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HAL Id: tel-03116319 https://hal.univ-lorraine.fr/tel-03116319 Submitted on 20 Jan 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La sanction est-elle éducative ? Laurent Muller To cite this version: Laurent Muller. La sanction est-elle éducative?. Education. Université de Lorraine, 2020. Français. NNT : 2020LORR0141. tel-03116319

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Submitted on 20 Jan 2021

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents whether they are pub-lished or not The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad or from public or private research centers

Lrsquoarchive ouverte pluridisciplinaire HAL estdestineacutee au deacutepocirct et agrave la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche publieacutes ou noneacutemanant des eacutetablissements drsquoenseignement et derecherche franccedilais ou eacutetrangers des laboratoirespublics ou priveacutes

La sanction est-elle eacuteducative Laurent Muller

To cite this versionLaurent Muller La sanction est-elle eacuteducative Education Universiteacute de Lorraine 2020 FranccedilaisNNT 2020LORR0141 tel-03116319

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Ce document est le fruit dun long travail approuveacute par le jury de soutenance et mis agrave disposition de lensemble de la communauteacute universitaire eacutelargie Il est soumis agrave la proprieacuteteacute intellectuelle de lauteur Ceci implique une obligation de citation et de reacutefeacuterencement lors de lrsquoutilisation de ce document Dautre part toute contrefaccedilon plagiat reproduction illicite encourt une poursuite peacutenale Contact ddoc-theses-contactuniv-lorrainefr

LIENS Code de la Proprieacuteteacute Intellectuelle articles L 122 4 Code de la Proprieacuteteacute Intellectuelle articles L 3352- L 33510 httpwwwcfcopiescomV2legleg_droiphp httpwwwculturegouvfrcultureinfos-pratiquesdroitsprotectionhtm

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UNIVERSITEacute DE LORRAINE

Campus LSH 23 Bd Albert 1er BP 60446 54001 Nancy cedex

Eacutecole Doctorale Socieacuteteacutes Langages Temps Connaissances

Laboratoire Interuniversitaire des

Sciences de lrsquoEacuteducation et de la Communication (EA 2310)

Thegravese preacutesenteacutee en vue de lrsquoobtention du

Doctorat en Sciences de lrsquoEacuteducation et de la Formation

Soutenue le 2 septembre 2020

par Laurent Muller

La sanction est-elle eacuteducative

Sanctio ultima ratio educationis

Jury

Jean-Franccedilois DUPEYRON Maicirctre de Confeacuterence HDR Universiteacute de Bordeaux (rapporteur)

Philippe FORAY

Professeur Universiteacute de Saint Etienne (rapporteur)

Dominique OTTAVI Professeure Universiteacute de Paris-Nanterre

Eirick PRAIRAT

Professeur Universiteacute de Lorraine (directeur de thegravese)

Helena THEODOROPOULOU Professeure Universiteacute drsquoEacutegeacutee

2

Agrave nos enfants

Drsquoici et drsquoailleurs

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laquo τὰ κακὰ οὐδεὶς ἑκὼν ἔρχεται raquo

Socrate dans Protagoras de Platon 358c

laquo Jrsquoaccuse toute violence en lrsquoeacuteducation drsquoacircme tendre qursquoon dresse pour

lrsquohonneur et la liberteacute raquo

Michel Eyquem de Montaigne Les Essais Livre II chapitre 8

laquo Faites-en vos eacutegaux afin qursquoils le deviennent raquo

Jean-Jacques Rousseau Eacutemile ou de lrsquoeacuteducation

laquo Il nrsquoy a aucune neacutecessiteacute eacuteternelle qui exige que toute faute soit expieacutee et

payeacutee ndash croire agrave une telle neacutecessiteacute fut une terrible illusion de lrsquoutiliteacute la plus limiteacutee raquo

Friedrich Nietzsche Aurore sect563

laquo Aussi longtemps qursquoun criminel reste vraiment tel il se place par cela mecircme

au-dessus de toute sanction morale il faudrait le convertir avant de le frapper et srsquoil

est converti pourquoi le frapper raquo

Jean-Marie Guyau Esquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction

laquo Comment cela a pu arriver comment un esprit humain a pu concevoir lrsquoideacutee

que ses actions puissent le rendre coupable ndash cette auto-accusation qui semble si useacutee

et allant de soi est lrsquoeacutenigme dont lrsquohumaniteacute doit encore venir agrave bout raquo

Georgio Agamben Karman

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Introduction

La sanction eacuteducative comme problegraveme

01 Intention

Le concept qui nous inteacuteresse ici est celui de sanction eacuteducative srsquoagit-il drsquoune

tautologie (on ne saurait concevoir drsquoeacuteducation sans sanction ) ou drsquoun oxymoron (la sanction

ne saurait ecirctre eacuteducative) Nous avons commenceacute par envisager que la reacuteponse se situait

quelque part entre les deux extrecircmes Lrsquoobjet de ce travail a eacuteteacute de faire le point sur ce

problegraveme

Peut-on rendre raison drsquoune sanction qui soit eacuteducative Cette question srsquoest

rapidement deacutedoubleacutee elle engageait une reacuteflexion sur les principes mais encore sur les

effets Sur les principes peut-on fonder philosophiquement la pratique de la sanction

pourtant eacuteculeacutee en eacuteducation Quelles raisons peut-on invoquer pour justifier le recours agrave la

sanction dans le but drsquoeacuteduquer lrsquoecirctre humain Sur les effets la sanction peut-elle ecirctre

consideacutereacutee comme efficace dans une optique eacuteducative Eacuteduque-t-on veacuteritablement

lrsquohumain qursquoon sanctionne ndash ou ne dresse-t-on pas sa conduite seulement Convenons qursquoil

est difficile de seacuteparer les deux versants du problegraveme peut-ecirctre la (meilleure ) justification

de la sanction reacuteside-t-elle dans son efficaciteacute

Il ne suffit pas de pratiquer la sanction en eacuteducation pour lui confeacuterer une quelconque

leacutegitimiteacute crsquoest une thegravese qui accompagne tout notre travail que de consideacuterer que le fait ne

fait pas droit Le droit lui-mecircme ne saurait ecirctre invoqueacute comme argument car tant que nrsquoa

pas eacuteteacute fondeacute le droit de punir (juridiquement poseacute et non deacutemontreacute) son usage agrave des fins

eacuteducatives demeure probleacutematique La sanction en eacuteducation peut bien avoir toute la leacutegaliteacute

du monde elle nrsquoen est pas pour autant leacutegitime ni sur le plan des principes ni sur celui de

lrsquoefficaciteacute

Aussi avons-nous consideacutereacute tous les arguments qui nous paraissaient pouvoir ecirctre eacutemis

en faveur de la sanction eacuteducative pour les eacuteprouver au sens drsquoun ἔλεγχος socratique notre

travail consiste en une exposition critique de ces arguments Notre thegravese est que la sanction

eacuteducative nrsquoest pas philosophiquement fondeacutee et que lrsquoefficaciteacute alleacutegueacutee de la sanction est

plus incantatoire (crsquoest-agrave-dire viseacutee et espeacutereacutee par les promoteurs de la sanction) que

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deacutemontreacutee Loin drsquoecirctre une proposition analytique la synthegravese de la sanction et de lrsquoeacuteducation

nous apparaicirct comme une proposition sinon douteuse du moins contestable agrave lrsquoeacutevidence

trompeuse Mais la prudence exige que nous nrsquoallions pas au-delagrave dans notre critique de lrsquoideacutee

de sanction en eacuteducation si cette derniegravere nrsquoa pas eacuteteacute comme nous le soutenons agrave ce jour

fondeacutee ce nrsquoest pas agrave dire qursquoelle ne le sera pas agrave lrsquoavenir et qursquoelle ne peut lrsquoecirctre Nos

objections nos doutes et nos reacutesultats sont agrave ce titre tout neacutegatifs la deacuteconstruction agrave laquelle

nous nous attelons paraicirctrait donc bien limiteacutee si elle ne contrastait pas de maniegravere eacuteclatante

avec les thegraveses et pratiques en usage aujourdrsquohui

Ce questionnement est neacute drsquoun preacuteceacutedent travail sur lrsquoœuvre morale et eacuteducative de

Jean-Marie Guyau (Muller 2018) Dans lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction

(Guyau 1985) le philosophe franccedilais propose une critique radicale de lrsquoideacutee de sanction

morale il en reacutevegravele la teneur profondeacutement aporeacutetique Paradoxalement pourtant comme

nous lrsquoapprofondirons dans la preacutesente eacutetude Guyau nrsquoeacutetend pas ces doutes agrave la peacutedagogie

dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute (Guyau 1889) il concegravede agrave la sanction un rocircle eacuteducatif En deacutepit de

la continuiteacute qui existe entre lrsquoœuvre morale et eacuteducative du Lavallois il faut observer ici une

rupture agrave tout le moins une inflexion comment lrsquointerpreacuteter La proposition drsquoEacuteducation et

heacutereacutediteacute est-elle coheacuterente avec celle de lrsquoEsquisse Et si tel nrsquoest pas le cas laquelle est la

mieux fondeacutee Tranchons degraves maintenant nous soutenons lrsquoideacutee que les thegraveses de lrsquoEsquisse

sont incompatibles avec celles drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute et que les arguments de la premiegravere

valent mieux que ceux de lrsquoœuvre posthume En un sens les raisons eacutenonceacutees par Guyau dans

lrsquoEsquisse nous sont apparues agrave ce point convaincantes que notre travail en a eacuteteacute inspireacute si

bien que ce dernier peut ecirctre consideacutereacute agrave cet eacutegard comme une lointaine reprise de

lrsquointention guyalcienne dans lrsquoEsquisse

02 Y a-t-il un problegraveme de la sanction

Mais prenons les choses par leur commencement y a-t-il seulement un problegraveme de

la sanction en eacuteducation

Eirick Prairat qui a consacreacute drsquoimportants travaux agrave la question de la sanction en

eacuteducation commence par admettre qursquolaquo il nrsquoest pas drsquoeacuteducation sans sanction raquo (Prairat

2003a p 3) Crsquoest preacuteciseacutement cette affirmation que nous souhaitons mettre agrave lrsquoeacutepreuve Non

pas que nous contestions les analyses drsquoEirick Prairat sur les meilleurs moyens de sanctionner

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ndash mais nous proposons de prendre le problegraveme davantage en amont deacuteterminer srsquoil faut

sanctionner Eirick Prairat ajoute laquo Le problegraveme nrsquoest donc plus aujourdrsquohui de savoir srsquoil faut

ou non sanctionner mais de savoir comment il faut srsquoy prendre pour responsabiliser un sujet

en devenir raquo (2003a p 3) Nous demandons la sanction est-elle indispensable afin de

laquo responsabiliser raquo Nrsquoy a-t-il pas drsquoautres moyens plus approprieacutes aux fins de lrsquoeacuteducation ndash

fins dont il faut toujours repartir Et que signifie drsquoailleurs laquo responsabiliser raquo

Philippe Meirieu affirme pour sa part que laquo la sanction est sans doute ineacutevitable en

eacuteducation raquo ndash mecircme si le paradoxe est qursquoon eacutevoque peu cette neacutecessiteacute et que mecircme elle

deacutechoit en fataliteacute lrsquoeacuteducateur laquo ne srsquoy reacutesigne qursquoavec ldquomauvaise consciencerdquo raquo (Meirieu

1991 p 65) Faut-il se reacutesoudre agrave cette laquo mauvaise conscience raquo y voir la frustration propre

de lrsquoeacuteducateur ou bien au contraire nrsquoest-elle pas le symptocircme que quelque chose ne va pas

avec la sanction eacuteducative

Y a-t-il donc un problegraveme de la sanction Crsquoest ce dont mecircme les speacutecialistes semblent

douter aujourdrsquohui

Nrsquoy aurait-il pas du reste un problegraveme agrave envisager la sanction eacuteducative comme un

problegraveme Preacutesentons briegravevement trois objections

Ne risquerait-on pas avec lrsquoeacutevocation de la possibiliteacute drsquoune eacuteducation sans sanction

de promouvoir le tregraves anti-peacutedagogique sentiment drsquoimpuniteacute Comment rappeler les limites

si lrsquoon suspend le pouvoir de sanctionner

La critique de lrsquoideacutee de sanction en eacuteducation nrsquoest-elle pas drsquoun autre acircge Nrsquoest-elle

pas historiquement deacutepasseacutee On sait que les promoteurs de lrsquoeacuteducation nouvelle se deacutefiaient

de la sanction mais leurs preacuteoccupations ne sont plus neacutecessairement les nocirctres

Enfin lrsquoideacutee de sanction eacuteducative ne semble pas constituer un problegraveme factuel la

sanction des ecirctres agrave eacuteduquer des enfants nrsquoest-elle pas une pratique universelle de facto ndash ou

peu srsquoen faut

Il nous faut reacutepondre agrave ces objections eacuteleacutementaires

Commenccedilons par cette question premiegravere pourquoi (pour quoi) faudrait-il

sanctionner en eacuteducation Si vraiment la question de savoir srsquoil faut ou non sanctionner est

une question deacutepasseacutee crsquoest qursquoune reacuteponse au-delagrave de tout soupccedilon doit avoir eacuteteacute apporteacutee

Si tel nrsquoest pas le cas crsquoest que le deacutepassement est de fait et non de droit crsquoest qursquoil est affirmeacute

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et non deacutemontreacute Or il nous semble que lrsquoeacutevidence preacutesumeacutee manque Lrsquoeacutecart entre lrsquoeacutevidence

invoqueacutee et lrsquoineacutevidence des arguments qui la fondent est tel qursquoil srsquoapparente mecircme agrave un

abicircme Et il nrsquoest pas sucircr que des arguments deacutecisifs voire nouveaux aient permis de reacutepondre

agrave nouveaux frais au problegraveme de la sanction en eacuteducation

Eirick Prairat invite agrave laquo tenir pour principe eacutethique une maxime neacutegative ldquoNe pas

nuirerdquo raquo (Prairat 1999b p 115) Drsquoabord ne pas nuire cette proposition devrait ecirctre la pierre

de touche de toute peacutedagogie agrave lrsquoinstar du fameux Aγεωμέτρητος μηδεὶς εἰσίτω (laquo que nul

nrsquoentre srsquoil nrsquoest geacuteomegravetre raquo) qui aurait eacuteteacute inscrit agrave lrsquoAcadeacutemie de Platon elle devrait inscrite

au fronton de toutes les eacutecoles de peacutedagogie Mais a-t-on eacutetabli que la sanction eacutetait

compatible avec le primum non nocere (laquo drsquoabord ne pas nuire raquo) A-t-on eacutetabli que la

sanction drsquoune maniegravere ou drsquoune autre ne nuisait absolument pas (et non pas absolument)

agrave celui agrave qui elle srsquoapplique

Ainsi la question liminaire celle de savoir srsquoil faut sanctionner pour eacuteduquer a cesseacute

drsquoecirctre poseacutee mais lrsquoa-t-elle eacuteteacute pour de si solides raisons Rien nrsquoest moins sucircr La question

mecircme est deacutesormais eacutetonnante deacutecaleacutee peut-ecirctre est-elle deacuteplaisante certainement est-

elle impertinente Mais le philosophe ne peut-il pas se permettre drsquoendosser selon le mot de

Nietzsche le rocircle de ceux qui appartiennent agrave la cateacutegorie des laquo bouffons deacuteplaisants raquo

unangenehme Narren (2000 p 182) Ne peut-il ne doit-il pas interroger ce qui fait

consensus Ne doit-il pas deacuteranger inquieacuteter et reprendre ce qui paraissait acquis Car

reprendre nrsquoest pas reacuteiteacuterer crsquoest approfondir mucircrir un regard aventurer de nouvelles

hypothegraveses en eacuteprouver drsquoanciennes mais autrement explorer des eacutecarts etc Crsquoest un travail

tout agrave la fois de sape et de consolidation ndash de consolidation par la sape Ce qui reacutesiste agrave la

deacuteconstruction peut seul ecirctre consideacutereacute comme solide la sanction eacuteducative sera-t-elle agrave

mecircme de reacutesister agrave ce travail du neacutegatif auquel nous la soumettons

Il faut se meacutefier de ce qui est eacutevident trop eacutevident Olivier Reboul a eacutecrit au deacutebut de

sa Philosophie de lrsquoeacuteducation laquo La philosophie commence lagrave ougrave les choses ne vont plus de soi

lagrave ougrave ce qui eacutetait pour tout le monde eacutevident cesse de lrsquoecirctre raquo (Reboul 1989 p 3) La sanction

nous semble ecirctre de ces eacutevidences aussi bien pratiques que theacuteoriques qursquoil faut

(reacute)apprendre reacuteguliegraverement agrave voir comme un problegraveme

Les questions premiegraveres ne sauraient ecirctre deacutepasseacutees Les reacuteponses vieillissent non les

problegravemes Lrsquohistoire des ideacutees nrsquoest pas lineacuteaire sauf agrave la reacuteeacutecrire et faire du preacutesent la

laquo mesure de toute chose raquo et agrave admettre deacuteraison reacuteelle que tout ce qui est effectif doit ecirctre

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rationnel Lrsquohistoire des ideacutees a aussi ses injustices ses oublis ses modes qui ne doivent rien

(ou si peu) agrave la raison et il nrsquoest pas pire (crsquoest-agrave-dire plus malhonnecircte) rapport au passeacute que

le teacuteleacuteologique qui confond le fait et le droit

En quoi degraves lors la question de la sanction en eacuteducation est-elle premiegravere

La question de la sanction est la pierre de touche de la philosophie morale et de la

philosophie de lrsquoeacuteducation Le fait qursquoelle ait eacuteteacute somme toute peu traiteacutee nrsquoimplique pas

qursquoelle soit drsquoimportance secondaire la discreacutetion drsquoun thegraveme ne lrsquoabsente pas cette

discreacutetion peut signifier une hyper-preacutesence mais sourde œuvrant silencieusement agrave lrsquoarriegravere-

plan Au prix drsquoun paradoxe consensus philosophique eacutevidence historique ndash et sentiment

drsquoeacutechec chez les eacuteducateurs qui y ont recours

La sanction reacutevegravele nos dilemmes nos contradictions et peut-ecirctre nos inconseacutequences

tant sur le plan des fins que sur celui des moyens Dis-moi comment et pourquoi tu

sanctionnes je te dirais comment tu eacuteduques ndash et mecircme peut-ecirctre si tu eacuteduques Eirick

Prairat a eacutecrit en ce sens laquo La sanction est un bon analyseur elle est une ldquovedutardquo pertinente

pour lire et deacutecrypter lrsquoaction eacuteducative raquo (Prairat 1997 p 11) Nous irions plus loin la

sanction est le prisme de nos pratiques qui reacutevegravele agrave partir du traitement de laquo cas-limites raquo les

normes et les valeurs œuvrant dans les pratiques eacuteducatives ordinaires

En ce sens notre travail srsquoinscrit dans une certaine continuiteacute avec lrsquoœuvre de Michel

Foucault ndash par une posture eacutepisteacutemologique celle qui accorde une attention aux pratiques qui

semblent annexes mais qui sont peut-ecirctre plus feacutecondes sur lrsquoaxiologie agrave lrsquoœuvre que les

discours solennels et les principes exposeacutes Il y a comme lrsquoeacutecrit excellemment E Prairat une

laquo heuristique de la marge raquo particuliegraverement efficiente en ce qui concerne la sanction

Il faut interroger les espaces-frontiegraveres et les zones drsquoombre Pour comprendre

ce qursquoeacuteduquer veut dire agrave un moment donneacute dans une socieacuteteacute donneacutee il ne faut pas

srsquoen tenir aux grands et beaux principes agrave ceux que lrsquoon clame agrave haute voix mais

observer les reacutealiteacutes peu glorieuses de tous les jours Non pas examiner ce que les

eacuteducateurs ont aimeacute dire mais ce qursquoils ont ducirc parfois se reacutesigner agrave faire En matiegravere

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drsquoeacuteducation il faut faire lrsquoeacuteloge de la banlieue il y a assureacutement une heuristique de la

marge (Prairat 2007 p 90)

La sanction nrsquoest donc pas un deacutetail de la pratique peacutedagogique ou une curiositeacute elle

est au croisement de ce que lrsquoon veut en matiegravere eacuteducative et de ce que lrsquoon peut En ce sens

la sanction est une question fondamentale incontournable ndash drsquoautant plus que la reacuteponse peut

paraicirctre eacutevidente Car sans doute cette eacutevidence manque

03 La sanction en eacuteducation un enjeu anthropologique et meacutethodologique

Lrsquohumain est-il un animal qui peut se passer de la sanction pour eacuteduquer le petit

drsquohomme Ou bien est-il doit-il ecirctre homo castigans

Selon qursquoon considegravere lrsquoecirctre humain comme un ecirctre animeacute par des pulsions sauvages

et violentes jamais lrsquohumaniteacute ne pourra sortir de la sanction il y a degraves lors neacutecessiteacute de

contraindre cette tendance entropique Mais si lrsquoon estime que lrsquoecirctre humain nrsquoest pas

fonciegraverement mauvais et que ses premiers mouvements sont moins lieacutes agrave une agressiviteacute

instinctive qursquoexprimant des besoins la sanction cesse de devenir cet incontournable et un

autre sens de lrsquoeacuteducation apparaicirct eacuteduquer crsquoest plutocirct guider cette tendance agrave la vie

eacutepanouir une pulsion qui nrsquoest originairement ni bonne ni mauvaise ndash qui juste est Tel est peut-

ecirctre le dilemme anthropologique fondamental

Mecircme ideacutee preacutesenteacutee en termes psychanalytiques et pour aller directement au

problegraveme y a-t-il une pulsion de mort immanente agrave lrsquoespegravece humaine comme lrsquoa poseacute

Sigmund Freud (Freud 1995) Ou bien cette preacutetendue pulsion de mort nrsquoest-elle qursquoune

reacuteponse pathologique agrave des causes exogegravenes ndash lesquelles auraient eacuteteacute par trop sous-eacutevalueacutees

par Freud ndash comme le soutient notamment Alice Miller (Miller 1986 p 57 et ss)

Rien nrsquoest plus deacutelicat que de trancher une question aussi complexe les reacuteponses des

uns seront toujours contesteacutees par ceux qui auront opteacute pour lrsquoanthropologie concurrente Il

nous semble toutefois difficile de soutenir agrave lrsquoheure des neurosciences qui reacutevegravelent combien

le cerveau de lrsquoenfant est plastique et apte agrave lrsquoempathie lrsquoideacutee drsquoune nature humaine

fonciegraverement vicieacutee ou du moins voueacutee agrave lrsquoautodestruction Ne prend-t-on pas pour des signes

de nature des caracteacuteristiques de la culture ndash ou plutocirct drsquoune culture drsquoune eacuteducation

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deacutetermineacutee La prudence convient mieux agrave une meacutethodologie qui refuse de projeter sur la

nature des caractegraveres moraux Car sans doute comme le posait Nietzsche laquo il nrsquoy a pas de

pheacutenomegravenes moraux du tout mais seulement une interpreacutetation morale de pheacutenomegraveneshellip raquo

(Nietzsche 2000 p 125) Telle sera la position moyenne que nous tiendrons la nature

humaine est pour ainsi dire apophantique elle ne peut ecirctre qualifieacutee ni de bonne ni de

mauvaise Elle est ce que nous en faisons Lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation est capitale sans pour

autant que nous soyons assureacute qursquoelle soit deacuteterminante (au sens fort drsquoun deacuteterminisme)

Pour eacuteviter de projeter sur la nature (crsquoest-agrave-dire anthropologiquement sur lrsquoenfant)

les conceptions des adultes et verser ainsi dans le diallegravele la seule meacutethode pertinente

consiste agrave rejouer la reacutevolution copernicienne Cela vaut aussi cela vaut eacuteminemment dans le

domaine eacuteducatif il srsquoagit de proceacuteder agrave un deacutecentrement qui nous fait quitter la certitude

drsquoavoir les pieds ancreacutes sur un sol stable De mecircme que pour comprendre le mouvement des

astres il faut supposer le mouvement de la Terre ougrave nous nous trouvons de mecircme pour

appreacutehender lrsquoeacuteducation il faut pouvoir interroger celle qursquoon a pratiqueacutee jusqursquoalors qui

nous a formeacutes et qui nous porte encore

Lrsquoeacutegocentrisme consiste agrave concevoir lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour

des besoins du laquo moi raquo Lrsquoethnocentrisme voit lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour

drsquoune culture drsquoune ethnie Lrsquoandrocentrisme (et sa variante qursquoest lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute) voit

les rapports sociaux centreacutes autour du steacutereacuteotype masculin Lrsquoanthropocentrisme (ou

lrsquohumanisme) voit lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour des inteacuterecircts de lrsquohumain

Lrsquoadultocentrisme consiste agrave voir lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour des besoins

des adultes Quand sortira-t-on jamais des besoins que les adultes fantasment pour les

enfants

Illustrons On trouve dans lrsquoAnthropologie au point de vue pragmatique de Kant cette

remarque

Le cri de lrsquoenfant qui vient de naicirctre nrsquoa pas le ton de la plainte mais de

lrsquoindignation et de la colegravere qui explose ce nrsquoest pas qursquoil ait mal mais il est contrarieacute

probablement parce qursquoil veut se mouvoir et qursquoil eacuteprouve son impuissance comme une

entrave qui lui retire sa liberteacute (Kant 2008 p 258)

11

Qursquoil srsquoagisse de laquo plainte raquo drsquo laquo indignation raquo de laquo colegravere raquo de contrarieacuteteacute ou de ce

que lrsquoenfant laquo veut raquo il srsquoagit agrave chaque fois drsquoune projection de la psychologie adulte sur celle

du nourrisson Voilagrave lrsquoadultomorphisme

Autre exemple drsquoadultomorphisme dans les Confessions de Saint Augustin Lrsquoenfant

cherche agrave teacuteter sa megravere et Augustin commente ainsi

Que je le fasse agrave preacutesent que je tende non pas vers le sein mais vers la

nourriture conforme agrave mon acircge une bouche beacuteante on rira de moi et agrave juste titre on

me blacircmera Je faisais donc alors des choses blacircmables (Augustin 1993 p 22)

Le mouvement le plus naturel et vital de lrsquoenfant est interpreacuteteacute (et calomnieacute) en termes

moraux Ou encore lrsquoexpression des sentiments de lrsquoenfance avant lrsquoacircge de la parole en termes

drsquoobeacuteissance et drsquoesclavage (point de vue politique) de fureur et de vengeance (point de vue

psychologique)

Quand on ne mrsquoobeacuteissait pas parce qursquoon ne mrsquoavait pas compris ou de peur

de me faire du mal jrsquoeacutetais furieux contre ces grandes personnes indociles ces

personnes libres qui ne voulaient pas se faire mes esclaves et je me vengeais drsquoelles

par des larmes Voilagrave ce que jrsquoai observeacute chez les enfants que jrsquoai pu eacutetudier dans leur

ignorance ils mrsquoont mieux renseigneacute sur ce que jrsquoai ducirc ecirctre que ceux qui mrsquoont eacuteleveacute

eux qui pourtant savaient (Augustin 1993 p 20)

Par contraste on ne saurait meacutediter assez cette recommandation de Rousseau

laquo Lrsquoenfance a des maniegraveres de voir de penser de sentir qui lui sont propres rien nrsquoest moins

senseacute que de vouloir substituer les nocirctres raquo (Rousseau 1971b p 62) Il est le premier agrave

theacuteoriser si consciemment et si meacutethodiquement cette reacutevolution copernicienne dans lrsquoordre

eacuteducatif Claparegravede nrsquoappelait pas Rousseau le laquo Copernic de la peacutedagogie raquo sans raison Cela

12

ne signifie pas eacutevidemment que nous nous accordons avec toutes les propositions de lrsquoauteur

de lrsquoEacutemile il en est drsquoeacuteminemment probleacutematiques ndash le traitement de lrsquoenfant dyscole par

exemple au livre II de lrsquoEacutemile (Rousseau 1971b p 70) quoique logique dans le cadre

anthropologique eacutelaboreacute par Rousseau nrsquoen demeurerait pas moins une pratique

psychologiquement ruineuse Mais il nous semble qursquoil a insuffleacute dans la philosophie de

lrsquoeacuteducation un esprit de questionnement avec lequel nous œuvrons encore aujourdrsquohui Agrave ce

titre il est dans lrsquoordre de lrsquoeacuteducation ce que Platon a eacuteteacute dans lrsquoordre de la philosophie

lrsquoincontournable probleacutematique ndash incontournable par les questions qursquoil pose et le continent

qursquoil deacutecouvre probleacutematique (et heureusement contesteacute) par ses reacuteponses et sa maniegravere de

parcourir ce nouveau monde

Et si au lieu de regarder les besoins des adultes on consultait ceux des enfants Non

pour nier les premiers ndash mais pour reconnaicirctre nos futurs eacutegaux dans les seconds

Et si on srsquointeacuteressait au veacutecu pheacutenomeacutenologique de la sanction pour en deacuteterminer la

teneur dite eacuteducative

Si au lieu de regarder la sanction comme un remegravede on la voyait aussi comme ce qui

peut entretenir le problegraveme Peut-ecirctre la sanction appartient-elle agrave un systegraveme qui entretient

son homeacuteostasie et se justifie par le fait mecircme qursquoon lrsquoutilise

Cette reacutevolution copernicienne est agrave faire et refaire sans cesse De mecircme qursquoen

matiegravere intellectuelle nous sommes naturellement creacutedules et geacuteocentristes en astronomie

(on dit encore par exemple que le soleil se legraveve et se couche) de mecircme en matiegravere eacuteducative

nous sommes naturellement naiumlfs et adultocentreacutes Naturam expelles furca tamen usque

recurret Aussi faut-il reacuteguliegraverement recommencer

04 Problegraveme public ou priveacute

Faut-il reacuteserver le problegraveme de la sanction au cadre scolaire ou bien faut-il inclure la

probleacutematique familiale

Le problegraveme du caractegravere eacuteducatif est un problegraveme geacuteneacuteral et agrave ce titre il nous semble

qursquoon peut qursquoon doit philosophiquement traiter les deux domaines simultaneacutement Ce nrsquoest

pas agrave dire que nous nions la speacutecificiteacute de lrsquoeacuteducation scolaire et de la sanction qui lui est lieacutee

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ndash mais il nous semble que la question pour ne pas perdre de ses enjeux doit davantage ecirctre

ameacutenageacutee agrave ce contexte qursquoy ecirctre reacuteduite

On dira peut-ecirctre que lrsquoeacutecole doit ignorer ce que vit lrsquoenfant au sein de sa famille ndash mais

crsquoest lagrave une thegravese agrave tout le moins probleacutematique et qui doit ecirctre discuteacutee Il nous semble au

contraire qursquoon ne saurait comprendre la fonction eacuteducative de lrsquoeacutecole (agrave supposer mecircme

qursquoon lui accorde cette mission et qursquoon ne reacuteduise cette derniegravere agrave la seule instruction) sans

la mettre en vis-agrave-vis avec celle que prodiguent les familles une probleacutematique purement

scolaire de la sanction serait partielle et ne reacutepondrait donc que de maniegravere incomplegravete agrave

notre sujet Lrsquoeacuteducation scolaire est la partie drsquoun tout plus global crsquoest agrave cette totaliteacute que

nous confrontons lrsquoideacutee de sanction pour en eacuteprouver la pertinence Autrement dit si lrsquoon veut

traiter le problegraveme geacuteneacuteral de la sanction eacuteducative on doit affronter la difficulteacute sur les deux

tableaux la reacuteponse qui serait approprieacutee au cadre scolaire ne le serait pas neacutecessairement

dans le cadre priveacute et inversement lrsquoapproche pertinente dans le contexte familial nrsquoa aucune

garantie a priori drsquoecirctre heureuse en contexte scolaire

Lrsquoeacutelargissement de la probleacutematique nous paraicirct drsquoautant plus important que les

fonctions eacuteducatives de la famille et de lrsquoeacutecole sont agrave notre eacutepoque reconfigureacutees On ne

saurait en effet assigner agrave la famille (en redeacutefinition constante) une fonction donneacutee agrave

laquelle lrsquoeacutecole devrait jouer le rocircle de compleacutement Il est loin le temps ougrave Alain pouvait eacutecrire

segravechement dans ses Propos sur lrsquoeacuteducation (VIII-X) que laquo La famille instruit mal et mecircme eacutelegraveve

mal raquo que ses affections sont laquo inimitables mais mal reacutegleacutees raquo que chacun laquo tyrannise de tout

son cœur raquo (Alain 1948 pp 23-30) Dans la famille drsquoapregraves Alain regravegnent les passions

laquo Lrsquoamour est sans patience raquo pardonne tout certes mais se reacutevegravele trop seacutevegravere et instille

partout la hieacuterarchie Agrave lrsquoeacutecole au contraire lrsquoindiffeacuterence affective du maicirctre est la condition

de possibiliteacute drsquoun enseignement efficace De plus une eacutegaliteacute avec les autres eacutelegraveves srsquoinstaure

Ainsi la famille et lrsquoeacutecole srsquoopposent comme lrsquoaffect agrave lrsquointelligence la hieacuterarchie agrave lrsquoeacutegaliteacute la

passion zeacuteleacutee agrave lrsquoindiffeacuterence requise pour enseigner le deacutesordre aimant agrave lrsquoordre inflexible de

la justice Ces oppositions sont trop rigides pour valoir de maniegravere geacuteneacuterale

Il nous semble qursquoOlivier Reboul encore distingue de maniegravere trop trancheacutee les

apports respectifs de la famille et de lrsquoeacutecole en termes eacuteducatifs Il estime ainsi qursquoagrave la famille

(Reboul 2010 pp 31-37) est deacutevolue la formation des sentiments laquo en partant des pulsions

les plus animales et en les transfigurant raquo (est-il sucircr drsquoailleurs que lrsquoenfant soit animeacute par de

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telles pulsions animales ) Elle est la laquo seule institution capable drsquoassumer cette fonction raquo

qui consiste au fond agrave aimer et qui nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoun enseignement mais se trouve remplie

degraves lors qursquoelle existe (mais que devrait faire lrsquoeacutecole quand la famille aime mais mal lrsquoenfant )

Quant agrave lrsquoeacutecole (Reboul 2010 pp 37-42) elle dispense un savoir dont la premiegravere

caracteacuteristique est de preacutetendre au long terme servant agrave laquo srsquoorienter dans la vie raquo (Reboul

2010 p 40) Ensuite ces savoirs sont organiseacutes et adapteacutes aux eacutelegraveves Ils sont encore

argumenteacutes et participent au deacuteveloppement de lrsquoesprit critique Enfin ces savoirs sont

deacutesinteacuteresseacutes sans finaliteacute professionnelle Il y aurait donc deux eacuteducations pour les deux

dimensions de lrsquoacircme humaine les affects pour la famille qursquoelle forme spontaneacutement et la

raison pour lrsquoeacutecole qursquoelle enseigne avec meacutethode Crsquoest introduire nous semble-t-il une

dichotomie stricte lagrave ougrave il nrsquoy a que des meacutelanges La famille qui eacutelegraveve (au sens drsquoeacutelevage voir

infra) lrsquoenfant gagnerait agrave avoir meacutediteacute sur lrsquoart drsquoecirctre parent et drsquoexprimer ses affects lrsquoeacutecole

qui enseigne ne le fait jamais de maniegravere deacutesaffecteacutee tous les enseignants le savent bien

(parfois pour srsquoen lamenter) Ajoutons que les affects sont premiers et conditionnent les

progregraves de la raison les deux mondes ne sont pas hermeacutetiques et ne recouvrent pas la

distinction familleeacutecole Ne pourrait-on drsquoailleurs pas penser que lrsquoeacutecole pourrait prendre en

charge en partie la formation des affects ndash afin de deacutevelopper notamment ce qui apparaicirct

comme la condition de la moraliteacute lrsquoempathie De mecircme que la famille peut viser mieux que

lrsquoeacutelevage lrsquoeacutecole peut viser mieux que la seule instruction La pertinence drsquoune distinction

fonctionnelle figeacutee entre la famille et lrsquoeacutecole nous paraicirct ainsi bien contestable

Certes il y a bien quelque chose dans les structures respectives de la famille et de

lrsquoeacutecole qui invitent agrave privileacutegier des modes de reconnaissance du sujet des modes de

subjectivation des types de reacutegulation et des orientations diffeacuterentes (Prairat 2001 pp 78-

81) ndash autrement dit des socialisations diffeacuterentes Ainsi la socialisation familiale considegravere

lrsquoenfant pour ce qursquoil est alors que lrsquoeacutecole le reconnaicirct pour ce qursquoil fait les normes sociales

sont souvent implicites dans la famille quand elles sont explicites dans le cadre socio-juridique

de lrsquoinstitution scolaire etc La famille relegraveve de la communauteacute lrsquoeacutecole de la socieacuteteacute Mais

remarquons lagrave encore que ces frontiegraveres sont poreuses Par exemple rien nrsquointerdit agrave une

famille drsquoexposer dialogiquement son mode de reacutegulation (en teacutemoigne du reste lrsquoexpression

nuanceacutee drsquoEirick Prairat qui eacutecrit laquo nomes sociales souvent implicites raquo - crsquoest donc qursquoelles le

sont pas toujours) ni agrave une institution de recourir agrave un fonctionnement opaque De mecircme la

famille peut ecirctre attentive et valoriser lrsquoenfant pour ses activiteacutes alors que lrsquoeacutecole pourrait

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eacuteducativement gagner agrave srsquointeacuteresser agrave la personne de lrsquoenfant et non pas seulement agrave lrsquoeacutelegraveve

Nous ne nions pas que ces modes de socialisation nrsquoinduisent pas un certain genre de

reconnaissance de subjectivation de reacutegulation et drsquoorientation mais cette induction nrsquoa rien

de fatale

Agrave supposer qursquoil nrsquoy ait eacuteducation qursquoagrave la condition qursquoil y ait rencontre il nrsquoest pas

leacutegitime de consideacuterer que la famille ou lrsquoeacutecole ait le monopole des rencontres deacutecisives

Certes la rencontre des parents avec leur enfant est originaire et agrave ce titre insubstituable

Mais agrave lrsquoeacutecole aussi on fait des rencontres ougrave peut srsquoeacutechanger davantage que des savoirs de

lrsquohumaniteacute Quelle est degraves lors la place de la sanction dans cette eacuteducation humanisante Voilagrave

notre problegraveme

05 Le probleacutematique laquo droit de punir raquo en eacuteducation

La question paraicirct pourtant trancheacutee par avance srsquoil y a bien un droit de punir nrsquoest-

ce pas de ce droit mecircme que peut srsquoautoriser lrsquoeacuteducateur Le problegraveme eacuteducatif est alors

deacuteleacutegueacute agrave la sphegravere juridique

Pourtant il y a loin de la leacutegaliteacute juridique agrave la leacutegitimiteacute rationnelle (crsquoest-agrave-dire fondeacutee

en raison) Invoquer le droit de punir pour sanctionner en eacuteducation crsquoest preacutesupposer le

problegraveme reacutesolu par le droit alors que le droit preacuteciseacutement repose sur la pertinence du droit

de punir Le cercle est alors consommeacute ndash mais on nrsquoa pas avanceacute drsquoun seul pas en direction

drsquoune reacuteponse leacutegitime Le droit de punir condition de possibiliteacute de la justice peacutenale mais

non pas neacutecessiteacute eacuteducative

Remarquons que le droit pur lui-mecircme affirme la neacutecessiteacute de la sanction sans la

fonder Alain Cugno remarque que le droit ne reacutepond nullement agrave cette question liminaire

laquo De quel droit nous autorisons-nous agrave exercer un chacirctiment raquo (Cugno 2008 p 610) Ni le

Code de proceacutedure peacutenale ni le Code peacutenal lui-mecircme ne reacutepondent agrave ce problegraveme pourtant

fondateur tous deux prennent le problegraveme en aval et jamais en amont Le second commence

ainsi laquo Les infractions peacutenales sont classeacutees suivant leur graviteacute en crimes deacutelits et

contraventions raquo et dans le premier il est eacutecrit laquo Art 707 Lrsquoexeacutecution des peines favorise

dans le respect des inteacuterecircts de la socieacuteteacute et des droits des victimes lrsquoinsertion ou la reacuteinsertion

des condamneacutes ainsi que la preacutevention de la reacutecidive raquo La justice eacutetablit une peine qui se

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reacutealisera dans une prison laquelle a pour mission de reacuteinteacutegrer La nature du lien entre

punition et reacuteinteacutegration nrsquoest pas mecircme envisageacutee de maniegravere probleacutematique comme si tout

allait de soi Alain Cugno remarque alors de maniegravere fort pertinente laquo Rien nrsquoest dit sur le

sens de la peine comme si la peine eacutetait une condamnation agrave la reacuteinsertion ce qui pour le

moins est une curieuse affaire raquo (Cugno 2008 p 610) Crsquoest dire que le chacirctiment est censeacute

(quoique ce lien ne soit point penseacute) comme une expiation enteacuterinant ce qursquoeacutecrivait Michel

Foucault dans Surveiller et punir dans sa prosopopeacutee du juge laquo nous punissons mais cest

faccedilon de dire que nous voulons obtenir une gueacuterison raquo (Foucault 1975 p 27)

Crsquoest dire que la sanction baigne dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquoexpiation ndash qui lui est peut-ecirctre

consubstantiel Certes il est tout un pan de la philosophie contemporaine de lrsquoeacuteducation qui

tente de purger la sanction de toute expiation ndash crsquoest la raison pour laquelle le terme de

laquo sanction raquo est preacutefeacutereacute agrave celui de laquo punition raquo trop marqueacute par une optique cathartique Mais

jusqursquoougrave cette tentative peut-elle ecirctre meneacutee

Et agrave supposer que le droit de punir transcendantal juridique ne soit pas infondeacute il

reste agrave justifier son recours dans un cadre eacuteducatif Pourquoi sanctionner ndash si le recours agrave la

sanction ne permet pas drsquoameacuteliorer celui qursquoon sanctionne La sanction est-elle bonne pour

celui qursquoon sanctionne Il y a comme le rappelle avec pertinence Marcel Conche une

dimension morale dans la question de la sanction qui ne saurait se reacuteduire agrave la question de sa

leacutegaliteacute

Marcel Conche dans Le Fondement de la morale a ainsi eacutecrit

En admettant qursquoil y ait effectivement un droit de punir que le droit de punir ait

un fondement [hellip] il reste la question pourquoi punir Il semble en effet que lrsquoon ne

doive pas faire ce que lrsquoon a le droit de faire si cela nrsquoest pas bon Une action ne se

justifie drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que par le bien qui en reacutesulte [hellip] Lrsquoaction de punir

comme toute autre action ne se justifie que srsquoil en reacutesulte quelque chose de bon

(Conche 2003 pp 87-88)

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Se trouvent ainsi distingueacutes ici le droit et le devoir le juridique et le moral Que le droit

de punir existe cela se prouve assez par le fait que la pratique des sanctions semble avoir

accompagneacute toute peacutedagogie sans remise en question radicale du moins jusqursquoagrave une eacutepoque

reacutecente Mais la factualiteacute du droit la leacutegaliteacute et la leacutegitimiteacute des pratiques et des codes qui

lrsquoencadrent relegravevent de deux sphegraveres distinctes Droit et morale sont deux ordres qui ne

diffegraverent pas toto caelo mais qui ne coiumlncident pas Et il suffit de demander comme Marcel

Conche qursquoest-ce qui fonde le droit de punir pour sentir la neacutecessiteacute de sortir du droit pur

qui eacutenonce la regravegle et se demander de quoi la regravegle tire sa valeur

Degraves lors reprenons la question de la sanction reacutesulte-t-il neacutecessairement le bien La

regravegle qui consiste agrave sanctionner la conduite deacuteviante est-elle si bien fondeacutee ndash surtout lorsqursquoil

srsquoagit drsquoeacuteducation Voilagrave notre problegraveme

06 Peut-on seulement se passer de sanction

La quasi-universaliteacute de fait de la sanction en eacuteducation reacutevegravele la difficulteacute sous un autre

angle une eacuteducation peut-elle se passer de sanction Si une reacuteponse neacutegative eacutetait faite agrave

cette question alors la porteacutee de notre travail paraicirctrait singuliegraverement reacuteduite agrave quoi bon

critiquer lrsquoideacutee de sanction si la sanction est une pratique incontournable

Agrave supposer mecircme qursquoon ne puisse pas se passer de sanction en connaicirctre la valeur

permettra de deacuteterminer dans quelle mesure il faudra y recourir Si par hypothegravese la sanction

srsquoaveacuterait nuisible on srsquoarrangera alors pour y recourir le moins possible Agrave deacutefaut de pouvoir

servir de guide notre travail deacuteterminerait un horizon agrave deacutefaut drsquoasseoir un principe

constitutif de lrsquoeacuteducation notre travail en eacutenoncerait un ideacuteal reacutegulateur Ainsi ce nrsquoest pas

parce que la paix nrsquoest pas possible qursquoil ne faut pas savoir qursquoelle est deacutesirable il en va peut-

ecirctre de mecircme de lrsquoabsence de la sanction deacutesirable mais impossible Il peut valoir la peine de

travailler agrave lrsquoeacuteclipse de ce qui apparaicirctra toujours malgreacute les tentatives comme une fataliteacute

tout effort consenti dans cette direction peut ecirctre consideacutereacute comme louable mecircme si le

pragmatisme (qui offre parfois de douteuses accointances avec le cynisme) tend agrave consideacuterer

que tout ce qui est effectif est justifieacute Ainsi ce nrsquoest pas parce que le mensonge est universel

qursquoil se trouve justifieacute par lagrave-mecircme de mecircme pour le meurtre le viol lrsquoesclavage le sexisme

le racisme lrsquohomophobie etc Il y a des faits et des pratiques pour ainsi dire universels contre

lesquels il vaut la peine de srsquoeacutelever si lrsquoon peut douter de leur abolition effective ne faut-il

pas pour autant œuvrer en ce sens Mais nrsquoanticipons pas sur les reacutesultats car rien nrsquoassure

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a priori que la sanction eacuteducative ne puisse ecirctre fondeacutee ni non plus qursquoon puisse trouver des

alternatives efficaces agrave la sanction en eacuteducation

Reacutepeacutetons-le car il srsquoagit drsquoun point essentiel gardons-nous drsquoinduire de la quasi-

universaliteacute de facto de la sanction dans le champ eacuteducatif agrave sa neacutecessiteacute de juris Rien ne serait

plus dommageable que de reacuteduire le possible agrave lrsquoeffectif mecircme si certainement lrsquoeffectif a ses

raisons qui ne sont pas seulement celles de la coutume Rousseau a eacutecrit ces lignes admirables

laquo Proposez ce qui est faisable ne cesse-t-on de me reacutepeacuteter Crsquoest comme si lrsquoon me disait

proposez de faire ce qursquoon fait raquo (1971b p 17) Pour les esprits sans ampleur nrsquoest possible

que ce qui se fait deacutejagrave œuvrer agrave un autre possible leur paraicirct chose folle chimeacuterique ils

mesurent le possible agrave lrsquoaune de lrsquoeffectif et reacuteduisent lrsquoordre des changements au mieux agrave

une variation au pire agrave la redondance Invoquer le laquo possible raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeffectif pour

nrsquoavoir pas agrave sortir des sentiers battus crsquoest la deacutemission peacutedagogique par excellence qui se

contente de laquo ce qui se fait raquo Or preacuteciseacutement le possible le faisable demeure largement agrave

inventer Le poids des pratiques ancestrales ne doit pas ecirctre nieacute ou sous-estimeacute mais il ne

doit pas servir de critegravere au possible sous peine de le mutiler Toutes les chimegraveres ne sont pas

cependant possibles et Guyau eacutecrivait fort justement que laquo rien nrsquoest plus rare que le juste

sentiment du possible raquo (1985 p 25) Toute la difficulteacute est que ce possible reste agrave creacuteer et

paraicirctra impossible tant qursquoil nrsquoaura pas eacuteteacute reacuteveacuteleacute Dans La Penseacutee et le mouvant Bergson

eacutecrivait ainsi laquo Quun homme de talent ou de geacutenie surgisse quil creacutee une œuvre la voilagrave

reacuteelle et par lagrave mecircme elle devient reacutetrospectivement ou reacutetroactivement possible Elle ne le

serait pas elle ne laurait pas eacuteteacute si cet homme navait pas surgi raquo Lrsquolaquo armoire aux possibles raquo

doit reacuteguliegraverement ecirctre reacute-ouverte sous peine de se condamner agrave la triste reacuteiteacuteration Ce qui

aura eacuteteacute possible aujourdrsquohui ne lrsquoest pas encore Le reacuteel crsquoest le possible que lrsquointelligence ne

voit pas ou encore laquo le possible est [hellip] le mirage du preacutesent dans le passeacute raquo (2013 pp 110-

111) Le possible nrsquoest donc pas un fantocircme qui attend son incarnation son actualisation ou

son instanciation il est la vie mecircme qui se reacutealise

07 La frustration est-elle incontournable

La frustration du sanctionneacute est au cœur de lrsquoexpeacuterience eacuteducative de la sanction Mais

le sanctionnant est non moins frustreacute de devoir recourir agrave ce dispositif Lrsquoeacuteducateur dans la

pratique semble destineacute agrave la contrarieacuteteacute la sanction lui apparaicirct le plus souvent comme un

eacutechec dans la relation peacutedagogique Lrsquoeacuteducateur recircve de ne plus recourir agrave la sanction Et en

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mecircme temps la complainte srsquoeacutelegraveve chez lrsquoeacuteducateur qui ne peut pas srsquoen passer On voudrait

mais on ne peut pas et il faudrait sanctionner sans ecirctre celui qui sanctionne Ainsi la reacutealiteacute

semble rattraper le recircveur et le sort de son sommeil dogmatique la sanction serait un mal

ineacutevitable On voudrait preacutevenir les problegravemes les eacutetouffer avant qursquoils nrsquoeacuteclosent telle serait

la peacutedagogie ideacuteale Praeligstat cautela quam medela mieux vaut preacutevenir que gueacuterir Heacutelas les

problegravemes sont tecirctus et il faut la sanction pour les reacutegler P Meirieu eacutecrit en ce sens laquo Chacun

lrsquoutilise mais on nrsquoen parle guegravere comme srsquoil srsquoagissait drsquoune sorte de mal neacutecessaire auquel

personne ne pourrait vraiment deacuteroger et auquel pourtant il conviendrait de recourir plus

ou moins freacutequemment mais toujours dans la clandestiniteacutehellip raquo (1991 p 65)

Que penser de cette frustration de lrsquoeacuteducateur Est-elle simplement agrave assumer

comme une suite facirccheuse mais indispensable du travail peacutedagogique Est-elle au contraire

lrsquoindice drsquoun problegraveme reacuteveacutelatrice drsquoune inadeacutequation entre les moyens et les fins Faut-il se

reacutesigner agrave la sanction ndash alors mecircme que cette reacutesignation ressemble agrave un aveu drsquoeacutechec

La sanction constitue-t-elle lrsquoultima ratio de la raison eacuteducative son dernier recours ndash

ou bien sa faillite

Nous proposons de prendre cette frustration au seacuterieux et de ne pas en refouler la

porteacutee sous couvert de neacutecessiteacute (de fataliteacute Mais nrsquoest-il pas de fataliteacute que celle agrave laquelle

on croit ) Il est possible que certains eacuteducateurs embrassent cette frustration en pensant agir

pour le bien de lrsquoecirctre agrave sanctionner Toute la question est est-on autoriseacute agrave penser que la

sanction ameacuteliore lrsquoecirctre auquel elle srsquoapplique

Il ne suffit eacutevidemment pas drsquoinvoquer la bonne intention voire lrsquoamour pour justifier

une pratique Heinrich Pestalozzi on le sait justifiait le recours au soufflet par lrsquoamour avec

lequel (et au nom duquel) il les prodiguait la violence trouvait ainsi son plus sublime alibi

Dans la Lettre de Stans (1996) le peacutedagogue eacutecrit

Aucune de mes punitions ne les fit jamais se rebuter ah ils eacutetaient heureux

lorsque linstant dapregraves je leur tendais la main et les embrassais de nouveau Cest

pleins de joie quils me montraient quils eacutetaient contents et heureux de mes gifles [hellip]

Cher ami mes gifles nrsquoont donc pu faire aucune mauvaise impression sur mes enfants

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parce que jrsquoeacutetais toute la journeacutee au milieu drsquoeux avec toute la pureteacute de mon affection

et que je me deacutevouais entiegraverement agrave eux (Pestalozzi 1996)

En deacutepit de lrsquoengagement peacutedagogique de Pestalozzi qui force le respect ne peut-on

pas lire dans ce teacutemoignage une singuliegravere arrogance celle de savoir avec certitude qursquoun tel

traitement nrsquoa induit laquo aucune [nous soulignons] mauvaise impression sur les enfants raquo Cette

assurance nous paraicirct contraire agrave la plus eacuteleacutementaire prudence eacuteducative Lrsquointention et

mecircme lrsquoengagement ne sauraient tenir lieu de caution sur les moyens employeacutes Pestalozzi

eacutecrivait pourtant

Ce ne sont pas en effet certains actes isoleacutes qui deacuteterminent la faccedilon de sentir

et de penser des enfants crsquoest lrsquoensemble de ton attitude telle qursquoelle se manifeste

dans sa veacuteriteacute chaque jour et agrave chaque heure devant leurs yeux et crsquoest le degreacute de

sympathie ou drsquoantipathie manifesteacutee agrave leur endroit qui deacutetermine de faccedilon deacutecisive

leurs sentiments agrave ton eacutegard (Pestalozzi 1996)

Crsquoest se preacutevaloir drsquoune autoriteacute morale indiscutable pour justifier toutes les proceacutedeacutes

employeacutes et jusqursquoaux deacuterives crsquoest dire que crsquoest moins ce qui est fait qui importe que le

deacutevouement au nom duquel cela est fait Mais une cause juste peut pourtant srsquoen trouver

deacutenatureacutee lorsqursquoelle srsquoautorise de proceacutedeacutes injustes Les meilleures intentions peuvent

srsquoaveacuterer les plus deacutesastreuses dans leurs effets lorsqursquoelles ne sont pas eacutetayeacutees par des vues

eacuteclaireacutees lrsquoexcellence des desseins autorise les pires travers Peut-ecirctre les intentions sont-

elles des conditions neacutecessaires certainement ne sont-elles pas des conditions suffisantes En

matiegravere drsquoeacuteducation plus que dans tout autre domaine les moyens engageacutes sont

deacuteterminants et peuvent subvertir lorsqursquoils sont inapproprieacutes les fins les plus nobles Ici une

autre frustration de lrsquoeacuteducateur que celle de sanctionner eucirct sans doute eacuteteacute preacutefeacuterable celle

de se retenir preacuteciseacutement de srsquointerdire cet emportement Emportement qui ne rompt pas

selon Pestalozzi la relation peacutedagogique mais au nom drsquoune terrible ambiguiumlteacute celle qui

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consiste en communication non verbale agrave affirmer qursquoon peut aimer et frapper Mais que

vaut au point de vue eacuteducatif le (trop) fameux qui bene amat bene castigat

Plutocirct que la frustration de la retenue eacuteducative (puisqursquoalors on opposerait la

frustration de la sanction agrave son envers qursquoest la frustration de ne pas sanctionner) il faudrait

eacutevoquer le doute qui lrsquoanime et qui nous semble par provision valoir mieux que la certitude

qui porte lrsquoautorisation du chacirctiment corporel Si la frustration est la marque de la finitude de

lrsquoeacuteducateur on pourrait consideacuterer qursquoil y a deux moyens de la prendre en charge ou bien

pour srsquoexcuser des deacuterives (la confortable finitude comme alibi fruit drsquoun dogmatisme inavoueacute

qui tolegravere lrsquoexutoire) ou bien pour srsquointerdire de nuire peut-ecirctre (lrsquoinconfortable finitude

comme incertitude) Il ne suffit pas drsquoavoir la foi de lrsquoeacuteducateur (ou drsquoecirctre posseacutedeacute par elle) il

faut encore affronter lrsquoincertitude qui enveloppe tout geste eacuteducatif dans ses effets

08 Le risque drsquoillusion reacutetrospective

Il ne suffit pas non plus drsquoinvoquer les teacutemoignages de ceux qui ont subi la sanction et

qui consacrent sa vertu eacuteducative il peut entrer pour bonne part une illusion reacutetrospective

dans cette croyance qui prend pour cause une simple relation drsquoanteacuterioriteacute On ne saurait nier

que des sujets sanctionneacutes sont devenus autonomes mais lrsquoont-ils eacuteteacute par la sanction Voilagrave

la question Cette illusion est drsquoautant plus facilement entretenue que des relations affectives

intenses entrent en consideacuteration si la personne qui inflige la sanction est un ecirctre aimeacute le

sujet sanctionneacute jugera que la sanction est juste qursquoil la meacuterite et nrsquoattribuera pas tant le

succegraves de sa laquo conversion raquo agrave son activiteacute propre qursquoagrave lrsquoeffet de cette reacutetribution Nrsquoest-il pas

tregraves aiseacute de se tromper sur les raisons qui nous ont fait devenir ce que nous sommes Andreacute

Berge remarquait au sujet de la sanction que laquo Ce qursquoen pensent les enfants est difficile agrave

interpreacuteter raquo (citeacute par Prairat 1999 p 28) Que veulent vraiment signifier les formules telles

que laquo Jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute agrave la dure et jrsquoen suis heureux raquo ou laquo On nrsquoa pas eacuteteacute assez seacutevegravere avec

moi raquo Nrsquoy a-t-il pas de la fierteacute dans la premiegravere expression et une excuse dans la seconde

Allons plus loin Dans son dernier article Confusion de langues entre les adultes et les

enfants Sandor Ferenczi estime qursquoil y a parfois (souvent ) meacutesentente fonciegravere entre la

demande de tendresse de lrsquoenfant et la reacuteponse passionnelle de lrsquoadulte conduisant agrave une

situation incestueuse (laquo De veacuteritables viols de fillettes agrave peine sorties de la premiegravere enfance

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des rapports sexuels entre des femmes mucircres et des jeunes garccedilons ainsi des actes sexuels

imposeacutes agrave caractegravere homosexuel sont freacutequents raquo 2004 p 43) Lrsquoenfant demande de la

tendresse et lrsquoadulte offre une reacuteponse passionnelle Lrsquoenfant estime Ferenczi commence

par refuser (laquo Non non je ne veux pas crsquoest trop fort ccedila me fait mal laisse moi raquo) mais la

peur intense qursquoil ressent le sentiment de sa propre vulneacuterabiliteacute les fait taire et mecircme

laquo quand elle atteint son point culminant les oblige agrave se soumettre automatiquement agrave la

volonteacute de lrsquoagresseur agrave devenir le moindre de ses deacutesirs agrave obeacuteir en srsquooubliant complegravetement

et agrave srsquoidentifier totalement agrave lrsquoagresseur raquo (Ferenzi 2004 p 44) Lrsquointrojection de lrsquoagresseur

permet un semblant de maicirctrise devenant intrapsychique le principe de plaisir srsquoapplique et

permet agrave lrsquoobjet inteacuterioriseacute drsquo laquo ecirctre modeleacute et transformeacute drsquoune maniegravere hallucinatoire raquo

Lrsquoenfant ira jusqursquoagrave deacutefendre lrsquoadulte Ne peut-on pas supposer qursquoun meacutecanisme semblable

se met en place mecircme lorsque le trauma nrsquoest pas aussi puissant Que lrsquoidentification agrave

lrsquoagresseur fait que celui qui a eacuteteacute fait par la sanction finit par croire la sanction lui avait eacuteteacute

neacutecessaire et adapteacutee ndash selon un proceacutedeacute hallucinatoire analogue

Quant agrave Erich Fromm il estime pour sa part que pour eacutechapper agrave lrsquoinstabiliteacute et agrave la

solitude lrsquoindividu peut mettre en place des laquo meacutecanismes drsquoeacutevasion raquo Parmi ces meacutecanismes

il y a laquo la tendance agrave se confondre avec quelqursquoun ou quelque force externe afin de compenser

sa propre faiblesse En drsquoautres termes de chercher des ldquoliens secondairesrdquo pour remplacer la

perte des liens primaires raquo (1963 p 114-115) Lorsque la liberteacute apparaicirct comme dangereuse

(lrsquoindividu est laquo seul face agrave face avec lui-mecircme pendant qursquoautour de lui rocircde un monde

eacutetranger et hostile raquo 1963 p122) le besoin freacuteneacutetique de veacuteneacuterer se fait sentir il srsquoagit alors

de laquo se deacutebarrasser de soi et du fardeau de la liberteacute raquo Cela se peut faire en srsquoannihilant mais

aussi en srsquoidentifiant agrave laquo un pouvoir incorruptible eacuteternel et glorieux raquo (Fromm 1963 p125)

auquel il suffit drsquoobeacuteir

Plus de deacutecisions agrave prendre par lui-mecircme plus responsabiliteacutes redoutables agrave assumer

son destin est traceacute par ses idoles il est deacutelivreacute de lrsquoangoisse du pauvre homme solitaire perdu

dans la jungle moderne Il ne doit plus se demander si la vie et lui-mecircme ont une signification

En srsquoidentifiant agrave une force plus puissance il a du mecircme coup trancheacute toutes ces

questions (Fromm 1963 pp 125-126)

23

Lrsquoidentification aux motifs de lrsquoautoriteacute et ici de lrsquoautoriteacute qui a puni notamment par

la veacuteneacuteration est un moyen de conjurer sa solitude de sacrifier sa liberteacute se dissoudre pour

surmonter son impotence drsquoapregraves une tendance qursquoE Fromm interpregravete comme du

masochisme Il y aurait drsquoapregraves lrsquoauteur une symbiose (1963 p126) dans laquo lrsquounion drsquoun Moi

individuel avec un autre Moi (ou un pouvoir exteacuterieur) dans le dessein de faire perdre agrave chacun

son inteacutegriteacute et de les faire deacutependre complegravetement lrsquoun de lrsquoautre raquo

Mutatis mutandis nrsquoy a-t-il pas de cette identification que la victime eacuteprouve pour son

eacuteducateur qui le sanctionne et qursquoelle veacutenegravere faute drsquooser le deacutefier ou le haiumlr laquo Il a bien fallu

que le je le meacuteritehellip raquo crsquoest prendre lrsquoeffet pour la cause et rationaliser une conduite qui

peut-ecirctre nrsquoeacutetait pas si rationnelle

09 Esprit de cette eacutetude philosophie et transdisciplinariteacute

Le travail que nous proposons se veut donc philosophique Nous souhaitons eacuteprouver

la coheacuterence drsquoune eacuteducation qui recourt agrave la sanction et qui tente de fonder

philosophiquement cette pratique Cela ne signifie nullement au contraire que nous nous

privons de lrsquoapport des autres sciences pour affronter le problegraveme de la sanction

Par meacutethode deacutejagrave nous pensons avec Canguilhem que laquo La philosophie est une

reacuteflexion pour qui toute matiegravere eacutetrangegravere est bonne et nous dirions volontiers pour quoi toute

bonne matiegravere doit ecirctre eacutetrangegravere raquo (2013 p 7) Une philosophie consideacutereacutee comme une

science parmi drsquoautres se condamnerait ou agrave lrsquohistoire de la penseacutee ou agrave des theacutematiques

voueacutees agrave se circonscrire toujours plus avec le temps La geacuteneacuteraliteacute (ou transversaliteacute) de la

philosophie lui est consubstantielle pour ne pas srsquoeacutevider

Par conviction ensuite nous estimons que les autres sciences (histoire psychanalyse

psychologie sociale sociologie sciences cognitives etc) fournissent des informations qui

eacuteclairent de maniegravere deacutecisive le problegraveme de la sanction Nous ne saurions les neacutegliger mecircme

si leur apport doit faire lrsquoobjet drsquoune reacuteception critique

Lrsquoesprit de cette eacutetude se veut encore sceptique Par scepticisme nous entendons la

capaciteacute agrave suspendre le jugement quand les arguments manquent agrave preacutefeacuterer lrsquoincertitude du

doute au traitement dogmatique drsquoune question agrave sonder dans une optique zeacuteteacutetique sans

craindre de ne pas livrer de reacuteponse ultime Les arguments anciens et nouveaux seront ainsi

(re)visiteacutes pour en eacuteprouver la viabiliteacute si geacuteneacuteralement accordeacutee la sanction sera

deacutesacraliseacutee pour devenir un objet drsquoeacutetude humain trop humain

24

Enfin nous nrsquoexcluons a priori aucun courant ou doctrine eacuteducative qursquoelles soient ou

non passeacutees de mode (peacutedagogie nouvelle peacutedagogies non-directives psychanalyses etc)

Les ideacuteologies passent les arguments restent La philosophie ne devrait pas connaicirctre de

mode

010 Plan de ce travail

La premiegravere partie de notre travail est consacreacutee agrave mettre en lien sanction et eacuteducation

au point de vue conceptuel et historique Leur histoire esquisseacutee au chapitre 3 semble reacuteveacuteler

un destin croiseacute ndash mais le fait ne fait pas droit et les deux premiers chapitres montrent que le

lien entre eacuteducation et sanction par un jeu drsquoenquecircte conceptuel est non pas assertorique

mais probleacutematique

La deuxiegraveme partie interroge les raisons traditionnellement invoqueacutees pour justifier le

recours agrave la sanction dans le cadre eacuteducatif Se trouvent exposeacutes de maniegravere critique les

principaux arguments qui soutiennent lrsquoideacutee drsquoune neacutecessiteacute de la sanction en eacuteducation que

la sanction vise la purification ou la responsabilisation de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer qursquoelle concerne

seulement son dressage comportemental ou qursquoelle soit promue pour elle-mecircme toutes les

raisons eacutevoqueacutees nous ont sembleacute probleacutematiques voire franchement contestables Quel

contraste entre la faiblesse des raisons et la force pour ne pas dire lrsquoeacutevidence des pratiques

La sanction en eacuteducation serait-elle sans pourquoi

La troisiegraveme partie porte sur les effets de la sanction la sanction mal fondeacutee est-elle

au moins efficace Crsquoest ce dont nous doutons Tant au plan du controcircle comportemental que

sur celui de la motivation lrsquoefficaciteacute de la sanction relegraveve tout au plus du court terme ndash avec

un effet pervers preacutevisible sur le moyen et long terme Bien loin drsquoecirctre anodine la sanction en

tant qursquoelle soumet les sujets agrave un stress reacutepeacuteteacute est nuisible sur le plan du fonctionnement

ceacutereacutebral et donc des apprentissages La sanction nrsquoest pas un remegravede mais elle pourrait mecircme

srsquoaveacuterer ecirctre un poison Agrave ce titre la meilleure sanction comme cela a eacuteteacute aperccedilu avec finesse

est celle qui dialogue le plus et sanctionne finalement le moins

Reste agrave esquisser la possibiliteacute drsquoune eacuteducation sans sanction Dans la derniegravere partie

nous analysons drsquoabord les conditions de possibiliteacute de lrsquoideacutee de sanction la sanction nrsquoest

indispensable qursquoau sein drsquoune socieacuteteacute disciplinaire qui objective la conduite et produit par

lrsquoimputation un effet de subjectivation Ce cadre poseacute permet de penser un recadrage drsquoougrave la

25

sanction serait absente et sans eacutequivalent direct ndash srsquoinspirant du geste restauratif dans le

domaine juridique Une alternative globale semble possible et qui fut exploreacutee par Tolstoiuml

(non sans difficulteacute) et rigoureusement conceptualiseacutee par la peacutedagogie dite Montessori qursquoon

peut qualifier drsquoeacuteducation sans sanction Une eacuteducation sans sanction nrsquoest pas seulement

souhaitable elle est aussi possible

26

Partie I

Sanction et eacuteducation destins croiseacutes

27

1 Dresser ou eacuteduquer antinomie eacuteducative

11 Dresser et eacuteduquer

Nous estimons que toute penseacutee que toute pratique eacuteducative est ameneacutee agrave devoir

ultimement viser lrsquoune de ces deux fins dresser ou eacuteduquer Il srsquoagit de deux tendances

fondamentales de deux polariteacutes qui semblent srsquoopposer dans leurs intentions respectives Il

srsquoagit en quelque sorte de la Summa Divisio de la philosophie de lrsquoeacuteducation ndash au sens

juridique drsquoune division originaire qui fonde toutes les distinctions sans ecirctre elle-mecircme

fondeacutee

Cette opposition nrsquoest pas originale on la trouve theacutematiseacutee sous drsquoautres termes

dans nombre œuvres qui traitent drsquoeacuteducation Mais elle a rarement nous semble-t-il eacuteteacute

systeacutematiseacutee ndash au sens eacutetymologique de σύστημα action de laquo mettre ensemble raquo de

coordonner rigoureusement au point de servir de matrice eacuteducative Dans ce travail nous

ferons lrsquohypothegravese (probleacutematique ndash ce serait lrsquoobjet drsquoune autre recherche que de lrsquoexplorer

meacutethodiquement) drsquoune coheacuterence de cette opposition qui traverse la philosophie de

lrsquoeacuteducation et qui la structure

111 Une laquo fantaisie [hellip] contraire au commun usage raquo

On la devine notamment chez Montaigne au livre I des Essais chapitre XXVI (laquo De

lrsquoinstitution des enfants raquo Montaigne 2000 pp 217-256)

Lrsquoauteur la preacutesente laquo une seule fantaisie que jrsquoai contraire au commun usage raquo

Lrsquoexpression est une litote cette fantaisie est essentielle et se diffracte en une multipliciteacute de

points qui font que Montaigne srsquooppose agrave lrsquoenseignement des enfants tel qursquoil se pratiquait

alors geacuteneacuteralement Rousseau se rappellera ce paradoxe (litteacuteralement ce qui choque la δόξα

lrsquoopinion ou la coutume) lorsqursquoil eacutecrira dans lrsquoEacutemile laquo Prenez le contre-pied de lusage amp vous

ferez presque toujours bien raquo (1971b p 65)

Le cruel usage

Quel est donc lrsquousage Lisons bien et nous verrons apparaicirctre le dressage Preacutecisons

agrave toutes fins utiles que Montaigne utilise abondamment le terme laquo dresser raquo et ne le reacuteserve

pas agrave ce que nous nommons dressage

28

Lrsquousage est de remplir la meacutemoire et de faire reacutepeacuteter agrave lrsquoenfant les laquo mots de la leccedilon raquo

agrave deacutefaut du sens qursquoil a entendu laquo On ne cesse de criailler agrave nos oreilles comme qui verserait

dans un entonnoir et notre charge ce nrsquoest que redire ce qursquoon nous a dit raquo Lrsquoessentiel nrsquoest

plus alors lrsquoideacutee qui est veacutehiculeacutee mais le veacutehicule des mots on demande de connaicirctre par

cœur mais non de comprendre Ce en quoi on passe alors agrave cocircteacute du sens veacuteritable de

laquo connaicirctre raquo qui nrsquoest pas œuvre seulement de la meacutemoire mais du jugement

On nous les plaque en la meacutemoire toutes empenneacutees comme des oracles ougrave

les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose Savoir par cœur nrsquoest pas

savoir crsquoest tenir ce qursquoon a donneacute en garde agrave sa meacutemoire (Montaigne 2000 p 225)

Le maicirctre laquo invente et parle seul raquo du haut de son intelligence supeacuterieure il ne peut

que monologuer ndash srsquoapparentant ainsi agrave Protagoras qui aimait les macrologoi Et devant tant

de personnaliteacutes diverses et ondoyantes enseigne laquo drsquoune mecircme leccedilon et pareille mesure raquo

Quand lrsquoeacutecart entre lrsquoheacuteteacuterogegravene du public et lrsquohomogegravene du maicirctre est attesteacute laquo comme

porte notre usage raquo laquo ce nrsquoest pas merveille si en tout un peuple drsquoenfants ils en rencontrent

agrave peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline raquo Autant dire qursquoune

telle meacutethode se reacutevegravele drsquoune piegravetre efficaciteacute Quelle absurditeacute ce serait de vouloir apprendre

agrave nager in abstracto sans rencontrer la reacutesistance de lrsquoonde et pourtant lrsquousage veut que les

preacutecepteurs veulent laquo apprendre agrave bien juger et agrave bien parler sans nous exercer ni agrave parler ni

agrave juger raquo Un tel projet est une contradictio in adjecto

On meuble la meacutemoire mais on ne fait pas œuvre drsquoeacuteducation qui est la formation du

jugement la connaissance nrsquoa pas eacuteteacute approprieacutee et ne meacuterite donc pas ce nom

Crsquoest teacutemoignage de cruditeacute et indigestion que de regorger la viande comme on

lrsquoa avaleacutee Lrsquoestomac nrsquoa pas fait son opeacuteration srsquoil nrsquoa fait changer la faccedilon et la forme

agrave ce qursquoon lui avait donneacute agrave cuire (Montaigne 2000 p 223)

Lrsquoautoriteacute est reacuteduite agrave lrsquoargument drsquoautoriteacute on pense par procuration toute

spontaneacuteiteacute est eacutetouffeacutee Lrsquoesprit est alieacuteneacute

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Notre acircme ne branle qursquoagrave creacutedit lieacutee et contrainte agrave lrsquoappeacutetit des fantaisies

drsquoautrui serve et captiveacutee sous lrsquoautoriteacute de leur leccedilon On nous a tant assujettis aux

cordes que nous nrsquoavons plus de franches allures Notre vigueur et liberteacute est

eacuteteinte (Montaigne 2000 pp 223-224)

Le reacutesultat drsquoune telle discipline ne se fait attendre crsquoest le dogmatisme lrsquoesprit de

certitude anti-zeacuteteacutetique ndash intelligence fermeacutee aux hypothegraveses feacutecondes et au courage de

lrsquoincertitude laquo Il nrsquoy a que les fols certains et reacutesolus [hellip] Qui suit un autre il ne suit rien Il ne

trouve rien voire il ne cherche rien raquo

Autre chapitre des Essais (livre III essai huitiegraveme) et semblable ideacutee laquo Lrsquoobstination et

ardeur drsquoopinion est la plus sucircre preuve de becirctise Est-il rien certain reacutesolu deacutedaigneux

contemplatif grave seacuterieux comme lrsquoacircne raquo (2001b p 204) Qui fait lrsquoeacuterudit fait lrsquoacircne qui

fait le philosophe srsquoapparente agrave la becircte (et se complaicirct dans la becirctise) plutocirct qursquoagrave lrsquoange

On fait crouler lrsquoapprentissage sous les reacutefeacuterences eacuterudites et on en oublie que les

livres ne sont jamais que des moyens et jamais des fins La matiegravere de lrsquoapprentissage nrsquoest

pas eacutepuiseacutee par le livre crsquoest le monde qursquoil srsquoagit de comprendre laquo Facirccheuse suffisance

qursquoune suffisance pure livresque Je mrsquoattends qursquoelle serve drsquoornement non de fondement raquo

Nietzsche qui voyait en Montaigne un maicirctre en probiteacute1 deacutenonce lui aussi le savoir technique

des eacuterudits qui preacutefegraverent ecirctre laquo spectateurs raquo qursquoacteurs du savoir Citons Ainsi parlait

Zarathoustra (deuxiegraveme partie Des eacuterudits)

Pareils agrave ceux qui srsquoarrecirctent dans la rue et bouche beacutee regardent les passants

ils sont lagrave qui attendent et regardent bouche beacutee les penseacutees que drsquoautres ont

inventeacutees

1 Lrsquohommage agrave Montaigne est drsquoautant plus remarquable qursquoil provient drsquoun penseur agrave tout le moins incommode en matiegravere drsquoeacuteloge laquo Il ny a quun seul eacutecrivain que je place au mecircme rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probiteacute et je le place mecircme plus haut cest Montaigne Quun pareil homme ait eacutecrit veacuteritablement la joie de vivre sur terre sen trouve augmenteacutee Pour ma part du moins depuis que jai connu cette acircme la plus libre et la plus vigoureuse qui soit il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque ldquoAgrave peine ai-je jeteacute un coup dœil sur lui quune cuisse ou une aile mont pousseacuterdquo Cest avec lui que je tiendrais si la tacircche meacutetait imposeacutee de macclimater sur la terre raquo (Nietzsche 1993 p 295)

30

Degraves qursquoon les secoue ils laissent eacutechapper malgreacute eux un nuage de poussiegravere

comme font les sacs de farine mais comment reconnaicirctre dans cette poussiegravere le grain

et la feacuteliciteacute doreacutee des champs estivaux (Nietzsche 1996 p 171)

Aussi Nietzsche comme Montaigne recommandent de sortir laquo au grand air loin de

toutes les chambres poussieacutereuses raquo (Nietzsche 1996 p 171) et de laquo frotter et limer notre

cervelle contre celle drsquoautrui raquo (Montaigne 2000 p 226)

En deacutepit de son admiration pour Plutarque Montaigne estimait qursquoil nrsquoavait pas tout

dit

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours eacutetendus tregraves dignes drsquoecirctre sus car

agrave mon greacute crsquoest le maicirctre ouvrier de telle besogne mais il y en a mille qursquoil nrsquoa que

toucheacutes simplement il guigne seulement du doigt par ougrave nous irons srsquoil nous plaicirct et

se contente quelquefois de ne donner qursquoune atteinte dans le plus vif drsquoun

propos (Montaigne 2000 p 230)

Au point de vue disciplinaire lrsquousage (laquo comme il se fait raquo) nrsquoest guegravere satisfaisant on

y trouve laquo la violence et la force raquo laquo Au lieu de convier les enfants aux lettres on ne leur

preacutesente agrave la veacuteriteacute que horreur et cruauteacute raquo Les termes sont forts et teacutemoignent de la

brutaliteacute des chacirctiments corporels infligeacutes aux enfants La sanction est omnipreacutesente laquo Crsquoest

une vraie geocircle de jeunesse captive On la rend deacutebaucheacutee lrsquoen punissant avant qursquoelle le soit

Arrivez-y sur le point de leur office vous nrsquooyez que cris et drsquoenfants supplicieacutes et de maicirctres

enivreacutes en leur colegravere raquo (Montaigne 2000)

Lrsquohumaniste fantaisie

Prenons le contre-pied de lrsquousage donc et regardons ce que recommande Montaigne

ndash qui srsquoapparente agrave lrsquoeacuteducation que nous eacutevoquons

Drsquoabord le jugement qui preacuteside agrave la pratique eacuteducative elle-mecircme doit ecirctre teinteacute de

doute ndash non parce qursquoil est aiseacute de douter mais au contraire parce que crsquoest le meilleur parti

agrave prendre pour eacutepouser le cours vain divers et ondoyant des choses Agrave lrsquoincertitude

31

anthropologique geacuteneacuterale (sur lrsquohomme il est laquo malaiseacute de fonder jugement constant et

uniforme raquo drsquoapregraves le premier chapitre des Essais Montaigne 2000 p 55) reacutepond

lrsquoincertitude eacuteducative laquo La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas acircge et si

obscure les promesses si incertaines et fausses qursquoil est malaiseacute drsquoy eacutetablir aucun solide

jugement raquo

Quand lrsquousage fait des preacutecepteurs qui crie laquo agrave nos oreilles raquo Montaigne recommande

laquo un conducteur qui eucirct plutocirct la tecircte bien faite que bien pleine raquo et laquo qursquoil se conduisit en

sa charge drsquoune nouvelle maniegravere raquo Plutocirct un savoir-ecirctre donc qursquoun savoir proprement dit

une reacutevolution peacutedagogique srsquoengage ici

Ce renversement dans la prioriteacute peacutedagogique se retrouve dans lrsquoeacutelegraveve il srsquoagit moins

en histoire par exemple de connaicirctre les dates que drsquoecirctre agrave mecircme de juger des mœurs laquo Qursquoil

ne lui apprenne pas tant les histoires qursquoagrave en juger raquo

Lrsquousage remplit la meacutemoire lrsquoinstitution heureuse des enfants devrait au contraire

contribuer agrave la formation du jugement Rappelons que les Essais sont des essais de jugement

agrave ce titre il y a une vertu peacutedagogique agrave lrsquoeacutecriture de cet ouvrage en tant qursquoil srsquoessaye agrave

nuancer son jugement Crsquoest dire que Montaigne contrairement agrave ce qursquoune lecture hacirctive

pourrait faire croire ne condamne pas les livres2 il en destitue toute sacraliteacute pour mieux en

reacuteinvestir lrsquohumaine valeur

Mieux une fois le livre assimileacute ne pourrait-on pas consideacuterer qursquoon peut alors oublier

la reacutefeacuterence initiale Ce qui a eacuteteacute vraiment appris ne saurait ecirctre deacutesappris laquo Ce qursquoon sait

droitement on en dispose sans regarder au patron sans tourner les yeux vers son livre raquo

Certes il faut savoir laquo rendre hommage raquo (selon la belle formule du sect100 du Gai Savoir de

Nietzsche 1997 p 150) mais il est peut-ecirctre plus respectueux pour la penseacutee qursquoon fait

revivre de lrsquoincorporer jusqursquoagrave lrsquooubli

2 Le paradoxe se retrouve chez Rousseau il estime que laquo la lecture est le fleacuteau de lrsquoenfance raquo au livre II de son Eacutemile (Rousseau 1971b p 80) Une lecture hacirctive lagrave encore pourrait en induire que Rousseau condamne radicalement le livre au moins durant la peacuteriode de lrsquoenfance (jusqursquoagrave douze ans) Quelle invraisemblance que de nier la valeur de la lecture quand on est soi-mecircme un si grand eacutecrivain Mais la contextualisation de cette formule en deacutelivre le sens laquo La lecture est le fleacuteau de lenfance et presque la seule occupation quon lui sait donner raquo La lecture nrsquoest un fleacuteau que dans la mesure ougrave elle est la seule activiteacute proposeacutee agrave lrsquoenfant ndash ce nrsquoest donc pas la lecture comme telle qui est condamneacutee mais son usage exclusif tel qursquoil se pratiquait alors Il est vrai toutefois que Rousseau soutient alors aussitocirct un autre paradoxe si le livre nrsquoest pas nuisible il nrsquoest pas non plus utile Jusqursquoagrave lrsquoacircge de de douze ans il est tout agrave fait dispensable ndash ce qui constitue bien un scandale aux yeux de lrsquousage

32

Les auteurs ne sont donc pas des autoriteacutes qursquoon ne saurait eacuteprouver ce sont plutocirct

comme des plats qursquoil faut goucircter qursquoon apprend agrave appreacutecier La connaissance srsquoapparente au

jugement de goucirct

[Que] selon la porteacutee de lrsquoacircme qursquoil a en main [le gouverneur] commenccedilacirct agrave la

mettre sur la montre lui faisant goucircter les choses les choisir et discerner drsquoelle-mecircme

quelquefois lui ouvrant chemin quelquefois le lui laissant ouvrir (Montaigne 2000

pp 222-223)

Et agrave lrsquousage qui demande de laquo regorger la viande comme on lrsquoa avaleacutee raquo Montaigne

oppose la meacutetaphore de lrsquoestomac qui laquo fait changer la faccedilon et la forme agrave ce qursquoon lui avait

donneacute agrave cuire raquo La connaissance est assimileacutee ndash ou elle nrsquoest pas laquo qursquoil emboive leurs

humeurs non qursquoil apprenne leurs preacuteceptes raquo Nul doute que Montaigne aurait souscrit agrave

cette proposition de Nietzsche laquo crsquoest bien agrave un estomac que lrsquoesprit ressemble le plus raquo

(2003 p 204)

Ce nrsquoest pas le fait de beaucoup savoir qui importe crsquoest son impact sur la vie et les

mœurs laquo Le gain de notre eacutetude crsquoest en ecirctre devenu meilleur et plus sage raquo

Nul ne doit ecirctre cru sur parole tous les principes doivent ecirctre questionneacutes sans

qursquoaucun ne soit preacutesenteacute comme indiscutable Sans aller jusqursquoagrave affirmer que toute autoriteacute

est suspecte Montaigne recommande qursquoon laquo ne loge rien en sa tecircte par simple autoriteacute et agrave

creacutedit raquo

Un grand texte se reconnaicirct en ce qursquoil est drsquoune richesse qui deacutepasse les intentions de

son auteur Mais une grande eacuteducation se reconnaicirct en ce qursquoelle sait reconnaicirctre cette

richesse savoir lire crsquoest savoir trouver et deacutecouvrir lrsquointelligence drsquoune œuvre ndash crsquoest la

reacuteinventer pour ainsi dire Montaigne livre ainsi une hypothegravese et si le discours sur La

Servitude Volontaire de son ami La Boeacutetie avait eacuteteacute inspireacute par sa lecture de Plutarque

laquo Comme ce sien mot que les habitants drsquoAsie servaient agrave un seul pour ne savoir prononcer

une seule syllabe qui est non donna peut-ecirctre la matiegravere et lrsquooccasion agrave La Boeacutetie de sa

Servitude Volontaire raquo Lrsquoexemple nrsquoest pas innocent nrsquoest-ce pas suggeacuterer dans ce chapitre

33

sur lrsquoinstitution des enfants qursquoil convient de leur apprendre agrave dire laquo non raquo agrave refuser la

soumission ndash agrave deacutesobeacuteir en somme quand la situation lrsquoexige

Lrsquoessentiel de lrsquoeacuteducation du jugement reacuteside donc dans sa capaciteacute agrave pouvoir adopter

plusieurs perspectives agrave se mouvoir sans se figer Le doute est lrsquoexpression de ce laquo jugement

qui balance raquo (laquo Judicio alternante raquo avait graveacute Montaigne sur une des poutres de sa

bibliothegraveque) laquo il choisira srsquoil peut sinon il en demeurera en doute raquo Ce qursquoil aura composeacute

avec ce qursquoil aura goucircteacute sera un ouvrage personnel agrave la saveur unique et originale

Les abeilles pilotent deccedilagrave delagrave les fleurs mais elles en font apregraves le miel qui est

tout leur ce nrsquoest plus thym ni marjolaine ainsi les piegraveces emprunteacutees drsquoautrui il les

transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien agrave savoir son jugement

Son institution son travail et eacutetude ne vise qursquoagrave le former (Montaigne 2000 pp 224-

225)

Rien nrsquoest plus facirccheux que de restreindre les bornes de lrsquoimagination (et donc du

possible) aux bornes eacutetroites du quotidien il faut au contraire eacutetendre son regard et

apprendre agrave se deacutecentrer pour relativiser un jugement qui tend toujours agrave se crisper en

certitude dogmatique

Nous sommes tous contraints et amonceleacutes en nous et avons la vue raccourcie

agrave la longueur de notre nez On demandait agrave Socrate drsquoougrave il eacutetait Il ne reacutepondit pas

ldquoDrsquoAthegravenesrdquo mais ldquoDu monderdquo Lui qui avait son imagination plus saine et plus

eacutetendue embrassait lrsquounivers comme sa ville jetait ses connaissances sa socieacuteteacute et ses

affections agrave tout le genre humain non pas comme nous qui ne regardons que sous

nous (Montaigne 2000 p 231)

En un mot eacutelever crsquoest apprendre agrave philosopher agrave douter (on connaicirct le mot fameux

de Montaigne laquo philosopher crsquoest douter raquo) crsquoest eacutemanciper le jugement et tout ce qui

34

conditionne cette eacutemancipation Le but premier de lrsquoeacuteleacutevation ambition suprecircme crsquoest

drsquoapprendre agrave vivre et laquo la philosophie est celle qui nous instruit agrave vivre raquo laquo Les premiers

discours de quoi on lui doit abreuver lrsquoentendement ce doivent ecirctre ceux qui regraveglent ses

mœurs et son sens qui lui apprendront agrave se connaicirctre et agrave savoir bien mourir et bien vivre raquo

La philosophie ne doit pas ecirctre entendue comme une discipline particuliegravere theacuteoreacutetique et

technique elle est comme le pensait lrsquoAntiquiteacute mode de vie (bios philosophos comme lrsquoa

rappeleacute avec force le regretteacute Pierre Hadot) lrsquoennemie des mystegraveres et des speacuteculations

oiseuses laquo Il nrsquoest rien plus gai plus gaillard plus enjoueacute et agrave peu que je ne dise folacirctre Elle

ne precircche que fait et bon temps raquo

La formation du jugement est une compeacutetence geacuteneacuterale transdisciplinaire Une fois

acquise elle pourra se speacutecialiser heureusement en des activiteacutes particuliegraveres

Apregraves qursquoon lui aura dit ce qui sert agrave le faire plus sage et meilleur on

lrsquoentretiendra que crsquoest que Logique Physique Geacuteomeacutetrie Rheacutetorique et la science

qursquoil choisira ayant deacutejagrave le jugement formeacute il en viendra bientocirct agrave bout (Montaigne

2000 pp 234-235)

On dira peut-ecirctre qursquoune telle eacuteducation est impossible et qursquoon ne saura commencer

par ce qursquoil y a de plus eacuteleveacute la philosophie Montaigne reacutecuse cette objection reprenant

Eacutepicure il estime qursquoon nrsquoest jamais trop jeune (ou trop acircgeacute) pour philosopher Au contraire

si philosopher est essentiel il est preacutefeacuterable de commencer le plus tocirct possible

Employons un temps si court aux instructions neacutecessaires Ce sont abus ocirctez

toutes ces subtiliteacutes eacutepineuses de la Dialectique de quoi notre vie ne se peut amender

prenez les simples discours de la philosophie sachez les choisir et traicircter agrave point ils

sont plus aiseacutes agrave concevoir qursquoun conte de Boccace Un enfant en est capable au partir

de la nourrice beaucoup mieux que drsquoapprendre agrave lire ou eacutecrire La philosophie a des

35

discours pour la naissance des hommes comme pour la deacutecreacutepitude (Montaigne 2000

p 238)

Voici la viseacutee Mais par quel moyen y parvenir

Puisque laquo la philosophie qui comme formatrice des jugements et des mœurs sera sa

principale leccedilon raquo et qursquoelle laquo a ce privilegravege de se mecircler partout raquo Montaigne estime qursquoil est

inutile de surcharger de travail (quatorze ou quinze heures par jour) ce qui est alors pourtant

lrsquousage (laquo agrave la mode des autres raquo eacutecrit Montaigne) Et alors mecircme qursquoil travaillera moins laquo il

chocircmera moins que les autres raquo Qursquoest-ce agrave dire sinon que lrsquousage fait perdre son temps aux

enfants

Mais crsquoest surtout la prescription de laquo seacutevegravere douceur raquo qui fait lrsquohumanisme de

proposition montaignienne Montaigne srsquooppose absolument comme Plutarque et Quintilien

dont il srsquoinspire aux chacirctiments corporels ndash dont on sait pourtant qursquoils eacutetaient (et sont

toujours) la norme statistique de laquo lrsquoeacuteducation raquo des enfants Au chapitre VIII du deuxiegraveme livre

des Essais Montaigne a cette formule laquo Jrsquoaccuse toute violence en lrsquoeacuteducation drsquoacircme tendre

qursquoon dresse pour lrsquohonneur et la liberteacute raquo (Montaigne 2001a p 82) Ce dressage laquo pour

lrsquohonneur et la liberteacute raquo est ce que nous nommons dans ce travail eacuteleacutevation et qursquoon peut

opposer avec Montaigne au dressage par laquo violence raquo apparenteacutee agrave laquo la rigueur et [hellip] la

contrainte raquo qui ont ce laquo je ne sccedilay quoi de servile raquo qui ne vise que lrsquoobeacuteissance au besoin

par lrsquohumiliation et la crainte Mais par quoi remplacera-t-on la dure contrainte Montaigne

reacutepond laquo par la raison et par prudence et adresse raquo ndash autrement dit la parole Ainsi de

lrsquoeacuteducation de sa propre fille Leacuteonor qui nrsquoa reccedilu en guise de chacirctiment que laquo autre chose

que paroles et bien douces raquo Cette discipline des plus cleacutementes est assumeacutee par

Montaigne ndash laquo que je sais ecirctre juste et naturelle raquo De la part drsquoun auteur qui donnera au

scepticisme sa formule la plus radicale et la plus coheacuterente (lrsquoextraordinaire laquo que sais-je raquo

du chapitre 12 du livre II des Essais Montaigne 2001a p 253) qui estime que ce que nous

nommons nature nrsquoest que coutume (laquo Et les communes imaginations que nous trouvons en

creacutedit autour de nous et infuses en notre acircme par la semence de nos pegraveres il semble que ce

soient les geacuteneacuterales et naturelles raquo Montaigne 2000 p 182) ce savoir qui allie justice et

naturalisme est des plus remarquables il est conviction que lrsquoeacuteducation passe par la parole

36

que celle-ci doit ecirctre douce qursquoelle demeure discipline qursquoelle est digne de lrsquoenfant qursquoelle

veut libeacuterer qursquoelle est suffisante et ne requiert ni rudesse ni force

On nous dira peut-ecirctre que personne ne soutient aujourdrsquohui le dressage agrave lrsquoexclusion

de lrsquoeacuteducation qui cherche agrave eacutelever Lrsquoopposition eacutetablie par Montaigne entre le laquo commun

usage raquo drsquoalors et sa laquo fantaisie raquo ne serait plus drsquoactualiteacute

Nous estimons au contraire que si personne en theacuteorie ne soutient le dressage de la

meacutemoire une grande partie des acteurs scolaires la soutiennent en pratique par lrsquoattente qui

eacutemerge des exigences institutionnelles Les appels reacutepeacuteteacutes souvent pieusement au sens des

apprentissages ne peuvent rivaliser avec lrsquourgence dans laquelle les programmes doivent ecirctre

administreacutes et moins encore avec lrsquoeacutepeacutee de Damoclegraves que constituent les notes veacuteritable

sanction continue qui finit par devenir lrsquoobsession des eacutecoliers ndash dans le meilleur des cas Mais

ce laquo meilleur raquo nrsquoest jamais qursquoun moindre mal lequel nrsquoest certainement pas ce bien eacuteducatif

que visait Montaigne La fantaisie qursquoil preacutesente en contrepoids qui apprend lrsquoart de douter agrave

lrsquoeacutecole de lrsquoincertitude paraicirct encore bien lointaine

112 Dressage et eacuteducation circuit long et circuit court

Daniel Favre dans son livre Transformer la violence des eacutelegraveves (2013a) oppose le

dressage et lrsquoeacuteducation qui recoupe et eacuteclaire lrsquoopposition que nous proposons

Circuit court et circuit long

Lrsquoauteur inscrit cette opposition dans la genegravese biopsychosociale de lrsquoagressiviteacute qui se

trouve accrue par la peur (produite par laquo reacuteactiviteacute raquo ou reacuteaction automatiseacutee qui ne passe

pas par le circuit de la conscience la laquo neacuteophobie raquo ou crainte de la nouveauteacute) ou la

frustration La reacuteponse agressive est au point de vue de son organisation primaire produite

par lrsquohypothalamus

Mais drsquoautres structures nerveuses interviennent pour jouer le rocircle potentiel de

laquo chien de garde raquo le cortex temporal lrsquoarcheacuteo-cortex (qui reconnaicirct meacutemorise et analyse)

les noyaux du septum et de lrsquoamygdale (qui confegraverent une dimension eacutemotionnelle) D Favre

nous informe ainsi que les noyaux amygdaliens deacutetectent le danger et engagent tregraves

rapidement une reacuteponse de nature agressive Drsquoautre part D Favre eacutecrit

37

[Les noyaux amygdaliens sont] eacutegalement impliqueacutes dans la construction des

liens entre les perceptions sensorielles et leurs conseacutequences en termes de ldquopunitionsrdquo

et de ldquoreacutecompensesrdquo Ils sont activeacutes en reacuteponse agrave des signaux de menace engendrant

la peur ou par des affects neacutegatifs comme en produit la vue de certains

spectacles (Favre 2013a p 22)

On voit ainsi se creacuteer une correacutelation entre une aire du cerveau (les noyaux

amygdaliens) lrsquoagressiviteacute et lrsquointerpreacutetation du monde en termes de laquo sanction raquo (au sens

large punition reacutecompense) Crsquoest agrave ce niveau drsquoorganisation ceacutereacutebrale qursquoon trouve un

premier enjeu eacuteducatif lrsquoapprentissage des peurs permet de reconnaicirctre ce qui est consideacutereacute

comme dangereux ou comme beacuteneacutefique D Favre utilise lrsquoimage du laquo chien de garde raquo pour

illustrer ce premier filtre

Cette image du laquo chien de garde raquo est compleacuteteacutee par une image compleacutementaire celle

du laquo maicirctre du chien de garde raquo Dans le cerveau cette capaciteacute est deacutevolue aux lobes frontaux

qui preacutesentent des fonctions de prise sur le temps (permanence des perceptions sensorielles

en lrsquoabsence de stimuli capaciteacute agrave apprendre capaciteacute agrave se projeter) de prise sur lrsquoespace

(laquo capaciteacute de deacuteclencher une activiteacute motrice correspondant agrave un acte choisi par le sujet raquo ndash

Favre 2013a p 26 ndash capaciteacute de diriger et maintenir lrsquoattention) et de prise sur les eacutemotions

Cette derniegravere fonction en particulier est inteacuteressante car lorsqursquoelle preacutedomine elle inhibe

les autres fonctions de prise sur lrsquoespace et le temps Les capaciteacutes drsquoapprentissage srsquoaltegraverent

et la reacuteactiviteacute srsquoaccroicirct ainsi que son intoleacuterance agrave la frustration Agrave ce second niveau

drsquoorganisation (celui que D Favre nomme la deacutelibeacuteration consciente) correspond un second

filtre agressiviteacute fuite ou invention drsquoune nouvelle reacuteponse sont les grandes options

Sans jeter lrsquoanathegraveme sur lrsquoamygdale (ce qui nrsquoaurait eacutevidemment aucun sens puisque

cette reacutegion ceacutereacutebrale joue un rocircle essentiel dans la promotion du plaisir) D Favre demande

laquo peut-on envisager une eacuteducation qui renforcerait le rocircle des lobes frontaux chez lrsquoHomme

Comment la limiter pour eacuteviter que celle-ci nrsquoengendre une coupure par rapport aux eacutemotions

et un ldquoenkystementrdquo de celles-ci raquo (Favre 2013a p 34) Nous analyserons les propositions de

38

lrsquoauteur dans la quatriegraveme partie de notre travail au chapitre consacreacute au nouveau laquo cadre raquo

eacuteducatif

Crsquoest ainsi que se trouve preacutesenteacutee lrsquoopposition entre le laquo circuit court raquo et le laquo circuit

long raquo Nous citons le passage en entier

Deux fonctionnements ceacutereacutebraux srsquooffrent agrave lrsquoecirctre humain confronteacute agrave une

situation deacutesagreacuteable

- soit ldquole circuit courtrdquo (crsquoest-agrave-dire avec reacuteaction immeacutediate de quelques

dixiegravemes de seconde agrave une ou deux secondes) lorsque les lobes frontaux nrsquoinhibent pas

les noyaux amygdaliens Dans ce cas la perception drsquoune frustration entraicircne la

reacuteaction violente Le sujet est prisonnier de son impulsiviteacute et reacuteagit dans

lrsquoimmeacutediateteacute

- soit le ldquocircuit longrdquo (plusieurs secondes voire minutes) drsquoactivation de la

conscience reacuteflexive lorsque les lobes frontaux inhibent la reacuteponse amygdalienne agrave la

frustration Gracircce agrave cette prise sur ses eacutemotions sur lrsquoespace et sur le temps le sujet

peut eacutelaborer des reacuteponses alternatives en particulier un mode drsquoaffirmation de soi

non-violent

Le choix entre ces deux voies sera lrsquoissue drsquoune deacutelibeacuteration consciente et crsquoest

vers cette deacutelibeacuteration que doit tendre lrsquoeacuteducation mais le choix nrsquoest possible que si

les satisfactions que procurent lrsquoune et lrsquoautre voies sont clairement perccedilues elles

aussi (Favre 2013a p 35)

Dans la suite du texte le laquo circuit court raquo est ensuite (Favre 2013a p 38) assimileacute agrave

une laquo reacutegression psychologique raquo et le laquo circuit long raquo agrave ce qui permet laquo lrsquoavegravenement drsquoun sujet

autonome raquo

39

Degraves lors lrsquoeacuteducation peut orienter le laquo chien de garde raquo vers lrsquoagressiviteacute en

deacuteveloppant la neacuteophobie (on peut parler de dressage) et eacutetouffer toute activiteacute analytique

par une hypertrophie eacutemotionnelle soit eacuteduquer au sens propre le cerveau laquo pour

reconnaicirctre les dangers reacuteels notamment gracircce agrave lrsquoeacuteducation agrave lrsquoempathie raquo (Favre 2013a p

23)

Systegraveme de motivation seacutecurisation parasiteacutee et innovation

Daniel Favre a modeacuteliseacute la motivation humaine de maniegravere complexe afin de prendre

en compte la multipliciteacute des dimensions (opposeacutees et compleacutementaires) qui interviennent

dans lrsquoeacutelaboration de la conduite

Lrsquoauteur identifie ainsi trois systegravemes de motivation en interaction

- SM1 systegraveme de motivation de seacutecurisation

- SM2 systegraveme de motivation drsquoinnovation

- SM1 p systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute

Commenccedilons par preacutesenter SM1 Il srsquoagit de satisfaire les besoins biologiques et

psychologiques fondamentaux dans une relation de deacutependance agrave autrui Ce systegraveme de

motivation est eacutevidemment moteur durant la petite enfance mais persiste au-delagrave de

lrsquoenfance comme recherche du sentiment de bien-ecirctre (dans des activiteacutes que nous maicirctrisons

ou le fait de retrouver des personnes importantes agrave notre cœur) Le plaisir reacutesulte dans ce

premier systegraveme de motivation de lrsquoapaisement drsquoune tension

SM2 deacutesigne les motivations qui permettent agrave lrsquoecirctre humain de gagner en autonomie

en creacuteativiteacute ndash drsquoaccroicirctre ce qursquoon pourrait nommer sa puissance Ce mouvement

drsquoaccroissement est indeacutefini il se porte lui-mecircme (par ex le plaisir de creacuteer un peu appelle

le plaisir de creacuteer davantage) Le plaisir provient laquo drsquoun mouvement de croissance ou de

reacutealisation de soi raquo qui engage un projet et donc laquo un investissement soutenu raquo Le sujet

srsquoinvente lui-mecircme et internalise la source de jouissance il auto-deacutetermine sa conduite

Le lien entre SM1 et SM2 est eacutetroit ce nrsquoest que lorsque la seacutecurisation a eacuteteacute assureacutee

durant la prime enfance qursquoelle peut ensuite ecirctre inteacuterioriseacutee Drsquoabord par laquo lrsquointeacuteriorisation

de lrsquoamour et de lrsquoestime reccedilus des adultes raquo (confiance primaire Favre 2013a p 48) puis

par lrsquoestime de soi et la confiance dans le monde exteacuterieur (confiance secondaire) Ce qui ne

signifie pas que ces deux systegravemes srsquoexcluent bien au contraire ils coexistent et toute

40

lrsquoexistence est comme rythmeacutee par leur alternance Lorsque la situation eacutevolue pour le mieux

SM1 et SM2 se soutiennent lrsquoun lrsquoautre laquo un minimum de seacutecuriteacute est neacutecessaire pour oser le

pas vers lrsquoinconnu et [hellip] reacuteciproquement la reacuteussite aux eacutepreuves augmente notre sentiment

de seacutecuriteacute raquo (Favre 2013a p 49) Mais force est cependant de reconnaicirctre que dans laquo un

scheacutema de deacuteveloppement ldquoideacutealrdquo raquo la motivation drsquoinnovation finira par devenir

preacutepondeacuterante Le processus drsquoindividuation srsquoaccomplit avec un passage crisique agrave

lrsquoadolescence ougrave le rapport SM1 et SM2 srsquoinverse

Reste SM1 p le systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute lieacute agrave une deacutependance

excessive SM1 p entre alors en contradiction avec SM2 le sujet devient prisonnier de

conduites adolescentes ou infantiles voire drsquoaddictions ce qui fait obstacle au progregraves de son

autonomie Comment srsquoopegravere ce parasitage Drsquoabord par un renforcement du systegraveme de

seacutecurisation (le plus souvent durant lrsquoenfance) ougrave lrsquointeacuteriorisation de certains jugements

(souvent avec une utilisation du verbe ecirctre au preacutesent de lrsquoindicatif) apparaicirct comme laquo une

reacuteponse drsquoadaptation agrave une demande de lrsquoenvironnement humain raquo Ces jugements sont

ensuite inteacutegreacutes agrave la personnaliteacute durant lrsquoenfance qui srsquoidentifie agrave ce jugement Le laquo tu es X raquo

devient laquo je suis X raquo Une reacutepeacutetition drsquoactes ou de penseacutees se met alors en place et procure un

plaisir speacutecifique le plaisir de lrsquoaddiction Ce plaisir se caracteacuterise par la deacutependance excessive

et mecircme exclusive envers un objet (personne situation produit etc) ainsi que par la

deacutemesure des eacutemotions eacuteprouveacutees Degraves lors lrsquoeacutequilibre des forces qui devrait progresser de

la seacutecurisation agrave lrsquoinnovation de la deacutependance agrave lrsquoautonomie reste fixeacutee sur la seacutecurisation

Lrsquoindividuation est bloqueacutee la naissance du quatriegraveme type (selon lrsquoexpression de Daniel et

Christine Favre apregraves la naissance de lrsquounivers de la vie et de lrsquoespegravece humaine Rousseau

pour sa part eacutevoque une laquo seconde naissance raquo apregraves la naissance biologique Rousseau

1971b p 149) est retardeacutee avec parfois une compulsion de reacutepeacutetition qui empecircche lrsquoaccueil

de lrsquoirreacuteversibiliteacute du temps

On peut appeler dressage lrsquo laquo eacuteducation raquo qui a conduit agrave ce parasitage du systegraveme de

motivation de seacutecurisation On peut appeler laquo eacuteducation raquo ou eacuteleacutevation ce qui a permis au sujet

de passer de SM1 agrave SM2 progressivement en sorte que lrsquoinnovation et lrsquoindividuation

srsquoaccroissent

41

113 Eacuteducation des Anciens eacuteducation des Modernes

Alain Renaut dans La Fin de lrsquoautoriteacute theacutematise aussi cette opposition du dressage et

de ce qursquoil nomme plus sobrement lrsquoeacuteducation laquo Nous avons pleinement conscience

deacutesormais de tout ce qui seacutepare lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant agrave son humaniteacute et le dressage drsquoun

animal raquo (Renaut 2004 p 34)

Peut-on alors soutenir que laquo toute eacuteducation contient une part de dressage raquo Cette

formule laquo ne vaut en reacutealiteacute que par ce qursquoelle pointe raquo il y a des formes de savoir qui

requiegraverent reacutepeacutetition et automatisme Ainsi des bases de lrsquoarithmeacutetique (les ndash trop ndash

fameuses tables de multiplication) de la remeacutemoration des verbes irreacuteguliers ou les gammes

au piano Mais Alain Renaut remarque aussitocirct que drsquoune part dans ces exemples les

laquo moteurs de lrsquoapprentissage ne sont pas toujours prioritairement la reacuteflexion ni la

compreacutehension raquo (2004 p 34 et pour cause Puisqursquoil srsquoagit preacuteciseacutement de meacutecaniser le

processus) mais surtout mecircme dans ces cas au fond assez extrecircmes laquo nous nrsquoignorons plus

que lrsquoeacuteducation nrsquoest pas reacuteductible agrave un pur et simple dressage raquo Crsquoest que lrsquoeacuteducation (ce

que nous nommons encore eacuteleacutevation) prend en consideacuteration la digniteacute de lrsquoecirctre auquel on

srsquoadresse Du reste cette distinction parfois nieacutee dans la theacuteorie est accepteacutee dans la

pratique

[hellip] nul ne fait reacuteciter ses tables de multiplication agrave un enfant ou reacuteviser son

solfegravege agrave un apprenti musicien comme on dresse un jeune chien agrave donner sa patte ou

agrave porter un journal Qui preacutetendra en effet de bonne foi mecircme dans de tels moments

ne pas percevoir la diffeacuterence entre lrsquoeacuteducation et le dressage proprement

dit (Renaut 2004)

Alain Renaut preacutecise cette distinction entre dresser et eacuteduquer Il ne srsquoagit pas

seulement drsquoeacuteviter la cruauteacute Ne peut-il pas y avoir du dressage sans cruauteacute La question

du reste se pose de savoir si lrsquoon ne peut pas dresser un animal sans coercition ndash osons dire

sans sanction Nous nrsquoavons heacutelas pas trouveacute de travail consacreacute agrave cette question En revanche

la diffeacuterence abyssale entre dresser et eacuteduquer tient agrave ceci lrsquoanimal sera toujours dresseacute

pour servir une fin qui lui est extrinsegraveque alors qursquoon eacuteduque un petit drsquohomme pour lui-

42

mecircme en sorte qursquoil comprenne et donne du sens aux apprentissages qursquoon lui preacutesente laquo il

nrsquoest pas drsquoeacuteducation sans la possibiliteacute drsquoune compreacutehension au moins finale par lrsquoeacutelegraveve de

ce qursquoil acquiert ou de ce qursquoil a acquis et du fait mecircme qursquoon le lui a fait acqueacuterir raquo (Renaut

2004 p 36) Il y a dans lrsquoeacuteducation un horizon drsquoapprentissage (lrsquoappartenance agrave un monde

commun) qui est preacuteciseacutement absent dans le simple dressage qui vise le reacutesultat agrave deacutefaut du

sens ndash autrement dit la soumission

Sans anticiper sur les analyses drsquoAlain Renaut que nous preacutesenterons plus loin il faut

ajouter que drsquoapregraves le philosophe cette conscience drsquoune claire distinction entre dressage et

eacuteducation est de nature historique elle est le fruit de la Moderniteacute par excellence qui a œuvreacute

agrave la diffeacuterenciation de lrsquohumain et de lrsquoanimal Agrave lrsquoegravere preacutemoderne en effet il nrsquoeacutetait pas rare

de punir des animaux ce nrsquoest que progressivement que les peines ont eacuteteacute laquo humaniseacutees raquo

(au double sens drsquoun adoucissement et drsquoun objet circonscrit agrave lrsquohumain) Alain Renaut eacutecrit

notamment

dans la mesure mecircme ougrave les socieacuteteacutes preacutemodernes ne distinguant pas

radicalement du point de vue de lrsquoextension de la notion de crime lrsquohumain et lrsquoanimal

pouvaient infliger agrave ce dernier des peines qui ne sauraient avoir de sens agrave nos yeux que

pour lrsquohomme ces mecircmes socieacuteteacutes symeacutetriquement et pour la mecircme raison nrsquoavaient

aucune raison deacuteterminante de ne pas appliquer indiffeacuteremment agrave lrsquoenfant humain et

agrave lrsquoanimal des techniques de dressage (Renaut 2004 p 192)

Il est vrai qursquoaux deacutebuts de lrsquohumanisme il ne srsquoagit pas encore de sortir du dressage

pour comprendre lrsquoeacuteducation des enfants mais seulement de lrsquoadoucir On peut dire en ce

sens que la reacutevolution de lrsquoeacuteducation nrsquoavaient pas encore eu lieu ndash ni chez Eacuterasme ni chez

Montaigne Alain Renaut eacutecrit

[hellip] du dressage agrave lrsquoeacuteducation il ne saurait plus y avoir la moindre continuiteacute

mais bien davantage une rupture radicale dans les finaliteacutes comme dans les moyens [hellip]

la confusion du dressage et de lrsquoeacuteducation relevait des mecircmes a priori qui se sont

43

deacuteconstruits dans le cadre de lrsquoinvention moderne drsquoune nouvelle ideacutee de lrsquohumain et

de sa speacutecificiteacute (Renaut 2004)

Ainsi le dressage (ses techniques et ses fins) dont certains se preacutevalent aujourdrsquohui

appartient agrave un acircge preacutemoderne incompatible avec le souffle deacutemocratique qui vise agrave

reconnaicirctre dans le petit drsquohomme qui nrsquoa plus rien drsquoun animal un irreacuteductible semblable

Pour raccorder briegravevement agrave notre sujet la sanction ne relegraveve-t-elle pas de cette

inertie du passeacute preacutemoderne antideacutemocratique et incompatible avec nos valeurs drsquoeacutegaliteacute et

de liberteacute On ne saurait faire de toute eacutevidence lrsquoeacuteconomie drsquoune contextualisation

historique du problegraveme de la sanction en eacuteducation

114 Bregraveve analyse de cette antinomie

Par le terme de dresser se trouve geacuteneacuteralement deacutenonceacutee une deacuterive de lrsquoeacuteducation

faite de violence parfois de cruauteacute et qui ne vise qursquoagrave soumettre la conduite du sujet auquel

srsquoadresse le dressage Mais le mecircme terme peut simplement servir agrave deacutesigner la pratique qui

consiste agrave soumettre agrave lrsquoautoriteacute ndash sans preacutesumer la valeur des moyens employeacutes ndash dans une

optique drsquoefficaciteacute Dans les deux cas cependant et crsquoest la raison de lrsquoemploi de ce terme

on dresse les petits humains comme on a coutume de dresser les animaux la fin est

lrsquoobeacuteissance et les moyens pour y pourvoir sont justifiables Pour employer une terminologie

kantienne avec le dressage lrsquoheacuteteacuteronomie (ou soumission agrave une regravegle eacutetrangegravere agrave la volonteacute

du sujet) est pleinement assumeacutee et exploiteacutee quoi que ce ne soit pas toujours

preacutetendument pour lrsquoy maintenir

En un sens le dressage engage des fins mais aussi des moyens La fin est lrsquoobeacuteissance

qui lorsqursquoelle est consideacutereacutee comme inconditionnelle leacutegitime le recours agrave tous les moyens

elle est alors soumission

Certains srsquoinsurgent contre le dressage drsquoautres lrsquoestiment neacutecessaires rares sont

ceux qui srsquoen trouvent pourtant satisfaits surtout chez les eacuteducateurs La place de la sanction

au sein de ce dispositif est manifeste elle est un recours utile et agrave ce titre entre dans la

composition des moyens possibles pour obtenir le dressage de la conduite Deux questions en

deacutecoulent la sanction est-elle reacuteserveacutee au dressage Peut-on dresser sans sanction

44

Caracteacuterisons maintenant briegravevement ce que nous entendons par le terme eacutelever que

nous entendons au sens veacuteritable drsquoeacuteduquer Ce terme renvoie non pas agrave lrsquoideacutee drsquoeacutelevage

(terme qui se reacutefegravere comme le dressage agrave la zoologie) mais agrave celle drsquoeacuteleacutevation il srsquoagit

drsquoeacuteduquer pour eacuteduquer drsquoeacutepanouir les faculteacutes pour elles-mecircmes drsquoaider le petit drsquohomme

agrave srsquohumaniser agrave devenir ce qursquoil est ndash agrave agir et agrave penser par lui-mecircme Le terme consacreacute

depuis Kant (quoi que dans un sens suffisamment diffeacuterent pour que nous consacrions

quelques pages agrave ce sujet) est celui drsquoautonomie telle est la fin viseacutee par lrsquoeacuteleacutevation

Lrsquoeacuteleacutevation pose une fin ambitieuse La question est ce but peut-il srsquoaccommoder de

mesures coercitives pour ecirctre atteint ndash ou bien les contraintes et les sanctions ne sont-elles

pas absolument contraires agrave son projet Lrsquoeacuteleacutevation dispose-t-elle de ses propres moyens ou

bien les partage-t-elle avec ce que nous avons nommeacute dressage

Toute la difficulteacute est que le problegraveme des fins et celui des moyens srsquoentremecirclent Que

vaut une fin mecircme noble si les moyens manquent Et qursquoest-ce qui seacutepare dressage et

eacuteleacutevation si les moyens sont communs Mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement lrsquoapprentissage de

lrsquoautonomie peut-elle srsquoaccommoder de lrsquoheacuteteacuteronomie comme moyen Peut-on vouloir le

dressage comme condition et lrsquoeacuteleacutevation pour but

La sanction sert-elle agrave dresser Peut-elle eacutelever Agrave quoi tient (ou ne tient pas) son

efficaciteacute

115 Quelques distinctions recouvrant lrsquoopposition du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation

Cette antinomie peut encore ecirctre appreacutehendeacutee de maniegravere diffeacuterentielle dressage et

eacuteleacutevation seraient alors des pocircles Lrsquoopposition nrsquoest plus alors statique mais dynamique

lrsquoessentiel est moins de quoi lrsquoon part que ce vers quoi lrsquoon se dirige ndash et par quels moyens

Lrsquoeacuteducation instrumentale et lrsquoeacuteducation autoteacutelique

Avec le dressage lrsquoeacuteducation est conccedilue comme instrumentale le sujet est formeacute en

vue drsquoune utiliteacute directement extrinsegraveque (sociale le plus souvent) En ce sens celui qui

apprend est appreacutehendeacute comme un moyen au service drsquoune autoriteacute agrave laquelle il se soumet

Avec lrsquoeacuteleacutevation lrsquoeacuteducation du sujet est autoteacutelique le sujet se forme

indeacutependamment de toute employabiliteacute directe La culture y est une fin immanente il srsquoagit

de deacutevelopper pour elles-mecircmes les capaciteacutes

45

Animaliteacute et personnaliteacute

Avec le dressage le sujet est reacuteduit agrave sa dimension animale il est reacuteduit agrave un ecirctre

fonciegraverement sensible qursquoon (ne) peut conduire (que) par les affects Lrsquoheacuteteacuteronomie avons-

nous eacutecrit est assumeacutee ndash et mecircme on lrsquoy maintient avec complaisance tant que lrsquoobeacuteissance

est assureacutee Lrsquoesprit est mis sous tutelle on dit ce que le sujet doit penser et comment il le

doit penser ndash autrement dit on lui apprend agrave ne pas penser

Avec lrsquoeacuteleacutevation on considegravere que le sujet agrave eacuteduquer est porteur drsquoune digniteacute propre

qursquoil faut respecter et eacutepanouir Cette digniteacute ne lui vient pas de sa condition drsquoecirctre intelligible

(homo noumenon eacutecrivait Kant) lrsquohomme nrsquoest pas laquo comme un empire dans un empire raquo

(selon lrsquoexpression fameuse de Spinoza dans la preacuteface au livre III de lrsquoEacutethique 1999 p 199)

Mais elle provient neurobiologiquement de la fragiliteacute de son systegraveme nerveux dont

lrsquoheureux deacuteveloppement est des plus deacutelicats mais qui plus que tous les autres est capable

drsquoinvention de combinaison Le fleuron de lrsquoeacuteducation crsquoest drsquoaider un ecirctre agrave penser ce

qursquoaucun nrsquoavait jusqursquoalors penseacute possible crsquoest soutenir lrsquoinvention drsquoune personnaliteacute aussi

riche et heacuteteacuterodoxe que possible

Heacuteteacuteronomie et autonomie

Un autre couple conceptuel heacuteriteacute de Kant peut nous eacuteclairer sur la distinction entre

dressage et eacuteducation-eacuteleacutevation

Le dressage se complaicirct dans lrsquoheacuteteacuteronomie il y voit une ressource pour dominer le

sujet Il maintient le sujet dans un eacutetat de deacutependance sensible et de ceacuteciteacute intellectuelle

Lrsquoattitude religieuse conforme agrave cette orientation servile de lrsquoesprit est lrsquoiconodoule (de εἰκών

lrsquoimage et δουλεία lrsquoesclavage) a minima lrsquoorthodoxie (de όρθός droit et δόξα lrsquoopinion)

la bien-pensance

Lrsquoeacuteleacutevation au contraire vise lrsquoautonomie du sujet ndash ou plutocirct son autonomisation

(lrsquoautonomie relevant davantage du processus que de lrsquoeacutetat acquis) Le relais de cette

autonomie est lrsquoesprit critique le fameux sapere aude lrsquoattitude religieuse qui prendrait en

charge cette indeacutependance du jugement serait lrsquoiconoclasme (de εἰκών et κλάω briser) a

minima lrsquoheacuteteacuterodoxie (de ἕτερος autre) lrsquoopinion divergente deacuterangeante incommodante

eacutetonnante

46

Contraindre et obliger

Selon une distinction commune de la philosophie morale obligation nrsquoest pas

contrainte

On contraint un ecirctre contre son greacute agrave se soumettre agrave une puissance exteacuterieure agrave sa

volonteacute Agrave lrsquoinverse un sujet srsquooblige quand il deacutecide de son propre chef de faire ce qursquoil aurait

pu ne pas faire On est contraint par la force agrave ecirctre enchaicircneacute par exemple on srsquooblige en

revanche agrave tenir sa parole quand bien mecircme aucune pression exteacuterieure nrsquointervient

La distinction entre obligation et contrainte ne recouvre pas la distinction entre motifs

exteacuterieurs et motifs inteacuterieurs On peut inteacuterioriser un motif qui eacutetait drsquoabord inteacuterieur sous la

forme drsquoun affect il srsquoagira alors toujours drsquoune contrainte Le truand qui me menace avec

une arme ne me force pas directement mais sa menace induisant chez moi un sentiment de

crainte est une contrainte indirecte Le rapport de force est meacutediatiseacute par un sentiment tout

inteacuterieur qui nrsquoest laquo moral raquo que par une approximation du terme (qui renvoie agrave la sphegravere

psychologique en geacuteneacuteral et non agrave la morale comprise comme philosophie de la geacuteneacuterositeacute)

La contrainte est physique ou sociale lrsquoobligation est de nature morale elle renvoie aux forces

vives qursquoun sujet conscient de lui-mecircme engage dans ses rapports agrave lui-mecircme et aux autres

Ainsi compris le dressage se contente de contraindre tandis que lrsquoeacuteducation qui eacutelegraveve

ambitionne drsquoobliger

Conformiser et eacutemanciper

Philippe Meirieu eacutevoque laquo la tension constitutive de lrsquoeacuteducation entre conformiser et

eacutemanciper raquo (Meirieu 1991) Selon ses propres termes il y a une laquo part de dressage et de

conformisation qui est constitutive du projet drsquoeacuteduquer raquo Mais il y a aussi la possibiliteacute de

valoriser laquo lrsquoexpression de lrsquooriginaliteacute de chacun raquo - ce que nous appelons eacuteleacutevation

P Meirieu ajoute que laquo la sanction assumerait parfaitement [cette] tension raquo Il nous

faudra deacuteterminer en quel sens car en lrsquoeacutetat la formule est mysteacuterieuse

Le dressage fait-il neacutecessairement partie du projet eacuteducatif Voilagrave la question

Preacutecisons lrsquoideacutee de conformisation il srsquoagit drsquoemployer le sujet agrave une fin qui lui est

extrinsegraveque Le sujet dresseacute est appreacutehendeacute comme un moyen utile En ce sens dresser crsquoest

deacutevelopper les faculteacutes drsquoadaptation du sujet pour eacutepanouir le milieu qui profitera de ses

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compeacutetences Eacutelever en revanche crsquoest deacutevelopper les faculteacutes du sujet pour lui-mecircme crsquoest

le consideacuterer comme une fin indeacutependamment de tout service qursquoil pourrait rendre en retour

eacutelever crsquoest adapter lrsquoenvironnement social pour eacutepanouir les faculteacutes du sujet Est dresseacute celui

qui est ajusteacute agrave la socieacuteteacute engageacute dans un rapport drsquoheacuteteacuteronomie et mecircme de soumission Est

eacuteleveacute celui qui est ajusteacute agrave lui-mecircme reacutealisant autant que possible lrsquoideacuteal drsquoautonomie

On objectera peut-ecirctre et agrave raison que cette opposition entre ajustement aux autres

et ajustement agrave soi est assez artificielle car la frontiegravere entre le soi et autrui est poreuse Le

solipsisme de lrsquoego compris comme monade (laquo sans porte ni fenecirctre raquo eacutecrivait Leibniz) est

certes aporeacutetique Mais de mecircme qursquoon ne saurait nier que le sujet et le milieu sont en

interaction on ne saurait nier leur diffeacuterenciation Je ne suis pas mon milieu je ne suis pas

autrui et de ce que ces deux pocircles soient deacutependants il ne srsquoensuit pas qursquoils se confondent

ou qursquoils doivent se confondre On peut ainsi ecirctre terriblement bien ajusteacute socialement tout en

eacutetant au comble de la deacutepossession de soi la Hitlerjugend avait un sens eacuteminent du sacrifice

Ce nrsquoest pas agrave dire que celui est ajusteacute agrave lui-mecircme ne pourra pas ecirctre ajusteacute aux autres

mais ce rapport agrave lrsquoalteacuteriteacute sera une eacutemergence au sens drsquoEdgar Morin les eacutemergences sont

des laquo proprieacuteteacutes ou qualiteacutes issues de lrsquoorganisation drsquoeacuteleacutements ou constituants divers associeacutes

en un tout indeacuteductibles agrave partir des qualiteacutes ou proprieacuteteacutes des constituants isoleacutes et

irreacuteductibles agrave ces constituants raquo ce sont des laquo qualiteacutes supeacuterieures issues de la complexiteacute

organisatrice raquo qui possegravedent cette capaciteacute de pouvoir laquo reacutetroagir sur les constituants en leur

confeacuterant les qualiteacutes du tout raquo (Morin 2004 p 263) Inversement on pourrait concevoir un

ajustement agrave soi qui reacutesulterait du dressage ndash hypothegravese toute theacuteorique car on ne voit pas

comment celui qui se voit comme un moyen pourrait se consideacuterer comme une fin ndash pour

reprendre une terminologie kantienne on ne voit pas comment le prix tout quantitatif

pourrait se transmuer en digniteacute qualitative Toute la question est alors de deacuteterminer si de

lrsquoeacuteleacutevation peut surgir la conformiteacute aux attentes sociales une subordination volontaire les

effets attendus du dressage et reacuteciproquement si de lrsquoheacuteteacuteronomie peut jaillir lrsquoautonomie

Ainsi on le voit lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation ne recoupe pas lrsquoopposition

du collectif et de lrsquoindividuel Social et moral ni ne se recouvrent (contrairement agrave ce que de

nombreuses traditions reacuteductionnistes proposent) ni ne srsquoexcluent

48

Psittacisme et appropriation

Le rapport au savoir est teinteacute par cette antinomie

Dresser en matiegravere drsquoinstruction crsquoest nrsquoexiger que le psittacisme (selon le neacuteologisme

de Leibniz) la reacutepeacutetition meacutecanique drsquoune lettre morte drsquoougrave le sens est absent et destineacutee agrave

ecirctre deacutesapprise sitocirct la tension qui reacuteclamait sa preacutesence cesse Effort de meacutemorisation certes

mais de tregraves court terme et pour un reacutesultat extrinsegraveque au savoir mecircme la note le diplocircme

la pose etc A contrario eacutelever crsquoest ambitionner la connaissance lrsquoappropriation organique

drsquoune information (crsquoest-agrave-dire selon le mot de Gregory Bateson drsquoune laquo diffeacuterence qui fait la

diffeacuterence raquo) qui demeurera disponible et servira agrave la formation du jugement La connaissance

est alors inteacutegreacutee

Le dressage instruit tant que dure la contrainte et ne vise qursquoau vernis de savoir en

sorte qursquoil soit bien uniforme et poli (au sens de polissage) quoique ce qui se trouve en-

dessous soit absolument ignoreacute Le dressage se combine fort bien avec une forme de

planification ndash des compeacutetences voire des personnaliteacutes Lrsquoeacuteleacutevation œuvre au contraire en

profondeur et on ne saurait preacutevoir ce qursquoelle engendre (ou ce qursquoelle segraveme selon une autre

analogie) eacutelever crsquoest creacuteer de lrsquoinattendu chez celui qursquoon eacuteduque

On peut anticiper ce que le dressage produit Le dressage produit ce que Nietzsche

appelle dans La Geacuteneacutealogie de la morale une laquo camisole de force sociale raquo (2000 p 122)

Lrsquohomme est rendu preacutevisible Lrsquoeacuteleacutevation engendre un reacutesultat impreacutevisible Carl Rogers eacutecrit

agrave ce sujet laquo cette personne apparaicirctra agrave elle-mecircme comme quelqursquoun agrave qui lrsquoon peut se fier

sans pourtant pouvoir preacutedire drsquoune faccedilon preacutecise son comportement raquo (1972 p 292)

Le dressage est susceptible drsquoune objectiviteacute dans ses proceacutedures il suffit drsquoappliquer

des routines (quoique les conseacutequences soient toujours marqueacutees du sceau de lrsquoincertitude ndash

routine nrsquoest pas algorithme) Lrsquoindustrialisation de lrsquoeacuteducation (un maximum drsquoeffets avec un

minimum de moyens) relegraveve de cette logique eacuteconomique qui vise lrsquoefficaciteacute agrave court terme

le dressage vise les reacutesultats Lrsquoeacuteleacutevation au contraire requiert implication empathie Son

issue est toujours incertaine et relegraveve drsquoune estheacutetique creacuteatrice Lrsquoeacuteleacutevation est centreacutee sur

la personne

Est dresseacute celui dont on a conditionneacute la conduite corporelle et prescrit ce qursquoil devait

penser Est eacuteleveacute celui dont on a deacuteconditionneacute lrsquoesprit pour lrsquoeacutelever autant que possible agrave

lrsquouniversel

49

Socialisation restreinte et socialisation eacutelargie

Dresser un esprit crsquoest socialiser le sujet avec une socieacuteteacute deacutetermineacutee agrave lrsquoexclusion de

toute autre crsquoest en faire le membre drsquoune communauteacute restreinte Dresser crsquoest faire de

lrsquoindividu un ecirctre de preacutejugeacutes gros de laquo repreacutesentations collectives raquo (selon la formule de

Durkheim) plein de laquo croyances dogmatiques raquo (comme Tocqueville lrsquoestimait neacutecessaire) qui

lrsquoaideront agrave inteacutegrer une eacutetroite socieacuteteacutendash cette socieacuteteacute hic et nunc Eacuteduquer au contraire crsquoest

moraliser le sujet crsquoest en faire un ecirctre aussi libre de preacutejugeacutes que possible Eacutelever crsquoest faire

de lrsquoindividu un courageux sceptique agrave mecircme de srsquoadapter agrave plusieurs socieacuteteacutes possibles

Degraves lors on voit que dresser crsquoest nrsquoexiger du sujet que sa seule obeacuteissance ndash

obeacuteissance qui sera drsquoautant plus reacuteussie qursquoelle sera passive automatiseacutee preacutevisible

homogegravene et laissant la personnaliteacute srsquoexprimer aussi peu que possible Dresser crsquoest

soumettre agrave lrsquoautoriteacute Eacutelever par contraste crsquoest refuser de faire obeacuteir pour faire obeacuteir crsquoest

exiger du sens en impliquant la personnaliteacute qursquoon cherche agrave eacutemanciper sans jamais pouvoir

preacutejuger de lrsquoorientation de cette eacutemancipation Eacutelever crsquoest aider un ecirctre agrave se saisir de son

originaliteacute agrave devenir ce qursquoil est (selon la formule de Pindare dans les Pythiques) agrave creacuteer de

lrsquoheacuteteacuterogegravene Crsquoest apprendre agrave dire non agrave reacutesister agrave refuser toute servitude volontaire

Inteacutegration versus eacutegoiumlsme

Dans Le cheval dans la locomotive Arthur Koestler a eacutecrit

Jrsquoai souligneacute plusieurs fois que les impulsions eacutegoiumlstes de lrsquohomme constituent

un danger historique bien moindre que ses tendances drsquointeacutegration Lrsquoindividu qui se

livre agrave un excegraves drsquoaffirmation agressive de son moi srsquoexpose aux repreacutesailles de la

socieacuteteacute il se met hors la loi il se place en dehors de la hieacuterarchie Le vrai croyant au

contraire srsquoy insegravere plus eacutetroitement il peacutenegravetre dans le sein de lrsquoeacuteglise ou du parti ou

geacuteneacuteralement du holon social auquel il abandonne sa personnaliteacute (Koestler 1968 p

230)

50

Crsquoest qursquoagrave tout prendre lrsquoeacutegoiumlste ne peut faire que peu de mal srsquoil est isoleacute il

rencontrera des forces qui srsquoopposent agrave ses desseins et il devra bien srsquoadapter laquo Les tendances

agrave lrsquointeacutegration sont incomparablement plus dangereuses que les tendances agrave lrsquoaffirmation du

moi raquo (Koestler 1968 p 219) En revanche lorsqursquoindividu se rattache agrave un groupe social et

que ce dernier exige la neacutegation de ses valeurs personnelles (comme observeacute dans lrsquoeacutetat

agentique cf infra) le pire est agrave craindre car rien nrsquoarrecircte un groupe galvaniseacute par la

conviction de bien faire Il y a des pathologies de lrsquointeacutegration quand le groupe social impose

des normes contraires agrave toute eacutethique

Le modegravele et le geacutenie

Dresser crsquoest exiger de la conduite une conformiteacute passive agrave des regravegles qui ne font pas

sens par elles-mecircmes aussi y a-t-il besoin de sollicitation (menace et reacutecompense) Dresser

crsquoest produire du conformisme Eacutelever crsquoest apprendre lrsquooriginaliteacute un style lrsquouniciteacute de la

personnaliteacute

Olivier Reboul eacutecrit ainsi laquo Eacuteduquer ce nrsquoest pas fabriquer des adultes selon un modegravele

crsquoest libeacuterer en chaque homme ce qui lrsquoempecircche drsquoecirctre soi lui permettre de srsquoaccomplir selon

son ldquogeacutenierdquo singulier raquo (Reboul 2010 p 22) Fabriquer des adultes selon un modegravele crsquoest

dresser libeacuterer des obstacles qui empecircche le laquo geacutenie raquo individuel crsquoest eacutelever

Le dressage apprend lrsquoautomate agrave lrsquoecirctre humain Lrsquoeacuteleacutevation apprend agrave donner du sens

laquo crsquoest la deacutecouverte drsquoun sens qui vient de lrsquointeacuterieur de soi-mecircme drsquoun sens qui vient drsquoune

eacutecoute sensible et accueillante agrave toute la complexiteacute de ce que lrsquoon vit en soi raquo en vue de

produire ce que Carl Rogers nomme congruence (Rogers 1972 pp 268-269)

Le besoin de croyance et lrsquoesprit libre

En matiegravere intellectuelle celui qui est dresseacute ne demande rien drsquoautre que des

arguments drsquoautoriteacute auxquels se soumettre Celui qui est eacuteleveacute pourra examiner lrsquoideacutee pour

elle-mecircme indeacutependamment de celui qui lrsquoa eacutenonceacutee

Le dresseacute a besoin de croire (au sens de Nietzsche dans Le Gai savoir)

51

La quantiteacute de croyance dont quelqursquoun a besoin pour se deacutevelopper la

quantiteacute de ldquostablerdquo auquel il ne veut pas qursquoon touche parce qursquoil y prend appui ndash

offre eacutechelle de mesure de sa force (ou pour mrsquoexprimer plus clairement de sa

faiblesse) (Nietzsche 1997 p 292)

Lrsquoeacuteleveacute a le courage de lrsquoincertitude

on pourrait penser un plaisir et une force de lrsquoautodeacutetermination une liberteacute de

la volonteacute par lesquelles un esprit congeacutedie toute croyance tout deacutesir de certitude

entraicircneacute qursquoil est agrave se tenir sur des cordes et des possibiliteacutes leacutegegraveres et mecircme agrave danser

jusque sur le bord des abicircmes Un tel esprit serait lrsquoesprit libre par excellence

(Nietzsche 1997 p 294)

Potestas et auctoritas

Lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation a eacutegalement une connotation politique

symptomatique de la relation que lrsquoeacuteducateur entretient avec lrsquoeacuteduqueacute et lrsquoeacuteducation

Dresser crsquoest se soumettre agrave une autoriteacute speacuteciale agrave lrsquoautoriteacute drsquoune ideacuteologie par

laquelle on aliegravene son jugement Peu importe que cette autoriteacute soit rationnelle quand on

dresse le plus rationnel des nomoi est encore une theacutemis Eacutelever crsquoest initier agrave lrsquoAutoriteacute de la

Culture freacutequenter les grandes œuvres qui forment le jugement et visent un commun destineacute

agrave srsquoeacutelargir Rien ne paraicirct alors plus insupportable que lrsquoarbitraire

Dresser crsquoest imposer une hieacuterarchie ougrave le maicirctre commande et le sujet obeacuteit Eacutelever

crsquoest engager une relation drsquoeacutegaliteacute ougrave maicirctre et eacutelegraveve se respectent et sont co-responsables

des apprentissages

Celui qui est dresseacute est deacutependant drsquoun supeacuterieur Celui qui est eacuteleveacute recherche

lrsquoindeacutependance

52

Le sujet dresseacute est reacuteduit agrave lrsquoexpression de son utiliteacute agrave court terme il est fait pour une

fonction et crsquoest la fonction qui deacutetermine lrsquoorganon cet instrument qursquoest le corps On

cherche agrave employer agrave avoir du rendement Le sujet dresseacute peut bien ecirctre un speacutecialiste ndash il

nrsquoest que speacutecialiste Le sujet eacuteleveacute lrsquoest pour lui-mecircme sans que son eacuteducation ne se justifie

par avance par ce qursquoil restituera par la suite Lrsquoissue est de lrsquoordre du possible dans un horizon

drsquoincertitude Ce qursquoil apprend nrsquoest pas utilitaire ndash mais utilisable mobilisable crsquoest lrsquoorganon

qui creacutee la fonction Lrsquoeacuteducation est alors ressource disponibiliteacute feacuteconditeacute Le sujet srsquoeacutelegraveve agrave

la hauteur drsquoune culture geacuteneacuterale ndash qui nrsquointerdit pas la speacutecialisation mais invite agrave ces

eacutechanges de points de vue (analyse et synthegravese) qui font la vie de lrsquointelligence dialectique

Former et apprendre

Peut-ecirctre agrave la place du dressage aurions-nous gagneacute agrave parler de formation au sens ougrave

Olivier Reboul la deacutefinit laquo Qursquoest-ce que la formation [hellip] la formation est la preacuteparation de

lrsquoindividu agrave telle ou telle fonction sociale raquo (Reboul 2010 p 17) En revanche nous donnons

un tout autre sens beaucoup plus large au terme eacutelever qui deacutesigne chez Reboul laquo lrsquoeacuteducation

spontaneacutee raquo (Reboul 2010 p 16) essentiellement familiale (maternelle mecircme semble-t-il)

faite sans programme sans intention sans codification A contrario lrsquoeacuteducation serait

lrsquoapanage des professionnels Drsquoun cocircteacute la famille qui eacutelegraveve baigneacutee dans des affects de

lrsquoautre cocircteacute lrsquoenseignant qui eacuteduque et fait apprendre par des techniques codifieacutees sans

avoir besoin de se faire aimer

Cette dichotomie nous paraicirct contestable Deacutejagrave parce que seacuteparer lrsquoaffect de la raison

nous semble psychologiquement ecirctre une gageure ensuite parce qursquoeacutetablir une frontiegravere

stricte entre eacutelever et eacuteduquer (en fait instruire) nous paraicirct artificiel La raison de cette

seacuteparation stricte apparaicirct plus loin lorsque Reboul deacutecrit la famille comme une structure

hieacuterarchique

Piaget (1957) a montreacute que la famille tend agrave maintenir chez lrsquoenfant une morale

de contrainte et de soumission agrave une regravegle drsquoautant plus sacreacutee qursquoelle est

incomprise En proteacutegeant lrsquoenfant et en lrsquoeacutelevant la famille risque toujours drsquoen faire

un eacuteternel mineur (Reboul 2010 p 33)

53

Si la famille eacutetait condamneacutee agrave ecirctre cette monarchie conservatrice qui se contente de

soumettre on pourrait accorder cette deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de sa capaciteacute agrave eacuteduquer Mais il nrsquoy

aucune fataliteacute agrave ce que la famille reproduise ce modegravele asservissant En revanche nous nous

accordons avec Reboul lorsqursquoil donne cette signification agrave lrsquoexpression apprendre crsquoest-agrave-dire

apprendre agrave laquo devenir meilleur raquo laquo Deacutevelopper les potentialiteacutes drsquoecirctre humain que chacun

porte en soi Lrsquoeacuteducation dans tous les domaines depuis la naissance jusqursquoau dernier jour

crsquoest drsquoapprendre agrave ecirctre homme raquo (Reboul 2010 p 19) Crsquoest cet apprendre que nous avons

deacutesigneacute sous le terme drsquoeacuteleacutevation

LrsquoEacutecole et lrsquoeacuteducation relativiste

Henri Laborit dans lrsquoEacuteloge de la fuite comprend lrsquoeacuteducation comme laquo formation du

systegraveme nerveux raquo (Laborit 1985b p 56)

LrsquoEacutecole a drsquoapregraves lrsquoauteur pour but de laquo creacuteer des automatismes de comportements

de jugements de penseacutee raquo agrave mecircme de fournir agrave ceux qui la subissent laquo un langage une

attitude des habitudes des jugements conformes agrave la structure hieacuterarchique de dominance raquo

(Laborit 1985b p 57) Il srsquoagit de produire du conformisme afin que lrsquoenfant soit le plus

possible laquo lrsquoentiegravere expression de son milieu raquo Lrsquoambition de cette eacuteducation est laquo la

promotion sociale raquo et elle ne peut produire que lrsquointoleacuterance laquo car lrsquointoleacuterance et le

sectarisme sont toujours le fait de lrsquoignorance et de la soumission sans conditions aux

automatismes les plus primitifs eacuteleveacutes au rang drsquoeacutethiques de valeurs eacuteternelles jamais remises

en cause raquo (Laborit 1985b p 58) Telle est drsquoapregraves la distinction que nous proposons la viseacutee

du dressage

Lrsquoeacuteducation relativiste vise au contraire laquo la creacuteativiteacute lrsquooriginaliteacute de penseacutee raquo Il srsquoagit

de stimuler les zones associatives afin de leur laisser une indeacutependance fonctionnelle

Lrsquoeacuteducation de la creacuteativiteacute exige drsquoabord de dire qursquoil nrsquoexiste pas de certitudes

ou du moins que celles-ci sont toujours temporaires efficaces pour un instant donneacute

de lrsquoeacutevolution mais qursquoelles sont toujours agrave redeacutecouvrir dans le seul but de les

abandonner aussitocirct que leur valeur opeacuterationnelle a pu ecirctre deacutemontreacutee Lrsquoeacuteducation

54

que jrsquoai appeleacutee ldquorelativisterdquo me paraicirct ecirctre la seule digne du petit de lrsquoHomme (Laborit

1985b p 57)

Il srsquoagit drsquoeacutelever des laquo individus sans uniformes raquo aptes agrave la toleacuterance Celui qui srsquoeacutelegraveve

deacutecouvre bien une angoisse ndash mais crsquoest celle de la responsabiliteacute

Eacutetat agentique et eacutetat autonome

Le dressage produit cet eacutetat agentique deacutecrit par Milgram lrsquoindividu se conccediloit comme

un simple agent drsquoexeacutecution au service drsquoun supeacuterieur qursquoil considegravere comme leacutegitime

Lrsquoeacuteleacutevation conduit au contraire agrave lrsquoautonomie qui consiste a minima dans le fait de se sentir

lrsquoauteur de sa propre conduite

Milgram deacutecrit lrsquoeacutetat agentique de la maniegravere suivante laquo Par [eacutetat agentique] je

deacutesigne la condition de lrsquoindividu qui se considegravere comme lrsquoagent exeacutecutif drsquoune volonteacute

eacutetrangegravere par opposition agrave lrsquoeacutetat autonome dans lequel il estime ecirctre lrsquoauteur de ses actions raquo

(Milgram 2017 p 203)

Milgram preacutecise le statut pheacutenomeacutenologique de lrsquoeacutetat agentique

un individu est en eacutetat agentique quand dans une situation sociale donneacutee il se deacutefinit

de faccedilon telle qursquoil accepte le controcircle total drsquoune personne posseacutedant un statut plus eacuteleveacute

Dans ce cas il ne srsquoestime plus responsable de ses actes Il voit en lui un simple instrument

destineacute agrave exeacutecuter les volonteacutes drsquoautrui (Milgram 2017 p 203)

Lrsquoeacutetat agentique est un eacutetat mental qui srsquoapprend et crsquoest cet apprentissage de

lrsquoobeacuteissance et de soumission agrave lrsquoautoriteacute que nous entendons par dressage

Lrsquohomme domestiqueacute et lrsquohomme reacutealiseacute

Avec le dressage lrsquoenfant est toujours suspect par principe crsquoest lui qursquoon accusera en

prioriteacute par rapport agrave lrsquoadulte Lrsquoenfant est consideacutereacute comme deacuteviant comme un criminel en

puissance Il faut donc le redresser le dressage suppose un pessimisme anthropologique Avec

lrsquoeacuteleacutevation la responsabiliteacute est partageacutee et mecircme assumeacutee largement par lrsquoadulte Quant agrave

55

lrsquoenfant il nrsquoest pas consideacutereacute comme mauvais a priori il est donc agrave guider agrave orienter en

partant de ce qursquoil est en supposant moins qursquoil voudra le bien qursquoil ne voudra pas le mal

Kant est un repreacutesentant de ce pessimisme anthropologique il estime donc neacutecessaire

la preacutesence drsquoun maicirctre pour contenir la tendance creacutepusculaire des liberteacutes Dans lrsquoIdeacutee drsquoune

histoire universelle au point de vue cosmopolite on lit laquo Lrsquohomme est un animal qui du

moment ougrave il vit parmi drsquoautres individus de son espegravece a besoin drsquoun maicirctre Car il abuse agrave

coup sucircr de sa liberteacute agrave lrsquoeacutegard de ses semblables raquo (Kant 2011) Drsquoougrave la neacutecessiteacute tregraves tocirct de

la discipline pour contenir les laquo penchants animaux raquo de lrsquohomme - sans quoi laquo il suivra tous

ses caprices raquo (Kant 1974 p 71) et il srsquoadonnera agrave la sauvagerie Lrsquo laquo unique cause du mal

crsquoest que la nature nrsquoest pas soumise agrave des regravegles raquo (Kant 1974 p 80) En ce sens Kant

considegravere que le dressage doit ecirctre chronologiquement premier laquo La premiegravere eacutepoque chez

lrsquoeacutelegraveve est celle ougrave il doit faire preuve de soumission et drsquoobeacuteissance passive raquo Mais crsquoest pour

mieux preacuteparer la seconde eacutepoque ougrave la liberteacute lui est restitueacutee ndash mais toujours sous forme

drsquoobeacuteissance agrave la loi Drsquoougrave la difficulteacute ineacutevitable laquo comment unir la soumission sous une

contrainte leacutegale avec la faculteacute de se servir de sa liberteacute Car la contrainte est neacutecessaire raquo

(Kant 1974 p 87) Le paradoxe la difficulteacute consiste agrave penser une contrainte libeacuteratrice une

soumission eacutemancipatrice

Le moyen et la fin

Avec le dressage il y a une deacuteconnexion des moyens aux fins tous les moyens sont

jugeacutes pertinents pour peu qursquoils soient efficaces La fin justifie les moyens y compris la

violence

Avec lrsquoeacuteleacutevation il y a une continuiteacute entre les fins et les moyens employeacutes pour y

parvenir Des moyens sont absolument exclus

La moraline et la vraie morale

Le dressage produit de la moraline La moraline se crispe sur quelques apparences de

civilisation se veut rigide et inflexible et nrsquoest que la caricature vide la momification drsquoune

vie morale qui srsquoest eacutevideacutee de sa substance La moraline ne cherche que lrsquoexactitude dans les

apparences la vie inteacuterieure ne lrsquointeacuteresse pas Elle nrsquoaime elle nrsquoadore que le protocole

lrsquoapparence de vertu le masque Drsquoougrave son attachement aux mots principalement aux grands

56

mots qui semblent se reacutealiser par le fait mecircme de les invoquer dans une performativiteacute

magique

Lrsquoeacuteleacutevation engendre une laquo vraie morale raquo au sens de Pascal (fragment 513 dans

lrsquoeacutedition Lafuma laquo la vraie morale se moque de la morale raquo Pascal 1972 p 576) La vraie

morale est subversive peacutetillante insolente (au sens eacutetymologique drsquoinsolens insolite) au

besoin elle est porteacutee par lrsquoexigence de ne pas se satisfaire de ce que lrsquoon a et encore moins

de ce que lrsquoon est Elle nrsquoaime que lrsquoauthenticiteacute la congruence entre penseacutees affects et

conduite la probiteacute jusqursquoagrave la dureteacute

Bonhomie et bonteacute

Chamfort dans ses Maximes (119) a eacutecrit laquo Un homme sans eacuteleacutevation ne saurait avoir

de bonteacute il ne saurait avoir que de la bonhomie raquo Crsquoest cette bonhomie que vise au mieux

le dressage au point de vue moral lrsquoagreacuteable compagnie la politesse Lrsquoeacuteleacutevation vise la bonteacute

crsquoest une geacuteneacuterositeacute inventive

Pour le dire dans le vocabulaire de Rousseau le dressage favorise lrsquoamour-propre (la

comparaison la rivaliteacute la laquo fureur de se distinguer raquo) Lrsquoeacuteleacutevation renforce lrsquoamour de soi

(passion primitive qui nous recentre sur nous-mecircme)

Conversions

Dans la suite de notre travail nous utiliserons volontiers le terme de conversion pour

deacutesigner le geste eacuteducatif par lequel on eacutelegraveve Mais une preacutecision est indispensable car le

terme de laquo conversion raquo a deux sens un sens religieuxdogmatique et un sens proprement

philosophique Ce premier sens apparaicirct lorsqursquoon dit laquo convertir agrave raquo ndash un dogme il srsquoagit de

conformer lrsquoopinion et mecircme de lrsquoalieacutener absolument agrave une autoriteacute personnifieacutee et qui ferait

du sujet de la conversion un sujet de laquo gracircce raquo auquel on aurait laquo reacuteveacuteleacute raquo la veacuteriteacute Le second

sens eacutemerge lorsqursquoon dit laquo convertir vers raquo il srsquoagit drsquoeacutemanciper absolument le jugement et

de produire un mouvement zeacuteteacutetique sans preacutesomption de possession aleacutethique La

conversion au premier sens du terme preacutetend ecirctre la lumiegravere mecircme voire la vision quand la

conversion au second sens terme nrsquoentend qursquoorienter diffeacuteremment le regard en laissant au

sujet la liberteacute de voir ou de ne voir pas

57

Crsquoest par ce second sens de la conversion (περιαγωγή) que Platon caracteacuterise

lrsquoeacuteducation (παιδεία 518b) lorsqursquoil eacutecrit dans la Reacutepublique (livre VII 518d )

Il existerait degraves lors dis-je un art pour cela un art de ce retournement un art

consacreacute agrave la maniegravere dont cet instrument peut ecirctre retourneacute le plus facilement et le

plus efficacement possible non pas lrsquoart de produire en lui la puissance de voir puisqursquoil

la possegravede deacutejagrave sans ecirctre toutefois correctement orienteacute ni regarder lagrave ougrave il faudrait

mais lrsquoart de mettre en œuvre ce retournement (Platon 2011 p 1683)

Lagrave ougrave nous nous seacuteparons de Platon crsquoest quand il estime (dans le contexte de la

Reacutepublique) que cette eacuteducation est reacuteserveacutee agrave une eacutelite celle qui devra gouverner Nous

pensons au contraire que la seule eacuteducation viable est celle qui vise lrsquoexcellence pour tous

autant que possible Sans quoi on aura tocirct fait de se satisfaire du dressage pour tous autant

que possible La socieacuteteacute la culture lrsquohumaniteacute a tout agrave perdre de ce manque drsquoambition

eacuteducatif qui souvent dans un cynisme qui passe par trop inaperccedilu se preacutesente en reacutealisme

Se contenter de dresser crsquoest refuser drsquoaccorder agrave lrsquoeacuteducation sa mission crsquoest donc au sens

propre deacutemissionner

Disons les choses plus nettement il y a une conversion qui dresse qui aliegravene par la

certitude qursquoelle apporte et une conversion qui eacutelegraveve qui eacuteduque par lrsquoincertitude agrave laquelle

elle preacutepare

Peut-on passer drsquoune conversion agrave une autre Peut-on soutenir ce paradoxe (cette

contradiction ) contraindre agrave ecirctre libre Faire violence pour eacutemanciper Drsquoapregraves A

Ouzoulias la reacuteponse de Platon peut se comprendre dans cette optique laquo il faut une violence

initiale pour contraindre par une intervention exteacuterieure lrsquoacircme agrave se tourner vers les veacuteriteacutes

premiegraveres [hellip] La peacutedagogie nrsquoeacutechappe pas agrave ce tour de force initial raquo (Kahn Ouzoulias amp

Thierry 1990 pp 19-49) Crsquoest aussi la proposition de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas agrave eacutecrire dans

Le Contrat social qursquoau sujet refusant drsquoobeacuteir agrave la Volonteacute Geacuteneacuterale laquo on le forcera drsquoecirctre

libre raquo (Rousseau 1971a p 524) Cet oxymore est-il lrsquoune de ces (in)eacutevidences incontournables

de la philosophie de lrsquoeacuteducation et qui fait de la sanction une fataliteacute

58

Dans la suite de notre texte nous entendrons par conversion cette maniegravere drsquoeacutelever

lrsquoecirctre agrave eacuteduquer ndash conversion non seulement compatible avec le principe de laiumlciteacute mais qui

pourrait mecircme en ecirctre sa condition de possibiliteacute

12 Quelques preacutecisions au sujet du vocabulaire employeacute

121 Pourquoi nous ne sommes pas kantien

Contrairement agrave ce que le vocabulaire employeacute preacuteceacutedemment laisse entendre

lrsquoorientation drsquoune telle division nrsquoest pas drsquoobeacutedience kantienne

On sait que Kant a fait de lrsquoautonomie la viseacutee de la morale ecirctre capable de se

deacuteterminer en dehors de toute affection sensible Chez Kant cela signifie le fait de se

deacuteterminer par la raison en fonction non de la matiegravere de la repreacutesentation mais de sa forme

seule agrave savoir drsquoapregraves une loi porteuse de lrsquoexigence drsquouniversaliteacute Cette loi eacutetant la mecircme

pour tous les ecirctres capables de moraliteacute il srsquoensuit que la moraliteacute est agrave comprendre drsquoapregraves

un modegravele unique celui drsquoune volonteacute sainte qui agirait spontaneacutement drsquoapregraves le principe de

la loi morale On nrsquoa donc chez Kant le choix en morale qursquoentre une heacuteteacuteronomie (soumission

agrave la sensibiliteacute) et lrsquoautonomie (soumission agrave un modegravele rationnel de conduite)

Dans cette optique il nrsquoy a il ne doit y avoir aucune place pour lrsquooriginaliteacute morale

Lrsquoheacuteteacuteronomie est marqueacutee du sceau de la deacutetestable pluraliteacute lrsquoautonomie au contraire vise

lrsquouniteacute Lrsquoautonomie drsquoapregraves Kant crsquoest la capaciteacute agrave agir drsquoapregraves un modegravele unique de

conduite Or cette conception de lrsquoautonomie nous paraicirct pauvre deacutesincarneacutee homogegravene

abstraite ndash en un mot en accordant tout agrave la raison et rien agrave la sensibiliteacute Kant nous paraicirct

manquer ce que lrsquoeacutethique a de vivant Singuliegravere liberteacute que de ne pouvoir srsquoeacutelever que contre

la nature

Crsquoest que la morale theacuteoriseacutee kantienne repose sur le preacutesupposeacute drsquoun dualisme entre

sensibiliteacute et raison (ou nature et liberteacute) la distance qui les abicircme srsquoavegravere agrave ce point radicale

que tous les ponts conceptuels du monde ne peuvent les relier Lrsquoeacutecart originaire ne saurait

ecirctre reacutesorbeacute la contradiction toujours en lrsquohumain persistera il faudra choisir entre un

despotisme exteacuterieur (la nature) et un despotisme inteacuterieur (la fameuse laquo voix drsquoairain raquo de

lrsquoIdeacutee de devoir) Lrsquoappel kantien agrave la subjectiviteacute est pertinent mais la reacuteduction de la

subjectiviteacute agrave la subjectiviteacute transcendantale toute de raison et deacutesaffecteacutee eacutevide la moraliteacute

de toute appropriation effective par un sujet capable drsquoinventer et mecircme drsquoaimer

59

Agrave rebours de cette conception homogegravene et universelle de lrsquoautonomie nous

soutenons (drsquo)apregraves Guyau une conception anomique de la solidariteacute morale Lrsquooriginaliteacute

individuelle dans ce qursquoelle a de creacuteatrice drsquoinnovant drsquoimpreacutevisible dans lrsquoart drsquointensifier la

vie

En raison de la reacutesonance extraordinaire de la terminologie kantienne dans le champ

moral (ougrave le concept drsquoautonomie a connu une fortune qui va souvent jusqursquoau contresens)

nous conservons le terme drsquoautonomie avec le deacuteplacement de sens que nous venons de

proposer lrsquo αὐτός de lrsquoautonomie nrsquoest pas de lrsquoordre universel de la raison mais relegraveve drsquoune

creacuteation originale reacutepondant agrave lrsquoappel de la vie

122 Pourquoi nous ne sommes pas nietzscheacuteen

On trouve chez Nietzsche une distinction approchante entre dresser et eacutelever ndash mais

son sens est radicalement diffeacuterent Dans Le Creacutepuscule des idoles (2005 p 162 et ss)

Nietzsche oppose le dressage (Zaumlhmung) et lrsquoeacutelevage (Zuumlchtung) Patrick Wotling a deacutemontreacute

(Wotling 2012 pp 275-298) que le premier est le fruit de la civilisation le second de la culture

et que la condamnation par Nietzsche du dressage (sur la base drsquoune critique du ressentiment)

repose sur la promotion de lrsquoeacutelevage P Wotling eacutecrit en ce sens

La veacuteritable ligne de force de lrsquoopposition tient agrave ce que la Cultur met en œuvre

une Zuumlchtung en accord avec les exigences fondamentales de la volonteacute de puissance

et recherche lrsquoeacuteleacutevation de la valeur de lrsquohomme alors que la Civilisation par exemple

le christianisme est une forme deacutecadente de culture qui ne met en œuvre qursquoune

Zaumlhmung visant agrave brimer la volonteacute de puissance agrave rendre malade et agrave affaiblir le type

drsquohomme que Nietzsche caracteacuterise comme supeacuterieur accompli ou encore abouti et

agrave privileacutegier lrsquoapparition drsquoun type deacutecadent (Wotling 2012 p 298)

Mais Nietzsche estime que la distinction entre dressage et eacutelevage tient moins aux

moyens engageacutes (qui sont effroyables et immoraux) qursquoagrave leur viseacutee laquo La morale de lrsquoeacutelevage

et la morale du dressage se valent parfaitement quant aux moyens qursquoelles emploient pour

60

srsquoimposer raquo (Nietzsche 2005 p 165) elles rendent malades Mais lagrave ougrave le dressage rend

malades les ecirctres les plus forts les plus emplis de vitaliteacute lrsquoeacutelevage rend malade les ecirctres les

plus cheacutetifs afin que les plus forts puissent eacutepanouir leur puissance Le dressage vise

lrsquoaffaiblissement voire lrsquoannihilation des pulsions de vie notamment en deacuteveloppant la

mauvaise conscience (voir le second traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale 2000 et notamment

p 128 et ss) Lrsquoeacutelevage au contraire consiste agrave eacuteduquer ndash agrave commencer par lrsquoeacuteducation du

corps qui doit assimiler les contraintes afin de produire agrave lrsquohorizon de plusieurs geacuteneacuterations

un style (voir Le Creacutepuscule des idoles Raids drsquoun inactuel sect47 2005 pp 212-213) Nietzsche

demeure un auteur pour lequel la contrainte y compris dans ce qursquoelle a de plus absurde

demeure absolument requise pour faire naicirctre de la culture ndash le sect188 de Par-delagrave bien et mal

est par exemple consacreacute agrave la critique du laisser-aller et propose en contrepoint un eacuteloge de

la contrainte laquo cette tyrannie cet arbitraire cette rigoureuse et grandiose becirctise ont eacuteduqueacute

lrsquoesprit lrsquoesclavage est semble-t-il au sens le plus grossier et le plus subtil le moyen

indispensable pour discipliner et eacutelever lrsquoesprit aussi raquo (Nietzsche 2003 p 144) Lrsquoobeacuteissance

serait ainsi lrsquoimpeacuteratif mecircme de la nature

Nous nous seacuteparons de Nietzsche en distinguant eacutelevage et eacuteleacutevation Si eacutelevage et

dressage srsquoopposent sur les fins ils srsquoaccordent sur les moyens eacutelevage et eacuteleacutevation

srsquoopposent sur les moyens Lrsquoeacutelevage se fait par la contrainte qui se perpeacutetue sur des

geacuteneacuterations et fait fi de la personnaliteacute (preacutecisons des plus humbles) Nietzsche eacutetait un esprit

radicalement aristocratique qui croyait agrave la neacutecessiteacute de lrsquoesclavage (Creacutepuscule des idoles sect40

agrave proposer des ouvriers auxquels on accorde des droits laquo Si lrsquoon veut atteindre un but on doit

en vouloir aussi les moyens si lrsquoon veut des esclaves on est fou de leur accorder ce qui en fait

des maicirctres raquo 2005 p 206) Lrsquoeacuteleacutevation telle que nous lrsquoentendons engage des moyens qui

interdisent de penser lrsquoautre autrement que comme une fin

La liberteacute peut-elle ecirctre atteinte par des moyens liberticides Apregraves Hegel qui estimait

que lrsquoalieacutenation conditionne la culture Nietzsche lrsquoaffirme crsquoest par lrsquoobeacuteissance

inconditionneacutee agrave des lois arbitraires (on mesure la distance avec Kant pour lrsquoauteur de la

Critique de la raison pratique la loi morale est tout sauf arbitraire) qursquoon parvient agrave eacutelever

lrsquoesprit Le paradoxe est assumeacute la liberteacute dans lrsquoeacuteducation relegraveverait du fantasme anarchiste

(terme qui sert chez Nietzsche de fourre-tout agrave lrsquoinstar des ideacutees modernes et qui deacutesignent

lrsquoeacutegalitarisme autant que la haine de la souffrance) seules la contrainte et osons mecircme la

dureteacute sont agrave mecircme drsquoeacutelever lrsquohomme Pour Nietzsche la liberteacute nrsquoest pas une donneacutee initiale

61

elle est une conquecircte contre soi et contre autrui au besoin La liberteacute est libeacuteration de

puissance La plasticiteacute de lrsquohomme fait qursquoil est creacuteateur et creacuteature ndash et que crsquoest agrave la laquo grande

politique raquo drsquoœuvrer agrave ce que lrsquohomme peut devenir le Surhumain

Pour notre part nous pensons que lrsquoœuvre de lrsquoeacuteducation doit prendre lrsquoecirctre agrave eacuteduquer

comme une fin indeacutependamment de toute grande politique (au sens nietzscheacuteen du terme)

Lrsquoeacutemancipation et la culture de ses faculteacutes pour elles-mecircmes doivent ecirctre les objectifs au

fond plus humbles des peacutedagogues qui ne veulent pas eacutelever des laquo races raquo Plus humbles et

pourtant plus deacutelicats car il ne srsquoagit pas de reacuteserver lrsquoeacuteleacutevation (plutocirct que lrsquoeacutelevage) aux

happy few Et surtout nous pensons que ce nrsquoest pas un paradoxe mais une veacuteritable

contradiction que de vouloir eacutelever avec des moyens contraires agrave toute eacuteleacutevation On ne

deacuteveloppe pas lrsquoindeacutependance drsquoesprit en lrsquoasservissant Nietzsche du reste lrsquoaccorderait

pour les masses le reacutesultat en serait un terrifiant conformisme Mais Nietzsche nrsquoa cure des

masses qursquoil meacuteprise il est tourneacute vers lrsquoexception reacutesiliente qui jusqursquoalors nrsquoa eacutemergeacute que

par le fait du hasard celle qui saura un jour creacuteer parce qursquoelle aura appris agrave obeacuteir Crsquoest lagrave ce

que nous contestons doublement drsquoune part les masses ne doivent pas ecirctre sacrifieacutees au

profit drsquoune eacutelite culturelle drsquoautre part la contrainte (laquo agrave deux doigts de la tyrannie au seuil

mecircme du danger drsquoasservissement raquo eacutecrit Nietzsche au sect38 du Creacutepuscule des idoles 2005

p203) au fond martiale (laquo La guerre eacutelegraveve agrave la liberteacute [hellip] Lrsquohomme libre est guerrier raquo 2005

p 203) nrsquoest sans doute pas un proceacutedeacute approprieacute pour creacuteer de la creacuteation Elle est bien plus

propre agrave creacuteer des neacutevroses et des troubles de la personnaliteacute que de la grandeur ndash agrave supposer

drsquoailleurs que la grandeur loueacutee par Nietzsche soit autre chose qursquoune neacutevrose (et sans doute

pas une laquo neacutevrose de la santeacute raquo comme le philosophe lrsquoestimait pourtant au sect4 de son Essai

drsquoautocritique consacreacute agrave La Naissance de la trageacutedie 1993 p26)

13 Problegravemes lieacutes

131 Antinomie 1 socialiser avec quelle socieacuteteacute

Le concept de socialisation est ambigu On peut reacuteduire toute lrsquoeacuteducation agrave cette

fonction Mais il faut aussitocirct alors demander agrave la suite drsquoOlivier Reboul laquo ldquoLa socialisationrdquo

crsquoest inteacutegrer lrsquoenfant agrave la socieacuteteacute mais agrave quelle socieacuteteacute raquo (La Philosophie de lrsquoeacuteducation p

10)

62

Socialisations

Tant qursquoil sera en lien avec autrui le sujet pourra ecirctre dit socialiseacute mais quel genre de

lien veut-on Veut-on un lien drsquoobeacuteissance et de conformisme Voici le dressage Veut-on un

lien de dialogue et de liberteacute Voici lrsquoeacuteleacutevation la veacuteritable eacuteducation

Srsquoagit-il de socialiser avec les seuls contemporains et la seule citeacute drsquoappartenance du

sujet On parlera alors de dressage on exige du sujet socialiseacute qursquoil se conforme aux normes

de son temps et de sa localiteacute Srsquoagit-il de socialiser avec la socieacuteteacute humaine en son entier par-

delagrave les frontiegraveres au-delagrave du cercle (toujours eacutetroit) du preacutesent Srsquoagit-il de socialiser avec

lrsquoavenir avec la socieacuteteacute possible On parlera alors drsquoeacutelever on invite le sujet agrave se deacuteprendre

des liens contingents qursquoil entretient avec le monde hic et nunc pour srsquoapproprier la Culture

Socialiser ou eacutemanciper

Cette antinomie de lrsquoeacuteducation pourrait ecirctre preacutesenteacutee autrement socialiser ou

eacutemanciper On aimerait on voudrait reacutepondre les deux Mais agrave lrsquoextrecircme nrsquoy a-t-il pas risque

drsquoantinomie Lrsquoeacutemancipation la libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de tout preacutejugeacute y compris sociaux le

deacuteveloppement de lrsquoesprit critique (y compris agrave lrsquoencontre des structures sociales) srsquoagit-il lagrave

drsquoun ideacuteal compatible avec lrsquoobeacuteissance exigeacutee dans lrsquoordre social Le cas de deacutesobeacuteissance

civile ou lrsquoexemple reacutecent des lanceurs drsquoalerte meacuterite agrave cet eacutegard toute notre attention crsquoest

lagrave le comble de lrsquoeacutemancipation et on voit (notamment concernant les lanceurs drsquoalerte) les

Eacutetats heacutesitent entre un eacuteloge formel (il faut proteacuteger les lanceurs drsquoalerte) et un formalisme

juridique qui encadre ladite deacutesobeacuteissance pour mieux la controcircler et lrsquoabolir comme

deacutesobeacuteissance Eacuteduquer est-ce susciter des vocations de lanceurs drsquoalertes y compris dans

lrsquoilleacutegaliteacute est-ce inciter agrave deacutesobeacuteir Il y a certes un paradoxe que le groupe de Palo Alto a

bien compris agrave formuler une injonction du genre deacutesobeacuteissez car alors la deacutesobeacuteissance

induite nrsquoest que lrsquoeffet drsquoune obeacuteissance

Toute la question est donc eacuteduquer est-ce apprendre la simple obeacuteissance ou au

contraire la dangereuse et vigoureuse deacutesobeacuteissance Les deacutesobeacuteissants sont-ils des bons ou

des mauvais citoyens ndash drsquoauthentiques citoyens ou des hors-la-loi selon le titre de lrsquoœuvre de

Manuel Cervera-Marzal (MAUSS 2016)

63

Lrsquoeacuteconomie contre la culture

Nous soutenons donc lrsquoideacutee que la laquo socialisation raquo a deux significations diffeacuterentes Un

sens eacuteconomique quand on socialise avec la socieacuteteacute preacutesente un sens culturel quand on

socialise avec les geacuteneacuterations passeacutees ou agrave venir La culture au sens drsquoHannah Arendt consiste

agrave produire des œuvres aussi durables que possibles ndash qui ne se consomment pas Socialisation

eacuteconomique et dressage sont donc correacuteleacutes (sont-ils identiques pour autant ) On peut

cependant poser que lrsquoeacuteducation devrait avoir un sens culturel sous peine de la reacuteduire agrave un

ajustement aux exigences eacuteconomiques de la socieacuteteacute

Peut-on consideacuterer que seule une minoriteacute peut acceacuteder agrave la culture Et peut donc

ecirctre eacuteleveacutee Et que la majoriteacute ne peut guegravere preacutetendre agrave autre chose qursquoagrave du dressage Crsquoest

ce que pense Nietzsche par exemple qui estime que les masses ne sont que des moyens pour

parvenir agrave la culture (laquo Une culture eacuteleveacutee est une pyramide elle ne peut reposer que sur une

base elle a pour condition premiegravere une meacutediocriteacute fortement et sainement consolideacutee raquo

Nietzsche 1994 p 124) et peuvent donc ecirctre en un sens sacrifieacutees

Nous reacutecusons radicalement ce preacutejugeacute qui ne vise qursquoagrave asseoir le dressage sur une

pseudo-eacutevidence Nous estimons au contraire que toute philosophie de lrsquoeacuteducation doit

reposer sur un principe drsquoeacuteducabiliteacute Lrsquoeacuteducation pensons-nous doit viser agrave transformer les

ecirctres agrave former en individus aussi indeacutependants que possibles et non pas agrave les reacuteduire au statut

drsquoautomates obeacuteissants Lrsquoutiliteacute sociale que lrsquoEacutetat par exemple doit obtenir des sujets agrave

eacuteduquer doit plier devant lrsquointeacuterecirct que lrsquohumaniteacute en tirerait Le seul moyen de sortir de

lrsquoantinomie Eacutetathumaniteacute est de preacutesupposer que lrsquoEacutetat actuel dans lequel nous vivons est

habiteacute par un ideacuteal drsquohumaniteacute ndash telle est la proposition de Durkheim par exemple dont

lrsquooptimisme nous paraicirct cependant tregraves propre agrave entretenir toutes les illusions Nous ne

sommes pas sucircrs que lrsquoantinomie puisse ecirctre reacutesolue

Cette clause drsquohumaniteacute nrsquoest pas facile agrave respecter elle nous fait pencher du cocircteacute

drsquoun ideacutealisme tregraves dommageable agrave une quelconque incarnation Mais sans elle ne risque-t-

on de tendre vers un nationalisme plus dommageable encore aux principes de lrsquoeacuteducation Agrave

tout prendre nous preacutefeacuterons une eacuteducation ideacuteale qui nrsquoexiste pas agrave une eacuteducation reacuteelle qui

a renonceacute agrave ses exigences au moins nrsquoaurons-nous pas cautionneacute un moindre mal qui nrsquoest

jamais un bien et qui trop souvent nrsquoest qursquoun preacutetexte pour faire le mal dont on se deacutefend

La moraline trop souvent nrsquoest que lrsquoalibi du cynisme Sur les principes moins qursquoailleurs il faut

accepter de transiger car rien nrsquoest pire que la reacutesignation

64

Normalisations

Lrsquoambiguiumlteacute du terme laquo socialisation raquo se retrouve avec celui de laquo normalisation raquo

De quel humain normal srsquoagit-il Srsquoagit-il de lrsquoecirctre normal de facto (crsquoest ainsi que

Foucault par exemple entend ce terme dans Surveiller et punir) Il est alors question de dresser

les corps Srsquoagit-il drsquoecirctre normal de juris (crsquoest ainsi que Annamaria Montessori par exemple

comprend le terme comme ideacuteal drsquoune eacuteducation respectant lrsquoesprit absorbant de lrsquoenfant)

Il sera alors question drsquoeacutelever

Quelle normaliteacute veut-on Plus preacuteciseacutement quelle normativiteacute veut-on Quelle

norme devra nous servir de fil directeur

Le problegraveme de se satisfaire drsquoune normativiteacute de facto est de reacuteduire le possible agrave

lrsquoeffectif quelle est lrsquoambition drsquoune eacuteducation qui se contente du faisable crsquoest-agrave-dire de ce

qui se fait Le problegraveme inverse celui drsquoinvoquer une normativiteacute qui nrsquoest pas encore est

drsquoencourir le blacircme drsquoutopie En matiegravere drsquoinvention normative qursquoest-ce qui est possible

Lrsquoeacuteducation doit-elle se contenter de rendre normal Ou bien doit-elle viser le plus que

normal

132 Antinomie 2 Lrsquourgence autorise-t-elle le dressage

Supeacuterioriteacute axiologique de lrsquoeacuteleacutevation sur le dressage

Il ne fait guegravere de doute au point de vue eacuteducatif et moral ougrave nous nous placcedilons que

le projet drsquoeacutelever vaut davantage que celui de dresser En matiegravere drsquoeacuteducation la viseacutee doit

(drsquoabord ) ecirctre celle de lrsquoeacuteleacutevation

Cette hieacuterarchie pourrait ecirctre contestable au point de vue drsquoune politique eacutetroite qui

nrsquoexige que lrsquoobeacuteissance des sujets Le politique doit gouverner des hommes et lrsquohomme le

plus docile sera le plus gouvernable En matiegravere politique lrsquoobeacuteissance des sujets est une vertu

ndash elle est mecircme peut-ecirctre la vertu par excellence On lrsquoappelle parfois laquo respect raquo voire

laquo respect ducirc agrave lrsquoautoriteacute raquo Crsquoest confondre (intentionnellement ) pouvoir et autoriteacute

Du point de vue de la philosophie eacuteducative et morale en revanche rien nrsquoest moins

assureacute Lrsquoobeacuteissance nrsquoest vertu que probleacutematiquement Aussi le bon citoyen ne doit-il pas

obeacuteir inconditionnellement il doit pouvoir srsquoeacutelever contre un pouvoir qursquoil estime injuste

Toute la difficulteacute est qursquoil doit le faire au nom drsquoun ideacuteal drsquohumaniteacute non pas agrave celui drsquoun ideacuteal

65

eacutetroit Srsquoeacutelever contre le pouvoir au nom drsquoun profit personnel crsquoest srsquoabaisser srsquoeacutelever contre

un pouvoir au nom drsquoun ideacuteal qui transcende lrsquointeacuterecirct particulier crsquoest veacuteritablement srsquoeacutelever

Mais il paraicirct bien difficile drsquoeacutetablir une regravegle qui permette a priori de pouvoir distinguer entre

ces deux motivations Faute drsquoune telle regravegle faudrait-il se reacutesigner et se soumettre

Si eacutelever vaut mieux que dresser ne peut-il pas y avoir des eacutepisodes crisiques qui

requiegraverent de suspendre la viseacutee drsquoeacutemancipation au profit drsquoune action qui nrsquoest qursquoefficace et

salvatrice Salus populi suprema lex et peut-ecirctre le dressage sera-t-il parfois plus efficace

quand lrsquourgence de la situation lrsquoexige que la noble et belle eacuteleacutevation

Cette question de lrsquourgence est centrale et on ne saurait la sous-estimer Elle conduit

agrave reacutefleacutechir sur ce que devrait ecirctre un eacutetat drsquoexception Mais dans quelle mesure doit-on

accepter de se laisser gagner par un eacutetat drsquoexception qui contredit aussi directement les fins

et les moyens de lrsquoeacuteducation

Statique et dynamique

Les points de vue statique et dynamique srsquoopposent

Au point de vue statique lrsquourgence drsquoune situation fait qursquoon peut leacutegitimement

contraindre pourquoi se priver drsquoune ressource en des temps impeacuterieux On peut mecircme

convenir que la contrainte et le dressage ne sont pas agrave long terme des proceacutedeacutes efficaces au

point de vue statique il suffit que le moyen engageacute soit efficace le plus immeacutediatement

possible pour lrsquoautoriser Aux vues courtes lrsquoefficaciteacute agrave court-terme suffit

Au point de vue dynamique au contraire invoquer lrsquourgence et en son nom

reconnaicirctre lrsquoefficaciteacute de lrsquoeacutetat agentique induit par le dressage crsquoest prendre le risque drsquoune

faciliteacute celle drsquoen faire une situation normale de banaliser ce qui ne devait ecirctre

qursquoexceptionnel de peacuterenniser ce qui ne devait ecirctre que temporaire Ce qui eacutetait drsquoabord une

faciliteacute risque toujours drsquoengager une pernicieuse surenchegravere Pire encore le fait mecircme de

srsquoautoriser de lrsquoexception et de lrsquoeacutetat drsquourgence nrsquoentrouvre-t-il pas la porte agrave la deacuterive de leur

normalisation Lrsquourgence nrsquoest-elle pas lrsquoalibi du diable

Nous ne nions pas qursquoil y ait parfois effectivement des situations qui neacutecessitent de

suspendre lrsquointeacuterecirct peacutedagogique nul nrsquoest infaillible et on ne saurait tout preacutevoir Mais cette

ultima ratio qursquoon se donne ne risque-t-elle pas de devenir une terrible tentation pour nrsquoavoir

pas agrave se donner les moyens drsquoecirctre ambitieux Agrave quoi bon coopeacuterer quand la supeacuterioriteacute par la

66

force est acquise Ne risque-t-on pas alors de se condamner agrave agir dans lrsquourgence dans un

eacuteternel court terme ndash et ainsi agrave se priver drsquoun horizon qui transcende lrsquourgence des temps

preacutesents Ne risque-t-on pas de normaliser lrsquourgence et de faire du dressage la

norme eacuteducative

135 Antinomie 3 lrsquoindividu contre la socieacuteteacute

Une difficulteacute majeure qui deacutecoule de cette division entre dressage et eacuteleacutevation serait

de devoir choisir entre la socieacuteteacute et lrsquoindividu Entre deacutevelopper des qualiteacutes sociales (individu

ajusteacute agrave son environnement social) et deacutevelopper des qualiteacutes morales (individu ajusteacute agrave lui-

mecircme meilleure croissance harmonieuse de ses faculteacutes) que faut-il choisir Des ecirctres utiles

mais assujettis Des ecirctres eacutepanouis mais anti-sociaux Des instruments ou des atomes

Cette difficulteacute est drsquoapregraves John Dewey laquo le problegraveme ultime de toute lrsquoeacuteducation raquo

Le problegraveme ultime de toute lrsquoeacuteducation reacuteside dans la coordination des

facteurs psychologique et social Le psychologique requiert que lrsquoindividu ait la libre

utilisation de toutes ses capaciteacutes personnelles et donc drsquoecirctre individuellement

analyseacute de faccedilon agrave ce que les lois de sa propre structure soient consideacutereacutees Le facteur

sociologique requiert que lrsquoindividu soit familier avec lrsquoenvironnement social dans

lequel il vit dans toutes ses relations importantes et qursquoil soit formeacute agrave tenir compte de

ces rapports dans ses propres activiteacutes La coordination exige donc que lrsquoenfant soit

capable de srsquoexprimer mais de faccedilon agrave reacutealiser des fins sociales (citeacute par Houssaye

1994 p 127)

Nous estimons que cette contradiction est possible mais nrsquoa rien de neacutecessaire Cette

opposition est souvent mobiliseacutee afin de justifier le dressage Nous soutiendrons agrave la suite de

Guyau qursquoun ecirctre qui a deacuteveloppeacute ses faculteacutes sur un plan moral deviendra social par lagrave-mecircme

Dewey estimait pour sa part que le deacuteveloppement de lrsquoindividu et de la socieacuteteacute se soutiennent

mutuellement ndash la deacutemocratie nrsquoest pas qursquoun mode de gouvernement mais un mode de vie

animeacute par des citoyens eacutemancipeacutes agrave mecircme de ressourcer le lien social

67

Crsquoest cette difficulteacute qursquoaborde encore Olivier Reboul dans son chapitre Les fins de

lrsquoeacuteducation pour la socieacuteteacute ou pour lrsquoenfant (2010 p 23) Sa reacuteponse nous paraicirct pertinente

laquo entre lrsquoindividu et la (crsquoest-agrave-dire une) socieacuteteacute il existe un troisiegraveme terme qui est

lrsquohumaniteacute raquo (2010 p 24) Crsquoest cette humanisation que lrsquoeacuteducation vise par le social mais

au-delagrave du social actuel laquo Car au-delagrave de toutes les cultures il y a la culture raquo cette derniegravere

eacutetant viseacutees par celles-lagrave laquo Ainsi conclut Reboul il nous semble que la fin de lrsquoeacuteducation est

de permettre agrave chacun drsquoaccomplir sa nature au sein drsquoune culture qui soit vraiment

humaine raquo Mais que faire quand la culture preacutesente srsquoeacuteloigne de cet ideacuteal Que peut-on

(srsquo)autoriser

Carl Rogers a eacutecrit dans cette veine

il nrsquoest pas neacutecessaire de nous demander qui va [hellip] rendre social [lrsquoecirctre deacutelivreacute

de sa ldquodeacutefensiviteacuterdquo] car lrsquoun de ses besoins les plus profonds crsquoest preacuteciseacutement le

rapprochement et la communication avec autrui Du fait qursquoil est pleinement lui-mecircme

il ne peut srsquoempecirccher drsquoecirctre veacuteritablement social raquo (Rogers 1972 p 291)

Il y a peut-ecirctre de la naiumlveteacute dans ces vues sans doute de lrsquooptimisme Mais un

eacuteducateur peut-il se permettre drsquoecirctre pessimiste ndash et drsquoanticiper le pire au risque de le faire

advenir par ses craintes mecircmes

Les savants les artistes qui ont creacuteeacute de la nouveauteacute devaient ecirctre non-conformistes

Ils lrsquoont eacuteteacute et leur œuvre a ensuite profiteacute agrave toute lrsquohumaniteacute Beaucoup ont veacutecu le poids

des institutions comme eacutetouffant et alieacutenant et il a leur a fallu ne pas ceacuteder agrave cette pression

sociale pour libeacuterer leur talent

Peut-on ecirctre un bon citoyen en sa Nation si on ne se sent pas citoyen de cette Nation

plus large qursquoest le monde Peut-on ecirctre un bon citoyen si on nrsquoest pas cosmopolite Agrave

lrsquoinverse le cosmopolite (en acte et non en parole seulement) peut-il ecirctre autre chose qursquoun

bon citoyen Le dressage favorise tous les nationalismes Lrsquoeacuteleacutevation fait qursquoon se sent plus

humain que patriote mecircme

68

Il est vrai remarque Rousseau que le cosmopolitisme peut devenir un alibi pour nrsquoavoir

pas agrave aimer son prochain laquo Deacutefiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs

livres des devoirs qursquoils deacutedaignent de remplir autour drsquoeux Tel philosophe aime les Tartares

pour ecirctre dispenseacute drsquoaimer ses voisins raquo (Rousseau 1971b p 21) Il faut un cosmopolitisme

authentique qui ne soit pas qursquoune pose

Vivre sa vie pleinement crsquoest devenir geacuteneacutereux Cette geacuteneacuterositeacute peut se diriger agrave

lrsquoendroit de la geacuteneacuteration actuelle ou des geacuteneacuterations agrave venir ndash dans le systegraveme de la Culture

par exemple Il est vrai qursquoil y a un risque de contradiction qursquoon observe dans lrsquoanarchisme

reacutevolutionnaire de Kropotkine par exemple tellement aimer lrsquohumaniteacute qursquoon est precirct agrave lui

sacrifier des humains actuelshellip par des actes terroristes (ainsi de Kropotkine qui dans La

Morale anarchiste nrsquoheacutesite pas agrave justifier les attentats terroristes par lrsquohumanisme) La

socialisation agrave venir ne doit pas se faire au deacutetriment de la socialisation avec le preacutesent ndash mais

cette exigence ne devrait-elle pas ecirctre symeacutetrique Refuser toute socialisation preacutesente qui

compromette la socialisation avec lrsquoavenir Mais celle-ci paraicirctra toujours abstraite et

lrsquohomme habitueacute agrave privileacutegier le preacutesent ne risque-t-il pas purement et simplement drsquooublier

lrsquoavenir ndash et ce qui est spatialement eacuteloigneacute

Conclusion la sanction au sein de cette antinomie

Revenons agrave notre question originelle la sanction est-elle eacuteducative Deacutedoublons-la

deacutesormais La sanction sert-elle agrave dresser agrave eacutelever ndash aux deux ou ni agrave lrsquoun ni agrave lrsquoautre

Il ne fait guegravere de doute que la sanction a pour viseacutee directe de dresser Avec la

sanction on joue avec les affects de crainte et de reacutecompense en sollicitant les actions et

reacuteactions de lrsquoindividu on ne cherche pas agrave lui apprendre une autodeacutetermination mais agrave

deacuteterminer sa conduite en raison de facteurs exogegravenes Lrsquoeffet est atteint quand le sujet est

ameneacute agrave obeacuteir ndash peu importent ses motivations reacuteelles (en peacutedagogie qursquoil ait envie

drsquoapprendre ou qursquoil ait juste peur des conseacutequences drsquoun non-apprentissage la note ne

sanctionne qursquoun reacutesultat objectif)

Il va sans dire que la sanction est agrave mecircme de promouvoir une socialisation comprise

comme conditionnement comportemental La question est la sanction peut-elle faire

davantage que dresser La sanction peut-elle conduire agrave une eacuteleacutevation Ou bien est-elle un

moyen qui comme tel la confine agrave ecirctre lrsquoinstrument du dressage

69

Avant drsquoaffronter cette question il nous faut au preacutealable deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoil

faut entendre par sanction Nous verrons qursquoune telle deacutefinition nrsquoa rien drsquoaiseacute ni de neutre

70

2 Qursquoest-ce qursquoune sanction

La notion est complexe il nous faut pourtant la deacutemecircler a minima pour pouvoir

progresser Il y a neacutecessiteacute de commencer par des deacutefinitions provisoires ndash la deacutefinition

deacutefinitive srsquoil en est se trouvera au terme de ce chapitre

Il srsquoagit moins de deacutefinir une essence (ou οὐσία qui rappelle la fameuse reacuteponse de

Platon ndash lrsquoεἶδος ndash agrave la question socratique de la deacutefinition ndash τί ἐστι ndash ) que de caracteacuteriser pour

eacuteviter les confusions Qui sanctionne Qursquoest-ce qui est sanctionneacute Comment sanctionne-t-

on Enfin dans la partie suivante nous verrons pourquoi (ou plutocirct pour quoi) sanctionne-

t-on

21 Eacutetymologie

Lrsquoeacutetymologie du mot laquo sanction raquo nous renseigne moins sur ce qursquoelle est que sur son

effet Du latin sancire qui signifie laquo rendre sanctus raquo la sanction sanctifie ndash et en un sens eacutelargi

(car il nrsquoest pas aiseacute de distinguer la sanctification de la sacralisation) la sanction rend sacreacute

sacralise

Mais que sacralise-t-elle Sans doute lrsquoautoriteacute en droit de sanctionner La sanction a

donc comme mission de sanctifier lrsquoautoriteacute apposer comme une marque de religiositeacute au

deacutetenteur du pouvoir sinon au pouvoir lui-mecircme Eacutetymologiquement la sanction est lrsquoaureacuteole

du pouvoir peut-ecirctre sa marque distinctive elle confegravere agrave lrsquoautoriteacute son aura elle relegraveve

drsquoune symbolique de lrsquoefficaciteacute Elle est drsquoabord un signe si seul celui qui est autoriseacute peut

sanctionner la sanction en retour constitue la signature de lrsquoautorisation ndash peut-ecirctre mecircme

un principe On pourrait dire en pastichant Pascal (fragment 60 dans lrsquoeacutedition Lafuma Pascal

1972 p 507) que crsquoest la sanction et non la coutume qui est le laquo fondement mystique de [lrsquo]

autoriteacute raquo

Agrave ces consideacuterations proprement politiques (puisqursquoelles appreacutehendent la sanction

comme sanctuarisation de lrsquoautoriteacute) on peut ajouter lrsquoideacutee que lrsquoefficaciteacute de la sanction ne

tient pas neacutecessairement agrave son actualiteacute mais agrave son statut de puissance Lrsquoefficaciteacute de la

sanction tient agrave la menace qursquoelle fait peser Lrsquoeacuteconomie de son effet tient au fait qursquoelle nrsquoa

pas agrave ecirctre appliqueacutee qursquoelle hante qursquoelle fasse peur cela suffit En ce sens pas de sanction

sans preacutevoyance donc sans preacutevisibiliteacute sans publiciteacute et cette publiciteacute doit ideacutealement

71

srsquoaccompagner de crainte La sanction ne doit pas se contenter drsquoexister pour ecirctre efficace

elle doit encore ecirctre connue et son efficaciteacute srsquoeacutetend agrave mesure qursquoelle est inteacuterioriseacutee agrave la

maniegravere drsquoun automatisme Lrsquoideacuteal de la sanction dans lrsquoeacuteconomie du pouvoir qursquoelle soutient

est drsquoecirctre consideacutereacutee comme une conseacutequence naturelle logique et neacutecessaire ineacutevitable de

la transgression Son destin est drsquoecirctre implacable aussi peu neacutegociable que la loi dont elle est

le glaive

Cet effet de la sanction nous renseigne sur sa nature elle est un (effet de) pouvoir La

sanction semble ne pas pouvoir eacutechapper agrave son destin politique au sens ougrave elle renvoie

toujours agrave un pouvoir qui srsquoautorise de la sanction

Mais que fait ce pouvoir Comment srsquoapplique-t-il Qursquoest-ce que la sanction

sanctionne Et par-delagrave lrsquoobeacuteissance que suscite la crainte que vaut-elle en termes eacuteducatifs

22 Usages du terme

Regardons lrsquousage quotidien du mot sanction nous verrons sa signification srsquoesquisser

par le jeu des comparaisons avec drsquoautres termes qui lui sont apparenteacutes

Une sanction peut srsquoappliquer agrave une personne (on sanctionne Pierre) un

comportement ponctuel (on sanctionne une mauvaise conduite) le reacutesultat drsquoune activiteacute de

longue haleine (lrsquoexamen qui sanctionne une anneacutee de travail)

De maniegravere eacutelargie la sanction peut srsquoentendre comme conseacutequence logique et

naturelle de toute activiteacute (la nature sanctionne lrsquoinadaptation du moins apte) Mais nrsquoy a-t-il

pas de toute eacutevidence de lrsquoanthropomorphisme dans cet eacutelargissement puisqursquoon fait

comme si la nature voulait sanctionner

La sanction peut ecirctre positive (reacutetribution ou reacutecompense ainsi les laquo feacutelicitations du

jury raquo sanctionnent le travail drsquoun eacutetudiant) ou neacutegative (retenue ou punition) Ce sens neacutegatif

est geacuteneacuteralement retenu la sanction est alors objet de crainte tandis que stricto sensu elle

peut ecirctre consideacutereacutee comme la conclusion heureuse ou malheureuse drsquoune activiteacute La

sanction eacutevoque davantage la peine que la reacutecompense

Une cause remarquable de confusion reacuteside dans le fait qursquoon peut vivre comme une

sanction (peine) une conseacutequence qui nrsquoa pas eacuteteacute voulue comme une sanction Ce que lrsquoon

ressent en subissant une sanction ne doit pas neacutecessairement ecirctre reacutefeacutereacutee agrave lrsquointention de

sanctionner drsquoun tiers Crsquoest ainsi qursquoune note peut apparaicirctre comme une sanction (peine)

pour celui qui la reccediloit mais non pour celui qui la donne Cette dimension subjective de la

72

sanction (ce que nous nommons son veacutecu pheacutenomeacutenologique) est capitale et engage un

rapport deacutetermineacute agrave lrsquoautoriteacute (mecircme lorsque lrsquoautoriteacute en question nrsquoa pas lrsquointention

drsquoengager un rapport drsquoautoriteacute) Autrement dit il ne suffit pas de ne pas vouloir de sanction

pour la faire disparaicirctre agrave titre de veacutecu il se pourrait fort bien que lrsquohabitude drsquoavoir eacuteteacute

sanctionneacute conditionne un rapport agrave lrsquoeacuteducateur qui ne srsquoefface pas avec la disparition de la

sanction Le cadre institueacute avec la sanction maintient son homeacuteostasie avec ses particulariteacutes

mecircme lorsqursquoon a supprimeacute lrsquoune des causes geacuteneacuteratives du cadre Ceci dit nous ne reacuteduirons

pas la sanction agrave ce veacutecu qui preacutesuppose qursquoune intention plus ou moins explicite de

sanctionner srsquoest manifesteacutee La sanction ne relegraveve pas drsquoune conseacutequence in-intentionnelle

il nrsquoy a pas de sanction lagrave ougrave il nrsquoy a pas volonteacute manifeste de sanctionner lagrave ougrave lrsquoon ne saurait

soupccedilonner drsquointention Mais il nous semble aussi qursquoon ne peut parler de sanction que lorsque

cette derniegravere est veacutecue aussi comme telle Une sanction qui ne produit pas le sentiment

qursquoelle en est une rate sa viseacutee (est-elle autre chose alors qursquoune punition voire un chacirctiment

) de mecircme une situation qui est veacutecue comme une sanction alors qursquoil nrsquoy avait nulle

intention de sanctionner nrsquoest pas une sanction agrave strictement parler mais une simple

conseacutequence naturelle Pour qui ait sanction il faut qursquointention et veacutecu soient approprieacutes

Telle est peut-ecirctre la raison pour laquelle la sanction a toujours drsquoabord eacuteteacute corporelle la

peine physique est certaine et assure la sanction drsquoecirctre veacutecue comme telle Dans la souffrance

du corps lrsquointention de faire souffrir trouve toujours son eacutecho explicite dans lrsquoexpeacuterience du

sujet

23 Distinctions terminologiques

Les distinctions que nous proposons ci-dessous sont laquo ideacuteales raquo et seront suivies autant

que possible Toutefois pour la clarteacute de lrsquoexposeacute lorsqursquoun auteur sera ameneacute agrave eacutevoquer

systeacutematiquement par exemple le laquo chacirctiment corporel raquo nous ferons comme si la distinction

ideacuteale entre sanction et chacirctiment eacutetait abolie Dans les distinctions suivantes il y a bien

quelque chose de commun mais aussi des nuances dans ce qui est viseacute ce sont ces nuances

que nous souhaitons preacutesenter sans preacutesomption de reacutevolution ou drsquoachegravevement

231 Sanction et punition

Convenons drsquoabord que la plupart du temps lrsquousage permet une utilisation du terme

de sanction qui se confond avec celui de punition Ainsi nous serons reacuteguliegraverement ameneacutes au

73

cours de ce travail agrave prendre ces termes pour stricts synonymes ndash les auteurs que nous

mobiliserons ne les distinguent geacuteneacuteralement pas Il nrsquoen demeure pas moins qursquoau fond nous

pensons pouvoir opeacuterer une diffeacuterenciation entre les deux

Tentons de seacuteparer autant que possible la sanction de la punition pour en faire comme

des types-ideacuteaux (au sens de Weber) Nous eacutepurerons ainsi la sanction autant qursquoil est

possible de ses deacuterives ndash parvenus agrave ce type-ideacuteal nous pourrons proceacuteder agrave lrsquoanalyse de ses

fonctions Si aucune de ces fonctions nrsquoest reconnue comme leacutegitime nous pourrons estimer

que lrsquoideacutee de sanction dans une optique eacuteducative aura eacuteteacute reacutefuteacutee

La sanction se distingue donc de la punition cette derniegravere est neacutecessairement une

peine Si la sanction introduit un systegraveme de punition etou de reacutecompense on voit que la

punition peut ecirctre conccedilue comme une partie de la sanction Les antonymes le confirment la

punition srsquooppose agrave la reacutecompense quand la sanction srsquooppose (du moins semble srsquoopposer)

agrave un libeacuteral laquo laisser faire raquo (ou laquo laissez faire raquo )

Il faut cependant convenir que laquo sanction raquo a le plus souvent une signification

reacutepressive Crsquoest ainsi que Michel Foucault lrsquoentend dans Surveiller et punir la premiegravere regravegle

de son eacutetude est la suivante qui assimile la sanction agrave un effet reacutepressif de la punition laquo Ne

pas centrer lrsquoeacutetude des meacutecanismes punitifs sur leurs seuls effets ldquoreacutepressifsrdquo sur leur seul

cocircteacute de ldquosanctionrdquo [hellip] raquo (1975 p 31) Dans lrsquoabsolu et agrave condition de reacuteduire

(temporairement) la sanction agrave cette dimension reacutepressive laquo sanction raquo (au sens neacutegatif) et laquo

punition raquo peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des termes synonymes Pris dans leur extension laquo

sanctionner la conduite de X raquo eacutequivaut agrave laquo punir X pour sa conduite raquo - agrave condition donc de

reacuteduire la sanction agrave sa fonction reacutepressive

Cependant mecircme en assimilant la sanction agrave son versant reacutepressif on peut souligner

une diffeacuterence drsquoaccent Il y a une transitiviteacute directe impersonnelle de la sanction (on

sanctionne drsquoabord une conduite ndash ensuite la conduite drsquoun individu) quand la punition relegraveve

drsquoune transitiviteacute directe personnelle (on punit quelqursquoun en premier lieu) Ainsi on sanctionne

drsquoabord quelque chose une conduite et dans un second temps seulement et potentiellement

lrsquoindividu On sanctionne un mauvais comportement ndash celui de Pierre La punition en revanche

srsquoadresse davantage agrave la personne on punit drsquoabord Pierre ndash potentiellement pour ce qursquoil a

fait

Crsquoest ce qursquoEirick Prairat nomme le laquo principe drsquoobjectivation raquo on ne sanctionne laquo pas

lrsquointeacutegriteacute drsquoune personne mais un acte particulier qui a eacuteteacute commis dans une situation

74

particuliegravere On ne sanctionne pas un voleur mais un vol raquo (Prairat 2003a p 88) Toutefois

contrairement agrave Eirick Prairat nous pensons qursquoil y a lieu de distinguer sanction et punition

pour marquer ces deux tendances la sanction portant sur lrsquoacte (laquo lrsquoindigniteacute drsquoun

comportement raquo) la punition sur la personne Eirick Prairat ajoute que cette distinction permet

un laquo principe de preacuteservation raquo avec la sanction le sujet agrave eacuteduquer nrsquoest pas jugeacute quant agrave sa

personne mais eacutevalueacute quant agrave sa conduite Lrsquoenjeu personnologique srsquoen trouve

consideacuterablement alleacutegeacute pour le bien de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer il est plus facile (maniegravere eacutetrange

de signifier il nrsquoest pas impossible) de se deacutepartir drsquoun comportement estimeacute temporaire que

drsquoun trait de caractegravere voire de personnaliteacute jugeacute constitutif

Peut-ecirctre la sanction ne porte-t-elle-mecircme pas ultimement sur la conduite ce nrsquoest

pas lrsquoagresseur qui est viseacute par la sanction (il serait plutocirct le sujet drsquoune punition) ni mecircme

lrsquoagression (lrsquoattribut du sujet) mais lrsquoagressiviteacute en tant que telle Le sujet ne serait sanctionneacute

qursquoen tant qursquoil incarne le vice qui seul est veacuteritablement blacircmable Toutefois mecircme si le sujet

(ou plutocirct sa conduite) nrsquoest que le passeur du mal il nrsquoen demeure pas moins que crsquoest lui qui

est sanctionneacute La sanction porte sur un particulier non sur un universel ndash mecircme si

ideacutealement la sanction vise un au-delagrave du particulier Il faut convenir que lrsquoideacutealiteacute

(preacutetexteacutee ) viseacutee par la sanction se conjugue assez mal avec la mateacuterialiteacute neacutecessaire de son

effectuation Le destinataire direct de la sanction est toujours le sujet sensible et jamais ce

sur-destinataire qursquoest lrsquoinfraction en soi

Autre distinction possible la sanction serait reacutefeacutereacutee agrave une regravegle fixe quand la punition

se rapporterait davantage agrave lrsquoarbitraire drsquoune subjectiviteacute agrave un emportement qui peut ecirctre

reacuteactionnel et passionnel La sanction serait lieacutee au νόμος et la punition agrave θέμις Le sujet

sanctionneacute serait ainsi davantage en mesure de faire le lien entre son action et la sanction qursquoil

reccediloit que le sujet puni qui aurait le sentiment de subir la peine drsquoapregraves le bon plaisir du

deacutetenteur de pouvoir En ce sens le sujet sanctionneacute participe agrave sa sanction puisqursquoil est censeacute

connaicirctre les regravegles du laquo jeu raquo auquel il joue et ainsi comprendre en quoi il srsquoest rendu

responsable de la sanction quand le sujet puni serait davantage passif La sanction pourrait

alors contribuer agrave une responsabilisation du sujet sanctionneacute quand la punition aurait plutocirct

tendance agrave deacuteresponsabiliser Conseacutequence il y a dans la punition un eacuteleacutement drsquohumiliation

qursquoon cherche preacuteciseacutement agrave conjurer dans la sanction Agrave ce titre crsquoest dans la punition plus

que dans la sanction qursquoon trouve cet eacuteleacutement drsquoautoriteacute personnelle drsquoun pouvoir

hieacuterarchique ndash et ce mecircme si la sanction suppose un pouvoir et donc une hieacuterarchie La

75

question est lrsquoimpersonnaliteacute du pouvoir suffit-il agrave en absoudre les effets potentiellement

deacutereacutegulateurs de la main qui frappe

Il peut y avoir de la cruauteacute dans la punition en tant qursquoelle se focalise davantage sur

le sujet que sur sa conduite En ce sens punir crsquoest seacutevir (du latin saevus qui signifie laquo cruel raquo)

ce qui se retrouve agrave un bien moindre degreacute dans la sanction

Une derniegravere diffeacuterenciation enfin entre sanction et punition la punition semble

hanteacutee par une fonction expiatrice quand la sanction paraicirct plus neutre quant agrave ses

motivations La punition en effet est personnelle ainsi que lrsquoeacutecrit Gabriel Compayre elle tend

agrave laquo humilier lrsquoeacutelegraveve agrave lui faire honte de ses fautes deacutenonceacutees publiquement raquo (citeacute par Prairat

1999a p 47) Il y a dans le terme mecircme de punition un laquo heacuteritage doloriste raquo (Prairat 1997

p 11) qui est moins preacutesent dans la laquo sanction raquo Et pourquoi faire souffrir pourquoi humilier

ndash sinon parce qursquoon espegravere ainsi le purger de ses laquo mauvais raquo penchants Est-ce agrave dire toutefois

que la sanction nrsquoa rien agrave voir avec lrsquoexpiation Nous aurons agrave le deacuteterminer

232 Sanction et chacirctiment

La sanction avons-nous dit porte sur la conduite plutocirct que le sujet de la conduite

crsquoest qursquoelle vise agrave ameacuteliorer (pour le dire dans les termes quelque peu simplistes du dualisme)

plutocirct lrsquoacircme que le corps ndash lrsquoacircme par le corps Le chacirctiment quant agrave lui est exclusivement

corporel Srsquoil srsquoadresse agrave lrsquo laquo acircme raquo crsquoest pour la faire plier la briser laquo Que serait un chacirctiment

incorporel raquo demande Foucault (1975 p 23) qui pose le lien entre chacirctiment et souffrance

corporelle

Crsquoest dire que si la sanction vise autre chose qursquoelle-mecircme (elle nrsquoest qursquoun moyen) le

chacirctiment semble ecirctre agrave lui-mecircme sa propre fin Son objet est de faire souffrir pour souffrir

quand la souffrance relative agrave la sanction est une souffrance en vue drsquoautre chose Nous

verrons cependant que certains penseurs ont estimeacute qursquoil fallait sanctionner pour sanctionner

ndash par principe

Sanction et chacirctiment sont tous deux publics (quant agrave la punition on lrsquoa vu elle peut

ecirctre abandonneacutee agrave la discreacutetion drsquoune subjectiviteacute priveacutee) Mais leur publiciteacute est fort

diffeacuterente La sanction se reacutefegravere agrave des regravegles censeacutees ecirctre connues (et reconnues) de tous la

sentence peut ecirctre rendue publique mais son exeacutecution nrsquoa pas agrave lrsquoecirctre Le corps peut ecirctre

cacheacute Dans le chacirctiment au contraire le corps est exposeacute le chacirctiment se doit drsquoecirctre

exemplaire ndash par sa seacuteveacuteriteacute En se faisant spectacle le chacirctiment devient violence explicite ndash

76

quoi qursquoelle puisse ecirctre tregraves encadreacutee Lorsque la violence devient extrecircme (mais drsquoapregraves quel

critegravere ) le chacirctiment devient supplice Ce que pense le sujet est releacutegueacute au second plan sa

souffrance seule est exigeacutee Par contraste la sanction se veut plus discregravete anonyme elle

minimise la faute On peut mecircme se demander si dans la sanction il y a encore besoin de

faute au sens fort ou si la transgression nrsquoest pas seulement lrsquoeffet drsquoune erreur drsquoappreacuteciation

Allons plus loin encore si la transgression est celle drsquoun acte imputeacute agrave un sujet responsable

le sentiment de la faute est-il neacutecessaire agrave la sanction Autrement dit agrave la sanction comme

exeacutecution drsquoune peine preacutevisible doit-on surajouter le remords consideacutereacute comme sanction

inteacuterieure

La sanction deacutepersonnalise le sujet nrsquoa pas agrave ecirctre chacirctieacute Le chacirctiment condamne la

faute est personnelle elle est attacheacutee au sujet de maniegravere substantielle (non agrave la maniegravere

drsquoun accident ndash συμβεβηκός ndash qui appartient agrave une substance de maniegravere non neacutecessaire

mais agrave la maniegravere drsquoun propre ndash ἴδιον ndash au sens drsquoAristote (Topiques 101b 2011 p 300) voire

drsquoune deacutefinition - ὅρος ndash si on estime que la faute exprime lrsquoessence du sujet)

Le chacirctiment par deacutefinition constitue une mise en scegravene de la violence agrave viseacutee

purificatrice (Eirick Prairat rappelle dans Eacuteduquer et punir 1994 lrsquoeacutetymologie laquo Chacirctier vient

du latin Castus qui signifie pur Chacirctier agrave lrsquoorigine crsquoest rendre pur raquo p 33) La sanction au

contraire se veut douce ndash non indulgente mais rigoureuse et approprieacutee Ce nrsquoest pas la

preacutevisibiliteacute de la sanction qui la distingue du chacirctiment celui-ci peut ecirctre tregraves codifieacute comme

le montre la forme extrecircme du chacirctiment qursquoest le supplice (celui de Damiens par exemple

raconteacute par Foucault au deacutebut de Surveiller et punir)

Alain associe le chacirctiment et lrsquoexpiation On lit dans ses Deacutefinitions laquo Chacirctiment Crsquoest

purification Il y a loin du chacirctiment agrave la peine la peine nrsquoest qursquoun eacutetat douloureux et forceacute

[hellip] raquo (citeacute par Prairat 1999a p 11) Drsquoapregraves lui la peine est inessentielle et relegraveve drsquoune

contrainte sur la conduite Le chacirctiment au contraire vise agrave lrsquoobligation il doit ecirctre volontaire

et engendrer une conversion laquo Le chacirctiment nrsquoest point forceacute il est accepteacute et mecircme

demandeacute comme eacutetant la suite drsquoune volonteacute coupable raquo Le chacirctiment ne serait pas

seulement accueilli avec soulagement il serait rechercheacute Par le terme de laquo chacirctiment raquo Alain

nous semble eacutevoquer davantage la peacutenitence que le chacirctiment mecircme Les deux moments de

sa proposition drsquoAlain nous semblent ainsi contestables deacutelier peine exteacuterieure et chacirctiment

lier chacirctiment et expiation Le terme chacirctiment peut avoir ce sens speacutecifique drsquoune volonteacute

expiatoire qui tient pour rien la souffrance que le monde pourra lui infliger mais il est eacutetrange

77

de lrsquoy reacuteduire Il nrsquoen demeure pas moins qursquoagrave travers ce travail de clarification conceptuelle

Alain se montre partisan drsquoune conception expiatrice de la peine

Reacutesumons-nous on chacirctie le vicieux pour ce qursquoil est par une proceacutedure publique

drsquohumiliation on sanctionne une conduite vicieacutee qui nrsquoappartient pas en propre agrave son auteur

Le chacirctiment condamne la personne quand la sanction cherche seulement agrave conjurer un

certain genre de comportement Si tous deux sont protocolaires le chacirctiment relegraveve du

spectaculaire quand la sanction se veut discregravete

233 Sanction et correction

Abordons drsquoabord les choses de maniegravere purement conceptuelle

La correction preacutesuppose une norme de conduite agrave partir de laquelle la reacutealiteacute est

amendeacutee On corrige drsquoapregraves un modegravele qursquoon se fait La sanction en revanche preacutesuppose

une regravegle qui eacutenonce des limites En ce sens la sanction est plus objective en tant que la limite

est explicite quand le modegravele selon lequel on corrige peut ecirctre subjectif et arbitraire

Mais ces distinctions se brouillent la sanction ne peut-elle pas ecirctre laquo normalisatrice raquo

comme nous le verrons avec Foucault Degraves lors elle engage aussi un modegravele qui sanctionne

les eacutecarts la sanction corrige

Autre distinction possible la correction semble relever davantage de la sphegravere priveacutee

que la sphegravere publique de lrsquoeacuteducation familiale que de lrsquoinstitution scolaire

Analysons maintenant sanction et correction sous lrsquoangle juridique puisque les deux

notions sont lieacutees sous lrsquoexpression laquo droit de correction raquo

Alors que lrsquoarticle 222-13 du Code Peacutenal franccedilais punit lourdement les punitions

corporelles infligeacutees aux enfants la jurisprudence srsquoinspire de la coutume pour eacutenoncer une

norme contra legem le droit de correction La contradiction est patente alors que la violence

envers un enfant est consideacutereacutee comme une circonstance aggravante lorsque lrsquoauteur de ladite

violence est un proche la jurisprudence en exempt les parents Drsquoapregraves Pierre-Brice Lebrun

(2009) il srsquoagit drsquoun cas ougrave la coutume prime sur la loi Devant le flou des conditions

drsquoapplication du droit de correction le Tribunal de Police de Bordeaux dans un jugement du

18 mars 1981 eacutenonce que la violence doit ecirctre leacutegegravere et ecirctre de nature eacuteducative Citons le

jugement

78

[hellip] si les chacirctiments corporels ou mecircme le traditionnel droit de correction ne

correspondent plus agrave lrsquoeacutetat de nos mœurs les parents et les enseignants possegravedent

toujours dans un but eacuteducatif un pouvoir disciplinaire pouvant eacuteventuellement

srsquoexercer sur de jeunes enfants sous forme de gifles ou de tapes inoffensives (citeacute par

Delprat 2006 p 58)

Cette deacutecision preacutecise lrsquoarticle 312 de lrsquoancien Code Peacutenal (le nouveau est entreacute en

vigueur le premier mars 1994) qui punit toute violence faite agrave un enfant ndash exception faite des

laquo violences leacutegegraveres raquo Crsquoest donc qursquoil y a des violences leacutegitimes ndash eacuteducatives Il nrsquoy a pas de

distinction entre sphegravere priveacutee et sphegravere publique (lrsquoeacuteducateur peut ecirctre le parent ou

lrsquoenseignant)

Il est remarquable que lrsquoarticle de loi sur lrsquoabolition des violences corporelles adresseacutees

aux enfants proposeacute fin 2016 dans le cadre de la loi Eacutegaliteacute et Citoyenneteacute ait eacuteteacute censureacutee

par le Conseil Constitutionnel le 26 janvier 2017 pour vice de forme la violence eacuteducative

serait sans lien avec la question de lrsquoeacutegaliteacute ou de la citoyenneteacute Serait-ce donc que les enfants

sont des sous-citoyens qui ne meacuteriteraient pas drsquoecirctre proteacutegeacutes comme le sont les adultes

Le code napoleacuteonien deacutefinissait le droit de correction comme laquo le droit drsquoinfliger agrave

lrsquoenfant en cas drsquoinfraction agrave la discipline familiale les sanctions qursquoapprouve la coutume raquo

Nos distinctions preacutealables (chacirctiment correction sanction) sont dans le droit franccedilais

fondues sous lrsquoexpression laquo pouvoir disciplinaire raquo qui autorise des violences leacutegegraveres

laquo inoffensives raquo

Mais quelle deacutefinition donner agrave laquo inoffensive raquo Une violence nrsquoest-elle pas toujours

une offense Comment une offense pourrait-elle par deacutefinition ecirctre inoffensive Comment

peut-on lrsquoautoriser (ou mecircme la leacutegitimer) sur les ecirctres qui sont par deacutefinition les plus

vulneacuterables La contradiction du droit est lagrave encore patente les ecirctres qursquoil faudrait proteacuteger

le plus srsquoavegraverent les moins proteacutegeacutes Le droit parce que sur ce point il ne se fonde que sur la

coutume ne pense pas la correction il preacutesuppose un lien entre violence (leacutegale) et eacuteducation

sans jamais srsquoassurer de lrsquoexistence de ce lien Agrave ce titre la sanction est-elle autre chose qursquoune

violence leacutegale une violence autoriseacutee

79

Mais encadrer juridiquement la violence crsquoest la consacrer crsquoest la normaliser Or il

nrsquoest rien de pire qursquoune coutume qui se fonde sur sa propre histoire pour se leacutegitimer elle

donne lrsquoillusion de la mesure en preacutetendant limiter les excegraves alors que lrsquoexcegraves est peut-ecirctre

dans le principe Une origine nrsquoest en rien un fondement pas plus qursquoune conviction nrsquoest une

preuve Remarquons enfin que le droit de correction connaicirct des limites la correction ne doit

pas devenir un laquo mauvais traitement raquo Mais ces limites ne sont jamais explicites Qui oserait

normer objectivement ce qui est laquo inoffensif raquo Inoffensif pour lrsquointeacutegriteacute physique de lrsquoenfant

Pour son inteacutegriteacute mentale Pour sa confiance en soi Pour son estime de soi Il est fort agrave

craindre qursquoen partant dans des consideacuterations de nature morale lrsquoinoffensiviteacute invocable agrave

loisir tant que la survie biologique nrsquoest pas menaceacutee soit infiniment deacutelicate agrave deacutefinir

Sur ce point notre probleacutematique rejoint celle drsquoune reacuteflexion sur la violence eacuteducative

ordinaire Certes toute sanction nrsquoest pas violence (nos distinctions preacutealables tentent

justement de la poser comme limite au double sens de limite poseacutee agrave la conduite de lrsquoecirctre agrave

eacuteduquer et de limite quant aux moyens employeacutes par lrsquoeacuteducateur pour eacuteduquer) Mais leur

histoire commune est si resserreacutee si fusionnelle mecircme que le glissement de la sanction agrave la

violence se fait presque insensiblement Il nous faudra prendre garde de ne pas rabattre lrsquoune

sur lrsquoautre ndash mecircme si de fait lrsquohistoire de lrsquoune recouvre presque toujours lrsquohistoire de lrsquoautre

Ce recouvrement de fait implique-t-il un recouvrement de droit Toute la question est de

savoir si leur histoire peut se deacutelier peut-on penser une sanction sans violence

La leacutegislation franccedilaise a tregraves reacutecemment eacutevolueacute sur cette question La proposition de

loi du 17 octobre 2018 preacutesenteacutee par Maud Petit agrave lrsquoAssembleacutee Nationale preacutevoit ainsi

drsquoajouter apregraves le deuxiegraveme alineacutea de lrsquoarticle 371-1 du code civil laquo Les enfants ont droit agrave

une eacuteducation sans violence Les titulaires de lrsquoautoriteacute parentale ne peuvent user de moyens

drsquohumiliation tels que la violence physique et verbale les punitions ou chacirctiments corporels

les souffrances morales raquo La proposition eacutetait sans ambiguiumlteacute Lors de son adoption le 29

novembre de la mecircme anneacutee voici le texte qui deacutefinit lrsquoautoriteacute parentale laquo Elle srsquoexerce sans

violences physiques ou psychologiques raquo Le Seacutenat a adopteacute le mercredi 6 mars la proposition

de loi de Lutte contre toutes les violences eacuteducatives ordinaires deacuteposeacutee par Laurence

Rossignol le 22 janvier 2019 se trouvera donc bien ajouteacute dans le Code Civil que laquo Lrsquoautoriteacute

parentale srsquoexerce sans violences physiques ou psychologiques raquo Il convient toutefois de

preacuteciser trois points porteacutes agrave notre attention par lrsquoObservatoire de la Violence Eacuteducative

Ordinaire (httpswwwoveoorg)

80

- Lrsquointerdiction des chacirctiments corporels nrsquoest pas explicite (alors qursquoelle lrsquoeacutetait dans

la proposition de loi de Maud Petit)

- Le droit de correction nrsquoa pas eacuteteacute explicitement aboli ndash ce qui revient in fine agrave

lrsquoautoriser pour les enfants quand il est formellement interdit pour toutes les

autres parties de la population

- Lrsquointerdiction des violences ne srsquoapplique pas agrave tous les lieux de vie de lrsquoenfant

Ce nrsquoest pas agrave dire que ces propositions ne constituent pas des avanceacutees significatives

mais elles sont loin de mettre un terme agrave cette pratique coutumiegravere (le droit de correction)

que le droit a enteacuterineacutee alors que la raison manquait Un cynique pourrait dire que le texte est

suffisamment consensuel et impreacutecis pour que chacun lrsquointerpregravete comme il lrsquoentend

Avec le laquo droit de correction raquo toujours poseacute mais non penseacute par le droit nous voilagrave

au moins partiellement dans notre sujet on ne peut en effet nier que la forme historique de

la sanction en eacuteducation a eacuteteacute le chacirctiment corporel Outre le problegraveme de savoir ce qui

distingue une violence leacutegegravere drsquoune violence qui le serait moins en quoi une violence (leacutegegravere

et agrave supposer qursquoon puisse fermement lrsquoencadrer) peut-elle ecirctre consideacutereacutee comme eacuteducative

Nous entendons par eacuteducatif non pas les moyens de dresser le comportement de lrsquoenfant

mais de lrsquoeacutelever (au sens drsquoune eacuteleacutevation) au niveau drsquoune compreacutehension morale de sa

conduite Avec le droit de correction la violence est leacutegale est-elle devenue leacutegitime pour

autant Le motif peacutedagogique qursquoelle invoque est-il pertinent La violence (leacutegegravere) est-elle

incontournable Y a-t-il une part irreacuteductible de dressage dans lrsquoeacuteducation

234 Sanction et violence

Les termes sont correacuteleacutes mais ne sont pas synonymes

Du latin vis la violence est la force qui se deacuteploie sans limite de maniegravere excessive il

y a une ὕβρις de la violence Agrave ce titre la sanction cherche preacuteciseacutement agrave congeacutedier lrsquoeacuteleacutement

de violence et son recours agrave la force se veut mesureacute De mecircme la violence peut ecirctre explosive

quand la sanction requiert un cadre serein pour opeacuterer Il y a dans la sanction une exigence de

proportion (ou de proportionnaliteacute) qursquoignore la violence La violence peut ecirctre deacutechaicircneacutee

quand la sanction par contraste enchaicircne ndash mais cette chaicircne mecircme constitue la garantie

drsquoun ordre stable

81

Il y a de la force dans la sanction mais non de la violence ndash agrave moins de preacutesenter de

maniegravere paradoxale la sanction comme une violence leacutegale La question alors se poserait de

savoir si cette violence leacutegale peut srsquoaveacuterer leacutegitime ndash suffirait-il drsquoencadrer la violence pour la

transformer presqursquoalchimiquement en tout autre chose

On ne saurait cependant reacuteduire la violence agrave sa seule composante physique Il y a des

violences symboliques (Bourdieu) ou structurelles (Galtung) qui sont le produit de forces

sociales Agrave supposer qursquoon puisse expurger la sanction de tout eacuteleacutement de force physique (de

toute peine adresseacutee agrave la sensibiliteacute) dans quelle mesure peut-on assurer que cette sanction

soit exempte de violence symbolique ou structurelle On pourrait mecircme consideacuterer que

lrsquointention la plus douce est susceptible drsquoengendrer un sentiment de violence et qursquoainsi une

sanction par le caractegravere inconnaissable et insoupccedilonneacute de ses effets est toujours agrave mecircme de

geacuteneacuterer de la violence La sanction serait toujours violence plus ou moins symboliquement

plus ou moins en puissance si on entend par violence le fait de tenir pour rien (ou pour

neacutegligeable) le veacutecu de lrsquoautre et notamment sa souffrance

235 Deacutefinition provisoire de la sanction

Sans statuer encore sur la fonction de la sanction ni donc sur son caractegravere eacuteducatif

on peut par diffeacuterenciation envisager ce que serait la sanction telle que nous lrsquoavons jusqursquoagrave

preacutesent rationnaliseacutee

La sanction porte sur une conduite (et non sur une personne) suivant un protocole

explicite intentionnel et preacutevisible qui eacutenonce une peine ou reacutecompense sensible eacuteprouveacutee

comme telle par le sujet auquel elle srsquoadresse qui la subit passivement en cas de transgression

caracteacuteriseacutee (ou de conformiteacute aux attentes dans le cas drsquoune sanction positive) dont

lrsquoapplication nrsquoest pas mise en scegravene agrave des fins drsquoexemplariteacute qui exclut la cruauteacute de

traitement et nrsquoest pas censeacutee nuire agrave celui qui en est lrsquoobjet Cette reacutetribution sensible qui

emploie la force et exclut la violence (conccedilu comme excegraves de force) nrsquoest pas censeacutee ecirctre une

fin mais un moyen dont la fonction est agrave deacuteterminer

Une reacuteflexion rigoureuse devrait systeacutematiquement distinguer entre ces termes

apparenteacutes mais non strictement synonymes Dans la suite de notre texte nous ne pourrons

toujours cependant maintenir ces distinctions essentiellement parce que les auteurs que

nous eacutetudierons ne les opegraverent pas Sanction punition et chacirctiment sont ainsi bien souvent

confondus

82

Reste une derniegravere question cette sanction ideacuteale telle que nous venons de la deacutefinir

existe-t-elle Peut-elle congeacutedier totalement par exemple lrsquoeacuteleacutement de violence Peut-elle

devenir absolument eacutetrangegravere agrave toute forme de cruauteacute Est-il possible drsquoassurer enfin et

surtout que la sanction ne nuise pas au sujet elle srsquoadresse

24 Appendice rapprochements problegravemes

241 Sanction et autoriteacute

La question de la sanction est eacutetroitement lieacutee agrave celle de lrsquoautoriteacute La difficulteacute est

drsquoeacutetablir la nature de la relation entre ces deux notions La sanction est-elle lieacutee agrave lrsquoautoriteacute

Ou bien relegraveve-t-elle drsquoune autre sphegravere

Lrsquoautoriteacute eacuteducative par-delagrave charisme tradition et loi

On connaicirct les classiques analyses de Max Weber dans Le Savant et le politique (1959)

sur les fondements de la leacutegitimiteacute ndash laquelle est agrave lrsquoorigine du pheacutenomegravene de domination

expression de lrsquoautoriteacute politique

- Il y a drsquoabord la leacutegitimiteacute de la tradition laquo lrsquoautoriteacute de lrsquo ldquoeacuteternel hierrdquo raquo (1959 p

126)

- Il y a ensuite la leacutegitimiteacute charismatique laquo fondeacutee sur la gracircce personnelle et

extraordinaire drsquoun individu raquo lrsquoautoriteacute est alors toute personnelle et intransfeacuterable

- Enfin il y a la leacutegitimiteacute rationnelle-leacutegale laquo en vertu de la croyance en la validiteacute drsquoun

statut leacutegal et drsquoune ldquocompeacutetencerdquo positive fondeacutee sur des regravegles eacutetablies rationnellement raquo

(1959 p 127)

Mais ces distinctions de Weber valent pour lrsquoordre politique (dont le laquo moyen

speacutecifique raquo drsquoapregraves la formule ceacutelegravebre consiste agrave revendiquer laquo avec succegraves pour son propre

compte le monopole de la violence physique leacutegitime raquo (1959 p 125) elles ne sauraient valoir

pour lrsquoeacuteducation Un professeur nrsquoest pas un chef (1959 p 108) et crsquoest une erreur que la

jeunesse exige de lrsquoenseignant autre chose que laquo des analyses et des deacuteterminations de faits raquo

Lrsquoautoriteacute de lrsquoeacuteducateur srsquoil en est (elle est agrave ce moment de notre travail

probleacutematique) ne saurait ecirctre drsquoessence charismatique il ne srsquoagit pas de dominer par le

prestige de sa personnaliteacute celle balbutiante des enfants Attribuer lrsquoautoriteacute agrave la seule gracircce

83

qui rayonne drsquoune individualiteacute extraordinaire serait confondre lrsquoordre du politique avec lrsquoordre

de la science pour eacuteclairer les esprits il faut commencer par ne pas trop les eacuteblouir par la

fascination qursquoexerce un leader sans quoi on risque drsquoatrophier lrsquoesprit critique pourtant

consubstantiel au projet eacuteducatif Enfin il y aurait un problegraveme structurel agrave faire reposer

lrsquoautoriteacute eacuteducative sur le charisme crsquoest qursquoon ne saurait institutionnaliser (rendre ordinaire)

lrsquoexception (lrsquoextraordinaire) On ne saurait faire reposer la peacuterenniteacute drsquoune institution sur la

preacutesence drsquoune idiosyncrasie ndash et telle est peut-ecirctre lrsquoerreur de Platon dans la Reacutepublique qui

fait reposer la leacutegitimiteacute de Callipolis sur la troisiegraveme condition de possibiliteacute de reacutealisation de

la justice (livre V) que le philosophe devienne roi ou que le roi devienne philosophe

Lrsquoautoriteacute eacuteducative ne saurait ecirctre fondeacutee non plus sur la seule tradition Que vaut en

effet lrsquo laquo argument raquo qui consiste agrave avancer qursquoon a toujours fait ainsi et qursquoon doit perpeacutetuer

ce qui a eacuteteacute fait jusqursquoagrave preacutesent Rien et il suffit drsquoun soupccedilon agrave son eacutegard pour qursquoil soit

invalideacute La tradition a cette force qursquoelle est toute-puissante tant qursquoon ne songe pas agrave la

questionner sitocirct qursquoon la conteste sa puissance obligatoire srsquoeacutemousse et ne retrouvera

jamais son eacutevidente grandeur drsquoantan Nrsquoy a-t-il pas du reste des traditions qursquoil vaut la peine

drsquoabolir du moins drsquoamender Lrsquoesprit critique qui doit avoir sa place dans toute œuvre

eacuteducative ne peut srsquoaccommoder de la veacuteneacuteration du passeacute

Enfin il reste lrsquoautoriteacute rationnelle-leacutegale ndash la rationaliteacute eacutetant le fondement supposeacute

de la loi Cette forme drsquoautoriteacute largement dominante aujourdrsquohui repose sur lrsquoideacutee qursquoen

vertu drsquoune compeacutetence qui a eacuteteacute seacutelectionneacutee un statut leacutegal a eacuteteacute confeacutereacute au deacutetendeur de

cette dite compeacutetence Lrsquoautoriteacute eacuteducative coiumlnciderait alors avec lrsquoautoriteacute leacutegale ndash mais agrave la

condition exorbitante de consideacuterer qursquoil y a un moyen objectif de deacuteceler infailliblement la

compeacutetence eacuteducative ce qui preacutesuppose qursquoon la connaicirct preacutealablement et qursquoon la pourrait

reconnaicirctre Or crsquoest preacuteciseacutement ce qui est en question Lrsquoautoriteacute leacutegale ne sera donc

eacuteducative que si elle est eacuteducative voilagrave le diallegravele auquel on srsquoexpose si on ramegravene lrsquoautoriteacute

eacuteducative agrave la version leacutegale de la domination

Il ne srsquoagit pas drsquoaffirmer que lrsquoautoriteacute eacuteducative (agrave supposer que lrsquoeacuteducation doit faire

œuvre drsquoautoriteacute) doit ecirctre expurgeacutee de ces formes drsquoautoriteacute On peut concevoir une autoriteacute

eacuteducative qui en plus (par accident pourrait-on dire) aurait une de ces trois dimensions

(charismatique traditionnelle leacutegale) Mais lrsquoautoriteacute eacuteducative srsquoil en est ne saurait se

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reacuteduire dans son essence agrave lrsquoune de ces trois formes de domination politique Il y a dans

lrsquoautoriteacute eacuteducative autre chose un eacuteleacutement drsquoune autre nature et qui nrsquoest pas aiseacute agrave deacuteceler

Quoi qursquoil en soit relativement agrave notre problegraveme on voit que ces trois formes

drsquoautoriteacute theacuteoriseacutees par Weber srsquoaccompagnent drsquoune autorisation agrave sanctionner

(lrsquoindividualiteacute charismatique la tradition et la loi) ndash conseacutequence drsquoune politisation explicite

de lrsquoautoriteacute par Weber dans son texte Or peut-ecirctre le propre de lrsquoautoriteacute est-il de nrsquoavoir pas

agrave sanctionner ainsi que lrsquoestime Hannah Arendt

Auctoritas potestas et persuasion

Hannah Arendt en effet oppose lrsquoautoriteacute agrave la force de la contrainte (qui suppose la

hieacuterarchie et produit violence βία ce pouvoir peut ecirctre rapprocheacute du potestas en latin) ainsi

qursquoagrave la persuasion du dialogue (πείθειν qui suppose lrsquoeacutegaliteacute) Lrsquoautoriteacute serait une laquo hieacuterarchie

[hellip] dont chacun reconnaicirct la justesse et la leacutegitimiteacute et ougrave tous deux ont drsquoavance leur place

fixeacutee raquo (La Crise de la culture 1995 p 123) une laquo obeacuteissance librement consentie raquo Elle est

une supeacuterioriteacute consideacutereacutee comme leacutegitime par celui auquel elle srsquoadresse ndash elle est un

augmenteur

Lrsquoauctoritas relegraveve laquo de lrsquoordre de lrsquoinfluence de lrsquoascendant du creacutedit raquo (Prairat

2012) elle ne neacutecessite pas le recours agrave la sanction puisqursquoelle ne relegraveve pas de la coercition

Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas un pouvoir elle est un laquo sur-pouvoir raquo (selon lrsquoexpression drsquoAlain Renaut

2004 p 41) qui confegravere une leacutegitimiteacute laquo indiscutable raquo incontestable Il y a au fondement de

lrsquoautoriteacute une croyance (une foi ) du sujet qui lui obeacuteit qui confegravere agrave lrsquoautoriteacute une plus-value

qui la deacutesarme

Pour Hannah Arendt lrsquoautoriteacute est si fortement lieacutee agrave la religion et agrave la tradition que si

lrsquoun de ces piliers disparaicirct les autres formes de lrsquoautoriteacute sont destineacutees agrave srsquoeffondrer Crsquoest

dans lrsquoexpeacuterience romaine qursquoelle voit laquo lrsquounique expeacuterience politique qui a introduit lrsquoautoriteacute

comme mot concept et reacutealiteacute dans notre histoire raquo (1995 p 138) expeacuterience qui srsquoest

acheveacutee avec lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute lrsquoouvrant agrave une crise dont nous ne sommes pas

sortis

Rapportons ces reacuteflexions sur lrsquoautoriteacute agrave notre problegraveme de la sanction On comprend

que lrsquoautoriteacute pas davantage que la persuasion nrsquoa agrave sanctionner la sanction relegraveve du

potestas En ce sens si crsquoest lrsquoautoriteacute (et non le pouvoir) qui fonde lrsquoeacuteducation la sanction

(qui relegraveve du pouvoir) apparaicirct comme un eacuteleacutement eacutetranger au processus eacuteducatif Il est

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pourtant de notorieacuteteacute que les eacuteducateurs sanctionnent et que presque toujours ils ont

sanctionneacute la sanction est le pouvoir magistral par excellence Toute la question est de savoir

dans quelle mesure ce potestas du professeur nrsquoest pas ameneacute agrave contredire son autoriteacute

quelle autoriteacute (par deacutefinition leacutegitime si on suit Arendt) a besoin du glaive pour se faire

(librement) obeacuteir Eacutetrange reconnaissance drsquoun sur-pouvoir que celle qui requiert pourtant la

force pour ecirctre reconnue crsquoest que ce sur-pouvoir cet augmenteur nrsquoest pas si eacutevident

Ajoutons nous pensons que cette autoriteacute nrsquoa jamais eacuteteacute eacutevidente degraves lors qursquoon pose

la question et que srsquoil a toujours fallu la coercition pour laquo persuader raquo les corps crsquoest que

lrsquoautoriteacute nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute si distincte du potestas conceptualiseacute (ideacutealiseacute ) par H Arendt

Car il y a bien un eacuteleacutement drsquoideacutealisation qui nrsquoa pas eacutechappeacute agrave Alain Renaut le processus

drsquoeacutegalisation deacutejagrave observeacute par Tocqueville conduit Hannah Arendt agrave eacutevoquer un

laquo nivellement raquo deacutefavorable aux eacutelegraveves les plus doueacutes si bien que avec la crise la situation

des enfants serait devenue laquo pire qursquoavant raquo laquo Avant quoi raquo demande sans deacutetour Alain

Renaut (2002 p 142) faudrait-il vraiment consideacuterer comme une reacutegression le processus

drsquoautonomisation de lrsquoenfant le fait qursquoil soit deacutesormais porteur de droits Nous ne pouvons

que souscrire pleinement agrave la remarque drsquoA Renaut

Pour preacutetendre que la reconnaissance de lrsquoenfant comme un ecirctre libre porteur

de droits a conduit en fait agrave un systegraveme drsquoenfermement ou drsquoexclusion pire encore que

ce qui existait auparavant on fait subir drsquoextravagantes ideacutealisations agrave ce qursquoavaient

eacuteteacute anteacuterieurement les dispositifs sociaux et culturels concernant les petits

drsquohommes (Renaut 2002 p 144)

Aussi le concept drsquoautoriteacute nous paraicirct probleacutematique (son principe logique

contredisant lrsquohistoire des pratiques qui lrsquoentoure) une telle autoriteacute a-t-elle deacutejagrave existeacute (en

eacuteducation) ou bien ne relegraveve-t-elle pas drsquoune illusion reacutetrospective Crsquoest donc que lrsquoautoriteacute

contrairement agrave ce que theacuteorise Hannah Arendt nrsquoest pas si distincte du pouvoir

Ainsi la notion drsquoautoriteacute comprise comme hieacuterarchie juste sans persuasion ni pouvoir

et qui œuvre par excellence dans le domaine eacuteducatif nrsquoentretient pas avec la sanction un lien

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eacutevident Crsquoest dire qursquoaffirmer le caractegravere eacuteducatif de la sanction comme œuvre drsquoautoriteacute

qui ne doit rien au pouvoir nrsquoa rien drsquoune proposition analytique (au sens de Kant)

On peut aller plus loin et soutenir que philosopher sur lrsquoautoriteacute (et partant sa

leacutegitimiteacute) crsquoest deacutejagrave prendre acte de son deacuteclin lequel est irreacuteversible Il suffit drsquoavoir eacuteteacute

sceptique une fois et lrsquoautoriteacute de lrsquoautoriteacute srsquoen trouve destitueacutee deacutesacraliseacutee saccageacutee

mecircme Lorsque les eacutetudiants de mai 1968 demandegraverent agrave Paul Ricoeur laquo Qursquoest-ce que vous

avez de plus que nous raquo ce dernier a reacutepondu laquo jrsquoai lu plus de livres que vous raquo La reacuteponse

de Ricoeur nrsquoeacutetait assureacutement pas satisfaisante est-ce vraiment la quantiteacute de livres qui fait

(lrsquo)autoriteacute Mais agrave bien sonder le problegraveme il se trouve qursquoaucune reacuteponse nrsquoaurait eacuteteacute

suffisante face au deacutefi que constitue le geste mecircme drsquointerroger lrsquoautoriteacute

Le fait de lrsquoautoriteacute et ses raisons

Paradoxe si lrsquoautoriteacute ne semble pas pouvoir ecirctre fondeacutee demeure le fait de lrsquoautoriteacute

Dans leur ouvrage Conditions de lrsquoeacuteducation (2008) Marie-Claude Blais Marcel

Gauchet et Dominique Ottavi proposent de comprendre indirectement le pheacutenomegravene

drsquoautoriteacute en demandant pourquoi il y a autoriteacute Car si lrsquoautoriteacute est devenue un laquo principe

indeacutefendable raquo (Blais Gauchet amp Ottavi 2008 p 136) demeure pourtant le fait de lrsquoautoriteacute

avec ses laquo transferts clandestins raquo ses deacutenis formels et sa reacutealiteacute deacuteleacutetegravere

Pour les auteurs lrsquoautoriteacute nrsquoest pas le pouvoir (institutionnel) ou la puissance

(contrainte) ndash et crsquoest dans lrsquoeacuteducation que lrsquoautoriteacute se donne le plus agrave voir deacutepouilleacutee de ces

attributs secondaires (mais par lesquels elle srsquoest historiquement manifesteacutee) Crsquoest dans

lrsquoeacuteducation encore que lrsquoautoriteacute se deacutetache de ses incarnations historiques (mais au fond

inessentielles) que sont la religion et la tradition (qursquoHannah Arendt comprend comme une

laquo triniteacute agrave ne pas seacuteparer raquo) Car dans lrsquoeacuteducation se preacutesente une autoriteacute factuelle qui reacutesiste

au deacuteclin des traditions et des religions

Autoriteacute factuelle ndash lrsquoautoriteacute demeure mecircme si drsquoapregraves les auteurs elle ne srsquoaffiche

plus laquo lrsquoautoriteacute a cesseacute drsquoecirctre une valeur explicite raquo (2008 p 146) mais elle demeure une

valeur reacutegulatrice car laquo lrsquoautoriteacute repreacutesente une dimension constitutive et irreacuteductible de

lrsquoespace humain-social raquo (Blais et al 2008 p 138 reacutepeacuteteacute presque mot pour mot p 155) laquo rocircle

indispensable et positif raquo (2008 p 147) Il y aurait mecircme lieu de se reacutejouir car sans autoriteacute

il ne resterait que le droit ou la force Lrsquoautoriteacute est gage de leacutegitimiteacute (on retrouve ici le point

87

de vue de H Arendt) et constitue laquo le grand levier pacificateur des socieacuteteacutes humaines raquo

Paradoxalement les critiques qursquoa susciteacutees lrsquoautoriteacute ont fait obstacle agrave la compreacutehension de

son essence lrsquoautoriteacute comme telle aurait eacuteteacute le point aveugle de lrsquoanti-autoritarisme Faute

de la saisir on risque drsquoecirctre maicirctriseacute par elle au lieu de la maicirctriser

Cinq raisons sont eacutevoqueacutees (Blais et Al 2008 pp 149-155) pour comprendre le fait de

lrsquoautoriteacute Il nous semble pourtant que ces raisons ne coiumlncident pas

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce qursquoil y a de la leacutegitimiteacute ndash ou plutocirct il faut de lrsquoautoriteacute parce

qursquoil faut de la leacutegitimiteacute et pas seulement de la leacutegaliteacute Mais quelle leacutegitimiteacute ne se precircte pas

agrave la critique au dialogue agrave la persuasion Que vaut une autoriteacute qui se preacutesente comme au-

delagrave de tout soupccedilon possible Cette transcendance nrsquoest-elle pas destineacutee agrave demeurer

probleacutematique Crsquoest pourquoi cette premiegravere raison ne nous apparaicirct guegravere ecirctre

convaincante

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que la raison ne suffit pas il faut qursquoil y ait croyance Mais le

problegraveme demeure le mecircme que vaut la croyance agrave une autoriteacute qui nrsquoest pas susceptible

drsquoecirctre eacuteprouveacutee Quelle autoriteacute peut se preacutesenter comme agrave ce point leacutegitime qursquoon ne

saurait la trouver incroyable Quelle autoriteacute agrave ce titre pourrait nrsquoecirctre pas dangereuse et

lentement deacuteriver vers lrsquoautoritarisme

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que lrsquohumain est un ecirctre fonciegraverement sociable un ecirctre

drsquoappartenance Il y a ainsi une transcendance du social (laquo Une collectiviteacute qui srsquoimpose agrave nous

et nous deacutepasse en quelque maniegravere raquo) qui certes a perdu ses caractegraveres explicites et

obligatoires mais continue drsquoœuvrer sourdement comme autoriteacute Mais encore une fois

quelle est sa leacutegitimiteacute Comment la distinguer de la pure et simple ideacuteologie Cette autoriteacute

est-elle purement et simplement agrave assimiler deacutefinitivement On ne saurait en effet en faire

lrsquoeacuteconomie premiegravere mais est-ce agrave dire qursquoon ne doit pas pouvoir lrsquointerroger La

transcendance de lrsquoautoriteacute nrsquoest-elle pas dangereuse dans son principe

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que nous sommes interdeacutependants Nous ne pouvons pas ne

pas ecirctre influenceacutes nous sommes fonciegraverement suggestibles Mais faut-il tirer de cette

suggestibiliteacute lrsquoideacutee que celui qui a drsquoabord influenceacute eacutetait leacutegitime agrave le faire Suffit-il de le

croire pour que ce soit le cas Suffit-il de poser son caractegravere ineacutevitable pour le justifier Ne

faut-il pas agrave lrsquooccasion reacutesister aux deacutependances et aux suggestions Que la deacutependance

originelle conditionne une laquo dimension structurelle de son expeacuterience raquo nrsquoimplique nullement

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que cette structuration soit juste ou bonne qursquoil y ait autoriteacute de fait nrsquoimplique nullement

qursquoelle soit leacutegitime Agrave ce titre est-il sucircr que laquo Lrsquohomme est lrsquoanimal qui ne gueacuterit pas de son

enfance raquo (Blais et al 2008 p 153) Lrsquoadulte est-il condamneacute agrave ecirctre le malade de son

enfance

- Il y a autoriteacute parce qursquoil y a liberteacute La liberteacute qui consiste agrave avoir autoriteacute sur soi doit

srsquoappuyer sur des reacutefeacuterences extrinsegraveques en lesquelles elle place sa confiance (concept qui

nrsquoapparaicirct pas dans lrsquoouvrage citeacute mais qui nous semble essentiel pour comprendre la

proposition) Pathologiquement cette autoriteacute deacuterive en soumission la confiance devient

aveugle et se transforme en alieacutenation Mais cette deacuterive reacutevegravele que lrsquoautoriteacute nrsquoimpose pas

elle guide elle constitue un laquo recours reacuteflexif raquo (Blais et al 2008 p 154) Cette raison de

lrsquoautoriteacute nous paraicirct la plus solide mais lrsquoautoriteacute qursquoelle postule est des plus fragiles puisque

la confiance qursquoon place en elle peut ecirctre retireacutee Crsquoest une autoriteacute relative ndash et peut-ecirctre la

seule veacuteritablement leacutegitime en tant qursquoon la peut destituer

Le fait que ces raisons ne convergent pas neacutecessairement reacutevegravele les tensions

constitutives de cette reacutegulation par lrsquoautoriteacute qui revendique une leacutegitimiteacute agrave laquelle elle se

soustrait pourtant par sa manifestation transcendante Pour autant on ne saurait se passer de

laquo reacutefeacuterents raquo ou de laquo reacutefeacuterences raquo mais quels sont les piliers qui peuvent subir lrsquoeacutepreuve du

doute

Il faut bien accorder que lrsquoautoriteacute nrsquoest pas lrsquoautoritarisme ndash mais ce nrsquoest qursquoagrave la

condition que lrsquoautoriteacute en tant qursquoelle srsquoincarne dans une personne soit deacutesinvestie de toute

transcendance et reacutesiste agrave la possibiliteacute du soupccedilon Elle ne sera qursquoautoriteacute humaine trop

humaine avec ses fragiliteacutes et les limites qursquoelle reconnaicirctra volontiers elle-mecircme ndash sans quoi

ne sera-t-elle pas mensonge et vecteur drsquoinfantilisation

Lrsquoautoriteacute problegraveme eacuteducatif indeacutepassable

Jean Houssaye estime qursquoentre lrsquoeacuteducation et lrsquoautoriteacute il y a une antinomie sans doute

propre agrave lrsquoacte peacutedagogique Si lrsquoautoriteacute ne passera pas il nrsquoen demeure pas moins qursquoil faut

selon le peacutedagogue laquo abandonner et deacutepasser cette probleacutematique de lrsquoautoriteacute raquo Lrsquoautoriteacute

ne passera pas theacuteoriquement et pratiquement (on en parlera toujours) mais laquo il faudra

toujours lui reacutesister peacutedagogiquement raquo (2012) Nrsquoest-ce pas lagrave cependant confondre autoriteacute

et autoritarisme

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Sans doute lrsquoautoriteacute pose problegraveme aussi semble-t-il bienvenu de la deacutepouiller

autant que possible de la notion de pouvoir Lrsquoautoriteacute a tout agrave gagner au point de vue eacuteducatif

agrave renoncer agrave la tentation autocratique elle doit relever davantage de lrsquoordre de lrsquoinfluence que

de celui de lrsquoinjonctif frontale La question de la croyance du sujet est primordiale crsquoest cette

croyance agrave sa leacutegitimiteacute qui permet seule agrave lrsquoautoriteacute de nrsquoavoir pas agrave se montrer menaccedilante

Eirick Prairat eacutenonce les quatre conditions drsquoune autoriteacute eacuteducative (2003b)

- Autoriteacute vient de auctor (le sujet qui renvoie agrave lrsquoascendant au creacutedit)

qui deacuterive de augere (augmenter) Cette augmentation inscrit lrsquoautoriteacute dans le

registre de lrsquoeacuteleacutevation jamais du dressage Lrsquoautoriteacute est influence positive ndash mais

comment caracteacuteriser une telle influence Comment srsquoassurer qursquoen visant

lrsquoeacuteleacutevation on nrsquoengendre pas le contraire

- Lrsquoinfluence de lrsquoautoriteacute gagne agrave ecirctre aussi peu directe et transitive que

possible Non pas srsquoopposer ni srsquoimposer mais proposer Non pas soumettre mais

affranchir Non pas vouloir mais aider agrave vouloir Non pas agir mais activer

transmettre cette flamme du savoir Mais il faut deacutejagrave preacutesupposer ce deacutesir

drsquoapprendre que faire lorsque ce dernier semble manquer

- Lrsquoinfluence de lrsquoautoriteacute travaille agrave sa propre suppression elle ne

maintient pas le sujet dans un eacutetat de deacutependance Lrsquoinfluence ne cherche pas

lrsquoemprise mais lrsquoimpulsion Elle encourage pour nrsquoavoir plus agrave le faire Lrsquoinfluence

eacuteducative est la dissymeacutetrie qui recircve de symeacutetrie Crsquoest en quoi cette influence nrsquoest

pas manipulatrice Crsquoest sans doute parce qursquoelle ne fait pas cette distinction

qursquoAlice Miller condamne toute forme drsquoeacuteducation elle confond influence et

manipulation On ne saurait certes nier toutefois que lrsquoenfer est paveacute des meilleures

intentions peacutedagogiques Mais on ne saurait non plus oublier qursquoon ne peut pas ne

pas influencer car on ne peut pas ne pas communiquer Crsquoest lrsquoun en effet des

axiomes de la communication eacutetabli par le groupe de Palo-Alto laquo Il suffit de la

preacutesence drsquoautrui pour que tout comportement actif ou passif intentionnel ou pas

preacutesente un caractegravere communicationnel et constitue une communication Comme

il nrsquoy a pas de non-comportement on ne peut pas non plus ne pas communiquer raquo

(Watzlawick 1991 p 20) Mais comment communiquer

- Lrsquoinfluence ne peut srsquoexercer sans une reconnaissance active du sujet

qui lrsquoaccepte non pas une reacutesignation passive non pas une acceptation par deacutefaut

90

mais un engagement qui est seul agrave mecircme de faire sens Mais comment engager le

sujet agrave eacuteduquer

Ces conditions on le voit eacutenoncent davantage un programme de recherche qursquoune

seacuterie de regravegles qursquoil suffirait drsquoappliquer Agrave nier les difficulteacutes on risque toujours lrsquoincantation

ainsi que le note Jean Houssaye il suffirait de vouloir pour reacuteussir

Faire le choix drsquoeacuteduquer ce serait donc se placer drsquoembleacutee dans une position drsquoautoriteacute

ndash entendue comme influence agrave viseacutee eacutemancipatrice aussi temporaire et peu transitive que

possible pour eacuteviter la deacutegeacuteneacuterescence en emprise Lrsquoautoriteacute ainsi deacutecanteacutee de tout

autoritarisme (et de tout pouvoir) devient ainsi un horizon ndash toute la question (au fond

kantienne) est de savoir srsquoil srsquoagit drsquoun ideacuteal reacutegulateur (lrsquoautoriteacute serait une Ideacutee de la raison

eacuteducative un concept limite et moins constitutif de ce qursquoil faut faire que reacuteglant orientant et

dirigeant la penseacutee) ou drsquoune fiction (produite par lrsquoimagination opeacuterant comme si les faits

imagineacutes eacutetaient empiriques)

Si on considegravere lrsquoautoriteacute comme ideacuteal reacutegulateur ainsi que nous venons de lrsquoesquisser

on voit que la place de la sanction nrsquoest pas deacutefinie a priori Pourquoi lrsquoautoriteacute aurait-elle

besoin de la sanction Mecircme circonscrite agrave la sphegravere eacuteducative lrsquoautoriteacute ne semble pas

neacutecessiter le recours agrave la sanction ndash on peut mecircme se demander si ce recours en question ne

contredirait les conditions eacutenonceacutees ci-dessus Le problegraveme degraves lors est le suivant la sanction

est-elle compatible avec les conditions geacuteneacuterales de lrsquoautoriteacute eacuteducative eacutenonceacutees ci-dessus

On le voit la question de la sanction nous introduit au cœur de la difficile notion drsquoautoriteacute

La crise (ou eacuterosion) engageacutee au moment moderne

Le temps est essentiel pour comprendre la crise de lrsquoautoriteacute ndash et sans doute serait-il

preacutefeacuterable drsquoapregraves la proposition drsquoE Prairat plutocirct que de parler de crise drsquoeacutevoquer lrsquoeacuterosion

de lrsquoautoriteacute (2012) Quand la crise nrsquoest par deacutefinition que ponctuelle la meacutetaphore

geacuteologique convient particuliegraverement bien au caractegravere lent et irreacuteversible de cette eacutevolution

La dissolution du laquo conglomeacuterat heacuteriteacute raquo (selon la formule drsquoER Dodds agrave la suite de

Gilbert Murray) de la structure de croyances traditionnelles est irreacuteversible dans son ouvrage

deacutesormais classique Les Grecs et lrsquoirrationnel Dodds cite Al Ghazali laquo Il ny a pas despoir de

retourner agrave une foi traditionnelle une fois quelle a eacuteteacute abandonneacutee car la condition

essentielle de ladheacutesion agrave une foi traditionnelle cest dignorer quon est traditionaliste raquo (citeacute

91

par Dodds 1977 p 205) Lrsquoinnocence de la tradition perdue lrsquoest deacutefinitivement les Lumiegraveres

ont eacuteteacute notre Xeacutenophane dont Dodds estime que la critique radicale de lrsquoanthropomorphisme

a conduit agrave une incroyance geacuteneacuteraliseacutee laquo il ny avait plus guegravere agrave attendre pour que tout

leacutedifice de croyances traditionnelles commence agrave se disloquer raquo (Dodds 1977 p 181) Ce

mouvement geacuteologique ne cessera pas du moins tant que durera le rationalisme ndash dont il nrsquoest

pas certain que sa disparition soit souhaitable

Pour Alain Renaut la ceacutesure principale porte entre le moment des Anciens et celui des

Modernes on passe drsquoun principe drsquoautoriteacute baseacute sur une transcendance agrave un principe

drsquoautoriteacute qui relegraveve de lrsquoimmanence autonome (le subjectivisme et le contractualisme en

constituent lrsquohorizon) La transcendance en effet eacutetait tridimensionnelle dans lrsquoAntiquiteacute

Transcendance theacuteologique transcendance physico-theacuteologique

transcendance de la tradition dans ces trois versions anciennes de la transmutation

drsquoun simple pouvoir en autoriteacute la reacutefeacuterence agrave une dimension du reacuteel conccedilue comme

hors de prise pour les forces humaines (la volonteacute divine lrsquoordre du monde

lrsquoancienneteacute de la tradition) procurait aux pouvoirs concerneacutes un surcroicirct de puissance

(Renaut 2004 p 50)

Ce nrsquoest plus le cas avec lrsquoautoriteacute des Modernes qui integravegre laquo un moment de

fragilisation intrinsegraveque raquo (Renaut 2004 p 53) en reposant sur le consentement du peuple

souverain laquo Lrsquoauto-institution raquo (2004 p 62) caracteacuteristique des modernes semble destineacutee

agrave destituer toute forme drsquoautoriteacute de transcendance

Toute la difficulteacute est que la moderniteacute nous conduit agrave reconnaicirctre dans lrsquoenfant un

laquo semblable raquo (ce que nous ne pouvons pas sans renier les valeurs fondamentales de la

deacutemocratie ne pas faire) alors mecircme que lrsquoeacuteducation laquo se fonde sur une forme de supeacuterioriteacute

de lrsquoeacuteducateur vis-agrave-vis de lrsquoeacuteduqueacute raquo (Renaut 2004 p 149) Entre lrsquoeacutegaliteacute qursquoon ne peut lui

manquer de reconnaicirctre et lrsquoasymeacutetrie de la relation lrsquoenfant apparaicirct comme un citoyen qui

ne peut pas en devenir un Mais il ne srsquoagit pas seulement drsquoun deacutecalage entre une eacutegaliteacute de

droit et une ineacutegaliteacute de fait car lrsquoenfant en son alteacuteriteacute est porteur de droits speacutecifiques

92

(droits agrave la protection et agrave lrsquoeacuteducation) qui peuvent entrer en contradiction avec ses droits-

liberteacutes par quoi il est notre semblable Ainsi lrsquoenfant est bien le seul ecirctre humain avec lequel

nous avons des rapports laquo drsquoeacutegaliteacute et drsquoineacutegaliteacutes en droit raquo (2004 p 151) Cette tension est

constitutive de la crise de lrsquoeacuteducation et relegraveve du processus de deacutemocratisation des rapports

humains qui sont eacutetendus aux enfants Impossible par conseacutequence de chercher agrave

laquo sanctuariser lrsquoeacutecole raquo comment peut-on vouloir la deacutemocratie pour tous ndash sauf pour les

enfants La contradiction axiologique est manifeste laquo comment faire acqueacuterir une conscience

des valeurs de lrsquoeacutegaliteacute et de la liberteacute agrave des enfants plongeacutes dans un univers familial et scolaire

qui demeurerait immuablement structureacute par les principes de hieacuterarchie raquo (Renaut 2004 p

156)

Pour A Renaut on peut interpreacuteter ce constat de crise de lrsquoautoriteacute qui conduit

irreacutemeacutediablement agrave sa fin de deux maniegraveres Soit se reacutejouir

Moins drsquoautoriteacute plus drsquoesprit critique Moins drsquoadheacutesion plus de distance

Moins de soumission consentie souhaiteacutee aimeacutee mecircme plus drsquoautonomie agrave lrsquoeacutegard

de ceux qui deacutetiennent tel ou tel pouvoir Comment selon ce premier axe de

conclusion ne pas identifier la deacutecomposition de lrsquoautoriteacute secteur par secteur agrave une

monteacutee en puissance de la liberteacute des individus et de la socieacuteteacute (Renaut 2004 p 260)

Soit redouter

Plus drsquoautonomie mais moins de repegraveres Plus de liberteacute de choix mais moins

de certitudes Plus drsquoespaces de discussion mais aussi davantage de conflits et de

confrontations entre les individus ou entre les groupes ougrave ils se rassemblent autour de

leurs derniegraveres convictions Plus drsquoesprit critique mais de plus en plus de mal pour les

divers pouvoirs sans lesquels il nrsquoest pas de coexistence possible agrave faire preacutevaloir les

objectifs qursquoils entendent atteindre fucirct-ce pour le bien de toutes les personnes ou de

toutes les communauteacutes concerneacutees (Renaut 2004 p 261)

93

Les deux axes sont correacuteleacutes lrsquoespoir drsquoune reconfiguration laisse planer lrsquoombre du

risque drsquoun eacutechec et de difficulteacutes nouvelles Elles sont la conseacutequence du scepticisme qui

srsquoabat sur lrsquoOccident ndash mais ce scepticisme nrsquoest pas condamneacute agrave ecirctre un individualisme

meacutediocre un laquo relativisme raquo (artefact conceptuel qui permet de servir de repoussoir) Le

scepticisme crsquoest aussi lrsquoesprit zeacuteteacutetique comment lrsquoinsuffler Voilagrave peut-ecirctre lrsquoun des

problegravemes eacuteducatifs majeurs Crsquoest ce que semble proposer Alain Renaut lorsqursquoil eacutecrit

[hellip] le temps est enfin venu priveacutes que nous sommes devenus moins par erreur

que par choix deacutelibeacutereacute des expeacutedients de lrsquoautoriteacute de prendre pour regravegle dans

chacune des pratiques de pouvoir de ne consideacuterer comme leacutegitime que le pouvoir de

lrsquoargument (Renaut 2004 p 83)

Le temps est venu drsquoecirctre sceptique crsquoest-agrave-dire rationnels de mettre meacutethodiquement

agrave lrsquoeacutepreuve tout ce qui srsquoapparente agrave une transcendance avec malice ironie et le plus grand

des seacuterieux Le savoir dont la transmission inquiegravete tant est-il autre chose que le reacutesidu

temporaire drsquoune critique drsquoune tentative de reacutefutation Agrave ce titre tout savoir positif qursquoon

ne fait que recevoir sans pouvoir lrsquoeacuteprouver sans lrsquoexaminer peut ecirctre soupccedilonneacute drsquoimposture

Socrate drsquoapregraves Platon disait qursquo laquo une vie agrave laquelle cet examen fait deacutefaut ne vaut pas drsquoecirctre

veacutecue raquo (Apologie de Socrate Platon 38a 2008 p 88)

La peacuteriode contemporaine connaicirct une crise qui constitue le final drsquoune eacuterosion

progressive Le sujet est livreacute agrave lui-mecircme ndash avec toutes les deacuterives (communautarisme greacutegaire

nationalisme eacutetroit consumeacuterisme meacutediocre etc) mais aussi tous les espoirs qui

accompagnent le deacuteclin des absolus Son eacutemancipation par lrsquoeacuteducation est plus que jamais

neacutecessaire et le questionnement de lrsquoautoriteacute (de ce qui fait autoriteacute) fait partie de ce

processus drsquoeacutemancipation La crise de lrsquoautoriteacute nrsquoest-elle pas au point de vue eacuteducatif

salvatrice indispensable mecircme dans la mesure ougrave elle est une occasion de renforcer lrsquoactiviteacute

du sujet Car que vaut une croyance dont on nrsquoa jamais douteacute qursquoon nrsquoa jamais mise agrave

lrsquoeacutepreuve

94

Histoire monumentale antiquaire et critique

Mutatis mutandis il nous semble que ce problegraveme a eacuteteacute theacutematiseacute par Nietzsche Le

nihilisme ce moment historique de la deacutevalorisation des valeurs anciennes pose la question

de lrsquoautoriteacute drsquoune maniegravere ineacutedite la crise de la science ou le deacutesenchantement du monde

ne sont que quelques-unes des conseacutequences de cette crise axiologique Dans la seconde

consideacuteration inactuelle (1993 pp 217-283) sur lrsquoutiliteacute et lrsquoinconveacutenient de lrsquohistoire pour la

vie Nietzsche probleacutematise le concept drsquohistoire qui nous paraicirct fort eacuteclairant relativement agrave

lrsquoautoriteacute Le philosophe allemand repegravere trois maniegraveres de se rapporter au passeacute de vivre le

passeacute lrsquohistoire monumentale lrsquohistoire antiquaire et lrsquohistoire critique Chacune de ces

maniegraveres preacutesente une utiliteacute mais aussi des deacuterives

Lrsquohistoire antiquaire est la maniegravere de vivre le passeacute de celui laquo qui conserve et veacutenegravere

celui qui avec fideacuteliteacute et amour tourne les regards vers lendroit dougrave il vient ougrave il sest

formeacute raquo et qui constitue une forme de pieacuteteacute envers tout ce qui a eacuteteacute laquo Ce qui est petit

restreint vieilli precirct agrave tomber en poussiegravere tient son caractegravere de digniteacute dintangibiliteacute du

fait que lacircme conservatrice et veacuteneacuteratrice de lhomme antiquaire sy transporte et y eacutelit

domicile raquo (1993 p 231) Lrsquoantiquaire collectionne reacutepertorie tout ce qursquoil trouve Lrsquoantiquaire

assure la fideacuteliteacute drsquoun peuple agrave son passeacute Le plaisir que lrsquoantiquaire prend agrave explorer le passeacute

est celui de lrsquoamour de la tradition Cet amour ressemble au laquo plaisir que larbre prend agrave ses

racines [au] bonheur que lon eacuteprouve agrave ne pas se sentir neacute de larbitraire et du hasard mais

sorti dun passeacute mdash heacuteritier floraison fruit mdash ce qui excuserait et justifierait mecircme lexistence raquo

(1993 pp 232-233) Sans doute on peut consideacuterer que cette histoire correspond dans

lrsquoeacutevolution de lrsquoautoriteacute theacutematiseacutee par A Renaut au moment des anciens Mais lrsquoantiquaire

ne sait plus distinguer lrsquoaccessoire de lrsquoessentiel Tout ce qui est nouveau semble avoir moins

de valeur que ce qui est ancien Mais surtout lorsque lrsquohistoire antiquaire et sa fiegravevre

collectionnite nrsquoest plus nourrie par laquo lrsquoair vivifiant du preacutesent raquo elle risque drsquoempailler la vie

laquo quand le sens historique ne conserve plus la vie mais quil la momifie cest alors que larbre

se meurt raquo (1993 p 233) Lrsquoaveugle soif de collection est steacuterile Elle laquo paralyse lhomme

daction qui eacutetant homme daction blessera toujours et blessera forceacutement une pieacuteteacute

quelconque raquo (1993 p 234) Lrsquohistoire antiquaire peut ecirctre eacutetouffante et son autoriteacute

alieacutenante Il faut pouvoir srsquoen libeacuterer

95

Lrsquohistoire critique donne agrave lrsquohomme laquo la force de briser un passeacute et de laneacuteantir raquo et

laquo y parvient en traicircnant le passeacute devant la justice en instruisant seacutevegraverement contre lui et en le

condamnant enfin raquo (1993 p 234) Or laquo tout passeacute est digne drsquoecirctre condamneacute raquo car tout ce

qui naicirct est digne de disparaicirctre marqueacute du sceau de lrsquoimperfection Lrsquohistoire critique est

requise car elle permet de libeacuterer lrsquohomme prisonnier du passeacute par lrsquooubli Lrsquooubli loin de

nrsquoecirctre un deacuteficit de meacutemoire est un pouvoir actif qui est une force et le signe drsquoune santeacute

robuste A lrsquoinverse celui qui est incapable drsquooublier laquo est comparable agrave un dyspeptique (et

pas seulement comparable) mdash il ne vient ldquoagrave boutrdquo de rienhellip raquo (Nietzsche 2000 p 121)

Un tel esprit critique envers lrsquohistoire est salutaire dans la mesure ougrave il permet agrave

lrsquohomme de se deacutelivrer drsquoun passeacute devenu par trop pesant trop eacutetouffant Lrsquohistoire critique

est tourneacutee vers lrsquoavenir Neacuteanmoins il srsquoagit eacutegalement drsquoun processus qui est laquo toujours

dangereux pour la vie raquo (1993 p 235) attaquant le passeacute agrave sa source lrsquohistorien critique risque

de deacuteraciner lrsquohomme de ses traditions dont il est pourtant malgreacute qursquoil en ait un reacutesultat

Cherchant agrave recreacuteer une humaniteacute neuve (une seconde nature) en niant lrsquohumaniteacute passeacutee (la

premiegravere nature de la tradition) lrsquohistoire critique connaicirct un double risque Drsquoune part

laquo parce quil est difficile de fixer une limite agrave la neacutegation du passeacute raquo se pose la question des

limites de ce qursquoil faut laisser et de ce qursquoil faut conserver Jusqursquoougrave peut aller la neacutegation

Drsquoautre part laquo parce que la seconde nature est la plupart du temps plus faible que la

premiegravere raquo (1993 p 235) ne risque-t-on pas de quitter une vie plus saine pour une autre plus

preacutecaire Les valeurs que promeut lrsquohistoire critique ne pourront pas aiseacutement remplacer les

valeurs qursquoelle condamne Aussi risque-t-elle de fragiliser le passeacute sans ecirctre agrave mecircme de

reconstruire lrsquoavenir

Il nous semble que lrsquoopposition entre les anciens et les modernes est exprimeacutee par

cette double histoire antiquaire et critique Mais lrsquooriginaliteacute de Nietzsche est de proposer un

autre rapport agrave lrsquohistoire crsquoest lrsquohistoire monumentale telle que la conccediloivent les grands

creacuteateurs ceux qui conjuguent activiteacute et puissance (1993 p 226) On contemple ce que les

hommes dans le passeacute ont pu produire de grandiose de sublime De lagrave cette tendance agrave

privileacutegier ce qui est passeacute agrave ce qui est preacutesent Lrsquohistoire monumentale peut donc se reacutesumer

agrave laquo ce qui est classique et rare dans les temps eacutecouleacutes raquo (1993 p 228) Nietzsche eacutecrit ainsi

96

Que les grands moments dans la lutte des individus forment une chaicircne que les

sommets de lhumaniteacute sunissent dans les hauteurs agrave travers des milliers danneacutees que

pour moi ce quil y a de plus eacuteleveacute dans un de ces moments passeacutes depuis longtemps

soit encore vivant clair et grand mdash cest lagrave lideacutee fondamentale cacheacutee dans la foi en

lhumaniteacute lideacutee qui sexprime par la revendication dune histoire

monumentale (Nietzsche 1993 p 227)

Cependant lrsquohistoire monumentale nrsquoest pas sans danger Elle peut produire aussi un

certain deacutedain pour lrsquoexistence actuelle qui apparaicirct comme deacuterisoire eu eacutegard aux grandeurs

passeacutees De plus si lrsquohistoire monumentale enjoint agrave lrsquohomme du preacutesent drsquoimiter la grandeur

du passeacute celui qui imite oublie que lrsquohistoire ne se reacutepegravete pas laquo ce qui a eacuteteacute possible autrefois

ne saurait se reproduire une seconde fois raquo (1993 p 228) Ensuite il y a une illusion tenace

propre agrave lrsquohistoire monumentale celle de consideacuterer les monuments comme des laquo effets en

soi raquo deacuteconnecteacutes de leur eacutepoque et de la vie qui les a engendreacutes Lrsquohistoire monumentale

encourt donc toujours le risque drsquoecirctre mythique donc de falsifier le passeacute et drsquoecirctre manipuleacutee

par les ideacuteologies laquo lrsquohistoire monumentale trompe par les analogies raquo (1993 p 229) Enfin

dernier risque que les monuments du passeacute eacutecrasent le preacutesent et eacutetouffent toute feacuteconditeacute

et Nietzsche eacutecrit ainsi de maniegravere de saisissante laquo laissez les morts enterrer les vivants raquo

(1993 p 231)

Nietzsche probleacutematise la crise de lrsquoautoriteacute agrave travers ces trois maniegraveres de se rapporter

agrave lrsquohistoire Quelle autoriteacute est possible sachant que la continuiteacute est neacutecessaire que la culture

classique stimule mais que la critique aussi est requise Lrsquoopposition entre les Anciens et les

Modernes srsquoincarne dans lrsquoopposition entre histoire antiquaire et histoire critique Mais

Nietzsche ajoute lrsquohistoire monumentale la culture nrsquoest-elle pas lrsquoautoriteacute qui stimule Qui

certes peut eacutecraser mais libegravere du preacutesent en renvoyant agrave ce que lrsquohumaniteacute a produit de plus

grand Lrsquoautoriteacute en son sens pourrait avoir trait agrave ce qursquoil y a de sublime dans la tradition ndash

non pas la tradition pour la tradition mais eacutelection dans la tradition de ce qui eacutelegraveve de ce qui

nous fait porter le regard vers le haut Autrement dit une reacuteponse possible agrave la crise de

97

lrsquoautoriteacute ne peut-elle pas passer par la recherche de la grandeur Nrsquoest-ce pas le but de la

culture que de stimuler le vouloir

Nous verrons cependant que si cette reacuteponse est feacuteconde les moyens proposeacutes par

Nietzsche afin de parvenir agrave la production drsquoune culture effective sont des plus

probleacutematiques

242 Sanction et loi

Un lien tregraves eacutetroit relie lrsquoideacutee de sanction et celle de loi Il nrsquoy a pas de sanction lagrave ougrave il

nrsquoy a pas de loi ni de loi lagrave ougrave il nrsquoy a pas de sanction La sanction serait pour ainsi dire la ratio

cognoscendi de la loi laquelle serait pour sa part la ratio essendi de la sanction La sanction ne

fonde pas crsquoest la loi qui tient cet office mais la sanction est le neacutecessaire compleacutement drsquoune

loi qui sans la premiegravere serait eacutevideacutee de son statut de loi Crsquoest pourquoi on a pu parler drsquoune

sanction naturelle comme conseacutequence ineacutevitable de la transgression

Conseacutequence naturelle et loi humaine φύσις καὶ νόμος

LrsquoEsprit des lois de Montesquieu srsquoouvre par une deacutefinition laquo Les lois dans la

signification la plus eacutetendue sont les rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des

choses raquo (1993 p 123) En ce sens il y a homologie entre les lois naturelles et les lois

humaines elles sont toutes deux œuvres de la raison (laquo La loi en geacuteneacuteral est la raison

humaine en tant qursquoelle gouverne tous les peuples de la terre raquo 1993 p 128) Cette

homologie fonde drsquoapregraves Montesquieu le droit naturel comme anteacuterieur au droit positif de

mecircme qursquoavant de tracer un cercle on peut affirmer que les rayons sont eacutegaux de mecircme il y

a de la justice avant de poser des lois laquo Il faut donc avouer des rapports drsquoeacutequiteacute anteacuterieurs agrave

la loi positive qui les eacutetablit raquo (1993 p 124) Et comme illustration de cette loi naturelle

Montesquieu eacutecrit laquo comme par exemple que [hellip] un ecirctre intelligent qui a fait du mal agrave un

ecirctre intelligent meacuterite de recevoir le mecircme mal raquo (1993 p 124) Ce nrsquoest pas seulement la

sanction qui se trouve ici leacutegitimeacutee a priori crsquoest la loi du talion

Mais ce serait oublier lrsquoeacutecart entre la loi naturelle et la loi humaine La transgression

drsquoune loi naturelle est impossible Montesquieu eacutecrit ainsi

98

[hellip] il srsquoen faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverneacute que le

monde physique Car quoique celui-lagrave ait aussi des lois qui par leur nature sont

invariables il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes

(Montesquieu 1994 p 124)

Crsquoest en effet le moindre qursquoon puisse eacutecrire dans lrsquoordre humain la transgression

ne se trouve systeacutematiquement sanctionneacutee Mais ce que Montesquieu prend pour une

diffeacuterence de degreacute nrsquoest-il pas une diffeacuterence de nature

Guyau nous semble plus proche de la veacuteriteacute quand il eacutecrit laquo Si lrsquoon preacutetend violer la loi

de la pesanteur en se penchant trop par-dessus la tour Saint-Jacques on sera reacuteduit aussitocirct agrave

preacutesenter la veacuterification sensible de cette loi en se brisant sur le sol raquo (1985 p 162) Cette

proposition est si forte que Durkheim la reprendra agrave son compte dans LrsquoEacuteducation morale La

loi humaine au contraire peut ecirctre deacutefieacutee et crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoelle peut lrsquoecirctre qursquoon

a recours agrave la sanction qursquoon a besoin de sanction Parler de sanction naturelle est donc un

abus de langage derriegravere lrsquohomonymie il y a toute la diffeacuterence entre lrsquoeffet drsquoun meacutecanisme

aveugle et lrsquointention humaine de produire de la peine Qursquoon conccediloive la nature sur un mode

anthropomorphique ou le social sur un mode naturel on se trompe en confondant la nature

et la culture Hans Kelsen deacutenonccedilait en ce sens la confusion des sciences causales et des

sciences normatives

Par conseacutequent si la loi de la nature ne peut ecirctre transgresseacutee la nature ne saurait

sanctionner Ce qursquoon nomme sanction est une confirmation lrsquoeacutecart eacutetant impossible la

conseacutequence srsquoimpose avec une amorale neacutecessiteacute La sanction naturelle dans la loi de

causaliteacute crsquoest simplement lrsquoeffet

Eacutetant eacutetablie cette diffeacuterence entre la loi naturelle et la loi humaine (la volonteacute)

demandons-nous la loi constitue-t-elle le mot drsquoordre suprecircme de lrsquoeacuteducation

Loi theacuteologique et loi juridique Θέμις καὶ νόμος

Il faut deacutejagrave srsquoentendre sur ce qursquoil faut entendre par loi Contrairement agrave ce qursquoon

pourrait croire la loi nrsquoest pas drsquoabord juridique νόμος nrsquoest pas sorti tout armeacute du cracircne de

Χάος ndash laquo Douce illusion eacutecrit en ce sens Eirick Prairat que celle qui laisse penser que lrsquoon

99

pourrait drsquoembleacutee srsquoinstaller dans la sphegravere du juridique raquo (Prairat 1997 p 101) Dans

lrsquoOdysseacutee les cyclopes incarnent cet eacutetat sans loi commune (Κυκλώπων [hellip] ἀθεμίστων lit-on

au vers 106 du chant IX de lrsquoOdysseacutee) ils ne tiennent pas drsquoassembleacutees ni afin de deacutelibeacuterer ni

afin de rendre la justice (vers 112 du chant IX Τοῖσιν δ᾽ οὔτ᾽ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε

θέμιστες) Les cyclopes incarnent le modegravele du δεσπότης qui nrsquoa de compte agrave rendre agrave

personne et vit sans loi commune

Dans la pheacutenomeacutenologie (au sens heacutegeacutelien) de la loi proposeacutee par E Prairat (1997 pp

91-99) la premiegravere repreacutesentation de la loi est de nature religieuse La loi theacutemis est marqueacutee

du sceau de la transcendance exteacuterieure de lrsquoirreacutevocabiliteacute (voire de lrsquoindiscutabiliteacute) et

srsquoappliquant agrave de multiples niveaux de reacutealiteacutes (pourtant heacuteteacuterogegravenes) Agrave ce titre elle relegraveve

davantage de la regravegle (qui faccedilonne et soumet dans un rapport de deacutependance reacuteiteacutereacute) que de

la loi proprement dite (qui seacutepare pour relier pour permettre lrsquoeacutechange) Drsquoapregraves Eirick Prairat

(qui srsquoappuie notamment sur Piaget) cette conception theacuteologique de la loi est

laquo ineacutevitablement la conception du jeune enfant raquo (1997 p 94) pour laquelle son sentiment

sera fonciegraverement ambivalent (elle sera invoqueacutee quand elle deacutefend son inteacuterecirct meacutepriseacutee

quand elle le dessert) Mais le deacutefaut de cette loi est qursquoelle se preacutesente comme sacreacutee elle

invite donc agrave la transgression et la sanction que cette derniegravere appelle sera donc de nature

expiatoire

La conception juridique de la loi est celle drsquoune laquo transcendance seconde raquo (Prairat

1997 p 96) Seconde car opeacuterant sur fond drsquoimmanence la loi nrsquoest plus reacuteveacutelation de

lrsquoimmuable (au double sens drsquoun geacutenitif objectif et subjectif reacuteveacutelation de la part drsquoun ecirctre

immuable reacuteveacutelation drsquoun contenu immuable) mais construction reacutevisable Transcendance

car elle est laquo objectiveacutee raquo dans un texte qui srsquoimpose ensuite agrave ses co-constructeurs de

maniegravere publique Transcendance sans sacreacute la loi nrsquoest plus seulement instance de limite ou

prohibition elle est inter-dit elle signifie par ses proscriptions le lien entre les ecirctres elle

prescrit en neacutegatif

La loi theacuteologique reacutegularise la loi juridique reacutegule

La loi juridique comme horizon eacuteducatif Νόμος καὶ παιδεία

Reprenons la loi (nomos) constitue-t-elle le mot drsquoordre suprecircme de lrsquoeacuteducation

100

Du point de vue juridique crsquoest lagrave une tautologie le droit nrsquoeacutetant que nomos tout

manquement agrave la loi doit srsquoaccompagner de sanction Pour Hans Kelsen la theacuteorie pure du

droit formule ainsi la structure originaire de la proposition normative laquo lorsqursquoun acte

transgressant le droit est commis il doit srsquoensuivre une conseacutequence une sanction raquo (Kelsen

1999) Cette neacutecessiteacute repose sur un concept qui ne doit rien agrave la causaliteacute il srsquoagit au contraire

de lrsquoimputation Pour une theacuteorie pure du droit tout systegraveme de normes doit srsquoaccompagner

de sanction en cas de transgression Nous reviendrons sur la question de lrsquoimputation car elle

pose problegraveme il ne suffit pas de la poser (voire de la nommer) pour lrsquoeacutetablir

Posons la question autrement (car il faut la poser autrement) le respect inconditionnel

de la loi juridique eacutepuise-t-elle la viseacutee eacuteducative Lrsquoeacuteducation se confond-elle avec le

leacutegalisme Si tel eacutetait le cas la question du caractegravere eacuteducatif de la sanction serait reacutesolue en

tant que compleacutement neacutecessaire de la loi elle serait aussi eacuteducative que lrsquoest la loi elle-mecircme

Le problegraveme est de savoir srsquoil nrsquoy a pas un au-delagrave (ou un en-deccedilagrave ) de la loi qui pourrait

srsquoaveacuterer aussi important sinon davantage que la loi elle-mecircme Srsquoil ne srsquoagissait que de reacutegler

la conduite lrsquoaffaire serait entendue on peut soutenir qursquoau fond lrsquoeacuteducation nrsquoa pas agrave avoir

drsquoautre ambition que drsquoobtenir des ecirctres agrave eacuteduquer une certaine dociliteacute Lrsquoeacuteducation nrsquoaurait

pas drsquoautre objet que de (re)dresser les comportements ndash et pour ce faire tous les moyens

seraient bons crsquoest-agrave-dire utiles Mais pour peu qursquoon assigne agrave lrsquoeacuteducation un but

drsquoeacutemancipation on ne peut plus consideacuterer que les moyens sont indiffeacuterents Au contraire en

matiegravere drsquoeacuteleacutevation les moyens engageacutes sont peacutedagogiquement deacuteterminants

Dans le domaine moral qui est celui dans lequel nous situons lrsquoeacuteleacutevation la loi doit-elle

reacutegner Ici nous devrons nous confronter aux thegraveses de Kant qui fait de lrsquoobeacuteissance agrave la loi

morale par pur respect pour la loi morale la marque distinctive de la moraliteacute Kant deacutefendait

mais sans vraiment lrsquoargumenter (ou alors sur le mode drsquoune analogie avec la sphegravere juridique)

la neacutecessiteacute de la sanction comme conseacutequence drsquoune synthegravese a priori entre vice et malheur

Le vicieux meacuterite drsquoecirctre malheureux On a vu que Montesquieu soutenait une thegravese similaire

Mais sur quoi se fonde cette preacutetendue synthegravese a priori Qursquoest-ce qui la distingue du

preacutejugeacute Nous aurons agrave revenir sur cette difficulteacute qui engage la fonction de la sanction

Eirick Prairat estime qursquoau-delagrave de la loi juridique il y a une loi eacutethique elle est laquo ce

que le deacutesir exige pour srsquoactualiser et prendre sens raquo (1997 p 97) La loi devient contrainte

101

creacuteatrice elle nrsquoest plus limitation mais deacutetermination Il srsquoagit en quelque sorte de penser

la normativiteacute inheacuterente aux disciplines comme un mateacuteriau avec lequel on doit composer ndash

non seulement en vue de lrsquoaccepter (a-t-on le choix ) mais afin de le maicirctriser et de le

reacuteinventer E Prairat propose deux exemples de cette appropriation de la loi drsquoune part

lrsquoarchitecte qui doit connaicirctre les lois des mateacuteriaux qursquoil travaille drsquoautre part le poegravete qui

doit srsquoimpreacutegner laquo des lois de la langue raquo (1997 p 97) On ne saurait envisager en effet une

œuvre poeacutetique qui ne respecte pas la langue dans laquelle elle puise Le niveau eacutethique de la

loi invite donc agrave une ouverture qui transcende ce que la personnaliteacute peut avoir de monadique

Nous proposons cependant de compleacuteter la proposition drsquoE Prairat cette ouverture

doit srsquointeacutegrer dans un projet de vie que le sujet srsquoinvente Lrsquoeacutethique de la loi se confond ici

avec une estheacutetique de la loi crsquoest en ce sens que Guyau parlait drsquoanomie moins pour abolir

la loi (sinon dans son aspect uniforme et homogegravene) que pour lrsquoouvrir agrave lrsquoheacuteteacuterogegravene des

idiosyncrasies Lrsquoarchitecte ne peut ignorer les lois de la matiegravere mais il se les approprie pour

en faire une œuvre unique De mecircme le poegravete il travaille bien agrave partir drsquoune langue prise

comme mateacuteriau mais il repousse les limites du dicible et reacuteinvente le possible (crsquoest en ce

sens que Nietzsche eacutecrivait dans Ecce Homo laquo Avant moi on ignore ce qursquoon peut faire de la

langue allemande ndash ce qursquoon peut mecircme faire avec la langue tout court raquo 1992 p98) Au

niveau moral les relations de solidariteacute qursquoon entretient avec autrui sont agrave inventer et

srsquoinscrivent dans un style moral qui deacutepend des hypothegraveses meacutetaphysiques que le sujet eacutemet

sur le fond inconnaissable des choses La geacuteneacuterositeacute est creacuteative mdash ou elle nrsquoest que la morne

reacutepeacutetition drsquoun ideacuteal impersonnel abstrait et deacutevitaliseacute Disons encore la fleur de lrsquoeacuteducation

crsquoest de devenir ce que lrsquoon est de conqueacuterir son style

Eirick Prairat estime cependant qursquolaquo il nrsquoappartient pas agrave lrsquoeacutecole de faire acceacuteder

chaque sujet agrave une conception eacutethique de la loi raquo (1997 pp 98-99) Nomos est lrsquohorizon

drsquoapregraves lrsquoauteur de lrsquoeacuteducation scolaire Mais ne condamne-t-on pas alors lrsquoeacutecole agrave une

fonction humble trop humble et teinteacutee drsquoune urgence qui la deacutesenchanterait radicalement

Peut-on doit-on laisser le degreacute le plus important de lrsquoeacuteducation agrave lrsquoinitiative priveacutee Agrave

supposer comme nous le proposons que le passage agrave la conception (esth)eacutethique de la loi fait

partie du projet eacuteducatif et qursquoil lui est mecircme consubstantiel (pour ne pas que lrsquoeacuteducation ne

deacuterive en dressage) ne faut-il ecirctre trop ambitieux que pas assez

102

Reacutesumons-nous La pheacutenomeacutenologie de la loi reacutevegravele quatre eacutetapes chaos (caprice du

cyclope) theacutemis (loi divine et absolue) nomos (loi humaine et juridique) et anomos (loi

personnelle et esth-eacutethique) Difractons la question de la sanction en fonction de ces

moments Avec le premier moment la sanction est omnipreacutesente et reacutevegravele un insupportable

arbitraire Avec le second la sanction devient expiation Avec le troisiegraveme la sanction est

poseacutee mais son sens demande agrave ecirctre preacuteciseacute (pourquoi des humains voudraient-ils faire

souffrir un autre humain ) Avec le dernier moment enfin y a-t-il encore de la sanction Et agrave

supposer que lrsquoeacuteleacutevation agrave la loi (esth)eacutethique se fasse sans sanction reacuteserver agrave lrsquoeacutecole le

passage de theacutemis agrave nomos (avec sanction donc) ne risque-t-il pas de faire obstacle au passage

individuel de nomos agrave anomos

Une reacuteserve enfin par rapport agrave cette pheacutenomeacutenologie de la loi faut-il neacutecessairement

que la premiegravere repreacutesentation de la loi soit theacutemis Il nous semble qursquoil y a ici anticipation

sur la maniegravere dont la famille exerce lrsquoautoriteacute mais rien nrsquoassure que la famille propose

(impose) agrave lrsquoenfant une repreacutesentation absolue de la loi (et partant de lrsquoautoriteacute) Le parent (et

par extension lrsquoadulte) nrsquoa pas vocation agrave ecirctre un dieu pour lrsquoenfant instituant une

heacuteteacuteronomie de croyance Nous preacutecisons de croyance car si lrsquoheacuteteacuteronomie est bien de fait il

nrsquoy a aucune neacutecessiteacute de la doubler en faisant croire agrave lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquoadulte (ce qui est bien

en jeu dans theacutemis) Infaillibiliteacute autoriteacute absolue et souveraine y a-t-il fataliteacute que la famille

veacutehicule cette image de la loi Nous ne le pensons pas et toutes les eacutetudes empiriques qui

lrsquoont affirmeacutee nrsquoont prouveacute qursquoune chose crsquoest peut-ecirctre ainsi que les familles fonctionnaient

(et continuent largement de fonctionner) mais drsquoautres configurations sont possibles La

psychologie de lrsquoenfant est deacutependante des pratiques que les adultes exercent au bas acircge sur

les enfants

103

3 Bregraveve histoire de la sanction dite eacuteducative la sanction laquo universelle raquo

Le plus grand argument en faveur drsquoune sanction dite eacuteducative pourrait ecirctre lrsquohistoire

de lrsquoeacuteducation elle-mecircme Il semble qursquoaussi loin qursquoon remonte dans le temps on ne trouve

autre chose que des adultes chacirctiant des enfants Nrsquoest-ce pas la laquo preuve raquo qursquoon ne saurait

se passer de sanction quand il srsquoagit de srsquooccuper du petit drsquohomme

Premiegravere reacuteserve en Occident du moins LrsquoOccident qui aime agrave confondre son histoire

avec celle du monde son destin avec celui de lrsquouniversel nrsquoa en effet guegravere eacutepargneacute les

enfants Crsquoest pourquoi nous nous inteacuteresserons prioritairement aux grandes tendances en

termes de pratique eacuteducative de lrsquoOccident ndash et drsquoabord de ces deux traditions lrsquoayant

faccedilonneacute lrsquoAntiquiteacute grecque et le Christianisme Eacutevidemment la question historique (et pour

ainsi dire anthropologique) de la sanction en eacuteducation ne se trouve pas eacutepuiseacutee par les

quelques consideacuterations esquisseacutees ici

Deuxiegraveme reacuteserve au sein de lrsquoOccident la pratique de la sanction agrave lrsquoeacutegard des enfants

nrsquoest pas homogegravene En teacutemoignent les critiques que cette pratique a susciteacutees ndash et pas

seulement ces trois derniers siegravecles Lrsquouniversaliteacute (occidentale) de la sanction en eacuteducation

nrsquoen est pas une ndash mecircme srsquoil faut reconnaicirctre que selon toute vraisemblance la sanction en

eacuteducation a eacuteteacute un pheacutenomegravene massif aussi bien agrave lrsquoeacutecole qursquoen famille et souvent violent

Crsquoest ainsi que Eirick Prairat peut eacutecrire que laquo La punition est une pratique scolaire peacuterenne raquo

(2007 p 89) Quant agrave Jean Houssaye il est autoriseacute agrave affirmer ceci laquo Qursquoon le veuille ou non

lrsquohistoire des pratiques peacutedagogiques est une histoire violente La question de lrsquoautoriteacute

traverse les siegravecles avec lrsquoeacutecole elle la structure elle lui est consubstantielle raquo (2012)

Derniegravere reacuteserve agrave supposer mecircme qursquoun panorama (neacutecessairement incomplet il ne

rentre pas dans le dessein de ce petit chapitre la preacutetention drsquoecirctre exhaustif mais seulement

suggestif) ne preacutesenterait aucun contre-exemple il nous faut rappeler que le fait ne fait pas

droit ndash droit entendu non au sens de ce qui est leacutegal mais de ce qui est leacutegitime Il est vrai que

le caractegravere immeacutemorial drsquoune pratique lui confegravere une aura (la fameuse aura des origines)

ainsi qursquoun air de neacutecessiteacute mais agrave bien y regarder ces caractegraveres nrsquoont rien agrave voir avec la

question de son fondement philosophique

Ces reacuteserves exprimeacutees passons agrave lrsquoexposition Sur ce sujet lrsquoOccident est comme

traverseacute par deux traditions qui au regard de la sanction en eacuteducation semblent converger ndash

104

quoique pour des motifs diffeacuterents Ces deux traditions sont lrsquoAntiquiteacute grecque et romaine

drsquoune part le Christianisme drsquoautre part

31 LrsquoAntiquiteacute

La peacutedagogie dans lrsquoAntiquiteacute eacutetait agrave lrsquoimage de la violence qui reacutegnait dans lrsquoordre

social la peacutedopleacutegie est la regravegle et chose remarquable peu contesteacutee

311 Une peacutedagogie violente

Henri-Ireacuteneacutee Marrou estime que la peacutedagogie au moment de lrsquoinstruction primaire

eacutetait laquo sommaire et brutale raquo (Histoire de lrsquoeacuteducation dans lrsquoAntiquiteacute Tome 1 p 238) Marrou

eacutecrit laquo Pour triompher ce qu[e le maicirctre] estime ecirctre de lrsquoindociliteacute il ne lui reste qursquoune

ressource et il ne se fait pas faute drsquoy recourir les chacirctiments corporels raquo

Mais Marrou ajoute qursquoil y a un autre ressort psychologique lrsquoeacutemulation ce que

Nietzsche nommait lrsquoinstinct agonal des Grecs Il semble toutefois qursquoil ait eacuteteacute reacuteserveacute agrave ce qui

correspond chez nous au cycle drsquoeacutetudes secondaires

Marrou eacutecrit ainsi

Lrsquoimage caracteacuteristique qui pour les hommes de ce temps srsquoattache au

souvenir de la petite eacutecole nrsquoest pas celle de lrsquoἀγών et de sa noble rivaliteacute mais celle du

terrible magister la trique agrave la main et de la terreur qursquoil inspirait [hellip] Eacuteducation et

chacirctiments corporels apparaissaient aussi inseacuteparables pour un Grec helleacutenistique

qursquoils lrsquoavaient eacuteteacute pour un scribe pharaonique ou juif crsquoest tout naturellement que

pour traduire lrsquoheacutebreu mucircsar (eacuteducation et chacirctiment) les traducteurs alexandrins

utiliseront παιδεία qui sous leur plume finit par signifier tout simplement

ldquopunitionrdquo (Marrou 1948 p 239)

Marrou ajoute qursquoil y a eu une laquo eacutevolution de la sensibiliteacute raquo (1948 p 239) relativement

aux chacirctiments corporels La question des chacirctiments corporels est poseacutee ndash mecircme si elle nrsquoest

pas approfondie et donc consideacutereacutee comme eacutetant essentielle En teacutemoigne Chrysippe si on

105

en croit Quintilien dans son Institution oratoire (liber I 3-14 1975 p 76) le philosophe ne

deacutesapprouvait pas les coups de fouet mais si on connaicirct son opinion sur la question crsquoest

donc que la question se posait Toutefois Marrou ajoute cette eacutevolution ne srsquoest pas traduite

dans les pratiques peacutedagogiques

Mais srsquoil y a progregraves il est drsquoordre moral plus que peacutedagogique on critique

lrsquoinhumaniteacute plus que lrsquoefficaciteacute de lrsquo ldquoorbilianismerdquo et la pratique de lrsquoenseignement

nrsquoen est pas vraiment modifieacutee Jamais lrsquoeacutecole antique ne partagera les illusions de

notre ldquoeacutecole joyeuserdquo ldquopas de progregraves sans un peacutenible effortrdquo μετὰ λυπῆς γὰρ ἡ

μάθησις (Marrou 1948)

La socieacuteteacute romaine nrsquoeacutetait drsquoabord guegravere plus cleacutemente agrave lrsquoeacutegard des enfants

Le pegravere pater familias deacutetient (comme le rappelle Eirick Prairat 2003a p 18) le

pouvoir absolu patria potestas ndash pouvoir de vie ou de mort sur ses enfants Le recours aux

chacirctiments corporels est courant dans lrsquoeacuteducation domestique autant que dans les eacutecoles

Danielle Gourevitch eacutecrit ainsi que laquo La violence la plus reacutepandue reste [hellip] la violence

peacutedagogique raquo (D Gourevitch citeacute par Prairat 200a3 p 18)

Plus tard sous lrsquoEmpire la violence agrave lrsquoeacutegard des enfants semble srsquoatteacutenuer quelque

peu Marrou eacutecrit laquo Sous lrsquoEmpire les milieux romains se relacircchent de leur seacuteveacuteriteacute premiegravere

et commencent agrave souhaiter une peacutedagogie moins brutale agrave reacutecompenser les efforts de lrsquoenfant

par de menus preacutesents tels que des gacircteaux raquo (1948 p 239) Agrave une eacutepoque ougrave la violence est

aussi geacuteneacuteraliseacutee lrsquoeacuteducation nrsquoest pas en reste (et on peut mecircme se demander dans quelle

mesure la violence eacuteducative nrsquoest pas la cause de cette violence geacuteneacuteraliseacutee au lieu drsquoen ecirctre

simplement le symptocircme)

312 Une eacutepisteacutemegrave militaire

Dans la ligneacutee de M Foucault Eirick Prairat fait dans le domaine eacuteducatif lrsquohypothegravese

drsquoeacutepisteacutemegrave disciplinaire

106

[cette eacutepisteacutemegrave peut se comprendre] comme lrsquoensemble des discours qui deacutecrit

et organise le faisceau de relations et le jeu de renvois entre les regravegles les rituels et les

modaliteacutes peacutedagogiques ndash jeu de relations et de renvois qui structurent et leacutegitiment

agrave un moment donneacute lrsquoorganisation disciplinaro-peacutedagogique de lrsquoeacutecole (Prairat 2007

p 44)

Parmi les eacutepisteacutemegraves disciplinaires proposeacutees par E Prairat il y a lrsquoeacutepisteacutemegrave militaire qui

conjugue ordre et honneur et qui nous paraicirct incarneacutee dans lrsquoeacuteducation antique

Dans les Nueacutees drsquoAristophane (aux vers 985-986) le Raisonnement Injuste raille

lrsquoeacuteducation des Anciens comme une vieillerie La reacuteponse du Raisonnement Juste qui est celle

drsquoAristophane ne se fait pas attendre laquo Crsquoest pourtant avec ces vieilleries-lagrave que les guerriers

de Marathon gracircce agrave mon systegraveme drsquoeacuteducation furent formeacutes raquo (Aristophane 1972 p 205)

La reacuteponse est tregraves eacuteloquente le succegraves militaire est la pierre de touche de la reacuteussite

eacuteducative Lrsquoheacutegeacutemonie guerriegravere drsquoun peuple est la preuve de la supeacuterioriteacute de son eacuteducation

Nietzsche lui-mecircme pourtant partisan des Anciens contre les Modernes reconnaissait la

faiblesse de lrsquoargument laquo une grande victoire est un grand danger raquo eacutecrivait-il dans sa

premiegravere Consideacuteration Inactuelle (1993 p 153) la supeacuterioriteacute militaire drsquoune Nation ne signe

en rien sa supeacuterioriteacute culturelle

Il est vrai que la discipline militaire (avec la sanction qui lui est affeacuterente) est

spectaculairement efficace et lrsquoinitiative est abandonneacutee au profit de la seule obeacuteissance Une

armeacutee bien entraicircneacutee comme celle des Spartiates agrave la bataille des Thermopyles est agrave mecircme

de lutter contre une armeacutee deacutesorganiseacutee quoique bien plus importante par le nombre Mais

qursquoon ne srsquoy trompe pas crsquoest drsquoun dressage qursquoil srsquoagit tout au plus drsquoun eacutelevage et

nullement drsquoeacuteleacutevation Le citoyen nrsquoexiste que par et pour sa patrie ndash comme le rappelle

Rousseau il ne vit pas pour lui-mecircme Il ne srsquoagit pas de deacutevelopper les faculteacutes pour elles-

mecircmes mais dans un but utile agrave la socieacuteteacute

On a toujours penseacute la sanction eacuteducative par reacutefeacuterence au droit ndash et plus preacuteciseacutement

par rapport au droit criminel Peut-ecirctre serait-il pertinent aussi de la penser par reacutefeacuterence agrave

lrsquoentraicircnement militaire le culte de lrsquohomogegravene (qui est bien loin drsquoecirctre passeacute de mode

107

comme le prouve la question de lrsquouniforme qui reacuteguliegraverement ressurgit pour de plus ou moins

bonnes raisons) et de lrsquoobeacuteissance qui requiert la sanction en cas de transgression

Crsquoest ce lien que Henri-Ireacuteneacutee Marrou dans son Histoire de lrsquoeacuteducation dans lrsquoAntiquiteacute

souligne dans sa description de lrsquoeacuteducation militaire dans Sparte il ne srsquoagit plus comme dans

lrsquoeacuteducation homeacuterique drsquoune eacutethique individualiste de lrsquohonneur drsquoun chevalier mais de

former un soldat au service complet de la citeacute Pour Marrou il y a lagrave une laquo reacutevolution

tactique raquo laquo la deacutecision au combat ne deacutepend plus drsquoune seacuterie de rencontres singuliegraveres de

champions descendus de leurs chars mais du heurt de deux lignes de fantassins en ordre

serreacute raquo (1948 p 41) La premiegravere armeacutee professionnelle de Gregravece est neacutee Une reacutevolution

morale et sociale en deacutecoule Citons Marrou laquo agrave lrsquoideacuteal au fond si personnel qui eacutetait celui du

chevalier homeacuterique du compagnon de la bande royale se substitue deacutesormais lrsquoideacuteal collectif

de la πόλις du deacutevouement agrave lrsquoEacutetat qui devient ce qursquoil nrsquoeacutetait pas agrave lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente le

cadre fondamental de la vie humaine dans lequel se deacuteploie et se reacutealise toute lrsquoactiviteacute

spirituelle Ideacuteal totalitaire la πόλις est tout pour ses citoyens crsquoest elle qui les fait ce qursquoils

sont des hommes raquo Et Marrou ajoute que lrsquoeacuteducation militaire nrsquoest rien drsquoautre qursquoun

dressage

Sous sa forme classique lrsquoeacuteducation spartiate lrsquoἀγωγή pour lui donner son nom

technique conserve le mecircme but nettement deacutefini le ldquodressagerdquo de lrsquohoplite [hellip] Tout

entiegravere organiseacutee en fonction des besoins de lrsquoEacutetat elle est tout entiegravere entre les mains

de celui-ci Recevoir lrsquoἀγωγή ecirctre eacuteduqueacute selon les regravegles est une condition neacutecessaire

sinon suffisante pour lrsquoexercice des droits civiques (Marrou 1948 p 46)

Quant agrave ce qursquoinculque lrsquoἀγωγή crsquoest un meacutelange drsquoasceacutetisme et drsquoobeacuteissance

inconditionnelle

La vertu fondamentale et presque unique du citoyen de lrsquoEacutetat totalitaire est en

effet lrsquoobeacuteissance lrsquoenfant y est dresseacute avec minutie il ne reste jamais abandonneacute agrave

lui-mecircme sans supeacuterieur il doit obeacuteissance aux hieacuterarques superposeacutes au-dessus de

108

lui du petit βουαγός au paidonome (que la loi flanque de ldquoporte-fouetsrdquo

μαστιγόφοροι precircts agrave exeacutecuter ses sentences) et mecircme agrave tout citoyen adulte qursquoil peut

rencontrer en chemin (Marrou 1948)

Qui ne voit que la sanction est pour ainsi dire agrave lrsquoarriegravere-plan de chaque moment

consideacutereacute comme eacuteducatif ndash et que lrsquoeacuteducation militaire spartiate est voueacutee au dressage

Crsquoest que Marrou nomme une morale totalitaire

Tout est sacrifieacute au salut et agrave lrsquointeacuterecirct de la communauteacute nationale ideacuteal de

patriotisme de deacutevouement agrave lrsquoEacutetat jusqursquoau sacrifice suprecircme Mais la seule norme

du bien eacutetant lrsquointeacuterecirct de la citeacute il nrsquoy a de juste que ce qui sert agrave lrsquoagrandissement de

Sparte par suite dans les rapports avec lrsquoeacutetranger le machiaveacutelisme est de regravegle ce

machiaveacutelisme dont les geacuteneacuteraux spartiates donneront au IVe siegravecle notamment de si

scandaleux exemples drsquoougrave le soin meacuteticuleux avec lequel on entraicircne la jeunesse agrave la

dissimulation au mensonge et au vol (Marrou 1948 pp 49-50)

Dans les Nueacutees drsquoAristophane (vers 1399-1451) Phidippide fils de Strepsiade vient

drsquoapprendre les subtiliteacutes de la rheacutetorique maicirctrisant le discours fort aussi bien que le discours

faible il entend montrer qursquoil est leacutegitime de chacirctier son pegravere Le raisonnement proposeacute est

particuliegraverement inteacuteressant il exprime nettement ce qui apparaissait comme radicalement

scandaleux aux yeux des Grecs (le fils qui srsquoen prend au pegravere) mais il montre comment cette

subversion est renfermeacutee dans le chacirctiment que les parents srsquoautorisent pour leurs enfants

Srsquoil est juste que les parents frappent leurs enfants pour leur bien pourquoi les enfants ne

pourraient-ils pas frapper leurs parents ndash pour leur bien Voici le paradoxe dont sans doute

Aristophane nrsquoest pas conscient si on accorde la preacutemisse qursquoon peut chacirctier laquo pour ton

bien raquo il nrsquoy aucune raison (sauf par la convention des lois) drsquoeacutepargner les parents la

conclusion est certes scandaleuse pour les parents mais ne devrait-elle pas lrsquoecirctre pour les

enfants On voit le tertium non datur que nrsquoa pas envisageacute Aristophane dans sa comeacutedie que

109

le chacirctiment soit consideacutereacute comme purement et simplement inconvenant qursquoil soit agrave

destination des enfants ou des parents alors mecircme que cette ideacutee eacutetait seule agrave mecircme

drsquoeacutepargner le chacirctiment du pegravere par le fils Mais dans un contexte ougrave la peacutedopleacutegie eacutetait reine

il eacutetait plus facile de condamner les subtiliteacutes drsquoun inquieacutetant raisonnement que les valeurs et

la tradition de cruauteacute Il est vrai aussi que dans les Nueacutees Phidippide nrsquoa cure de la justice il

utilise le raisonnement agrave son profit afin de profiter des douceurs que son nouveau pouvoir lui

permet de conqueacuterir il renverse les valeurs non en creacuteateur mais en jouisseur

Nous citons le passage en entier tant il est reacuteveacutelateur des pratiques drsquoalors des

eacutevidences leacutegueacutees par la tradition ainsi que du caractegravere provocateur des propos de

Phidippide

PHIDIPPIDE Quil est doux de vivre dans le commerce des choses nouvelles et

ingeacutenieuses et de pouvoir meacutepriser les lois eacutetablies Ainsi moi quand lrsquoeacutequitation seule

retenait mon attention je nrsquoeacutetais pas capable de dire trois mots sans faire de faute

mais maintenant depuis que le maicirctre qui habite lagrave a mis fin agrave tout cela et que je suis

familier avec des pensers [sic] subtils raisonnements et meacuteditations je crois pouvoir

montrer qursquoil est juste de chacirctier son pegravere

STREPSIADE Fais donc du cheval par Zeus Jrsquoaime encore mieux entretenir les

eacutequipages drsquoun quadrige que drsquoecirctre broyeacute de coups

PHIDIPPIDE Je reviens agrave ce que je disais quand tu mrsquoas coupeacute la parole Et tout

drsquoabord je te ferai cette question quand jrsquoeacutetais petit est-ce que tu me battais

STREPSIADE Oui par inteacuterecirct et sollicitude pour toi

PHIDIPPIDE Dis-moi donc nrsquoest-il pas juste qursquoagrave mon tour je te teacutemoigne de

lrsquointeacuterecirct pareillement et te batte puisque crsquoest srsquointeacuteresser aux gens que de les battre

Car pourquoi faut-il que ton corps soit exempt de coups et non le mien En veacuteriteacute je

suis neacute libre moi aussi Les enfants pleurent et un pegravere ne doit pas pleurer penses-

tu Et pourquoi donc Tu diras que drsquoapregraves lrsquousage crsquoest le rocircle drsquoun enfant drsquoecirctre ainsi

traiteacute Mais moi je pourrais reacutepondre que les vieillards sont deux fois enfants il sied

bien plus aux vieux qursquoaux jeunes de pleurer drsquoautant que leurs fautes sont moins

excusables

STREPSIADE Mais nulle part la loi ne permet de traiter ainsi son pegravere

110

PHIDIPPIDE Nrsquoeacutetait-il pas un homme celui qui le premier eacutetablit cette loi un

homme comme toi et moi et nrsquoest-ce pas par la parole qursquoil persuadait les anciens

Serait-il donc moins permis agrave moi drsquoeacutetablir eacutegalement pour lrsquoavenir une loi nouvelle

drsquoapregraves laquelle les fils pourront battre les pegraveres agrave leur tour (Aristophane 1972 pp

223-225)

313 Deux antiques contestations Plutarque et Quintilien

Il faut ajouter que si le teacutemoignage de philosophes qui se sont eacuteleveacutes contre les

chacirctiments corporels de lrsquoenfant sont rares ils existent neacuteanmoins De lrsquoimportance des

pratiques peacutedopleacutegiques on ne peut en induire leur omnipreacutesence ou du moins leur

approbation Prenons deux exemples

Quintilien (toujours dans son Institution oratoire 1975 pp 76-78) deacutesapprouve avec la

plus grande fermeteacute les chacirctiments corporels Son propos meacuterite agrave cet eacutegard drsquoecirctre citeacute in

extenso

laquo Quant agrave frapper les eacutelegraveves quoiqursquoelle soit reccedilue et que Chrysippe ne la deacutesapprouve

pas crsquoest une pratique dont je ne voudrais pas le moins du monde tout drsquoabord parce qursquoelle

est honteuse et faite pour des esclaves et ndash ce qursquoon accordera srsquoil srsquoagissait drsquoun autre acircge ndash

vraiment injurieuse de plus si un enfant a lrsquoesprit assez deacutepourvu de noblesse pour qursquoune

reacuteprimande ne le corrige pas il srsquoendurcira mecircme aux coups comme les pires des esclaves

enfin il nrsquoy aura mecircme plus besoin drsquoune telle punition srsquoil y a pregraves de lrsquoenfant un surveillant

assidu de ses eacutetudes Aujourdrsquohui crsquoest geacuteneacuteralement la neacutegligence des peacutedagogues que lrsquoon

semble reprendre on ne force pas les enfants agrave bien faire mais nrsquoont-ils pas bien fait on les

punit Enfin si vous contraignez le petit enfant par des coups que faire agrave lrsquoeacutegard du jeune

homme envers qui lrsquoon ne peut user drsquoune telle forme drsquointimidation et qui doit acqueacuterir des

connaissances plus importantes Ajoutez que les eacutelegraveves ainsi frappeacutes sont souvent porteacutes par

ressentiment ou par peur agrave des actions vilaines agrave dire et qui seront bientocirct pour eux un motif

de confusion la honte brise lrsquoacircme et lrsquoabat et invite agrave fuir et agrave deacutetester le grand jour Si le

choix apporteacute au choix des surveillants et des preacutecepteurs a eacuteteacute insuffisant du point de vue

moral je rougis de dire agrave quelles actions deacuteshonorantes se portent des hommes abominables

en abusant de ce deacutetestable droit de frapper [caedendi iure abutantur] et parfois quelles

111

occasions offre agrave drsquoautres aussi la crainte ressentie par ces malheureux enfants Je nrsquoinsisterai

pas sur ce point ce qui se laisse deviner est deacutejagrave trop Qursquoil me suffise donc de dire que sur

cet acircge qui est faible et qui est exposeacute agrave lrsquooutrage on ne doit conceacuteder agrave personne trop de

liberteacute raquo

Quintilien insiste sur lrsquohumiliation que constitue le chacirctiment corporel et sur

lrsquoabaissement de lrsquoecirctre qui le reccediloit le renvoi agrave lrsquoesclave est agrave cet eacutegard tristement eacuteloquent

Car Plutarque insiste on ne saurait que trop lrsquoadmirer pour cette finesse psychologique sur

les effets du chacirctiment sur le caractegravere endurcissement et deacutepravation morale qui portent

lrsquoenfant agrave se cacher pour mal faire Enfin le chacirctiment corporel comme moyen ordinaire

drsquoeacuteducation nrsquoappelle-t-il agrave une surenchegravere dans les coups ndash qui conduira bientocirct le peacutedagogue

agrave ecirctre deacutemuni face agrave celui qui a lrsquohabitude drsquoecirctre chacirctieacute Avec ce texte drsquoune force remarquable

nous ne sommes pas loin des laquo 4 R raquo eacutevoqueacutes par Jane Nelsen et par lesquels elle deacutenonce la

punition en geacuteneacuteral (rancœur revanche reacutebellion retrait 2012 p 33 voir infra)

Dans son traiteacute sur lrsquoeacuteducation des enfants (ΠΕΡΙ ΠΑΙΔΩΝ ΑΓΩΓΗΣ 8f) Plutarque

oppose lrsquoeacuteducation des enfants par punitions dures et humiliantes laquo en les frappant et en les

maltraitant raquo [Δία πληγαῖς μηδacute αἰκισμοῖς 1995 p 67] raquo et lrsquoeacuteducation qui conduit par douceur

et persuasion par des laquo conseils et [hellip] discussions raquo [τῶν ἐπιτηδευμάτων ἄγειν παραινέσεσι

καὶ λόγοις] raquo La premiegravere srsquoadresse agrave des esclaves la seconde agrave des hommes libres la

premiegravere empecircche de mal faire la seconde enjoint de bien faire Ce sont donc les louanges et

les reproches (ἔπαινοι δὲ καὶ ψόγοι) et leur alternance qui sont agrave mecircme drsquoeacutelever les enfants

quand les mauvais traitements (διὰ τὰς ὕβρεις) ne font que les rendre serviles Aussi Plutarque

recommande ce qursquoil nomme les pratiques drsquohumaniteacute (ἀνθρώπινα 1995 p 77) eacuteviter lrsquoexcegraves

de rigueur et le ressentiment (lrsquoauteur invitant les eacuteducateurs agrave laquo se souven[ir] qursquoeux-mecircmes

ont eacuteteacute jeunes raquo) et privileacutegier la douceur On remarquera cependant que Plutarque estime

leacutegitime pour les jeunes adultes lrsquousage des menaces et des promesses (12c) pour parvenir agrave

leur faire contracter les habitudes de la vertu puisque les eacuteleacutements de la vertu (στοιχεῖα τῆς

ἀρετῆς 1995 p 74) sont lrsquoespoir de la gloire et la crainte du deacuteshonneur (ἐλπίς τε τιμῆς καὶ

φόβος τιμωρίας 1995 p 75) il ne faut reculer devant aucun moyen moral (en fait affectif ou

psychologique) pour entretenir ces affects

112

Ainsi ce que propose Plutarque crsquoest moins de renoncer agrave la sanction comme telle

(puisque les menaces et les promesses sont encore solliciteacutees) qursquoagrave celle qui affecte durement

les corps En drsquoautres termes il srsquoagit drsquohumaniser la sanction et non de lrsquoabandonner

32 Le Christianisme

Drsquoapregraves Eirick Prairat le message biblique laquo en substance raquo est le fameux Qui bene

amat bene castigat (qui aime bien chacirctie bien) Cette recommandation est tout sauf anodine

car elle est censeacutee ecirctre inspireacutee par Dieu mecircme la sanction srsquoenrobe drsquoune leacutegitimiteacute divine

321 La laquo folie raquo de lrsquoenfant

On trouve dans le Livre des Proverbes (attribueacutes agrave Salomon) six proverbes qui

consacrent la neacutecessiteacute de la sanction physique infligeacutee agrave lrsquoenfant Voici les proverbes en

question

laquo Qui eacutepargne la baguette hait son fils qui lrsquoaime prodigue la correction raquo (Proverbes

1324 Bible de Jeacuterusalem)

laquo Tant qursquoil y a de lrsquoespoir chacirctie ton fils mais ne trsquoemporte pas jusqursquoagrave le faire mourir raquo

(Proverbes 19 18)

laquo La folie est ancreacutee au cœur du jeune homme le fouet de lrsquoinstruction lrsquoen deacutelivre raquo

(Proverbes 2215)

laquo Ne meacutenage pas agrave lrsquoenfant la correction si tu le frappes de la baguette il nrsquoen mourra

pas raquo (Proverbes 2313)

laquo Si tu le frappes de la baguette crsquoest son acircme que tu deacutelivreras du Sheacuteol [lrsquoenfer] raquo

(Proverbes 2314)

laquo Baguette et reacuteprimande procurent la sagesse lrsquoenfant laisseacute agrave lui-mecircme est la honte

de sa megravere raquo (Proverbes 2915)

Trois autres proverbes dans le Livre de lrsquoEccleacutesiaste reprennent la mecircme ideacutee

laquo Qui aime son fils lui prodigue le fouet plus tard ce fils sera sa consolation raquo

(Eccleacutesiaste 301)

113

laquo Un cheval mal dresseacute devient reacutetif un enfant laisseacute agrave lui-mecircme sera mal eacuteleveacute raquo

(Eccleacutesiaste 308)

laquo Fais-lui courber lrsquoeacutechine pendant sa jeunesse meurtris-lui les cocirctes tant qursquoil est

enfant de crainte que reacutevolteacute il ne te deacutesobeacuteisse et que tu nrsquoen eacuteprouves de la peine raquo

(Eccleacutesiaste 3012)

Dans le Deuteacuteronome enfin on trouve une recommandation le fils indocile et rebelle

qui se livre agrave la deacutebauche et agrave lrsquoivrognerie et qui continue de deacutesobeacuteir mecircme apregraves reccedilu des

chacirctiments doit ecirctre lapideacute par tous les hommes de la ville

laquo Si un homme a un fils deacutevoyeacute et indocile qui ne veut eacutecouter ni la voix de son

pegravere ni la voix de sa megravere et qui chacirctieacute par eux ne les eacutecoute pas davantage son pegravere

et sa megravere se saisiront de lui et lrsquoamegraveneront dehors aux anciens de la ville agrave la porte du

lieu Ils diront aux anciens de sa ville ldquonotre fils que voici se deacutevoie il est indocile et ne

nous eacutecoute pas il est deacutebaucheacute et buveurrdquo Alors tous ses citoyens le lapideront

jusqursquoagrave ce que mort srsquoensuive raquo (Deuteacuteronome XXI 18-21)

Ces proverbes articulent deux thegraveses La premiegravere anthropologique la neacutecessiteacute du

recours agrave la baguette est justifieacutee par la laquo folie raquo (oevileth) qui serait installeacutee dans le cœur de

lrsquoenfant La seconde peacutedagogique le chacirctiment serait un moyen efficace pour extirper cette

folie On trouve dans le Livre des Proverbes cette remarque

laquo Les blessures sanglantes sont un remegravede agrave la meacutechanceteacute les coups vont

jusqursquoau fond de lrsquoecirctre raquo (Proverbes 2030)

322 Yahveacute tel un pegravere qui punit

Ces recommandations agrave destination de lrsquoenfant se comprennent mieux agrave lrsquoaune drsquoune

analogie Dieu est lui-mecircme comme le Pegravere des hommes et il corrige les hommes qursquoil aime

114

comme le pegravere corrige son fils Autrement dit le pegravere est comme un Dieu terrestre pour son

enfant

Dans le Livre des Proverbes on lit ainsi laquo Ne meacuteprise pas mon fils la correction de

Yahveacute et ne prends pas mal sa reacuteprimande car Yahveacute reprend celui qursquoil cheacuterit comme un

pegravere son fils bien aimeacute raquo (Proverbes 311-12)

Cette analogie (drsquoun Dieu est reconduite dans le Deuteacuteronome laquo Comprends donc

que Yahveacute ton Dieu te corrigerait comme un pegravere corrige son enfant raquo (Deuteacuteronome VIII 5)

Comme lrsquoeacutecrit Oliver Maurel laquo Lrsquousage de punir les enfants devient une composante

de lrsquoimage de Dieu lui-mecircme raquo (2009 p 138) Le chacirctiment corporel est pour ainsi dire sanctifieacute

par son usage divin

323 Le dogme du Peacutecheacute Originel

Crsquoest avec le christianisme que la pratique du chacirctiment va pouvoir srsquoappuyer sur un

dogme religieux

Saint Augustin participe agrave une anthropologie qui deacutenonce la corruption fondamentale

de la nature humaine par la participation de tous les humains en Adam au Peacutecheacute Originel

Cette ideacutee se trouve exprimeacutee par exemple dans La Citeacute de Dieu livre XIII chapitre III ougrave il est

eacutecrit laquo La grandeur de la faute a deacutecideacute cette condamnation qui a si profondeacutement alteacutereacute leur

ecirctre que la mort peine du peacutecheacute dans les premiers hommes est devenue pour les geacuteneacuterations

suivantes une condition naturelle raquo (1994 p 107) ou encore livre XIV chapitre I

[hellip] en chacun de nous le genre humain ne serait pas destineacute agrave mourir si nos

auteurs lrsquoun creacuteeacute drsquoaucun autre lrsquoautre creacuteeacute du premier nrsquoeussent encouru la mort

par leur deacutesobeacuteissance Telle est a eacuteteacute la grandeur de leur peacutecheacute qursquoil a deacuteteacuterioreacute la

nature et transis aux geacuteneacuterations humaines la servitude du peacutecheacute et la neacutecessiteacute de la

mort (Saint Augustin 1994 p 145)

Le peacutecheacute originel est ce qui interdit lrsquoinnocence agrave lrsquoenfant mecircme qui vient de naicirctre

crsquoest ainsi qursquoon lit au chapitre VII du livre I des Confessions livre I chapitre VII laquo Car nul nrsquoest

pur de peacutecheacute en votre preacutesence non pas mecircme le petit enfant dont la vie nrsquoest que drsquoun jour

115

sur la terre raquo (1993 p 21) Alors que pour Peacutelage par exemple le peacutecheacute est imitation pour

Augustin il est propagation (comme lrsquoexplique lrsquoEncyclopeacutedie du Christianisme Ancien 1990

Tome 1 p 306)

Eacutetrangement on observe un deacutecalage dans le discours mecircme drsquoAugustin au livre I des

Confessions Il raconte combien il deacutetestait ecirctre battu

On mrsquoenvoya agrave lrsquoeacutecole pour apprendre agrave lire Jrsquoignorais lrsquoutiliteacute de cette eacutetude

pauvre petit Et pourtant si jrsquoeacutetais paresseux agrave apprendre on me battait Les grandes

personnes vantaient ces pratiques Nos nombreux preacutedeacutecesseurs en cette vie nous

avaient traceacute ces voies douloureuses par ougrave nous eacutetions forceacutes de passer aggravant

ainsi lrsquoeffort et la souffrance des fils drsquoAdam (Saint Augustin 1993 p 24)

Saint Augustin se mit alors agrave prier Dieu pour que cessent laquo mon grand et terrible

tourment drsquoalors raquo laquo le petit enfant que jrsquoeacutetais vous demandait avec une ferveur qui nrsquoeacutetait

pas petite de nrsquoecirctre pas battu agrave lrsquoeacutecole raquo laquo Instruments de torture raquo preacutecise Augustin laquo car

je ne les craignais pas moins que des tortures raquo On ne saurait mieux peindre lrsquoangoisse et le

deacutesespoir Auquel il faut du reste ajouter le sentiment drsquoinjustice ndash sentiment des plus

leacutegitimes car le petit Augustin eacutetait battu pour preacutefeacuterer le jeu agrave lrsquoeacutetude mais par des

eacuteducateurs qui eux-mecircmes ne diffeacuteraient des enfants qursquoils chacirctiaient que par leur plus grande

force

Mais jrsquoaimais jouer et ceux qui mrsquoen punissaient se conduisaient tout comme

moi Mais les jeux des hommes on les appelle affaires et bien que ceux des enfants

leur ressemblent fort les hommes les punissent [hellip] Celui qui me battait nrsquoagissait pas

autrement que sa victime (Saint Augustin 1993)

116

Mais crsquoest aussitocirct pour justifier ces sanctions corporelles mecircme quand elles versent

dans le cynisme (des eacuteducateurs et parents qui se reacutejouissant des souffrances infligeacutees agrave

lrsquoenfant) laquo Et quand vous nrsquoexauciez pas ma priegravere (ce que vous faisiez pour mon bien [nous

soulignons]) les grandes personnes jusqursquoagrave mes parents qui me voulaient exempts de tout

mal [nous soulignons] riaient des coups que je recevais raquo (1993 p 24) ces mecircmes parents qui

laquo se moquaient des chacirctiments que mrsquoinfligeaient mes maicirctres raquo Se trouvent condenseacutees

avec une puissance stylistique incomparable lrsquoexpeacuterience traumatisante de lrsquoeacuteducation par les

chacirctiments et sa rationalisation en termes de peacutecheacute laquo et pourtant je peacutechais en nrsquoapportant

pas agrave eacutecrire agrave lire et agrave reacutefleacutechir tout le soin qursquoon exigeacirct de moi raquo Quand bien mecircme les

moyens employeacutes ne pouvaient que deacutetourner le jeune Augustin de lrsquoeacutetude (chapitre XII laquo je

nrsquoaimais pas lrsquoeacutetude et jrsquoavais horreur drsquoy ecirctre contraint raquo 1993 p 27) Augustin le converti

srsquoimpute la responsabiliteacute de ces mauvais traitements ndash non sans eacutepargner ses bourreaux

drsquoalors Car ils sont hommes et tous les hommes meacuteritent drsquoecirctre punis Augustin pas moins

que les autres

Ainsi dans une proposition qui fleure lrsquooxymore Saint Augustin remercie et loue ses

tortionnaires laquo On mrsquoy contraignait pourtant et je mrsquoen trouvais bien sans agir bien car je

nrsquoaurais rien appris si on ne mrsquoy avait forceacute raquo Non pas qursquoils aient bien agi mais ils servaient

ainsi le dessein de Dieu

Mais vous ldquoqui savez le nombre de mes cheveuxrdquo vous utilisiez agrave mon profit

lrsquoerreur de tous ceux qui me pressaient drsquoeacutetudier et mon erreur agrave moi qui ne voulais

pas eacutetudier vous la faisiez servir agrave ma punition Je meacuteritais drsquoecirctre puni si petit enfant

et si grand peacutecheur [nous soulignons] [hellip] je peacutechais et vous tiriez de mon peacutecheacute un

juste salaire Car vous lrsquoavez voulu et il en est ainsi que toute acircme deacutereacutegleacutee trouve en

elle-mecircme son chacirctiment (Saint Augustin 1993)

Quand on connaicirct lrsquoinfluence laquo la plus vaste de toutes raquo (selon le mot de K Jaspers)

drsquoAugustin drsquoHippone sur lrsquoEacuteglise et donc sur la culture europeacuteenne on ne saurait sous-

estimer ces analyses Saint Augustin est sur le plan doctrinal et celui de la leacutegitimiteacute

intellectuelle des pratiques laquo le Pegravere commun de lrsquoEurope raquo (selon lrsquoexpression du Dictionnaire

117

du Christianisme ancien Tome 1 p 308) laquo le Maicirctre profond et suave de lrsquoOccident raquo (selon

le mot de G Capograssi) sa penseacutee de la sanction en matiegravere drsquoeacuteducation ne pouvait avoir

qursquoune influence profonde

33 Les temps modernes

Lagrave encore il se srsquoagit que drsquoesquisser des tendances qui srsquoaccommodent de

nombreuses exceptions Nous reacuteservons le tableau qui suit au cas de la France Pour ce faire

nous nous inspirons des travaux de Eirick Prairat (1994 2016)

331 LrsquoAncien Reacutegime et le temps de la reacuteglementation (1550-1800)

Les chacirctiments corporels sont alors la norme Le fouet est au XVIe siegravecle lrsquoinstrument

eacuteducatif par excellence Eirick Prairat eacutecrit ainsi laquo Il nrsquoeacutetait pas rare au XVIe siegravecle que lrsquoon

remette officiellement au professeur le jour de son installation un fouet pour le consacrer

comme symbole de la reacutegence raquo (1994 p 15) Au sens propre et figureacute le fouet fait partie des

meubles (Charles Deacutemia par ex le range sous la rubrique mobilier) Il nrsquoeacutepargne pas mecircme

les enfants des rois on sait que Henri IV recommandait de traiter avec le fouet les excegraves de

son fils le dauphin qui deviendra Louis XIII laquo je veulx et vous commande de le fouetter toutes

les fois qursquoil fera lrsquoopiniastre ou quelque chose de mal saichant bien par moy mesme qursquoil nrsquoy

a rien au monde qui luy face plus de profict que cela raquo (lettre missive drsquoHenri IV citeacute par

Prairat 1994 p 17)

La punition expiation regravegne au XVIe siegravecle sans partage elle vise eacutecrit Eirick Prairat

(1994 p 63) un corps fait de chair laquo la chair siegravege des instincts et des passions qui expie ses

fautes et ses faiblesses par et dans la douleur Punir crsquoest chacirctier raquo

De nombreux laiumlcs sont engageacutes agrave lrsquoanneacutee pour diverses activiteacutes utiles agrave la

communauteacute ndash dont celle drsquoenseigner Faute de formation ils font ce qursquoils croient ecirctre leur

devoir eacuteduquer par la crainte et au besoin la brutaliteacute

Les congreacutegations mettent en place des reacuteglementations afin drsquohomogeacuteneacuteiser des

pratiques disparates elles travaillent une rationalisation de la sanction afin drsquoeacuteviter les excegraves

alors en cours Ainsi que lrsquoeacutecrit Eirick Prairat (1994) laquo Lrsquoheure est agrave la codification raquo

118

Pour ce faire un distinguo est fait entre les instruments qursquoon peut mobiliser pour la

sanction et ceux qursquoon doit eacutecarter Le recours agrave la main ou au pied est proscrit le contact est

trop immeacutediat trop corporel trop impudique il faut une meacutediation laquo Une bonne main est

une main armeacutee raquo eacutecrit en ce sens Eirick Prairat (1994 p 55) Le fouet ou la feacuterule sont

privileacutegieacutes ndash mecircme si les pratiques diffegraverent suivant les congreacutegations Toutefois si certaines

pratiques sont consideacutereacutees par certains comme infacircmantes (le bacircton par exemple) crsquoest

systeacutematiquement pour les remplacer par drsquoautres Il faut chacirctier premier deacutenominateur

commun

Second deacutenominateur commun seacuteparer le chacirctiment leacutegitime de la violence

malseacuteante lrsquoeacuteducatif de la cruauteacute Crsquoest dire que mecircme si les proceacutedeacutes eacuteducatifs eacutetaient

eacutenergiques (pour utiliser un eupheacutemisme) il y avait alors volonteacute de reacuteglementer des pratiques

pour ne pas les laisser agrave lrsquoarbitraire drsquoun maicirctre En cela lrsquoinstrument est indispensable il est

un signe distinctif un symbole qui rappelle qursquoil ne srsquoemporte pas qursquoil ne srsquoadonne pas agrave des

pratiques indignes

Des instruments illeacutegitimes sont proscrits et des leacutegitimes prescrits le recours agrave ces

derniers est eacutegalement reacuteglementeacute en fonction des fautes Pour J-B de La Salle (Conduite des

eacutecoles chreacutetiennes Partie II chapitre 5 article 4) aux fautes ordinaires des moyens ordinaires

(la feacuterule) aux fautes moins ordinaires des moyens moins ordinaires (le martinet) Pour les

Jeacutesuites il srsquoagit de faire mal (ou de laquo piquer raquo) mais non de blesser (ou de laquo meurtrir raquo) et

lrsquoadministration de la souffrance obeacuteit agrave une codification censeacutee exclure lrsquoarbitraire Douleur

et non maladie atteindre la chair mais eacutepargner les os (selon Ignace de Loyola dans les

Exercices spirituels citeacute par Prairat 1994 p 16) De lrsquoexteacuterieur art subtil de la maltraitance

de lrsquointeacuterieur volonteacute drsquoorganiser pour eacuteviter les deacutebordements Il faut dire qursquoon part de loin

Au moyen-acircge il semble que le fouet eacutetait laquo plus brutal raquo encore et que laquo lrsquoon ne craignait

point agrave cette eacutepoque de meurtrir les chairs corrompues raquo (Prairat 1994 p 17) Ces

prescriptions constituent donc un progregraves une rationalisation manifeste ndash mecircme si la question

de fonder en raison lrsquoexercice punitif nrsquoest guegravere questionneacutee que par quelques humanistes

dont la recommandation de ne point chacirctier laquo ne srsquoest jamais transformeacutee en prescription et

en regraveglement dans les institutions eacuteducatives raquo (Prairat 1994 p 16) Agrave teacutemoin Eacuterasme lorsque

lrsquoauteur de lrsquoEacuteloge de la folie srsquoinsurge contre les chacirctiments corporels excessifs infligeacutes aux

enfants (le chacirctiment eacutetant lrsquoopeacuterateur par excellence du dressage) il remarque que le

119

domptage des animaux ne requiert pas mecircme cette violence Il eacutecrit notamment dans le De

Pueris

Un bon cheval est mieux dompteacute par lrsquoapplaudissement et flattement de la

langue ou par lrsquoapplaudissement des mains que par le fouet ou par les eacuteperons Car si

tu le traites rudement il devient reacutetif et reboux il devient mordant et reculant en

arriegravere Si tu aiguillonnes trop le bœuf il reste bas sous son joug et envahit celui qui le

pique Il faut ainsi traiter un gentil esprit comme est traiteacute le faon du lion Le seul art

dompte les eacuteleacutephants non la violence Et nrsquoy a becircte si cruelle qui ne devienne douce et

priveacutee par services et doux traitements Ni nulle est tant apprivoiseacutee que par grande

cruauteacute ne soit imiteacutee Crsquoest chose servile de se chacirctier par crainte de souffrir

mal (Eacuterasme 1990 p 68)

Ainsi drsquoapregraves Eacuterasme les traitements qursquoon reacuteserve aux enfants humains sont plus

rudes que ceux qursquoon adresse aux animaux Il ne fait pas de doute que lrsquohistoire de lrsquoeacuteducation

ait eacuteteacute une histoire brutale ndash mais crsquoest aussi une histoire qui cherche agrave se deacutesengager de celle

de la violence

Lrsquoorganisation ritualiseacutee de la punition srsquoinscrit dans cette logique de rationalisation En

inscrivant les corps dans une organisation reacuteguliegravere de lrsquoespace et du temps les occasions de

deacuterives srsquoen trouvent rareacutefieacutees Aux XVIIe et XVIIIe siegravecles la punition devient davantage signe

(le corps comme laquo surface drsquoinscription raquo laquo un porte-signes et un porte-insignes raquo Prairat

1994 p 63) et moins expiation elle devient non pas tant un laquo art de faire qursquoun art de faire-

savoir Punir crsquoest dire raquo

Faire souffrir le corps certes mais eacuteviter les eacutecarts tel est en substance la tendance

des pratiques punitives sous lrsquoAncien Reacutegime

120

332 Le temps de la libeacuteralisation (1800-1960)

Si lrsquoexclusion dans un local destineacute agrave isoler les enfants perturbateurs est une punition

utiliseacutee par les Jeacutesuites cette pratique devient ordinaire au XIXe siegravecle Les corps sont moins

chacirctieacutes que mis agrave lrsquoeacutecart (punition bannissement qui prive laquo un corps de son mode

drsquoinscription existentiel dans le monde raquo Prairat 1994 p 63) et exerceacute (punition exercice

comme laquo reacutepeacutetition infinie du mecircme raquo ndash Prairat 1994 p 63 illustreacutee par le peacutenible pensum agrave

lrsquoimage de Sisyphe recommenccedilant toujours et sans espoir) Il srsquoagit moins de faire souffrir

deacutesormais que de faire honte ou dresser Le terrain de la sanction se deacuteplace de la chair au

symbole

Eirick Prairat voit dans laquo lrsquoadoucissement du reacutegime punitif raquo en eacuteducation comme la

conseacutequence de trois pousseacutees reacuteformatrices

- Lrsquoenseignement mutuel (1815-1850) permet le partage de lrsquoautoriteacute du maicirctre Son

pouvoir de punir est aussi eacutetendu aux moniteurs ndash du moins pour les fautes leacutegegraveres

Lorsque la faute est plus grave un jury drsquoeacutelegraveves juge et sanctionne Lrsquoinspiration est

clairement celle de la pratique judiciaire

- La penseacutee hygieacuteniste (notamment durant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle avec

Riant Heacutement et Jacquey) deacutenonce le danger sanitaire des punitions physiques Ce

courant inspirera les Reacutepublicains dans leur condamnation des chacirctiments

corporels

- Les peacutedagogies nouvelles (deacutebut du XXe siegravecle sous lrsquoinfluence de Claparegravede

Montessori Dewey Freinet Cousinet etc) vont eacuteprouver tous les lieux communs

de la penseacutee eacuteducative et notamment le problegraveme de la sanction Celle-ci eacutetait

ordinairement conccedilue comme normalisatrice (voir infra sur les analyses de Michel

Foucault) et la conseacutequence drsquoune faute comprise comme deacutesobeacuteissance avec les

peacutedagogies nouvelles la sanction quand elle est conserveacutee devient un moyen

drsquointeacutegration apregraves qursquoait eacuteteacute rompu le lien de solidariteacute entre les apprenants

La psychologie tend agrave devenir le paradigme dominant les choix eacuteducatifs crsquoest en son

nom que la sanction est critiqueacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve

Cette peacuteriode drsquoune grande effervescence au point de vue eacuteducatif voit encore

eacutemerger des tentatives eacutetonnantes de penser une libeacuteration des enfants Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla

Poliana de Tolstoiuml (1859-1962) lrsquoeacutecole de Summerhill de Neill (1921-) ou encore celles des

121

maicirctres-camarades de Hambourg (1919-1933) relegravevent de ces expeacuteriences libertaires visant agrave

promouvoir une eacuteducation sans sanction

333 Le temps des doutes (1960- )

Agrave la libeacuteralisation de la peacuteriode preacuteceacutedente qui œuvrait sur fond drsquoenthousiasme et

drsquoideacuteaux (par le haut pourrait-on dire ndash mecircme si la hauteur en question pourrait fort bien se

reacuteveacuteler utopique) se trouve substitueacutee une libeacuteralisation faite de faux-fuyants (libeacuteralisation

par le bas donc) Se mettent en place dans les anneacutees 1970 ce que Eirick Prairat nomme des

laquo discours de substitution raquo ce qui pose problegraveme (lrsquoinfluence la contrainte etc) est

purement et simplement mis de cocircteacute au profit de substituts (le dialogue le contrat etc)

quand bien les eacuteleacutements de reacutepression persistent dans la pratique (et notamment les pratiques

punitives)

Ce qui devait arriver arriva ce qui avait eacuteteacute refouleacute avec leacutegegravereteacute fit son retour dans

les anneacutees 1990 Les questions relatives agrave lrsquoautoriteacute refont surface mais crsquoest moins le

problegraveme de la leacutegitimiteacute de la sanction qui est mis en avant que celui de sa leacutegaliteacute En effet

le droit est devenu le nouveau paradigme de reacutefeacuterence instaurant le respect de la loi comme

le nouvel impeacuteratif eacuteducatif

La question est est-ce suffisant Les principes eacuteducatifs peuvent-ils se fondre dans

ceux du droit Eacuteduquer est-ce seulement apprendre agrave obeacuteir agrave nomos

Au terme de ce (bref) parcours on voit que la sanction a toujours en France eacuteteacute plus

ou moins contemporaine du geste drsquoeacuteduquer ndash de facto et ultimement de juris (puisque le

droit a agrave ce jour ou dans un proche avenir le dernier mot sur la question de la sanction en

eacuteducation) Mais ce de juris est celui du nomos non celui des raisons qui fondent le droit (et

lrsquoamendent) crsquoest donc un de juris qui se reacutesout en une simple factualiteacute juridique La sanction

a semble-t-il plus ou moins toujours eacuteteacute un incontournable de fait que les exceptions

remarquables semblent confirmer dans sa neacutecessiteacute Mais est-elle un incontournable de droit

ndash entendu au sens drsquoune leacutegitimiteacute rationnelle Crsquoest ce qursquoil nous faut deacutesormais deacuteterminer

122

Partie II

Pourquoi sanctionner

Diffeacuterentes tentatives pour justifier la sanction

123

Si la sanction est un τόπος de la pratique peacutedagogique les raisons motivent son recours

sont fort diverses Pourquoi sanctionne-t-on les enfants Quelles raisons sont invoqueacutees ou

par les theacuteoriciens ou par les peacutedagogues eux-mecircmes

Nous proposons de parcourir les fonctions supposeacutees de la sanction en rapport avec

les fins de lrsquoeacuteducation que nous avons preacutesenteacutees au premier chapitre Autrement dit

drsquoexplorer les raisons qui permettraient agrave la sanction drsquoeacutelever de vraiment eacuteduquer puis

celles qui motivent le dressage Mais certains considegraverent que la sanction par-delagrave sa viseacutee

eacuteducative doit ecirctre pour ainsi dire autoteacutelique il srsquoagit de sanctionner pour sanctionner Enfin

rares sont les philosophes agrave avoir motiveacute un refus radical de la sanction ndash mais pas

neacutecessairement de maniegravere coheacuterente comme nous lrsquoallons voir

124

4 Sanctionner pour eacuteduquer Expier la faute

La punition est agrave ce point hanteacutee par lrsquoexpiation qursquoEirick Prairat lui preacutefegravere le terme de

laquo sanction raquo laquo Ce terme [de punition] est dans notre tradition fortement contamineacute pour

ne pas dire purement et simplement identifieacute agrave une conception expiatrice du punir raquo (2003a

pp 9-10) Il srsquoen faut pourtant de beaucoup que ce mecircme spectre drsquoune vertu expiatoire soit

exorciseacute de la sanction par un simple jeu terminologique Il nous faut donc affronter la difficulteacute

et demander si la sanction est agrave mecircme de purifier le sujet de son mal (crsquoest-agrave-dire de son vice)

Telle serait principalement quoique non exclusivement la premiegravere fonction drsquoune sanction

qui viserait lrsquoameacutelioration morale veacuteritable du sujet agrave eacuteduquer

41 La sanction permet-elle de gueacuterir le transgresseur

Platon est le premier agrave avoir analyseacute rigoureusement la question de la sanction et agrave

lrsquoavoir comprise dans un paradigme meacutedical La sanction (ou la punition ces termes seront

consideacutereacutes comme synonymes puisqursquoil ne semble pas qursquoil y a lieu de les distinguer dans

lrsquousage qursquoen fait Platon) est comme une peine libeacuteratrice Comme lrsquoanalyse de Platon reacutevegravele

sa richesse par la diversiteacute des approches meneacutees dans diffeacuterents dialogues nous parcourrons

briegravevement les textes consacreacutes par le philosophe de lrsquoAcadeacutemie agrave la question de la sanction

Nous nous reacutefeacutererons de maniegravere privileacutegieacutee agrave la pagination drsquoHenri Estienne pour leur

laquo universaliteacute raquo

411 Criton rendre le mal pour le mal est injuste tout simplement

Crsquoest dans un dialogue socratique qursquoon trouve cette thegravese que produire du tort agrave

autrui pour quelque raison que ce soit est toujours injuste Le mal qursquoon fait agrave lrsquoautre ne peut

jamais ecirctre justifieacute

Dans le Criton lrsquoami drsquoenfance de Socrate cherche agrave le faire eacutevader Socrate interroge

ses raisons car il affirme

[hellip] je suis homme vois-tu (et pas seulement aujourdrsquohui pour la premiegravere fois

mais de tout temps) agrave ne donner son assentiment agrave aucune regravegle de conduite qui

125

quand jrsquoy applique mon raisonnement ne se soit reacuteveacuteleacutee agrave moi ecirctre la meilleure

(Platon 46b 2011 pp 275-276)

Or de toute eacutevidence ce que pense la foule des gens (οἱ πολλοὶ) ne saurait constituer

un argument laquo parmi les jugements que portent les ecirctres humains tous ne sont pas dignes

de consideacuteration les uns le sont et les autres non raquo (47a) Lrsquoopinion de la foule (τῆς τῶν πολλῶν

δόξης) doit donc compter pour rien toutes ses motivations sont parasites et ne touchent pas

le fond de la question concernant ce qui est juste

Or crsquoest preacuteciseacutement en approfondissant la question de ce qui est juste ou injuste

qursquoune ideacutee essentielle est mise au jour Si le plus important est de refuser de commettre

lrsquoinjustice de son plein greacute ce principe ne saurait disparaicirctre quand la situation se deacutegrade et

le cegravede agrave lrsquourgence laquo Tous ces principes sur lesquels nous eacutetions tombeacutes drsquoaccord jusqursquoici se

sont-ils dissous en si peu de jours raquo (49a) La base est donc solide laquo il ne faut donc jamais

commettre lrsquoinjustice raquo [οὐδαμῶς ἄρα δεῖ ἀδικεῖν] (49b) Socrate en deacuteduit alors cette ideacutee

ne jamais reacutepondre agrave lrsquoinjustice par lrsquoinjustice ne jamais reacutepondre au mal par le mal Plus

radicalement mecircme faire du tort agrave quelqursquoun cela revient agrave commettre un acte injuste La

conclusion de Socrate est sans appel laquo il ne faut pas reacutepondre agrave lrsquoinjustice par lrsquoinjustice et

faire de tort [κακῶς ποιεῖν] agrave qui que ce soit quel que soit le mal subi raquo (49c)

Or crsquoest preacuteciseacutement cette ideacutee qui contredit les mœurs grecques Socrate en a

pleinement conscience laquo Je sais bien en effet que fort peu de gens partagent cette opinion

et qursquoil continuera drsquoen ecirctre ainsi raquo Rendre le mal pour le mal eacutetait (est toujours ) une

eacutevidence pour le sens commun Qursquoon pense au premier livre de la Reacutepublique ougrave Poleacutemarque

reprenant le poegravete Simonide affirme que laquo il est juste de rendre agrave chacun ce qursquoon lui doit [τὸ

τὰ ὀφειλόμενα ἑκάστῳ ἀποδιδόναι δίκαιόν ἐστι] raquo (331e) ndash et plus preacuteciseacutement que laquo les amis

ont le devoir de faire du bien agrave leurs amis en aucun cas de leur faire du mal raquo (332a 2011 p

1488) et qursquoaux ennemis la reacuteciproque srsquoimpose laquo ce qursquoun ennemi doit agrave son ennemi crsquoest

qui lui convient du mal raquo (332b) Crsquoest dire que entre autre sous lrsquoautoriteacute du poegravete Simonide

le principe du Talion eacutetait moralement accepteacute voire eacuteleveacute au rang de vertu On comprend le

scandale que provoqua la thegravese de Socrate qui a chercheacute agrave y mettre un terme le mal ne doit

jamais ecirctre commis pour autant qursquoon cherche agrave ecirctre juste La justice nrsquoa rien agrave voir avec la

vengeance

126

Revenons agrave notre sujet sanctionner un sujet crsquoest toujours lui faire mal Mais est-ce

lui faire du mal pour autant Nrsquoy a-t-il pas un mal neacutecessaire Pour que la sanction ne soit pas

injuste (et ne relegraveve par conseacutequent pas drsquoune pratique condamnable par soi) il faut

deacutemontrer que son effet ne nuit pas agrave autrui Crsquoest ici que la fonction (ou le sens) de la sanction

intervient Pour que la sanction soit autre chose que vengeance il faut deacutemontrer qursquoelle est

beacuteneacutefique agrave celui qui la reccediloit Tacircche difficile

412 Gorgias ou la fonction drsquoexpiation

Dans le Gorgias (476a et ss 2011 p 449) se trouve soutenue la thegravese selon laquelle la

sanction deacutelivre lrsquoacircme de son mal sur un mode analogue agrave lrsquoeffet drsquoun purgatif meacutedical Le

raisonnement mobiliseacute par Platon est subtil le pire des maux est-il quand on est coupable

drsquoecirctre puni ou de ne lrsquoecirctre pas Polos pense qursquoil est preacutefeacuterable de ne lrsquoecirctre pas et Socrate

considegravere que crsquoest le contraire qui est vrai Pour deacuteterminer le pire entre ces deux situations

Socrate commence par identifier le fait quand on est coupable drsquoecirctre puni et le fait drsquoecirctre

justement chacirctieacute Or si le juste est beau comme lrsquoaccorde Polos et que lrsquoeffet produit par une

action est de mecircme nature que sa cause (laquo lrsquoaction de lrsquoagent qui agit et lrsquoeffet produit sur le

patient qui subit portent-ils les mecircmes caractegraveres raquo 476d) le fait drsquoecirctre puni crsquoest-agrave-dire

drsquoecirctre justement chacirctieacute produit comme effet sur le coupable quelque chose de juste et donc

de beau Et Platon de continuer si le juste est beau il est aussi bon (laquo Or si crsquoest beau nrsquoest-

ce pas bon ndash Puisque le beau est ou agreacuteable ou bon agrave quelque chose raquo 477a) Par

conseacutequent la punition est utile laquo Si un coupable est justement chacirctieacute son acircme sera-t-elle

meilleure de ce fait raquo et Polos de conceacuteder laquo Oui crsquoest vraisemblable raquo Ainsi la punition

consiste en une sorte de purgation qui fait que laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme qursquoon punit est [hellip] donc

deacutelivreacutee de son mal raquo La justice consiste agrave deacutelivrer laquo du deacuteregraveglement de lrsquoinjustice raquo (478b)

laquelle constitue le pire des maux loin devant la pauvreteacute ou la maladie du corps Or agrave lrsquoinstar

de la meacutedecine la justice nrsquoa pas agrave ecirctre agreacuteable si elle est utile La conclusion agrave laquelle aboutit

Platon agrave lrsquoissue de cette analogie est la suivante laquo lrsquoapplication de la justice rend certainement

plus raisonnable [le grec dit Σωφρονίζει qursquoon pourrait traduire encore par ldquoplus tempeacuterantrdquo]

et plus juste en fait elle est une meacutedecine pour la meacutechanceteacute de lrsquoacircme raquo (478d) Srsquoen deacuteduit

une hieacuterarchie le plus heureux des hommes est celui qui est juste vient en seconde position

celui qui est injuste mais qursquoon deacutelivre de son mal vient en derniegravere position celui qui est

127

injuste et qursquoon ne punit pas Alain qui se reacuteclame explicitement de Platon sur la question de

la punition eacutecrit en ce sens dans sa Peacutedagogie enfantine laquo la punition est un bienfait Socrate

le dit dans le Gorgias de Platon Heureux celui qui est puni raquo (1986 20egraveme leccedilon)

Le raisonnement de Platon repose sur deux principes une eacutequivalence (juste = beau =

bon = utile) et une analogie (la justice est agrave lrsquoacircme ce que la santeacute est au corps)

Lrsquoeacutequivalence (du juridique de la callistique du moral et de lrsquoopheacutelimiteacute) qui engage

une convertibiliteacute des transcendantaux nous paraicirct proprement intenable se trouve supposeacute

un reacutealisme des Formes (puisque le juste le beau le bon et lrsquoutile existent en soi) qui est des

plus probleacutematiques

Quant agrave lrsquoanalogie (entre justice et meacutedecine qui srsquoappliquent respectivement agrave lrsquoacircme

et au corps) elle semble agrave mecircme de justifier la sanction (ici entendue dans un sens synonyme

de punition) si pour soigner le corps il faut admettre de le faire souffrir pour le purger de

son mal on peut induire qursquoil faut pour soigner lrsquoacircme la faire souffrir pour la purger de son

mal (crsquoest-agrave-dire de son injustice) Une analogie toutefois ne prouve rien Et surtout Platon

nrsquoexplique pas le meacutecanisme par lequel la sanction (ou punition) laquo rend certainement plus

raisonnable et plus juste raquo Drsquoougrave vient cette certitude Est-ce vraiment lrsquoacircme qui est rendue

raisonnable ndash ou nrsquoest-ce pas la conduite seulement qui par crainte de la punition qui se

trouve dresseacutee Contrairement agrave ce que soutient Socrate dans cet extrait du Gorgias il ne

nous semble pas que lrsquoacircme soit du tout atteinte ndash ou alors seulement par ricochet comme

effet drsquoun dressage Mais le changement ne saurait reacutesulter drsquoune conversion qui eacutelegraveverait le

sujet au-dessus de la tentation et de la crainte de la transgression Une chose est de raisonner

la conduite qui eacutevite lrsquoinjustice autre chose de raisonner lrsquoacircme qui vise la justice Il nous

semble que dans le raisonnement proposeacute par Platon on ne trouve guegravere autre chose que la

justification du dressage du corps quand bien mecircme Platon visait lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoacircme

Aristote dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque reprend lrsquoanalogie platonicienne entre justice et

meacutedecine Au livre II (1104b 2014 pp 2004-2005) il estime que la vertu morale (ἠθικὴ ἀρετή)

a trait essentiellement au plaisir et agrave la peine (ἡδονὴ καὶ λύπη) Degraves lors qursquoon estime que crsquoest

le plaisir qui nous conduit agrave commettre les choses mauvaises (τὰ φαῦλα) et la souffrance qui

fait obstacle agrave la reacutealisation de belles actions (τῶν καλῶν) et que la contraction drsquohabitudes

(Aristote comme on sait joue sur la quasi homonymie des termes ἦθος le caractegravere et ἔθος

lrsquohabitude) constitue le laquo tout de lrsquoaffaire raquo (τὸ πᾶν 1103b18) il srsquoensuit que laquo lrsquoeacuteducation

128

correcte raquo (ὀρθὴ παιδεία 1104b9) consiste agrave ecirctre guideacute laquo de maniegravere agrave se reacutejouir et agrave se

chagriner agrave bon escient raquo (χαίρειν τε καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ) Degraves lors la sanction entendue

comme production de souffrance est leacutegitimeacutee elle est en rapport avec des actions et des

affections susceptibles drsquoentraicircner plaisir et chagrin Crsquoest ainsi que laquo les chacirctiments recourent

agrave ces moyens car ce sont des sortes de meacutedications (ἰατρεῖαι τινές) raquo Le chacirctiment (κολάσεις)

est quelque chose (τινές) qui srsquoapparente agrave un remegravede meacutedical (ἰατρεῖαι) Il conviendrait sans

doute du reste de traduire κολάσεις par laquo sanction raquo plutocirct que par laquo chacirctiment raquo puisque

le chacirctiment srsquoeacutepuise dans la peine et que κολάσεις renvoie dans lrsquoargumentation drsquoAristote

agrave lrsquousage de moyens contraires ndash donc la peine et le plaisir ce que le terme de laquo sanction raquo

permet de rendre Lrsquoanalogie donc entre sanction et purgation est reprise mais sans que soit

exposeacutee la raison pour laquelle elle permettrait autre chose qursquoune simple correction de la

conduite par le jeu des plaisirs et des peines

On le voit ni chez Aristote ni chez Platon le second eacutetant invoqueacute par le premier pour

confirmer lrsquoideacutee que lrsquoeacuteducation consiste dans le fait de reacutejouir et de se chagriner de ce qursquoil

faut on ne trouve de quoi justifier la sanction pour autre chose que du dressage

413 Protagoras le chacirctiment dissuasif ou la preuve que la vertu srsquoenseigne

Un argument inteacuteressant est preacutesenteacute dans Protagoras (324a et ss 2011 p 1449) ndash

argument qui nrsquoest pas neacutecessairement assumeacute par Platon (par le truchement de Socrate)

puisqursquoil est attribueacute au sophiste donnant son nom au dialogue

Il srsquoagit pour Protagoras de deacutefendre lrsquoideacutee que la vertu peut srsquoenseigner La preuve

proposeacutee par Protagoras est que le chacirctiment (τὸ κολάζειν) qursquoon inflige aux hommes injustes

(τοὺς ἀδικοῦντας) nrsquoa pas pour cause la faute commise (ὅτι ἠδίκησεν) Si tel eacutetait le cas le

chacirctiment apparenterait le punisseur aux becirctes sauvages et irrationnelles (θηρίον ἀλογίστως)

il ne serait que vengeance (τιμωρεῖται) Par conseacutequent le chacirctiment comme attitude

rationnelle (μετὰ λόγου) nrsquoest pas vengeance ce qui est fait est fait (οὐ γὰρ ἂν τό γε πραχθὲν

ἀγένητον θείη) Non ce nrsquoest pas en vue du passeacute que le chacirctiment peut ecirctre agrave bon droit

infligeacute mais en vue de lrsquoavenir (τοῦ μέλλοντος χάριν) afin de dissuader (ἀποτροπῆς) le

coupable et les spectateurs du chacirctiment Puisque donc la punition a en vue la dissuasion et

129

qursquoenseigner crsquoest punir il srsquoensuit que pour Protagoras la vertu srsquoenseigne (παιδευτὴν εἶναι

ἀρετήν)

Il nrsquoest pas sucircr que lrsquoargument concernant lrsquoefficaciteacute dissuasive du chacirctiment soit

refuseacute par Platon (nous le verrons reacuteapparaicirctre dans les Lois notamment) il est assureacute en

revanche que crsquoest lrsquoutilisation de cet argument en vue de montrer que la vertu peut

srsquoenseigner qui apparaicirct probleacutematique

On sait en effet que pour Socrate la vertu ne srsquoenseigne pas quand bien mecircme elle

est savoir Paradoxalement pour Protagoras la vertu srsquoenseigne alors qursquoelle nrsquoest pas savoir

(sur ce point voir la fin du Protagoras 361a et ss p 1480) Crsquoest que sans doute le terme de

vertu est compris diffeacuteremment par le sophiste et le philosophe Pour Protagoras il srsquoagit avant

tout drsquoune habituation corporelle drsquoun conditionnement qui fait que dans une citeacute bien reacutegleacutee

comme Athegravenes laquo tout le monde ici est maicirctre de vertu raquo (πάντες διδάσκαλοί εἰσιν ἀρετῆς

327e) pour Socrate la vertu est savoir fruit drsquoune conversion inteacuterieure par lrsquoacircmehellip et

rarement se rencontre

Ainsi la vertu pour Protagoras ce nrsquoest pas tant lrsquoexigence de lrsquoacircme que lrsquoabsence de

vice apparent dans la conduite Mais pourrait-on agrave bon droit objecter agrave la suite de Platon

autre chose le fait de nrsquoecirctre pas injuste autre chose le fait drsquoecirctre juste Pour montrer agrave quel

point la vertu penseacutee par Protagoras est un simulacre de vertu et non la vertu elle-mecircme nous

pouvons faire reacutefeacuterence agrave deux mythes mobiliseacutes par Platon dans la Reacutepublique

Le premier est le ceacutelegravebre anneau de Gygegraves (Reacutepublique II 459d-460d) degraves que Gygegraves

est assureacute lorsqursquoil tourne le chaton de la bague vers la paume de sa main de devenir invisible

laquo aussitocirct raquo eacutecrit Platon (εὐθὺς 360a p 1518) il participe agrave la deacuteleacutegation aupregraves du roi afin

de le tuer et drsquousurper le trocircne Avant de trouver lrsquoanneau Gygegraves nrsquoeacutetait donc pas juste certes

il ne srsquoeacutetait jamais montreacute injuste mais seulement parce que lrsquooccasion avait manqueacute La

situation drsquoimpuniteacute a permis de reacuteveacuteler son injustice fonciegravere Celui qui est juste de maniegravere

simplement situationnelle ne le sera jamais de maniegravere sucircre ndash crsquoest qursquoil ne lrsquoest pas

veacuteritablement Et telle est drsquoailleurs lrsquoideacutee que soutient Glaucon avec ce mythe afin que

Socrate lrsquoeacuteprouve ensuite laquo il nrsquoy aurait personne semble-t-il drsquoassez reacutesistant pour se

maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux biens drsquoautrui et ne pas y

toucher alors qursquoil aurait le pouvoir de [faire tout ce qursquoil veut] [hellip] agrave lrsquoeacutegal drsquoun dieu raquo (360b-

c 2008 p 1519)

130

Le second intervient agrave la fin de la Reacutepublique il srsquoagit du mythe drsquoEr Laisseacute pour mort

au combat Er le soldat pamphylien serait revenu agrave la vie au douziegraveme jour et raconta ce qursquoil

avait vu Agrave la mort lrsquoacircme se deacutetache du corps et se trouve jugeacutee Lorsqursquoelle est juste elle

monte au ciel lorsqursquoelle est injuste elle descend dans les reacutegions infeacuterieures

[hellip] pour toutes les injustices commises dans le passeacute par chacun des acircmes et

pour chacun de ceux que ces injustices avaient atteint justice eacutetait rendue pour toutes

ces injustices consideacutereacutees une par une et pour chacune la peine eacutetait deacutecupleacutee [hellip] afin

qursquoelles aient agrave payer au regard de lrsquoinjustice commise un chacirctiment dix fois plus

grand (Platon 615a-b 2008 p 1786)

Une fois les peines purgeacutees les acircmes sont en mesure de choisir leur deacutemon ndash crsquoest-agrave-

dire le destin auquel elles seront lieacutees lors de leur prochaine incarnation Crsquoest ainsi que Er

raconte que le premier agrave choisir avait veacutecu une existence vertueuse mais moins de son fait

que de la chance qursquoil avait eu de vivre laquo dans une constitution politique bien ordonneacutee raquo ougrave

la vertu se contracte laquo par la force de lrsquohabitude mais sans philosophie raquo (619c-d p 1790)

Cette vertu conditionneacutee nrsquoeacutetait ainsi que conditionnelle et crsquoest pourquoi il laquo choisit la plus

extrecircme tyrannie raquo de maniegravere preacutecipiteacutee et quand la reacuteflexion lui fit remarquer qursquoil

mangerait ses propres enfants il geacutemit et loin drsquoen porter responsable accusa les dieux de

son propre choix La vertu acquise par habituation mais sans conversion (philosophique) de

lrsquoacircme au bien nrsquoest qursquoun conditionnement qui nrsquoa aucune garantie de dureacutee Crsquoest une

maniegravere douce drsquoincliner au bien mais qui ne saurait suffire agrave affronter la tentation

414 Le Sophiste justice punitive admonestation et reacutefutation

Dans le Sophiste Platon propose une deacutefinition de lrsquoart sophistique agrave partir du concept

du triage (crsquoest la sixiegraveme et derniegravere deacutefinition du sophiste 226b 2008 p 1823) On peut trier

en eacutecartant le semble du semblable ou alors en eacutecartant le meilleur du pire Ce dernier cas est

la purification (Τὸν καθαρμὸν) Or la purification peut srsquoappliquer au corps comme agrave lrsquoacircme La

purification du corps peut ecirctre soit inteacuterieure (crsquoest la fonction de la meacutedecine contre la

maladie et de la gymnastique contre la difformiteacute) soit exteacuterieure (technique de preacuteparation

131

des bains crsquoest-agrave-dire lrsquohygiegravene) Quant agrave la purification de lrsquoacircme qui inteacuteresse Platon elle

deacutelivre du mal Or il y a deux sortes de mal et partant deux formes de purification le mal

comme perversion qui srsquoapparente agrave une maladie (crsquoest-agrave-dire agrave une dissension interne laquo les

opinions sont en deacutesaccord avec les deacutesirs le courage avec les plaisirs la raison avec les

chagrins et en geacuteneacuteral toutes choses en deacutesaccord avec toutes raquo 228b ndash Platon reprend ici les

analyses de lrsquoinjustice qursquoil a meneacutees dans la Reacutepublique) et le mal comme ignorance Or la

technique qui srsquooccupe de la perversion est la justice punitive et la technique qui srsquooccupe de

lrsquoignorance est lrsquoenseignement (ἢ διδασκαλικὴν) Il y a un double type drsquoignorance lrsquoignorance

simple et lrsquoignorance qui srsquoignore elle-mecircme (qui est la cause de toutes les erreurs)

Lrsquoenseignement par le discours se deacutedouble lrsquoadmonestation (ou exhortation νουθετητικήν)

qui srsquoapparente agrave une sanction par la parole et qui peut ecirctre rude ou douce (disputer ou

persuader ndash laquo Il y a drsquoune part la proceacutedure ancienne celle utiliseacutee par nos parents ndash et que

quelques-uns utilisent encore agrave lrsquoheure actuelle ndash et qui consiste lorsque les enfants

commettent quelque faute soit agrave reacuteprimander seacutevegraverement soit agrave persuader doucement raquo

229e-230a) ou la reacutefutation (ou examen mise agrave lrsquoeacutepreuve ἔλεγχος) qui part du principe que

toute ignorance est involontaire La reacutefutation est la partie proprement eacuteducative de la

purification Sans ecirctre nommeacute crsquoest Socrate qui semble invoqueacute dans ce passage du Sophiste

ndash qui consideacuterait lrsquoadmonestation comme inefficace La reacutefutation procegravede par un examen

critique du savoir preacutetendu dont on montre le caractegravere contradictoire et donc vain la

deacutesorientation srsquoensuit (agrave la maniegravere de lrsquoeffet-torpille deacutecrit par Meacutenon) puis la colegravere contre

soi-mecircme laquo [Les interlocuteurs] se libegraverent ainsi des solides et preacutetentieuses opinions qursquoils

avaient drsquoeux-mecircmes libeacuteration qui est tregraves agreacuteable pour celui qui eacutecoute et fondement

solide pour celui qui la subit raquo (230c) La honte (αἰσχύνη) qui gagne celui qui se trouve ainsi

reacutefuteacute non dans son ignorance mais son ignorance qui srsquoignorait elle-mecircme est purificatrice

laquo Crsquoest pour cela Theacuteeacutetegravete qursquoil faut proclamer que la reacutefutation est la plus importante et la

plus juste des purifications raquo Lrsquoeacuteducation commence donc par la reacutefutation ndash crsquoest-agrave-dire par

la purification des opinions qui entravent dans la recherche des connaissances

Ce long passage est drsquoune grande richesse

On retrouve pour le traitement de la perversion lrsquoanalogie entre la meacutedecine et la

justice si lrsquoinjustice est une maladie la technique qui srsquoen occupe est la justice punitive soit

la sanction De mecircme que la meacutedecine intervient apregraves que la maladie se soit deacuteclareacutee de

mecircme la justice punitive srsquoapplique une fois que lrsquoinjustice a eacuteteacute effectueacutee Il srsquoagit drsquoune

132

technique laquo naturellement convenable raquo ndash mais pas plus que dans Gorgias Platon ne preacutecise

pas pourquoi Il se contente de lrsquoaffirmer comme si la chose allait de soi

Les analyses srsquoaffinent consideacuterablement lorsqursquoon srsquointeacuteresse agrave lrsquoenseignement qui

œuvre en amont (et non plus en aval comme dans la justice punitive) de lrsquoinjustice afin de la

preacutevenir Commenccedilons par remarquer qursquoen matiegravere drsquoenseignement la sanction nrsquoest pas

eacutevoqueacutee elle nrsquoy a pas sa place La sanction vient apregraves coup pour deacutelivrer (mais on ne sait

comment) lrsquoacircme qui a sombreacute dans le vice mais elle ne se manifeste pas avant Certes

lrsquoadmonestation vive reacuteprimande srsquoapparente agrave la sanction mais Platon souligne son

inefficaciteacute (laquo ceux qui apregraves avoir reacutefleacutechi [hellip] estiment que lrsquoadmonestation [hellip] malgreacute les

efforts qursquoelle suppose est une forme drsquoeacuteducation qui produit des reacutesultats tregraves meacutediocres raquo

230a) Il reste la partie proprement eacuteducative de la purification la reacutefutation Platon semble

sous-entendre qursquoune deacuterive sophistique de la reacutefutation est possible (telle est lrsquoeacuteristique)

mais il srsquointeacuteresse ici agrave la reacutefutation philosophique Il srsquoagit de faire prendre conscience au sujet

avec lequel on dialogue de ses contradictions internes La description psychologique du

tourment eacuteprouveacute par celui qui est reacutefuteacute est tregraves fine colegravere contre soi honte qui amorce

une humiliteacute (laquo [lrsquoacircme] sera ainsi purifieacutee et ne croira agrave lrsquoavenir savoir que ce qursquoelle sait et

non davantage raquo 230d) et procure un laquo fondement solide raquo propice agrave la recherche drsquoun

authentique savoir On remarquera que srsquoil nrsquoest pas capable drsquoeacuteprouver de la honte (ou de la

pudeur) le sujet nrsquoest plus guegravere eacuteducable ndash et nrsquoest-ce pas ce qursquoil advient de Calliclegraves qui

critique la honte qursquoont eacuteprouveacutee Gorgias et Polos et qui revendique (et assume) pour son

propre compte une absence totale de honte (482e-483a ougrave lrsquoon trouve une triple reacutefeacuterence agrave

lrsquo αἰσχύνη) Peut-il y avoir une eacuteducation si le sujet nrsquoest pas capable drsquoeacuteprouver une forme

de honte qui nous ouvre agrave la conscience de notre ignorance agrave la reconnaissance de lrsquoerreur

Platon semble soutenir que non De tous les dialogues de Platon Calliclegraves est le seul

interlocuteur de Socrate sur lequel il nrsquoaura pas de prise Calliclegraves est ineacuteducable il rompt le

contact (et le contrat) dialogique Il nous semble ici que la question de la sanction prend un

tournant inattendu qursquoil nous faudra approfondir

Toujours est-il que nous avons cette fois une explication coheacuterente de lrsquoeacutepuration on

remarquera cependant qursquoelle nrsquoa rien agrave voir avec la sanction proprement dite Lrsquoeacutepuration

produite par la reacutefutation est proprement eacuteducative et si on ne commet lrsquoinjustice que par

ignorance (et cette ignorance mecircme nrsquoest jamais lrsquoobjet drsquoun choix comme Platon le rappelle

lui-mecircme laquo il y a ceux qui apregraves avoir reacutefleacutechi sont arriveacutes agrave cette conclusion toute ignorance

133

est involontaire [πᾶσαν ἀκούσιον ἀμαθίαν εἶναι] raquo 230a) on peut on doit mecircme se demander

si la justice punitive censeacutee deacutelivrer de la perversion peut avoir une quelconque emprise sur

le sujet srsquoil nrsquoest pas reacutefuteacute dans ses opinions Il est drsquoailleurs tregraves paradoxal que dans le

Sophiste autant que dans le Gorgias Platon eacutevoque lrsquoeacutepuration de lrsquoacircme produite par une

sanctionhellip qui affecte les corps Reposons donc la question car elle est au cœur de la difficulteacute

touche-t-on vraiment lrsquoacircme par le corps La preacutetendue expiation par la punition semble

contradictoire tant qursquoelle nrsquoest pas accompagneacutee de sa condition de signification qursquoest la

reacutefutation Degraves lors la question que nous posons est la suivante si la reacutefutation suffit agrave

produire la conversion rechercheacutee pourquoi lrsquoaccompagnerait-on mecircme dans le cas de la

perversion et de lrsquoinjustice commise de sanction Quelle est lrsquoutiliteacute de ce surplus de

souffrance De toute eacutevidence cette utiliteacute ne saurait ecirctre eacuteducative puisque seule la

reacutefutation peut se targuer de lrsquoecirctre

Nous avons deux eacutepurations lrsquoune mysteacuterieuse par la sanction lrsquoautre convaincante

par la reacutefutation La premiegravere ressemble agrave la meacutedecine qui srsquoaffaire aux corps elle œuvre une

fois que le mal est fait La seconde srsquoapparente agrave la gymnastique qui entraicircne le corps agrave

reacutesister elle opegravere pour eacuteviter que le mal nrsquoapparaisse et crsquoest pourquoi elle est supeacuterieure agrave

la preacuteceacutedente Autant lrsquoexplication que Platon donne de la porteacutee libeacuteratrice de la reacutefutation

est probante en tant qursquoelle rend compte de son effet sur le plan de ce que nous avons appeleacute

le veacutecu pheacutenomeacutenologique (colegravere honte) autant son affirmation sur lrsquoeacutepuration procureacutee la

justice punitive apparaicirct bien allusive pour ne pas dire infondeacutee Deacutelivre-t-on lrsquoacircme drsquoun mal

quand on srsquoadresse au corps Rien nrsquoest moins sucircr en deacutepit de lrsquoeacutevidence alleacutegueacutee par Platon

On voit donc Platon peiner pour justifier lrsquoeffet purificateur de la sanction Il a bien

cependant distingueacute la sanction de lrsquoeacuteducation et montreacute que cette derniegravere srsquoamorce par une

pratique de la reacutefutation en tant qursquoelle fait sens pour celui qui est reacutefuteacute Crsquoest donc le

dialogue (et ajoutons le dialogue de type socratique) qui constitue le moyen eacuteducatif par

excellence crsquoest lui pour reprendre la distinction de lrsquoantinomie eacuteducative qui eacutelegraveve tandis

que la justice punitive se contente de dresser les corps par une eacutepuration dont on peut douter

de lrsquoefficaciteacute pour ce qursquoelle fait subir agrave lrsquoacircme

Si lrsquoon veut confeacuterer de la valeur agrave la sanction ce ne peut ecirctre qursquoen renonccedilant agrave la

fonction drsquoexpiation la sanction pour en finir avec les mystegraveres doit se purifier de lrsquoideacutee de

purification Par conseacutequent on comprend que tout reacutesidu drsquoexpiation la rend suspecte Disons

plus nettement encore lrsquoexpiation deacutegrade la sanction

134

415 Les Lois contraindre et persuader

Dans la derniegravere œuvre de Platon il est agrave nouveau question drsquoeacuteducation et de sanction

Alors que dans la Reacutepublique lrsquoeacuteducation est penseacutee comme conversion il faut

immeacutediatement ajouter que cette paideia est reacuteserveacutee agrave laquo une infime minoriteacute raquo (Mouze 2006

p 203) celle des gouvernants les meilleurs parmi les gardiens (dont lrsquoeacuteducation est traiteacutee aux

livres II et III de la Reacutepublique) Lorsqursquoil est question de lrsquoeacuteducation agrave destination de tous les

enfants Platon se montre nettement moins exigeant laquo il ne srsquoagit plus alors de deacutevelopper

les qualiteacutes exceptionnelles de natures drsquoeacutelite mais de former la foule des hommes

ordinaires raquo (Mouze 2006 p 204) Nous pourrions ajouter drsquoune maniegravere qui se veut plus

reacutealiste comparant lrsquohomme agrave une marionnette (θαῦμα Lois 644c-645a Platon 2008 p

703) laquelle est mue par trois fils deux de fers (le plaisir et la douleur) et un drsquoor (la raison)

Le fil drsquoor est souple ce qui indique qursquoelle tire peu la marionnette humaine agrave lrsquoinverse des fils

de fer lesquels sont raides et la meuvent plus aiseacutement Voilagrave le fait avec lequel il faut

composer et qursquoil serait deacuteraisonnable de nier les affects Ainsi dans les Lois laquo nous ne

sommes pas comme ces antiques leacutegislateurs qui instituaient des lois pour les heacuteros qui sont

les enfants des dieux [hellip] mais [hellip] nous sommes des hommes qui leacutegifeacuterons aujourdrsquohui pour

des rejetons drsquohommes raquo (Lois IX 853c) Non pas les hommes-dieux de la Reacutepublique donc

mais des hommes-humains ndash agrave humaniser

Ce nrsquoest pas agrave dire que Platon renonce agrave rationaliser ndash au contraire Mais rationaliser

ce ne sera pas laquo inculquer la raison [ou] introduire dans lrsquoacircme des enfants une excellence

fondeacutee sur un savoir raquo (Mouze 2006 p 205) Rationaliser comme srsquoen souviendra Aristote

crsquoest rationaliser la conduite crsquoest-agrave-dire faire en sorte que le sujet eacuteprouve du plaisir en faisant

le bien et eacuteprouve de la peine en faisant le mal Lrsquoharmonisation des parties de lrsquoacircme

(rationnelle et irrationnelle) nrsquoest pas interne laquo la raison avec laquelle lrsquoeacuteducateur cherche agrave

accorder les sentiments est une raison exteacuterieure incarneacutee dans la loi raquo (Mouze 2006 p 205)

Autrement dit ce nrsquoest pas par explication par dialogue par la raison mais par habituation

qursquoon rationalise la conduite laquo Eacuteduquer les hommes crsquoest donc les faire devenir hommes

Mais les faire devenir hommes ce nrsquoest nullement les faire devenir philosophes raquo (Mouze

2006 p 208)

135

Il faut donc que lrsquoenfant (et au fond puisque rares sont ceux qui acceacutederont agrave la raison

la plupart des adultes) obeacuteissent agrave la loi cette loi par laquelle le leacutegislateur eacuteduque Platon

estime mecircme que tous les efforts du leacutegislateur doivent œuvrer dans ce sens laquo Je souhaiterais

que les lois incitent le plus possible agrave la vertu et la chose est claire crsquoest le but que tentera

drsquoatteindre le leacutegislateur dans toute son œuvre leacutegislative raquo (718c-d Platon 2008 p 778) Mais

comment proceacuteder Deux moyens srsquooffrent au leacutegislateur la contrainte et la persuasion

Eacutetudions-les toutes deux

Pour les comparer Platon procegravede agrave une analogie (mais qui compte tenu de

lrsquointerpreacutetation du crime comme maladie dans toute la suite du texte nrsquoen est peut-ecirctre pas

une) il y va de la contrainte et de la persuasion comme de deux pratiques de la meacutedecine

(Lois IV 721a-c p 780) Les laquo aides meacutedicaux raquo se content drsquoobeacuteir et apprennent sur le tas

ils soignent en geacuteneacuteral des esclaves et avec arrogance (qui rappelle celle du tyran) dispensent

les remegravedes sans explication Le veacuteritable meacutedecin quant agrave lui soigne des hommes libres il

communique avec le patient cherchant la cause de la maladie et nrsquoheacutesite pas agrave instruire le

malade Quant aux remegravedes ils ne sont proposeacutes qursquoagrave celui dont la santeacute est chancelante Et

Platon ajoute

Est-ce de cette maniegravere-ci ou de lrsquoautre que le meacutedecin pratiquera le mieux la

meacutedecine ou que lrsquoentraicircneur pratiquera le mieux lrsquoentraicircnement Sera-ce en exerccedilant

cette fonction unique agrave lrsquoaide des deux moyens ou bien agrave lrsquoaide seulement du pire des

deux celui qui est le plus peacutenible (Platon 2008 p 780)

Et Clinias reacutepond que laquo la meacutethode double est de beaucoup la meilleure raquo Ce passage

implique une hieacuterarchie entre ces deux meacutethodes (qui recoupent notre opposition entre

dresser et eacuteduquer) la pire eacutetant la seule contrainte il est preacutefeacuterable de ne pas lrsquoutiliser seule

Il est significatif dans le contexte des Lois que Platon nrsquoenvisage pas la possibiliteacute de recourir

agrave la seule persuasion

Anne Merker remarque que dans le corpus platonicien les chacirctiments corporels visent

le plus souvent les esclaves et fort rarement les citoyens La contrainte est une meacutethode qui

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convient aux esclaves non aux hommes libres Le malheur nrsquoest-il pas que dans la penseacutee de

Platon les enfants sont consideacutereacutes comme eacutetant des esclaves

La contrainte consiste dans laquo la menace de la peine raquo crsquoest-agrave-dire dans la sanction elle

srsquoadresse agrave ce que lrsquoecirctre humain a de plus sensible agrave ce qui le rend esclave de sa sensibiliteacute Agrave

ce titre elle rappelle la finitude de notre condition et srsquointeacuteresse au symptocircme sans soigner la

cause Acquise par empirisme elle dispense ses effets de maniegravere brutale vaniteuse et servile

et cette becirctise dans la pratique rejaillit sur lrsquoecirctre qursquoon doit deacutelivrer du mal mais qui nrsquoen sort

nullement grandi Lrsquohumaniteacute du sujet eacutechappe agrave la sanction et lrsquoautoriteacute de la contrainte

maintient le patient preacuteciseacutement dans sa passiviteacute il pacirctit il subit il nrsquoapprend rien sinon agrave

obeacuteir docilement Platon ajoute au livre IX des Lois (853b-c 2008 p 896) que le fait de devoir

laquo instituer une leacutegislation faite de menaces preacuteventives une leacutegislation destineacutee agrave le deacutetourner

de ces actes ou srsquoils sont commis agrave les punir (κολάσεως) cette seule preacutecaution constitue un

sujet de honte (αἰσχρὸν) raquo Mais la faiblesse de la nature humaine contraint Platon agrave utiliser la

sanction dont lrsquoefficaciteacute est soit de rendre meilleur (βελτίονα ἢ μοχθηρότερον 854d) soit de

rendre moins pervers (ἧττον ἐξηργάσατο 854e) En fait il srsquoagit seulement de dresser la

conduite et en cas drsquoinsuccegraves le criminel jugeacute laquo incurable raquo (on retrouve la meacutetaphore

meacutedicale) lorsque laquo la qualiteacute de lrsquoeacuteducation dans laquelle il a eacuteteacute eacuteleveacute depuis lrsquoenfance ne lrsquoa

pas deacutetourneacute des plus grands forfaits raquo Platon preacuteconise la sanction suprecircme la mort En un

sens Platon renoue ici avec les thegraveses de Protagoras dans lrsquoœuvre eacuteponyme non seulement

la sanction a pour fonction de dissuader mais elle peut pour les cas deacutesespeacutereacutes culminer en

peine de mort (Protagoras 322d p 1447)

Platon semble tellement reacutesigneacute agrave utiliser ce proceacutedeacute qursquoil ne songe pas agrave en contester

lrsquoefficaciteacute Agrave nouveau celle-ci est consideacutereacutee comme eacutevidente Sans doute la contrainte

dresse elle dissuade drsquoadopter certaines conduites Lrsquoessentiel semble-t-il consiste dans le

pli qursquoon prend tregraves tocirct et qui deviendra ensuite une seconde nature Mais srsquoagit-il vraiment

de lrsquoessentiel

Platon lui-mecircme en doute Et crsquoest pourquoi il double cette premiegravere meacutethode drsquoune

deuxiegraveme vraiment digne celle-lagrave qui preacutesuppose et conserve la liberteacute du sujet auquel elle

srsquoadresse Il srsquoagit de la persuasion (μετὰ πειθοῦς) Celle-ci engage une communication

reacuteciproque une relation qui la rend instructive (διδάσκει) crsquoest-agrave-dire proprement eacuteducative

contrairement agrave la contrainte et la sanction qui lui est affeacuterente lesquelles sont donc deacutenueacutees

de caractegravere didactique

137

En matiegravere leacutegislative si la contrainte appelle la sanction en cas de transgression

qursquoappellera la persuasion Si la sanction œuvre a posteriori de la loi (mecircme si la crainte qursquoelle

suscite ideacutealement doit dissuader) son analogue persuasif doit se manifester a priori Telle

est la fonction du preacuteambule des lois qui en est comme lrsquoesprit (dans un sens radicalement

diffeacuterent de celui que Montesquieu donne agrave lrsquoesprit des lois dans son œuvre eacuteponyme ndash il srsquoagit

pour Montesquieu de lrsquoensemble des deacuteterminismes qui font les leacutegislations humaines) il

srsquoagit du court discours preacuteliminaire agrave lrsquoeacutenonceacute de la loi similaire agrave laquo lrsquoexode oratoire raquo (Lois

723a 2008 p 782) visant agrave susciter la bienveillance (εὐμένεια) du citoyen et ainsi sa dociliteacute

On pourrait srsquoeacutetonner le souci de reacutealisme nrsquoavait-il pas conduit Platon agrave abandonner

lrsquoeacuteducation agrave la raison Le preacuteambule des lois nrsquoapparaicirct-il pas comme le retour du refouleacute

Ne srsquoagit-il pas drsquoargumenter

Certes ndash mais cette argumentation est moins rationnelle qursquoaffective Le but est moins

de faire comprendre la rationaliteacute de la loi que de la faire aimer drsquoen faire appreacutecier la beauteacute

Tout le monde ne peut srsquoeacutelever au vrai en revanche tout le monde est sensible au beau

Lrsquoestheacutetique est en quelque sorte la peacutedagogie qui fait suite agrave lrsquoeacutechec de lrsquoinculcation de la

raison on peut dire que pour Platon lrsquoeacuteducation du goucirct assure la rationalisation par le bas

Cette double meacutethode (contraindre et persuader) se retrouve au livre IX (862d p 905)

puisque la viseacutee de la loi est de faire deacutetester lrsquoinjustice et aimer la justice (agrave tout le moins

faire en sorte de ne plus haiumlr la justice) laquo la loi amegravenera le coupable par lrsquoenseignement

(διδάξει) ou la contrainte (ἀναγκάσει) soit agrave ne plus jamais oser la commettre dans lrsquoavenir

soit agrave la commettre de son plein greacute beaucoup moins souvent raquo

Ajoutons pour achever ce tour drsquohorizon que cette eacuteducation du goucirct ne consiste pas

en un endoctrinement Le type de sensibiliteacute de lrsquoecirctre humain est particulier il y a un sens de

lrsquoordre du rythme et de lrsquoharmonie qui font que les sauts et les gambades des enfants humains

ne ressemblent pas agrave ceux des animaux Spontaneacutement cris et sauts deviennent chants et

danses procurant un plaisir estheacutetique que Platon comprend comme un don divin (Lois II

654a p 710) La sensibiliteacute humaine est rationnelle et en la cultivant on deacuteveloppera cette

meacutetreacutetique chegravere agrave Platon La persuasion œuvrant dans le preacuteambule des lois porte sur cette

disposition agrave la rationaliteacute (non consciente drsquoelle-mecircme) qursquoest la sensibiliteacute ndash et non sur la

raison elle-mecircme L Mouze eacutecrit ainsi que laquo lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave elle srsquoinscrit dans

le prolongement et le renforcement de cette tendance humaine naturelle accomplit et

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parachegraveve ce processus drsquohumanisation raquo (Mouze 2006 p 206) Le beau est la propeacutedeutique

au bien

Nous aurons agrave revenir sur la persuasion comme technique drsquoeacuteleacutevation Mais il est

remarquable que Platon lrsquooppose agrave la contrainte et ne cherche plus comme dans le Gorgias

agrave montrer comment la sanction pourrait par elle-mecircme purger deacutelivrer et ainsi persuader

42 Pourquoi lrsquoexpiation

La fonction drsquoexpiation de la sanction a eacuteteacute invoqueacutee par Platon sans que son efficaciteacute

nrsquoait eacuteteacute prouveacutee Pourquoi cette tendance veacuteheacutemente agrave vouloir punir pour le mal commis

Les analyses de Piaget et Inhelder semblent permettre de reacutepondre agrave cette question ndash mais

non sans difficulteacute

421 Piaget et Inhelder

Dans La Psychologie de lrsquoenfant (1966) Piaget et Inhelder procegravedent agrave la genegravese du

sentiment drsquoobligation au point de vue psychologique Srsquoappuyant sur les analyses de P Bovet

ils estiment que le respect est psychologiquement agrave lrsquoorigine de lrsquoobligation (et non comme le

considegraverent Kant et Durkheim chacun agrave leur maniegravere ndashvoir infrandash que crsquoest lrsquoobligation qui

force le respect) Mais le respect comme tel connaicirct une eacutevolution il commence par ecirctre

unilateacuteral avant de devenir reacuteciproque

Preacutesentons chacun de ces moments nous verrons lrsquoauto-punition apparaicirctre

Comment eacutemerge le sentiment drsquoobligation Il faut drsquoapregraves P Bovet deux eacuteleacutements

drsquoune part des consignes exteacuterieures donneacutees sous forme drsquoordre drsquoautre part que ces

consignes soient accepteacutees en vertu drsquoun affect le respect Eacutetrangement alors que le respect

est caracteacuteriseacute comme sui generis (de son propre genre selon une formule que nrsquoaurait pas

renieacutee Kant) il est rameneacute agrave lrsquoeffet drsquoune composition entre crainte drsquoun cocircteacute et affection de

lrsquoautre

Lrsquoaffection agrave elle seule ne saurait suffire agrave entraicircner lrsquoobligation et la crainte agrave

elle seule ne provoque qursquoune soumission mateacuterielle ou inteacuteresseacutee mais le respect

comporte agrave la fois lrsquoaffection et une sorte de crainte lieacutee agrave la situation de lrsquoinfeacuterieur par

139

rapport au supeacuterieur et suffit alors agrave deacuteterminer lrsquoacceptation des consignes et par

conseacutequent le sentiment drsquoobligation (Inhelder amp Piaget 1966 p 117)

De cette bregraveve analyse du respect il ressort deux ideacutees

- Le respect implique une dichotomie entre infeacuterieur et supeacuterieur une

hieacuterarchie en drsquoautres termes En aucun cas le sentiment de respect ne sera donc

lieacute agrave lrsquoeacutegaliteacute

- Le respect est fonciegraverement ambivalent Sans crainte il nrsquoimplique

aucune obligation sans amour il nrsquoest que soumission Le respect est donc

obeacuteissance agrave une autoriteacute qursquoon aime et craint agrave la fois

Degraves lors Piaget et Inhelder estiment que cette conception du respect conduit le jeune

enfant (7-8 ans) agrave une morale heacuteteacuteronome au sens kantien du terme deacutependance agrave des lois

qui sont imposeacutees de lrsquoexteacuterieur (des contraintes) Il srsquoagit donc drsquoune morale de la simple

obeacuteissance de la conformiteacute agrave la loi qui nrsquoengage pas lrsquoenfant dans un questionnement sur

lrsquointention du sujet moral Crsquoest pourquoi Piaget et Inhelder parlent drsquoun reacutealisme moral pour

le jeune enfant laquo les obligations et les valeurs sont deacutetermineacutees par la loi ou la consigne en

elle-mecircme indeacutependamment du contexte des intentions et des relations raquo (1966 p 119)

Il y a quelque chose qui ressortit du politique et du religieux dans cette exposition du

respect unilateacuteral chez lrsquoenfant Politique en tant qursquoil est question drsquoinfeacuterieur et de supeacuterieur

et donc de pouvoir mais aussi religieux en tant que le rapport que lrsquoenfant entretient agrave lrsquoautre

est celui drsquoune transcendance drsquoun sacreacute Piaget et Inhelder preacutecisent ainsi que dans un jeu

les regravegles apparaissent comme laquo ldquosacreacuteesrdquo intangibles et drsquoorigine transcendante (les parents

les ldquoMessieursrdquo du gouvernement le Bon Dieu etc) raquo (1966 p 120) Point de respect sans

une mystique qui sacralise lrsquoautoriteacute et qui lrsquoapparente agrave de la superstition

Crsquoest durant cette premiegravere phase du deacuteveloppement moral de lrsquoenfant qursquoapparaicirct la

tendance agrave lrsquoautopunition Les deux composantes du respect crainte et affection risquent de

se disjoindre et de produire une ambivalence agrave mecircme de produire le ravageur sentiment de

culpabiliteacute Lrsquoenfant est donc naturellement un sujet qui pratique lrsquoexpiation en raison des

meacutecanismes de deacutefense provoqueacutees par lrsquoangoisse

140

[hellip] lrsquoenfant eacuteprouve par exemple une culpabiliteacute pour avoir eacuteteacute hostile et

lrsquoangoisse neacutee drsquoelle conduit agrave des autopunitions sacrifices etc et se combine parfois

[hellip] avec certaines formes quasi magiques de preacutecausaliteacute [hellip] agrave titre drsquoinstruments de

deacutefense et de protection (Inhelder et al 1966 p 118)

Toutefois les auteurs preacutecisent que ce nrsquoest lagrave que la premiegravere phase du jugement

moral et qursquoau respect unilateacuteral succegravede le respect mutuel qui fonde lrsquoautonomie morale

(au sens quasi kantien du terme capaciteacute de se donner agrave soi-mecircme sa propre loi) La regravegle

dans cette optique nrsquoest plus sacraliseacutee mais devient un simple laquo produit drsquoaccord entre

contemporains et admettent qursquoon puisse la modifier pourvu qursquoil y ait consensus

deacutemocratiquement reacutegleacute raquo Le reacutealisme le cegravede agrave un conventionnalisme qui porte en lui des

exigences de justice en tant que laquo la justice lrsquoemporte sur lrsquoobeacuteissance elle-mecircme et devient

une norme centrale raquo (1966 pp 120-121) Lrsquoexpiation est donc destineacutee agrave disparaicirctre avec

lrsquoacircge et si elle demeure on doit la comprendre comme la reacutesurgence drsquoune tendance infantile

422 Lrsquoexpiation cause ou effet de lrsquoeacuteducation

Proceacutedons deacutesormais agrave la critique de cette proposition

Drsquoabord le sentiment de respect tel qursquoil est compris durant la phase drsquoheacuteteacuteronomie

morale ne paraicirct pas ecirctre ce sentiment sui generis deacutecrit par les auteurs Il est au contraire

composeacute drsquoaffects (crainte et affection) qui sont par eux-mecircmes ambivalents et non par

accident Quel adulte voudrait baiser la main de celui qui le frappe ou mecircme le considegravere

comme infeacuterieur Mais on contraint lrsquoenfant agrave cette impossibiliteacute psychologique drsquoaimer celui

qursquoon craint ou de craindre celui qursquoon aime on ne saurait donc srsquoeacutetonner qursquoun tel respect

soit tregraves susceptible de produire des laquo ravages raquo selon le mot drsquoInhelder et Piaget puisque

lrsquoangoisse est pour le dire dans la terminologie kantienne analytiquement contenue dans sa

deacutefinition Les auteurs le reconnaissent mais semblent restreindre ces effets

[hellip] il est probable que les sentiments de culpabiliteacute qui font parfois des ravages

durant lrsquoenfance et bien plus tard encore sont lieacutes tout au moins sous leurs formes

141

quasi neacutevrotiques agrave ces ambivalences plus qursquoagrave lrsquoaction simple des consignes du

respect initial (Inhelder et al 1966 p 118)

Ajoutons que crsquoest la crainte qui fait obeacuteir Piaget et Inhelder admettant que

laquo lrsquoaffection agrave elle seule ne saurait suffire agrave entraicircner lrsquoobligation raquo (1966 p 117) y a-t-il

besoin que la crainte regravegne exclusivement pour qursquoelle provoque cette deacutetestable laquo soumission

mateacuterielle ou inteacuteresseacutee raquo ou lui suffit-elle drsquoecirctre seulement preacutesente Alice Miller ajouterait

que lrsquoamour est le meilleur alibi de celui qui fait reacutegner la crainte scellant la culpabiliteacute de celui

qursquoon preacutetend eacuteduquer au respect aime ceux qui te font du mal que tu crains car laquo crsquoest

pour ton bien raquo laquo crsquoest dans ton inteacuterecirct raquo laquo tu me remercieras plus tard raquo etc

Incapable drsquoesprit critique lrsquoenfant semble pris dans ce que Bateson appelait le double

bind Le double lien srsquoinspire de la theacuteorie des types logiques de Russell et Whitehead (eacutenonceacutee

dans les Principia Mathematica) qui pose qursquolaquo il existe une discontinuiteacute entre la classe et ses

membres raquo Drsquoapregraves cette theacuteorie une classe logique ne peut pas ecirctre membre drsquoelle-mecircme

pas davantage qursquoun membre logique ne peut ecirctre la classe agrave laquelle il appartient il faut

neacutecessairement que la classe et le membre appartiennent agrave deux types logiques distincts

Toutefois il se trouve que cette discontinuiteacute au sein de la communication humaine ne cesse

drsquoecirctre eacuteprouveacutee La conduite pathologique qui correspond sous sa forme extrecircme aux

symptocircmes schizophreacuteniques apparaicirctrait lorsque les types logiques sont confondus Selon

Bateson le schizophregravene ne sait pas deacutecoder les diffeacuterents niveaux logiques dans les messages

qursquoil reccediloit il nrsquoest pas non plus capable drsquoadopter un mode de communication approprieacute

aussi bien pour les messages qursquoil envoie que pour structurer ses propres penseacutees Sa

confusion est celle du propre et du figureacute reacuteveacutelant un laquo conflit interne de classification

logique raquo Pour quelle raison une telle confusion se manifeste-t-elle La proposition

paradoxale de Bateson est que ce comportement srsquoavegravere adapteacute dans un certain contexte

complexe lorsque la discontinuiteacute logique se trouve interdite par les seacutequences drsquoeacuteveacutenements

Le double lien puise dans ces laquo seacutequences drsquoexpeacuterience insoluble raquo il consiste une double

injonction reacutepeacuteteacutee (car une seule occurrence ne saurait produire drsquoeffets durables)

contradictoire mais agrave deux niveaux drsquoabstractions distincts Pour donner un exemple une

injonction se situe agrave un niveau verbal (laquo je trsquoaime raquo) lrsquoautre agrave un niveau non verbal (geste

menaccedilant) Dans cette situation le principe du tiers exclu entre deux propositions

142

contradictoires (principium exclusi medii inter duo contradictoria) est appliqueacute il nrsquoexiste pas

de moyen pour le sujet drsquoeacutechapper agrave la double injonction La fuite est interdite mecircme lorsque

la situation qui a geacuteneacutereacute la conduite schizophreacutenique a cesseacute Un mode de communication

devenu habituel ne srsquoabroge pas en supprimant ses causes Reacutesumons-nous Lrsquoeacutetiologie de la

schizophreacutenie comprise comme reacutesultante drsquoune communication paradoxale est la suivante

un ordre est donneacute puis un autre qui contredit le premier mais sans la possibiliteacute de se

deacuterober et avec donc la neacutecessiteacute de satisfaire les deux en mecircme temps ce qui ne se peut

Le sujet est donc prisonnier de deux assertions qui se contredisent mais doit y obeacuteir eacutemerge

alors la repreacutesentation drsquoun monde drsquoougrave la distinction des types logiques se trouve exclue Pris

dans une relation intense contradictoire sans possibiliteacute de reacutefleacutechir sur le niveau des

messages reccedilus le sujet deacuteveloppe la seule attitude approprieacutee la deacutefense Mais le reacutesultat

est alors pathologique

[hellip] deacutepourvu de cette capaciteacute [de deacutecouvrir ce que lrsquoautre veut dire] lrsquoecirctre

humain est semblable agrave un systegraveme autogouvernable qui aurait perdu son reacutegulateur

et tournoierait en spirale en des distorsions sans fin mais toujours systeacutematiques

(Bateson 1980 p 20)

La tendance agrave lrsquoauto-punition eacutevoqueacutee tant par Piaget que par Freud nous paraicirct ecirctre

la conseacutequence reacuteactionnelle pathologique de lrsquoincorporation du respect conccedilu comme

crainte-amour Voilagrave le double lien on dit agrave lrsquoenfant qursquoon lrsquoaime et en mecircme temps on le

menace faisant peser sur ses eacutepaules la raison de cette contradiction dont le fondement se

trouve dans la prime conduite des adultes Aimer la main qui le frappe le signe de

reconnaissance est celui qui fait souffrir voilagrave autant de formules qui permettent de

comprendre la tendance agrave lrsquoauto-punition non comme inheacuterente au psychisme mais comme

le produit drsquoune eacuteducation particuliegravere et qui nrsquoa rien donc de fatal

Une autre critique est encore possible Nous avons vu avec Sandor Ferenczi qursquoagrave la

demande de tendresse de lrsquoenfant lrsquoadulte offrait parfois une reacuteponse passionnelle (la

fameuse et terrible laquo confusion de langue raquo) Lrsquoenfant ne peut survivre psychiquement qursquoen

143

srsquoidentifiant agrave son agresseur Mais il faut continuer le raisonnement de Ferenczi cette

identification srsquoaccompagne du sentiment de culpabiliteacute de lrsquoadulte et laquo le jeu jusqursquoagrave preacutesent

anodin apparaicirct maintenant comme un acte meacuteritant une punition raquo (2004 p 44) Il y a scission

dans la personnaliteacute de lrsquoenfant il est agrave la fois innocent et coupable et laquo sa confiance dans le

teacutemoignage de ses propres sens en est briseacutee raquo La porte agrave la neacutevrose voire agrave la psychose est

grande ouverte Lrsquoenfant laquo devient un ecirctre qui obeacuteit meacutecaniquement ou qui se bute raquo

(Ferenczi 2004 p 45) laquo La personnaliteacute encore faiblement deacuteveloppeacutee reacuteagit au brusque

deacuteplaisir non par la deacutefense mais par lrsquoidentification anxieuse et lrsquointrojection de celui qui la

menace ou lrsquoagresse raquo (Ferenczi 2004 p 46) On le voit lrsquoenfant ne chercherait pas

spontaneacutement agrave srsquoauto-punir mais suivrait la volonteacute de lrsquoadulte auquel il srsquoidentifie en tant

qursquoil srsquoauto-punit lui-mecircme

Deux remarques sur cette proposition de Ferenczi

Drsquoune part y a-t-il besoin drsquoinvoquer un trauma de nature sexuelle pour induire

lrsquoidentification Ne peut-on pas penser qursquoune agression qursquoon pourrait qualifier drsquoordinaire

(le chacirctiment corporel au sein de la famille ndash par exemple les coups de ceinture) serait agrave mecircme

de produire cette identification Mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement le besoin pour ainsi dire

vital de tendresse de lrsquoenfant ne le conduit-il pas naturellement et sans qursquoil y ait

neacutecessairement trauma agrave srsquoidentifier aux adultes qui srsquooccupent de lui

Drsquoautre part la tendance agrave lrsquoauto-punition reacutesulte-t-elle de lrsquointrojection de la

culpabiliteacute de lrsquoadulte comme semble ici le soutenir Ferenczi Lorsque lrsquoadulte agresseur est

convaincu de sa leacutegitimiteacute qursquoil ne ressent donc nul sentiment de culpabiliteacute lrsquoenfant ne

devrait donc pas srsquoauto-punir Mais il est possible de reacutepondre agrave cette objection

lrsquoidentification agrave lrsquoagresseur (quand bien mecircme cette agression est socialement admise et

terriblement ordinaire) conduit lrsquoenfant agrave assimiler ce sentiment de leacutegitimiteacute et donc agrave

leacutegitimer la pratique qursquoon lui inflige La confusion qursquoil ressent alors en lui se peut alors

reacutesoudre par lrsquoauto-punition par lrsquoexpiation le besoin de tendresse le conduit agrave accreacutediter

lrsquoideacutee qursquoil est coupable puisqursquoon le chacirctie et agrave poursuivre ce chacirctiment par cette

introversion de lrsquoagression que Ferenczi a magistralement deacutecrite

Trop souvent la psychologie preacutetend eacutenoncer des reacutesultats drsquoune nature

transcendantale (universelle) en ignorant les conditions sociales (et disons-le historiques) qui

influent lesdits reacutesultats Les reacuteponses de Piaget et Inhelder sont deacutependantes de paramegravetres

144

politiques et sociaux concernant la nature de lrsquoautoriteacute qui nous paraissent relativiser leur

porteacutee Si un autre type drsquoautoriteacute eacutetait instaureacute mais non fondeacute sur cette ambivalence

affective de la crainte et de lrsquoamour nrsquoest-il pas leacutegitime de penser que la psychologie du

deacuteveloppement moral serait bien diffeacuterente

Il y a de sucroicirct un eacutetrange optimisme dans la maniegravere dont lrsquoautonomie est censeacutee

succeacuteder agrave lrsquoheacuteteacuteronomie de maniegravere naturelle ndash avec le simple laquo progregraves de la coopeacuteration

sociale raquo Rien nrsquoassure au contraire que lrsquoenfant sortira de cette heacuteteacuteronomie rien nrsquoassure

que lrsquoenfant drsquoabord dresseacute dans lrsquoheacuteteacuteronomie devra un jour en sortir Jean Houssaye (1997

p 60) note que Lawrence Kohlberg qui poursuivra les travaux de Piaget se montrera moins

optimiste les deux eacutetapes morales de Piaget laissent place agrave un deacuteveloppement en trois

paliers Le premier marqueacute drsquoabord par lrsquoeacutevitement des punitions puis la recherche de la

reacutecompense est preacuteconventionnel leacutegaliteacute et moraliteacute sont confondues On reconnaicirct dans

ce premier palier lrsquoheacuteteacuteronomie theacuteoriseacutee par Piaget Le deuxiegraveme palier conventionnel est

celui ougrave le sujet inteacuteriorise et integravegre les normes sociales Le deacutesir de conformiteacute sociale est

alors le moteur du jugement Le troisiegraveme palier enfin est celui du postconventionnel crsquoest

le point de vue du leacutegislateur qui eacutevalue pour ainsi dire la valeur des valeurs La reacuteflexion

axiologique prime sur lrsquoobeacuteissance agrave la loi Lrsquoexigence de rationaliteacute et de justice eacutemerge on

trouve ici les caractegraveres de lrsquoautonomie du jugement drsquoabord eacutenonceacutes par Kant et repris par

Piaget Or pour Kohlberg comme le rappelle Houssaye (1997) seule une petite partie des

individus est agrave mecircme drsquoacceacuteder agrave ce dernier palier on ne sort pas si aiseacutement du

conventionnalisme qui nrsquoexige que lrsquoobeacuteissance et on ne saurait penser un progregraves qui ne

serait que naturel La difficulteacute est donc que mettre en place pour permettre aux sujets de

parvenir agrave ce troisiegraveme palier

Qursquoon ne se meacuteprenne pas sur le sens de notre propos nous ne soutenons

aucunement que lrsquoenfant naicirctrait autonome comme Atheacutena est sortie deacutejagrave armeacutee du cracircne de

Zeus Mais agrave cette heacuteteacuteronomie de fait faut-il ajouter une heacuteteacuteronomie meacutethodique en guise

de moyen pour en sortir Nous pensons qursquoil y a tension paradoxe et peut-ecirctre contradiction

ndash cette fameuse contradiction qui traverse la philosophie de lrsquoeacuteducation pourra-t-on jamais

produire autre chose que de lrsquoheacuteteacuteronomie avec de lrsquoheacuteteacuteronomie Piaget sans doute nierait

qursquoil preacutesente une meacutethode son propos serait plus descriptif que normatif Mais quand la

description eacutelegraveve au rang de principe une conception particuliegravere de lrsquoautoriteacute on peut douter

145

en retour que la distinction entre le fait et la valeur soit respecteacutee ndash agrave supposer du reste

qursquoelle soit radicalement possible

43 Le remords (comme sanction inteacuterieure) est-il eacuteducatif

Nous avons vu avec Platon que la reacutefutation engendrait une honte chez le sujet reacutefuteacute

et que cette honte pouvait ecirctre agrave lrsquoorigine drsquoune conversion agrave lrsquohumiliteacute et agrave la recherche du

vrai En ce sens la honte semble ecirctre un puissant stimulant eacuteducatif

Nous proposons de mettre agrave lrsquoeacutepreuve le caractegravere eacuteducatif de la honte Mais pour ce

faire il nous faut proceacuteder agrave une distinction

La honte peut ecirctre sociale ou morale Elle est sociale quand un groupe fait pression sur

le sujet en vue de la conformer agrave ses exigences Elle est morale quand le sujet lrsquoeacuteprouve sans

teacutemoin en face de ses propres actions passeacutees Cette honte morale peut ecirctre nommeacutee

remords Peut-ecirctre y a un lien de deacutependance geacuteneacutetique entre ces deux hontes (la honte

morale ne consistant qursquoen lrsquointeacuteriorisation de la honte sociale)

La honte sociale est un facteur de dressage (elle sert agrave controcircler la conduite) La

question qui nous occupe est la suivante la honte morale (ou le remords) est-elle un facteur

drsquoeacuteleacutevation

431 Calliclegraves ou la vie τὰ κατὰ φύσιν

Calliclegraves est sans honte il assume pleinement ce qursquoil est agrave savoir un ecirctre assoiffeacute de

deacutesirs Pour Platon cette absence de honte de retenue de deacutecence est lrsquoindice de la preacutesence

de la tyrannie dans la Reacutepublique 571a-575a Platon preacutesente le tyran eacuteveilleacute comme vivant

la mecircme vie que srsquoil eacutetait endormi avec une acircme qui laquo a lrsquoaudace de tout entreprendre comme

si elle eacutetait deacutelieacutee et libeacutereacutee de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle raquo (2008 p 153)

Sans parvenir agrave briser cette preacutesence drsquoun deacutesir devenu heacutegeacutemonique avec lrsquoappui de la honte

toute reacutefutation est impossible et partant toute ameacutelioration qui ferait de Calliclegraves un ecirctre

eacuteducable Il faut que Calliclegraves devienne humble ndash on rappellera qursquohumanitas et humiliteacute se

rapportent agrave humus la terre Pas drsquohumaniteacute sans humiliteacute

Mais pour rendre humble faut-il neacutecessairement humilier Lrsquoeacutetymologie est la mecircme

mais on sent une diffeacuterence drsquoaccent il y a dans lrsquohumiliation la volonteacute de faire souffrir de

rabaisser Cette souffrance est-elle neacutecessaire pour qursquoune prise de conscience apparaisse

146

Lrsquohumiliteacute ne peut-elle ecirctre trouveacutee qursquoen brisant la volonteacute Ou bien ne peut-on pas rendre

humble sans utiliser la meacutediation de la souffrance Nrsquoy a-t-il pas de la cruauteacute ndash et de la cruauteacute

inutile dans cet exercice de conversion Ne peut-on pas soupccedilonner que cette sanction

inteacuterieure qursquoon voudrait faire naicirctre chez le sujet agrave eacuteduquer ne vise au fond que lrsquoexpiation

On trouve dans le De Pueris drsquoErasme un eacutetonnant passage Sa conclusion est glaccedilante

et reacutevegravele quelle cruauteacute on peut justifier au nom de la culture de lrsquohumiliteacute

Jrsquoai connu quelque theacuteologien de grand renom mecircme domestiquement au

courage duquel nulle cruauteacute vers ses eacutecoliers pouvait jamais satisfaire [hellip] Je me

trouvai un jour avec lui apregraves dicircner qursquoil appela selon sa coutume un enfant qui nrsquoavait

comme je pense que dix ans [hellip] Incontinent pour avoir occasion de le battre il

commenccedila agrave lui objecter je ne sais quelle fierteacute combien que lrsquoenfant ne portacirct rien

moins que tel semblant Il fit signe agrave celui auquel il avait bailleacute la charge du collegravege qui

selon son office avait nom satellite qursquoil le fessacirct Soudainement il jeta lrsquoenfant par

terre et le battit comme srsquoil eucirct commis quelque sacrilegravege Le theacuteologien lui cria deux

ou trois fois ldquoCrsquoest assez Crsquoest assez rdquo Mais le nouveau tout assourdi tant il eacutetait

eacutechauffeacute paracheva bourellerie jusques agrave la pacircmoison et eacutevanouissement de lrsquoenfant

Le theacuteologien se retourna vers nous ldquoIl nrsquoa rien meacuteriteacute nous dit-il mais il le fallait

humilierrdquo et nous usa de ce mot (Eacuterasme 1990 pp 67-68)

Sans aller jusqursquoagrave la brutaliteacute physique il faut convenir que le motif drsquohumiliteacute conduit

encore aujourdrsquohui nombre drsquoeacuteducateurs agrave sanctionner presque par principe en cas

drsquoinjustice manifeste il pourrait se deacutefendre de lrsquoinjustice en invoquant une culpabiliteacute

essentialiseacutee et deacutelieacutee des actes laquo si je ne sais pourquoi je te punis toi tu le sais raquo ou encore

autre variante qui preacutesuppose une reacutetroaction sans limite du motif punitif laquo crsquoest pour toutes

les fois ougrave tu lrsquoas meacuteriteacute raquo La racine de lrsquoinjustice est la mecircme pourquoi faudrait-il humilier

par principe ndash sinon parce qursquoon est toujours coupable parce que la dette (celle drsquoexister )

est infinie et ne pourra jamais ecirctre rembourseacutee

147

432 La honte comme deacutegradation la critique de Nietzsche

On sait que Nietzsche srsquoest opposeacute agrave toute forme de honte Drsquoapregraves le philosophe

allemand la honte ne serait que lrsquointeacuteriorisation drsquoune culpabiliteacute agrave lrsquoeacutegard de la vie qui nuirait

agrave lrsquoinnocence du devenir ndash laquelle est une condition de vie saine Avec la honte se deacuteveloppe

lrsquointeacuteriorisation de lrsquohomme et la possibiliteacute de ressentiment Aussi la fin du troisiegraveme livre du

Gai Savoir propose trois aphorismes majeurs

273 Qui qualifies-tu de mauvais ndash Celui qui veut toujours faire honte

274 Qursquoy a-t-il pour toi de plus humain ndash Eacutepargner la honte agrave quelqursquoun

275 Quel est le sceau de lrsquoacquisition de la liberteacute ndash Ne plus avoir honte de soi-

mecircme (Nietzsche 1997 p 224)

Que fera-t-on alors des Calliclegraves De ces ecirctres agressifs qui estiment qursquoest juste ce qui

les avantage Il nrsquoest pas sucircr que Nietzsche voudrait proteacuteger les autres (les agneaux) de la

puissance de ce genre drsquoindividus (les laquo oiseaux de proie raquo Nietzsche 2000 p 96) au

contraire la logique aristocratique du philosophe allemand demande plutocirct agrave proteacuteger les forts

contre lrsquoengeance des faibles Si lrsquoeacutegaliteacute vaut pour les eacutegaux lrsquoineacutegaliteacute devrait valoir pour les

ineacutegaux La honte est preacuteciseacutement lrsquoopeacuteration maladive par laquelle la force nrsquoose plus

srsquoexprimer comme force et finit par faire retourner lrsquoagressiviteacute contre soi Elle est lrsquoopeacuterateur

qui brise la volonteacute qui dresse et affaiblit formidablement lrsquoinstinct de vie Disons les choses

plus nettement le remords peut conduire au sentiment deacutepressif de la culpabiliteacute

Au sect14 du second traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale Nietzsche eacutecrit

Globalement le chacirctiment durcit et refroidit il concentre il aiguise le

sentiment drsquoexclusion il accroicirct la force de reacutesistance Srsquoil advient qursquoil brise lrsquoeacutenergie

et suscite une prostration et un abaissement de soi pitoyables ce reacutesultat est encore

moins reacutejouissant que lrsquoeffet moyen du chacirctiment lequel se caracteacuterise par un seacuterieux

sec et sombre (Nietzsche 2000 p 159)

148

On peut ecirctre sensible agrave lrsquoargument de Nietzsche en tant qursquoil est soucieux drsquoeacutepargner agrave

autrui cette inteacuteriorisation malsaine qui deacutetourne les forces creacuteatrices aux deacutepens de soi La

honte fait partie de ces dispositifs de dressage qui visent agrave rendre inoffensif de la maniegravere la

plus abjecte possible par le deacutegoucirct de soi Il ne srsquoensuit pas que nous souscrivions agrave la logique

aristocratique du philosophe allemand qui entend reacuteserver la veacuteritable eacuteducation (lrsquoeacutelevage)

aux plus forts aux natures supeacuterieures Au contraire lrsquoeacuteducation doit ambitionner lrsquoeacuteleacutevation

de tous Y renoncer crsquoest renoncer agrave lrsquoeacuteducation mecircme crsquoest justifier toutes les deacuterives

Lrsquoeacutegaliteacute des chances doit demeurer le principe absolu drsquoune deacutemocratie qui ne sait pas ougrave le

talent va eacutemerger

La honte qursquoon induit chez autrui est deacutetestable Mais celle qui naicirct du fait de la

contemplation triste de ses actions passeacutees qui procure une peine agrave la suite drsquoune prise de

conscience de ce qursquoon fait ce remords peut-il avoir une reacutesonnance morale Peut-il servir agrave

eacutelever lrsquoindividu Notons bien qursquoil nrsquoest pas en notre pouvoir de faire naicirctre ce sentiment

chez le sujet agrave eacuteduquer il est seulement de savoir si en tant qursquoeacuteducateurs il vaut mieux

soutenir cette tendance au remords ou au contraire tenter tout agrave fait de lrsquoeacutetouffer

433 Le remords ou le retour de lrsquoexpiation la critique de Guyau

Guyau propose une analyse tregraves fine du remords Ce dernier deacutejagrave nrsquoest pas en rapport

avec une quelconque loi morale a priori Kant consideacuterait que la raison pouvait inspirer un

sentiment de peine ou de plaisir suivant que nous suivons ou non la loi morale (Kant 1994 p

150) mais il preacutecisait aussitocirct que la nature de ce lien eacutetait incompreacutehensible laquo Mais il est

totalement impossible drsquoapercevoir crsquoest-agrave-dire drsquoexpliquer a priori comment une simple

Ideacutee qui par elle-mecircme ne contient en soi rien de sensible produit une impression de plaisir

ou de peine raquo (Kant 1994 p 150) Guyau comme nous lrsquoavons deacutejagrave signaleacute y voit lrsquoindice

drsquoune faille dans la theacuteorie on ne saurait penser une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute causale (lrsquointelligible qui

cause du sensible) il faut donc que seules des lois naturelles et empiriques puissent engendrer

des affects naturels et empiriques En deacutecoule une premiegravere critique agrave lrsquoencontre de Kant si

le remords eacutetait une sanction morale en raison de la diffeacuterence de nature qui existe entre

raison et sensibiliteacute le remords devrait ecirctre une peine supra-sensible laquo Une loi supra-sensible

149

ne peut avoir qursquoune sanction supra-sensible conseacutequemment eacutetrangegravere agrave ce qursquoon appelle

plaisir et douleur naturels raquo (Guyau 1985 p 195)

Il faut inteacutegrer le remords dans une compreacutehension plus vaste afin de ne pas en faire

un affect sui generis Guyau propose de lrsquoabsorber dans une loi biologique plus large laquo tout

deacuteploiement de lrsquoactiviteacute est accompagneacute de plaisir raquo (Guyau 1985 p195) Lrsquoheacutedonisme est

une conseacutequence de lrsquoaccroissement de la vie Plus le deacuteploiement est aiseacute plus la vie srsquoaccroicirct

et davantage il y a de plaisir Ajoutons que chaque individu porte un caractegravere intellectuel et

moral qui fait que cette expansion doit prendre une direction assez particuliegravere (laquo Agrave lrsquointeacuterieur

de lrsquoecirctre lrsquoactiviteacute peut rencontrer ces reacutesistances soit dans la nature drsquoesprit et le

tempeacuterament intellectuel soit dans le caractegravere et le tempeacuterament moral raquo Guyau 1985 p

195) Lorsque cet accroissement en revanche nrsquoest plus possible rencontre des obstacles qursquoil

peine agrave surmonter la souffrance apparaicirct Pour Guyau lorsque lrsquoheacutereacutediteacute qui a favoriseacute via la

seacutelection naturelle lrsquoapparition drsquoinstincts sociaux se voit contrarieacutee dans lrsquoeacutepanchement de

cet instinct apparaicirct la souffrance morale le remords Lorsque le remords nrsquoexiste pas il ne

reste plus que les instincts anti-sociaux que Guyau estime preacutesent chez le laquo criminel de race raquo

qui nrsquoest rien drsquoautre qursquoun malade laquo les instincts mauvais eacutetouffant tous les autres crsquoest drsquoeux

ou agrave peu pregraves que vient la seule sanction pathologique raquo (1985 p 196) Chez le criminel le

remords pourrait apparaicirctre quand lrsquooccasion de mal faire nrsquoa pas eacuteteacute saisie La question

cependant se pose y a-t-il des instincts anti-sociaux comme le considegravere Guyau Mutatis

mutandis ne retrouve-t-on pas lrsquoanalogon de la pulsion de mort theacuteoriseacutee par Freud La

diffeacuterence entre les deux auteurs est que Freud estime que la pulsion de mort est inheacuterente au

psychisme humain Guyau estime pour sa part qursquoelle est produite par une heacutereacutediteacute

particuliegravere et nrsquoaffecte ainsi (et heureusement) que peu drsquoindividus

Drsquoougrave la conclusion tregraves surprenante proposeacutee par Guyau la sanction inteacuterieure nrsquoest

pas lieacutee agrave la qualiteacute morale de lrsquoaction Le remords peut apparaicirctre aussi bien chez un sujet

chez qui le deacuteploiement des instincts sociaux a rencontreacute un obstacle (tel serait le laquo bon raquo

remords conforme agrave lrsquointeacuterecirct de la collectiviteacute) que chez un autre pour lequel crsquoest le

deacuteveloppement des instincts anti-sociaux qui a eacuteteacute entraveacute On ajoutera encore que le remords

affecte drsquoautant plus les ecirctres qui exigent beaucoup drsquoeux et non pas ceux qui nrsquoont que des

satisfactions grossiegraveres (laquo Le vrai remords avec ses raffinements ses scrupules douloureux

ses tortures inteacuterieures peut frapper les ecirctres non en raison inverse mais en raison directe de

leur perfectionnement raquo 1985 p 197) Crsquoest dire qursquoil y a un paradoxe le remords affecte

150

drsquoautant plus qursquoon est engageacute sur la voie de la moraliteacute Est-il donc si utile de cultiver un affect

qui produit de la souffrance alors qursquoil suppose lrsquoengagement de la volonteacute sur la voie du

bien Guyau eacutecrit ainsi

[hellip] la joie de bien faire et le remords de mal faire ne sont jamais proportionnels

en nous au triomphe du bien ou du mal moral mais agrave la lutte qursquoils ont eue agrave soutenir

contre penchants de notre tempeacuterament physique ou psychique (Guyau 1985 p 197)

Guyau estime par conseacutequent que la sanction inteacuterieure relegraveve de ce mythe qursquoest

lrsquoexpiation

[hellip] la morale vulgaire et mecircme la morale kantienne tendent agrave faire du remords

une expiation un rapport mysteacuterieux et inexplicable entre la volonteacute morale et la

nature de mecircme elles tendent agrave faire de la satisfaction morale une reacutecompense

(Guyau 1985 p 198)

On pourrait ecirctre surpris de constater que Guyau apregraves une telle critique du remords

ne le congeacutedie pas absolument Crsquoest qursquoil nrsquoestime pas agrave lrsquoopposeacute de lrsquoutilitarisme que la

souffrance soit un mal en soi La souffrance peut ecirctre utile et celle du remords lorsqursquoelle est

laquo conscience drsquoune imperfection encore actuelle soit dans ses causes soit dans ses effets et

dont lrsquoacte passeacute eacutetait simplement le signe raquo (1985 p 198) peut avoir sa valeur cette

souffrance est un aiguillon agrave condition qursquoil ne terrasse pas celui qui le vit La souffrance eacutecrit

Guyau qui ne promeut en rien lrsquoasceacutetisme peut srsquoaveacuterer un laquo tonique puissant raquo La souffrance

nrsquoest ainsi pas inutile en tant qursquoelle est lrsquoindice drsquoune deacutesunion existentielle de lrsquoindividu avec

lui-mecircme Si la souffrance que le sujet srsquoinflige (lrsquoauto-sanction en quelque sorte) conditionne

une prise de conscience et un effort actif pour reacutesorber cet eacutecart entre soi et soi on peut alors

estimer qursquoelle peut avoir une utiliteacute morale

Srsquoagit-il alors encore drsquoune sanction si le sujet nrsquoest plus passif lorsqursquoil la subit Si

personne drsquoautre que lui-mecircme ne peut se lrsquoinfliger ndash si elle deacutepend de lui en quelque sorte

151

Peut-ecirctre dira-t-on est-ce lrsquoideacuteal de la sanction et ce qursquoon souhaite atteindre la

transformation active du sujet Mais cette transformation ne peut venir que du sujet lui-

mecircme elle ne saurait donc ecirctre dispenseacutee par une puissance eacutetrangegravere agrave la volonteacute du sujet

Guyau semble estimer que la souffrance sans ecirctre incontournable a une utiliteacute laquo si [la

souffrance] ne peut jamais constituer une sanction morale le mal pathologique et le mal moral

eacutetant heacuteteacuterogegravenes elle peut devenir parfois un utile cautegravere Sous ce nouvel aspect elle a une

valeur meacutedicatrice incontestable raquo (1985 p 199) On retrouve lrsquoanalogie meacutedicale qursquoon a deacutejagrave

rencontreacutee chez Platon ce nrsquoest pas la sanction comme telle qui est susceptible drsquoameacuteliorer

mais la souffrance que le sujet ressent en face de ses propres actions Or il est eacutevident qursquoil est

le seul agrave pouvoir se lrsquoinfliger Lrsquoanalogie est donc tronqueacutee la souffrance serait le remegravede qui

nrsquoaurait drsquoefficace qursquoagrave la condition drsquoecirctre choisi par le patient Aussi Guyau ajoute une

condition pour que la souffrance laquo soit vraiment morale elle doit ecirctre consentie demandeacutee

par lrsquoindividu mecircme raquo (1985 p 199) Autre condition la souffrance comme meacutedication doit

ecirctre bregraveve Derniegravere condition que Guyau ne mentionne pas et qursquoil faut pourtant ajouter

(Guyau nrsquoest pas tregraves prolixe sur le sujet alors qursquoil nous semble que nous sommes au centre

du problegraveme) que la souffrance produite par cette auto-sanction ne soit pas

disproportionneacutee

Reste une question Guyau nrsquoattribue-t-il pas agrave la souffrance cette fonction drsquoexpiation

qursquoil avait refuseacutee agrave la sanction La souffrance morale (Guyau utilise cette expression) a pour

cause le choix drsquoun sujet qui la demande en guise de remegravede amer nrsquoest-ce pas la mysteacuterieuse

expiation Peut-ecirctre pas car cette souffrance est drsquoabord la volonteacute du sujet qui cesse de

subir qui srsquoapproprie son destin et cesse de vouloir que lrsquoavenir ressemble au passeacute la

souffrance semble ecirctre un moyen de marquer une rupture existentielle La souffrance produit

cette insatisfaction fonciegravere agrave lrsquoinstar du deacutesagreacuteable eacutetonnement dont parlaient Platon et

Aristote qui nous invite agrave nous deacutepasser En ce sens la souffrance morale nrsquoest rien drsquoautre

que ce deacutesir drsquoexister sortir de ce manque eacuteprouver sa souffrance pour mieux sentir lrsquoappel

du plein Nulle expiation mais marquer objectivement (dans lrsquoaffect) lrsquoeacutetat drsquoune reacutesolution

inteacuterieure par une halte un retour sur soi que la souffrance plus que le plaisir permet Le

remords nrsquoest donc certainement pas une fin et Guyau conceacutederait agrave Nietzsche que le remords

abandonneacute agrave lui-mecircme est pathologique mais en tant que moyen permettant de nous deacutelivrer

drsquoune configuration pulsionnelle deacutefectueuse il peut srsquoaveacuterer utile et efficace Non pas faire

152

honte mais vouloir mieux pour soi que ce qursquoon a eacuteteacute Il y a peut-ecirctre un remords qui ne se

meacuteprise pas et qui est un stimulant plutocirct qursquoun pathogegravene

La conclusion par conseacutequent est limpide laquo Le remords est donc drsquoautant plus moral

qursquoil ressemble moins agrave une sanction veacuteritable raquo (Guyau 1985 p 200) lorsqursquoil nrsquoest non pas

subi mais un moyen volontaire drsquoaction Crsquoest dire qursquoon ne peut faire naicirctre par des moyens

coercitifs cette souffrance qui ameacuteliorera lrsquoecirctre ndash la question est alors comment faire naicirctre

(sans lrsquoentretenir) cette souffrance morale aiguillon qui eacutelegraveve mais ne dresse point Il y a donc

une feacuteconditeacute morale du remords mais comment la faire eacutemerger Il est manifeste que des

moyens exteacuterieurs et coercitifs qui relegravevent preacuteciseacutement de la sanction ne pourront y

parvenir

La question pourrait ainsi ecirctre eacutelargie et se reformuler ainsi lrsquoeacuteducation peut-elle se

passer drsquoune forme de souffrance volontaire (qursquoelle soit infligeacutee ou que lrsquoon se lrsquoinflige ndash cette

derniegravere drsquoapregraves Guyau eacutetant plus authentiquement morale) Si lrsquoon ne peut nier que

lrsquoeacuteducation est lieacutee agrave une forme drsquoasceacutetisme (au sens eacutetymologique de ἄσκησις entraicircnement

exercice au sect61 de Par-delagrave bien et mal Nietzsche eacutecrit en ce sens que laquo lrsquoasceacutetisme et le

puritanisme sont des moyens presque indispensables drsquoeacuteducation et drsquoennoblissement raquo

2003 p 113) srsquoensuit-il que cet asceacutetisme doit entraicircner une forme de dolorisme

44 Chacirctier pour faire apprendre des laquo suites naturelles raquo

Rousseau a reacutevolutionneacute la penseacutee de lrsquoeacuteducation en montrant que les exigences

eacuteducatives devaient se caler sur la connaissance de lrsquoenfant Il eacutecrit degraves la Preacuteface de lrsquoEacutemile

laquo On ne connaicirct point lenfance sur les fausses ideacutees quon en a plus on va plus on seacutegare raquo

Parmi ces fausses ideacutees il y a celle qui cherche laquo lrsquohomme dans lrsquoenfant raquo (Rousseau 1971b

p 16) on projette sur lrsquoenfant des attributs qui ne srsquoacquiegraverent que plus tard agrave lrsquoacircge lrsquoadulte

crsquoest lrsquoadultomorphisme laquo Lenfance a des maniegraveres de voir de penser de sentir qui lui sont

propres rien nest moins senseacute que dy vouloir substituer les nocirctres raquo eacutecrit Rousseau au livre

II (Rousseau 1971b p 62) Cette erreur a son pendant politique qui consiste agrave voir lrsquoenfant

dans lrsquohomme ndash agrave consideacuterer lrsquoadulte comme un eacuteternel mineur qursquoil faudrait soumettre

Retraccedilons la proposition de Rousseau Eacutemile nrsquoest pas un traiteacute de peacutedagogie dans la

cinquiegraveme des Lettres eacutecrites de la montagne Rousseau eacutecrit que son œuvre nrsquoa pas vocation

153

agrave devenir laquo une meacutethode pour les pegraveres et megraveres raquo Les critiques qui portent sur le caractegravere

fictif et utopique de lrsquoouvrage sont donc fondamentalement erroneacutees Rousseau ne lrsquoa jamais

nieacute Lrsquointention de lrsquoEacutemile est plutocirct de faire œuvre drsquoanthropologie eacuteducative dans le

prolongement du Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes

(deacutesormais deacutenommeacute Second discours)

441 Le questionnement anthropologique

De quoi srsquoagissait-il dans le Second discours Drsquoune enquecircte anthropologique (le

Second Discours commence ainsi laquo Crsquoest de lrsquohomme que jrsquoai agrave parlerhellip raquo Rousseau 1971a

p 211) agrave mecircme de deacutemecircler ce qui relegraveve du naturel et de lrsquoartificiel Cette enquecircte vise

notamment agrave rendre manifeste le passage subreptice de lrsquoeacutegaliteacute naturelle agrave lrsquoineacutegaliteacute sociale

ndash notamment avec la notion de perfectibiliteacute faculteacute de deacutevelopper ses faculteacutes Au point de

vue passionnel on passe drsquoune vie domineacutee par lrsquoamour de soi (laquo sentiment naturel qui porte

tout animal agrave veiller agrave sa propre conservation raquo Rousseau 1971a p 260) tempeacutereacute par la pitieacute

agrave une existence ougrave regravegne lrsquoamour-propre (laquo sentiment relatif factice et neacute dans la socieacuteteacute qui

porte chaque individu agrave faire plus cas de soi que de tout autre raquo) Ce passage est irreacuteversible

laquo la nature humaine ne reacutetrograde pas et jamais on ne remonte vers le temps drsquoinnocence et

drsquoeacutegaliteacute quand une fois on srsquoen est eacuteloigneacute raquo eacutecrit Rousseau (Rousseau 1967 p 474) Il nrsquoest

pas de meilleur contresens agrave cet eacutegard que de consideacuterer que Rousseau voudrait opeacuterer un

retour agrave la nature Ce que veut montrer Rousseau crsquoest que la nature humaine nrsquoest pas

irreacutemeacutediablement vicieacutee (comme le soutient Christophe de Beaumont par exemple) mais

qursquoelle est naturellement bonne ndash crsquoest-agrave-dire innocente sans cruauteacute sans barbarie

Eacutemile ou de lrsquoeacuteducation (deacutesormais Eacutemile) est aussi une enquecircte anthropologique La

probleacutematique du naturel et de lrsquoartificiel est reprise degraves le deacutebut du livre I laquo Tout est bien

sortant des mains de lAuteur des choses tout deacutegeacutenegravere entre les mains de lhomme raquo

(Rousseau 1971b p 19) Mais au lieu drsquoanalyser le destin de lrsquoespegravece comme il le faisait dans

le Second Discours Rousseau srsquoemploie agrave eacutelucider celui de lrsquoindividu Or si la socieacuteteacute ne se peut

reacutegeacuteneacuterer il est possible de preacuteserver le naturel au niveau individuel Crsquoest ce qursquoexplore

lrsquoEacutemile qui fait eacutecho agrave une formule du Second Discours (laquo Quelles expeacuteriences seraient

neacutecessaires pour parvenir agrave connaicirctre lhomme naturel et quels sont les moyens de faire ces

154

expeacuteriences au sein de la socieacuteteacute raquo Rousseau 1971a p 209) pour y reacutepondre non par une

expeacuterimentation reacuteelle mais par une expeacuterience de penseacutee

Jai donc pris le parti de me donner un eacutelegraveve imaginaire de me supposer lacircge

la santeacute les connaissances et tous les talents convenables pour travailler agrave son

eacuteducation de la conduire depuis le moment de sa naissance jusquagrave celui ougrave devenu

homme fait il naura plus besoin dautre guide que lui-mecircme (Rousseau 1971b p 29)

En drsquoautres termes il srsquoagit drsquoapprofondir les principes du Second discours en les

adaptant au petit drsquohomme pouvant vivre de nos jours Si cet eacutelegraveve imaginaire qursquoest Eacutemile est

preacutesenteacute comme laquo un sauvage fait pour habiter les villes raquo (Rousseau 1971b p 145) lrsquoouvrage

eacuteponyme ne sera quant agrave lui qursquoun laquo traiteacute de la bonteacute naturelle de lrsquohomme raquo (Rousseau

1967 p 474) Cette bonteacute peut ecirctre comprise de la maniegravere suivante

[hellip] les premiers mouvements de la nature sont toujours droits il ny a point de

perversiteacute originelle dans le cœur humain il ne sy trouve pas un seul vice dont on ne

puisse dire comment et par ougrave il y est entreacute (Rousseau 1971b p 64)

Dans lrsquoEacutemile cet homme est un particulier et crsquoest un enfant Non pas lrsquoenfant de

lrsquohomme mais lrsquoenfant de la nature lrsquoenfant donc tel qursquoil nrsquoa eacuteteacute deacutevieacute par une eacuteducation

inapproprieacutee notamment la maturation preacutecoce des faculteacutes

Cela ne signifie pas du reste que Rousseau ne propose pas des reacuteflexions sur les

enfants gacircteacutes par un amour-propre ineacutequitable au contraire lrsquoEacutemile est peacutetri drsquoobservations

Le traiteacute de la bonteacute humaine ne le cegravede pas agrave lrsquoesprit de systegraveme

Il nous semble donc agrave cet eacutegard qursquoil y a dans lrsquoEacutemile deux lignes argumentatives qui

ne convergent pas parce qursquoelles ne srsquoadressent pas au mecircme sujet agrave eacuteduquer Drsquoune part

lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant de la nature qursquoil suffit dans un premier temps de preacuteserver du vice

(la fameuse eacuteducation neacutegative conseacutequence drsquoune bonteacute originelle fragile) drsquoautre part

lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant de lrsquohomme dont il faut corriger les fausses ideacutees qursquoon a fait naicirctre

155

Ainsi lrsquoenfant agrave qui on a inducircment inoculeacute lrsquoideacutee drsquoineacutegaliteacute ne sent plus sa deacutependance il se

croit fort alors qursquoil est faible La deacutenaturation ineacutequitable de son eacuteducation (car il existe une

eacuteducation qui constitue une deacutenaturation eacutequitable) impose toute une seacuterie drsquoartifices afin de

lui faire comprendre la reacutealiteacute de sa condition naturelle toute contraire agrave celle de sa condition

sociale Les montages sophistiqueacutes proposeacutes parfois par Rousseau peuvent ainsi se

comprendre comme lrsquoenvers de la deacutenaturation agrave laquelle ils reacutepondent il srsquoagit de renverser

le renversement de la marche de la nature drsquoarracher parfois violemment lrsquoenfant agrave un ordre

imaginaire qui est tout aussi violent mais normaliseacutee dans une socieacuteteacute qui flatte lrsquoamour-

propre Comme lrsquoeacutecrit excellemment Michel Fabre laquo La meacutetis peacutedagogique revient donc agrave

neutraliser les rapports de domination en les transmuant en neacutecessiteacutes raquo (2008 p 98) soit

que la domination nrsquoait pas eacuteteacute inoculeacutee dans lrsquoesprit de lrsquoenfant (ce qui est le cas drsquoEacutemile) soit

qursquoelle lrsquoait eacuteteacute (la neutralisation requiert alors une forme de violence pour deacuteraciner les

preacutejugeacutes)

Venons-en deacutesormais au problegraveme de la sanction

442 Eacutemile ou la marche de la nature

Eacutemile est un traiteacute drsquoanthropologie eacutetude de la condition humaine Or lrsquoeacutetude

convenable de lrsquohomme est celle de ses rapports Il y aura donc autant drsquoeacuteducations qursquoil y

aura de rapports (Rousseau 1971b p 19) Il y a lrsquoeacuteducation de la nature (qui se rapporte au

laquo deacuteveloppement interne de nos faculteacutes et de nos organes raquo) lrsquoeacuteducation des hommes (qui

se rapporte agrave lrsquousage qursquoon fait de ce deacuteveloppement) et lrsquoeacuteducation des choses (qui se

rapporte agrave laquo lrsquoacquis de notre propre expeacuterience sur les objets qui nous affectent raquo) Ecirctre bien

eacuteleveacute suppose une convergence entre ces trois eacuteducations mais lrsquoeacuteducation de la nature ne

deacutepend pas de nous celle des choses bien peu Il reste lrsquoeacuteducation des hommes qui seule

peut ideacutealement (crsquoest-agrave-dire fictivement) ecirctre absolument ameacutenageacutee Ameacutenageacutee agrave quoi

Mais agrave ce qui ne deacutepend pas de nous la marche de la nature crsquoest-agrave-dire le deacuteveloppement

des dispositions avant toute alteacuteration par lrsquohabitude ou lrsquoopinion

Mais un dilemme srsquooffre agrave lrsquoeacuteducateur Faut-il eacutelever un homme drsquoapregraves nature ou un

citoyen (Rousseau 1971b pp 21-23) La diffeacuterence entre les deux nrsquoest pas mince il srsquoagit

ou bien drsquoeacutelever un homme pour lui-mecircme ou bien de lrsquoeacutelever pour les autres jusqursquoagrave la

deacutenaturation Existence absolue dans lrsquoordre de la nature (laquo uniteacute numeacuterique raquo) ou relative agrave

156

lrsquoordre social (laquo uniteacute fractionnaire qui tient au deacutenominateur raquo il faut choisir et on ne saurait

laquo ecirctre agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre raquo Rousseau tranche Eacutemile sera un homme de la nature il sera

laquo premiegraverement homme raquo ce qui nrsquointerdit pas comme nous lrsquoallons voir qursquoil sera

secondairement citoyen

Degraves lors le programme est fixeacute si lrsquoon eacutelegraveve Eacutemile pour lui-mecircme il ne faut pas lrsquoeacutelever

pour une condition deacutetermineacutee laquo Quavons-nous agrave faire beaucoup sans doute cest

dempecirccher que rien ne soit fait raquo Eacutemile sera un eacutelegraveve sans qualiteacute laquo homme abstrait [hellip]

exposeacute agrave tous les accidents de la vie raquo mais du moins il faudra lrsquoeacutemanciper de tous laquo les

preacutejugeacutes serviles raquo en sorte qursquoon ne lrsquoempecircche pas de mourir mais laquo de le faire vivre raquo en

eacutepanouissant ses faculteacutes

Aussi durant la premiegravere partie de lrsquoenfance (de la naissance agrave douze ans soient les

deux premiers livres de lrsquoEacutemile) lrsquoeacuteducation ne doit pas ecirctre positive laquo La premiegravere eacuteducation

doit donc ecirctre purement neacutegative Elle consiste non point agrave enseigner la vertu ni la veacuteriteacute mais

agrave garantir le cœur du vice et lesprit de lerreur raquo (Rousseau 1971b p 64) Rigoureusement

geacuteneacuterale elle doit garder lrsquoenfant de toute habitude et de tout preacutejugeacute Autrement dit il faut

bien laquo prendre le contre-pied de lrsquousage raquo

443 Ne pas raisonner avec les enfants

John Locke invitait agrave raisonner le plus tocirct possible avec les enfants Pour Rousseau

cette prescription est fort malvenue elle consiste agrave solliciter au deacutepart une faculteacute qui ne

pourra pleinement se deacutevelopper qursquoagrave la fin

De toutes les faculteacutes de lhomme la raison qui nest pour ainsi dire quun

composeacute de toutes les autres est celle qui se deacuteveloppe le plus difficilement et le plus

tard et cest de celle-lagrave quon veut se servir pour deacutevelopper les premiegraveres (Rousseau

1971b p 62)

Aussi les leccedilons de morale sont-elles condamneacutees agrave ecirctre vaines la raison de

lrsquointerdiction consiste agrave invoquer un mal qursquoon ne pourra faire comprendre agrave lrsquoenfant qursquoen

invoquant une punition

157

laquo LrsquoENFANT Quel mal y a-t-il agrave faire ce quon me deacutefend

LE MAIcircTRE On vous punit pour avoir deacutesobeacutei raquo

Mais la reacuteponse rationnelle de lrsquoenfant consiste agrave chercher agrave escamoter ladite

punition Insensiblement il se comporte en sensible knave ce coquin senseacute qui ne songe qursquoagrave

son inteacuterecirct et precirct agrave tous les artifices pour parvenir agrave ses fins

laquo LENFANT Je ferai en sorte quon nen sache rien

LE MAIcircTRE On vous eacutepiera

LENFANT Je me cacherai

LE MAIcircTRE On vous questionnera

LENFANT Je mentirai raquo

La punition dans cette optique conduit agrave une escalade quand lrsquoenfant nrsquoest pas

capable de srsquoeacutelever agrave une hauteur vraiment morale les raisons qursquoon invoque (le fameux laquo crsquoest

mal raquo) ne sont jamais que des mots des coquilles vides qui ne peuvent reacutesonner au point de

vue sensible ndash sinon comme des motifs fort peu aimables laquo Voilagrave le cercle ineacutevitable raquo eacutecrit

Rousseau qui estime qursquoagrave raisonner avec les enfants on preacutesuppose au deacutebut ce qui en reacutealiteacute

ne srsquoacquiert qursquoagrave la fin

Rousseau condamne donc lrsquoideacutee qui consiste agrave persuader les enfants drsquoobeacuteir ndash par la

parole Les leccedilons verbales sont non seulement inefficaces elles sont encore nuisibles Car

celles-ci neacutecessairement prendront toujours le ton de la menace et de la force (sanction

neacutegative) ou pire encore laquo la flatterie et les promesses raquo (sanction positive) Lrsquoenfant est mucirc

alors par des sollicitations externes lrsquointeacuterecirct ou la force sans jamais lrsquoecirctre par la raison laquo La

crainte du chacirctiment lespoir du pardon limportuniteacute lembarras de reacutepondre leur arrachent

tous les aveux quon exige et lon croit les avoir convaincus quand on ne les a quennuyeacutes ou

intimideacutes raquo (Rousseau 1971b p 63) Pour Rousseau ces effets de la sanction valent pour des

enfants eacutetrangers agrave lrsquoideacutee de bien et de mal mais ne pourrait-on pas penser que ces effets

continuent de valoir mecircme agrave un acircge plus avanceacute laquo Les lois direz-vous [hellip] usent de mecircme

de contrainte avec les hommes faits Jen conviens Mais que sont ces hommes sinon des

enfants gacircteacutes par leacuteducation raquo Agrave avoir eacuteteacute faits par la sanction ils finissent faits pour la

sanction ndash sans jamais avoir pu deacutevelopper la conscience

Lrsquoeacuteducation de lrsquoenfance se fait donc par-delagrave conventions et devoirs incapable de les

comprendre lrsquoenfant nrsquoobeacuteira que par le ressort de lrsquointeacuterecirct De lagrave laquo naissent la tromperie et

le mensonge raquo et la menace de la punition exige qursquoon la mette agrave exeacutecution laquo Nayant pu

158

preacutevenir le vice nous voici deacutejagrave dans le cas de le punir Voilagrave les misegraveres de la vie humaine qui

commencent avec ses erreurs raquo (Rousseau 1971b p 70) La punition ne devient une neacutecessiteacute

eacuteducative que lorsqursquoon exige de lrsquoenfant ce qursquoon ne saurait attendre raisonnablement de lui

ndash non en vertu drsquoune quelconque perversion mais en (deacute)raison drsquoattentes deacuteplaceacutees

444 Le chacirctiment comme laquo suite naturelle raquo

Aussi lrsquoessentiel consiste-t-il agrave mettre lrsquoenfant agrave sa place agrave lui faire sentir sa faiblesse

relative et sa deacutependance agrave lrsquoeacutegard des adultes laquo Mettez-le dabord agrave sa place et tenez-ly si

bien quil ne tente plus den sortir raquo Il ne srsquoagit pas drsquoautoriteacute (eacuteducation des hommes qui

instaurerait un ordre moral) mais drsquoun eacutetat de fait (eacuteducation des choses correacuteleacute agrave lrsquoordre de

la nature) que lrsquoenfant peut comprendre Il ne doit connaicirctre que le monde des forces

inflexibles non celui des volonteacutes malleacuteables Lrsquoenfant ne doit pas avoir le sentiment drsquoavoir

un maicirctre car il ne peut en avoir lrsquoideacutee adeacutequate

Lrsquoinstrument eacuteducatif est donc laquo la liberteacute bien reacutegleacutee raquo (Rousseau 1971b p 63) ndash

reacutegleacutee par la disposition des choses et non par des ideacutees morales qui lui sont inaccessibles

Jamais par conseacutequent de punition Lrsquoeacuteducation de la prime enfance se doit faire en-deccedilagrave

toute sanction pour la raison que lrsquoenfant ne saurait comprendre pourquoi on le sanctionne

Ne donnez agrave votre eacutelegraveve aucune espegravece de leccedilon verbale il nen doit recevoir

que de lexpeacuterience ne lui infligez aucune espegravece de chacirctiment car il ne sait ce que

cest quecirctre en faute ne lui faites jamais demander pardon car il ne saurait vous

offenser Deacutepourvu de toute moraliteacute dans ses actions il ne peut rien faire qui soit

moralement mal et qui meacuterite ni chacirctiment ni reacuteprimande (Rousseau 1971b pp 63-

64)

Rousseau doute qursquoun enfant qui serait orienteacute selon ces principes (par des situations

plutocirct que par des commandements) produirait un quelconque deacutesordre Mais agrave supposer que

ce soit le cas il convient drsquoeacuteviter au maximum drsquoentrer dans un rapport moral (reproche

colegravere chacirctiment etc) avec lrsquoenfant

159

Que si malgreacute vos preacutecautions lenfant vient agrave faire quelque deacutesordre agrave casser

quelque piegravece utile ne le punissez point de votre neacutegligence ne le grondez point quil

nentende pas un seul mot de reproche ne lui laissez pas mecircme entrevoir quil vous

ait donneacute du chagrin agissez exactement comme si le meuble se fucirct casseacute de lui-mecircme

enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire (Rousseau 1971b p 64)

Le plus raisonnable est donc paradoxe qursquoil ne faut pas raisonner avec les enfants

laquo soyez raisonnable et ne raisonnez point avec votre eacutelegraveve raquo (Rousseau 1971b p 65)

Lrsquoeacuteducation doit drsquoabord ecirctre plus faite drsquoaction que de discours

Autre paradoxe correacuteleacute agrave lrsquoeacuteducation neacutegative qui nrsquoimpose aucun programme

artificiel laquo la plus importante la plus utile [regravegle] de toute lrsquoeacuteducation raquo laquo ce nest pas de

gagner du temps cest den perdre raquo Laissons lrsquoenfant ecirctre un enfant ndash ce nrsquoest pas

lrsquoinfantiliser crsquoest assurer lrsquoadeacutequation de ses expeacuteriences agrave ses capaciteacutes laquo Regardez tous les

deacutelais comme des avantages cest gagner beaucoup que davancer vers le terme sans rien

perdre laissez mucircrir lenfance dans les enfants raquo

Encore un paradoxe une eacuteducation naturelle ne saurait trouver place dans une socieacuteteacute

aussi artificieuse que la nocirctre Aussi faut-il mettre en place une seacuterie drsquoartifices pour

compenser les multiples artifices de lrsquousage lrsquousage eacutetant devenu une seconde nature il ne

faut pas heacutesiter agrave paraicirctre contre-nature pour retrouver la marche de la nature originaire

Un dernier paradoxe lrsquoenfant ne sera jamais puni (puisqursquoil ne connaicirctra pas de

reproche) mais il fera la rencontre des conseacutequences naturelles de ses actions Ce sont des

sanctions indirectes elles ne seront pas veacutecues comme des chacirctiments (puisque lrsquoenfant est

dans lrsquoignorance des choses morales) mais comme la disposition des choses aura eacuteteacute reacutegleacutee

par le preacutecepteur celui-ci les verra comme des moyens drsquoinstruction

Crsquoest dans cette optique qursquoil faut comprendre lrsquoeacutepisode de lrsquoenfant dyscole Il srsquoagit de

construire une seacuterie drsquoeacuteveacutenements objectifs contraignant lrsquoenfant agrave faire face aux

conseacutequences de ses actions Pas drsquoemportement point de colegravere il faut lui laisser sentir laquo le

preacutejudice de la privation raquo Les fenecirctres sont casseacutees que lrsquoenfant ait froid Qursquoil recommence

et on le placera dans une piegravece sans fenecirctre et sans lumiegravere ainsi il comprendra lrsquoimportance

160

des fenecirctres et lrsquoutiliteacute de ne pas les casser Cette seacutequence est drsquoapregraves les preacutemisses de la

penseacutee rousseauiste absolument logique et ne relegraveve en rien de la punition il srsquoagit pour

lrsquoeacuteducateur drsquoorganiser une seacutequence drsquoapprentissages orienteacutee vers lrsquoavenir et en rapport

avec les choses plutocirct qursquoavec les hommes Il faut convenir cependant que la solution (toute

fictive) comporte une forme de violence sous-estimeacutee par Rousseau lrsquoenfant qursquoon laisse dans

une chambre sans fenecirctre et sans lumiegravere apprendra plus certainement lrsquoangoisse de

lrsquoabandon que le rapport de deacutependance aux choses Rousseau nrsquoignore pas les affections de

lrsquoenfance mais en sous-estime certainement la puissance

Ainsi la proposition de Rousseau change de sens on ne punit pas directement lrsquoenfant

mais on srsquoarrangera pour qursquoil croie que la punition qursquoil reccediloit est sans auteur Lrsquoeffet de

lrsquoaction doit ecirctre lieacute si directement et sensiblement agrave sa cause qursquoelle doit apparaicirctre ineacutevitable

Ainsi lrsquoenfant ne pensera pas qursquoon lrsquoa puni mais qursquoil srsquoest puni par le truchement des choses

Il srsquoagit en quelque sorte de srsquoassurer de ne jamais sortir drsquoune implacable leccedilon de chose

Jen ai dit assez pour faire entendre quil ne faut jamais infliger aux enfants le

chacirctiment comme chacirctiment mais quil doit toujours leur arriver comme une suite

naturelle de leur mauvaise action Ainsi vous ne deacuteclamerez point contre le mensonge

vous ne les punirez point preacuteciseacutement pour avoir menti mais vous ferez que tous les

mauvais effets du mensonge comme de necirctre point cru quand on dit la veacuteriteacute decirctre

accuseacute du mal quon na point fait quoiquon sen deacutefende se rassemblent sur leur tecircte

quand ils ont menti (Rousseau 1971b p 70)

Pour ces laquo suites naturelles raquo Rousseau parle de punitions et de chacirctiments Il nous

semble pourtant que ne deacutependant pas drsquoune volonteacute humaine elles ne sont guegravere des

chacirctiments ou des punitions elles ne sont pas ressenties comme telles par Eacutemile quant au

preacutecepteur il srsquoagit pour lui de faire apprendre le rapport aux choses par des effets Certes

crsquoest lui qui les orchestre mais afin de faire sentir la veacuteriteacute drsquoune relation sans passer par lrsquoordre

du discours Si vraiment lrsquoeacuteducateur sanctionne comme la nature sanctionne on ne saurait

161

guegravere parler de sanction que par meacutetaphore agrave strictement parler la nature ne sanctionne pas

puisqursquoon ne saurait deacuteroger agrave ses lois

G Agamben dans Karman (2018 p 40) rappelle que dans la jurisprudence romaine

les lois sont distingueacutees par rapport agrave la preacutesence ou agrave lrsquoabsence de sanction Chez Ulpien

(Regulae 1 1-2) trois types de lois sont preacutesenteacutes

- la loi parfaite qui interdit et dont la transgression est annuleacutee par son omnipotence

sans qursquoon ait besoin de sanctionner

- la loi imparfaite qui interdit nrsquoannule ni ne sanctionne la transgression

- la loi moins que parfaite qui interdit nrsquoannule pas mais sanctionne la transgression

Agrave la lumiegravere de ces distinctions il nous semble qursquoon peut comprendre la proposition

de Rousseau comme la soumission de la volonteacute de lrsquoenfant agrave la loi parfaite de la nature en

sorte qursquoon nrsquoait pas besoin de le sanctionner La loi de la nature en effet ne saurait toleacuterer

drsquoexception lrsquoenfreindre crsquoest la confirmer son inflexibiliteacute est gage drsquoun enseignement de

neacutecessiteacutes

445 Le retour du chacirctiment comme chacirctiment

Cette proposition originale promise agrave une grande destineacutee poleacutemique drsquoune

eacuteducation par les suites naturelles nrsquoest pourtant pas le dernier mot de Rousseau sur la

sanction Sitocirct que lrsquoenfant entre dans des rapports moraux (eacuteducation humaine) le chacirctiment

reprend une place qursquoil avait drsquoabord abandonneacutee Ce retour est discret mais il est reacuteel

On le retrouve au livre IV dans la Profession de foi du vicaire savoyard (voir infra

562) mais plus encore au livre V lorsqursquoEacutemile devra trouver un champ ougrave vivre avec Sophie

Le projet de devenir eacutepoux et pegravere fait de lui un citoyen avec les devoirs qui deacutebordent le

cadre de lrsquoexistence naturelle Il faut alors se confronter au problegraveme des principes du droit

politique crsquoest ce que fait Rousseau dans Le Contrat social dont lrsquoEacutemile propose une synthegravese

Pourquoi Eacutemile homme de la nature rigoureusement apatride devrait-il devenir un

citoyen ndash comment le pourrait-il quand laquo Ces deux mots patrie et citoyen doivent ecirctre effaceacutes

des langues modernes raquo (Rousseau 1971b p 22) Et comment concilier lrsquouniteacute numeacuterique et

lrsquouniteacute fractionnaire Comment lrsquohomme de la nature qursquoest Eacutemile pourra-t-il ecirctre deacutenatureacute ndash

162

car laquo Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux deacutenaturer lhomme lui

ocircter son existence absolue pour lui en donner une relative raquo (Rousseau 1971b p 21)

La reacuteponse de Rousseau pour ne rien changer agrave son art du contre-pied est paradoxale

Si crsquoest par le contrat social ideacuteal drsquoassociation qursquoil faut juger les socieacuteteacutes existantes il nrsquoest

cependant pas neacutecessaire que le contrat social ait eacuteteacute effectivement observeacute Il suffit que ses

effets srsquoapparentent agrave ceux du contrat pour qursquoon le suppose et avec cette supposition que

les devoirs du citoyen soient engageacutes Il nrsquoy a peut-ecirctre plus de patrie mais il demeure un pays

et si le citoyen nrsquoest plus il reste lrsquohabitant auquel incombent les mecircmes devoirs comme srsquoil

eacutetait citoyen Parmi les devoirs de lrsquohomme naturel il y a celui qui renvoie laquo au lieu de la

naissance raquo le contrat social est donc toujours tacite

Qui na pas une patrie a du moins un pays Il y a toujours un gouvernement et

des simulacres de lois sous lesquels il a veacutecu tranquille Que le contrat social nait point

eacuteteacute observeacute quimporte si linteacuterecirct particulier la proteacutegeacute comme aurait fait la volonteacute

geacuteneacuterale si la violence publique la garanti des violences particuliegraveres si le mal quil a

vu faire lui a fait aimer ce qui eacutetait bien et si nos institutions mecircmes lui ont fait

connaicirctre et haiumlr leurs propres iniquiteacutes (Rousseau 1971b p 321)

Crsquoest ainsi que Rousseau entend deacutepasser le problegraveme exposeacute dans le premier livre

srsquoagit-il drsquoeacuteduquer un homme ou un citoyen Reacuteponse eacuteduquer un homme crsquoest

meacutediatement eacuteduquer un citoyen arriveacute agrave un certain stade lrsquoexistence absolue doit le ceacuteder

agrave lrsquoexistence relative et lrsquointeacuterecirct priveacute doit se subordonner agrave lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral Agrave lrsquoindeacutependance

naturelle succegravede ainsi la liberteacute de lrsquoeacutetat civil

Cet inteacuterecirct geacuteneacuteral qursquoexprime la volonteacute geacuteneacuterale est si important que le sujet qui

refuserait de lui obeacuteir devrait ecirctre laquo contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose

sinon qursquoon le forcera drsquoecirctre libre raquo (Rousseau 1971a p 524) La formule est ceacutelegravebre et

exprime un de ces paradoxes (encore ) dont Rousseau a le secret lorsque la volonteacute geacuteneacuterale

srsquoexprime (par lrsquointermeacutediaire de la loi) aucune reacutesistance nrsquoest toleacutereacutee de la part du sujet

politique et qui dit loi dit sanction

163

Agrave consideacuterer humainement les choses faute de sanction naturelle les lois de la

justice sont vaines parmi les hommes elles ne font que le bien du meacutechant amp le mal

du juste quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe

avec lui Il faut donc des conventions amp des lois pour unir les droits aux devoirs amp

ramener la justice agrave son objet (Rousseau 1971a p 530)

Les lois civiles ne sont pas des lois parfaites (au sens drsquoUlpien) elles sont des lois moins

que parfaites qui requiegraverent donc une sanction pour exister Cette sanction peut aller jusqursquoagrave

lrsquoexil voire culminer dans la peine de mort puisque la vie du citoyen est un laquo don conditionnel

de lrsquoEacutetat raquo (Rousseau 1971a p 529) ce dernier peut lui reacuteclamer lorsque cela est neacutecessaire

agrave la survie du corps social

Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle amp traicirctre

agrave la patrie il cesse drsquoen ecirctre membre en violant ses loix amp mecircme il lui fait la guerre

Alors la conservation de lrsquoEacutetat est incompatible avec la sienne il faut qursquoun des deux

peacuterisse amp quand on fait mourir le coupable crsquoest moins comme Citoyen que comme

ennemi Les proceacutedures le jugement sont les preuves amp la deacuteclaration qursquoil a rompu le

traiteacute social amp par conseacutequent qursquoil nrsquoest plus membre de lrsquoEacutetat Or comme il srsquoest

reconnu tel tout au moins par son seacutejour il en doit ecirctre retrancheacute par lrsquoexil comme

infracteur du pacte ou par la mort comme ennemi public car un tel ennemi nrsquoest pas

une personne morale crsquoest un homme amp crsquoest alors que le droit de la guerre est de

tuer le vaincu (Rousseau 1971a)

Concluons sur la proposition de Rousseau la sanction doit ecirctre pour lrsquoenfant reacuteduite

aux suites naturelles Ce nrsquoest que lorsqursquoil srsquoeacuteveille agrave des consideacuterations morales fort

tardivement donc agrave lrsquoacircge mucircr que le chacirctiment peut srsquoabattre sur lui ndash moins en tant qursquoil est

homme de la nature agrave eacuteduquer qursquohomme social engageacute volontairement dans un rapport

164

drsquoassociation avec autrui qui preacutesuppose le contrat social Le chacirctiment on le voit nrsquoeacutelegraveve pas

comme tel mecircme srsquoil est la suite que doit admettre celui qui srsquoeacutelegraveve agrave la condition de citoyen

et qui accepte le chacirctiment comme envers de sa liberteacute Cette omnipotence de la volonteacute

geacuteneacuterale fait cependant trembler car elle ne srsquoaccommode drsquoaucun droit de reacutesistance

drsquoaucune deacutesobeacuteissance possible et possegravede certains traits que condamne La Boeacutetie en sa

Servitude Volontaire Que le Laceacutedeacutemonien et la Laceacutedeacutemonienne incarnent le type-ideacuteal du

citoyen ne laisse guegravere drsquoillusion sur le despotisme que Rousseau accorde agrave la volonteacute geacuteneacuterale

ndash qui ne distingue guegravere du Leacuteviathan (voir infra 521) par les moyens mis en œuvre

45 La fonction de responsabilisation

Ni la sanction exteacuterieure ni la sanction inteacuterieure ne sauraient justifier leur fonction

eacuteducative en exhibant une quelconque vertu expiatrice qui permettrait drsquoeacutelever le sujet auquel

elle srsquoapplique Nous ne nions pas qursquoelle puisse exister dans lrsquoabsolu nous nions en revanche

avoir rencontreacute une explication qui en rende raison

451 La sanction comme imputation de la liberteacute

Une autre maniegravere de justifier la sanction serait de consideacuterer qursquoelle repose sur un

pari eacuteducatif On sanctionne le sujet non en raison de sa responsabiliteacute reacuteelle (lrsquoenfant eacutetant

par deacutefinition un mineur son action ne saurait lui ecirctre entiegraverement imputeacutee) mais de sa

responsabiliteacute viseacutee ndash autrement dit non parce qursquoil est responsable de sa conduite mais afin

de le responsabiliser Sans cette supposition en effet on risque lrsquoinjustice la plus manifeste Si

un enfant est par deacutefinition non responsable de sa conduite le sanctionner en revanche

suppose sa responsabiliteacute la contradiction est palpable

Telle est la proposition de Philippe Meirieu qui eacutecrit que la sanction laquo contribue agrave son

eacuteducation en creacuteant chez lui progressivement cette capaciteacute drsquoimputation par laquelle sa

liberteacute se construit raquo (Meirieu 1991 p 66) Agrave lrsquoarticle laquo Sanction raquo de son Dictionnaire de

peacutedagogie (2019) P Meirieu concegravede drsquoabord fort logiquement que lrsquoenfant ne saurait laquo ecirctre

consideacutereacute comme juridiquement responsable de ses actes raquo on peut (doit ) supposer qursquoil

nrsquoa laquo mal raquo agi que sous le coup de mauvaises influences laquo Pour autant doit-on renoncer agrave le

punir raquo P Meirieu le refuse la sanction constitue une laquo hypothegraveque raquo sur cette liberteacute dont

on ne sait si elle existe Citons P Meirieu laquo car la punition est affaire dattribution et dune

165

certaine maniegravere elle est susceptible de faire advenir la liberteacute dont il neacutetait pas certain

preacuteciseacutement quelle existacirct avant dont il nest jamais absolument certain quelle a vraiment

existeacute raquo (Meirieu 2019) La sanction implique le postulat de liberteacute sanctionner crsquoest donc

en quelque sorte forcer lrsquoautre agrave ecirctre libre en le preacutesupposant Dans Le Choix drsquoeacuteduquer P

Meirieu eacutecrit encore laquo en anticipant une situation sociale future on anticipe le sujet libre et

on lui permet drsquoadvenir raquo (Meirieu 1991 p 66)

Mais il nous faut ecirctre sensible agrave lrsquoembarras mecircme de la formulation de P Meirieu Que

signifie ce laquo drsquoune certaine maniegravere raquo qui rend la punition susceptible de faire eacutemerger ladite

liberteacute Ce nrsquoest pas parce que la punition suppose un responsable qursquoon rend responsable

en punissant on pourrait punir un animal (lrsquohistoire montre qursquoon ne srsquoest pas priveacute de le

faire) un objet inerte mecircme mais on ne le rendrait pas responsable par cela-mecircme On voit

mal du reste comment sanctionner un sujet crsquoest-agrave-dire lui faire subir une peine pourrait

contribuer agrave le rendre actif

La sanction a-t-elle ce laquo pouvoir drsquointerpellation raquo invoqueacute par P Meirieu Sans doute

la sanction a ce pouvoir drsquoarrecirct lrsquoautoriteacute srsquoadresse frontalement agrave lrsquoindividu qui ne peut

ignorer cette sommation Et il faut convenir qursquoil faut bien que le sujet dont la conduite est

nuisible cesse de nuire Toutefois nrsquoy a-t-il que la sanction qui puisse arrecircter lrsquoindividu A-t-

elle surtout le pouvoir de lrsquointerpeller ndash crsquoest-agrave-dire de lui signifier sa liberteacute Nrsquoy a-t-il pas

des moyens plus positifs plus approprieacutes agrave la liberteacute du sujet preacuteciseacutement que de la

reconnaicirctre en lui faisant offense

P Meirieu eacutecrit encore que la sanction laquo sadresse agrave la liberteacute la reconnaicirct et peut la

faire exister au moins en creux elle dispose dun eacutetrange pouvoir daspiration elle suscite la

revendication sinon du passeacute du moins du futur Et en cela on ne peut y renoncer raquo Avouons

que ce laquo pouvoir drsquoaspiration raquo est agrave tout le moins laquo eacutetrange raquo pour ne pas dire suspect en

quoi la sanction rend-elle meilleur Non seulement elle ne fait pas neacutecessairement prendre

conscience de ce que la conduite sanctionneacutee avait drsquoinapproprieacutee mais rien ne prouve qursquoune

autre approche ne permettrait pas cette prise de conscience Qursquoelle suscite la laquo revendication

[hellip] du passeacute raquo la sanction nrsquoa aucun pouvoir drsquointeacutegration elle est alors expiatoire Mais que

la revendication soit celle de laquo lrsquoavenir raquo lrsquoinvocation de la reacuteinteacutegration qursquoelle permet est

incantatoire rien nrsquoassure que la sanction produise un quelconque repentir et en cas de

repentir pourquoi sanctionner

166

Ne peut-on responsabiliser qursquoen sanctionnant En quoi la peine est-elle requise pour

qursquoil y ait interrogation du sens de la conduite passeacutee En quoi la peine seule serait feacuteconde

au point de vue eacuteducatif En quoi permet-elle la moindre conversion la moindre prise de

conscience la moindre activiteacute du sujet qui la subit passivement Faute de reacutepondre agrave ces

questions nous retrouvons le mystegravere qui entourait la sanction expiatrice une sorte de

causaliteacute miraculeuse entre la sanction qursquoon fait subir et le repentir sincegravere du sujet qui

srsquoactiverait agrave renouer le lien Si la sanction est une occasion reconnaissons qursquoon ne saurait la

confondre avec une cause et que cette occasion precircte agrave discussion Si la sanction est

eacuteducative ce ne peut ecirctre que probleacutematiquement

Aussi nous nous inscrivons en faux contre la conclusion de P Meirieu qui eacutecrit au sujet

de la sanction qursquoen vertu de cette revendication de lrsquoavenir laquo on ne peut y renoncer raquo La

neacutecessiteacute de cette conclusion nous paraicirct contestable tant les arguments avanceacutes paraissent

plus incantatoires que fondeacutes Preacutesenter la sanction comme pari eacuteducatif crsquoest lrsquoultime

argument peut-ecirctre pour nrsquoavoir pas agrave en fonder (crsquoest-agrave-dire prouver) la teneur eacuteducative

Nous devons reconnaicirctre que dans la suite du texte P Meirieu se montre tregraves prudent

quant aux moyens de mettre en œuvre cette sanction Rien ne serait plus anti-eacuteducatif qursquoune

sanction qui confinerait le sujet dans un laquo rocircle raquo crsquoest pourquoi P Meirieu condamne

lrsquoexclusion comme ce qui joue le jeu de celui qui au fond srsquoexclut lui-mecircme Mais pourquoi

ne pas eacutetendre ce raisonnement agrave la sanction elle-mecircme Ne peut-on pas dire de la sanction

ce que lrsquoauteur eacutecrit au sujet de lrsquoexclusion

[Lrsquoeacutelegraveve] comprendra vite et trouvera mecircme peut-ecirctre une certaine

satisfaction agrave occuper la place du perseacutecuteacute agrave jouer le rocircle du contestataire voire du

deacutement Il le fera dautant plus volontiers que dans certains cas la transgression des

regravegles scolaires constitue une eacutepreuve initiatique qui permet dinteacutegrer des bandes ou

des tribus capables de le proteacuteger de lui apporter une identiteacute agrave bon compte de lui

donner une aura dans son entourage que lEacutecole aurait eu bien du mal agrave lui fournir

(Meirieu 2019)

167

Il y a une complaisance dans lrsquoexclusion mais il y en a aussi dans les sanctions Crsquoest

cette complaisance que P Meirieu veut casser en renonccedilant agrave lrsquoexclusion mais ne devrait-on

pas logiquement appliquer cette conclusion agrave la sanction elle-mecircme

La sanction est un laquo signe raquo celui laquo que le sujet sest amendeacute et quapregraves secirctre exclu

lui-mecircme il a efficacement œuvreacute pour ecirctre reacuteinteacutegreacute raquo (Meirieu 2019) Crsquoest un signal qursquoon

adresse mais rien nrsquoassure que ce signal soit interpreacuteteacute comme une invitation agrave renouer par

le sujet sanctionneacute Il est mecircme surprenant que ce laquo signe raquo soit celui qursquoon utilise pour dresser

la conduite comment eacuteviter la confusion avec la volonteacute de faire de la peine Comment lever

lrsquoambiguiumlteacute quand on fait du mal et qursquoon dit laquo crsquoest pour ton bien raquo

La difficulteacute drsquoune telle thegravese est bien perccedilue par P Meirieu

[hellip] les conditions pour quune sanction soit eacuteducative renvoient dabord agrave tout

le travail qui aura eacuteteacute fait en amont pour quun sujet accepte de payer le prix pour ecirctre

reacuteinteacutegreacute dans un groupe il faut que cette inteacutegration lui apparaisse souhaitable quil

puisse en espeacuterer des gains bref que la classe soit perccedilue pour lui comme un lieu de

reacuteussite possible (Meirieu 2019)

Pour que la sanction apparaisse comme ce signe significatif deacutenueacute de toute ambiguiumlteacute

il faut qursquoun travail soit effectueacute en amont pour que la sanction soit eacuteducative elle doit deacutejagrave

srsquoadresser agrave un sujet eacuteduqueacutehellip dont on doit faire lrsquohypothegravese qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute sanctionneacute sans

quoi laquo toute sanction apparaicirctra comme une peine inutile et rien ne viendra soutenir leffort

demandeacute raquo On le voit P Meirieu nrsquoeacutechappe pas au cercle logique La sanction ne peut pas

avoir de sens que pour celui qui nrsquoaura pas drsquoabord eacuteteacute sanctionneacute car ce travail en amont

serait deacutegradeacute par la sanction Crsquoest dire que cette eacuteducation premiegravere sur laquelle repose

toute la suite de ce qui sera appris doit ecirctre sans sanction

Daniel Favre soutient une ideacutee similaire Dans le glossaire de son livre Transformer la

violence des eacutelegraveves 2013a p 295 il distingue la sanction de la punition en les mettant en vis-

agrave-vis La punition engage un rapport duel (du punisseur qui impose la peine au puni) tandis que

la sanction fait appel agrave un troisiegraveme terme la loi qui meacutediatise la peine Crsquoest lagrave selon lrsquoauteur

168

toute la diffeacuterence tandis que la punition impose une situation de laquo domination soumission raquo

agrave mecircme de laquo reacuteactiver [hellip] le cycle de la violence raquo la sanction constituerait un laquo moyen [hellip] de

pouvoir revenir dans le groupe raquo un outil de reacuteinteacutegration Car la sanction est deacutetermineacutee par

la loi et surtout la valeur qui oriente la loi Derniegravere opposition la punition serait culpabilisante

quand la sanction serait laquo eacuteducative et responsabilisante raquo

Ce serait donc la loi (et derriegravere elle la valeur comprise comme laquo repreacutesentation ou

eacutenonceacute hautement investi sur le plan affectif et pouvant de ce fait jouer un rocircle drsquoeacutetayage sur

le plan psychologique raquo) qui ferait toute la diffeacuterence elle serait argumenteacutee et on peut le

supposer preacutevisible Crsquoest lrsquoimpersonnaliteacute de la sanction sa rationaliteacute qui en ferait un

marqueur drsquoeacuteducabiliteacute et de responsabilisation Mais le problegraveme reste entier La sanction

mecircme rationaliseacutee mecircme eacutepureacutee de tout arbitraire constituera toujours en lrsquoadministration

drsquoune peine pourquoi et comment cette peine permettra-t-elle la reacuteinteacutegration (eacutetant

entendu que la reacuteparation nrsquoest pas la sanction) Par quel meacutecanisme lrsquoeacutetablissement drsquoune

peine permet-il de responsabiliser un sujet ndash et non de le culpabiliser On retrouve lrsquoeacutetrange

bipolariteacute de la sanction deacutejagrave eacutenonceacutee entre une fonction de peine et une fonction

drsquointeacutegration et agrave ce jeu drsquoune signification de la peine lrsquoappel agrave la valeur nous semble relever

soit de lrsquoalibi (on enrobe la peine de discours ndash ces fameux discours moralisateurs parfois plus

insupportables que la peine elle-mecircme) soit du deacutecalage (pourquoi la valeur devrait-elle se

preacutesenter sous forme de peine Quel respect peut-on alors eacuteprouver pour ladite valeur ndash sinon

celui de la crainte ) La violence de la sanction ne nous semble pas congeacutedieacutee car la peine

reste commune entre la sanction et la punition et se trouve seulement eacutepureacutee pour celui qui

lrsquoexeacutecute de son caractegravere arbitraire Certes il est preacutefeacuterable drsquoecirctre soumis agrave une loi inflexible

qursquoagrave une volonteacute arbitraire ndash mais crsquoest la volonteacute de celui qui sanctionne (non mentionneacutee par

D Favre) qui deacutecide de lrsquoexeacutecution de la loi et agrave moins de supposer une systeacutematiciteacute

(probleacutematique comme le verra) dans lrsquoapplication de la loi (qui nous ramegravene du cocircteacute de la

sanction dite naturelle) on ne sortira pas de la relation duelle entre un sanctionneacute et celui qui

souverain applique la sanction Autrement dit le caractegravere eacuteducatif car responsabilisant de la

sanction nous paraicirct ici affirmeacute et non deacutemontreacute

Peut-ecirctre y a-t-il simplement ici problegraveme de vocabulaire Opposant lrsquoautoriteacute-

soumission agrave lrsquoautoriteacute-autonomisation D Favre explore leurs reacuteactions typiques en cas de

transgression de regravegles (2013a p 205) Concernant la sanction il reacuteaffirme sa fonction de

reacuteinteacutegration et eacutecrit notamment laquo la premiegravere fonction de la sanction est drsquoecirctre

169

reacuteparatrice raquo De deux choses lrsquoune soit la sanction est penseacutee comme lrsquoadministration drsquoune

peine (mais on ne voit pas alors comment elle pourrait reacuteparer et agrave plus forte raison

reacuteinteacutegrer) soit la sanction est penseacutee comme reacuteparation (et on ne voit pas alors pourquoi on

devrait peiner de surcroicirct il ne srsquoagit donc plus drsquoune sanction)

Reacutesumons-nous La sanction suppose une responsabiliteacute que le sujet agrave eacuteduquer nrsquoa pas

Nrsquoa pas laquo encore raquo preacutecise P Meirieu pour qui la responsabiliteacute constitue un pari Mais

pourquoi la sanction eacuteveillerait cette responsabiliteacute actualiserait cette liberteacute en puissance

Mystegravere Mais surtout pour que la sanction fasse sens et soit autre chose qursquoun signe

arbitraire il faut qursquoelle soit preacutepareacutee en amont or cette preacuteparation en amont nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoeacuteducation elle-mecircme laquelle doit donc ecirctre sans sanction Les conditions de

possibiliteacute de la sanction invalident le recours agrave la sanction

Y a-t-il un cercle logique analogue dans le dialogue Dialoguer avec de jeunes enfants

nrsquoest-ce pas preacutesupposer une rationaliteacute qui de toute eacutevidence nrsquoy est pas Mais la

preacutesupposer dans son action peacutedagogique nrsquoest-il pas le meilleur moyen de la faire advenir

Rousseau avait cette formule admirable qursquoon trouve au livre IV drsquoEacutemile ou de lrsquoeacuteducation

laquo faites-en vos eacutegaux afin qursquoils le deviennent raquo (Rousseau 1971b p 172) Mais alors que le

lien entre sanction et eacuteducation nous paraicirct probleacutematique il est assertorique dans le cas du

dialogue crsquoest la parole qui fait sens et agrave mecircme de produire cette conversion inteacuterieure qursquoon

appelle eacuteleacutevation Peut-ecirctre ne peut-on sortir du cercle logique crsquoest-agrave-dire du pari eacuteducatif

ce qursquoest lrsquoenfant deacutepend de nos croyances de nos actions (comme dans cet effet Pygmalion

admirablement deacutecrit par Jacobson et Rosenthal dans Pygmalion agrave lrsquoeacutecole laquo comment

lrsquoattente drsquoune personne agrave lrsquoeacutegard du comportement drsquoune autre personne peut tout agrave fait

inconsciemment se reacuteveacuteler exacte du simple fait qursquoelle existe raquo Jacobson amp Rosenthal 1971

p 17) Degraves lors autant srsquoengager dans ce cercle en pariant sur le meilleur possible un ecirctre

capable de dialogue et non un ecirctre qursquoon aurait agrave sanctionner Car ce nrsquoest pas la sanction

crsquoest la parole qui responsabilise Crsquoest donc le dialogue qursquoil faut privileacutegier mecircme si lrsquoecirctre agrave

eacuteduquer nrsquoest pas encore capable de srsquoy hisser agrave supposer qursquoil finira par se voir comme on

le voit il est preacutefeacuterable de le voir comme un ecirctre de raison que comme un ecirctre susceptible de

sanction un deacuteviant en puissance ndash sans eacutevoquer le fait qursquoil pourrait y avoir de bonnes

deacuteviances ainsi que nous lrsquoapprend lrsquoexpeacuterience de Milgram (voir infra)

170

452 La fonction inteacutegrative de la sanction

Philippe Meirieu ajoute une autre fonction agrave la sanction elle serait laquo inteacutegrative par

excellence raquo (Meirieu 1991 pp 65-71) Qursquoest-ce agrave dire

Nous avons vu que P Meirieu oppose dressage (ou conformisation) et eacutemancipation

Concernant le dressage il estime que laquo la sanction peut apparaicirctre au fond comme le

prolongement naturel des exigences imposeacutees par la conception culturelle dominante de la vie

collective raquo Mais cette vue vaudrait aussi selon P Meirieu quand lrsquoautre laquo regravegle du jeu raquo

preacutevaut celle qui vise agrave stimuler lrsquoeacutenergie la curiositeacute et lrsquoinitiative Degraves lors laquo La sanction

sanctionne toujours lrsquoeacutecart agrave la norme admise raquo qursquoil y ait dressage ou eacuteleacutevation soumission

ou valorisation de lrsquooriginaliteacute toujours on sanctionnera les eacutelegraveves pour les conformer (mais

sans qursquoil y ait neacutecessairement de conformisme) agrave un ideacuteal viseacute Crsquoest en cela que la sanction

laquo est une fonction inteacutegrative par excellence raquo qursquoelle menace ou qursquoelle incite (laquo en espeacuterant

par lagrave faire entrer le reacutecalcitrant dans le rang raquo) elle est indispensable Elle serait le trait

drsquounion entre deux modegraveles normatifs que tout semble opposer elle serait le plus petit

deacutenominateur commun de lrsquoeacuteducation

Qursquoil y ait recours agrave la sanction dans le cadre du dressage cela se comprend bien la

conduite est corrigeacutee pour la soumettre Mais quel sens aurait une sanction lorsque la viseacutee

serait lrsquoeacutemancipation Quel sens y aurait-il agrave sanctionner dans un cadre laquo ougrave lrsquoon valoriserait

lrsquoexpression de lrsquooriginaliteacute de chacun ougrave lrsquoon consideacutererait lrsquoapathie comme un manque

drsquoeacutenergie de curiositeacute et drsquoinitiative raquo (Meirieu 1991 p 65) Srsquoagit-il de laquo faire entrer le

reacutecalcitrant dans le rang raquo Mais dans la viseacutee drsquoeacutemancipation il nrsquoy a plus de rang agrave la

laquo norme admise raquo agrave laquo la regravegle du jeu imposeacutee raquo se substitue lrsquoinvention axiologique On peut

forcer la soumission on ne saurait forcer lrsquoeacutemancipation mais seulement lrsquoinviter Le rocircle de

la sanction est donc de toute eacutevidence approprieacutee agrave la premiegravere et inapproprieacutee agrave la seconde

Il y a donc selon nous un paralogisme agrave penser la sanction comme instrument commun du

dressage et de lrsquoeacuteleacutevation la dissymeacutetrie des fins implique au contraire la dissymeacutetrie des

moyens

P Meirieu preacutesuppose qursquoun systegraveme qui vise lrsquoeacutemancipation doit sanctionner crsquoest

preacuteciseacutement ce qui est en question Cette ideacutee est drsquoautant plus probleacutematique qursquoon ne

saurait nier ainsi que lrsquoeacutecrit P Meirieu que laquo originellement [hellip] la sanction est bien un

instrument de conformisation raquo (1991) Comment cet instrument qui sert agrave creacuteer de la dociliteacute

pourrait-il produire son contraire Comment un proceacutedeacute qui vise agrave peiner pourrait-il servir agrave

171

autre chose qursquoagrave dresser Et pourtant P Meirieu ajoute comme une eacutevidence qui nous paraicirct

contredire toute lrsquohistoire non seulement de lrsquoeacuteducation mais aussi de la sanction peacutenale que

la sanction laquo srsquoest toujours voulue aussi et simultaneacutement [agrave la viseacutee de conformisation] un

moyen de promouvoir et de reconnaicirctre lrsquoeacutemergence drsquoune liberteacute raquo (1991) Pourquoi

sanctionner Pourquoi engendrer une peine Pourquoi faire souffrir Pour que la liberteacute

eacutemerge

La liberteacute apparaicirct donc comme lrsquoultime raison de lrsquoexpiation Elle peut apparaicirct comme

la justification de toutes les peines qursquoon peut commettre ndash un peu comme ceux qui disent (ou

pensent ) agrave la suite drsquoun chacirctiment que laquo crsquoest pour ton bien raquo (laquo signe de conviction que

lrsquoeacuteducateur a de la leacutegitimiteacute des normes sociales auxquelles il adhegravere raquo eacutecrit P Meirieu 1991)

Mais alors que cette conviction devrait ecirctre interrogeacutee agrave la faveur de la cruauteacute qursquoelle rend

possible (car que drsquohorreurs on peut commettre au nom des convictions) P Meirieu la leacutegitime

et la consacrehellip par la sanction preacuteciseacutement qui devient le moyen de refuser laquo le deacuteni de

leacutegitimiteacute de ses propres valeurs sociales et morales raquo drsquoaffirmer laquo son adulteacuteiteacute raquo

La sanction relais de la conviction de lrsquoeacuteducateur qui srsquoautorise du moyen de la

coercition (y compris pour eacutemanciper) pour imputer agrave lrsquoautre sa liberteacute Ou peut-ecirctre la

liberteacute preacutesupposeacute gracircce auquel on peut utiliser la coercition avec bonne conscience car elle

permet drsquoeacutemanciper La liberteacute alibi de toute peacutedopleacutegie pour peu que laquo lrsquoeacuteducateur raquo soit

convaincu qursquoil œuvre pour le bien de lrsquoenfant Agrave ce prix de nombreux ecirctres humains (et pas

que les enfants) preacutefeacutereraient qursquoon ne leur impute pas une liberteacute si douloureuse

Meacutefions-nous des convictions surtout de celles qui srsquoaccompagnent de la bonne

conscience elles sont les ennemis de la veacuteriteacute (plus encore que les mensonges eacutecrivait

Nietzsche) mais aussi de la morale (plus encore que la cruauteacute) Apprenons agrave ecirctre sceptiques

ainsi qursquoagrave voir dans le non-agir un autre agir

Certes laquo nous ne sommes pas des saints raquo eacutecrit P Meirieu mais ne trouvons pas dans

ce truisme un preacutetexte pour perseacuteveacuterer dans lrsquoillusion ou dans des pratiques qui nrsquoont drsquoautre

justification que leur histoire

Lrsquoimputation de la liberteacute alibi pour cette laquo scorie eacuteducative raquo sanctionner pour

soulager et laquo faciliter la vie de celui qui sanctionne raquo (Meirieu 1992 p 66) Et si la punition

nrsquoeacutetait pas tout entiegravere cette scorie et la fusion dont elle serait le reacutesidu ndash un miroir aux

alouettes

172

Lorsque P Meirieu eacutecrit enfin que laquo on sent bien au fond de nous-mecircme que la

sanction a un caractegravere ineacuteluctablement arbitraire raquo (1992 p 67) il ne prend pas suffisamment

acte de cette assertion Si lrsquoacte eacuteducatif devrait a minima eacuteviter de nuire qui ne voit qursquoon

devrait alors eacuteviter autant que possible de recourir agrave la sanction puisque preacuteciseacutement laquo nous

ne sommes pas Dieu raquo Lorsque le geste est toujours arbitraire et donc gros drsquoinjustice le

premier acte en direction de la justice nrsquoest-il pas de suspendre ce geste ndash au lieu drsquoen appeler

comme une incantation agrave sa laquo neacutecessiteacute raquo

Ce laquo malaise raquo et la laquo honte drsquoavoir puni raquo nous paraissent plus authentiquement

eacuteducatifs que la sanction consciente de son arbitraire Au lieu donc de preacutesupposer la

neacutecessiteacute de la sanction nous pensons qursquoil faut apprendre de ces eacutemotions qui indiquent qursquoagrave

lrsquoeacutechec du reacutesultat on risque drsquoajouter lrsquoeacutechec de la relation par la peine qursquoon inflige

Nous reviendrons sur la proposition de P Meirieu selon laquelle sanctionner engage

imputation et donc responsabilisation drsquoun sujet libre ndash dans une perspective critique ougrave les

concepts de laquo sujet raquo et de laquo liberteacute raquo seront soumis agrave un examen

173

5 Sanctionner pour dresser Le problegraveme de lrsquoefficaciteacute

Une des justifications de la sanction consiste agrave abandonner du moins atteacutenuer sa viseacutee

morale crsquoest la conduite du sujet qui inteacuteresse alors et non ce que le sujet vit ou ressent Ou

plutocirct ce que le sujet vit ou ressent nrsquoest pris en consideacuteration qursquoagrave la faveur du changement

de conduite qursquoon peut induire avec un systegraveme de punitionsreacutecompenses La teneur de ses

intentions compte pour rien

Dans cette optique lrsquoessentiel est alors de dresser si la perspective morale est

eacutevoqueacutee crsquoest dans le but de rendre ce dressage plus efficace encore et de suppleacuteer aux

deacuteficiences drsquoun controcircle purement externe Mais comme la morale est interpreacuteteacutee comme

une inteacuteriorisation des normales exteacuterieures on peut encore comprendre celle-ci comme la

reacutesultante drsquoune adaptation de lrsquoenvironnement qui a pour viseacutee drsquoinduire un certain genre de

conduite

Dans ce chapitre nous commencerons par eacutetudier les arguments utilitaristes Guyau

dans des pages lumineuses (La Morale anglaise contemporaine 1885 pp 195-367) que nous

avons syntheacutetiseacutees (Muller 2018 pp 89-109) estimait que lrsquoutilitarisme qui portait agrave lrsquoorigine

un projet moral a fini par abandonner cette cause au profit drsquoune preacutetention strictement

politique Si Bentham et Mill ambitionnaient drsquoameacuteliorer moralement les sujets les

contradictions de leurs propositions ne leur permettaient pas de produire autre chose que du

dressage lrsquoeacutechec de lrsquoutilitarisme en tant que theacuteorie morale eacutetait programmeacute

51 La justification utilitariste de la sanction

Quelle est la finaliteacute de lrsquoutilitarisme Procurer le bonheur du plus grand nombre

(greatest happiness principle) telle est lrsquoutiliteacute principe qui approuve ou deacutesapprouve toute

action quelle qursquoelle soit selon sa tendance apparente agrave augmenter ou diminuer le bonheur

du parti dont lrsquointeacuterecirct est en question Le bonheur est entendu en termes de plaisir et le plaisir

est chose drsquoapregraves lrsquoutilitarisme de Bentham quantifiable et comparable (on connaicirct la ceacutelegravebre

formule de Bentham laquo pushpin is as good as poetry raquo) John Stuart Mill tentera bien au

chapitre II de LrsquoUtilitarisme drsquoamender cette quantification des affects crsquoest ainsi qursquoil eacutecrit

au chapitre I de LrsquoUtilitarisme ce passage fameux laquo Il vaut mieux ecirctre un ecirctre humain

insatisfait qursquoun pourceau satisfait Socrate insatisfait qursquoun imbeacutecile satisfait Et si lrsquoimbeacutecile

ou le pourceau sont drsquoun avis diffeacuterent crsquoest parce qursquoils ne connaissent que leur version de la

174

question raquo (Mill 2012 p 37) Mais crsquoest au prix drsquoune inconseacutequence logique qui conduit Mill

agrave devoir renoncer au principe qui eacutenonce que laquo un vaut un raquo

511 Exposition critique du recours par Bentham agrave la sanction

Cette fin que se donne lrsquoutilitarisme (ou plutocirct cette double fin assurer le bonheur du

plus grand nombre faire coiumlncider lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu avec celui de la socieacuteteacute) reacutevegravele son

ambition agrave la mesure des moyens qursquoelle emploie Sa condition de possibiliteacute repose tout

entiegravere sur cette croyance les inteacuterecircts convergent naturellement Pour cela Bentham est

ameneacute agrave consideacuterer que lrsquoindividu normal est ameneacute sans srsquoappuyer sur un principe asceacutetique

agrave pouvoir naturellement renoncer agrave une partie de son inteacuterecirct dans lrsquointeacuterecirct drsquoautrui

Parcourons briegravevement cette reacuteponse telle que Guyau notamment lrsquoexpose de maniegravere

critique dans La Morale anglaise contemporaine (1885)

1 La premiegravere reacuteponse de Bentham engage un optimisme que la reacutealiteacute eacuteconomique

met agrave mal Bentham constate lrsquointerdeacutependance des inteacuterecircts il en induit leur convergence

Mais on peut nier cette induction que les inteacuterecircts des individus soient fortement entrelaceacutes

ne signifie nullement qursquoils sont identiques Rien nrsquoassure a priori que ce qui est

eacuteconomiquement avantageux agrave lrsquoun nrsquoest pas nuisible agrave lrsquoautre

2 La deuxiegraveme reacuteponse inteacuteresse clairement notre sujet il est celui de la contrainte

leacutegislative Si les inteacuterecircts divergent lrsquoEacutetat peut mettre en place un ensemble de regravegles qui

forceront les inteacuterecircts agrave coiumlncider mecircme lorsqursquoils divergent La critique de Guyau est radicale

et non sans raison la coercition ne relegraveve que du dressage de la puissance qursquoune volonteacute

eacutetrangegravere exerce sur une puissance exteacuterieure et ne pourra agrave ce titre jamais ecirctre pleinement

efficace Lrsquoeacuteconomie du pouvoir impose de nrsquoavoir pas toujours le glaive leveacute pour produire

lrsquoobeacuteissance ndash et en fait il ne srsquoagit que de soutirer des individus par cet affect triste qursquoest la

crainte lrsquoobeacuteissance servile et passive Guyau commente ainsi

Ceux qui sont les instruments de cette contrainte comme ceux qui en sont les

objets se deacuteroberont sans cesse agrave la main qui voudra srsquoen servir et se retourneront

contre elle En drsquoautres termes toute force physique est neacutecessairement impuissante

tyrannique agrave double fin et agrave double effet (Guyau 1885 p 285)

175

Si les punitions visent agrave laquo mater la sensibiliteacute raquo selon lrsquoexpression de G Compayre (citeacute

par Prairat 1999a p 47) elles finissent par terrasser la personnaliteacute

3 Le dernier argument mobiliseacute par Bentham est subtil il srsquoagit de la sympathie Agrave

force drsquoentrecroiser son inteacuterecirct avec autrui notre imagination devance cette coiumlncidence et

lrsquoappreacutehende comme certaine Agrave terme on nrsquoimagine plus jouir sans que lrsquoautre jouisse aussi

La sympathie creacutee ainsi une illusion favorable qui sera agrave mecircme de faire taire les divergences

reacuteelles la sympathie compense un eacutegoiumlsme pour ainsi dire axiomatique Mais Guyau remarque

que cette compensation buttera toujours contre ce qui fait le fond de la theacuteorie utilitariste

lrsquoeacutegoiumlsme de lrsquoindividu lorsqursquoil est lucide lui interdira toujours un sacrifice et srsquoil faut

lrsquoaveugler pour soutirer ce deacutesinteacuteressement il suffira drsquoeacuteclairer lrsquoindividu pour qursquoil se

recentre sur lui Lrsquoargument de Guyau peut ecirctre compris comme croisant deux traditions

argumentatives La premiegravere vient de Hume et de sa fiction du sensible knave (ou coquin

senseacute) supposons un eacutegoiumlste eacuteclaireacute confronteacute au systegraveme de sanction qursquoon lui preacutesente

comment reacuteagirait-il La seconde vient de Mill qui eacutecrit que laquo les associations entre les ideacutees

morales qui sont des creacuteations entiegraverement artificielles cegravedent graduellement agrave mesure que

la culture intellectuelle progresse agrave la force dissolvante de lrsquoanalyse raquo (Mill 2012 p 78)

Lrsquoanalyse opeacutereacutee par le sensible knave permet de deacutefaire toutes les associations artificielles et

de deacutejouer toutes les sanctions Lrsquoillusion de moraliteacute engendreacutee par la sanction pourra

toujours ecirctre dissipeacutee par un eacutegoiumlste intelligent qui saura lutter contre cette manipulation le

cynique obseacutedeacute par son inteacuterecirct pourra toujours deacutejouer cette hallucination qursquoon cherche agrave

introduire en lui agrave son insu

512 Exposition critique du recours agrave la sanction par Mill

John Stuart Mill est soucieux de ne pas reconduire les lacunes de la reacuteponse

benthamienne Si les inteacuterecircts ne coiumlncident pas naturellement on peut les faire converger

artificiellement Les chapitres II et III de LrsquoUtilitarisme consacrent une partie de leur

deacuteveloppement agrave cette probleacutematique

Le chapitre III de LrsquoUtilitarisme srsquointeacuteresse notamment agrave la laquo sanction ultime du

principe drsquoutiliteacute raquo La question laquo quelle est [l]a sanction [du principe drsquoutiliteacute] raquo devient ainsi

176

celle-ci laquo Quels sont les motifs drsquoy obeacuteir Et plus speacutecifiquement quelle est la source de

lrsquoobligation qursquoil entraicircne Drsquoougrave deacuterive sa force contraignante raquo (Mill 2012 p 69)

Cette force contraignante est de deux sortes elle est soit externe et relegraveve de

lrsquoorganisation sociale soit interne et relegraveve de lrsquoeacuteducation

La sanction externe

Concernant les sanctions externes Mill eacutecrit laquo Il srsquoagit de lrsquoespoir de plaire et la crainte

de deacuteplaire agrave nos semblables ou au Maicirctre de lrsquoUnivers accompagneacutes de la sympathie ou de

lrsquoaffection que nous avons pour eux ou de lrsquoamour et la crainte respectueuse que nous avons

pour Lui et qui nous poussent agrave faire sa volonteacute indeacutependamment des conseacutequences pour

notre eacutegoiumlsme raquo (2012 p 71) Il srsquoagit pour Mill de poser que ces sanctions qui valent dans

tous les systegravemes de morale peuvent eacutegalement valoir dans le systegraveme utilitariste laquo toute la

force des reacutecompenses et des peines externes raquo sont des ressources morales et constituent

des laquo motifs drsquoobeacuteissance raquo qui reacutevegravelent une conception de la morale comme simple

obeacuteissance

Les inteacuterecircts ne coiumlncident-ils pas spontaneacutement Changeons lrsquoorganisation sociale en

sorte que les individus nrsquoaient pas drsquoautre choix que drsquoallier leur bonheur laquoldquoTraite autrui

comme tu voudrais ecirctre traiteacute et aime ton prochain comme toi-mecircmerdquo En tant que moyen de

srsquoen rapprocher lrsquoutiliteacute recommanderait en premier lieu que les lois et les formes

drsquoorganisation sociale placent le bonheur ou (pour parler de maniegravere pratique) lrsquointeacuterecirct de

chaque individu autant que possible avec les inteacuterecircts du tout [hellip] raquo (Mill 2012 pp 50-51)

Cette reacuteponse qui nrsquoest pas sans rappeler celle de Bentham reacutevegravele cependant des

limites Car lrsquoenvie ne continuera-t-elle pas drsquoexister Si bien que le bonheur de lrsquoun pourra

toujours faire le malheur drsquoun autre Et peut-on du reste se satisfaire de contribuer au bien

collectif ndash nrsquoy a-t-il pas non seulement quelque naiumlveteacute mais aussi quelque danger agrave identifier

le bonheur individuel et le bonheur de la collectiviteacute de fondre le premier dans le second

Reste cette derniegravere difficulteacute les individus nrsquoagiront comme ils doivent agir que tant

que dure la contrainte avec ce qursquoelle requiert en termes de coucirct aussi bien dans la

surveillance que dans la sanction Peut-on vraiment contraindre durablement les individus agrave

promouvoir un bonheur collectif auquel ils nrsquoaspirent pas drsquoeux-mecircmes Si on veut que la

sanction preacutetende agrave une certaine efficaciteacute il faut lrsquointernaliser

177

La sanction interne

Concernant les sanctions internes il srsquoagit drsquo laquo un sentiment qui est preacutesent dans notre

propre esprit une douleur plus ou moins intense qui accompagne la violation du devoir

douleur qui chez ceux dont la moraliteacute a eacuteteacute eacuteduqueacutee comme il convient les conduit dans les

cas les plus graves agrave srsquoen deacutetourner comme drsquoune impossibiliteacute raquo (Mill 2012 p 72) Ce

laquo sentiment subjectif raquo constitue laquo la sanction ultime de toute moraliteacute raquo (2012 p 73) Si cette

sanction interne nrsquoa pas prise sur le sujet Mill considegravere qursquo laquo aucune morale drsquoaucune sorte

nrsquoa de prise si ce nrsquoest par les sanctions externes raquo Soit une sanction interne soit une sanction

externe la morale ne semble pas pouvoir eacutechapper agrave cette exigence de sanction

Ainsi la veacuteritable ressource de lrsquoutilitarisme est lrsquoeacuteducation Poursuivons lrsquoextrait initieacute

ci-dessus

[hellip] en second lieu que lrsquoeacuteducation et lrsquoopinion qui ont un tel pouvoir sur le

caractegravere humain utilisent ce pouvoir de faccedilon agrave eacutetablir dans lrsquoesprit de chaque individu

une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien du tout en particulier

entre son propre bonheur et la pratique des modes de conduite neacutegatifs et positifs

que la consideacuteration pour le bonheur universel prescrit afin que de cette maniegravere non

seulement il soit incapable de concevoir la possibiliteacute drsquoun bonheur pour lui-mecircme qui

srsquoaccorde avec une conduite opposeacutee au bien geacuteneacuteral mais encore qursquoexiste en

chaque individu une impulsion directe agrave promouvoir le bien geacuteneacuteral qui soit lrsquoun des

motifs habituels de lrsquoaction et que les sentiments qui lui sont relieacutes occupent une place

importante et eacuteminente dans lrsquoexistence sensible de chaque ecirctre humain (Mill 2012

p 73)

La puissance de lrsquoeacuteducation est drsquoapregraves John Stuart Mill agrave peu pregraves illimiteacutee lrsquoecirctre

humain est un mateacuteriau passif que lrsquoon peut modeler agrave sa guise

178

[la faculteacute morale] est [hellip] susceptible par une utilisation suffisante des

sanctions externes et par la force des premiegraveres affections drsquoecirctre cultiveacutee dans

presque nrsquoimporte quelle direction il nrsquoy a quasiment rien de si absurde ou nuisible

qursquoon ne puisse au moyen de ces influences imposer agrave lrsquoesprit humain avec toute

lrsquoautoriteacute de la conscience (Mill 2012 p 77)

Or lrsquoeacuteducation consiste agrave conditionner lrsquoindividu agrave agir pour le bien de la collectiviteacute

quand il croit agir pour son bien Il srsquoagit de susciter chez lui une illusion qui consiste agrave lui faire

croire qursquoil œuvre agrave son inteacuterecirct quand il se consacre en reacutealiteacute au bien social Lrsquoeacuteducation

consiste ainsi agrave creacuteer une forme de somnambulisme gracircce auquel le sujet ne pense plus par

lui-mecircme mais se trouve parfaitement adapteacute agrave la socieacuteteacute qui lrsquoeacuteduque Lrsquoindividu nrsquoest fait

que pour le social

Guyau condamne radicalement cette conception de lrsquoeacuteducation Eacuteduquer eacutecrit Guyau

qui pense agrave un ideacuteal drsquoeacuteleacutevation crsquoest laquo la mise en possession de soi raquo crsquoest la personnaliteacute Or

lrsquoeacuteducation utilitaire ne vise rien drsquoautre que le dressage lrsquooriginaliteacute peut (et mecircme doit) ecirctre

sacrifieacutee au nom du bien social La volonteacute est briseacutee et toute spontaneacuteiteacute est eacutetouffeacutee

Voulant faire de lrsquohomme un moyen en vue du bonheur social voulant le reacuteduire

au rang drsquoinstrument nos reacuteformateurs ne tardent pas agrave srsquoapercevoir que lrsquoinstrument

le meilleur dans certains cas crsquoest celui qui pense et veut le moins [hellip] Eacutelever de cette

maniegravere en derniegravere analyse ne serait-ce pas abaisser (Guyau 1885 p 318)

Pour Guyau lrsquoutilitarisme ne cherche pas agrave eacuteduquer un ecirctre pour lui-mecircme mais pour

lrsquoadapter agrave une fonction pour lrsquoemployer au bonheur collectif Le sujet agrave eacuteduquer nrsquoest plus

une fin il est un pur moyen ndash et Guyau estime que ce genre de dressage est propre agrave tous les

despotismes laquo Lagrave ougrave lrsquoindividualiteacute disparaicirct on ne tarde pas agrave voir apparaicirctre la servitude et

lrsquoabaissement moral engendre lrsquoabaissement politique qui lrsquoexploite et lrsquoaccroicirct encore raquo

(Guyau 1885 p 320) Lrsquoeacuteducation utilitariste en tant qursquoelle ne vise que le dressage de la

179

conduite aux deacutepens de lrsquoeacutepanouissement des faculteacutes (et de lrsquointelligence surtout) est en ce

sens totalitaire et dangereuse elle suspend le destin de lrsquoindividu au social Le paradoxe est

que lrsquoutilitarisme est une philosophie inspireacutee par la liberteacute ndash mais les moyens qursquoil preacuteconise

ne sauraient plus sucircrement contredire le projet drsquoeacutemancipation Lrsquoeacuteducation utilitaire

preacutesuppose et entretient la passiviteacute des ecirctres qursquoelle preacutetend eacuteduquer ce faisant elle ne

saurait srsquoeacutelever au-dessus du dressage

Il est eacutetonnant de voir Mill adheacuterer agrave la thegravese platonicienne drsquoune fonction expiatoire

de la sanction le profit pour un penseur utilitaire nrsquoest-ce pas toujours le plaisir Comment

pourrait-on dans ce systegraveme vouloir la souffrance vouloir le mal Si la sanction contredit

lrsquointeacuterecirct elle doit toujours apparaicirctre comme un mal et comme telle non deacutesirable La

sanction morale est impensable dans lrsquoutilitarisme Drsquoougrave le paradoxe eacutenonceacute par Guyau la

sanction morale ne peut exister et ecirctre efficace que si lrsquoagent moral nrsquoest pas utilitariste

La sanction ultime la conviction drsquoune diffeacuterenciation qualitative des plaisirs

Agrave dire vrai Mill ne reacuteduit pas la morale agrave ce double systegraveme de sanction (interne et

externe) la laquo sanction ultime raquo (2012 p 84) reacuteside dans la conviction que le sentiment moral

pour ceux qui le possegravedent laquo preacutesente tous les caractegraveres drsquoun sentiment naturel [qui se

manifeste] comme un attribut dont il serait facirccheux pour eux drsquoecirctre priveacutes raquo Autrement dit le

sentiment drsquoobligation est une source de jouissance dont la qualiteacute est pour ainsi dire

incommensurable aux jouissances purement sensibles et disons-le vulgaires

Certes il ne srsquoagit que drsquoune conviction crsquoest-agrave-dire une certitude subjective Mais elle

engage une thegravese des plus probleacutematiques pour lrsquoutilitarisme au seul critegravere de la quantiteacute

benthamien Mill ajoute un critegravere qualitatif qui permet de hieacuterarchiser les plaisirs selon une

axiologie qui relegraveve du teacutemoignage de ceux qui ont lrsquoexpeacuterience des deux Au nom de

lrsquoexpeacuterience Mill se croit donc autoriseacute de supposer une hieacuterarchie des plaisirs ougrave les

jouissances intellectuelles artistiques et morales vaudraient mieux que les volupteacutes purement

sensibles En drsquoautres termes pour celui qui a acceacutedeacute au plaisir de lrsquoobligation morale il ne fait

pas de doute que ce plaisir vaut davantage que la jouissance eacutegoiumlste

Toute la difficulteacute est que ce principe entre en contradiction avec lrsquoeacuteleacutement fondateur

de lrsquoutilitarisme agrave savoir que un vaut un La hieacuterarchie des plaisirs engage un aristocratisme

qui heurte lrsquoexigence drsquoeacutegaliteacute Alors que lrsquoutilitarisme se voulait non normatif il se voit avec

180

Mill teinteacute drsquoun preacutejugeacute axiologique impossible agrave justifier ndash quand bien mecircme Mill en appelle agrave

lrsquoexpeacuterience En teacutemoigne ce passage

[hellip] crsquoest un fait incontestable que ceux qui connaissent eacutegalement bien lrsquoun et

lrsquoautre modes de vie et sont eacutegalement capables de les appreacutecier et drsquoen tirer une

satisfaction accordent une preacutefeacuterence tregraves marqueacutee agrave celui qui fait appel agrave leur faculteacute

noble (Mill 2012 p 35)

Mais ce laquo fait incontestable raquo peut et doit logiquement ecirctre contesteacute Rien nrsquoassure

deacutejagrave que ces connaisseurs y aient une connaissance eacutegale des genres de plaisir ne pourrait-

on pas imaginer que crsquoest faute de pouvoir jouir de la volupteacute sensible qursquoon deacuteveloppe les

plaisirs dits laquo nobles raquo Peut-ecirctre somme toute ce sentiment nrsquoest-il qursquoune superstition neacutee

drsquoune eacuteducation tellement inteacuterioriseacutee qursquoon la croit naturelle De plus cette laquo preacutefeacuterence

tregraves marqueacutee raquo nrsquoest pas absolue puisque souvent un plaisir vulgaire est preacutefeacutereacute au plaisir

noble crsquoest bien la preuve que lrsquoargument de Mill est moins une preuve drsquoexpeacuterience qursquoun

jugement de valeur Enfin Mill eacutecrivait agrave la page preacuteceacutedente laquo Si de deux plaisirs il en est un

auquel tous ceux ou presque qui ont expeacuterimenteacute les deux accordent une nette preacutefeacuterence

[hellip] raquo ce laquo ou presque raquo est une entorse suppleacutementaire agrave lrsquoinduction empirique proposeacutee par

Mill De son propre aveu Mill reconnaicirct que les experts ne seraient pas unanimes Il srsquoagirait

donc seulement de la majoriteacute (tout hypotheacutetique ) drsquoune minoriteacute Autrement dit non

seulement ce ne sont pas tous les ecirctres qui ont expeacuterimenteacute les deux genres de plaisir qui

optent en faveur de lrsquoobligation non seulement ceux qui optent en faveur de lrsquoobligation ne

le font pas toujours loin srsquoen faut et rien nrsquoassure que ceux qui le font au moment ougrave ils le

font le font pour de solides raisons et qursquoils ne sont pas conditionneacutes par des associations

drsquoideacutees qui les trompent ultimement Crsquoest dire que la proposition de Mill est fragile et repose

davantage sur une conviction de son auteur que sur des arguments ou lrsquoexpeacuterience la sanction

ultime est peut-ecirctre lrsquoultime illusion

Reacutesumons-nous pour Mill pas de morale sans sanction mais la sanction mecircme

devient avec la sanction ultime celle du feeling une source de plaisir Toutefois rien ne

permet drsquoassurer que ce sentiment nrsquoest pas autre chose qursquoune hallucination (une conviction

181

inteacuterieure ou un preacutejugeacute ne prouvant eacutevidemment rien) et qursquoune analyse lucide de son

inteacuterecirct permettra de dissiper Autrement dit lrsquoutilitarisme ne pense la sanction que dans une

optique de dressage et ne peut guegravere susciter lrsquoobeacuteissance qursquoau deacutetriment de lrsquointeacuterecirct

sensible du sujet Ce dernier aura ainsi tout inteacuterecirct agrave reacutesister agrave cette eacuteducation qui vise

lrsquoemprise inteacuterieure

52 La fonction de protection la crainte

La sanction sociale devient alors le tout de la sanction en tant qursquoelle seule nrsquoest pas

teinteacutee drsquoimmoraliteacute ou de contradiction logique On sanctionne un sujet pour qursquoil ne nuise

pas agrave la collectiviteacute

Quel est le beacuteneacutefice de la sanction Au groupe la seacutecuriteacute mais au sanctionneacute Rien

semble-t-il Estime-t-on qursquoil a meacuteriteacute sa sanction On tombe dans lrsquoexpiation La sanction est

peut-ecirctre la condition de lrsquoeacuteducabiliteacute drsquoun groupe lorsqursquoun deacuteviant rend impossible cette

eacuteducation ndash mais le deacuteviant sanctionneacute est-il eacuteduqueacute pour autant Non il est dresseacute mais

non eacutemancipeacute

Lrsquoexclusion est la sanction sociale qui produit la protection du groupe avec le minimum

de souffrance on ne saurait preacutesumer de cruauteacute Elle est agrave ce titre la candidate au titre de

meilleure sanction sociale elle est sans doute la moins injuste Mais qui ne voit que lrsquoexclusion

est un renoncement agrave lrsquoeacuteducation On marginalise celui qursquoon exclut on le prive de ce dont

il aurait besoin davantage que les autres

Renonccedilons agrave lrsquoexclusion (version soft de la sanction) et incluons le chacirctiment (peine

sensible reacutegleacutee a priori par une loi) Qursquoy gagne-t-on Sur le moment de la frustration (nous

verrons si lrsquoeacuteducation doit poursuivre ce but de frustrer et pourquoi) apregraves coup du remords

(mais srsquoagit-il du remords comme aiguillon que nous avons eacutevoqueacute ) avant (qui est

ideacutealement le but viseacute la preacutevention) de la crainte La crainte est lrsquoopeacuterateur affectif qui guide

la conduite proscrit toute deacuteviance inhibe la conduite Qui ne voit pas cela qursquoil srsquoagit lagrave

uniquement de dressage

521 La proposition de Hobbes

La reacutefeacuterence philosophique majeure pour penser cet effet de la sanction est Hobbes

182

Le paradoxe eacutenonceacute par ce philosophe est que lrsquoespegravece humaine ne peut jamais ecirctre

plongeacutee que dans la crainte ndash crsquoest bien la crainte qui le domine agrave lrsquoeacutetat de nature et crsquoest

encore la crainte qui eacutetend son empire dans la socieacuteteacute civile Toutefois une crainte est

preacutefeacuterable agrave lrsquoautre nous allons voir pourquoi

Commenccedilons par la crainte agrave lrsquoeacutetat de nature elle est crainte de mort violente

Pourquoi Afin de le comprendre il faut consideacuterer que lrsquoeacutetat de nature est drsquoapregraves Hobbes

un eacutetat entropique qui roule vers le deacutesordre La faute nrsquoen revient pas agrave une nature humaine

vicieuse ou corrompue La raison en deacutecoule simplement de la nature du deacutesir humain Vivre

en effet crsquoest deacutesirer et le deacutesir dure aussi longtemps que dure la vie Or pour satisfaire son

deacutesir lrsquoecirctre humain cherche agrave accroicirctre la puissance dont il dispose Au chapitre XI du

Leacuteviathan Hobbes eacutecrit laquo je place au premier rang agrave titre de penchant universel de tout le

genre humain un deacutesir inquiet drsquoacqueacuterir puissance apregraves puissance deacutesir qui ne cesse

seulement qursquoagrave la mort raquo (2000 p 187) On le voit toute la reacuteponse de Hobbes repose sur

une anthropologie du deacutesir qui fait que tout ecirctre humain (enfants et adultes compris) vise

lrsquoaccroissement de sa puissance

Pourquoi le deacutesir est-il laquo inquiet raquo Parce qursquoagrave lrsquoeacutetat de nature regravegne lrsquoincertitude Mais

pourquoi y a-t-il incertitude La reacuteponse de Hobbes est tregraves surprenante parce qursquoagrave lrsquoeacutetat de

nature lrsquoeacutegaliteacute regravegne aussi au niveau des aptitudes du corps qursquoau niveau des faculteacutes de

lrsquoesprit Il y a drsquoabord une eacutegaliteacute effective de la puissance du corps dans la mesure ougrave nul ne

peut ecirctre assureacute de lrsquoemporter deacutefinitivement sur autrui pour satisfaire son deacutesir Hobbes eacutecrit

ainsi au chapitre XIII laquo en ce qui concerne la force du corps le plus faible a assez de force pour

tuer le plus fort soit par une manœuvre secregravete soit en srsquoalliant agrave drsquoautres qui sont avec lui

confronteacutes au mecircme danger raquo (2000 p 220) En effet chacun est vulneacuterable durant son

sommeil et le plus fort physiquement ne peut rien face agrave la deacutetermination du plus faible

Concernant les faculteacutes de lrsquoesprit personne ne se croit infeacuterieur agrave autrui tout un chacun est

marqueacute par une vaniteacute telle qursquoil se prend pour la mesure mecircme du bon sens Crsquoest la vaniteacute

surtout qui rend les hommes si eacutegaux et qui produit cette laquo eacutegaliteacute dans lrsquoespeacuterance que nous

avons de parvenir agrave nos fins raquo (2000) Degraves lors on comprend comment lrsquoeacutegaliteacute peut produire

de lrsquoincertitude pour peu qursquoun mecircme objet soit convoiteacute par plusieurs srsquoobserve une

concurrence des deacutesirs agrave la hauteur de lrsquoespeacuterance que chacun a de pouvoir se procurer lrsquoobjet

en question Toutes les puissances sont alors engageacutees rendant la situation explosive puisque

personne en raison de sa vaniteacute ne souhaitera renoncer Aussi Hobbes repegravere trois causes de

183

guerre La compeacutetition la recherche du profit est la premiegravere cause de conflit Fort

logiquement la deacutefiance qui nous pousse agrave rechercher la seacutecuriteacute en constitue une seconde

on se meacutefiera drsquoautrui on cherchera donc preacuteventivement agrave srsquoen rendre maicirctre Il en

demeure une troisiegraveme cause de discorde qui a trait agrave la reacuteputation la gloire Puisque laquo la

reacuteputation de puissance est puissance raquo (2000 p 171) lrsquoimage qursquoon renvoie devient cruciale

Lrsquoeacutetat de nature est un eacutetat de droit ougrave chacun a la puissance de tout faire pour se

conserver Le paradoxe est que la mise en œuvre de ces moyens (rationnels individuellement)

produit une situation conflictuelle (irrationnelle globalement) Le moyen spontaneacute de se

conserver est contraire agrave sa conservation Lrsquoeacutetat de nature est un eacutetat de guerre (homo homini

lupus) car lrsquohomme est un eacutegoiumlste rationnel et non un ecirctre animeacute par une sociabiliteacute naturelle

La conseacutequence est que la violence ne peut que deacutecouler de cette eacuteconomie des affects

violence pour se rendre maicirctre drsquoautrui et de ses biens violence pour se deacutefendre violence

laquo pour des deacutetails raquo laquo un mot un sourire une opinion diffeacuterente et tout autre signe qui les

sous-estime raquo (2000 p 224) Aucune entreprise durable ne peut ecirctre envisageacutee cette

situation est un eacutetat de guerre potentielle ndash non pas neacutecessairement une guerre deacuteclareacutee mais

une laquo disposition reconnue au combat pendant tout ce temps qursquoil nrsquoy a pas drsquoassurance du

contraire raquo (2000 p 225) Lrsquoincertitude de lrsquoeacutetat de nature entraicircne donc une crainte

geacuteneacuteraliseacutee celle drsquoune mort violente dans une condition qui est celle drsquoune guerre de tous

contre tous bellum omnium contra omnes Cet eacutetat reconnaicirct Hobbes nrsquoa peut-ecirctre jamais

existeacute comme tel il est cette situation limite vers laquelle tend lrsquohumaniteacute tant qursquoun pouvoir

souverain ne contraint pas les individus Dans ce triste eacutetat laquo il regravegne une peur permanente

un danger de mort violente La vie humaine est solitaire miseacuterable dangereuse animale et

bregraveve raquo (2000 p 225) Lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de nature nrsquoest qursquoun animal craintif contrarieacute dans

son deacutesir de seacutecuriteacute Aussi la chose la plus raisonnable au monde consiste agrave vouloir sortir de

cet eacutetat lamentable

Au fond tout le malheur de la condition humaine agrave lrsquoeacutetat de nature reacuteside dans la liberteacute

de lrsquoindividu qui nrsquoest limiteacutee que par sa puissance Freud comme nous le verrons ne dira pas

autre chose dans Malaise dans la culture la liberteacute nrsquoest pas un bien de culture mais bien de

nature et elle est puissance potentiellement agressive Tant que lrsquoindividu se donnera un

pouvoir illimiteacute sur toute chose il constituera toujours une menace pour autrui qui srsquoen

deacutefiera La raison prescrit donc que lrsquoindividu renonce agrave ce droit mais si autrui nrsquoy renonce

pas en mecircme temps il serait irrationnel de se livrer agrave autrui On ne sort pas de lrsquoincertitude si

184

facilement Il faudrait qursquoune puissance supeacuterieure me garantisse que lrsquoautre limite sa liberteacute

or cette puissance ne peut eacutemerger que si chacun y a deacutejagrave renonceacute On ne peut sortir de lrsquoeacutetat

de nature qursquoagrave condition drsquoen ecirctre deacutejagrave sorti on ne met fin agrave lrsquoincertitude qursquoen preacutesupposant

y avoir deacutejagrave mis un terme

Le paradoxe est particuliegraverement visible dans la preacutesentation que fait Hobbes de ce

qursquoil nomme les laquo lois naturelles raquo ce sont des theacuteoregravemes de la raison qui eacutenoncent des

principes qui interdisent de faire ce qui nuit agrave sa conservation et permettent ainsi de

maximiser ses chances de survie Premier loi de la raison laquo chercher la paix et la maintenir raquo

agrave deacutefaut de paix laquo nous deacutefendre nous-mecircme par tous les moyens raquo Or la condition de la paix

est que chacun abandonne son droit sur toute chose telle est la seconde loi de la raison Cet

abandon ou transfert de droit ne peut passer que par un contrat mais qursquoest-ce qui agrave lrsquoeacutetat

de nature oblige agrave tenir son engagement Troisiegraveme loi de la raison il faut exeacutecuter les

conventions qursquoon a faites On voit les conditions srsquoenchaicircner se suspendre lrsquoune agrave lrsquoautre

sans qursquoaucune ne soit ferme et eacutetablie laquo Il srsquoagit agrave chaque fois de poser moralement un

principe qui est le moyen de lrsquoeffectiviteacute du principe preacuteceacutedent raquo eacutecrit ainsi Michel Malherbe

(Article Hobbes in Raynaud amp Rials 2003 p 323) Il faut un terme dernier pour mettre fin au

risque de reacutegression agrave lrsquoinfini

Ce terme dernier est politique instituer un pouvoir assez puissant qui garantira le

respect des conventions (troisiegraveme loi) qui permettra donc lrsquoautolimitation de la liberteacute de

chacun (seconde loi) et assurera la paix (premiegravere loi) Mais comment faire Comme creacuteer

lrsquoEacutetat artifice neacute de la raison humaine ndash reacuteducteur drsquoincertitude neacute pourtant drsquoun temps

drsquoincertitude Toute la difficulteacute est que lrsquoengagement que nous prenons avec lrsquoautre nrsquoa de

valeur que si lrsquoautre respecte aussi son engagement Or qursquoest-ce qui mrsquoassure que lrsquoautre nrsquoest

pas un insenseacute qui tentera de me subjuguer au moment mecircme ougrave je deacutepose les armes pour

coopeacuterer Comment faire confiance agrave un autre dont je ne peux jamais connaicirctre lrsquointention

On voit le paradoxe si je suis rationnel mais que je soupccedilonne lrsquoautre de pouvoir ecirctre insenseacute

je me conduirais moi-mecircme comme un insenseacute La crainte telle une croyance autoreacutealisatrice

engendre son propre objet On retrouve ici un des paradoxes eacutenonceacute dans le dilemme du

prisonnier en lrsquoabsence de communication et surtout de confiance les deacutecisions prises

isoleacutement conduisent agrave la pire situation geacuteneacuterale Car la confiance voilagrave la difficulteacute se perd

mais ne se gagne pas la promesse lorsque la confiance nrsquoest pas deacutejagrave lagrave est toujours vaine Il

185

y a comme un eacutechec programmeacute de lrsquoobligation agrave exeacutecution diffeacutereacutee qui repose sur une

confiance que rien ne fonde Il faut une contrainte

Il est inteacuteressant de noter que ce problegraveme est si deacutelicat que Hobbes a reacuteviseacute sa reacuteponse

agrave plusieurs reprises Michel Malherbe expose avec une grande clarteacute lrsquoeacutevolution de la penseacutee

hobbeacutesienne sur ce point (Raynaud amp Rials 2003 p 325) que nous ne retracerons pas ici Sans

rentrer donc dans le deacutetail de la reacuteponse de Hobbes nous dirons que crsquoest dans le Leacuteviathan

que la solution devient pleinement satisfaisante drsquoun point de vue logique Les notions de

personne et de repreacutesentation y sont essentielles En latin la personne est le personnage de

theacuteacirctre la personne en repreacutesente une autre dans ses actes et paroles Il y a donc la personne

naturelle qui parle et agit par elle-mecircme et la personne artificielle quand elle parle et agit agrave

la place drsquoun autre et agrave supposer que cet autre lrsquoait autoriseacute agrave agir et parler agrave sa place En cas

drsquoautorisation la personne artificielle sera lrsquoacteur mais la personne repreacutesenteacutee demeure

lrsquoauteur des actions et paroles ndash et ce que fait et dit lrsquoacteur pourra ecirctre imputeacute agrave lrsquoauteur Le

sujet est cause morale quand le Souverain est cause physique en tant qursquoil repreacutesente les

droits du sujet le transfert de droit nrsquoest pas lrsquoabandon de tous les droits mais lrsquoabandon du

droit de se gouverner soi-mecircme Voilagrave donc ce que lrsquoautorisation permet de penser

[hellip] une uniteacute reacuteelle de tous en une seule et mecircme personne uniteacute reacutealiseacutee par

une convention de chacun avec chacun passeacutee de telle sorte que crsquoest comme si chacun

disait agrave chacun jrsquoautorise cet homme ou cette assembleacutee et je lui abandonne mon

droit de me gouverner moi-mecircme agrave condition que tu lui abandonnes ton droit et que

tu autorises toutes ses actions de la mecircme maniegravere (Hobbes 2000 p 288)

Lrsquoengagement aupregraves des autres au profit drsquoun tiers sans contre-partie est donc celui

drsquoune autorisation autorisation agrave se soumettre agrave une volonteacute qui sera donc la sienne Obeacuteir au

souverain crsquoest obeacuteir agrave des lois dont on se reconnaicirct lrsquoauteur Lrsquoautoriteacute crsquoest donc autoriser

un tiers agrave me repreacutesenter en qualiteacute de personne artificielle et crsquoest ce tiers qui assure lrsquouniteacute

de la pluraliteacute Le Souverain ainsi creacuteeacute est libre absolu et garantit lrsquoexeacutecution de tous les

contrats ndash y compris lui-mecircme Tel est le tour de force de la proposition hobbesienne le

186

souverain se fonde lui-mecircme il garantit laquo sa propre condition de reacutealiteacute raquo selon lrsquoexpression

de Malherbe il est causa sui

Il est remarquable que lrsquoopeacuterateur de pacification ne soit pas la raison elle-mecircme

impuissante agrave obliger en situation drsquoincertitude mais un affect la crainte contrainte suprecircme

que mecircme lrsquoinsenseacute souffrant de myopie rationnelle eacuteprouve Cette puissance qui plane au-

dessus des hommes tel un dieu mortel les maintient encore dans une situation drsquoeacutegaliteacute

mais agrave la guerre de lrsquoeacutetat de nature se trouve substitueacutee la paix de lrsquoeacutetat civil agrave la crainte drsquoune

mort violente succegravede la crainte de deacutesobeacuteir agrave cet homme artificiel qursquoest le souverain agrave

lrsquoirrationaliteacute de la conduite agrave lrsquoeacutetat de nature qui consiste agrave accumuler de la puissance la

rationaliteacute drsquoune autolimitation prend la relegraveve Hobbes eacutecrit ainsi

Le but des humains (lesquels aiment naturellement la liberteacute et avoir de

lrsquoautoriteacute sur les autres) en srsquoimposant agrave eux-mecircmes cette restriction (par laquelle on

les voit vivre dans lrsquoEacutetat) est la preacutevoyance qui leur assure leur propre preacuteservation et

plus de satisfaction dans la vie autrement dit de sortir de ce miseacuterable eacutetat de guerre

qui est comme on lrsquoa montreacute une conseacutequence neacutecessaire des passions naturelles qui

animent les humains quand il nrsquoy a pas de puissance visible pour les maintenir en

respect et pour qursquoils se tiennent agrave lrsquoexeacutecution de leurs engagements contractuels par

peur du chacirctiment (Hobbes 2000 pp 281-282)

On voit ainsi le paradoxe de la condition humaine il est impossible drsquoeacutechapper agrave la

crainte mecircme si une crainte est preacutefeacuterable agrave une autre La crainte civile qui est crainte de la

loi ne fait que limiter ma puissance mais cette limitation qui affecte tout un chacun garantit

ma seacutecuriteacute Ainsi au nom de la seacutecuriteacute la logique passionnelle exige de renoncer agrave la liberteacute

individuelle La crainte de la loi est un opeacuterateur de rationalisation de la conduite qui nrsquoa pas

besoin de supposer la raison chez les ecirctres qursquoelle soumet

187

522 Examen critique

La reacuteponse de Hobbes est fameuse et on ne peut qursquoadmirer sa rigueur Toutefois

cette proposition nrsquoen demeure pas moins tregraves contestable aussi bien dans ses conclusions

que dans ses preacutemisses

Commenccedilons par la conclusion Que vaut la paix assureacutee par lrsquoautoriteacute civile et la

crainte de la loi Que vaut une telle existence celle drsquoun animal en cage qui nrsquoa de droit que

celui drsquoexister De la paix imposeacutee par le despotisme de la crainte Montesquieu eacutecrivait dans

LlsquoEsprit des lois laquo Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte le but en est

la tranquilliteacute mais ce nrsquoest point une paix crsquoest le silence de ces villes que lrsquoennemi est precirct

drsquooccuper raquo (Montesquieu 1993 p 186) Une telle paix est une lente mort ndash et la sanction qui

ne se legraveve que pour dresser le sujet pour le plonger dans lrsquoangoisse de la transgression est-elle

autre chose que cette mort lente Agrave lrsquoinstar du despotisme (Montesquieu 1993 p 190) la

sanction produit le regravegne de lrsquouniforme les diffeacuterences sont comme gommeacutees Qui

souhaiterait vivre ainsi Pour contester lrsquoideacutee que la tranquilliteacute constitue la fin du vivre-

ensemble Rousseau eacutecrivait laquo on vit tranquille aussi dans les cachots en est-ce assez pour

srsquoy trouver bien raquo (Rousseau 1971a p 520)

De plus pour que la sanction produise son effet il faut srsquoassurer que celui qui lrsquoapplique

soit juste Que vaut sinon pour celui qui la vit une seacutecuriteacute soumise au caprice et agrave lrsquoarbitraire

drsquoun ecirctre vivant dans lrsquoimpuniteacute La justice de lrsquoautoriteacute doit ecirctre assureacutee ce que la theacuteorie

de Hobbes ne permet pas de comprendre puisque la justice est pour lui pure artifice

Rousseau utilisait une analogie remarquable pour exprimer cette ideacutee laquo Les Grecs enfermeacutes

dans lantre du Cyclope y vivaient tranquilles en attendant que leur tour vicircnt decirctre deacutevoreacutes raquo

(Rousseau 1971a p 520) Si lrsquoautoriteacute est un Polyphegraveme la crainte armera toujours un Ulysse

contre elle πολυτρόπος qui eacutemergera pour ruser et terrasser lrsquoauteur de la crainte La

consolation qui consiste agrave se dire que laquo ce pourrait ecirctre pire raquo ne dure qursquoun temps il faut agrave

partir drsquoun moment promouvoir la vie pour elle-mecircme et non se contenter de survivre

Passons aux preacutemisses Crsquoest Rousseau qui le mieux a repeacutereacute dans lrsquoargumentation de

Hobbes le diallegravele de son anthropologie La critique est de nature meacutethodologique et constitue

agrave ce titre une objection deacutecisive indeacutependante des propositions positives de Rousseau

Hobbes en effet projette dans lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature des ideacutees et sentiments qui sont

neacutes dans la socieacuteteacute Il projette sur lrsquoessence de lrsquohomme des deacutefauts et des qualiteacutes qursquoil nrsquoa

fait qursquoacqueacuterir dans lrsquohistoire Voilagrave pourquoi Rousseau commence au deacutebut de son Discours

188

par laquo eacutecarter tous les faits raquo car laquo ils ne touchent point agrave la question raquo de la nature humaine

Lrsquoexpression laquo tous les faits raquo signifie tous les faits actuels lrsquohumaniteacute drsquoaujourdrsquohui qui nrsquoa

pas toujours eacuteteacute ce qursquoelle est deacutesormais Lrsquohistoire ce sont les mille et une faccedilons dont

lrsquohomme se fait et se deacutefait Celui qui prend lrsquohomme pour une reacutealiteacute eacuteternelle ne comprend

pas que lrsquohomme tel qursquoon lrsquoobserve aujourdrsquohui est le fruit drsquoun procegraves crsquoest un devenu et

non pas un ecirctre immuable Pour Rousseau lrsquoeacutetat de nature dont parle Hobbes est deacutejagrave un eacutetat

social En effet dans sa description de lrsquoeacutetat de nature Hobbes eacutevoque lrsquoexistence de factions

crsquoest donc qursquoil y a des alliances or comment pourrait-il y en avoir srsquoil nrsquoy avait pas deacutejagrave le

langage reacutealiteacute sociale par excellence De mecircme Hobbes deacutecrit des hommes qui sont

ambitieux et pour qui la reacuteputation constitue un vecteur de puissance mais lrsquoambition et la

reacuteputation nrsquoont-elles pas de valeur qursquoau sein de socieacuteteacutes deacutejagrave constitueacutees De mecircme agrave lrsquoeacutetat

de nature eacutecrit Hobbes la rationaliteacute de lrsquohomme srsquoexerce quoiqursquoelle soit limiteacutee ndash mais

imagine-t-on lrsquoecirctre humain srsquoadonner spontaneacutement au calcul des conseacutequences et sans y

avoir eacuteteacute formeacute Toutes ces proprieacuteteacutes (langage alliances ambition raison) sont culturelles

et non pas naturelles Hobbes aurait confondu ainsi ce qui est essentiel avec ce qui est

accidentel Voilagrave pourquoi Rousseau peut eacutecrire dans le Second Discours que laquo crsquoest agrave force

drsquoeacutetudier lrsquohomme que nous nous sommes mis hors drsquoeacutetat de le connaicirctre raquo (1971a p 209)

on parle de lrsquohomme drsquoune culture donneacutee en croyant parler de lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature

on prend une eacutevidence pour une veacuteriteacute quand la veacuteriteacute exige de se deacuteprendre des eacutevidences

Pour le dire drsquoune maniegravere plus saisissante Hobbes ne fait que retrouver dans ses conclusions

(la neacutecessiteacute de la crainte lieacutee agrave la menace de la loi) les conseacutequences de ce qursquoil avait deacuteposeacute

implicitement dans ses hypothegraveses agrave titre drsquoeacutevidence (le pessimisme anthropologique qui

conduirait naturellement lrsquohomme agrave accroicirctre sa puissance et donc agrave ecirctre agressif)

De mecircme qursquoon ne fait pas de science (exacte) sans supposer une forme de

meacutetaphysique (a minima ce que Kant nomme une analytique de lrsquoentendement portant sur

les conditions de possibiliteacute du savoir humain et par conseacutequent sur ses limites) de mecircme on

ne saurait faire de politique de morale ou drsquoeacuteducation sans engager une reacuteflexion de nature

anthropologique Au fond sans doute Kant a-t-il raison lorsqursquoil articule toutes les questions

de la philosophie agrave celle-ci qursquoest-ce que lrsquohomme

On peut ainsi contester lrsquoefficaciteacute drsquoune loi qui ne reposerait que sur la crainte Si

lrsquoindividu est eacutegoiumlste comme le considegraverent Hobbes Bentham et Mill la sanction (et la crainte

189

qursquoelle fait naicirctre) seront toujours combattus comme des obstacles La crainte creacutee

meacutecaniquement de la reacutesistance lrsquoautoriteacute qui sanctionne sera alors vue comme un ennemi

au lieu drsquoecirctre vue comme lrsquoautoriteacute meacutediatrice qui integravegre Il faudrait casser cet eacutegoiumlsme ce

qui nrsquoest possible qursquoavec du dressage Ou alors preacutesupposer la volonteacute de bien faire de se

racheter chez le sujet qursquoon souhaite inteacutegrer ndash mais alors pourquoi le sanctionner Pour que

le groupe accepte sa reacutehabilitation Lrsquoancien deacuteviant pourrait invoquer son remords Mais

pourquoi faudrait-il toujours payer de sa personne de sa souffrance La souffrance est-elle la

seule monnaie drsquoeacutechange creacutedible Est-elle un critegravere axiologique

Les sanctions srsquointegravegrent dans un systegraveme de contraintes qui creacuteeacute de lrsquoopportunisme

sans creacuteer aucune disposition morale authentique Nous avons analyseacute cette ideacutee qui est celle

de Guyau dans notre travail consacreacute agrave la morale de lrsquoauteur de lrsquoEsquisse Nous en proposons

ici un reacutesumeacute

La sanction est-elle efficace au point de vue de social Nrsquoy a-t-il pas toujours une

contradiction potentielle entre les inteacuterecircts de la socieacuteteacute lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu Non pas

reacutepond John Stuart Mill la crainte que fait peser la sanction est inteacutegreacutee dans le calcul de

lrsquointeacuterecirct du sujet Ainsi la sanction acquiert-elle une dimension preacuteventive et une efficaciteacute

sans remettre en question la toute-puissance de lrsquointeacuterecirct lequel se trouve modifieacute et non

supprimeacute Mais Guyau objecte que si la crainte peut contraindre forcer lrsquoindividu agrave se

soumettre elle ne lrsquoobligera pas inteacuterieurement quand la crainte cessera

Si je ne cesse pas de le craindre [le chacirctiment] je fais tous mes efforts pour

lrsquoeacuteluder et pour le fuir non pour eacuteviter et fuir lrsquoaction agrave laquelle il srsquoattache direz-vous

donc qursquoil a toujours la mecircme efficaciteacute Lorsque le chacirctiment mrsquoatteint malgreacute moi

je le subis physiquement mais je le repousse moralement il mrsquoirrite et mrsquoexaspegravere

Lrsquoesclave le plus frappeacute est le plus indocile il faut ecirctre libre et maicirctre de soi pour ecirctre

puni avec profit (Guyau 1885 p 365)

Il y a dans lrsquoargument de Guyau comme une reprise de lrsquoargument eacutenonceacute par Spinoza

dans le livre III de LrsquoEacutethique Les reacutegimes politiques qui srsquoappuient sur le ressort de la crainte

190

peuvent bien contraindre temporairement tant que dure la menace mais la crainte affect

neacutegatif qui provoque de la tristesse suscitera meacutecaniquement chez le sujet qui lrsquoeacuteprouve

lrsquoeffort pour contrer les causes de cette crainte Crsquoest ce qursquoon peut induire de la lecture de

ces passages

Proposition XII

LrsquoEsprit autant qursquoil peut srsquoefforce drsquoimaginer ce qui augmente ou aide la

puissance drsquoagit du corps [hellip]

Proposition XIII

Quand lrsquoEsprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance drsquoagir du Corps

il srsquoefforce autant qursquoil peut de se souvenir de choses qui en excluent lrsquoexistence [hellip]

Proposition XVIII

Lrsquohomme se trouve par lrsquoimage drsquoune chose passeacutee ou future affecteacute du mecircme

affect de Joie et de Tristesse que par lrsquoimage drsquoune chose preacutesente [hellip]

Proposition XIX

Qui imagine deacutetruit ce qursquoil aime sera triste et srsquoil lrsquoimagine conserveacute joyeux

[hellip]

Proposition XX

Qui imagine deacutetruit ce qursquoil a en haine sera joyeux

(Spinoza 1999 pp 225-237)

On voit combien la sanction sociale est condamneacutee agrave une efficaciteacute deacuterisoire non

seulement le sujet cherchera toujours agrave lrsquoesquiver mais la menace que la sanction fait planer

eacuteveillera toujours de la reacutevolte chez lrsquoindividu qui ne la verra que comme un obstacle La seule

sanction agrave laquelle Guyau semble conceacuteder de la pertinence est lrsquoexil ce qursquoil nomme du terme

191

bien malheureux de laquo deacuteportation raquo3 mais cette sanction ultime ne sonne-t-elle pas comme

un aveu drsquoimpuissance

En toute doctrine la socieacuteteacute peut exclure provisoirement de son sein le coupable

comme un ecirctre anti-social le releacuteguer mecircme deacutefinitivement dans quelque lieu de

deacuteportation mais il est difficile drsquoaller plus loin Une sanction sociale qui deacutepasserait

les limites drsquoune simple exclusion resterait toujours drsquoun point de vue absolu injuste agrave

lrsquoeacutegard drsquoun ecirctre irresponsable que lrsquointeacuterecirct entraine elle serait eacutegalement injuste agrave

lrsquoeacutegard drsquoun ecirctre libre qui ne reacutepondrait de sa conduite que devant sa conscience et

pourrait se reacutevolter contre tout chacirctiment venu du dehors (Guyau 1885 p 366)

Crsquoest cette impuissance de la sanction agrave pouvoir se saisir de la volonteacute du sujet qui

conduit Guyau agrave purger la morale de tout chacirctiment laquo Nous croyons que lrsquoideacutee de chacirctiment

drsquoexpiation imposeacutee est une de celles auxquelles la morale doit reacutesolument renoncer raquo (1885

p 366) De lrsquoilleacutegitimiteacute de la sanction naicirct donc son inefficaciteacute laquo de cette injustice essentielle

naicirctrait naturellement dans la pratique une inefficaciteacute relative punir ce nrsquoest pas

convaincre raquo (1885 p 366)

La seule sanction qui pourrait ne pas reconduire cet eacutecueil est la sanction que le

coupable srsquoinflige agrave lui-mecircme non pas comme geste imposeacute du dehors mais comme acte

choisi de plein greacute et donc leacutegitime agrave ses propres yeux ndash agrave la maniegravere dont les citoyens de

lrsquoantique Athegravenes srsquoinfligeaient eux-mecircmes le chacirctiment qui leur eacutetait soumis

Drsquoapregraves la loi atheacutenienne chaque coupable devait lui-mecircme proposer la peine

qursquoil jugeait proportionneacutee agrave sa faute crsquoest lagrave la sanction ideacuteale dont la socieacuteteacute reacuteelle

3 Le problegraveme est que Guyau ne preacutecise ce qursquoil entend par deacuteportation eacuteloignement geacuteographique supposons-noushellip mais pour aller ougrave Il ne srsquoagit pas drsquoenvoyer les criminels au bagne puisqursquoon sait que Guyau anticipe de maniegravere reacutealiste la fin du bagne ainsi que de maniegravere moins reacutealiste la fin de la prison Il ne srsquoagit pas non plus de les exterminer puisque Guyau est opposeacute agrave la peine de mort (on nrsquoen attend pas moins drsquoun auteur critique de la sanction) On peut supposer qursquoil srsquoagit drsquoun lieu eacuteloigneacute relativement deacutesert ougrave les criminels ne pourraient pas nuire agrave leurs semblables mais ne leur interdirait nullement de trouver une forme de bonheur

192

ira se rapprochant de plus en plus La sanction nrsquoexiste que lagrave ougrave le coupable lrsquoaccepte

bien plus la veut la fixe et lrsquoexerce lui-mecircme Je ne puis ecirctre puni dans toute la force

de ce mot que si crsquoest moi qui me punis (Guyau 1885 p 367)

On voit comment Guyau en eacutepousant la ligne argumentative utilitariste la retourne

contre elle-mecircme il nrsquoest de potentielle sanction morale efficace et leacutegitime que lrsquoauto-

sanction Tout autre sanction nrsquoest que dressage Reste agrave deacuteterminer si cette auto-sanction

mecircme nrsquoest pas encore probleacutematique

Autre difficulteacute de la sanction quant agrave sa fonction de protection si le but est de geacuteneacuterer

de la souffrance agrave tout le moins de susciter de la crainte drsquointimider de menacer il est difficile

de ne pas voir dans cette sanction protectrice un acte (agrave tout le moins une promesse) de

violence agrave lrsquoeacutegard de lrsquoinfracteur Un acte de violence reacutepond agrave un acte de violence Certes le

transgresseur a lrsquoinitiative de la violence mais on peut se demander srsquoil nrsquoy a pas un profond

paradoxe agrave reacutepondre sur un plan au fond similaire (celui de geacuteneacuterer du malaise) Si la question

peut agrave la limite ne pas se poser du point de vue de la justice peacutenale elle ne peut pas manquer

de se poser du point de vue eacuteducatif que dit-on lorsqursquoon sanctionne la violence par la

violence Lorsque le Talion est appliqueacute On ne pourra preacutetexter que lrsquoeacuteducateur est

seulement celui qui nrsquoa pas commenceacute (car cet argument nrsquoest jamais qursquoun enfantillage qui

ne fonde aucun droit) Ne rentre-t-on pas dans une probleacutematique de pouvoir Celui qui

sanctionne ne se discreacutedite-t-il pas ndash pour autant qursquoil cherche agrave eacutemanciper

53 La fonction mneacutesique

laquo Pourquoi la sanction raquo pourrait signifier laquo pourquoi (se) faire souffrir raquo

Une reacuteponse possible est proposeacutee par Nietzsche et reprise par Marcel Conche

Marcel Conche a eacutecrit dans Le Fondement de la morale

Pourquoi punir un enfant Pour qursquoil ne ldquorecommencerdquo pas pour qursquoil eacutevite la

faute agrave lrsquoavenir bref pour lui faccedilonner une meacutemoire Il est bon de faire souffrir si cela

193

permet drsquoeacuteviter de corriger lrsquoerrance de la volonteacute de forger une volonteacute forte crsquoest-

agrave-dire drsquoabord une volonteacute fondeacutee sur la meacutemoire (Conche 2003 p 124)

Crsquoest dire que sanction souffrance et meacutemoire semblent lieacutees Mais comment

Dans le deuxiegraveme traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale Nietzsche comprend lrsquoecirctre

humain comme lrsquoanimal qui peut promettre (2000 p 118) Comment naicirct la responsabiliteacute

chez cet animal singuliegraverement oublieux (et lrsquooubli nrsquoest pas un deacuteficit de meacutemoire mais une

faculteacute active condition de santeacute morale) qursquoest lrsquohomme Nietzsche estime que cette

question est mecircme laquo le veacuteritable problegraveme de lrsquohomme raquo Comment est-on passeacute de cette

extraordinaire propension agrave lrsquooubli au sentiment de la responsabiliteacute agrave la conscience comme

instinct dominant

531 Chacirctiment et compensation

On connaicirct la reacuteponse de Nietzsche par des moyens mneacutemotechniques qui nrsquoont rien

de moraux ce qursquoil nomme la moraliteacute des mœurs cette longue peacuteriode de lrsquohistoire ougrave lrsquoecirctre

humain a eacuteteacute dresseacute afin drsquoecirctre rendu preacutevisible Et ce travail nrsquoaurait pas eacuteteacute possible sans

souffrance crsquoest cette derniegravere qui assure lrsquoincorporation laquo seul ce qui ne cesse de faire mal

reste dans la meacutemoire raquo laquo la douleur [est] lrsquoauxiliaire le plus puissant de la mneacutemotechnique raquo

(2000 pp 125-126) Toute discipline comme reacutesultat est donc le fruit drsquoune longue seacuterie de

chacirctiments qui nrsquoont pour drsquoautres fins que de soutenir cette meacutemoire si aiseacutement deacutefaillante

Ah la raison le seacuterieux la domination des affects toute cette teacuteneacutebreuse

affaire que lrsquoon appelle la reacuteflexion tous ces privilegraveges et ces attributs fastueux de

lrsquohomme qursquoil a fallu les payer cher que de sang et drsquohorreur au fond de toutes les

ldquobonnes chosesrdquo hellip (Nietzsche 2000 p 128)

Nietzsche on le voit charge le chacirctiment drsquoune fonction de reacutegulation

comportementale Le chacirctiment qui srsquoappuie sur la souffrance (on pourrait presque dire que

la souffrance est ce qursquoil y a drsquoessentiel dans le chacirctiment) dresse lrsquohomme et le rend preacutevisible

194

lagrave ougrave sa tendance deacutebonnaire agrave lrsquooubli le rendrait captif du preacutesent la socialisation est un

acquis tardif et nrsquoaurait pas eacuteteacute rendue possible sans cette longue seacuterie de chacirctiments qui ont

forgeacute la meacutemoire de lrsquohumaniteacute

Drsquoune toute autre maniegravere que Guyau Nietzsche retrace lrsquoorigine du sens du chacirctiment

et son eacutevolution Au deacutepart eacutetait la laquo dette raquo la relation entre creacuteancier et deacutebiteur Lors drsquoun

contrat le deacutebiteur srsquoengage agrave rembourser Or le meilleur gage consiste agrave payer de sa

personne si je ne peux rembourser je pourrais au moins souffrir Degraves lors lrsquohomme a appris

agrave mesurer il devenu lrsquoanimal eacutevaluateur par excellence Toute dette peut ecirctre compenseacutee par

de la souffrance le creacuteancier eacutetanche sa soif de puissance par la violence avec laquelle il se

paye en nature La compensation de la dette qui donne accegraves au titre de seigneur de maicirctre

consiste donc agrave pouvoir faire preuve de cruauteacute On fait donc mal pour le plaisir de faire mal

ou plutocirct pour la satisfaction que suscite chez celui qui inflige la souffrance le fait de faire

souffrir La cruauteacute est ce qursquoil a drsquoessentiel dans le chacirctiment agrave titre de compensation on se

rend maicirctre drsquoautrui Peu importe alors ce que lrsquoautre ressentait ou mecircme srsquoil eacutetait innocent

Il ne srsquoagit pas drsquoecirctre juste mais de se deacutedommager en donnant satisfaction agrave sa soif de

puissance La sanction (ou le chacirctiment) sont originellement des moyens de deacutecharger la

colegravere et de trouver compensation par la cruauteacute exerceacutee sur un ecirctre plus faible Nietzsche

au sect4 eacutecrit notamment ceci qui nous inteacuteresse au point haut point

Durant la plus longue peacuteriode de lrsquohistoire humaine on nrsquoa absolument pas

chacirctieacute parce que lrsquoon rendait lrsquoinstigateur responsable de son acte et donc certes pas

en preacutesupposant que le coupable et lui seul doit ecirctre chacirctieacute ndash mais au contraire

exactement comme les parents aujourdrsquohui encore chacirctient leurs enfants sous le

coup de la colegravere que suscite un dommage subi et que lrsquoon passe sur celui qui lrsquoa

provoqueacute ndash cette colegravere eacutetant toutefois limiteacutee et infleacutechie par lrsquoideacutee de que tout

dommage possegravede drsquoune maniegravere ou drsquoune autre son eacutequivalent et peut reacuteellement

ecirctre acquitteacute ne serait-ce qursquoau moyen drsquoune douleur infligeacutee agrave celui qui lrsquoa provoqueacute

(Nietzsche 2000 p 130)

195

Le chacirctiment qursquoon fait subir aux enfants serait ainsi dans la logique du chacirctiment

initial on se venge on deacutecharge son affect par un acte de cruauteacute qui ne regarde pas agrave la viseacutee

eacuteducative mais seulement au soulagement pulsionnel

Nrsquoy a-t-il pas de cette cruauteacute dans toute sanction qui rappelle la relation de

deacutependance la dette initiale qursquoon ne pourra compenser qursquoavec de la souffrance Telle est

la psychologie primitive qui drsquoapregraves Nietzsche explique la puissante tendance de lrsquoesprit

humain au chacirctiment Voir souffrir fait du bien faire souffrir procure davantage de bien

encore Ou plus succinctement encore il y a de la joie de la fecircte dans toute cruauteacute toute la

psychologie (primitive) de la sanction (du cocircteacute de celui qui la fait subir) se trouve renfermeacutee

dans cette assertion

532 Eacutevolution du chacirctiment

Mais eacutevidemment cette histoire nrsquoen reste pas lagrave De maniegravere tregraves fine Nietzsche

estime que lrsquohistoire de la culture (ou de la civilisation supeacuterieure) est lrsquohistoire de la

spiritualisation de cette cruauteacute laquo Presque tout ce que nous appelons ldquoculture supeacuterieurerdquo

repose sur la spiritualisation et lrsquoapprofondissement de la cruauteacute raquo (Nietzsche 2003 p 202)

La justice reacuteside aux origines dans la volonteacute de srsquoentendre entre puissances eacutegales

gracircce agrave une compensation (et de soumettre ceux qui sont moins puissants) la socieacuteteacute est le

creacuteancier ses sujets sont les deacutebiteurs Ces derniers jouissent drsquoavantages consideacuterables (la

seacutecuriteacute notamment) Le criminel devient un deacutebiteur non seulement il perd la jouissance des

droits qursquoil avait mais on lui fait sentir laquo ce que ces biens impliquent raquo Le criminel se met hors

socieacuteteacute il attire donc toutes les animositeacutes comme tout ennemi de ladite socieacuteteacute Il est un

ennemi et sera chacirctieacute comme tel Les instincts se deacutechaicircnent contre le criminel

Lorsque la socieacuteteacute srsquoagrandit sa puissance srsquoaccroicirct dans la mecircme mesure la faute

individuelle apparaicirct moins dangereuse et le criminel se trouve deacutefendu au sein de la socieacuteteacute

contre les tendances les plus agressives (notamment celles de la victime agresseacutee) On

commence agrave dissocier lrsquoacte de lrsquoacteur (cf notre distinction entre punition et sanction qui

serait ainsi une acquisition tardive de notre conception de la justice) on ne cherche plus agrave faire

souffrir pour souffrir (cf notre distinction entre chacirctiment ndashexemplairendash et punition) laquo Si la

puissance et la conscience de soi drsquoune communauteacute srsquoaccroissent le droit peacutenal ne cesse

eacutegalement de srsquoadoucir raquo (2000 p 146) Ainsi lrsquohumanisation de la justice est-elle correacuteleacutee agrave

196

la puissance de la socieacuteteacute qui lrsquoapplique plus la communauteacute est puissante plus elle peut

eacuteviter la sanction Et Nietzsche anticipe un tel sentiment de puissance qursquoil pourrait permettre

agrave la socieacuteteacute de ne plus sanctionner

Il ne serait pas impossible drsquoimaginer pour une socieacuteteacute une conscience de sa

puissance qui fasse qursquoelle serait en droit de srsquoaccorder le luxe le plus noble qui existe

pour elle ndash accorder lrsquoimpuniteacute agrave celui qui lui fait subir un dommage ldquoQue peuvent

bien mrsquoimporter mes parasites rdquo serait-elle alors en droit de deacuteclarer ldquoQursquoils vivent et

prospegraverent je suis bien assez forte pour me permettre cela rdquohellip (Nietzsche 2000 p

146)

La justice (ici entendue au sens de justice peacutenale) srsquoabolit elle-mecircme ndash telle est la gracircce

qui ressortit de la plus extrecircme puissance

On voit que la proposition nietzscheacuteenne est drsquoune grande richesse et drsquoune

incontestable feacuteconditeacute Le chacirctiment nrsquoest pas un bloc monolithique il remplit des fonctions

diverses qui ne srsquoeacutepuisent nullement dans la consideacuteration de sa genegravese (laquelle nrsquoest jamais

qursquoune genegravese possible rappelons-le) Nietzsche en dresse une liste non-exhaustive qui reacutevegravele

que la proceacutedure a engendreacute de nombreuses utiliteacutes

Le chacirctiment comme processus consistant agrave mettre hors drsquoeacutetat de nuire agrave

empecirccher la poursuite des dommages Le chacirctiment comme acquittement du

dommage aupregraves de qui en est victime sous une forme ou une autre (eacutegalement agrave

travers une compensation en affect) Le chacirctiment comme isolement drsquoun trouble

affectant un eacutequilibre pour empecirccher lrsquoextension de ce trouble Le chacirctiment comme

processus consistant agrave inspirer la peur agrave lrsquoeacutegard de ceux qui deacuteterminent et exeacutecutent

le chacirctiment Le chacirctiment comme espegravece de compensation pour les avantages dont

le criminel a beacuteneacuteficieacute jusque lagrave (par exemple lorsqursquoon lrsquoutilise comme esclave dans

197

une mine) Le chacirctiment comme eacutelimination drsquoun eacuteleacutement qui deacutegeacutenegravere (le cas eacutechant

drsquoune branche entiegravere comme le prescrit le droit chinois moyen par conseacutequent de

garder la race pure ou de fixer un type social) Le chacirctiment comme fecircte agrave savoir

comme deacutechaicircnement de violences et raillerie agrave lrsquoeacutegard drsquoun ennemi que lrsquoon a fini par

abattre Le chacirctiment comme processus consistant agrave fabriquer une meacutemoire soit pour

celui qui subit le chacirctiment ndash la soit-disant ldquoameacuteliorationrdquo soit pour les teacutemoins de

lrsquoexeacutecution Le chacirctiment comme regraveglement drsquohonoraires que se reacuteserve la puissance

qui protegravege lrsquoauteur du meacutefait des deacutebordements de la vengeance Le chacirctiment

comme compromis avec lrsquoeacutetat naturel de vengeance dans la mesure ougrave celui-ci

demeure maintenu par des ligneacutees puissantes et se trouve revendiqueacute comme un

privilegravege Le chacirctiment comme deacuteclaration de guerre et mesure de guerre agrave lrsquoencontre

drsquoun ennemi de la paix de la loi de lrsquoordre de lrsquoautoriteacute que lrsquoon combat comme

constituant un danger pour la communauteacute comme un ecirctre en rupture de contrat

relativement agrave ses preacutesupposeacutes comme un rebelle un traicirctre et un violateur de paix

avec des moyens comme en fournit preacuteciseacutement la guerre (Nietzsche 2000 p 158)

Il nous semble remarquable que dans toutes ces fonctions eacutenumeacutereacutees par Nietzsche il

en est une seule qui prenne en consideacuteration le point de vue du criminel celle qui consiste agrave

lui forger une meacutemoire Comme si en deacutepit de toutes ses mues fonctionnelles le chacirctiment

nrsquoavait quasi jamais eacuteteacute penseacute dans lrsquooptique de celui qursquoon condamne ndash quasi jamais dans une

optique eacuteducative On ajoutera que Nietzsche appelle laquo ameacutelioration raquo cette inculcation de la

meacutemoire

Il est remarquable que Nietzsche anticipe lrsquoavenir de la spiritualisation de la

justice comme lrsquoabolition de la justice peacutenale Lrsquoaccroissement de puissance finira par rendre

le chacirctiment superflu et par eacutevanouir le besoin de cruauteacute Une eacuteducation qui recourt donc au

chacirctiment (ou agrave sa version impersonnelle et plus mesureacutee la sanction) ne srsquoest pas encore

deacutepartie ni du besoin de cruauteacute ni nrsquoest arriveacutee agrave ce degreacute de puissance qui lui permettrait de

198

surmonter les outrages agrave son eacutegard Si donc nous ne parvenons pas agrave nous passer de la

sanction ce nrsquoest peut-ecirctre pas parce que celle-ci est neacutecessaire ndash mais parce qursquoil manque agrave

la communauteacute cet exceacutedent de puissance qui lui permettrait de faire face agrave la provocation et

qui eacutepargnerait des solutions qui engagent la souffrance du sujet

Enfin en prenant deacutesormais nos distances avec les analyses nietzscheacuteennes si on

considegravere que la sanction permet de forger la meacutemoire ne pourrait-on pas partir de ce dessein

(faire la meacutemoire) et se demander si on ne peut pas lrsquoatteindre par un autre moyen que la

souffrance Faut-il souffrir pour retenir Pour retenir vraiment Et pour faire sens Nous en

doutons si la souffrance est un moyen efficace pour forcer la meacutemoire pour la dresser elle

nrsquooffre guegravere de prise sur ce qui devrait ecirctre lrsquoobjet de lrsquoeacuteducateur le jugement qursquoil srsquoagit de

former et la qualiteacute de la personnaliteacute du sujet qursquoil srsquoagit drsquoeacutelever

Reacutesumons-nous Parmi les fonctions possibles du chacirctiment (qui deacutecante sous lrsquoeffet

de la spiritualisation de la justice en sanction) la seule qui ressemble agrave une utiliteacute eacuteducative

est la fonction mneacutesique Telle est lrsquoameacutelioration que propose le chacirctiment la souffrance a

permis au criminel au deacuteviant de se souvenir de ce qursquoil doit agrave la socieacuteteacute Inutile de rappeler

qursquoil srsquoagit plutocirct de dressage que drsquoeacuteleacutevation qursquoune meacutemoire pourrait certainement ecirctre

forgeacutee par un autre proceacutedeacute que la souffrance et que Nietzsche lui-mecircme admet la non-

neacutecessiteacute du chacirctiment dans le cas drsquoun surplus de puissance Autrement dit on sanctionne

drsquoautant plus qursquoon peut moins supporter et qursquoon exige comme compensation un peu de

souffrance ndash en raison de la psychologie primitive de lrsquohumaniteacute qui fait de la cruauteacute une joie

Peut-on deacutepasser cette psychologie primitive Peut-on faire une meacutemoire agrave celui qui

a fauteacute sans faire souffrir

533 Critique du lien chacirctiment ndash meacutemoire les effets du punishment

Nous voudrions proceacuteder agrave la critique de lrsquoideacutee selon laquelle on ne peut faire une

meacutemoire qursquoagrave la faveur drsquoun chacirctiment drsquoune sanction neacutegative qui engendre de la souffrance

On trouve une critique rigoureuse de la sanction punitive dans lrsquoouvrage de B F

Skinner Le terme punishment est traduit par le neacuteologisme punissement afin drsquoeacuteviter

laquo lrsquoappariement entre punition et infantile raquo (note drsquoAndreacute et Rose-Marie Gonthier-Werren p

175 In Press 2008) Il nous semble cependant que cette preacutecaution qui cherche agrave justifier ce

199

neacuteologisme est assez inutile dans la mesure ougrave il nrsquoest pas possible drsquoeacutechapper au verbe punir

(qui se trouve donc utiliseacute dans la traduction) lequel renvoie agrave la mecircme source de confusion

Ceci dit acceacutedons agrave la proposition des traducteurs et utilisons le terme de punissement pour

renvoyer agrave la sanction comprise comme opeacuterateur aversif de controcircle

Comment fonctionne le punissement Skinner propose de le comprendre comme un

renforceur (comme stimulus ce qui affermit une action qui preacutecegravede) Dans le cas du

punissement le renforceur peut ecirctre positif (le retrait affermit lrsquoaction qui le preacutecegravede ndash comme

retirer une friandise agrave un enfant) ou neacutegatif (la preacutesentation affermit lrsquoaction qui le preacutecegravede ndash

comme donner une gifle agrave un enfant) Lrsquoavantage de cette compreacutehension du punissement est

qursquoelle ne preacutejuge pas des effets laissant toute latitude agrave lrsquoexpeacuterience pour reacutepondre agrave cette

double question laquo quel est lrsquoeffet de retirer un renforceur positif ou de preacutesenter un neacutegatif raquo

(Skinner 2008 p 177)

Le premier effet du punissement ainsi compris est lieacute agrave la situation immeacutediate le

stimulus aversif engendre un comportement incompatible avec la conduite preacutealable qui cesse

en conseacutequence

Le deuxiegraveme effet du punissement est lieacute au conditionnement le comportement puni

devient la cause de stimuli conditionneacutes lesquels sont incompatibles avec le comportement

qursquoil srsquoagit de faire disparaicirctre Lorsque le punissement est seacutevegravere ils reacuteactivent des

preacutedispositions eacutemotionnelles sentiments de honte de culpabiliteacute ou sens du peacutecheacute Degraves lors

ce nrsquoest plus seulement quand lrsquoaction qursquoon cherche agrave faire disparaicirctre est exeacutecuteacutee que ces

sentiments eacutemergent mais lorsque lrsquooccasion de lrsquoaction se preacutesente Toutefois

lrsquoaffaiblissement de la reacuteponse punie nrsquoest pas deacutefinitif

Le troisiegraveme effet du punissement est le plus important Skinner le preacutesente ainsi

laquo Tout comportement qui reacuteduit cette stimulation aversive conditionneacutee sera renforceacute raquo

(Skinner 2008 p 180) Le sujet puni cherchera toujours agrave se deacutelivrer de la menace qui pegravese

sur lui tout ce qursquoil fera pour eacuteviter un punissement ulteacuterieur est renforceacute Et voici le

paradoxe lorsque la conduite concurrente a permis agrave plusieurs reprises drsquoeacuteviter le

punissement le renforceur neacutegatif tend agrave disparaicirctre la conduite concurrente qui est neacutee de

lrsquoeacutevitement nrsquoest plus renforceacutee laquo ce qui fait que lrsquoacte puni resurgit finalement raquo (Skinner

2008 p 181) Degraves que le punissement cesse la conduite qursquoil voulait affaiblir eacutemerge agrave

200

nouveau Autrement dit le punissement permet sans doute le changement de conduite ndash mais

ne permet pas de maintenir ce changement

Un punissement seacutevegravere est efficace agrave court terme la tendance agrave agir drsquoune certaine

maniegravere est immeacutediatement reacuteduite Crsquoest pourquoi drsquoapregraves Skinner lrsquoutilisation du

punissement est universelle laquo lrsquoeffet immeacutediat est suffisamment renforccedilant pour expliquer

cette pratique raquo (Skinner 2008 p 181) Mais supposons (comme on est en droit drsquoen douter)

un punissement efficace la conduite qursquoil affaiblit est souvent puissante et le punissement

suscite laquo les reacuteflexes caracteacuteristiques de la peur de lrsquoanxieacuteteacute et drsquoautres eacutemotions raquo Mais la

conduite concurrente peut aussi produire des sentiments de vengeance de colegravere agrave lrsquoeacutegard de

ce qui apparaicirct comme la contrainte geacuteneacuterative Ces eacutemotions eacutetant physiologiques

lrsquoorganisme doit les manifester Drsquoougrave le fait que le punissement peut faire naicirctre des eacutetats

eacutemotionnels agrave mecircme de laquo causer une maladie dite psychosomatique ou interfeacuterer dans la vie

quotidienne raquo

B F Skinner estime donc que le punishment est doueacute drsquoune efficaciteacute agrave tout le moins

douteuse Skinner eacutecrit notamment laquo Agrave long terme le punissement au contraire du

renforcement travaille au deacutetriment agrave la fois de lrsquoorganisme puni et de lrsquoagence punitive raquo

(2008) Les eacutemotions en effet qui eacutemergent des situations punitives sont neacutegatives fuite

vengeance angoisse La premiegravere raison tient agrave ceci il y a laquo une diffeacuterence entre lrsquoeffet

immeacutediat du punissement et son effet agrave long terme raquo ainsi que le montrent les expeacuteriences

avec les animaux Le punissement crsquoest un fait ne reacuteduit pas de faccedilon permanente une

tendance agrave agir Alors que le renforcement positif produit un effet durable le punissement

nrsquoengendre que des effets de court terme Il convient donc de noter que le punissement (ou

sanction neacutegative) nrsquoest pas le double en neacutegatif du renforcement (puisqursquo laquo il nrsquoagit pas par

soustraction de reacuteponses lagrave ougrave le renforcement les ajoute raquo Skinner 2008 p 177) Inutile de

souffrir pour modifier le comportement ou le controcircler le punissement est aussi inefficace agrave

long terme qursquoil est efficace agrave court terme et les dysfonctionnements qursquoil apporte sont autant

drsquoobstacles qursquoil faudra surmonter

Pour Skinner il srsquoagit bien de proposer une meacutethode de controcircle de la conduite Le

cadre est donc bien celui du dressage Mais il montre que mecircme dans ce cadre qui paraicirct

justifier la sanction cette derniegravere nrsquoa pas lrsquoefficaciteacute qursquoon lui reconnaicirct et que des substituts

au punissement sous la forme notamment de renforcement positif existent La sanction au

201

sens punitif du terme et sans lui adjoindre drsquoideacutee expiatrice nrsquoest pas cet incontournable

qursquoon croit mecircme lorsqursquoil srsquoagit de controcircler la conduite drsquoun sujet

54 La frustration constructrice Le point de vue de la psychanalyse

On pourrait nous faire lrsquoobjection suivante lrsquoobjet de la sanction nrsquoest pas de faire

souffrir mais plus modestement et plus humainement sans doute de geacuteneacuterer une frustration

Il nous faut distinguer deux formes de frustration La premiegravere serait en rapport avec

une sanction qui induit une frustration ponctuelle face agrave une tentative deacutetermineacutee de deacuteviance

(la frustration comme reacuteponse agrave une conduite) Mais on peut penser aussi une frustration qui

serait plus constitutive plus geacuteneacuterique qui ne srsquoappliquerait pas juste agrave une conduite deacuteviante

mais agrave la conduite en geacuteneacuteral en tant qursquoelle est tentation de transgression La frustration ne

serait plus alors accidentelle mais essentielle elle formerait le fond de lrsquoeacuteducation

LorsqursquoEirick Prairat eacutecrit que laquo Le ressort de la sanction eacuteducative est la frustration raquo

(2003a p 89) il ajoute que cette frustration peut ecirctre conccedilue comme laquo privation de lrsquoexercice

drsquoun droit raquo laquo priver le contrevenant des avantages de la communauteacute raquo afin de le ramener agrave

la reacutealiteacute celle de sa deacutependance Il srsquoagit ici drsquoune frustration ponctuelle penseacutee comme

peine a minima Preacutesenteacutee ainsi la sanction semble deacutepouilleacutee de ses attributs de cruauteacute la

sanction fonctionne agrave la maniegravere drsquoun rappel Mieux elle est laquo interpellation au sens fort du

terme (interpellare couper troubler deacuteranger) raquo (Prairat 2004 p 43) Si le droit consiste agrave

jouir drsquoune liberteacute octroyeacutee par lrsquoautoriteacute la sanction se ramegravene agrave la contrainte qui interdit de

faire usage dans une certaine mesure de sa puissance Cette proposition nous paraicirct tregraves

raisonnable en tant qursquoelle permet drsquoeacuteviter cet eacutecueil qursquoest lrsquohumiliation (crsquoest bien ainsi qursquoE

Prairat le preacutesente 2003a p 90) mais aussi en tant qursquoelle tend agrave minimiser la souffrance

infligeacutee au deacuteviant conformeacutement agrave cette eacutevolution de la sanction qui se spiritualise

(Nietzsche 2000 pp 145-146) et se conforme agrave la loi drsquoeacuteconomie de la force (Guyau 1985 p

185) Cette frustration cet inconfort ce sentiment de deacuteclassement vise agrave creacuteer ce sentiment

de remords que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute agrave mecircme de devenir un aiguillon qui opegravere une

transformation de la personne Mais mecircme avec cette version humaniseacutee de la sanction

demeure la question comment la frustration peut-elle permettre cette conversion La

geacutenegravere-t-elle automatiquement meacutecaniquement On peut en douter Cette frustration peut

tout agrave fait srsquointeacutegrer dans une logique utilitariste de calcul des pertes et profits des peines et

202

plaisirs ndash mais sort-on drsquoune logique heacutedoniste pour srsquoeacutelever agrave une logique morale (visant la

conversion) Autrement dit cette frustration ponctuelle comme rappel est assureacutement un

outil de dressage (via la sensibiliteacute) mais nrsquoest pas de maniegravere certaine un moyen drsquoeacuteleacutevation

(orienter diffeacuteremment la volonteacute)

Nous aimerions eacuteprouver cette thegravese de la neacutecessiteacute eacuteducative de la frustration dans

une logique qui deacutepasse le cadre eacutetroit deacutefini jusqursquoagrave preacutesent par E Prairat (celui drsquoune

sanction comme reacuteponse ponctuelle agrave une conduite deacuteviante) faut-il fondamentalement

frustrer lrsquoecirctre agrave eacuteduquer La frustration est-elle une eacutetape indispensable Si une reacuteponse

positive eacutetait faite agrave cette question on aurait la preuve que la sanction sous sa forme douce

est indispensable Comme crsquoest la psychanalyse qui a le mieux deacutefendu cette thegravese drsquoune

neacutecessiteacute de la frustration crsquoest la theacuteorie psychanalytique que nous utiliserons pour explorer

ce problegraveme

541 Le renoncement pulsionnel

La pulsion est caracteacuteriseacutee par Freud par une pousseacutee (laquo facteur moteur raquo) un but (la

satisfaction qui supprime lrsquoexcitation originaire) un objet (variable et ce par quoi la pulsion

peut atteindre son but) et une source (organique) (Freud 1986 p 18) Freud distingue deux

groupes de pulsions originaires les pulsions du moi (relatives agrave lrsquoauto-conservation) les

pulsions sexuelles (ou pulsions drsquoobjet) Ce sont ces derniegraveres qui ont commenceacute par inteacuteresser

Freud et auquel il applique le concept de destin la pulsion peut se renverser en son contraire

Ce renversement se peut faire par laquo retournement drsquoune pulsion de lrsquoactiviteacute agrave la passiviteacute raquo ndash

cas de lrsquoexhibitionnisme-voyeurisme ndash et par laquo le renversement du contenu raquo ndash cas de lrsquoamour

qui devient haine ndash (1986 p 25) se retourner sur la personne propre ecirctre refouleacutee ou

encore ecirctre sublimeacutee

Le refoulement est sur le plan du problegraveme de la culture le destin le plus inteacuteressant

il y a des pulsions qui rencontrent des reacutesistances lesquelles œuvrent agrave faire taire les

premiegraveres Tel est le laquo refoulement originaire raquo (1986 p 48) refus de prise en charge des

pulsions par la conscience La pulsion est refuseacutee mais ne cesse pas drsquoexister Le refoulement

est le processus par lequel les rejetons de la pulsion srsquoeacuteloignent du repreacutesentant refouleacute ndash en

203

sorte drsquoecirctre en lien avec la conscience La neacutevrose apparaicirct comme laquo issue entre lrsquointeacuterecirct de

lrsquoautopreacuteservation et les exigences de la libido raquo le moi a vaincu mais dans la souffrance

Or Freud estime dans Malaise dans la culture que le refoulement est une

conseacutequence ineacutevitable du deacuteveloppement de la culture laquo il est impossible de ne pas voir dans

quelle mesure la culture est eacutedifieacutee sur du renoncement pulsionnel agrave quel point elle

preacutesuppose preacuteciseacutement la non-satisfaction (reacutepression refoulement et quoi drsquoautre encore )

de puissantes pulsions raquo (1995 p 41) Le principe de plaisir doit se remodeler sous lrsquoinfluence

du monde exteacuterieur en principe plus humble le principe de reacutealiteacute

Mais ces pulsions auxquelles il faut renoncer ne sont pas seulement de nature

libidinale Freud estime qursquoil existe chez lrsquoecirctre humain un penchant agrave lrsquoagression Toutes les

pulsions ne sont pas de la mecircme espegravece Crsquoest cette pulsion drsquoagressiviteacute davantage que les

pulsions sexuelles qui cause lrsquohostiliteacute agrave la culture le renoncement pulsionnel est trop

important Le bonheur semble sacrifieacute Aussi lrsquohostiliteacute agrave la culture provient-elle davantage des

pulsions du moi que des pulsions libidinales Freud eacutecrit notamment laquo le penchant agrave lrsquoagression

est une preacutedisposition pulsionnelle originelle et autonome de lrsquohomme et je reviendrai agrave lrsquoideacutee

que la culture trouve en elle son obstacle le plus fort raquo (1995 p 64)

Cette pulsion drsquoagressiviteacute est cause du pessimisme de Freud Dans une page qui

rappelle eacutetrangement les analyses de Hobbes sur lrsquoeacutetat de nature Freud eacutecrit

Lrsquohomme nrsquoest pas un ecirctre doux en besoin drsquoamour qui serait tout au plus en

mesure de se deacutefendre quand il est attaqueacute mais qursquoau contraire il compte aussi agrave juste

titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une tregraves forte part de penchant agrave lrsquoagressiviteacute

En conseacutequence de quoi le prochain nrsquoest pas seulement pour lui une aide et un objet

sexuel possibles mais aussi une tentation celle de satisfaire sur lui son agression

drsquoexploiter sans deacutedommagement sa force de travail de lrsquoutiliser sexuellement sans

son consentement de srsquoapproprier ce qursquoil possegravede de lrsquohumilier de lui causer des

douleurs de le martyriser et de le tuer Homo homini lupus qui donc drsquoapregraves toutes

les expeacuteriences de la vie et de lrsquohistoire a le courage de contester cette maxime [hellip]

Dans ces circonstances qui lui sont favorables lorsque sont absentes les contre-forces

204

animiques qui drsquoordinaire lrsquoinhibent elle se manifeste drsquoailleurs spontaneacutement

deacutevoilant dans lrsquohomme la becircte sauvage agrave qui est eacutetrangegravere lrsquoideacutee de meacutenager sa

propre espegravece Lrsquoexistence de ce penchant agrave lrsquoagression que nous pouvons ressentir en

nous-mecircmes et preacutesupposons agrave bon droit chez lrsquoautre est le facteur qui perturbe notre

rapport au prochain et oblige la culture agrave la deacutepense qui est la sienne (Freud 1995

pp 53-54)

Freud oppose ainsi Eros laquo pulsion agrave conserver la substance vivante agrave la rassembler en

uniteacutes de plus en plus grandes raquo agrave la pulsion de mort laquo qui tend agrave dissoudre ces uniteacutes et agrave les

ramener agrave lrsquoeacutetat anorganique des primes origines raquo La pulsion drsquoagressiviteacute est donc agrave

comprendre comme manifestation de la pulsion de mort laquelle serait lieacutee aux pulsions du

moi

Comment la culture srsquoy prend-elle pour geacuterer cette agressiviteacute En introjectant

lrsquoagressiviteacute sur le moi propre

Lrsquoagression est introjecteacutee inteacuterioriseacutee mais agrave vrai dire renvoyeacutee lagrave drsquoougrave elle est

venue donc retourneacutee sur le moi propre Lagrave elle est prise en charge par une partie du

moi qui srsquooppose au reste du moi comme sur-moi et qui comme conscience morale

(Gewisen) exerce alors contre le moi cette mecircme seacutevegravere propension agrave lrsquoagression que

le moi aurait volontiers satisfaite sur drsquoautres individus eacutetrangers La tension entre le

surmoi seacutevegravere et le moi qui lui est soumis nous lrsquoappelons conscience de culpabiliteacute

elle se manifeste comme besoin de punition La culture maicirctrise donc le dangereux

plaisir-deacutesir drsquoagression de lrsquoindividu en affaiblissant ce dernier en le deacutesarmant et en

le faisant surveiller par une instance situeacutee agrave lrsquointeacuterieur de lui-mecircme comme par une

garnison occupant une ville conquise (Freud 1995 p 66)

205

Lrsquoeacutemergence du sentiment de culpabiliteacute est donc une condition sine qua non de la

culture Freud preacutecise la genegravese de ce sentiment il y a drsquoabord lrsquoangoisse devant la perte

drsquoamour angoisse sociale devant lrsquoautoriteacute qui impose un renoncement pulsionnel Mais crsquoest

au moment ougrave lrsquoautoriteacute est inteacuterioriseacutee sous forme drsquoun Surmoi qursquoapparaicirct la conscience

morale le sentiment de culpabiliteacute lrsquointention de transgresser et non lrsquoacte appelle seule le

besoin de punition La seacuteveacuteriteacute du surmoi laquo prolonge simplement la seacuteveacuteriteacute de lrsquoautoriteacute

externe qui est par elle relayeacutee et en partie remplaceacutee raquo (1995 p 71) La difficulteacute est que le

Surmoi est sadique agrave lrsquoeacutegard du moi agrave la menace exteacuterieure temporaire la culture a substitueacute

un malheur permanent

Ces analyses reacutevegravelent la dangerositeacute des pulsions lorsque laquo la personnaliteacute originaire

nrsquoest pas dompteacutee par la culture raquo (Freud 1995 p 39) ndash le terme de domptage renvoie tregraves

preacuteciseacutement agrave lrsquoideacutee de dressage Crsquoest dire que Freud manifeste la plus grande reacuteserve agrave

lrsquoeacutegard de la liberteacute individuelle qui nrsquoest pas selon lui laquo un bien de culture raquo Au deacutesir

drsquoagressiviteacute la culture doit reacutepondre par lrsquoangoisse ou bien angoisse sociale devant lrsquoautoriteacute

ou bien angoisse morale devant le Surmoi La frustration apparaicirct ineacutevitable pour que la culture

puisse poursuivre son œuvre sans elle la pulsion drsquoagressiviteacute lrsquoemporterait sur Eros et crsquoest

ce combat entre pulsion de vie et pulsion de mort qui se joue dans lrsquoeacuteducation penseacutee comme

inteacuteriorisation des interdits Toute la difficulteacute consiste agrave eacuteviter que le moi du sujet eacuteduqueacute ne

soit eacutecraseacute par son Surmoi mais il faut aussi eacuteviter lrsquoagressiviteacute du Ccedila Lrsquoeacuteducation est prise

dans cette double deacuterive ou la permissiviteacute la libeacuteration de la pulsion drsquoagressiviteacute ou

lrsquoexcessive seacuteveacuteriteacute qui condamne le sujet agrave lrsquoeacuteprouvante culpabiliteacute laquo Lrsquoeacuteducation doit

chercher son chemin entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde de la frustration raquo eacutecrit

Freud dans les Nouvelles confeacuterences drsquointroduction agrave la psychanalyse (1994) Dans cette

optique la sanction exteacuterieure nrsquoest que la premiegravere eacutetape de lrsquointeacuteriorisation des interdits

crsquoest le besoin drsquoautopunition qui constitue le relais psychiquement le plus eacuteconomique

quoique le plus deacuteplaisant pour le sujet Mais mecircme srsquoil doit en coucircter au sujet il faut inhiber

Crsquoest ce qursquoeacutecrit Freud

Rendons-nous bien compte de ce qursquoest la premiegravere tacircche de lrsquoeacuteducation

Lrsquoenfant doit apprendre agrave maicirctriser ses pulsions Lui donner la liberteacute de suivre sans

restriction toutes ses impulsions est impossible Ce serait une expeacuterience tregraves

206

instructive pour les psychologues mais les parents nrsquoy pourraient pas tenir et les

enfants eux-mecircmes subiraient de graves dommages qui apparaicirctraient en partie

aussitocirct en partie au cours des anneacutees ulteacuterieures Il faut donc que lrsquoeacuteducation inhibe

interdise reacuteprime et elle y a drsquoailleurs largement veilleacute en tout temps (Freud 1984 p

199)

Eirick Prairat ajoute laquo Lrsquoeacuteducation est donc un processus qui srsquooppose agrave la libre

expansion et expression des pulsions elle tend agrave limiter lrsquoactiviteacute du moi par des interdits et

des sanctions afin de favoriser un refoulement ldquonormalrdquo raquo (2003a p 66) Eacuteduquer consiste agrave

normaliser le systegraveme pulsionnel agrave le soumettre au principe de reacutealiteacute Qursquoest-ce agrave dire par

conseacutequent sinon que lrsquoindividualiteacute et lrsquooriginaliteacute constituent toujours un danger Freud a

cette formule eacutetonnante laquo [hellip] les abeilles les fourmis les termites ont tregraves

vraisemblablement lutteacute pendant des milleacutenaires jusqursquoagrave ce qursquoils aient trouveacute ces institutions

eacutetatiques cette reacutepartition des fonctions cette restriction des individualiteacutes que nous admirons

aujourdrsquohui chez eux raquo (1995 p 65) La laquo restriction des individualiteacutes raquo devient donc admirable

chez Freud et digne drsquoeacuteloge ndash nous voici assureacutement dans ce que nous avons caracteacuteriseacute

comme dressage

Ce nrsquoest pas agrave dire que Freud ne conccediloive pas drsquoautres moyens drsquoorienter la vie

pulsionnelle de lrsquoenfant Lrsquoeacuteleacutevation relegraveverait de la sublimation qui fournit des satisfactions

laquo plus deacutelicates et eacuteleveacutees [nous soulignons]raquo (1995 p 22) Mais Freud se montre pessimiste

quant agrave la possibiliteacute de geacuteneacuteraliser la sublimation pulsionnelle Drsquoune part lrsquointensiteacute de la

satisfaction est assez faible en comparaison des plaisirs organiques Drsquoautre part tout le

monde nrsquoest pas capable de sublimation laquo elle suppose des preacutedispositions et des dons

particuliers qui ne sont pas preacuteciseacutement freacutequents en proportion efficace raquo (1995 p 22) La

sublimation pulsionnelle outre qursquoelle ne paraicirct pas tregraves efficace est ainsi reacuteserveacutee agrave une

minoriteacute lrsquoeacuteleacutevation entendue comme sublimation pulsionnelle ne peut servir de principe

eacuteducatif

Enfin Freud semble heacutesiter sur le lien qui existe entre la seacuteveacuteriteacute de lrsquoeacuteducation et la

seacuteveacuteriteacute du surmoi Il commence par poser lrsquoindeacutependance du surmoi et de lrsquoeacuteducation

207

Lrsquoexpeacuterience enseigne que la seacuteveacuteriteacute du surmoi que deacuteveloppe un enfant ne

reproduit nullement la seacuteveacuteriteacute du traitement qursquoil a lui-mecircme connu La premiegravere

apparaicirct comme indeacutependante de la seconde un enfant qui a eacuteteacute eacuteduqueacute avec

beaucoup de douceur pourra avoir une conscience morale tregraves seacutevegravere (Freud 1995 p

73)

Puis Freud reconnaicirct lrsquoexistence drsquoune correacutelation laquo il nrsquoest pas difficile de se

convaincre que la seacuteveacuteriteacute de lrsquoeacuteducation exerce aussi une forte influence sur la formation du

surmoi enfantin raquo Ce qursquoon appellerait aujourdrsquohui geacuteneacutetique et eacutepigeacuteneacutetique laquo facteurs

constitutionnels congeacutenitaux et des influences du milieu de lrsquoenvironnement reacuteel raquo (1995 p

73) interagissent tous deux dans lrsquointeacuteriorisation des interdits ndash le facteur constitutionnel

congeacutenital eacutetant la pulsion drsquoagressiviteacute Freud ajoute dans une note que la faiblesse du pegravere

peut engendrer un surmoi seacutevegravere du fait que lrsquoagression de lrsquoenfant ne rencontre aucun

obstacle agrave lrsquoexteacuterieur et doit donc ecirctre introjecteacute agrave lrsquoinverse le pegravere excessivement seacutevegravere

fait disparaicirctre la tension entre moi et surmoi permettant agrave lrsquoagressiviteacute de se tourner vers

lrsquoexteacuterieur Autrement dit au commencement est la pulsion drsquoagressiviteacute son destin se joue

dans lrsquoenvironnement (soit lrsquoamour lrsquoagressiviteacute est alors inteacuterioriseacutee sous forme de surmoi

soit lrsquoautoriteacute lrsquoagressiviteacute est alors exteacuterioriseacutee)

542 Y a-t-il une pulsion de mort

La reacuteponse de Freud est conditionneacutee par son anthropologie pulsionnelle crsquoest la

pulsion de mort qui commande principalement la neacutecessiteacute de lrsquoinhibition Il nous paraicirct

neacutecessaire drsquoeacuteprouver cette thegravese y a-t-il une pulsion de mort comme le soutient Freud qui

commande la neacutecessiteacute du renoncement pulsionnel

On sait que Freud nrsquoa pas toujours soutenu cette thegravese drsquoune pulsion de mort il a

drsquoabord estimeacute que la vie psychique eacutetait reacutegie par le principe de plaisir (chercher la libeacuteration

des tensions) Mais un certain nombre drsquoobstacles se sont preacutesenteacutes agrave lui qui lrsquoont conduit en

toute rigueur agrave poser lrsquoexistence drsquoune pulsion de mort (exposeacutes notamment dans Au-delagrave du

principe de plaisir)

208

Ainsi des recircves dans le cas des neacutevroses traumatiques (qui reacuteveacutelerait un masochisme

incompatible avec le principe de plaisir) et du jeu de lrsquoenfant avec la bobine (dont lrsquoeacuteloignement

correspond agrave lrsquoabsence de la mort et que lrsquoenfant reacutepegravete) la compulsion de reacutepeacutetition de

lrsquoeacuteveacutenement traumatique semble indiquer un masochisme lieacute agrave la pulsion de mort Ainsi encore

des neacutevroses de transfert (si le refoulement ne porte que sur des plaisirs interdits pourquoi

refouler des contenus deacuteplaisants ) Ainsi de la meacutelancolie laquo pure culture de la passion de

mort raquo (aucune satisfaction ne serait lieacutee) Ainsi enfin de la bipolariteacute amourhaine qui

reacuteveacutelerait la dualiteacute de la pulsion de vie et de la pulsion de mort

Ces obstacles sont-ils theacuteoriquement contraignants pour poser lrsquoexistence drsquoune

pulsion de mort Srsquoagit-il de manifestations cliniques de la pulsion de mort Kant estimait

dans les Maximes de la raison speacuteculative que lrsquoinvocation de principes explicatifs doit obeacuteir agrave

deux lois la loi de speacutecification (ne pas reacuteduire le nombre de principes explicatifs sous peine

de mutiler la richesse de lrsquoobjet eacutetudieacute) et la loi drsquohomogeacuteneacuteiteacute (ou rasoir drsquoOccam ne pas

multiplier sans raison les principes explicatifs sous peine de ne plus rien expliquer) Lequel de

ces deux principes doit srsquoappliquer dans le cas de la pulsion de mort Le principe de

speacutecification en tant que les cas auxquels il srsquoapplique sont des reacutealiteacutes sui generis Ou bien

le principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute (parfois appeleacute principe drsquoagreacutegation) en tant que ce que la pulsion

de mort deacutecrit pourrait ecirctre expliqueacute de maniegravere plus eacuteconomique

En deacutepit de lrsquoopinion de Freud nous estimons que crsquoest le principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute qui

doit ici ecirctre appliqueacute Andreacute Martins estime (2005) que toutes ces difficulteacutes peuvent ecirctre

reacutesolues de faccedilon eacutepisteacutemologiquement plus eacuteconomique sans avoir agrave recourir agrave la pulsion de

mort

Commenccedilons par la reacutepeacutetition dans le jeu de la bobine On peut nier qursquoil srsquoagisse au

fond drsquoune tendance masochiste il srsquoagit de srsquoapproprier une situation peacutenible pour la

convertir par la maicirctrise du jeu en plaisir de la maicirctrise Andreacute Martins eacutecrit ainsi

[hellip] transformer une situation deacutesagreacuteable et ineacutevitable de la vie courante en

jeu en appuyant sur ses aspects positifs est en principe une faccedilon qui nrsquoest pas

masochiste drsquoaccepter ou mecircme affirmer la reacutealiteacute en se la reacuteappropriant de faccedilon

creacuteative (Martins 2005 p 177)

209

Quant aux recircves traumatiques ils peuvent se comprendre comme non

fondamentalement masochistes en modifiant la fonction du recircve (le souhait agrave lrsquoœuvre laquo nrsquoest

pas dans le souvenir mais dans la tentative drsquoarrecircter cette souffrance en comprenant mieux

pourquoi cet eacuteveacutenement nous a procureacute une si intense souffrance raquo) Le masochisme dans les

contraintes de reacutepeacutetition mecircme pourrait ainsi ecirctre compris comme laquo satisfaction secondaire raquo

comme laquo palliatif raquo lieacute agrave une souffrance insupportable Le masochisme essayerait de donner

du sens agrave une souffrance absurde ndash conformeacutement agrave une proposition de Nietzsche dans La

Geacuteneacutealogie de la morale ce nrsquoest pas la souffrance comme telle qui est insupportable mais la

souffrance en tant qursquoelle nrsquoa pas de sens (laquo Ce qui reacutevolte veacuteritablement contre la souffrance

ce nrsquoest pas la souffrance en soi mais lrsquoabsence de sens de la souffrance raquo Nietzsche 2000 p

139)

Continuons avec les neacutevroses de transfert qui srsquoapparentent aux neacutevroses de destin

Que cherche agrave preacuteserver le psychisme Souvent une personne que lrsquoon aime quand bien

mecircme elle nous a fait du mal Le masochisme est ici un moindre mal laquo La haine ressentie par

la faute refouleacutee est prise comme le moindre mal face agrave la haine que la faute susciterait si elle

eacutetait accepteacutee Refouler le veacutecu deacutesagreacuteable eacuteviterait drsquoaccepter une reacutealiteacute encore plus

insupportable raquo (Martins 2005 p 178) Le masochisme ne serait donc pas primaire il serait

au contraire une deacutefense reacuteactionnelle recherche creacuteatrice drsquoune compensation dans le cadre

drsquoune quecircte de la moindre souffrance

La meacutelancolie est-elle manifestation drsquoune pulsion de mort Sans doute le surmoi se

montre cruel dans la meacutelancolie ndash mais nrsquoy a-t-il pas des satisfactions secondaires eacutevidentes

Cette souffrance nrsquoest pas gratuite elle srsquoaccompagne drsquoune fierteacute qui nrsquoest pas rien Lrsquoorgueil

peut accompagner le malheur qursquoon choisit lrsquoabandonner crsquoest prendre le risque drsquoopter pour

un mal pire encore laquo Le meacutelancolique nrsquoest pas precirct agrave lacirccher la prise de son seul plaisir ni de

reconnaicirctre son eacutechec raquo (Martins 2005 p 183) Autrement dit la meacutelancolie nrsquoest pas

contraire au principe de plaisir

Enfin la dualiteacute amourhaine est bien loin de devoir engager la preacutesupposition drsquoune

pulsion de mort Si nous aimons ce qui suscite du plaisir et haiumlssons ce qui geacutenegravere de la

souffrance rien nrsquoengendre cependant sans ambivalence du plaisir ou de la souffrance ndash en

raison du flou de la frontiegravere qui les seacutepare

210

On le voit les manifestations cliniques invoqueacutees par Freud ne sont pas contraignantes

pour en appeler agrave la pulsion de mort Elles engagent une speacuteculation au sens fort du terme ndash

une anthropologie qui sert de fondement aux consideacuterations meacutetapsychologiques

Freud invoque ce qui srsquoapparente agrave une eacutevidence anthropologique lrsquoecirctre humain est

un ecirctre violent cruel fondamentalement agressif Il srsquoagirait lagrave de consideacuterations purement

inductives de laquo conception par les faits raquo (1995 p 54) Car comment ne pas consideacuterer comme

creacutedule et naiumlf estime Freud celui qui contesterait ce constat

Que drsquoautres aient eu la mecircme attitude de reacutecusation et lrsquoaient encore cela

mrsquoeacutetonne moins car ces pauvres petits ils nrsquoaiment pas entendre mentionner le

penchant inneacute de lrsquohomme au ldquomalrdquo agrave lrsquoagression agrave la destruction et par lagrave aussi agrave la

cruauteacute (Freud 1995 p 62)

Il y a quelque chose de nietzscheacuteen dans ce constat au sect259 de Par-delagrave bien et mal

Nietzsche estime que vivre crsquoest-agrave-dire donner libre expression agrave la volonteacute de puissance crsquoest

toujours alieacutener exploiter laquo la vie mecircme est essentiellement appropriation atteinte

conquecircte de ce qui est eacutetranger et plus faible oppression dureteacute imposition de ses formes

propres incorporation et agrave tout le moins dans les cas les plus tempeacutereacutes exploitation raquo

(Nietzsche 2003 p 247) Les exemples invoqueacutes reacutevegravelent laquo la becircte sauvage en lrsquohomme raquo

Quiconque se remeacutemore les atrociteacutes de la migration des peuples des invasions

des Huns de ceux qursquoon appelait Mogols sous Gengis Kahn et Tamerlan de la conquecircte

de Jeacuterusalem par les pieux croiseacutes et mecircme encore les horreurs de la derniegravere Guerre

Mondiale ne pourra que srsquoincliner humblement devant la confirmation de cette

conception par les faits (Freud 1995 p 54)

La revendication de reacutealisme est-elle justifieacutee Peut-on contester seacuterieusement que

lrsquohomme est meacutechant

211

Une chose est drsquoaffirmer que lrsquoecirctre humain est meacutechant autre chose de dire qursquoil est

meacutechant au fond Tel est le sens de la remarque meacutethodologique de Rousseau qui repegravere un

diallegravele chez les auteurs qui supposent la meacutechanceteacute originelle de lrsquoecirctre humain ils ont pris

pour des signes de la nature ce qui nrsquoeacutetait que des indices de la culture Ils ont projeteacute lrsquoeacutetat

social actuel (la culture) sur la nature humaine De ce que les hommes sont meacutechants cruels

agressifs on ne peut induire qursquoils lrsquoont toujours eacuteteacute et qursquoils le sont essentiellement Qui sait

si au fond cette agressiviteacute qursquoon attribue agrave lrsquoecirctre humain ne serait pas lrsquoeffet de la culture

La remarque meacutethodologique est capitale ne prend-on pas lrsquoeffet (lrsquoagressiviteacute) pour la

cause Et la cause (la culture) ne serait-elle pas consideacutereacutee comme le remegravede

On peut aller plus loin et soutenir avec Olivier Maurel que cette agressiviteacute attribueacutee

agrave la nature humaine serait lrsquoeffet de ce qursquoil nomme la violence eacuteducative ordinaire Expression

inteacuteressante par son ambiguiumlteacute car elle syntheacutetise des eacuteleacutements qui paraissent

contradictoires

[Cette expression] preacutesente lrsquoavantage drsquoinclure agrave travers le mot ldquoviolencerdquo le

jugement de ceux qui la contestent agrave travers lrsquoadjectif ldquoeacuteducativerdquo le but que lui

attribuent ceux qui lrsquoutilisent et la justifient et enfin dans lrsquoadjectif ldquoordinairerdquo la

quotidienneteacute de son emploi et la toleacuterance dont elle jouit (Maurel 2009 p 22)

La violence eacuteducative ordinaire consiste agrave infliger des chacirctiments aux enfants (corporels

ou psychologiques) dans lrsquooptique de les eacuteduquer (en fait de les dresser) avec la conviction

que ces traitements sont agrave la fois neacutecessaires et sans graviteacute Aussi lrsquoune des reacutesistances (au

sens psychanalytique) les plus caracteacuteristiques de la profondeur de lrsquoemprise de cette

conviction reacuteside dans la distinction on ne peut plus impreacutecise entre les chacirctiments inoffensifs

et ceux qui sont macirctineacutes de cruauteacute (ce qursquoon appelle depuis 2001 seulement dans Le Petit

Robert la maltraitance) Cette violence eacuteducative ordinaire qui nrsquoest donc pas reacuteellement

eacuteducative (a-t-on besoin de souligner que lrsquoexpression est en reacutealiteacute oxymorique pour O

Maurel) mais relegraveve du dressage serait cause de lrsquoagressiviteacute qursquoon preacutetend trouver

naturellement chez lrsquoenfant le traitement violent a appeleacute une violence dans la reacuteaction

qursquoune meacuteconnaissance de la cause fait passer pour originaire Ainsi ce ne serait pas le

212

psychisme infantile qui serait agressif mais le psychisme qui baigne dans une agressiviteacute

ambiante consideacutereacutee comme laquo normale raquo

On peut donc retourner lrsquoeacutevidence invoqueacutee par Freud pour la contester les guerres

les invasions les geacutenocides alleacutegueacutes ne seraient pas dus agrave la pulsion de mort mais agrave la violence

de lrsquoenvironnement jugeacutee anodine et inoffensive (car leacutegegravere) inteacuterioriseacutee et resurgissant plus

tard sous forme drsquohostiliteacute agrave la culture La culture (ou du moins la culture violente) ne serait

pas le rempart contre la violence mais sa condition drsquoapparition

A minima donc on peut neutraliser lrsquoargument freudien sur lrsquoagressiviteacute originaire de

lrsquoecirctre humain Il ne srsquoagit pas de nier lrsquoagressiviteacute ou la violence de lrsquoecirctre humain ndash mais a-t-on

avanceacute drsquoun pas en faveur drsquoune quelconque explication lorsque pour expliquer lrsquoeffet on

invoque une cause qui porte le mecircme nom

La proposition drsquoErich Fromm nous paraicirct agrave cet eacutegard meacutethodologiquement plus

inteacuteressante plutocirct que drsquoopposer pulsion de vie et pulsion de mort (et biologiser ainsi

lrsquoagressiviteacute) ne faudrait-il pas comprendre ladite laquo pulsion de mort raquo comme une pulsion de

vie deacutevieacutee Il eacutecrit notamment dans La Peur de la liberteacute

La vie possegravede son propre dynamisme inteacuterieur Comme un arbre elle veut

pousser ses racines et ses branches srsquoeacutelever srsquoeacutetendre faire eacuteclater la force de sa segraveve

Si son expansion est contrarieacutee la segraveve de la vie se corrompt et devient une toxine de

mort Autrement dit la soif de vivre et la fureur de deacutetruire ne sont pas indeacutependantes

lrsquoune de lrsquoautre mais ont un rapport proportionnel inverse Plus lrsquoeacutenergie pourra

srsquoeacutepancher et moins on trouvera de reacutesidus toxiques La destructiviteacute est le fruit

veacuteneacuteneux de lrsquoempecircchement de vivre Les conditions individuelles et sociales qui

paralysent lrsquoeacutepanouissement engendrent la rage de saccager qui forme pour ainsi dire

la poche de venin ougrave srsquoalimentent les tendances hostiles (Fromm 1963 pp 146-147)

213

543 De la theacuteorie des pulsions agrave la theacuteorie de la seacuteduction Le retour de neurotica

Toutes ces consideacuterations engagent une modification importante de la theacuteorie

psychanalytique agrave lrsquoorigine des neacutevroses que Freud attribue agrave la pulsion de mort il faut

preacutesupposer un traumatisme Or crsquoest preacuteciseacutement le refus de la theacuteorie du trauma de Breuer

qui fonde en partie la psychanalyse Jung eacutecrit ainsi dans Psychologie de lrsquoinconscient

[hellip] lrsquointensiteacute drsquoun traumatisme ne possegravede en elle-mecircme qursquoun rocircle

pathogegravene assez secondaire ce sont des circonstances particuliegraveres qui confegraverent

pour un sujet donneacute sa signification de choc eacutemotif agrave lrsquoeacuteveacutenement traumatique [hellip] ce

nrsquoest pas le ldquoshockrdquo en soi qui est pathogegravene de maniegravere immuable [hellip ] Si jusqursquoalors

sous lrsquoemprise de la doctrine traumatique de Breuer [Freud] avait chercheacute la cause des

neacutevroses dans les traumatismes psychiques infligeacutes par la vie il voyait doreacutenavant le

centre de graviteacute du problegraveme se deacuteplacer [vers des perturbations de nature

eacuterotique] (Jung 2008 p 39-41)

Sommes-nous alors autoriseacutes afin de deacuteterminer si la pulsion de mort a bien un mode

drsquoexistence agrave admettre lrsquoexistence drsquoun traumatisme initial ou agrave le nier

Il est remarquable que ce problegraveme srsquoest poseacute agrave lrsquoorigine de la psychanalyse Reprenons

briegravevement cette histoire

En 1896 Freud eacutelabore dans son Eacutetiologie de lrsquohysteacuterie la theacuteorie de la seacuteduction pour

expliquer lrsquohysteacuterie elle consiste agrave reconnaicirctre que le patient a subi durant sa prime jeunesse

(jusqursquoagrave lrsquoacircge de sept ans) des abus de nature sexuelle Il est eacutetonnant que Freud eupheacutemise

le traumatisme sous le terme de laquo seacuteduction raquo terme qui precircte agrave confusion ainsi que le

remarque Alice Miller laquo parce qursquoil implique une eacutegaliteacute qui nrsquoexiste pas entre lrsquoenfant qui nrsquoa

aucun pouvoir et lrsquoadulte qui lui en a raquo (1986 p 66) Freud eacutecrit notamment

Les conditions eacutetranges dans lesquelles le couple ineacutegal poursuit son rapport

amoureux lrsquoadulte qui ne peut pas eacutechapper agrave sa part de deacutependance reacuteciproque telle

214

qursquoelle deacutecoule de la relation sexuelle mais qui en mecircme temps armeacute de toute

lrsquoautoriteacute et de tous les droits agrave lrsquoeacuteducation eacutechange agrave volonteacute un rocircle et lrsquoautre pour

satisfaire ses caprices sans la moindre gecircne lrsquoenfant livreacute agrave cet arbitraire dans toute

son impuissance eacuteveilleacute preacutematureacutement agrave toutes les sensations exposeacute agrave toutes les

deacuteceptions freacutequemment interrompu dans lrsquoexercice des fonctions sexuelles qui lui

sont attribueacutees par sa domination imparfaite de ses besoins naturels ndash tous ces

deacuteseacutequilibres agrave la fois grotesques et tragiques marquent lrsquoeacutevolution lointaine de

lrsquoindividu et de sa neacutevrose par une multitude drsquoeffets durables (citeacute par Miller 1986)

Alice Miller commente ce passage de la maniegravere suivante laquo Le lien entre les besoins

drsquoamour des parents et leur droit agrave exploiter et en mecircme temps agrave discipliner lrsquoenfant est un

facteur si bien inteacutegreacute dans notre civilisation qursquoil nrsquoa que tregraves rarement eacuteteacute remis en question raquo

(1986 p 131) Ce que les enfants subissent ainsi est qualifieacute par Miller de laquo peacutedagogie noire raquo

[hellip] je deacutesigne par la notion de ldquopeacutedagogie noirerdquo une attitude qui preacutetend

enseigner agrave lrsquoenfant la morale la correction et la sinceacuteriteacute et croit pouvoir srsquoautoriser

agrave le faire en recourant agrave des moyens tels que les chacirctiments corporels le mensonge la

tromperie la manipulation etc La ldquopeacutedagogie noirerdquo nrsquoest rien drsquoautre que le

deacuteguisement de lrsquoabus de pouvoir de lrsquoadulte sur lrsquoenfant abus parfaitement leacutegaliseacute et

inteacutegreacute que lrsquoon baptise eacuteducation (Miller 1986 p 25)

Avec cette theacuteorie Freud aurait eacuteteacute au plus proche de reacuteveacuteler ce scandale la

pathologie nerveuse serait conseacutecutive agrave un traumatisme reacuteel Il eacutecrit en 1896

Jrsquooserai donc affirmer qursquoil y a agrave lrsquoorigine de tout cas drsquohysteacuterie un ou plusieurs

eacuteleacutements drsquoexpeacuteriences sexuelles preacutematureacutees ndash qui peuvent se reproduire par le travail

215

analytique en deacutepit des deacutecennies drsquointervalle ndash qui relegravevent de la plus petite enfance

Je pense que crsquoest lagrave une reacuteveacutelation importante pour la deacutecouverte drsquoun caput Nili de

la neurapathologie (citeacute par Miller 1986)

Le traumatisme lrsquoabus sexuel serait cette source du Nil lrsquoorigine veacuteritable de

lrsquohysteacuterie et Freud ajoute que sans cet abus initial lrsquoagressiviteacute nrsquoexisterait pas

[hellip] jrsquoincline agrave penser que sans seacuteduction preacutealable lrsquoenfant nrsquoest pas susceptible

de trouver la voie de lrsquoagression sexuelle Le fondement de la neacutevrose serait donc

toujours poseacute dans lrsquoenfance par les adultes et les enfants ne feraient que se

transmettre ensuite la disposition agrave lrsquohysteacuterie (citeacute par Miller 1986)

Lrsquoaccueil que la Socieacuteteacute de Psychiatrie et de Neurologie viennoise lui reacuteserve lorsqursquoil

leur preacutesente sa theacuteorie le 21 avril 1896 est glacial Breuer lui-mecircme nrsquoadheacutera pas agrave cette

theacuteorie En 1897 Freud abandonne sa theacuteorie et lui substitue sa theacuteorie des pulsions articuleacutee

autour du complexe drsquoŒdipe La cause de la neacutevrose devient psychogegravene le trauma initial nrsquoa

plus lieu drsquoecirctre et relegraveverait du fantasme du patient Alice Miller deacutecrit ainsi la theacuteorie des

pulsions de Freud (de faccedilon neacutecessairement geacuteneacuterale car Freud nrsquoa cesseacute de la modifier)

Drsquoune faccedilon tout agrave fait geacuteneacuterale jrsquoentends pas lagrave la thegravese deacutefendue par Freud

agrave partir de 1897 et reprise par ses eacutelegraveves drsquoune sexualiteacute infantile (phase orale anale

et phallique) culminant chez lrsquoenfant de quatre ans qui voudrait posseacuteder sexuellement

le parent du sexe opposeacute et se deacutebarrasser du parent rival (complexe drsquoŒdipe) ce qui

engendre ineacutevitablement des conflits car lrsquoenfant aime ses deux parents et a besoin

des deux Crsquoest la maniegravere dont se reacutesout ce conflit entre le ccedila et le moi ou entre le

moi et le surmoi qui deacutetermine si le sujet sera ou ne sera pas atteint de neacutevrose

Drsquoapregraves cette thegravese tout ce que lrsquoenfant reccediloit du monde exteacuterieur est ldquonon

216

pathogegravenerdquo mecircme si crsquoest ldquolourd drsquoinfluence pour la constitution du moi et de la

personnaliteacuterdquo (cf Anna Freud Le Moi et les Meacutecanismes de deacutefense) (Miller 1986 pp

9-10)

Crsquoest ce rapport agrave lrsquoenvironnement qui fait du psychisme un meacutecanisme endogegravene qui

apparaicirct absolument contestable agrave Alice Miller La neacutevrose ne serait plus du tout reacuteactionnelle

Ce que le sujet raconte de son histoire (notamment concernant les abus dont il aurait eacuteteacute la

victime) serait ainsi de lrsquoordre du fantasme et comme tel devrait ecirctre traiteacute comme un

symptocircme

Il nrsquoest pas facile de voir pourquoi Freud a abandonneacute la theacuteorie de la seacuteduction Dans

sa lettre agrave Fliess du 21 septembre 1897 Freud eacutecrit

[hellip] la constatation de la freacutequence inattendue de lrsquohysteacuterie la mecircme condition

eacutetant toujours remplie alors qursquoil y a peu de chance que la perversion agrave lrsquoeacutegard des

enfants soit aussi reacutepandue (La perversion doit ecirctre beaucoup plus freacutequente que

lrsquohysteacuterie puisqursquoil nrsquoy a maladie que lorsque les eacuteveacutenements se sont accumuleacutes et

qursquoest intervenu un facteur affaiblissant les deacutefenses) (citeacute par Maurel 2008)

laquo Peu de chance raquo peu croyable lrsquoargument est de nature doxique et semble assez

contradictoire avec le pessimisme anthropologique que deacuteveloppera Freud ensuite Si lrsquoecirctre

humain est porteacute agrave lrsquoagression comment les adultes pourraient-ils ne pas agresser lrsquoenfant

Pourquoi la perversion serait-elle lrsquoapanage de lrsquoenfant Et si lrsquoadulte la prodigue agrave lrsquoenfant

comment ne pas voir dans cette agression le traumatisme originaire que la theacuteorie de la

seacuteduction exhibe Le pessimisme anthropologique de Freud on le voit ne contredit pas sa

theacuteorie de la seacuteduction mais pourrait au contraire la confirmer Mais ce serait alors faire de

lrsquoenfant une victime ce que Freud a toujours refuseacute

On sait que le dernier article de Saacutendor Ferenczi Confusion de langue entre les adultes

et lrsquoenfant nrsquoa pas plu agrave Freud (lors de la derniegravere visite de Ferenczi agrave son maicirctre le 30 aoucirct

1932 ce dernier refusa de lui serrer la main) Le disciple ravivait la neurotica de Freud

217

lrsquoeacutetiologie traumatique de la neacutevrose il eacutecrivait notamment qursquo laquo on ne pourra jamais insister

assez sur lrsquoimportance du traumatisme et en particulier du traumatisme sexuel comme facteur

pathogegravene raquo (Ferenczi 2004 p 41) S Freud eacutecrit ainsi agrave sa fille Anna que Ferenczi entretient

laquo les vues drsquoune eacutetiologie agrave laquelle jrsquoai cru mais que jrsquoai abandonneacutee il y a trente-cinq ans agrave

savoir que les neacutevroses sont couramment causeacutees par des traumatismes sexuels subis dans

lrsquoenfance raquo (citeacute par Jay Frankel 2003) Cela signifierait que les abus sexuels sur les enfants

eacutetaient plus freacutequents que le fondateur de la psychanalyse ne lrsquoavait accordeacute

Pour Erich Fromm (La Crise de la psychanalyse 1973 pp 57-59) Freud a drsquoabord eacuteteacute

au plus proche drsquoecirctre laquo un accusateur deacutenonccedilant lrsquoexploitation parentale au nom de lrsquointeacutegriteacute

et de la liberteacute de lrsquoenfant raquo Mais en raison du laquo profond enracinement de Freud dans le

systegraveme patriarcal autoritaire raquo cette position radicale fut abandonneacutee Lrsquoenfant devint laquo un

petit criminel un pervers [] Ainsi Freud arriva agrave une image et ldquolrsquoenfant peacutecheurrdquo qui comme

certains lrsquoont fait observer ressemble agrave lrsquoimage augustinienne de lrsquoenfant sur des points

essentiels raquo Pour E Fromm la raison relegraveve moins de raisons cliniques observeacutees par Freud

que de laquo sa foi dans lrsquoordre social existant et son autoriteacute raquo Sa partialiteacute envers les parents

apparaicirct eacutegalement clairement selon Fromm dans la falsification de lrsquoimage des parents les

parents du petit Hans sont preacutesenteacutes comme lrsquoeacuteduquant laquo loin de toute intimidation raquo (Freud

hellip) prenant le parti laquo de ne pas se moquer de lui et ne pas le brutaliser raquo Pourtant force est

de constater que les parents (voir Fromm 1973 pp 96-98) le menacent (menace de castration

et drsquoabandon) et lui mentent de maniegravere eacutehonteacutee contredisant explicitement lrsquoassertion de

Freud

La theacuteorie des pulsions pourrait ainsi ecirctre interpreacuteteacutee comme eacutetant agrave lrsquoorigine drsquoun deacuteni

de reacutealiteacute celui du traumatisme normal trop normal que vivent les enfants victimes de la

perversion des adultes Alice Miller eacutecrit en ce sens

Eacutetant donneacute que la theacuteorie psychanalytique des pulsions vient conforter chez

le patient la tendance agrave nier son traumatisme et agrave srsquoaccuser lui-mecircme elle megravene plutocirct

agrave masquer lrsquoexploitation sexuelle et narcissique de lrsquoenfant qursquoagrave la deacutenoncer Pourquoi

le psychanalyste ne srsquoattaque-t-il pas dans la plupart des cas aux traumatismes reacuteels

de lrsquoenfance (Miller 1986 p 13)

218

Il conviendrait ainsi de redonner agrave la theacuteorie de la seacuteduction sous une forme

eacutevidemment reacuteviseacutee agrave lrsquoaune des progregraves de la psychologie le creacutedit que sa puissance

subversive trop subversive meacuterite

Ajoutons enfin que le mythe drsquoŒdipe mobiliseacute par Freud comme paradigme du

complexe eacuteponyme a eacuteteacute interpreacuteteacute de maniegravere ambigueuml On sait que Freud interpregravete les

actions drsquoŒdipe guideacute par lrsquoignorance dans la trageacutedie de Sophocle comme conduits

secregravetement par son deacutesir inconscient Cette interpreacutetation est tregraves habile mais repose sur

une contextualisation deacuteficiente qui prend le personnage drsquoŒdipe comme un

commencement Mais son histoire mecircme comme toujours dans les mythes antiques et

comme toujours dans la reacutealiteacute srsquoinscrit dans un contexte plus large celui drsquoune famille

Comme le rappelle Olivier Maurel

[hellip] la cause lointaine mais reacuteelle du malheur drsquoŒdipe crsquoest que Laiumlos qui avait

beacuteneacuteficieacute de lrsquohospitaliteacute du roi Peacutelops est tombeacute amoureux de Chrysippe le fils de

Peacutelops lrsquoa enleveacute et lrsquoa violeacute ce qui a provoqueacute le suicide de Chrysippe et la maleacutediction

du roi Peacutelops sur la descendance de Laiumlos Ainsi agrave lrsquoorigine du malheur drsquoŒdipe il y a

la quadruple faute de son pegravere qui srsquoest rendu coupable drsquoatteinte aux lois sacreacutees de

lrsquohospitaliteacute en enlevant le fils de son hocircte de viol de meurtre indirect agrave travers le

suicide de Chrysippe et enfin drsquoinfanticide en exposant son fils pour essayer drsquoeacutechapper

agrave la maleacutediction (Maurel 2008 p 197)

En contextualisant le mythe drsquoŒdipe on voit que la condition de possibiliteacute du parricide

est la perversion du pegravere Or tous les pegraveres ne sont pas des pervers crsquoest que par conseacutequent

tous les enfants ne sont pas des parricides Lrsquouniversaliteacute du complexe drsquoŒdipe est mise agrave mal

par cette contextualisation qui eacutevoque davantage le traumatisme originel (la tentative du

meurtre de lrsquoenfant) qursquoune quelconque tendance psychogegravene Doit-on ajouter que

219

contrairement agrave ce que preacutetend Freud dans Totem et tabou le meurtre le plus ancien releveacute

par lrsquoarcheacuteologie nrsquoest pas celui du pegravere de la horde primitive mais lrsquoinfanticide

544 La pulsion de mort moins agrave craindre que la simple obeacuteissance sociale

Milgram refuse lrsquoideacutee que la pulsion drsquoagressiviteacute soit la cleacute de compreacutehension des

souffrances que les ecirctres humains infligent agrave drsquoautres humains Milgram concegravede lrsquoexistence

de telles tendances agressives mais selon lui crsquoest la tendance agrave lrsquoobeacuteissance qui est le

veacuteritable moteur des horreurs de la culture

[ces pulsions agressives] nrsquoont en reacutealiteacute pratiquement aucun rapport avec le

comportement des sujets dans lrsquoexpeacuterience pas plus qursquoelles nrsquoen ont avec

lrsquoobeacuteissance destructrice des soldats en temps de guerre des pilotes qui exterminent

des milliers drsquoinnocents au cours drsquoune seule mission de bombardement en reacutepandant

des flots de napalm sur un village vietnamien Le soldat tue parce qursquoon lui dit de tuer

et qursquoil estime de son devoir drsquoobeacuteir aux ordres Le fait drsquoinfliger une peacutenalisation

douloureuse agrave la victime ne vient pas des pulsions destructrices des participants mais

de leur inteacutegration dans une structure sociale dont ils sont incapables de se deacutegager

(Milgram 2017 p 248)

Milgram invoque la variante 11 de son expeacuterience pour discreacutediter lrsquoideacutee que le sadisme

(lieacute agrave la pulsion de mort) œuvrerait inconsciemment dans les deacutecharges que le sujet administre

Dans cette variante le sujet peut choisir le niveau des chocs eacutelectriques en toute impuniteacute Or

il se trouve que les chocs administreacutes sont de faible intensiteacute laquo Si les pulsions destructrices

avaient reacuteellement essayeacute de se libeacuterer pourquoi les sujets auraient-ils eacutepargneacute la victime alors

qursquoils pouvaient au nom de la science justifier lrsquoadministration des deacutecharges les plus fortes raquo

(2017 p 248)

Milgram se reacutefegravere encore aux travaux de Buss (1961) et de Berkowitz (1962) qui

montrent que la production de frustration chez le sujet engendre bien une augmentation de

220

la souffrance infligeacutee agrave autrui ndash mais dans une proportion bien moindre que dans le cadre drsquoune

conversion agrave lrsquoeacutetat agentique La frustration nrsquoexcite pas la pulsion de mort (toujours agrave

supposer qursquoelle existe) capable de rivaliser avec lrsquoobeacuteissance en termes de production de

souffrance infligeacute agrave autrui

La conclusion est sans appel lrsquoagressiviteacute individuelle est indeacuteniablement un facteur

de deacutecoheacutesion sociale mais son impact est limiteacute Ce facteur est sans commune mesure avec

le danger de lrsquoobeacuteissance en grande partie du fait que lrsquoobeacuteissance est agrave peu pregraves toujours

preacutesenteacutee comme une vertu Ce qui doit nous conduire agrave nous demander si la culture nrsquoa pas

plus agrave perdre dans le dressage qursquoon ne le considegravere ordinairement

Enfin il nous faut convenir que la pulsion de mort invoqueacutee par Freud pour expliquer

la violence agrave lrsquoœuvre au sein des cultures est un postulat probleacutematique au point de vue

meacutethodologique mais peut-ecirctre et surtout fautif au point de vue psychologique tant il sous-

estime la puissance des structures sociales drsquoautoriteacute Moins que jamais la frustration

fondamentale invoqueacutee par la psychanalyse ne nous paraicirct justifieacutee

545 Genegravese de lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute de lrsquoespegravece humaine la proposition de Laborit

En appeler agrave lrsquoeacutevidence de lrsquoagressiviteacute au cours des acircges constitue lrsquoargument de sens

commun le plus persuasif Qui oserait srsquoinsurger contre le fait que lrsquohistoire est lrsquohistoire de la

violence Comment degraves lors ne pas imputer agrave lrsquoecirctre humain lrsquoorigine de cette violence Ce

serait pour se preacutemunir contre cette violence que la culture instaurerait cette discipline agrave

mecircme de limiter cette agressiviteacute lrsquoangoisse de culpabiliteacute ne serait que le moyen que la

culture a trouveacute pour se proteacuteger de la liberteacute entropique de lrsquoindividu Il y aura une tendance

geacuteneacutetique de lrsquoagressiviteacute chez lrsquohomme

Rappelons que crsquoest Rousseau le premier qui a mis en garde contre le risque de diallegravele

lorsqursquoil srsquoagit de jugement anthropologique Gardons-nous eacutecrit-il en substance en voyant

les hommes tels qursquoils sont devenus de porter un jugement sur ce qursquoils sont Leur preacutetendue

agressiviteacute naturelle pourrait nrsquoecirctre en reacutealiteacute que lrsquoabsorption du milieu dans lequel ils vivent

Gardons-nous de nous lamenter de lrsquohumain quand on est porteacute agrave deacutesespeacuterer de lrsquohomme tel

qursquoon le voit Ainsi lrsquoagressiviteacute est-elle une cause ou un effet

Henri Laborit remarque lrsquoambiguiumlteacute du terme drsquoagressiviteacute Il comprend ce concept

comme laquo la quantiteacute drsquoeacutenergie capable drsquoaccroicirctre lrsquoentropie drsquoun systegraveme organiseacute sa

221

tendance au nivellement thermodynamique autrement dit de faire disparaicirctre plus au moins

complegravetement sa structure raquo (1985a pp 74-75) En ce sens toute structure vivante est

ameneacutee agrave subir des agressions et agrave se montrer agressive pour assurer le maintien de sa

structure laquo vie et agressiviteacute seraient synonymes raquo Lrsquoagressiviteacute on le voit nrsquoest pas gratuite

elle est reacuteaction agrave un milieu en vue drsquoassurer le maintien de la structure Or la socieacuteteacute preacuteexiste

agrave lrsquoindividu et forme son systegraveme nerveux en installant chez le sujet agrave eacuteduquer une seacuterie

drsquoautomatismes socioculturels

[La socieacuteteacute apprend des] ldquovaleursrdquo sociales variables avec lrsquoeacutepoque et le lieu

automatiseacutees degraves lrsquoenfance au sein des systegravemes nerveux humains et dont la finaliteacute

nrsquoest la protection ni de lrsquoindividu ni de lrsquoespegravece mais drsquoune organisation sociale drsquoun

type de hieacuterarchie ougrave toujours existent des dominants et des domineacutes (Laborit 1985a

p 75)

Ce qursquoon appelle eacuteducation nrsquoest donc qursquoune seacuterie de laquo jugement de valeurs favorables

au maintien de [la] dominance raquo Pour Henri Laborit lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute inheacuterente agrave

lrsquoespegravece humaine qursquoil tirerait de son origine animale fait preacuteciseacutement partie de ces ideacutees que

les dominants doivent chercher agrave reacutepandre car elle justifie en retour le respect des hieacuterarchies

de valeur laquo tout lrsquoapprentissage socioculturel a pour but de creacuteer des automatismes de

soumission agrave lrsquoeacutegard des hieacuterarchies et de faire disparaicirctre une agressiviteacute qui nrsquoa rien

drsquoanimalier mais qui reacutesulte de lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquoindividu de reacutealiser un comportement

gratifiant raquo (1985a p 76)

Loin donc que de consideacuterer que lrsquoagressiviteacute est premiegravere il faut au contraire estimer

qursquoelle deacuterive drsquoune situation preacutealable drsquoangoisse

En reacutealiteacute il faut propager au contraire la notion qursquoen dehors de lrsquoagressiviteacute

que nous pouvons appeler instinctive sans haine comportement assurant

lrsquoassouvissement des besoins fondamentaux qui ne conduit jamais chez lrsquoanimal au

222

meurtre intraspeacutecifique lrsquoagressiviteacute humaine nrsquoest toujours qursquoun moyen de reacutesoudre

lrsquoangoisse (Laborit 1985a p 76)

Or cette angoisse srsquoaccroicirct avec le deacuteveloppement industriel et la vie citadine crsquoest

cette angoisse qui produit lrsquoagressiviteacute qursquoaccompagne le laquo ldquomalaiserdquo de vivre raquo formule qui

rappelle le titre de lrsquoouvrage de Freud mais en lui donnant une tout autre signification

Henri Laborit nous invite enfin agrave nous meacutefier de toute forme de naturalisme en matiegravere

anthropologique derriegravere lrsquoapparence de neutraliteacute et drsquoobjectiviteacute risque de se tapir une

ideacuteologie qui feint de justifier drsquoinjustifiables choix

[hellip] la reacutefeacuterence agrave la ldquonaturerdquo au ldquonaturelrdquo se fait geacuteneacuteralement pour fournir un

alibi aux jugement de valeurs de lrsquoeacutepoque Crsquoest ainsi que lrsquoon fera appel agrave la nature

pour montrer lrsquoimplacabiliteacute de lrsquoagressiviteacute chez lrsquohomme puisqursquoelle existe chez

lrsquoanimal ce qui deacuteculpabilise les hieacuterarchies les dominances lrsquoagressiviteacute des

dominants en reacuteponse agrave celle des domineacutes (par celle des domineacutes qui se conduisent

eux comme des becirctes sauvages) et des guerres [hellip] La reacutefeacuterence au ldquonaturelrdquo nrsquoest un

alibi que pour deacutefendre lrsquoideacuteologie dominante (Laborit 1985a pp 77-78)

Mais lrsquoagressiviteacute que la civilisation tente de juguler la violence brutale preacutetendue

laquo bestiale raquo nrsquoest pourtant que le contre-coup drsquoune agressiviteacute qui a œuvreacute en amont laquelle

se preacutesente comme leacutegitime pour lutter contre ce qursquoelle engendre laquo Ainsi la violence

explosive brutale la seule dont on parle nrsquoest que la reacuteponse agrave un stimulus et celui-ci nrsquoest

autre que la violence institutionnaliseacutee et qui en conseacutequence ne se reconnaicirct plus pour telle raquo

(1985a p 78) Le dressage loin de permettre de contenir la violence la creacutee donc par la

production drsquoune institution qui inhibe le circuit de la reacutecompense pour se focaliser sur celui

de la punition et exerce ainsi une violence continue (mais autoproclameacutee leacutegitime) sur

lrsquoindividu

On en revient de maniegravere assez surprenante agrave la proposition de Rousseau qui

consideacuterait lrsquoamour de soi (ou conservation de la structure) comme passion primitive amorale

223

non agressive fondamentalement mais susceptible de le devenir lorsque les circonstances la

font jaillir La violence la pulsion de mort nrsquoest pas animale nrsquoest pas primitive elle est

historique et ne fait pas neacutecessairement honneur au genre humain

Eirick Prairat a ainsi raison drsquoestimer que la repreacutesentation de lrsquoenfant comme laquo petit

sauvage qui se plairait agrave vivre dans un monde livreacute aux jeux brutaux des pulsions et des

impulsions raquo (2002 p 92) est une repreacutesentation erroneacutee Au contraire consideacuterer qursquoil faut laquo

que jeunesse se passe raquo crsquoest penser que la violence naturelle le ceacutedera agrave la socialisation

pacificatrice nous soutenons au contraire que crsquoest la paix et la seacutecuriteacute que recherche

lrsquoenfant sauf quand son environnement lui a appris la violence comme moyen de

reconnaissance crsquoest donc prendre lrsquoeffet pour la cause La violence ne doit jamais ecirctre

normaliseacutee banaliseacutee elle serait alors lrsquooccasion drsquoun triste apprentissage agrave savoir que la

violence est un moyen leacutegitime de reacutesoudre les problegravemes

Dans ces pages que nous consacrons agrave la psychanalyse il ne srsquoagit pas de nier lrsquoapport

de la psychanalyse agrave la compreacutehension de la psychegrave Il srsquoagit seulement drsquoeacuteprouver les

arguments en faveur drsquoune neacutecessiteacute de la frustration (et partant de la sanction) ndash neacutecessiteacute

qui reposeraient sur la preacutesence drsquoune pulsion de mort Or le recours agrave la frustration nous est

apparu comme relevant drsquoun dressage et non drsquoune eacuteducation eacutemancipatrice et elle perd

une grande partie de sa neacutecessiteacute lorsqursquoon en vient agrave douter de la reacutealiteacute de la pulsion de

mort Ce nrsquoest pas agrave dire que nous soutenons le laisser-faire en matiegravere eacuteducative mais nous

estimons qursquoune thegravese eacutetablie par des arguments deacutefectueux srsquoen trouve affaiblie Si la

frustration (et la sanction qui la produit) doit ecirctre fondeacutee il faut qursquoelle le soit sur des raisons

solides ndash plus solides que les arguments contestables de Freud que nous venons de preacutesenter

55 Dressage et eacutelevage La proposition de Nietzsche

Nous proposons drsquoeacutetudier la proposition nietzscheacuteenne dans la partie consacreacutee au

dressage car contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire la distinction qursquoopegravere Nietzsche entre

dressage et eacutelevage ne porte pas sur les moyens mais sur la fin seulement Crsquoest ce qursquoexprime

le philosophe allemand dans le Creacutepuscule des idoles Ceux qui ont voulu rendre lrsquohumaniteacute

meilleure sect5

224

La morale de lrsquoeacutelevage et la morale du dressage se valent parfaitement quant

aux moyens qursquoelles emploient pour srsquoimposer nous sommes en droit de poser en

principe suprecircme que pour fabriquer de la morale on doit vouloir inconditionnellement

son contraire (Nietzsche 2005 p 165)

Dressage et eacutelevage sont des concepts zoologiques ndash ce que nous refusons pour le

concept drsquoeacuteleacutevation Au fond lrsquoeacutelevage nrsquoest pour Nietzsche qursquoun dressage supeacuterieur

En quoi leurs fins diffegraverent Par leur viseacutee civilisation ou culture Drsquoun cocircteacute

renversement des valeurs nobles reacuteactiviteacute ressentiment promotion de lrsquoeacutegaliteacute de lrsquoautre

cocircteacute promotion de la puissance activiteacute leacutegislatrice grande santeacute des happy few culte de la

hieacuterarchie et pathos de la distance

Afin de le montrer preacuteciseacutement nous proposons de preacutesenter la fin que Nietzsche

propose agrave lrsquoeacutelevage nous verrons ainsi que cette fin engage des moyens absolument

contraires agrave lrsquoeacuteleacutevation telle que nous la comprenons Eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoune

probleacutematique majeure qui traverse toute lrsquoœuvre de Nietzsche nous nrsquoambitionnons pas une

recension ni une analyse exhaustives mais seulement un tour drsquohorizon un aperccedilu seacutelectif de

cette question dans les derniegraveres œuvres de Nietzsche (du Gai Savoir agrave LrsquoAnteacutechrist)

551 Critique du dressage

Il nrsquoest sans doute pas conforme agrave la penseacutee de Nietzsche de commencer cette

preacutesentation par la critique du dressage on suggegravere alors que la philosophie nietzscheacuteenne

est reacuteactive et ne se pose qursquoen srsquoopposant alors que Nietzsche fait de la reacuteactiviteacute la marque

drsquoune axiologie habiteacutee par le ressentiment et qursquoil entend deacutenoncer preacuteciseacutement On laisse

entendre que la penseacutee de Nietzsche est fondamentalement critique alors que lui-mecircme a

toujours reacutecuseacute lrsquoideacutee qursquoil ne serait qursquoun destructeur Le marteau dans Le Creacutepuscule des

idoles sert agrave ausculter agrave deacutenoncer les fausses valeurs et donc agrave les annihiler sous le feu

critique mais il symbolise aussi le marteau du sculpteur de lrsquoartiste agrave mecircme drsquoinventer de

nouvelles laquo tables de valeurs raquo (selon lrsquoexpression drsquoAinsi parlait Zarathoustra)

En quoi consiste le dressage En une domestication agrave lrsquoinstar de ce qui se pratique

dans les meacutenageries

225

On lrsquoaffaiblit on la rend moins nuisible on en fait une becircte maladive au moyen

de lrsquoaffect deacutepressif de la peur au moyen de la douleur des blessures de la faim ndash Il

nrsquoen va pas autrement avec lrsquohomme dresseacute que le precirctre a ldquorendu meilleurrdquo

(Nietzsche 2005 p 162)

Le dressage vise donc la diminution de puissance qursquoon produit par lrsquoempoisonnement

du psychisme ndash notamment par lrsquoaffect de honte qui dirige lrsquoagressiviteacute contre soi Lrsquoecirctre

humain srsquoen trouve affaibli diminueacute Degraves lors le reacutesultat engendreacute par exemple sur les

laquo Germains nobles (sic) raquo corrompus par lrsquoEacuteglise qui les a fait entrer dans un couvent est

dramatique

[Il ressemblait agrave] une caricature drsquohomme agrave un avorton il srsquoeacutetait transformeacute

en ldquopeacutecheurrdquo il eacutetait fourreacute dans sa cage on lrsquoavait incarceacutereacute entre des concepts

absolument terrifiantshellip Et crsquoest lagrave qursquoil eacutetait agrave preacutesent malade cheacutetif animeacute de

malveillance envers lui-mecircme plein de haine envers toutes les pulsions de vie plein

de soupccedilon envers tout ce qui eacutetait fort et heureux Bref un ldquochreacutetienrdquohellip (Nietzsche

2005 p 162)

Cette derniegravere citation montre que Nietzsche attribue agrave la religion chreacutetienne la

responsabiliteacute de ce dressage dans notre civilisation Le precirctre est celui qui a permis un premier

renversement des valeurs aristocratiques (sectsect6-7 du Premier traiteacute de La Geacuteneacutealogie de la

morale 2000 pp 75-79) ndash le ressentiment est devenu un creacuteateur axiologique lrsquoamour

proclameacute nrsquoest que le revers de la haine agrave lrsquoeacutegard des valeurs saines de lrsquoaristocratie guerriegravere

Au sect10 du Premier traiteacute Nietzche eacutecrit laquo Le soulegravevement drsquoesclaves en morale commence

avec le fait que le ressentiment devient lui-mecircme creacuteateur et enfante des valeurs raquo (2000 p

82) Les concepts de sujet de responsabiliteacute de volonteacute auraient ainsi eacuteteacute inventeacutes agrave cette

occasion afin de produire cette inteacuteriorisation de cette inversion de valeur dans lrsquohomme

226

Le paradoxe est que la victoire que les faibles ont emporteacutee sur les forts fut une victoire

agrave la Pyrrhus ils se sont en quelque sorte terrasseacutes avec leur ennemi Le triomphe de lrsquoideacuteal

asceacutetique qui produit le dressage en rendant malade a aggraveacute la faiblesse initiale Au sect21 du

troisiegraveme traiteacute Nietzsche eacutecrit notamment sur lrsquoutiliteacute drsquoun tel proceacutedeacute

Si lrsquoon veut exprimer par lagrave le fait qursquoun tel systegraveme de traitement a rendu

lrsquohomme meilleur je ne dis pas le contraire jrsquoajoute seulement que chez moi ldquorendu

meilleurrdquo signifie ndash exactement la mecircme la mecircme chose que ldquodompteacuterdquo ldquoaffaiblirdquo

ldquodeacutecourageacuterdquo ldquoraffineacuterdquo ldquorendu douilletrdquo ldquoeacutemasculeacuterdquo (donc presque la mecircme chose que

briseacute) Mais srsquoil srsquoagit principalement de malades drsquoaigris de deacuteprimeacutes un tel systegraveme

rend agrave tout coup le malade mecircme en supposant qursquoil le rende ldquomeilleurrdquo plus malade

qursquoon demande aux psychiatres ce qursquoentraicircne toujours une application meacutethodique

de tourments de peacutenitence de contritions et de spasmes de reacutedemption (Nietzsche

2000 pp 244-245)

Autrement dit lrsquoameacutelioration de lrsquohumaniteacute par le recours agrave lrsquoideacuteal asceacutetique est en

reacutealiteacute une perversion que Nietzsche condamne avec la derniegravere eacutenergie

Il nrsquoen demeure pas moins un paradoxe que nous avons deacutejagrave souligneacute Nietzsche

condamne moins les moyens mis en œuvre par le christianisme que sa fin ndash ou plutocirct son

absence laquo de fins ldquosacreacuteesrdquo raquo (1994 p 120) Que le christianisme mente nrsquoest pas une

objection (pour Nietzsche la fin justifie les moyens) mais qursquoil mente afin de calomnier la vie

voilagrave ce qui provoque la fureur du philosophe allemand

Que le christianisme nrsquoait pas de fins ldquosacreacuteesrdquo voilagrave mon objection contre ses

moyens Rien que des fins mauvaises empoisonnement calomnie neacutegation de la vie

le meacutepris du corps le deacutenigrement et lrsquoauto-avilissement de lrsquohomme par la notion de

peacutecheacute ndash par conseacutequent ses moyens aussi sont mauvais (Nietzsche 1994 p 120)

227

Ce nrsquoest donc pas lrsquoaffaiblissement ou lrsquoempoisonnement qui est donc proscrit par

Nietzsche crsquoest le type de sujet auquel elle srsquoapplique le maicirctre ou lrsquoesclave le fort ou le

faible lrsquoeacutelite ou les masses Crsquoest ainsi que dans Le Creacutepuscule des idoles Nietzsche ne trouve

rien agrave redire lorsque les Lois de Manou srsquoemploient agrave affaiblir le tschandala

Mais cette organisation aussi eut besoin drsquoecirctre terrible ndash non pas cette fois pour

lutter contre la becircte mais contre la notion contraire agrave celle-ci le non-homme-

drsquoeacutelevage lrsquoabacirctardi le tschandala Et une fois encore elle nrsquoeut drsquoautre moyen pour

le rendre inoffensif faible que de le rendre malade ndash ce fut le combat contre le ldquogrand

nombrerdquo (Nietzsche 2005 p 162)

552 Lrsquoeacutelevage laquo agrave deux doigts de la tyrannie raquo

En quoi consiste cette fin viseacutee par lrsquoeacutelevage qui justifie lrsquoalieacutenation des masses

Au sect290 du Gai Savoir Nietzsche estime qursquoil est essentiel de laquo ldquodonner du style agrave son

caractegravererdquo raquo (1997 p 235) Cependant une telle reacutealisation nrsquoest pas accessible agrave tous il faut

ecirctre precirct agrave subir durablement lrsquoassujettissement agrave un mecircme ensemble de regravegles agrave ecirctre

faccedilonneacute par laquo la contrainte imposeacutee par un goucirct identique raquo (1997 p 236) Le style est affaire

de mise en forme (ici on reconnaicirct une des manifestations de la volonteacute de puissance qui est

preacuteciseacutement puissance de mise en forme) de soumission agrave un goucirct qui doit ecirctre unique Seuls

les laquo caractegraveres forts raquo seront capables de mener cette discipline agrave bien On retrouve cette ideacutee

au sect47 des Incursions drsquoun inactuel (Creacutepuscule des idoles) la beauteacute agrave lrsquoinstar du geacutenie est

le reacutesultat drsquoune discipline sur plusieurs geacuteneacuterations laquo Tout ce qui est bon est heacuteritage ce qui

nrsquoest pas heacuteriteacute est imparfait est commencementhellip raquo (2005 p 212) Drsquoougrave la ferme

condamnation du laisser-aller de lrsquoabsence de discipline qui conduit irreacutemeacutediablement agrave la

meacutediocriteacute laquo Ligne de conduite suprecircme il ne faut jamais se ldquolaisser allerrdquo mecircme agrave ses propres

yeux raquo (2005 p 212) Mais pour ce faire il ne suffit pas drsquoune discipline affective laquo il faut

commencer par convaincre le corps raquo (2005 p 213) La culture commence ainsi non pas en

cherchant une prise sur lrsquoacircme mais laquo lagrave ougrave il faut crsquoest le corps la maniegravere de se comporter

le reacutegime alimentaire la physiologie le reste srsquoensuithellip raquo (2005 p 213)

228

Le sect188 de Par-delagrave bien et mal preacutecise cette ideacutee La morale au sens geacuteneacuterique de

hieacuterarchie de valeurs est comprise comme laquo parcelle de tyrannie envers la ldquonaturerdquo envers la

ldquoraisonrdquo eacutegalement raquo (Nietzsche 2003 p 142) ndash tyrannie crsquoest-agrave-dire laquo longue contrainte raquo

Or drsquoapregraves Nietzsche cette longue contrainte est la condition de possibiliteacute de la liberteacute et

mecircme de ce qui de la valeur culturelle

Mais le fait singulier est que tout ce que la terre porte et a porteacute de liberteacute de

finesse de hardiesse de danse et drsquoassurance magistrale que ce soit dans la penseacutee

elle-mecircme ou dans le gouvernement ou dans lrsquoart de parler et de persuader dans les

arts aussi bien que dans les moraliteacutes ne srsquoest deacuteveloppeacute que gracircce agrave la ldquotyrannie de

ces lois arbitrairesrdquo (Nietzsche 2003 p 142)

Seul ce qui a eacuteteacute soumis agrave une dure contrainte agrave un seul et mecircme goucirct agrave une seule et

mecircme autoriteacute finira par ecirctre beau ndash la justification estheacutetique eacutetant pour Nietzsche la

justification suprecircme

Ce qui est essentiel ldquoau ciel comme sur terrerdquo semble-t-il crsquoest pour le dire une

fois encore que lrsquoon obeacuteisse longuement et dans une seule et mecircme direction cela

finit toujours et a toujours fini par produire agrave la longue quelque chose qui fait que la vie

sur terre meacuterite drsquoecirctre veacutecue par exemple vertu art musique danse raison

spiritualiteacute ndash quelque chose de transfigurant de raffineacute de fou et de divin (Nietzsche

2003 p 143)

La critique du dressage ne conduit pas Nietzsche agrave lui opposer une quelconque

eacutemancipation ndash mais juste agrave lui assigner une fin La contrainte la soumission agrave des lois

tyranniques et au fond arbitraires sont la condition de lrsquoeacuteducation spirituelle On voit le

paradoxe lrsquoesprit ne se libegravere qursquoagrave la condition de srsquoecirctre drsquoabord soumis il ne peut

commander qursquoagrave la condition drsquoavoir drsquoabord commenceacute longuement agrave obeacuteir Autrement dit

229

Nietzsche admet lrsquoideacutee que lrsquoesprit peut et doit ecirctre mis sous tutelle ndash non pour srsquoeacutelever mais

pour ecirctre eacuteleveacute Lrsquoeacutelevage nrsquoest pas incompatible avec lrsquoabecirctissement et ne considegravere jamais

lrsquoindividu comme une fin seuls les peuples les races importent (et on comprend pourquoi

puisque lrsquoeffet de lrsquoeacutelevage se fait sur plusieurs geacuteneacuterations)

ndash cette tyrannie cet arbitraire cette rigoureuse et grandiose becirctise ont eacuteduqueacute

lrsquoesprit lrsquoesclavage est semble-t-il au sens le plus grossier et le plus subtil le moyen

indispensable pour discipliner et eacutelever lrsquoesprit aussi On peut consideacuterer toute morale

sous ce rapport crsquoest la ldquonaturerdquo en elle qui apprend agrave haiumlr le laisser-aller la trop

grande liberteacute et qui implante le besoin drsquohorizons restreints de tacircches aussi proches

que possible ndash qui enseigne le reacutetreacutecissement des perspectives et donc en un certain

sens la becirctise en tant qursquoelle est une condition de vie et de croissance ldquoTu obeacuteiras agrave

qui que ce soit et pour longtemps sans quoi tu peacuteriras et perdras lrsquoultime respect pour

toi-mecircmerdquo ndash voilagrave ce qui me paraicirct ecirctre lrsquoimpeacuteratif moral de la nature lequel nrsquoest

certes pas ldquocateacutegoriquerdquo comme lrsquoexigeait le vieux Kant (drsquoougrave le ldquosans quoirdquo ndash) et ne

srsquoadresse pas non plus aux individus (que lui importent les individus ) mais bien agrave des

peuples agrave des races agrave des eacutepoques agrave des classes mais surtout agrave lrsquoanimal ldquohommerdquo

tout entier agrave lrsquohomme (Nietzsche 2003 p 144)

Nietzsche semble faire lrsquoeacuteloge de la tyrannie ndash mais il convient de nuancer cette thegravese

car il est aussi un fervent deacutefenseur de la liberteacute Toutefois la liberteacute telle que Nietzsche

lrsquoentend nrsquoest pas une liberteacute acquise mais une conquecircte la liberteacute est libeacuteration de la volonteacute

de puissance et le meilleur moyen drsquoassurer cette promotion de la puissance est la guerre

laquo la guerre eacutelegraveve agrave la liberteacute raquo laquo lrsquohomme libre est guerrier raquo Il y a bien un sens symbolique (au

sens de guerre de lrsquoesprit agrave mecircme de soutenir la guerre axiologique) mais aussi un sens

militaire (les reacutefeacuterences agrave Jules Ceacutesar Ceacutesar Borgia ou Napoleacuteon ne sauraient nous induire en

erreur) La volonteacute de puissance se deacuteploie aussi quoique non exclusivement sur un terrain

230

qui est celui de lrsquoagression physique Drsquoougrave un eacuteloge de la dureteacute de lrsquoabsence de pitieacute et une

promotion de la viriliteacute

Car qursquoest-ce que la liberteacute Le fait drsquoavoir la volonteacute de reacutepondre de soi Le

fait de maintenir la distance qui nous met agrave part Le fait de devenir plus indiffeacuterent agrave

lrsquoeacutegard des peines de la dureteacute de la privation mecircme agrave lrsquoeacutegard de la vie Le fait drsquoecirctre

precirct agrave sacrifier des hommes agrave sa cause sans srsquoexcepter soi-mecircme Liberteacute signifie que

les instincts virils qui srsquoeacutepanouissent dans la guerre et la victoire preacutedominent sur

drsquoautres instincts par exemple ceux de ldquobonheurrdquo (Nietzsche 2005 p 203)

Si donc la puissance est maximiseacutee par lrsquoobstacle rencontreacute ce nrsquoest pas dans la

soumission totale qursquoon la maximisera mais dans la soumission presque totale laquo Il faudrait

chercher le type suprecircme des hommes libres lagrave ougrave la reacutesistance suprecircme est constamment

surmonteacutee agrave deux doigts de la tyrannie au seuil mecircme du danger drsquoasservissement raquo

(Nietzsche 2005 p 203)

Cet eacuteloge de la contrainte comme eacuteducatrice de style est si reacutecurent dans lrsquoœuvre de

Nietzsche que nous avons presque heacutesiteacute agrave ranger le philosophe allemand dans la cateacutegorie de

ces auteurs qui estiment qursquoil faut sanctionner pour sanctionner (la sanction deacutecoulant de

cette neacutecessiteacute de la contrainte) Il nrsquoen demeure pas moins cependant que la critique du

laisser-aller de la discipline permanente est finaliseacutee par lrsquoeacutelevage et la culture Lorsque le

moyen se fait indispensable il fait presque oublier la fin et peut finir par se substituer agrave elle

553 La neacutecessiteacute des circonstances deacutefavorables

Une autre ideacutee nous eacuteclaire sur les conditions de lrsquoeacutelevage tel que Nietzsche lrsquoentend

Il srsquoagit de la neacutecessiteacute des circonstances dites deacutefavorables

laquo Premier principe il faut avoir besoin drsquoecirctre fort faute de quoi on ne le devient

jamais raquo (2005 p 203) Pourquoi une telle neacutecessiteacute Nietzsche estime qursquoen mettant le sujet

en face du peacuteril en le forccedilant agrave reacuteagir on le conduit agrave sur-reacuteagir et agrave accroicirctre sa puissance

231

Crsquoest le dire de cette maxime fameuse laquo Tireacute de lrsquoeacutecole de guerre de la vie ndash Tout ce qui ne

me tue pas me rend plus fort raquo (2005 p 122) On peut dire en ce sens que Nietzsche veut

provoquer la reacutesilience chez le sujet de lrsquoeacutelevage ndash non pas une reacutesilience qui se contenterait

de susciter du normal (au sens de Canguilhem rapport normatif drsquoajustement par rapport au

milieu donneacute) mais celle qui produirait de la grande santeacute (soit la santeacute au sens de

Canguilhem un laquo luxe biologique raquo 2013 p 173 un reacuteservoir de possibles une puissance

accrue) La viseacutee de Nietzsche est drsquoaccroicirctre la normativiteacute inheacuterente agrave la vie Ce agrave quoi il faut

ajouter que le philosophe allemand ne se preacuteoccupe nullement de ceux qui ne supporteraient

pas ce traitement par laquo le mal raquo (selon le titre du sect19 du Gai Savoir) laquo Le poison dont meurt

la nature plus faible est pour le fort fortifiant ndash et il ne le qualifie pas non plus de poison raquo Ce

qui preacutecegravede cette conclusion meacuterite agrave cet eacutegard drsquoecirctre citeacute

Le mal ndash Mettez agrave lrsquoeacutepreuve la vie des meilleurs et des plus feacuteconds des hommes

et des peuples et demandez-vous si un arbre qui doit prendre fiegraverement de la hauteur

peut se dispenser du mauvais temps et des tempecirctes si la deacutefaveur et la reacutesistance

exteacuterieures si toutes les espegraveces de haine de jalousie drsquoobstination de deacutefiance de

dureteacute drsquoaviditeacute et de violence ne font pas partie des conditions propices sans

lesquelles une forte croissance nrsquoest guegravere possible mecircme dans la vertu (Nietzsche

1997 p78)

La mecircme ideacutee se trouve largement deacuteveloppeacutee au sect262 de Par-delagrave bien et mal (2003

pp 254-257)

Preacutecisons enfin que Nietzsche nrsquoest pas le seul philosophe agrave promouvoir le risque dans

une optique eacuteducative Dans une œuvre de 1884 milleacutesimeacutee 1885 Guyau a soutenu dans

lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction que le risque constitue un puissant tonique

il fait ainsi de lrsquoamour du risque dans le domaine de lrsquoaction un eacutequivalent naturaliseacute du devoir

Le risque est un stimulant qui peut servir agrave des fins morales Toutefois contrairement agrave

Nietzsche Guyau estime qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de pousser ce risque agrave un degreacute qui mettrait

232

en danger reacuteel lrsquoeacutequilibre moral et physique drsquoun peuple ndash ce que Nietzsche fidegravele agrave son

aristocratisme nrsquoheacutesite pas agrave proposer

On voit ainsi que lrsquoideacutee drsquoeacutelevage est tout sauf dans la penseacutee de Nietzsche une ideacutee

inoffensive Elle neacutecessite cette dureteacute dont Nietzsche fait de maniegravere troublante le perpeacutetuel

eacuteloge dans Ainsi parlait Zarathoustra Des tables anciennes et nouvelles (le chapitre le plus

long de lrsquoœuvre) Nietzsche eacutecrit

ldquoPourquoi si dur dit un jour la houille au diamant Ne sommes-nous pas

proches parents rdquo

Pourquoi si mous Ocirc mes fregraveres voilagrave ce que je vous demande Nrsquoecirctes-vous pas

ndash mes fregraveres

Pourquoi si mous si amollis si indolents Pourquoi y a-t-il tant de reniement

de renoncement dans vos cœurs Si peu de fataliteacute dans vos regards

Et si vous ne voulez pas ecirctre fataliteacute et destin inexorable comment pourriez-

vous ecirctre un jour avec moi ndash vainqueurs

Et si votre dureteacute refuse drsquoeacutetinceler de couper de trancher comment pourriez-

vous ecirctre un jour avec moi ndash creacuteateurs

Car les creacuteateurs sont durs et il faut que vous sentiez la feacuteliciteacute drsquoimprimer votre

main sur les milleacutenaires comme sur une cire

la feacuteliciteacute de graver votre empreinte dans le vouloir des milleacutenaires comme dans

un meacutetal pareil agrave lrsquoairain ndash plus dur que lrsquoairain plus noble que lrsquoairain Le meacutetal le plus

noble est aussi le plus dur

Voilagrave la table nouvelle que je dresse agrave preacutesent au-dessus de vos tecirctes ocirc mes

fregraveres devenez durs (Nietzsche 1996 p 268)

233

Et le sect2 de LrsquoAnteacutechrist a cette formule qui glace le sang laquo Les faibles et les rateacutes

doivent peacuterir premier principe de notre philanthropie Et on doit mecircme encore les y aider raquo

(1994 p 46) Voilagrave un anti-humanisme conseacutequent

On voit ainsi que lrsquoeacuteducateurleacutegislateur ne sera pas tendre avec ses sujets la seacutelection

naturelle paraicirctra douce agrave cocircteacute de cette mise en peacuteril volontaire de cette dureteacute revendiqueacutee

Tel est lrsquoeacutelevage

554 Le type supeacuterieur drsquohommes le surhumain versus le chreacutetien

Crsquoest que la finaliteacute de lrsquoeacutelevage nrsquoest rien drsquoautre que la promotion drsquoune surhumaniteacute

Nul humanisme on le sait de la part de Nietzsche qui meacuteprise ce contentement du Dernier

Homme (Prologue du Zarathoustra 1996 pp 54-54) Les formulations de Nietzsche sont agrave cet

eacutegard contrasteacutees Dans Zarathoustra il eacutecrit que lrsquohomme nrsquoest pas une fin (Prologue sect4

laquoLrsquohomme est une corde tendue entre la becircte et le Surhumain ndash une corde au-dessus drsquoun

abicircme [hellip] La grandeur de lrsquoHomme crsquoest qursquoil est un pont et non un terme raquo 1996 p 50)

dans LrsquoAnteacutechrist (sect3) en revanche il soutient le contraire affirmant de surcroicirct que lrsquohomme

supeacuterieur doit ecirctre dresseacute laquo Le problegraveme que je pose ainsi nrsquoest pas de savoir ce qui doit

remplacer lrsquohumaniteacute dans la suite des ecirctres (ndash lrsquohomme est un terme ndash) mais quel type

drsquohomme on doit dresser (zuumlchten) on doit vouloir comme type drsquoune valeur plus eacuteleveacutee plus

digne de vivre plus sucircr drsquoun avenir raquo (1994 pp 46-47)

Ces deux formules ne sont pourtant pas difficiles agrave coheacuterer le type supeacuterieur de

lrsquohomme diffegravere de lrsquohomme normal (lrsquohomme laquo bon raquo) comme lrsquohomme normal diffegravere de

lrsquoanimal Nietzsche reprend (pour la subvertir) une formule de Montaigne (Essais Livre I 42)

laquo il y a plus de distance de tel homme agrave tel homme qursquoil y en a de tel homme agrave telle becircte raquo

(Montaigne 2000 p 365) Lrsquoabicircme est grand entre le singe et lrsquohomme (normal) il est tout

aussi grand entre lrsquohomme (normal) et le surhumain (le type supeacuterieur drsquohomme) Au sect4 de

LrsquoAnteacutechrist Nietzsche eacutecrit ainsi que laquo le type plus eacuteleveacute raquo est laquo quelque chose qui eu eacutegard

agrave lrsquohumaniteacute dans son ensemble est une sorte de surhumain raquo (1994 p 47) Le surhumain

nrsquoest pas lrsquoautre de lrsquohumaniteacute il est cette humaniteacute reacuteussie au-delagrave de toute faiblesse il est

une image signifiant le deacutepassement de la meacutediocriteacute normale La seule justification de

lrsquohumaniteacute crsquoest drsquoecirctre un pont qui megravene au Surhumain Voilagrave lrsquoobjet de lrsquoeacutelevage

234

Il y a eu des preacuteceacutedents ndash mais il srsquoagissait toujours drsquoaccidents qui nrsquoont pas eacuteteacute voulu

comme tels On peut mecircme dire qursquoils ont eacuteteacute eacuteviteacutes soigneusement tant le type drsquohommes

supeacuterieurs est effrayant pour les natures cheacutetives

Ce type drsquoune valeur plus eacuteleveacutee srsquoest deacutejagrave assez souvent preacutesenteacute mais

comme un heureux hasard comme une exception jamais comme reacutesultat drsquoune

volonteacute Au contraire crsquoest lui qursquoon a justement le plus redouteacute il eacutetait jusqursquoici

presque la chose redoutable en soi ndash et cette crainte a fait qursquoon a voulu dresseacute

obtenu le type contraire lrsquoanimal domestique lrsquoanimal de troupeau lrsquohomme animal

malade ndash le chreacutetienhellip (Nietzsche 1994 p 47)

Le laquo chreacutetien raquo est une reconstruction typologique qui incarne un reacutegime pulsionnel

caracteacuteriseacute par le ressentiment agrave lrsquoeacutegard des valeurs nobles et promeut des valeurs hostiles agrave

lrsquoinstinct de vie (telles la pitieacute ainsi que lrsquoanalyse Nietzsche au sect7 de LrsquoAnteacutechrist 1994 pp 49-

51)

Si lrsquoon veut quelques exemples de cette sorte de surhumain on pourra se tourner vers

les figures historiques alleacutegueacutees reacuteguliegraverement par Nietzsche Jules Ceacutesar Ceacutesar Borgia

Napoleacuteon (laquo Mein heros raquo eacutecrit Nietzsche au sujet de Borgia sur son exemplaire personnel

de lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction de Guyau voir Riba 2014 p 50)

On doit enfin ajouter que pour Nietzsche cet eacuteloge de lrsquoaristocratie srsquoaccompagne de

la neacutecessiteacute drsquoinstituer un esclavage Au sect377 du Gai Savoir Nietzsche eacutecrit ainsi

[hellip] nous nous reacutejouissons de voir tous ceux qui comme nous aiment le danger la

guerre lrsquoaventure qui ne se laissent pas satisfaire capturer reacuteconcilier et chacirctrer nous nous

mettons nous-mecircmes au nombre des conqueacuterants nous meacuteditons sur la neacutecessiteacute

drsquoorganisations nouvelles drsquoun nouvel esclavage eacutegalement ndash car une nouvelle espegravece

drsquoasservissement fait partie aussi de tout renforcement et de toute eacuteleacutevation du type ldquohommerdquo

ndash nrsquoest-ce pas la veacuteriteacute avec tout cela il est neacutecessaire que nous ne nous sentions guegravere chez

nous dans une eacutepoque qui aime agrave revendiquer lrsquohonneur drsquoecirctre appeleacutee lrsquoeacutepoque la plus

235

humaine la plus douce la plus eacutequitable que le soleil ait vue jusqursquoagrave preacutesent (Nietzsche

1997 p 343)

Concluons

On voit que lrsquoeacutelevage drsquoun type supeacuterieur drsquohommes (lequel est parfois qualifieacute de

dressage par Nietzsche ndash la diffeacuterence entre dressage et eacutelevage ne portant que sur les fins en

question et non sur les moyens engageacutes) repose sur la neacutecessiteacute drsquoun asservissement

geacuteneacuteraliseacute des masses drsquoun dressage drsquoun empoisonnement mecircme de certaines parties de la

population qui doivent ecirctre sacrifieacutees pour que la culture eacutemerge

Autrement dit Nietzsche en matiegravere drsquoeacuteducation ne nous paraicirct pas sortir du

dressage tel que nous lrsquoavons preacutesenteacute dans la premiegravere partie de notre travail (lrsquoeacutelevage

nrsquoeacutetant qursquoune variante) ndash et il y a fort agrave parier qursquoil aurait regardeacute notre concept drsquoeacuteleacutevation

(qui engage des moyens qui srsquoopposent terme agrave terme au dressage autant qursquoagrave lrsquoeacutelevage)

comme lrsquoune de ces ideacutees modernes (laquo donc fausse raquo) lrsquoune de ces lubies visant agrave rapetisser

lrsquohomme Pour notre part nous pensons que rien nrsquoa autant rabaisseacute lrsquohomme que lrsquoambition

des conqueacuterants qui voient les peuples comme les moyens de satisfaire leur meacutegalomanie le

type drsquohomme supeacuterieur theacuteoriseacute par Nietzsche nous paraicirct trop proche de lrsquoinhumain voire

du psychopathe

56 Si Dieu (ou la sanction suprecircme) nrsquoexiste pas tout est perdu

Il nous reste une derniegravere option agrave consideacuterer concernant la sanction conccedilue comme

ce qui dresse la conduite Il ne srsquoagit plus de sanction sociale ou de sanction inteacuterieure (le

remords) ndash mais de la sanction religieuse et meacutetaphysique Faut-il inculquer lrsquoideacutee de sanction

meacutetaphysique aux enfants afin de poser comme ultime barriegravere agrave lrsquoimmoraliteacute la peur drsquoun

jugement des acircmes Il ne fait pas de doute que la religion est agrave mecircme de justifier la sanction

la crainte que Dieu suscite et les recommandations des eacutecritures saintes ne permettent guegravere

de douter que la religion procircne une forme de dressage Nous voudrions inverser les termes de

la question le dressage peut-il justifier la religion en geacuteneacuteral en tant que vecteur de sanction

meacutetaphysique La sanction meacutetaphysique qui accompagne la religion et qui la seacutepare de la

simple hypothegravese speacuteculative sur lrsquoinconnaissable est-elle socialement utile ndash voire

neacutecessaire Faut-il ecirctre meacutetaphysiquement dogmatique (affirmer sans doute concernant ce

236

qui passe lrsquoexpeacuterience sensible) si lrsquoon veut dresser la conduite Est-il utile pour dresser

drsquoinoculer une forme de superstition

Cette discussion nrsquoest guegravere compatible avec le principe de laiumlciteacute mais elle nous

semble requise afin drsquoexplorer systeacutematiquement tous les aspects de la sanction

561 Lrsquoutiliteacute peut-elle justifier la sanction religieuse

Au fond la question ouverte ici est celle que preacutesente Dostoiumlevksi dans Les Fregraveres

Karamazov

Moi crsquoest Dieu qui me tourmente Crsquoest la seule chose qui me tourmente Et si

drsquoaventure il nrsquoexistait pas Si Rakitine avait raison que cette ideacutee est artificielle dans

lrsquohumaniteacute Alors srsquoil nrsquoexiste pas lrsquohomme est le maicirctre de la terre de la creacuteation du

monde Magnifique Seulement comment sera-t-il vertueux sans Dieu Voilagrave la

question Jrsquoy pense tout le temps Car qui donc aimera-t-il alors

lrsquohomme (Dostoiumlevski 1994 p 682)

Si Dieu nrsquoexiste pas avec la sanction ultime qui lrsquoaccompagne qursquoest-ce qui empecircchera

lrsquoecirctre humain de sombrer dans la violence

Dans La Morale anglaise contemporaine Guyau estime que crsquoest une erreur de

concevoir la religion paiumlenne comme souriante et avenante elle place drsquoembleacutee lrsquoecirctre humain

dans une relation de deacutependance telle qursquoil nrsquoa drsquoautre choix que celui de laquo se soumettre [de]

srsquoincliner [drsquo]essayer drsquoeacutemouvoir par son humiliteacute et ses priegraveres des dieux inconnus peut-ecirctre

inflexibles raquo (1879 p 61) La superstition on le voit est lagrave degraves les origines Le bonheur de la

vie terrestre est alors suspendu agrave la science des signes mais plus inquieacutetante encore eacutetait la

crainte des enfers laquo La mort mecircme que les philosophes consideacuteraient comme une deacutelivrance

semblait marquer pour la religion populaire le commencement drsquoun plus entier esclavage raquo

Plutarque estimait que le superstitieux enviait lrsquoatheacutee sans avoir cependant le courage

drsquoassumer cette incroyance laquo Lrsquoatheacutee pense qursquoil nrsquoy a pas de dieux le superstitieux deacutesire

237

qursquoil nrsquoy en ait pas mais il croit malgreacute lui car ne pas croire lui fait peur raquo (Plutarque 1985

pp 263-265) la superstition avec son laquo caractegravere passionnel [et] ulceacutereacute raquo comme lrsquoeacutecrit

Plutarque (1985 p 253) reacutegnait quasiment en maicirctre On voit que les croyances de nature

meacutetaphysique ne sont pas agrave prendre agrave la leacutegegravere elles peuvent reacuteellement faire le bonheur ou

le malheur de celui ou celle qui y adhegravere

Aussi Pierre Bayle preacutefeacuterait-il lrsquoatheacuteisme agrave lrsquoidolacirctrie (lrsquoadoration des images) lrsquoabsence

de religion est moins preacutejudiciable qursquoune religion deacutegeacuteneacutereacutee Crsquoest dire drsquoune part que lrsquoideacutee

de Dieu comme telle peut srsquoaveacuterer nuisible lorsqursquoelle est mal comprise drsquoautre part que

lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas absolument neacutecessaire ndash voire absolument pas neacutecessaire (voir Penseacutees

sur la comegravete CXVIII)

Montesquieu srsquoinsurge contre cette ideacutee Pour lui crsquoest un paradoxe et une erreur laquo il

est tregraves utile de croire que Dieu est raquo (LrsquoEsprit des lois 1999 pp 140-141) Lrsquoexistence de Dieu

nrsquoest pas socialement indiffeacuterente Pourquoi

Le premier argument tient agrave une conseacutequence immeacutediate de la neacutegation de lrsquoexistence

de Dieu lrsquoecirctre humain se trouve indeacutependant ou en situation de reacutevolte Montesquieu semble

supposer (puisque lrsquoargument srsquoarrecircte agrave cet effet) que lrsquoindeacutependance humaine agrave lrsquoeacutegard drsquoun

maicirctre ou que lrsquoesprit de reacutevolte constituent des objections en soi dangereux pour lrsquoordre

social Il faudrait donc toujours que lrsquohomme soit laisseacute en situation de deacutependance de

soumission ndash et plus preacuteciseacutement de soumission inteacuterieure puisque lrsquoeffet de la religion dont

il est question ici est celui de la croyance Un homme sans crainte est un homme dangereux

telle est le postulat de Montesquieu Il faut donc contribuer agrave rendre lrsquohomme craintif ndash ce

qursquoon obtient selon notre terminologie par du dressage

Le second argument est une reacuteponse agrave une objection la sanction religieuse ne serait

pas toujours efficace elle serait donc inutile Montesquieu conteste cette objection de ce

que certains croyants ne sont pas contraints par la religion il ne faut pas nier lrsquoindiffeacuterence de

la religion sur les mœurs Au fond on peut faire exactement la mecircme objection aux lois civiles

qui ne sont pas non plus toujours efficaces ce nrsquoest pas une raison pour en contester la

neacutecessiteacute Aussi est-il vain drsquoapregraves Montesquieu drsquoaccumuler des exemples qui montrent ce

que la religion a pu produire en termes de maux (Tantum religio potuit suadere malorum

eacutecrivait Lucregravece) invoquer des contre-exemples ne permettent pas de deacutemontrer lrsquoinvaliditeacute

du principe Au fond il en va de mecircme du politique laquo Si je voulais raconter tous les maux

238

quont produits dans le monde les lois civiles la monarchie le gouvernement reacutepublicain je

dirais des choses effroyables raquo Montesquieu pense ainsi deacutefendre la religion mais il

nrsquoenvisage pas lrsquoideacutee que lrsquoobjection qui portait sur la religion puisse srsquoeacutetendre au pouvoir

politique Et si comme pourrait le soutenir lrsquoanarchisme ndash laquo lrsquoordre sans le pouvoir raquo ndash le

veacuteritable fleacuteau eacutetait le pouvoir

Il faut donc preacutesenter le principe qui deacutemontre lrsquoutiliteacute intrinsegraveque de la religion et que

les maux qui lui sont associeacutes ne sont que des deacuterives

La premiegravere reacuteponse de Montesquieu concerne ceux qui deacutetiennent le pouvoir Nrsquoest-

il pas preacutefeacuterable qursquoils croient ecirctre soumis agrave reddition de compte ndash non pas temporellement

mais spirituellement laquo Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion il ne le serait

pas que les princes en eussent et quils blanchissent deacutecume le seul frein que ceux qui ne

craignent point les lois humaines puissent avoir raquo (Montesquieu 1999) La crainte drsquoune

sanction meacutetaphysique agrave laquelle le prince ne pourrait eacutechapper constitue un frein drsquoune

utiliteacute salvatrice il sera ainsi porteacute agrave ne pas abuser de son pouvoir Puisque laquo seul le pouvoir

arrecircte le pouvoir raquo la sanction meacutetaphysique constitue un contre-pouvoir des plus salutaires

Cet argument qui vaut pour les deacutetenteurs du pouvoir est tout agrave fait susceptible de

valoir pour les sujets la crainte drsquoune sanction juste et agrave laquelle on ne peut eacutechapper apparaicirct

comme un reacutegulateur social des plus appreacuteciables

Lrsquoargument suivant propose une triple distinction et une (triple) analogie Drsquoabord un

prince qui aime et craint ensuite un prince qui hait et craint la religion enfin un prince sans

religion

- Le prince aimant et craintif laquo est un lion qui cegravede agrave la main qui le flatte ou agrave la voix qui

lrsquoapaise raquo il est sous-entendu qursquoil agit de maniegravere vertueuse et attend donc des reacutecompenses

pour ses actions

- Le prince deacutetestant la religion et craintif laquo est comme les becirctes sauvages qui mordent

la chaicircne qui les empecircche de se jeter sur ceux qui passent raquo il est tenu en bride par sa seule

crainte et nrsquoest vertueux que dans la mesure ougrave il craint drsquoecirctre vicieux Sa chaicircne inteacuterieure la

crainte le contraint drsquoeacuteviter les punitions pour les actions qursquoil est tenteacute de faire On constate

ainsi combien lrsquoinvocation drsquoune sanction meacutetaphysique stricte reacutecompense et punition

contribue agrave une morale drsquoinspiration utilitaire qui vise la sollicitation de lrsquointeacuterecirct du sujet et

dont on peut preacutetendre qursquoelle nrsquoest pas vraiment morale La religion comme on peut le

deacuteduire de ce texte de Montesquieu et en tant qursquoelle implique neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune

239

justice distributive suprecircme ne peut guegravere proposer autre chose qursquoun dressage utilitaire de

la conduite fondeacute sur lrsquointeacuterecirct et ne pouvant se deacutepartir drsquoune connotation eacutegoiumlste

Lrsquoeacuteleacutevation ne saurait ecirctre atteinte et par principe mecircme puisqursquoelle vise lrsquoeacutemancipation

laquelle a partie lieacutee avec lrsquoindeacutependance

- Reste le prince atheacutee irreacuteligieux qui est laquo cet animal terrible qui ne sent sa liberteacute

que lorsquil deacutechire et quil deacutevore raquo Sans crainte indeacutependant sa sauvagerie est celle de

lrsquohumain agrave lrsquoeacutetat de nature il nrsquoa aucun frein inteacuterieur pour que ses deacutesirs srsquoexpriment de

maniegravere agressive et violente Avec lrsquoatheacuteisme on retourne agrave cet eacutetat de nature deacutecrit par

Hobbes ougrave laquo lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo le prince qui ne rencontre aucun contre-

pouvoir meacutetaphysique peut bien devenir cette becircte feacuteroce que rien ne retiendra On le voit

toute la reacuteponse de Montesquieu repose sur une anthropologie

Aussi Montesquieu estime-t-il que le problegraveme doit ecirctre deacuteplaceacute laquo La question nest

pas de savoir sil vaudrait mieux quun certain homme ou quun certain peuple neucirct point de

religion [hellip] raquo (1999) agrave ce stade du raisonnement on comprend qursquoil est pire

inconditionnellement de nrsquoen avoir pas lrsquoatheacuteisme est consideacutereacute comme une chose

deacutetestable Non la question est plutocirct drsquoeacuteviter laquo drsquoabuser de celle qursquoil a raquo Le vrai dilemme

nrsquoest pas de savoir si on besoin de religion mais de deacuteterminer ougrave se trouve le laquo moindre

mal raquo qursquoil y ait parfois des abus ou qursquoil nrsquoy ait pas de garde-fou Pour Montesquieu il ne

fait pas de doute qursquoabuser laquo quelquefois raquo de cette chose bonne qursquoest la religion vaut mieux

que nrsquoen pas avoir son excegraves potentiel vaut mieux que lrsquoabsence de barriegravere qursquoentraicircnerait

la suppression du religieux Mais Montesquieu nrsquoa pas montreacute que ces excegraves eacutetaient

lrsquoexception plutocirct que la regravegle et le seul argument deacuteployeacute dans ce texte reacuteside dans lrsquoutiliteacute

que la crainte exerce comme pression sur la conduite du sujet Celui-ci nrsquoest pas rendu

meilleur mais seulement dans le meilleur des cas craintif faisant reposer son efficace sur une

croyance qui risque toujours de verser dans lrsquoidolacirctrie Il nous semble qursquoil srsquoagit lagrave par

excellence de dressage et le moyen proposeacute ne nous semble garantir aucune promesse

drsquoefficaciteacute

562 Le fanatisme preacutefeacuterable agrave lrsquoirreacuteligion

Mutatis mutandis on retrouve lrsquoargumentation de Montesquieu dans lrsquoEacutemile de

Rousseau Dans une note essentielle de la Profession de foi du vicaire savoyard Rousseau de

240

maniegravere drsquoabord surprenante prend le parti de la religion et du fanatisme contre laquo le parti

philosophiste raquo dont les maximes sceptiques seraient absolument nuisibles au corps social

Rousseau convient que si le fanatisme laquo sanguinaire et cruel raquo produit agrave court terme

des abus il nrsquoen demeure pas moins une laquo passion grande et forte qui eacutelegraveve le cœur de

lrsquohomme qui lui fait meacutepriser la mort qui lui donne un ressort prodigieux et qursquoil ne faut que

mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus raquo Lrsquoirreacuteligion au contraire ne fait que

renforcer lrsquoeacutegoiumlsme geacutenegravere laquo une indiffeacuterence pour le bien raquo et laquo sape ainsi agrave petit bruit les

vrais fondements de toute socieacuteteacute raquo Agrave choisir donc il serait preacutefeacuterable drsquoopter pour le

fanatisme ressource vive que pour la triste philosophie dont les bienfaits ne sont que lrsquoenvers

drsquoune inaptitude au bien et drsquoune mort de lrsquoacircme

Et Rousseau drsquoinvoquer lrsquoexemple eacutenonceacute par Chardin du pont Poul-Serrho pour les

mahomeacutetans apregraves la reacutesurrection universelle les acircmes doivent franchir ce pont dernier

examen du jugement final Or lrsquoideacutee de ce pont selon Rousseau non seulement laquo reacutepare les

iniquiteacutes raquo mais est agrave mecircme de les preacutevenir et lrsquoauteur de lrsquoEacutemile va jusqursquoagrave eacutecrire que la

philosophie qui combattrait cette ideacutee (pourtant incontestablement superstitieuse aux yeux

de Rousseau) serait mortelle par les effets deacuteleacutetegraveres qursquoelle entraicircnerait laquo Il est donc faux que

cette doctrine [la philosophie] ne fucirct pas nuisible elle ne serait donc pas la veacuteriteacute raquo

Ainsi la veacuteriteacute de la religion reacuteside-t-elle dans son pouvoir de sanction que ne

posseacutederait pas la philosophie Cette sanction a beau nrsquoecirctre qursquoune ideacutee une croyance elle

nrsquoen conserve pas moins une efficaciteacute pratique dont le monde reacuteel a besoin et dont ne peut

se preacutevaloir la seule autoriteacute de la raison laquo Philosophe tes lois morales sont fort belles mais

montre-men de gracircce la sanction Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi

nettement ce que tu mets agrave la place du Poul-Serrho raquo Crsquoest dire que sans cette ultime sanction

meacutetaphysique tout est perdu que la morale est voueacutee agrave lrsquoinsignifiance on ne saurait donc se

passer de sanction au point de vue moral et faute de trouver des substituts (ce qursquoon mettrait

laquo agrave la place raquo) on se condamne agrave un eacutegoiumlsme asocial

563 Critiques de lrsquoideacutee de sanction religieuse

Il nrsquoest pas question ici eacutevidemment de contester la valeur de la religion en geacuteneacuteral ndash

mais de montrer que lrsquoinstrumentation de la croyance religieuse agrave des fins de dressage (jouant

241

sur les seuls ressorts de la crainte et de lrsquoespeacuterance personnelles) non seulement nrsquoa aucune

garantie drsquoefficaciteacute mais nous paraicirct ecirctre le contraire drsquoune eacuteducation authentique

Nous souhaiterions montrer de surcroicirct qursquoune telle conception de la religion comme

opeacuterateur de dressage de la conduite par lrsquointermeacutediaire de la crainte deacutegrade lrsquoideacutee qursquoon

peut se faire du Sujet par excellence de la religion Dieu

La critique de Guyau

Crsquoest chez Guyau qursquoon trouve une critique peacuteneacutetrante de lrsquoideacutee de sanction religieuse

Il eacutecrit ainsi dans lrsquoEsquisse laquo Les religions en tant qursquoelles commandent une certaine regravegle

de conduite lrsquoobeacuteissance agrave certains rites la foi agrave tels ou tels dogmes ont toutes besoin drsquoune

sanction pour confirmer leur commandement raquo (1985 p 201)

Ce qui inteacuteresse Guyau crsquoest la conception de Dieu sur laquelle repose un tel recours agrave

la sanction Si Dieu sanctionne crsquoest agrave la mesure de sa puissance infinie la sanction doit donc

ecirctre absolue laquo Se figurant Dieu comme la plus terrible des puissances on en conclut que

lorsqursquoil est irriteacute il doit infliger le plus terrible des chacirctiments raquo (1985 p 202)

Mais Guyau retourne lrsquoargument si Dieu est tout puissant on ne saurait vraiment

lrsquooffenser Par conseacutequent il nrsquoinfligerait que peu de peine ndash agrave supposer mecircme qursquoil doive en

infliger

Preacuteciseacutement parce que Dieu est conccedilu comme le maximum de puissance il

pourrait nrsquoinfliger que le minimum de peine car plus est grande la force dont on

dispose moins on a besoin drsquoen deacutepenser pour obtenir un effet donneacute (Guyau 1985

p 202)

Soit Dieu est tout-puissant et il est au-delagrave de lrsquooutrage et donc de la punition ou

nous pouvons lrsquooutrager et il manque de cet absolu qursquoon attribue agrave Dieu Cet argument se

renforce si on ajoute agrave Dieu cette deuxiegraveme caracteacuteristique la bonteacute suprecircme Comment

pourrait-il alors infliger ce laquo minimum de peine raquo laquo il faut bien qursquoau moins le ldquopegravere ceacutelesterdquo

ait cette supeacuterioriteacute sur les pegraveres drsquoici-bas de ne point fouetter ses enfants raquo (1985 p 202)

Reste ce dernier attribut que la tradition theacuteologique confegravere agrave Dieu la suprecircme intelligence

242

Et si tel est srsquoil ne fait rien sans raison laquo pour quelle raison ferait-il souffrir un coupable Dieu

est au-dessus de tout outrage et nrsquoa pas agrave se deacutefendre il nrsquoa donc pas agrave frapper raquo (1985 p

202)

Il y a donc entre lrsquoideacutee de Dieu et les religions positives un hiatus la puissance de Dieu

srsquoIl en est Lrsquoeacutelegraveve au-delagrave de toute manifestation de cette puissance

Les fondateurs des religions se sont imagineacute que la loi la plus sainte devrait ecirctre

la loi la plus forte crsquoest absolument le contraire Lrsquoideacutee de force se reacutesout logiquement

dans le rapport drsquoune puissance agrave une reacutesistance toute force physique est donc

moralement une faiblesse (Guyau 1985 p 203)

Concevoir Dieu comme devant punir est donc un anthropomorphisme des plus

grossiers Dieu nrsquoest pas un geocirclier ni lrsquoenfer une prison ndash srsquoIl devait exister ce serait une

eacutecole

De deux choses lrsquoune ou les coupables peuvent ecirctre rameneacutes au bien alors

lrsquoenfer preacutetendu ne sera pas autre chose qursquoune immense eacutecole ougrave lrsquoon tacircchera de

dessiller les yeux de tous les reacuteprouveacutes et de les faire remonter le plus rapidement au

ciel ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques ingueacuterissables (ce qui

est absurde) alors ils seront aussi eacuteternellement agrave plaindre et une bonteacute suprecircme

devra tacirccher de compenser leur misegravere par tous les moyens imaginables par la somme

de tous les bonheurs possibles (Guyau 1985 p 204)

Que Dieu sanctionne Il reacuteveacutelera par lagrave-mecircme son imperfection

La critique de Nietzsche

Nous souhaiterions preacutesenter une autre critique celle de Nietzsche

243

Pourquoi Dieu pourrait-il juger les hommes Le postulat theacuteologique qui rend la

sanction meacutetaphysique possible est celui du laquo libre arbitre raquo Lrsquoideacutee de responsabiliteacute lieacutee agrave ce

libre-arbitre nrsquoest pas une ideacutee neutre eacutevidente crsquoeacutetait une ideacutee absolument neacutecessaire pour

que la sanction puisse pleinement produire son effet laquo Partout ougrave lrsquoon cherche des

responsabiliteacutes crsquoest drsquoordinaire lrsquoinstinct du vouloir-chacirctier et -juger qui est en quecircte raquo

(Nietzsche 2005 p 158) Avec le libre-arbitre (ou la liberteacute de la volonteacute) lrsquohomme tombe sous

le coup de ce juge suprecircme et se trouve par conseacutequent esclave des precirctres La culpabiliteacute

eacutemerge sous le coup de cette geacuteniale invention psychologique qui accompagne lrsquoaxiologie du

ressentiment

Toute la psychologie ancienne la psychologie de la volonteacute a pour preacutesupposeacute

le fait que ses instigateurs les precirctres se trouvant agrave la tecircte des communauteacutes anciennes

voulurent se procurer un droit drsquoinfliger des chacirctiments ndash ou voulurent procurer ce

droit agrave Dieuhellip Les hommes furent penseacutes comme ldquolibresrdquo pour pouvoir ecirctre jugeacutes et

chacirctieacutes ndash pour pouvoir ecirctre coupables il fallait par conseacutequent que toute action soit

penseacutee comme voulue que lrsquoorigine de toute action soit penseacutee comme reacutesidant dans

la conscience [hellip] (Nietzsche 2005 pp 158-159

La sanction religieuse est ainsi interpreacuteteacutee par Nietzsche comme le moyen par lequel

les valeurs saines celles ougrave triomphe la volonteacute de vivre ont eacuteteacute renverseacutees La sanction

religieuse est le produit du ressentiment (affect de haine qui se nourrit de sa propre

impuissance et qui finit par devenir creacuteateur de contre-valeurs) Lrsquoinnocence du devenir est

corrompue par une telle sanction lrsquoexistence est empoisonneacutee agrave la source On voit ainsi dans

cette optique que lrsquoutiliteacute de la sanction religieuse a son envers dans la pathologie qursquoelle

instaure dans le psychisme de ceux qui en sont la victime Avec la sanction religieuse le sujet

est dresseacute ndash mais agrave ses deacutepens Sa vitaliteacute est diminueacutee il vit dans une crainte permanente et

une deacutefiance de soi qui nrsquohonore pas le genre humain Lrsquoecirctre humain est peut-ecirctre rendu

inoffensif mais parce qursquoil a eacuteteacute castreacute de toute volonteacute de vivre Crsquoest pourquoi Nietzsche

244

eacutecrira que laquo Le saint en qui Dieu trouve satisfaction est le castrat ideacutealhellip Crsquoen est fini de la vie

lagrave ougrave commence le ldquoroyaume de Dieurdquohellip raquo (2005 p 149)

En deacutefinitive et sans preacutejuger la valeur des religions (les arguments preacutesenteacutes ci-dessus

nrsquoeacutepuisent eacutevidemment pas cet immense sujet) on peut raisonnablement conclure que la

sanction religieuse nrsquoest pas ce laquo moindre mal raquo eacutevoqueacute par Montesquieu Elle est peut-ecirctre

un opeacuterateur de dressage mais probleacutematique par les postulats qursquoelle engage

(anthropologique nature humaine mauvaise psychologique volonteacute libre et responsabiliteacute

theacuteologique Dieu est conccedilu sur un mode anthropomorphique comme pouvant ecirctre offenseacute)

et ses conseacutequences psychologiques (terreur alieacutenante et superstition) La sanction est peut-

ecirctre renforceacutee par un tel usage de la sanction meacutetaphysique ndash mais elle lrsquoest funestement

245

6 Sanctionner pour sanctionner Le problegraveme de la loi

Lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation nrsquoeacutepuise pas les raisons de la sanction en

eacuteducation De maniegravere tregraves surprenante certains penseurs et non des moindres ont proposeacute

lrsquoideacutee qursquoil fallait sanctionner pour sanctionner par principe sans qursquoaucune exception ne soit

toleacutereacutee et en suspendant en quelque sorte les conseacutequences peacutedagogiques de cette

pratique Nous allons voir cependant que cette position srsquoaccompagne drsquoinsurmontables

difficulteacutes et surtout de preacutemisses dogmatiques qui apparaissent fort contestables Les deux

auteurs en question sont Kant et Durkheim qui partagent sur ce point des accointances

remarquables la loi (morale ou sociale) apparaicirct comme un absolu qursquoil convient de faire

ultimement respecter par la sanction

61 Kant ou la sanction autoteacutelique et deacutefonctionnaliseacutee

Pour Kant justice peacutenale et moraliteacute sont synonymes Srsquoil y a une loi toute

transgression doit ecirctre sanctionneacutee en tant que telle Les questions pragmatiques (de nature

utilitaire) sont court-circuiteacutees au profit drsquoune conception purement morale Avec Kant laquo on

ne punit pas pour que mais parce que raquo ainsi que lrsquoeacutecrit tregraves justement Eirick Prairat (2004 p

42)

611 La transgression de la loi appelle a priori une punition proportionnelle

Dans le Scolie II du theacuteoregraveme ndeg4 de la Critique de la raison pratique (lequel pour

rappel consiste agrave poser lrsquoautonomie de la volonteacute comme fondement des devoirs) Kant

montre que la recherche du bonheur ne saurait constituer le principe deacuteterminant de la

morale en tant que lrsquoeudeacutemonisme est tout entier fondeacute sur la matiegravere de la loi Et il ajoute

[hellip] la punition comme telle cest-agrave-dire comme simple mal doit dabord ecirctre

justifieacutee par elle-mecircme de sorte que celui qui est puni si lon en restait lagrave et quil

nentrevicirct mecircme aucune faveur se cachant derriegravere cette rigueur devrait avouer lui-

mecircme quil na que ce quil meacuterite et que son sort est tout agrave fait proportionneacute agrave sa

conduite La justice doit donc dabord se trouver dans toute punition consideacutereacutee

246

comme telle et elle forme ce qui est essentiel dans ce concept La bonteacute peut sans

doute y ecirctre lieacutee mais celui qui a meacuteriteacute la punition par sa conduite na pas la moindre

raison dy compter La punition est par conseacutequent un mal physique qui quand mecircme

il ne serait pas attacheacute comme conseacutequence naturelle au mal moral devrait cependant

y ecirctre lieacute comme conseacutequence dapregraves les principes dune leacutegislation morale (Kant

2003 pp 38-39)

Dans ce texte Kant affirme drsquoune maniegravere explicite que le principe de la moraliteacute (la loi

morale) implique drsquoopeacuterer une synthegravese a priori entre le mal moral et le mal physique Le vice

doit ecirctre puni ndash et le coupable doit le tout premier le reconnaicirctre Ainsi la punition peut ecirctre

qualifieacutee de juste

Il nous semble plus que probleacutematique drsquoexiger un tel aveu du coupable Que signifie

laquo il faut que raquo le coupable reconnaisse la leacutegitimiteacute de la punition Si le but est de fonder la

moraliteacute de la punition crsquoest-agrave-dire le fait qursquoelle consiste en un devoir on fonde alors le devoir

sur le devoir on ne sort pas du diallegravele De plus loin que cet aveu constituerait une preuve

drsquoune quelconque leacutegislation universelle il pourrait bien ne reacuteveacuteler qursquoun consentement passif

produit drsquoun conditionnement agrave deacutefaut drsquoune pleine reconnaissance Enfin que faire si le

coupable en question nrsquoeacuteprouve absolument aucune honte et nrsquoestime par conseacutequent

nrsquoavoir droit agrave aucune sanction Ne se place-t-il pas par-delagrave bien et mal ou du moins par-

delagrave toute sanction possible Sans doute Kant le refuserait Mais au nom de quoi

Plus probleacutematique encore Kant nrsquoavance aucun argument qui permettrait de rendre

compte de cette synthegravese a priori Par deacutefinition si elle est a priori on ne saurait lrsquoargumenter

elle conditionne notre expeacuterience de la moraliteacute Mais crsquoest preacuteciseacutement preacutesupposer ce qursquoon

veut deacutemontrer Pourquoi devrait-on lier mal physique et mal moral Pourquoi si la vertu est

deacutesinteacuteresseacutee faudrait-il supposer quelque relation entre morale et sensibiliteacute Ne faudrait-il

pas radicalement deacutelier ces deux concepts Pourquoi un deacutemeacuterite moral devrait-il conduire

au malheur Pourquoi vouloir proportionner ce qui apparaicirct comme incommensurables

devoir et bonheur liberteacute et bonheur

247

612 La sanction sans fonction

Dans la Meacutetaphysique des mœurs II sect49 Kant eacutecrit laquo Le droit de punir est le droit que

possegravede le chef envers celui qui lui est soumis de lui infliger une souffrance en raison de son

crime raquo (1999 p 151) Crsquoest dire que la punition srsquoinscrit dans un cadre politique et juridique

dans un rapport de hieacuterarchie entre un chef et un sujet Mais Kant entend confeacuterer une

leacutegitimiteacute morale agrave ce droit de punir Il eacutecrit notamment

La peine judiciaire [hellip] ne peut jamais ecirctre attacheacutee agrave quelqursquoun simplement agrave

titre de moyen de favoriser un autre bien soit pour le criminel lui-mecircme soit pour la

socieacuteteacute civile mais elle doit toujours intervenir contre lui pour cette unique raison qursquoil

a commis un crime (Kant 1999 p 152)

Il faut eacuteviter ici un contresens par laquo un autre bien raquo Kant entend la satisfaction

sensible le bonheur Kant refuse de compromettre la justice au prix du bonheur ndash fut-il celui

de la socieacuteteacute entiegravere Autrement dit il faut punir le criminel non pour des raisons de plaisir ou

de deacuteplaisir mais par principe laquo la loi peacutenale est un impeacuteratif cateacutegorique raquo Aucune utiliteacute ne

doit ecirctre jointe agrave lrsquoacte de punir Il ne srsquoagit pas de donner lrsquoexemple drsquoeacutedifier les acircmes ou

drsquoameacuteliorer celui qursquoon punit ces viseacutees feraient tomber le principe de la punition du cocircteacute de

lrsquoheacuteteacuteronomie Crsquoest dire que la punition ne vise pas de fin eacuteducative la punition est

autoteacutelique Agrave la limite mecircme srsquoil eacutetait deacutemontreacute que la punition corrompait le sujet moral

cette conseacutequence (non pas inutile mais nuisible) ne devrait pas rentrer en ligne de compte

Crsquoest dire que la punition nrsquoa pas pour vocation drsquoecirctre eacuteducative elle pourrait mecircme ecirctre anti-

peacutedagogique qursquoelle demeurerait agrave titre de principe On ne saurait ecirctre davantage agrave lrsquoopposeacute

de la proposition de Marcel Conche que nous avons deacutejagrave citeacutee laquo Lrsquoaction de punir comme

toute autre action ne se justifie que srsquoil en reacutesulte quelque chose de bon raquo (Conche 2003)

Pour Kant en effet on ne punit pas pour lrsquoavenir on punit par principe on punit pour punir

Crsquoest dire que le sens de la punition ou mecircme la pertinence de son existence nrsquoa pas mecircme agrave

ecirctre poseacute

Avec ce texte tireacute de la Meacutetaphysique des mœurs nous nrsquoavons pas fait un pas en

direction drsquoune argumentation permettant de fonder le droit de punir Kant reacuteaffirme que le

248

criminel a meacuteriteacute la punition que la justice exige la punition (la suite du texte eacutetablit que

lrsquoeacutetalon du chacirctiment nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoeacutegaliteacute soit la loi du Talion (jus talionis) laquo Ainsi

ce mal immeacuteriteacute que tu infliges agrave un autre au sein du peuple tu le fais agrave toi-mecircme raquo 1999 p

153) Mais aucun argument ne vient appuyer ces affirmations Et pour cause il srsquoagit drsquoun

principe a priori qui ne souffre pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve et moins encore la contestation laquo Ainsi

le veut la justice en tant qursquoIdeacutee du pouvoir judiciaire fonctionnant selon des lois universelles

a priori raquo

Prenons un exemple celui de la peine de mort qui se trouve justifieacutee drsquoapregraves Kant par

la loi du Talion Ainsi laquo srsquoil a tueacute il lui faut mourir raquo (Kant 1999 p 154) Et comme preuve pour

soutenir son propos Kant ajoute

[hellip] on nrsquoa jamais entendu qursquoun condamneacute agrave mort pour meurtre se fucirct plaint

que crsquoeacutetait lagrave lui infliger une trop lourde peine et que la deacutecision eacutetait injuste chacun

lui rirait au nez srsquoil venait agrave srsquoexprimer ainsi (Kant 1999 p 156)

On cherche en vain un argument dans ces deux eacuteleacutements factuels proposeacutes par Kant

Que nul condamneacute nrsquoait jamais protesteacute ne saurait signifier qursquoil nrsquoy avait pas une leacutegitimiteacute agrave

protester Et srsquoil lrsquoavait fait le rire qui servirait de reacuteponse (afin dans un mecircme mouvement

de le moquer et drsquoeacuteconduire sa demande) est-il si eacutevidemment pertinent que le considegravere

Kant Bien sucircr que non ndash rire glaceacute que celui drsquoune raison que ne vient pas troubler la chaleur

pathologique de lrsquoempathie

On rappellera enfin que deux exceptions eacutechappent agrave la loi du Talion et donc agrave la

punition qui veut que le meurtrier meure lrsquoinfanticide maternel dans le cas drsquoun enfant conccedilu

hors mariage et le duel Lrsquoargumentation pour exoneacuterer lrsquoinfanticide reacutevegravele combien Kant eacutelegraveve

le formalisme de la loi plus haut que la consideacuteration de la digniteacute de la personne humaine (en

tout cas de lrsquoenfant) conccedilu hors mariage donc hors socieacuteteacute civile cette derniegravere nrsquoa pas

reconnu cet enfant et nrsquoa donc pas agrave le proteacuteger Que la raison peut se reacuteveacuteler cynique

lorsqursquoelle se preacutetend pure

249

Dans la mesure ougrave la leacutegislation ne peut faire disparaicirctre la honte drsquoune

naissance en dehors du mariage [hellip] il semble que [hellip] les ecirctres humains se retrouvent

en lrsquoeacutetat de nature et que lrsquohomicide sans qursquoil doive degraves lors neacutecessairement ecirctre

deacutesigneacute comme un meurtre soit certes dans les deux cas bel et bien punissable mais

ne puisse ecirctre puni de mort par le pouvoir suprecircme Lrsquoenfant qui est venu au monde

en dehors du mariage est neacute hors la loi (laquelle ici se nomme en effet le mariage) par

conseacutequent aussi en dehors de sa protection Il srsquoest en quelque sorte introduit dans la

reacutepublique (comme une marchandise interdite) drsquoune maniegravere telle que celle-ci (dans

la mesure ougrave en toute justice il nrsquoaurait pas ducirc venir agrave lrsquoexistence sur ce mode) peut

ignorer son existence donc aussi son aneacuteantissement et que nul deacutecret ne peut puisse

supprimer la honte de la megravere degraves lors que son accouchement en dehors du mariage

est connu (Kant 1999 pp 158-159)

On ne saurait agrave notre sens confondre plus formellement le droit et la morale Il semble

que la fascination de Kant pour le leacutegalisme et son rationalisme affeacuterant lrsquoait ameneacute agrave concevoir

lrsquohumain hors socieacuteteacute civile comme une chose et non comme une personne Crsquoest dire que le

regravegne de la loi qui trouve son apogeacutee theacuteorique dans le formalisme de Kant nrsquoeacutepuise pas la

question morale

613 La sanction dans le cadre eacuteducatif entorses

Pourtant si la punition nrsquoa pas agrave poursuivre de but eacuteducatif Kant reconnaicirct dans ses

Reacuteflexions sur lrsquoeacuteducation que la sanction est neacutecessaire dans le cadre eacuteducatif La punition est

un principe non eacuteducatif qui a sa place en eacuteducation

Crsquoest qursquoen effet lrsquoobeacuteissance (et non la soumission) est fondamentale en eacuteducation

Lrsquoobeacuteissance peut ecirctre absolue (deacuteriveacutee de la contrainte) ou relative agrave la reconnaissance de la

rationaliteacute et de la bonteacute de la volonteacute du guide (deacuteriveacutee de la confiance) Toute transgression

peut srsquointerpreacuteter comme un manque drsquoobeacuteissance et laquo la punition est le reacutesultat drsquoun

250

manque drsquoobeacuteissance raquo (Kant 1974 p 128) Or la punition peut ecirctre physique ou morale

Physique cela signifie sensible jouant sur les peines et les plaisirs Moral deacutesigne le penchant

agrave ecirctre honoreacute et aimeacute ndash penchant puissant et dont la contrarieacuteteacute constituera un levier efficace

propre agrave produire des effets durables Kant se meacutefie agrave juste titre des sanctions physiques en

rendant lrsquoenfant inteacuteresseacute on deacuteveloppe chez lui une disposition mercenaire qui contredit le

deacutesinteacuteressement inheacuterent agrave la moraliteacute Les sanctions physiques pour le dire dans un autre

vocabulaire ne font que dresser lrsquoautomate

Deux problegravemes au moins en deacutecoulent

Le premier est le suivant la loi du talion nrsquoest plus respecteacutee dans toute sa rigueur Il

nrsquoy a pas de symeacutetrie entre la transgression et la punition Ainsi Kant propose de choisir les

punitions morales plutocirct que les physiques ndash mecircme lorsque la transgression dont elles sont la

sanction a eacuteteacute physique Srsquoil y a un choix dans la punition qursquoon inflige crsquoest qursquoon utilise la

punition agrave des fins eacuteducatives on ne punit plus pour punir drsquoapregraves une loi inflexible mais on

adapte le principe de la punition aux effets rechercheacutes (drsquoougrave la preacutefeacuterence pour les punitions

morales laquo moyen sucircr pour donner aux chacirctiments un effet durable raquo Kant 1974 p 128)

Autre exemple invoqueacute par Kant au mensonge on ne reacutepond pas par la pratique reacuteciproque

du mensonge mais on sanctionne par un regard de meacutepris

Le deuxiegraveme problegraveme est le suivant Kant lui-mecircme reconnaicirct que la punition dans le

cadre eacuteducatif doit ecirctre investie drsquoun sens eacuteducatif lorsqursquoil eacutevoque la maniegravere dont il

convient de sanctionner Kant eacutecrit laquo Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale les punitions doivent toujours

ecirctre appliqueacutees aux enfants avec circonspection et de telle maniegravere qursquoils voient que seule leur

propre ameacutelioration est le but de celles-ci raquo (1974 p 128) Crsquoest donc la punition a pour viseacutee

drsquoameacuteliorer il ne srsquoagit plus contrairement agrave ce qursquoeacutecrivait Kant dans la Critique de la raison

pratique ou dans la Meacutetaphysique des mœurs de punir pour punir Mais alors cette saillie hors

de la punition qui se justifie elle-mecircme est confronteacutee agrave la difficulteacute qursquoon connaicirct deacutesormais

comment le fait de punir crsquoest-agrave-dire drsquoengendrer un deacuteplaisir pourrait-il conduire agrave une

ameacutelioration morale et pas seulement agrave un dressage

On le voit donc Kant oscille entre deux acceptions de la punition qui srsquoexcluent

mutuellement et qui sont toutes deux aporeacutetiques Soit on estime qursquoil faut punir pour punir

mais on ne voit pas pourquoi au vice il faudrait ajouter le malheur Soit on estime qursquoil faut

punir pour ameacuteliorer mais pourquoi la punition engendrerait-elle la moindre ameacutelioration

251

morale On retrouve ici la fonction drsquoexpiation que Kant avait commenceacutee par refouler hors

de la penseacutee de la punition pour finalement la reacuteintroduire

Reacutesumons-nous la punition est soit fondatrice drsquoelle-mecircme (ce qui est absurde) soit agrave

viseacutee expiatrice (ce qui est mysteacuterieux) Dans tous les cas on reconnaicirctra que la philosophie de

la punition (et partant de la sanction) est chez Kant lacunaire et qursquoil nrsquoa pas preacutesenteacute

drsquoargument qui permette drsquoestimer que la sanction a une vertu eacuteducative

62 Durkheim ou la transcendance de la loi sociale

Durkheim est lrsquoautre penseur de reacutefeacuterence agrave avoir soutenu que la sanction devait ecirctre

attribueacutee pour elle-mecircme qursquoil fallait obeacuteir agrave la loi pour obeacuteir agrave la loi Toutefois son

argumentation se seacutepare nettement de celle de Kant

Nous proposons de restituer la proposition de Durkheim dans le cadre theacuteorique hors

de laquelle elle nrsquoaurait pas de sens

621 Le reacutealisme social

Toute la proposition de Durkheim de ses critiques agrave ses thegraveses repose sur un postulat

qursquoon pourrait qualifier de meacutetaphysique agrave tout le moins au sens de lrsquoontologie (comprise

comme meacutetaphysique geacuteneacuterale) laquo Qursquoest-ce qui est reacuteel Qursquoest-ce qui existe suprecircmement

raquo demande lrsquoontologie Traditionnellement on oppose nominalisme et reacutealisme pour reacutepondre

agrave cette question Le nominalisme reacutepond lrsquoindividu seul est reacuteel lrsquouniversel lrsquoideacutee lrsquo εἶδος est

deacuteriveacute Le reacutealisme reacutepond lrsquouniversel lrsquoideacutee lrsquoεἶδος seul est reacuteel lrsquoindividu est deacuteriveacute il a

moins de consistance moins de dureacutee moins de reacutealiteacute Par reacutealisme on entend ainsi le

contraire de ce que le sens commun nomme laquo reacutealisme raquo (qui deacutesigne agrave assigner de la reacutealiteacute

agrave lrsquoobjet de la sensation) le reacutealisme pose la reacutealiteacute de ce qui est penseacute drsquoun autre type de

reacutealiteacute agrave cocircteacute et au-delagrave de la sensation au-delagrave des individus au-delagrave des ecirctres naturels (μετὰ

τὰ φυσικά)

Michael C Behrent estime que la querelle du nominalisme et du reacutealisme est reprise

dans les sciences sociales agrave lrsquoegravere moderne par Guyau et Durkheim (Behrent 2008) Guyau

serait un adepte du nominalisme quand Durkheim serait un reacutealiste (au sens convenu au sein

de ce qursquoon appelle de maniegravere geacuteneacuterique la querelle des universaux) Nous avons reacutecemment

proposeacute (Muller 2017) de consideacuterer Guyau moins comme un partisan du nominalisme que

252

comme le promoteur original drsquoun reacutealisme vital Ainsi les ondes de vie (eacutemotions penseacutees

volitions) traversent les individus et sont plus reacuteelles que lui-mecircme le sujet ne serait que la

crispation temporaire drsquoune vie qui cherche agrave se communiquer laquo La vie comme le feu ne se

conserve qursquoen se communiquant raquo eacutecrit Guyau dans la conclusion de lrsquoEsquisse (1985 p 217)

En revanche lrsquoeacutepithegravete de laquo reacutealiste raquo nous semble parfaitement convenir agrave Durkheim il ne

cesse dans ses eacutecrits drsquoeacutevoquer lrsquoexistence drsquoune reacutealiteacute suis generis (de son propre genre ndash

soit ontologiquement diffeacuterente des individus) doteacutee drsquoun degreacute de reacutealiteacute supeacuterieur (plus

stable plus durable plus puissante) Cette reacutealiteacute supeacuterieure dont lrsquoexistence postuleacutee est la

condition de possibiliteacute drsquoune certaine conception de la sociologie est la socieacuteteacute

Il nous semble possible de comprendre ce reacutealisme social de Durkheim agrave partir drsquoune

conception simplifieacutee de lrsquoontologie platonicienne (la theacuteorie des Formes et la participation

verticale) Chez Platon le plan du devenir des apparences sensibles du plan des Formes

intelligibles (εἶδη) Les ecirctres sensibles (qui ne meacuteritent pas agrave strictement parler cette

deacutenomination drsquoecirctre οὐσία) sont comme des fantocircmes des simulacres (εἴδωλα) Seules les

Formes radicalement seacutepareacutees (χωρισμοί) du sensible existent veacuteritablement elles trocircnent

dans une sphegravere suprasensible dont le sujet ne peut voir avec ses yeux de chair mais il peut

via une meacutethode (la dialectique) remonter des indices sensibles agrave la conception noeacutetique de

ces Formes Ce sont ainsi ces Formes qui donnent leur intelligibiliteacute au sensible quoique de

maniegravere fort imparfaite en raison des reacuteticences neacutecessaires du reacuteceptacle sensible (Χώρα)

mais le sensible drsquoune certaine maniegravere participe aux Formes et reccediloit imparfaitement leur

empreinte Les Formes instruisent le procegraves et la connaissance du sensible leur contemplation

seule oriente le deacutesir vers ce qui seul peut le combler les Formes reacutegulent le sensible qui ne

serait que chaos sans elles elles sont deacutesirables en tant qursquoelles relegravevent du divin et elles

libegraverent celui qui les contemple Agrave lrsquohomme-mesure de Protagoras (πάντων χρημάτων μέτρον

citeacute par Platon dans le Theacuteeacutetegravete 152a 2008 p 1904) Platon oppose le dieu-mesure (ὁ δὴ θεὸς

ἡμῖν πάντων χρημάτων μέτρον ἂν εἴη μάλιστα καὶ πολὺ μᾶλλον ἤ πού τις ὥς φασιν

ἄνθρωπος Lois IV 716c)

Mutatis mutandis il en va de mecircme chez Durkheim ndash sauf que le reacutealisme des Formes

le cegravede au reacutealisme de la socieacuteteacute Il faut prendre garde deacutejagrave de confondre la collection

drsquoindividus avec la socieacuteteacute ce serait confondre pour reprendre la terminologie de Rousseau

la volonteacute de tous avec la volonteacute geacuteneacuterale La socieacuteteacute existe en soi elle est seacutepareacutee

laquo distincte eacutecrit Durkheim des individus qui la composent raquo (2012 p 75) Il eacutecrit encore

253

Pour que la socieacuteteacute puisse ecirctre consideacutereacutee comme la fin normale de la conduite

morale il faut donc quil soit possible dy voir autre chose quune somme dindividus

il faut quelle constitue un ecirctre sui generis qui a sa nature speacuteciale distincte de celle de

ses membres et une personnaliteacute propre diffeacuterente des personnaliteacutes individuelles Il

faut en un mot quil existe dans toute la force du terme un ecirctre social (Durkheim

2012 p 92)

Un laquo ecirctre social raquo laquo dans toute la force du mot raquo ndash crsquoest-agrave-dire dans toute la force

ontologique une existence sociale autonome des individus indeacutependante de leur psychologie

La socieacuteteacute est lrsquoοὐσία rechercheacutee par toute la tradition meacutetaphysique la sociologie est cette

ἐπιζητουμένη ἐπιστήμη rechercheacutee par Aristote (Meacutetaphysique 996b 2011 p 1767 1059a

p 1899 etc) Cette affirmation pose en filigrane que les individus sont des moins-ecirctres ils

existent moins que la socieacuteteacute qui leur preacuteexiste Lrsquoaffirmation pleine drsquolaquo ecirctre social raquo implique

une hieacuterarchie ontologique les individus valent moins que la socieacuteteacute comme la partie vaut

moins que le tout Cette proposition est mainte fois reacutepeacuteteacutee dans LrsquoEacuteducation morale Dans la

cinquiegraveme leccedilon on lit notamment laquo Cest que lhomme est en majeure partie le produit de

la socieacuteteacute Cest delle que nous vient tout ce quil y a de meilleur en nous toutes les formes

supeacuterieures de notre activiteacute raquo (Durkheim 2012 p 84) Dans cette optique la subordination

de la partie au tout vaut comme regravegle absolue veacuteritable mesure de la moraliteacute On le voit la

question morale est exclusivement rameneacutee agrave sa dimension sociale Cette affirmation

ontologique justifie la meacutethodologie durkheimienne comme reacuteductionnisme si la socieacuteteacute est

la reacutealiteacute on peut poser un deacuteterminisme social et eacuteliminer pour lrsquoexplication des pheacutenomegravenes

humains tout facteur extra-social Dans la theacuteorie de Durkheim lrsquoindividu est cette ombre cet

εἴδωλον milieu entre lrsquoecirctre et le neacuteant recircve fugace qui ne vaut que par sa participation agrave une

forme de transcendance La socieacuteteacute est cette transcendance le surhumain est lrsquohomme investi

par lrsquoautoriteacute de la socieacuteteacute La socieacuteteacute est la mesure de toute chose elle est ce reacutesidu laiumlque

qui survit agrave la laquo mort de Dieu raquo (drsquoapregraves lrsquoexpression de Nietzsche au sect125 du Gai Savoir 1997

p 177) elle est cette transcendance cette sacraliteacute qui œuvre au sein deacutesormais de

lrsquoimmanence

254

Seule la socieacuteteacute est au-dessus des individus Cest donc delle queacutemane toute

autoriteacute Cest elle qui communique agrave telles ou telles qualiteacutes humaines ce caractegravere

sui generis ce prestige qui eacutelegraveve au-dessus deux-mecircmes les individus qui le possegravedent

Ils deviennent des surhommes parce que par lagrave ils participent [nous soulignons] agrave la

supeacuterioriteacute agrave cette sorte de transcendance de la socieacuteteacute par rapport agrave ses membres

(Durkheim 2012 p 99)

La socieacuteteacute est un dieu pour lrsquohomme agrave Dieu on substitue laquo la notion empirique de cet

ecirctre directement observeacute quest la socieacuteteacute pourvu du moins quon se repreacutesente la socieacuteteacute

non comme une somme arithmeacutetique dindividus mais comme une personnaliteacute nouvelle

distincte des personnaliteacutes individuelles raquo en sorte que laquo la diviniteacute est lexpression symbolique

de la collectiviteacute raquo (Durkheim 2012 p 110) Qursquoest-ce agrave dire sinon que la collectiviteacute est

lrsquoexpression reacuteelle de la diviniteacute

Lrsquoεἶδος de Platon est immuable et eacuteternel la socieacuteteacute durkheimienne nrsquoest pas

immuable mais elle pourrait bien ecirctre eacuteternelle Crsquoest ce qursquoaffirme Durkheim agrave la Quatriegraveme

leccedilon de son Eacuteducation morale il srsquoagit drsquoun laquo fait raquo celui qui pose que agrave cocircteacute des geacuteneacuterations

drsquoindividus qui changent laquo la socieacuteteacute reste avec sa physionomie propre et son caractegravere

personnel raquo il y a en elle laquo quelque chose qui persist[e] cest la socieacuteteacute avec sa conscience

propre son tempeacuterament personnel raquo (Durkheim 2012 p 77) Ainsi la France entre le moyen

acircge et le deacutebut du XXe siegravecle possegravede une laquo identiteacute personnelle que nul ne peut songer agrave

meacuteconnaicirctre raquo ainsi laquo la vie sociale de Paris preacutesente actuellement les mecircmes caractegraveres

essentiels quil y a cent ans raquo Nous sommes bien dans une theacuteorie qui essentialise le social

pour faire de lrsquoindividu un presque rien la socieacuteteacute est le veacuteritable sujet qui impose par sa

transcendance sa supreacutematie

Mais comment srsquoopegravere cette participation agrave la transcendance On sait que Platon eacutetait

fort gecircneacute par le problegraveme de la participation (μέθεξις) comment des entiteacutes aussi heacuteteacuterogegravenes

255

que le sensible et lrsquointelligible peuvent communiquer Les objections eacutenonceacutees par Aristote

(le troisiegraveme homme par exemple) deacutejagrave largement anticipeacutees par Platon dans la premiegravere

partie du Parmeacutenide (132a et ss 2008 pp 1112-1113) ne risquent-elles pas de resurgir agrave

lrsquooccasion du reacutealisme social de Durkheim Comment la socieacuteteacute et lrsquoindividu peuvent-ils

communiquer Crsquoest lagrave qursquoentre en scegravene lrsquoeacuteducation morale elle est le moyen de produire

le lien social qursquoon peut deacutefinir comme reacutegulation et inteacutegration Cette deacutefinition permet de

comprendre les deux premiers eacuteleacutements de la moraliteacute lrsquoesprit de discipline (avec la

soumission agrave la loi qui reacutegule eacutequivalent de ce que les moralistes nomment devoir) et

lrsquoattachement aux groupes sociaux (avec lrsquoeacutelan affectif qui porte agrave lrsquoideacuteal eacutequivalent de ce que

les moralistes nomment le bien) Discipline et attachement aux groupes sociaux sont les deux

faces drsquoune mecircme reacutealiteacute faces qui nrsquoont rien drsquoantinomiques qui sont deacutependantes et

autonomes agrave la fois La discipline permet agrave la socieacuteteacute de poser son empreinte sur le sujet

lrsquoattachement aux groupes sociaux permet de susciter un eacutelan vers lrsquoideacuteal Les deux aspects de

la participation (communication agrave double sens entre le reacuteel social et lrsquoindividu) sont ainsi

expliqueacutes

Reste un dernier eacuteleacutement dans la compreacutehension de la morale qui semble drsquoinspiration

kantienne mais qui constitue une subversion de la thegravese de Kant lrsquoautonomie Comme dans

la philosophie critique de Kant il srsquoagit de deacuteterminer la place que doit tenir la raison Kant on

le sait estimait que le sujet moral a besoin de loi mais qursquoil ne pouvait en tant qursquoil eacutetait moral

demeurer passif Aussi Kant a-t-il proposeacute de comprendre la loi comme produite par la raison

du sujet lui-mecircme en devenant leacutegislateur le sujet transcendantal devenait auteur et effet

de la loi Soumission (contrainte) et activiteacute (volonteacute) eacutetaient ainsi preacuteserveacutees telle est

lrsquoautonomie dont lrsquoavantage est de pouvoir preacutetendre agrave lrsquouniversel Mais Durkheim reproche

justement agrave Kant de penser lrsquoautonomie de la volonteacute comme soustraite au sensible et donc

agrave la temporaliteacute preacutesupposant ainsi une meacutetaphysique dualiste opposant la nature agrave la liberteacute

Cette solidariteacute de la morale et de la meacutetaphysique risque drsquoapregraves Durkheim de

compromettre la moraliteacute Comment comprendre alors lrsquoautonomie de la volonteacute sans la

reacutefeacuterer agrave la philosophie critique de Kant La reacuteponse de Durkheim nous semble reprendre les

thegraveses de Spinoza La raison ne saurait ecirctre eacutecarteacutee de la morale un sujet moral ne doit pas

ecirctre un hallucineacute Lrsquoautonomie nrsquoest possible que par la connaissance or la connaissance du

pheacutenomegravene est dans lrsquooptique de Durkheim rien moins que la sociologie qursquoil propose

Lrsquoautonomie de la volonteacute dans cette optique se reacutealisera dans la connaissance sociologique

256

le sujet ne sombre pas dans une laquo reacutesignation passive raquo mais une laquo adheacutesion eacuteclaireacutee raquo Citons

Durkheim laquo Se conformer agrave un ordre de choses parce quon a la certitude quil est tout ce

quil doit ecirctre ce nest pas subir une contrainte cest vouloir cet ordre librement cest y

acquiescer en connaissance de cause raquo (2012 p 118) La volonteacute libre crsquoest la connaissance

du neacutecessaire Descartes eacutecrivait que laquo la volonteacute est drsquoautant plus libre qursquoelle connaicirct le

meilleur raquo et plus encline agrave le rechercher La connaissance scientifique eacutemancipe

Cest dans la mesure ougrave la science se fait que dans nos rapports avec les choses

nous tendons toujours davantage agrave ne plus relever que de nous-mecircmes Nous nous en

affranchissons en les comprenant et il nest pas dautre moyen de nous en affranchir

Cest la science qui est la source de notre autonomie (Durkheim 2012 p 119)

Certes elle nrsquoeacutemancipe pas en donnant les moyens de changer ce qui est neacutecessaire

puisque le reacutealisme social exclut que les individus puissent alteacuterer lrsquoordre social Durkheim

eacuteprouve une insigne meacutefiance envers tous les grands reacuteformateurs de la morale qursquoil qualifie

de laquo reacutevolutionnaires raquo estimant qursquoen atteacutenuant lrsquoesprit de discipline ils ouvrent la porte agrave

cette deacutegeacuteneacuterescence qursquoest la laquo tendance anarchique raquo qui a empecirccheacute leur œuvre de faire

souche (Durkheim 2012 p 70) Mais la science eacutemancipe en donnant les moyens de

reconnaicirctre ce qui est neacutecessaire et ainsi de le vouloir Lrsquoautonomie de la volonteacute crsquoest vouloir

ce que le positivisme sociologique nous deacutecrit comme eacutetant neacutecessaire en mecircme temps que

deacutesirable Ce nrsquoest pas suffisant drsquoecirctre disciplineacute et drsquoecirctre habiteacute par lrsquoesprit social il faut

encore avoir laquo lrsquointelligence de la morale raquo (2012 p 122) afin de vouloir le social

622 La sanction au service de lrsquoautoriteacute

Eacutetant donneacutee cette preacutepondeacuterance de la loi sociale qui fait de lrsquoesprit de discipline le

premier eacuteleacutement de la moraliteacute on pourrait srsquoattendre agrave ce que la sanction accompagne de

maniegravere leacutegitime toute transgression qui apparaicirctrait comme une atteinte agrave lrsquoordre social Si

cet ordre est pour ainsi dire sacreacute (dans lrsquoordre du profane) toute atteinte qui lui est faite ne

meacuterite-t-elle pas drsquoecirctre sanctionneacutee

257

De maniegravere tregraves eacutetonnante Durkheim nie le caractegravere moral de la sanction Il eacutecrit

notamment cette phrase que nrsquoaurait pas renieacute Guyau

[hellip] tout le monde sentend aujourdhui pour reconnaicirctre que dans la mesure

ougrave la consideacuteration relative agrave des sanctions de quelque nature quelles soient

contribue agrave deacuteterminer un acte dans la mecircme mesure cet acte manque de valeur

morale On ne peut donc attribuer aucun inteacuterecirct moral agrave une conception qui ne peut

intervenir dans la conduite sans en alteacuterer la moraliteacute (Durkheim 2012 p 110)

On ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute Durkheim qui aime agrave reacutepeacuteter qursquoil nrsquoavance rien qui ne

soit attesteacute par lrsquoopinion la prend ici agrave contre-pied Un acte motiveacute par la consideacuteration de la

sanction est eacutevideacute de sa moraliteacute Pourtant la socieacuteteacute nrsquoa-t-elle pas une force coercitive On

sait que la coercition est lrsquoun des eacuteleacutements de la deacutefinition que Durkheim donne des faits

sociaux ce sont des laquo types de conduite ou de penseacutee [qui] sont exteacuterieurs agrave lrsquoindividu raquo et

qui laquo sont doueacutes dune puissance impeacuterative et coercitive en vertu de laquelle ils simposent agrave

lui quil le veuille ou non raquo (2013b) Que serait une coercition sans sanction Pourtant

Durkheim affirme que laquo les sanctions nont pas dans la formation de lesprit de discipline le

rocircle preacutepondeacuterant quon leur a parfois attribueacute raquo (2012 p 151) Crsquoest donc que les sanctions

(au sens large de systegraveme de reacutetribution punitions et reacutecompenses) ont une fonction laquelle

Crsquoest agrave cette question que sont consacreacutees les leccedilons onze et douze

Crsquoest que le respect de la discipline ne doit pas se faire dans la crainte de la sanction Si

la discipline est moralisatrice en elle-mecircme (laquo la discipline est par elle-mecircme un facteur sui

generis de lrsquoeacuteducation raquo 2012 p 61) il faut la deacutevelopper pour elle-mecircme Lrsquoautoriteacute du

maicirctre provient de laquo lrsquoideacutee qursquoil a de sa tacircche raquo de laquo lrsquoardeur de ses convictions raquo de laquo la foi

qursquoil a raquo ndash de lrsquoattachement en un mot laquo plus eacutetroit plus intime agrave la seule reacutealiteacute qui soit

vraiment au-dessus de nous je veux dire de notre attachement agrave la reacutealiteacute morale raquo (2012 p

153) crsquoest-agrave-dire la socieacuteteacute Lrsquoautoriteacute est un sentiment inteacuterieur qui finira toujours (tel est du

moins lrsquoespeacuterance de Durkheim) par laquo srsquoaffirmer et se communiquer raquo quand bien mecircme laquo les

signes exteacuterieurs peuvent ecirctre deacutefectueux raquo (2012 p 153) Avouons que lrsquoargument nous

paraicirct bien peu convaincant ne fait-il pas porter la responsabiliteacute de lrsquoindiscipline que sur le

258

manque de foi de lrsquoenseignant Le recours agrave la sanction devient pour Durkheim le signe drsquoun

manque drsquoautoriteacute laquo Punitions et indiscipline vont souvent de pair raquo (2012 p 155)

Pourquoi alors faut-il punir

Premiegravere reacuteponse pour preacutevenir lrsquoinobservance de la regravegle eacuteviter que le deacuteviant ne

recommence et empecirccher la contagion par lrsquoexemple La sanction relegraveverait de lrsquointimidation

Pour Durkheim qui reprend ici sans le nommer les arguments avanceacutes par Guyau (que nous

eacutetudierons infra) lrsquoefficaciteacute drsquoune telle fonction est douteuse la sanction ne saurait atteindre

la volonteacute du sujet laquo parce que la peine agit du dehors et sur le dehors elle ne saurait

atteindre la vie morale agrave sa source raquo (2012 p 155) La sanction peut bien dresser lrsquoautomate

elle ne saurait produire un seul eacutelan de moraliteacute authentique

Elle peut dans une mesure que nous deacuteterminerons tout agrave lheure dresser

machinalement lenfant agrave eacuteviter certains actes mais en regard du penchant qui

lentraicircne agrave mal faire elle ne saurait susciter un penchant contraire qui lincline au

bien (Durkheim 2012 p 155)

Durkheim on le voit ici srsquooppose radicalement au dressage ndash et dans des termes

reacutepeacutetons-le car ce fait ne nous paraicirct pas avoir deacutejagrave eacuteteacute signaleacute qui eacutevoquent ceux de Guyau

et accompagneacutes des mecircmes reacutefeacuterences aux criminalistes italiens (Lombroso notamment) La

fonction utilitaire de la sanction est donc crsquoest le moindre qursquoon puisse dire sujette agrave caution

Seconde reacuteponse la punition permettrait drsquoeffacer la faute via une expiation Telle est

la conception de Pierre Janet par exemple ndash mais qui comme nous lrsquoavons vu a une longue

tradition qui srsquoorigine philosophiquement chez Platon laquo La peine ainsi entendue est une sorte

de contre-deacutelit qui annule le deacutelit et qui remet les choses en leacutetat raquo (Durkheim 2012 p 157)

tourneacutee vers le passeacute elle vise agrave laver la faute par la souffrance qursquoelle produit Crsquoest en

quelque sorte le mal qui soigne le mal ndash drsquoougrave la neacutecessiteacute de la proportionnaliteacute Lrsquoargument

pour reacutefuter la fonction expiatrice de la punition est lagrave encore emprunteacute agrave Guyau ndash mais de

maniegravere explicite

259

En quoi donc le mal qui est ainsi infligeacute au coupable peut-il compenser le mal

quil a fait Le premier de ces maux se surajoute au second mais ne se soustrait pas

On ne peut reacutealiser ainsi quune fausse symeacutetrie Cest dit Guyau comme si un

meacutedecin pour gueacuterir un bras malade commenccedilait par amputer lautre

bras (Durkheim 2012 p 158)

En raison de ce refus Durkheim est ameneacute agrave poser apregraves Guyau laquo lrsquoabsolue prohibition

des chacirctiments corporels raquo (Durkheim 2012 p 171) La sanctionpunition ne sera pas un

chacirctiment

Toutefois en deacutepit de sa fausseteacute Durkheim estime qursquoil y a quelque chose agrave conserver

de cette theacuteorie agrave ceci pregraves que son essence ne reacuteside pas dans la souffrance mais dans la

conversion drsquoopinion qursquoelle permet En effet dans la deacutesobeacuteissance le mal principal consiste

dans lrsquoopinion que lrsquoenfant aura de la loi son prestige srsquoen trouve diminueacute elle perd sa

sacraliteacute elle est pour ainsi dire profaneacutee et son autoriteacute (qui tient agrave lrsquoopinion qursquoon en a)

diminue reacuteellement laquo linfraction morale si rien nen vient neutraliser les effets deacutemoralise

lacte dindiscipline affaiblit la discipline raquo (Durkheim 2012 p 159) La loi doit se reacuteaffirmer

face agrave lrsquooffense afin que lrsquoopinion qui en deacutechoit lrsquoautoriteacute ne se trouve pas confirmeacutee par

lrsquoabsence de reacuteaction la peine vise agrave laquo manifester une eacutenergie proportionneacutee agrave leacutenergie de

lattaque quelle a subie raquo (2012 p 159) Crsquoest la loi elle-mecircme qui par la sanction appliqueacutee

par le deacutetenteur de lrsquoautoriteacute srsquoaffirme reacuteagit il srsquoagit de maintenir lrsquoautoriteacute de son autoriteacute

En ce sens la sanction resacralise la figure de lrsquoautoriteacute en vue de sauvegarder lrsquoautoriteacute elle-

mecircme La sanction vise agrave preacuteserver lrsquointeacutegriteacute autoteacutelique morale par soi de la loi garante de

la discipline Rien nrsquoest plus dangereux agrave cet eacutegard que de laisser le doute

On voit ainsi ce que Durkheim conserve de lrsquoexpiation il srsquoagit de purger le sujet deacuteviant

drsquoune opinion en quelque sorte drsquoimpieacuteteacute agrave lrsquoeacutegard de la loi en reacuteaffirmant son autoriteacute par la

sanction Mais la sanction nrsquoest pas appliqueacutee en vue drsquoameacuteliorer le sujet directement elle

vise agrave proteacuteger la loi contre les blasphegravemes qui la deacutesacralisent Le prestige de la regravegle doit ecirctre

sauvegardeacute coucircte que coucircte ndash au sens propre ce coucirct est celui du coup

260

Il faut donc quen face de linfraction le maicirctre atteste dune maniegravere non

eacutequivoque que son sentiment na pas varieacute quil a toujours la mecircme force quagrave ses

yeux la regravegle est toujours la regravegle quelle na rien perdu de son prestige quelle a

toujours droit au mecircme respect en deacutepit de loffense dont elle a eacuteteacute lobjet (Durkheim

2012 p 159)

La sanction est ici une sanctification de la loi

Le vocabulaire religieux que nous employons nrsquoest pas usurpeacute il y est explicitement

question de foi de reacuteveacutelation (laquo crsquoest par le maicirctre que la regravegle est reacuteveacuteleacutee agrave lrsquoenfant raquo

Durkheim 2012 p 148) de sacreacute Eirick Prairat eacutecrit agrave ce sujet

Transcendante et immuable la regravegle scolaire doit apparaicirctre comme une

instance inviolable et sacreacutee Quasi religieuse crsquoest un maicirctre-precirctre qui la reacutevegravele aux

eacutelegraveves raquo La fonction de la peine nrsquoest ni utilitaire ni expiatoire mais consiste agrave

laquo rassurer les consciences que la violation de la regravegle a pu a ducirc neacutecessairement troubler

dans leur foi alors mecircme quelles ne sen rendent pas compte de leur montrer que

cette foi a toujours la mecircme raison decirctre (Prairat 2012 p 160)

La laiumlciteacute invoqueacutee par Durkheim vise agrave faire de la loi sociale le succeacutedaneacute de la loi divine

ndash a fortiori la remplaccedilante de la tregraves laiumlque loi morale theacuteoriseacutee par Kant La sanction ne donne

pas son autoriteacute agrave la discipline (celle-ci est confeacutereacutee par la socieacuteteacute) mais empecircche qursquoelle la

perde La souffrance (entendons la souffrance physique) est accessoire crsquoest le blacircme qui

importe ndash crsquoest-agrave-dire vraisemblablement la honte

La peine nrsquoest donc pas lrsquoessentiel de lrsquoautoriteacute ni la souffrance lrsquoessentiel de la peine

elles nrsquoen demeurent pas moins toutes deux neacutecessaires au maintien de la regravegle de la

discipline de lrsquoautoriteacute

261

623 Νόμος ἀντινομία ἄνομος

On voit que la loi sociale possegravede une transcendance qui lrsquoappelle en raison de sa

digniteacute agrave reacutegner sur les individus

Est-ce agrave dire que ce regravegne ne se fera pas sans tension Qursquoelle ne se fera pas par

exemple au deacutetriment de lrsquoindividu Qursquoil nrsquoy a pas de tension entre les groupes sociaux

auxquels les individus peuvent appartenir La seconde difficulteacute est qualifieacutee drsquoantinomique

et non pas la premiegravere mais les deux sont discuteacutees et Durkheim preacutetend les avoir reacutesolues

Nous estimons au contraire qursquoelles demeurent probleacutematiques et que le traitement que

Durkheim reacuteserve agrave cette question ne nous paraicirct pas convaincant

Commenccedilons par lrsquoantinomie que Durkheim considegravere telle (agrave la cinquiegraveme leccedilon)

Lrsquoattachement aux groupes sociaux est une chose ndash mais agrave quel groupe srsquoattacher

Durkheim en distingue trois principaux la famille la patrie et lrsquohumaniteacute Son eacuteloge de

lrsquoimpersonnaliteacute le conduit agrave proposer une hieacuterarchie plus le groupe est large et moins lieacute agrave

lrsquointeacuterecirct eacutegoiumlste de lrsquoindividu plus donc lrsquoattachement au groupe sera moral

La famille est plus proche de lrsquoindividu par conseacutequent elle constitue une fin moins

impersonnelle et axiologiquement moins eacuteleveacutee Durkheim anticipe mecircme que le progregraves de

la socieacuteteacute reacuteservera un rocircle de moins en moins important agrave la famille et finira par devenir laquo un

organe secondaire de lrsquoEacutetat raquo (2012 p 87)

Lrsquoantinomie apparaicirct aux degreacutes drsquoeacutelargissement supeacuterieur Au-dessus de la famille la

Nation mais au-dessus de la Nation lrsquohumaniteacute Agrave quel groupe social lrsquoeacuteducation morale doit-

elle preacuteparer La difficulteacute est reacuteelle laquo selon que la primauteacute sera accordeacutee agrave lun ou agrave lautre

groupe le pocircle de lactiviteacute morale sera tregraves diffeacuterent et leacuteducation morale entendue de

maniegravere presque opposeacutee raquo (2012 p 87) On retrouve lrsquoopposition theacutematiseacutee par Rousseau

au livre I de lrsquoEacutemile lorsque les trois eacuteducations (de la nature des choses ou des hommes) ne

srsquoaccordent pas (comme crsquoest le cas drsquoapregraves Rousseau dans notre civilisation) laquo Forceacute de

combattre la nature ou les institutions sociales il faut opter entre faire un homme ou un

citoyen car on ne peut faire agrave la fois lrsquoun amp lrsquoautre raquo Faut-il donc opter pour le Nationalisme

mais qui risque toujours drsquoecirctre eacutetroit Ou bien faut-il prendre le parti de lrsquohumaniteacute au risque

de srsquoalieacutener nos concitoyens

Durkheim semble heacutesiter Alors qursquoil avait poseacute que les fins les plus abstraites et les plus

impersonnelles eacutetaient les meilleures (pour relativiser lrsquoimportance de la famille) ce critegravere

262

nrsquoest plus le seul deacutesormais agrave rentrer en ligne de compte ndash ou plutocirct lrsquoabstraction de qualiteacute

se renverse en deacutefaut laquo Lrsquohumaniteacute a sur la patrie cette infeacuterioriteacute [sur le Nationalisme] quil

est impossible dy voir une socieacuteteacute constitueacutee raquo (2012 p 88) Cet ideacuteal est deacutenueacute de conscience

propre drsquoindividualiteacute drsquoorganisation (juridique) autrement dit il nrsquoa pas de reacutealiteacute sociale Il

est juste un recircve un horizon mais sans consistance ndash du moins laquo un tel ideacuteal est tellement

lointain quil ny a pas lieu den tenir compte aujourdhui raquo (2012 p 88) Il ne suffit pas de

srsquoattacher agrave un groupe social il faut (nouvelle exigence) que ce groupe social ait laquo sa

physionomie propre et sa personnaliteacute raquo La morale srsquoarrecircte donc aux fins nationales

Crsquoest peu dire que lrsquoargumentation nous paraicirct peu convaincante Elle semble surtout

destineacutee agrave eacutetayer lrsquoideacutee que la moraliteacute consiste dans lrsquoattachement agrave la Nation sans que celle-

ci nrsquoait de compte agrave rendre agrave une transcendance supranationale En ce sens la proposition de

Durkheim est politique il srsquoagit drsquoattacher lrsquoindividu agrave la Nation mais de ne lier celle-ci agrave rien

afin qursquoelle conserve sa Souveraineteacute Il est seulement eacutetonnant de preacutesenter cette ideacutee dans

un contexte moral comme si les Eacutetats ne pouvaient pas ecirctre consideacutereacutes comme des ecirctres

eacutegoiumlstes ndash apregraves tout si un groupe social a une personnaliteacute et une conscience propre ainsi

que le considegravere Durkheim rien nrsquointerdit de lui attribuer les caractegraveres moraux de lrsquoindividu

humain Agrave moins de consideacuterer que les groupes politiques aient en vue cet ideacuteal drsquohumaniteacute ndash

consideacuteration dont lrsquohistoire nous montre qursquoelle est peu creacutedible

Mais crsquoest pourtant exactement le pari que fait Durkheim

Pour que toute contradiction disparaisse pour que toutes les exigences de

notre conscience morale soient satisfaites il suffit que lEacutetat se donne comme principal

objectif non de seacutetendre mateacuteriellement au deacutetriment de ses voisins non decirctre plus

fort queux plus riche queux mais de reacutealiser dans son sein les inteacuterecircts geacuteneacuteraux de

lhumaniteacute cest-agrave-dire dy faire reacutegner plus de justice une plus haute moraliteacute de

sorganiser de maniegravere agrave ce quil y ait un rapport toujours plus exact entre les meacuterites

des citoyens et leur condition et agrave ce que les souffrances des individus soient adoucies

ou preacutevenues (Durkheim 2012 p 58)

263

laquo Il suffit que raquo la difficulteacute est eacuteludeacutee avec deacutesinvolture Si les Eacutetats donc se

conduisent moralement alors lrsquoattachement au groupe politique ne posera pas de problegraveme

de moraliteacute puisqursquoil sera conforme agrave lrsquoideacuteal de moraliteacute que suivent les Eacutetats on ne fait que

retrouver dans la conclusion lrsquohypothegravese qursquoon avait deacuteposeacutee au deacutepart Il srsquoagit en quelque

sorte drsquoun acte de foi lrsquoantinomie se reacutesout si lrsquoon espegravere que lrsquoEacutetat ne sera pas laquo centrifuge raquo

(agressif et tourneacute vers le dehors) mais tourneacute laquo vers le dedans raquo crsquoest-agrave-dire srsquoattachant laquo agrave

ameacuteliorer la vie inteacuterieure de la socieacuteteacute raquo (2012 p 59) Degraves lors qursquoon fait cette hypothegravese laquo il

ny a plus agrave se demander si lideacuteal national doit ecirctre sacrifieacute agrave lideacuteal humain puisque les deux

se confondent raquo (2012 p 59) Lrsquoantinomie est reacutesolue mais au prix drsquoune hypothegravese qui

ideacutealise le patriotisme agrave un degreacute qui nous paraicirct deacuteraisonnable pour un auteur qui se pique

de srsquoappuyer sur lrsquoexpeacuterience cette espeacuterance nous paraicirct singuliegraverement deacuteplaceacutee ou naiumlve

ou encore drsquoune naiumlveteacute feinte (qui confine au cynisme) servant agrave des fins ideacuteologiques (on

renforce ainsi lrsquoautoriteacute en la supposant leacutegitime et conforme agrave lrsquoideacuteal drsquoHumaniteacute)

Passons agrave la seconde antinomie (non consideacutereacutee par Durkheim comme veacuteritablement

probleacutematique) celle qui oppose lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu agrave la socieacuteteacute (troisiegraveme leccedilon)

La discipline implique drsquoobeacuteir agrave la regravegle ndash non pour ses conseacutequences mais par respect

pour sa digniteacute Une objection alors eacutemerge lrsquointeacuterecirct de la socieacuteteacute ne srsquoeacutetablit-il pas aux

deacutepens de lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu La discipline est apparue au cours de la deuxiegraveme leccedilon

comme morale mais nrsquoest-elle pas une limitation de puissance de lrsquoindividu Lrsquoutiliteacute sociale

ne doit-elle pas contredire lrsquointeacuterecirct du sujet qui doit srsquoy soumettre Les institutions sociales

ne sont-elles pas hostiles agrave lrsquoindividu

Durkheim estime au contraire que la discipline loin de contredire la nature de

lrsquoindividu la reacutealise Mais il faut preacuteciser tant le terme de laquo nature raquo est compris ici en des sens

diffeacuterents puisque laquo la morale est un vaste systegraveme drsquointerdits raquo (2012 p 60) la discipline

qursquoelle reacuteclame heurte laquo la pente de notre nature raquo (2012 p 60) Il y a lagrave une thegravese

anthropologique qui rappelle celle de Platon ou de Hobbes srsquoil ne rencontre pas drsquoobstacle

le deacutesir tend agrave croicirctre agrave lrsquoinfini Or puisqursquoon ne se rapproche pas drsquoun but qui est poseacute agrave lrsquoinfini

ne peut srsquoensuivre que deacutecouragement tristesse et pessimisme On peut mecircme dire qursquoun

individu abandonneacute agrave ses deacutesirs et qui ne serait limiteacute par rien serait en fait domineacute par ses

propres deacutesirs et que sa liberteacute serait moins effective que celui qui a appris agrave se maicirctriser Loin

de monter dans la hieacuterarchie des ecirctres il srsquoabaisserait Aussi lrsquoecirctre humain pour ecirctre heureux

264

a besoin de limites Lrsquoeudeacutemonisme a sa part dans la neacutecessiteacute de la discipline La laquo limitation

[est] condition de notre santeacute morale et de notre bonheur raquo (2012 p 65) Il faut consentir agrave

nrsquoecirctre qursquoune partie drsquoun tout plus large crsquoest en cela que la discipline reacutealise notre nature ndash

celle drsquoecirctre social Ajoutons qursquoil y a quelque chose de grec dans cette critique de lrsquoinfini qui

rappelle combien les Anciens tenaient lrsquo ἄπειρον en piegravetre estime lrsquoillimitation eacutetait plutocirct un

deacutefaut qursquoune qualiteacute En un sens la reacuteponse de Durkheim engage une cosmologie

La reacutesolution de cette antinomie nous paraicirct forceacutee le bonheur reacutealiseacute dans la

discipline nous paraicirct sinon contestable du moins probleacutematique Encore une fois il est

davantage preacutesupposeacute que deacutemontreacute ndash et comment Durkheim pourrait du reste le prouver

puisque le bonheur problegraveme individuel nrsquoest pas un fait social Comment le bonheur drsquoecirctre

un organe pourrait-il ecirctre preacutefeacuterable agrave celui drsquoecirctre un sujet indeacutependant Est-il bien vrai que

lrsquohomme laquo ne peut ecirctre heureux que quand il semploie agrave des tacircches deacutefinies et speacuteciales raquo

(Durkheim 2012 p 59) Nrsquoest-ce pas lagrave la deacutefinition de lrsquoeacutetat agentique Ne pourrait-on pas

enfin envisager la possibiliteacute pour le sujet de srsquoauto-discipliner de srsquoobliger sans avoir besoin

de recourir agrave une contrainte externe

Voilagrave donc une singuliegravere restriction de lrsquohorizon humain ndash un tel bonheur assigneacute par

avance qui ne consiste qursquoagrave remplir une fonction deacutetermineacutee et rien de plus nrsquoest-il pas la

sanction suprecircme Nous ne nions pas que certains puissent se satisfaire de ce bonheur mais

il nous paraicirct plus propre agrave fabriquer des Eichmann que des Socrate On ne saurait donc ecirctre

en deacutesaccord avec Marco Orrugrave qui eacutecrit que drsquoapregraves Durkheim laquo le processus eacuteducatif ne

constitue pas un pas vers lrsquoeacutemancipation individuelle mais une maniegravere geacuteneacuterale plus

perfectionneacutee drsquoobtenir un consens geacuteneacuteral raquo (Orrugrave 1998 p 170) Lrsquoeacuteducation comme

fabrique de consensus focaliseacutee autour de la Nation preacutejugeacutee bonne est-on si eacuteloigneacute de

lrsquoideacuteologie au sens de la justification de lrsquoinstitution par elle-mecircme et dans le but drsquoassurer sa

peacuterenniteacute

Ajoutons enfin que dans un texte posteacuterieur (Le Dualisme de la nature humaine et ses

conditions sociales 1914) Durkheim pour maintenir la dichotomie entre le social et lrsquoindividu

affirme que les inteacuterecircts de lrsquoindividu et ceux de la socieacuteteacute ne coiumlncident pas toujours ndash et mecircme

rarement

265

Mais en fait la socieacuteteacute a une nature propre et par suite des exigences toutes

diffeacuterentes de celles qui sont impliqueacutees dans notre nature drsquoindividu Les inteacuterecircts du

tout ne sont pas neacutecessairement ceux de la partie crsquoest pourquoi la socieacuteteacute ne peut se

former ni se maintenir sans reacuteclamer de nous de perpeacutetuels sacrifices qui nous coucirctent

(Durkheim citeacute par Behrent 2008)

Cette derniegravere formule montre assez que le bonheur que Durkheim reacuteserve agrave lrsquoindividu

disciplineacute et attacheacute aux groupes sociaux a des relents drsquoasceacutetisme

Il est eacutetonnant de voir Durkheim critiquer les doctrines philosophiques qui font deacuteriver

la morale drsquoun principe abstrait unique voire de postulats meacutetaphysiques contestables

(comme le dualisme de lrsquohomme chez Kant agrave la fois nature et liberteacute) quand lui-mecircme reacuteduit

la morale au social et engage ainsi un reacutealisme ontologique du social distinct de lrsquoindividu

dichotomie qui se comprend comme un dualisme au sein de lrsquohomme entre ce qursquoil est sans

socieacuteteacute (livreacute agrave lui-mecircme agrave ce laquo mal de lrsquoinfini raquo) et ce qursquoil est gracircce agrave la socieacuteteacute (un ecirctre limiteacute

mais inteacutegreacute agrave un tout plus puissant) et qui engage une cosmologie Invoquer lrsquoexpeacuterience

pour reacutefuter les philosophies apparaicirct tregraves ambigu quand crsquoest une philosophie tregraves particuliegravere

(qursquoaccompagne une meacutetaphysique geacuteneacuterale) qui conditionne cette preacutetendue laquo expeacuterience raquo

Deacutecideacutement il faut le reconnaicirctre il nrsquoy a pas de fait mais seulement des interpreacutetations et

les faits sociaux ne sont pas des choses mais bien des constructions

La meilleure preuve de ce reacuteductionnisme de Durkheim reacuteside dans le traitement qursquoil

reacuteserve au concept drsquoanomie Il ne srsquoagit pas ici de retracer in extenso lrsquoeacutevolution de ce concept

chez le sociologue franccedilais mais le traitement qursquoil lui reacuteserve est symptomatique de sa

difficulteacute agrave penser lrsquoindividu

Le concept drsquoanomie a eacuteteacute actualiseacute agrave lrsquoeacutepoque moderne par Jean-Marie Guyau dans

lrsquoEsquisse qui peut se comprendre comme le risque meacutetaphysique dans la penseacutee4 Sous la

plume de Durkheim le terme laquo anomie raquo est pour la premiegravere fois utiliseacutee dans sa recension

4 Pour une eacutetude plus approfondie de ce concept dans le corpus guyalcien voir Muller (2018) pp 151-205 Voir encore P Saltel (2008) A Contini (2001) et J Riba (1999) pour une contextualisation de ce concept dans lrsquoœuvre de Guyau

266

de LrsquoIrreacuteligion de lrsquoavenir de Guyau (dans la Revue Philosophique 1887 23 pp 199-211)

Lrsquousage qursquoil en fait nrsquoest alors guegravere remarquable quoiqursquoil le deviendra reacutetrospectivement

relativement agrave lrsquoinfleacutechissement de sens que Durkheim lui donnera par la suite lrsquoanomie

religieuse (ou irreacuteligion) deacutesigne laquo laffranchissement de lindividu dans la suppression de toute

foi dogmatique raquo (1887) Crsquoest exactement le sens que lui confegravere Guyau et Durkheim ne

prend aucune distance critique Guyau eacutecrivait la comprenait comme laquo absence de loi fixe raquo

pour encourager lrsquoindividu agrave se creacuteer sa propre loi agrave creacuteer sa propre table de valeurs

Tout autre est la conception proprement durkheimienne de lrsquoanomie en 1893 dans sa

thegravese de doctorat intituleacutee De la division du travail social Lrsquoanomie change deacutesormais de signe

loin drsquoincarner positivement lrsquoachegravevement de la morale lrsquoanomie est comprise deacutesormais

comme laquo neacutegation de toute morale raquo La morale eacutetant rameneacutee comme on lrsquoa vu agrave sa stricte

dimension sociale lrsquoanomie ne pouvait apparaicirctre que comme un eacutetat drsquoirreacutegleacutementation

drsquoanarchie de deacutereacutegulation preacutejudiciable agrave toute santeacute sociale qui doit se placer sous lrsquoautoriteacute

de la loi De faccedilon fort eacutetonnante le nom de Guyau nrsquoapparaicirct pas associeacute agrave ce concept

drsquoanomie se trouve juste eacutevoqueacutee La Morale anglaise contemporaine en guise drsquoappui agrave la

critique de lrsquoutilitarisme Pourquoi un tel silence En 1893 Guyau eacutetait mort depuis cinq ans

et les contradicteurs morts ne revendiquent pas de droit de reacuteponse En teacutemoigne dans le

passage de la premiegravere agrave la seconde eacutedition cette eacutetrange suppression elle concerne une

bonne trentaine de pages dans lesquelles Durkheim discutait justement les propositions des

philosophes concernant le principe de la morale Parmi ces propositions figurait justement

celle de Guyau non citeacute comme tel (alors que les noms de Kant de Janet de Spencer sont

convoqueacutes) mais identifiable sans ambiguiumlteacute derriegravere la caracteacuterisation

Tregraves souvent mecircme on semble attribuer une certaine supeacuterioriteacute agrave lrsquoactiviteacute

estheacutetico-morale Or on risque drsquoaffaiblir le sentiment de lrsquoobligation crsquoest-agrave-dire

lrsquoexistence du devoir en admettant qursquoil y a une moraliteacute et peut-ecirctre la plus eacuteleveacutee

qui consiste en de libres creacuteations de lrsquoindividu qursquoaucune regravegle ne deacutetermine qui est

essentiellement anomique Nous croyons au contraire que lrsquoanomie est la neacutegation de

toute morale (Durkheim 1993 p 32 note de bas de page)

267

Pourquoi avoir supprimeacute ce passage Voilagrave notre hypothegravese lors de la seconde

eacutedition Durkheim est reconnu par ses pairs et nrsquoa plus besoin pour se poser de srsquoopposer il

peut alors se permettre de supprimer ces pages et de les remplacer par cette note brillante

de condescendance

Dans la premiegravere eacutedition de ce livre nous avons longuement deacuteveloppeacute les

raisons qui prouvent selon nous la steacuteriliteacute de cette meacutethode Nous croyons

aujourdhui pouvoir ecirctre plus bref Il y a des discussions quil ne faut pas [nous

soulignons] prolonger indeacutefiniment (Durkheim 2013a p 7)

Quel est le sens de ce laquo il ne faut pas raquo Durkheim aurait peut-ecirctre gagneacute agrave lire le sect100

du Gai Savoir de Nietzsche (laquo Apprendre agrave rendre hommage raquo 1997 pp 150-151)

Cette conception de lrsquoanomie ne doit guegravere surprendre si la morale se reacuteduit agrave la loi

sociale tout ce que cette derniegravere ne preacutevoit pas devient forceacutement suspect Lrsquoindividu qui

nrsquoest pas soumis agrave la transcendance sociale apparaicirct toujours comme un danger un facteur de

deacutesordre Cet eacuteloge de la regravegle fait de la statistique du normal du conformisme le critegravere de

la moraliteacute lrsquoindividu qui eacutechappe agrave ce que Nietzsche nomme la moraliteacute des mœurs la

laquo camisole de force sociale raquo cet individu ne peut jamais apparaicirctre selon la formule de

Nietzsche dans Aurore que comme laquo le danger des dangers raquo

Dans la glorification du ldquotravailrdquo dans les infatigables discours sur la

ldquobeacuteneacutediction du travailrdquo je vois la mecircme arriegravere-penseacutee que dans les louanges des

actes impersonnels et conformes agrave lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral la crainte de tout ce qui est

individuel raquo (Nietzsche 1993 p 1073)

Degraves son œuvre de 1893 Durkheim emploie un vocabulaire qui renvoie au paradigme

de la meacutedecine il y a des faits sociaux qui relegravevent de la pathologie de la morbiditeacute Dans Le

suicide en 1900 Durkheim considegravere que lrsquoanomie constitue la pathologie sociale par

excellence ndash et qursquoil rapproche drsquoun laquo mal de lrsquoinfini raquo œuvrant agrave un plan affectif et qui perd

268

le sujet dans laquo lrsquoinfini du deacutesir raquo qui lrsquoabicircme (Durkheim 2013c) Ajoutons que laquo pathologique raquo

srsquooppose ici agrave laquo santeacute morale raquo crsquoest-agrave-dire au laquo normal raquo statistique Il reviendra agrave Canguilhem

dans sa remarquable thegravese de 1943 Le Normal et le pathologique de deacutemontrer la fausseteacute

meacutedicale de cette conception de la santeacute comme norme statistique proposant lrsquoideacutee que laquo le

pathologique est une sorte de normal raquo (Canguilhem 2013 p 170) avec cette diffeacuterence que

sa capaciteacute normative est amoindrie En meacutedecine lrsquoeacutetat sain a fortiori lrsquoeacutetat de santeacute est un

eacutetat individuel que seul le vivant agrave la premiegravere personne et dans sa polariteacute dynamique peut

proprement qualifier laquo Ce qui caracteacuterise la santeacute crsquoest la possibiliteacute de deacutepasser la norme qui

deacutefinit le normal momentaneacute la possibiliteacute de toleacuterer des infractions agrave la norme habituelle et

drsquoinstituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles raquo (Canguilhem 2013 p 171)

figer le normal comme transcendance revient agrave proscrire la santeacute En meacutedecine le normal nrsquoa

aucun sens tant qursquoil nrsquoest pas individualiseacute laquo le normal nrsquoa pas la rigiditeacute drsquoun fait de

contrainte collective mais la souplesse drsquoune norme qui se transforme dans sa relation agrave des

conditions individuelles raquo (Canguilhem 2013 p 156) Le paradigme eacutepisteacutemologique de

Durkheim srsquoavegravere donc beaucoup plus fragile qursquoil ne le croyait lui-mecircme il est en raison de

son reacutealisme meacutetaphysique et de son positivisme trop abstrait Canguilhem ajoute laquo Le vivant

ne vit pas parmi des lois mais parmi des ecirctres et des eacuteveacutenements qui diversifient ces lois [hellip]

La vie nrsquoest donc pas pour le vivant une deacuteduction monotone un mouvement rectiligne elle

ignore la rigiditeacute geacuteomeacutetrique elle est deacutebat ou explication raquo (Canguilhem 2013 pp 171-

172) On ne saurait abandonner si facilement les initiatives axiologiques des individus

Canguilhem eacutecrit en ce sens que laquo la vie drsquoun vivant fucirct-ce drsquoune amibe ne reconnaicirct les

cateacutegories de santeacute et de maladie que sur le plan de lrsquoexpeacuterience qui est drsquoabord eacutepreuve au

sens affectif du terme et non sur le plan de la science La science explique lrsquoexpeacuterience elle ne

lrsquoannule pas pour autant raquo (Canguilhem 2013 p 172) Crsquoest cette expeacuterience de lrsquoeacutepreuve

affective que Durkheim nous semble avoir radicalement rateacute ndash en raison mecircme de sa meacutethode

Lrsquohomme sans socieacuteteacute considegravere Durkheim est donc malade dans un registre

eacutetrangement analogue Pascal eacutecrivait dans ses Penseacutees laquo Misegravere de lrsquohomme sans Dieu raquo

(fragment 6 Pascal 1972 p 501)

Dans LrsquoEacuteducation morale le terme drsquoanomie est absent ndash mais son ideacutee demeure

preacutesente Crsquoest le cas notamment lorsqursquoil est question du premier eacuteleacutement de la moraliteacute

lrsquoesprit de discipline Se trouve invoqueacute ici le fameux laquo mal de lrsquoinfini qui travaille notre temps raquo

(2012 p 61) et dont nous avons vu qursquoil caracteacuterisait lrsquoanomie drsquoapregraves Durkheim Ce mal de

269

lrsquoinfini confine lrsquohomme agrave un triste pessimisme ndash ce que Spengler nommera dans Le Deacuteclin de

lrsquoOccident laquo lrsquoesprit faustien raquo et qui est potentiellement cause drsquoindiscipline Aussi est-il

essentiel de reacuteaffirmer la moraliteacute intrinsegraveque de la discipline et de la justifier par tous les

moyens lrsquoanomie est le mal par excellence qursquoil srsquoagit de conjurer La critique des

laquo irreacuteguliers raquo est agrave comprendre dans cette optique il srsquoagit de lutter contre tout ce qui

contredit la regravegle et la reacutegulariteacute (la discipline est en effet une regravegle reacuteguliegravere) Lrsquoanomie que

Durkheim avait caracteacuteriseacutee comme laquo irreacuteglementation raquo est ici viseacutee se trouve reacuteaffirmeacutee

ici quand bien mecircme elle nrsquoest pas explicitement eacutevoqueacutee qursquoelle est bien un eacutetat

pathologique

En reacutesumeacute les theacuteories qui ceacutelegravebrent les bienfaits de la liberteacute irreacuteglementeacutee

font lapologie dun eacutetat morbide Mecircme on peut dire que contrairement aux

apparences ces mots de liberteacute et dirreacuteglementation jurent decirctre accoupleacutes car la

liberteacute est le fruit de la reacuteglementation (Durkheim 2012 p 70)

Pour Durkheim lrsquoideacutee drsquoune morale individuelle est une contradictio in adjecto hors

de la soumission agrave la socieacuteteacute point de morale Lrsquointeacuterecirct individuel ne saurait ecirctre objet de la

morale laquo les actes qui poursuivent des fins exclusivement personnelles agrave lagent sont sans

valeur morale quels quils puissent ecirctre raquo (2012 p 73) Lrsquoargument invoqueacute par Durkheim

contre tous les philosophes est lrsquoexpeacuterience

Mais nous navons pas agrave nous preacuteoccuper ici de la maniegravere dont ces theacuteoriciens

appreacutecient la morale effectivement pratiqueacutee par les hommes cest cette morale

mecircme que nous voulons connaicirctre telle quelle est entendue et appliqueacutee par tous les

peuples civiliseacutes (Durkheim 2012 p 73)

Mais le sociologue franccedilais tire de lrsquoamoraliteacute de lrsquointeacuterecirct personnel lrsquoamoraliteacute de

lrsquointeacuterecirct de tout individu la morale ne saurait prendre un autrui particulier comme objet pour

la mecircme raison que lrsquoeacutegoiumlsme ne peut apparaicirctre comme moral

270

Si chaque individu pris agrave part na pas de valeur morale une somme dindividus

ne peut en avoir davantage Une somme de zeacuteros est et ne peut ecirctre eacutegale quagrave zeacutero

Si un inteacuterecirct particulier soit le mien soit celui dautrui est amoral plusieurs inteacuterecircts

particuliers sont amoraux (Durkheim 2012 p 74)

Toute fin personnelle est amorale ndash seules les fins impersonnelles (crsquoest-agrave-dire sociales)

sont morales Cette thegravese on le voit cadre parfaitement avec le reacutealisme social Mais elle

implique un renoncement flagrant agrave un jugement de valeur collectif celui qui fait de la chariteacute

un fait moral et peut-ecirctre le fait moral par excellence Or pour Durkheim la chariteacute la

geacuteneacuterositeacute envers un particulier ne revecirct pas de caractegravere moral lrsquoattachement agrave un individu

ne vaut rien srsquoil nrsquoest meacutediatiseacute par lrsquoattachement agrave un groupe social La valeur de lrsquoautre

comme autre est nulle tant qursquoil nrsquoest pas le reflet drsquoun attachement agrave un groupe plus abstrait

la relation directe lrsquoempathie (dirait-on aujourdrsquohui) est axiologiquement nulle Aussi

Durkheim peut-il eacutecrire laquo la chariteacute dindividu agrave individu na pas de valeur morale par elle-

mecircme raquo mecircme si la chariteacute laquo inteacuteresse indirectement la morale raquo (2012 p 92) en tant que

preacuteparation agrave la vraie morale ndash on lrsquoaura devineacute lrsquoattachement au groupe social qui

srsquointeacuteressera apregraves coup agrave lrsquoindividu comme un laquo reflet raquo de ce mecircme groupe La chariteacute nrsquoest

qursquoune propeacutedeutique agrave la vraie morale

Deux eacuteleacutements de commentaire Drsquoune part Durkheim on le voit nrsquoheacutesite pas agrave reacutefuter

les theacuteories morales parce qursquoelles ne coiumlncident pas avec le fait mais nrsquoheacutesite pas agrave

interpreacuteter eacutenergiquement un fait (la moraliteacute de la chariteacute reacuteinterpreacuteteacutee comme amoraliteacute

propeacutedeutique) quand il ne cadre pas avec sa theacuteorie Drsquoautre part mutatis mutandis on

retrouve le mecircme argument chez Saint Augustin qui estimait que lrsquoamour de lrsquoecirctre humain

(cupiditas) ne vaut rien et se trouve mecircme dangereux srsquoil nrsquoest meacutediatiseacute par lrsquoamour de Dieu

(caritas) Saint Augustin eacutecrivait laquo dilige et quod vis fac raquo Durkheim semblablement pourrait

dire laquo Attache-toi au groupe social et fais ce que tu veux raquo Il ne nous semble pas deacuteplaceacute

drsquoeacutecrire que lrsquoeacuteducation morale drsquoapregraves Durkheim reacuteside dans une conversion sociale avec

renoncement agrave lrsquointeacuterecirct personnel au nom de lrsquoamor societatis

271

Crsquoest surtout la consideacuteration de lrsquointeacuterecirct individuel (le sien ou celui drsquoautrui) comme

laquo zeacutero raquo qui montre que la morale sociale de Durkheim manque absolument de chair

drsquoincarnation elle est agrave lrsquoinstar de la philosophie de Kant agrave laquelle elle preacutetend srsquoopposer un

asceacutetisme qui ne voit autrui que comme une ombre nrsquoexistant que comme reflet de cette

reacutealiteacute suprecircme qursquoest la loi Au formalisme de Kant reacutepond le reacutealisme social de Durkheim agrave

relent meacutetaphysique (eacutetant entendu que la transcendance chez Kant comme chez Durkheim

est agrave rechercher deacutesormais dans lrsquoimmanence mais comme srsquoimposant uniformeacutement agrave tout

un chacun)

Crsquoest que Durkheim partage avec Kant un preacutejugeacute tout agrave fait eacutetonnant une existence

(un fait un individu une action) nrsquoa de valeur qursquoen tant qursquoelle est subsumeacutee sous une loi

Sans ce principe drsquoorganisation a priori (au sens fort de ce qui est indeacutependant de lrsquoexpeacuterience

et de ce qui pourtant la conditionne) guette le deacutesordre le regravegne de lrsquoindividu que Kant et

Durkheim qualifient drsquoanarchiste Mais peut-ecirctre se trompent-ils quand ils supposent qursquoil nrsquoy

a qursquoune seule conception de lrsquoordre qui vaille celle qui soumet agrave une regravegle absolue et donneacutee

drsquoavance Le deacutesordre que ces deux auteurs tentent de conjurer ne pourrait-il pas ecirctre agrave

lrsquoorigine drsquoun ordre de qualiteacute diffeacuterente Dans La Penseacutee et le mouvant Bergson eacutecrivait

Le deacutesordre est simplement lordre que nous ne cherchons pas [hellip] Tout

deacutesordre comprend ainsi deux choses en dehors de nous un ordre en nous la

repreacutesentation dun ordre diffeacuterent qui est seul agrave nous inteacuteresser Suppression signifie

donc encore substitution (Bergson 2013 p 108)

Et si leur recherche drsquoun ordre absolu figeacute anti-individualiste (tant que celui-ci ne

commence agrave se soumettre agrave la loi) contrevenait agrave lrsquoeacutemergence drsquoun autre ordre possible Nous

aurons agrave revenir sur ce concept drsquoordre en assignant une autre fonction agrave lrsquoinitiative

individuelle que celle drsquoune tendance entropique

Nous rajouterons que Durkheim ne pouvait pas voir ni mecircme concevoir un ordre drsquoune

autre nature que lrsquoordre social figeacute par laquo la socieacuteteacute raquo car sa meacutethode (laquo consideacuterer les faits

sociaux comme des choses raquo crsquoest-agrave-dire comme des entiteacutes ontologiques autonomes et

supeacuterieurs aux individus qui les composent) lui impose une seule et unique reacuteponse Encore

272

une fois nous nous accordons avec Marco Orrugrave qui eacutecrit notamment ceci au sujet de

Durkheim

[la vision durkheimienne] de la socieacuteteacute comme distincte de lrsquoindividu et

qualitativement supeacuterieure agrave lui et sa conception de la morale comme une proprieacuteteacute

exclusive de la socieacuteteacute amegravenent cet auteur agrave construire un systegraveme theacuteoriquement

entiegraverement clos dans lequel fin et commencement se rejoignent puisque les

conclusions de Durkheim sont implicitement preacutesentes dans ses hypothegraveses de deacutepart

sur la nature de la socieacuteteacute [hellip] Lrsquoidentiteacute eacutetablie par Durkheim entre faits sociaux et faits

moraux et entre ces derniers et lrsquoideacuteal moral paraicirct injustifieacutee parce qursquoelle neacuteglige

lrsquoaspect formel de lrsquoeacutethique sous preacutetexte drsquoune observation empirique de la substance

morale dans la socieacuteteacute En derniegravere analyse ce qursquoune telle approche dissimule sous

une meacutethode pseudo-scientifique crsquoest tout simplement lrsquoapologie drsquoun ordre

immuable (Orrugrave 1998 pp 172-173)

Concluons

Gardons-nous de voir la socieacuteteacute comme animeacutee par des valeurs immuables cette

croyance est agrave mecircme drsquoinduire un terrible conservatisme La socieacuteteacute nrsquoest jamais que le milieu

dans lequel le sujet peut srsquoeacutepanouir sitocirct qursquoelle devient une fin elle se rend dangereuse et

suspecte Seul lrsquoindividu peut reacutegeacuteneacuterer la socieacuteteacute la faire positivement eacutevoluer ndash agrave condition

de lui en laisser la possibiliteacute et de ne pas briser ses capaciteacutes associatives

Henri Laborit a eacutecrit en ce sens

Une eacuteducation relativiste ne chercherait pas agrave eacuteluder la socio-culture mais la

remettrait agrave sa juste place celle drsquoun moyen imparfait temporaire de vivre en socieacuteteacute

Elle laisserait agrave lrsquoimagination la possibiliteacute drsquoen trouver drsquoautres et dans la combinatoire

qui pourrait en reacutesulter lrsquoeacutevolution des structures sociales pourrait peut-ecirctre alors

273

srsquoacceacuteleacuterer comme par la combinatoire geacuteneacutetique lrsquoeacutevolution drsquoune espegravece est rendue

possible Mais cette eacutevolution sociale est justement la terreur du conservatisme car

elle est le ferment capable de remettre en cause les avantages acquis raquo (Laborit

1985b pp 58-59)

La socio-culture loin drsquoeacutemanciper ressemble alors agrave une prison les gratifications ne

deviennent possibles que par la soumission et on ne peut qursquoecirctre effrayeacute comme Henri

Laborit laquo par les automatismes qursquoil est possible de creacuteer agrave son insu dans le systegraveme nerveux

drsquoun enfant raquo Pour lutter contre ces automatismes bien rocircdeacutes (et qui sont la finaliteacute du

dressage) Henri Laborit oppose une autre conception de lrsquoeacuteducation heacutelas bien plus

informelle

[hellip] si le rocircle de lrsquoadulte peut se reacutesumer en disant qursquoil doit favoriser chez

lrsquoenfant la conscience de lui-mecircme et de ses rapports avec les autres (et pas seulement

de production [ce que nous avons appeleacute la sphegravere eacuteconomique]) la connaissance de

et lrsquointeacuterecirct pour ces rapports sous toutes leurs formes biologique psychologique

sociologique eacuteconomique et en reacutesumeacute politique lrsquoimagination pour en creacuteer sans

cesse de nouveaux mieux adapteacutes agrave lrsquoeacutevolution de la biosphegravere et de lrsquoeacutecologie

humaine par contre les moyens agrave utiliser pour y parvenir ne sont point encore et ne

seront espeacuterons-le jamais codifieacutes raquo (Laborit 1985b p 63)

Eacuteduquer est et sera toujours un deacutefi Car srsquoil est facile drsquoimposer lrsquoobeacuteissance steacuterile on

ne saurait systeacutematiser la creacuteativiteacute sans dommage pour cette derniegravere

274

63 Hegel ou lrsquohonneur drsquoecirctre sanctionneacute

Il reste une raison agrave exposer de maniegravere critique celle qui fait de la sanction un moyen

drsquoeacutelever le criminel lui-mecircme agrave un niveau qui nrsquoest plus celui de la particulariteacute drsquoune volonteacute

particuliegravere mais au niveau de lrsquoessence La sanction ne serait plus consideacutereacutee comme une

simple contrainte visant agrave limiter la liberteacute mais comme ce qui permet agrave la liberteacute de se

reacutealiser pleinement Ce paradoxe est preacutesenteacute par Hegel dans Les Principes de la philosophie

du droit (2003) et il nous faut lrsquoexplorer

Dialectique du crime et de la peine

Crsquoest dans le cadre drsquoun deacuteveloppement sur le laquo droit abstrait raquo que Hegel expose lrsquoideacutee

du crime Le droit abstrait peut se deacutefinir comme laquo un droit de contrainte raquo (Hegel 2003 p

195) ndash ce qui est pour Kant comme pour Fichte la deacutefinition mecircme du droit Ce pouvoir de

contrainte est reacutegleacute par loi qui stipule lrsquoeacutegaliteacute La difficulteacute consiste de penser comme lrsquoa bien

montreacute M Foessel (2003) le rapport entre cette laquo force contraignante raquo et la liberteacute comme

laquo fondement du droit raquo Ce rapport preacuteciseacutement nrsquoest pas penseacute par le droit abstrait sa

logique est drsquoentendement neacutecessaire mais limiteacutee en tant qursquoelle est unilateacuterale et destineacutee

agrave ecirctre deacutepasseacutee Autrement dit la laquo rationaliteacute de la peine raquo (Foessel 2003) nrsquoest pas

pleinement penseacutee par le seul droit de contrainte elle nrsquoest qursquoapparente Toute lrsquoambition

de Hegel consiste agrave montrer comment srsquoopegravere ce deacutepassement de lrsquointeacuterieur et pas seulement

par un geste distributif meacutecanique et comment la peine se trouve absolument justifieacutee ndash par

le criminel lui-mecircme

Partons donc de la volonteacute du criminel telle qursquoelle se manifeste dans son apparence

immeacutediate

Une volonteacute deacuteposeacutee laquo en une Chose exteacuterieure raquo (Hegel 2003 p 193) et reconnue

comme proprieacuteteacute par un contrat se trouve violenteacutee par une autre volonteacute Le crime est donc

violence sur laquo lrsquoecirctre-lagrave de la liberteacute raquo (Hegel 2003 p 194) contrainte exerceacutee sur la liberteacute

deacuteposeacutee sous forme de chose sur la liberteacute au sens concret

Le droit abstrait propose une reacuteponse exteacuterieure agrave la contrainte surgie dans le crime

il oppose une contre-contrainte une seconde contrainte censeacutee aneacuteantir la premiegravere Le droit

abstrait en ce sens est reacuteactif et symeacutetrique il se place sur le mecircme plan que le crime qursquoil

entend annuler purement et simplement Il relegraveve agrave cet eacutegard drsquo laquo une action exteacuterieure et

275

[drsquo]une violence qui abroge lrsquoautre la premiegravere raquo (sect94 2003 p 196) Dans cette optique le

criminel en sa laquo volonteacute particuliegravere raquo (2003 p 190) contingente introduit un deacuteseacutequilibre qui

le met en dette et que la sanction vient meacutecaniquement compenser Cette eacutegaliteacute entre le

crime qui porte atteinte agrave la loi et la peine qui vient reacutetablir son heacutegeacutemonie est notamment

illustreacutee par la loi du talion dans une sorte drsquoeacutechange mercantile le criminel doit payer

Mais cette perspective offerte par le droit abstrait est partielle et limiteacutee

(caracteacuteristiques drsquoune penseacutee drsquoentendement qui peine agrave srsquoeacutelever au-dessus drsquoune

proposition unilateacuterale) elle nrsquoest que laquo conditionneacutee raquo (sect93 2003 p 195) et son eacutechec srsquoen

trouve programmeacute La sanction que procircne le droit abstrait se reacuteduit agrave ainsi agrave des laquo repreacutesailles raquo

(sect100 2003 p 201) agrave une laquo leacutesion de la leacutesion raquo simple eacutegaliteacute selon la valeur

Car ce nrsquoest pas seulement une autre volonteacute qui srsquoest trouveacutee ruineacutee par le crime

crsquoest le droit en lui-mecircme La volonteacute du criminel se contredit immeacutediatement elle-mecircme

Crsquoest ce qursquoeacutenonce le sect92 laquo la violence ou contrainte [prise] en son concept se deacutetruit

immeacutediatement elle-mecircme en tant qursquoexpression-exteacuterieure drsquoune volonteacute qui abroge

lrsquoexpression-exteacuterieure drsquoune volonteacute (Hegel 2003 p 194) Le criminel par son acte se nie-

lui-mecircme comme sujet son acte est un laquo jugement neacutegativement infini en son sens complet

raquo (2003 p 196) qui nie le droit en tant que droit Aussi cette positiviteacute du crime dans la leacutesion

nrsquoest qursquoapparence exteacuterioriteacute le crime est porteur drsquoun vide substantiel drsquoune existence qui

est laquo nulle au-dedans de soi raquo (2003 p 198) Dans cette optique une reacuteparation ou un

deacutedommagement (sect98) quoique neacutecessaire serait insuffisant puisque crsquoest la volonteacute en soi

qui est affecteacutee Il faut donc passer au sens moral celui de la subjectiviteacute laquo le point de vue

moral lrsquoaspect subjectif du crime devient lrsquoessentiel raquo (Hegel 2003 p 199)

Comment srsquoeacutelever donc des vues partielles de lrsquoentendement au concept du droit

En renonccedilant agrave la peine Non pas reacutepond Hegel puisqursquoen cas drsquoimpuniteacute la volonteacute

particuliegravere du criminel laquo serait ce qui a validiteacute raquo il faut donc laquo La leacutesion de [la volonteacute

particuliegravere du criminelle] en tant que volonteacute qui est-lagrave raquo ndash et crsquoest ce qursquoon appellera

laquo lrsquoabrogation du crime raquo (2003 p 199) Mais cette abrogation telle est la nuance capitale ne

viendra pas du dehors elle doit venir du criminel lui-mecircme pour qursquoil puisse se reacuteconcilier

avec lui-mecircme Le criminel srsquoest nieacute avec son crime il lui faudra nier cette neacutegation Tel est

selon Hegel le sens dialectique de la peine manifester la laquo nulliteacute raquo intrinsegraveque du crime

(Hegel 2003 p 198) sa singulariteacute nue en tant qursquoelle est laquo vulneacuterable raquo (comme le rappelle

276

Foessel 2003) La sanction est reconnaissance de liberteacute de laquo son droit raquo de son laquo ecirctre-

rationnel raquo aspirant agrave lrsquouniversel

Michael Foessel remarque que pour exprimer ce processus dialectique drsquoun crime qui

appelle par lui-mecircme sa peine Hegel mobilise le concept de laquo destin raquo (qui fait jouer une

neacutecessiteacute immanente) qursquoon peut opposer agrave la laquo transcendance contraignante de la loi raquo

(Foessel 2003) Avec cette derniegravere la peine est imposeacutee par un acte exteacuterieur qui cherche agrave

reacutetablir lrsquoeacutequilibre par la force deacuteresponsabilisant le criminel le deacuteboire est ineacutevitable Avec

le destin au contraire crsquoest en poussant agrave bout le concept de crime qursquoil finit par se retourner

en son contraire ndash du fait du criminel lui-mecircme qui appelle sa peine Le criminel srsquoeacuteveille agrave la

subjectiviteacute et agrave la reconnaissance de son statut de sujet de droit il veut sa liberteacute en voulant

la sanction Crsquoest lorsqursquoil est sanctionneacute que le criminel est laquo honoreacute comme un ecirctre

rationnel raquo (Hegel 2003 p 201) la peine signe le laquo reacutetablissement de la liberteacute raquo du criminel

de lrsquouniversaliteacute du droit

Critiques

Il nous semble pourtant qursquoil y a une ambiguiumlteacute de la proposition heacutegeacutelienne Michael

Foessel estime que laquo Le sens de la dialectique du crime et de la peine tient tout entier dans

cet effort qui vise agrave unifier agrave nouveau la volonteacute du criminel qui a eacuteteacute briseacutee par son acte raquo

(Foessel 2003) Tout le problegraveme est que cette unification nrsquoest pas neacutecessairement initieacutee par

le criminel lui-mecircme ndash en teacutemoigne le fait que Hegel leacutegitime selon le concept du droit la

peine de mort laquo [LrsquoEacutetat] est plutocirct le terme-supeacuterieur qui revendique aussi cette vie et cette

proprieacuteteacute mecircmes et exige leur sacrifice raquo (Hegel 2003 p 201)

De deux choses lrsquoune donc

Soit la sanction provient drsquoun agent exteacuterieur ndash et on ne sait plus exactement ce qui

distingue le concept de la peine de la sanction dans lrsquooptique du droit abstrait sinon qursquoon

punit dans le premier cas pour le bien du sujet au nom du droit de la justice de sa liberteacute

de son honneur etc La belle affaire le geste est le mecircme mais les principes devraient le

sublimer Crsquoest se payer de mots et il faut convenir qursquoalors on sanctionne dans une finaliteacute

exteacuterieure agrave celle du criminel

Soit crsquoest le criminel qui se sanctionne lui-mecircme parce qursquoil manifeste la volonteacute drsquoecirctre

libre Cette proposition nous paraicirct plus coheacuterente et plus probleacutematique eacutegalement

277

Car que faire si le criminel ne veut pas ecirctre libre Srsquoil refuse de consideacuterer lrsquouniversel

comme deacutesirable Si le droit universel ne lrsquoeacutemeut pas Autrement dit srsquoil ne coopegravere pas en

vue de se reacuteconcilier avec le tout Srsquoil nrsquoenvisage pas la conversion (ou la prise de conscience

de la nulliteacute de son acte) Srsquoil refuse de srsquohonorer Il faut le contraindre et nous retombons

dans le droit abstrait

Supposons mecircme un sujet qui souhaite la liberteacute qui deacutesire doreacutenavant lrsquouniversel et

redevenir sujet de droit au sens plein du terme En quoi lui faudrait-il souffrir si sa conscience

srsquoest deacutesormais eacuteveilleacutee Qursquoest-ce que la peine apporterait A-t-on besoin drsquoune preuve

exteacuterieure ndash la souffrance toujours la souffrance Mais cette preuve peut ecirctre apporteacutee sans

rien prouver preacuteciseacutement agrave titre drsquoalibi pour une volonteacute qui cherche agrave duper les apparences

Agrave moins de supposer que le criminel doit avoir inteacutegreacute le principe du droit abstrait lequel

consiste en une eacutegaliteacute pour faire amende honorable nous ne voyons aucune raison pour

laquelle la peine apparaicirctrait comme ineacutevitable

Nous en revenons agrave cette question pourquoi faudrait-il une peine qui se surajoute agrave

la reconnaissance de cette nulliteacute agrave laquelle le criminel a succombeacute Pourquoi (se) faire souffrir

ndash sinon par un principe qui quel que soit son nom sera toujours formel

Reste enfin un preacutesupposeacute majeur de la penseacutee de Hegel qui conditionne toutes ses

analyses lrsquoopposition de la nature et de la liberteacute qui conduit cette derniegravere agrave ne pouvoir

exister qursquoen niant la premiegravere et qui justifie in fine toute contrainte comme ayant valeur

drsquoarrachement agrave lrsquoimmeacutediateteacute Il nous faut citer agrave cet eacutegard cet extrait du sect93 des Principes

de la philosophie du droit

Une contrainte peacutedagogique ou bien une contrainte exerceacutee agrave lrsquoencontre de la

sauvagerie et de la grossiegravereteacute apparaicirct il est vrai comme une contrainte premiegravere

ne srsquoensuivant pas drsquoune premiegravere qui la preacutecegravede Mais la volonteacute seulement naturelle

est en soi une violence contre lrsquoideacutee qui est en soi de la liberteacute laquelle doit ecirctre

proteacutegeacutee contre une telle volonteacute inculte et porteacutee en elle agrave la validiteacute Ou bien un ecirctre-

lagrave eacutethique est deacutejagrave poseacute dans la famille ou lrsquoEtat agrave lrsquoencontre desquels cette naturaliteacute-

lagrave est un acte de violence ou bien crsquoest seulement un eacutetat de nature ndash eacutetat de violence

278

en geacuteneacuteral ndash qui est preacutesent-lagrave [et] lrsquoideacutee fonde alors contre cet eacutetat un droit des

heacuteros (Hegel 2003 p 195)

La nature doit ainsi ecirctre consideacutereacutee comme grossiegravere et sauvage comme une

immeacutediateteacute ayant valeur de violence faite agrave laquo lrsquoideacutee de liberteacute raquo nul preacutejudice donc et au

contraire agrave faire violence agrave cette violence On ne saurait mieux justifier la valeur radicalement

culturelle de la contrainte et de la sanction Ou pour le dire autrement la nature en son

immeacutediateteacute est coupable de violence elle est comme une injure faite agrave lrsquohonneur de

lrsquohomme qui est esprit Nous retrouvons ici le preacutesupposeacute partageacute par Kant et Durkheim sur

lrsquoorigine du mal la nature qui nrsquoest pas soumise agrave des regravegles Ne serait-il pas temps de purger

lrsquoideacutee (et lrsquoeacutetat) de nature de tout anthropomorphisme de tout jugement de valeur pour ne

voir que son indiffeacuterence (comme le proposait Guyau dans lrsquoEsquisse 1985 pp 41-48) ndash et de

reconqueacuterir laquo le droit de commencer agrave naturaliser les hommes que nous sommes au moyen

de cette nature purifieacutee raquo (Nietzsche 1997 p 163)

279

7 Ne pas sanctionner

Cette quatriegraveme perspective se nourrit des lacunes des autres Son sens apparaicirct

clairement lorsqursquoon a rendu compte de lrsquoeacutechec des propositions qui preacuteceacutedaient

71 Critique de la peacutedopleacutegie scolaire

Commenccedilons par la sanction corporelle et plus particuliegraverement celle qui pourrait

srsquoappliquer agrave lrsquoeacutecole

Franck drsquoArvert dans lrsquoarticle Punitions du Dictionnaire de Peacutedagogie et drsquoinstruction

primaire publieacute sous la direction de Buisson (1888) srsquointerroge sur la leacutegitimiteacute drsquoaccorder un

droit de punir aux enseignants ndash et en fait de punition il nrsquoeacutevoque que les chacirctiments

corporels Conformeacutement aux lois alors en vigueur (mais contrairement aux pratiques en

usage) lrsquoauteur de lrsquoarticle condamne lrsquoutilisation des chacirctiments Son argumentation (dans la

seconde partie de lrsquoarticle la premiegravere eacutetant deacutedieacutee agrave lrsquohistoire des punitions corporelles dans

lrsquoeacuteducation) vise agrave exposer de maniegravere critique les quatre arguments susceptibles de fonder le

recours aux chacirctiments corporels

1deg Les textes de lEacutecriture sainte [hellip] 2deg le droit de linstituteur en tant que

deacuteleacutegueacute du pegravere de famille 3deg la neacutecessiteacute de la punition corporelle comme moyen de

reacutepression 4deg son efficaciteacute comme moyen dameacutelioration (Arvert 1888)

On voit que les motifs invoqueacutes par lrsquoauteur relegravevent de genres diffeacuterents Ce qui

pourrait justifier la sanction relegraveve de lrsquoautoriteacute (autoriteacute familiale ou autoriteacute du texte sacreacute)

ou de la fonction (ameacutelioration morale ou reacutepression ndash soit dans notre vocabulaire eacuteleacutevation

ou dressage)

711 Lrsquoautoriteacute paternelle intransfeacuterable

Lrsquoautoriteacute de la famille et sa leacutegitimiteacute pour infliger des chacirctiments corporels aux

enfants nrsquoest pas contesteacutee par Franck drsquoArvert Mais lrsquoauteur refuse la leacutegitimiteacute drsquoun transfert

de droit de la sphegravere priveacutee vers la sphegravere publique repreacutesenteacutee par lrsquoeacutecole ce nrsquoest qursquoune

partie de lrsquoautoriteacute qui est deacuteleacutegueacutee En effet lrsquoautoriteacute de la famille laquo se fonde sur un droit

280

naturel dont lrsquoexercice est limiteacute par lrsquoamour raquo lrsquoautoriteacute de lrsquoenseignant en revanche repose

sur un droit contractuel relative agrave sa mission drsquoinstruction sans que lrsquoaffection nrsquoait agrave avoir sa

part (ce qui ne signifie pas qursquoelle soit absente) Degraves lors de mecircme que lrsquoeacuteducation domestique

se distingue de lrsquoeacuteducation publique le droit magistral ne saurait ecirctre reacuteduit au droit paternel

les reacutegimes drsquoautoriteacute diffegraverent donc drsquoautant

712 Lrsquoautoriteacute du texte sacreacute

La distinction des sphegraveres (domestique et publique) est agrave nouveau mobiliseacutee pour

neutraliser un argument celui qui invoquerait lrsquoautoriteacute de lrsquoEacutecriture Sainte pour justifier le

recours aux punitions corporelles Dans la Bible le chacirctiment nrsquoest recommandeacute qursquoau pegravere

et non agrave lrsquoenseignant Degraves lors sans statuer sur la leacutegitimiteacute du chacirctiment lui-mecircme (on a vu

que Franck drsquoArvert nrsquoy est pas opposeacute dans lrsquoordre familial) il est possible de refuser son

application dans le champ scolaire

Agrave lrsquoissue de cette premiegravere phase argumentative ni lrsquoautoriteacute de la famille ni celle de la

Bible ne permettent de justifier la correction corporelle agrave lrsquoeacutecole

713 La leacutegitimiteacute fautive de la punition corporelle

Agrave la question de savoir si la punition corporelle est un instrument indispensable de

lrsquoeacuteducation scolaire Franck drsquoArvert se montre radical ndash sous couvert drsquoune concession

apparente Lorsque la situation lrsquoexige (laquo lorsque 1deg la population dune eacutecole est de mœurs

grossiegraveres 2deg lorganisation mateacuterielle tregraves deacutefectueuse 3deg le directeur inexpeacuterimenteacute ou

incapable raquo) il est raisonnable drsquoarmer lrsquoeacuteducateur du pouvoir de recourir aux chacirctiments

corporels Mais si ce genre de situation doit demeurer exceptionnelle et ne saurait servir de

norme laquo ces circonstances sont accidentelles locales et temporaires raquo et il est du ressort des

Eacutetats de pallier ces conditions deacutefavorables Crsquoest dire que lrsquoabsence de punition physique doit

devenir la regravegle la peacutedopleacutegie est plutocirct un symptocircme drsquoincompeacutetence drsquoun instrument

peacutedagogique Apregraves Alexander Bain qui consideacuterait le chacirctiment corporel comme laquo la plus

abrutissante des punitions raquo Franck drsquoArvert condamne la punition comme moyen

drsquoameacutelioration morale drsquoeacuteleacutevation Sa leacutegitimiteacute srsquoil en eacutetait serait toute fautive

281

715 La punition corporelle comme dressage

La punition corporelle ne peut jamais faire un homme de bien mais peut-ecirctre peut-elle

disposer au bien Franck drsquoArvert rapporte cette motion adopteacutee par une confeacuterence

dinstituteurs reacuteunis agrave Brecircme en 1882 laquo Quoiquon ne puisse pas former par le bacircton des

hommes moralement bons on peut cependant par lagrave les habituer au bien raquo et estime que

cette habituation au bien est tout exteacuterieure teinteacutee drsquohypocrisie de passiviteacute et qursquoelle est

aux antipodes drsquoun veacuteritable effet moralisant Elle relegraveve selon les propres mots de lrsquoauteur

du dressage laquo Les jeunes gens dresseacutes [crsquoest Franck drsquoArvert qui souligne] de la sorte

constituent plus tard au sein de la socieacuteteacute un eacuteleacutement des plus dangereux raquo car leur honnecircteteacute

ne repose que sur la crainte qursquoil faut sans cesse reacuteactiver et surveiller Lrsquohabitude qursquoon fait

contracter nrsquoest pas alors celle du bien mais celle de la serviliteacute

Enfin agrave supposer mecircme que les coups soient efficaces dans une optique eacuteducative

(quoique non morale ndash par conseacutequent en vue du dressage) drsquoArvert pointe un danger dans

un droit qursquoon accorderait au magister celui drsquoen abuser Toleacuterer mecircme en lrsquoencadrant

leacutegislativement le chacirctiment corporel agrave lrsquoeacutecole crsquoest ouvrir une boicircte de Pandore celle qui

permettrait aux eacuteducateurs drsquoen faire un usage excessif et immodeacutereacute du reste correacuteleacute agrave leur

degreacute drsquoincompeacutetence

Il nous reste agrave nuancer cette critique apparemment radicale de lrsquoideacutee de chacirctiment

Dans lrsquoarticle de Franck drsquoArvert il nrsquoest question que de ceux qursquoon administre agrave lrsquoeacutecole il

nrsquoest pas question drsquoeacutetendre la critique aux punitions corporelles que les parents (reacuteduite ici agrave

la figure paternelle le δεσπότης au sens originel) sont en droit drsquoinfliger agrave leur enfant Il y a

sur ce point une dissymeacutetrie significative

Sans doute on peut soutenir en thegravese geacuteneacuterale la leacutegitimiteacute et lefficaciteacute dune

calotte appliqueacutee par le pegravere ou la megravere avec mesure tact et agrave propos pour creacuteer une

association dideacutees neacutegative chez un bambin qui nest encore quun petit animal

(Franck drsquoArvert 1888)

282

Le chacirctiment corporel la sanction dans sa version de violence originelle nrsquoest pas

condamneacute le deacutebut de lrsquoarticle laquo Punitions raquo (qui commence par laquo Le soufflet paternel est le

commencement de la peacutedagogie raquo) ne saurait donc apparaicirctre comme une critique de la

peacutedopleacutegie mais comme la reacuteservation de celle-ci agrave lrsquoeacuteducation domestique

72 Guyau ou la critique de la justice distributive

Pour Kant justice peacutenale et moraliteacute sont synonymes Srsquoil y a une loi toute

transgression doit ecirctre sanctionneacutee en tant que telle

Le premier agrave avoir compris lrsquoinconseacutequence de Kant qui est drsquoavoir voulu lier bonheur

et devoir (en affirmant le lien a priori entre crime et punition) est Jean-Marie Guyau Dans la

derniegravere partie de lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction on trouve une critique

radicale de lrsquoideacutee de sanction morale non seulement la sanction sous toutes ses formes

nrsquoameacuteliore pas mais il y a tout lieu de croire qursquoelle est au mieux amorale (dans le cas des

sanctions naturelles) au pire immorale

Nous avons analyseacute les thegraveses de Guyau relatives agrave la sanction dans notre ouvrage Jean-

Marie Guyau ou lrsquoeacutethique sans modegravele (2018 plus preacuteciseacutement pp 207-221) Nous proposons

de syntheacutetiser la proposition critique de Guyau et drsquoen marquer la profonde originaliteacute

721 Critique morale de lrsquoideacutee de sanction

Guyau commence par remarquer le consensus que nous avons releveacute au deacutebut de notre

travail tous les moralistes semblent srsquoaccorder sur la neacutecessiteacute morale de la sanction Les

ideacutealistes tenants de la liberteacute avec Kant si la sanction ne fonde pas la loi elle en est le

neacutecessaire compleacutement Les deacuteterministes qui nient la liberteacute mais considegraverent la sanction

comme un reacutegulateur comportemental Les utilitaristes enfin estiment qursquoentre la vertu et le

bonheur tout autant qursquoentre vice et malheur doit ecirctre eacutetabli un lien ndash comme si une morale

sans sanction eacutetait absurde La religion semble reacutepondre favorablement agrave cette exigence de

justice distributive qui serait dispenseacutee jusqursquoapregraves la mort

Ce consensus repose sur un preacutejugeacute que Guyau veut eacuteprouver y a-t-il un devoir

quelconque de punir pour punir ou de reacutecompenser pour reacutecompenser

Commenccedilons par lrsquoideacutee de sanction naturelle cette notion a-t-elle un sens Non

reacutepond Guyau car la nature comme telle est amorale et ne se preacuteoccupe nullement des

283

intentions de ceux qui nrsquoont pas drsquoautre choix que de se soumettre agrave ses lois Il nrsquoy a pas de

sanction naturelle parce qursquoon ne peut pas offenser la nature son regravegne est neacutecessaire et

implacable La conclusion est lapidaire

[hellip] les lois de la nature comme telles sont immorales ou si lrsquoon veut a-

morales preacuteciseacutement parce qursquoelles sont neacutecessaires elles sont drsquoautant moins saintes

et sacreacutees elles ont drsquoautant moins de sanction veacuteritable qursquoelles sont en fait plus

inviolables (Guyau 1985 p 163)

Repartons de la sanction elle est une reacutemuneacuteration sensible pour un acte de la

volonteacute Comment peut-on justifier cette reacutetribution sachant que sensibiliteacute et volonteacute ne sont

pas sur un mecircme plan Pourquoi un ecirctre mauvais devrait-il recevoir une souffrance sensible

Pour Guyau il nrsquoy a pas de raison veacuteritable ndash mais seulement une laquo induction grossiegraverement

empirique et physique tireacutee des principes du talion ou de lrsquointeacuterecirct bien entendu raquo (1985 p

166) Qursquoon invoque le meacuterite lrsquoordre ou la justice distributive on met en rapport un laquo passage

brusque du moral au sensible raquo (1985 p 166) que rien ne peut justifier ndash et encore moins dans

le cas du libre-arbitre qui est rappelons-le le postulat de Kant Agrave moins de rabattre la question

morale sur la question sociale (et celle de lrsquoutiliteacute) celui qui punit le mal par le mal se rend eacutegal

agrave celui qursquoil veut punir la sanction expiatrice est Guyau a cette formule saisissante laquo une

copie dont la faute est le modegravele raquo (1985 p 167) La sanction entendue comme

compensation peut bien avoir un sens social elle nrsquoen a aucune leacutegitimiteacute morale Il y a dans

la sanction penseacutee dans une optique ideacutealiste une antinomie pour que la punition ait du

sens il faudrait que le criminel la veuille or il ne peut la vouloir que srsquoil est converti et srsquoil est

converti pourquoi faudrait-il le punir laquo Aussi longtemps qursquoun criminel reste vraiment tel il

se place par cela mecircme au-dessus de toute sanction morale il faudrait le convertir avant de

le frapper et srsquoil est converti pourquoi le frapper raquo (1985 p 169) Degraves lors qursquoon admet

nrsquoavoir pas prise sur la volonteacute du sujet le deacutesir de sanction ressemble agrave de la cruauteacute

Pendant la Terreur blanche on brucircla des aigles vivants agrave deacutefaut de celui qursquoils

symbolisaient les juges humains dans lrsquohypothegravese drsquoune expiation infligeacutee au libre

284

arbitre ne font pas autre chose leur cruauteacute est aussi vaine et aussi irrationnelle

tandis que le corps innocent de lrsquoaccuseacute se deacutebat entre leurs mains sa volonteacute qui est

lrsquoaigle veacuteritable lrsquoaigle souverain au libre vol plane insaisissable au-dessus

drsquoeux (Guyau 1985 p 170)

Ce nrsquoest pas agrave dire que le crime (et partant le criminel) nrsquoa pas agrave ecirctre jugeacute comme eacutetant

deacutetestable Mais dans la sanction il ne srsquoagit pas de jugement il est question drsquoagir et la

sanction est une action Que le crime soit meacuteprisable nrsquoimplique aucunement qursquoon doive

frapper ce qui est meacuteprisable En fait la seule attitude morale conseacutequente est la pitieacute qursquoon

eacuteprouverait pour tous vicieux et vertueux ndash ce serait la pitieacute dont serait capable un Dieu srsquoil

en eacutetait Dieu srsquoil est bon et puissant ne saurait ecirctre outrageacute drsquoapregraves lrsquoideacutee que nous avons

deacutejagrave rencontreacutee il accorderait son pardon et son amour agrave tous sans consideacuteration de meacuterite

ou de deacutemeacuterite Il serait assez riche pour cela Guyau concegravede que ce point de vue moral

radical la pitieacute universelle aveugle est laquo absurde au point de vue pratique et social raquo (1985

p 173) il nrsquoen demeure pas moins le seul point de vue strictement leacutegitime

En ce sens la vraie loi morale serait pour Guyau la loi imparfaite au sens drsquoUlpien la

loi qui proscrit mais nrsquoannule ni ne sanctionne

En conseacutequence de quoi la justice peacutenale ne peut apparaicirctre que comme immorale et

injuste La seule justification de ce qui srsquoapparente agrave une sanction sociale reacuteside dans la

fonction de protection lorsque le criminel est endurci et incapable de remords Ce qursquoon

appelle sanction se reacuteduit dans cette optique de deacutefense sociale ainsi agrave lrsquoexclusion

lrsquoeacuteloignement ce que Guyau nomme laquo deacuteportation raquo

722 Pourquoi lrsquoideacutee de justice peacutenale

Il reste cependant agrave expliquer pourquoi lrsquohumaniteacute tient tant agrave cette ideacutee de justice

distributive laquo Pourquoi ce sentiment tenace ce besoin persistant drsquoune sanction chez lrsquoecirctre

sociable cette impossibiliteacute psychologique de rester sur lrsquoideacutee du mal impuni raquo (1985 p 177)

Guyau lrsquoattribue agrave son laquo merveilleux instinct social raquo lrsquohomme ne peut rester indiffeacuterent

devant le crime impuni et sent qursquoil est un facteur de destruction sociale En un sens cet

instinct lrsquohonore ndash mais il est des interventions mecircme bien intentionneacutees qursquoil est preacutefeacuterable

285

drsquoeacuteviter et qui risquent toujours drsquoempirer le mal en voulant le reacuteduire La frustration est de

ne pas sanctionner le principe est leacutegitime mais les applications sont mauvaises ndash aussi est-il

preacutefeacuterable de laquo souffrir que [de] profaner raquo (1985 p 179) laquo Seule la volonteacute inteacuterieure peut

efficacement se corriger elle-mecircme raquo (1985 p 179) Pour le dire dans les termes de notre

antinomie eacuteducative seul le sujet peut srsquoeacutelever lui-mecircme On sait que lrsquoenfer est paveacute de

bonnes intentions il faut se garder de vouloir faire souffrir autrui pour son bien Demeurons

humbles et nrsquoallons pas croire qursquoon peut ameacuteliorer lrsquoindividu malgreacute lui Guyau a ainsi cette

belle formule laquo le progregraves deacutefinitif ne peut venir que du dedans des ecirctres Les seuls moyens

que nous puissions employer sont tout indirects (lrsquoeacuteducation par exemple) raquo (1985 p 180)

Preacutecisons (et anticipons) le progregraves de lrsquoinstinct social au deacutepart eacutetait le mouvement

reacuteflexe (meacutecanisme inconscient) qui reacutepond agrave lrsquoagressiviteacute par lrsquoagressiviteacute Pour Guyau crsquoest

lagrave un avantage seacutelectif certain Toutefois contrairement agrave drsquoautres instincts qui srsquoeacutevanouissent

sous lrsquoeffet drsquoune conscience qui eacutetend son empire cet instinct ne disparaicirct pas tant il est

vitalement utile il faut pouvoir frapper quand on est frappeacute laquo La vie mecircme en son essence

est une revanche une revanche permanente contre les obstacles qui lrsquoentravent raquo (1985 p

181) On comprend donc pourquoi on ne se deacutebarrassera pas de sitocirct de ce puissant instinct de

punir ndash auquel Guyau le remarque fort bien nulle ideacutee de moraliteacute ou de justice ne peut ecirctre

attacheacute laquo Agrave tout ce meacutecanisme remarquons-le la notion morale de justice ou de meacuterite est

encore eacutetrangegravere raquo (1985 p 182) Mais supposons qursquoun sujet ne soit plus victime de

lrsquoagressiviteacute drsquoautrui ndash mais spectateur drsquoune agression Par sympathie il se reacutejouira si

lrsquoattaquant est repousseacute chaque coup qursquoil se prendra apparaicirctra comme une compensation

une juste sanction La sanction est donc la deacuterivation par sympathie de cet instinct reacuteflexe elle

nrsquoest deacutesinteacuteresseacutee qursquoen apparence son inteacuterecirct est seulement speacuteculaire

Lorsque cette action reacuteflexe est exciteacutee par sympathie elle semble revecirctir un

caractegravere moral en prenant un caractegravere deacutesinteacuteresseacute ce que nous appelons la

sanction peacutenale nrsquoest donc au fond qursquoune deacutefense exerceacutee par des individus agrave la place

desquels nous pouvons nous transporter en esprit contre drsquoautres agrave la place desquels

nous ne voulons pas nous mettre (Guyau 1985 p 183)

286

Ce qui vaut pour la sanction neacutegative (le chacirctiment) vaut pour la sanction positive (la

reacutecompense) ce mecircme instinct de conservation qui incline agrave aimer celui qui nous manifeste

de la bienveillance nous poussera agrave admirer celui qui teacutemoigne de la bienveillance agrave autrui

Dans le bienfait il y a une sorte de dette qui srsquoengage et on est comme pousseacute agrave croire que

son meacuterite doit ecirctre reacutecompenseacute la sympathie et mecircme la reconnaissance fait qursquoil est

illusoire (mais naturel) de croire que le bienfaiteur meacuterite drsquoecirctre heureux

Eacutetendez par la sympathie et geacuteneacuteralisez cette impression drsquoabord toute

personnelle vous en viendrez agrave formuler ce jugement il est naturel que tout ecirctre qui

travaille au bonheur de ses semblables reccediloive lui-mecircme en eacutechange les moyens

drsquoecirctre heureux (Guyau 1985 p 184)

Degraves lors lrsquoideacutee de justice distributive est neacutee au meacuterite doit ecirctre lieacutee la reacutecompense

au deacutemeacuterite la peine Lrsquoideacutee de justice distributive nrsquoest rien drsquoautre que laquo le symbole

meacutetaphysique drsquoun instinct physique vivace raquo (Guyau 1985 p 184)

Si on arrecirctait ici notre lecture de lrsquoEsquisse on se demande comment Guyau pourrait

critiquer lrsquoideacutee de sanction Tout le projet de Guyau consiste agrave montrer que lrsquoexigence morale

nrsquoest pas un artifice civilisationnel mais srsquoorigine dans lrsquoeffort de la vie pour se maintenir et se

reacutepandre Comment la sanction neacutee de lrsquoinstinct de vie pourrait-elle ecirctre critiqueacutee dans cette

optique vitaliste Pour le comprendre il faut consideacuterer que lrsquoinstinct nrsquoest pas donneacute une fois

pour toute il est ameneacute agrave changer de forme avec les progregraves de lrsquointelligence Cette

meacutetamorphose est lente ce qui srsquoexplique par la viscositeacute de lrsquoinstinct ce qui a eacuteteacute longtemps

vital ne saurait rapidement disparaicirctre

La sanction a commenceacute par ecirctre disproportionneacutee agrave lrsquoagression la deacutefense eacutetait plus

forte que lrsquoattaque laquo Pour se deacutefendre drsquoun ennemi on lrsquoeacutecrasait raquo (Guyau 1985 p 185) Mais

Guyau fait intervenir la loi drsquoeacuteconomie de la force lrsquoeacutenergie deacutepenseacutee agrave la conservation tend

agrave se reacuteduire parce qursquoelle est mieux employeacutee Moins de moyens engageacutes suffisent agrave produire

un effet au fond eacutequivalent Crsquoest ainsi qursquoon srsquoest rendu compte qursquoil nrsquoy avait aucune

neacutecessiteacute agrave deacutetruire lrsquoennemi la sanction srsquoest donc progressivement proportionneacutee agrave

lrsquoagressiviteacute initiale La deacutefense vaut deacutesormais lrsquoattaque cet ideacuteal est exprimeacute par la loi du

287

Talion Mais il nrsquoest pas mecircme utile de maintenir cette eacutegaliteacute seul importent les deacutefenses

sociales qui assurent la deacutefense de lrsquoindividu et de la socieacuteteacute Aussi nrsquoa-t-on pas besoin de

chacirctier les criminels au-delagrave de cette mesure Guyau preacutedit ainsi un adoucissement progressif

des sanctions les duels cette chose absurde (alors que Kant y voyait la deacutefense de lrsquoideacutee

drsquohonneur laquo qui nrsquoa rien ici de deacutelirant raquo Kant 1999 p 159) disparaicirctront ainsi que les bagnes

et les prisons qui seront remplaceacutes par la laquo deacuteportation raquo Quant agrave la peine de mort elle sera

abolie ou ne servira qursquoagrave titre preacuteventif pour laquo drsquoeacutepouvanter meacutecaniquement les criminels de

race les criminels meacutecaniques raquo (1985 p 187) ndash agrave des fins de dressage donc Dans tous les

cas la peine de mort sera marginaliseacutee parce qursquoelle est en inadeacutequation avec cet ideacuteal

formuleacute par Guyau de la justice peacutenale laquo le maximum de deacutefense sociale avec le minimum de

souffrance individuelle raquo (1985 p 187) La justice peacutenale doit travailler agrave srsquoabolir autant que

possible le dressage qursquoelle permet doit ecirctre reacuteduit agrave la portion congrue

Mecircme la sanction sous sa forme actuelle ne porte pas vraiment sur lrsquoacte du criminel

elle est un signal que la socieacuteteacute envoie aux potentiels criminels pour leur manifester le risque

qursquoils encourent agrave transgresser les lois Du point de vue de Kant ce serait faire de la sanction

au criminel un moyen et se trouver dans une logique drsquoheacuteteacuteronomie Guyau ne le nierait pas

Mais pour lrsquoauteur franccedilais puisque la sanction ne saurait ecirctre morale elle ne peut avoir tout

au plus qursquoune utiliteacute sociale crsquoest au nom de lrsquoutiliteacute qursquoon peut lrsquoutiliser et la justifier On voit

bien ce qui eacuteloigne Kant et Guyau Lrsquoautonomie kantienne voit dans la sanction une fin et

surtout pas un moyen lrsquoanomie guyalcienne voit dans la sanction tout au plus un moyen et

jamais une fin Les notions de laquo responsabiliteacute raquo de laquo libre-arbitre raquo sont aux yeux de Guyau

tellement vagues et meacutetaphysiques qursquoon devrait se deacutefendre de les invoquer pour se

permettre de sanctionner Et Guyau ajoute (ce qui leacutegitime un usage social de la sanction)

laquo ce qui seul justifie la peine crsquoest son efficaciteacute au point de vue de la deacutefense sociale raquo (1985

p 188)

On voit donc que Guyau ne condamne pas la sanction tant qursquoelle porte sur un plan

strictement social (qui inclut du reste des consideacuterations sur la volonteacute crsquoest-agrave-dire sur le

caractegravere de lrsquoindividu) et non pas moral Crsquoest dire en drsquoautres termes qursquoil srsquoaccorde avec

les utilitaristes sur lrsquoefficaciteacute drsquoune certaine forme de sanction en tant qursquoelle dresse mais il

lui conteste radicalement la possibiliteacute drsquoeacutelever durablement et inteacuterieurement le sujet La

sanction et avec elle tout lrsquoutilitarisme en reste au niveau des sollicitations sensibles sans

jamais atteindre celui des obligations de nature morale Philippe Saltel explique que la

288

sollicitation laquo vient drsquoun objet exteacuterieur raquo quand lrsquoobligation laquo sourd drsquoune tension inteacuterieure raquo

(Saltel 2008 p 251) la sollicitation engendre le deacutesir de jouir passivement tandis que

lrsquoobligation suscite le deacutesir drsquoagir activement Crsquoest dire que lrsquoutilitarisme ne voit dans lrsquoecirctre

humain qursquoun ecirctre passif qursquoil faut motiver de lrsquoexteacuterieur sans voir que la veacuteritable source de

lrsquoactiviteacute est interne au sujet ndash est-ce lagrave lrsquoeacuteducation que nous devons viser Veut-on drsquoun ecirctre

eacuteduqueacute qursquoil ne fasse que se conformer aux attentes du milieu et qui cessera de paraicirctre moral

au moment ougrave lrsquoenvironnement changera On ne fera au mieux qursquoapposer un vernis

drsquoeacuteducation sur un eacutegoiumlsme radical au pire on inculquera de lrsquohypocrisie qui se joue de toutes

les regravegles degraves que lrsquooccasion se preacutesente ndash degraves qursquoil en aura le pouvoir (ce qursquoon appelle

opportunisme) Qui ne voit que crsquoest lagrave tout le contraire drsquoune eacuteleacutevation

Dans notre livre sur Guyau (Muller 2018) nous avons expliqueacute ce paradoxe de la

sanction leacutegitime quant agrave son sentiment illeacutegitime quant agrave ce qursquoon en fait Nous nous

permettons de renvoyer agrave notre travail

Ne pouvant rester indiffeacuterent et passif ne pouvant que se reacutevolter agrave la tentation

qursquoincarne le criminel eacutetant enclin par la nature de son esprit agrave produire une symeacutetrie

entre la peine morale et la peine physique ne pouvant supporter enfin la laideur

morale lrsquohomme reacutevegravele sa force morale en recherchant la reacuteparation Son absence

drsquoindiffeacuterence lrsquohonore Mais le vulgaire conclut du refus de lrsquoindiffeacuterence au devoir de

reacuteparation crsquoest lagrave qursquoil raisonne mal car en matiegravere de sanction morale lrsquoabstention

est preacutefeacuterable ldquoLrsquohomme ne sait pas qursquoil est des choses auxquelles il vaut mieux ne

pas toucherrdquo (1985 p 179) tant il est facile de glisser de la rectitude apparente drsquoune

reacuteparation agrave une sanction qui sonnera comme une deacutegradante vengeance De plus on

peut consideacuterer que lintervention exteacuterieure empire la situation premiegravere comme ces

sculptures antiques de Veacutenus que lrsquoon preacutetendrait corriger en leur adjoignant des

membres qui ne sont pas les leurs en les rendant finalement difformes En drsquoautres

termes si le sentiment agrave lrsquoorigine de la sanction est leacutegitime et moral (puisqursquoil reacutesulte

289

de lrsquoinstinct social de lrsquohomme) il nrsquoest ni leacutegitime ni moral de srsquoen servir comme drsquoun

guide ldquoAinsi le sentiment qui nous pousse agrave deacutesirer une sanction est en partie immoral

Comme beaucoup drsquoautres sentiments il a un principe tregraves leacutegitime et des applications

mauvaisesrdquo (1985 p 180) (Muller 2018 p 214)

Toutes ces consideacuterations semblent nous conduire vers cette thegravese sanctionner un

sujet autre que soi est immoral et relegraveve toujours quelque peu de la cruauteacute il nrsquoen demeure

pas moins que sanctionner peut srsquoaveacuterer efficace au point de vue social en tant que signal

renvoyeacute aux autres membres de la collectiviteacute tenteacutes par la transgression Le bien qursquoil reacutesulte

de la sanction ne serait donc jamais pour lrsquoecirctre sanctionneacute mais pour les autres

Toute la difficulteacute semble donc de devoir concilier les exigences morale et sociale

Primum non nocere cela semble ecirctre heacutelas une maxime impossible Il faut toujours que

quelqursquoun soit sacrifieacute ou bien le deacuteviant qursquoon sanctionne de maniegravere immorale ou la

victime qursquoon nrsquoaura pas su proteacuteger socialement Agrave tout prendre il semble qursquoil vaut mieux

proteacuteger la victime mais cela ne se doit faire qursquoavec les plus extrecircmes preacutecautions On ne

saurait eacuteduquer la plupart au deacutetriment drsquoun seul fut-il coupable ndash au contraire crsquoest ce

dernier qui a besoin plus que les autres drsquoeacuteducation Sans doute la sanction est eacuteducative en

ce sens qursquoelle est la condition de possibiliteacute de la coexistence drsquoindividus parmi lesquels

certains seront tenteacutes de transgresser Mais lrsquoeacuteleacutevation du groupe ne saurait se faire au

deacutetriment du dressage mecircme drsquoun seul Le conceacuteder crsquoest faire un aveu drsquoeacutechec qui sera pour

ainsi dire programmatique

73 Recul de Guyau sur la question de la sanction

Trois œuvres de Guyau portent sur la sanction

Dans La Morale anglaise contemporaine agrave lrsquooccasion de sa critique de lrsquoutilitarisme

Guyau estime que seule lrsquoauto-sanction peut avoir une pertinence morale La sanction sociale

est totalement discreacutediteacutee

290

Dans lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction la sanction est perccedilue comme

immorale mais ne recueille pas une fin de non-recevoir dans la mesure ougrave elle peut srsquoaveacuterer

utile socialement Guyau tente drsquoeacutequilibrer les dimensions sociales et morales

Dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute enfin Guyau semble se reacutetracter et la perspective sociale

lrsquoemporter Analysons briegravevement ses thegraveses et ses arguments afin de deacuteterminer srsquoil y a de la

nouveauteacute argumentative

Pourquoi une telle eacutevolution Il nrsquoest pas facile de le deacuteterminer Srsquoagit-il drsquoune

inflexion de sa penseacutee Srsquoagit-il dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute drsquoun compleacutement sociologique

qui nrsquoavait pas sa place dans cette œuvre morale qursquoest lrsquoEsquisse Srsquoagit-il drsquoun ajout de

Fouilleacutee qui aurait falsifieacute son eacutedition de lrsquoœuvre posthume de Guyau La grande difficulteacute de

cette derniegravere suggestion est qursquoelle est gratuite et qursquoelle ne srsquoappuie sur aucune donneacutee

factuelle ndash et un soupccedilon nrsquoest pas une preuve drsquoautant qursquoil nrsquoy pas lieu selon nous de mettre

en doute lrsquointeacutegriteacute de Fouilleacutee En lrsquoeacutetat nous constaterons seulement une tension dans les

thegraveses preacutesenteacutees par Guyau que nous mettrons preacuteciseacutement agrave lrsquoeacutepreuve

731 Lrsquoautoriteacute lrsquoamour la soumission et la crainte

Au premier chapitre drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute (œuvre posthume publieacutee en 1889 par

Alfred Fouilleacutee) Guyau apregraves une eacutetude de la suggestion dans le domaine eacuteducatif aborde la

question de lrsquoautoriteacute Il distingue trois eacuteleacutements dans lrsquoautoriteacute laquo 1deg Lrsquoaffection et le respect

moral 2deg lrsquohabitude de la soumission habitude neacutee de lrsquoexercice mecircme 3deg la crainte raquo (1889

p 24) Qursquoon ne srsquoy trompe pas ce nrsquoest pas lrsquoautoriteacute qui exige en elle-mecircme de la

soumission ou de la crainte Il srsquoagit drsquoune gradation dans les moyens qursquoon peut employer afin

drsquoassurer lrsquoautoriteacute et parmi ces moyens lrsquoaffection est le plus efficace laquo Lrsquoaffectuositeacute rend

inutile lrsquoautoriteacute dure le chacirctiment raquo (1889 p 24) Et Guyau ajoute laquo Celui qui a besoin de

chacirctiment est un enfant qui manque daffection aimez-le assez et vous naurez plus besoin

de le frapper car lamour produit toujours un retour damour qui est le ressort le plus puissant

dans toute eacuteducation raquo (1889 p 24) Le respect nrsquoest ainsi autre chose fondamentalement

que lrsquoaffection et ne saurait ecirctre un sentiment deacutesaffecteacute comme chez Kant pour qui le

respect demeure un sentiment charniegravere entre le sensible et lrsquointelligible ndash disons mieux

contradictoire Mais cette proposition remarquable sur la primauteacute de lrsquoamour est

accompagneacutee drsquoune remarque eacutenigmatique pour le lecteur de lrsquoEsquisse qui se souvient que

291

Guyau avait critiqueacute moralement la justice distributive laquo Laffection doit dailleurs ecirctre pour

lenfant une reacutecompense quil doit meacuteriter par sa conduite raquo (1889 p 24)

Dans ce passage Guyau est soucieux de ne pas voir les meacutecanismes drsquoautoriteacute deacutetruits

par lrsquoeffet de la reacuteflexion (qui est somme toute lrsquoune des fins de lrsquoeacuteducation) Lrsquoautoriteacute qui

nrsquoest produite que par la soumission se voit eacutebranleacutee voire dissoute quand lrsquoenfant est capable

de la raisonner (quoique comme le montre lrsquoexpeacuterience de Milgram ce soit avec une difficulteacute

particuliegravere) Crsquoest encore plus vrai de la crainte laquo la crainte nest morale quagrave la condition

decirctre spontaneacutee decirctre produite plutocirct par le respect que par la peur raquo (1889 p 25) Et Guyau

ajoute cette phrase remarquable qui montre combien la sanction comme moyen geacuteneacuteraliseacute

drsquoeacuteducation identifie au fond lrsquoenfant et le criminel laquo Lenfant nest pas comme le criminel

que la socieacuteteacute frappe sans se preacuteoccuper de limpression que les chacirctiments produiront sur son

esprit raquo (1889 p 25) On ne peut cependant qursquoecirctre surpris que voir lrsquoautoriteacute (leacutegitime)

partiellement comprise comme composeacutee par la crainte effet du chacirctiment Guyau nrsquoavait-il

pas deacutemontreacute dans lrsquoEsquisse son immoraliteacute

732 Le chacirctiment corporel conditions et justification

Le passage suivant est deacutedieacute au chacirctiment corporel preacuteciseacutement Guyau ne nie pas

conformeacutement agrave ce qursquoil a annonceacute agrave la page preacuteceacutedente que laquo Le chacirctiment corporel chez

les tregraves jeunes enfants peut entrer comme eacuteleacutement constitutif dans le sentiment dautoriteacute

morale raquo (1889 p 25) Il preacutecise agrave nouveau qursquoil ne doit surtout pas ecirctre preacutedominant au

risque de susciter reacutevolte ou de produire de la lacirccheteacute

Guyau ajoute une regravegle drsquoapplication de la sanction la prohibition de la violence

toujours eacuteviter la colegravere brutale et la passion de maniegravere geacuteneacuterale afin drsquoeacuteviter que par

imitation les enfants ne se sentent autoriseacutes agrave ecirctre aussi coleacuteriques et brutaux Il y aurait donc

des chacirctiments corporels non violents On peut toutefois se demander ce que signifie lrsquoabsence

de violence quand lrsquousage du fouet ne choque pas Guyau et qursquoil lrsquoestime mecircme

peacutedagogiquement approprieacute lorsque la passion ne srsquoen mecircle pas

Nous ne pourrions quapprouver au point de vue peacutedagogique cet eacutelecteur

influent du centre de la France qui lorsquil avait agrave chacirctier un peu rudement ses

292

enfants exigeait que le fouet leur fucirct donneacute par les propres mains du deacuteputeacute du

deacutepartement (lhistoire est authentique) (Guyau 1889 p 26)

Cette reacutefeacuterence agrave un outil de dressage martial assureacutement est agrave inscrire au procegraves de

la peacutedagogie noire combattue par Alice Miller et qui consiste agrave causer du tort aux enfants ndash

mais laquo pour leur bien raquo preacutetendu

Il est encore une regravegle formuleacutee de maniegravere implicite le chacirctiment doit ecirctre

exceptionnel Jamais il ne doit ecirctre normaliseacute au point de devenir une routine laquo Rendez les

reacuteprimandes et le fouet quotidiens lenfant sy habituera comme aux drageacutees et cela aux

deacutepens de son caractegravere raquo

Guyau propose une justification eacuteducative du chacirctiment corporel qursquoil avait

formellement deacutenonceacute au point de vue moral

La justification des corrections corporelles pendant le premier acircge cest que

dans la vie lrsquoenfant subira les conseacutequences brutales de ses actions mais comme ces

conseacutequences ne suivent pas toujours laccomplissement immeacutediat de lrsquoaction et que

lenfant a la vue trop courte pour preacutevoir lavenir il sensuit quil ne sait point

rapprocher leffet agrave la cause Il faut quun chacirctiment corporel infligeacute agrave la suite dune

action quil sait mauvaise lui paraisse la conseacutequence logique de cette action

conseacutequence rapprocheacutee seulement par la volonteacute des parents Les petites corrections

infligeacutees aux enfants ne doivent donc jamais ecirctre agrave tort et agrave travers elles constituent

une premiegravere expeacuterience de la sanction sociale un premier chacirctiment apregraves verdict

(Guyau 1889 pp 25-26)

La justification nrsquoest donc pas morale mais purement sociale et pour lrsquoy preacuteparer il

faut artificiellement mettre en place un environnement qui permette agrave lrsquoenfant de voir le lien

entre la cause (la conduite) et lrsquoeffet (lrsquoasociabiliteacute) La sanction est la composante principale

293

de cet environnement le moyen de remeacutedier au manque drsquoentendement de lrsquoenfant qui ne

perccediloit pas les conseacutequences de son comportement

Toutefois on ne peut ici que rappeler les objections que nous avons faites contre une

telle justification de la sanction et qui nous sont inspireacutees de Guyau lui-mecircme (dans lrsquoEsquisse)

Drsquoabord une telle sanction dresse sans doute la conduite mais ameacuteliore-t-elle la disposition

inteacuterieure du sujet On peut en douter Drsquoautre part la sanction fait un pont entre la cause et

les conseacutequences mais ce pont est neacutecessairement symbolique et on peut questionner la

neacutecessiteacute de passer par lrsquoinculcation de la souffrance pour faire voir ou faire comprendre La

sanction qui nrsquoest pas accompagneacutee de parole nrsquoest qursquoun chacirctiment absurde la parole qui

lrsquoaccompagne est essentielle et si tel est le cas crsquoest que la sanction comme telle est

superflue puisque convaincre le sujet est la viseacutee eacuteducative Pourquoi faudrait-il faire souffrir

Pour satisfaire aux exigences de la future vie sociale Mais la vie sociale des adultes est remplie

drsquoabsurditeacutes drsquoinjustices de preacutejugeacutes qursquoune eacuteducation eacutemancipatrice devrait plutocirct deacutenoncer

que preacuteparer

Guyau ajoute encore qursquoil faut laquo donner toujours une couleur morale au chacirctiment raquo

(1889 p 26) Crsquoest conceacuteder que par lui-mecircme le chacirctiment nrsquoen a pas ndash qursquoil est amoral On

peut consideacuterer que le chacirctiment loin drsquoameacuteliorer ou mecircme indiffeacuterent moralement deacutegrade

puisqursquoil engendre ainsi que lrsquoa bien vu Guyau lrsquohypocrisie on se conforme aux attentes de

celui qursquoon craint mais sans adheacutesion inteacuterieure Aussi Guyau preacutecise que ce nrsquoest pas laquo la

crainte seule quil faut deacutevelopper chez lenfant mais le regret moral davoir deacuteplu agrave ses

parents raquo (1889 p 26) Mais agrave supposer qursquoil faille cultiver le regret moral en quoi la crainte

aiderait-il agrave le susciter Quel lien entre un sentiment tout inteacuterieur et la peur drsquoun coup

exteacuterieur

La reacuteponse de Guyau est qursquoentre les deux il y a le deacutenominateur commun de la

souffrance laquo Le chacirctiment ne doit ecirctre quun symbole la peine morale doit ecirctre fondue

dabord avec la peine physique puis substitueacutee agrave elle raquo (1889 p 26) Lrsquoargumentation de

Guyau ne nous semble pas tregraves claire Veut-il dire qursquoil faut creacuteer un meacutecanisme associatif entre

la souffrance morale et la souffrance physique Mais comment creacuteer un tel lien alors qursquoon

nrsquoaccegravede pas agrave la peine morale ndash peut-ecirctre mecircme nrsquoexiste-t-elle pas On peut alors

preacutesupposer son existence lrsquoactivation de la peine sensible eacuteveillera la peine morale Mais on

ne voit pas alors comment on pourra substituer la peine morale agrave la peine physique (puisqursquoon

nrsquoa eu accegraves agrave la peine morale que par la peine physique) et encore moins comment on

294

pourrait deacutebarrasser toute souffrance en geacuteneacuteral de cette coloration morale La seule issue

semble ecirctre un masochisme ndash qui serait le produit de cette eacuteducation par la crainte Peut-ecirctre

est-ce lagrave lrsquoorigine de la pulsion de mort qui ne serait pas originelle mais un effet du chacirctiment

Bref lrsquoexplication de Guyau ne nous paraicirct guegravere convaincante

733 Lrsquoart du souvenir ou lrsquoefficaciteacute du chacirctiment

Guyau pour achever son analyse du chacirctiment eacuteducatif ajoute une remarque qui

meacuterite drsquoecirctre citeacutee en entier

Reacuteprimande ou punition ne peuvent jamais produire leurs effets moraux sur

linstant mecircme il faut leur laisser le temps dagir de prendre leur place parmi les

mobiles habituels de lenfant Ce nrsquoest pas par lui-mecircme que le chacirctiment agit crsquoest en

tant que transfigureacute par le souvenir Le temps est un facteur essentiel dans la formation

de la moraliteacute enfantine et leacuteducateur pas plus que la nature ne doit proceacuteder par

reacutevolution mais bien par eacutevolution reacuteguliegravere (Guyau 1889 p 27)

Ce passage preacutecise les effets du temps dans le processus eacuteducatif Le chacirctiment est sur

lrsquoinstant drsquoune inefficaciteacute brute quand bien mecircme il se reacutevegravele par la crainte drsquoune efficience

comportementale eacutevidente Crsquoest la temporaliteacute ou plus preacuteciseacutement la transfiguration

opeacutereacutee dans le souvenir qui se reacutevegravele eacuteducative Nous voudrions exposer quelle grande ideacutee

se trouve suggeacutereacutee dans ces lignes ainsi que preacutesenter sa critique

Crsquoest dans La Genegravese de lrsquoideacutee de temps œuvre posthume publieacutee par Fouilleacutee en 1890

qursquoon trouve une explication de ce qui paraicirct eacutenigmatique dans ce texte drsquoEacuteducation et

heacutereacutediteacute pourquoi le souvenir permettrait-il la transfiguration

Le temps nrsquoest pas contrairement agrave ce que proposait Kant la dimension formelle de

toute intuition sensible il srsquoagit pour Guyau drsquoun effet de perspective Or la perspective est un

art qui srsquoapprend qui a des regravegles

Guyau considegravere (dans chapitre I de la Genegravese de lrsquoideacutee de temps) ainsi que la premiegravere

peacuteriode du psychisme celui de lrsquoenfant est une peacuteriode de laquo confusion primitive raquo Les images

295

se placent toutes sur le mecircme plan les perceptions du recircve ne sont pas distingueacutees de celles

de la veille lrsquoimagination reproductrice (la meacutemoire) ne se distingue pas de lrsquoimagination

constructive (lrsquoinvention) La meacutemoire nrsquoest pas seulement la reacuteminiscence drsquoimages vivantes

mais leur organisation exacte leur reconstitution sur une ligne unique qui est celle du temps

Sans meacutemoire crsquoest-agrave-dire sans lrsquoart du souvenir la sanction ne serait qursquoune sensation

eacutepheacutemegravere qui nrsquoaurait pas plus drsquoeffet que Xerxegraves fouettant lrsquoHellespont Il faut donc qursquoil y

ait invention drsquoune meacutemoire

Guyau distingue deux eacuteleacutements la forme passive du temps (que Guyau nomme encore

le lit du temps) et sa forme active (le fonds actif du temps) La forme passive (analyseacutee au

chapitre II Guyau 2011 pp 69-76) ou cadre du temps requiert perception des diffeacuterences

(discrimination) et des ressemblances ni lrsquohomogegravene ni lrsquoheacuteteacuterogegravene purs ne peuvent

permettre agrave lrsquoesprit de construire le temps De plus il faut qursquoil y ait mouvement volontaire

mais aussi implication affective (permettant lrsquointensiteacute et le degreacute) on voit ainsi que lrsquoideacutee de

temps est le contraire drsquoune ideacutee abstraite mais reacutesulte de notre activiteacute vitale La forme du

temps nrsquoest ainsi pas a priori crsquoest au contraire laquo un ordre de repreacutesentations agrave la fois

diffeacuterentes et ressemblantes formant une pluraliteacute de degreacutes raquo (2011 p 75) La forme active

du temps (chapitre III) survient gracircce au deacutesir Le futur est lrsquoobjet du deacutesir crsquoest un laquo devant

ecirctre raquo (2011 p 79) une conquecircte (laquo Lrsquoavenir nrsquoest pas ce qui vient vers nous mais ce vers quoi

nous allons raquo 2011 p 79) le preacutesent est lrsquo laquo activiteacute consciente et jouissant de soi raquo (2011 p

79) le passeacute est le reacutesidu de lrsquoeffort volontaire la cristallisation inteacuterieure des efforts

successifs Dans cette optique le temps est laquo lrsquointervalle conscient entre le besoin et sa

satisfaction la distance entre ldquola coupe et les legravevresrdquo raquo (2011 p 80) produit par le mouvement

volontaire dans lrsquoespace Lrsquoart de construire le souvenir se ramegravenera donc agrave lrsquoart de le localiser

dans lrsquoespace de le mettre en rapport avec drsquoautres repreacutesentations ndash sans quoi on risque

toujours de confondre le souvenir (imagination reproductrice) avec une invention (imagination

constructrice)

Si le souvenir est un art il produit encore un effet estheacutetique sur le sujet mecircme qui le

construit Avec le souvenir son auteur est sujet et objet de cet art De maniegravere originale Guyau

remarque dans LrsquoArt au point de vue sociologique (Guyau 2001 pp 132-138) qursquoil y a dans

tout souvenir une deacuteformation estheacutetique En effet lrsquoeacuteloignement dans le temps efface toutes

les perceptions affaiblies ce qui produit un renforcement des images les plus significatives et

tend agrave les rendre plus vivantes plus belles laquo Le souvenir par lui-mecircme altegravere les objets les

296

transforme et cette transformation srsquoaccomplit geacuteneacuteralement dans un sens estheacutetique Le

temps agit le plus souvent sur les choses agrave la maniegravere drsquoun artiste qui embellit tout en

paraissant fidegravele par une sorte de magie propre raquo Le souvenir apparaicirct ainsi comme un laquo art

naturel raquo qui ideacutealise le reacuteel et par lequel laquo le ressentir est plus fort que le sentir raquo Ce qui est

passeacute semble releveacute par cela-mecircme qursquoil est passeacute

On comprend mieux ainsi ce que voulait dire Guyau lorsqursquoil estime laquo Ce nrsquoest pas par

lui-mecircme que le chacirctiment agit crsquoest en tant que transfigureacute par le souvenir raquo (1889 p 27) Le

souvenir du chacirctiment est plus puissant que le chacirctiment lui-mecircme le temps en tant qursquoil est

une construction auquel le chacirctiment participe est un vecteur de sacralisation voire de

sanctification Tout ce qui a eacuteteacute veacutecu semble tenir de cela seul son importance sa digniteacute voire

sa neacutecessiteacute

Cette remarque psychologique est capitale la tendance agrave ideacutealiser le passeacute est une

illusion naturelle de lrsquoesprit humain qui tend agrave confeacuterer une autoriteacute aux origines On pourrait

ainsi consideacuterer que le chacirctiment (agrave supposer qursquoil soit juste) sera ainsi ideacutealiseacute

reacutetrospectivement par le sujet eacuteduqueacute Mais de ce que le sujet le considegravere comme neacutecessaire

il ne srsquoensuit nullement qursquoil a eacuteteacute neacutecessaire Agrave ce titre toutes les mesures arbitraires peuvent

ecirctre leacutegitimeacutees ndash crsquoest-agrave-dire falsifieacutee par cette estheacutetique involontaire du souvenir De ce

qursquoun sujet consideacutereacute comme eacuteduqueacute a eu telle expeacuterience on ne saurait consideacuterer drsquoapregraves

son teacutemoignage ni que cette expeacuterience a eacuteteacute une condition suffisante ni mecircme qursquoelle a eacuteteacute

une condition neacutecessaire du reacutesultat Il y a lagrave agrave notre avis un vice meacutethodologique redoutable

le sujet qui se considegravere toujours laquo bien eacuteleveacute raquo (par deacutefinition comment son critegravere

drsquoappreacuteciation pourrait-il ecirctre autre que lui-mecircme ) projette toujours ce qursquoil a

personnellement veacutecu avec des conditions neacutecessaires et suffisantes De lagrave le fait qursquoon ne

renoncera pas facilement au chacirctiment quand bien mecircme il nrsquoaurait aucun effet positif le

souvenir peut seul suffire agrave persuader de son effet sur un mode qui est certes illusoire mais

qui suffit agrave le maintenir comme pratique leacutegitime Le souvenir est peut-ecirctre lrsquoune de ces

illusions dangereuses et compter sur cette illusion pour justifier la sanction nous paraicirct ecirctre

une gageure peacutedagogique Il y a des leviers sur lesquels il est preacutefeacuterable de ne pas jouer

Le chacirctiment peut bien avoir une valeur eacuteducative mais crsquoest agrave la condition expresse

drsquoecirctre accompagneacute drsquoaffection Mais si lrsquoaffection est ce qursquoil y a drsquoessentiel pourquoi devrait-

elle srsquoaccompagner de sanction Si crsquoest lrsquoaffection qui eacuteduque ne pourrait-on pas consideacuterer

que toute crainte la parasite La valeur eacuteducative ne vient donc pas du chacirctiment mais de ce

297

qursquoil accompagne et comme ce qursquoil accompagne peut marcher sans lui il est au point de

vue eacuteducatif parlant superflu

Le chacirctiment peut se trouver ideacutealiseacute par sa juxtaposition avec lrsquoaffection mais qui

sait si le trait dominant ne va pas devenir la crainte et supplanter lrsquoamour Et agrave supposer que

lrsquoamour lrsquoemporte qursquoest-ce qursquoa ajouteacute la crainte sinon une forme de fascination inquiegravete

734 Guyau juge de Tolstoiuml lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana

Au chapitre V drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute Guyau expose et critique le principe qui a reacutegi

lrsquoexpeacuterience meneacutee par Tolstoiuml agrave lrsquoeacutecole Iasnaiumla Poliana Ce principe exclut le recours agrave la

sanction (entendu comme systegraveme de punitionreacutecompense) comme lrsquoeacutecrit Guyau

[Tolstoiuml estime] que lrsquoeacutecole na pas agrave intervenir dans leacuteducation pure affaire

de famille que leacutecole ne doit ni punir ni reacutecompenser quelle nen a pas le droit que

sa meilleure police et administration consiste agrave laisser aux eacutelegraveves liberteacute absolue

dapprendre et de sarranger entre eux comme bon leur semble (Guyau 1889 p 142)

Si Guyau souhaitait eacutetablir une eacuteducation sans sanction il devrait se retrouver dans

cette proposition de Tolstoiuml

Tel nrsquoest pas le cas Guyau reproche agrave Tolstoiuml de reprendre les ideacutees de Spencer (qui

lui-mecircme les tirait de Rousseau) qui reacuteduisait lrsquoeacuteducation morale agrave une discipline des

conseacutequences naturelles Pour lrsquoauteur drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute la responsabiliteacute qursquoon

apprend avec un tel systegraveme est reacuteelle mais limiteacutee crsquoest une responsabiliteacute utilitaire mais

qui nrsquoeacutelegraveve pas au plan moral Il en va autrement de ce que Guyau nomme les laquo sanctions

peacutedagogiques raquo

[hellip] les vraies sanctions peacutedagogiques ont pour but de former le jugement

moral de faire naicirctre de soutenir et de deacutevelopper chez lrsquoenfant les sanctions

inteacuterieures le plaisir et le deacuteplaisir de la conscience le contentement et le

meacutecontentement de soi-mecircme (Guyau 1889 p 143)

298

Il nous semble que la tension est grande avec les thegraveses de lrsquoEsquisse La sanction se

trouve clairement promue et agrave deux niveaux agrave un niveau exteacuterieur et agrave un niveau inteacuterieur

(le premier eacutetant le moyen drsquoacceacuteder agrave la seconde) Lrsquoimmoraliteacute attribueacutee agrave la sanction semble

bien loin

Mais faisons jouer Guyau (de lrsquoEsquisse) contre Guyau (drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute)

Drsquoabord en quoi la sanction (exteacuterieure) peut-elle faire naicirctre la sanction inteacuterieure Il ne

suffit pas de lrsquoaffirmer il faut montrer que ce lien est possible Ensuite cette sanction

inteacuterieure que la sanction peacutedagogique a lrsquoambition de laquo faire naicirctre raquo (elle nrsquoest donc pas

preacutesente avant ndash auquel cas il ne suffirait pas de lrsquoeacuteveiller) est-elle vraiment de nature morale

En quoi le confort ou lrsquoinconfort de la conscience donc le plaisir ou le deacuteplaisir sont-ils en

rapport avec la volonteacute Guyau (drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute) ne confond-il pas ici le plan du moral

et celui de la sensibiliteacute A-t-on ameacutelioreacute quelqursquoun quand on susciteacute chez lui du regret

Guyau ajoute que le moyen de parvenir agrave susciter la laquo sanction inteacuterieure raquo est

lrsquoapprobation et le blacircme Mais lorsqursquoil nrsquoest pas accompagneacute par un dialogue ce proceacutedeacute ne

semble guegravere eacuteloigneacute du chantage affectif on soutire de lrsquoenfant la conduite agrave adopter en le

menaccedilant de le priver drsquoamour De tels moyens ne valent-ils pas pour le dressage et non pour

lrsquoeacuteleacutevation

Guyau mobilise enfin deux arguments (1889 p 143)

Le premier srsquoattaque au postulat de Tolstoiuml selon lequel lrsquoeacuteducation doit ecirctre

abandonneacutee aux familles Lrsquoeacutecole peut-elle ne pas eacuteduquer et se contenter drsquoinstruire Peut-

ecirctre reconnaicirct Guyau ce systegraveme est-il viable laquo quand crsquoest un Tolstoiuml qui dirige lrsquoeacutecole raquo

(1889 p 143) crsquoest-agrave-dire un enseignant doueacute drsquoun geacutenie peacutedagogique drsquoune reacuteelle influence

morale mais sa geacuteneacuteralisation est impossible Lrsquoinfluence morale (que Guyau comprend

comme un effet de la suggestion ndash voir Muller 2018 pp 251-262) peut suffire mais quand

elle est insuffisante la sanction doit prendre le relais En drsquoautres termes lrsquoeacuteleacutevation sans

sanction est possible mais quand elle eacutechoue il faut se contenter de dresser Et Guyau de

manifester un pessimisme anthropologique qui contraste avec drsquoautres passages ougrave il estime

que trop souvent ce ne serait pas laquo lrsquoesprit de Jeacutesus raquo qui anime les reacuteunions drsquoenfants mais

laquo lrsquoesprit du diable raquo crsquoest-agrave-dire laquo la barbarie primitive et ancestrale raquo (1889 p 143) Ici

Guyau adhegravere implicitement agrave lrsquoideacutee que la phylogeacutenegravese reacutecapitule lrsquoontogeacutenegravese et que

lrsquoenfant en somme est psychiquement comme lrsquohomme des socieacuteteacutes dites primitives lesquels

299

pensent et ressentent comme lrsquohomme des origines lrsquohistoire se rejoue tout entiegravere en

chaque individu Lrsquoenfant est donc un petit primitif auquel il convient de ne pas laisser trop de

liberteacute de crainte qursquoil en abuse ndash thegravese tregraves en vogue agrave lrsquoeacutepoque de Guyau (elle est par

exemple partageacutee par Nietzsche et Freud) et tregraves contestable

Le second argument deacutejagrave rencontreacute est que lrsquoeacutecole ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoune

preacuteparation agrave la vie sociale laquelle est gouverneacutee par des lois Pour le Guyau drsquoEacuteducation et

heacutereacutediteacute cela implique que lrsquoeacuteducation contrairement agrave la morale et agrave la croyance religieuse

ne sera pas anomique ndash nous ne sommes pas sucircr que la penseacutee de Guyau soit

synchroniquement coheacuterente

Concluons sur Guyau

Guyau est lrsquoauteur qui a eacuteteacute philosophiquement le plus loin dans sa critique de la

sanction morale il a montreacute quelles difficulteacutes (insurmontables ) on devait affronter pour la

justifier agrave un point de vue qui nrsquoest pas social Pourtant pour une raison que nous ignorons il

semble soutenir une autre thegravese dans son œuvre posthume concession agrave lrsquoexigence sociale

ou aux pratiques de son temps Toujours est-il que la critique morale ne le cegravede pas agrave une

condamnation lrsquousage de la sanction immorale comme lrsquoa soutenu Guyau ne laisse pas drsquoecirctre

recommandeacutee dans un registre peacutedagogique Invoquer son utiliteacute sociale ne suffit pas il fallait

montrer sa neacutecessiteacute drsquoautant que Guyau estime que la sanction est agrave mecircme de produire un

sentiment moral ce qursquoon peut radicalement contester en recourant agrave sa propre

argumentation Guyau contre Guyau donc

La critique de la sanction par Guyau nrsquoa eacuteteacute radicale que dans lrsquoEsquisse Se placcedilant agrave

un point de vue strictement moral celui-lagrave mecircme que nous proposons en parlant drsquoeacuteleacutevation

Guyau a deacutelieacute la sanction drsquoune quelconque ameacutelioration morale du sujet Dans Eacuteducation et

heacutereacutediteacute les thegraveses soutenues nous paraissent en revanche drsquoautant plus contestables que

Guyau les avait preacutealablement critiqueacutees

74 Lrsquoauto-sanction ou le dressage acheveacute lrsquoeacutetat agentique ou lrsquoobeacuteissance sans

sanction exteacuterieure

Nous voudrions achever ce panorama des raisons de recourir agrave la sanction avec cette

derniegravere modaliteacute de la sanction que Guyau semblait accepter lrsquoauto-sanction Nous

300

entendons montrer que loin de favoriser lrsquoeacutemancipation lrsquoauto-sanction pourrait ecirctre lrsquoindice

du dressage le plus acheveacute qui ne requiert plus la sanction exteacuterieure pour produire son effet

La fin de lrsquoeacuteducation est-elle simplement de se faire obeacuteir

Dans la fameuse expeacuterience qui porte son nom Stanley Milgram se propose de

comprendre comment des sujets a priori non sadiques peuvent se transformer en

tortionnaires leacutegaux Mais loin de proposer seulement une analyse descriptive sur les

meacutecanismes de lrsquoobeacuteissance Milgram srsquoeacutelegraveve agrave une hauteur de vue philosophique dans la

mesure ougrave il srsquointeacuteresse de maniegravere critique aux reacutepercussions de ses deacutecouvertes dans le

domaine politique et social deacutemontrant que la psychologie sociale est une science

incontournable pour penser philosophiquement la morale et la politique Pour lui les reacutesultats

qursquoil a obtenus dans son laboratoire peuvent laquo contribuer agrave une theacuteorie geacuteneacuterale de

lrsquoobeacuteissance dans la vie en socieacuteteacute raquo (Milgram 2017 p 258)

Milgram preacutecise que la soumission et lrsquoautonomie ne sont pas des eacutetats absolus mais

plutocirct des polariteacutes

Lrsquohomme a la double capaciteacute drsquoagir suivant sa propre initiative et de srsquointeacutegrer

dans des systegravemes complexes en assumant certains rocircles Mais lrsquoexistence mecircme de

cette dualiteacute suppose un compromis dans sa structure Nous ne sommes parfaitement

tailleacutes ni pour lrsquoautonomie complegravete ni pour la soumission totale (Milgram 2017 p

231)

741 Conditions de lrsquoobeacuteissance

Une certaine conception de lrsquoeacuteducation considegravere que lrsquoeacuteducation est reacuteussie si le sujet

dit eacuteduqueacute est devenu obeacuteissant et docile La question est obeacuteir pour obeacuteir peut-il constituer

une fin viable pour un systegraveme eacuteducatif

Au chapitre XI de son ouvrage Soumission agrave lrsquoautoriteacute Milgram estime que le systegraveme

de reacutecompenses et de chacirctiments que lrsquoenfant expeacuterimente degraves le plus jeune acircge est agrave mecircme

de produire laquo lrsquointeacuteriorisation de lrsquoordre social raquo qui consiste principalement dans la soumission

agrave lrsquoautoriteacute La sanction dans cette optique en est une condition neacutecessaire

301

[hellip] il faut compter parmi les conditions preacutealables de lrsquoobeacuteissance lrsquoexpeacuterience

familiale de lrsquoindividu la cadre social bacircti sur des systegravemes drsquoautoriteacute impersonnels et

lrsquoextension agrave tous les eacutechelons drsquoune structure de reacutecompenses ougrave soumission et

reacutebellion entraicircnent des sanctions correspondantes (Milgram 2017 p 209)

Ce ne sont cependant pas les conditions suffisantes

Pour qursquoil y ait obeacuteissance il faut que lrsquoautoriteacute soit perccedilue comme leacutegitime Lrsquoavantage

de lrsquoanalyse de Milgram crsquoest qursquoil nrsquoa pas besoin de se prononcer sur les conditions drsquoune

leacutegitimiteacute objective ou sur les qualiteacutes intrinsegraveques drsquoune autoriteacute juste il suffit qursquoil y ait

apparence de leacutegitimiteacute pour que lrsquoeacutetat agentique se mette en place Or cette leacutegitimiteacute

suppose un cadre qui permet lrsquoappreacutehension drsquoune position dans lrsquoordre social Autrement

dit lrsquoautoriteacute agrave mecircme de produire lrsquoeacutetat agentique nrsquoest pas personnelle mais sociale mecircme

si lrsquoassurance du deacutepositaire de lrsquoautoriteacute sa tenue vestimentaire et lrsquoabsence drsquoautoriteacute

contradictoire sont des facteurs auxiliaires dans lrsquoobeacuteissance qursquoon soutire du sujet La simple

affirmation de lrsquoautoriteacute sur un mode performatif semble suffire agrave la poser

Il faut ensuite qursquoil y ait une relation entre lrsquoautoriteacute et le sujet que celui-ci se perccediloive

dans un espace reacutegi par lrsquoautoriteacute qursquoil reconnaicirct

Il faut encore que le sujet srsquoengage volontairement dans la relation drsquoautoriteacute creacuteant

ainsi un sentiment qualifieacute par Milgram drsquo laquo obligation morale raquo (2017 p 213) qui permettra

le maintien dans lrsquoeacutetat agentique La libre adheacutesion est le moyen le plus efficace drsquoobtenir

lrsquoobeacuteissance escompteacutee Avec la contrainte la soumission ne dure que tant que pegravese la

menace la sanction est tout exteacuterieure Au contraire eacutecrit Milgram

[hellip] dans le cas de la soumission volontaire agrave une autoriteacute leacutegitime les

principales sanctions du refus drsquoobeacuteissance eacutemanent de lrsquointeacuteresseacute lui-mecircme Elles ne

deacutependent pas de circonstances exteacuterieures mais proviennent du degreacute de

lrsquoengagement que le sujet estime avoir contracteacute En ce sens lrsquoobeacuteissance reacutepond agrave une

motivation inteacuterioriseacutee et non agrave une simple cause externe (Milgram 2017 p 213)

302

Il faut encore qursquoil ait une coheacuterence entre la fonction drsquoautoriteacute et lrsquoordre qursquoelle

donne En cas de deacutecalage lrsquoautoriteacute perd sa leacutegitimiteacute et lrsquoobeacuteissance nrsquoest plus assureacutee

Il faut aussi une ideacuteologie justificatrice ndash crsquoest-agrave-dire un systegraveme de valeurs auquel le

sujet adhegravere implicitement et sur lequel peut srsquoappuyer lrsquoautoriteacute pour promouvoir son

ascendance Cette ideacuteologie partageacutee conditionne la spontaneacuteiteacute de lrsquoadheacutesion et donc cette

libre-adheacutesion dont nous avons vu qursquoelle constituait une condition neacutecessaire de la

soumission en son absence le sujet ne se sent plus lieacute et lrsquoobeacuteissance srsquoamenuise

742 Lrsquoeacutetat agentique

Lorsque les conditions sont reacuteunies le sujet est dit laquo converti agrave lrsquoeacutetat agentique raquo (2017

p 217) laquo lrsquoindividu devient un autre ecirctre preacutesentant des aspects nouveaux qursquoil nrsquoest pas

toujours facile de relier agrave sa personnaliteacute habituelle raquo (2017 p 217) Milgram deacutecrit ici ce que

nous appelons heacuteteacuteronomie le sujet ne deacutepend plus de lui-mecircme mais drsquoune autoriteacute

exteacuterieure

Lrsquoeacutetat agentique nrsquoest pas lrsquoobeacuteissance laquo crsquoest seulement lrsquoeacutetat drsquoorganisation mentale

qui augmente sa probabiliteacute raquo (2017 p 223) Crsquoest une disposition agrave lrsquoobeacuteissance ndash disposition

qui nrsquoest pas actualiseacutee si aucun ordre nrsquoest donneacute

Milgram appelle syntonisation le pheacutenomegravene qui fait que le sujet soumis eacutecoute avec

la plus grande attention tout ce qui vient de lrsquoautoriteacute et minimise tout ce qui ne cadre avec

ce qursquoelle deacutecrit Il y a comme une ἐποχή (au sens pheacutenomeacutenologique du terme mise entre

parenthegraveses) des souffrances induites par les actions du sujet soumis Sa vision du monde est

comme reacutetreacutecie agrave ce qursquoen preacutesente lrsquoautoriteacute nrsquoexiste que ce qui est preacutesenteacute comme

existant Dans lrsquoeacutetat agentique le sujet circule dans un monde artificiel construit par un autre

et dans lequel il essaye de se maintenir ndash jusqursquoau deacuteni de reacutealiteacute Degraves lors lrsquoautoriteacute relegraveve de

lrsquoimpersonnaliteacute voire du supra-humain du sacreacute ndash lrsquoindividualiteacute tend agrave srsquoeffacer devant cette

puissance impersonnelle (2017 p 218)

Lrsquoideacuteologie vise agrave confeacuterer du sens agrave un eacuteveacutenement qui isoleacute pourrait paraicirctre

reacutevoltant aussi est-elle deacuteterminante Le paradoxe est que le sujet soumis fait lrsquoaction mais

laisse deacutecider lrsquoautoriteacute du sens qursquoelle a Et effectivement lrsquoautoriteacute ne reacuteclame que

lrsquoobeacuteissance il lui donc trouver de quoi justifier cet acte Lorsqursquoelle a trouveacute lrsquoideacuteologie le

303

dressage de la conduite est des plus aiseacutes le sujet ayant abandonneacute son droit agrave penser par lui-

mecircme il nrsquoa qursquoagrave faire confiance ndash fides Lrsquoabsurditeacute mecircme quand le sujet est engageacute nrsquoest

alors plus neacutecessairement un obstacle on peut transposer au plan social ce que Saint Augustin

eacutecrivait de la foi Credo ut intellegam Milgram estime ainsi que lrsquoautoriteacute ne peut se passer

drsquoideacuteologie et que cette derniegravere a pour fonction drsquoeacuteviter agrave lrsquoindividu drsquoavoir la sienne laquo Crsquoest

cette abdication ideacuteologique qui constitue le fondement cognitif essentiel de lrsquoobeacuteissance Si

le monde ou la situation sont tels que lrsquoautoriteacute les deacutefinit il srsquoensuit que certains types

drsquoactions sont leacutegitimes raquo (Milgram 2017 p 220) Ne pourrait-on mecircme pas aller plus loin que

Milgram et soutenir que ce nrsquoest pas seulement laquo certaines raquo actions qui apparaissent

leacutegitimes mais beaucoup y compris les pires

Si le sujet est ameneacute agrave ecirctre deacuteposseacutedeacute de sa faculteacute de penser par lui-mecircme il est

deacuteresponsabiliseacute ndash et conscient de lrsquoecirctre Il agit il est cause motrice mais comme il nrsquoestime

pas ecirctre cause finale il accepte de ne pas coiumlncider avec sa conduite Dans lrsquoeacutetat agentique il

y a un gouffre potentiel entre ce que lrsquoon est (le laquo moi profond raquo eacutecrit Milgram 2017 p 221)

et ce que lrsquoon fait Milgram estime que laquo le sens moral ne disparaicirct pas raquo il est seulement

radicalement deacuteplaceacute et lrsquoempathie le cegravede agrave la fierteacute (ou lrsquohumiliation) drsquoavoir meneacute la tacircche

agrave bien (ou non) Pour notre part nous parlerions plutocirct drsquoun sens social que moral pour bien

marquer la distinction entre ce sens lorsqursquoil se manifeste dans lrsquoeacutetat agentique qui considegravere

lrsquoacte dans la situation drsquoun systegraveme drsquoautoriteacute (sens social) et lorsqursquoil se reacutevegravele dans lrsquoeacutetat

autonome qui considegravere lrsquoacte en soi (sens moral) Lrsquoaction qursquoil commet nrsquoimpacte pas

lrsquoimage qursquoil a de lui-mecircme lrsquoautoriteacute suffit pour qursquoil ait bonne opinion de lui-mecircme quand

bien mecircme ses actes seraient inhumains

Milgram eacutecrit laquo la culture nrsquoest pratiquement jamais parvenue agrave lui inculquer

lrsquohabitude drsquoexercer un controcircle personnel sur les actions prescrites par lrsquoautoriteacute raquo (2017 p

221) On pourrait mecircme demander la culture a-t-elle souvent essayeacute de deacutevelopper

lrsquoautonomie Admirons le paradoxe si lrsquoautoriteacute me demande de critiquer lrsquoautoriteacutehellip on ne

peut pas ne pas se soumettre Crsquoest dire que la culture nrsquoa que rarement produit autre chose

que du dressage qui se ramegravene agrave une obeacuteissance docile On peut se demander si cette

conseacutequence que deacuteplore Milgram nrsquoest pas correacutelative de lrsquousage de la sanction qui nrsquoexige

que lrsquointeacuteriorisation Et Milgram ajoute cette remarque lourde de conseacutequences au point de

vue eacuteducatif laquo Crsquoest la raison pour laquelle cette derniegravere [lrsquohabitude drsquoobeacuteir] constitue un

danger bien plus grave pour la survie de lrsquoespegravece humaine raquo Nrsquoest-ce pas agrave lrsquoeacuteducation qursquoil

304

revient de compenser cette tendance au dressage la soumission agrave lrsquoautoriteacute en promouvant

lrsquoesprit critique lrsquoindeacutependance du jugement lrsquoeacutemancipation lrsquoautonomie

Contrairement agrave ce qursquoavance Freud ce ne serait pas la pulsion de mort (agrave supposer

qursquoelle existe) qui constitue le danger de la culture mais bien plutocirct la puissante tendance agrave

nier sa personnaliteacute en obeacuteissant Autrement dit la sanction qui dresse agrave obeacuteir ne serait pas

une solution elle constituerait la cause du problegraveme qui produit la soumission agrave lrsquoautoriteacute

Dans lrsquoeacutepilogue (qui sert de chapitre XV agrave lrsquoouvrage) Milgram eacutetend ses soupccedilons en

craignant qursquoaucune institution fut-elle deacutemocratique ne peut nous proteacuteger contre les effets

de lrsquoeacutetat agentique Il eacutecrit notamment ce texte remarquable de luciditeacute

[hellip] les exigences de lrsquoautoriteacute promue par la voie deacutemocratique peuvent elles

aussi entrer en conflit avec la conscience Lrsquoimmigration et lrsquoesclavage de millions de

Noirs lrsquoextermination des Indiens drsquoAmeacuterique lrsquointernement des citoyens ameacutericains

drsquoorigine japonaise lrsquoutilisation du napalm contre les populations civiles du Vietnam

repreacutesentent autant de politiques impitoyables qui ont eacuteteacute conccedilues par les autoriteacutes

drsquoun pays deacutemocratiques et exeacutecuteacutees par lrsquoensemble de la nation avec la soumission

escompteacutee Dans chacun des cas des voix se sont eacuteleveacutees au nom de la morale pour

fleacutetrir de telles actions mais la reacuteaction type du citoyen ordinaire a eacuteteacute drsquoobeacuteir aux

ordres (2017 p 266)

Lrsquoeacuteducation ne doit-elle pas viser agrave faire eacutemerger ces voix qui laquo srsquoeacutelegravevent raquo au double

sens de deacutenonciation mais aussi drsquoennoblissement de ceux qui osent affronter lrsquoautoriteacute sociale

au nom drsquoune autre Autoriteacute plus universelle celle-lagrave

Une fois lrsquoindividu entreacute dans lrsquoeacutetat agentique Milgram deacutecrit les meacutecanismes qui

permettent de lrsquoy maintenir

Lrsquoaction doit ecirctre aussi continue et reacutecurrente que possible se produit ainsi une

escalade drsquoengagements qui justifie les actions preacuteceacutedentes Le seul moyen de justifier ce

305

qursquoon a fait consiste donc agrave aller jusqursquoau bout laquo Les premiegraveres actions ont creacuteeacute un sentiment

de malaise que les suivantes neutralisent raquo (Milgram 2017 p 225)

Le rappel du libre-engagement du sujet est un puissant facteur de maintien lrsquoaccord

tacite produit un sentiment drsquoobligation dont il nrsquoest pas facile de se deacutefaire Milgram ajoute

que lrsquoideacuteologie ambiante estime que le libre-arbitre individuel est total dans le domaine de

lrsquoaction laquo La conseacutequence pragmatique de cette ideacuteologie est drsquoinciter les gens agrave agir comme

si leur comportement deacutependait entiegraverement drsquoeux Crsquoest lagrave une appreacuteciation singuliegraverement

fausseacutee des motivations deacuteterminant lrsquoaction humaine elle ne permet pas de formuler de

pronostics justes raquo (2017 p 230) Autrement dit cette ideacuteologie ne preacutepare pas les individus

agrave deacuteceler les rapports drsquoautoriteacute et donc agrave y reacutesister On peut estimer qursquoune eacuteducation qui

souhaite dresser perpeacutetuera cette ideacuteologie tandis que celle qui souhaite eacutelever verra le libre-

arbitre non comme un acquis mais comme un processus de libeacuteration

De plus la preacutesence de la figure drsquoautoriteacute exige que pour deacutesobeacuteir le sujet srsquoy

confronte explicitement ndash ce qui est bien difficile agrave faire

Enfin le sujet deacutesobeacuteissant devrait affronter lrsquoanxieacuteteacute face agrave une situation inconnue

Cette anxieacuteteacute qui naicirct drsquoun acte drsquoopposition et au fond de lrsquoexpression de la liberteacute peut

ecirctre opposeacute agrave la tranquilliteacute rassurante que procure lrsquoobeacuteissance docile agrave lrsquoautoriteacute Cette

anxieacuteteacute cette inquieacutetude du sujet ndash nrsquoest-elle pas agrave cultiver du moins en tant qursquoelles sont les

indices drsquoune responsabilisation

743 Comment reacutesister

Pourquoi certains sujets sont-ils ameneacutes agrave deacutesobeacuteir Plutocirct que de recourir agrave une

explication eacutethique Milgram propose de la penser en termes de tension ndash tension entre

soumission et autonomie que le sujet doit reacutesoudre Cette tension montre que lrsquoautoriteacute nrsquoest

pas toute puissante et que la conversion agrave lrsquoeacutetat agentique nrsquoest parfois que partielle Tout le

monde ne srsquoidentifie pas agrave son rocircle

Il est agrave noter que les points de vue psychologique et logique srsquoopposent laquo La distance

la dureacutee et les obstacles physiques neutralisent le sens moral raquo (Milgram 2017 p 236) Que

les conseacutequences de lrsquoacte soient eacuteloigneacutees que le sujet nrsquoy participe que par lrsquointermeacutediaire

drsquoun outil qui deacutepersonnalise la tacircche et lrsquoaction quoique deacutesastreuse dans ses conseacutequences

sera plus aiseacutement effectueacutee qursquoune agression directe mais de porteacutee bien moins facirccheuse

306

Pour le quidam il est plus facile de tuer mille hommes en appuyant sur un bouton que drsquoen

tuer un de ses propres mains Lrsquoabsence de perception directe des conseacutequences facilite

lrsquoobeacuteissance Les meacutecanismes inhibiteurs sont comme neutraliseacutes lorsque lrsquoagression est

distancieacutee crsquoest pourquoi lrsquoobeacuteissance peut ecirctre deacutesormais si dangereuse avec les moyens

technologiques qui sont les nocirctres

Comment reacuteduire la tension La plupart des sujets preacutefegraverent des moyens mesureacutes ndash

qui ont pour principal effet de maintenir la soumission Ainsi des moyens suivants preacutesenteacutes

par degreacute croissant de sophistication intellectuelle et affective

- La deacuterobade lrsquoattention exclut le rapport agrave lrsquoautre Ou on srsquoarrange pour ne pas le

voir ou se deacutesinteacuteresse de lui lrsquoattention exclut tout ce qui la perturbe Le sujet reacutesout

la tension en limitant drastiquement son champ de perception Milgram parle drsquo

laquo eacutelimination psychologique de la victime raquo (2017 p 237)

- Le refus de lrsquoeacutevidence le sujet converti agrave lrsquoeacutetat agentique se livre agrave une interpreacutetation

consolante des faits Ce nrsquoest pas possible donc ccedila nrsquoest pas Milgram ne lrsquoindique pas

mais le rocircle de lrsquoideacuteologie est ici crucial

- Le degreacute minimum le sujet coopegravere mais a minima en ne faisant que le strict

neacutecessaire avec le plus de douceur et de bienveillance possible Les ordres sont

accepteacutes mais tout est fait pour tenter vainement drsquoen limiter la porteacutee le sujet

cherche agrave se donner bonne conscience ce qui a pour effet de maintenir le sujet dans

lrsquoeacutetat agentique On voit ainsi que la vertu de bienveillance ne saurait ecirctre suffisante

certes elle minimise le mal qui est fait mais un moindre mal nrsquoest pas un bien

- Les subterfuges on peut tricher et ainsi essayer de changer implicitement les regravegles

du jeu Lrsquoexpeacuterience perd son sens ndash mais la confrontation agrave lrsquoautoriteacute est eacuteviteacutee

Paradoxalement crsquoest une tentative vaine qui maintient lagrave encore lrsquoeacutetat agentique

Agir mecircme si crsquoest inutile est un moyen drsquoabaisser la tension et de continuer agrave se

soumettre

- La deacuteresponsabilisation le sujet lorsqursquoon lui affirme qursquoil nrsquoest pas responsable des

conseacutequences voit sa tension drastiquement chuter

- La deacutesapprobation en critiquant la situation le sujet manifeste son deacutesaccord

soulage sa tensionhellip et ne deacutesobeacuteit pas neacutecessairement pour autant Ougrave lrsquoon voit que

la critique nrsquoest pas forceacutement suivie drsquoeffets mecircme si elle preacutepare la possibiliteacute de la

conversion agrave lrsquoautonomie

307

- La deacutesobeacuteissance le rapport agrave lrsquoautoriteacute devient conflictuel Milgram retrace le

parcours psychologique qui y megravene Drsquoabord il y a le doute inteacuterieur ce dernier prend

ensuite une forme externe il peut devenir enfin deacutesapprobation laquelle peut

deacuteboucher en menace de deacutesobeacuteissance laquelle peut enfin ecirctre mise agrave exeacutecution

Si Milgram propose une compreacutehension des meacutecanismes de lrsquoobeacuteissance il est

remarquable que sa compreacutehension de la deacutesobeacuteissance demeure bien plus elliptique

Autrement dit Milgram ne dit pas pourquoi ni mecircme comment le sujet deacutesobeacuteissant est

parvenu agrave fournir cet laquo effort psychique consideacuterable raquo (2017 p 244) Cette deacutesobeacuteissance

qui srsquoaccompagne du sentiment de deacuteloyauteacute est pourtant confie Milgram laquo la preuve

formelle de lrsquoexistence de valeurs nobles propres agrave lrsquoespegravece humaine raquo (2017 p 245) La

noblesse nrsquoest pas dans la loyauteacute sans faille elle reacuteside dans la capaciteacute agrave reacutesister agrave lrsquoinfluence

de lrsquoautoriteacute Lrsquoennoblissement du genre humain agrave laquelle doit participer activement

lrsquoeacuteducation pourra se mesurer au moins en partie par lrsquoautonomie de ses membres par leur

capaciteacute agrave douter agrave exprimer leurs doutes agrave critiquer et agrave refuser la soumission Nul doute

aux yeux de Milgram comme aux nocirctres que le dressage constitue la deacuterive la plus inquieacutetante

possible de lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave la soumission agrave lrsquoautoriteacute est laquo un des dangers

encourus par lrsquoespegravece humaine raquo (2017 p 279) Nous ajouterons lrsquoun des plus grands

dangers celui qui a contribueacute agrave perpeacutetrer les pires horreurs dont la culture srsquoest rendue

responsable Le danger reacuteside dans laquo la faculteacute qursquoa lrsquohomme de deacutepouiller son humaniteacute et

pis encore lrsquoineacuteluctabiliteacute de ce comportement quand il renonce agrave son individualiteacute pour

devenir partie inteacutegrante drsquoune des structures hieacuterarchiques de la socieacuteteacute raquo (2017 p 278) Le

seul moyen de lutter contre cette tendance est de deacutevelopper lrsquoautonomie le deacuteveloppement

de lrsquoindividualiteacute

Reacutepondons agrave la question poseacutee lrsquoobeacuteissance est-elle une vertu Socialement oui

mais la vertu sociale est-elle le tout de la vertu De maniegravere certaine nous pouvons reacutepondre

non Lrsquoobeacuteissance est une vertu auxiliaire beacuteneacutefique quand lrsquoautoriteacute est juste mais drsquoune

dangerositeacute extrecircme quand cette vertu est consideacutereacutee comme autoteacutelique Obeacuteissance sans

autonomie est le ressort de la promotion de cette laquo banaliteacute du mal raquo eacutevoqueacutee par Arendt

(1997) Dresser ne saurait donc ecirctre le tout de lrsquoeacuteducation sous peine de deacutegrader la finaliteacute

de celle-ci agrave un conformisme et une heacuteteacuteronomie Toute la difficulteacute est que la promotion de

308

lrsquoesprit critique de lrsquoindeacutependance du jugement de lrsquoautonomie ne peuvent peut-ecirctre pas ecirctre

promus de maniegravere aussi systeacutematique que lrsquoeacutetat agentique Nous pensons cependant que

promouvoir le scepticisme non pas comme un relativisme mais comme une mise agrave lrsquoeacutepreuve

constante (ἔλεγχος) de lrsquoautoriteacute comme une exigence de sens non pas seulement contextuel

mais des actes mecircmes constitue un preacutealable Ce nrsquoest pas un hasard si crsquoest un eacuteloge indirect

du scepticisme que Milgram conclut son ouvrage Citant Harold J Laski (The Dangers of

Obedience) on lit

Notre devoir si nous souhaitons que la vie ne soit pas totalement deacutepourvue de

sens et de valeur est de ne rien accepter qui soit en contradiction flagrante avec nos

principes de base pour la seule et unique raison que la tradition ou les conventions

sociales ou lrsquoautoriteacute nous le prescrivent Il peut arriver que nous nous trompions mais

toute possibiliteacute drsquoexprimer notre moi authentique est degraves le deacutepart voueacutee agrave lrsquoeacutechec si

les certitudes que lrsquoon nous demande drsquoaccepter ne coiumlncident pas avec celles que nous

nous sommes forgeacutees Crsquoest pourquoi partout et toujours la condition mecircme de la

liberteacute est une attitude de scepticisme geacuteneacuteral et systeacutematique vis-agrave-vis des critegraveres

que le pouvoir veut imposer (Milgram 2017 pp 280-281)

Ajoutons pour ecirctre complet que Milgram ne conteste pas la neacutecessiteacute de lrsquoautoriteacute

son parti-pris eacutevolutionniste lui interdit drsquoadheacuterer agrave une solution de type anarchiste Milgram

estime ainsi que le dressage est neacutecessaire agrave titre de rempart contre les deacuterives agressives

individuelles Mais il nous semble que Milgram se trompe quand il eacutecrit

Il serait drsquoailleurs par trop simpliste de se repreacutesenter le deacutefenseur drsquoune noble

cause comme un individu en lutte perpeacutetuelle avec lrsquoautoriteacute malveillante La veacuteriteacute est

que lrsquoessentiel de sa noblesse les valeurs qursquoil oppose agrave lrsquoautoriteacute malveillante ont-

elles-mecircmes leur origine dans lrsquoautoriteacute (Milgram 2017 p 279)

309

Autoriteacute contre autoriteacute donc cette opposition nous paraicirct verser dans un relativisme

qui ne prend pas la mesure du danger de lrsquoautoriteacute sociale (capable de sanction) relativement

agrave lrsquoautoriteacute axiologique (qui se reacutefegravere agrave lrsquoAutoriteacute de la Culture) Entre ces deux obeacuteissances

(dont lrsquoune tend agrave lrsquoeacutetat agentique lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat autonome par la deacutesobeacuteissance) il y a en a

une qui est eacuteminemment plus dangereuse que lrsquoautre ndash et crsquoest celle qui promeut la stricte

obeacuteissance Autrement dit sans nier la neacutecessiteacute de lrsquoautoriteacute nous estimons qursquoil convient de

distinguer lrsquoautoriteacute sociale qui ne reacuteclame que lrsquoobeacuteissance de lrsquoAutoriteacute de la Culture qui

exige lrsquoengagement lrsquoautonomie au deacutetriment potentiel de ses inteacuterecircts

744 Lrsquoauto-sanction facteur de maintien dans lrsquoeacutetat agentique

Quelle est la place de la sanction au sein de cette reacuteflexion Dans lrsquoexpeacuterience de

Milgram le sujet nrsquoest pas sanctionneacute par lrsquoautoriteacute en cas de deacutesobeacuteissance la seule sanction

est lrsquoauto-sanction dont on voit qursquoelle est un facteur de maintien dans lrsquoeacutetat agentique Ce

dernier est drsquoautant mieux maintenu que la deacutesobeacuteissance est sanctionneacutee On voit donc la

sanction sous sa forme reacuteflexive aussi bien que directe sert principalement agrave maintenir lrsquoeacutetat

agentique et agrave ce titre constitue un obstacle agrave lrsquoautonomie Toute deacutesobeacuteissance est un

danger pour lrsquoautoriteacute et la sanction apparaicirct comme le moyen le plus certain drsquoempecirccher la

propagation de lrsquoinsubordination Milgram eacutecrit

Tant qursquoelle est contenue dans de strictes limites la deacutefection drsquoun individu isoleacute

est de peu de conseacutequence il sera remplaceacute automatiquement Le seul danger qui

menace le fonctionnement du systegraveme militaire [nous ajouterons pour notre part de

tout systegraveme hieacuterarchique] crsquoest la possibiliteacute que la deacutefection drsquoun de ses eacuteleacutements en

entraicircne drsquoautres drsquoougrave la neacutecessiteacute de lrsquoisoler ou de le punir seacutevegraverement de faccedilon agrave

deacutecourager agrave lrsquoavance de futurs eacutemules (Milgram 2017 p 270)

La sanction est donc bien dans le cadre de cette analyse un opeacuterateur de dressage ndash

et on peut se demande si mecircme lorsque lrsquoautoriteacute est juste si le recours agrave la sanction nrsquoa pas

310

pour effet (involontaire ) de produire cet eacutetat agentique chez le sujet sanctionneacute aussi bien

que ses camarades Si bien que la sanction serait lieacutee au dressage non pas accidentellement

mais substantiellement

Il nrsquoy a donc pas meilleur moyen de dressage que lrsquoauto-sanction (qui srsquoapparente agrave une

auto-censure agrave la mutilation inteacuterieure de nos capaciteacutes empathiques) inteacuteriorisation acheveacutee

de lrsquoobeacuteissance inconditionnelle agrave lrsquoautoriteacute ni de pire obstacle agrave lrsquoeacutemancipation Agrave ce titre il

convient de radicaliser encore la thegravese de Guyau dans lrsquoEsquisse et de purger lrsquoideacutee

drsquoeacuteducation (au sens drsquoeacuteleacutevation) de lrsquoideacutee mecircme drsquoauto-sanction ndash tant le risque est que

derriegravere cet αὐτός se tapisse non le sujet autonome mais lrsquoautoriteacute qui lrsquoaliegravene

311

Partie III

Comment sanctionner

Lrsquoefficaciteacute contestable de la sanction

312

La sanction nrsquoest pas seulement probleacutematique quant agrave la fonction eacuteducative qursquoelle

est censeacutee remplir (son τέλος) elle pose eacutegalement des difficulteacutes en tant que moyen de

remplir cette fin hypotheacutetique

Premiegravere difficulteacute la sanction peut-elle ecirctre agrave la fois juste (principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute)

et efficace (fonction drsquoeacuteducabiliteacute) Deuxiegraveme difficulteacute la sanction nrsquoaccroicirct-elle pas les

ineacutegaliteacutes Si bien que loin de reacutesoudre le problegraveme de la discipline elle lrsquoenteacuterine et le

renforce Troisiegraveme difficulteacute la sanction peut-elle avoir un effet positif sur lrsquoorganisme Les

recherches biologiques reacutecentes et moins reacutecentes semblent lui deacutenier cette capaciteacute si bien

que de maniegravere irreacutemeacutediable la sanction ne saurait avoir un effet positif sur le sujet biologique

qursquoon sanctionne

313

8 La sanction peut-elle ecirctre juste et efficace

Nous proposons dans ce chapitre drsquoeacutetudier les tensions inheacuterentes agrave la pratique de la

sanction en eacuteducation Agrave quelles conditions la sanction peut-elle ecirctre juste Agrave quelles

conditions la sanction peut-elle ecirctre efficace Ces conditions convergent-elles ou au

contraire divergent-elles La sanction peut-elle mecircme seulement ecirctre efficace Peut-elle

motiver Enfin peut-elle seulement ecirctre juste ndash au sens ici qursquoelle permettrait drsquoassurer

lrsquoeacutegaliteacute des sexes

81 Justice versus efficaciteacute

Supposons le caractegravere eacuteducatif de la sanction eacutetabli La question devient comment

devons-nous sanctionner Le caractegravere eacuteducatif de la sanction ne se mesure pas seulement agrave

son intention sa mise en œuvre est deacuteterminante Mais nrsquoy a-t-il pas une difficulteacute inheacuterente

agrave une mise en œuvre pertinente (crsquoest-agrave-dire eacuteducative) de la sanction Les conditions de

possibiliteacute de la sanction eacuteducative sont-elles reacutealisables Crsquoest ce que nous entendons

montrer dans ce chapitre

Agrave quelles conditions la sanction peut-elle ecirctre qualifieacutee drsquoeacuteducative

Deux seacuteries de conditions peuvent ecirctre eacutenonceacutees une portant sur les principes

auxquels il convient de ne jamais deacuteroger un portant sur la particulariteacute de la situation et qui

engage un καιρός de la sanction un art de lrsquooccasion

811 Le cadre structurant (en toutes circonstances)

Eirick Prairat rappelle agrave juste titre que la sanction pour ecirctre creacutedible ne saurait ecirctre

redevable du caprice des adultes ndash et eacuteminemment de lrsquoeacuteducateur La loi (nomos) est

justement lagrave pour eacuteviter cette deacuterive drsquoune eacutelection dans lrsquoordre des sanctions celle-ci doit

eu eacutegard agrave cette exigence ecirctre la plus impartiale possible Lrsquoideacuteal ne serait-il pas de

lrsquoautomatiser mecircme agrave lrsquoimage de la sanction naturelle Pour eacuteviter que la sanction (drsquoune

conduite) ne se transforme en punition (drsquoun sujet) la loi doit preacutevaloir Lrsquoeacutegaliteacute devant la loi

(ce que les Grecs nommaient ἰσονομία) est la condition de la justice la loi est cette laquo instance

transsubjective raquo qui assure par son laquo vivre-devant raquo (la loi) la coheacutesion du laquo vivre-avec raquo

Pour ce faire lrsquoeacuteducateur doit renoncer agrave penser son autoriteacute comme une emprise ou

un pouvoir Eirick Prairat eacutecrit laquo Devenir eacuteducateur crsquoest preacuteciseacutement renoncer aux siregravenes

du pouvoir pour devenir le garant drsquoune loi agrave laquelle on est soi-mecircme soumis raquo (2003a p 81)

314

Dans cette optique on comprend que le regravegne de la loi ne doit toleacuterer aucune

exception le vivre-ensemble serait compromis La sanction est porteuse drsquoune finaliteacute

politique laquo rappeler la loi pour preacuteserver lrsquoidentiteacute et la coheacutesion du groupe raquo

Regravegles pour bien sanctionner (conditions neacutecessaires et non suffisantes)

Sanctionner crsquoest creacuteer a minima une frustration chez lrsquoecirctre agrave qui elle srsquoadresse Mais

on aurait tort de ne voir la frustration que drsquoun seul cocircteacute celui qui applique la sanction est

certainement le grand frustreacute de lrsquoaffaire Sa frustration est sans reconnaissance elle met un

terme agrave une preacutetention narcissique qui consiste agrave ecirctre un eacuteducateur aimeacute Pour sanctionner

lrsquoeacuteducateur doit donc surmonter sa propre frustration Celui qui renoncerait agrave la sanction par

impuissance agrave surmonter cette frustration le ferait sans doute pour de bien mauvaises raisons

Il lui faut eacutegalement surmonter sa propre colegravere Il faut distinguer deux situations celle

ougrave la colegravere est reacuteelle (mecircme si elle nrsquoapparaicirct pas dans le cas drsquoune retenue dans lrsquoexpression

des eacutemotions) et celle ougrave la colegravere est affecteacutee seulement Or il nrsquoest pas difficile de constater

que dans la premiegravere situation le risque drsquoinjustice est reacuteel lrsquoemportement peut conduire agrave

des sentences deacutemesureacutees Dans la seconde situation le risque est celui de lrsquoeffet sur le

sanctionneacute la colegravere apparente discreacutedite la sanction en jetant sur elle le soupccedilon que le cœur

(θυμός) lrsquoa emporteacute sur la raison (νοῦς) Dans une situation comme dans lrsquoautre on peut

craindre ou lrsquoinjustice reacuteelle ou lrsquoinjustice ressentie agrave chaque fois la rupture du lien est

plausible Ideacutealement donc la sanction ne sera donneacutee que dans une absence inteacuterieure et

exteacuterieure de colegravere Il srsquoagit drsquoune regravegle de modeacuteration

Si la colegravere est agrave proscrire crsquoest qursquoelle fait obstacle agrave la recherche drsquoune proportion

entre la peine et la faute laquelle apparaicirct comme condition drsquoune sanction juste Il nrsquoest pas

facile de deacuteterminer exactement en quoi consiste cette proportion (la loi du talion invoqueacutee

comme eacutevidente a priori par Kant est tregraves contestable) mais la recherche de lrsquoadeacutequation

toujours imparfaite peut-ecirctre est lrsquoideacuteal que souhaite atteindre celui qui sanctionne celui qui

est sanctionneacute et ceux qui sont les spectateurs de la sanction Jamais une sanction

disproportionneacutee ou injuste ne saurait avoir de dimension eacuteducative Tout ce qui risque de

participer agrave cette disproportion ou injustice doit ecirctre consideacutereacute comme anti-eacuteducatif Degraves lors

comme le rappelle Durkheim (LrsquoEacuteducation morale Onziegraveme leccedilon) cette proportionnaliteacute

suffit agrave elle seule agrave deacutemontrer que la fonction de la sanction ne saurait ecirctre purement

preacuteventive car dans ce cas au nom de lrsquoefficaciteacute rien nrsquointerdirait de sanctionner avec la

315

derniegravere seacuteveacuteriteacute aussi bien les infractions mineures que les graves Se trouve ainsi eacutenonceacutee

une regravegle de proportion

En vertu de lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de la loi et sur lrsquoexemple de la jurisprudence il est encore

requis que des situations similaires appellent des sanctions similaires (cf Le Groupe

acadeacutemique et de preacutevention pour les adolescents agrave risque du rectorat de Lille GASPAR citeacute

par Prairat 2003a p 84)

Il convient eacutegalement de tenir compte des circonstances particuliegraveres et du degreacute de

responsabiliteacute de celui qui srsquoest engageacute dans lrsquoinfraction On ne sanctionne pas de la mecircme

maniegravere celui qui agit contre son greacute (par contrainte ou par ignorance drsquoapregraves Aristote au livre

III de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque 2011 p 2019 et ss) et celui qui agit en connaissance de cause

De mecircme celui qui faute pour la premiegravere fois nrsquoa pas le mecircme degreacute drsquoimplication dans la

deacuteviance que celui qui reacutecidive agrave cet eacutegard la sanction meacuterite drsquoecirctre ameacutenageacutee Il srsquoagit drsquoune

regravegle de gradation

Andreacute Berge ajoute que la sanction doit ecirctre deacuteculpabilisante et rassurante en eacutevitant

de srsquoappesantir sur le passeacute on libegravere des possibiliteacutes de reconstruction de lrsquoavenir agrave mecircme

de vivifier les confiances du sujet en son pouvoir drsquoamendement La sanction ne vise pas agrave

eacutetouffer le sujet mais agrave le libeacuterer afin qursquoil puisse reacuteinteacutegrer le groupe Il srsquoagit drsquoune regravegle de

lrsquoinclusion

Toutes ces regravegles sont pertinentes mais elles ne sauraient suffire Elles sont des

conditions neacutecessaires mais ne constituent pas des raisons suffisantes Elles excluent des

deacuterives qui certainement feraient de la sanction un proceacutedeacute anti-eacuteducatif Mais de ce qursquoune

sanction guideacutee par ces regravegles nrsquoest pas anti-eacuteducative il ne srsquoensuit pas qursquoelle soit

positivement eacuteducative Aussi Eirick Prairat eacutecrit agrave ce sujet que ces suggestions laquo ne

garantissent pas la valeur eacuteducative drsquoune sanction raquo (2003a p 84)

Principes drsquoune sanction eacuteducative

Aussi Eirick Prairat deacutegage-t-il quatre principes constitutifs agrave mecircme drsquoassurer une

fonction peacutedagogique agrave la sanction

Principe de signification

Ce principe formule deux exigences

316

La premiegravere est neacutegative elle eacutenonce pour ecirctre signifiante les eacutecueils agrave eacuteviter

Srsquoadressant agrave un sujet la sanction doit ecirctre individuelle et non collective La sanction

collective est inefficace et injuste elle frustre pour les pires raisons Quoi de pire que drsquoecirctre

sanctionneacute pour un acte qursquoon nrsquoa pas commis

Drsquoautre part la sanction ne doit pas ecirctre un chacirctiment il faut renoncer agrave laquo faire un

exemple raquo Lrsquohumiliation qursquoengendre une sanction animeacutee par lrsquointention drsquoexemplariteacute est

contraire agrave tout profit eacuteducatif le peacutedagogue qui srsquoy adonne se deacuteshonore ainsi que lrsquoeacutecrit E

Prairat (2003a p 86) Une telle sanction dresse peut-ecirctre mais par lrsquoabaissement de lrsquoecirctre

auquel elle srsquoadresse en consideacuterant lrsquoecirctre chacirctieacute comme un moyen (en vue drsquoune gestion de

groupe) et non comme une fin

Il est vrai que toute transgression porte en elle un laquo germe de contagiositeacute raquo selon

lrsquoheureuse formule drsquoE Prairat (2003a p 86) La sanction peut ecirctre consideacutereacutee comme le

moyen drsquoeacuteviter la propagation drsquoune conduite inapproprieacutee ndash mais si lrsquointention est louable

tous les moyens ne sont pas bons pour la satisfaire

On voit ici ce que la sanction ne doit pas ecirctre collective exemplaire (ou chacirctiment) ou

humiliante Ainsi que lrsquoeacutecrit E Prairat laquo Il ne srsquoagit pas de faire voir mais de donner agrave penser raquo

(2003a) Sans doute elle peut donner agrave penser aux autre membres du groupe qui constatent

les conseacutequences de la transgression en ce sens elle doit bien ecirctre dissuasive Mais donne-t-

elle agrave penser agrave celui qui est sanctionneacute Par quelle opeacuteration est-ce la sanction en tant que

telle qui permet de convertir le sujet sanctionneacute

Ce nrsquoest pas dans la sanction proprement dite qursquoEirick Prairat voit la dimension

eacuteducative mais dans la laquo parole raquo qui lrsquoaccompagne Il srsquoagit de la seconde exigence positive

qui est de laquo demander eacutecouter mais aussi expliquer raquo Le sujet sanctionneacute est inviteacute agrave srsquoeacutelever

au niveau du sens de lui faire comprendre pourquoi en vue de produire cette conversion

inteacuterieure laquo pas de sanction appliqueacutee qui ne soit expliqueacutee raquo (2003a p 87) Il est vrai que le

reacutesultat nrsquoest jamais garanti mecircme avec la meilleure peacutedagogie qui soit lrsquoincertitude

accompagne toujours le geste peacutedagogique Mais nous pensons que cette exigence positive

est la cleacute qui confegravere agrave la sanction toute sa digniteacute eacuteducative

Rien nrsquoest pire qursquoune sanction muette elle serait alors absurde Crsquoest par la parole

que la sanction se distingue de la vengeance laquo la parole [hellip] lrsquoempecircche drsquoecirctre une simple

vengeance car la vengeance est preacuteciseacutement ce qui nrsquoannonce pas raquo (Prairat 2015 p 84)

317

Il nous semble toutefois que cette proposition est porteuse drsquoune difficulteacute Soit

premiegravere possibiliteacute la parole produit son effet et la laquo conversion raquo a lieu le sujet srsquoen trouve

ameacutelioreacute Mais qursquoest-ce que la sanction ajoute agrave cet effet Si crsquoest la parole qui

fondamentalement eacuteduque en signifiant la sanction ne vient-elle pas se surajouter agrave elle

comme une chose inutile au point de vue eacuteducatif Nrsquoest-elle pas alors gratuite puisqursquoelle

nrsquoa pas comme telle de motif peacutedagogique Soit seconde possibiliteacute la parole est

impuissante agrave eacuteduquer il ne reste alors que la peine sensible laquelle se trouve alors

impuissante agrave avoir prise sur la volonteacute Elle dresse mais nrsquoeacutelegraveve pas En quoi cette sanction

non signifiante (non dans son intention mais dans ses effets) est-elle eacuteducative Il nrsquoest pas

sucircr alors que lrsquoeacuteducateur mecircme armeacute des meilleurs intentions respecte cette maxime

fondamentale primum non nocere

Autrement dit lrsquoeacuteleacutement propre de signification nous apparaicirct exteacuterieur agrave la sanction

comme telle Il peut bien lrsquoaccompagner mais la parole comme puissance de conversion peut

fort bien ecirctre srsquoautonomiser du processus de peine ou de reacutecompense

Principe drsquoobjectivation

Ce principe que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute illustre la distinction que nous eacutetablissons

entre sanction et punition

Dans la punition il serait question (dans lrsquoideacuteal-type que nous nous avons proposeacute) de

srsquoadresser au sujet dans ce qursquoil serait en lui-mecircme (on parlerait alors drsquoun principe de

subjectivation de la punition) dans la sanction il serait question drsquoun laquo acte deacutefectueux raquo

(2003a p 88) acte toujours particulier donc qursquoon peut deacutetacher de son sujet

Avec la sanction on nrsquoenferme pas le sujet sanctionneacute dans une cateacutegorie qui

lrsquoempecirccherait drsquoen sortir il y a possibiliteacute de reconqueacuterir la reconnaissance Rien nrsquoest

deacutefinitif lrsquoecirctre auquel srsquoapplique la sanction est porteur drsquoune digniteacute que la sanction vient

de maniegravere paradoxale semble-t-il enteacuteriner Haim Ginott parle dans ses travaux drsquoune

laquo communication congruente raquo crsquoest la situation qui est eacutevalueacutee et non la personne qui est

jugeacutee Eirick Prairat commente laquo La sanction eacuteducative restreint le domaine du punissable

pour ne pas avoir agrave se perdre dans les supputations malignes et les accusations sans fin raquo

(2003a p 89)

318

Principe de privation

Nous avons lagrave encore deacutejagrave rencontreacute ce principe

Il srsquoagit de priver de lrsquoexercice drsquoun droit ndash crsquoest-agrave-dire de limiter la liberteacute drsquoentraver

la puissance drsquoagir du sujet Crsquoest dire que tout regraveglement doit autant insister sur les interdits

que sur les licences afin de faire sentir au contrevenant les beacuteneacutefices de ce qursquoil perd lorsqursquoil

transgresse les regravegles Le but est de produire une frustration passagegravere qui soit lieacutee de maniegravere

explicite agrave la conduite incrimineacutee Il ne srsquoagit pas de faire souffrir pour souffrir ou drsquoexercer

son pouvoir afin de montrer celui qui commande mais de faire regretter sa deacuteviance au sujet

de lrsquoinquieacuteter dans son sentiment de toute-puissance autrement dit de lrsquointimider

Preacutesenteacutee ainsi la sanction nous semble eacutepureacutee de toute la cruauteacute et de toute la

violence qui en font si souvent une mauvaise allieacutee eacuteducative Non pas faire souffrir mais

incommoder a minima la reacutecidive ndash en fait faire souffrir mais aussi peu que possible On

pourra toujours discuter du niveau de ce seuil minimum (ainsi que peut-ecirctre de la pertinence

de viser le minimum de peine possible) Il demeure cependant une difficulteacute dans ce principe

de privation

En effet ce principe (ainsi que les deux preacuteceacutedents) preacutesuppose la passiviteacute fonciegravere du

sujet agrave eacuteduquer ce dernier subit la sanction quand bien mecircme on essaye de lui expliquer

(principe de signification) la raison de la sanction en deacutetachant ce qursquoil est de ce qursquoil a fait

(principe drsquoobjectivation) Le sujet est conduit par cette sanction aussi eacutepureacutee que possible de

toute cruauteacute agrave devoir srsquoadapter agrave son environnement sans que soit engageacutee autre chose

qursquoune sollicitation de sa sensibiliteacute son systegraveme de repreacutesentation comme telle nrsquoest pas

affecteacute et si sa motivation est atteinte elle est seulement alteacutereacutee En drsquoautres termes avec

cette sanction deacutepouilleacutee de dolorisme on nrsquoa pas reacuteussi agrave espeacuterer autre chose que du

dressage Lrsquoeacuteleacutevation lrsquoeacutemancipation le deacuteveloppement des faculteacutes des sujets a pu ecirctre viseacute

(notamment dans le principe de signification) mais par un autre moyen que la sanction elle-

mecircme

Eirick Prairat est conscient de cette difficulteacute Il eacutecrit notamment laquo cette troisiegraveme

disposition nrsquoest pas encore suffisante car la sanction ne doit pas ecirctre un mal de passion une

pure passiviteacute elle doit comporter une part drsquoactiviteacute raquo (2003a p 90) Crsquoest pourquoi un

dernier principe est eacutenonceacute

319

Principe de socialisation ou la reacuteparation

laquo La sanction eacutecrit Eirick Prairat (2003a p 91) doit srsquoaccompagner drsquoun geste du

coupable agrave lrsquoattention de la victime ou du groupe raquo Il srsquoagit de promouvoir lrsquoactiviteacute du sujet

afin de lui faire recreacuteer du lien La sanction proprement dite (la peine) ne saurait se substituer

au geste mecircme du transgresseur

En drsquoautres termes il srsquoagit de compleacuteter la sanction par la reacuteparation Nous ne

sommes plus dans la justice peacutenale (qui dispense peines et reacutecompenses) ni dans la justice

distributive (qui dispense blacircmes et honneurs) mais dans la justice restaurative qui vise la

recreacuteation du lien social que le crime a dissout On passe de la dette au don par un retour qui

supplante la faute initiale

Cette reacuteparation peut prendre plusieurs formes agrave lrsquoeacutecole Une lettre drsquoexcuse un

engagement Plusieurs conditions doivent ecirctre remplies du cocircteacute de la victime et du cocircteacute du

transgresseur Drsquoabord il faut que la victime consente au dialogue accepte cette main tendue

qui lrsquoa drsquoabord offenseacutee Ensuite il faut aussi que lrsquoacte de reacuteparation soit sincegravere Srsquoil est

contraint il perd sa valeur eacuteducative il redevient une simple sanction qui dresse la conduite

Les termes utiliseacutes par Eirick Prairat marquent drsquoailleurs nous semble-t-il cet embarras

La sanction doit [nous soulignons] srsquoaccompagner drsquoun geste du coupable agrave

lrsquoattention de la victime ou du groupe Ce doit ecirctre un geste drsquoapaisement de bonne

volonteacute [nous soulignons] qui manifeste le souci de rester solidaire Geacuteneacuteralement le

coupable nrsquoy pense pas il faut lrsquoinciter lui faire comprendre que ce geste aussi est un

signe [hellip] (Prairat 2003a p 91)

Quel sens donner agrave ce devoir Srsquoagit-t-il drsquoune obligation morale au sens drsquoun choix

volontaire que la volonteacute srsquoimpose agrave elle-mecircme Ou bien drsquoune neacutecessiteacute pour lrsquoeacuteducateur

qui peut employer des moyens coercitifs pour imposer cette reacuteparation Mais quelle valeur

aura-t-elle surtout si laquo le coupable nrsquoy pense pas raquo Comment lrsquoy laquo inciter raquo comment

contraindre agrave cette laquo bonne volonteacute raquo Il nous semble que si la reacuteparation nrsquoeacutemane pas du

sujet elle nrsquoest alors qursquoune sanction dont lrsquoeffet eacuteducatif est simplement celui du dressage

320

E Prairat ajoute laquo la sanction peut srsquoaccompagner voire se reacuteduire agrave un acte de

reacuteparation raquo Nous agreacuteons entiegraverement agrave cette proposition avec une reacuteserve toutefois il nous

semble que la reacuteparation nrsquoest pas une sanction La sanction par deacutefinition promeut une

peine aussi minime soit-elle supprimons cette derniegravere nous supprimons la sanction du

mecircme coup La reacuteparation peut ecirctre penseacutee comme accompagnant la sanction mais elle peut

ecirctre aussi ecirctre penseacutee comme indeacutependante de la sanction Lrsquoideacuteal eacuteducatif est de faire

eacutemerger la reacuteparation afin drsquoactiver le sujet deacuteviant afin qursquoil se reacuteintegravegre lui-mecircme Ce reacuteflexif

marque lrsquointention eacuteducative qui vise agrave rendre le sujet aussi actif (et donc aussi peu passif) que

possible Eacutelever un sujet crsquoest toujours lrsquoeacutelever avec son soutien mieux crsquoest seulement

lrsquoaider agrave srsquoeacutelever lui-mecircme Or la reacuteparation eacutelegraveve le sujet en lui donnant le pouvoir de

reprendre les choses en main

Le droit nous informe que la justice restaurative est indeacutependante de la justice peacutenale

il srsquoagit drsquoune laquo pratique compleacutementaire raquo (selon le Ministegravere de la Justice) agrave la peine qui ne

srsquoy substitue pas Telle est peut-ecirctre la diffeacuterence entre le droit et lrsquoeacuteducation lagrave ougrave le droit

affirme la primauteacute et le caractegravere incontournable de la justice peacutenale lrsquoeacuteducation peut ecirctre

ameneacutee en mettant en place des dispositifs approprieacutes agrave y renoncer Cette primauteacute

eacuteducative de la reacuteparation par Eirick Prairat qui active du lien par le sujet produisant ainsi sens

et reacute-inteacutegration pourrait le suggeacuterer

Pourquoi la reacuteparation est-elle efficace au point de vue eacuteducatif En quoi est-elle un

principe activant Il nous semble que sa force provient du deacutecentrement qui lrsquoaccompagne

en prenant en compte les perspectives drsquoautrui on reconnaicirct la relativiteacute de son propre point

de vue Il srsquoagit autant drsquoune activiteacute intellectuelle qursquoaffective Par lrsquoimagination je mrsquoarrache

agrave lrsquoeacutegocentrisme spontaneacute par lrsquoempathie jrsquoeacuteprouve ce qursquoautrui ressent Nous pensons qursquoil

ne faut minimiser lrsquoimportance ni de la raison ni des affects dans la question morale tous deux

ont une place qui nous paraicirct irremplaccedilable Lrsquoaffect sans la raison est aveugle la raison sans

empathie est cynique

Faut-il craindre que la reacuteparation ne reacuteactive laquo le phantasme de toute-puissance raquo ainsi

que lrsquoeacutecrit M Schneider (citeacute par Prairat 2003a p 94) Cette crainte semble leacutegitimer le fait

drsquoaccompagner la reacuteparation drsquoune sanction Mais agrave quoi servirait alors la sanction sinon agrave

humilier (crsquoest-agrave-dire forcer agrave rendre humble) De plus il nous paraicirct que ce fameux

321

phantasme est davantage affirmeacute que deacutemontreacute cette preacutetendue toute-puissance du reste

nrsquoest-elle autre chose que lrsquoaffirmation de lrsquoexistence de pulsions destructrices dont le statut

est nous lrsquoavons vu probleacutematique Il nous semble qursquoen suspectant ainsi la reacuteparation drsquoune

laquo posture deacutemiurgique raquo et drsquoune laquo illusion drsquoun temps reacuteversible raquo (Prairat 2003a p 95) on

tombe preacuteciseacutement dans un travers deacutenonceacute preacuteceacutedemment celui des laquo supputations

malignes et les accusations sans fin raquo (p 89) Certes on peut toujours soupccedilonner que laquo qui

fait lrsquoange fait la becircte raquo (fragment 678 dans lrsquoeacutedition Lafuma Pascal 1972 p 590) ndash mais

penser le problegraveme en termes de phantasme de toute puissance nrsquoest-ce pas se condamner agrave

lrsquoaporie de lrsquoapologie du dressage en deacutesespeacuterant a priori de ne pouvoir eacutelever Il y a lagrave un

cercle dont on ne peut sortir que par un postulat de socratisme qui croyons-nous est le nerf

de la penseacutee de lrsquoeacuteducation le mal nrsquoest commis que par erreur le deacuteviant ne lrsquoest pas de son

greacute il se trompe seulement On deacutenoncera peut-ecirctre cet optimisme qui sans doute se marie

assez mal agrave une effectiviteacute entropique mais lrsquoabandonner tout agrave fait nrsquoest-ce pas se

condamner aux affres du dressage En tant qursquoeacuteducateurs il semble que nous nrsquoavons drsquoautre

choix que celui drsquoecirctre socratique ou drsquoecirctre de vulgaires dresseurs Peut-ecirctre est-ce lagrave la

frustration ultime de lrsquoeacuteducateur

812 Adapter la sanction au greacute des circonstances

laquo Au greacute des circonstances raquo ne signifie en aucun cas laquo selon le sens du vent raquo Il ne

srsquoagit pas de deacutefendre un usage de la sanction qui soit arbitraire mais qui circonstancieacute et ce

en fonction drsquoun arbitre Les principes sont justement lagrave pour eacuteviter de sombrer dans

lrsquoarbitraire Il nrsquoen demeure pas que la situation particuliegravere hic et nunc ne se laisse pas

subsumer sous la loi Lrsquoeacuteducateur est censeacute ecirctre cet arbitre cet intermeacutediaire entre les

principes et agrave la reacutealiteacute sensible entre lrsquoecirctre des lois toujours identique agrave lui-mecircme et le

devenir de la situation particuliegravere

Derechef νόμος ϰαί ἄνομος

Platon avait deacutejagrave eacutenonceacute cette insuffisance de la loi Dans le Politique (294a-b) il eacutecrit

La loi ne pourrait jamais embrasser avec exactitude ce qui est le meilleur et le

plus juste pour tous au mecircme instant et prescrire ainsi ce qui est le mieux Car les

322

dissimilitudes sont telles entre les hommes et entre les actions sans compter que

presque jamais aucune des affaires humaines ne demeure pour ainsi dire en repos que

cela interdit agrave toute technique de prendre un parti simple qui vaudrait en quelque

domaine que ce soit pour tous les cas et pour toujours (Platon 2008 pp 1412-1413)

La loi est homogegravene et geacuteneacuterale elle ne saurait donc circonscrire le cas particulier qui

est unique La loi est fixe et rigide le devenir auquel elle srsquoapplique est ondoyant Il y a

inadeacutequation constitutive de la loi et du cas particulier Lrsquoapplication brute simple de la loi est

non idiotique (au sens drsquo ἴδιος laquo propre raquo laquo particulier raquo) et par lagrave mecircme vaniteuse et stupide

[hellip] crsquoest agrave cela mecircme que tend la loi agrave la faccedilon drsquoun homme sucircr de lui et

ignorant qui ne permettrait agrave personne de rien faire qui aille contre ses consignes et ne

souffrirait non plus aucune question et cela mecircme srsquoil vient agrave quelqursquoun une ideacutee

nouvelle qui vaille mieux que les consignes qursquoil avait formuleacutees (Platon 2008 496b-c

p 1413)

La fermeteacute de la loi qui semblait faire sa qualiteacute peut se renverser en son contraire et

devenir vecteur de stagnation impropre agrave se saisir de lrsquooriginaliteacute qursquoelle rencontre Aussi se

conformer agrave la loi ne saurait constituer le nec plus ultra drsquoune pratique visant lrsquoadaptation au

cas particulier laquo Nrsquoest-il donc pas impossible que ce qui reste toujours simple srsquoadapte agrave ce

qui ne lrsquoest jamais raquo Il faut donc lrsquoexercice du jugement pour pallier cette deacuteficience Car la

loi nrsquoen doutons pas davantage que Platon est neacutecessaire laquo la regravegle qui convient au plus

grand nombre dans la plupart des cas raquo (295a) mais elle est insuffisante

De mecircme en eacuteducation les principes sont neacutecessaires mais ils ne sont pas suffisants

ils doivent ecirctre nuanceacutes Agrave supposer que la sanction soit neacutecessaire (tel est le postulat de ce

chapitre) la question est comment doit-on lrsquoappliquer Faut-il qursquoelle soit systeacutematique agrave

lrsquoimage drsquoune conseacutequence naturelle en cas de transgression νόμος doit-il reacutegner en maicirctre

Le droit (du moins le droit peacutenal) qui nrsquoest que nomos ne peut donner qursquoune reacuteponse positive

323

agrave cette question La question est donc nrsquoy a-t-il pas en eacuteducation une place agrave faire pour

ἄνομος lrsquoanomie qui nrsquoest pas agrave un retour agrave Χάος ou Θέμις

Il faut se garder de prendre ce terme drsquoanomie pour une incitation agrave la transgression

ou une zone de non-droit donc de danger et drsquoinseacutecuriteacute lrsquoanomie nrsquoest pas le παράνομος

(ce qui deacutesigne geacuteneacuteralement en grec la violence lieacutee agrave lrsquoabsence de loi) agrave moins de

preacutesupposer que le deacutesordre eacutemerge spontaneacutement lagrave ougrave ne regravegne pas la dure loi Par anomie

nous entendons plutocirct lrsquoinitiative heureuse libre et individuelle qui invente une solution

nouvelle devant une situation nouvelle reacuteponse inventive impreacutevisible originale et creacuteatrice

qui ne reacutesulte pas seulement de lrsquoapplication de routines Rappelons la distinction entre

algorithme et routine lrsquoalgorithme consiste en une seacuterie finie de regravegles dont lrsquoapplication

produit un reacutesultat avec certitude tandis que la routine consiste en une application de regravegles

en milieu incertain et dont le reacutesultat nrsquoest jamais garanti Les routines sont non exhaustives

il nrsquoy a pas de garantie de reacutesultat Lrsquoanomie deacutesigne la marge de manœuvre dont dispose le

sujet (ici lrsquoeacuteducateur) quand la loi cesse de proscrire ou de prescrire elle srsquooppose agrave

lrsquoautonomie kantienne dans la mesure ougrave lrsquoautonomie deacutesigne chez Kant cet arrachement agrave la

sensibiliteacute pour nrsquoobeacuteir qursquoagrave la seule prescription a priori de la raison prescription homogegravene

qui eacutenonce un modegravele absolu et unique de conduite Lrsquoautonomie deacutesigne en ce sens un ideacuteal

homogegravene tandis que lrsquoanomie invite agrave penser lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de la conduite

En ce sens lrsquoanomie semble anticiper ce qursquoEdgar Morin nomme lrsquoauto-eacutethique On lit

dans La Meacutethode

Lrsquoeacutethique individualiseacutee ou auto-eacutethique est une eacutemergence crsquoest-agrave-dire une

qualiteacute qui ne peut apparaicirctre que dans des conditions historiques et culturelles

drsquoindividualisation qui comportent lrsquoeacuterosion et souvent la dissolution des eacutethiques

traditionnelles crsquoest-agrave-dire la deacutegradation du primat de la coutume ldquoregravegle primitive du

devoirrdquo lrsquoamoindrissement de la puissance de la religion la diminution (du reste tregraves

ineacutegale) de la preacutesence intime en soi du surmoi civique (Morin 2004 p 108)

Quand lrsquoempire de lrsquoautoriteacute deacutecroicirct sous ses diverses formes historiques lrsquoinitiative

revient de plus en plus agrave lrsquoindividu qui doit prendre en charge de se creacuteer son obligation Sans

324

fondement mais non sans (res)source vive laquoLe sujet eacuteprouve en lui la vitaliteacute du principe

altruiste drsquoinclusion il ressent les appels agrave la solidariteacute pour les siens raquo crsquoest lagrave nous semble-

t-il exactement la morale anomique esquisseacutee par Guyau

Lrsquoanomie est la mise en œuvre du geacutenie (ici geacutenie eacuteducatif) au sens quasi kantien du

terme (tel que le comprend le sect46 de la Critique de la faculteacute de juger) talent drsquoinvention de

regravegles que les connaissances ne suffisent pas agrave engendrer Mais ce talent nrsquoest pas naturel

(Kant parle de don par nature pour le geacutenie ce qui revient agrave invoquer un mystegravere) et ne

concerne pas le domaine de la science ou lrsquoart mais celui de la morale On peut le qualifier

drsquoexemplaire mais agrave la condition de preacuteciser cette exemplariteacute nrsquoen fait pas un modegravele agrave

imiter (puisque nous nions la possibiliteacute drsquoune reproductibiliteacute meacutecanique du geacutenie

peacutedagogique) mais une source drsquoinspiration laquelle requiert un travail drsquoappropriation pour

retraduire en ses termes propres cette coiumlncidence ineacutedite qursquoun autre a su creacuteer Nous

souscrivons agrave cette belle analyse de Kant ndash mais en deacuteplaccedilant la proposition de lrsquoart agrave la

morale

Aussi le produit dun geacutenie nest pas un exemple agrave imiter mais un heacuteritage

exemplaire pour un autre geacutenie leacuteveillant au sentiment de sa propre originaliteacute et

lincitant agrave exercer son indeacutependance vis-agrave-vis des regravegles de lart de telle sorte que

celui-ci reccediloive par lagrave mecircme une nouvelle regravegle et que ce faisant le talent se montre

exemplaire (Kant 2000 sect49)

Lrsquoexcellence eacuteducative se conjugue toujours au pluriel elle est fonciegraverement

proteacuteiforme mecircme au sein drsquoune seule carriegravere Lrsquoanomie (ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave

proposeacute L Muller 2018 p 200) deacutesigne ainsi le style moral que le sujet se trouve Ajoutons

que cet ideacuteal pluriel vaut tant pour lrsquoeacuteducateur que pour lrsquoeacuteduqueacute faire avec ce qursquoon est pour

devenir ce qursquoon est Lrsquoautonomie arrache agrave la spontaneacuteiteacute mais ce nrsquoest guegravere satisfaisant

car on ne peut jamais totalement la congeacutedier et nous pensons mecircme qursquoelle peut ecirctre

orienteacutee de maniegravere heureuse Apregraves tout la spontaneacuteiteacute mecircme est encore une ressource qursquoil

serait deacuteraisonnable de nier Kant se trompe quand il oppose nature et liberteacute pheacutenomegravene et

noumegravene laquo Le noumegravene au sens moral et non purement neacutegatif crsquoest nous qui le faisons raquo

325

eacutecrit ainsi Guyau dans lrsquoEsquisse (1985 p 144) Le monde de la culture ne relegraveve pas drsquoun

monde intelligible qui ne doit rien agrave la nature il nrsquoest rien drsquoautre (mais rien de moins) que la

spiritualisation de celle-ci

Degraves lors pour en revenir agrave notre problegraveme de la sanction lrsquoanomie deacutesigne cet eacutelan qui

adapte la loi aux circonstances Il y a des rappels agrave la loi qui sont salvateurs il en est drsquoautres

qui agrave lrsquooccasion sont deacuteplaceacutes et reacutesonnent (sans faire raisonner ) comme de vaines laquo leccedilons

de morale raquo qui jamais nrsquoont su produire drsquoeffets eacuteducatifs veacuteritables et qui nrsquoapprennent

qursquoune chose agrave ceux qui les subissent lrsquoennui

Reacuteduire les interventions

Crsquoest dans cette optique qursquoon peut estimer que lrsquoefficaciteacute eacuteducative est lieacutee agrave un

interventionnisme qui sait srsquoeacuteconomiser Non pas un indolent laquo laisser faire raquo ndash mais un

eacutenergique laquo laissez faire raquo qui frustre lrsquoeacuteducateur Un rappel incessant de la loi est sans doute

formellement acceptable (conforme au leacutegalisme) mais peut srsquoaveacuterer pesant et inapproprieacute agrave

un contexte drsquoapprentissage

La fermeteacute sans doute est une bonne chose elle montre que la parole de lrsquoeacuteducateur

ne doit pas ecirctre prise agrave la leacutegegravere qursquoelle nrsquoest pas flatus vocis Pourtant tous les peacutedagogues

semblent srsquoaccorder sur lrsquoimportance de ne pas multiplier le recours agrave la sanction sous peine

de voir son efficaciteacute srsquoamenuiser Donner lrsquoimage drsquoun formalisme peut srsquoaveacuterer ecirctre un

moyen non de creacuteer du lien mais de le perdre Or si la sanction ne permet pas de retisser du

lien elle est sur le plan eacuteducatif un eacutechec

Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eirick Prairat

Si sanctionner crsquoest prendre un risque la premiegravere parade consiste agrave reacuteduire les

interventions ne pas se crisper sur les peccadilles sur les ldquogamineriesrdquo comme le dit

Don Bosco [hellip] Jean-Baptiste de La Salle suggegravere en certaines circonstances de ldquofaire

semblant drsquoignorerrdquo tout comme Jouvancy ou Mme de Maintenon (Prairat 2003a p

70)

326

Eirick Prairat parle ainsi de laquo toleacuterance peacutedagogique pratique raquo et mecircme plus

preacuteciseacutement de laquo prudence peacutedagogique raquo On sait que la prudence (ou sagaciteacute comme le

traduit Bodeacuteuumls) est la vertu pratique par excellence drsquoapregraves Aristote (livre VI de lrsquoEacutethique agrave

Nicomaque) elle est la vertu intellectuelle qui permet de deacutelibeacuterer sur les moyens dans le

monde sub-lunaire puisqursquoelle laquo concerne les affaires humaines raquo (1141b5 2011 p 2111)

Elle nrsquoest ni science (qui porte sur le neacutecessaire) ni art (qui est productif) la φρόνησις est

disposition pratique qui porte non sur le choix (objet de la vertu eacutethique) mais sur le critegravere du

choix (laquo accompagneacutee de regravegle vraie raquo) et concerne exclusivement les affaires humaines (voir

Aubenque 1963 p 34) La prudence comme le note judicieusement Pierre Aubenque ne

relegraveve pas de la transmission (laquo il y faut des meacutediations moins transparentes que celles des

discours eacuteducatifs raquo 1963 p 60) mais de la reprise le rapport agrave lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas celui

drsquoun savoir appris mais drsquoun savoir veacutecu incommunicable vital (Aubenque 1963 p 59)

Si la rupture du lien est lrsquoeacutecueil peacutedagogique agrave eacuteviter absolument nrsquoest-ce pas poser

qursquoil faut ameacutenager un art des exceptions Savoir fermer les yeux renoncer agrave lrsquoempire brut de

la lettre de la loi ndash au profit du regravegne de son esprit Nrsquoest-ce pas faire la promotion de

lrsquoanomie

Degraves lors nrsquoy a-t-il un dilemme qui apparaicirct dans lrsquoart drsquoeacuteduquer Faut-il suivre la loi

scrupuleusement Ou bien faut-il savoir agrave lrsquooccasion srsquoen affranchir Que risque-t-on agrave faire

de lrsquoeacuteducation une zone hors-droit mais que perdrait-on agrave reacuteduire lrsquoaction peacutedagogique agrave

lrsquoapplication meacutecanique et aveugle de la loi Cette contrarieacuteteacute nous paraicirct difficilement

deacutepassable et entache la sanction drsquoune ambiguiumlteacute pour maintenir lrsquoordre et rester dans le

cadre du droit elle doit ecirctre appliqueacutee mais lrsquoattachement aux circonstances impose parfois

de la suspendre La transgression doit-elle ecirctre toujours sanctionneacutee En principe oui car il

serait injuste que la loi ne srsquoapplique pas de maniegravere homogegravene mais lrsquoart eacuteducatif art des

circonstances nous reacutevegravele que ce serait inefficace et contreproductif La sanction juste nrsquoest

parfois pas eacuteducative quant agrave lrsquoabsence de sanction elle peut apparaicirctre comme eacuteducative

au risque de lrsquoinjustice leacutegale La justesse peacutedagogique ou la justice juridique crsquoest dans le cas

de la sanction que cette tension apparaicirct de la maniegravere la plus manifeste La question est

peut-on deacutepasser cette tension

Mutatis mutandis il y va de cette tension comme de celle qui chez Aristote articule

justice et honnecircteteacute (ἐπιεικής que Tricot traduit par eacutequiteacute) On sait que pour le Stagirite (livre

V de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque) lrsquohonnecircteteacute est le correctif de la justice leacutegale laquo Et voilagrave quelle

327

est la nature de lrsquohonnecircte un correctif de la loi [ἐπανόρθωμα νόμου] dans les limites ougrave elle

est prise en deacutefaut en raison de son universaliteacute [διὰ τὸ καθόλου] raquo (1137b 2011 p 2098) Et

Aristote invoque un argument qui rappelle le Politique de Platon

Chaque fois donc que la loi se prononce en termes geacuteneacuteraux et que survient un

cas qui sur ce point fait exception agrave la regravegle geacuteneacuterale il est alors normal dans les

limites du deacutetail que laisse de cocircteacute le leacutegislateur et que nrsquoa pas toucheacute sa formule trop

simple de corriger le deacutefaut crsquoest preacuteciseacutement le correctif que le leacutegislateur lui-mecircme

aurait apporteacute explicitement srsquoil avait eacuteteacute dans cette situation et qursquoil aurait preacuteciseacute srsquoil

avait su dans un article de loi (Aristote 1137b 2011 p 2098)

Crsquoest dire que lrsquohonnecircteteacute preacutejuge de lrsquointention du leacutegislateur et de lrsquoesprit dans lequel

il a eacutetabli ses lois Crsquoest dire aussi que lrsquohonnecircteteacute est plus juste que le leacutegalisme ndash toute la

difficulteacute est que lrsquohonnecircteteacute a affaire avec lrsquoindeacutetermineacute (ἀόριστος) or laquo lrsquoindeacutetermineacute a en

effet pour regravegle un outil lui aussi indeacutetermineacute raquo (Aristote 2011 p 2099) Et Aristote ajoute laquo

lrsquoindividu qui nrsquoeacutepluche pas la loi au mauvais sens du terme mais incline agrave accepter moins que

son droit bien qursquoil ait le secours de la loi celui-lagrave est un honnecircte homme raquo (1138a) Il nous

semble que lrsquoeacuteducateur se retrouve exactement dans cette situation en refusant la sanction

il accepte moins que son droit il se frustre mais au nom drsquoune justice adapteacutee aux

circonstances On peut objecter que la sanction nrsquoest pas seulement un droit de lrsquoeacuteducateur

mais un devoir agrave lrsquoeacutegard de lrsquoeacutelegraveve Crsquoest reacuteactiver alors la tension sous la forme justice leacutegale

ndash honnecircteteacute

Nous reviendrons sur cette difficulteacute car elle nous paraicirct constitutive de la sanction

juste Mais on peut remarquer que cette difficulteacute est si seacuterieuse qursquoil faut trouver des

dispositifs permettant de justifier lrsquoabsence de sanction

Le paradoxe de la sanction reacutepeacuteteacutee

Rien nrsquoest pire donc qursquoune sanction reacutepeacuteteacutee elle produit une habituation

dommageable agrave toute eacuteleacutevation et mecircme agrave tout dressage Dans un passage remarquable des

328

Confessions Rousseau eacutevoque les mauvais traitements que sa conduite srsquoeacutetait attireacutee La

sanction poursuit le but de dresser la conduite elle cherche agrave dissuader en srsquoadressant agrave

lrsquointeacuterecirct des sens Mais son effet est tout autre si elle paye la transgression de coups

(physiques ou symboliques) elle fait entrer la conduite dans une zone de calcul eacuteconomique

en termes de coucirct et drsquoavantage et lrsquoautorise donc Une sanction qui ne srsquoeacuteconomise pas

devient donc paradoxalement un principe drsquoautorisation lui faisant perdre pleinement sa

viseacutee de dissuasion De plus elle possegravede un effet personnologique facirccheux qui contredit le

principe drsquoobjectivation eacutenonceacute plus haut et qui consiste faire remonter la qualiteacute de lrsquoacte agrave

lrsquoacteur du vice au vicieux lrsquoacte de friponnerie finit devenir lrsquoacte drsquoun fripon dont le destin

est drsquoecirctre chacirctieacute Degraves lors la transgression srsquoaccompagne du pire compagnon possible au point

de vue eacuteducatif lrsquoindiffeacuterence due au sentiment drsquoecirctre ajusteacute agrave son acte Une sanction reacutepeacuteteacutee

est une suggestion drsquoeacutetat qui reacuteduit le possible agrave sa pire version et scelle le destin de lrsquoecirctre agrave

qui elle srsquoapplique

Bientocirct agrave force drsquoessuyer de mauvais traitements jrsquoy devins moins sensible ils

me parurent enfin une sorte de compensation du vol qui me mettait en droit de le

continuer Au lieu de retourner les yeux en arriegravere et de regarder la punition je les

portais en avant et je regardais la vengeance Je jugeais que me battre comme fripon

crsquoeacutetait mrsquoautoriser agrave lrsquoecirctre Je trouvais que voler et ecirctre battu allaient ensemble et

constituaient en quelque sorte un eacutetat et qursquoen remplissant la partie de cet eacutetat qui

deacutependait de moi je pouvais laisser le soin de lrsquoautre agrave mon maicirctre Sur cette ideacutee je

me mis agrave voler plus tranquillement qursquoauparavant Je me disais Qursquoen arrivera-t-il

enfin Je serai battu Soit je suis fait pour lrsquoecirctre (Rousseau 1967 pp 132-133)

Rousseau analyse donc tregraves finement les conditions qui entretiennent la mauvaise

conduite et lappellent mecircme en retour la sanction agrave outrance nest pas le remegravede mais la

cause mecircme du mal en autorisant une inteacuteriorisation de meacutediocriteacute Or agrave ce sentiment de

meacutediocriteacute on ne peut reacutepondre que par toujours plus de meacutediocriteacute Reacutepeacutetons-le les ecirctres

faits par la sanction finissent par ecirctre faits pour la sanction

329

82 La sanction peut-elle ecirctre efficace

Thomas Gordon disciple de Carl Rogers entend montrer que les conditions de

possibiliteacute de la sanction sous sa forme de punition ou de reacutecompense (sans renoncer au

principe drsquoobjectivation eacutenonceacute en 512) implique lrsquoimpossibiliteacute de son exeacutecution

821 La sanction punitive

Thomas Gordon estime que pour ecirctre efficace la sanction doit reacutepondre agrave un certain

nombre de critegraveres qui requiert une connaissance technique Il en eacutenonce ainsi cinq

1 Un comportement puni doit ecirctre systeacutematiquement puni

2 La punition doit suivre immeacutediatement le comportement indeacutesirable

3 La punition ne doit pas ecirctre infligeacutee en preacutesence des autres enfants par

crainte de gecircner lrsquoenfant pris en faute et de le rendre agressif envers lrsquoadulte

4 La personne qui punit doit veiller agrave ce que le comportement fautif ne soit

jamais reacutecompenseacute

5 Les enfants ne doivent pas ecirctre punis trop seacutevegraverement ni trop souvent car ils

risqueraient de se replier sur eux-mecircmes (cesser de faire des efforts quitter la piegravece

ou lrsquoeacutecole srsquoenfuir de la maison abandonner lrsquoeacutequipe srsquoeacutevader dans lrsquoalcool et les

drogues) (Gordon 2013 pp 78-79)

Commentons briegravevement

La premiegravere regravegle repose sur lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de la conduite de lrsquoenseignant Si celui-ci

est juste il doit reacuteagir de la mecircme maniegravere devant chaque situation similaire Crsquoest un principe

de coheacuterence laquo une fois puni toujours puni raquo (2013 p 79)

330

Toutefois Gordon remarque que ce principe est absolument inapplicable ndash nous

lrsquoavons remarqueacute (en 812) Si chaque comportement proscrit devait ecirctre sanctionneacute il nrsquoy

aurait plus de temps consacreacute agrave lrsquoenseignement

Degraves lors que ce principe ne peut plus ecirctre formellement appliqueacute la sanction ne peut

plus ecirctre consideacutereacutee comme une conseacutequence logique comme naturelle et ineacutevitable la

possibiliteacute drsquoeacutechapper agrave la sanction ruine son caractegravere de menace Mecircme si lrsquoeacuteducation ne

vise que le dressage on voit qursquoelle ne saurait parvenir agrave remplir ce rocircle de maniegravere infaillible

du simple fait que son application parfaite est impossible

La deuxiegraveme regravegle eacutenonce qursquoil faut sanctionner rapidement ndash aussitocirct que possible Le

deacutelai qui srsquoinstille entre la transgression et la sanction en reacuteduit lrsquoefficaciteacute le sujet sanctionneacute

est moins agrave mecircme de faire le lien Mais la sanction rapide doit ecirctre approprieacutee or il y a chance

pour qursquoil y ait preacutecipitation voire un engagement affectif (telle la colegravere) qui met agrave mal lrsquoideacuteal

de justice censeacute animer la sanction Enfin comme le remarque Gordon agrave supposer qursquoon

parvienne agrave reacuteduire lrsquoeacutecart entre la transgression et la sanction on nrsquoaurait drsquoautre choix en

classe que de sanctionner lrsquoeacutelegraveve devant ses camarades ndash transgressant ainsi la regravegle 3

Concernant la regravegle 4 (laquo ne jamais reacutecompenser un comportement indeacutesirable raquo) elle

suppose une entente de tous les acteurs eacuteducatifs qui confine au systegraveme Cette entente

nrsquoengage pas seulement une coheacuterence peacutedagogique (sur le contenu des enseignements et la

maniegravere de les proposer) mais une uniformiteacute de caractegravere et drsquoattentes puisqursquoil faut avoir

les mecircmes zones drsquoacceptation et drsquointoleacuterance ndash chose qursquoon ne sait parfois pas avant de les

avoir eacuteprouveacutees in vivo Ajoutons qursquoil ne faut pas seulement que les eacuteducateurs (enseignants

parents personnels de vie scolaire etc) srsquoaccordent sur tout il faudrait encore controcircler

jusqursquoaux freacutequentations de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer Si la transgression est encourageacutee par les

camarades (et il suffit drsquoun sourire drsquoun clin drsquoœil) celui qui transgresse a sa reacutecompense ndash et

il est impossible drsquoexclure cette possibiliteacute Pour que la sanction produise irreacutemeacutediablement

son effet il faudrait controcircler chaque paramegravetre de lrsquoenvironnement nrsquoest-ce pas lagrave une

eacuteducation totalisante qui ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave une eacuteducation totalitaire Une telle

eacuteducation peut bien valoir dans les fictions (agrave cet eacutegard Eacutemile ou lrsquoeacuteducation de Rousseau

assume pleinement son statut de fiction anthropologique irreacutealiste Rousseau nrsquoa de cesse de

deacutecourager le lecteur de srsquoessayer agrave ce qursquoil deacutecrit) elle ne peut qursquoecirctre inefficace en pratique

Que drsquoefforts pour qursquoun incident vienne tout irreacutemeacutediablement renverser

331

Prenons enfin la cinquiegraveme regravegle qui consiste agrave eacuteviter les sanctions trop freacutequentes ou

trop seacutevegraveres Nous avons deacutejagrave vu que la recherche de lrsquoefficaciteacute exige de ne pas recourir

systeacutematiquement agrave la sanction ndash mais cela enfreint manifestement la premiegravere regravegle qui

exige qursquoune deacuteviance soit automatiquement sanctionneacutee et cela mecircme en supposant une

sanction parfaitement proportionneacutee

Gordon ajoute que les punitions faibles sont peu efficaces (2013 p 91) quant aux

punitions seacutevegraveres elles risquent souvent une escalade qui conduit agrave une inflation des

chacirctiments Outre son danger (reacuteel) la sanction qui srsquoexacerbe finit par un atteindre un

maximum qursquoelle ne pourra plus deacutepasser la sanction ultima ratio est prise agrave son propre

piegravege de devoir toujours surencheacuterir sur elle-mecircme User de la sanction crsquoest toujours se

risquer agrave en abuser ensuite et agrave abuser de la sanction on finit irreacutemeacutediablement par en

manquer il ne faudrait jamais atteindre le dernier degreacute de sanction sous peine drsquoeacutepuiser

entiegraverement son effet intimidant Et cette reacuteflexion vaut degraves lrsquoapparition de la sanction la moins

seacutevegravere son actualiteacute la deacutesacralise son effectiviteacute lui faire perdre sa mystique La sanction la

plus efficace nrsquoest-elle pas celle qui ne se met pas agrave exeacutecution

Mais surtout Gordon estime que laquo La punition (ou la menace de punir) peut agrave

lrsquooccasion dissuader les enfants drsquoadopter certains comportements inacceptables Mais elle le

fait seulement quand lrsquoenfant est en preacutesence du controcircleur Degraves que le parent ou lrsquoenseignant

ayant donneacute la punition srsquoen va les enfants reprennent le comportement incrimineacute parfois

mecircme plus souvent ou plus fortement qursquoauparavant raquo (2013 p 87) Telle est la limite

essentielle du dressage la conduite est soumise tant que dure la menace de sanction mais

rien ne garantit qursquoelle le restera degraves que la menace disparaicirctra Si la cause de la discipline est

exteacuterieure au sujet laquo eacuteduqueacute raquo il y a tout lieu de penser que la discipline en question cessera

avec lrsquoeacutevanouissement de sa cause

Degraves lors il nous faut reacutepondre agrave la question les punitions fonctionnent-elles Sont-

elles agrave mecircme de reacuteduire les comportements non deacutesirables

La reacuteponse drsquoapregraves J Reeve est neacutegative

Nous critiquons nous jetons des regards glaceacutes nous nous plaignons nous

retirons des privilegraveges nous donnons la fesseacutee et nous recourons agrave des dizaines

332

drsquoautres eacuteveacutenements extrinsegraveques pour obtenir des autres qursquoils arrecirctent leur

comportement indeacutesirable Mais la recherche montre que la punition est une strateacutegie

motivationnelle inefficace [hellip] Pire encore la punition geacutenegravere de maniegravere fiable un

certain nombre drsquo ldquoeffets secondairesrdquo inquieacutetants et non intentionnels comme

lrsquoeacutemotiviteacute neacutegative (elle induit des pleurs des cris de la peur) lrsquoaffaiblissement de la

relation entre celui qui punit et celui qui est puni et le modelage neacutegatif de la reacuteaction

face aux comportements indeacutesirables des autres (Reeve 2017 p 138)

Jane Nelsen (La Discipline positive 2012) estime que la punition ne peut geacuteneacuterer que

des affects contreproductifs La critique de J Nelsen vise lrsquoefficaciteacute en trompe-lrsquoœil de la

punition puisqursquoil y aurait un hiatus entre des laquo reacutesultats immeacutediats raquo qui mettent laquo un terme

immeacutediat au comportement inapproprieacute de lrsquoenfant raquo (2012 p 32) et ce que lrsquoenfant en

retient agrave long terme

Car et voilagrave la question essentielle qursquoest-ce que lrsquoenfant retient de la punition J

Nelsen eacutevoque les laquo 4 ldquoRrdquo de la punition raquo (2012 p 33) la rancœur (qui suscite le sentiment

drsquoinjustice) la revanche (qui eacuteveille le sentiment de se venger) la reacutebellion (qui provoque

lrsquoenvie de contredire pour preacuteserver sa liberteacute) le retrait (qui motive une pernicieuse

dissimulation) Dans tous les cas celui qui subit la punition voit lrsquoestime qursquoil a de lui-mecircme se

deacutegrader en menaccedilant la punition prend toujours le risque drsquohumilier et de provoquer

ressentiment honte culpabiliteacute meacutepris de soi ndash et mecircme un ressentiment actif Le cercle

vicieux consisterait alors agrave punir de nouveau induisant ce que J Nelsen nomme un laquo cycle de

revanche raquo (2012 p 153) On ne peut alors qursquoaccreacutediter sa proposition laquo la petite bataille

gagneacutee agrave court terme masque la grande guerre perdue en termes de veacuteritable eacuteducation raquo

(2012 p 154) Nrsquoen va-t-il pas de mecircme chaque fois qursquoon cegravede agrave la tentation du dressage

Lrsquoefficaciteacute spectaculaire de la sanction agrave court terme constitue donc un effet pervers

par excellence puisqursquoelle ruine la leacutegitime confiance que lrsquoenfant pourrait avoir en ses

capaciteacutes Crsquoest donc agrave bon droit que J Nelsen demande laquo Drsquoougrave nous vient cette folle ideacutee

que pour qursquoun enfant se conduise mieux il faut drsquoabord qursquoil se sente deacutevaloriseacute raquo (2012 p

33)

333

822 La sanction reacutecompense

Nous avons vu que la reacutecompense eacutetait plus motivante que la punition Cela ne signifie

pas que ce gain drsquoefficaciteacute la rende fondamentalement efficace on ne sort pas drsquoun systegraveme

de controcircle de la conduite via la sollicitation Que celle-ci porte sur le plaisir nrsquoen change pas

fondamentalement la nature ndash et si lrsquoespoir (de reacutecompense) vaut mieux que la crainte (de

punition) ce nrsquoest pas agrave dire qursquoune eacuteducation ambitieuse ne doit pas se placer par-delagrave espoir

et crainte

Pour Gordon pas davantage que la sanction-punition la sanction-reacutecompense ne

saurait ecirctre efficace Il faudrait pour cela reacuteunir un certain nombre de conditions qui sont

incompatibles entre elles et qui sont de surcroicirct chacune irreacutealisables Autrement dit une

reacutecompense agrave mecircme de dresser la conduite est impossible agrave mettre en œuvre elle ne saurait

donc ecirctre eacuteducative

Reconstruisons son argumentation par moment assez elliptique

La reacutecompense fait partie des laquo meacutethodes de controcircle raquo (2013 p 49) dont Gordon

souhaite purger lrsquoeacuteducation Il estime que de mecircme que la peine la reacutecompense un moyen

laquo de maicirctriser le comportement des enfants raquo (p 49) utiliseacute aussi bien dans un cadre public

(lrsquoeacutecole) que priveacute (la famille) Or de mecircme que pour les sanctions punitives la distribution de

reacutecompenses laquo exige une grande rigueur technique de la part du controcircleur raquo pour preacutetendre

agrave lrsquoefficaciteacute Ainsi laquo modifier le comportement des enfants par des reacutecompenses est une

veacuteritable science raquo (2013 p 50)

On retrouve des regravegles que nous avons rencontreacutees au niveau de la sanction punitive ndash

nous reconstruisons (et compleacutetons) les propositions de Gordon Pour que la reacutecompense soit

efficace il faut

- Regravegle 1 Qursquoelle soit immeacutediatement conseacutecutive agrave lrsquoaction qursquoil convient de

reacutecompenser

- Regravegle 2 Qursquoelle soit systeacutematiquement attribueacutee

- Regravegle 3 Qursquoelle exclue drsquoautres reacutecompenses qui gratifieraient une conduite

concurrente

- Regravegle 4 Que la reacutecompense octroyeacutee soit attrayante

- Regravegle 5 Que la reacutecompense proposeacutee ne puisse pas ecirctre obtenue par les

moyens propres de lrsquoenfant

334

Les difficulteacutes rencontreacutees lors de lrsquoattribution de la peine se retrouvent dans les

troisiegravemes premiegraveres regravegles eacutenonceacutees ci-dessus

Pour la regravegle 1 ajoutons qursquoune reacutecompense eacuteloigneacutee dans le temps nrsquooffre que peu

drsquoattrait conformeacutement agrave ce que Spinoza avait deacutejagrave remarqueacute Au livre IV de lrsquoEacutethique Spinoza

eacutecrit (proposition X) laquo agrave lrsquoeacutegard drsquoune chose future dont nous imaginons qursquoelle va bientocirct

avoir lieu nous sommes plus intenseacutement affecteacutes que si nous imaginions que son temps

drsquoexister est plus loin du preacutesent raquo et dans le scolie agrave cette proposition X Spinoza ajoute laquo agrave

lrsquoeacutegard des objets qui sont eacuteloigneacutes du preacutesent drsquoun intervalle de temps plus grand que ce nous

pouvons deacuteterminer en imaginant et quoique nous comprenions qursquoun long intervalle les

seacutepare nos affects sont pourtant drsquoun relacircchement eacutegal raquo (1999 p 359) Et Spinoza preacutecise

que plus la chose apparaicirct comme neacutecessaire plus elle apparaicirct comme deacutesirable plus elle

apparaicirct comme simplement contingente moins elle apparaicirct deacutesirable Il faut donc que la

sanction (punition ou reacutecompense) soit la plus proche possible du preacutesent et apparaisse

comme la plus neacutecessaire (regravegle 2) Autrement dit elle doit eacutemerger comme immeacutediate et

systeacutematique Exigence dont nous avons montreacute qursquoelle est fonciegraverement irreacutealiste et qursquoelle

contredit lrsquoexigence de reacuteduire les interventions Elle implique de plus que lrsquoeacuteducateur controcircle

en permanence et puisse intervenir agrave nrsquoimporte quel moment omniscience et omnipotence

La regravegle 3 implique un controcircle de tous les paramegravetres ce qui ne se peut Que vaut la

reacutecompense promise par un eacuteducateur si les camarades punissent la conduite loueacutee par le

meacutepris ou simplement lrsquoindiffeacuterence Revoilagrave lrsquoomnipotence neacutecessaire

La regravegle 4 implique agrave nouveau une escalade dans les reacutecompenses afin qursquoelles

demeurent motivantes il srsquoagit de courir derriegravere les attentes du sujet agrave laquo eacuteduquer raquo sachant

que celles-ci peuvent changer Il faut donc les anticiper revoilagrave lrsquoomniscience neacutecessaire

La regravegle 5 implique que laquo pour que les reacutecompenses fonctionnent les enfants doivent

ecirctre incapables drsquoen acqueacuterir par eux-mecircmes ils doivent ecirctre deacutependants craintifs et

deacutemunis raquo (p 54) Srsquoils sont capables de se gratifier par eux-mecircmes la motivation extrinsegraveque

est parfaitement vaine Pour que la reacutecompense soit efficace il faut donc creacuteer et maintenir

une relation de deacutependance peu compatible avec la viseacutee drsquoeacutemancipation

Toutes ces regravegles engagent une theacuteorie de la motivation on estime que lrsquoecirctre agrave

eacuteduquer ne peut travailler qursquoagrave la condition drsquoecirctre motiveacute par une peine ou une reacutecompense

335

sensible Il srsquoagit drsquoune motivation purement extrinsegraveque Nous reviendrons sur les motivations

extrinsegraveques mais nous pouvons temporairement la comprendre comme laquo conseacutequence qui

est seacutepareacutee de lrsquoactiviteacute elle-mecircme raquo et qui laquo provient drsquoune injonction de type ldquofaites ceci et

vous obtiendrez celardquo raquo (J Reeve 2017 p 129) Dans ce cadre ne peut-on pas estimer qursquoun

enfant qui a eacuteteacute agrave cette eacutecole ne corrigera pas de lui-mecircme une conduite deacutetestable srsquoil nrsquoest

pas sanctionneacute neacutegativement et qursquoil ne verra pas lrsquointeacuterecirct drsquoadopter une conduite estimable

si elle nrsquoest pas reacutecompenseacutee Un systegraveme de motivation extrinsegraveque srsquoavegravere donc inefficace

il ne motive que tant qursquoil sollicite degraves que cesse la contrainte ses effets cessent Lrsquoabsence

de reacutecompense peut mecircme passer pour une punition ndash et si lrsquoon ajoute que lrsquohabituation aux

reacutecompenses altegravere son effet il srsquoensuit ce paradoxe que plus on reacutecompense plus il faut

reacutecompenser sous peine de voir le maigre profit de la reacutecompense se renverser en frustration

Pire ce systegraveme est pervers Il conduit agrave voir la reacutecompense (et lrsquoeacutevitement de la peine)

comme une fin deacutesirable en soi qui degraves lors justifie tous les moyens La reacutecompense qui

servait agrave motiver un travail agrave titre de cause finale peut finir par geacuteneacuterer des comportements

qursquoon cherchait agrave conjurer Ainsi si la note apparaicirct comme une sanction (reacutecompense ou

punition) obtenir une bonne note autorise toutes les conduites ndash y compris les plus absurdes

(bachotage) et les plus immorales (tricherie) Telle est la deacuterive qui deacutecoule drsquoune source

drsquoeacutevaluation externe agrave soi Gordon en deacuteduit que laquo les reacutecompenses en particulier les

compliments peuvent creacuteer une deacutependance chez lrsquoenfant et saper sa motivation raquo

J Reeve confirme ces thegraveses Si les reacutecompenses extrinsegraveques peuvent renforcer des

comportements crsquoest au prix de laquo coucircts cacheacutes raquo (2017 p 144) La qualiteacute du processus

drsquoapprentissage srsquoen trouve affecteacutee lrsquoeacutelegraveve motiveacute par la reacutecompense produira certes une

reacuteponse rapide mais sans srsquoimpliquer de maniegravere optimale sans faire preuve de creacuteativiteacute et

sans lien avec la vie quotidienne (on pourrait parler agrave cet eacutegard de dissociation cognitive) Leur

autonomie srsquoen trouve ainsi affecteacutee comment reacuteguler la conduite quand la reacutecompense

cesse Les expeacuteriences empiriques attestent bien laquo lrsquoeffet sapant raquo de la reacutecompense

Pourquoi cette inefficaciteacute de la punition et de la reacutecompense (de la sanction dans son

sens large) Gordon estime que cet eacutechec programmeacute tient agrave la volonteacute de controcircle qursquoon

trouve agrave lrsquoœuvre dans la sanction Or laquo plus on controcircle moins on influence raquo (2013 p 113) ndash

sous-entendu moins on influence vraiment en profondeur et durablement comme doit le

vouloir une eacuteducation qui vise autre chose que le dressage

336

Une des raisons que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacutee tient au fait que le controcircle engendre

spontaneacutement des reacutesistances laquo le controcircle entraicircne des reacuteactions qui lrsquoaffaiblissent ndash la

reacutesistance la reacutevolte la vengeance lrsquoeacutevasion le repli-sur-soi la tromperie la formation

drsquoalliances le non-respect des lois etc ndash le pouvoir du controcircleur raquo (Gordon 2013)

Le paradoxe est que le volontarisme eacuteducatif nrsquoest pas durablement efficace il faut

parfois que lrsquoeacuteducateur veuille moins pour que son eacutelegraveve apprenne agrave vouloir et non pas

seulement agrave obeacuteir Il est vrai que le volontarisme produit des reacutesultats parfois eacuteclatants et

extraordinaires ndash mais crsquoest que son ordinaire nrsquoest pas si brillant et exige sous preacutetexte de

saine obeacuteissance une triste soumission De mecircme qursquoil nrsquoest pas pertinent drsquoinduire

lrsquoimpossibiliteacute drsquoun seul eacutechec de mecircme on ne saurait deacuteduire drsquoune reacuteussite qursquoelle nrsquoest pas

seulement un (mal)heureux accident

Concluons seul un eacuteducateur parfait (omniscient omnipotent et parfaitement bon)

peut dispenser une sanction efficace Qui ne voit le parallegravele avec la preuve ontologique de

lrsquoexistence de Dieu (eacutenonceacutee par Saint Anselme dans le Proslogion et reprise par toute la

tradition classique) Il ne manque agrave cet eacuteducateur comme agrave Dieuhellip que lrsquoexistence

83 La sanction est-elle motivante La sanction comme reacutegulation extrinsegraveque drsquoune

motivation non-autodeacutetermineacutee

Qursquoest-ce qui motive un individu Pourquoi nous engageons-nous dans une activiteacute

La psychologie de la motivation essaye de reacutepondre agrave deux questions laquo (1) Qursquoest-ce qui

provoque le comportement Et (2) Pourquoi le comportement varie-t-il en intensiteacute raquo (J

Reeve 2017 p 7)

Quelle place la sanction peut-elle avoir au sein drsquoun contexte motivationnel Edward

L Deci et Richard M Ryan de lrsquoUniversiteacute de Rochester ont chercheacute agrave reacutepondre agrave ces

questions en proposant un modegravele de lrsquoauto-deacutetermination (self-determination) Lrsquoouvrage

de reacutefeacuterence sur ce sujet est Intrinsic motivation and self-determination in human behaviour

New York Plenum Press 1985 malheureusement non traduit en franccedilais agrave ce jour (les

traductions preacutesenteacutees ici sont les nocirctres) Dans les pages qui suivent il ne srsquoagit pas de

preacutesenter les reacutesultats de ces chercheurs de maniegravere exhaustive mais de puiser les eacuteleacutements

337

qui permettent de comprendre le rocircle geacuteneacuteral de la sanction dans une theacuteorie geacuteneacuterale de la

motivation humaine

831 Le modegravele drsquoautodeacutetermination

Le postulat organiciste

Leur postulat (assumption) est organiciste (organismic theory) laquo lrsquoorganisme humain

est de maniegravere inneacutee (innately) actif raquo et laquo les ecirctres humains agissent sur leurs

environnements interne et externe pour ecirctre efficaces et satisfaire tous leurs besoins raquo (1985

p 8) Durant ce processus le comportement est influenceacute par les structures internes qui sont

continuellement eacutelaboreacutees et reacuteeacutelaboreacutes afin de coller aux expeacuteriences Par motivation

intrinsegraveque il faut entendre laquo la force vitale (the life force) ou lrsquoeacutenergie deacuteployeacutee pour lrsquoactiviteacute

et le deacuteveloppement de cette structure interne raquo Lrsquoorganisme humain tente ainsi de se rendre

maicirctre des environnements externe et interne En cas de motivation intrinsegraveque lrsquoactiviteacute est

agrave elle-mecircme sa propre reacutecompense laquo the rewards are inherent in the activity raquo (1985 p 11)

la principale motivation est spontaneacutee et interne Il peut bien y avoir des reacutecompenses

externes (des laquo gains secondaires raquo) la raison drsquoecirctre de lrsquoactiviteacute nrsquoen demeure pas moins

interne Lrsquoorganisme eacuteprouve le besoin de se deacutepenser Toutefois ce mecircme organisme peut

se trouver fragiliseacute et ainsi devenir passif deacuteveloppant des structures fractionneacutees Son

fonctionnement psychologique devient alors rigide lrsquoorganisme se conditionne

Les besoins psychologiques

Deci et Ryan identifient trois besoins psychologiques de base (1985 pp 26-32) le

besoin de compeacutetence lrsquointeacuterecirct-excitation et lrsquoimmersion (qui rend le terme flow laquo that

particuliar dynamic wholistic sensation of total involvement with the activity itself raquo 1985 p

29) le besoin drsquoauto-deacutetermination (ecirctre libeacutereacute des pressions comme les reacutecompenses et les

contingences laquo feel free from pressures such as rewards or contingencies raquo Ces eacuteleacutements sont

toujours preacutesents en cas de motivation intrinsegraveque Engageacute dans de telles conduites le sujet

srsquoautoreacutegule et agit sans lrsquoaide drsquoaucune contrainte ou drsquoaucune sanction (punition ou

reacutecompense) La motivation intrinsegraveque est toujours autodeacutetermineacutee Ce nrsquoest pas agrave dire

toutefois que toute conduite autodeacutetermineacutee repose sur une motivation intrinsegraveque des

motivations extrinsegraveques peuvent produire des comportements autodeacutetermineacutes La

338

motivation extrinsegraveque est instrumentale par nature elle nrsquoexclut pas lrsquointeacuterecirct mais la

subordonne agrave un eacuteleacutement eacutetranger

On comprend donc que lrsquoautodeacutetermination ne se pense pas de maniegravere discregravete (tout

ou rien motivation intrinsegraveque ou motivation extrinsegraveque comme autrefois mutatis

mutandis le libre-arbitre et le serf-arbitre) mais comme un continuum Agrave une extreacutemiteacute (le

degreacute le plus bas de lrsquoauto-deacutetermination) se trouve lrsquoamotivation le non-engagement le

deacutesinteacuterecirct (peut-ecirctre ce que Descartes nommait la liberteacute drsquoindiffeacuterence laquo le plus bas degreacute

de la liberteacute raquo ) agrave lrsquoautre extreacutemiteacute on trouve la motivation intrinsegraveque (peut-ecirctre ce que

Spinoza nomme la cause adeacutequate ) Entre lrsquoautodeacutetermination pleine et entiegravere et lrsquoabsence

de motivation on trouve le champ de la motivation extrinsegraveque

Cette modeacutelisation toutefois est encore insuffisante pour notre sujet toutes les

motivations extrinsegraveques ne reposent pas sur les sanctions (ou rewards reacutecompenses ou

sanctions) Il faut ainsi distinguer plusieurs types de reacutegulation

Les reacutegulations

Elles peuvent se comprendre selon le locu perccedilu de causaliteacute lorsqursquoil est totalement

interne la reacutegulation est dite intrinsegraveque et engendre inteacuterecirct immersion et plaisir On

retrouve ici la motivation intrinsegraveque

Lorsque la motivation est extrinsegraveque on peut distribuer les types de reacutegulation de la

maniegravere suivante de la moins autodeacutetermineacutee agrave la plus autodeacutetermineacutee

- Reacutegulation externe lorsque la conduite est motiveacutee exclusivement par des

consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoactiviteacute elle-mecircme notamment la recherche de reacutecompense et

lrsquoeacutevitement de punition Lrsquoengagement est totalement deacutependant de facteurs exteacuterieurs

supprimons la cause de reacutegulation nous supprimerons la motivation de surcroicirct

- Reacutegulation introjecteacutee lrsquoengagement est effectueacute pour eacuteviter des affects neacutegatifs

(culpabiliteacute) ou pour recevoir lrsquoapprobation drsquoautrui La deacutependance aux facteurs externes est

importante

- Reacutegulation identifieacutee lrsquoactiviteacute est identifieacutee comme pertinente relativement agrave un

objectif

339

- Reacutegulation inteacutegreacutee lrsquoengagement est librement choisi car le sujet estime qursquoil y a

congruence relative entre lrsquoactiviteacute et ses motifs internes

Deux points sont agrave noter

- La motivation humaine est composite et dynamique plusieurs types de reacutegulation

peuvent ecirctre agrave lrsquoœuvre dans une mecircme conduite et interagir les uns sur les autres

(on peut parler alors de complexe motivationnel) De plus ce complexe

motivationnel est susceptible de connaicirctre des variations au cours du temps pour

un mecircme individu quelqursquoun qui eacutetait amotiveacute peut se trouver motiveacute agrave tous les

niveaux de ce continuum et inversement

- Ces types de reacutegulation reacutevegravelent que lrsquoopposition pertinente nrsquoest pas celle qui

oppose la motivation intrinsegraveque agrave la motivation extrinsegraveque car on peut trouver

dans cette derniegravere de lrsquoautodeacutetermination qui nrsquoest pas nuisible aux

apprentissages Il y a en quelque sorte congruence entre la reacutegulation intrinsegraveque

et les reacutegulations identifieacutee et inteacutegreacutee (p 245) Lrsquoopposition inteacuteressante au

contraire est celle des types de reacutegulation externe et introjecteacutee aux reacutegulations

identifieacutee inteacutegreacutee et intrinsegraveque on oppose alors la motivation faiblement (voire

pas) autodeacutetermineacutee agrave la motivation fortement (voire totalement) autodeacutetermineacutee

Or la sanction ressortit explicitement de la reacutegulation externe qui engendre la conduite

la moins autodeacutetermineacutee (si on exclut lrsquoamotivation)

832 Rewards et motivation intrinsegraveque

Au chapitre 3 de leur ouvrage de 1985 (p 43 et ss) Deci et Ryan explorent les

diffeacuterentes expeacuterimentations qui eacuteprouvent le lien entre les sanctions (lieacutees agrave la reacutegulation

externe) et la motivation intrinsegraveque (reacutegulation intrinsegraveque et autodeacutetermination maximale)

Voilagrave la question liminaire laquo supposons une personne impliqueacutee dans une activiteacute

intrinsegravequement inteacuteressante et qui commence agrave recevoir une reacutecompense extrinsegraveque pour

la faire quel sera lrsquoimpact sur sa motivation intrinsegraveque agrave lrsquoeacutegard de lrsquoactiviteacute raquo (1985 p 43)

Si on paye un enfant pour apprendre le piano que deviendra sa motivation intrinsegraveque pour

le fait de jouer du piano Est-elle augmenteacutee diminueacutee non-affecteacutee par la reacutecompense

340

Deci et Ryan font la liste des rewards la reacutecompense moneacutetaire lrsquoeacutevitement des

punitions la recherche de distinctions (awards) la reacutecompense symbolique (token) la

nourriture les prix (prizes) la contrainte la surveillance lrsquoeacutecheacuteance lrsquoeacutevaluation lrsquoobjectif

(goal imposition) la compeacutetition Leur conclusion est sans appel pour chacune de ces

sanctions (au sens large de rewards) la meacuteta-analyse reacutevegravele un deacutecreacutement de la motivation

intrinsegraveque quand lrsquoactiviteacute srsquoavegravere deacutependante de facteurs externes Lrsquoautodeacutetermination

srsquoen trouve systeacutematiquement affecteacutee en faisant passer le locus perccedilu de causaliteacute de

lrsquointerne agrave lrsquoexterne laquo The rewards have been found to decrease intrinsec motivation by making

the activity dependant on the extrinsic reward thereby decreasing self-determination raquo (1985

p 54)

La motivation extrinsegraveque se substitue donc agrave la motivation intrinsegraveque Or eacutetant

donneacute le lien eacutetabli expeacuterimentalement (1985 p 66 et ss) entre la motivation intrinsegraveque la

creacuteativiteacute et lrsquoestime de soi il semble bien que la sanction (au sens geacuteneacuterique du terme ndash et

non seulement au sens de punition) ait un impact neacutegatif sur la motivation en geacuteneacuteral

Srsquoobserve une substitution de la motivation extrinsegraveque agrave la motivation intrinsegraveque qui

conduit agrave penser que la sanction pourrait ecirctre un obstacle agrave la creacuteativiteacute De maniegravere plus

geacuteneacuterale en situation scolaire plus on tente de controcircler une situation et plus la motivation

intrinsegraveque ainsi que lrsquoestime de soi srsquoen trouvent diminueacutees

Pour les auteurs cette theacuteorie de la motivation reacutevegravele combien la curiositeacute et lrsquointeacuterecirct

naturels de celui qui apprend est ce qursquoil y a de plus susceptible de dynamiser les

apprentissages Toute la difficulteacute est que notre culture tend agrave imposer des objectifs

drsquoapprentissage qui ne sont pas inteacuteressants par eux-mecircmes et par des moyens coercitifs qui

tendent agrave deacuteplacer le locus perccedilu de causaliteacute vers lrsquoexterne Crsquoest pourquoi la sanction est

requise faute de motivation intrinsegraveque et quand lrsquoautodeacutetermination fait deacutefaut il faut des

sanctions

Comment utiliser des structures de motivation extrinsegraveque qui encouragent

lrsquoautodeacutetermination et ne srsquoy substituent pas Voilagrave la difficulteacute la laquo question centrale raquo

(1985 p 246) Agrave coup sucircr pour Deci et Ryan ni la reacutecompense ni la punition ne le permettent

Elles sont donc agrave proscrire des tentatives (tentations ) de motivation

341

Le paradoxe est donc que la tentative la plus eacutevidente et la plus facile agrave mettre en place

en pratique pour motiver un individu est non seulement geacuteneacuteralement inefficace mais peut

srsquoaveacuterer contreproductif J Reeve a eacutecrit en ce sens

En eacutetudiant la motivation et les eacutemotions en profondeur on arrive agrave la

conclusion que ce qui est le plus facile agrave mettre en place en pratique est rarement ce

qui est le plus efficace [hellip] ces strateacutegies sont geacuteneacuteralement inefficaces et peuvent

porter atteinte agrave la motivation (Reeve 2017)

84 La sanction androcentreacutee ou comment la sanction scolaire renforce les ineacutegaliteacutes

Agrave qui srsquoadresse la sanction eacuteducation Theacuteoriquement agrave tous ndash agrave ceux qui

potentiellement transgressent les regravegles

La pratique est moins glorieuse Il ne srsquoagit pas de deacutenoncer les illeacutegaliteacutes chroniques

(rappelons qursquoagrave lrsquoeacutecole les chacirctiments corporels sont formellement interdits depuis plus de

deux siegravecles ndash formaliteacute incantatoire ou vœu pieux quand on voit qursquoil faut reacuteiteacuterer

reacuteguliegraverement cette interdiction) mais de comprendre que la sanction est productrice drsquoeffets

qui renforcent la cause qursquoelle entend combattre La sanction nrsquoest pas une pratique

socialement neutre au nom de la leacutegaliteacute elle renforce les ineacutegaliteacutes Non seulement la

sanction ne serait pas efficace au point de vue peacutedagogique mais elle serait vectrice

drsquoineacutegaliteacutes Disons mieux la sanction veacutehicule une axiologie androcentreacutee

Dans sa thegravese de doctorat Sylvie Ayral montre que la variable laquo genre raquo possegravede une

place centrale dans son analyse de la sanction eacuteducative Elle montre notamment que

- Les garccedilons sur massivement surrepreacutesenteacutes en termes drsquoeacutelegraveves sanctionneacutes (pregraves

de 80 des eacutelegraveves sanctionneacutes sont des garccedilons et presque 84 des sanctions

disciplinaires sont attribueacutees agrave des garccedilons)

- Les garccedilons sont sanctionneacutes pour des motifs dits laquo masculins raquo (indiscipline

insolence violence deacutegradation etc) et les filles le sont pour des motifs dits

laquo feacuteminins raquo (retards bavardages teacuteleacutephone portable etc)

342

- Les femmes sont massivement surrepreacutesenteacutees en termes drsquoenseignants

sanctionnant (elles dispensent pregraves de frac34 des punitions et presque 9 fois sur 10 agrave

des garccedilons)

Cette analyse quantitative est agrave recouper avec une analyse qualitative la sanction est

instrumentaliseacutee pour deacutesigner une appartenance au groupe masculin elle est un tropheacutee qui

consacre la masculiniteacute du sanctionneacute qui se deacutemarque ainsi de ce qui est laquo feacuteminin raquo Sylvie

Ayral eacutecrit ainsi laquo Par reacuteflexiviteacute lrsquoinstitution scolaire en distinguant les garccedilons

quantitativement et qualitativement semblait surtout les consacrer dans une identiteacute

masculine caricaturale faisant de lrsquoappareil disciplinaire un vecteur majeur mais impenseacute

drsquoineacutegaliteacute sexueacutee raquo (Ayral 2011)

Il y a de quoi srsquoeacutetonner pourquoi alors que le Ministegravere de lrsquoEacuteducation Nationale

reacuteaffirme chaque anneacutee le principe de lrsquoeacutegaliteacute des sexes ces pratiques se perpeacutetuent-elles

Pourquoi la sanction - lorsqursquoelle bafoue manifestement les valeurs mecircmes que lrsquoeacutecole est

censeacutee diffuser Selon Sylvie Ayral cette contradiction vient de ce que les acteurs de la

sanction laquo sont des sujets sexueacutes engageacutes dans un processus sexuant qui ne fait que confirmer

et renforcer la conformiteacute des comportements de chacun aux attentes sociales raquo (Ayral 2009

p 237) Lrsquoauteure repegravere trois axes pour comprendre ce pheacutenomegravene

- Lrsquoautonomisation de la sanction par rapport au peacutedagogique Le glissement vers une

eacutepisteacutemegrave juridique pour le dire dans les termes de Foucault qui fait du droit peacutenal (pourtant

en crise) la matrice de la sanction en eacuteducation favorise cette deacuteconnexion Or les regraveglements

et leur application sont tregraves variables drsquoun eacutetablissement agrave un autre ndash preuve selon Sylvie Ayral

que se met en place par la sanction un jeu de pouvoir normalisateur laquo Les adultes

punisseurs(euses) qui sont des ecirctres sexueacutes se retrouvent agrave la fois juge et partie la sanction

pourrait alors nrsquoecirctre bien souvent que la manifestation genreacutee du pouvoir qui punit raquo (2009

p 237)

- Lrsquoanalyse qualitative permet de repeacuterer des strateacutegies de leacutegitimation de cette

asymeacutetrie sexueacutee Sylvie Ayral eacutevoque mecircme un laquo deacuteni collectif raquo soit le pheacutenomegravene est nieacute

soit il est relativiseacute et donc minoreacute (reacutefeacuterence agrave la biologie ndash hormones gegravenes ndash agrave la

psychologie ndash la place du Pegravere maturiteacute psychique du garccedilon plus tardive ndash agrave lrsquoanthropologie

ndash le garccedilon serait primaire et instinctif ndash filles plus sournoises privilegravege du facteur laquo classe

sociale raquo) Autrement dit les convictions de chacun font de la sanction un instrument qui les

confirme

343

- La sanction est un acte performatif laquo qui deacutefinit confirme et consacre non seulement

le comportement incrimineacute mais au-delagrave le sujet de la sanction raquo Sanctionner crsquoest

reconnaicirctre lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute la quecircte steacutereacuteotypeacutee de viriliteacute Lrsquoenseignant qui sanctionne

est peu viril lrsquoeacutelegraveve sanctionneacute y voit quant agrave lui une laquo meacutedaille de viriliteacute raquo Ainsi les

transgressions doivent ecirctre penseacutees non comme des troubles de la conduite mais comme des

laquo conduites sexueacutees ritualiseacutees raquo (Ayral 2009 p 238)

Le steacutereacuteotype du garccedilon se fabrique ainsi par la sanction qui apparaicirct finalement

comme naturel Sylvie Ayral peut ainsi eacutecrire que laquo lrsquoappareil punitif scolaire renforce ainsi lui-

mecircme ce qursquoil preacutetend corriger jouant un rocircle majeur dans la construction et la reproduction

des ineacutegaliteacutes sexueacutees au collegravege raquo (2009 p 238) La sanction est une pratique qui contredit

les valeurs qursquoelle est censeacutee deacutefendre qui maintient lrsquohomeacuteostasie de lrsquoineacutegaliteacute

Il faut encore preacuteciser le rapport entre la transgression (et la sanction qursquoelle appelle)

et la construction de la masculiniteacute Srsquoil y a deux contraintes de conformiteacute agrave respecter celle

du regraveglement inteacuterieur et celle de la viriliteacute heacuteteacuteronormative crsquoest la seconde qui sera

respecteacutee ndash avec comme particulariteacute qursquoelle suppose lrsquoopposition agrave la premiegravere Degraves lors le

rite viril et le rite punitif tendent agrave se confondre La double contrainte conduit ici le garccedilon

laquo viril raquo agrave devoir ecirctre sanctionneacute Le paradoxe est que cette transgression est souvent vue

comme excitante voire euphorisante et procurant un beacuteneacutefice secondaire tregraves valable agrave

mecircme de lrsquoemporter sur le caractegravere peacutenible de la sanction Agrave tout prendre ecirctre sanctionneacute

ne serait pas un mauvais calcul ndash mecircme si le cadre de contrainte limite ses choix La sanction

serait agrave cet eacutegard valorisante ndash elle est mecircme une conseacutecration

Crsquoest ainsi que la sanction assumerait au moins cinq fonctions

- Fonction de rite diffeacuterenciateur de sexe qui laquo marque symboliquement lrsquoaffirmation

de la diffeacuterence avec lrsquoautre sexe raquo

- Fonction de laquo rite fusionnel raquo puisque il faut ecirctre sanctionneacute pour inteacutegrer le

groupe La sanction participe agrave lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute

- Fonction de laquo rite de passage raquo dans lrsquoentreacutee des grands des adultes (la peur et

lrsquoexcitation agrave lrsquoœuvre dans la transgression est alors incitative et non dissuasive)

- Fonction qui consacre la transgression comme laquo parade sexueacutee raquo devant des filles

spectatrices et mobiles des pratiques deacuteviantes Il faut ecirctre sanctionneacute pour donner

les marques de sa viriliteacute pour exhiber sa masculiniteacute pour ecirctre un seacuteducteur

344

- Fonction qui permet notamment lors de violence collective lrsquointeacutegration produit

drsquoune hypersocialisation et non drsquoun manque de lien social La personnaliteacute se

trouve abolie

La sanction consacre donc le statut de garccedilon elle est un laquo opeacuterateur hieacuterarchique de

genre raquo au sens ougrave elle instaure une hieacuterarchie entre garccedilons et filles (qui sont invisibiliseacutees

par la transgression) et au sein des garccedilons mecircmes (les sanctionneacutes ayant des comportements

conformes aux normes de viriliteacute au laquo sexe prescrit raquo ceux qui ne sont pas sanctionneacutes eacutetant

consideacutereacutes comme des sous-hommes) Mais cela vaut aussi pour les enseignants les femmes

suppleacuteent leur mythique manque drsquoautoriteacute naturelle par la sanction

Au prix drsquoun paradoxe on sanctionne les garccedilons pour la visibiliteacute de leur transgression

mais on admire leur franchise Quant aux filles on loue leur laquo invisibiliteacute raquo mais pour leur

reprocher drsquoecirctre sournoise et de tout faire laquo par derriegravere raquo La sanction en deviendrait presque

une reacutecompense aux yeux mecircmes de ceux qui sanctionnent ndash surtout ultime paradoxe aux

yeux des femmes Preuve qursquoelles ont parfaitement heacutelas assimileacute lrsquoaxiologie androcentreacutee

Si on sanctionne moins les filles crsquoest agrave leur deacutesavantage

Sylvie Ayral va plus loin encore Au collegravege 80 des sanctionneacutes sont des garccedilons agrave

lrsquoacircge adulte 88 des sujets mis en cause par la justice sont des hommes ndash et 94 lorsqursquoil y a

acte violent Il ne srsquoagit pas de dire que la violence est masculine (ce serait essentialiser le

genre) mais qursquoelle est eacutetiqueteacutee comme masculine elle est le produit drsquoune construction

sociale que lrsquoappareil punitif scolaire reproduit laquo Cette recherche montre que geacuterer ces

pheacutenomegravenes par la sanction et la reacutepression participe par effet de reacuteflexiviteacute et de faccedilon

perverse agrave la reproduction drsquoune socieacuteteacute domineacutee par les valeurs viriles raquo (Ayral 2009 p 242)

On voit ainsi combien la sanction loin de purger de dissuader ou de se montrer

eacuteducative est susceptible drsquoentretenir lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute En consacrant le garccedilon dans son

steacutereacuteotype de viriliteacute elle le conforte elle le confirme dans sa transgression tant les beacuteneacutefices

secondaires aux yeux de ses comparses sont importants

Pourquoi dans ces conditions continuer agrave punir encore et encore de plus en

plus fort si lrsquoon sait que non seulement cela ne marche pas mais que cela produit lrsquoeffet

345

inverse et stigmatise les garccedilons les plus ldquovirilsrdquo fournissant au passage des modegraveles

drsquoidentification pour les autres (Ayral 2009 p 332)

En rendant visible la sanction reconnaicirct valorise et fait naicirctre par un effet de

performativiteacute les conduites contre lesquelles elle devait chercher agrave se preacutemunir La

conclusion de la thegravese de Sylvie Ayral est la suivante laquo Crsquoest donc bien drsquoune ldquofabrique des

garccedilonsrdquo qursquoil srsquoagit et plus encore de lrsquoinvisibilisation systeacutematique des filles inscrite

beaucoup plus profondeacutement qursquoon ne le croit au cœur du systegraveme eacuteducatif franccedilais raquo (Ayral

2009 p 358) ndash on peut ajouter sans deacutenaturer le propos que la sanction ne joue pas un mince

rocircle dans ce processus drsquoheacuteteacuteronomie rocircle paradoxal car il preacutetend combattre ce qursquoil

renforce Eacutetrange raison des effets

Pour conclure sur lrsquoapport des eacutetudes de genre au pheacutenomegravene de sanction eacuteducative

on peut mettre en rapport cette jouissance de la transgression eacutevoqueacutee par Sylvie Ayral avec

le systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute (SM1 p) theacuteoriseacute par Daniel Favre qui

eacutevoque lrsquoaddiction agrave la violence Le lien est deacutesormais clair cette addiction agrave la violence est

susciteacutee par la sanction et srsquoen nourrit La sanction renforce lrsquoaddiction agrave lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute

La sanction nrsquoest pas le remegravede agrave la violence elle en est un (le ) eacuteleacutement pathogegravene

Que la sanction ait toujours eacuteteacute preacutesenteacutee comme ambitionnant le contraire ne doit

pas induire en erreur par-delagrave la rheacutetorique qui eacutelegraveve le paradoxe au rang drsquoargument (la

sanction aurait pour but de purger ou de reacuteinteacutegrer ndash mais par quel miracle puisque son effet

le plus incontestable et le plus sensible est drsquoabord de peiner ) son efficaciteacute nrsquoest patente

qursquoen tant que dressage agrave court terme Degraves que srsquoenvisagent ses effets durables non

seulement la sanction manque agrave lrsquoeacutevidence drsquoefficaciteacute mais elle geacutenegravere mecircme les effets

qursquoelle preacutetend combattre

346

9 Effets physiologiques de la sanction

Dans cette partie nous envisagerons les diffeacuterents effets physiologiques de la sanction

en tant qursquoelle est productrice drsquoangoisse et de stress Jusqursquoagrave reacutecemment la question de la

sanction nrsquoa eacuteteacute que peu rapporteacutee agrave notre connaissance du cerveau humain et notamment

des neurosciences Il est pourtant manifeste que ces derniegraveres ont quelque chose drsquoessentiel

agrave dire sur notre sujet

91 La punition et le systegraveme nerveux fuite inhibition et lutte (Henri Laborit)

Crsquoest par lrsquoeacutetude de lrsquoactiviteacute fonctionnelle du systegraveme nerveux que Henri Laborit

entend comprendre le pheacutenomegravene de conscience reacutefleacutechie Chez celui qui le premier a

syntheacutetiseacute la chlorpromazine lrsquoanalyse neurobiologique srsquoenchacircsse dans une compreacutehension

eacutethologique plus large qui nrsquoexclut pas des consideacuterations politiques

Pour Laborit crsquoest par les eacutechanges entre les trois eacutetages eacutevolutifs du systegraveme nerveux

et lrsquoenvironnement qursquoon peut comprendre lrsquoeffet organique des punitions Ces derniegraveres sont

comprises de maniegravere geacuteneacuterique comme des inhibiteurs de gratification ou des geacuteneacuteratrices

de stress

Commenccedilons par les trois niveaux du systegraveme nerveux

- Les comportements instinctifs relegravevent drsquoune reacutegion primitive du cerveau

(lrsquohypothalamus et le tronc ceacutereacutebral) qui ont pour fonction de permettre le retour agrave lrsquoeacutequilibre

interne par une action sur lrsquoenvironnement (Laborit 1985a p 54) Il srsquoagit de reacutepondre aux

laquo besoins fondamentaux raquo drsquoassurer la laquo conservation de lrsquoinformation-structure raquo (1985a p

57) par des laquo comportements steacutereacuteotypeacutes incapables drsquoadaptation insensibles agrave

lrsquoexpeacuterience raquo (1985a p 55) car elle repose sur une meacutemoire agrave court terme On voit ainsi que

ce systegraveme nerveux primitif sert drsquoabord agrave agir et que tous les apports agrave la structure du cerveau

seront laquo comme situeacute en deacuterivation sur lui raquo (1985a p 55)

- Avec les mammifegraveres apparaicirct le systegraveme limbique ndash qui conditionne lrsquoapparition de

la meacutemoire agrave long terme et ainsi lrsquoaffectiviteacute Lrsquoexpeacuterience agreacuteable ou deacutesagreacuteable nrsquoest pas

juste subie la premiegravere peut deacutesormais ecirctre reacutepeacuteteacutee et la seconde peut ecirctre fuie De nouveaux

automatismes peuvent ecirctre creacuteeacutes mais de nouveaux besoins (des laquo besoins acquis raquo 1985a

p 60) vont ainsi apparaicirctre de nature socioculturelle Ce sont des besoins en tant que leur

347

satisfaction participe au maintien de la structure nerveuse (laquelle peut-ecirctre inneacutee ou

acquise) et qui se manifestent sous la formes drsquointerdits H Laborit preacutecise qursquo laquo en situation

sociale ces besoins ne pourront geacuteneacuteralement srsquoassouvir que par la dominance raquo (1985a p 61)

ndash dominance qui sera degraves lors la motivation fondamentale de toutes les espegraveces posseacutedant un

systegraveme limbique

- Enfin chez lrsquoecirctre humain notamment lrsquoexistence drsquoun cortex ceacutereacutebral (dans les

reacutegions orbito-frontales) permet lrsquoassociation des eacuteleacutements meacutemoriseacutes La recombinaison

ouvre la possibiliteacute de creacuteation de laquo structures imaginaires raquo (1985a p 61) dont les possibiliteacutes

sont quasi infinies Cette capaciteacute de reacutepondre de maniegravere originale agrave un problegraveme poseacute par

lrsquoenvironnement lorsqursquoil pourrait reacutepondre par instinct (ou automatisme) se manifeste chez

lrsquoecirctre humain comme conscience laquo La conscience se reacutevegravele ainsi comme la conseacutequence du

fonctionnement le plus complet le plus inteacutegreacute de toutes les aires et fonctions ceacutereacutebrales raquo

elle est libeacuteration agrave lrsquoeacutegard des automatismes inconscients quand bien mecircme les reacuteponses

primitives ne sont jamais purement et simplement suspendues

En 1954 Olds et Milner ont reacuteveacuteleacute lrsquoexistence drsquoun faisceau de la reacutecompense (medial

forebrain bundle MFB) ou faisceau de la reacutecompense du renforcement ndash laquo le renforcement

eacutetant la reacutepeacutetition de lrsquoaction gratifiante pour en consolider les traces nerveuses raquo (Laborit

1994 p 52) Symeacutetriquement il existe un faisceau de la punition (periventricular system ou

PVS) Ces faisceaux permettent au systegraveme nerveux drsquoassouvir les pulsions instinctives et

drsquoeacuteviter les expeacuteriences nuisibles Pour Henri Laborit lrsquoagressiviteacute ne doit pas ecirctre penseacutee

comme instinctive laquo lrsquoagressiviteacute est bien un comportement appris apprentissage de la

douleur sous toutes ses formes raquo ndash douleur par inhibition de lrsquoaction

On connaicirct les ceacutelegravebres expeacuteriences meneacutees par Henri Laborit sur les rats Dans une

cage agrave deux compartiments le plancher drsquoun compartiment est eacutelectrifieacute intermittemment Le

rat preacutevenu par un signal peut eacutechapper agrave la punition en se deacuteplaccedilant dans lrsquoautre

compartiment Il apprend rapidement agrave le faire par la fuite il eacutevite la punition et ne deacuteclare

aucune pathologie particuliegravere Il a conserveacute lrsquointeacutegriteacute de lrsquoinformation-structure

Fermons maintenant la cage entre les deux compartiments le rat va recevoir toutes

les punitions sans pouvoir fuir Il nrsquoa pas drsquoautre choix que de srsquoinhiber Alors mecircme que le

choc eacutelectrique nrsquoa rien de mortel lrsquoanimal va connaicirctre des symptocircmes physiologiques

348

caracteacuteristiques de lrsquoangoisse les perturbations organiques sont profondes et son

homeacuteostasie restreinte est perturbeacutee

Lorsqursquoenfin tout en maintenant fermeacutee la porte entre les compartiments et en

continuant drsquoeacutelectrifier reacuteguliegraverement le plancher on place un second rat dans la cage une

lutte peut srsquoengager Les deux rats vont donner une forme agressive agrave leur stress et alors que

cette lutte est inefficace ils ne deacutevelopperont aucun problegraveme pathologique Toutes les

punitions auront pourtant eacuteteacute administreacutees (preuve que ce nrsquoest pas la punition en tant

agression physique qui est probleacutematique mais en tant qursquoagression psycho-sociale lorsque

lrsquoenvironnement ne laisse drsquoautre choix que celui de lrsquoinhibition) mais lrsquoagressiviteacute permet drsquoen

deacutejouer les suites morbides au plan organique

Lrsquoagression psycho-sociale ne produit pas de leacutesion directe mais geacutenegravere des effets de

nature psychosomatique Lorsque la fuite ou la lutte ne sont pas possibles (du fait par

exemple des interdits socioculturels) demeure seule lrsquoimpuissance motrice (on ne peut

devenir cause motrice drsquoune modification de lrsquoenvironnement en vue de recevoir une

gratification) et son affect sui generis lrsquoangoisse reacuteaction aspeacutecifique qursquoon peut assimiler au

stress Lrsquoangoisse est la manifestation affective de lrsquoinhibition de lrsquoaction et paraicirct drsquoautant

plus illeacutegitime pour un observateur exteacuterieur qursquoelle est sans correacutelat exteacuterieur clairement

identifiable

Toute la difficulteacute est que lrsquoangoisse naicirct de la contradiction entre le systegraveme pulsionnel

(niveau de lrsquoinstinct et des pulsions du laquo ccedila raquo) et le systegraveme des interdits de la socioculture

(niveau du laquo surmoi raquo) La socioculture exige de lrsquoindividu la soumission agrave des nouveaux

automatismes conceptuels et comportementaux la seacutecuriteacute qursquoelle apporte se paye au prix

fort de la creacuteativiteacute laquo [La creacuteation drsquoautomatismes] chacirctre toute creacuteativiteacute en punissant tout

projet non conforme au systegraveme de valeurs imposeacute par les dominants raquo (Laborit 1994) La

punition on le voit est la reacuteponse de lrsquoenvironnement socioculturel agrave la deacuteviance drsquoun sujet

en lrsquoinhibant elle lrsquoincite au conformisme Srsquoil persiste dans son heacuteteacuterodoxie le sujet en subira

les conseacutequences psychopathologiques les leacutesions qui menacent lrsquohomeacuteostasie restreinte au

milieu inteacuterieur

Crsquoest par des interactions avec lrsquoenvironnement que se conserve lrsquoinformation-

structure Il est agrave noter qursquoil y a deux homeacuteostasies drsquoune part lrsquohomeacuteostasie restreinte au

milieu inteacuterieur (assurant la conservation interne de lrsquoinformation-structure toutes choses

349

eacutegales par ailleurs) drsquoautre part lrsquohomeacuteostasie geacuteneacuteraliseacutee agrave lrsquoenvironnement (assurant la

condition in situ de lrsquoinformation-structure) Le paradoxe est que lrsquohomeacuteostasie geacuteneacuteraliseacutee se

reacutealise parfois au deacutetriment de lrsquohomeacuteostasie restreinte ndash en situation de danger par exemple

laquo Ainsi le milieu inteacuterieur matelas liquide qui sert drsquointermeacutediaire entre les variations

survenant dans lrsquoenvironnement et lrsquoinformation-structure cellulaire est le lieu de passage que

traverse la matiegravere et lrsquoeacutenergie dont cette derniegravere a besoin pour subsister raquo (Laborit 1994 p

63) Un environnement hostile fera obstacle par conseacutequent agrave lrsquohomeacuteostasie restreinte Le

bien-ecirctre est sacrifieacute et si la situation persiste laquo on peut peacuteneacutetrer dans un eacutetat pathologique

ougrave lrsquoinformation-structure elle-mecircme est endommageacutee soit de faccedilon aigueuml soit plus

lentement avec apparition de leacutesions chroniques qui siegravegent preacutefeacuterentiellement au niveau des

organes sacrifieacutes par la reacuteaction organique agrave lrsquoagression raquo (Laborit 1994 p 63)

Comment eacuteviter lrsquoagression psychosociale et ainsi conjurer lrsquoangoisse Plusieurs

reacuteponses sont possibles ndash mais nombre drsquoentre elles ne paraissent guegravere satisfaisantes en tant

qursquoelles sont geacuteneacuteratrices de pathologies Ainsi de la deacutepression (quand laquo il nrsquoy a pas

drsquoeacutechappement possible agrave lrsquoagression psychosociale raquo Laborit 1994 p 84) de la toxicomanie

de la personnaliteacute neacutevrotique ou de la psychose (laquo le psychotique serait un sujet qui ne pouvant

reacutealiser la satisfaction de ses pulsions par une action gratifiante sur lrsquoenvironnement [hellip]

obtiendrait sa gratification secondaire dans lrsquoimaginaire en mobilisant son mateacuteriel

meacutemoriseacute raquo (1994 p 86) Il reste deux options la fuite (strateacutegie drsquoeacutevitement mutuel) et

lrsquoagressiviteacute Concernant la fuite elle est dans nos socieacuteteacutes rendue difficilement praticable

les besoins creacuteeacutes (qui ne doivent rien agrave lrsquoinstinct mais sont le produit drsquoun apprentissage du

systegraveme nerveux) rendent le sujet deacutependant de gratifications qursquoil ne pourrait obtenir que par

la dominance sur un territoire donneacute Enfin nous avons deacutejagrave abordeacute la question de lrsquoagressiviteacute

(voir 545) Lrsquoagressiviteacute naicirct du conflit entre les pulsions hypothalamiques et les interdits

socio-culturels elle est une reacuteponse agrave lrsquoagressiviteacute preacutealable de lrsquoenvironnement Celui qui ne

peut fuir est donc condamneacute agrave la lutte ou agrave une forme drsquoautodestruction

On le voit la punition (qui provient drsquoun environnement socio-culturel) a pour fonction

drsquoinhiber lrsquoinvention de reacuteponses nouvelles et drsquoinciter agrave lrsquoutilisation de reacuteponses steacutereacuteotypeacutees

en vue de favoriser le conformisme La sanction (au sens geacuteneacuteral de punitions et de

reacutecompenses) est le vecteur drsquoun apprentissage qui intervient tregraves tocirct chez lrsquoanimal humain

laquo tregraves tocirct un apprentissage de lrsquoenfant par lrsquoadulte va ldquoreacuteenforcerrdquo ce comportement [de

350

soumission] par sa reacutecompense directe ou indirecte ou au contraire le punir suivant les regravegles

morales eacutethiques ou leacutegales admises par la socieacuteteacute du moment raquo (Laborit 1994 p 83) La

sanction fait partie drsquoun systegraveme plus large qui geacutenegravere de lrsquoangoisse et partant en cas

drsquoinsoumission lutte fuite ou maladie psychosomatique La sanction ainsi comprise fait bien

partie drsquoun meacutecanisme eacuteducatif ndash mais au pire sens du terme celui qui dresse la personnaliteacute

agrave accepter la dominance actuelle et agrave mutiler ses capaciteacutes creacuteatives La sanction est lrsquoennemi

de lrsquohomme imaginant et vise agrave asseoir la dominance preacutesente

92 Les effets neurobiologiques du stress

Que peuvent nous apporter les neurosciences concernant la sanction

Il convient deacutejagrave de deacutelimiter ce qursquoelles ne peuvent pas nous apprendre Lrsquoimagerie par

reacutesonance magneacutetique fonctionnelle (IRMf) visualise lrsquoactiviteacute ceacutereacutebrale on eacutetudie ainsi le

fonctionnement du cerveau Toutefois comme le rappelle agrave juste titre P Meirieu (2018) crsquoest

laquo lrsquoexistence raquo et non laquo le contenu raquo de lrsquoactiviteacute ceacutereacutebrale qui est analyseacutee laquo cette imagerie

ne nous donne agrave voir que des correacutelations [hellip] entre lrsquoactiviteacute de certaines zones ceacutereacutebrales et

certain comportements raquo et certainement pas une quelconque causaliteacute qui serait agrave mecircme

drsquoengendrer laquo des prescriptions peacutedagogiques preacutecises raquo Avec les neurosciences des

principes peuvent ecirctre eacutetablis mais non des meacutethodes et encore moins la meacutethode optimale

qursquoil faudrait appliquer systeacutematiquement Ainsi concernant lrsquoapprentissage de la lecture par

exemple Steacutephane Dehaene eacutecrit que laquo Diverses strateacutegies eacuteducatives demeurent

compatibles avec nos connaissances de la lecture et du cerveau raquo (Apprendre agrave lire 2011 p

65) Il ajoute

Notre objectif est donc modeste non pas introduire ldquolardquo meacutethode scientifique

de lecture mais plutocirct dresser une liste des principes eacuteducatifs qui lorsqursquoils sont

systeacutematiquement appliqueacutes facilitent la deacutecouverte de la lecture [hellip] Une liste de

principes peut aider agrave ne pas nous eacutegarer (Dehaene 2011 pp 66-67)

351

Les chercheurs en sciences de lrsquoeacuteducation ont tout agrave gagner de lrsquoapport modeste mais

deacutecisif des neurosciences qui eacutenoncent des principes facilitateurs mais ne deacuteterminent pas

de meacutethode preacutecise En effet les principes sont de nature geacuteneacuterale

[hellip] lrsquoapplication de nos principes laisse eacutenormeacutement de place agrave lrsquoimagination

des enseignants Le choix des exemples du mateacuteriel peacutedagogique des meacutetaphores et

mecircme en partie de lrsquoordre des regravegles agrave enseigner est laisseacute agrave lrsquoappreacuteciation de

lrsquoenseignant Bien que nous donnions quelques exemples nous nrsquoavons pas lrsquointention

de recommander un manuel ou une meacutethode ideacuteale mais plutocirct de proposer une grille

selon laquelle les diffeacuterentes strateacutegies drsquoenseignement peuvent ecirctre compareacutees et

ameacutelioreacutees (Dehaene 2011)

Agrave ce titre P Meirieu a raison de titrer un chapitre de son ouvrage les neurosciences

ne feront jamais la classe Elles montrent comment fonctionnent le cerveau et sont agrave ce titre

incontournables mais elles ne nous renseignent jamais que sur les moyens drsquoeacuteduquer et non

sur les fins Mutatis mutandis on trouve cette probleacutematique dans le Pheacutedon de Platon on

risquerait de confondre la condition de possibiliteacute mateacuterielle drsquoun acte avec la cause de

lrsquoacte (99a-b 2008 p 1219 laquo il y a lagrave deux choses bien distinctes ce qui reacuteellement est

cause et ce sans quoi la cause ne pourrait jamais ecirctre cause raquo) Pour exposer la mecircme ideacutee

en termes triviaux on reacuteduirait la question du pourquoi (ou le pour quoi) au comment Ou

encore mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement il y a sous-deacutetermination de lrsquoaction eacuteducative par

des meacutecanismes neurobiologiques De mecircme que le corps ne se laisse reacuteduire au cerveau de

mecircme la peacutedagogie ne se laisse pas reacuteduire agrave ce qursquoen peuvent dire les neurosciences Si ces

derniegraveres cependant griseacutees par leur succegraves et outrepassant toute prudence

eacutepisteacutemologique ambitionnaient de devenir la science de lrsquoeacuteducation elles se contenteraient

de modeler le cerveau de la maniegravere la plus efficace indeacutependamment de tout objectif

culturel Autrement dit elles renonceraient agrave eacutelever et se contenteraient de dresser

Indeacutependamment de ce reacuteductionnisme les neurosciences sont agrave mecircme de contribuer

de agrave la question de la sanction P Meirieu eacutecrit encore (2018 p 169) que laquo les neurosciences

352

sont neacuteanmoins agrave lrsquoorigine drsquoacquis deacutecisifs qui changent notre vision de lrsquoeacuteducation raquo

Toutefois parmi ces acquis P Meirieu ne mentionne pas ceux qui sont relatifs agrave la sanction

Serait-ce que les neurosciences sont muettes agrave ce sujet Nullement mais leur apport ne va

pas dans le sens drsquoune efficaciteacute en termes drsquoapprentissage de la punition Bien au contraire

Pourquoi eacutevoquer les effets du stress dans un travail consacreacute agrave la sanction Parce

qursquoune eacuteducation qui fait de la sanction un moyen ordinaire de discipline ne peut pas eacutechapper

agrave lrsquoinduction de stress la visibiliteacute de la sanction qui participe agrave son annonce ne laisse pas le

psychisme de ceux auxquels elle srsquoadresse indiffeacuterent Pour comprendre la sanction et ses

enjeux il convient donc drsquoanalyser les effets neurobiologiques du stress

On objectera peut-ecirctre que le chacirctiment corporel nrsquoest plus aujourdrsquohui pratiqueacute agrave

lrsquoeacutecole cela est vrai (en droit cela fait presque deux cents ans en France qursquoil ne le devrait

plus lrsquoecirctre5 mais les pratiques sont tecirctues) Mais une sanction nrsquoa pas besoin drsquoecirctre corporelle

pour induire un stress une sanction symbolique (stigmatisation humiliation etc) peut fort

bien mener agrave un effet similaire De maniegravere geacuteneacuterale il y a stress quand le sujet se sent en

situation de danger ndash et pas seulement eacutevidemment danger de vie ou de mort La sanction

neacutegative (au sens de possibiliteacute de peine) apparaissant par deacutefinition comme une menace de

danger quel est donc son effet sur le cerveau

En situation de stress la concentration de cortisol augmente dans le sang Voici

comment Joseph LeDoux explique le processus (Neurobiologie de la personnaliteacute 2002 pp

344-345) lrsquoamygdale notamment intervient pour que les neurones hypothalamiques

relacircchent un peptide (corticolibeacuterine) Ce dernier libegravere par lrsquohypophyse lrsquohormone

adreacutenocorticotrope qui circulant dans le sang va entraicircner celle de cortisol par la glande

surreacutenale dans les diffeacuterents organes et tissus corporels Au niveau du cerveau le cortisol se

lie agrave des reacutecepteurs de plusieurs reacutegions du cerveau ndash dont lrsquohippocampe Quand le nombre

de reacutecepteurs occupeacutes atteint un certain niveau des signaux sont deacutepecirccheacutes agrave lrsquohypothalamus

5 Le Comiteacute drsquoinstruction publique le 24 germinal an III affirme que laquo Toute punition corporelle est bannie des eacutecoles primaires raquo Avec Napoleacuteon la feacuterule reacuteapparaicirct agrave lrsquoeacutecole primaire quoiqursquoelle soit interdite agrave lrsquoeacutecole secondaire Le 25 avril 1834 le statut sur les eacutecoles primaires eacuteleacutementaires communales prononce lrsquoarrecirct des chacirctiments corporels tout en conservant reliquat de la peacutedagogie religieuse laquo la mise agrave genoux raquo pendant une partie de la classe ou de la reacutecreacuteation Il faudra attendre 1842 pour que cette pratique disparaisse de la leacutegislation ndash sans qursquoelle disparaisse pour autant des pratiques (Le Gal 2008 pp 26-32)

353

pour que cesse la libeacuteration de corticolibeacuterine Crsquoest ainsi que lrsquohippocampe reacutegule le stress

geacuteneacutereacute par lrsquoamygdale notamment par la libeacuteration puis la restriction de cortisol

Lorsque le stress intervient ponctuellement alors les reacuteponses qursquoil induit reacutevegravelent une

utiliteacute biologique il permet de laquo mobiliser les ressources corporelles et faire face au danger raquo

(LeDoux 2002 p 345) Il est alors deacutepourvu de nociviteacute Plus preacuteciseacutement le systegraveme corporel

qui permet la libeacuteration de cortisol est lrsquoaxe hypothalamo-hypophyso-adreacutenocorticotrope il

permet sur le court terme de traiter laquo des situations qui affectent lrsquoeacutequilibre physiologique

normal du corps comme la privation de nourriture ou de boisson une blessure ou la rencontre

avec un preacutedateur ou un ennemi de notre espegravece raquo (LeDoux 2002 p 346)

En revanche lorsque le stress est important et continu les capaciteacutes de lrsquohippocampe

agrave eacuteteindre la reacuteponse du stress sont alteacutereacutees On peut alors craindre lrsquoapparition de troubles

physiologiques fonctionnement cardio-vasculaire compromis affaiblissement des muscles

apparition drsquoulcegravere fragiliteacute aux infections etc Lrsquohippocampe lui-mecircme est indirectement

atteint ndash sous lrsquoeffet de lrsquohormone du stress les neurones de lrsquohippocampe connaissent une

carence en glucose faisant obstacle agrave leur travail et pouvant aller jusqursquoagrave mourir (notamment

dans la reacutegion CA3) Degraves lors les fonctions qui deacutependent de lrsquohippocampe comme la meacutemoire

explicite ou deacuteclarative seront diminueacutees Lrsquohippocampe nrsquoest pas la seule reacutegion affecteacutee par

le stress Le cortex preacutefrontal serait aussi attaqueacute par la libeacuteration continue de cortisol

affectant la meacutemoire agrave court terme et induisant une propension agrave la distraction (LeDoux 2002

p 349) Lrsquoamygdale serait aussi affecteacutee

On voit ainsi qursquoau point de vue neurobiologique le stress (ou plutocirct sa reacutepeacutetition sa

normalisation) nrsquoa rien drsquoinoffensif Outre les pathologies qursquoil peut induire son effet au point

de vue eacuteducatif est deacutesastreux les capaciteacutes drsquoapprentissage sont assureacutement entraveacutees Le

stress ne peut jamais ecirctre qursquoun moyen de dressage ndash et jamais un moyen drsquoeacutetayer des

apprentissages solides agrave long terme susceptibles drsquoeacutelever le sujet Or la sanction a-t-elle une

autre finaliteacute que de geacuteneacuterer du stress afin de susciter lrsquoobeacuteissance escompteacutee A minima srsquoil

est une chose que la neurobiologie nous apprend ici crsquoest que pour ecirctre eacuteducatif le stress

susciteacute doit ecirctre de court terme et non reacutepeacuteteacute Crsquoest dire que la sanction qui lrsquooccasionne doit

ecirctre la plus exceptionnelle possible pour que lrsquohippocampe puisse reacuteguler de maniegravere efficace

la libeacuteration de cortisol

354

93 La sanction une laquo addiction raquo eacuteducative sans drogue

Dans cette sous-partie nous proposons de subvertir les stimulantes analyses de Daniel

Favre en sorte de sans changer la modeacutelisation lrsquoadapter agrave un nouvel objet la pratique de la

sanction eacuteducative ou le fait drsquoinfliger une peine leacutegale pour une transgression Subversion

car comme nous lrsquoavons deacutejagrave noteacute si Daniel Favre se montre hostile agrave la punition il se reacutevegravele

en revanche favorable agrave la sanction qursquoil estime ecirctre laquo eacuteducative et responsabilisante raquo

La sanction comme relevant drsquoun systegraveme de motivation parasiteacute

Nous proposons de penser la sanction comme un circuit court de reacuteaction du cerveau

de lrsquoeacuteducateur agrave une situation qursquoil appreacutehende comme inconfortable et relevant drsquoun

systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute (SM1 p)

Rappelons briegravevement sa modeacutelisation complexe de la motivation en croisant deux

analyses

La premiegravere concerne le circuit court et le circuit long le dressage et lrsquoeacuteducation

proprement dite du laquo chien de garde raquo ceacutereacutebral Pour lrsquoessentiel les peurs ne seraient pas

geacuteneacutetiques elles seraient dues agrave lrsquoenvironnement (crsquoest-agrave-dire les expeacuteriences veacutecues par

lrsquoenfant degraves la vie intra-uteacuterine) et laquo il nrsquoy a pas de fataliteacute biologique agrave la violence ou de gegravene

responsable de celle-ci raquo La laquo reacuteactiviteacute raquo ainsi que la laquo neacuteophobie raquo srsquoapprennent de mecircme

la reacutesistance agrave la frustration Lorsque lrsquoanalyse (ou lrsquoactivation des lobes frontaux) nrsquoest pas

stimuleacutee les reacuteactions automatiques (la laquo reacuteactiviteacute raquo) lrsquoemportent les laquo noyaux amygdaliens raquo

sont sans filtre et si on peut rationaliser apregraves coup sa conduite il nrsquoen demeure pas moins

que la conduite a drsquoabord eacuteteacute impulseacutee sans raison preacutealable Ce nrsquoest pas agrave dire que la violence

se manifestera mais seulement que le sujet sera ameneacute agrave reacutepeacuteter les messages veacutehiculeacutes par

les adultes de reacutefeacuterence qui se sont occupeacutes de lui (mettant en place un premier filtre) Lorsque

le premier filtre eacuteducatif nrsquoa pas eacuteteacute mis en place et qursquoune seule maniegravere de reacuteagir a eacuteteacute

assimileacutee il y a dressage et le laquo chien de garde raquo se reacutevegravele agressif au-delagrave (ou plutocirct en-

deccedilagrave) du raisonnable La peur du danger preacutedomine

Mais un second filtre est disponible les lobes frontaux laquo maicirctre raquo du chien de garde

permet une prise sur les eacutemotions qui permettent de relativiser les messages heacuteriteacutes de

lrsquoenfance Crsquoest la phase de la laquo deacutelibeacuteration consciente raquo lrsquoesprit critique devient possible et

agrave la neacuteophobie se substitue la recherche voire lrsquoinvention drsquoune solution nouvelle Nous avons

355

vu quelles eacutetaient les fonctions des lobes frontaux ils sont lrsquoassise neurobiologique du systegraveme

de motivation drsquoinnovation (SM2)

Lorsque ce second filtre nrsquoest pas mobiliseacute que le besoin de seacutecurisation lrsquoemporte sur

les capaciteacutes drsquoinnovation le systegraveme de motivation de seacutecurisation risque de se trouver

parasiteacute (SM1 p) Au lieu de pouvoir innover lrsquoorganisme se replie sur les strateacutegies passeacutees

qursquoil reproduit pour ainsi dire meacutecaniquement

Nous inteacuteressant aux motivations de lrsquoeacuteducateur nous proposons lrsquoideacutee que lrsquousage de

la sanction relegraveve drsquoun systegraveme de motivation parasiteacute

Cet usage ne saurait relever de SM1 il ne srsquoagit pas pour lrsquoadulte qui eacuteduque drsquoassurer

sa seacutecurisation sa posture proscrit cette situation Que serait un eacuteducateur qui ne serait pas

eacuteduqueacute

Cet usage ne saurait relever non plus de SM2 crsquoest quand lrsquoinnovation manque (ou se

reacutevegravele sans efficaciteacute) que lrsquoeacuteducateur mobilise la sanction Elle est lrsquoultime recours lrsquoultima

ratio destineacutee agrave preacuteserver son autoriteacute La frustration et le sentiment drsquoeacutechec quand on y a

recours est la marque qursquoelle est lrsquoantithegravese de lrsquoeacutepanouissement professionnel capable

drsquoinventer des solutions pour reacutegler les problegravemes Pour le dire autrement lrsquoenseignant motiveacute

par lrsquoinnovation trouvera bien des moyens drsquoeacuteviter de recourir agrave la sanction

Reste alors SM1 p se sentant en situation de danger il y a renforcement du besoin de

seacutecurisation se deacuteveloppe alors une relation de deacutependance ndash agrave lrsquoautoriteacute-soumission dont

la marque la plus sucircre est la sanction Crispation sur les preacuterogatives (la sanction est le droit

magistral par excellence) rappel qursquoon a de lrsquoautoriteacute (qui reacutevegravele qursquoon nrsquoest alors plus

lrsquoautoriteacute)

laquo Addiction raquo agrave la sanction

Il est eacutevidemment deacutelicat de parler drsquo laquo addiction raquo au sens propre (meacutedical) du terme

pour qualifier une pratique professionnelle ndash surtout quand elle est aussi reacutepandue Le sens

drsquoune telle laquo addiction raquo ne peut ecirctre que meacutetaphorique Crsquoest de surcroicirct une ideacutee purement

speacuteculative puisqursquoil faudrait la confronter rigoureusement au ressenti des eacuteducateurs qui y

ont recourt Autant dire qursquoil ne srsquoagit que drsquoune hypothegravese que nous hasardons Dans un sens

eacutelargi il nous semble pourtant qursquoon peut parler de la sanction comme drsquoune pathologie dans

356

la relation eacuteducative en tant qursquoelle fait obstacle agrave lrsquoautonomisation aussi bien de lrsquoeacuteducateur

(qui ne peut plus trouver drsquoautre solution pour geacuterer les conflits) que de lrsquoecirctre agrave eacuteduqueacute (qui

se trouve soumis agrave lrsquoautoriteacute dont la sanction est la marque distinctive)

Eacutetant entendu qursquoon ne saurait parler drsquoaddiction au sens propre on remarque

cependant des recoupements troublants avec les critegraveres du comportement addictif (eacutenonceacutes

par Goodman citeacute par Favre p 63) La dimension eacutemotionnelle est indeacuteniable ndash mecircme si elle

fait traditionnellement partie de la dimension honteuse du meacutetier

- laquo Tension croissante avant le comportement raquo Quel enseignant nrsquoa pas avant de

sanctionner senti cette tension inteacuterieure de perdre le controcircle de ne pas srsquoen sortir Drsquoougrave

les menaces ndash qui deacutecreacutedibilise tant qursquoon ne les met pas agrave exeacutecution

- laquo Sentiment de plaisir ou de soulagement en reacutealisant le comportement raquo Tension

inteacuterieure qui cesse lorsque la sanction tombe

- laquo Freacutequentes preacuteoccupations lieacutees au comportement ou aux activiteacutes preacuteparatoires agrave

sa reacutealisation raquo - ou le stress de lrsquoenseignant dans les classes difficiles ougrave lrsquoon est laquo obligeacute raquo de

sanctionner

- laquo Importante perte de temps passeacute agrave preacuteparer le comportement le reacutealiser ou

reacutecupeacuterer de ses effets raquo - ou le temps passeacute agrave la discipline agrave laquo faire la police raquo empiegravete sur le

temps des apprentissages

- laquo Reacutealisation freacutequente du comportement alors mecircme que des obligations doivent

ecirctre accomplies raquo - qursquoon peut mettre en relation avec lrsquoitem preacuteceacutedent

- laquo Toleacuterance besoin drsquoaugmenter lrsquointensiteacute ou la freacutequence du comportement pour

obtenir lrsquoeffet deacutesireacute ou effet diminueacute si le comportement est poursuivi avec la mecircme

intensiteacute raquo Lrsquoefficaciteacute de la sanction deacutecroicirct avec son exeacutecution reacutepeacuteteacutee il faut donc toujours

sanctionner davantage

- laquo Agitation ou irritabiliteacute si le comportement ne peut ecirctre poursuivi raquo - ou le sentiment

de vulneacuterabiliteacute des enseignants quand on suspend leur sanction ou leur pouvoir de sanction

Quel enseignant ameneacute agrave devoir sanctionner malgreacute lui nrsquoa pas ressenti lrsquoimpasse dans

laquelle il se reacuteengage pourtant reacuteguliegraverement ndash avec le sentiment de ne pas pouvoir faire

autrement

357

SM2 p

Il y a toutefois une limite agrave ce rapprochement crsquoest que SM1 p et lrsquoaddiction relegravevent

de la pulsion incontrocirclable (ou difficilement controcirclable) Or crsquoest un attribut qui selon toute

vraisemblance manque dans la pratique de la sanction (agrave moins de parler drsquoune pulsion

punitive ndash mais nous ne sommes assureacutement plus alors dans un cadre eacuteducatif) Au contraire

la sanction se veut mesureacutee rationnelle Elle relegraveve drsquoun mode de deacutelibeacuteration Crsquoest agrave ce titre

qursquoon ne peut parler au sens propre drsquoaddiction ndash mais seulement par meacutetaphore par les

effets (et non par la cause) Mais ainsi que nous lrsquoavons remarqueacute on peine agrave trouver une

raison veacuteritablement eacuteducative pour justifier son recours (davantage incantatoire que

deacutemontreacutee) La pratique de la sanction suppose une deacutelibeacuteration mais dans un horizon de

raisons qui la justifient neacutegativement pas drsquoalternative possible

Nous proposons donc lrsquohypothegravese qursquoelle relegraveve drsquoun parasitage du systegraveme de

motivation drsquoinnovation Certes Daniel Favre estime que SM2 ne peut ecirctre parasiteacute (p 54) ce

serait obeacuteir agrave une injonction paradoxale du genre laquo deviens autonome raquo (or reacutepondre agrave

lrsquoinjonction serait preacuteciseacutement le moyen drsquoy deacuteroger) Mais nrsquoy a-t-il pas un paradoxe analogue

qui œuvre dans lrsquoinjonction qui se preacutesente agrave lrsquoeacuteducateur laquo sanctionne pour reacuteinteacutegrer raquo

Lrsquoautonomie eacuteducative est parasiteacutee par une croyance dogmatique de type laquo on ne peut pas

faire autrement raquo laquo jrsquoai tout essayeacute raquo laquo crsquoest pour son bien raquo Lrsquointelligence tourne en rond

autour du mecircme problegraveme sans compulsion mais sans capaciteacute agrave innover Le SM2 p srsquoil existe

serait une deacutependance excessive agrave une croyance qursquoon croit argumenter quand on ne fait que

la reacutepeacuteter

Telle serait la sanction en eacuteducation une pratique motiveacutee rationnellement (et non

impulsivement) mais parasiteacutee par une croyance dogmatique qui bloque lrsquoinnovation qui pose

ladite pratique comme (malheureusement) incontournable Le seul plaisir qui en ressort est

celui drsquoeacuteviter un deacuteplaisir plus important celui du deacutesordre ndash eacutetant entendu qursquoil nrsquoest qursquoun

seul moyen de ramener lrsquoordre Mais peut-ecirctre une autre conception de lrsquoordre est-elle

possible qui nrsquoest pas agrave imposer mais agrave faire eacutemerger

Ainsi pourquoi eacutevoquer sur un mode meacutetaphorique une laquo addiction raquo eacuteducative agrave la

sanction Pour plusieurs raisons

358

- Le sujet qui sanctionne ne sait pas pourquoi il sanctionne les raisons de son acte

lui eacutechappent Il le fait par imitation des modegraveles passeacutes qursquoil a inteacuterioriseacutes ainsi que

pour eacutechapper agrave une tension deacutesagreacuteable (celle de perdre le controcircle)

- Le sujet qui sanctionne se trouve pris dans un engrenage sanctionner appelle de

devoir sanctionner davantage

- Il nrsquoenvisage mecircme pas drsquoexercer sans recours agrave cette pratique qui lui paraicirct

consubstantiel agrave son art La croyance dogmatique lui fait admettre sans examen

critique lrsquoideacutee qursquoeacuteduquer crsquoest (neacutecessairement ecirctre ameneacute agrave devoir) sanctionner

- Lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation sans sanction paraicirct utopique ndash pour ne pas dire suspecte

Si notre hypothegravese srsquoavegravere exacte qui dit (apparentement agrave lrsquo) addiction dit possibiliteacute

de sevrage Comment pourra-t-on alors se sevrer de la sanction Quand la sanction reacuteponse

culturelle cessera-t-elle drsquoapparaicirctre comme une seconde nature pour les eacuteducateurs

359

Conclusion

Les analyses qui preacutecegravedent convergent vers cette ideacutee que la sanction ne peut ecirctre

philosophiquement fondeacutee dans un cadre eacuteducatif Qursquoil srsquoagisse de dressage ou drsquoeacuteleacutevation

la sanction est apparue au contraire a minima comme peacutedagogiquement probleacutematique au

pire comme un obstacle engageant une anthropologie pessimiste de la nature humaine

Lrsquoefficaciteacute probleacutematique de la sanction

Ce nrsquoest pas agrave dire que la sanction nrsquoest pas efficace on ne saurait lui deacutenier qursquoelle est

au contraire spectaculairement efficace On ne saurait deacutenier non plus que dans un cadre

scolaire le retour agrave lrsquoordre qursquoelle permet est la condition de possibiliteacute du travail des autres

membres du groupe Son efficaciteacute sociale apparaicirct donc eacutevidente

Toutefois et crsquoest lagrave eacutemerge la difficulteacute il nrsquoa nullement eacuteteacute deacutemontreacute que cette

efficaciteacute soit autre que comportementale et puisse entraicircner autre chose qursquoune conversion

agrave lrsquoeacutetat agentique Autrement dit la sanction nrsquoa jamais pu avoir drsquoautre objet que le dressage

Il nrsquoa pas eacuteteacute deacutemontreacute non plus que cette efficaciteacute deacutepasse le court terme la sanction motive

un changement de conduite mais ne saurait maintenir le changement Non seulement la

sanction ne peut viser mieux que le dressage de la conduite mais on peut leacutegitimement douter

qursquoelle atteigne cet objectif J Reeve estime que la conseacutequence preacutevue drsquoune punition

corporelle est la soumission immeacutediate (dans les cinq secondes) (2017 p 139) Mais il y a tout

lieu de craindre au contraire que la sanction geacutenegravere drsquoautres difficulteacutes qui font obstacle agrave un

apprentissage Humiliation vengeance stress ces effets sont de toute eacutevidence de terribles

obstacles peacutedagogiques J Reeve eacutenumegravere pour lrsquoenfant comme pour lrsquoadulte un laquo raz-de-

mareacutee drsquoeffets secondaires nuisibles au deacuteveloppement raquo (2017) agressiviteacute comportement

anti-social faible santeacute mentale inteacuteriorisation morale pauvre deacuteteacuterioration de la relation

parent-enfant

Agrave lrsquoindisciplineacute on reacutepond par la sanction Mais elle ne saurait toujours menacer les

phases intermittentes appelleront alors une indiscipline reacuteactive qui geacuteneacuterera davantage de

sanction Etc Ougrave est la cause ougrave est lrsquoeffet Il y une escalade de la sanction dont on ne peut

sortir qursquoen violant lrsquoune des conditions de possibiliteacute de son efficaciteacute et mecircme de sa justice

on ne doit pas toujours sanctionner la conduite deacuteviante Mais alors on place lrsquoecirctre agrave eacuteduquer

dans une situation drsquoincertitude ougrave pour le dire en termes comportementalistes on punit la

360

conduite qursquoon renforce agrave drsquoautres occasions en la laissant impunie comme dans laquo le cas de

lrsquoenfant qui ne sait pas quand il sera puni et quand il ne le sera pas raquo (Skinner p 182)

produisant une confusion et une ambivalence bien peu eacuteducatives

Deacutenoncer la sanction est-ce faire lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute

Agrave montrer les limites de la sanction faisons-nous lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute Rien ne serait

plus contraire agrave lrsquoesprit de notre travail Mais il faut srsquoentendre sur le terme drsquoimpuniteacute et ce

qursquoil engage agrave titre de preacutesupposeacutes

Lrsquoimpuniteacute deacutesigne la capaciteacute pour un sujet drsquoeacutechapper la punition qursquoil aurait ducirc

recevoir Or notre question est le sujet drsquoune eacuteducation doit-il eacutecoper drsquoune punition Celle-

ci lrsquoaidera-t-il dans le processus drsquoapprentissage Le problegraveme qui est le nocirctre se situe donc

en-deccedilagrave de la loi et par conseacutequent en-deccedilagrave de la question de lrsquoimpuniteacute Notre

questionnement est meacuteta-juridique

La question de lrsquoimpuniteacute renvoie agrave la question de lrsquoeacutegaliteacute elle peut signifier que

quelqursquoun se situe au-dessus de la loi eacutechappant agrave une condition censeacutee srsquoappliquer agrave tous la

liberteacute des autres est alors nieacutee Dans la huitiegraveme des Lettres eacutecrites de la montagne Rousseau

eacutecrit laquo Il ny a donc point de liberteacute sans lois ni ougrave quelquun est au-dessus des lois raquo Ce sens

drsquoimpuniteacute qui suppose une observation stricte de la loi de la part de tous sans exception est

alors deacutetestable lrsquoimpuniteacute au-delagrave de la loi est meacutepris de celle-ci comme condition de

possibiliteacute de la liberteacute des membres qui y obeacuteissent Rousseau donne le nom de despote agrave laquo

celui qui se met au-dessus des lois-mecircmes raquo il est donc toujours un tyran compris comme

laquo celui qui srsquoingegravere contre les lois agrave gouverner selon les lois raquo (Rousseau 1971a pp 554-555)

Rien nrsquoest donc plus eacutetranger agrave notre propos que de faire lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute ndash crsquoest-

agrave-dire du paranomique

La sanction comme occasionfonction drsquoarrecirct

On dira que crsquoest la sanction accompagneacutee de la parole qui est eacuteducative nous

accordons pleinement la fonction eacuteducative de la parole car elle est lrsquoeacuteleacutement de la meacutediation

par excellence Mais la parole doit-elle srsquoaccompagner de sanction ndash ou bien nrsquoaurait-on pas

inteacuterecirct agrave deacutelier les deux aspects Peut-ecirctre ne faudrait-il pas sous-estimer le pouvoir de la

sanction comme coup drsquoarrecirct elle est ce qui marque la rupture Encore faut-il alors qursquoelle

361

soit exceptionnelle ou particuliegraverement lourde ndash et nrsquoemprisonne pas le sujet dans une

eacutetiquette ce dont on ne saurait ecirctre assureacute a priori Mais agrave supposer que la sanction ait eu

cette fonction drsquoarrecirct et ait permis creacuteant une occasion de dialogue une conversion du sujet

agrave eacuteduquer ndash et agrave supposer encore que la sanction ne soit pas encore effective nrsquoest-on pas

autoriseacute agrave consideacuterer que la conversion ayant eu lieu on peut se passer deacutesormais de

lrsquoexeacutecution de la peine Nous en revenons au paradoxe eacutenonceacute par Guyau dans lrsquoEsquisse laquo

Il faudrait le convertir pour pouvoir le frapper et srsquoil est converti pourquoi le frapper raquo

(1985 p 169)

Ne peut-on pas concevoir drsquoautres moyens plus positifs de marquer cet arrecirct afin de

renouer le dialogue qui a eacuteteacute rompu ndash et peut-ecirctre jamais initieacute Faut-il neacutecessairement en

passer par la peine qursquoon inflige pour faire grandir

On est tenteacute de justifier la sanction par sa fonction drsquoarrecirct laquelle ouvre un eacutecart

existentiel que lrsquoeacuteducateur doit ensuite travailler la justifie-t-on vraiment de la sorte Le

potentiel eacuteducatif qursquoelle peut ouvrir (et qui ne srsquoen trouve pas ouvert loin srsquoen faut par sa

seule exeacutecution) deacutemontre-t-il que la sanction est indispensable Qursquoelle eacutetait le seul moyen

La sphegravere juridique nrsquoa pas eacuteteacute sans srsquoemparer de cette question du sens de la peine

comment la temporaliteacute de la peine (notamment dans lrsquoemprisonnement) peut-elle ecirctre

investie par le sujet ndash en vue drsquoun changement Cette probleacutematique est celle de la

deacutesistance focaliser lrsquoattention sur les facteurs qui soutiennent la reacuteinsertion en sorte qursquoagrave

lrsquooccasion de la peine une conversion eacutemerge La fin eacuteducative viseacutee par la deacutesistance est

manifeste Agrave ce titre crsquoest le juge drsquoapplication des peines qui deacutetient la cleacute du sens de la peine

crsquoest agrave lui que revient la deacutelicate compeacutetence drsquoeacutevaluer les effets de la peine et de proposer

les modaliteacutes drsquoapplication qui en maximisent le sens eacuteducatif Le juge drsquoapplication des peines

lorsqursquoil srsquoenquiert du sens de la peine srsquoapparente alors agrave srsquoy meacuteprendre agrave un eacuteducateur qui

ne peut rien sans la coopeacuteration de lrsquoinculpeacute Il ne srsquoagit pas seulement de punir et de surveiller

ndash de punir par une surveillance permanente mais de reacuteapprendre agrave faire confiance Mais

qursquoon ne srsquoy trompe pas le travail eacuteducatif du juge drsquoapplication des peines ouvert par la

deacutesistance œuvre sur une sanction qui est donneacutee le travail de sens est tout a posteriori sans

qursquoil soit primitivement assureacute que la sanction qui amorce ce travail ne soit pas agrave un autre

point de vue un obstacle sur le chemin de la (re)conversion Comment faire du sens avec ce

qui est donneacute ndash avec la sanction qui est donneacutee Voilagrave le grand deacutefi du juge drsquoapplication des

peines soucieux de preacutevenir la reacuteiteacuteration voire la reacutecidive Mais ce nrsquoest pas agrave dire que hors

362

contexte juridique et hors situations deacutelictueuses voire criminelles le sens doive passer par la

sanction La sanction est la reacuteponse sociale agrave la deacuteviance mais elle a longtemps eacuteteacute attribueacutee

sans que la quecircte de sens ne srsquoimpose tant ce dernier semblait satureacute par son eacutevidence mecircme

(jus talionis) Maintenant que la question du sens de la peine se pose rien nrsquointerdit de penser

que des sens pourront ecirctre trouveacutes et mecircme controuveacutes ndash ainsi que lrsquoeacutecrivait Nietzsche dans

La Geacuteneacutealogie de la morale laquo fluide est la forme mais plus fluent encore est le sens raquo (2000

p 154) Ce qui ne revient pas notons-le bien agrave leacutegitimer comme telle la sanction on peut

certes en faire quelque chose qui srsquointegravegre dans un processus eacuteducatif mais on ne peut

nullement en deacuteduire qursquoelle indispensable au geste eacuteducatif comme tel

Nous ne nions pas que la sanction puisse produire un effet de sideacuteration qui rend

propice lrsquoacte eacuteducatif lorsque le sujet nrsquoavait manifestement pas conscience qursquoil

commettait non pas une infraction leacutegegravere mais un deacutelit voire un crime et qursquoil comprend alors

ce qursquoil a fait Pour ces actes graves la sanction est peut-ecirctre (sans doute ) le seul moyen de

parvenir agrave une prise de conscience qui seule permet la conversion Mais doit-on vraiment

indexer lrsquoeacuteducation sur le droit criminel Si les inflexions contemporaines du droit apprennent

agrave voir le criminel comme un ecirctre eacuteducable doit-on en retour voir lrsquoecirctre agrave eacuteduquer comme un

criminel potentiel

La seule sanction qui semble valoir compatible de part en part avec les exigences

eacuteducatives (et notamment avec le primum non nocere) est celle que le sujet se donne agrave lui-

mecircme Mais cette peine ne doit ecirctre la conseacutequence ni drsquoun sentiment de culpabiliteacute (qui

suppose un conditionnement ndash cf Skinner) ni de lrsquointeacuteriorisation drsquoun Surmoi (qui suppose

probleacutematiquement une tendance agrave lrsquoagressiviteacute et qui relegraveve finalement drsquoun simple

dressage ndash cf Freud) ni comme auto-censure (conseacutecutive agrave la mise en œuvre de lrsquoeacutetat

agentique ndash cf Milgram) seul un acte libre et reacutefleacutechi autonome et eacutemancipeacute serait agrave mecircme

de reacutepondre agrave lrsquoexigence eacuteducative Mais on ne voit pas alors pourquoi le sujet converti par

hypothegravese au bien srsquoauto-sanctionnerait pour de bonnes raisons Pourquoi se ferait-il du mal

En quoi lrsquoeacutetat du monde se trouverait-il ameacutelioreacute agrave quelque niveau que ce soit Agrave moins de

preacutesupposer qursquoun masochisme est requis pour le progregraves eacuteducatif ou moral (hypothegravese des

plus probleacutematiques) il nrsquoy a aucune raison de consideacuterer qursquoun suppleacutement gratuit de

souffrance soit neacutecessaire pour peacuterenniser un apprentissage

363

Normativiteacute et normalisation

Ce nrsquoest pas agrave dire que nous soutenons que le sujet doit tout tirer de lui-mecircme La

reacutevolution copernicienne en eacuteducation qui consiste agrave partir de ce dont lrsquoenfant est capable

ne doit pas faire croire ou que lrsquoenfant sait deacutejagrave (sur le mode drsquoune ἀνάμνησις) ou qursquoil pourrait

bien guideacute retrouver par lui-mecircme le savoir Crsquoest sous-estimer les obstacles eacutepisteacutemologiques

eacutetudieacutes par Bachelard qui requiegraverent de se deacutepartir de lrsquoopinion des preacutejugeacutes il nrsquoy a pas de

continuiteacute entre lrsquoexpeacuterience quotidienne et la science mais une rupture que celui qui

apprend ne peut deacutecouvrir Il serait illusoire de penser que chaque enfant peut accoucher

avec pour seul guide une bonne maiumleutique de lrsquohistoire des sciences Il y a un eacuteleacutement

objectif heacuteriteacute qui reacutesiste agrave toutes les tentatives de reacuteduire le savoir agrave une activiteacute de la

subjectiviteacute crsquoest ce qursquoon pourrait appeler apregraves Denis Kambouchner la transcendance du

savoir (LrsquoEacutecole question philosophique p 97) Mais cette normativiteacute interne et inheacuterente aux

disciplines (Prairat 2002 p 28) nrsquoest pas une sanction il nrsquoest pas une de ces preacutesences qursquoon

inflige mais de celles qursquoon investit Aussi nous ne pensons pas contrairement agrave Eirick Prairat

que la normativiteacute inheacuterente aux disciplines impose aux eacutelegraveves une laquo part de violence

symbolique raquo les exigences disciplinaires (au sens des disciplines de savoir) ne sont pas des

violences mais relegravevent de la simple factualiteacute En revanche la violence apparaicirct au moment

ougrave lrsquoon considegravere qursquolaquo il faudra toujours faire entrer les ldquonouveaux venusrdquo dans des disciplines

qursquoils nrsquoont pas choisiesraquo (Prairat 2002 p 39) crsquoest ce laquo faire entrer raquo engendreacutee par la

normalisation avec les sur-contraintes qursquoil impose qui peut srsquoaveacuterer brutal et non la

normativiteacute et ses contraintes inheacuterentes Autrement dit la violence potentielle nrsquoest jamais

du cocircteacute du savoir mais du cocircteacute de sa transmission

Proposition et relance

Nous pourrions arrecircter lagrave notre travail et conclure par la neacutegative nous ne voyons pas

de raison pour laquelle la sanction doit ecirctre consideacutereacutee comme eacuteducative aussi bien au sens

du dressage que de lrsquoeacuteleacutevation Au point de vue pragmatique nous croyons donc pouvoir

affirmer qursquoil convient de sanctionner le moins possible ndash ideacutealement pas du tout On objectera

certainement qursquoil srsquoagit lagrave drsquoune utopie de peacutedagogue nous reacutepondrons qursquoil srsquoagit plutocirct

drsquoun ideacuteal reacutegulateur (vers lequel nous devons aller) que drsquoun principe constitutif (qui

reposerait sur une tabula rasa peacutedagogique) De mecircme qursquoun monde sans sexisme sans

364

racisme ou sans homophobie nrsquoexistera sans doute jamais bien qursquoil vaille la peine drsquoœuvrer

pour son avegravenement de mecircme une eacuteducation sans sanction nrsquoexistera peut-ecirctre jamais du

moins agrave lrsquoeacutechelle scolaire mais nous pensons semblablement qursquoil vaut la peine de travailler agrave

son deacuteveloppement

Nous ne posons pas qursquoil convient hic et nunc de supprimer toute sanction

proposition dangereuse et irresponsable car tant que les eacuteduqueacutes ne sont pas precircts agrave son

abolition on doit consideacuterer qursquoelle demeure neacutecessaire Les ecirctres faits par la sanction

finissent par ecirctre faits pour la sanction Tout le paradoxe est qursquoen ne suspendant pas la

sanction on risque de contribuer agrave la neacutecessiteacute de son maintien pour la δόξα le fait surtout

quand il est geacuteneacuteraliseacute suffit heacutelas agrave faire droit et on cherchera mecircme agrave justifier ce qui se fait

comme eacutetant ineacuteluctable Nous estimons donc qursquoil faut travailler agrave lrsquoeacuteclipse de la sanction

mais sans la preacutecipiter il faut travailler agrave la rendre inutile et inadapteacutee La sanction est un

remegravede qui sans qursquoon y prenne garde devient un poison pire que le mal qursquoelle eacutetait censeacutee

combattre

Mais cesser lagrave notre investigation serait ne faire que qursquoune partie du chemin Si la

sanction ne srsquoavegravere pas aussi eacuteducative qursquoescompteacutee se pose immeacutediatement la question de

savoir par quoi on peut (on doit) la remplacer

365

Partie IV

Une eacuteducation sans sanction est-elle possible

Jalons pour une eacuteducation sans obligation ni sanction

366

Par quoi remplacer la sanction

Nous pensons qursquoainsi formuleacutee la question est mal poseacutee car elle ignore (ou feint

drsquoignorer) le complexe dans lequel srsquoinsegravere la sanction La sanction nrsquoest pas un tout qursquoon

pourrait remplacer par un autre tout elle est une partie que sans changer le tout auquel elle

se rapporte ne pourrait ecirctre remplaceacutee que par un substitut qui lui serait fort proche

La linguistique (avec Saussure Humboldt et Benveacuteniste) a montreacute que le langage est

travailleacute par la neacutegativiteacute un signifiant nrsquoa pas de signification poseacutee de maniegravere immuable

mais seulement une valeur relative laquo dans la langue il nrsquoy a que des diffeacuterences sans termes

positifs raquo eacutecrivait Saussure dans son Cours de linguistique geacuteneacuterale De mecircme nous posons que

la sanction nrsquoa pas de signification per se mais de maniegravere diffeacuterentielle agrave lrsquointeacuterieur drsquoun

systegraveme Quels sont ces autres signifiants par lesquels la sanction apparaicirct comme ineacutevitable

Voilagrave la premiegravere difficulteacute qui nous occupera dans le prochain chapitre

Si la sanction srsquointegravegre dans un complexe au sein duquel elle entretient une fonction

donneacutee on ne pourra guegravere remplacer la sanction que par un eacutequivalent fonctionnel ndash crsquoest-

agrave-dire une autre sanction Changer la sanction seulement sans changer les eacuteleacutements par

lesquels elle fait sens crsquoest se condamner agrave envisager seulement des substituts des rigoureux

synonymes pour filer la meacutetaphore linguistique

Crsquoest par exemple ce que propose Skinner (pp 182-184) qui eacutevoque les laquo substituts du

punissement raquo remplacer le punissement par lrsquoaffaiblissement drsquoun opeacuterant par la

modification des circonstances Ainsi la satiation la prorogation lrsquooubli lrsquoextinction le

conditionnement drsquoun comportement incompatible etc Le renforcement positif serait ainsi le

candidat naturel du substitut de la punition en tant qursquoil nrsquoaurait pas agrave supposer de

changement dans la structure de controcircle

Sans doute de tels substituts nrsquoont pas les deacutefauts preacuteceacutedemment deacutenonceacutes de la

sanction (au sens punitif du terme production de stimulus aversif) lrsquoefficaciteacute agrave long terme

est davantage soutenue et ne se trouvent pas geacuteneacutereacutes des affects reacuteactionnels (angoisse

vengeance etc) Mais ils reacuteduisent le problegraveme de lrsquoeacuteducation agrave lrsquoeffet drsquoun conditionnement

En effet les propositions de Skinner ne sortent pas drsquoune situation de controcircle il nrsquoy aucune

place pour lrsquoeacutemancipation ou lrsquoautonomie Lrsquoauto-deacutetermination se trouve a priori congeacutedieacutee

Il nrsquoy a pas agrave sous-estimer ni lrsquoimportance ni lrsquoefficaciteacute ces reacuteponses mais il faut les replacer

367

dans un contexte qui est celui du dressage du comportement Agrave ce titre la sanction comprise

au sens large de systegraveme de reacutecompense et de punition eacutepuiserait la question eacuteducative Nous

pensons que crsquoest passer agrave cocircteacute de lrsquoessentiel

Au lieu de simples substituts nous proposons drsquoenvisager des alternatives ndash crsquoest-agrave-dire

des reacuteponses complexes (ou plutocirct des complexes de reacuteponses) qui ne reconduisent pas la

sanction dans la fonction qursquoelle occupe Mais il faut drsquoabord preacutesenter cette fonction tel est

lrsquoobjet deacutesormais de notre travail afin de savoir si on peut eacuteduquer sans sanction ndash sans

punition ni reacutecompense

La quatriegraveme partie de ce travail est consacreacutee agrave cet au-delagrave de la sanction penseacute

comme horizon de lrsquoeacuteleacutevation

368

10 Objectivation et subjectivation de la sanction conditions de possibiliteacute

101 Lrsquoobjectivation de la conduite lrsquoautoriteacute disciplinaire

Dans ce chapitre nous nous inspirons des analyses de Michel Foucault dans Surveiller

et punir (1975) qui comprend la sanction (entre autre scolaire) comme un principe de ce qursquoil

nomme les laquo disciplines raquo

Preacutecisons que les apports de Foucault agrave une penseacutee de lrsquoeacuteducation ne se reacuteduisent pas

aux analyses critiques de Surveiller et punir ndash ainsi que lrsquoa bien montreacute un reacutecent ouvrage

consacreacute agrave cette question (Agrave lrsquoeacutecole de Foucault 2014) Pour autant concernant la question de

la sanction les analyses de 1975 fournissent un mateacuteriau inappreacuteciable et pour ainsi dire

incontournable Il ne srsquoagit pas pour autant drsquoeacutevoquer la sanction absolument parlant (au point

de vue deacutefinitionnel) mais dans un certain type de socieacuteteacute eacutemergeant agrave la fin de lrsquoacircge classique

au croisement drsquoun certain type de savoir et drsquoun genre de pouvoir la socieacuteteacute disciplinaire

Le contresens qursquoil faut eacuteviter agrave tout prix consiste agrave consideacuterer que pour Foucault

lrsquoeacutecole est une prison il srsquoagit au contraire de montrer qursquoil y a des analogies mais aussi de

toute eacutevidence des speacutecificiteacutes institutionnelles ndash bien que Foucault nrsquoait toutefois jamais

analyseacute lrsquoeacutecole comme telle

Par disciplines il faut comprendre des laquo formules geacuteneacuterales de domination raquo qui

passent par une technologie du corps Formules laquo geacuteneacuterales raquo car on les voit agrave lrsquoœuvre sur un

mode analogique dans les couvents les armeacutees les hocircpitaux les ateliers les eacutecoles etc De

domination car on peut deacutefinir ces disciplines comme des laquo meacutethodes qui permettent le

controcircle minutieux des opeacuterations du corps qui assurent lrsquoassujettissement constant de ses

forces et leur imposent un rapport de dociliteacute-utiliteacute raquo (Foucault 1975 p 139)

Ces disciplines ont un inteacuterecirct en termes de coucirct de pouvoir par les disciplines on

obtient laquo des effets drsquoutiliteacute au moins aussi grands raquo que dans lrsquoesclavage par exemple mais

sans engager de laquo rapport coucircteux et violent raquo (1975 p 139) Lrsquooptique est drsquoeacutetablir un rapport

entre obeacuteissance et utiliteacute par un laquo art du corps humain raquo crsquoest une fabrique de laquo corps

ldquodocilesrdquo raquo (1975 p 140) une politique de la coercition

369

1011 Le corps docile la fabrique de lrsquoindividualiteacute

La cellule ou lrsquoorganisation de lrsquoespace en tableaux

laquo Lrsquoart des reacutepartitions raquo (Foucault 1975 pp 143-151) il srsquoagit drsquoarticuler la clocircture

(au fond contingente) le quadrillage (organisation cellulaire de lrsquoespace) les emplacements

fonctionnels (pour surveiller empecirccher les communications importunes et creacuteer un espace

utile) drsquoassurer une circulation et une interchangeabiliteacute reacutegie par le rang Des cellules des

places et des rangs afin que de produire un espace qui croise les exigences architecturale

fonctionnelle et hieacuterarchique Le but est drsquoeacutetablir un laquo tableau de vie raquo ndash le tableau eacutetant

compris au XVIIIe siegravecle comme une organisation du multiple une mise en laquo ordre raquo comme

une laquo technique de pouvoir et une proceacutedure de savoir raquo (Foucault 1975 p 150)

Crsquoest ainsi que laquo Lorganisation dun espace seacuteriel fut une des grandes mutations

techniques de lenseignement eacuteleacutementaire raquo (Foucault 1975 p 148) Agrave lrsquoinspiration romaine

ougrave la classe est diviseacutee en deacutecuries dans une joute rejoueacutee entre Rome et Carthage sous la

surveillance drsquoun deacutecurion se substitue un espace homogegravene ougrave la rangeacutee et le rang regravegnent

ougrave les individus se succegravedent substituables dans un perpetuum mobile laquo Rangeacutees deacutelegraveves

dans la classe les couloirs les cours rang attribueacute agrave chacun agrave propos de chaque tacircche et de

chaque eacutepreuve rang quil obtient de semaine en semaine de mois en mois danneacutee en anneacutee

alignement des classes dacircge les unes agrave la suite des autre succession des matiegraveres enseigneacutees

des questions traiteacutees selon un ordre de difficulteacute croissante raquo (Foucault 1975 p 148) Ainsi

chacun est controcircleacute et chacun travaille obeacuteissance et utiliteacute

Une temporaliteacute scandeacutee ou la personnaliteacute organique

Lrsquoespace est reacutegleacute mais la temporaliteacute ne lrsquoest pas moins Le moyen de la controcircler est

le rythme (Foucault 1975 p 151-158) Pour ce faire lrsquoemploi du temps qui deacutecoupe lrsquoactiviteacute

en quantiteacutes affineacutees controcircleacutees mais qui vise agrave accroicirctre la qualiteacute du temps employeacute Mais

aussi plus caracteacuteristique lrsquoeacutelaboration temporelle de lrsquoacte qui controcircle de lrsquointeacuterieur son

deacuteroulement en deacutecomposant ses phases Mais cette deacutecomposition srsquoaccompagne drsquoune

mise en correacutelation du corps et des gestes laquo le bon emploi du corps raquo ougrave laquo rien ne doit rester

oisif ou inutile raquo est la condition du bon emploi du temps (Foucault 1975 p 154) Ainsi le

geste drsquoeacutecriture suppose une discipline holistique du corps laquo Une bonne eacutecriture par exemple

370

suppose une gymnastique mdash toute une routine dont le code rigoureux investit le corps en son

entier de la pointe du pied au bout de lindex raquo (Foucault 1975 p 154)

Mais il y a aussi dans le mecircme exemple du geste drsquoeacutecriture une articulation corps-

objet qui conduit agrave un laquo codage instrumental du corps raquo (Foucault 1975 p 155) Le parallegravele

entre le geste drsquoeacutecriture et le maniement du fusil est agrave cet eacutegard saisissant Enfin lrsquoutilisation

exhaustive du temps non pas seulement refouler lrsquooisiveteacute mais profiter de chaque instant

pour en maximiser lrsquoutiliteacute

Le cumul geacuteneacutetique ou lrsquoimposition drsquoexercices

Le temps de chaque individu peut se capitaliser en se geacuteomeacutetrisant Cette mise en seacuterie

de la temporaliteacute permet sa deacutecomposition son organisation par complexiteacute croissante

sanctionneacutee par une eacutepreuve finale sa classification individus dans une laquo polyphonie

disciplinaire raquo une seacuterialisation des processus drsquoapprentissage Ainsi le temps se trouve investi

par le pouvoir

La proceacutedure au centre de cette seacuteriation du temps est lrsquoexercice tacircches reacutepeacutetitives

diffeacuterentes gradueacutees elle permet de caracteacuteriser le sujet qui srsquoy soumet en rapport soit avec

le terme soit avec les autres soit encore avec la seacuterie Elle permet ainsi une surveillance

permanente

La combinatoire des personnaliteacutes ou lrsquoobeacuteissance par signe

Les temps individuels sont coordonneacutes entre eux toujours en vue drsquoaccroicirctre la

productiviteacute laquo Construire une machine dont leffet sera maximaliseacute par larticulation concerteacutee

des piegraveces eacuteleacutementaires dont elle est composeacutee raquo (Foucault 1975 p 166) Les corps les temps

doivent ecirctre combineacutes de maniegravere optimale Degraves lors lrsquoautoriteacute se manifeste sous forme drsquoun

signal qursquoelle envoie et qui doit ecirctre traduit en mouvement de maniegravere aussi automatiseacutee que

possible Pour ce faire les ordres doivent ecirctre simples brefs clairs Il srsquoagit Foucault lrsquoaffirme

sans ambages drsquoun dressage laquo Placer les corps dans un petit monde de signaux agrave chacun

desquels est attacheacutee une reacuteponse obligeacutee et une seule raquo (Foucault 1975 p 168) Lrsquoobeacuteissance

doit ecirctre prompte aveugle inconditionnelle elle est la vertu primordiale

371

Voilagrave le but du pouvoir disciplinaire fabriquer une laquo individualiteacute cellulaire organique

geacuteneacutetique et combinatoire raquo (Foucault 1975 p 194)

1012 La sanction au sein drsquoinstruments du pouvoir disciplinaire les fonctions

disciplinaires

Reacutesumons-nous la laquo discipline raquo impose une spatialisation et une temporalisation des

corps qui les saturant drsquoartifices les dresse en combinant efficaciteacute et soumission Dans cette

technologie du laquo bon dressement raquo nous allons voir que la sanction tient une place de choix

elle est au sens restreint de punition lrsquoun des trois instruments repeacutereacutes par Foucault pour

comprendre lrsquoefficaciteacute du pouvoir disciplinaire au sens large de conseacutequence on peut mecircme

dire que la sanction concerne deux des trois rouages eacutenonceacutes par Foucault La sanction est un

rouage essentiel du pouvoir disciplinaire qui fonctionne en reacuteseau avec la surveillance et

lrsquoexamen (qui relegraveve aussi en un sens de la sanction) qui les appelle et les complegravete

La surveillance hieacuterarchique

Le premier instrument du pouvoir disciplinaire est la surveillance Il ne srsquoagit plus drsquoecirctre

vu ou de veacuterifier ce qursquoil y a agrave lrsquoexteacuterieur il faut controcircler autant que possible ce qui se passe

agrave lrsquointeacuterieur drsquoun espace donneacute laquo Les pierres peuvent rendre dociles et connaissables raquo

(Foucault 1975 p 174) La claustration en est la version la plus simpliste le jeu des pleins et

des vides des transparences et des regards asymeacutetriques permet ideacutealement agrave un seul point

de vue de tout apercevoir sans ecirctre perccedilu en retour Le cercle est lrsquoideacuteal de la surveillance

mais agrave deacutefaut drsquoomniscience un systegraveme pyramidal est agrave mecircme drsquoassurer une surveillance

paradoxalement indiscregravete (car rien ne doit ecirctre cacheacute) et discregravete (car lrsquoeacuteconomie du pouvoir

exige qursquoil demeure cacheacute) de maniegravere aussi continue que possible Certes il y a bien un chef

(voire des chefs) mais le pouvoir nrsquoest pas posseacutedeacute il eacutemane de la machinerie dans son

ensemble La fonction prend le pas sur la personnaliteacute

Dans lrsquooptique disciplinaire enseigner crsquoest surveiller laquo Une relation de surveillance

deacutefinie et reacutegleacutee est inscrite au cœur de la pratique denseignement non point comme une

piegravece rapporteacutee ou adjacente mais comme un meacutecanisme qui lui est inheacuterent et qui multiplie

son efficaciteacute raquo (Foucault 1975 p 179)

372

La sanction normalisatrice

Le meacutecanisme peacutenal est indispensable au pouvoir disciplinaire Pas de transgression qui

ne doit srsquoaccompagner drsquoun chacirctiment Mais on se tromperait si lrsquoon voyait drsquoabord dans la

sanction un eacuteleacutement de simple reacutepression

Agrave cocircteacute des laquo grands systegravemes de chacirctiment raquo on trouve aussi et surtout une laquo infra-

peacutenaliteacute raquo ougrave les disciplines laquo quadrillent un espace que les lois laissent vide raquo Des

micropeacutenaliteacutes qui permettent subtilement de remplir lrsquoespace ougrave lrsquoindividualiteacute pourrait

srsquoexprimer en permettant aux sanctions drsquoœuvrer sur des deacutetails qui agrave premiegravere vue ne

relegravevent de la sanction le systegraveme disciplinaire eacutetend son empire plus rien nrsquoest indiffeacuterent

tout est punissable laquo agrave la limite que [hellip] que chaque sujet se trouve pris dans une universaliteacute

punissable-punissante raquo (Foucault 1975 p 181)

Crsquoest dire que ce nrsquoest pas seulement la transgression des regravegles qui est peacutenalisable

crsquoest lrsquoeacutecart au modegravele laquo le domaine indeacutefini du non conforme raquo Ainsi laquo le chacirctiment

disciplinaire a pour fonction de reacuteduire les eacutecarts raquo il est correctif il est correction Agrave ce titre

la sanction scolaire par excellence est le pensum lrsquoexercice maintes et maintes fois reacutepeacuteteacute qui

permet le dressage du corps laquo chacirctier crsquoest exercer raquo

Foucault preacutecise que la sanction nrsquoest pas que punitive elle recourt aux reacutecompenses

Cet envers du chacirctiment auquel il est preacutefeacuterable de recourir introduit un triple avantage il

permet le recours aux cateacutegories morales du bien et du mal il eacutevite la focalisation sur lrsquointerdit

et la faute et offre un exemple qui peut servir de stimulant il permet drsquoeacutelargir la surveillance

agrave tous les eacuteleacutements de la conduite qui les fait entrer dans le champ des bonnes et des

mauvaises notes Une laquo microeacuteconomie des peacutenaliteacutes perpeacutetuelles raquo peut alors se mettre en

place puisque chaque sanction (au sens large) devient quantifiable une mauvaise action peut

ecirctre compenseacutee par une bonne dette et avance constituent le paradigme eacuteconomique des

transactions peacutenales Qursquoon pense ainsi au permis agrave points proposeacute dans maints

eacutetablissements du second degreacute

Le progregraves dans le rang fait aussi office de sanction selon qursquoon recule dans le rang

ou qursquoon avance on est chacirctieacute ou reacutecompenseacute laquo Le rang en lui-mecircme vaut reacutecompense ou

punition raquo Le caractegravere honorifique du rang ne sert donc pas seulement agrave deacuteterminer les

aptitudes (utiliteacute sociale) il sert aussi agrave eacutetablir une laquo pression constante pour qursquoils se

373

soumettent tous au mecircme modegravele [hellip] Pour que tous ils se ressemblent raquo Culte de lrsquouniforme

donc de lrsquohomogegravene agrave travers cette sanction œuvrant en permanence silencieusement et

continucircment

Il ne srsquoagit donc pas de contraindre purement et simplement ni drsquoespeacuterer eacutemanciper

(en supposant une vertu expiatoire agrave la sanction) Non il srsquoagit de dresser de la maniegravere la plus

homogegravene possible le corps des sujets en les amenant agrave collaborer agrave cette conformiteacute La

sanction a une fonction de normalisation laquo La peacutenaliteacute perpeacutetuelle qui traverse tous les points

et controcircle tous les instants des institutions disciplinaires compare diffeacuterencie hieacuterarchise

homogeacuteneacuteise exclut raquo (Foucault 1975 p 185) Le normal devient un nouveau principe de

coercition

Lrsquoexamen

Lrsquoexamen syntheacutetise la surveillance et la sanction En un sens (eacutelargi) lrsquoexamen est lui-

mecircme sanction il permet de veacuterifier que la normalisation a eacuteteacute reacuteussie Il est aussi

surveillance qui laquo permet de qualifier de classer de punir raquo (Foucault 1975 p 187)

Instrument syntheacutetique quintessence du pouvoir disciplinaire facteur permanent du pouvoir

il doit donc ecirctre ritualiseacute Il est le sacre du pouvoir ndash rappelons pour montrer lrsquoimbrication des

instruments entre eux que sacer donnera naissance au terme laquo sanction raquo

En [lrsquoexamen] viennent se rejoindre la ceacutereacutemonie du pouvoir et la forme de

lexpeacuterience le deacuteploiement de la force et leacutetablissement de la veacuteriteacute Au cœur des

proceacutedures de discipline il manifeste lassujettissement de ceux qui sont perccedilus

comme des objets et lobjectivation de ceux qui sont assujettis (Foucault 1975)

Foucault preacutecise encore en quoi lrsquoexamen allie forme de savoir et type de pouvoir

- laquo Lexamen intervertit leacuteconomie de la visibiliteacute dans lexercice du pouvoir raquo

Traditionnellement crsquoest le pouvoir qui se montre en srsquoexerccedilant sur des sujets qui sont eux

dans lrsquoombre il eacutemet des signes de sa puissance il opegravere une deacutepense destineacutee agrave exhiber son

eacuteclat Dans la socieacuteteacute disciplinaire ce sont ceux qui sont soumis au pouvoir qui sont rendus

visibles tandis que le pouvoir demeure cacheacute le pouvoir srsquoexerce par une mise en lumiegravere

374

permanente Organisation physique de lrsquoespace et du temps laquo Lrsquoexamen vaut comme la

ceacutereacutemonie de cette objectivation raquo des corps surveilleacutes par des objets et recevant drsquoeux une

sanction continue Ceacutereacutemonie ougrave le pouvoir nrsquoapparaicirct que par ses effets laquo en creux raquo par des

sujets objectiveacutes sur laquo leurs corps devenus exactement lisibles et dociles raquo (Foucault 1975 p

190) Crsquoest laquo lacircge de lexamen infini et de lobjectivation contraignante raquo

- laquo Lexamen fait aussi entrer lindividualiteacute dans un champ documentaire raquo La

surveillance que permet lrsquoexamen continu se consigne en archives Son laquo pouvoir drsquoeacutecriture raquo

permet drsquoune part drsquohomogeacuteneacuteiser les traits individuels de les deacutecrire de les classer laquo sous le

regard drsquoun savoir permanent raquo drsquoautre part de pouvoir comparer constituer des groupes

comprendre les pheacutenomegravenes collectifs Crsquoest ainsi estime Foucault que sont neacutees les

laquo sciences de lrsquohomme raquo dans ces laquo archives de peu de gloire raquo laquo reacuteponse sans grandeur raquo

- laquo Lexamen entoureacute de toutes ses techniques documentaires fait de chaque individu

un ldquocasrdquo raquo Le sujet est rameneacute non pas agrave un acte au sein de circonstances mais agrave une

objectivation mesureacutee comparable laquo qursquoon a agrave dresser ou redresser raquo La seacuterialisation des

documents est lrsquooutil indispensable du processus de normalisation Naguegravere chroniques

reacuteserveacutes aux nobles lrsquoeacutecriture de lrsquohomme porte deacutesormais sur le tout-venant il faut tout

collecter Agrave la proceacutedure drsquoheacuteroiumlsation se substitue la mesure de lrsquoanonyme afin qursquoil cesse de

lrsquoecirctre laquo proceacutedure drsquoobjectivation et drsquoassujettissement raquo

Michel Foucault voit dans lrsquoexamen la proceacutedure cleacute celle qui est laquo au centre des

proceacutedures qui constituent lindividu comme effet et objet de pouvoir comme effet et objet

de savoir raquo (Foucault 1975 p 194) crsquoest lui qui produit un certain genre de reacuteel lrsquoindividu

comme produit drsquoune technologie de pouvoir Il serait trompeur de voir dans la surveillance

la sanction et lrsquoexamen des proceacutedures neacutegatives qui ne font qursquoobstacles elles produisent

laquo des domaines drsquoobjet et des rituels de veacuteriteacute raquo

Conclusion

Ces analyses de Michel Foucault nous conduisent agrave soutenir deux ideacutees

Drsquoune part dans la socieacuteteacute disciplinaire la sanction est consubstantiellement lieacutee au

projet de dresser le corps Lrsquoadoucissement des peines obeacuteit agrave une logique qui est moins

humanitaire qursquoeacuteconomique il srsquoagit aussi bien de retirer lrsquoutiliteacute de lrsquoobeacuteissance que

lrsquoobeacuteissance de lrsquoutiliteacute Il nrsquoest pas sucircr que quand lrsquoautoriteacute disciplinaire regravegne on puisse

375

eacutepurer la sanction de cette opeacuteration qui est celle du laquo bon dressement raquo on peut mecircme se

demander si tenter cette expiation disciplinaire de la sanction (si lrsquoon ose dire) ne relegraveve pas

de lrsquoimpossible Peut-ecirctre nrsquoy a-t-il drsquoautre choix radical que celui drsquoabandonner la sanction en

eacuteducation ndash pour autant qursquoon accreacutedite lrsquoideacutee que lrsquoeacuteducation peut (et doit) viser autre chose

que le dressage

Mais par quoi remplacerait-on la sanction Quel substitut Voilagrave le piegravege Car et crsquoest

ce que nous tirons des analyses de Foucault la sanction est un instrument qui en appelle

drsquoautres avec lesquels elle fonctionne en reacuteseau surveillance et examen La sanction servira

agrave surveiller et examiner tout autant que la surveillance agrave sanctionner et examiner et lrsquoexamen

agrave surveiller et sanctionner Il y a une logique holistique dans laquelle la sanction srsquointegravegre et

dont elle ne peut srsquoaffranchir Trouver un substitut agrave la sanction qui srsquointegravegre dans une logique

de surveillance et drsquoexamen la ferait rentrer par la fenecirctre quand on croyait lrsquoavoir sortie par

la porte ndash sous une forme voileacutee mais qui reconduirait tout aussi sucircrement la logique

disciplinaire

Pas de substitut donc mais des alternatives qui suppose de penser autrement la

globaliteacute de lrsquoeacuteducation et non un de ses eacuteleacutements seulement Tant qursquoon aura besoin de la

sanction on ne pourra srsquoen passer et toujours on en aura besoin dans un systegraveme

disciplinaire

Est-ce agrave dire qursquoil faut renoncer agrave la discipline ndash et consentir agrave fabriquer des

indisciplineacutes Le sophisme nrsquoest pas loin renoncer agrave la socieacuteteacute disciplinaire ce nrsquoest pas inviter

au deacutesordre Lrsquoalternative socieacuteteacute disciplinaire ndash deacutesordre nrsquoeacutepuise pas les possibles le

principe du tiers exclu est preacutesupposeacute sans avoir eacuteteacute rationnellement inviteacute

1013 La sanction dans une socieacuteteacute de controcircle

Il reste une derniegravere difficulteacute Nous avons peu mis lrsquoaccent sur la probleacutematique

historique des analyses de M Foucault comme si ses analyses sur la sanction eacutetaient

conceptuelles anhistoriques Tel nrsquoest pourtant pas le cas la socieacuteteacute disciplinaire nrsquoa pas

toujours existeacute et nrsquoexistera pas toujours La sanction nrsquoa pas toujours eacuteteacute normalisatrice (elle

eacutetait autrefois essentiellement expiatrice) et ne le sera pas toujours

Dans un Post-scriptum sur les socieacuteteacutes de controcircle (dans Pourparlers 2003 pp 240-

247) Gilles Deleuze preacutecise cette historiciteacute des socieacuteteacutes disciplinaires Agrave partir du XVIIIe siegravecle

376

elles succegravedent aux socieacuteteacutes de souveraineteacute qui preacutelegravevent plutocirct qursquoelles organisent la

production selon le mot de Deleuze (2013) et qui deacutecident la mort plutocirct que la vie Mais les

socieacuteteacutes disciplinaires qui fonctionnent en milieux clos apregraves avoir culmineacute au deacutebut du XXe

siegravecle connaicirctraient un deacuteclin Les institutions laquo milieux drsquoenfermement raquo si on suit Deleuze

traversent en effet une crise dont elles ne se remettront pas laquo Reacuteformer lrsquoeacutecole reacuteformer

lrsquoindustrie lrsquohocircpital lrsquoarmeacutee la prison mais chacun sait que ces institutions sont finies agrave plus

ou moins longue eacutecheacuteance raquo La question est de savoir combien de temps durera leur agonie

Crsquoest la socieacuteteacute de controcircle qui prendra le relais des socieacuteteacutes disciplinaires Ces derniegraveres

parlent un langage analogique enferment dans des moules quand la socieacuteteacute de controcircle procircne

un langage numeacuterique et preacutesentent une modulariteacute et une flexibiliteacute continues Lrsquoentreprise

remplace lrsquousine ndash lrsquoentreprise ougrave est censeacutee reacutegner une acircme et ougrave seacutevit une laquo rivaliteacute

inexpiable comme saine eacutemulation raquo En matiegravere scolaire la formation continue tend agrave

remplacer lrsquoeacutecole et le controcircle continu lrsquoexamen laquo Ce qui est le plus sucircr moyen de livrer

lrsquoeacutecole agrave lrsquoentreprise raquo estime Deleuze Pour reacutesumer cette mutation agrave son aurore laquo Dans

le reacutegime des eacutecoles les formes de controcircle continu et lrsquoaction de la formation permanente

sur lrsquoeacutecole lrsquoabandon correspondant de toute recherche agrave lrsquoUniversiteacute lrsquointroduction de

lrsquoldquoentrepriserdquo agrave tous les niveaux de scolariteacute raquo (Deleuze 2013) Lrsquoeacutecole doit moins normaliser

qursquoouvrir sur des deacuteboucheacutes ndash et ainsi participer agrave la construction drsquoun curriculum modulaire

On voit la mutation de deux des trois rouages disciplinaires la surveillance devient

controcircle lrsquoexamen devient entretien et controcircle continu Mais qursquoen est-il de la sanction

Nrsquoest-elle pas lieacutee par essence pourrait-on dire au reacutegime disciplinaire La sanction peut-elle

nrsquoecirctre pas normalisatrice (ou expiatrice) Quelle meacutetamorphose de la sanction dans une

socieacuteteacute de controcircle Le texte de G Deleuze ne permet pas de reacutepondre agrave cette question Il est

vrai que de laquo vieux moyens raquo peuvent ecirctre reacuteinvestis

Nous proposons une hypothegravese dans la socieacuteteacute de controcircle la sanction srsquointeacuteriorise

pour culminer en auto-controcircle et auto-censure Le stress devient le mode de reacutegulation

normal de lrsquoeacuteducation Ideacutealement plus besoin de sanctionner mais rappeler lrsquoeacutecheacuteance et

la responsabiliteacute de lrsquoeacutelegraveve quant au choix de son orientation quant agrave la construction de son

parcours personnaliseacute Rappeler qursquoil faut anticiper les secteurs porteurs parier sur

lrsquoemployabiliteacute du cursus choisi Ne plus sanctionner mais laisser le marcheacute sanctionner ne

pas imposer mais libeacuterer les peurs neacutees de situations anxiogegravenes tenir lieu de raison ne pas

imposer de reacuteponse mais laisser le jeune srsquoauto-profiler en prenant le problegraveme bien en

377

amont Bref la sanction ne viserait plus agrave briser la volonteacute (agrave la dresser) mais agrave la rendre docile

si sanction il y a encore crsquoest celle de la deacutemotivation laquo Beaucoup de jeunes gens reacuteclament

eacutetrangement drsquoecirctre ldquomotiveacutesrdquo ils redemandent des stages et de la formation permanente

crsquoest agrave eux de deacutecouvrir ce agrave quoi on les fait servir comme leurs aicircneacutes ont deacutecouvert non sans

peine la finaliteacute des disciplines raquo Le controcircle le plus efficace est celui que les sujets demandent

pour eux-mecircmes La sanction la plus efficace est celle qui est inteacuterioriseacutee ndash lrsquoauto-sanction

Sans nier la pertinence (et la puissance) du diagnostic on remarquera cependant que

les institutions reacutesistent agrave cette dissolution annonceacutee Certes le controcircle srsquoinfiltre partout (ainsi

du controcircle continu qui prend le pas sur le rituel de lrsquoexamen ndash reacutecemment programmeacute pour

le baccalaureacuteat) Mais nrsquoobserve-t-on pas la reacutesurgence de probleacutematiques proprement

disciplinaires du moins en eacuteducation avec le retour des questions de lrsquoautoriteacutehellip et bien

eacutevidemment de la sanction Il nrsquoest pas sucircr que lrsquoeacutecole puisse sortir de ces consideacuterations

disciplinaires

On pourrait cependant affiner la perspective et faire remarquer que si ces deux

reacutegimes de domination sont en concurrence lrsquoun avec lrsquoautre ils peuvent tout agrave fait coexister

La probleacutematique drsquoun retour de lrsquoautoriteacute peut srsquoaccommoder drsquoune mutation en profondeur

de la surveillance devenue auto-controcircle continu La sanction normalisatrice peut cohabiter

avec cette forme subtile drsquoauto-censure et se reacutepartissant peut-ecirctre mecircme les types drsquoeacutelegraveves

la premiegravere pour les deacutemotiveacutes et ceux qui sont en eacutechec la seconde pour les motiveacutes et ceux

qui sont deacutesireux de reacuteussir

102 Lrsquoinvention du sujet de lrsquoimputation

Sanctionner P Meirieu lrsquoaffirme en srsquoinspirant de Kant crsquoest supposer un sujet

drsquoimputation auquel on rapporte lrsquoacte et dont on le rend responsable Sanctionner revient

donc agrave engager une responsabiliteacute virtuelle du sujet afin de la faire advenir de la deacutevelopper

tel serait le cercle vertueux de la sanction Sanctionner un sujet crsquoest anticiper sa liberteacute et

ainsi la promouvoir La sanction on le voit devient solidaire de la liberteacute de la responsabiliteacute

et du sujet drsquoimputation

378

En deacutepit de lrsquoespegravece drsquoeacutevidence dont jouissent dans la philosophie occidentale

moderne ces concepts de liberteacute (de la volonteacute) de responsabiliteacute de faute de sujet ils

pourraient srsquoaveacuterer bien plus probleacutematiques qursquoils ne le paraissent

1021 Nietzsche la meacutetaphysique de la punition

Le premier nous semble-t-il agrave avoir soupccedilonneacute une meacutetaphysique dans ces concepts

apparemment inoffensifs est Nietzsche

Nietzsche ou la philologie du sujet

Dans La Geacuteneacutealogie de la morale (premier traiteacute sect13) il propose de renoncer agrave la

notion de sujet qui serait lieacutee agrave la seacuteduction que le langage opegravere sur la penseacutee Nietzsche eacutecrit

en ce sens que cette ideacutee ne peut naicirctre qursquoainsi

[hellip] agrave la faveur de la seacuteduction trompeuse du langage (et des erreurs

fondamentales de la raison qui y sont peacutetrifieacutees) lequel comprend et comprend de

travers toute production drsquoeffets comme conditionneacutee par une chose qui exerce des

effets par un ldquosujetrdquo (Nietzsche 2000 p 97)

Le langage nrsquoest pas un medium neutre il est gros de preacutejugeacutes (par exemple en

franccedilais la dualiteacute du masculin et du feacuteminin attribueacutee agrave toute chose) qui engage une

meacutetaphysique Au sect20 de Par-delagrave bien et mal Nietzsche eacutevoque laquo le charme exerceacute par des

fonctions grammaticales deacutetermineacutees raquo laquo charme invisible raquo qui consiste en laquo la domination

et [hellip] lrsquoaiguillage inconscients exerceacutes par de mecircmes fonctions grammaticales raquo (2003 pp 67-

68) les philosophes agrave ce titre partageraient les mecircmes superstitions que le vulgaire

Pastichant lrsquoἀνάμνησις platonicienne Nietzsche eacutecrit au mecircme paragraphe que trop souvent

les philosophes deacuteveloppent une penseacutee qui est laquo en fait bien moins une deacutecouverte qursquoune

reconnaissance un re-souvenir un retour au foyer raquo (2003 p 67) La reacuteminiscence nrsquoest pas

celle drsquoun quelconque monde ideacuteal drsquoavant lrsquoincarnation du corps elle puise dans lrsquoaxiologie

du langage Agrave cet eacutegard Nietzsche eacutevoque une ideacutee feacuteconde

379

Il est tregraves probable que des philosophes du domaine linguistique ouralo-altaiumlque

(celui dans lequel le concept de sujet est le moins deacuteveloppeacute) porteront ldquosur le monderdquo

un regard autre et se rencontreront sur des voies autres que des Indo-germains ou des

musulmans (Nietzsche 2003 p 68)

Quelle alternative (et non substitut) au laquo sujet raquo agrave la laquo volonteacute raquo la langue chinoise par

exemple permet-elle de penser Un siegravecle apregraves Nietzsche Franccedilois Jullien srsquoest attaqueacute agrave

cette difficulteacute drsquoune maniegravere particuliegraverement fructueuse comme nous allons le voir

Degraves lors lrsquoattitude de Nietzsche est celle drsquoun sceptique qui agrave lrsquoinstar de Socrate manie

lrsquoironie agrave lrsquoeacutegard des preacutejugeacutes seacutedimenteacutes dans la langue On lit ainsi au sect34 de Par-delagrave bien

et mal

Nrsquoest-il donc pas permis drsquoecirctre enfin un peu ironique agrave lrsquoeacutegard du sujet ainsi

qursquoagrave lrsquoeacutegard du preacutedicat et de lrsquoobjet Le philosophe ne serait-il pas en droit de srsquoeacutelever

au-dessus de la foi en la grammaire Les gouvernantes ont toute notre estime mais

ne serait-il pas grand temps pour la philosophie de renier la foi des gouvernantes

ndash (Nietzsche 2003 pp 86-87)

Qursquoon accreacutedite ou non ses (hypo)thegraveses sur la volonteacute de puissance son

aristocratisme il y a une leccedilon de philologie Nietzsche deacutefinit cette exigence notamment au

sect52 de LrsquoAnteacutechrist

Par philologie on doit entendre au sens tregraves geacuteneacuteral lrsquoart de bien lire ndash savoir

deacutechiffrer des faits sans les fausser par lrsquointerpreacutetation sans perdre dans lrsquoexigence

de comprendre la prudence la patience la finesse La philologie comme ephexis dans

lrsquointerpreacutetation (Nietzsche 1994 p 113)

380

Il faut se deacutefier des insinuations du langage pour ce faire retracer des genegraveses (et avec

elles les meacutetamorphoses de valeur drsquoougrave le projet geacuteneacutealogique drsquointerroger la valeur des

valeurs en sondant leur origine) et opeacuterer des comparaisons entre groupes linguistiques non

apparenteacutes La proposition de Nietzsche ouvre ainsi un tregraves feacutecond champ de recherche qui

est en lien avec notre questionnement si on sanctionne pour faire naicirctre le sujet drsquoimputation

qursquoimplique et que vaut la croyance agrave un tel sujet

Le sujet nrsquoest rien geacuteneacutealogie de lrsquoimputation

Pour comprendre la proposition positive de Nietzsche il faut commencer par deacutenoncer

une mauvaise interpreacutetation des pheacutenomegravenes (qursquoune philologie est agrave mecircme de rectifier) De

mecircme que la grammaire exige que tout verbe se rapporte agrave un sujet qui cause lrsquoaction de

mecircme le peuple prenant cette exigence grammaticale pour une exigence de la reacutealiteacute mecircme

interpregravete tout pheacutenomegravene naturel comme devant se rapporter agrave un sujet compris comme

substrat de lrsquoaction

De mecircme en effet que le peuple seacutepare la foudre de sa lueur et considegravere cette

derniegravere comme agir comme effet exerceacute par un sujet qui srsquoappelle foudre de mecircme

la morale du peuple seacutepare eacutegalement la vigueur des exteacuteriorisations de cette vigueur

comme srsquoil y avait derriegravere le vigoureux un substrat indiffeacuterent auquel il appartiendrait

en toute liberteacute drsquoexteacuterioriser ou non sa vigueur (Nietzsche 2000 p 97)

La penseacutee sous lrsquoeffet des charmes du langage deacutedouble donc chaque pheacutenomegravene en

cause et effet en sujet et en preacutedicat en faire et en agir laquo Fondamentalement le peuple

deacutedouble lrsquoagir quand il fait luire la foudre crsquoest un agir drsquoagir il pose le mecircme eacuteveacutenement

drsquoabord comme cause et encore une fois ensuite comme son effet raquo (Nietzsche 2000 p 98)

Autrement dit la penseacutee populaire (que les philosophes ne font que reprendre et

theacuteoriser) subjectivise la nature commettant un anthropomorphisme des plus sommaires

Mais cet anthropomorphisme constitue une erreur sur les faculteacutes humaines (erreur qui est

projeteacutee ensuite sur la nature tout entiegravere) la dualiteacute entre la cause et lrsquoeffet suppose que la

381

cause est libre de produire cet effet Autrement dit derriegravere la notion de sujet il faut

comprendre lrsquoacircme en tant qursquoelle est doueacutee drsquoune liberteacute du vouloir

On se demandera quelle est la raison drsquoune telle abstraction Pour Nietzsche la

signification est de teneur axiologique Croire qursquoun tel sujet existe qursquoil est libre drsquoagir ou de

ne pas agir crsquoest lui faire porter la responsabiliteacute de ce cet agir crsquoest pouvoir lui imputer ce

choix crsquoest pourquoi se trouve conforteacutee la croyance laquo qui veut que le fort ait toute liberteacute

decirctre faible et lrsquooiseau de proie drsquoecirctre agneau ndash ils srsquoattribuent ainsi le droit drsquoimputer agrave

lrsquooiseau de proie la responsabiliteacute drsquoecirctre oiseau de proie raquo (Nietzsche 2000 p 99) Ainsi

srsquoopegravere un renversement des valeurs neacute du ressentiment la faiblesse devient un choix et la

force deacutesormais peut ecirctre accuseacutee

Le sujet (ou pour le dire de maniegravere plus populaire lrsquoacircme) a peut-ecirctre eacuteteacute de ce

fait le meilleur article de foi que la terre ait connu jusqursquoagrave preacutesent parce qursquoil a permis

agrave lrsquoimmense majoriteacute des mortels aux faibles et aux opprimeacutes en tout genre cette

sublime tromperie de soi qui interpregravete la faiblesse elle-mecircme comme liberteacute sa

maniegravere drsquoecirctre particuliegravere comme meacuterite (Nietzsche 2000 pp 99-100)

Ainsi les notions de sujet drsquoimputation de liberteacute de responsabiliteacute sont lieacutees elles

reconduisent agrave lrsquoideacutee drsquoun laquo libre arbitre raquo dont Nietzsche estime qursquoelle constitue une erreur

typique Dans un texte que nous avons deacutejagrave citeacute (Le Creacutepuscule des idoles 2005 pp 158-159)

le philosophe allemand fait la psychologie de cette tendance agrave vouloir rendre responsable

Derriegravere la recherche de la responsabiliteacute il y a laquo lrsquoinstinct du vouloir-chacirctier et -juger raquo Il faut

degraves lors deacutegager lrsquoexistence de laquo lrsquoinnocence du devenir raquo la psychologie de la volonteacute

obstacle agrave lrsquoeacuteternel retour est lrsquoinvention des precirctres qui ont inventeacute la laquo liberteacute raquo pour que

les hommes puissent ecirctre jugeacutes punis ndash coupables laquo Meacutetaphysique de bourreau raquo conclut

Nietzsche qui sans condamner lrsquoideacutee de sanction reacuteprouve avec la derniegravere eacutenergie celle de

punition

Aujourdrsquohui ougrave nous sommes entreacutes dans le mouvement inverse ougrave

particuliegraverement nous immoralistes cherchons de toutes nos forces agrave extirper agrave

382

nouveau du monde le concept de faute et le concept de chacirctiment et agrave en laver la

psychologie lrsquohistoire la nature les institution et les sanctions sociales [hellip] (Nietzsche

2005 p 159)

Agrave lrsquoinstar de Spinoza qui deacutenonccedilait lrsquoideacutee de cause finale (dans lrsquoappendice au livre I de

LrsquoEacutethique) Nietzsche srsquoeacutelegraveve contre les anthropomorphismes et le finalisme laquo Crsquoest nous qui

avons inventeacute le concept de ldquobutrdquo dans la reacutealiteacute le ldquobutrdquo est absenthellip raquo (Nietzsche 2005 pp

159-160) Pour Nietzsche les ideacutees de sujet de liberteacute de volonteacute drsquoacircme de responsabiliteacute

drsquoimputation de punition de finaliteacute et de Dieu forment un reacuteseau auquel une philosophie

coheacuterente doit deacutesormais renoncer

Que nul ne soit plus rendu responsable que lrsquoon nrsquoait plus le droit de ramener

le mode drsquoecirctre agrave une causa prima que le monde ne soit plus une uniteacute ni comme

sensorium ni comme ldquoespritrdquo crsquoest cela seul qui est la grande libeacuteration ndash crsquoest par

cela seul qursquoest restaureacutee lrsquoinnocence du devenirhellip Le concept de ldquoDieurdquo fut jusqursquoagrave

preacutesent la plus grande objection contre lrsquoexistencehellip Nous nions Dieu nous nions la

responsabiliteacute en Dieu crsquoest par cela seul que nous rachetons le monde ndash (Nietzsche

2005 p 160)

laquo Lrsquoagir est tout raquo

Pour sortir de ce mensonge pour renverser ce renversement des valeurs il convient

ainsi drsquoopeacuterer une catharsis de cette mauvaise interpreacutetation agrave deacutelivrer la nature des

projections naiumlves qursquoune mauvaise lecture avait affubleacutee drsquoune subjectiviteacute

Aussi Nietzsche peut-il eacutecrire au sect109 du Gai Savoir laquo Quand aurons-nous le droit de

commencer agrave naturaliser les hommes que nous sommes au moyen de cette nature purifieacutee

reacutecemment deacutecouverte reacutecemment deacutelivreacutee raquo (Nietzsche 1997 p 163)

Naturalisons donc les hommes agrave lrsquoaide de cette nature deacutesubjectiviseacutee que reste-t-

il Lrsquoagir et rien drsquoautre laquo Lrsquoagir est tout raquo (2000 p 98) et lrsquoagir relegraveve drsquoune neacutecessiteacute

383

radicalement innocente laquo Un quantum de force et un quantum identique de pulsion de

volonteacute de production drsquoeffets ndash bien plus ce nrsquoest absolument rien drsquoautre que justement ce

pousser ce vouloir cet exercer des effets lui-mecircme raquo (2000 p 97) Or il nrsquoy a rien agrave vanter ou

agrave condamner dans une force on peut en admirer ou en conspuer les effets mais nullement

en attribuer la responsabiliteacute agrave un libre-arbitre qui comme tel nrsquoest qursquoune fiction ndash car cette

force constitue une neacutecessiteacute naturelle laquo [Lrsquohomme de connaissance] ne peut plus louer plus

blacircmer puisqursquoil nrsquoy a ni rime ni raison agrave louer agrave blacircmer la nature et la neacutecessiteacute raquo (Nietzsche

1988 p 101) La conseacutequence logique est qursquoen termes moraux il nrsquoy a pas de diffeacuterence de

nature entre les actions bonnes et les actions mauvaises le terreau le deacutesir drsquoaccroicirctre sa

puissance est commun laquo Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimeacutees les

mauvaises de bonnes actions tourneacutees agrave la grossiegravereteacute agrave la becirctise raquo (Nietzsche 1988 p 101)

La diffeacuterence nrsquoest pas drsquointention (ce qui impliquerait responsabiliteacute et libre-arbitre) mais de

jugement laquo Crsquoest le degreacute de jugement qui deacutecide dans quelle direction chacun se laissera

entraicircner par ce deacutesir raquo (Nietzsche 1988 p 101) Mutatis mutandis la proposition de

Nietzsche rappelle celle de Platon crsquoest toujours son bien que lrsquoindividu recherche agrave

proportion de ses lumiegraveres jamais il nrsquoeacuteprouve cette liberteacute au fond impensable drsquoentrer dans

le mal de son plein greacute en conscience gratuitement

Dans Le Creacutepuscule des idoles Nietzsche preacutecise positivement sa penseacutee laquo Que nul ne

donne agrave lrsquohomme ses qualiteacutes ni Dieu ni la socieacuteteacute ni ses parents et ses ancecirctres ni lui-mecircme raquo

(2005 p159)6 Plus preacuteciseacutement les qualiteacutes sont sans pourquoi sans laquo pour quoi raquo sans

responsable sans garant laquo Nul nrsquoest responsable drsquoexister de maniegravere geacuteneacuterale drsquoecirctre comme

ceci ou comme cela de se trouver dans ces conditions dans cet environnement raquo (Nietzsche

2005 p 159) Autrement dit on doit laver lrsquoexistence de toute objection de toute culpabiliteacute

ndash de toute responsabiliteacute

6 Cette derniegravere formule marque une rupture inconciliable avec ce que sera lrsquoexistentialisme de Sartre ougrave lrsquohomme est selon la formule consacreacutee laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo Srsquoil y bien accointance sur lrsquoideacutee que lrsquoexistence preacutecegravede lrsquoessence ou sur question de lrsquoatheacuteisme la raison et les conseacutequences de ces convergences est radicalement divergente pour Sartre il faut renoncer agrave lrsquoideacutee de Dieu pour lrsquoabandonner la liberteacute de lrsquohomme agrave lui-mecircme et sa responsabiliteacute maximale pour Nietzsche lrsquoideacutee de Dieu doit ecirctre rejeteacutee pour qursquoavec elle la liberteacute et la culpabiliteacute soient abolies

384

Pour reacutesumer il convient drsquoapregraves Nietzsche de deacutesubstantialiser la philosophie Cette

deacutesubstantialisation doit srsquoentendre en deux sens

- drsquoune part abolir la substance suprecircme lrsquoens realissimum de la tradition

meacutetaphysique Dieu origine absolue et caution des arriegraveres-mondes

- drsquoautre part renoncer agrave la subjectivation de lrsquoagir et agrave toutes ses implications la

responsabiliteacute la liberteacute

Le refus de lrsquoimputation de la responsabiliteacute du sujet-acircme de la liberteacute du vouloir est

coheacuterent avec le rejet de la punition (qui fait honte) Pour innocenter le devenir il faut abolir

la punition et son sujet correacuteleacute Mais ne devrait-on pas faire de mecircme avec la sanction Dans

un texte que nous avons deacutejagrave citeacute Nietzsche eacutecrit laquo nous immoralistes cherchons de toutes

nos forces agrave extirper agrave nouveau du monde le concept de faute et le concept de chacirctiment et

agrave en laver [hellip] les sanctions socialesraquo (2005 p 159) Purger la sanction de la punition ndash mais

non pas renoncer agrave la sanction Lrsquoeacutelevage nietzscheacuteen ne punira pas (un sujet) mais il

sanctionnera pour promouvoir la culture Et cette proposition est coheacuterente avec les moyens

de lrsquoeacutelevage (qui ne se distinguent pas des moyens du dressage) srsquoil faut discipliner

contraindre par des lois arbitraires en vue de produire une meacutediocriteacute saine docile

obeacuteissante on voit mal comment on pourrait se passer de sanction

Nous eacutelevons ici deux objections Cet ideacuteal drsquoeacutelevage peut-il ecirctre le nocirctre Nous en

doutons Mais surtout relativement agrave la question qui nous inteacuteresse peut-on vraiment

comme semble pourtant le consideacuterer Nietzsche concilier lrsquoideacutee de sanction avec le refus de

lrsquoimputation-sujet Peut-on si aiseacutement deacutelier sanction et punition La sanction peut-elle ecirctre

purgeacutee de lrsquoideacutee de faute

1022 Pas de culpa sans sanction

Dans Karman (2018) un traiteacute court mais intense et deacutecisif Georgio Agamben enquecircte

sur les origines juridiques de lrsquoideacutee de sanction Agrave cet eacutegard lrsquoeacutevolution seacutemantique est

instructive

En premier lieu par lrsquoincertitude qui entoure les termes de causa et culpa Ces concepts

cleacutes qui servent de laquo seuils agrave lrsquoeacutedifice du droit raquo nrsquoont pas drsquoeacutetymologie Cependant il est

vraisemblable que causa puisse ecirctre compris comme la chose qui fait naicirctre un procegraves avant

385

de devenir plus geacuteneacuteralement ce qui est en cause Se reacutefeacuterant agrave Yan Thomas G Agamben

estime que causa deacutesigne ce passage ougrave la res (le litige preacutejuridique) devient lis (la controverse

proprement dit) Causam agere crsquoest plaider une affaire causa est donc la matiegravere du procegraves

meacutelange de reacutealiteacute et de discours onto-logie ndash cette origine juridique du concept de laquo cause raquo

va influencer de maniegravere deacutecisive le destin des savoirs en Occident dont on connaicirct ce qursquoil

doit agrave la notion de laquo cause raquo (ougrave pendant des milleacutenaires on a consideacutereacute que connaicirctre crsquoest

connaicirctre la cause)

Culpa de la neacutegligence agrave la faute de lrsquoagir agrave lrsquoagent

Mais crsquoest surtout culpa qui inteacuteresse Giorgio Agamben Ce terme deacutesigne

geacuteneacuteralement lrsquoimputabiliteacute est imputable celui qui doit en supporter les conseacutequences Mais

ce terme a aussi un sens technique culpa signifie lrsquoimprudence la neacutegligence dans lrsquoexercice

drsquoun comportement En ce sens culpa srsquooppose agrave dol qui renvoie agrave lrsquointention frauduleuse

culpa engage moins la responsabiliteacute que la limitation de la responsabiliteacute Lrsquoideacutee importante

est que culpa deacutesigne ce passage ougrave lrsquoexistence perd son innocence et ougrave lrsquoaction srsquoassujettit

agrave une puissance eacutetrangegravere pour en payer le prix

Ainsi la perte drsquoinnocence que Nietzsche rattachait agrave lrsquointervention des precirctres serait

agrave comprendre eacutegalement (et peut-ecirctre prioritairement) dans une optique juridique

laquo Comment cela a pu arriver comment un esprit humain a pu concevoir lrsquoideacutee que ses actions

puissent le rendre coupable ndash cette auto-accusation qui semble si useacutee et allant de soi est

lrsquoeacutenigme dont lrsquohumaniteacute doit encore venir agrave bout raquo (Agamben 2018 p 18) Tout ecirctre du fait

seulement qursquoil existe est laquo constitutivement mis en cause et accuseacute raquo comme le suggegravere

lrsquoaventure de Joseph K protagoniste du Procegraves de Franz Kafka laquo Lrsquounique salut serait de

nrsquoavoir jamais eacuteteacute mis en cause de vivre sans ecirctre jamais impliqueacute dans la sphegravere du droit ce

qui ne semble pas possible raquo (Agamben 2018)

On croit ordinairement qursquoil nrsquoy pas de peine sans jugement (nulla poena sine iudicio)

le droit en effet impose une proceacutedure justifiant la sanction Mais laquo lrsquoimplication [hellip] de tout

homme dans la sphegravere du procegraves ndash crsquoest-agrave-dire de la loi ndash est si ineacutevitable et en mecircme temps

si impeacuteneacutetrable raquo qursquoun renversement srsquoopegravere en reacutealiteacute puisque toute la peine est dans le

jugement on doit consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de jugement sans peine

386

Lrsquoeacutevolution seacutemantique de culpa confirme qursquoun eacutetrange renversement de ce genre

srsquoest opeacutereacute

Agrave lrsquoorigine culpa deacutesigne la simple neacutegligence La faute est dans lrsquoaction non dans

lrsquoagent qui nrsquoapparaicirct pas la faute nrsquoest pas personnelle La faute est originairement accident

faux-pas elle lie de lrsquoexteacuterieur la peine agrave un agir et non agrave un agent Nul besoin drsquoeacutetablir un

jugement drsquoinheacuterence

Mecircme dans le domaine religieux peacutecheacute deacutesigne originairement la maladresse le fait

de manquer la cible Dans lrsquoeacutepisode du Jardin drsquoEacuteden il nrsquoy a pas de peacutecheacute mais juste lrsquoexposeacute

drsquoun lien Adam et Egraveve ouvrent les yeux et ils sont chasseacutes Paradoxe et ironie le terme le

plus anodin le peacutecheacute ou le faux-pas va servir agrave deacutesigner ensuite la laquo reacutealiteacute la plus funeste et

grosse drsquoangoisse de notre culture raquo (Agamben 2018 p 24) Mais ce que cette ironie reacutevegravele

crsquoest que ce qui deviendra le peacutecheacute est impensable dans la langue de la Genegravese (laquo La langue ne

disposait pas drsquoun terme pour exprimer lrsquoideacutee du peacutecheacute et que celle-ci a donc eacuteteacute forgeacutee

ulteacuterieurement par les prophegravetes et les theacuteologiens raquo 2018 p 25) ce qui est penseacute comme

dans les sources juridiques les plus anciennes concerne laquo seulement le lien entre un acte

deacutetermineacute et ses conseacutequences raquo

De lrsquoarbitraire de la loi agrave sa sanctification

Acte et conseacutequence agir et peine voilagrave le lien originaire qui est poseacute par lrsquoautoriteacute (la

Loi divine ou la loi juridique) Mais qursquoest-ce qui le reacutegit Pourquoi telle peine deacutetermineacutee est-

elle affecteacutee agrave tel agir On ne saurait eacutetouffer le sentiment que le lien poseacute est fonciegraverement

arbitraire G Agamben eacutecrit ainsi que dans lrsquoeacutepisode de la Genegravese comme dans le droit

archaiumlque laquo la violation drsquoun commandement est suivie de lrsquoeacutenonceacute drsquoune peine et en

admettant qursquoon puisse parler drsquoune faute celle-ci nrsquoest telle qursquoen relation agrave une injonction

qui apparaicirct complegravetement arbitraire raquo (2018 p 26)

Crsquoest donc qursquoil faut renverser le principe nulla poena sine culpa laquo en reacutealiteacute srsquoil nrsquoy

avait pas de peine il nrsquoy aurait pas non plus de faute raquo (2018 p 26) Crsquoest lrsquoeacutenonceacute de la

sanction qui fait pour ainsi dire performativement la faute laquo La sanction nrsquoest donc pas

accessoire agrave la loi crsquoest plutocirct la loi qui en derniegravere analyse consiste essentiellement dans la

sanction raquo (Agamben 2018 p 27) Si la loi est essentiellement sanction crsquoest elle qui creacutee le

peacutecheacute la faute Tel est le message de Paul dans lrsquoEacutepicirctre aux Romains la loi est laquo loi du peacutecheacute raquo

387

(82 ἀπὸ τοῦ νόμου τῆς ἁμαρτίας) et laquo la loi est venue pour que la faute abonde raquo Lagrave ougrave il nrsquoy

a pas de loi il nrsquoy a pas de transgression (Paul Rom 415 οὗ δὲ οὐκ ἔστιν νόμος οὐδὲ

παράβασις) le peacutecheacute ne peut ecirctre imputeacute qursquoavec lrsquoapparition de la loi (Paul Rom 513

ἁμαρτία δὲ οὐκ ἐλλογεῖται μὴ ὄντος νόμου)

Parallegravelement agrave ce deacuteplacement de lrsquoagir agrave lrsquoagent Yan Thomas a montreacute que dans le

droit archaiumlque la regravegle et la sanction sont articuleacutees dans une mecircme proposition

conditionnelle la transgression est inteacutegreacutee dans la loi qui la preacutevoit et la relie explicitement

agrave une peine Lrsquoilleacutegaliteacute est une laquo hypothegravese leacutegale raquo la loi nrsquoest pas violeacutee puisqursquoelle anticipe

sa transgression qursquoelle sanctionne de maniegravere immeacutediate et immotiveacutee (comme punition)

Avec le temps cependant srsquoobserve une laquo transformation dans le statut de la sanction et de

la loi elle-mecircme raquo (Agamben 2018 p 32) la relation entre la prescription et la sanction est

deacutelieacutee la prescription de la loi est premiegravere et la sanction srsquoabat sur celui qui est hors-la-loi

Lrsquoilleacutegaliteacute nrsquoest plus ce qui est preacutevu par la loi elle est ce qui la viole la transgression est

extrinsegraveque agrave la loi Degraves lors la sanction change de signification elle doit devenir le garant de

lrsquoinviolabiliteacute de la loi Crsquoest ainsi que la sanction devient sancta sainte qursquoelle devient figure

de lrsquoautoriteacute La sanction acquiert laquo une consistance ontologique raquo (2018 p 35) qui laquo fonde

la ldquosainteteacuterdquo de la loi raquo et la sanctifiera Pour G Agamben cette laquo sanctification de la loi raquo se

conclut agrave lrsquoeacutepoque moderne avec Kant qui laquo fera de lrsquoimpeacuteratif leacutegal le sommet de la vie

spirituelle des hommes raquo (2018 p 35) On le voit la penseacutee kantienne de la loi ne doit rien agrave

lrsquoa priori agrave un quelconque transcendantal ndash agrave moins de consideacuterer heacutereacutesie suprecircme pour un

kantien que laquo le transcendantal est historique raquo (selon la formule de Paul Veyne agrave la Preacuteface

de son beau livre Les Grecs ont-ils cru agrave leurs mythes ) Agrave ce titre il nrsquoest pas sucircr que les

analyses de Kant relatives agrave la loi morale soient de nature morale elles relegravevent plutocirct du

theacuteologico-juridique qui requiert pour sanctifier la loi de sanctionner pour sanctionner

La violence de la loi

La sainteteacute de la loi est donc le fruit drsquoune histoire et ne lui est donc pas inheacuterente Au

contraire lrsquoauteur de Karman montre qursquoaux origines ce que la loi avait drsquoarbitraire par la

sanction et partant de violence nrsquoavait nullement eacutechappeacute aux leacutegislateurs La sanction

(somme toute ce qursquoil y a drsquoessentiel dans la loi) laquo unit neacutecessairement justice et violence raquo

388

Crsquoest ainsi que Solon affirme en qualiteacute de leacutegislateur qursquoil a laquo uni par la force de la loi

la violence et la justice raquo ταῦτα μἑν κρἀτει νόμου βιάν τε καί δίκην ξυναρμόσας Il est vrai que

la lecture de Diehl (fragment 24) est controverseacutee au lieu de νόμου il est proposeacute par la

recherche reacutecente de lire ὁμοῦ ensemble par la force Mais comme il est question des lois

eacutecrites pour les Atheacuteniens crsquoest toujours de la loi qursquoil est question si Solon nrsquoest sans doute

pas agrave lrsquoorigine de lrsquoexpression fameuse de laquo force de la loi raquo il en est certainement lrsquoun des

penseurs

Crsquoest ainsi encore que Pindare qui nrsquoest certes pas leacutegislateur mais poegravete expose ce

que le nomos a drsquoambivalent meacutelange obscur de justice et de violence Les premiegraveres lignes

du fragment 169 portent sur le νόμος βασιλεῦς (la loi souveraine) laquo reacutegnant sur tous mortels

et immortels justifiant la plus grande violence [δικαιῶν τὸ βιαιότατον] de sa main

souveraine raquo La sanctification ulteacuterieure de νόμος ne saurait en faire oublier sa violence des

origines Pour G Agamben lrsquoanalyse philologique des textes leacutegaux est formelle laquo la loi se

deacutefini[t] comme une articulation de violence et de justice raquo (2018 p 36) la loi srsquoenracine dans

la violence qursquoelle justifie (Pindare) et unit agrave la justice (Solon)

Les efforts pour deacutegager la loi de la brutaliteacute pour la purger de son arbitraire pour la

deacutefaire de la vengeance (alors que cette derniegravere est consideacutereacutee par Isidore de Seacuteville comme

agrave lrsquoorigine du talion laquo le talion est une imitation de la vengeance telle que lrsquoon souffre des

mecircmes maux que ceux que lrsquoon a commis raquo Etymologiae 52724 ndash citeacute par Agamben 2018

p 37) ne sauraient donc masquer qursquooriginairement la laquo force de la loi raquo constitue un laquo coup

de force raquo qui joint irreacutemeacutediablement son destin avec ce qursquoelle preacutetend combattre la

violence

Les analyses de Kelsen confirment celles de G Agamben Dans la Theacuteorie pure du droit

(1999) H Kelsen estime qursquoil nrsquoy a pas de mala in se drsquoactes mauvais en soi Ce nrsquoest pas la

qualiteacute de lrsquoacte qui fait qursquoil doit ecirctre sanctionneacute laquo du point de vue drsquoune theacuteorie du droit

positif il nrsquoexiste pas de faits qui soient actes illicites deacutelits en soi et pour soi crsquoest-agrave-dire

abstraction faite de la conseacutequence qursquoy attache lrsquoordre juridique raquo (Kelsen 1999 p 120) Pas

de mala in se mais seulement des mala prohibata Cette thegravese deacutecoule rigoureusement de ce

principe laquo nullum crimen sine lege ni la poena sine lege raquo pas de crime sans loi ni de peine

sans loi Mais il nrsquoy pas de loi sans sanction lrsquoordre social reacutealiseacute par lrsquoordre juridique nrsquoest

prescriptif que par la sanction qui se rattache agrave lrsquoinfraction laquo une conduite donneacutee ne peut

ecirctre donneacutee comme prescrite [hellip] que si et du fait que la conduite contraire est la condition

389

drsquoune sanction stricto sensu raquo (Agamben 2008 p 33) Crsquoest donc ultimement la sanction qui

fait la faute Or comme la sanction prend comme lrsquoeacutecrit G Agamben laquo la forme drsquoun acte

coercitif on peut dire [hellip] que le droit consiste essentiellement dans la production drsquoune

violence licite crsquoest-agrave-dire dans la justification de la violence raquo (2008 p 39) Le droit nrsquoest pas

lrsquoautre de la violence il en est la version licite

1023 Crimen lrsquoaction sanctionneacutee ou la condition de possibiliteacute de lrsquoeacutethique et de la

politique occidentale

Crimen proche de culpa et causa est un autre terme important pour comprendre le

problegraveme de lrsquoimputation Le terme deacutesigne selon G Agamben le lien entre le crime et

lrsquoaccusation il est laquo lrsquoaction en tant qursquoelle est sanctionneacutee raquo (2018 p 44) laquo Crimen est donc

la forme que prend lrsquoaction humaine quand elle est imputeacutee et mise en cause dans lrsquoordre de

la responsabiliteacute et du droit [hellip] Lrsquoaction qui a passeacute le seuil malheureux du crimen perd son

innocence raquo Rien nrsquoy fait celui qursquoon sanctionne est par deacutefinition un criminel

Pour G Agamben le concept de crimen est en Occident central au point de vue

juridique politique et eacutethique Lrsquohypothegravese du philosophe italien est que laquo le concept de

crimen drsquoune action sanctionneacutee crsquoest-agrave-dire imputable et productrice de conseacutequences se

trouve non seulement agrave la base du droit mais aussi de lrsquoeacutethique et de la morale religieuse de

lrsquoOccident raquo (2018 p 50) Autant dire qursquoon ne saurait comprendre ce que la sanction engage

sans eacutetudier comment le crimen lrsquoaction sanctionneacutee a pu eacutemerger

Les tentatives de fondation philosophique de lrsquoaction sanctionneacutee reacutevegravelent agrave quel point

cette notion est plus fragile qursquoelle en a lrsquoair

LrsquoAntiquiteacute ou le primat de la puissance

LrsquoAntiquiteacute a ignoreacute ce concept pour nous si eacutevident qursquoil ne nous semble pas pouvoir

ecirctre eacuteviteacute la volonteacute

Ce concept suppose un sujet doueacute de libre-arbitre et consideacutereacute comme cause

productrice de toutes ses actions Or on peine agrave trouver un tel sujet dans lrsquoAntiquiteacute

Le terme ἑκούσιος ne saurait ecirctre traduit par laquo volontaire raquo ἑκούσιος deacutesigne une

action qui nrsquoest pas contrainte par les circonstances exteacuterieures mais comme le rappelle G

390

Agamben Aristote considegravere que le comportement animal relegraveve de cette cateacutegorie juridique

On lit dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque 1111a25

On a sans doute tort en effet de dire non consentis les actes qui se font par

ardeur ou par appeacutetit Drsquoabord parce qursquoil nrsquoy aura plus aucun autre animal agrave ce

compte qui fera quelque chose de son greacute et les enfants non plus (Aristote 2011 p

2023)

Pour les Grecs il srsquoagit moins de fonder la responsabiliteacute que de la constater

laquo lrsquohomme nrsquoest pas responsable de ses actes parce qursquoil les a voulus il en reacutepond parce qursquoil

a pu les accomplir raquo (Agamben 2018 p 53)

Pour Georgio Agamben deux lignes srsquoaffrontent dans lrsquoAntiquiteacute La premiegravere place le

lieu de lrsquoeacutethique et de la politique dans la θεωρία tel est lrsquointellectualisme deacutefendu par

Socrate et Platon On connaicirct la parole fameuse de Socrate τὰ κακὰ οὐδεὶς ἑκὼν ἔρχεται

(Protagoras 358c) qursquoon peut traduire par laquo personne ne se porte au mal malgreacute lui raquo Le

problegraveme de lrsquoaction est un problegraveme de connaissance une fois que le bien est connu la

liberteacute srsquoeacutevanouit puisque le bon choix srsquoimpose La source du mal de la faute est donc

lrsquoignorance la fin viseacutee nrsquoest pas la bonne On le voit dans cette tradition majoritaire dans

lrsquoAntiquiteacute la liberteacute de la volonteacute comme source de la faute ne saurait ecirctre conccedilue

Il y a cependant une autre ligne qui semble esquisser ce que sera la volonteacute libre qui

fait de lrsquoaction (πρᾶξις) le lieu du problegraveme eacutethique et politique Ce paradigme srsquoorigine dans

la trageacutedie ougrave le problegraveme de la liberteacute et de la faute apparaicirct nettement Albin Lesky estime

que chez Eschyle le premier des trois grands tragiques grecs deux motivations srsquoaffrontent

une transcendante et divine une immanente et humaine trop humaine Le heacuteros tragique se

trouve agrave la fois libre et contraint agent et agi cause et causeacute ndash en mecircme temps et sous le

mecircme rapport Pour G Agamben le tragique reacutevegravele la laquo scission irreacutemeacutediable inscrite dans

lrsquoideacutee mecircme drsquoune action sanctionneacutee raquo (2018 p 56) il est impossible drsquoeacutechapper agrave la faute

qui suppose lrsquoimputation de lrsquoaction agrave lrsquoagent et lrsquoinnocence originaire se trouve toujours

391

doubleacutee de culpabiliteacute Dans Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eschyle fait dire au Titan Ἑκὼν ἑκὼν

ἥμαρτον (vers 226) qursquoon peut rendre par laquo crsquoest de mon greacute oui de mon greacute que jrsquoai fait le

mal raquo auquel fait eacutecho en la renversant la sentence socratique Agrave ce titre il faut conceacuteder agrave

Nietzsche que Socrate est bien la figure de lrsquoanti-tragique ndash mais peut-ecirctre parce que Socrate

reacutecuse lrsquoideacutee de faute quand les tragiques lrsquoannoncent

Aristote srsquoinspire quant agrave lui de cette ligne tragique Si lrsquoaction imputable doit ecirctre ἑκών

(de son greacute) il faut preacuteciser les conditions de reacutealisation Au livre III de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

il preacutecise que pour qursquoun acte soit imputable il doit ecirctre consenti (ἑκούσιον) Est consenti un

acte laquo dont le principe (ἀρχὴ) reacuteside dans lrsquoagent (ἐν αὐτῷ) qui connaicirct chacune des

circonstances particuliegraveres qui suppose son action raquo (1111a20 2011 p 2023) ndash crsquoest un acte

qui nrsquoest pas fait par ignorance Mais crsquoest insuffisant il faut qursquoau consentement preacutecegravede la

deacutecision (προαίρεσις) lrsquoacte de choisir laquo intimement lieacute agrave la vertu (οἰκειότατον [hellip] τῇ ἀρετῇ) raquo

et veacuteritable mesure de la valeur du caractegravere laquo qui permet de juger (κρίνειν) des traits du

caractegravere mieux que ne le peuvent les actions raquo La deacutecision est eacutethiquement critique alors

que les animaux et les enfants peuvent consentir ils sont cependant incapables de deacutecider

(111b5) Crsquoest pourquoi la προαίρεσις nrsquoest pas lrsquoappeacutetit (ἐπιθυμία) ni lrsquoardeur (θύμος) La

προαίρεσις nrsquoest pas non plus le souhait (βούλησις) car on peut souhaiter lrsquoimpossible mais

non le deacutecider (1111b20) Enfin la προαίρεσις nrsquoest pas lrsquoopinion (δόξα) car ceux qui ont les

bonnes opinions ne prennent pas neacutecessairement les bonnes deacutecisions Quel est donc le trait

distinctif de la deacutecision qui diffeacuterencie son auteur des enfants des animaux des simples

porteurs drsquoopinion Crsquoest la deacutelibeacuteration (τὸ προβεβουλευμένον 1112a15) qui fait que la

deacutecision est davantage qursquoun simple consentement et qui permet agrave lrsquohomme drsquoecirctre principe

de ses actions (ἄνθρωπος εἶναι ἀρχὴ τῶν πράξεων 1112b30) G Agamben a raison en ce sens

drsquoeacutecrire que laquo la proairesis [est] donc un dispositif pour rendre lrsquohomme responsable de ses

actes et relier indissolublement lrsquoaction agrave son auteur raquo (Agamben 2018 p 61) mecircme si on ne

voit pas pourquoi une action consentie et mecircme deacutecideacutee et mecircme deacutelibeacutereacutee serait plus

proprement nocirctre

Crsquoest ainsi qursquoAristote estime pouvoir reacutefuter Socrate laquo la meacutechanceteacute est quelque

chose agrave quoi lrsquoon consent raquo (μοχθηρία ἑκούσιον 1113b15) car si tel nrsquoeacutetait pas le cas

lrsquohomme ne serait plus lrsquoauteur (ἀρχὴ) ni le geacuteneacuterateur (γεννητὴν) de ses actions comme le

pegravere est laquo lrsquoauteur de ses enfants raquo La meacutetaphore mobiliseacutee par Aristote est ingeacutenieuse par

le lien naturel qursquoelle entend tisser entre une cause et son effet il srsquoagit bien drsquoattribuer une

392

paterniteacute au geste Mais il ne srsquoagit que drsquoune meacutetaphore et une meacutetaphore aussi saisissante

soit-elle nrsquoest pas une raison Car un geste srsquoachegraveve et ne srsquoaurait srsquoautonomiser ainsi que le

peut pourtant lrsquoenfant qui un jour vivra de sa propre vie Aristote eacutenonce alors

lrsquoargument deacutecisif lrsquousage universel des chacirctiments et des honneurs par les particuliers et par

les leacutegislateurs mecircmes qui laquo chacirctient en effet et punissent tous ceux qui font du mal raquo

(1113b20 2011 p 2030 κολάζουσι γὰρ καὶ τιμωροῦνται τοὺς δρῶντας μοχθηρά) Mais le

raisonnement drsquoAristote nrsquoest guegravere concluant il reacutevegravele seulement que la sanction requiert agrave

titre de condition de possibiliteacute la responsabiliteacute du sujet auquel elle srsquoadresse ndash non que celle-

ci est effective Lrsquoexistence mecircme universelle drsquoune pratique ne prouve pas sa leacutegitimiteacute ni

celle de ce qursquoelle engage agrave titre de preacutesupposeacute le fait ne fait pas droit Lrsquoexistence de

louanges et de blacircmes ne prouve pas la responsabiliteacute car rien ne prouve qursquoon ait raison de

louer ou de blacircmer Le recours agrave la pratique du νομοθέτης est lrsquoargument drsquoautoriteacute censeacute

fonder la sanction mais il y a un cercle logique si on cherche agrave fonder la sanction (sur la

responsabiliteacute) on ne saurait prouver la responsabiliteacute par la pratique de la sanction

Lrsquoeacutethique et la politique de la praxis se focalisent sur lrsquoaction comme le rappelle G

Agamben et non sur le caractegravere (mecircme si paradoxalement Aristote laisse une place pour le

caractegravere qursquoil ne met pas entre parenthegraveses) laquo [Les tragiques] nrsquoagissent pas pour imiter les

caractegraveres mais conccediloivent les caractegraveres agrave travers les actions raquo (Aristote 2011 Poeacutetique

1450a15) Conjecturant ce qursquoaurait eacuteteacute le livre de la Poeacutetique drsquoAristote consacreacute agrave la

comeacutedie G Agamben propose de la comprendre ainsi laquo les personnages agissent pour imiter

les caractegraveres et de cette maniegravere ne peuvent assumer leurs actions qui sont eacutethiquement

impossibles agrave imputer raquo (2018 p 65) Dans la comeacutedie la faute intentionnelle disparaicirct et

avec elle la souffrance agrave la culpabiliteacute du heacuteros tragique dont lrsquoaction est impitoyablement

sanctionneacutee se trouve substitueacutee lrsquoinnocence du caractegravere comique Une eacutethique de la

comeacutedie est donc possible ndash sans cette responsabiliteacute qui conduit agrave sanctionner lrsquoaction

Cependant si pour G Agamben crsquoest vers Platon qursquoil faut se tourner pour envisager une telle

eacutethique et politique (sur lrsquoinspiration comique de Platon voir Agamben 2018 p 66) cela

nrsquoempecircche nullement lrsquoauteur des Lois de recourir agrave la sanction agrave des fins expiatrices ainsi que

nous lrsquoavons montreacute (voir supra 41) Crsquoest dire que la sanction ne suppose pas seulement une

eacutethique et politique de lrsquoaction elle engage une conception tragique (au sens non nietzscheacuteen)

de lrsquoexistence

393

Il reste encore un point sur lequel la conceptualisation drsquoAristote srsquoavegravere eacuteclairante par

ses difficulteacutes concernant le sujet de lrsquoimputation crsquoest la ceacutelegravebre distinction entre puissance

et acte δύναμις et ἐνέργεια dont lrsquoun des laquo objectifs pragmatiques eacutetait drsquoassurer la paterniteacute

des actions et des savoirs agrave un sujet raquo Lrsquoideacutee principale drsquoune distinction entre puissance et

acte (que nient les meacutegariques par exemple) permet de penser qursquoon possegravede une technique

sans ecirctre en train de lrsquoutiliser Pour ecirctre maicirctre de son action un homme doit donc pouvoir la

faire ou ne pas la faire (eacutevidemment pas sous le mecircme rapport) Faute de cette distinction

impossible drsquoattribuer meacuterite et deacutemeacuterite eacuteloge et blacircme agrave la puissance naturelle srsquooppose

la puissance logique propre agrave lrsquohumain et qui est double (puissance de faire ou de ne pas

faire) Pour G Agamben cette distinction introduit en lrsquohomme une laquo fracture de sa capaciteacute

drsquoagir raquo qui fait eacutecho agrave la scission tragique preacutesenteacutee ci-dessus

Crsquoest dans ce contexte qursquoapparaicirct laquo quelque chose qui ressemble agrave un concept de

volonteacute au sens moderne raquo si la puissance logique est pouvoir de faire ou de ne pas faire

comment srsquoopegravere le passage agrave lrsquoacte Reacuteponse drsquoAristote (Meacutetaphysique livre Η 1048a 2011

p 1873) il faut un eacuteleacutement souverain (τὸ κύριον) qui est le deacutesir (ὄρεξιν) ou le choix reacutefleacutechi

(προαίρεσιν) Pour combler lrsquoeacutecart ouvert par la puissance pour laquo reacuteparer en quelque sorte la

scission introduite dans la puissance raquo eacutecrit G Agamben (2018 p 73) il faut un principe

souverain On le voit lrsquoideacutee de responsabiliteacute de volonteacute et drsquoun sujet souverain (le laquo moi raquo )

qui deacutecide quand la puissance passe agrave lrsquoacte sont solidaires bien que fragilement

conceptualiseacutees par Aristote

Parler de volonteacute dans lrsquounivers antique constitue donc agrave strictement parler un

anachronisme Il est vrai qursquoAristote conceptualise des notions qui se rapprochent drsquoune

capaciteacute drsquoimputation mais il demeure dans une penseacutee de la puissance Mais une chose est

la puissance autre chose la volonteacute lrsquohypothegravese de G Agamben est que laquo le passage du

monde antique agrave la moderniteacute coiumlncide avec le passage de la puissance agrave la volonteacute de la

preacutedominance du verbe modal ldquoje peuxrdquo agrave celle du verbe modal ldquoje veuxrdquo (et plus tard ldquoje

doisrdquo) raquo (2018 p 77) Or crsquoest seulement par la volonteacute que la faute peut ecirctre pleinement

inculpeacutee que le sujet devient pleinement responsable et fautif

394

Lrsquoinvention de la volonteacute

Lrsquoapport de la theacuteologie chreacutetienne en deacutepit des accointances probleacutematiques

procegravede drsquoun refus refus que le libre-arbitre se reacuteduise agrave la capaciteacute de faire ou de ne pas

faire ndash crsquoest-agrave-dire dans le contexte theacuteologique du peacutecheacute capaciteacute de peacutecher ou de ne pas

peacutecher Crsquoest la probleacutematique antique mecircme qui est eacuteludeacutee ici Car le libre-arbitre confeacutereacute agrave

lrsquohomme par Dieu ne saurait servir qursquoagrave une chose faire le bien obeacuteir au commandement

divin La liberteacute de la volonteacute est de maniegravere eacutevidente selon G Agamben laquo un dispositif

destineacute agrave assurer impitoyablement la responsabiliteacute des actions humaines raquo (2018 p 79)

indeacutependamment de tous les autres penchants La difficulteacute est telle que pour eacuteviter la

contamination de la volonteacute par des motifs exteacuterieurs (qui gregraveverait sa liberteacute et donc son

imputabiliteacute) il ne reste agrave penser qursquoune volonteacute qui se veut elle-mecircme une volonteacute de la

volonteacute laquo absolution cateacutegorique du verbe modal ldquoje veuxrdquo qui seacutepareacute de tout contenu

possible de de toute signification possible est employeacute agrave vide ldquoJe veux vouloirrdquo raquo (Agamben

2018 p 80)

Crsquoest encore pour lutter contre lrsquoautonomie de la puissance par rapport agrave la volonteacute

que Saint Augustin estime contre Peacutelage que la gracircce est indispensable pour ne pas peacutecher

Or pour que la gracircce soit indispensable il faut que le peacutecheacute lui-mecircme ait eacuteteacute neacutecessaire

lrsquohomme doit ecirctre fautif il faut laquo cette condamnation qui traverse toute la masse humaine raquo

(Saint-Augustin De la nature et de la gracircce 8 9) Encore une fois il faut convenir que Nietzsche

avait raison le seul moyen de pouvoir juger lrsquohomme est de le rendre absolument coupable

du fait mecircme drsquoexister On ne saurait donc le sanctionner sans deacuteraison

Giorgio Agamben preacutecise que la preacutedominance de la volonteacute sur la puissance se fait

dans la theacuteologie chreacutetienne au moyen drsquoune triple strateacutegie

- Seacuteparer la puissance de ce qursquoelle peut Partons de la discorde inteacuterieure deacutecrite par

Paul dans lrsquoEacutepicirctre aux Romains En 7 19 on trouve notamment ce passage (ainsi traduit dans

la Bible de Jeacuterusalem) laquo je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux

pas [Οὐ γὰρ ὃ θέλω ποιῶ ἀγαθόν ἀλλrsquo ὃ οὐ θέλω κακόν τοῦτο πράσσω]raquo et qursquoon pourrait

rendre par laquo je ne fais pas le bien que je suis precirct agrave accomplir mais le mal que je ne suis pas

disposeacute agrave faire raquo θέλω deacutesigne une capaciteacute et une puissance Paul en effet srsquoexprime dans

un vocabulaire qui traduit la scission de la puissance par rapport agrave lrsquoacte ougrave il est impossible

drsquoactualiser ce qursquoon croyait pouvoir faire Saint Augustin dans le moment ceacutelegravebre du jardin

avec Alypius (Confessions VIII 8 Augustin 1993) reprend ce passage en lrsquointerpreacutetant comme

395

un conflit entre la puissance et la volonteacute laquo jrsquoaurais pu le vouloir et ne pas le faire [potui autem

velle et non facere] raquo La dichotomie œuvrant au sein de la puissance est deacutesormais comprise

comme une maladie (aegrituedo) et un deacutefaut de la volonteacute lrsquoacircme est en lutte avec elle-

mecircme et ne fait pas ce que pourtant elle commande La laquo crise de la puissance raquo (Agamben

2018 p 86) nrsquoest pas due agrave une inimputable puissance mais agrave un laquo peccamineux ldquoje ne veux

pasrdquo raquo Lrsquoexpeacuterience du rapport entre le sujet et son action se trouve donc entiegraverement

meacutetamorphoseacutee

- Deacutenaturaliser la puissance Lrsquoideacutee drsquoune creacuteation du monde nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la

philosophie antique (on la trouve dans le Timeacutee de Platon par exemple) lrsquoapport de la

theacuteologie consiste agrave revendiquer pour cette creacuteation un acte de la volonteacute absolument libre et

gratuit La volonteacute de Dieu est donc au-delagrave de toute neacutecessiteacute de toute nature La

conseacutequence anthropologique est que la praxis de lrsquohomme ne vaut plus par ce qursquoil peut mais

uniquement par ce qursquoil veut drsquoun libre-arbitre qui le rend absolument responsable qui ne

doit rien agrave la nature et lrsquooriente vers la contingence laquo La volonteacute eacutecrit G Agamben (p 89) est

une puissance deacutenaturaliseacutee et placeacutee au fondement de la liberteacute raquo La neacutecessiteacute devient ainsi

le signe drsquoune volonteacute alieacuteneacutee

- Limiter la puissance par la volonteacute Lrsquoomnipotence divine est un attribut

probleacutematique car il peut signifier que Dieu pourrait vouloir le mal Cette difficulteacute est assez

seacutevegravere pour que Descartes dans la premiegravere des Meacuteditations meacutetaphysiques fasse du Dieu

trompeur lrsquoargument meacutetaphysique par excellence le sommet hyperbolique du doute

meacutethodique ndash au point que selon la formule de Denis Kambouchner laquo la bonteacute de Dieu

eacuteventuellement maintenue en paroles est en pratique videacutee de toute reacutealiteacute raquo (Kambouchner

2005 p 314) On voit quelle difficulteacute la toute-puissance induit et le dispositif mobiliseacute par les

theacuteologiens consiste agrave opeacuterer la distinction entre une potentia absoluta et une potentia

ordinata Absolument parlant Dieu peut tout mais il ne voudra pas tout et sa volonteacute lui

impose des limites Pour G Agamben le but est de laquo limiter la puissance et lrsquoanarchie divines

en eacutetablissant une limite sans laquelle le monde sombrerait dans le chaos et ne pourrait plus

ecirctre gouverneacute raquo (2018 p 90) cette limite est la volonteacute De mecircme lrsquohomme doit limiter sa

puissance par la seule ressource (deacutenaturaliseacutee) de sa volonteacute Ne peut-on pas penser qursquoil faut

castrer la puissance pour que la volonteacute puisse exercer son empire

396

Lrsquoarcheacuteologie du sujet drsquoimputation meneacutee par Georgio Agamben reacutevegravele combien lrsquoideacutee

drsquoaction sanctionneacutee le crimen nrsquoest ni eacutevidente ni inoffensive La liaison qursquoelle engage

(qursquoelle invente ) entre lrsquohomme (devenu sujet) et son action (devenue action volontaire) est

le fruit drsquoune longue tradition qursquoil serait teacutemeacuteraire de consideacuterer comme un progregraves

Lrsquoenquecircte de G Agamben montre aussi combien la sanction se trouve au cœur de la loi et le

lien qursquoelle tisse avec lrsquoarbitraire et la violence Crsquoest ainsi que lrsquohumain est devenu

progressivement un sujet-pour-la-sanction

1024 Lrsquoheacuteteacuterotopie de la penseacutee chinoise

On trouve dans les belles analyses de Franccedilois Jullien une confirmation des vues de G

Agamben ndash mais par une tout autre voie Il srsquoagit pour celui qui est philosophie heacutelleacuteniste et

sinologue de deacuteconstruire du dehors la philosophie par cette inquieacutetante heacuteteacuterotopie (voire

atopie) qursquoest la Chine (2012 pp 17 et 61)

Pourquoi la Chine Car elle a construit drsquoautres intelligibiliteacutes (ou laquo modes possibles de

coheacuterence raquo 2012 p 20) qui nous forcent agrave revenir sur notre impenseacute (laquo ce agrave partir de quoi

nous pensons et que par lagrave mecircme nous ne pensons pas raquo) Crsquoest ainsi seulement qursquoon peut

laquo sortir de la contingence de son esprit raquo de ce balancement laquo entre Athegravenes et Jeacuterusalem raquo

Il ne srsquoagit pas de mettre au jour des diffeacuterences Car eacutevoquer des diffeacuterences suppose non

seulement une identiteacute premiegravere (comme une culture premiegravere qui borde les autres) mais

aussi une identiteacute culturelle essentialiseacutee (car qursquoest-ce que lrsquoessence sinon la diffeacuterence

ultime ) et encore une position transcendant son objet eacutenonccedilant un cadre commun (qui ne

saurait eacutechapper agrave ethnocentrisme) En somme laquo La diffeacuterence nrsquoest pas un concept

aventureux raquo elle est mecircme un concept paresseux (Jullien 2012 p 29) Non des diffeacuterences

donc mais des eacutecarts qui deacuterangent qui eacutetablissent non des distinctions mais des distances

qui mettent en tension et pensent ce que F Jullien nomme un laquo auto-reacutefleacutechissement de

lrsquohumain raquo (2012 p 32) Lrsquoeacutecart est un concept aventureux agrave mecircme drsquoassurer une heuristique

il ouvre de lrsquo laquo entre raquo et permet ainsi en relanccedilant la philosophie de creacuteer du commun (et

non de lrsquouniversalisme ou de lrsquouniforme) par de lrsquointelligible Pour ce faire il est requis de ses

laquo plis raquo pour ainsi dire ataviques et drsquooser lrsquoeacutecart pour creacuteer un laquo entre raquo sans essence Avec

la Chine lrsquoeacutecart est maximal sans qursquoon nrsquoait agrave renoncer agrave une culture de lrsquointelligible puisque

397

cette coheacuterence a une longue histoire et eacutecrite de surcroicirct qui sans faciliter le travail de

lrsquo laquo entre raquo le rend possible

Ni causa ni culpa ni crimen

Crsquoest la coheacuterence drsquoune penseacutee sans sujet sans peacutecheacute sans transcendance qui nous

inteacuteresse ici comment peut-on se penser sans volonteacute ndash sans mecircme ce pli (de plein greacutecontre

son greacute ἑκών ἄκων) theacutematiseacute par Aristote La tradition chinoise assure Franccedilois Jullien en

analysant notamment les textes du Mencius (texte de la tradition dite confuceacuteenne datant du

IVe siegravecle avant JC) ne permet pas au concept de laquo volonteacute raquo de faire souche car elle ne srsquoest

pas constitueacutee sur ce double paradigme qursquoest lrsquoactiviteacute judiciaire et politique (qui engage des

degreacutes drsquoimputabiliteacute) et le theacuteacirctre (lrsquohomme en butte aux puissances divines ou agrave sa passion)

De mecircme et de maniegravere correacuteleacutee (ainsi que lrsquoa montreacute G Agamben) la Chine nrsquoa pas penseacute la

causaliteacute (ni la notion de finaliteacute qursquoelle appelle) Or crsquoest bien agrave partir de ce principe de

causaliteacute que la volonteacute a eacuteteacute ultimement penseacutee chez Rousseau (pour lequel laquo il faut toujours

remonter agrave quelque volonteacute pour premiegravere cause raquo Rousseau 1971b p 190) et Kant (la

volonteacute eacutetant pour lrsquoecirctre raisonnable la laquo faculteacute de deacuteterminer leur causaliteacute par la

repreacutesentation de regravegles raquo 2003) Lrsquoexpeacuterience du peacutecheacute est eacutetrangegravere eacutegalement agrave la penseacutee

chinoise or crsquoest cette fixation sur la faute par excellence qui a fait que la volonteacute srsquoest prise

pour ainsi dire comme objet volonteacute de la volonteacute ou volonteacute infinie celle de faire le mal de

se deacutetourner de Dieu Or de mecircme que la psychologie de lrsquohumaine volonteacute engage une

theacuteologie de la volonteacute divine (comme modegravele comme infini agrave laquelle reacutepond la finitude

humaine) la Chine ayant ignoreacute le premier nrsquoa pas deacuteveloppeacute lrsquoautre pas de Dieu personnel

Ni causa ni culpa ni crimen donc La langue chinoise ne possegravede pas de seacutemantisme

du vouloir Les notions qui servent agrave penser lrsquoeacutethique (la sagesse) sont la laquo force raquo mis en

rapport avec la laquo perspicaciteacute raquo le laquo courage raquo se trouve approuveacute dans la reacutesolution Nul

substitut au concept de volonteacute mais une alternative qui ne fait intervenir ni deacutecision ni

souhait ni deacutelibeacuteration Telle est la notion de zhi (Jullien 1998 p 100) qui deacutesigne tantocirct la

reacutesolution prise et tenue tantocirct lrsquoaspiration morale tantocirct lrsquointention tantocirct lrsquoimplication

drsquoun sentiment inteacuterieur tantocirct et crsquoest le cas le plus inteacuteressant pour deacutesigner la fonction

de commandement agrave lrsquoeacutenergie du corps Nul dualisme cependant seul un rapport

hieacuterarchique est eacutenonceacute entre la conscience (xin) fonction rectrice qui doit laquo maintenir

398

ferme raquo en se concentrant et lrsquoeacutenergie vitale auquel il ne faut pas laquo faire violence raquo La

preacutedominance du premier permet lrsquounification la preacutepondeacuterance du second fait treacutebucher

De maniegravere significative F Jullien estime que les analyses de Nietzsche renouent cette

penseacutee de lrsquoagir Au sect19 de Par-delagrave bien et mal le philosophe allemand considegravere le laquo vouloir raquo

comme un complexe drsquoaffects dont le propre est un affect de commandement laquo Un homme

qui veut ndash donne un ordre agrave un quelque chose en lui qui obeacuteit ou dont il croit qursquoil obeacuteit raquo

(Nietzsche 2003 p 66) La volonteacute est ainsi relation hieacuterarchique au sens de cet laquo eacutedifice

drsquoacircmes multiples raquo qursquoest le corps laquo Dans tout vouloir on a affaire purement et simplement agrave

du commandement et de lrsquoobeacuteissance sur le fond comme on lrsquoa dit drsquoune structure sociale

composeacutee de nombreuses ldquoacircmesrdquo raquo (Nietzsche 2003 p 67) Mais ces fonctions diffeacuterencieacutees

ont eacuteteacute abusivement simplifieacutees unifieacutees (sous le concept syntheacutetique du moi) au point que

confondre lrsquoexeacutecution du vouloir avec le vouloir de prendre une partie pour le tout ndash

dramatique synecdoque insinueacutee par la langue laquo en faisant jouer agrave plein cette fonction sujet

que mettent plus particuliegraverement en valeur les langues indo-europeacuteennes raquo (Jullien 1998 p

101) Lrsquoaboutissement de cette simplificationunification est le laquo libre-arbitre raquo le laquo je raquo est

cause de soi il accompagne toutes les repreacutesentations et les syntheacutetise Avec Mencius la

penseacutee chinoise au contraire laquo resterait au plus pregraves du processus raquo

La notion de laquo vouloir raquo manque la cateacutegorie aussi Lrsquoopposition opeacuterante chez

Mencius nrsquoest pas celle du laquo pouvoir raquo et du laquo vouloir raquo chegravere agrave Kant qui met lrsquoaccent sur les

verbes modaux mais celle plus humble radicalement non spectaculaire du laquo pouvoir raquo et du

laquo faire raquo Nul heacuteroiumlsme si on nrsquoest pas sage ce nrsquoest pas qursquoon ne peut pas crsquoest seulement

qursquoon ne le fait pas Pensant la morale en termes de potentiel et drsquoactualisation de ce potentiel

Mencius nrsquoa pas agrave les penser en termes de choix (deacutelibeacutereacute) et drsquoaction (voulue)

Crsquoest que le paradigme pour penser la conduite diffegravere LrsquoAntiquiteacute grecque voit

lrsquohomme laquo en tant qursquoil agit raquo sur le modegravele de lrsquoeacutepopeacutee du theacuteacirctre (trageacutedie ou comeacutedie)

Degraves lors crsquoest logiquement que se met en place une proceacutedure drsquoheacuteroiumlsation de lrsquoacte lrsquoactant

est au centre de lrsquoattention et les obstacles qursquoil rencontre auront tocirct fait de le confronter au

problegraveme du laquo mal raquo La tradition chinoise nrsquoa pas connu le genre litteacuteraire de lrsquoeacutepopeacutee le

modegravele est celui laquo du procegraves de la pousseacutee veacutegeacutetale agrave partir du germe raquo Premiegravere

conseacutequence la question du laquo mal raquo est eacuteludeacutee pour ainsi dire a priori (elle ne peut se poser)

le laquo mal radical raquo ne sera pas probleacutematiseacute Ou bien on aide la propension agrave se deacuteployer ou on

la laisse perdre Il nrsquoy a pas de dilemme moral de monologue inteacuterieur drsquoheacutesitation pathique

399

entre bien et mal drsquoHercule agrave la croiseacutee des chemins entre Vice et Excellence (tel qursquoon le

trouve preacutesenteacute par Xeacutenophon dans lrsquoApologue dit de Prodicos au livre II des Meacutemorables)

drsquoeacutepreuve de tentation de vertige originaire qui requiert un choix trancheacute Le mal pour

Mencius nrsquoest au fond qursquoun non-ecirctre qui ne doit rien agrave la liberteacute de la volonteacute (qui pegraveche)

qui nrsquoest pas non plus une erreur (comme le pense Socrate) laquo De faccedilon geacuteneacuterale les Chinois

ne pensent la faute que comme deacutereacutegulation ils se gardent drsquoen faire un problegraveme

meacutetaphysique raquo (Jullien 1998 p 101) La penseacutee chinoise plutocirct que drsquointerroger lrsquoimpossible

problegraveme qui consiste agrave vouloir le mal et son envers qui consiste agrave faire le choix heacuteroiumlque du

bien se contentent de penser les effets du conditionnement

Une autre conception de lrsquoefficaciteacute transformation versus action conditionnement

versus sanction

Ce conditionnement deacuteparti de tout volontarisme peut se comprendre agrave un niveau

individuel et collectif

Au niveau individuel Mencius procircne la reacuteduction des deacutesirs en tant qursquoils peuvent faire

obstacle au deacuteveloppement moral Mais cette invitation ne vaut pas prescription il est laquo rare raquo

que des deacutesirs en nombre laissent laquo subsister la conscience morale raquo ndash mais cela laquo peut bien

arriver raquo Inversement il est laquo rare raquo que des deacutesirs limiteacutes ne la laissent pas subsister mais

enfin cela laquo peut bien arriver raquo aussi Constat drsquoune compatibiliteacute probleacutematique et conseil

mais non impeacuteratif ou ordre Lrsquoeacutethique de Mencius est toute de recommandation

Au niveau social Mencius recommande au prince deacutesireux de deacutevelopper la moraliteacute

de son peuple drsquoassurer la suffisance de biens mateacuteriels Lagrave encore le conseil repose sur un

constat crsquoest lorsque le peuple cesse de craindre pour sa subsistance qursquoil peut avoir le loisir

de cultiver la vertu La base est donc laquo drsquoabord [hellip] assurer la survie ndash et crsquoest lagrave la base agrave

laquelle il faut revenir ndash et seulement ensuite ouvrir des eacutecoles raquo De maniegravere frappante

Mencius integravegre lrsquoeacutecole dans une probleacutematique sociale Impossible de penser lrsquoeacuteducation

(comme eacutepanouissement) sans srsquoassurer que la base sur laquelle elle repose (ou plutocirct pour

filer lrsquoimage veacutegeacutetale qui parsegraveme la penseacutee chinoise sans srsquoassurer que le terrain dans lequel

elle srsquoenracine) est stable solide (viable nourrissant) La vertu drsquohumaniteacute se deacuteploie

spontaneacutement quand les conditions sont propices Il y a lagrave sans doute un optimisme qui

tranche singuliegraverement avec le pessimisme de notre double tradition grecque et chreacutetienne

400

La penseacutee de lrsquoefficaciteacute qui reacutegit les propositions de Mencius ne doit donc rien agrave un

volontarisme qui consisterait agrave rechercher directement lrsquoeffet agrave forcer le reacutesultat qui

demeurera alors fragile en recourant au besoin agrave lrsquoaudace mais au contraire agrave creacuteer les

conditions dont la conseacutequence deacutecoule spontaneacutement sans effort facilement Au coup de

force qui œuvre dans lrsquourgence reacutepond lrsquoameacutenagement en amont des conditions favorables

(quoique non deacuteterminantes) F Jullien eacutecrit ainsi que laquo toute politique reacutepressive est vaine

(elle ne sert qursquoagrave prendre le peuple dans le ldquofiletrdquo des chacirctiments raquo 1998 p 106) on ne saurait

forcer la vertu Ce nrsquoest pas agrave dire toutefois que les conditions socio-eacuteconomiques soient

suffisantes seules un second conditionnement eacuteducatif est requis pour atteindre la vertu

Lrsquoimage de la pousseacutee veacutegeacutetale est agrave cet eacutegard eacuteclairante on ne saurait faire lrsquoeacuteconomie du

temps de la croissance de la plante de la laquo succession raquo veacutecue des conditions de son

eacutepanouissement Certes il faut demeurer preacuteoccupeacute de cette croissance mais en laissant au

processus le temps qui lui est deacutevolu En quoi la penseacutee chinoise retrouve ce paradoxe de

Rousseau parfois lrsquoessentiel nrsquoest pas de vouloir hacircter le temps pour en gagner mais de savoir

en perdre

F Jullien eacutecrit encore que laquo Cette importance accordeacutee au conditionnement conduit agrave

penser la moraliteacute en termes drsquoambiance sur le mode drsquoune influence raquo (1998 p 107) Comme

pour lrsquoapprentissage drsquoune langue le conditionnement par le milieu joue pour la morale un

rocircle de premiegravere importance la stimulation indirecte est de loin la plus efficace parce qursquoelle

est discregravete et œuvre en profondeur Certes elle est fade mais la fadeur comme lrsquoanalyse F

Jullien (1992) est la saveur fondamentale celle qui ne lasse pas et permet de laquo faire advenir raquo

laquo parce qursquoelle est la valeur du neutre la fadeur est au deacutepart de tous les possibles et les fait

communiquer raquo (Jullien 1991 p 17) Non pas se poser en modegravele par conseacutequent mais se

tenir en retrait pour que la sagesse srsquoinfuse Pour Mencius le mal nrsquoest guegravere un problegraveme

puisqursquoil se reacutesorbe dans une logique de la reacutegulation

Lrsquoefficaciteacute se mesure alors agrave lrsquoaune de la faciliteacute avec laquelle on obtient le reacutesultat

escompteacute ndash et non en fonction des efforts (volontaristes) engageacutes laquo Les victoires effectives ne

se voient pas [hellip] plus elles sont effectives parce qursquointeacutegreacutees au deacuteveloppement de la

situation moins elles se voient raquo (Jullien 2009 p 36) tant elles paraissent naturelles On lit

dans Sunzi laquo le grand geacuteneacuteral remporte des victoires faciles raquo Loin de la theacuteacirctralisation de

lrsquoeffet il faut savoir laisser-faire sans deacutelaisser accompagner la pousseacutee laquo Aider ce qui vient

tout seul raquo dit le Laozi Efficience sans action (sans eacuteclat) sans auteur (sans heacuteros) sans

401

sanction (sans force post-lapsaire) la penseacutee chinoise se reacutevegravele ici particuliegraverement en eacutecart

avec nos philosophegravemes ndash et agrave ce titre particuliegraverement inspirante

Remarquons qursquoen preacutesentant cette conception de lrsquoefficience comme

conditionnement nous ne saurions eacutechapper agrave lrsquoimpression qursquoelle relegraveve certes du plus doux

des dressages ndash mais drsquoun dressage tout de mecircme Il srsquoagit drsquoinfluencer de la maniegravere la plus

subtile et imperceptible la conduite mais non drsquoaller jusqursquoagrave eacutemanciper Car nous lrsquoavons vu

lrsquoeacuteleacutevation demande parfois de refuser cette influence et drsquooser dire laquo non raquo Nous avons vu

aussi avec les mythes eacutenonceacutes par Platon (Gygegraves et Er) qursquoil ne suffit pas drsquoecirctre bien

conditionneacute et drsquoagir justement pour ecirctre juste (en face de grandes tentations) Lrsquoavantage en

retour de lrsquoefficience preacutesenteacutee par Mencius est qursquoelle nrsquoexige pas cette conversion forme

suprecircme mais si difficilement saisissable de lrsquoeacuteducation Mais il nous semble que se satisfaire

de cette efficience crsquoest renoncer agrave ce qursquoil y a de meilleur et rien ne nous paraicirct plus

deacuteprimant qursquoun tel renoncement

Si nous rapportons ces analyses au problegraveme de la sanction la principale contribution

est qursquoil nrsquoest pas besoin de sanction pour penser la reacutegulation morale ndash ni pour sanctionner le

sujet (qui nrsquoest pas coupable en puissance) ni pour promouvoir une strateacutegie drsquoefficaciteacute La

penseacutee chinoise pense les transformations silencieuses qui œuvrent discregravetement en amont

avant que le problegraveme ne surgisse preacuteventivement donc on pourrait dire en jouant sur les

mots agrave un niveau preacute-lapsaire pour eacutetouffer lrsquoapparition du peacutecheacute Or la sanction en son

principe intervient une fois que le mal est fait (ou et crsquoest lagrave le nec plus ultra de ce qursquoelle peut

en amont dissuader en suscitant une crainte des conseacutequences) la sanction vise ce qursquoil y a

de posteacuterieur agrave la transgression La sanction srsquointegravegre donc dans une strateacutegie de reacutegulation

post-lapsaire qui court apregraves la faute ne pouvant se permettre de la laisser passer Plutocirct

qursquoune reacutegulation par le conditionnement la sanction engage une strateacutegie de la coercition et

de la correction efficaciteacute (efficience mecircme plutocirct) silencieuse et agrave long terme qui cherche

agrave eacutetouffer le mal versus efficaciteacute spectaculaire et de court terme qui vise agrave stimuler la volonteacute

pour affronter le mal qursquoelle srsquoest creacuteeacute

La sanction on le voit nrsquoest pas incontournable pour envisager lrsquoefficaciteacute Il y a une

penseacutee strateacutegique qui preacuteserve agrave lrsquohomme son innocence qui parie sur son potentiel et

srsquoemploie agrave lrsquoactualiser lrsquohumaniteacute de tout un chacun qui nrsquoentonne pas drsquoincantation (si

souvent vaine ) agrave la (bonne) volonteacute pour reacutesoudre le problegraveme (une fois qursquoil est apparu)

402

qui entend promouvoir le bien par le conditionnement par lrsquoambiance de maniegravere douce

sobre invisible mecircme ndash qui ne fait de la sanction lrsquoeacuteleacutement cleacute drsquoun dispositif de reacutegulation

Pas plus que le concept de laquo volonteacute raquo nrsquoest indispensable pour analyser la conduite humaine

(il constituerait plutocirct un obstacle eacutepisteacutemologique) le concept de laquo sanction raquo ne semble

incontournable pour penser la reacutegulation de lrsquohumain

Franccedilois Jullien eacutecrit que laquo la notion de volonteacute [est] le produit drsquoune histoire culturelle

qui en nous faisant passer la Gregravece et le christianisme [doit ecirctre] somme toute particuliegravere raquo

(1998 p 98) Nous croyons pouvoir en dire autant de la sanction eacuteducative

403

11 Un autre cadre

111 Comment produire un changement de type 2

Ces conditions de possibiliteacute reacutevegravelent quel paradoxe il y aurait agrave se satisfaire de

substituts Pour comprendre pleinement ce paradoxe on peut se reacutefeacuterer agrave la maniegravere dont P

Watzlawick (porte-parole du groupe de Palo-Alto) interpregravete (ou plutocirct srsquoinspire de) la theacuteorie

des groupes et la theacuteorie des types logiques pour penser le changement (Fisch Watzlawick amp

Weakland 1975 p 23 et ss)

1111 Les deux changements drsquoapregraves le groupe de Palo Alto

La theacuteorie des groupes apparaicirct au XIXegraveme siegravecle avec les travaux preacutecurseurs drsquoEacutevariste

Galois dans son meacutemoire de 1832 Pour le groupe de Palo-Alto elle articule quatre postulats

1 Un groupe est composeacute par des eacuteleacutements qui ont au moins une proprieacuteteacute en

commun Ainsi les eacuteleacutements drsquoun groupe peuvent se composer et produire un

nouvel eacuteleacutement du mecircme groupe Traduction dans les termes du groupe de Palo-

Alto la sortie hors du cadre ne fait pas partie des options possibles

2 Lorsque les eacuteleacutements drsquoun groupe sont ponctueacutes diffeacuteremment (crsquoest-agrave-dire qursquoils

suivent des seacutequences qui diffegraverent) le reacutesultat demeure le mecircme quand bien

mecircme le processus varie Traduction chaque sujet reacuteagit aux reacuteactions de lrsquoautre

comme dans un ballet ougrave lorsqursquoun avance lrsquoautre recule ndash et reacuteciproquement laquo

Vue de lrsquoexteacuterieur globalement chaque action de lrsquoune des parties agit comme

stimulus provoquant une reacuteaction reacuteaction qui agrave son tour constitue un stimulus agrave

lrsquoorigine drsquoune nouvelle action qui sera consideacutereacutee par son auteur comme une

simple ldquoreacuteactionrdquo raquo (Fisch et al 1975 p 35)

3 Un groupe possegravede un eacuteleacutement neutre associeacute agrave un autre eacuteleacutement il produira ce

nouvel eacuteleacutement Exemples pour les groupes dont la loi de composition est

lrsquoaddition lrsquoeacuteleacutement neutre est le laquo 0 raquo quand la loi est celle de la multiplication

lrsquoeacuteleacutement neutre est le laquo 1 raquo etc Il suffit qursquoun eacuteleacutement soit actif pour affecter les

autres eacuteleacutements Lrsquoidentiteacute du groupe est maintenue par la survenue de lrsquoeacuteleacutement

neutre

404

4 Pour chaque groupe il y a un eacuteleacutement compleacutementaire pour chaque eacuteleacutement tel

que la composition des deux produit lrsquoeacuteleacutement neutre Traduction les interactions

sont telles que le sujet A srsquoadapte au sujet B en sorte drsquoannuler son initiative

Ce que veut montrer le groupe de Palo-Alto avec cette importation de la theacuteorie des

groupes dans le domaine de la communication crsquoest que le changement qursquoelle permet de

penser œuvre agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre donneacute ndash sans jamais se donner les moyens de sortir hors

de ce cadre Crsquoest un changement de type 1 ougrave laquo plus ccedila change et plus crsquoest la mecircme chose raquo

(Watzlawick 1991 p 175) Il y a bien changement mais il est immanent au systegraveme eacutetudieacute

On peut penser un changement non pas dans un systegraveme mais de systegraveme le

changement transcende la structure de deacutepart change pour ainsi dire les regravegles du jeu Pour

Watzlawick il faut se tourner vers la theacuteorie des types logiques formaliseacutee par Whitehead et

Russell et dont lrsquoaxiome est que laquo ce qui comprend tous les membres drsquoune collection ne peut

ecirctre un membre de cette collection raquo (Principia mathematica volume I p 37 citeacute par Fisch et

al 1975 p 24) On ne saurait sans risquer la confusion identifier le membre et la classe agrave

laquelle il appartient par exemple lrsquohumaniteacute comme classe de tous les individus nrsquoest pas

elle-mecircme un individu La discontinuiteacute des niveaux logiques est une condition sine qua non

pour eacuteviter les paradoxes classiques tel celui du menteur

Ces deux theacuteories matheacutematiques permettent drsquoapregraves le groupe de Palo-Alto de

penser deux genres bien distincts de changement

La theacuteorie des groupes srsquoapplique lorsque le changement est interne au systegraveme donneacute

et maintient son eacutequilibre homeacuteostasique Une modification spectaculaire drsquoun paramegravetre

peut ecirctre compenseacutee par un reacuteameacutenagement eacutenergique (et silencieux) agrave un autre endroit du

systegraveme Ce changement de type 1 assure la stabiliteacute globale du systegraveme Lrsquoerreur serait ainsi

de croire agrave la vertu drsquoune modification drsquoun paramegravetre isoleacute en faisant abstraction des

interdeacutependances du systegraveme le volontarisme qui srsquoattaque frontalement mais localement agrave

un problegraveme et sans le consideacuterer dans les liens qursquoil entretient avec lrsquoensemble dans lequel il

srsquoinsegravere est voueacute agrave lrsquoeacutechec Au mieux il peut aspirer agrave une efficaciteacute qui ne dure que tant que

dure lrsquoeffort Crsquoest srsquoattaquer au symptocircme et non agrave la cause et les pseudo-solutions qursquoil

expose ne font que renforcer globalement le problegraveme Les participants drsquoun tel changement

de type 1 sont prisonniers drsquoun jeu sans fin sans interroger les regravegles qui dictent leur conduite

ils reacuteitegraverent les mecircmes erreurs qui entretiennent la situation probleacutematique

405

Avec la theacuteorie des types logiques au contraire on pense la sortie hors du cadre de

reacutefeacuterence Ce nrsquoest pas la conduite dans le systegraveme qui est changeacutee ce sont les regravegles de la

conduite elles-mecircmes Tel est le changement de type 2 qui est plus meacuteta-changement que

simple changement Du point du vue de celui qui reste dans le systegraveme un tel changement de

type 2 apparaicirct comme fonciegraverement paradoxal voire illogique absurde car inconcevable

dans lrsquoexpeacuterience de Milgram la deacutesobeacuteissance constitue ce changement de type 2 quand la

triche le rire etc sont des changements de type 1 qui ne remettent pas en question la regravegle

essentielle lrsquoautoriteacute de lrsquoexpeacuterimentateur Mais ce qui paraicirct absurde agrave un point de vue (au

fond conservateur) ne lrsquoest plus agrave un autre point de vue celui qui interroge les regravegles du jeu

qui pose la question de lrsquoautoriteacute a poseacute les jalons pour produire un changement plus radical

Lrsquoefficaciteacute nrsquoest pas toujours (jamais ) du cocircteacute des eacutevidences mais de celui du paradoxe

Preacutesentons la mecircme ideacutee autrement crsquoest notre penseacutee qui creacutee les problegravemes et qui

srsquointerdit ensuite drsquoy reacutepondre de maniegravere efficace Inventant un cadre dont on ne srsquoautorise

pas agrave sortir on confond alors la carte et le territoire la reacutealiteacute et la repreacutesentation de la reacutealiteacute

pastichant Nietzsche nous pourrions dire que nos solutions sont des illusions dont on a oublieacute

qursquoelles le sont

Tout lrsquoenjeu est pour le groupe de Palo-Alto de penser lrsquoefficaciteacute de la relation

psychotheacuterapeutique par la voie du paradoxe On peut cependant geacuteneacuteraliser ces vues comme

le suggegravere Watzlawick lui-mecircme et voir dans cette theacuteorie des changements une

conceptualisation de lrsquoefficaciteacute pragmatique laquo Nous pensons que nos principes de base sur

la genegravese et la reacutesolution des problegravemes sur la permanence et le changement trouvent une

application utile et adeacutequate dans les problegravemes humains en geacuteneacuteral raquo (Fisch et al 1975 p

183)

1112 Les substituts comme changements de type 1

La sanction entretient avec une meacutetaphysique du sujet et une politique de la

surveillance et de lrsquoexamen des rapports de deacutependance Changer un seul eacuteleacutement par un autre

qui aurait la mecircme fonction reviendrait agrave demander agrave la mecircme fonction de srsquoexercer sous une

autre forme ndash un synonyme en somme Quoi drsquoeacutetonnant que drsquoapregraves ce point de vue on ne

puisse sortir de la sanction Crsquoest qursquoon la pense comme isolable du reacuteseau conceptuel qui lui

donne sens supprimer la sanction et rien que la sanction est dans cette perspective

406

inconseacutequent et irresponsable Trouver un substitut agrave la sanction crsquoest reacutepeacuteter le problegraveme

(changement de type 1) alors qursquoil srsquoagit de le deacuteplacer ndash mieux de le reposer (changement de

type de 2)

Le mecircme problegraveme se rejoue au point de vue dynamique court-circuiter la sanction

dans un cadre ougrave les eacuteleacutements (les enfants et les adultes) ont toujours connu les limites par la

sanction est un jeu dangereux On ne change pas de cadre par simple eacutenonciation le

changement de type 2 ne relegraveve pas drsquoun eacutenonceacute performatif qui ferait appel agrave la volonteacute

(chimeacuterique ) des sujets est souvent le meilleur moyen de compromettre le changement

Lrsquoeacutechec des maicirctres-camarades de Hambourg vient probablement drsquoune discontinuiteacute dans

lrsquoordre des exigences (qui relegraveve certes du changement de type 2) qui nrsquoa pas eacuteteacute preacutepareacutee

mais imposeacutee (alors qursquoil convient de la trouver voire de lrsquoinventer)

Reacutepeacutetons-le quand bien nous aurions deacutemontreacute le caractegravere anti-eacuteducatif de la

sanction cela ne signifie pas qursquoil faudrait la supprimer hic et nunc des pratiques possibles La

raison en est deacutesormais manifeste tant qursquoun changement de type 2 nrsquoaura pas eacuteteacute opeacutereacute il

est illusoire et disons-mecircme hasardeux de vouloir mettre un terme agrave un mode de reacutegulation

depuis longtemps assimileacute Les reacutevolutions qursquoon peut appeler de nos vœux dans lrsquoordre

speacuteculatif sont susceptibles dans lrsquoordre pratique drsquoengager des crises dont on ne sort qursquoagrave

grand peine et sans doute pas sans dommages collateacuteraux La plus grande prudence est de

mise ndash mais en parallegravele de cette vertu il faut se garder de cette tentation qursquoest lrsquoinertie

Peut-on concevoir un cadre eacuteducatif qui instaure un changement de type 2 et ougrave la

sanction (systegraveme de peine et de reacutecompense) nrsquoaurait aucun eacutequivalent direct aucune

traduction parfaite ndash mais seulement des eacutequivalents Il ne suffit pas drsquoun eacutechec pour invalider

deacutefinitivement une telle possibiliteacute pas davantage que les difficulteacutes lieacutees agrave une certaine

maniegravere de sanctionner ne la disqualifient pas absolument Les tentatives nrsquoeacutepuisent pas les

principes agrave supposer qursquoils soient feacuteconds

1113 Exemple de recadrage le petit Hani

Sans sanction est-on condamneacute agrave la capitulation ou la neacutegociation permanente

Telle est la critique que Maria Edgeworth adresse agrave la peacutedagogie des sanctions

naturelles de Rousseau qui semble pouvoir srsquoappliquer au soupccedilon que nous preacutesentons sur

la sanction Elle donne ainsi lrsquoexemple suivant

407

Un jour le pegravere jouait aux eacutechecs Son petit garccedilon qui avait quatre ans vint lui

prendre un pion et lrsquoemporta pour srsquoamuser Les principes ne permettraient pas que

lrsquoon repricirct le pion de force il fallut entrer en neacutegociation ldquoHani lui dit son pegravere rends-

moi cela je te donnerai une pommerdquo Le marcheacute fut conclu et la pomme fut bientocirct

mangeacutee Le petit garccedilon trouvant ce jeu fort profitable vint deacuterober un autre pion

Nous ne voyons quelle fut la ranccedilon du nouveau prisonnier mais lrsquoauteur nous dit qursquoil

fallut suspendre la partie drsquoeacutechecs jusqursquoagrave ce qursquoon eucirct appeleacute le petit garccedilon pour le

souper (Eacuteducation pratique 1801 JJ Paschoud libraire p 125 citeacute par Prairat 1994

p 157)

Avant de de proposer (modestement) quelques reacuteponses positives plusieurs

remarques

La sanction aurait-elle eacuteteacute la solution Crsquoest ce que semble suggeacuterer ici Maria

Edgeworth qui lrsquoinsegravere dans une triade neacutegociation ndash capitulation ndash sanction La neacutegociation

eacutechouant (comme on pouvait srsquoy attendre) et la sanction eacutetant exclue il ne reste que la

capitulation ndash inacceptable Mais qui a poseacute qursquoil nrsquoy avait que ces trois options Restreindre

les possibles eacuteducatifs agrave cette triade est faire de pauvreteacute drsquoimagination peacutedagogique ndash ainsi

que nous le verrons plus bas

Par les termes de laquo neacutegociation raquo ou de laquo capitulation raquo on preacutesuppose un rapport de

domination-soumission entre les eacuteducateurs et lrsquoenfant Si lrsquoun gagne crsquoest que lrsquoautre perd

Lrsquoideacutee de coopeacuteration ou de reacutesolution de problegraveme sans perdant est totalement et a priori

exclue par le paradigme militaire qui voit le rapport adulte ndash enfant comme un eacutetat de guerre

Effectivement si lrsquoon ne remet pas en question ce paradigme militaire et si lrsquoon ne veut pas

que lrsquoenfant domine il faut recourir agrave la sanction Mais est-on vraiment condamneacute agrave penser

lrsquoeacuteducation comme le simple effet drsquoun rapport de forces

Remarquons encore que le veacutecu de lrsquoenfant est purement et simplement mis entre

parenthegraveses La raison initiale pour laquelle lrsquoenfant vient srsquoapproprier le pion nrsquoest jamais

demandeacutee la seule chose qui importe aux yeux des adultes (de ses eacuteducateurs) est que

lrsquoenfant par ses jeux ne les perturbe pas dans leur jeu Lrsquoenfant est un gecircneur son deacutesir de

408

jouer (plus geacuteneacuteralement drsquoattention) est nieacute alors que les adultes jouent ensemble ils

laissent lrsquoenfant agrave sa solitude Toutes les tentatives des adultes consistent agrave se deacutebarrasser de

ce petit gecircneur qui ose se manifester Se trouvent eacuteludeacutees des questions aussi eacuteleacutementaires

que pourquoi lrsquoenfant prend-il le pion Que faisait-il avant Qursquoattend-t-il des adultes Seul

le deacutesir (de jouer) des adultes est pris en consideacuteration et il faut bien la sanction pour que ce

deacutesir (manifestement leacutegitime ) impose silence au deacutesir de lrsquoenfant

Enfin derniegravere remarque sur la neacutegociation elle est le produit non de lrsquoenfant mais du

parent qui cherche juste agrave deacutetourner lrsquoattention de lrsquoenfant par une reacutecompense (de celle

qursquoon mobilise pour le dressage la nourriture) dont on peut srsquoattendre qursquoelle ne fasse

durablement effet Lrsquoenfant acceptant cette proposition et demandant ensuite lrsquoattention

qursquoon a drsquoabord eacuteludeacutee est alors perccedilu comme un profiteur (laquo ayant trouveacute ce jeu fort

profitable raquo) Mais il nrsquoa fait que rentrer dans le jeu de lrsquoadulte ndash ce que celui-ci ensuite lui

reproche Nous ne sommes pas loin du double bind ougrave deux injonctions contradictoires

portant sur deux niveaux diffeacuterents sont preacutesenteacutees agrave lrsquoenfant (lrsquoadulte propose un marcheacute agrave

lrsquoenfant ndash la pomme ndash puis Maria Edgeworth reproche agrave lrsquoenfant de marchander crsquoest-agrave-dire

drsquoecirctre rentreacute dans le jeu de lrsquoadulte)

On voit donc que dans le propos de Maria Edgeworth il y a moins de faits qursquoil nrsquoy a

deacutejagrave et inconsciemment interpreacutetation de faits un cadre est preacutesent qui srsquoignore lui-mecircme

Au sein de ce cadre nul doute que la sanction est neacutecessaire mais il nrsquoy a aucune neacutecessiteacute agrave

ce cadre lui-mecircme En substance ce que suggegravere Maria Edgeworth est qursquoon ne saurait

envisager un changement de type 1 (agrave lrsquointeacuterieur du cadre) en abandonnant la sanction mais

rien nrsquointerdit de penser un changement de type 2 (changement de cadre) hors de cette triade

neacutegociation ndash capitulation ndash sanction

Comment changer de cadre Quelles alternatives agrave cette triade

Partons de lrsquoenfant de sa repreacutesentation pourquoi lrsquoenfant perturbe-t-il le jeu

Pourquoi laquo srsquoamuse raquo-t-il agrave le perturber Cet amusement est-il une fin du reste ou bien nrsquoest

pas un moyen ndash en vue par exemple de capter lrsquoattention de lrsquoadulte Ou encore exercer son

besoin de motriciteacute ou satisfaire sa curiositeacute vis-agrave-vis drsquoun objet qui lui paraicirct eacutetrange

Du point de vue de lrsquoadulte perturbation du point de vue lrsquoenfant demande

Demande de quoi Tant qursquoaucune discussion avec lrsquoenfant nrsquoest engageacutee on ne peut

qursquoeacutemettre des hypothegraveses Voici des conduites possibles susceptibles in fine de pouvoir

409

reacutepondre agrave la demande de lrsquoenfant tout en permettant agrave la partie de suivre son cours toutes

ces propositions ont comme deacutenominateur commun de ne pas simplement divertir lrsquoenfant

(au sens drsquoune diversion agrave mecircme drsquoaccorder un peu de reacutepit) mais de lui proposer de choisir

de srsquoengager dans une activiteacute

- Proposer agrave lrsquoenfant de verbaliser ce qursquoil ressent ce qursquoil attend des adultes ce qursquoil

souhaite Non pas lui renvoyer une image de petit importun mais de personne dont

le veacutecu a quelque inteacuterecirct Srsquoil nrsquoa pas encore le vocabulaire adeacutequat par son jeune

acircge ou parce qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute suffisamment baigneacute dans ce lexique crsquoest le rocircle de

lrsquoadulte de mettre en mots son ressenti laquo Tu trouves que ce pion est amusant Tu

aurais envie de jouer avec Tu es frustreacute que je te le reprenne raquo ou encore laquo Tu es

en colegravere contre moi parce que je veux reprendre le pion raquo ou bien laquo Tu es triste

que je trsquoempecircche de jouer raquo Lrsquoideacutee est que lrsquoadulte se fasse le reflet des eacutemotions

de lrsquoenfant afin que celui-ci se sente compris La relation parent-enfant restaureacutee

ce dernier peut srsquoouvrir agrave la communication et entendre le point de vue de lrsquoautre

- Exprimer le sentiment de lrsquoadulte agrave la premiegravere personne laquo jrsquoaimerais beaucoup

continuer la partie et jrsquoai besoin de toutes les piegraveces raquo Un affect clairement

exprimeacute est parfois suffisant pour que lrsquoenfant empathique le comprenne et le

respecte

- Exprimer le besoin de lrsquoadulte laquo Jrsquoai besoin de passer du temps avec mon ami raquo

ou encore laquo Quand je commence une partie jrsquoappreacutecie de pourvoir la terminer raquo

- Proposer une alternative viable avec des consignes positives (non pas laquo sois sage raquo

laquo ne fais pas de bruit raquo mais laquo tu peux faire un dessin raquo laquo tu peux jouer agrave la

poupeacutee raquo) que lrsquoenfant peut investir comme objet drsquoun choix

- Proposer agrave lrsquoenfant de jouer avec les piegraveces deacutejagrave prises reacuteserve qursquoon alimentera

au fur et agrave mesure de la partie On creacuteera alors du lien entre le jeu de lrsquoadulte et

celui de lrsquoenfant

- Consacrer simplement du temps agrave lrsquoenfant pour lui teacutemoigner de sa preacutesence le

prendre dans ses bras consacrer du temps agrave le regarder agrave lrsquoeacutecouter etc On ne

peut apregraves coup que srsquoeacutetonner de lrsquoabsence de mentions affectives dans lrsquoexemple

donneacute par Maria Edgeworth ndash comme si lrsquoenfant nrsquoeacutetait qursquoun malicieux petit

calculateur Le rassurer le consoler peut-ecirctre lui teacutemoigner que certes la partie

drsquoeacutechecs a son importance mais que lui aussi () le petit garccedilon de quatre ans

410

meacuterite qursquoon lui accorde du temps (ce dont lrsquoenfant agrave lrsquoeacutevidence de la description

peut douter)

- Profiter de la situation pour proposer drsquoexpliquer agrave lrsquoenfant le principe du jeu

drsquoeacutechecs (les piegraveces les deacuteplacements les regravegles etc) Inteacutegrer lrsquoenfant dans le jeu

de lrsquoadulte afin qursquoil ne se sente pas purement et simplement mis agrave lrsquoeacutecart lui

expliquer laquo La piegravece que tu tiens est un pion blanc Tu peux le poser sur cette case-

lagrave raquo Il est vraisemblable que lrsquoenfant ne comprendra pas les subtiliteacutes du jeu

drsquoeacutechecs mais il est possible ou qursquoil eacutecoute attentivement ou qursquoil se lasse de lui-

mecircme pour passer agrave une autre activiteacute

- Dans lrsquooptique ougrave lrsquoexplication ne suffit pas on peut encore mettre en scegravene la

partie drsquoeacutechecs (creacuteer un jeu dans le jeu) pour amuser lrsquoenfant et lui donner envie

que la partie se continue laquo Le pion est un peu comme un soldat comme il est agrave

pied il avance drsquoune seule case raquo

- Enfin last but not least une partie drsquoeacutechecs vaut-elle vraiment peacutedagogiquement

parlant de refouler comme indeacutesirable un petit garccedilon de quatre ans

Ces eacuteleacutements de reacuteponse nrsquoeacutepuisent eacutevidemment pas ce qursquoune imagination

peacutedagogique fertile pourrait inventer pour passer drsquoune situation de perturbation agrave une

situation eacuteducative ndash pour changer de cadre et ne plus voir le deacutesir de lrsquoenfant comme

concurrent de celui de lrsquoadulte cadre qui alors requiert la sanction pour maintenir le rapport

de forces

112 Pistes pour un recadrage

Rien nrsquoest plus difficile agrave changer que le cadre dans lequel on se trouve la derniegravere

chose dont prend conscience le poisson crsquoest le bocal dans lequel il reste enfermeacute

Les pistes que nous explorons ici ne sont que des pistes qui ne font pas neacutecessairement

systegraveme Encore une fois gardons-nous de commettre un tertium non datur il nrsquoy a pas une

seule alternative agrave la discipline punitive mais plusieurs

1121 Le geste et le tact

Commenccedilons par renoncer au sujet imputable responsable coupable qui a voulu le

mal par suite drsquoun libre-arbitre mal utiliseacute Cessons de substantialiser le sujet ndash surtout par la

411

faute Faisons taire lrsquoangoisse la terrible angoisse qui inhibe ndash et qursquoon confond parfois avec la

culture mecircme

Que verrons-nous alors Le geste rien que le geste dans ce qursquoil a drsquoeacutepheacutemegravere de

gratuit peut-ecirctre drsquoinnocent de fou Geste qui certes peut porter preacutejudice il ne srsquoagit pas

de le nier ou de fermer les yeux Mais pensons-nous que le preacutejudice sera moindre si le geste

est rapporteacute agrave un sujet qursquoon chacirctie Si lrsquoon enferme son auteur dans une cateacutegorie juridique

(le criminel) Suffit-il drsquoavoir commis un crime pour ecirctre un criminel Non certes mais

sanctionner crsquoest crisper malgreacute qursquoon en ait lrsquoidentiteacute sur (par ) la faute

Regardons le geste reconnaissons-le ndash non comme une fataliteacute (quoique le geste

commis fasse deacutesormais partie de la fataliteacute) mais comme ce qui peut autrement srsquoorienter

Srsquoil y a un geste eacuteducatif crsquoest drsquoabord celui de se focaliser sur le geste de lrsquoautre ndash pour en

reconnaicirctre la vulneacuterabiliteacute jusque dans la violence qursquoil manifeste parfois

Le tact vertu eacuteducative par excellence

Agrave cet eacutegard oserons-nous affirmer que la grande vertu Eirick Prairat ne srsquoy est pas

trompeacute la vertu discregravete de lrsquoeacuteducateur est le tact Art drsquoaccompagner de sentir ce qursquoaucun

formalisme ne peut appreacutehender ce qursquoun formalisme pourrait au contraire deacutetruire par sa

rigiditeacute qui meacuteprise la casuistique la fragiliteacute qui revecirct parfois le gant de la provocation

Le tact est eacuteducatif par excellence car il commence par reconnaicirctre Mais il ne fige pas

il est un contact leacuteger qui affleure sans contraindre vraiment qui accompagne quand la

sanction cherche agrave blesser Le tact peut donner lrsquoimpression de cautionner le geste mais crsquoest

une caution strateacutegique qui commence par aller dans le sens du geste pour mieux lrsquoorienter

En eacuteducation on ne saurait avoir trop de tact il vaut mieux assureacutement ne pas nuire que de

heurter une sensibiliteacute qui se montrera ensuite reacutetive agrave tout contact Agrave ce titre on peut souvent

(toujours ) manquer de tact mais rarement (jamais ) en manifester un excegraves ndash que serait un

excegraves de tact Un scrupule une pudeur extrecircme qui maintiendrait la relation agrave son niveau le

moins intense Mais mecircme un tact si deacutelicat demeure contact tant qursquoil nrsquoest pas rompu (le

tact devient agrave ce point subtil qursquoil srsquoeacutevanouit) on peut penser que la relation peacutedagogique est

sauve

Remarquons encore que le tact engage une relation duelle ou du moins la privileacutegie

Pas de tact ou si difficilement sans une exclusiviteacute de la relation lrsquoattention commence par

412

valoir gracircce agrave ce qursquoelle exclut (le monde cesse pour ainsi dire drsquoexister) Le tact commence

avec une ἐποχή de lrsquounivers pour se mettre en orbite autour de lrsquoautre

On dit parfois que la sanction relegraveve moins drsquoun droit que drsquoun devoir sanctionner

crsquoest respecter Mais crsquoest un respect formel qui atteint lrsquoautre dans une essence mais ne

lrsquoatteint que dans son essence et ce respect de lrsquoessence peut srsquoaccommoder drsquoune

indiffeacuterence meacuteprisante agrave lrsquoautre en tant qursquoautre agrave son alteacuteriteacute agrave sa fragiliteacute Avec le respect

universel tous les ecirctres humains sont gris Avec le tact le respect devient attention

exclusivement eacutelectivement deacutevolu agrave lrsquoautre on nrsquoa pas droit au tact (on ne saurait avoir droit

agrave une eacutelection) il est le produit drsquoune rencontre que rien ne pouvait preacutevoir Le tact ne saurait

davantage ecirctre un devoir (puisqursquoon ne commande pas une rencontre) il relegraveve de la relation

qursquoon ne saurait preacutevoir qursquoon ne pouvait (voulait ) preacutevoir Le tact autrement dit et agrave

lrsquoinverse strict de la sanction nrsquoobeacuteit agrave aucune loi et crsquoest ce qui fait sa valeur eacuteducative ndash

osons dire qursquoil vaut parce qursquoil est anomique

Peut-on sanctionner avec tact Peut-on avec Franck drsquoArvert laquo soutenir en thegravese

geacuteneacuterale la leacutegitimiteacute et lefficaciteacute dune calotte appliqueacutee par le pegravere ou la megravere avec [hellip]

tact raquo Sous cette derniegravere formule la reacuteponse semble aujourdrsquohui eacutevidente le chacirctiment

corporel ne paraicirct guegravere pouvoir ecirctre concilieacute avec la vertu de relation Comment pourrait-on

frapper (acte brutal quels que soient les eupheacutemismes par lesquels on le deacutesigne) en

invoquant cet art deacutelicat des circonstances Comment peut-on invoquer un contact brutal

avec la qualiteacute drsquoun tact respectueux de la bonne distance Mais nrsquoen est-il pas de mecircme de

toute sanction en geacuteneacuteral La sanction pour ecirctre juste doit srsquoinscrire dans une logique de la

preacutevisibiliteacute le tact au contraire srsquoinvente et se renouvelle preacuteciseacutement lorsque la situation a

tourneacute agrave lrsquoimpreacutevisible et qursquoil srsquoagit de la deacutesamorcer La sanction srsquoimpose avec le visible le

tact peut se permettre de fermer les yeux Reacutegulation homogegravene froide meacutecanique de la

sanction improvisation vivante et chaleureuse du tact Soupccedilon irreacutecusable de pouvoir avec

la sanction preacutesence discregravete voire invisible et silencieuse sans eacuteclat qui srsquoinfiltre mais apaise

et vivifie la relation

Toute la difficulteacute est que le tact ne srsquoapprend pas (ou si difficilement) par des theacuteories

un geste aussi deacutelicat doit toujours ecirctre replaceacute dans un contexte que les descriptions les plus

exhaustives peinent agrave retranscrire Il nrsquoest pas de lrsquoordre de ce qui srsquoapprend et se reproduit

mais de ce qui se transmet par lrsquoexemple de maniegravere vive et de ce qui se reacuteinvente Comme

lrsquohumour le tact perd agrave la reacutepeacutetition

413

Le scepticisme en action

Le tact est eacuteducatif parce qursquoil reconnaicirct lrsquoautre Mais la sanction aussi reconnaicirct nous

lrsquoavons vu par son jugement Or le tact reconnaicirct sans juger crsquoest lagrave que reacuteside son

scepticisme au sens originaire Avec le tact les convictions sont suspendues

Le scepticisme tel qursquoil est theacutematiseacute par Pyrrhon (ou du moins les teacutemoignages qui srsquoy

rapportent puisque Pyrrhon agrave lrsquoinstar de Socrate nrsquoa pas eacutecrit) est une philosophie du refus

de la diffeacuterence ontologique ndash crsquoest en ce sens qursquoil faut comprendre lrsquoἀδιαφορία

pyrrhonienne drsquoapregraves laquelle laquo les choses ne font qursquoapparaicirctre (elles srsquoeacutepuisent agrave

apparaicirctre) raquo (Conche 1994 p 153) Le refus de jugement que la tradition philosophique

interpreacutetera si souvent comme une inconsistance une impossibiliteacute constitue pourtant une

inspiration eacutethique des plus feacutecondes il est le remegravede agrave notre tendance pathologique agrave

dogmatiser agrave affirmer peacuteremptoirement agrave remonter du geste au sujet agrave preacutetendre atteindre

la veacuteriteacute Or contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire il est plus difficile de nier que drsquoaffirmer

de srsquoabstenir que de juger de trancher il faut une retenue une reacuteserve une maicirctrise de soi

que la fougue meacuteprise Il est des tempeacuteraments naturellement indolents ils ne jugent point

mais crsquoest par impuissance et mollesse Le sceptique brave lrsquoincertitude au contraire il

lrsquoaffronte et crsquoest par deacutecision motiveacutee non par faiblesse de caractegravere qursquoil embrasse

lrsquoinconnaissance et la vit Il est plus lucide et courageux de vivre dans lrsquoincertitude que dans

lrsquoillusion du savoir

Essayons de saisir lrsquoecirctre tel qursquoil est en lui-mecircme nous nrsquoattraperons que notre ombre

et ce que le reacuteel est en lui-mecircme indeacutependamment de ce que nous projetons en lui nous

glissera entre les doigts comme cette eau du fleuve qui fuit notre prise et srsquoeacutecoule de nos

mains

Montaigne a immortaliseacute cette impossibiliteacute dans ce texte admirable tireacute du livre II des

Essais et qui reacutevegravele toute la force et la subtiliteacute du scepticisme Ce que sont les choses en elles-

mecircmes jamais nous ne le saurons notre aspiration au reacuteel et au vrai deacutepasse nos capaciteacutes

et relegraveve de lrsquoillusion

Nous nrsquoavons aucune communication agrave lrsquoecirctre parce que toute humaine nature

est toujours au milieu entre le naicirctre et le mourir ne baillant de soi qursquoune obscure

414

apparence et ombre et une incertaine et deacutebile opinion Et si de fortune vous fichez

votre penseacutee agrave vouloir prendre son ecirctre ce sera ni plus ni moins que qui voudrait

empoigner lrsquoeau car plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout plus

il perdra ce qursquoil voulait tenir et empoigner Ainsi vu que toutes choses sont sujettes agrave

passer drsquoun changement en autre la raison qui y cherche une reacuteelle subsistance se

trouve deacuteccedilue ne pouvant rien appreacutehender de subsistant et permanent parce que tout

ou vient en ecirctre et nrsquoest pas encore du tout ou commence agrave mourir avant qursquoil soit

neacute (Montaigne 2001a p 348)

Aussi nrsquoest-il pas drsquohorizon semble-t-il au-delagrave de ce doute nous nous heurtons aux

parois drsquoun bocal et ce que nous croyons apercevoir derriegravere nrsquoest que lrsquoeffet de notre

imagination qui retrouve les espeacuterances qursquoelle a transfeacutereacutees agrave ce qursquoelle croit ecirctre la reacutealiteacute

laquelle nrsquoest pourtant que notre reflet Nous nous moquons de ce poisson qui croit que son

bocal est infiniment grand parce qursquoil oublie au fur et agrave mesure qursquoil avance qursquoil en fait le tour

ndash mais sommes-nous si diffeacuterents quand nous croyons avoir affaire agrave la reacutealiteacute et oublions

qursquoelle nrsquoest qursquoinvention

On pourrait demander que recherche le sceptique Quelle est sa viseacutee Agrave quoi nous

reacutepondrons nous deacutelivrer de cette maladie naturelle de lrsquointelligence qui est drsquoaffirmer Nous

nrsquoavons de cesse de juger nous eacutelevant au rang drsquoeacutevaluateur suprecircme dispensant le vrai et le

faux le bien et le mal avec cette mecircme assurance confondante Mille avis contraires ne

suffisent pas agrave contenir cette arrogance alors mecircme que lrsquohistoire nous reacutevegravele que tous les

dogmes sont tombeacutes les uns apregraves les autres Et si encore il nrsquoeacutetait question que de

connaissances Mais nous dogmatisons sur tout et tout le monde nos voisins nos parents

nos confregraveres les humains des autres continents des civilisations passeacutees tout y passe avec

la mecircme imprudence pour ne pas dire impudence nous cataloguons avec une spontaneacuteiteacute et

une fermeteacute toute puissante comme si veacuteritablement nous deacutetenions la mesure universelle

ndash comme si nous eacutetions nous-mecircme cette mesure Et comble de la deacutemesure nous

souhaiterions imposer agrave autrui ces jugements nous sommes agrave ce point vaniteux que nous ne

supportons pas la contradiction et voulons y mettre un terme Affirmer crsquoest entrer

415

neacutecessairement dans une discorde et crsquoest lrsquoalimenter au besoin par la force mais le moyen

le plus efficace et le moins dangereux consiste agrave argumenter et agrave terrasser lrsquoautre par la parole

lui deacutemontrer qursquoil se trompe et que nous seuls deacutetenons la veacuteriteacute Or la certitude ou la feacuteroce

conviction de deacutetenir le vrai anime tous les dogmatiques et ne cesse drsquoagiter le monde de

querelles Ces guerres de surcroicirct ne demeurent pas dans la sphegravere ideacuteelle elles sont un

deacutetour pour chacun de supplanter tous les autres Le dogmatique est toujours autoritaire

tyrannique deacutedaigneux malhonnecircte et avide drsquoasseoir son heacutegeacutemonie sur autrui Crsquoest assez

pour remarquer que trop drsquointellectuels demandent assez rarement de quoi il est question

mais le plus souvent qui lrsquoa dit crsquoest que la recherche mecircme de la veacuteriteacute nrsquoest qursquoun moyen

pour eux de parvenir agrave satisfaire cette ambition dominatrice sur autrui Le dogmatique est

toujours dangereux il veut conjurer la diffeacuterence lrsquoannihiler la broyer dans son systegraveme et

reacutealiser lrsquouniteacute des esprits pour enfin les faire taire

Freacutedeacuteric Cossuta a eacutecrit dans ce sens

Le sceptique nrsquoest pas un velleacuteitaire ni un lacircche mais un sage qui refuse de

srsquoabandonner au fanatisme des croyances et des dogmes comme agrave la versatiliteacute

susciteacutee par le changement incessant des opinions Seule la tyrannie est agrave ses yeux

intoleacuterable ce qui lrsquoincite agrave combattre toutes les attitudes qui srsquoopposent agrave la toleacuterance

Aussi lrsquoimpertinence drsquoAnaxarque le maicirctre de Pyrrhon lui valut drsquoecirctre broyeacute dans un

mortier Alors que le tyran demandait qursquoon lui coupacirct la langue pour reacuteduire son

insolence le philosophe reacutepliqua ldquoBroie tu peux broyer les os et la peau drsquoAnaxarque

mais Anaxarque lui-mecircme tu le broieras pasrdquo (Cossuta 1994 pp 4-5)

Le tact se deacuteploie dans ce scepticisme qui renonce agrave juger ndash et par conseacutequent agrave

sanctionner Or de mecircme que le sceptique est deacutelivreacute du trouble drsquoavoir agrave imposer la (sa) veacuteriteacute

il deacutelivre lrsquoautre de ce trouble qui consiste agrave se juger soi-mecircme Le premier geste eacuteducatif est

un geste drsquoaccueil lrsquoautre y trouvera refuge lrsquohospitaliteacute tranquille et souriante dont il a besoin

pour se (re)lever Qui prendra la main tendue srsquoil sait qursquoelle le peut frapper

416

La bienveillance dont on parle tant et non sans raison nrsquoest nous semble-t-il qursquoune

conseacutequence de cette absence de jugement liminaire On ne peut se forcer longtemps agrave ecirctre

bienveillant il faut (srsquo)y ecirctre inclineacute en amont Cette inclination cette pente nous semble

deacutecouler du scepticisme compris comme refus de jugement comme adiaphora comme refus

de la diffeacuterence ontologique comme anti-dogmatisme Car alors on peut srsquoouvrir agrave lrsquoautre sans

risque de deacutebordement (effusion sentimentale contagion eacutemotionnelle etc)

Lrsquoefficaciteacute la meilleure est discregravete

Pourquoi recourt-on agrave la sanction Nous lrsquoavons deacutejagrave eacutecrit parce que son efficaciteacute

est spectaculaire Or le spectacle nrsquoa pas besoin de durer pour ecirctre admireacute il lui suffit de

produire des effets de court terme lrsquoobeacuteissance immeacutediate pour ecirctre justifieacute Pour les vues

courtes il nrsquoexiste que le court terme car agrave long terme nous serons tous morts

Ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute agrave la suite de Franccedilois Jullien le spectacle (jusqursquoagrave

la fecircte) de lrsquoefficaciteacute nrsquoest point si eacutevident et srsquoancre dans une conception theacuteacirctrale de lrsquoagir

Lrsquoestheacutetique de lrsquoagir est celle du heacuteros qui force les eacuteveacutenements qui fait le choix de lrsquoeacutepreuve

(Heacuteraclegraves agrave la croiseacutee des chemins) de la difficulteacute au peacuteril de sa vie (le choix drsquoAchille au chant

IX de lrsquoIliade) non sans regret (le mecircme Achille au chant XI de lrsquoOdysseacutee) Il y a un πάθος de

lrsquoefficaciteacute une trageacutedie dans le destin du heacuteros qui ne peut mener qursquoagrave un pessimisme

viendra bien un moment ougrave la fortune tournera (Machiavel Le Prince chapitre XXV) et ougrave se

corrompront mecircme ce qui eacutetait fait pour lrsquoeacuteterniteacute (Platon au deacutebut du livre VIII de la

Reacutepublique 546a 2008 p 1711 laquo Il est difficile qursquoune citeacute structureacutee comme la vocirctre soit

eacutebranleacutee Mais puisque pour tout ce qui est neacute il y a corruption cette structure non plus ne

pourra se maintenir agrave jamais mais elle se dissoudra raquo) Puisqursquoon ne peut forcer eacuteternellement

le destin qursquoon ne peut sanctionner continucircment viendra bien le moment ougrave le chaos

primordial ressurgira deacutetruisant ce que lrsquoOlympe a fondeacute

Renonccedilons agrave cette mise en scegravene leacutegendaire (de legenda qui doit ecirctre lu par

extension qui doit ecirctre raconteacute) agrave cette theacuteacirctralisation de lrsquoeffet qui attend la prouesse pour

ainsi dire miraculeuse nous pourrons alors voir une autre efficaciteacute eacutemerger Discregravete

silencieuse mecircme invisible elle est celle qui preacutevoit dans lrsquoombre lrsquoeffet qui agrave la pleine

lumiegravere paraicirct banal Ici il nrsquoy a plus rien agrave raconter le reacutecit devient fade insipide Les succegraves

ne passent guegravere pour tels on ne reacuteforme pas de maniegravere ambitieuse on nrsquoannonce pas de

417

maniegravere grandiloquente on se contente drsquoajuster au plus pregraves du reacuteel On nrsquoagit pas dans

lrsquourgence on ne se contraint pas agrave agir dans une urgence toujours renouveleacutee qui devient la

norme et qui appelle un constant eacutetat drsquoexception on preacutevient doucement les deacuterives on

anticipe on fait deacutevier les trajectoires On nrsquoagit pas drsquoapregraves un plan a priori qursquoon cherche agrave

imposer (et auquel le reacuteel se deacuterobe toujours le traicirctre) on repegravere des ressources porteuses

qursquoon fait fructifier On ne cherche pas agrave ecirctre (agrave paraicirctre ) efficace on lrsquoest au plus banal

degreacute Drsquoun cocircteacute efficaciteacute qui impose par la force une autoriteacute volontariste de lrsquoautre

efficaciteacute qui deacutecoule drsquoune autoriteacute diffuse fluide eacutevidente sans tecircte celle qui semble

appartenir aux choses mecircmes Satan contre simple deacutereacutegulation Sanction contre preacutevention

courir derriegravere le mal ou lrsquoempecirccher de croicirctre

Ces deux conceptions seraient-elles compleacutementaires Rien nrsquoest moins sucircr qui court

apregraves lrsquoeffet immeacutediat fuit la cause qui pourrait lui assurer la victoire facile Or la sanction ne

vise que lrsquoeffet et ce qursquoelle produit est une cause nouvelle qui fait obstacle agrave lrsquoefficaciteacute des

transformations silencieuses Toute transformation veacuteritable prend du temps il nrsquoy a que dans

le temps (mythique) de la conversion par la gracircce que ce temps devient un point (de rupture)

toute autre conversion au contraire en saurait faire lrsquoeacuteconomie de la dureacutee Le fruit doit mucircrir

tout comme le morceau de sucre eacutevoqueacute par Bergson dans LrsquoEacutevolution creacuteatrice doit fondre

Si je veux me preacuteparer un verre deau sucreacutee jai beau faire je dois attendre

que le sucre fonde [hellip] Car le temps que jrsquoai agrave attendre nrsquoest plus ce temps

matheacutematique qui srsquoappliquerait aussi bien le long de lrsquohistoire entiegravere du monde

mateacuteriel lors mecircme qursquoelle serait eacutetaleacutee tout drsquoun coup dans lrsquoespace Il coiumlncide avec

mon impatience crsquoest-agrave-dire avec une certaine portion de ma dureacutee agrave moi qui nrsquoest

pas allongeable ni reacutetreacutecissable agrave volonteacute Ce nrsquoest plus du penseacute crsquoest du

veacutecu (Bergson 2011 pp 9-10)

Cette conception de lrsquoefficaciteacute silencieuse parle peu agrave notre deacutesir drsquoinconnu de

voyage de deacutepaysement drsquoaventure Elle semble triviale au point drsquoen paraicirctre insipide Crsquoest

418

qursquoon ne sait pas voir les grands effets qui naissent de petites causes ndash les petits caractegraveres

font les grands romans les petites notes les plus grandes musiques

Il faut encore convenir drsquoun paradoxe lrsquoeffet le plus grand est obtenu lorsqursquoil nrsquoest

pas rechercheacute Ou plutocirct la plus grande efficaciteacute se rencontre par les voies indirectes qui

favorisent lrsquoeacutemergence et non par les voies directes qui ne sauraient produire un reacutesultat que

de court terme Cette ideacutee est riche drsquoapprentissage abolir la sanction en eacuteducation sans

preacuteparer les conditions de son eacutevanouissement ne peut que conduire agrave lrsquoeacutechec

Repenser lrsquoordre taxis ou cosmos

Dans lrsquoEsquisse de Guyau on trouve la formule suivante laquo le bon ordre vient de ce

que preacuteciseacutement il nrsquoy a aucun ordre imposeacute drsquoavance aucun arrangement preacuteconccedilu raquo (1985

p 147) Il srsquoagit de penser un ordre de lrsquoheacuteteacuterogegravene que Guyau oppose agrave lrsquoordre de

lrsquohomogegravene Cet ordre de lrsquoheacuteteacuterogegravene (ou pluralisme eacutethique) Guyau le baptise anomie pour

lrsquoopposer agrave lrsquoordre moral de lrsquohomogegravene et de lrsquouniforme ndash que Kant nommait techniquement

autonomie Lrsquoanomie produirait ainsi de lrsquoordre qui ne sacrifierait pas la spontaneacuteiteacute de ses

membres contrairement agrave lrsquoautonomie qui impose une normalisation de la conduite

Peut-ecirctre est-il temps de penser un ordre anomique de lrsquoeacuteducation ndash anomique au sens

de Guyau (et non de Durkheim mecircme si le sens qursquoil a imprimeacute agrave ce terme est presque

universellement partageacute dans les sciences humaines et qui eacutevoque comme nous lrsquoavons vu

le deacutelitement des rapports sociaux la neacutegation de la morale)

Mutatis mutandis et dans un registre social (et non plus moral) il nous semble que

Friedrich Hayek expose une distinction feacuteconde entre deux types drsquoordre Nous proposons

drsquoexposer briegravevement la dichotomie qursquoil theacuteorise ndash en la deacuteliant de ses consideacuterations

eacuteconomiques sur la catallaxie Dans Droit leacutegislation liberteacute le penseur autrichien estime que

le terme laquo ordre raquo est indispensable pour penser les pheacutenomegravenes complexes Mais que faut-il

entendre par ce terme

[le mot laquo ordre raquo deacutesigne] un eacutetat de choses dans lequel une multipliciteacute

drsquoeacuteleacutements de nature diffeacuterente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous

puissions apprendre en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles

419

de lrsquoensemble agrave former des pronostics corrects concernant le reste ou au moins des

pronostics ayant une bonne chance de srsquoaveacuterer corrects (Hayek 2013 p 121)

Pour qursquoil y ait ordre il faut donc qursquoil y ait reacutegulariteacute et preacutevisibiliteacute Mais il y a deux

maniegraveres de penser cet ordre Drsquoabord comme laquo agencement opeacutereacute par quelqursquoun raquo (2013 p

122)

[hellip] lrsquoordre dans la socieacuteteacute doit reposer sur la relation de commandement et

drsquoobeacuteissance crsquoest-agrave-dire sur une structure hieacuterarchique de la socieacuteteacute entiegravere ougrave ce que

chacun doit faire est deacutetermineacute par la volonteacute de ses supeacuterieurs et finalement par la

volonteacute drsquoune autoriteacute suprecircme (Hayek 2013)

Cet ordre conccedilu comme volontarisme comme construction par des forces exogegravenes

(sur le modegravele des produits de lrsquoartisanat humain) est un ordre artificiel une organisation que

Hayek propose de comprendre comme τάξις (deacutesignant comme le rappelle Hayek lrsquoordre de

bataille 2013 p 124)

Hayek propose de penser un autre type drsquoordre ce qursquoil nomme lrsquoordre spontaneacute et

qui nrsquoest le produit drsquoaucun dessein humain drsquoaucune volonteacute qui imposerait son plan Pour

deacutesigner ce type drsquoordre porteur de proprieacuteteacutes speacutecifiques Hayek parle de κόσμος drsquoordre

laquo mucircri raquo (grown)

Le problegraveme est que souvent on confond ordre et τάξις et faute de τάξις on crie au

deacutesordre

Si des reacuteformateurs indigneacutes deacuteplorent encore le chaos des activiteacutes [hellip] crsquoest

en partie parce qursquoils sont incapables de concevoir un ordre qui ne soit pas fabriqueacute

deacutelibeacutereacutement et en partie parce qursquoagrave leurs yeux un ordre veut dire quelque chose qui

vise des objectifs concrets ce qui [hellip] est preacuteciseacutement ce qursquoun ordre spontaneacute ne peut

faire (Hayek 2013 p 126)

420

En ce sens on peut reprendre la formule de Bergson agrave laquelle nous avons deacutejagrave eu

recours laquo le deacutesordre est simplement lrsquoordre que nous ne recherchons pas raquo nous cherchons

τάξις et trouvant κόσμος nous le confondons avec Χάος

Les proprieacuteteacutes de lrsquoordre-τάξις sont les suivantes (Hayek 2013 p 127) ces ordres sont

simples (pour qursquoun esprit humain les puisse embrasser) ils sont concrets (ils doivent ecirctre

soumis agrave une intuition sensible) ils sont au service drsquoune intention (il faut planifier) Ces

proprieacuteteacutes ne se retrouvent pas neacutecessairement dans lrsquoordre-κόσμος ndash au contraire Les ordres

spontaneacutes peuvent ecirctre complexes (leur laquo degreacute de complexiteacute nrsquoest pas limiteacute agrave ce que peut

maicirctriser un esprit humain raquo) leur existence peut ecirctre abstraite ils ne poursuivent aucun but

particulier La thegravese de Hayek est que laquo des ordres extrecircmement complexes comprenant plus

de faits distincts qursquoaucun cerveau nrsquoen peut constater ou manipuler ne peuvent ecirctre produits

qursquoagrave travers des forces poussant agrave la formation drsquoordres spontaneacutes raquo (2013 p 127) Les ordres

spontaneacutes peuvent ainsi ecirctre bien plus complexes et adaptatifs que les ordres conccedilus

intentionnellement La contrepartie est que laquo nous aurons moins de pouvoir sur les deacutetails

drsquoun tel ordre que nous nrsquoen aurions dans une structure que nous produisons par arrangement

deacutelibeacutereacute raquo (2013 p 132) On peut bien en agissant sur certains facteurs changer le caractegravere

abstrait de lrsquoordre-κόσμος mais alors laquo il faut laisser les traits particuliers agrave des circonstances

que nous ne connaissons pas raquo Moins de pouvoir donc sur lrsquoordre spontaneacute qui lui permet

en retour de gagner en complexiteacute et en amplitude Mais pour que cet ordre puisse exercer

ses effets il faut commencer par lui accorder sa confiance

Ainsi en faisant confiance aux forces ordonnatrices spontaneacutees nous pouvons

eacutetendre le champ et la porteacutee de lrsquoordre que nous sommes capables de faire se former

preacuteciseacutement parce que sa configuration particuliegravere deacutependra de circonstances bien

plus nombreuses que nous nrsquoen pouvons connaicirctre et dans le cas drsquoun ordre social

parce que cet ordre mettra en œuvre les connaissances distinctes de ses nombreux

membres sans que ces connaissances soient jamais concentreacutees dans un unique esprit

421

ni soumises agrave ces proceacutedures de coordination et drsquoadaptation deacutelibeacutereacutees qursquoun esprit

met en œuvre (Hayek 2013 p 132)

Que lrsquoeacutecole soit actuellement conccedilue (en France) sur le mode τάξις est manifeste les

programmes ne laissent guegravere de place aux divagations agrave la possibiliteacute de laquo perdre son

temps raquo la liberteacute peacutedagogique est preacutesente mais est encadreacutee surveilleacutee quant aux eacutelegraveves

leur liberteacute elle-mecircme est sous controcircle permanent ne laissant guegravere leur spontaneacuteiteacute

srsquoexprimer Chaque eacuteleacutement doit ecirctre identifiable maicirctrisable reacuteformable agrave volonteacute Degraves lors

la complexiteacute est limiteacutee par un tel volontarisme Ultimement (nous avons conscience de

caricaturer et de deacutenaturer la penseacutee de Platon) on peut voir dans la Reacutepublique laquo le plus

beau traiteacute drsquoeacuteducation qursquoon ait jamais fait raquo (Rousseau 1971b p 22) drsquoapregraves le jugement de

Rousseau lrsquoaboutissement de lrsquoordre τάξις la famille y est tout simplement bannie ndash ou plutocirct

la frontiegravere entre priveacute et public est abolie Pourra-t-on atteindre pleinement lrsquoeacutegaliteacute des

chances sans se donner les moyens absolus que se donne Platon dans ΠΟΛΙΤΕΙΑ et en

simplifiant drastiquement la question sociale pour pouvoir la maicirctriser

Mais sitocirct qursquoon accorde une place agrave la famille nous voilagrave dans un ordre

neacutecessairement complexe ougrave tous les eacuteleacutements ne sauraient ecirctre geacutereacutes La creacuteation et

lrsquoentretien drsquoordres spontaneacutes ougrave lrsquoordre qui y regravegne nrsquoest pas neacutecessairement planifieacute ougrave la

deacutecentralisation ne coiumlncide pas (neacutecessairement) avec la deacutereacutegulation constitue une veacuteritable

alternative Il est vrai qursquoune confiance dans les capaciteacutes drsquoinnovation des ordres spontaneacutes

est requise et par contrecoup dans la liberteacute des sujets qui le composent Il srsquoagit non pas de

croire en une naiumlve auto-reacutegulation spontaneacutee des sujets mais de consideacuterer que si certaines

regravegles sont institueacutees la liberteacute de tous (agrave savoir laquo la situation dans laquelle chacun peut utiliser

ce qursquoil connaicirct en vue de ce qursquoil veut faire raquo Hayek 2013 p 158) est productrice drsquoun ordre

qui peut srsquoaveacuterer efficace

Il ne rentre pas dans lrsquoobjet de notre travail drsquoexposer ce que seraient les regravegles drsquoun

ordre scolaire cosmique (et non taxique ndash ou mecircme taxinomique) mais la possibiliteacute de penser

un ordre drsquoun autre genre sans sanction normalisatrice et taxique est ainsi ouverte

422

1122 Transformer lrsquoagressiviteacute deacutedogmatiser lrsquoeacuteducation

Supposons que ce soit la conduite agressive qui se trouve sanctionneacutee sans agression

nous supprimerons du mecircme coup la neacutecessiteacute de la sanction Il ne srsquoagit pas de dire que

lrsquoagressiviteacute peut ecirctre comme par magie abolie ndash mais elle peut ecirctre transformeacutee

Le titre de cette sous-partie est directement emprunteacute au livre de Daniel Favre

Transformer la violence des eacutelegraveves qui propose un recadrage permettant drsquoopeacuterer un

changement de type 2 Or il semble que ce recadrage est agrave mecircme de rendre la sanction

obsolegravete (mecircme si comme nous lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute Daniel Favre considegravere que la sanction

srsquoinscrit dans une action eacuteducative)

Lrsquoanalyse de Daniel Favre engage ce qursquoil nomme agrave la suite drsquoEdgar Morin une

eacutepisteacutemologie (ou connaissance de la connaissance) de la complexiteacute Par complexiteacute il faut

entendre la laquo reconnaissance des contradictions affrontement de lrsquoincertitude raquo laquo [la penseacutee

complexe] reconnaicirct les incertitudes de la connaissance la difficulteacute de conscience

lrsquoincertitude irreacutemeacutediable du devenir et par lagrave introduit aux incertitudes eacutethiques raquo Edgar

Morin ajoute que laquo la penseacutee complexe conduit agrave une eacutethique de la solidariteacute et de la non-

coercition raquo (Morin 2004 p 76)

Daniel Favre en induit immeacutediatement deux conseacutequences

- Si la violence est le produit drsquointeractions complexes le geste eacuteducatif peut

contribuer agrave la preacutevenir

- Cette preacutevention nrsquoest possible qursquoagrave la condition qursquoil y ait (re)connaissance de

cette complexiteacute par tous les acteurs (eacuteducateurs et eacuteduqueacutes)

Lrsquoalphabeacutetisation eacutemotionnelle (laquo Deacuteveloppement de la capaciteacute agrave reconnaicirctre

identifier et nommer nos eacutemotions et nos intentions et de les distinguer de celles drsquoautrui raquo

D Favre 2013a p 8) devient la cleacute drsquoune maicirctrise non violente de lrsquoaffectiviteacute il srsquoagit de

laquo savoir geacuterer ses eacutetats de frustration raquo et donc pour ce faire de les (re)reconnaicirctre

On le voit cette eacutepisteacutemologie de la complexiteacute vise agrave redonner sa place aux affects

sans neacutegliger lrsquoimportance de leur conscientisation Eacuteduquer crsquoest faire participer celui qursquoon

eacuteduque agrave la connaissance de la maniegravere dont fonctionne son systegraveme nerveux afin qursquoil nrsquoen

soit pas le jouet laquo Le premier rocircle drsquoun eacuteducateur ou drsquoun enseignant eacutecrit D Favre est de

proposer des moyens de devenir un citoyen autonome sur le triple plan mateacuteriel intellectuel

423

et affectif et de ressentir la satisfaction qui srsquoy rapporte dans une socieacuteteacute deacutemocratique en

mouvement raquo (2013a p 11)

Le postulat qui accompagne cette reacuteflexion est celui de la coheacuterence laquo ce postulat

propose que chacun a de ldquobonnes raisonsrdquo de penser ce qursquoil pense dire ce qursquoil dit faire ce

qursquoil fait et ressentir ce qursquoil ressent raquo (2013a pp 11-12) Ce postulat nous semble tregraves

socratique nul ne (se) fait du tort agrave dessein il y a toujours des raisons derriegravere la conduite

Cela ne signifie eacutevidemment pas que chacun a raison mais que chacun a des raisons qursquoil faut

drsquoabord comprendre pour pouvoir orienter diffeacuteremment sa conduite

De cette coheacuterence attribueacutee agrave la conduite de lrsquoautre on peut induire qursquoil nrsquoy a pas de

relation eacuteducative lagrave ougrave il nrsquoy a pas drsquoempathie Par empathie il faut entendre laquo la capaciteacute

acquise au cours de la psychogenegravese de se repreacutesenter ce qursquoon ressent ou pense lrsquoautre tout

en le distinguant de ce qursquoon ressent et pense soi-mecircme raquo (2013a p 292) Il convient de la

distinguer de la laquo contagion eacutemotionnelle raquo caracteacuteristique des eacutetats fusionnels ou

symbiotiques de la petite enfance ougrave lrsquoon se laisse envahir par les eacutemotions drsquoautrui sans savoir

les diffeacuterencier des siennes propres Au contraire la laquo coupure eacutemotionnelle raquo consiste en une

mise agrave distance drsquoaffects ndash par crainte soit de perdre le controcircle soit de la souffrance que ces

affects engendreraient Comprendre les laquo bonnes raisons raquo de lrsquoautre entrer dans son monde

suppose une reacutesonnance (qui nrsquoest pas identification) sans laquelle les repreacutesentations sont

condamneacutees agrave nous eacutechapper Ne peut-on pas penser du reste que le tact se nourrit de cette

empathie qui (res)sent ce qui se peut dire et comment avec tellement plus drsquoagrave-propos et de

chaleur que nrsquoen pourrait la froide et seule logique

Lrsquoeacuteducateur doit donc deacutevelopper en lui ses capaciteacutes empathiques il doit accueillir

lrsquoalteacuteriteacute Il y a incontestablement une mise en danger (srsquoouvrir aller vers lrsquoautre crsquoest toujours

laisser la possibiliteacute de lrsquoeacutechec) ndash mais qui a dit qursquoeacuteduquer eacutetant sans risque Ce risque est

cependant minimiseacute si on eacutevite la contagion et il vaut mieux enfin que la pseudo-seacutecuriteacute de

la coupure eacutemotionnelle En srsquointerdisant de rencontrer autrui on se protegravege certes mais on

risque alors de verser du cocircteacute de la potestas qui compte pour rien la souffrance qursquoon inflige

agrave autrui

Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute les analyses de Michel Favre sur les systegravemes de motivation

Lorsque SM1 (motivation de seacutecurisation) est assureacute durant la prime enfance la

possibiliteacute drsquoun systegraveme de motivation compleacutementaire SM2 (motivation drsquoinnovation)

424

eacutemerge Le sujet pour lequel ces deux systegravemes de motivation fonctionnent se montrera

empathique et ne se montrera guegravere agressif sauf en cas de neacutecessiteacute absolue Au contraire

lorsque le premier systegraveme de motivation se trouve parasiteacute (en raison de lrsquoinfluence de

lrsquoenvironnement socio-familial) les actes ou les penseacutees addictives se mettent en place ainsi

qursquoune coupure eacutemotionnelle et lrsquoagressiviteacute apparaicirct drsquoune maniegravere qui nrsquoest plus

proportionneacutee agrave ce qursquoexige la situation Pour le dire clairement avec le systegraveme de

motivation parasiteacute lrsquoagressiviteacute (naturelle) devient violence (produit drsquoune socialisation

deacutefectueuse) Crsquoest dire que la violence nrsquoest pas consubstantielle agrave lrsquoecirctre humain mais

deacutecoule de son eacuteducation

D Favre estime que les apprentissages qui ont conduit au systegraveme de motivation

parasiteacute peuvent ecirctre reconstruits son travail consiste agrave penser une formation des

enseignants agrave mecircme de reacuteapprendre des modes non violents drsquoaffirmation de soi Comment

La troisiegraveme partie de son livre de 2013 propose six points cleacutes pour induire un recadrage qui

diminuera lrsquoagressiviteacute ndash et partant la sanction qui lrsquoaccompagne

Deacutedogmatiser la penseacutee derechef ne pas juger

Le deacuteveloppement drsquoune laquo sensibiliteacute eacutepisteacutemologique raquo Daniel Favre remarque les

affres de la penseacutee dogmatique elle rassure mais engendre une addiction par les certitudes

qursquoelle offre (SM1 p) Quatre postures la caracteacuterisent recours agrave lrsquoimplicite eacutenonceacutes agrave

caractegravere absolu (verbe ecirctre au preacutesent de lrsquoindicatif agrave lrsquoexclusion des autres modes) prise en

compte de ce qui confirme lrsquoeacutenonceacute occultation des eacutemotions au profit drsquoun discours

impersonnel (laquo je raquo srsquoeacuteclipse au profit du laquo on raquo du laquo nous raquo) Il lui oppose ce qursquoil nomme laquo la

penseacutee ouverte raquo qui deacutestabilise mais ressource notamment la pratique de la science Les

postures qui lui sont associeacutees sont les suivantes la conscience de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui induit le

recours agrave lrsquoexplicite les eacutenonceacutes sont preacutesenteacutes comme provisoires et hypotheacutetiques exposer

les limites et les conditions de validiteacute de lrsquoeacutenonceacute prise en compte de la subjectiviteacute laquo La

violence se nourrit et croicirct plus facilement dans la penseacutee dogmatique ougrave implicite certitude

systeacutematique et projection srsquoengendrent mutuellement accompagneacutes par lrsquoeacutemotion grisante

drsquoecirctre dans la veacuteriteacute raquo (Favre 2013a p 169)

Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute le scepticisme œuvrant agrave mecircme le tact il nous semble ici que

le discours des pyrrhoniens rejoint admirablement ce qursquoeacutevoque ici D Favre Les pyrrhoniens

425

utilisaient des courtes formules telles que laquo peut-ecirctre raquo laquo peut-ecirctre pas raquo laquo je ne deacutetermine

rien raquo laquo je suspends mon assentiment raquo laquo toutes choses sont insaisissables raquo laquo agrave tout

argument srsquooppose un argument de force eacutegale raquo etc Montaigne eacutecrit aussi en ce sens (livre

III chapitre 11)

Jrsquoaime ces mots qui amollissent et modegraverent la teacutemeacuteriteacute de nos propositions

A lrsquoaventure Aucunement Quelque On dit Je pense et semblables Et si jrsquoeusse eu agrave

dresser des enfants je leur eusse tant mis en la bouche cette faccedilon de reacutepondre

enquecircteuse non reacutesolutive ldquoQursquoest-ce agrave dire Je ne lrsquoentends pas Il pourrait ecirctre Est-

il vrai rdquo qursquoils eussent plutocirct gardeacute la forme drsquoapprentis agrave soixante ans que de

repreacutesenter les docteurs agrave dix ans comme ils font Qui veut gueacuterir de lrsquoignorance il faut

la confesser Iris est fille de Thaumatis Lrsquoadmiration est fondement de toute

philosophie lrsquoinquisition le progregraves lrsquoignorance le bout Voire dea il y a quelque

ignorance forte et geacuteneacutereuse qui ne doit rien en honneur et en courage agrave la science

ignorance pour laquelle concevoir il nrsquoy a pas moins de science que pour concevoir la

science (Montaigne 2001b pp 311-312)

Qursquoest-ce agrave dire sinon que la penseacutee ouverte agrave laquelle invite D Favre se trouve

incarneacutee dans la penseacutee sceptique laquelle se preacutesente comme un rationalisme (du moins le

scepticisme dans sa version dialectique7) qui sans renoncer agrave la preacutetention aleacutethique (puisque

le sceptique se preacutesente toujours comme ζητητικός qui aime chercher) ont lrsquohumiliteacute de

renoncer posseacuteder la veacuteriteacute Il faut reconnaicirctre lrsquoincertitude de nos savoirs la relativiteacute de nos

jugements et se deacutefier de toute tendance agrave affirmer Garder lrsquoesprit du commenccedilant qui ne

fait que repousser les affres de lrsquoignorance plutocirct qursquoil ne conquiert fiegraverement la

7 Selon la distinction proposeacutee par Victor Brochard (2002 p 240) Pyrrhon et les sceptiques de la premiegravere heure constituent

un premier moment pratique Agrippa et Eacuteneacutesidegraveme forment le moment dialectique enfin Sextus Empiricus repreacutesente le moment empirique du fait de son alliance avec la meacutedecine Marcel Conche (1994 p 165) estime qursquoEacuteneacutesidegraveme nrsquoest pheacutenomeacuteniste qursquoen apparence et que ses tropes ne sont qursquoune laquo machine de guerre raquo destineacutee agrave lutter contre les conceptions dogmatiques dont ils ne partagent les preacutesupposeacutes que pour les ruiner Pour le dire autrement les tropes seraient des arguments ad hominem ndash Eacuteneacutesidegraveme ne serait pas dupe du pheacutenomeacutenisme contrairement agrave Sextus

426

connaissance les Alexandre qui conquiegraverent la Terre agrave trente ans ne voient pas leur royaume

reacutegner bien longtemps Nietzsche eacutecrivait dans le Creacutepuscule des idoles (Ce qui manque aux

allemands sect5) laquo agrave trente ans au sens de la haute culture on est un deacutebutant un enfant raquo

(2005 p 171) Il nous faut redevenir enfant ndash de cet enfant drsquoavant lrsquoinhibition apprenti en

tout docte en rien et surtout sachant srsquoeacutetonner

Dans cette optique peut-on encore sanctionner si on nrsquoest pas absolument assureacute que

la sanction ne saurait nuire au sujet auquel on lrsquoinflige La prudence nrsquoinvite-t-elle pas agrave

suspendre le geste dont la porteacutee nrsquoest pas certaine Daniel Favre invite agrave eacuteduquer agrave

lrsquoincertitude les eacutelegraveves mais les eacuteducateurs eux-mecircmes ne devraient-ils pas aussi (surtout )

y ecirctre sensibiliseacute afin de questionner des pratiques laquo eacutevidentes raquo ndash mais qui sont peut-ecirctre

plus probleacutematiques qursquoon ne le croit ordinairement

Erreur et non faute

Le rapport agrave lrsquoerreur comme le note D Favre laquo induit un rapport au savoir et un

rapport agrave autrui et qui ensemble et de maniegravere complexe engagent la personne dans ses

multiples dimensions cognitive affective sociale et axiologique raquo (2013a pp 172-173)

Trop souvent lrsquoerreur est preacutesenteacutee (et perccedilue par celui qui la commet) comme une

faute chargeacutee drsquoune connotation juridique voire religieuse Lorsque cette confusion est faite

elle entraicircne une inhibition importante une honte agrave lrsquoeacutegard du geste qui le produit et qui

remonte agrave son auteur comme une maladie

Drsquoapregraves Daniel Favre les enseignants mecircme lorsqursquoils sont formeacutes agrave lrsquoeacutevaluation

formative continuent tregraves majoritairement agrave associer lrsquoerreur agrave lrsquoinhibition (de lrsquoordre de 90)

Quant aux eacutelegraveves lrsquoauteur repegravere trois peacuteriodes dans leur rapport agrave lrsquoerreur Une premiegravere

peacuteriode heureuse jusqursquoagrave la fin de la maternelle (ougrave les enfants prennent le risque de se

tromper sans que leur curiositeacute ne soit entraveacutee) puis une seconde ougrave ils perccediloivent qursquoils

sont lrsquoauteur de lrsquoerreur sans en eacuteprouver de gecircne (jusqursquoagrave la fin du CP ou deacutebut du CE1) Mais

degraves le deacutebut de CE1 une meacutetamorphose srsquoopegravere la motivation intrinsegraveque le cegravede agrave une

motivation toute extrinsegraveque les eacutelegraveves ne travaillent plus que srsquoils sont noteacutes La reacutefeacuterence

externe devient incontournable Que se passe-t-il Lrsquohypothegravese est la suivante la phase

drsquoapprentissage se caracteacuterise par une deacutestabilisation cognitive et affective dans laquelle

lrsquoapprenant se reacutevegravele particuliegraverement vulneacuterable Une eacutevaluation perccedilue comme sommative

427

(une note par exemple comptant dans un controcircle continu) va alors geacuteneacuterer une double

contrainte on invite agrave faire des erreurs pour progresser lrsquoerreur est prise en compte comme

si elle servait agrave faire eacutechouer Comptabiliser des erreurs dans la phase de deacutestabilisation

affaiblit et fragilise donc lrsquoeacutelegraveve le preacutetendu droit agrave lrsquoerreur devient crainte de la faute

Drsquoougrave les deux recommandations de D Favre cloisonner la situation drsquoapprentissage

(phase de stabilisation) de la situation drsquoeacutevaluation distinguer rigoureusement lrsquounivers de la

sphegravere cognitive (ougrave il peut y avoir erreur) de la sphegravere juridique (qui interpregravete lrsquoerreur en

termes de responsabiliteacute et de culpabiliteacute potentielle) Tant qursquoon consideacuterera que celui qui

apprend faute (ce que la note sanctionne) on risque de le deacutemotiver radicalement en lui

interdisant drsquoexpeacuterimenter drsquooser de tenter de se fragiliser La confiance qursquoil peut avoir en

ses capaciteacutes srsquoen trouve infailliblement alteacutereacutee ndash quand lrsquoeacuteducation devrait faire tout le

contraire

En un sens on peut estimer que ce rejet de la faute au profit de lrsquoerreur revient agrave la

formule nul nrsquoest meacutechant de plein greacute La formule on lrsquoa vu est socratique et souvent on

lrsquoaccuse drsquooptimisme ainsi que drsquointellectualisme ndash qursquoeacutevidemment on accompagne du

qualificatif de laquo naiumlf raquo Lrsquoideacutee œuvrant derriegravere cette formule nous semble pourtant investie

drsquoune grande puissance eacuteducative celle qui permet de recadrer toutes les fautes en simple

erreur preacuteservant lrsquoinnocence de celui qui simplement se trompe

Lrsquooptimisme dont on accuse Socrate peut ecirctre compris comme un pari dont la

particulariteacute est qursquoil est performatif dans lrsquoordre de la relation peacutedagogique Si on ne fait le

mal que par manque de lumiegravere un dialogue une reacutefutation une mise agrave lrsquoeacutepreuve (ἔλεγχος)

permet de reacuteorienter positivement la penseacutee de celui qui srsquoeacutegare Crsquoest dire que personne

nrsquoest en droit irreacutecupeacuterable qursquoune conversion est toujours possible et qursquoil faut œuvrer agrave

son avegravenement Tel est le but de lrsquoeacuteducation qui srsquoappuie sur la confiance qursquoon doit teacutemoigner

agrave lrsquoautre ne saurait srsquoaccommoder drsquoune croyance au mal radical ndash croyance toxique en ce

qursquoelle condamne accuse et interdit le jeu libre et innocent de lrsquoexistence Nul peacutecheacute nul

crime qui transforme en criminel laissons agrave la theacuteologie et au droit ces consideacuterations qui

substantialisent lrsquoacte et lrsquoempecircchent drsquoecirctre eacuteducatif Si le geste est tout prenons acte du

passeacute mais seulement pour preacuteparer lrsquoavenir nul besoin alors de sanctionner Le droit peut-

ecirctre lrsquoexige mais si le droit eacutenonce une telle exigence a-t-il en vue une fin eacuteducative Nous

en doutons

428

On dira peut-ecirctre qursquoil y a du mal radical difficile semble-t-il de le nier alors que le

siegravecle preacuteceacutedent a organiseacute la violence agrave un degreacute extrecircme Mais pour controverseacutees qursquoelles

soient les analyses de Hannah Arendt (Eichmann agrave Jeacuterusalem) et de Stanley Milgram (La

Soumission agrave lrsquoautoriteacute) reacutevegravelent qursquoon peut comprendre des effets aussi extraordinaires par

des conduites individuelles tristement ordinaires et que le ressort le plus puissant du mal

reacuteside peut-ecirctre moins dans la volonteacute perverse (qui existe nrsquoen doutons pas mais peut-ecirctre

pas sur un mode originel) que dans la deacutemission des volonteacutes particuliegraveres dans leur

deacutecheacuteance dans lrsquoeacutetat agentique produit drsquoune hypersocialisation bien plus probleacutematique

que la deacutecomposition du lien social On peut craindre la deacutegradation du sens mais il faut

redouter sa saturation lorsqursquoelle srsquoadosse agrave une fusion avec le groupe

Pas de faute donc mais de simples erreurs Et lrsquoerreur nrsquoest qursquoun ratage ducirc agrave des

obstacles qui supprimeacutes permettront le succegraves Bien sucircr cette croyance engage une

confiance en lrsquoautre mais imagine-t-on un eacuteducateur qui commence par se deacutefier de son

eacutelegraveve et ne se contenterait pas de le dresser

Quant agrave lrsquoaccusation drsquointellectualisme il faut convenir qursquoelle touche juste ndash mais

seulement si on considegravere comme lrsquoestimait peut-ecirctre Socrate lui-mecircme que la vertu est

savoir et nrsquoest que savoir et ne doit rien aux affects En effet on imagine bien un sujet fort

instruit fort calculateur fort manipulateur qui aurait neacuteanmoins renonceacute agrave tous les principes

de moraliteacute qui constituent pourtant la fleur de lrsquoeacuteducation Lrsquointellectualisme lorsqursquoil est

exclusif se meacuteprend car il tient pour ennemi ce qui constitue la condition de possibiliteacute de son

eacutepanouissement les affects et notamment la reacutesonance empathique qui nous met en prise

avec lrsquoautre Crsquoest donc la dialectique de lrsquointellect et des affects que doit viser lrsquoeacuteducation

sous peine lagrave encore de nrsquoecirctre qursquoincantatoire On se condamne agrave lrsquoimpuissance en

nrsquoenvisageant que le sujet eacutepisteacutemique

Lrsquoautoriteacute sans domination ni soumission

Reacuteguliegraverement la question de lrsquoautoriteacute srsquoest rappeleacutee agrave nous dans ce travail comme

un leitmotiv lieacute au thegraveme que nous explorons Crsquoest que les questions de la loi de lrsquoagressiviteacute

qui la transgresse et de la sanction administreacutee par une autoriteacute interagissent et fonctionnent

ensemble Nous avons supposeacute que lrsquoautoriteacute eacutetait incontournable en matiegravere drsquoeacuteducation

Encore faut-il srsquoentendre sur ce que ce terme drsquoautoriteacute recouvre

429

Srsquoagit-il drsquoune autoriteacute conccedilue comme domination qui implique une soumission de la

part de celui agrave laquelle elle srsquoadresse Cette autoriteacute qui se caracteacuterise par un pouvoir

(potestas) coercitif puissance de contraindre et de sanctionner est celle qui traverse les

milleacutenaires ndash en teacutemoignent les instruments qui ont associeacutes agrave lrsquoenseignant (fouet feacuterule

bacircton ou mecircme la main ndash rappelons-nous la formule de Frank drsquoArvert laquo le soufflet paternel

est le commencement de la peacutedagogie raquo) Une telle autoriteacute est censeacutee intimider ndash rendre

timide faible et maintenir le domineacute dans cet eacutetat de vulneacuterabiliteacute qui le rend docile et craintif

Ce genre drsquoautoriteacute renforce la deacutependance drsquoautrui

Daniel Favre caracteacuterise ainsi lrsquoautoriteacute-domination (2013a pp 200-205) son

fondement est la reacuteputation ou le statut social qui se manifeste par des signaux visant agrave

soumettre autrui agrave lrsquoinfantiliser et qui engagent une coupure eacutemotionnelle chez celui qui les

eacutemet autant que chez celui qui les reccediloit Son but est drsquolaquo Instituer ou conserver une opinion

une preacutefeacuterence un pouvoir un privilegravege et de maniegravere geacuteneacuterale un systegraveme de penseacutee ou

drsquoaction raquo (p 203) en recourant agrave un systegraveme de motivation extrinsegraveque Dogmatique cette

autoriteacute est ameneacutee agrave rencontrer reacuteguliegraverement des eacutechecs (reacutevolte ou reacutesistance passive)

qursquoelle suscite par son dogmatisme et sa non-reconnaissance de lrsquoautre On reconnaicirct lagrave tous

les signes de la potestas eacutevoqueacutee par Hannah Arendt tregraves susceptible de dresser mais guegravere

drsquoeacutemanciper Lrsquoautoriteacute du maicirctre srsquoeacutetend au deacutetriment de ceux auxquels elle srsquoapplique

lrsquoautoriteacute est antibiotique au sens biologique du terme (laquo institue une relation interindividuelle

dominantdomineacute gagnantperdant fondeacutee sur une logique drsquoexclusion raquo 2013 p 204)

Mais une autre autoriteacute est possible qui ne doit certes plus rien agrave lrsquoautoritarisme mais

qui seule nous semble authentiquement eacuteducative Lagrave encore D Favre la comprend de la

maniegravere suivante reposant sur la capaciteacute agrave organiser un groupe lrsquoautoriteacute vise

lrsquoautonomisation de ses membres qursquoelle invite agrave participer aux apprentissages sans leur

imposer de maniegravere contraignante Le deacutetenteur de cette autoriteacute se montre pour ce qursquoil est

ses objectifs ses ambitions sont exprimeacutees ainsi que ses affects srsquoil le faut il nrsquoa pas besoin

de recourir agrave un masque pour se dissimuler Ce nrsquoest pas une fonction crsquoest un ecirctre humain

qui srsquoexprime Lrsquoeacuteducateur nrsquoenseigne pas il coopegravere avec ses eacutelegraveves et essaye autant que

possible de renforcer leur motivation intrinsegraveque et de les eacutelever agrave un systegraveme de motivation

drsquoinnovation ougrave lrsquoapprendre devient autoteacutelique Lrsquoeacutelegraveve nrsquoest plus alors un infeacuterieur il est un

laquo alter-ego raquo qui meacuterite respect reconnaissance et qui peut parler en son nom propre

surprendre et manifester son deacutesaccord pourvu qursquoil argumente et respecte la contradiction

430

La reacuteussite eacuteducative culmine dans lrsquoaccroissement de lrsquoautonomie dans la capaciteacute agrave juger

soi-mecircme et agrave suspendre son jugement au besoin La relation drsquoautoriteacute est alors de nature

symbiotique agrave profit mutuel laquo puisqursquoelle permet une relation fondeacutee sur la coopeacuteration ougrave

la speacutecificiteacute et la compeacutetence de chacun sont reconnues relevant drsquoune logique drsquoinclusion raquo

(2013a p 204) Mais et le paradoxe est insupportable pour qui ne conccediloit que lrsquoautoriteacute-

domination cette coopeacuteration suppose que celui qursquoon eacuteduque puisse refuser Ce nrsquoest que

quand la possibiliteacute de dire laquo non raquo est reacuteelle que le choix est authentique et que la parole qui

lrsquoaccompagne engage Lrsquoagreacutement qursquoon accorde sans pouvoir le refuser nrsquoa guegravere de valeur

On trouve dans Lao-Tseu une formule qui rend compte nous semble-t-il de cette

autoriteacute lumineuse bienveillance accueillante et radicalement anti-autoritaire laquo Produire

sans sapproprier agir sans rien attendre guider sans contraindre voilagrave la vertu suprecircme raquo

(Tao Te King partie 10) Cette vertu nrsquoest-elle pas celle de lrsquoeacuteducateur investi par cette autoriteacute-

autonomisation esquisseacutee par D Favre

Nous ne sommes en deacutesaccord avec ces propositions que sur un point deacutejagrave eacutevoqueacute la

distinction opeacutereacutee entre punir (dans lrsquoautoriteacute-domination) et sanctionner (dans lrsquoautoriteacute-

autonomisation) Nous ne voyons pas comment la sanction (comprise comme production

drsquoune peine) peut permettre la reacuteinteacutegration nous dirions plutocirct que la relation deacuteseacutequilibreacutee

par une transgression doit ecirctre reacuteeacutequilibreacutee ndash non par la peine mais par une restauration Nous

exposerons cette ideacutee dans la prochaine sous-partie

Affirmation de soi sans violence eacutecoute et disponibiliteacute empathie

Crsquoest seulement lorsqursquoon est deacutelivreacute de ces toxicomanies endogegravenes que sont les

addictions aux certitudes qursquoon peut srsquoaffirmer sans violence Lorsque le systegraveme de

motivation de seacutecurisation est parasiteacute les lobes frontaux sont inhibeacutes la deacutestabilisation

qursquoengendre toute connaissance nouvelle produit un malaise tel que le sujet preacutefegravere en rester

agrave sa penseacutee dogmatique quitte agrave subir des deacutesagreacutements (eacutechec scolaire par exemple) Ce qui

fut drsquoabord une solution devient le problegraveme crispation sur quelques reacuteponses et incapaciteacute

drsquoen toleacuterer drsquoautres Il faut alors dominer ceux qui deacuteveloppent cette heacuteteacuterodoxie crsquoest ainsi

que lrsquoaddiction aux certitudes peut devenir violence Daniel Favre eacutecrit en ce sens que laquo La

431

violence et lrsquoexercice du pouvoir sur autrui constitueraient ainsi des tentatives pour conserver

des grilles de lecture du monde immuables et pour ne pas risquer de ressentir les

deacutesagreacutements drsquoun sevrage raquo (2013) Tant que le dogmatisme demeure latent toute sanction

aussi teinteacutee de bienveillance soit-elle ne fera que renforcer le problegraveme qursquoelle est censeacutee

combattre elle sera veacutecue comme une contre-violence qui en appellera une nouvelle Les

laquo bonnes raisons raquo drsquoagir (postulat de coheacuterence) en obliteacutereront la porteacutee eacuteducative ndash srsquoil en

est Une solution chegravere agrave lrsquoauteur et non sans raison promouvoir la penseacutee critique eacuteduquer

agrave lrsquoincertitude le plus tocirct possible Pour qursquoun changement de type 2 puisse se faire le sevrage

de lrsquoaddiction aux certitudes est indispensable

Supposons le sujet purgeacute de cette tendance agrave dogmatiser (et non par la sanction) il

pourra srsquoaffirmer sans violence Mais qursquoest-ce agrave dire D Favre rapproche cette expression de

lrsquoassertiviteacute Cette notion a eacuteteacute theacutematiseacutee par le psychiatre et professeur de meacutedecine Joseph

Wolpe qui propose une theacuterapie qui deacuteconditionne le rapport aux peurs afin de ne pas donner

agrave autrui le pouvoir de controcircler ce que nous sommes Lrsquoassertiviteacute est donc une attitude qui ne

doit rien agrave la fuite agrave lrsquoagressiviteacute ou agrave la manipulation qui requiert une fragilisation (ou de

lrsquoautre ou de soi-mecircme) pour laquo geacuterer raquo la tension il srsquoagit drsquoapprendre agrave coiumlncider avec soi-

mecircme agrave la fois en se respectant soi-mecircme et en respectant autrui Crsquoest savoir qursquoon a le droit

drsquoexister drsquoeacuteprouver des eacutemotions ndash et les exprimer La premiegravere phase consiste donc agrave les

reconnaicirctre (au double sens du terme les repeacuterer les accepter) les mettre en mots pour les

conscientiser les verbaliser En cas de congruence entre lrsquoeacutemotion et le mot (entre le non-

verbal et le verbal) que le sujet srsquoautorise agrave paraicirctre ce qursquoil est il se trouve investi drsquoune force

(drsquoune autoriteacute au sens drsquoautonomisation) qui rayonne sur autrui en les autorisant agrave paraicirctre

ce qursquoils sont agrave refouler aussi bien la contagion que la coupure eacutemotionnelles Ce choix de

lrsquoassertiviteacute constitue par excellence un recadrage un changement de type 2

Ce que doit viser lrsquoeacuteducation qui eacutelegraveve crsquoest ce que Guyau nommait lrsquouniteacute de lrsquoecirctre

laquo sentiment de cette radicale identiteacute raquo entre les composantes de notre ecirctre (Guyau 1985 p

97) entre la penseacutee et lrsquoaction entre le logos (parole raison) et lrsquoaffect Crsquoest cette

convergence que Guyau nomme moraliteacute Et crsquoest cette uniteacute que repegravere Michel Terestchenko

(Un si fragile vernis drsquohumaniteacute banaliteacute du bien banaliteacute du mal 2007 p 238) lorsqursquoil

cherche agrave comprendre la personnaliteacute altruiste notamment agrave partir de lrsquoenquecircte de Samuel

et Pearl Oliner (The Altruistic Personnality 1992) sur des personnes ayant veacutecu dans les pays

occupeacutes par lrsquoAllemagne nazie Lrsquoauteur eacutecrit notamment

432

Les comportements altruistes que nous avons eacutevoqueacutes ne sauraient donc ecirctre

compris agrave partir drsquoune conception dualiste de lrsquohomme qui seacutepare la raison et la

sensibiliteacute lrsquoesprit et le cœur Ils reacutesultaient au contraire drsquoun profond sentiment

drsquouniteacute inteacuterieure drsquoune parfaite inteacutegration des diffeacuterents composants de la

personnaliteacute humaine agrave la fois subjectifs et rationnels et ils ont eacuteteacute le fait drsquoecirctres qui

avaient reacutealiseacute en eux cette inteacutegration et cette synthegravese Seule une personnaliteacute ainsi

psychiquement unifieacutee est capable de srsquoouvrir agrave la souffrance drsquoautrui et de courir de

tels risques pour la soulager (Terestchenko 2007)

Cette uniteacute qui fait la banaliteacute du bien Michel Terestchenko la relie agrave lrsquoeacuteducation que

ces acteurs moraux discrets ont reccedilue

De faccedilon presque constante les teacutemoignages recueillis dans lrsquoenquecircte Oliner

font eacutetat de lrsquoaffection qui liait les sauveteurs agrave leurs parents et la nature non reacutepressive

et non autoritaire de lrsquoeacuteducation qursquoils avaient reccedilue permettant ainsi lrsquoeacutemergence

drsquoune personnaliteacute libre et autonome capable de faire des choix qui ne sont dicteacutes ni

par les normes sociales en vigueur ni par le besoin drsquoobtenir lrsquoapprobation drsquoautrui

capable eacutegalement drsquoagir avec endurance et courage sans voir dans lrsquoeacuteventualiteacute de

lrsquoeacutechec (voire de sa propre mort) un obstacle dirimant (Terestchenko 2007 p 226)

Le lien entre lrsquoautoriteacute sans domination et lrsquoaffirmation de soi sans violence se trouve

ici empiriquement attesteacute

Mais comment favoriser (et non deacutecider ndash on ne peut jamais deacutecider agrave la place drsquoautrui

du moins quand il srsquoagit drsquoun changement de cadre) ce changement lorsque le systegraveme de

motivation de seacutecurisation a eacuteteacute parasiteacute Comment purger de cette toxicomanie endogegravene

433

Lrsquoeacutecoute est le geste premier mais non nrsquoimporte quelle eacutecoute Lrsquoeacutecoute doit savoir prendre

le temps ndash dans le temps scolaire scandeacute par un emploi du temps rigide une telle eacutecoute est

bien difficile agrave mettre en place Eacutecoute active de surcroicirct il ne srsquoagit pas seulement de prendre

le temps (quantitativement) mais drsquoy joindre la qualiteacute drsquoune implication Implication qui

cherche moins agrave comprendre ce qui srsquoest passeacute que le veacutecu de ce qui srsquoest passeacute crsquoest lrsquoautre

penseacute comme monde de valeurs et de repreacutesentation qursquoil srsquoagit de peacuteneacutetrer En drsquoautres

termes pour acceacuteder agrave lrsquoUmwelt de lrsquoautre il faut de la disponibiliteacute

Mais qursquoest-ce que la disponibiliteacute Dans Cinq concepts proposeacutes agrave la psychanalyse

(2013) Franccedilois Jullien livre une analyse heuristique de cette notion qui appelle un

laquo renversement raquo laquo Il srsquoagit en effet de rien de moins pour le sujet que de renoncer agrave son

initiative de ldquosujetrdquo raquo (2013 p 24) Cesser de viser une fin et drsquoen vouloir les moyens srsquoouvrir

agrave une opportuniteacute un καιρός mais sans savoir laquelle La disponibiliteacute est sans projet sans

plan sans modegravele sans activisme Dans la disponibiliteacute il y a un non-agir qui nrsquoest pas

renoncement car laquo cette deacuteprise de la disponibiliteacute est une prise et mecircme plus adroite parce

que fluide non engonceacutee non arrecircteacutee raquo Notion eacutethique et cognitive mais aussi strateacutegique

drsquoune strateacutegie drsquoouverture aux potentialiteacutes qui ne sont pas encore perccedilues Il y a quelque

chose qui semble relever de lrsquoἀδιάφορα des sceptiques

Qursquoil faille se garder de rien privileacutegier de rien preacutesumer ou projeter qursquoil faille

donc tenir agrave eacutegaliteacute tout ce qursquoon entend pour ne point rater le moindre indice qui

mettrait sur la voie quelque incongru (inattendu) qursquoil apparaisse qursquoil faille par

conseacutequent garder son attention diffuse et non focaliseacutee crsquoest-agrave-dire non reacutegie par

quelque ldquointentionnaliteacuterdquo (Jullien 2013 p 27)

Penseacutee non dirigeacutee telle est la disponibiliteacute et dont du reste Franccedilois Jullien estime

qursquoelle est lrsquoeacutequivalent du seul conseil que Freud adresse au psychanalyste lrsquoattention

flottante ou laquo planant en eacutegal suspens raquo - gleichscwebende Aufmerksamkeit Attention sans

intention la disponibiliteacute est ressource laquo disposition sans disposition arrecircteacutee raquo (2013 p 34)

anti-dogmatique ndash ne pourrait-on pas dire sceptique refus des diffeacuterences ontologiques (le

fameux laquo crsquoest ainsi raquo) refus mecircme de lrsquoontologie De mecircme que le sceptique se deacutepartit du

434

jugement le sage drsquoapregraves Confucius (Entretiens IX 4) est sans ideacutee laquo Quatre choses que le

maicirctre nrsquoavait pas pas drsquoideacutee pas de neacutecessiteacute pas de position pas de moi raquo (citeacute par Jullien

2013 p 34) Sans caractegravere sans saveur particuliegravere ndash mais disponibiliteacute radicale laquo la

disponibiliteacute sera de maintenir lrsquoeacuteventail complegravetement ouvert ndash sans raidissement ni

eacutevitement ndash de faccedilon agrave reacutepondre pleinement agrave chaque sollicitation qui passe raquo (2013 p 37)

Non pas laquo tenir au milieu raquo mais laquo tenir le milieu raquo

Mais la disponibiliteacute nrsquoest pas encore suffisante elle preacutepare lrsquoaccueil mais ne met pas

en contact Il faut un eacuteleacutement suppleacutementaire crsquoest lrsquoempathie Que faut-il entendre

exactement par ce terme

Rousseau nrsquoemploie eacutevidemment pas le terme empathie (qui ne sera utiliseacute que vers

la fin du XIXe siegravecle et drsquoabord en allemand Einfuumlhlung) mais sa theacuteorisation de la pitieacute est

fort instructive Dans le Second Discours Rousseau estime que lrsquoecirctre humain est porteacute par deux

passions primitives drsquoabord il y a lrsquoamour de soi Mais il y a laquo un autre principe raquo qui relegraveve

drsquoune laquo reacutepugnance inneacutee agrave voir souffrir son semblable raquo et qui constitue la laquo seule vertu

naturelle raquo il srsquoagit de la pitieacute laquo vertu drsquoautant plus universelle et drsquoautant plus utile agrave lrsquohomme

qursquoelle preacutecegravede en lui lrsquousage de toute reacuteflexion et si naturelle que les becirctes mecircmes en

donnent quelquefois des signes sensibles raquo Dans cette ligneacutee la pitieacute est conccedilue comme une

passion archaiumlque preacute-intellectuelle qui ne requiert pas le deacuteveloppement des faculteacutes

cognitives Pourtant dans lrsquoEacutemile Rousseau continue bien drsquoeacutevoquer lrsquoamour de soi comme

passion primitive ndash mais estime que la pitieacute deacuterive de lrsquoamour de soi produite par une

imagination qui a drsquoabord besoin de se deacutevelopper Mettant la pitieacute en relation symeacutetrique

avec lrsquoenvie Rousseau eacutecrit au livre IV

Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux quil voit souffrir Qui est-ce qui

ne voudrait pas le deacutelivrer de ses maux sil nen coucirctait quun souhait pour cela

Limagination nous met agrave la place du miseacuterable plutocirct quagrave celle de lhomme heureux

on sent que lun de ces eacutetats nous touche de plus pregraves que lautre La pitieacute est douce

parce quen se mettant agrave la place de celui qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne

pas souffrir comme lui (Rousseau 1971b p 156)

435

Crsquoest donc agrave partir de sa propre condition qursquoon juge de la condition de lrsquoautre ndash lorsque

cette derniegravere est deacutetestable peut eacutemerger la pitieacute comme douce puisqursquoelle nous rappelle

que nous sommes exempts des maux dont souffre autrui La pitieacute est donc le laquo premier

sentiment relatif qui touche le cœur humain selon lordre de la nature raquo (Rousseau 1971b p

157) tireacute de la comparaison et des progregraves des lumiegraveres naturelles

Mutatis mutandis ces deux conceptualisations de la pitieacute par un mecircme auteur reacutevegravelent

lrsquoambivalence de cet affect ndash ambivalence qui se retrouve dans lrsquoempathie Daniel Favre en

effet estime que lrsquoanalyse scientifique de lrsquoempathie est partageacutee entre deux tendances

examinant tantocirct lrsquoaspect eacutemotionnel tantocirct cognitif de lrsquoempathie (2013 pp 228-229) La

premiegravere (avec Scotland Aderman et Berkowitz avec Mehrabian et Epstein) estime que

lrsquoempathie repose sur la capaciteacute agrave eacuteprouver les eacutemotions qursquoautrui ressent produit drsquoune

contagion eacutemotionnelle non deacutecideacutee La seconde considegravere (avec Thorndike Dymond et

Hogan) que lrsquoempathie consiste en un acte qui imagine et reconstruit le point de vue de lrsquoautre

Crsquoest dire que lrsquoempathie nrsquoest pas une faculteacute aiseacutee agrave saisir et que les heacutesitations de Rousseau

anticipaient la complexiteacute de cet affect Sans doute on peut en deacuteduire qursquoil y a de la contagion

eacutemotionnelle spontaneacutee mais tempeacutereacutee par le jugement en sorte qursquoil nrsquoy a ni fusion ni

indistinction

La gestion pacifique des savoirs et des conflits

La derniegravere proposition de Daniel Favre consiste agrave mettre lrsquoaccent sur lrsquoapprentissage

du deacutebat compris comme une eacuteducation agrave la deacutemocratie Mais voici alors le problegraveme

[hellip] comment faire en sorte que lrsquoeacuteducation au deacutebat facilite la rencontre inter

et intra-individuelle en nous enrichissant de nos diffeacuterences par lrsquoadoption drsquoun

rapport au savoir qui donne une plus grande valeur au discours critique qui fait avancer

qursquoau discours qui immobilise la penseacutee (Favre 2013a p 242)

Comment reacutegler les deacutebats Lorsqursquoon relie lrsquoideacutee de deacutebat aux systegravemes de motivation

preacutesenteacutes supra on peut distinguer trois types de relation

436

- Lrsquoinfluence laquo attitude transfeacuterentielle raquo engageant la motivation de seacutecurisation

drsquoautrui J Reeve estime que laquo lrsquoinfluence est un processus interpersonnel qui peut

porter diverses eacutetiquettes telles que la persuasion le respect la conformiteacute

lrsquoobeacuteissance et le leadership raquo (2017 p 12) Ici nous consideacuterons lrsquoinfluence en

tant qursquoelle se focalise sur les besoins du sujet agrave eacuteduquer et qui refoule donc la

plupart de ces eacutetiquettes comme manipulation (voir infra)

- Lrsquoaccompagnement attitude visant agrave promouvoir la motivation drsquoinnovation

drsquoautrui ndash ce que la psychologie nomme proprement motivation

[La motivation est un] processus individuel interne Au lieu de pousser les gens

agrave suivre une ligne de penseacutee ou de comportement qui est ancreacutee socialement la

motivation donne agrave la personne lrsquoeacutenergie neacutecessaire pour srsquoengager dans

lrsquoenvironnement et y faire face drsquoune faccedilon preacutecise adaptative et orienteacutee (Reeve

2017 pp 12-13)

- La manipulation attitude visant agrave engager la motivation de seacutecurisation parasiteacutee

afin de lui faire servir nos inteacuterecircts

Il faut reconnaicirctre que la tentation est grande de recourir agrave la manipulation (ou au

controcircle du comportement) technique dont les effets pourraient srsquoaveacuterer laquo tregraves efficaces pour

atteindre les objectifs drsquoeacuteducation ou de formation raquo (Favre 2013a p 244) On repegravere lagrave la

tentation du dressage que nous avons deacutejagrave maintes fois eacutevoqueacutee ndash ici preacutesenteacute comme

solution possible au problegraveme du deacutebat socio-cognitif Mais cette virtualiteacute rencontre les

difficulteacutes que nous avons deacutejagrave eacutenonceacutees Son effet est sans doute spectaculaire mais il y a

tout lieu de consideacuterer qursquoelle est de court terme et ne contribue nullement agrave la maturation

du jugement Comme une hallucination que le quotidien vient ensuite dissiper De plus

manipuler lrsquoautre crsquoest toujours prendre le risque qursquoil srsquoen rende compte et discreacutedite

radicalement tout ce que la manipulation aurait pu construire (effet nul) Enfin manipuler

lrsquoautre laquo pour son bien raquo crsquoest encourir un autre risque celle de srsquoappuyer sur une fragiliteacute

437

pour lrsquoaccroicirctre creacuteant une deacutependance qui est aux antipodes de toute eacutemancipation Il

convient ainsi de renoncer radicalement agrave la manipulation

Toute la difficulteacute est que de lrsquoinfluence agrave la manipulation il nrsquoy a qursquoune diffeacuterence de

degreacute et non de nature il y a coiumlncidence tant que les inteacuterecircts convergent mais sitocirct qursquoils

divergent (et ils peuvent diverger agrave lrsquoinsu de lrsquoeacuteducateur) on peut craindre la deacuterive

manipulatoire Comment se preacutemunir contre une telle deacuterive Nous proposons manipuler

jamais influencer le moins possible accompagner autant que possible (toujours )

Quant agrave lrsquoinfluence elle est sans doute neacutecessaire au plus jeune acircge mais elle devient

accompagnement degraves qursquoelle srsquoexplicite et offre la possibiliteacute du refus Daniel Favre eacutenonce

trois regravegles (2013a p 247)

- Postulat de coheacuterence (lrsquoautre a toujours une bonne raison de dire ce qursquoil dit)

- Exposition publique des diffeacuterents avis (tout le monde doit pouvoir srsquoexprimer)

- Reformulation du point de vue de lrsquoautre

On peut en eacutenoncer au moins quatre autres qui font eacutecho pour certaines agrave ce que

nous avons deacutejagrave eacutecrit

- Absence de jugement sur la matiegravere de lrsquoideacutee preacutesenteacutee (afin de ne pas inhiber la

reacuteponse de lrsquoautre)

- Refus de la reacuteponse omnisciente (laquo finalement la bonne reacuteponse esthellip raquo) qui serait

eacutemise par le deacutetenteur de lrsquoautoriteacute (domination tel lrsquoenseignant) Ce nrsquoest pas agrave dire que

lrsquoenseignant est sans ressource mais ses ressources ne vont pas au-delagrave drsquoune certaine limite

qursquoil doit connaicirctre et que ceux qui sont ses eacutelegraveves doivent connaicirctre

- Invitation (obligation ) agrave argumenter (crsquoest-agrave-dire agrave eacutenoncer les raisons de lrsquoideacutee

proposeacutee agrave lrsquoaide de raisonnements drsquoexemples) Car seuls les arguments srsquoeacutechangent faute

drsquoarguments on en reste agrave une simple confrontation drsquoopinions sans interaction vaine et sans

profit mutuel

- Cette derniegravere regravegle en appelle une autre tout aussi essentielle il faut que ceux qui

interviennent dans le deacutebat aient une connaissance a minima de lrsquoargumentation des

proceacutedures de raisonnement Ce nrsquoest pas suffisant drsquoargumenter il faut que la forme de

lrsquoargumentation soit logiquement valide Agrave ce titre la geacuteneacuteralisation abusive deacutenonceacutee par D

Favre constitue une deacuterive que seule une eacuteducation agrave lrsquoargumentation peut pallier

438

Ainsi construit le deacutebat invite (et ne peut guegravere forcer) agrave lrsquoouverture au pluralisme agrave

lrsquoincertitude (qui est bien le fonds le plus propre de la connaissance) et les eacutelegraveves srsquoy laisseront

drsquoautant plus tenter que lrsquoenseignant fera lui aussi cette expeacuterience de deacutestabilisation Car la

rencontre a ceci de troublant mais aussi drsquoinfiniment stimulant qursquoelle contient de

lrsquoimpreacutevisible de la nouveauteacute de lrsquoineacutedit pour les deux parties

Mais cette maniegravere drsquoorganiser le savoir suppose un changement radical dans la

posture eacuteducative lrsquoenseignant nrsquoincarne pas la source du savoir (le fameux laquo puits de

science raquo) mais devient modestement la ressource qui accompagne

113 Le geste restauratif alternative agrave la sanction

Si lrsquoideacuteal eacuteducatif consiste agrave preacutevenir les difficulteacutes plutocirct qursquoagrave les reacutegler que faire

lorsque la transgression a eacuteteacute effective Priveacute de sanction est-on condamneacute agrave lrsquoimpuissance

Les principes de la justice restaurative permettent de reacutepondre neacutegativement agrave cette

question qui sonne comme un deacutefi agrave lrsquoeacuteducateur qursquoon prive de son expeacutedient le plus utile La

restauration apparaicirct comme une alternative viable qui ressortit agrave une logique bien diffeacuterente

De mecircme qursquoon peut reacutegler les problegravemes sociaux sans avoir recours agrave la sanction de mecircme il

est envisageable de penser une restauration des liens rompus par la transgression ndash sans

sanction Autrement dit la question de la reacuteparation est dans le cadre de notre travail

incontournable

On preacutesente parfois la reacuteparation comme une sanction Il nous semble pourtant que le

paradigme auquel se rapporte la reacuteparation (la justice restaurative) est tout autre que celui

auquel se rattache la sanction (la justice peacutenale) Ce paradigme est celui nous lrsquoallons voir

drsquoune reacutevolution copernicienne fondeacutee sur les besoins de la victime de lrsquoinfracteur et de la

communauteacute ndash et non sur celui drsquoune crispation sur la transgression de la loi offense en soi

crimen que la sanction viendrait sacraliser et substantialiser Agrave ce titre nous entendons

montrer que la reacuteparation (ou restauration) constitue une alternative veacuteritable (au sens de

changement de type 2) agrave la sanction ndash en nous appuyant notamment sur les principes de la

justice restaurative

Il y a un paradoxe alors que le laquo tout punitif raquo connaicirct une crise sur le sens de la peine

(Cario 2014 p 24 eacutevoque laquo [hellip] ces temps de crise que traversent depuis quelques anneacutees

439

les systegravemes de justice peacutenale traditionnels un peu partout dans le monde raquo) notamment

dans sa fonction (eacuteducative ) de reacuteinteacutegration ce modegravele de la sanction est importeacute dans le

systegraveme eacuteducatif reconduisant des limites pourtant eacuteprouveacutees par les juristes Car le

diagnostic est en France sans appel

[hellip] inflation peacutenale galopante (60 incriminations repreacutesentent 90 des 200

incriminations retenues concregravetement par les juridictions reacutepressives sur les 15 000

interdits reacutepertorieacutes) taux tregraves eacuteleveacute de classements sans suite (dans 8 cas sur 10)

recours massif agrave la privation peacutenale de liberteacute pourtant eacutevalueacutee ailleurs qursquoen France

comme reacuteponse la plus contreproductive au crime (dans 6 condamnations sur 10 ndash soit

100 000 anneacutees de deacutetention ferme prononceacutees en 2011 ndash alors mecircme que les crimes

et deacutelits graves ne repreacutesentent qursquoenviron 20 du contentieux reacutepressif libeacuteration

conditionnelle au compte-gouttes alors mecircme que les eacutetudes randomiseacutees ont

deacutemontreacute son efficaciteacute agrave combattre la reacutecidive) (Cario 2014 pp 24-25)

Srsquoobserve ainsi une inflation peacutenale inapproprieacutee et qui suscite une crise de confiance

dans les institutions judiciaires Aussi de plus en plus ces difficulteacutes amegravenent les justices agrave

compleacuteter la justice peacutenale par la justice restaurative

Autre paradoxe on pourrait croire que notre critique de la sanction en eacuteducation tend

agrave eacuteclipser le statut de la victime Nous nrsquoavons en effet eu de cesse de demander la sanction

est-elle eacuteducative ndash pour celui auquel elle srsquoapplique En contestant la porteacutee eacuteducative de la

sanction ne porte-t-on pas preacutejudice aux victimes Inversons les donneacutees de la question est-

il assureacute que lorsque la transgression est sanctionneacutee la victime srsquoen porte mieux Sur ce

point les juristes nous informent dans un systegraveme ougrave laquo le crime est consideacutereacute comme un acte

portant atteinte agrave lrsquoEacutetat raquo (Cario 2014 p 26) la victime se trouve deacuteposseacutedeacutee de sa propre

leacutesion Howard Zehr (pp 36-37) deacuteclare notamment

440

Les victimes ont des besoins essentiels auxquels le systegraveme judiciaire classique

ne reacutepond pas de faccedilon adeacutequate Elles se sentent ignoreacutees neacutegligeacutees voire

malmeneacutees par le processus judiciaire en partie du fait que la deacutefinition leacutegale du crime

qui ne dit rien de la victime le crime est en effet deacutefini comme une atteinte agrave lrsquoEacutetat qui

de ce fait prend la place de la victime Or les victimes ont des besoins speacutecifiques vis-agrave-

vis du processus judiciaire (Zehr 2012 pp 36-37)

Or ce sont ces laquo besoins speacutecifiques raquo que le droit peacutenal meacuteconnaicirct Si la sanction qui

consacre la loi permet la reconnaissance du statut de victime (encore que ce nrsquoest pas un effet

direct de la sanction) elle nrsquoen frustre pas moins ses besoins mecircmes en ne les (re)connaissant

pas Lrsquoambition de la justice restaurative est preacuteciseacutement de pallier cette deacuteficience de la

justice peacutenale Autrement dit il serait possible de renoncer agrave la sanction en eacuteducation sans

dommage pour la victime ndash bien au contraire

Avant de nous engager dans la preacutesentation de cette alternative agrave la sanction qursquoest la

justice restaurative quelques remarques de vocabulaire

Plutocirct que substantialiser la transgression et de renvoyer agrave un laquo criminel raquo ou

laquo deacutelinquant raquo sans doute est-il preacutefeacuterable drsquoeacutevoquer seulement le geste ndash et de parler

drsquoinfracteur de transgresseur Ce que font les anglo-saxons lorsqursquoils parlent drsquooffender

Le terme de reacuteparation est en veacuteriteacute bien mal approprieacute il donne agrave croire qursquoon peut

reacuteparer le dommage subi (comme si tout dommage nrsquoeacutetait que mateacuteriel) et que cela suffit

Mais jamais une reacuteparation ne permet de revenir au statut quo ante il srsquoagit de recreacuteer

lrsquoeacutequilibre qui a eacuteteacute rompu Le paradigme meacutecaniciste œuvrant dans le terme de reacuteparation

est donc tout agrave fait malvenu lrsquoinfracteur nrsquoest pas le deacutemiurge ni du mal qursquoil fait ni de celui

qursquoil abolit Aucune deacutemarche unilateacuterale nrsquoest envisageable Ces consideacuterations suffisent agrave

invalider la critique psychanalytique qui voit dans la reacuteparation la possibiliteacute de lrsquoexpression

drsquoune toute puissance du transgresseur

Les anglo-saxons utilisent lrsquoexpression restaurative justice qursquoil nrsquoest pas aiseacute de

traduire Peut-on rendre lrsquoideacutee par justice reacuteparatrice Mais il ne srsquoagit pas on lrsquoa vu de

reacuteparer le mal qui a eacuteteacute fait mais de reacuteparer le lien qui a eacuteteacute endommageacute Le mecircme problegraveme

441

se pose pour la restauration ce nrsquoest pas la situation preacuteceacutedente qursquoil srsquoagit de restaurer mais

la relation agrave lrsquoautre qui a eacuteteacute abicircmeacutee Pour cette raison peut-ecirctre est-il preacutefeacuterable de recourir

au neacuteologisme de justice restaurative plutocirct que de justice restauratrice

1131 Qursquoest-ce que la justice restaurative

Nous nous reacutefeacuterons pour cette preacutesentation des principes de la justice restaurative de

la preacutesentation lumineuse du grand-pegravere de la justice restaurative Howars Zehr dans son petit

ouvrage La Justice restaurative pour sortir des impasses de la logique punitive 2012

Ce qursquoelle nrsquoest pas

Il convient dans un premier temps de distinguer entre ses effets indirects les moyens

ordinairement (mais non neacutecessairement) mobiliseacutes pour la mettre en pratique ndash et les piliers

sur lesquels elle repose

Si la justice restaurative favorise le contexte la reacuteconciliation tel nrsquoest pas son objectif

premier Il y a un eacuteleacutement drsquoinitiative de toutes les parties pour parvenir agrave la reacuteconciliation qui

nrsquoest pas requis pour que se mette en place une deacutemarche de justice restaurative

La justice restaurative envisage moins une meacutediation (qui suppose eacutegaliteacute entre

infracteur et victime) qursquoune rencontre (permettant dialogue) et encore celle-ci nrsquoest pas un

incontournable

Si la justice restaurative permet la baisse de la reacutecidive crsquoest une conseacutequence indirecte

(un effet eacutemergent) et non par intention premiegravere

Enfin la justice restaurative est sans modegravele elle a des sources inspirantes mais

requiert toujours des ameacutenagements speacutecifiques en fonction des circonstances particuliegraveres

Autrement dit il ne srsquoagit pas drsquoune recette qui permettrait miraculeusement de reacutesoudre

tous les problegravemes Crsquoest dire qursquoelle est esprit et non meacutethode

Ce qursquoelle est

La justice restaurative procegravede drsquoun recadrage La justice distributive demande que

meacuterite le crime La justice restaurative quant agrave elle demande quels sont les besoins de ceux

qui ont eacuteteacute affecteacutes par le crime Ce recadrage srsquoapparente agrave une reacutevolution copernicienne

dans lrsquoordre la justice non plus en reacutefeacuterer agrave un ordre objectif qursquoil faudrait reacutetablir par une

442

action eacutenergique deacutemiurgique du dehors (la reacutetribution ndash ou sanctionreacutecompense qui

permettrait on ne sait trop comment de reacutetablir lrsquoeacutequilibre) mais proceacuteder de ce que les

diverses parties ont besoin et les impliquer dans un processus de reacutesilience de reacuteeacutequilibration

des eacutenergies dans une direction qui profite agrave tous En une formule laquo Les besoins plutocirct que

les punitions sont au cœur de la justice restaurative raquo (Zehr 2012 p 41)

Drsquoapregraves Howard Zehr la justice restaurative doit drsquoabord srsquointeacuteresser aux besoins

- besoins des victimes (droit agrave lrsquoinformation droit de raconter ce qui a eacuteteacute veacutecu droit

de se reacuteapproprier leur vie droit de reacuteparation mateacuteriel et symbolique droit agrave la

reconnaissance)

- besoins de la communauteacute (qursquoon peut consideacuterer comme laquo victime secondaire raquo et

qui agrave ce titre a aussi des besoins et des obligations pour garantir le bien-ecirctre de ses membres)

- besoins des infracteurs

Ce dernier point est agrave notre point de vue essentiel il en va de sa laquo responsabilisation raquo

(2012 p 38) Que faut-il entendre par ce terme Non pas de rendre coupable en vue de

meacuteriter une sanction (ce qursquoon cherche toujours logiquement agrave eacuteviter en tout cas la

responsabiliteacute qursquoon retire du jugement est plus acteacutee imposeacutee que porteacutee assumeacutee par

lrsquoinfracteur) mais de laquo faire comprendre aux infracteurs les conseacutequences de leurs actes raquo de

deacutecentrer leur point de vue en sorte qursquoils puissent embrasser la perspective drsquoautrui qursquoils

eacuteprouvent pour la victime lrsquoempathie qursquoelle meacuterite On comprend ainsi que la

responsabilisation agrave lrsquoœuvre ne consiste pas agrave trouver un sujet drsquoimputation pour pouvoir le

sanctionner il srsquoagit drsquoeacutelargir sa repreacutesentation de la situation En forccedilant un peu la

proposition de lui faire comprendre que ce qui a eacuteteacute fait ne lrsquoa eacuteteacute que faute de lumiegraveres

suffisantes que le mal nrsquoeacutetait qursquoerreur drsquoappreacuteciation de jugement

Peut-ecirctre y a-t-il lieu agrave cet eacutegard de distinguer deux genres de honte Une honte qui

culpabilise qui inhibe qui ronge qui deacutetruit qui produit la deacutevalorisation de celui qui la subit

qui porte sur la personne tout entiegravere qui stigmatise et interdit le changement honte qui

deacutevaste et qui se concilie fort bien avec le crime douleur qui maintient humiliation

irreacuteversible blessure irreacutemeacutediable qui fait du triste passeacute lrsquoavenir du preacutesent Mauvais un jour

mauvais toujours qui a fauteacute fautera Mais une autre honte est possible qui porte sur le geste

et rien que sur le geste qui invite agrave se battre contre le passeacute agrave srsquoen deacutelivrer agrave changer affect

non plus deacutepressif mais actif qui vise agrave la repossession de soi de son destin Lrsquoavenir se

443

reacuteinvente alors nourri de ses erreurs qui ne sont plus des fautes affect-aiguillon qui invite agrave

innover Peut-ecirctre la honte est-elle alors plus proche alors de la colegravere ndash contre soi

Mais ce nrsquoest pas encore tout Parmi les besoins de lrsquoinfracteur se trouve celui de

pouvoir ecirctre ensuite reacuteinteacutegreacute afin qursquoil devienne un voisin en qui la communauteacute peut de

nouveau avoir confiance Agrave quoi sert de punir si les raisons du crime continuent drsquoecirctre

ignoreacutees Ignorer le passeacute crsquoest sans doute le meilleur moyen pour qursquoil ressurgisse Howard

Zehr eacutecrit en ce sens que laquo beaucoup [drsquoinfracteurs] ont eacuteteacute eux-mecircmes victimes de dommages

ou de traumatismes qui les ont profondeacutement marqueacutes Certains considegraverent qursquoils sont eux-

mecircmes des victimes Ces dommages ou le sentiment drsquoavoir des torts sont eux-mecircmes

drsquoimportants facteurs de criminaliteacute raquo (Zehr 2012 p 55) Ne peut-on pas ici rappeler ce que

D Favre disait des laquo bonnes raisons raquo de la violence Bien sucircr ces laquo bonnes raisons raquo ne sont

pas acceptables mais elles doivent ecirctre entendues comprises et inteacutegreacutees dans le processus

de reacutehabilitation Agrave supposer que laquo la criminaliteacute [soit] souvent une reacuteponse au sentiment

drsquoecirctre une victime une tentative pour srsquoen deacutefaire raquo (2012 p 55) il est capital de porter son

attention sur ce sentiment des infracteurs Agrave noter que comme on peut srsquoen douter la

sanction renforce ce sentiment pour lrsquoinfracteur drsquoecirctre une victime On voit le cercle vicieux

agrave se retrouver puni par le systegraveme judiciaire laquo les infracteurs se satisfont de voir reconnaicirctre

leur statut de victimes raquo La sanction maintient lrsquohomeacuteostasie du crime

Crsquoest donc sur la relation que se focalise la justice restaurative Le deacutecalage avec la

justice peacutenale fait qursquoil srsquoagit de laquo Deux faccedilons de voir radicalement diffeacuterentes raquo (Zehr 2012

p 45) le crime est compris non pas comme violation de la loi et de lrsquoEacutetat mais comme

violation du lien entre personnes Non pas comme produisant de la culpabiliteacute mais des

obligations

Et les questions qui sont poseacutees alors mecircme qursquoelles portent sur le mecircme eacuteveacutenement

diffegraverent totalement (Zehr 2012 p 45) La justice peacutenale demande quelles lois ont eacuteteacute

transgresseacutees Qui les a transgresseacutees Que meacuteritent les transgresseurs La justice

restaurative au contraire demande qui a subi les torts Quels sont les besoins des parties

impliqueacutees dans la transgression Agrave qui revient lrsquoobligation de satisfaire chacun de ces

besoins

On peut eacutenoncer degraves lors les trois piliers sur lesquels repose la justice restaurative

1 Elle porte son attention sur les torts subis et sur les besoins des victimes

444

2 Les torts appellent des obligations de lrsquoinfracteur qui doit comprendre ce qursquoil a fait

et reconstruire le lien autant que possible mais aussi de la communauteacute

3 Impliquer les parties concerneacutees par le crime les faire participer leur confeacuterer un

rocircle actif ndash en les laissant libre drsquointervenir ou non (proceacutedure non coercitive pour qursquoelle ait

du sens et soit lrsquoobjet drsquoun choix) Autant que possible la justice restaurative laquo preacutefegravere avoir

recours agrave des processus qui srsquoappuient sur la collaboration et lrsquoinclusion raquo sur laquo le

consentement mutuel plutocirct qursquoune deacutecision imposeacutee raquo (Zehr 2012 p 49)

Il nous semble qursquoen un sens la justice restaurative vise ce que Rousseau nomme dans

Le Contrat social la volonteacute geacuteneacuterale On sait la distinction opeacutereacutee entre volonteacute geacuteneacuterale et

volonteacute de tous cette derniegravere concerne la somme de toutes les volonteacutes particuliegraveres et

srsquoexprime comme majoriteacute en cas de vote la premiegravere au contraire prend en compte lrsquointeacuterecirct

commun lrsquointeacuterecirct du groupe dans son entier comme entiteacute propre et sans qursquoaucun ne soit

leacuteseacute (Rousseau 1971a p 527) On peut douter que dans le systegraveme peacutenal la sanction ait

drsquoabord pour viseacutee lrsquointeacuterecirct de lrsquoinfracteur En revanche avec la justice restaurative tous les

membres impliqueacutes dans le crime se trouvent concerneacutes laquo lrsquoessence mecircme de la justice

reacuteparatrice tient donc agrave un eacutequilibre entre lrsquointeacuterecirct accordeacute agrave toutes [nous soulignons] les

parties concerneacutees raquo (Zehr 2012 p 56) Il srsquoagit de faire reacutegner un respect qui ne se preacutesente

pas sous lrsquoaspect formel de la soumission agrave la loi mais comme attention porteacutee aux demandes

speacutecifiques de chacun laquo Srsquoil me fallait reacutesumer la justice restaurative en un mot ce serait le

respect respect pour tous mecircme pour ceux qui sont diffeacuterents mecircme pour ceux qui semblent

ecirctre nos ennemis raquo (2012 p 61) Respect non de la loi impersonnelle mais de lrsquoalteacuteriteacute de la

fragiliteacute de la vulneacuterabiliteacute de tous et du lien toujours preacutecaire qui nous relie et qursquoon ne

saurait simplement (meacutecaniquement) reacutetablir mais qursquoil faut reacutegeacuteneacuterer revivifier

Peut-ecirctre gagnerait-on agrave parler de la justice restaurative comme justice visant agrave

promouvoir la reliance au sens drsquoEdgar Morin

La notion de reliance inventeacutee par le sociologue Marcel Bolle de Bal comble un

vide conceptuel en donnant une nature substantive agrave ce qui nrsquoeacutetait conccedilu

qursquoadjectivement et en donnant un caractegravere actif agrave ce substantif ldquoRelieacuterdquo est passif

ldquoreliantrdquo est participant ldquoreliancerdquo est activant (Morin 2004 p 269)

445

En ce sens la justice restaurative introduit un eacuteleacutement drsquoeacutethique au sein de la sphegravere

juridique laquo Tout regard sur lrsquoeacutethique doit percevoir que lrsquoacte moral est un acte individuel de

reliance reliance avec un autrui reliance avec une communauteacute reliance avec une socieacuteteacute et

agrave la limite reliance avec lrsquoespegravece humaine raquo (Morin 2004 pp 18-19) On pourrait ajouter la

reliance avec soi-mecircme qui consiste agrave srsquoaccepter apregraves un geste (et rien qursquoun geste) parfois

malheureux

La sanction deacuteresponsabilisante

La justice peacutenale (drsquoougrave ressort lrsquoideacutee de sanctionner) invite agrave une confrontation duelle

Lrsquoaccuseacute et lrsquoaccusateur tendent agrave deacutefendre leurs inteacuterecircts se crispant sur leurs positions

respectives sur le modegravele gagnant-perdant ndash modegravele agonal qui est celui de la compeacutetition

Heacutelegravene van Dijk eacutecrit en ce sens que la justice peacutenale laquo a besoin de maintenir la relation

drsquoadversiteacute pour son fonctionnement mecircme raquo (Dijk 2018 p 229) Crsquoest qursquoen effet le procegraves

srsquoeacutevanouirait de lui-mecircme si les plaignants retiraient leur plainte laquo Le but de lrsquoinstitution

judiciaire nrsquoest pas la reacuteconciliation des parties raquo (Dijk 2018 p 229) Quant au jugement qui

tranche qui sanctionne la situation il est rendu drsquoen haut du juge qui lrsquoimpose agrave des ecirctres qui

nrsquoont qursquoagrave lrsquoattendre On peut penser que pour lrsquoaccuseacute qui ne voit que son inteacuterecirct agrave venir la

peine sera toujours trop seacutevegravere cette mecircme peine ne sera agrave lrsquoinverse jamais assez eacuteleveacutee

pour lrsquoaccusateur qui ne voit que sa perte passeacutee Un passeacute substantialiseacute les domine et rive

chacun agrave son inteacuterecirct sans possibiliteacute drsquoenvisager un avenir commun

Heacutelegravene van Dijk (2018) repegravere deux effets possibles de la sanction

- Plus la punition sera seacutevegravere laquo plus le coupable se sentira quitte [hellip] et sera quelque

part precirct agrave recommencer raquo Se sentant eacutetranger agrave la faute dont il est lrsquoauteur il pourra

consideacuterer laquo la victime comme indemniseacutee par la peine raquo (Dijk 2018 p 227) En payant sa

dette il aura proceacutedeacute agrave un eacutechange commercial davantage qursquoagrave un eacutechange humain On voit

ainsi combien la peine loin de dissuader et de preacuteparer un avenir meilleur peut conduire agrave

deacutegrader les liens futurs

- La focalisation affective sur la sanction qui induit laquo peur du verdict [hellip] honte [hellip]

sentiment de culpabiliteacute veacutecu dans lrsquoisolement raquo inhibe tous les sentiments qui permettraient

de se relier agrave la victime ndash et notamment la laquo compassion raquo (Dijk 2018 p 227) La peine loin

446

de permettre une quelconque ouverture (et par conseacutequent une authentique reacuteinsertion)

promeut au contraire un repli sur son inteacuterecirct (menaceacute) au deacutetriment drsquoune prise en

consideacuteration de lrsquointeacuterecirct des partis leacuteseacutes Avec cette conseacutequence surprenante laquo La punition

a parfois lrsquoeffet inverse de ce qursquoelle est censeacutee rechercher le coupable se sent victime raquo (Van

Dijk 2018 p 231)

Howard Zehr eacutecrit que laquo le systegraveme de deacutebat contradictoire impose aux infracteurs de

se preacuteoccuper drsquoeux-mecircmes avant tout Ils ne sont pas encourageacutes agrave admettre leur

responsabiliteacute ni agrave mettre en œuvre concregravetement la reconnaissance de leur responsabiliteacute raquo

(2012 pp 38-39) Drsquoougrave les strateacutegies de neutralisation il srsquoagit moins de regarder ce qui a eacuteteacute

fait que de se deacutefendre ou drsquoattaquer Zehr eacutecrit ainsi

[Les strateacutegies de neutralisation sont] souvent utiliseacutees par les infracteurs pour

se distancier des victimes (steacutereacuteotypie ou rationalisations) [et] ne sont jamais remises

en question par le systegraveme [hellip] Pour une multitude de raisons le processus judiciaire

tend plutocirct agrave dissuader les infracteurs de prendre la responsabiliteacute de ce qui srsquoest passeacute

et de ressentir de lrsquoempathie pour les victimes (Zehr 2012 p 39)

Ainsi non seulement la laquo sanction nrsquoest pas synonyme de responsabilisation raquo (sinon

au sens de culpabilisation) mais il y a tout lieu de croire qursquoelle srsquoavegravere mecircme

deacuteresponsabilisante (au sens ougrave elle ne permet pas une compreacutehension du tort qui a eacuteteacute

commis)

Quoi qursquoon en dise la sanction ne peut ecirctre centreacutee que sur le passeacute puisque crsquoest ce

qui srsquoest passeacute qui est sanctionneacute la preacuteparation de lrsquoavenir nrsquoest qursquoun vœu pieux une

requecircte qui se surajoute agrave un appareil meacutetaphysique philosophique et judiciaire drsquoabord

eacutetranger agrave lrsquoideacutee de reacuteinteacutegration La sanction ne peut qursquoecirctre hanteacutee par le spectre de

lrsquoexpiation la promesse qui lrsquoaccompagne drsquoune reconstruction de lrsquoavenir est incantatoire

En mettant lrsquoaccent sur la laquo responsabiliteacute abstraite de lrsquoinfracteur sur le passeacute de la faute

dans le but de lui appliquer la peine preacutevue par la loi raquo (Cario 2014 p 26) de maniegravere

meacutecanique la sanction positive se prive de pouvoir prendre prise sur une responsabiliteacute

concregravete qui preacutepare lrsquoavenir

447

Doit-on consideacuterer comme le considegravere Robert Cario que laquo La sanction de lrsquoauteur

apparaicirct eacutegalement comme une neacutecessiteacute eacutethique raquo (2014 p 27) Mais on ne voit pas quelle

raison autre que juridique soutient cette preacutetendue neacutecessiteacute Alors que le droit positif assume

la deacuteliaison entre le droit et lrsquoeacutethique il faut au contraire reconnaicirctre qursquoune eacutethique radicale

peut et doit abandonner toute sanction pour que cesse enfin le soupccedilon drsquoexpiation (Guyau

1985) La sanction (en tant qursquoelle est sanction) est lrsquoeacuteleacutement proprement juridique (et pour

ainsi dire eacutetranger) qui se surajoute agrave la reconstruction du lien et dont la contribution peut

toujours ecirctre soupccedilonneacutee de parasiter ce projet

1132 Sanction versus restauration

On voit que le geste restauratif ne saurait ecirctre un substitut agrave la sanction la structure

dans lequel il srsquoinsegravere en diffegravere de maniegravere assez radicale Il peut cependant ecirctre consideacutereacute

comme une alternative globale et creacutedible au reacutegime punitif drsquoautant plus pertinent qursquoil qui

ne tolegravere pas la transgression (on ne saurait donc accuser cette reacuteponse de laxisme) mais la

considegravere comme lrsquooccasion drsquoune reacutegeacuteneacuteration du lien dans une optique de reliance

Est-ce agrave dire que sanction et restauration sont exclusives ndash et que ces deux proceacutedures

visant agrave reacuteparer le lien social sont destineacutees agrave ecirctre concurrentes et irreacuteconciliables

En matiegravere de droit les minimalistes comme le rappelle Robert Cario (Justice

restaurative principes et promesses 2010 pp 134-136) estiment que les mesures de justice

restaurative peuvent ecirctre autonomes Howard Zehr confie agrave cet eacutegard qursquoil eacutetait drsquoabord

favorable agrave lrsquoideacutee que la justice restaurative puisse remplacer entiegraverement la justice peacutenale et

que les deux conceptions de la justice nrsquoeacutetaient pas compatibles Les maximalistes au

contraire estiment qursquoil y a compleacutementariteacute entre les peacutenaliteacutes classiques et les mesures de

la justice restaurative et que cette derniegravere peut srsquointeacutegrer dans le systegraveme peacutenal Howard

Zehr se montre ainsi plutocirct favorable agrave lrsquoideacutee qursquoil y a un continuum plutocirct qursquoune discontinuiteacute

entre reacutetribution et restauration Il est vrai que sanction et restauration partagent malgreacute tout

un cadre commun le crime a introduit une rupture drsquoeacutequilibre qursquoil srsquoagit de reacutetablir par une

forme de reacuteciprociteacute H Zehr eacutecrit laquo La victime est donc en situation de reacutecupeacuterer quelque

chose que lrsquoinfracteur doit fournir Les deux approches affirment qursquoil doit y avoir une juste

proportion entre lrsquoacte et la reacuteponse raquo (2012 p 86) Mais si le problegraveme est le mecircme la

448

reacuteponse apparaicirct radicalement diffeacuterente drsquoun cocircteacute il srsquoagit de connaicirctre et de juger (justice

peacutenale) de lrsquoautre il convient de comprendre et de soutenir (justice restaurative)

Il y a de toute eacutevidence une situation qui interdit le recours exclusif agrave la justice

restaurative celle ougrave lrsquoinfracteur refuse de collaborer de srsquoimpliquer dans le processus ou

plus simplement lorsqursquoil deacutenie toute responsabiliteacute Mecircme si des mesures restauratives

peuvent ecirctre engageacutees elles geacuteneacutereront une compreacutehensible insatisfaction

Dans le cadre de notre travail nous nrsquoavons eacutevidemment pas agrave trancher sur cette

question (la justice restaurative doit-elle remplacer la justice peacutenale ) ndash en ce qui concerne le

droit

Pour ce qui regarde lrsquoeacuteducation en revanche il nous semble qursquoil est important de

proposer une reacuteponse Il nous semble incontestable que les principes de la justice restaurative

sont de nature eacuteducative pour des raisons qui manquent agrave la justice peacutenale Eacutenonccedilons

briegravevement ces raisons

- La justice restaurative se focalise sur le geste et non sur la personne la transgression

est perccedilue comme erreur non comme faute en essayant de recreacuteer du lien elles eacutevitent la

culpabilisation agrave mecircme drsquoengendrer un systegraveme de motivation parasiteacute

- La victime est eacutecouteacutee et soutenue dans sa demande de reconnaissance quand bien

mecircme lrsquoinfracteur ne participe pas au processus cette attention aux besoins de la victime

eacutevitent qursquoelle ne soit trop perturbeacutee par la transgression qursquoelle a subie

- Lrsquoinfracteur peut avoir lrsquooccasion drsquoecirctre eacutecouteacute entendu et soutenu dans sa demande

de changement il est respecteacute et reconnu en tant que personne creacuteant les conditions de la

confiance

- Consideacuterant que la transgression est une laquo bonne raison raquo (qui nrsquoen est pas une raison

bonne ndash rappelons-le) la justice restaurative donne les moyens de comprendre ces laquo bonnes

raisons raquo afin de changer avec son accord les repreacutesentations de lrsquoinfracteur

- On donne agrave lrsquoinfracteur lrsquoopportuniteacute de se laquo racheter raquo de montrer qursquoon peut lui

teacutemoigner agrave nouveau confiance qursquoil vaut mieux que son geste

- En lui faisant reconnaicirctre son erreur il reconnaicirct la victime comme victime ce qui est

doublement important symboliquement pour la victime (qui peut ainsi progresser dans son

chemin de vie sans se crisper sur lrsquoeacutepisode tant il est preacutefeacuterable de voir lrsquoinfracteur reconnaicirctre

spontaneacutement son erreur et preacutesenter ses excuses que sous la coercition ou la crainte drsquoun

449

chacirctiment) moralement pour lrsquoinfracteur qui srsquoengage dans un processus de

responsabilisation qui est aussi un moyen de sevrage agrave la certitude qursquoil pouvait avoir drsquoecirctre

centre et mesure de toute chose Pour le dire autrement il srsquoouvre agrave la multipliciteacute des points

de vue ainsi qursquoagrave la complexiteacute de la situation agrave laquelle il a participeacute

- On empecircche le cercle vicieux de la violence et de la souffrance se perpeacutetuer la justice

restaurative en privileacutegiant la voie du dialogue et les rencontres humaines reacutevegravele qursquoon peut

reacutegler les problegravemes sans avoir agrave faire souffrir Non pas que la sanction leacutegale puisse ecirctre

rabattue du cocircteacute de la violence ndash mais elle peut donner cette impression agrave lrsquoinfracteur qui a le

sentiment drsquoecirctre une victime Auquel cas la sanction mecircme la plus douce aura le goucirct amer

de la vengeance

- On autorise lrsquoinfracteur agrave retrouver une convergence entre ce qursquoil a fait et sa

conscience agrave faire cesser la dissociation la coupure eacutemotionnelle Ideacutealement on permet que

se deacuteveloppe chez lui lrsquoempathie La peur de la sanction ne vient plus chez lrsquoinfracteur jouer le

rocircle drsquoinhibiteur

Reste la question que faire si lrsquoinfracteur refuse de srsquoimpliquer dans une restauration

Agrave supposer qursquoil nrsquoy ait drsquoeacuteducation qursquoagrave condition que lrsquoeacuteduqueacute srsquoengage dans les

apprentissages on peut craindre qursquoil y ait alors eacutechec eacuteducatif Peut-on toujours eacuteduquer

mecircme lorsque celui auquel srsquoadresse lrsquoeacuteducation srsquoy refuse Lrsquoeacuteducation ne saurait jamais ecirctre

un acte coercitif ndash sauf en cas de dressage Une seule solution proposer diffeacuteremment mais

toujours sans jamais deacutesespeacuterer de nouer le lien de diversifier les occasions de rencontre il

suffit drsquoune foishellip Au risque de nous faire taxer drsquooptimisme (toujours naiumlf aux yeux fatigueacutes

des deacutesabuseacutes nous preacutefeacutererions un autre terme celui de confiance dans les ressources de

lrsquohumain ndash mais ce terme est aujourdrsquohui maltraiteacute parce que la confiance ne saurait ecirctre

asymeacutetrique) nous ne voyons pas pourquoi lrsquoinvitation agrave la restauration devrait rester sans

suite Mais peut-ecirctre y a-t-il des naiumlveteacutes preacutefeacuterables aux reacutealismes cyniques Apregraves tout agrave

chacun son pygmalion agrave chacun son cercle hermeacuteneutique Nous devons parier nous sommes

embarqueacutes

La restauration nous semble ainsi veacutehiculer des ideacuteaux eacuteducatifs qui forment un tel

contraste avec ceux de la sanction peacutenale qursquoon comprend que les sciences juridiques heacutesitent

se meacutefient des abolitionnistes et preacutefegraverent les compromis Mais il serait eacutetrange que les

450

sciences de lrsquoeacuteducation eacuteprouvent le mecircme scrupule ne serait-ce pas renoncer au principe

mecircme drsquoeacuteducabiliteacute Se reacutesigner agrave la sanction quand on pourrait restaurer (ou du moins le

tenter systeacutematiquement) nrsquoest-ce pas se reacutesigner au dressage et renoncer agrave eacuteduquer

veacuteritablement Peut-on peacutecher par excegraves de tentative eacuteducative Drsquoautant que lrsquoefficaciteacute de

la justice restaurative est attesteacutee laquo le taux de reacutecidive est bien moins eacuteleveacute gracircce agrave la

responsabilisation subseacutequente du condamneacute raquo (Cario 2014 p 31) Avec le geste restauratif

il ne srsquoagit pas contrairement agrave ce qursquoun certain sens commun (conservateur) pourrait

alleacuteguer drsquoinciter agrave un quelconque laxisme il srsquoagit au contraire conformeacutement agrave des

pratiques traditionnelles occulteacutees par la souveraineteacute du droit positif de promouvoir la

reacutegeacuteneacuteration voire la recreacuteation drsquoun lien social vivant seul agrave mecircme de preacuteparer efficacement

lrsquoavenir Pour ce faire il est bien neacutecessaire comme le rappelle Heacutelegravene van Dijk (2018 p 227)

drsquoavoir des regravegles mais sans neacutecessairement donner la prioriteacute agrave la regravegle ndash la prioriteacute revenant

plutocirct aux personnes et principalement agrave la victime

Que le droit nrsquoabandonne pas la justice distributive soit mais nous ne voyons pas

pourquoi et pour autant seulement qursquoon deacutesire eacuteduquer lrsquoeacuteducation ne pourrait pas y

renoncer eacutetant donneacute qursquoune alternative viable existe

1133 La justice restaurative agrave lrsquoeacutecole

Comment in concreto appliquer les principes de la justice restaurative agrave lrsquoeacutecole et ainsi

reacutealiser cette promesse drsquoune reacutegeacuteneacuteration du lien lorsque celui-ci a eacuteteacute fragiliseacute Dans un

article eacuteclairant (in Debardieux 2018 pp 221-259) Heacutelegravene van Dijk estime que lrsquoeacutecole

constitue un laquo bon terrain drsquoapplication raquo (2018 p 235) et preacutesente les diffeacuterentes techniques

deacutejagrave mises en place dans certains eacutetablissements pour assurer la reacuteparation de la relation apregraves

un conflit

Condition de possibiliteacute la posture neutre ou les questions agrave (se) poser

Heacutelegravene van Dijk commence par reacutepertorier un ensemble de quatre questions qui

forment le cadre de tout entretien visant la restauration du lien Il srsquoagit drsquoune posture agrave

adopter afin drsquoeacuteviter de verser dans lrsquoaccusatoire ou dans lrsquoindiffeacuterence

Premier reacuteflexe agrave abandonner se preacutecipiter pour consoler la laquo victime raquo et blacircmer

lelales coupable(s) Et dans la suite de ce agrave quoi il convient de renoncer la sanction dicteacutee

451

par un regraveglement inflexible qui nrsquoa pas su preacutevoir tous les cas de figure qui se preacutesenteraient

Non pour renouer le lien il nrsquoest drsquoautre moyen que de suspendre lrsquohabitude de prendre parti

ndash et drsquoapprendre agrave eacutecouter agrave embrasser tous les points de vue (ce qui ne signifie eacutevidemment

que tous les points de vue se valent et qursquoil nrsquoy a pas effectivement une victime) Mais ce temps

drsquoeacutechange pour nrsquoecirctre pas biaiseacute doit ecirctre premier Commencer par se demander propose

Heacutelegravene van Dijk (2018 p 236) laquo comment chacun voitinterpregravete cette situation raquo

Deuxiegraveme question qursquoil faut se poser (et qui requiert le temps drsquoeacutechange

susmentionneacute pour preacutetendre y reacutepondre) que ressentent les diffeacuterents acteurs du conflit

Cet accent mis sur le veacutecu et les affects est essentiel car il conditionne lrsquoouverture des

personnes agrave la discussion et agrave lrsquoeacuteventuelle reacuteparation Plutocirct qursquoagrave un regraveglement qui eacutenonce des

interdits et sanctionne les transgressions par une loi homogegravene lrsquoeacuteducateur se focalise sur ce

qursquoeacuteprouvent les personnes toujours singuliegraveres Agrave la simpliciteacute de la reacuteponse punitive se

substitue lrsquoexploration drsquoun complexe affectif ineacutedit

Troisiegraveme question qui est cœur de la pratique de la justice restaurative quels sont

les besoins des personnes impliqueacutees dans le problegraveme Exprimeacutes par le temps drsquoeacutechange

lrsquoexpression et la satisfaction des besoins permettront seules au problegraveme de pouvoir ecirctre

reacutesolu ndash non pas certes par un statu quo ante bellum mais agrave un nouvel eacutequilibre acceptable

pour tous les partis

Derniegravere question comment le reacutefeacuterent peut-il soutenir lrsquoexpression des besoins

Comment ecirctre le plus efficace possible Il va sans dire que lrsquoutilisation de la sanction toujours

comparable agrave une menace (puisqursquoil srsquoagit de faire souffrir) ne peut que faire obstacle agrave cette

entre-expression des affects la victime ne souhaitant pas forceacutement que lrsquoautre souffre par

ce qursquoelle va reacuteveacuteler lela coupable souhaitant de maniegravere tout agrave fait compreacutehensible eacuteviter

une souffrance qui ne solutionnera rien

Mettre entre parenthegraveses le reacuteflexe punitif et se centrer sur les besoins constituent

ainsi la discipline premiegravere de lrsquoeacuteducateur qui souhaite restaurer le lien ndash ses conditions de

possibiliteacute en quelque sorte

Concernant la nature du problegraveme Heacutelegravene van Dijk distingue deux types de conflit les

conflits du quotidien qui appellent des techniques mobilisables en toutes circonstances (2018

pp 237-247) les conflits plus graves (et plus rares eacutegalement) qui requiegraverent des pratiques

452

plus coucircteuse en temps et en eacutenergie mais toujours agrave viseacutee eacuteducative et inclusive (2018 pp

247-257)

Pour les conflits du quotidien

Plutocirct que drsquoagir sans les eacutelegraveves ou pour leur bien preacutetendu la justice restaurative

propose de faire avec eux Il srsquoagit de susciter une coopeacuteration qui seule est agrave mecircme de

produire une conversion authentique et durable de la conduite

- laquo Les expressions affectives raquo (Dijk 2018 pp 237-238) inviter les eacutelegraveves agrave eacutenoncer

ce qursquoils ressentent mais agrave la condition expresse de rapporter cet affect agrave un comportement

et non agrave une personne (ce qui conduirait sinon agrave un jugement qui substantialiserait le crime

en criminel) Pratique reacutealisable en classe sous la vigilance de lrsquoenseignant qui veillera agrave eacuteviter

tout propos accusatoire et qui a le meacuterite de chercher agrave reacutegler les difficulteacutes en amont avant

qursquoelles nrsquoapparaissent

- Les laquo questions restauratives raquo (Dijk 2018 pp 238-242) lorsqursquoun conflit eacutemerge

conserver une posture de neutraliteacute en posant des questions factuelles visant agrave faire exprimer

les penseacutees (passeacutees et preacutesentes) les eacutemotions (les siennes et celles des autres) les besoins

agrave satisfaire pour que la situation srsquoameacuteliore Heacutelegravene van Dijk eacutenonce ainsi ces questions

Que srsquoest-il passeacute agrave quoi pensais-tu agrave ce moment-lagrave Qursquoen penses-tu

maintenant Qui a eacuteteacute affecteacute par ce que tu as fait [variante pour la victime qursquoest-

ce qui a eacuteteacute le plus dur pour toi ] Que peux-tu faire pour que les choses srsquoarrangent

[variante pour la victime selon toi que doit-il se passer maintenant pour que les

choses srsquoarrangent ] raquo (Dijk 2018 p 238)

Ces questions peuvent ecirctre poseacutees dans le cadre drsquoun entretien individuel (ougrave un eacutelegraveve

et un enseignant eacutechangent) ou drsquoune petite reacuteunion informelle (ougrave les eacutelegraveves eacutechangent mais

pas lrsquoenseignant) Les questions sont poseacutees de maniegravere bregraveve et il suffit que chacun srsquoexprime

une fois pour que la dynamique de groupe permette lrsquoeacutemergence drsquoun accord

- Le laquo cercle de parole raquo la parole est donneacutee tour agrave tour agrave chacun des membres du

cercle Tout le monde est assis agrave mecircme hauteur sans table au milieu la distribution de la

453

parole est reacutegleacutee par avance (sens des aiguilles drsquoune montre) ainsi que le temps de parole

personne nrsquointerrompt personne personne ne juge personne et il nrsquoy a aucune obligation de

parler Lrsquointervenant adulte intervient ndash mais a minima et lui aussi participe Les avantages de

cette meacutethode sont multiples elle peut aussi bien ecirctre utiliseacutee de maniegravere proactive (en

amont des conflits) que de maniegravere reacuteactive (en aval du conflit lorsque celui-ci srsquoest deacuteclareacute)

les personnaliteacutes qui nrsquoosent ordinairement pas srsquoexprimer peuvent parler sans ecirctre

interrompues le silence forceacute invite agrave davantage eacutecouter lrsquointervenant adulte srsquoefface laquo il

est ldquounrdquo parmi les autres raquo (Dijk 2018 p 243) ce qui relegraveve de la communication non-verbale

(gestuelle expression du visage etc) peut aiseacutement ecirctre perccedilue par les autres et les enjoindre

de teacutemoigner de lrsquoempathie Il nrsquoest pas mecircme neacutecessaire que le cercle de parole soit drsquoabord

oral Heacutelegravene van Dijk (2018 p 247) rapporte le cas de six filles se disputant violemment et agrave

qui on donne papier crayon afin qursquoelles reacutepondent agrave des questions restauratives Une fois la

reacutedaction termineacutee leurs eacutecrits sont lus agrave haute voix reacuteveacutelant que toutes traversaient des

problegravemes semblables qursquoelles acceptaient leur part de responsabiliteacute et que leurs

suggestions pour reacutesoudre les conflits eacutetaient similaires Crsquoest alors que le cercle de parole oral

commence chacune prend alors des engagements envers les autres (eacutecoute ne pas colporter

ou relayer de rumeurs ne pas se battre etc) Leur papier est signeacute et elles repartent en cours

on voit que le problegraveme a eacuteteacute saisi agrave la racine avec une intervention minimaliste et on peut

espeacuterer qursquoil soit reacutesolu sans que la moindre sanction ait eacuteteacute prise

Pour les conflits plus graves

Lorsqursquoune dispute violente eacuteclate il est de coutume que seuls celles et ceux qui sont

directement impliqueacutes dans le conflit soient entendus ndash de maniegravere seacutepareacutee La justice

restaurative au contraire propose agrave tous ceux qui sont impliqueacutes de pregraves ou de loin dans le

conflit drsquoexposer leur point de vue la multipliciteacute et lrsquoeacutechange des perspectives est consideacutereacute

comme le meilleur moyen drsquoavoir une compreacutehension globale (et complexe) de la situation

drsquoobtenir la collaboration (ideacutealement) de tous pour reacutegler la situation et ainsi de la preacutevenir

Seule une appreacutehension holistique qui cherche agrave impliquer toutes les forces en preacutesence est

agrave mecircme de produire un changement durable de comportement Lorsque le problegraveme affecte

un large groupe il est bon que le groupe en question puisse intervenir pour retrouver sa place

454

- laquo Confeacuterence de justice restaurative raquo (in Debardieux 2018 pp 248-252) un cadre

formel est institueacute afin de restaurer le lien qui a eacuteteacute endommageacute agrave trois niveaux (individuel

interpersonnel et collectif) Un certain nombre de conditions doivent ecirctre remplies

lrsquoinfracteur doit avoir reconnu sa responsabiliteacute identifier ceux qui ont eacuteteacute affecteacute par le conflit

et les inviter agrave participer demander agrave la victime et agrave lrsquoinfracteur drsquoecirctre accompagneacute et

soutenu srsquoassurer que la confeacuterence pourra se deacuterouler dans la seacutecuriteacute et le respect de

chacun Neutraliteacute lagrave encore des organisateurs qui ne sont pas des juges mais des

facilitateurs drsquoeacutechange Les eacutetapes du processus reacutepondent aux quatre questions

restauratives le fait lrsquoexpression des affects ce qui doit ecirctre reacutepareacute (expression des besoins)

comment reacuteparer Au terme de la confeacuterence un laquo plan drsquoaction raquo sera proposeacute suivi drsquoun

moment informel (moment de convivialiteacute) est organiseacute pour mesurer in concreto la vivaciteacute

du lien qui a eacuteteacute reacutegeacuteneacutereacute Enfin 4 agrave 6 semaines apregraves la confeacuterence une laquo reacuteunion de suivi raquo

permettra drsquoassurer lrsquoeffectiviteacute de la restauration preacutevue La confeacuterence restaurative est

lrsquooccasion pour la communauteacute de srsquoapproprier le moment toujours deacutelicat du deacutelit et de

permettre la reacuteinteacutegration de celui en qui on peut continuer agrave garder confiance

- Confeacuterence citoyenne (Dijk pp 252-256) variante de la confeacuterence de justice

restaurative elle est particuliegraverement approprieacutee lorsqursquoaucun infracteur nrsquoest identifieacute mais

que le statut quo ne peut ecirctre maintenu (deacutegradation de mateacuteriel par exemple) Des

repreacutesentants des groupes affecteacutes par le problegraveme se retrouvent dans un cadre formel mais

ougrave chacun srsquoexprime comme dans un cercle de parole Lrsquoideacutee est de renforcer le sentiment de

responsabiliteacute et drsquoappartenance agrave une collectiviteacute et dans le mecircme temps de faire eacutemerger

des pistes de solution et de mobiliser des ressources qursquoon nrsquoaurait pas soupccedilonneacutees

- laquo Cercle drsquoapprentissage raquo (Dijk 2018 p 257) en cas de difficulteacutes (dans les reacutesultats

scolaires ou dans la conduite) lrsquoeacutelegraveve avec lrsquoappui drsquoune laquo personne neutre raquo qui organise la

reacuteunion choisit des individus en qui il a confiance (au sein de sa famille de lrsquoeacutequipe eacuteducative

de ses amis etc) pour soutenir son progregraves Le processus se deacuteroule en trois eacutetapes la

premiegravere porte sur ses qualiteacutes actuelles la deuxiegraveme eacutevoque les compeacutetences qursquoil lui faut

acqueacuterir la troisiegraveme enfin concerne les moyens de parvenir agrave la fin qursquoil srsquoest poseacutee En

fonction des reacuteponses qui sont fournies un plan drsquoapprentissage peut ainsi ecirctre proposeacute

visant agrave soutenir lrsquoeacutelegraveve dans sa deacutemarche

Toutes ces solutions on le comprend supposent la participation active de lrsquoinfracteur

ce nrsquoest qursquoagrave cette condition que le lien peut ecirctre ressourceacute et que le conflit peut ecirctre reacutegleacute

455

de maniegravere eacuteducative Mais a-t-on le choix Peut-on eacuteduquer quelqursquoun ndash malgreacute lui Nous

en doutons et faute drsquoobtenir la collaboration du sujet agrave eacuteduquer nous nous refusons agrave cet

expeacutedient qursquoest le dressage

456

12 Un impossible deacutejagrave reacutealiseacute Deux heacuteteacuterotopies eacuteducatives sans sanction

Au deacutebut de son ouvrage Les mots et les choses (1966 pp 9-10) Michel Foucault

oppose les heacuteteacuterotopies aux utopies Ces derniegraveres laquo consolent raquo laquo crsquoest que si elles nrsquoont pas

de lieu reacuteel elles srsquoeacutepanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse elles ouvrent

des citeacutes aux vastes avenues des jardins bien planteacutes des pays faciles mecircme si leur accegraves est

chimeacuterique raquo Les heacuteteacuterotopies au contraire laquo inquiegravetent raquo elles sont des subversions

effectives des localisations physiques de lrsquoutopie au sein de lrsquoespace reacuteel

Il y a eacutegalement et ceci probablement dans toute culture dans toute

civilisation des lieux reacuteels des lieux effectifs des lieux qui sont dessineacutes dans

lrsquoinstitution mecircme de la socieacuteteacute et qui sont des sortes de contre-emplacements sortes

drsquoutopies effectivement reacutealiseacutees dans lesquelles les emplacements reacuteels tous les

autres emplacements reacuteels que lrsquoon peut trouver agrave lrsquointeacuterieur de la culture sont agrave la fois

repreacutesenteacutes contesteacutes et inverseacutes des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux

bien que pourtant ils soient effectivement localisables Ces lieux parce qursquoils sont

absolument autres que tous les emplacements qursquoils reflegravetent et dont ils parlent je les

appellerai par opposition aux utopies les heacuteteacuterotopies (Foucault 1994 pp 755-756)

Dans ce dernier chapitre nous ne pouvons qursquoesquisser un panorama destineacute agrave ecirctre

bien incomplet Ce serait lrsquoobjet drsquoun autre travail et passionnant que de recenser lrsquoensemble

des tentatives drsquoune socieacuteteacute sans sanction et plus preacuteciseacutement drsquoune socieacuteteacute eacuteducative sans

sanction

Nous estimons pourtant que ces consideacuterations factuelles ont leur importance dans un

travail philosophique pour ne pas donner lrsquoimpression de srsquoenfermer dans le refus drsquoune

pratique sans eacutevoquer des alternatives effectjves Les apories de la sanction ne signent pas

lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoeacuteducation et ceux qui ont recircveacute drsquoune eacuteducation sans sanction ne sont pas

de doux recircveurs ou des sophistes eacutegareacutes dans les nuages (les μετεωροσοφιστῶν qursquoeacutevoque

Aristophane dans les Nueacutees vers 360) Autrement dit les alternatives agrave la sanction sont certes

agrave inventer mais certaines ont existeacute et existent encore

457

Ce tour drsquohorizon ne peut ecirctre que seacutelectif Nous proposons une expeacuterience libertaire

radicale (celle meneacutee par Tolstoiuml agrave Iasnaiumla Poliana) une peacutedagogie qui a inspireacute une pratique

scolaire depuis plus drsquoun siegravecle et de par le monde (celle de Maria Montessori)

Cette seacutelection est sans doute contestable Pourquoi ne pas eacutevoquer lrsquoexpeacuterience des

libres-enfants de Summerhill la peacutedagogie coopeacuterative de Freinet (qui reacutecuse explicitement le

recours aux punitions ndash eacutetudieacutee preacuteciseacutement sous cet angle dans un article reacutecent drsquoE

Debardieux 2018 pp 31-63) ou celle des maicirctres-camarades de Hambourg Crsquoest qursquoil fallait

choisir et nous ne nous interdisons pas agrave lrsquoavenir drsquoexplorer drsquoautres heacuteteacuterotopies eacuteducatives

qui par effet de miroir nous renseignent sur les pratiques dites laquo normales raquo

De plus la preacutesentation que nous en faisons sera neacutecessairement aussi lacunaire ndash

encore une fois ce serait lrsquoobjet drsquoun autre travail que drsquoapprofondir cette seule seacutelection

drsquoexpeacuteriences Mais elles permettent de donner corps agrave lrsquoideacutee qursquoune eacuteducation sans sanction

nrsquoest pas qursquoun recircve de philosophie une lubie de peacutedagogue mais qursquoil srsquoagit drsquoun principe

eacuteducatif possible viable ndash et feacutecond Reacutealisable parce quehellip deacutejagrave reacutealiseacute

La deacutelicate question est la sanction qursquoon croit avoir eacuteteacute congeacutedieacutee par la porte ne

reviendrait-elle pas par la fenecirctre Essayons de reacutepondre honnecirctement agrave la question

concernant chacun des exemples que nous nous proposons de parcourir

121 Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana

Le comte Lev Nicolaiumlevitch Tolstoiuml est neacute en 1828 agrave Iasnaiumla Poliana la laquo clairiegravere

lumineuse raquo Il est tregraves tocirct inteacuteresseacute par lrsquoeacuteducation ndash au point drsquoabandonner ses eacutetudes en

1849 pour fonder une premiegravere fois une eacutecole Il srsquoengage alors dans lrsquoarmeacutee du Caucase puis

revient agrave Iasnaiumla Poliana pour poursuivre son odysseacutee scolaire Avec des eacutetudiants il va diriger

une eacutecole entre 1859 et 1862 dans son domaine dans une annexe de sa proprieacuteteacute la maison

Kouzminsky en srsquoadressant aux enfants de paysans qursquoil souhaite instruire et libeacuterer Crsquoest agrave

cette peacuteriode que nous nous reacutefeacuterons deacutesormais pour parler de lrsquoexpeacuterience drsquoIasnaiumla Poliana

bien qursquoil y ait eu auparavant des tentations eacuteducatives de la part de Tolstoiuml et qursquoil y en aura

encore ndash mais elles sont nettement moins significatives que cette aventure intense

Tolstoiuml commence agrave faire la classe dans un climat de deacutefiance il y a vingt-deux preacutesents

au premier jour de classe Mais rapidement un enthousiasme se fait sentir puisque les

458

effectifs passent agrave soixante-dix Pourquoi cette expeacuterience srsquoest-elle acheveacutee Pour des

raisons qui semblent exogegravenes Drsquoapregraves France Roy (qui a reacuteeacutediteacute des textes peacutedagogiques de

Tolstoiuml en 2017 chez Fabert pp 7-43 et auteure drsquoune preacutesentation dans laquelle nous puisons

les informations preacutesenteacutees ici) on peut repeacuterer trois facteurs congruents

- Tolstoiuml est laquo soupccedilonneacute drsquoentretenir une correspondance avec Alexandre Herzen raquo

(Roy 2017 p 14) grand critique du reacutegime tsariste

- Il est suspecteacute laquo drsquoemployer drsquoanciens eacutetudiants fauteurs de troubles dans leurs

universiteacutes drsquoorigine raquo

- Il est la cible de laquo plaintes de proprieacutetaires du district appreacuteciant peu son

libeacuteralisme raquo

La conseacutequence est des plus attristantes et ne doit rien agrave un eacutechec endogegravene de

lrsquoexpeacuterience revenant drsquoun voyage en 1862 Tolstoiuml laquo trouve son eacutecole malheureusement

deacutevasteacutee par une perquisition policiegravere raquo (Roy p 14 2017) Lrsquoheacuteteacuterotopie manifestement

eacutetait peu goucircteacutee des autoriteacutes qui y mirent fin par un saccage en bonne et due forme

Lrsquoexpeacuterience fut coupeacutee dans son eacutelan et les eacutecoles affilieacutees continueront timidement la

tentative sans jamais renouer avec lrsquoeacutelan joyeux des deacutebuts Tolstoiuml eut alors des problegravemes

de santeacute se maria et se consacra agrave lrsquoeacutecriture de Guerre et paix

Ajoutons que les pratiques peacutedagogiques de Tolstoiuml choquaient les parents des eacutelegraveves

humbles paysans ils nrsquoimaginaient pas drsquoautre ordre que celui qursquoils connaissaient quand bien

mecircme ils en eacutetaient les victimes Ils se meacutefiaient de la nouveauteacute et notamment de cette

proximiteacute drsquoun comte qui demandait aux enfants de ne plus lrsquoappeler laquo Votre Seigneurie raquo

mais laquo Lev Nicolaiumlevitch raquo Quand on a connu un type drsquoordre mecircme deacutesavantageux il est

difficile de se convertir agrave lrsquoideacutee qursquoun autre ordre puisse exister ceux qui sont faits par un

ordre finissent par ecirctre faits pour cet ordre Tolstoiuml regrette ainsi que laquo Pour quelques parents

peu nombreux il est vrai lrsquoobjet de meacutecontentement crsquoest lrsquoeacutegaliteacute qui regravegne agrave lrsquoeacutecole raquo

(TolstoIuml 2017 p 72)

Preacutesentons maintenant briegravevement cette expeacuterience qursquoon trouve relateacutee par Tolstoiuml

lui-mecircme dans son article de 1862 laquo Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana en novembre et deacutecembre raquo

Son honnecircteteacute le conduit agrave ne pas eacuteluder les difficulteacutes les frustrations les erreurs voire les

eacutechecs et crsquoest pourquoi on peut consideacuterer son teacutemoignage comme digne drsquointeacuterecirct Nous ne

nous inteacuteresserons pas tant au contenu didactique de lrsquoenseignement qursquoaux principes

459

eacuteducatifs qui reacutegissent la pratique et qui en font un lieu scolaire drsquoougrave la sanction est absente

Preacutecisons enfin que de lrsquoaveu de Tolstoiuml cette eacutecole ne saurait constituer un quelconque

modegravele qursquoil faudrait imiter laquo en faisant la description de lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana je nrsquoai pas

la preacutetention de preacutesenter une eacutecole modegravele je ne fais que la description exacte de cette eacutecole

Je crois que de pareilles descriptions peuvent avoir leur utiliteacute raquo (Tolstoiuml 2017 p 50) Pour

notre part nous le pensons aussi

1211 Une eacutecole de la liberteacute sans contrainte ni sanction

Premier point eacutetonnant les enfants ne viennent agrave lrsquoeacutecole que srsquoils deacutesirent y venir La

contrainte scolaire est eacuteludeacutee le premier geste eacuteducatif provocateur est de laisser le choix

Deuxiegraveme point correacuteleacute au premier les eacutelegraveves sont libres de ne pas rester de partir

quand ils le souhaitent

Troisiegraveme point qui fait systegraveme avec les autres srsquoils deacutecident de venir agrave lrsquoeacutecole et drsquoy

rester les eacutelegraveves nrsquoont pas lrsquoobligation drsquoobeacuteir au maicirctre Leur liberteacute demeure totale Tolstoiuml

eacutecrit ainsi laquo Malgreacute lrsquoinfluence preacutepondeacuterante du maicirctre lrsquoeacutelegraveve avait toujours le droit de ne

pas aller agrave lrsquoeacutecole et mecircme en y allant de ne pas obeacuteir au maicirctre raquo (2017 p 50)

En revanche le maicirctre peut aussi manifester sa liberteacute en refusant un eacutelegraveve laquo Le maicirctre

avait le droit de ne pas garder lrsquoeacutelegraveve raquo Plus important encore le maicirctre a le droit

drsquoinfluencer et crsquoest drsquoailleurs lagrave que se joue le geste eacuteducatif laquo [le maicirctre avait] la possibiliteacute

drsquoagir de toute son influence sur la majoriteacute des eacutelegraveves et la socieacuteteacute qursquoils forment toujours raquo

(Tolstoiuml 2017)

Pourquoi laisser aux enfants cette liberteacute Parce qursquoils ont beau ecirctre petits ce sont des

petits drsquohommes qui portent avec eux le deacutesir drsquoapprendre cet amour de la connaissance est

preacuteciseacutement ce qursquoil faut preacuteserver selon Tolstoiuml en se gardant de leur imposer quoi que ce

soit qui pourrait eacuteteindre ce feu

Les eacutecoliers sont des hommes bien que tregraves petits mais des hommes qui ont

les mecircmes besoins que nous et pensent de la mecircme faccedilon Tous veulent apprendre

crsquoest pourquoi ils viennent agrave lrsquoeacutecole et crsquoest pourquoi il leur sera facile drsquoarriver agrave la

460

conclusion qursquoil faut se soumettre agrave certaines conditions pour apprendre (Tolstoiuml

2017 p 51)

On retrouve lrsquoideacutee drsquoun deacutesir foncier drsquoapprendre qui serait agrave lrsquoorigine de la motivation

intrinsegraveque (Deci et Ryan 1985)

Autre conseacutequence de cette liberteacute accordeacutee aux eacutelegraveves ils manifestent davantage

drsquoautonomie laquo Il me semble que de jour en jour les personnaliteacutes deviennent de plus en plus

indeacutependantes et leurs caractegraveres de plus en plus marqueacutes raquo (Tolstoiuml 2017 p 47) La liberteacute

participe agrave un processus drsquoautonomisation Une preuve transparaicirct dans le respect des

horaires les eacutelegraveves viennent par deux par trois mais jamais par conformisme

[hellip] dans le brouillard [hellip] apparaissent les petites silhouettes noires par deux

par trois ou isoleacutees car lrsquoinstinct de troupeau depuis longtemps nrsquoexiste plus chez les

eacutelegraveves Il nrsquoest deacutejagrave plus besoin drsquoattendre et de crier ldquoHeacute les enfants allez agrave

lrsquoeacutecole rdquo Ils savent deacutejagrave beaucoup de choses et gracircce agrave cela la foule nrsquoest pas

neacutecessaire Lrsquoheure venue ils partent agrave lrsquoeacutecole [hellip] Je nrsquoai jamais vu les eacutelegraveves srsquoamuser

en route sauf les plus petits ou les nouveaux qui ont freacutequenteacute une autre eacutecole [hellip]

Jamais on ne fait de reacuteprimandes et il nrsquoy a jamais de retardataires sauf peut-ecirctre les

plus grands que les pegraveres retiennent agrave la maison pour quelque travail Et alors le grand

garccedilon accourt agrave lrsquoeacutecole au galop tout essouffleacute (Tolstoiuml 2017 p 47)

Dernier effet de cette liberteacute qursquoon leur accorde y compris dans les rapports avec le

maicirctre laquo Malgreacute toute la liberteacute laisseacutee aux eacutelegraveves en dehors de lrsquoeacutecole leurs relations avec

les maicirctres se modifient elles deviennent encore plus libres plus simples et plus confiantes

ce qui nous paraicirct ecirctre lrsquoideacuteal que lrsquoeacutecole doit srsquoefforcer drsquoatteindre raquo (Tolstoiuml 2017 p 62)

461

1212 La force ou lrsquoordre libre

Il est vrai que la liberteacute accordeacutee agrave lrsquoenfant ne laisse pas de produire pour ceux qui sont

habitueacutes agrave la force de la discipline lrsquoimpression drsquoun insupportable deacutesordre Ainsi dans la

petite classe

Le maicirctre entre dans la salle des enfants sont coucheacutes par terre et crient ldquoLe

tas est petit rdquo ou ldquoOn mrsquoeacutecrase rdquo ou ldquoAssez Assez rdquo etc ldquoPiotr Mickaiumllovitch crie-

t-on du centre du tas au maicirctre qui entre dis-leur de cesser rdquo ldquoBonjour Piotr

Mikhaiumllovitch rdquo crient les autres continuant leur vacarme (Tolstoiuml 2017 p 48)

Et avant le cours de dessin

Crsquoest avant ces classes que lrsquoanimation les cris le deacutesordre exteacuterieur sont les

plus intenses Les uns traicircnent les bancs drsquoune salle agrave lrsquoautre drsquoautres se battent

drsquoautres courent agrave la maison chercher du pain les uns font griller ce pain dans le poecircle

drsquoautres arrachent quelque chose aux camarades Enfin quelques uns font de la

gymnastique (Tolstoiuml 2017 p 50)

Agrave la lecture de cette indiscipline apparente la question se pose de savoir comment on

apprend dans ces conditions

La reacuteponse de Tolstoiuml consiste agrave ne pas se crisper sur ce deacutesordre temporaire qui

preacutepare un ordre drsquoun autre genre qui ne sera pas imposeacute par la force mais qui eacutemerge

spontaneacutement

Ce deacutesordre exteacuterieur est utile et rien ne peut le remplacer si eacutetrange et

incommode qursquoil soit pour le maicirctre [hellip] Ce deacutesordre ou mieux cet ordre libre [nous

soulignons] ne nous paraicirct terrible que parce que nous sommes habitueacutes agrave un tout

autre ordre dans lequel nous-mecircmes avons eacuteteacute eacuteleveacutes (Tolstoiuml 2017 p 51)

462

On retrouve ici lrsquoopposition theacuteoriseacutee par Hayek entre taxis et cosmos avec taxis laquo la

force nrsquoest employeacutee que par impatience et irrespect de la nature humaine Il nous semble que

le deacutesordre grandit de plus en plus et nrsquoa plus de limite qursquoil nrsquoy a pas drsquoautre moyen de

lrsquoarrecircter que lrsquoemploi de la force raquo Pourtant laquo il suffit drsquoun peu de patience pour que le

deacutesordre (ou lrsquoanimation) se calme spontaneacutement [nous soulignons] et se transforme en un

ordre bien meilleur et plus solide que celui qursquoon impose raquo (Tolstoiuml 2017) crsquoest lagrave cosmos

lrsquoordre spontaneacute lrsquoordre libre qui nrsquoa plus besoin de la coercition pour se maintenir Et Tolstoiuml

de suggeacuterer un recadrage ce qursquoon appelle deacutesordre (quand on est disciple de taxis) nrsquoest en

reacutealiteacute qursquoanimation (quand on suit cosmos) le deacutesordre le chaos la confusion ce nrsquoest que

de la vie qui nrsquoest pas encore dirigeacutee qui srsquoaccumule une tension qui bientocirct se canalisera

drsquoelle-mecircme Cette meacutethode (car crsquoen est une) est du reste beaucoup plus efficace estime

Tolstoiuml

[hellip] il est beaucoup plus facile de les laisser se calmer drsquoeux-mecircmes et reacutetablir

lrsquoordre naturel que de lrsquoimposer par force Avec lrsquoesprit actuel de lrsquoeacutecole il est

mateacuteriellement impossible de les arrecircter Plus le maicirctre crie ndash cela est arriveacute ndash plus les

eacutelegraveves crient la voix du maicirctre ne fait que les exciter (Tolstoiuml 2017 p 50)

Autre exemple de retour spontaneacute agrave lrsquoordre le maicirctre arrive dans la classe agiteacutee ougrave

un tas drsquoeacutelegraveves est amasseacute et apporte les livres

Ceux qui sont coucheacutes sur le sol et ceux qui sont par-dessus reacuteclament aussi le

livre Le tas diminue peu agrave peu Degraves que la plupart ont des livres tous les autres courent

vers lrsquoarmoire et crient ldquoEt agrave moi Et agrave moi Donne-moi celui drsquohier Agrave moi celui de

Koltzov rdquo etc (Tolstoiuml 2017)

Puis un ordre eacutemerge qui provient des eacutelegraveves eux-mecircmes

463

Si quelques-uns drsquoentre eux entraicircneacutes par le jeu sont encore sur le sol ceux qui

sont assis le livre agrave la main crient ldquoAvez-vous fini On nrsquoentend rien Assez rdquo Les

turbulents obeacuteissent tout essouffleacutes ils prennent leurs livres et pendant quelques

instants encore agrave cause de leur eacutetat drsquoexcitation ils remuent les jambes Lrsquoesprit de

vacarme srsquoenvole et le deacutesir de la lecture regravegne dans la salle (Tolstoiuml 2017)

Agrave leur donner des tacircches inteacuteressantes une reacutegulation du groupe se met en place

Mieux lrsquoimplication est totale au point qursquoon pourrait parler drsquoimmersion rappelant ainsi le

caractegravere de la motivation intrinsegraveque

Avec autant drsquoentrain qursquoil en mettait agrave tirer les cheveux de Mitka un eacutelegraveve lit

maintenant le livre de Koltzov les dents presque serreacutees les yeux brillants sans rien

voir drsquoautre autour de lui Pour lrsquoarracher agrave sa lecture il faudrait autant drsquoefforts

qursquoauparavant pour lrsquoarracher au jeu (Tolstoiuml 2017 p 48)

Cet ordre drsquoun genre nouveau qui eacutemerge de lrsquoactiviteacute plutocirct qursquoil nrsquoest imposeacute par le

controcircle du maicirctre apporte avec lui un climat de travail et drsquoattention qursquoon nrsquoaurait pu

imposer laquo Pendant la classe je nrsquoai jamais vu chuchoter pincer rire en cachette rapporter au

maicirctre raquo (2017 p 49)

Qursquoen est-il de la gestion des conflits Car les enfants de Iasnaiumla Poliana ne manquent

pas de se battre Tolstoiuml soutient que mecircme dans ce cas lrsquointervention du maicirctre est nuisible

laquo Que de fois mrsquoest-il arriveacute de voir des enfants se battre le maicirctre srsquoeacutelance pour les seacuteparer

et les ennemis seacutepareacutes se regardent de cocircteacute et mecircme en preacutesence du maicirctre ne se retiennent

pas de se donner une derniegravere pousseacutee plus forte que les autres raquo (2017 p 52) Alors que

lorsque le maicirctre srsquoabstient drsquointervenir laquo Une minute apregraves Tarass [qui a eacuteteacute attaqueacute] rit

deacutejagrave et cinq minutes ne se passent pas que de nouveau ils seront amis et srsquoinstalleront lrsquoun agrave

cocircteacute de lrsquoautre raquo (2017 p 52) Mais lorsque le conflit est susceptible de srsquoaggraver Tolstoiuml

estime que le groupe est agrave mecircme de le geacuterer

464

Les petits riaient mais les grands sans intervenir eacutechangeaient entre eux des

regards seacuterieux et ces regards et ce silence nrsquoeacutechappaient pas agrave Kiska [qui dominait

son adversaire] Il comprit qursquoil faisait quelque chose de mal il eut un sourire peu

naturel et peu agrave peu lacirccha les cheveux du matheacutematicien [un autre eacutelegraveve] Celui-ci se

deacutegagea poussa Kiska si fort qursquoil lrsquoenvoya contre le mur et satisfait il srsquoeacuteloigna Kiska

se mit agrave pleurer Il srsquoeacutelanccedila agrave la poursuite de son ennemi le frappa de toutes ses forces

mais pas bien fort pourtant sur le dos Le matheacutematicien voulut se venger mais agrave ce

moment quelques voix reacuteprobatrices eacuteclategraverent ldquoVoilagrave tu bats le petit Sauve-toi

Kiska rdquo Et tout en resta lagrave comme si rien ne srsquoeacutetait passeacute agrave lrsquoexception je suppose de

la conscience vague chez lrsquoun et lrsquoautre qursquoil est deacutesagreacuteable de se battre car on se fait

du mal Ce me fut une occasion drsquoobserver le sentiment de justice que garde la foule

[hellip] Combien en comparaison de cela sont injustes et arbitraires tous les proceacutedeacutes des

eacuteducateurs (Tolstoiuml 2017 pp 52-53)

Contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire ce deacutesordre qui nrsquoest qursquoapparent

nrsquoengendre pas de conseacutequence physique grave

Dans lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana depuis lrsquohiver dernier il nrsquoy a eu que deux

accidents notables Un eacutelegraveve pousseacute du perron srsquoest eacutecorcheacute la jambe (la blessure a

gueacuteri en deux semaines) un autre a eu la joue brucircleacutee avec du caoutchouc enflammeacute

la brucirclure dura aussi deux semaines (Tolstoiuml 2017)

Ainsi aucun accident nrsquoest survenu durant lrsquoeacuteteacute malgreacute la liberteacute totale laisseacutee aux

eacutelegraveves

465

1213 Deux cas de punition

Sans punition lrsquoeacutecole de Isnaiumla Poliana Tolstoiuml rapporte deux eacutecarts agrave cette regravegle

Un maicirctre nouveau et qui nrsquoavait ainsi certainement pas assimileacute lrsquoesprit de lrsquoeacutecole se

trouva en face drsquoun eacutelegraveve qui dans la classe de dessin nrsquoeacutecoutait pas et frappait ses camarades

Crsquoeacutetait un enfant dont Tolstoiuml dit avec une dureteacute qui contraste avec la proximiteacute qursquoil

teacutemoigne agrave ses eacutelegraveves qursquoil ne voulait pas lrsquoaccepter agrave lrsquoouverture de lrsquoeacutecole laquo le trouvant

idiot raquo et lrsquoauteur drsquoajouter laquo Lrsquoidiotie et la timiditeacute eacutetaient ses traits principaux raquo (2017 p

54) Nrsquoayant pu le persuader drsquoarrecircter le maicirctre le punit Est-ce agrave dire que les enfants qui nrsquoont

pas leur place agrave lrsquoeacutecole peuvent ecirctre sanctionneacutes

Deuxiegraveme eacutecart une bouteille de Leyde est voleacutee durant lrsquoeacuteteacute ainsi que des livres et

des crayons Tension dans le groupe le simple soupccedilon torturait les enfants innocents

Quelques jours plus tard le coupable est deacutecouvert crsquoest un jeune garccedilon issu drsquoun village

voisin qui a entraicircneacute un enfant du village dans son forfait laquo Cette deacutecouverte eacutecrit Tolstoiuml

produisit une eacutetrange impression sur leurs camarades le soulagement srsquounissait agrave la pitieacute au

meacutepris pour les voleurs raquo Crsquoest alors que lrsquoideacutee de punir les infracteurs se preacutesenta ou plutocirct

de maniegravere eacutetrange Tolstoiuml semble suggeacuterer que les eacuteducateurs demandegraverent aux enfants

quelle punition meacuteritaient les coupables sans leur laisser la possibiliteacute de ne pas punir laquo Nous

leur laissacircmes le soin de la punition raquo Quelle punition les enfants allaient-ils choisir Celle-lagrave

mecircme qursquoils avaient deacutejagrave subie Tolstoiuml reconnaissant qursquoil avait deacutejagrave recouru agrave une sanction

humiliante

Les uns demandegraverent agrave fouetter les voleurs mais tenaient absolument agrave les

fouetter eux-mecircmes drsquoautres proposegraverent un eacutecriteau avec le mot ldquovoleurrdquo Cette

punition agrave notre honte avait eacuteteacute employeacutee par nous et ce mecircme garccedilon qui une

anneacutee auparavant avait porteacute lrsquoeacutecriteau avec le mot ldquomenteurrdquo eacutetait le premier agrave exiger

lrsquoeacutecriteau pour le voleur (Tolstoiuml 2017 p 55)

Ce passage est important les enfants qursquoon sanctionne veulent sanctionner ndash et sur le

mode qursquoils ont deacutejagrave subi Ce qursquoon a veacutecu paraicirct toujours justifieacute et recommandable par lagrave-

mecircme cela semble ecirctre une question de justice Lrsquoeacutecriteau fut donc confectionneacute pour les

466

coupables et laquo tous les eacutelegraveves avec une joie meacutechante regardegraverent les coupables et se

moquegraverent drsquoeux raquo Qui ne voit ici une forme de vengeance Mais Tolstoiuml srsquointeacuteresse agrave lrsquoeffet

de la punition sur lrsquoenfant il constate les pleurs pour laquo lrsquoenfant entraicircneacute par son camarade raquo

il remarque eacutegalement la pacircleur les tremblements de legravevres pour le leader qui laquo jetait des

yeux de colegravere sur ses camarades qui se reacutejouissaient et de temps en temps son visage se

crispait de sanglots raquo Le garccedilon ressentait intenseacutement laquo lrsquoattention malveillante raquo du groupe

qui lrsquoagaccedilait laquo drsquoune faccedilon eacutetrangement cruelle qui ne paraissait pas naturelle raquo Lrsquoaffaire dura

jusqursquoau soir puis cessa

Mais Tolstoiuml poursuit quels ont eacuteteacute les effets de cette punition laquo Depuis ce temps il

nous parut qursquoil apprenait beaucoup moins bien il ne participa plus aux jeux ni aux

conversations de ses camarades en dehors de la classe raquo (2017 p 56) La punition a eu une

incidence neacutegative sur les capaciteacutes drsquoapprentissage de lrsquoenfant et sur sa socialisation

Mais ce nrsquoest pas tout encore Le mecircme garccedilon se met agrave voler de nouveau de lrsquoargent

De nouveau lrsquoeacutecriteau de la honte fut pendu agrave son cou Tolstoiuml lui-mecircme lui fit des

remontrances laquo comme font tous les eacuteducateurs raquo (2017 p 56) agrave la limite de se mettre en

colegravere contre ce petit voleur Puis il y a ce sublime passage ougrave Tolstoiuml comprend non par des

raisonnements seulement mais dans toutes les fibres de son ecirctre ce agrave quoi il contribuait nous

citons le passage en entier remarquable

Je regardais son visage encore plus pacircle plus souffrant plus cruel et je ne sais

pourquoi je me souvins des forccedilats et tout agrave coup jrsquoeacuteprouvai une telle honte que

jrsquoarrachai lrsquoeacutecriteau stupide en disant au garccedilon drsquoaller ougrave il voudrait Jrsquoavais senti

soudain non seulement par le raisonnement par tout mon ecirctre que je nrsquoavais pas le

droit de tourmenter ce malheureux enfant et que je ne pouvais pas faire de lui ce que

moi et le fils du fermier en voulions faire Je compris qursquoil y a des mystegraveres de lrsquoacircme

cacheacutes de nous sur lesquels la vie seule peut agir et non la morale et les punitions Et

quelle sauvagerie Lrsquoenfant a voleacute un livre Par la voie longue compliqueacutee des

sentiments des ideacutees des conclusions erroneacutees il fut ameneacute agrave prendre le livre drsquoun

autre et on ne sait pourquoi agrave lrsquoenfermer dans son coffre Et moi je colle lrsquoeacutecriteau

467

avec le mot ldquovoleurrdquo qui signifie tout autre chose Pourquoi Pour le punir par la honte

me dira-t-on Punir par la honte Pourquoi Qursquoest-ce que la honte Est-il certain que

la honte fasse disparaicirctre le penchant au vol Elle lrsquoencourage peut-ecirctre Ce qui

srsquoexprimait sur son visage nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas de la honte Je suis mecircme sucircr que ce

nrsquoeacutetait pas de la honte mais tout autre chose qui peut-ecirctre eucirct dormi toujours en son

acircme et qursquoil ne fallait pas provoquer Que lagrave-bas dans le monde qursquoon appelle le vrai

monde le monde des Palmerton et des Cayenne ougrave lrsquoon trouve sage non ce qui est

sage mais ce qui est reacuteel que lagrave-bas les hommes qui sont punis eux-mecircmes srsquoarrogent

le droit et le devoir de punir Notre monde des enfants des simples des indeacutependants

doit rester pur des aveuglements de la croyance ineacutebranlable en la leacutegitimiteacute de la

punition de la foi et de la fausse conviction que le sentiment de vengeance devient

juste degraves qursquoon lrsquoappelle punition (Tolstoiuml 2017 pp 56-57)

laquo On ne sait pourquoi raquo expression par laquelle Tolstoiuml srsquointerdit drsquoenfermer le jeune

dans un jugement (voleur) ou dans une culpabiliteacute une faute Simple erreur Lrsquoeacuteducateur ne

peut tout savoir et il est preacutefeacuterable parfois de ne pas vouloir trop agir de peur de reacuteveiller

des forces qui auraient mieux fait de demeurer endormies Pour ne pas nuire ne pas punir

Crsquoest ce leitmotiv drsquoun enseignement qui ne nuit pas qui conduit Tolstoiuml agrave accepter cette

frustration une ou deux fois par semaine les enfants partent le soir avant la fin de la leccedilon

laquo Crsquoest blessant et deacutesagreacuteable pour le maicirctre tout le monde en conviendra raquo (p 60) Mais

crsquoest aussitocirct pour recadrer cette frustration pour une heure peut-ecirctre de perdue toute la

journeacutee a eacuteteacute gagneacutee cette deacutefection finale reacutevegravele la victoire qursquoont eacuteteacute toutes les autres

heures de cours Un engagement vrai et inacheveacute vaut mieux qursquoun engagement complet mais

forceacute La possibiliteacute de refuser lrsquoenseignement donne agrave la preacutesence une valeur que ne saurait

avoir lrsquoenseignement contraint laquo Mais qui ne conviendra pas aussi que gracircce agrave un seul cas

pareil agrave celui-lagrave les cinq six et parfois sept heures de classe par jour que les eacutelegraveves acceptent

librement augmentent drsquoimportance raquo Au point que Tolstoiuml est rassureacute par ces initiatives

468

quelque peu blessantes pour lrsquoeacuteducateur cela prouve que les jeunes utilisent leur liberteacute et

ne se laissent totalement gagner par lrsquoinfluence du maicirctre En drsquoautres termes la

deacutesobeacuteissance est la preuve de lrsquoautonomie et doit ecirctre regardeacutee comme deacutesirable ndash agrave

condition eacutevidemment de ne devenir pas la regravegle

On a beau reacutepeacuteter aux enfants qursquoils peuvent srsquoen aller quand ils veulent

lrsquoinfluence des maicirctres est si forte que je craignais derniegraverement que la discipline des

classes lrsquoemploi du temps les notes ne gecircnassent imperceptiblement leur liberteacute au

point de les soumettre agrave la ruse de notre lacis de regraveglements et de perdre la possibiliteacute

de choisir et de protester (Tolstoiuml 2017 p 61)

On ne saurait mieux dire que lrsquoobeacuteissance ne doit pas devenir la vertu de lrsquohomme libre

Il est bon que lrsquoenfant puisse se deacutefier de lrsquoinfluence du maicirctre pour contrarier son sentiment

de toute-puissance laquo La possibiliteacute de pareille escapade est utile et neacutecessaire comme moyen

de preacutevenir le maicirctre des fautes et abus les plus importants et les plus grossiers raquo Autrement

dit la liberteacute de lrsquoeacutelegraveve fait contrepoids agrave lrsquoinfluence du maicirctre

Et Tolstoiuml de conclure que laquo Ce nrsquoest qursquoavec la reacutepeacutetition de pareils faits qursquoon pourra

ecirctre sucircr que lrsquoenseignement bien qursquoinsuffisant nrsquoest ni nuisible ni tout agrave fait mauvais raquo

(2017 p 60)

Achevons ce tour drsquohorizon en remarquant que si Tolstoiuml refusait la sanction dans

lrsquoinstruction scolaire il la refusait tout autant dans lrsquoeacuteducation priveacutee On lit chez Dominique

Maroger (Les Ideacutees peacutedagogiques de Tolstoiuml 1974) cette recommandation de Tolstoiuml agrave un

procureur militaire sur le point de renoncer agrave sa carriegravere pour srsquooccuper de ses enfants laquo Avec

les enfants il nrsquoexiste pas drsquoautre forme de rapports qursquoavec tout le monde respect amour

sinceacuteriteacute et bien entendu ni violence ni peur raquo (Lettre agrave AV Zekovic du 3 feacutevrier 1891 citeacute

par Maroger 1974 p 147) Avec sa fille mecircme Alexandra il souhaite lui apprendre agrave

pardonner lrsquoinjure D Maroger eacutecrit

469

Alors que la fillette acircgeacutee drsquoune dizaine drsquoanneacutees ndash raconte Ernest Crosby

teacutemoin de la scegravene ndash jouait avec un gamin du village elle en reccedilut au coude un fort

coup de bacircton en larmes elle vint demander agrave son pegravere de punir son agresseur Tolstoiuml

la persuada que cela ne ferait qursquoattiser sa haine et lrsquoenvoya chercher dans le placard

de la confiture de framboise pour la lui porter (Maroger 1974)

Plutocirct que drsquoeacuteduquer par la sanction Tolstoiuml eacutetait convaincu qursquoil eacutetait preacutefeacuterable

drsquoeacuteduquer par lrsquoexemple Dans le Cycle de lectures on trouve eacutecrit notamment laquo Nakazyvatrsquo

en russe veut dire enseigner Cela ne peut se faire que par lrsquoexemple Rendre le mal pour le

mal nrsquoeacuteduque pas mais deacuteprave raquo (tome 2 M 1907 T 42 p 16 citeacute par D Maroger 1974

p 147)

122 M Montessori et la normalisation comme meacuteta-solution aux problegravemes de

discipline

Pourquoi srsquointeacuteresser agrave la peacutedagogie de Maria Montessori dans un travail consacreacute agrave la

sanction en eacuteducation Le moins qursquoon puisse dire est que ce thegraveme paraicirct eacutetrangement

absent de son œuvre Crsquoest preacuteciseacutement cette absence qui nous a interpelleacute comment une

peacutedagogue a-t-elle pu passer agrave cocircteacute de la sanction Non qursquoil y ait eu ratage ndash au contraire ce

passage agrave cocircteacute nrsquoest pas un accident mais un choix Lrsquoabsence de sanction dans la peacutedagogie

Montessori nous paraicirct riche de signification et suggegravere un recadrage aussi bien de ce que doit

viser lrsquoeacuteducation que de ce qursquoelle engage agrave titre de moyens pour reacutealiser son objectif

Autrement dit la peacutedagogie eacutelaboreacutee par Maria Montessori propose selon nous un recadrage

important de la mission eacuteducative un de ces changements de type 2 qui rend lrsquoideacutee de sanction

en eacuteducation caduque deacuteplaceacutee inapproprieacutee Crsquoest pourquoi il nous faudra preacutesenter le

cadre geacuteneacuteral de la peacutedagogie montessorienne (son laquo esprit raquo) pour voir comment cette ideacutee

de sanction trouve non un substitut mais une alternative globale dans lrsquoideacutee de

laquo normalisation raquo

Avant de proceacuteder agrave lrsquoexposition quelques preacutecisions

Drsquoabord il ne srsquoagit pas de suggeacuterer que la peacutedagogie Montessori serait un modegravele dont

devraient srsquoinspirer toutes les peacutedagogies Non si nous exposons ici les principes de la

470

peacutedagogie Montessori crsquoest agrave titre drsquoexemple drsquoune peacutedagogie qui ne recourt pas agrave la sanction

pour eacuteduquer ndash eacutetant entendu que la proposition initieacutee par Maria Montessori nrsquoeacutepuise pas la

question des peacutedagogies sans sanction et qursquoil ne srsquoagit pas de la peacutedagogie ultime bien

qursquoelle soit incontestablement feacuteconde Maria Montessori du reste en aurait convenu elle

affirmait qursquoil nrsquoy a pas de laquo meacutethode drsquoeacuteducation raquo mais que sa peacutedagogie srsquoappuyait sur le

seul laquo deacuteveloppement psychique de lrsquoenfant normal raquo (1937 discours de clocircture de son

congregraves sur laquo Lrsquoeacuteducation et la paix raquo agrave Copenhague)

Drsquoautre part nous devons reconnaicirctre une limite agrave notre travail crsquoest qursquoil ne se nourrit

drsquoaucune rencontre directe avec la pratique de la peacutedagogie Montessori mais seulement avec

les textes Agrave cet eacutegard outre les travaux de Maria Montessori elle-mecircme nous nous reacutefeacutererons

agrave lrsquoexcellent ouvrage de Beacuterengegravere Kolly publieacute reacutecemment chez Hachette en 2018 et intituleacute

Montessori lrsquoesprit et la lettre

Autre limite eacutevidente celle-lagrave il ne srsquoagit pas de retracer toute la proposition

peacutedagogique de M Montessori mais seulement quelques eacuteleacutements saillants agrave mecircme de

donner consistance agrave lrsquoideacutee drsquoun cadre eacuteducatif drsquoougrave la sanction serait absente

Enfin ce qui est dit de lrsquoeacuteducation concerne le jeune enfant de 3 agrave 6 ans

1221 La nature de lrsquoenfant

Regardons comment la peacutedagogue italienne appreacutehende lrsquoenfant et son eacuteducation

nous verrons comment la question de la sanction se trouve reacutecuseacutee dans la probleacutematique

qursquoelle propose

Aider lrsquoenfant agrave vivre

La peacutedagogie montessorienne nrsquoest pas une peacutedagogie libertaire il srsquoagit drsquoaider

lrsquoenfant agrave vivre de lrsquoaider agrave faire par lui-mecircme Pour reacutealiser ce projet qui repose moins sur la

preacuteservation drsquoune liberteacute originaire que drsquoune libeacuteration de la puissance de lrsquoenfant

lrsquoenseignant est conduit agrave exercer une influence agrave orienter il y a bien une posture

asymeacutetrique qui est assumeacutee comme telle par la peacutedagogue italienne

Cette asymeacutetrie ne relegraveve pas du pouvoir il convient preacuteciseacutement de reacutesister agrave cette

tentation issue de cette laquo guerre raquo quasi neacutecessaire entre lrsquoadulte et lrsquoenfant elle-mecircme neacutee

drsquoune vie psychique qui diffegravere radicalement et qui rend laquo leur vie en commun presque

471

impossible raquo (LrsquoEnfant 1935 p 61 citeacute par Kolly 2018 p 23) Cette tentation cette guerre

lrsquoadulte la nomme laquo faire lrsquoeacuteducation raquo (Kolly 2018 p 24) la vie psychique de lrsquoenfant est

nieacutee non par deacutesir de malfaisance mais par ignorance En ce sens il y a du socratisme dans le

diagnostic de M Montessori (Montessori 1996 p 72) laquo Personne ne veut le mal tout le

monde veut le bien mais ce bien que lrsquoon veut est en reacutealiteacute un mal raquo Lrsquoeacuteducation

traditionnelle est une erreur Comme lrsquoeacutecrit B Kolly (2018 p 61) laquo Lors drsquoune confeacuterence

donneacutee agrave Londres en 1936 Maria Montessori assimile la non-adaptation des programmes

scolaires au rythme et aux besoins de lrsquoenfant agrave une deminutio capitis ndash une ldquodiminution des

capaciteacutesrdquo qui correspond en droit romain agrave une perte de la capaciteacute juridique drsquoune personne

(une perte de liberteacute de nationaliteacute par exemple) par rapport agrave la capaciteacute initiale raquo Guerre

entre lrsquoenfant et lrsquoadulte et que lrsquoenfant traditionnellement perd affaibli diminueacute mutileacute

Aussi est-il urgent de comprendre la nature de lrsquoenfant ses lois naturelles

LrsquoHormegrave

Au commencement de la proposition de Montessori il y a lrsquoideacutee drsquoune laquo impulsion raquo

de ce qursquoon pourrait comprendre comme laquo pulsion de vie raquo (Freud) ou laquo puissance de la vie raquo

(Guyau 1985 p 221) il srsquoagit de lrsquoHormegrave Ὁρμή laquo force propulsive de la vie raquo (LrsquoEsprit

absorbant de lrsquoenfant p 168 citeacute par Kolly 2018 p 32) qui srsquoeacutelance tel un fleuve pour

rejoindre la mer Cette meacutetaphore est heureuse car elle permet de penser que lrsquoeacutenergie peut

ecirctre favoriseacutee ou entraveacutee comme on peut deacutevier un cours drsquoeau ou le rendre plus puissant

il y a une tendance que lrsquoon peut eacutepanouir ou contrarier Cette orientation du fleuve inteacuterieur

de cette puissance de vivre crsquoest lrsquoeacuteducation

Il y a donc un postulat qursquoon pourrait qualifier de vitaliste ou drsquoorganiciste qui fait de

lrsquoeacuteducation une activiteacute drsquoaccompagnement plutocirct qursquoune pratique deacutemiurgique hanteacutee par

lrsquoideacutee de construction

Beacuterengegravere Kolly articule trois principes montessoriens pour comprendre cette nature

de lrsquoenfant

472

Lrsquoesprit absorbant

Comment les enfants peuvent-ils apprendre une (ou plusieurs) langue(s) maternelle(s)

alors que leur raison est si peu deacuteveloppeacutee Maria Montessori fait lrsquohypothegravese drsquoun esprit

absorbant de lrsquoenfant qui integravegre les informations de son environnement dans leur complexiteacute

par une laquo puissance de sensibiliteacute raquo Cette absorption est incorporation qui induit une

meacutetamorphose de lrsquoesprit mecircme le savoir est veacutecu plutocirct qursquoappris et laquo lrsquoenfant est le seul

acteur de ses acquisitions [hellip] Ainsi lrsquoenfant ldquosrsquoinstruit lui-mecircmerdquo [hellip] ce qui doit guider lrsquoaction

de lrsquoadulte et imposer la liberteacute dans lrsquoeacuteducation raquo (Kolly 2018 p 35)

Les peacuteriodes sensibles

Cet esprit absorbant relegraveve drsquoune propension fonciegravere qui obeacuteit agrave des peacuteriodes

sensibles qursquoil convient de respecter Nul deacuteterminisme il y a un eacuteleacutement qui reacutesiste agrave toute

deacutetermination a priori et qui fait partie du mystegravere de lrsquoenfant ecirctre laquo qui pourra tout raquo sans

qursquoon sache neacutecessairement comment La sensibiliteacute devient laquo creacuteatrice raquo et le moyen de les

accompagner consiste agrave laquo faire confiance agrave lrsquoenfant raquo et laquo reacuteduire son action agrave deux choses

essentielles donner une liberteacute pleine et entiegravere drsquoactiviteacute et de choix creacuteer un

environnement approprieacute permettant agrave lrsquoenfant drsquoexploiter au mieux ses peacuteriodes de

sensibiliteacute particuliegravere raquo (Kolly 2018 p 41) Les tacircches agrave reacutealiser (le laquo travail raquo) ne sont que

proposeacutees il y action indirecte mais cruciale de lrsquoeacuteducateur Les tacircches doivent ecirctre

intrinsegravequement inteacuteressantes pour ce faire le mateacuteriel proposeacute doit ecirctre attrayant

permettre lrsquoauto-activiteacute ecirctre autocorrectif approprieacute au psychisme de lrsquoenfant et en

quantiteacute mesureacutee (Kolly 2018 pp 72-92) Crsquoest alors agrave lrsquoenfant de choisir celle par laquelle il

se sent inteacuterieurement interpelleacute Autrement dit les activiteacutes sont centreacutees sur les besoins de

lrsquoenfant qursquoil est le plus agrave mecircme de connaicirctre lrsquoindividualisation du travail est donc la cleacute drsquoun

enfant qui srsquoincarne de maniegravere invisible mais deacutecisive

En somme lrsquoefficaciteacute de lrsquoapprentissage montessorien repose sur une intervention

aussi peu directe que possible la verbalisation est limiteacutee afin de ne pas deacuteconcentrer

lrsquoenfant Ce que cherche agrave mettre en place Maria Montessori crsquoest nous semble-t-il une

efficaciteacute invisible qui srsquoappuie sur les propensions inheacuterentes au mateacuteriel peacutedagogique ainsi

qursquoune laquo ambiance raquo une propension des choses peacutedagogiques (cf F Jullien sur lrsquoefficaciteacute)

Lrsquoeacuteducateur nrsquoenseigne pas et ne controcircle pas (Kolly 2018 p 127) dans la Peacutedagogie

473

scientifique Maria Montessori eacutecrivait laquo il ne srsquoagit pas drsquoenseigner agrave lrsquoenfant des

connaissances les dimensions les formes les couleurs etc au moyen drsquoobjets raquo (2016 p

119) Le rocircle de lrsquoeacuteducateur est laquo deacutelicat raquo il ne disparaicirct pas mais srsquoefface son rocircle est

laquo drsquoexpliquer lrsquousage du mateacuteriel raquo (2016 p 120) de faciliter laquo le travail actif et continu raquo des

enfants Lrsquoeacuteducateur soutient mais ne porte pas son autoriteacute est simplement celle drsquoune aide

On lit toujours dans la Peacutedagogie scientifique de Maria Montessori

Lrsquoautoriteacute devient [hellip] le ldquosoutienrdquo de lrsquoenfant en deacutesordre par suite drsquoun

deacuteseacutequilibre momentaneacute il a donc besoin drsquoune force agrave laquelle srsquoarc-bouter on le

peut le comparer agrave quelqursquoun qui tomberait et qui aurait besoin de srsquoaccrocher pour

se maintenir debout Lrsquoaide consiste agrave ce moment-lagrave agrave tendre une main secourable

(Montessori 2016 p 123)

Ce faisant le maicirctre ou la maicirctresse eacutevite de rendre lrsquoenfant deacutependant de ses

interventions on retrouve lrsquoideacutee drsquoeacutemanciper lrsquoenfant autant que possible en lrsquoaidant agrave faire

(par) lui-mecircme Lrsquoeacuteducateur nrsquoest qursquoun guide ndash mais nrsquoest rien moins qursquoun guide

Mais ce nrsquoest pas encore tout au sujet des peacuteriodes sensibles ce qui permet drsquoen

reconnaicirctre les manifestations positives lorsqursquoelles sont satisfaites rappelle les

caracteacuteristiques de la motivation intrinsegraveque (cf Deci amp Ryan) Beacuterengegravere Kolly parle drsquoun

laquo inteacuterecirct tregraves vif et joyeux raquo de la laquo paix raquo et la laquo concentration raquo de lrsquoenfant qui srsquoadonne agrave

son activiteacute le deacutesir de reacutepeacutetition (2018 pp 42-43) drsquoun laquo inteacuterecirct spontaneacute et inteacuterieur raquo

(2018 p 45) Au contraire les manifestations neacutegatives quand les besoins inteacuterieurs de

lrsquoenfant ne sont pas satisfaits renvoient agrave des problegravemes de discipline laquo reacuteactions

deacutesordonneacutees ou disproportionneacutees raquo qui ressemblent agrave des caprices Lrsquoindiscipline apparente

ne serait que le symptocircme drsquoun problegraveme qui disparaicirctrait avec la satisfaction du besoin

frustreacute Or le besoin est par deacutefinition limiteacute contrairement au deacutesir Dira-t-on que parfois il

ne srsquoagit pas drsquoun besoin mais drsquoun deacutesir nourri par une imagination qui ne connaicirct de borne

Beacuterengegravere Kolly collant au plus pregraves de lrsquoesprit de la peacutedagogie de Maria Montessori reacutepond

de maniegravere chaleureuse agrave cette objection laquo Bien entendu il sera toujours possible drsquoarguer

que les enfants testent ou entrent volontairement en confrontation avec lrsquoadulte peut-ecirctre

474

peut-on lui donner le beacuteneacutefice du doute agrave chaque fois et chercher chez lui la franchise raquo (citeacute

par Kolly 2018)

La normalisation

Dernier principe essentiel de la peacutedagogie montessorienne la normalisation Il faut

drsquoembleacutee remarquer que la normalisation eacutevoqueacutee par la peacutedagogue italienne nrsquoa rien de

commun avec les disciplines foucaldiennes (et notamment la sanction dite laquo normalisatrice raquo

qui provient drsquoun pouvoir qui soumet et produit) par normalisation il faudrait plutocirct

entendre comme le suggegravere excellemment Beacuterengegravere Kolly la laquo normativiteacute raquo conceptualiseacutee

par Georges Canguilhem Lrsquoauteur de Le Normal et le pathologique comprenait ainsi la vie

comme puissance axiologique capaciteacute agrave instituer des normes organiques

Sil existe des normes biologiques cest parce que la vie eacutetant non pas

seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre pose par lagrave

mecircme des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans lorganisme mecircme

Cest ce que nous appelons la normativiteacute biologique (Canguilhem 2013 p 203)

Le paradigme mobiliseacute par Maria Montessori avec ce concept de laquo normalisation raquo est

meacutedical (on rappellera que la peacutedagogue fut la premiegravere femme meacutedecin drsquoItalie) lrsquoeacuteducation

est une laquo cure raquo afin de permettre agrave lrsquoenfant de devenir normal drsquoatteindre la santeacute psychique

Lorsque lrsquoHormegrave est bloqueacutee dans son processus de deacuteploiement il y a laquo deacutesordre raquo ou

laquo deacuteviation raquo la laquo construction du caractegravere raquo est entraveacutee et lrsquoenfant souffre alors drsquoune

laquo maladie de lrsquoacircme raquo Lrsquoacircme aussi a ses besoins et si on ne la nourrit pas ou drsquoune nourriture

qui nrsquoest pas adapteacutee agrave la peacuteriode sensible elle peut ressentir une eacuteprouvante laquo faim mentale raquo

(Kolly 2018 p 52) Est-il besoin de preacuteciser que pour Maria Montessori lrsquoeacuteducation

traditionnelle est tregraves agrave mecircme de susciter et drsquoentretenir cette faim mentale qui eacutepuise et

disperse lrsquoHormegrave Lrsquoeacuteducation procegravede alors agrave une normation exteacuterieure tel est le dressage

(Kolly 2018 p 57 laquo lrsquoenfant ldquonormaliseacuterdquo nrsquoest pas un enfant dompteacute ou dresseacute raquo)

La peacutedagogie montessorienne consiste donc en une cure il srsquoagit de laquo reacutetablir le fleuve

dans son lit ndash elle va mecircme [hellip] tenter drsquoacceacuteleacuterer le deacutebit et la puissance du fleuve raquo (Kolly

475

2018 p 53) Lorsque les choses sont en quelque sorte agrave leur place lrsquoenfant est dit normal

en-deccedilagrave du bien et du mal laquo sans qualiteacutes ni deacutefauts raquo eacutecrit B Kolly qui cite alors Montessori

elle-mecircme laquo Les qualiteacutes dites mauvaises bonnes supeacuterieures disparaissent toutes et il ne

reste qursquoun type drsquoenfant qui nrsquoa aucune de ces caracteacuteristiques-lagrave raquo Deux eacuteleacutements de

commentaire drsquoune part la normalisation eacutevoqueacutee par Maria Montessori vise donc agrave

retrouver un enfant dans lrsquoenfant processus tout inteacuterieur qui consiste agrave renouer un soi qui

nrsquoest pas personnel Drsquoautre part cet enfant normal sans caractegravere sans qualiteacute eacutevoque la

laquo fadeur raquo theacutematiseacutee par Franccedilois Jullien comme saveur fondamentale et propre agrave la

sagesse Dans lrsquoEacuteloge de la fadeur (1991) F Jullien eacutecrit que laquo la fadeur doit ecirctre le trait

dominant de notre caractegravere puisque seule elle permet agrave lrsquoindividu de posseacuteder eacutegalement

toutes les aptitudes raquo (1992 p 53)

Les manifestations positives de cette normalisation font eacutecho agrave celles des peacuteriodes

sensibles (et non sans raison puisqursquoun enfant qui travaille en phase avec ses peacuteriodes

sensibles se normalise) et qui donc rappelle les caractegraveres de la motivation intrinsegraveque

- laquo Perseacuteveacuterance dans le travail raquo ses capaciteacutes de concentration lui permettent de

rester plusieurs heures plusieurs jours sur une mecircme activiteacute il eacuteprouve une veacuteritable

laquo passion raquo pour ce qursquoil fait

- Cette laquo passion raquo reacutepond agrave un besoin inteacuterieur Cette adeacutequation requiert on le

rappelle le libre choix par lrsquoenfant de son travail Ce faisant tous les caractegraveres de la

personnaliteacute convergent Beacuterengegravere Kolly eacutecrit (2018 p 55) laquo Dans son activiteacute lrsquoenfant

semble unifier sa personnaliteacute il paraicirct ldquounrdquo ndash ldquotoutes les eacutenergies se concentrent et les

deacuteviations disparaissentrdquo eacutecrit Maria Montessori Sa concentration semble fluide sans

contrainte et sans effort apparent raquo Pas de dissociation pas de dispersion crsquoest son

absorption dans lrsquoactiviteacute dans la tacircche qui le rend sourd agrave toute sollicitation agrave toute tentation

drsquoindiscipline Ainsi un enfant indisciplineacute qursquoon doit interpeller est un enfant qui nrsquoa pas eacuteteacute

interpelleacute par un travail le problegraveme est un symptocircme qursquoil faut relier agrave la vie psychique de

lrsquoenfant et non substantialiser (et encore moins juger)

- Lrsquoeffet de ce travail est drsquoune positiviteacute sans pareille laquo joie raquo laquo seacutereacuteniteacute raquo qui renvoie

lrsquoenfant agrave sa condition drsquoenfant sans qualiteacute sans trait saillant

- Lrsquoenfant reacutepegravete sans se lasser le mecircme travail Cette reconduction de la tacircche

effectueacutee ne doit rien agrave une motivation extrinsegraveque elle ne reacutepond ni agrave un objectif utilitaire

ni agrave une demande de lrsquoadulte ni agrave un amour de la tacircche pour elle-mecircme lrsquoactiviteacute reacutepond agrave

476

un besoin inteacuterieur qui srsquoapparente selon lrsquointeacuteressante suggestion de Beacuterengegravere Kolly agrave une

laquo meacuteditation raquo (p 56)

- Derniegravere manifestation et non des moindres concernant le sujet qui nous inteacuteresse

cette normalisation permet lrsquoeacutemergence drsquoune laquo discipline spontaneacutee raquo qui ne doit rien agrave un

quelconque acte coercitif mais qui deacutecoule du seul travail Les enfants eacutecrit Maria Montessori

sont laquo concentreacutes chacun sur un genre drsquooccupation et pourtant unis en un seul groupe raquo

(LrsquoEsprit absorbant de lrsquoenfant p 163 citeacute par Kolly 2018 p 56) Il semble que cette discipline

eacutemergente preacutepareacutee certes reacuteguleacutee en amont mais impreacutevisible dans le deacutetail complexe

ressemble agrave lrsquoordre-cosmos theacutematiseacute par Hayek dans Droit leacutegislation liberteacute

On voit ainsi que la liberteacute accordeacutee aux enfants œuvre dans un cadre tout agrave fait reacutegleacute

Beacuterengegravere Kolly eacutecrit agrave cet eacutegard laquo une classe montessorienne fonctionne avec des regravegles

elle nrsquoest pas un espace anomique (sans lois) raquo (2018 p 130) Osons ici une remarque critique

y a-t-il deacutejagrave eu une classe (ou une socieacuteteacute) fonctionnant de maniegravere anomique ndash entendu ici au

sens (non guyalcien mais durkheimien) drsquoabsence de regravegles On a vu que mecircme chez Tolstoiuml

qui se reacuteclame pourtant le plus expresseacutement de la peacutedagogie libertaire il y a des regravegles et le

maicirctre ne srsquointerdit pas drsquointervenir Nrsquoy aurait-il pas dans la penseacutee philosophique un

fantasme de lrsquoanomie penseacutee comme deacutesordre assumeacute comme deacutestructuration sans viseacutee de

(re)construction ndash thegravese qursquoagrave notre connaissance personne nrsquoa jamais soutenue ndash et qui sans

par le truchement (strateacutegique ) drsquoune thegravese adverse toute fictive conforte comme utopie

plutocirct qursquoelle nrsquoinquiegravete certaines certitudes morales sociales et politiques

Rien nrsquoest donc plus contraire agrave cette ideacutee tregraves particuliegravere de normalisation que celle

drsquoune standardisation qursquoon pourrait meacutecaniquement produire Crsquoest lrsquoenfant seul qui peut

atteindre cette normalisation qui lui fait reacutealiser sa nature lrsquoadulte peut seulement lrsquoaider ou

lrsquoentraver dans cette direction Auto-eacuteducation donc et auto-discipline Non pas abandon

mais guide laquo vers un ldquosoinrdquo plus positif et plus efficace de lrsquoenfant raquo (Montessori Peacutedagogie

scientifique 2 p 25 citeacute par Kolly 2018 p 131) ndash ougrave lrsquoon comprend qursquoil y a une efficaciteacute

paradoxale agrave la non-intervention En ce sens la proposition de Maria Montessori semble

reprendre celle de Rousseau qui eacutecrivait dans lrsquoEacutemile laquo Maicirctres zeacuteleacutes soyez simples discrets

retenushellip point de beaux discours rien du tout pas un seul mot raquo (Rousseau 1971b p 66)

477

1222 Une peacutedagogie sans punition ni reacutecompense (ni compliment)

Achevons ce survol seacutelectif de la peacutedagogie montessorienne en approfondissant les

notions drsquoordre et de discipline laquo centrales dans la penseacutee de montessorienne raquo (Kolly 2018

p 221) et leur relation avec la sanction

Maria Montessori oppose deux types drsquoordre

- laquo Lrsquoordre-moyen raquo conccedilu de maniegravere instrumentale comme la condition de

lrsquoenseignement Produit par une puissance exteacuterieure agrave lrsquoenfant laquo dans une

atmosphegravere de contrition raquo (par la sanction notamment) qui ne dure que tant que

dure la coercition cet ordre-moyen est laquo un ordre preacutecaire reacuteguliegraverement toujours

rompu par les eacutelegraveves et reacuteguliegraverement reacutetabli par le maicirctre qui reste toujours le

chef drsquoorchestre de cet ldquoordre moyenrdquo raquo (Kolly p 221)

- laquo Lrsquoordre supeacuterieur raquo compris comme une fin qui ne sert personne (ni eacuteducateur

ni eacutelegraveve) mais eacutemerge de la normalisation et fait acceacuteder agrave une dimension

supeacuterieure drsquoexistence individuelle et collective Lrsquoordre supeacuterieur est sans

injonction

Alors que lrsquoordre-moyen nrsquoengendre que la soumission lrsquoordre supeacuterieur appelle

lrsquoobeacuteissance Cette obeacuteissance consideacutereacutee comme vertu par Montessori relegraveve du choix de

lrsquoenfant de son activiteacute qui reconnaicirct dans lrsquoeacuteducateur auquel il obeacuteit le guide qui lrsquoaide agrave

srsquoeacutepanouir Lrsquoenfant normaliseacute est impatient drsquoobeacuteir agrave celui ou celle qui pourra nourrir son

esprit Autrement dit on ne peut faire obeacuteir quelqursquoun malgreacute lui toute tentative qui consiste

agrave forcer lrsquoobeacuteissance est condamneacutee au revers Qursquoest-ce agrave dire sinon que lrsquoeacutechec de la sanction

en eacuteducation est programmeacute Et le seul moyen qursquoelle aurait de reacuteussir crsquoest de briser la

volonteacute Beacuterengegravere Kolly eacutecrit ainsi

Lrsquoeacutecole traditionnelle entend creacuteer lrsquoobeacuteissance en faisant plier la volonteacute de

lrsquoenfant donc en lrsquoannihilant Or pour obeacuteir il faut vouloir obeacuteir Deacutetruire la volonteacute

pour faire obeacuteir ce serait par conseacutequent comme deacutetruire lrsquointelligence pour enseigner

la culture (Kolly 2018 p 223)

Nrsquoest-ce pas cette deacuteraison que la sanction cherche agrave reacutealiser

478

Ce nrsquoest donc pas de lrsquoobeacuteissance que deacutecoule le travail crsquoest du travail de la

croissance de lrsquoHormegrave de la normalisation de lrsquoenfant que lrsquoobeacuteissance eacutemerge comme

conseacutequence Dans cette optique il ne serait pas raisonnable de vouloir commencer par se

faire obeacuteir pour cultiver quand lrsquoobeacuteissance est en reacutealiteacute ce qui reacutesulte spontaneacutement de

ladite culture Beacuterengegravere Kolly eacutecrit encore que laquo la veacuteritable obeacuteissance [hellip] nrsquoest pas imposeacutee

par lrsquoadulte mais donneacutee par lrsquoenfant raquo (2018 p 226) Charge alors agrave lrsquoadulte de ne pas abuser

de cette confiance que les enfants placent lui et drsquoavoir moins le sentiment de son autoriteacute

que celui de sa responsabiliteacute

Crsquoest ainsi que de maniegravere coheacuterente et comme une suite logique de son systegraveme

Maria Montessori reacutecuse toute reacutecompense et toute punition dans la peacutedagogie qursquoelle

propose Le comportement des enfants nrsquoest pas controcircleacute En drsquoautres termes le recours agrave des

motivations extrinsegraveques est exclu laquo Punitions et reacutecompenses sont les deux faces de la mecircme

meacutedaille elles reviennent agrave admettre que lrsquoenfant a besoin drsquoun stimulant externe pour

eacutetudier et ecirctre inteacuteresseacute par le savoir raquo (Kolly 2018 p 228) A ce titre la sanction nrsquoest pas

seulement inutile elle constitue un obstacle qui empecircche agrave lrsquoeacutenergie vitale de se deacuteployer

ces prix laquo suppriment la spontaneacuteiteacute de son esprit et lrsquooffensent raquo (Montessori 1959 p 199)

Sanctionner un enfant crsquoest offenser sa digniteacute crsquoest lrsquohumilier en preacutesupposant que ses

forces internes ne sont pas suffisantes crsquoest le rendre deacutependant drsquoune autoriteacute exteacuterieure

crsquoest le rendre servile

Aux antipodes de lrsquoenfant dresseacute dans la crainte du chacirctiment et lrsquoespoir des

reacutecompenses lrsquoenfant eacutemancipeacute laquo libeacutereacute et indeacutependant [hellip] est indiffeacuterent aux reacutecompenses

il srsquointeacuteresse seulement agrave ses propres conquecirctes raquo (Kolly 2018 p 228)

Quant aux compliments aux feacutelicitations ils ne peuvent guegravere non plus ecirctre qualifieacutes

drsquoeacuteducatifs Lrsquoenfant peut bien demander une validation aupregraves de lrsquoadulte auquel cas il est

bienvenu que lrsquoeacuteducateur propose une reacuteponse ndash mais ce ne doit ecirctre qursquoune reacuteponse qui

guide et par rapport agrave laquelle lrsquoenfant ne doit pas devenir deacutependant Lrsquoeacutemancipation

drsquoapregraves Montessori semble exiger que lrsquoenfant se passe non seulement de sanction mais aussi

de compliment Sa motivation doit ecirctre tout endogegravene

Une derniegravere remarque que la peacutedagogie montessorienne ne leacutegitime pas le recours

agrave la sanction ne signifie qursquoon ne sanctionne pas dans les eacutecoles dites Montessori Beacuterengegravere

Kolly rapporte qursquoelle a deacutejagrave vu des enfants punis (exclusion notamment) mais preacutecise que de

479

telles pratiques sont rares et srsquoeacuteloignent de lrsquoesprit de la peacutedagogie fondeacutee par la doctoresse

italienne Encore une fois le fait ne fait pas droit et la survivance de certaines pratiques ne

signifie pas qursquoelles sont incontournables mais seulement que laquo le deacuteplacement radical de

lrsquoactiviteacute qui existait auparavant chez la maicirctresse raquo (Montessori 2016 p 114) nrsquoa pas eacuteteacute

effectueacute

480

Conclusion

En eacuteducation jamais un moyen ne devrait ecirctre soutenu ou consideacutereacute comme

incontournable tant que son efficaciteacute agrave tout le moins son innocuiteacute nrsquoest pas prouveacutee Faute

drsquoune preuve incontestable le moyen est condamneacute agrave demeurer suspect

Or au terme de notre parcours il nous semble que la preuve manque pour la sanction

dont la fonction eacuteducative demeure deacutesespeacutereacutement agrave trouver Que sa neacutecessiteacute soit alleacutegueacutee

sur la base drsquoanalogies (cas de lrsquoexpiation) de principes preacutetendument a priori (la loi de la

raison) ou drsquoune nature humaine affecteacutee comme mauvaise (cf cette pseudo eacutevidence que

laquo lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo ndash Hobbes) aucune de ces raisons ne srsquoest aveacutereacutee assez

solide Autrement dit la sanction ne nous apparaicirct pas fondeacutee nous nrsquoavons point trouveacute ce

point drsquoArchimegravede qui la mettrait hors de tout soupccedilon Agrave tout le moins la sanction doit en

eacuteducation redevenir un problegraveme

Pire son effet nous paraicirct le plus souvent deacuteleacutetegravere La sanction peut-elle en effet avoir

drsquoautres ambitions que celle de controcircler la conduite par le jeu des motivations extrinsegraveques

et ainsi de dresser le comportement Et quand bien mecircme on lui attribuerait explicitement

cette fonction (eacuteduquer ce serait prendre en charge une part de dressage ndash ideacutee que nous

trouvons agrave tout le moins probleacutematique) nrsquoy a-t-il pas lieu de consideacuterer que cette efficaciteacute

mecircme ne serait que de court terme ndash et contre-productive sitocirct que la temporaliteacute quitte le

terrain de la presqursquoimmeacutediateteacute

Douteuse dans ses effets et incertaine dans son principe la sanction en eacuteducation nous

apparaicirct ainsi contredire la regravegle eacuteducative premiegravere qui consiste drsquoabord agrave ne pas nuire

primum non nocere

Mais peut-ecirctre cette probleacutematique du fondement est-elle deacutepasseacutee la recherche

drsquoun commencement absolu serait drsquoun autre acircge Ce serait faire un mauvais procegraves agrave lrsquoideacutee

de sanction en eacuteducation que de la consideacuterer comme infondeacutee Soit ndash mais qursquoest-ce agrave dire

sinon qursquoon accepte alors le diallegravele qui justifie nrsquoimporte quelle ideacutee pourvu qursquoon construise

autour drsquoelle un systegraveme coheacuterent dans lequel elle srsquoinsegravere logiquement Or agrave supposer qursquoil

faille entrer dans le cercle logique rien ne nous oblige philosophiquement agrave entrer dans celui

481

de la sanction et donc de la surveillance de la normalisation et de lrsquoexamen et ainsi de

lrsquoimputation du culpa du crimen Une autre efficaciteacute est possible qui relegraveve du

conditionnement en amont qursquoaccompagne tact et disponibiliteacute et du geste restauratif en

aval

Ajoutons que le cadre alternatif esquisseacute dans notre travail nrsquoest jamais qursquoune

alternative parmi drsquoautres possibles loin de nous lrsquoideacutee de preacutesenter la solution notre

deacutemarche est toute zeacuteteacutetique et si nous proposons ce nrsquoest jamais que supposition

hypothegravese et tentative

Il ne srsquoagit pas de refuser toute autoriteacute ndash mais la sanction ressort du pouvoir et non

de lrsquoautoriteacute Lrsquoautoriteacute eacutemane selon nous drsquoune normativiteacute inheacuterente au savoir qui ne

saurait se crisper dans la deacutecision drsquoun seul ni dans un pouvoir de contrainte crsquoest le sens qui

srsquoimpose comme ligne directrice agrave celui qui apprend Aussi ne srsquoagit-il pas davantage de

renoncer agrave lrsquoordre ndash mais la sanction relegraveve drsquoun ordre figeacute qui ne saurait eacutepouser sans une

certaine forme de violence lrsquoondoyance du reacuteel

Contraste entre une reacutealiteacute historique qui lie presque analytiquement sanction et

eacuteducation et une investigation philosophique qui les deacutelie pour en interroger jusqursquoau

caractegravere preacutetendument syntheacutetique La sanction dite eacuteducative a pour elle son histoire ndash crsquoest

lagrave certainement son grand argument Mais le fait ne fait pas droit ndash tout comme le droit

juridique ne fait pas philosophiquement droit Il nous semble ainsi que la sanction nrsquoa pas loin

srsquoen faut cette eacutevidence eacuteducative qursquoon lui a si souvent consacreacutee

Sur les canons de Louis XIV on pouvait lire ultima ratio regum la guerre ou la force est

la derniegravere des raisons qursquoon peut mobiliser pour faire triompher ses vues La sanction agrave

lrsquoinstar des canons a longtemps paru ecirctre lrsquoultime moyen drsquoeacuteduquer les humains nous

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davantage encore quand elle est normaliseacutee

482

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Index Nominum

Agamben 162 390 391 392 393 394 395 396

397 398 399 400 401 402

Alain 13 76 84 91 128

Arendt 84 85 86 87 312 433 434

Aristote 76 128 129 135 153 256 258 319 330

331 395 396 397 398 399 402

Arvert 283 284 285 286

Ayral 346 347 349

Bateson 48 142

Bayle 240

Behrent 254

Bentham 175 176 177 191

Bourdieu 81

Canguilhem 23 234 271 479

Cario 444 445 452 453 455 488

Conche 16 17 195 250 431

Deci amp Ryan 341 342 344 345 465 479

Deleuze 381

Dijk 451 456 457 458 460 489

Dostoiumlevksi 239

Durkheim 49 63 98 139 254 255 257 258 260

261 262 263 264 265 266 267 268 269 271

272 274 275 318 423

Eacuterasme 119

Favre 36 37 39 40 169 170 350 359 361 362

427 428 429 430 431 432 434 435 436 440

441 442 443 448

Ferenczi 22 144 219

Foucault 8 16 64 73 75 76 77 120 347 373

375 376 377 378 379 380 461

Freud 9 143 150 186 204 205 206 207 209

210 211 212 214 215 216 217 218 219 220

221 223 224 226 303 367 439 476

Fromm 22 215 220

Gordon 333 334 335 337 338 340

Guyau 3 18 59 67 98 101 149 150 151 152

153 176 177 180 181 193 196 204 234 237

239 244 254 260 261 262 269 286 287 288

289 290 291 292 294 295 296 297 298 299

300 301 302 303 304 314 328 329 366 423

437 476

Hayek 423 424 425 426 427 467 481 491

Hegel 60 278 279 280 281 282 490 491

Hobbes 184 185 186 187 188 189 190 191 205

242 267

Houssaye 88 90 103

Jullien 384 401 402 403 405 407 421 438 478

480

Jung 215

Kambouchner 368 401

Kant 10 44 45 55 58 60 86 100 139 140 145

149 191 210 232 248 249 250 251 252 253

254 258 263 268 269 274 286 287 291 295

299 318 327 328 329 382 392 402 403 423

Kelsen 98 100 394

Kolly 475 476 477 478 479 480 481 482 483

484

Laborit 53 223 276 351 352

LeDoux 357

Marrou 104 105 107

Martins 211

Maurel 114 213 221

Meirieu 6 19 46 165 166 167 168 170 171 172

173 174 355 356 382

Milgram 54 171 221 222 295 304 305 306 307

308 309 310 311 312 313 314 367 410 433

Mill 175 177 178 179 180 181 182 183 191

Miller 89 142 216 217 218 296

Montaigne 3 27 29 30 31 32 33 34 35 236

419 430 494

496

Montesquieu 97 98 100 138 189 240 241 242

243 247

Montessori 64 120 462 474 475 476 477 478

479 480 481 482 483 484

Morin 47 327 427 450

Muller 269 303 328

Nelsen 111 336 337 495

Nietzsche 3 29 30 31 32 48 51 59 60 61 63

94 95 96 97 101 104 106 148 149 153 173

195 196 197 198 200 204 211 213 226 227

228 229 230 231 232 233 234 235 236 237

238 246 256 270 303 383 384 385 386 388

389 390 396 399 403 410 431

Orrugrave 267

Pascal 56 70 272 325

Piaget 53

Platon 57 70 125 128 129 131 133 134 135

136 137 138 139 146 152 153 255 257 258

261 267 325 331 494

Prairat 5 7 73 89 90 203 204 208 248 263 317

319 320 321 322 323 324 325 329

Reboul 7 14 50 52 62 67

Reeve 336 339 340 341 345 364 441

Renaut 84 91 92 94

Revault drsquoAllonnes 94

Rogers 48 50 67 333

Rousseau 12 18 27 31 40 56 58 68 107 154

155 156 157 158 159 160 161 162 163 164

165 171 189 190 213 223 225 243 255 264

302 332 333 335 365 402 405 412 426 439

440 449

Saint Augustin 11 114 115 116 117 274 399 400

Skinner 201 202 203 365 367 371

Spencer 269 302

Spinoza 45 258 338 342 387

Terestchenko 437

Tolstoiuml 121 301 302 303 462 463 464 466 468

470 471 472 473 474 481 493

Watzlawick 408 409 410

Weber 73 82 84

Zehr 445 446 447 448 451 453

497

Table des matiegraveres

Introduction 4

La sanction eacuteducative comme problegraveme 4

01 Intention 4

02 Y a-t-il un problegraveme de la sanction 5

03 La sanction en eacuteducation un enjeu anthropologique et meacutethodologique 9

04 Problegraveme public ou priveacute 12

05 Le probleacutematique laquo droit de punir raquo en eacuteducation 15

06 Peut-on seulement se passer de sanction 17

07 La frustration est-elle incontournable 18

08 Le risque drsquoillusion reacutetrospective 21

09 Esprit de cette eacutetude philosophie et transdisciplinariteacute 23

010 Plan de ce travail 24

Partie I 26

Sanction et eacuteducation destins croiseacutes 26

1 Dresser ou eacuteduquer antinomie eacuteducative 27

11 Dresser et eacuteduquer 27

111 Une laquo fantaisie [hellip] contraire au commun usage raquo 27

Le cruel usage 27

Lrsquohumaniste fantaisie 30

112 Dressage et eacuteducation circuit long et circuit court 36

Circuit court et circuit long 36

Systegraveme de motivation seacutecurisation parasiteacutee et innovation 39

113 Eacuteducation des Anciens eacuteducation des Modernes 41

114 Bregraveve analyse de cette antinomie 43

498

115 Quelques distinctions recouvrant lrsquoopposition du dressage et de

lrsquoeacuteleacutevation 44

Lrsquoeacuteducation instrumentale et lrsquoeacuteducation autoteacutelique 44

Animaliteacute et personnaliteacute 45

Heacuteteacuteronomie et autonomie 45

Contraindre et obliger 46

Conformiser et eacutemanciper 46

Psittacisme et appropriation 48

Socialisation restreinte et socialisation eacutelargie 49

Inteacutegration versus eacutegoiumlsme 49

Le modegravele et le geacutenie 50

Le besoin de croyance et lrsquoesprit libre 50

Potestas et auctoritas 51

Former et apprendre 52

LrsquoEacutecole et lrsquoeacuteducation relativiste 53

Eacutetat agentique et eacutetat autonome 54

Lrsquohomme domestiqueacute et lrsquohomme reacutealiseacute 54

Le moyen et la fin 55

La moraline et la vraie morale 55

Bonhomie et bonteacute 56

Conversions 56

12 Quelques preacutecisions au sujet du vocabulaire employeacute 58

121 Pourquoi nous ne sommes pas kantien 58

122 Pourquoi nous ne sommes pas nietzscheacuteen 59

13 Problegravemes lieacutes 61

131 Antinomie 1 socialiser avec quelle socieacuteteacute 61

499

Socialisations 62

Socialiser ou eacutemanciper 62

Lrsquoeacuteconomie contre la culture 63

Normalisations 64

132 Antinomie 2 Lrsquourgence autorise-t-elle le dressage 64

Supeacuterioriteacute axiologique de lrsquoeacuteleacutevation sur le dressage 64

Statique et dynamique 65

135 Antinomie 3 lrsquoindividu contre la socieacuteteacute 66

Conclusion la sanction au sein de cette antinomie 68

2 Qursquoest-ce qursquoune sanction 70

21 Eacutetymologie 70

22 Usages du terme 71

23 Distinctions terminologiques 72

231 Sanction et punition 72

232 Sanction et chacirctiment 75

233 Sanction et correction 77

234 Sanction et violence 80

235 Deacutefinition provisoire de la sanction 81

24 Appendice rapprochements problegravemes 82

241 Sanction et autoriteacute 82

Lrsquoautoriteacute eacuteducative par-delagrave charisme tradition et loi 82

Auctoritas potestas et persuasion 84

Le fait de lrsquoautoriteacute et ses raisons 86

Lrsquoautoriteacute problegraveme eacuteducatif indeacutepassable 88

La crise (ou eacuterosion) engageacutee au moment moderne 90

Histoire monumentale antiquaire et critique 94

500

242 Sanction et loi 97

Conseacutequence naturelle et loi humaine φύσις καὶ νόμος 97

Loi theacuteologique et loi juridique Θέμις καὶ νόμος 98

La loi juridique comme horizon eacuteducatif Νόμος καὶ παιδεία 99

3 Bregraveve histoire de la sanction dite eacuteducative la sanction laquo universelle raquo 103

31 LrsquoAntiquiteacute 104

311 Une peacutedagogie violente 104

312 Une eacutepisteacutemegrave militaire 105

313 Deux antiques contestations Plutarque et Quintilien 110

32 Le Christianisme 112

321 La laquo folie raquo de lrsquoenfant 112

322 Yahveacute tel un pegravere qui punit 113

323 Le dogme du Peacutecheacute Originel 114

33 Les temps modernes 117

331 LrsquoAncien Reacutegime et le temps de la reacuteglementation (1550-1800) 117

332 Le temps de la libeacuteralisation (1800-1960) 120

333 Le temps des doutes (1960- ) 121

Partie II 122

Pourquoi sanctionner 122

Diffeacuterentes tentatives pour justifier la sanction 122

4 Sanctionner pour eacuteduquer Expier la faute 124

41 La sanction permet-elle de gueacuterir le transgresseur 124

411 Criton rendre le mal pour le mal est injuste tout simplement 124

412 Gorgias ou la fonction drsquoexpiation 126

413 Protagoras le chacirctiment dissuasif ou la preuve que la vertu srsquoenseigne

128

501

414 Le Sophiste justice punitive admonestation et reacutefutation 130

415 Les Lois contraindre et persuader 134

42 Pourquoi lrsquoexpiation 138

421 Piaget et Inhelder 138

422 Lrsquoexpiation cause ou effet de lrsquoeacuteducation 140

43 Le remords (comme sanction inteacuterieure) est-il eacuteducatif 145

431 Calliclegraves ou la vie τὰ κατὰ φύσιν 145

432 La honte comme deacutegradation la critique de Nietzsche 147

433 Le remords ou le retour de lrsquoexpiation la critique de Guyau 148

44 Chacirctier pour faire apprendre des laquo suites naturelles raquo 152

441 Le questionnement anthropologique 153

442 Eacutemile ou la marche de la nature 155

443 Ne pas raisonner avec les enfants 156

444 Le chacirctiment comme laquo suite naturelle raquo 158

445 Le retour du chacirctiment comme chacirctiment 161

45 La fonction de responsabilisation 164

451 La sanction comme imputation de la liberteacute 164

452 La fonction inteacutegrative de la sanction 170

5 Sanctionner pour dresser Le problegraveme de lrsquoefficaciteacute 173

51 La justification utilitariste de la sanction 173

511 Exposition critique du recours par Bentham agrave la sanction 174

512 Exposition critique du recours agrave la sanction par Mill 175

La sanction externe 176

La sanction interne 177

La sanction ultime la conviction drsquoune diffeacuterenciation qualitative des plaisirs

179

502

52 La fonction de protection la crainte 181

521 La proposition de Hobbes 181

522 Examen critique 187

53 La fonction mneacutesique 192

531 Chacirctiment et compensation 193

532 Eacutevolution du chacirctiment 195

533 Critique du lien chacirctiment ndash meacutemoire les effets du punishment 198

54 La frustration constructrice Le point de vue de la psychanalyse 201

541 Le renoncement pulsionnel 202

542 Y a-t-il une pulsion de mort 207

543 De la theacuteorie des pulsions agrave la theacuteorie de la seacuteduction Le retour de

neurotica 213

544 La pulsion de mort moins agrave craindre que la simple obeacuteissance sociale

219

545 Genegravese de lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute de lrsquoespegravece humaine la proposition de

Laborit 220

55 Dressage et eacutelevage La proposition de Nietzsche 223

551 Critique du dressage 224

552 Lrsquoeacutelevage laquo agrave deux doigts de la tyrannie raquo 227

553 La neacutecessiteacute des circonstances deacutefavorables 230

554 Le type supeacuterieur drsquohommes le surhumain versus le chreacutetien 233

56 Si Dieu (ou la sanction suprecircme) nrsquoexiste pas tout est perdu 235

561 Lrsquoutiliteacute peut-elle justifier la sanction religieuse 236

562 Le fanatisme preacutefeacuterable agrave lrsquoirreacuteligion 239

563 Critiques de lrsquoideacutee de sanction religieuse 240

La critique de Guyau 241

503

La critique de Nietzsche 242

6 Sanctionner pour sanctionner Le problegraveme de la loi 245

61 Kant ou la sanction autoteacutelique et deacutefonctionnaliseacutee 245

611 La transgression de la loi appelle a priori une punition proportionnelle 245

612 La sanction sans fonction 247

613 La sanction dans le cadre eacuteducatif entorses 249

62 Durkheim ou la transcendance de la loi sociale 251

621 Le reacutealisme social 251

622 La sanction au service de lrsquoautoriteacute 256

623 Νόμος ἀντινομία ἄνομος 261

63 Hegel ou lrsquohonneur drsquoecirctre sanctionneacute 274

Dialectique du crime et de la peine 274

Critiques 276

7 Ne pas sanctionner 279

71 Critique de la peacutedopleacutegie scolaire 279

711 Lrsquoautoriteacute paternelle intransfeacuterable 279

712 Lrsquoautoriteacute du texte sacreacute 280

713 La leacutegitimiteacute fautive de la punition corporelle 280

715 La punition corporelle comme dressage 281

72 Guyau ou la critique de la justice distributive 282

721 Critique morale de lrsquoideacutee de sanction 282

722 Pourquoi lrsquoideacutee de justice peacutenale 284

73 Recul de Guyau sur la question de la sanction 289

731 Lrsquoautoriteacute lrsquoamour la soumission et la crainte 290

732 Le chacirctiment corporel conditions et justification 291

733 Lrsquoart du souvenir ou lrsquoefficaciteacute du chacirctiment 294

504

734 Guyau juge de Tolstoiuml lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana 297

74 Lrsquoauto-sanction ou le dressage acheveacute lrsquoeacutetat agentique ou lrsquoobeacuteissance sans

sanction exteacuterieure 299

741 Conditions de lrsquoobeacuteissance 300

742 Lrsquoeacutetat agentique 302

743 Comment reacutesister 305

744 Lrsquoauto-sanction facteur de maintien dans lrsquoeacutetat agentique 309

Partie III 311

Comment sanctionner 311

Lrsquoefficaciteacute contestable de la sanction 311

8 La sanction peut-elle ecirctre juste et efficace 313

81 Justice versus efficaciteacute 313

811 Le cadre structurant (en toutes circonstances) 313

Regravegles pour bien sanctionner (conditions neacutecessaires et non suffisantes) 314

Principes drsquoune sanction eacuteducative 315

812 Adapter la sanction au greacute des circonstances 321

Derechef νόμος ϰαί ἄνομος 321

Reacuteduire les interventions 325

Le paradoxe de la sanction reacutepeacuteteacutee 327

82 La sanction peut-elle ecirctre efficace 329

821 La sanction punitive 329

822 La sanction reacutecompense 333

83 La sanction est-elle motivante La sanction comme reacutegulation extrinsegraveque

drsquoune motivation non-autodeacutetermineacutee 336

831 Le modegravele drsquoautodeacutetermination 337

Le postulat organiciste 337

505

Les besoins psychologiques 337

Les reacutegulations 338

832 Rewards et motivation intrinsegraveque 339

84 La sanction androcentreacutee ou comment la sanction scolaire renforce les

ineacutegaliteacutes 341

9 Effets physiologiques de la sanction 346

91 La punition et le systegraveme nerveux fuite inhibition et lutte (Henri Laborit)

346

92 Les effets neurobiologiques du stress 350

93 La sanction une laquo addiction raquo eacuteducative sans drogue 354

La sanction comme relevant drsquoun systegraveme de motivation parasiteacute 354

laquo Addiction raquo agrave la sanction 355

SM2 p 357

Conclusion 359

Lrsquoefficaciteacute probleacutematique de la sanction 359

Deacutenoncer la sanction est-ce faire lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute 360

La sanction comme occasionfonction drsquoarrecirct 360

Normativiteacute et normalisation 363

Proposition et relance 363

Partie IV 365

Une eacuteducation sans sanction est-elle possible 365

Jalons pour une eacuteducation sans obligation ni sanction 365

10 Objectivation et subjectivation de la sanction conditions de possibiliteacute 368

101 Lrsquoobjectivation de la conduite lrsquoautoriteacute disciplinaire 368

1011 Le corps docile la fabrique de lrsquoindividualiteacute 369

La cellule ou lrsquoorganisation de lrsquoespace en tableaux 369

506

Une temporaliteacute scandeacutee ou la personnaliteacute organique 369

Le cumul geacuteneacutetique ou lrsquoimposition drsquoexercices 370

La combinatoire des personnaliteacutes ou lrsquoobeacuteissance par signe 370

1012 La sanction au sein drsquoinstruments du pouvoir disciplinaire les fonctions

disciplinaires 371

La surveillance hieacuterarchique 371

La sanction normalisatrice 372

Lrsquoexamen 373

Conclusion 374

1013 La sanction dans une socieacuteteacute de controcircle 375

102 Lrsquoinvention du sujet de lrsquoimputation 377

1021 Nietzsche la meacutetaphysique de la punition 378

Nietzsche ou la philologie du sujet 378

Le sujet nrsquoest rien geacuteneacutealogie de lrsquoimputation 380

laquo Lrsquoagir est tout raquo 382

1022 Pas de culpa sans sanction 384

Culpa de la neacutegligence agrave la faute de lrsquoagir agrave lrsquoagent 385

De lrsquoarbitraire de la loi agrave sa sanctification 386

La violence de la loi 387

1023 Crimen lrsquoaction sanctionneacutee ou la condition de possibiliteacute de lrsquoeacutethique et

de la politique occidentale 389

LrsquoAntiquiteacute ou le primat de la puissance 389

Lrsquoinvention de la volonteacute 394

1024 Lrsquoheacuteteacuterotopie de la penseacutee chinoise 396

Ni causa ni culpa ni crimen 397

507

Une autre conception de lrsquoefficaciteacute transformation versus action

conditionnement versus sanction 399

11 Un autre cadre 403

111 Comment produire un changement de type 2 403

1111 Les deux changements drsquoapregraves le groupe de Palo Alto 403

1112 Les substituts comme changements de type 1 405

1113 Exemple de recadrage le petit Hani 406

112 Pistes pour un recadrage 410

1121 Le geste et le tact 410

Le tact vertu eacuteducative par excellence 411

Le scepticisme en action 413

Lrsquoefficaciteacute la meilleure est discregravete 416

Repenser lrsquoordre taxis ou cosmos 418

1122 Transformer lrsquoagressiviteacute deacutedogmatiser lrsquoeacuteducation 422

Deacutedogmatiser la penseacutee derechef ne pas juger 424

Erreur et non faute 426

Lrsquoautoriteacute sans domination ni soumission 428

Affirmation de soi sans violence eacutecoute et disponibiliteacute empathie 430

La gestion pacifique des savoirs et des conflits 435

113 Le geste restauratif alternative agrave la sanction 438

1131 Qursquoest-ce que la justice restaurative 441

Ce qursquoelle nrsquoest pas 441

Ce qursquoelle est 441

La sanction deacuteresponsabilisante 445

1132 Sanction versus restauration 447

1133 La justice restaurative agrave lrsquoeacutecole 450

508

Condition de possibiliteacute la posture neutre ou les questions agrave (se) poser 450

Pour les conflits du quotidien 452

Pour les conflits plus graves 453

12 Un impossible deacutejagrave reacutealiseacute Deux heacuteteacuterotopies eacuteducatives sans sanction 456

121 Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana 457

1211 Une eacutecole de la liberteacute sans contrainte ni sanction 459

1212 La force ou lrsquoordre libre 461

1213 Deux cas de punition 465

122 M Montessori et la normalisation comme meacuteta-solution aux problegravemes de

discipline 469

1221 La nature de lrsquoenfant 470

Aider lrsquoenfant agrave vivre 470

LrsquoHormegrave 471

Lrsquoesprit absorbant 472

Les peacuteriodes sensibles 472

La normalisation 474

1222 Une peacutedagogie sans punition ni reacutecompense (ni compliment) 477

Conclusion 480

Bibliographie 482

Index Nominum 495

Table des matiegraveres 497

Reacutesumeacute 510

Summary 510

Mots cleacutes 511

Keywords 511

509

510

Reacutesumeacute

Si la sanction en eacuteducation est un fait est-elle pour autant leacutegitime Partant du principe que le fait ne

fait pas droit mecircme lorsqursquoil est soutenu par une longue histoire notre travail consiste agrave sonder les raisons qui

ont fait de la sanction ce preacutetendu incontournable peacutedagogique

Le destin de leacuteducateur est-il de sanctionner Que lrsquoeacuteducateur entende eacutelever (par expiation ou la

responsabilisation) dresser ou controcircler la conduite (par intimidation) sanctionner par principe (par reacutefeacuterence agrave

une loi source de toute valeur) lrsquoeffet est le mecircme et le cercle logique patent la sanction est une contrainte tout

exteacuterieure qui ne saurait motiver durablement et efficacement le sujet et qui ne peut convertir qursquoagrave la condition

que le sujet sanctionneacute soit deacutejagrave converti Lrsquoappel agrave une sanction responsabilisante apparaicirct ainsi incantatoire

Il faut convenir toutefois que la sanction discipline la conduite Mais crsquoest par une fabrique du sujet qui

nrsquoa rien drsquoinnocent ni drsquoinoffensif fabrique des corps et des esprits invention de lrsquoagent drsquoimputation de la faute

de la culpabiliteacute de la volonteacute libre qui fait de tout ecirctre un ecirctre-pour-la-sanction et qui finit paradoxe par la

rendre indispensable Le sujet fait par la sanction finit par ecirctre fait pour la sanction la sanction qui sanctifie la

loi et en exhibe lrsquoessence ne peut qursquoecirctre hanteacutee par lrsquoideacutee drsquoexpiation

Une autre approche eacuteducative pourtant est possible celle qui renonce agrave lrsquoagent agrave la faute agrave la

culpabiliteacute et qui procircne la transformation discregravete et en amont de lrsquoagir Cette eacuteducation sceptique qui prend

acte de lrsquoincertitude fonciegravere de lrsquoaction eacuteducative propose de faire du tact lrsquooutil preacuteventif du conflit et du geste

restauratif lrsquoinstrument de la reacuteparation du lien et de la construction de lrsquoavenir La veacuteritable autonomie ne

srsquoeacutepuise pas dans le regravegne figeacute de la loi mais appelle son deacutepassement anomique (au sens de Guyau) dans la

creacuteation drsquoun ordre-cosmos penseacute comme eacutemergence

Loin donc drsquoecirctre cet incontournable la sanction pourrait bien apparaicirctre en eacuteducation comme un

remegravede pire que le mal qursquoelle preacutetend soigner en tant qursquoelle produit cette homeacuteostasie qursquoelle seule peut

ensuite entretenir

Summary

If punishment is a fact is it legitimate all the same Starting from the principle that fact does not law

make even if bolstered by a long-running historical tradition we shall aim to scrutinize the reasons that turned

punishment into a so-called pedagogical staple

Is the teacher fated to punish Whether he seeks to raise ndash through atonement or responsibilization ndash

tame or control behavior through intimidation scold according to principle ndash in reference to a law from which all

values emanate ndash the effect remains the same and the logic remains patent punishment is a wholly external

constraint which cannot possibly motivate anyone efficiently and durably it can only function if the punished

person has already been indoctrinated The use of a responsibilizing punishment thus appears to be incantatory

511

One must admit however that punishment channels behavior And yet this channeling happens through

molding the person through a process that is neither innocent nor harmless the shaping of bodies and minds

the creation of means to blame to fault to guilt the shaping of free will that makes each being exist for the sake

of being punished and therefore paradoxically makes punishment inevitable The person shaped by punishment

ends up being made to be punished punishment means holding the law as gospel truth and flaunting its essence

therefore the one who punishes can only be obsessed by the idea of atonement

Another conception of education is possible nonetheless one that abandons the idea of agency of

blame and guilt and advocates for a quiet transformation prior to acting This skeptical transformation ndash which

acknowledges the fundamentally unpredictable nature of education ndash suggest using tact to prevent conflict along

with the act of mending to strengthen the social bond and build the future Genuine autonomy does not wither

under the immutable yoke of the law it calls for emancipation through anomia (in Guyaursquos sense) by creating a

cosmic order conceived as emergence

Punishment then is far from being a staple of education it could very well be a cure far worse than the

ailing it seeks to cure Indeed it creates the homeostasis that it alone can enable further

Mots cleacutes Sanction eacuteducative punition autonomie anomie autoriteacute responsabiliteacute

Keywords Educational sanction punishment autonomy anomy authority responsability

  • Table des matiegraveres cliquable
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1

UNIVERSITEacute DE LORRAINE

Campus LSH 23 Bd Albert 1er BP 60446 54001 Nancy cedex

Eacutecole Doctorale Socieacuteteacutes Langages Temps Connaissances

Laboratoire Interuniversitaire des

Sciences de lrsquoEacuteducation et de la Communication (EA 2310)

Thegravese preacutesenteacutee en vue de lrsquoobtention du

Doctorat en Sciences de lrsquoEacuteducation et de la Formation

Soutenue le 2 septembre 2020

par Laurent Muller

La sanction est-elle eacuteducative

Sanctio ultima ratio educationis

Jury

Jean-Franccedilois DUPEYRON Maicirctre de Confeacuterence HDR Universiteacute de Bordeaux (rapporteur)

Philippe FORAY

Professeur Universiteacute de Saint Etienne (rapporteur)

Dominique OTTAVI Professeure Universiteacute de Paris-Nanterre

Eirick PRAIRAT

Professeur Universiteacute de Lorraine (directeur de thegravese)

Helena THEODOROPOULOU Professeure Universiteacute drsquoEacutegeacutee

2

Agrave nos enfants

Drsquoici et drsquoailleurs

3

laquo τὰ κακὰ οὐδεὶς ἑκὼν ἔρχεται raquo

Socrate dans Protagoras de Platon 358c

laquo Jrsquoaccuse toute violence en lrsquoeacuteducation drsquoacircme tendre qursquoon dresse pour

lrsquohonneur et la liberteacute raquo

Michel Eyquem de Montaigne Les Essais Livre II chapitre 8

laquo Faites-en vos eacutegaux afin qursquoils le deviennent raquo

Jean-Jacques Rousseau Eacutemile ou de lrsquoeacuteducation

laquo Il nrsquoy a aucune neacutecessiteacute eacuteternelle qui exige que toute faute soit expieacutee et

payeacutee ndash croire agrave une telle neacutecessiteacute fut une terrible illusion de lrsquoutiliteacute la plus limiteacutee raquo

Friedrich Nietzsche Aurore sect563

laquo Aussi longtemps qursquoun criminel reste vraiment tel il se place par cela mecircme

au-dessus de toute sanction morale il faudrait le convertir avant de le frapper et srsquoil

est converti pourquoi le frapper raquo

Jean-Marie Guyau Esquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction

laquo Comment cela a pu arriver comment un esprit humain a pu concevoir lrsquoideacutee

que ses actions puissent le rendre coupable ndash cette auto-accusation qui semble si useacutee

et allant de soi est lrsquoeacutenigme dont lrsquohumaniteacute doit encore venir agrave bout raquo

Georgio Agamben Karman

4

Introduction

La sanction eacuteducative comme problegraveme

01 Intention

Le concept qui nous inteacuteresse ici est celui de sanction eacuteducative srsquoagit-il drsquoune

tautologie (on ne saurait concevoir drsquoeacuteducation sans sanction ) ou drsquoun oxymoron (la sanction

ne saurait ecirctre eacuteducative) Nous avons commenceacute par envisager que la reacuteponse se situait

quelque part entre les deux extrecircmes Lrsquoobjet de ce travail a eacuteteacute de faire le point sur ce

problegraveme

Peut-on rendre raison drsquoune sanction qui soit eacuteducative Cette question srsquoest

rapidement deacutedoubleacutee elle engageait une reacuteflexion sur les principes mais encore sur les

effets Sur les principes peut-on fonder philosophiquement la pratique de la sanction

pourtant eacuteculeacutee en eacuteducation Quelles raisons peut-on invoquer pour justifier le recours agrave la

sanction dans le but drsquoeacuteduquer lrsquoecirctre humain Sur les effets la sanction peut-elle ecirctre

consideacutereacutee comme efficace dans une optique eacuteducative Eacuteduque-t-on veacuteritablement

lrsquohumain qursquoon sanctionne ndash ou ne dresse-t-on pas sa conduite seulement Convenons qursquoil

est difficile de seacuteparer les deux versants du problegraveme peut-ecirctre la (meilleure ) justification

de la sanction reacuteside-t-elle dans son efficaciteacute

Il ne suffit pas de pratiquer la sanction en eacuteducation pour lui confeacuterer une quelconque

leacutegitimiteacute crsquoest une thegravese qui accompagne tout notre travail que de consideacuterer que le fait ne

fait pas droit Le droit lui-mecircme ne saurait ecirctre invoqueacute comme argument car tant que nrsquoa

pas eacuteteacute fondeacute le droit de punir (juridiquement poseacute et non deacutemontreacute) son usage agrave des fins

eacuteducatives demeure probleacutematique La sanction en eacuteducation peut bien avoir toute la leacutegaliteacute

du monde elle nrsquoen est pas pour autant leacutegitime ni sur le plan des principes ni sur celui de

lrsquoefficaciteacute

Aussi avons-nous consideacutereacute tous les arguments qui nous paraissaient pouvoir ecirctre eacutemis

en faveur de la sanction eacuteducative pour les eacuteprouver au sens drsquoun ἔλεγχος socratique notre

travail consiste en une exposition critique de ces arguments Notre thegravese est que la sanction

eacuteducative nrsquoest pas philosophiquement fondeacutee et que lrsquoefficaciteacute alleacutegueacutee de la sanction est

plus incantatoire (crsquoest-agrave-dire viseacutee et espeacutereacutee par les promoteurs de la sanction) que

5

deacutemontreacutee Loin drsquoecirctre une proposition analytique la synthegravese de la sanction et de lrsquoeacuteducation

nous apparaicirct comme une proposition sinon douteuse du moins contestable agrave lrsquoeacutevidence

trompeuse Mais la prudence exige que nous nrsquoallions pas au-delagrave dans notre critique de lrsquoideacutee

de sanction en eacuteducation si cette derniegravere nrsquoa pas eacuteteacute comme nous le soutenons agrave ce jour

fondeacutee ce nrsquoest pas agrave dire qursquoelle ne le sera pas agrave lrsquoavenir et qursquoelle ne peut lrsquoecirctre Nos

objections nos doutes et nos reacutesultats sont agrave ce titre tout neacutegatifs la deacuteconstruction agrave laquelle

nous nous attelons paraicirctrait donc bien limiteacutee si elle ne contrastait pas de maniegravere eacuteclatante

avec les thegraveses et pratiques en usage aujourdrsquohui

Ce questionnement est neacute drsquoun preacuteceacutedent travail sur lrsquoœuvre morale et eacuteducative de

Jean-Marie Guyau (Muller 2018) Dans lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction

(Guyau 1985) le philosophe franccedilais propose une critique radicale de lrsquoideacutee de sanction

morale il en reacutevegravele la teneur profondeacutement aporeacutetique Paradoxalement pourtant comme

nous lrsquoapprofondirons dans la preacutesente eacutetude Guyau nrsquoeacutetend pas ces doutes agrave la peacutedagogie

dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute (Guyau 1889) il concegravede agrave la sanction un rocircle eacuteducatif En deacutepit de

la continuiteacute qui existe entre lrsquoœuvre morale et eacuteducative du Lavallois il faut observer ici une

rupture agrave tout le moins une inflexion comment lrsquointerpreacuteter La proposition drsquoEacuteducation et

heacutereacutediteacute est-elle coheacuterente avec celle de lrsquoEsquisse Et si tel nrsquoest pas le cas laquelle est la

mieux fondeacutee Tranchons degraves maintenant nous soutenons lrsquoideacutee que les thegraveses de lrsquoEsquisse

sont incompatibles avec celles drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute et que les arguments de la premiegravere

valent mieux que ceux de lrsquoœuvre posthume En un sens les raisons eacutenonceacutees par Guyau dans

lrsquoEsquisse nous sont apparues agrave ce point convaincantes que notre travail en a eacuteteacute inspireacute si

bien que ce dernier peut ecirctre consideacutereacute agrave cet eacutegard comme une lointaine reprise de

lrsquointention guyalcienne dans lrsquoEsquisse

02 Y a-t-il un problegraveme de la sanction

Mais prenons les choses par leur commencement y a-t-il seulement un problegraveme de

la sanction en eacuteducation

Eirick Prairat qui a consacreacute drsquoimportants travaux agrave la question de la sanction en

eacuteducation commence par admettre qursquolaquo il nrsquoest pas drsquoeacuteducation sans sanction raquo (Prairat

2003a p 3) Crsquoest preacuteciseacutement cette affirmation que nous souhaitons mettre agrave lrsquoeacutepreuve Non

pas que nous contestions les analyses drsquoEirick Prairat sur les meilleurs moyens de sanctionner

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ndash mais nous proposons de prendre le problegraveme davantage en amont deacuteterminer srsquoil faut

sanctionner Eirick Prairat ajoute laquo Le problegraveme nrsquoest donc plus aujourdrsquohui de savoir srsquoil faut

ou non sanctionner mais de savoir comment il faut srsquoy prendre pour responsabiliser un sujet

en devenir raquo (2003a p 3) Nous demandons la sanction est-elle indispensable afin de

laquo responsabiliser raquo Nrsquoy a-t-il pas drsquoautres moyens plus approprieacutes aux fins de lrsquoeacuteducation ndash

fins dont il faut toujours repartir Et que signifie drsquoailleurs laquo responsabiliser raquo

Philippe Meirieu affirme pour sa part que laquo la sanction est sans doute ineacutevitable en

eacuteducation raquo ndash mecircme si le paradoxe est qursquoon eacutevoque peu cette neacutecessiteacute et que mecircme elle

deacutechoit en fataliteacute lrsquoeacuteducateur laquo ne srsquoy reacutesigne qursquoavec ldquomauvaise consciencerdquo raquo (Meirieu

1991 p 65) Faut-il se reacutesoudre agrave cette laquo mauvaise conscience raquo y voir la frustration propre

de lrsquoeacuteducateur ou bien au contraire nrsquoest-elle pas le symptocircme que quelque chose ne va pas

avec la sanction eacuteducative

Y a-t-il donc un problegraveme de la sanction Crsquoest ce dont mecircme les speacutecialistes semblent

douter aujourdrsquohui

Nrsquoy aurait-il pas du reste un problegraveme agrave envisager la sanction eacuteducative comme un

problegraveme Preacutesentons briegravevement trois objections

Ne risquerait-on pas avec lrsquoeacutevocation de la possibiliteacute drsquoune eacuteducation sans sanction

de promouvoir le tregraves anti-peacutedagogique sentiment drsquoimpuniteacute Comment rappeler les limites

si lrsquoon suspend le pouvoir de sanctionner

La critique de lrsquoideacutee de sanction en eacuteducation nrsquoest-elle pas drsquoun autre acircge Nrsquoest-elle

pas historiquement deacutepasseacutee On sait que les promoteurs de lrsquoeacuteducation nouvelle se deacutefiaient

de la sanction mais leurs preacuteoccupations ne sont plus neacutecessairement les nocirctres

Enfin lrsquoideacutee de sanction eacuteducative ne semble pas constituer un problegraveme factuel la

sanction des ecirctres agrave eacuteduquer des enfants nrsquoest-elle pas une pratique universelle de facto ndash ou

peu srsquoen faut

Il nous faut reacutepondre agrave ces objections eacuteleacutementaires

Commenccedilons par cette question premiegravere pourquoi (pour quoi) faudrait-il

sanctionner en eacuteducation Si vraiment la question de savoir srsquoil faut ou non sanctionner est

une question deacutepasseacutee crsquoest qursquoune reacuteponse au-delagrave de tout soupccedilon doit avoir eacuteteacute apporteacutee

Si tel nrsquoest pas le cas crsquoest que le deacutepassement est de fait et non de droit crsquoest qursquoil est affirmeacute

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et non deacutemontreacute Or il nous semble que lrsquoeacutevidence preacutesumeacutee manque Lrsquoeacutecart entre lrsquoeacutevidence

invoqueacutee et lrsquoineacutevidence des arguments qui la fondent est tel qursquoil srsquoapparente mecircme agrave un

abicircme Et il nrsquoest pas sucircr que des arguments deacutecisifs voire nouveaux aient permis de reacutepondre

agrave nouveaux frais au problegraveme de la sanction en eacuteducation

Eirick Prairat invite agrave laquo tenir pour principe eacutethique une maxime neacutegative ldquoNe pas

nuirerdquo raquo (Prairat 1999b p 115) Drsquoabord ne pas nuire cette proposition devrait ecirctre la pierre

de touche de toute peacutedagogie agrave lrsquoinstar du fameux Aγεωμέτρητος μηδεὶς εἰσίτω (laquo que nul

nrsquoentre srsquoil nrsquoest geacuteomegravetre raquo) qui aurait eacuteteacute inscrit agrave lrsquoAcadeacutemie de Platon elle devrait inscrite

au fronton de toutes les eacutecoles de peacutedagogie Mais a-t-on eacutetabli que la sanction eacutetait

compatible avec le primum non nocere (laquo drsquoabord ne pas nuire raquo) A-t-on eacutetabli que la

sanction drsquoune maniegravere ou drsquoune autre ne nuisait absolument pas (et non pas absolument)

agrave celui agrave qui elle srsquoapplique

Ainsi la question liminaire celle de savoir srsquoil faut sanctionner pour eacuteduquer a cesseacute

drsquoecirctre poseacutee mais lrsquoa-t-elle eacuteteacute pour de si solides raisons Rien nrsquoest moins sucircr La question

mecircme est deacutesormais eacutetonnante deacutecaleacutee peut-ecirctre est-elle deacuteplaisante certainement est-

elle impertinente Mais le philosophe ne peut-il pas se permettre drsquoendosser selon le mot de

Nietzsche le rocircle de ceux qui appartiennent agrave la cateacutegorie des laquo bouffons deacuteplaisants raquo

unangenehme Narren (2000 p 182) Ne peut-il ne doit-il pas interroger ce qui fait

consensus Ne doit-il pas deacuteranger inquieacuteter et reprendre ce qui paraissait acquis Car

reprendre nrsquoest pas reacuteiteacuterer crsquoest approfondir mucircrir un regard aventurer de nouvelles

hypothegraveses en eacuteprouver drsquoanciennes mais autrement explorer des eacutecarts etc Crsquoest un travail

tout agrave la fois de sape et de consolidation ndash de consolidation par la sape Ce qui reacutesiste agrave la

deacuteconstruction peut seul ecirctre consideacutereacute comme solide la sanction eacuteducative sera-t-elle agrave

mecircme de reacutesister agrave ce travail du neacutegatif auquel nous la soumettons

Il faut se meacutefier de ce qui est eacutevident trop eacutevident Olivier Reboul a eacutecrit au deacutebut de

sa Philosophie de lrsquoeacuteducation laquo La philosophie commence lagrave ougrave les choses ne vont plus de soi

lagrave ougrave ce qui eacutetait pour tout le monde eacutevident cesse de lrsquoecirctre raquo (Reboul 1989 p 3) La sanction

nous semble ecirctre de ces eacutevidences aussi bien pratiques que theacuteoriques qursquoil faut

(reacute)apprendre reacuteguliegraverement agrave voir comme un problegraveme

Les questions premiegraveres ne sauraient ecirctre deacutepasseacutees Les reacuteponses vieillissent non les

problegravemes Lrsquohistoire des ideacutees nrsquoest pas lineacuteaire sauf agrave la reacuteeacutecrire et faire du preacutesent la

laquo mesure de toute chose raquo et agrave admettre deacuteraison reacuteelle que tout ce qui est effectif doit ecirctre

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rationnel Lrsquohistoire des ideacutees a aussi ses injustices ses oublis ses modes qui ne doivent rien

(ou si peu) agrave la raison et il nrsquoest pas pire (crsquoest-agrave-dire plus malhonnecircte) rapport au passeacute que

le teacuteleacuteologique qui confond le fait et le droit

En quoi degraves lors la question de la sanction en eacuteducation est-elle premiegravere

La question de la sanction est la pierre de touche de la philosophie morale et de la

philosophie de lrsquoeacuteducation Le fait qursquoelle ait eacuteteacute somme toute peu traiteacutee nrsquoimplique pas

qursquoelle soit drsquoimportance secondaire la discreacutetion drsquoun thegraveme ne lrsquoabsente pas cette

discreacutetion peut signifier une hyper-preacutesence mais sourde œuvrant silencieusement agrave lrsquoarriegravere-

plan Au prix drsquoun paradoxe consensus philosophique eacutevidence historique ndash et sentiment

drsquoeacutechec chez les eacuteducateurs qui y ont recours

La sanction reacutevegravele nos dilemmes nos contradictions et peut-ecirctre nos inconseacutequences

tant sur le plan des fins que sur celui des moyens Dis-moi comment et pourquoi tu

sanctionnes je te dirais comment tu eacuteduques ndash et mecircme peut-ecirctre si tu eacuteduques Eirick

Prairat a eacutecrit en ce sens laquo La sanction est un bon analyseur elle est une ldquovedutardquo pertinente

pour lire et deacutecrypter lrsquoaction eacuteducative raquo (Prairat 1997 p 11) Nous irions plus loin la

sanction est le prisme de nos pratiques qui reacutevegravele agrave partir du traitement de laquo cas-limites raquo les

normes et les valeurs œuvrant dans les pratiques eacuteducatives ordinaires

En ce sens notre travail srsquoinscrit dans une certaine continuiteacute avec lrsquoœuvre de Michel

Foucault ndash par une posture eacutepisteacutemologique celle qui accorde une attention aux pratiques qui

semblent annexes mais qui sont peut-ecirctre plus feacutecondes sur lrsquoaxiologie agrave lrsquoœuvre que les

discours solennels et les principes exposeacutes Il y a comme lrsquoeacutecrit excellemment E Prairat une

laquo heuristique de la marge raquo particuliegraverement efficiente en ce qui concerne la sanction

Il faut interroger les espaces-frontiegraveres et les zones drsquoombre Pour comprendre

ce qursquoeacuteduquer veut dire agrave un moment donneacute dans une socieacuteteacute donneacutee il ne faut pas

srsquoen tenir aux grands et beaux principes agrave ceux que lrsquoon clame agrave haute voix mais

observer les reacutealiteacutes peu glorieuses de tous les jours Non pas examiner ce que les

eacuteducateurs ont aimeacute dire mais ce qursquoils ont ducirc parfois se reacutesigner agrave faire En matiegravere

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drsquoeacuteducation il faut faire lrsquoeacuteloge de la banlieue il y a assureacutement une heuristique de la

marge (Prairat 2007 p 90)

La sanction nrsquoest donc pas un deacutetail de la pratique peacutedagogique ou une curiositeacute elle

est au croisement de ce que lrsquoon veut en matiegravere eacuteducative et de ce que lrsquoon peut En ce sens

la sanction est une question fondamentale incontournable ndash drsquoautant plus que la reacuteponse peut

paraicirctre eacutevidente Car sans doute cette eacutevidence manque

03 La sanction en eacuteducation un enjeu anthropologique et meacutethodologique

Lrsquohumain est-il un animal qui peut se passer de la sanction pour eacuteduquer le petit

drsquohomme Ou bien est-il doit-il ecirctre homo castigans

Selon qursquoon considegravere lrsquoecirctre humain comme un ecirctre animeacute par des pulsions sauvages

et violentes jamais lrsquohumaniteacute ne pourra sortir de la sanction il y a degraves lors neacutecessiteacute de

contraindre cette tendance entropique Mais si lrsquoon estime que lrsquoecirctre humain nrsquoest pas

fonciegraverement mauvais et que ses premiers mouvements sont moins lieacutes agrave une agressiviteacute

instinctive qursquoexprimant des besoins la sanction cesse de devenir cet incontournable et un

autre sens de lrsquoeacuteducation apparaicirct eacuteduquer crsquoest plutocirct guider cette tendance agrave la vie

eacutepanouir une pulsion qui nrsquoest originairement ni bonne ni mauvaise ndash qui juste est Tel est peut-

ecirctre le dilemme anthropologique fondamental

Mecircme ideacutee preacutesenteacutee en termes psychanalytiques et pour aller directement au

problegraveme y a-t-il une pulsion de mort immanente agrave lrsquoespegravece humaine comme lrsquoa poseacute

Sigmund Freud (Freud 1995) Ou bien cette preacutetendue pulsion de mort nrsquoest-elle qursquoune

reacuteponse pathologique agrave des causes exogegravenes ndash lesquelles auraient eacuteteacute par trop sous-eacutevalueacutees

par Freud ndash comme le soutient notamment Alice Miller (Miller 1986 p 57 et ss)

Rien nrsquoest plus deacutelicat que de trancher une question aussi complexe les reacuteponses des

uns seront toujours contesteacutees par ceux qui auront opteacute pour lrsquoanthropologie concurrente Il

nous semble toutefois difficile de soutenir agrave lrsquoheure des neurosciences qui reacutevegravelent combien

le cerveau de lrsquoenfant est plastique et apte agrave lrsquoempathie lrsquoideacutee drsquoune nature humaine

fonciegraverement vicieacutee ou du moins voueacutee agrave lrsquoautodestruction Ne prend-t-on pas pour des signes

de nature des caracteacuteristiques de la culture ndash ou plutocirct drsquoune culture drsquoune eacuteducation

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deacutetermineacutee La prudence convient mieux agrave une meacutethodologie qui refuse de projeter sur la

nature des caractegraveres moraux Car sans doute comme le posait Nietzsche laquo il nrsquoy a pas de

pheacutenomegravenes moraux du tout mais seulement une interpreacutetation morale de pheacutenomegraveneshellip raquo

(Nietzsche 2000 p 125) Telle sera la position moyenne que nous tiendrons la nature

humaine est pour ainsi dire apophantique elle ne peut ecirctre qualifieacutee ni de bonne ni de

mauvaise Elle est ce que nous en faisons Lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation est capitale sans pour

autant que nous soyons assureacute qursquoelle soit deacuteterminante (au sens fort drsquoun deacuteterminisme)

Pour eacuteviter de projeter sur la nature (crsquoest-agrave-dire anthropologiquement sur lrsquoenfant)

les conceptions des adultes et verser ainsi dans le diallegravele la seule meacutethode pertinente

consiste agrave rejouer la reacutevolution copernicienne Cela vaut aussi cela vaut eacuteminemment dans le

domaine eacuteducatif il srsquoagit de proceacuteder agrave un deacutecentrement qui nous fait quitter la certitude

drsquoavoir les pieds ancreacutes sur un sol stable De mecircme que pour comprendre le mouvement des

astres il faut supposer le mouvement de la Terre ougrave nous nous trouvons de mecircme pour

appreacutehender lrsquoeacuteducation il faut pouvoir interroger celle qursquoon a pratiqueacutee jusqursquoalors qui

nous a formeacutes et qui nous porte encore

Lrsquoeacutegocentrisme consiste agrave concevoir lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour

des besoins du laquo moi raquo Lrsquoethnocentrisme voit lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour

drsquoune culture drsquoune ethnie Lrsquoandrocentrisme (et sa variante qursquoest lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute) voit

les rapports sociaux centreacutes autour du steacutereacuteotype masculin Lrsquoanthropocentrisme (ou

lrsquohumanisme) voit lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour des inteacuterecircts de lrsquohumain

Lrsquoadultocentrisme consiste agrave voir lrsquounivers et ses rapports comme centreacutes autour des besoins

des adultes Quand sortira-t-on jamais des besoins que les adultes fantasment pour les

enfants

Illustrons On trouve dans lrsquoAnthropologie au point de vue pragmatique de Kant cette

remarque

Le cri de lrsquoenfant qui vient de naicirctre nrsquoa pas le ton de la plainte mais de

lrsquoindignation et de la colegravere qui explose ce nrsquoest pas qursquoil ait mal mais il est contrarieacute

probablement parce qursquoil veut se mouvoir et qursquoil eacuteprouve son impuissance comme une

entrave qui lui retire sa liberteacute (Kant 2008 p 258)

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Qursquoil srsquoagisse de laquo plainte raquo drsquo laquo indignation raquo de laquo colegravere raquo de contrarieacuteteacute ou de ce

que lrsquoenfant laquo veut raquo il srsquoagit agrave chaque fois drsquoune projection de la psychologie adulte sur celle

du nourrisson Voilagrave lrsquoadultomorphisme

Autre exemple drsquoadultomorphisme dans les Confessions de Saint Augustin Lrsquoenfant

cherche agrave teacuteter sa megravere et Augustin commente ainsi

Que je le fasse agrave preacutesent que je tende non pas vers le sein mais vers la

nourriture conforme agrave mon acircge une bouche beacuteante on rira de moi et agrave juste titre on

me blacircmera Je faisais donc alors des choses blacircmables (Augustin 1993 p 22)

Le mouvement le plus naturel et vital de lrsquoenfant est interpreacuteteacute (et calomnieacute) en termes

moraux Ou encore lrsquoexpression des sentiments de lrsquoenfance avant lrsquoacircge de la parole en termes

drsquoobeacuteissance et drsquoesclavage (point de vue politique) de fureur et de vengeance (point de vue

psychologique)

Quand on ne mrsquoobeacuteissait pas parce qursquoon ne mrsquoavait pas compris ou de peur

de me faire du mal jrsquoeacutetais furieux contre ces grandes personnes indociles ces

personnes libres qui ne voulaient pas se faire mes esclaves et je me vengeais drsquoelles

par des larmes Voilagrave ce que jrsquoai observeacute chez les enfants que jrsquoai pu eacutetudier dans leur

ignorance ils mrsquoont mieux renseigneacute sur ce que jrsquoai ducirc ecirctre que ceux qui mrsquoont eacuteleveacute

eux qui pourtant savaient (Augustin 1993 p 20)

Par contraste on ne saurait meacutediter assez cette recommandation de Rousseau

laquo Lrsquoenfance a des maniegraveres de voir de penser de sentir qui lui sont propres rien nrsquoest moins

senseacute que de vouloir substituer les nocirctres raquo (Rousseau 1971b p 62) Il est le premier agrave

theacuteoriser si consciemment et si meacutethodiquement cette reacutevolution copernicienne dans lrsquoordre

eacuteducatif Claparegravede nrsquoappelait pas Rousseau le laquo Copernic de la peacutedagogie raquo sans raison Cela

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ne signifie pas eacutevidemment que nous nous accordons avec toutes les propositions de lrsquoauteur

de lrsquoEacutemile il en est drsquoeacuteminemment probleacutematiques ndash le traitement de lrsquoenfant dyscole par

exemple au livre II de lrsquoEacutemile (Rousseau 1971b p 70) quoique logique dans le cadre

anthropologique eacutelaboreacute par Rousseau nrsquoen demeurerait pas moins une pratique

psychologiquement ruineuse Mais il nous semble qursquoil a insuffleacute dans la philosophie de

lrsquoeacuteducation un esprit de questionnement avec lequel nous œuvrons encore aujourdrsquohui Agrave ce

titre il est dans lrsquoordre de lrsquoeacuteducation ce que Platon a eacuteteacute dans lrsquoordre de la philosophie

lrsquoincontournable probleacutematique ndash incontournable par les questions qursquoil pose et le continent

qursquoil deacutecouvre probleacutematique (et heureusement contesteacute) par ses reacuteponses et sa maniegravere de

parcourir ce nouveau monde

Et si au lieu de regarder les besoins des adultes on consultait ceux des enfants Non

pour nier les premiers ndash mais pour reconnaicirctre nos futurs eacutegaux dans les seconds

Et si on srsquointeacuteressait au veacutecu pheacutenomeacutenologique de la sanction pour en deacuteterminer la

teneur dite eacuteducative

Si au lieu de regarder la sanction comme un remegravede on la voyait aussi comme ce qui

peut entretenir le problegraveme Peut-ecirctre la sanction appartient-elle agrave un systegraveme qui entretient

son homeacuteostasie et se justifie par le fait mecircme qursquoon lrsquoutilise

Cette reacutevolution copernicienne est agrave faire et refaire sans cesse De mecircme qursquoen

matiegravere intellectuelle nous sommes naturellement creacutedules et geacuteocentristes en astronomie

(on dit encore par exemple que le soleil se legraveve et se couche) de mecircme en matiegravere eacuteducative

nous sommes naturellement naiumlfs et adultocentreacutes Naturam expelles furca tamen usque

recurret Aussi faut-il reacuteguliegraverement recommencer

04 Problegraveme public ou priveacute

Faut-il reacuteserver le problegraveme de la sanction au cadre scolaire ou bien faut-il inclure la

probleacutematique familiale

Le problegraveme du caractegravere eacuteducatif est un problegraveme geacuteneacuteral et agrave ce titre il nous semble

qursquoon peut qursquoon doit philosophiquement traiter les deux domaines simultaneacutement Ce nrsquoest

pas agrave dire que nous nions la speacutecificiteacute de lrsquoeacuteducation scolaire et de la sanction qui lui est lieacutee

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ndash mais il nous semble que la question pour ne pas perdre de ses enjeux doit davantage ecirctre

ameacutenageacutee agrave ce contexte qursquoy ecirctre reacuteduite

On dira peut-ecirctre que lrsquoeacutecole doit ignorer ce que vit lrsquoenfant au sein de sa famille ndash mais

crsquoest lagrave une thegravese agrave tout le moins probleacutematique et qui doit ecirctre discuteacutee Il nous semble au

contraire qursquoon ne saurait comprendre la fonction eacuteducative de lrsquoeacutecole (agrave supposer mecircme

qursquoon lui accorde cette mission et qursquoon ne reacuteduise cette derniegravere agrave la seule instruction) sans

la mettre en vis-agrave-vis avec celle que prodiguent les familles une probleacutematique purement

scolaire de la sanction serait partielle et ne reacutepondrait donc que de maniegravere incomplegravete agrave

notre sujet Lrsquoeacuteducation scolaire est la partie drsquoun tout plus global crsquoest agrave cette totaliteacute que

nous confrontons lrsquoideacutee de sanction pour en eacuteprouver la pertinence Autrement dit si lrsquoon veut

traiter le problegraveme geacuteneacuteral de la sanction eacuteducative on doit affronter la difficulteacute sur les deux

tableaux la reacuteponse qui serait approprieacutee au cadre scolaire ne le serait pas neacutecessairement

dans le cadre priveacute et inversement lrsquoapproche pertinente dans le contexte familial nrsquoa aucune

garantie a priori drsquoecirctre heureuse en contexte scolaire

Lrsquoeacutelargissement de la probleacutematique nous paraicirct drsquoautant plus important que les

fonctions eacuteducatives de la famille et de lrsquoeacutecole sont agrave notre eacutepoque reconfigureacutees On ne

saurait en effet assigner agrave la famille (en redeacutefinition constante) une fonction donneacutee agrave

laquelle lrsquoeacutecole devrait jouer le rocircle de compleacutement Il est loin le temps ougrave Alain pouvait eacutecrire

segravechement dans ses Propos sur lrsquoeacuteducation (VIII-X) que laquo La famille instruit mal et mecircme eacutelegraveve

mal raquo que ses affections sont laquo inimitables mais mal reacutegleacutees raquo que chacun laquo tyrannise de tout

son cœur raquo (Alain 1948 pp 23-30) Dans la famille drsquoapregraves Alain regravegnent les passions

laquo Lrsquoamour est sans patience raquo pardonne tout certes mais se reacutevegravele trop seacutevegravere et instille

partout la hieacuterarchie Agrave lrsquoeacutecole au contraire lrsquoindiffeacuterence affective du maicirctre est la condition

de possibiliteacute drsquoun enseignement efficace De plus une eacutegaliteacute avec les autres eacutelegraveves srsquoinstaure

Ainsi la famille et lrsquoeacutecole srsquoopposent comme lrsquoaffect agrave lrsquointelligence la hieacuterarchie agrave lrsquoeacutegaliteacute la

passion zeacuteleacutee agrave lrsquoindiffeacuterence requise pour enseigner le deacutesordre aimant agrave lrsquoordre inflexible de

la justice Ces oppositions sont trop rigides pour valoir de maniegravere geacuteneacuterale

Il nous semble qursquoOlivier Reboul encore distingue de maniegravere trop trancheacutee les

apports respectifs de la famille et de lrsquoeacutecole en termes eacuteducatifs Il estime ainsi qursquoagrave la famille

(Reboul 2010 pp 31-37) est deacutevolue la formation des sentiments laquo en partant des pulsions

les plus animales et en les transfigurant raquo (est-il sucircr drsquoailleurs que lrsquoenfant soit animeacute par de

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telles pulsions animales ) Elle est la laquo seule institution capable drsquoassumer cette fonction raquo

qui consiste au fond agrave aimer et qui nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoun enseignement mais se trouve remplie

degraves lors qursquoelle existe (mais que devrait faire lrsquoeacutecole quand la famille aime mais mal lrsquoenfant )

Quant agrave lrsquoeacutecole (Reboul 2010 pp 37-42) elle dispense un savoir dont la premiegravere

caracteacuteristique est de preacutetendre au long terme servant agrave laquo srsquoorienter dans la vie raquo (Reboul

2010 p 40) Ensuite ces savoirs sont organiseacutes et adapteacutes aux eacutelegraveves Ils sont encore

argumenteacutes et participent au deacuteveloppement de lrsquoesprit critique Enfin ces savoirs sont

deacutesinteacuteresseacutes sans finaliteacute professionnelle Il y aurait donc deux eacuteducations pour les deux

dimensions de lrsquoacircme humaine les affects pour la famille qursquoelle forme spontaneacutement et la

raison pour lrsquoeacutecole qursquoelle enseigne avec meacutethode Crsquoest introduire nous semble-t-il une

dichotomie stricte lagrave ougrave il nrsquoy a que des meacutelanges La famille qui eacutelegraveve (au sens drsquoeacutelevage voir

infra) lrsquoenfant gagnerait agrave avoir meacutediteacute sur lrsquoart drsquoecirctre parent et drsquoexprimer ses affects lrsquoeacutecole

qui enseigne ne le fait jamais de maniegravere deacutesaffecteacutee tous les enseignants le savent bien

(parfois pour srsquoen lamenter) Ajoutons que les affects sont premiers et conditionnent les

progregraves de la raison les deux mondes ne sont pas hermeacutetiques et ne recouvrent pas la

distinction familleeacutecole Ne pourrait-on drsquoailleurs pas penser que lrsquoeacutecole pourrait prendre en

charge en partie la formation des affects ndash afin de deacutevelopper notamment ce qui apparaicirct

comme la condition de la moraliteacute lrsquoempathie De mecircme que la famille peut viser mieux que

lrsquoeacutelevage lrsquoeacutecole peut viser mieux que la seule instruction La pertinence drsquoune distinction

fonctionnelle figeacutee entre la famille et lrsquoeacutecole nous paraicirct ainsi bien contestable

Certes il y a bien quelque chose dans les structures respectives de la famille et de

lrsquoeacutecole qui invitent agrave privileacutegier des modes de reconnaissance du sujet des modes de

subjectivation des types de reacutegulation et des orientations diffeacuterentes (Prairat 2001 pp 78-

81) ndash autrement dit des socialisations diffeacuterentes Ainsi la socialisation familiale considegravere

lrsquoenfant pour ce qursquoil est alors que lrsquoeacutecole le reconnaicirct pour ce qursquoil fait les normes sociales

sont souvent implicites dans la famille quand elles sont explicites dans le cadre socio-juridique

de lrsquoinstitution scolaire etc La famille relegraveve de la communauteacute lrsquoeacutecole de la socieacuteteacute Mais

remarquons lagrave encore que ces frontiegraveres sont poreuses Par exemple rien nrsquointerdit agrave une

famille drsquoexposer dialogiquement son mode de reacutegulation (en teacutemoigne du reste lrsquoexpression

nuanceacutee drsquoEirick Prairat qui eacutecrit laquo nomes sociales souvent implicites raquo - crsquoest donc qursquoelles le

sont pas toujours) ni agrave une institution de recourir agrave un fonctionnement opaque De mecircme la

famille peut ecirctre attentive et valoriser lrsquoenfant pour ses activiteacutes alors que lrsquoeacutecole pourrait

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eacuteducativement gagner agrave srsquointeacuteresser agrave la personne de lrsquoenfant et non pas seulement agrave lrsquoeacutelegraveve

Nous ne nions pas que ces modes de socialisation nrsquoinduisent pas un certain genre de

reconnaissance de subjectivation de reacutegulation et drsquoorientation mais cette induction nrsquoa rien

de fatale

Agrave supposer qursquoil nrsquoy ait eacuteducation qursquoagrave la condition qursquoil y ait rencontre il nrsquoest pas

leacutegitime de consideacuterer que la famille ou lrsquoeacutecole ait le monopole des rencontres deacutecisives

Certes la rencontre des parents avec leur enfant est originaire et agrave ce titre insubstituable

Mais agrave lrsquoeacutecole aussi on fait des rencontres ougrave peut srsquoeacutechanger davantage que des savoirs de

lrsquohumaniteacute Quelle est degraves lors la place de la sanction dans cette eacuteducation humanisante Voilagrave

notre problegraveme

05 Le probleacutematique laquo droit de punir raquo en eacuteducation

La question paraicirct pourtant trancheacutee par avance srsquoil y a bien un droit de punir nrsquoest-

ce pas de ce droit mecircme que peut srsquoautoriser lrsquoeacuteducateur Le problegraveme eacuteducatif est alors

deacuteleacutegueacute agrave la sphegravere juridique

Pourtant il y a loin de la leacutegaliteacute juridique agrave la leacutegitimiteacute rationnelle (crsquoest-agrave-dire fondeacutee

en raison) Invoquer le droit de punir pour sanctionner en eacuteducation crsquoest preacutesupposer le

problegraveme reacutesolu par le droit alors que le droit preacuteciseacutement repose sur la pertinence du droit

de punir Le cercle est alors consommeacute ndash mais on nrsquoa pas avanceacute drsquoun seul pas en direction

drsquoune reacuteponse leacutegitime Le droit de punir condition de possibiliteacute de la justice peacutenale mais

non pas neacutecessiteacute eacuteducative

Remarquons que le droit pur lui-mecircme affirme la neacutecessiteacute de la sanction sans la

fonder Alain Cugno remarque que le droit ne reacutepond nullement agrave cette question liminaire

laquo De quel droit nous autorisons-nous agrave exercer un chacirctiment raquo (Cugno 2008 p 610) Ni le

Code de proceacutedure peacutenale ni le Code peacutenal lui-mecircme ne reacutepondent agrave ce problegraveme pourtant

fondateur tous deux prennent le problegraveme en aval et jamais en amont Le second commence

ainsi laquo Les infractions peacutenales sont classeacutees suivant leur graviteacute en crimes deacutelits et

contraventions raquo et dans le premier il est eacutecrit laquo Art 707 Lrsquoexeacutecution des peines favorise

dans le respect des inteacuterecircts de la socieacuteteacute et des droits des victimes lrsquoinsertion ou la reacuteinsertion

des condamneacutes ainsi que la preacutevention de la reacutecidive raquo La justice eacutetablit une peine qui se

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reacutealisera dans une prison laquelle a pour mission de reacuteinteacutegrer La nature du lien entre

punition et reacuteinteacutegration nrsquoest pas mecircme envisageacutee de maniegravere probleacutematique comme si tout

allait de soi Alain Cugno remarque alors de maniegravere fort pertinente laquo Rien nrsquoest dit sur le

sens de la peine comme si la peine eacutetait une condamnation agrave la reacuteinsertion ce qui pour le

moins est une curieuse affaire raquo (Cugno 2008 p 610) Crsquoest dire que le chacirctiment est censeacute

(quoique ce lien ne soit point penseacute) comme une expiation enteacuterinant ce qursquoeacutecrivait Michel

Foucault dans Surveiller et punir dans sa prosopopeacutee du juge laquo nous punissons mais cest

faccedilon de dire que nous voulons obtenir une gueacuterison raquo (Foucault 1975 p 27)

Crsquoest dire que la sanction baigne dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquoexpiation ndash qui lui est peut-ecirctre

consubstantiel Certes il est tout un pan de la philosophie contemporaine de lrsquoeacuteducation qui

tente de purger la sanction de toute expiation ndash crsquoest la raison pour laquelle le terme de

laquo sanction raquo est preacutefeacutereacute agrave celui de laquo punition raquo trop marqueacute par une optique cathartique Mais

jusqursquoougrave cette tentative peut-elle ecirctre meneacutee

Et agrave supposer que le droit de punir transcendantal juridique ne soit pas infondeacute il

reste agrave justifier son recours dans un cadre eacuteducatif Pourquoi sanctionner ndash si le recours agrave la

sanction ne permet pas drsquoameacuteliorer celui qursquoon sanctionne La sanction est-elle bonne pour

celui qursquoon sanctionne Il y a comme le rappelle avec pertinence Marcel Conche une

dimension morale dans la question de la sanction qui ne saurait se reacuteduire agrave la question de sa

leacutegaliteacute

Marcel Conche dans Le Fondement de la morale a ainsi eacutecrit

En admettant qursquoil y ait effectivement un droit de punir que le droit de punir ait

un fondement [hellip] il reste la question pourquoi punir Il semble en effet que lrsquoon ne

doive pas faire ce que lrsquoon a le droit de faire si cela nrsquoest pas bon Une action ne se

justifie drsquoune maniegravere geacuteneacuterale que par le bien qui en reacutesulte [hellip] Lrsquoaction de punir

comme toute autre action ne se justifie que srsquoil en reacutesulte quelque chose de bon

(Conche 2003 pp 87-88)

17

Se trouvent ainsi distingueacutes ici le droit et le devoir le juridique et le moral Que le droit

de punir existe cela se prouve assez par le fait que la pratique des sanctions semble avoir

accompagneacute toute peacutedagogie sans remise en question radicale du moins jusqursquoagrave une eacutepoque

reacutecente Mais la factualiteacute du droit la leacutegaliteacute et la leacutegitimiteacute des pratiques et des codes qui

lrsquoencadrent relegravevent de deux sphegraveres distinctes Droit et morale sont deux ordres qui ne

diffegraverent pas toto caelo mais qui ne coiumlncident pas Et il suffit de demander comme Marcel

Conche qursquoest-ce qui fonde le droit de punir pour sentir la neacutecessiteacute de sortir du droit pur

qui eacutenonce la regravegle et se demander de quoi la regravegle tire sa valeur

Degraves lors reprenons la question de la sanction reacutesulte-t-il neacutecessairement le bien La

regravegle qui consiste agrave sanctionner la conduite deacuteviante est-elle si bien fondeacutee ndash surtout lorsqursquoil

srsquoagit drsquoeacuteducation Voilagrave notre problegraveme

06 Peut-on seulement se passer de sanction

La quasi-universaliteacute de fait de la sanction en eacuteducation reacutevegravele la difficulteacute sous un autre

angle une eacuteducation peut-elle se passer de sanction Si une reacuteponse neacutegative eacutetait faite agrave

cette question alors la porteacutee de notre travail paraicirctrait singuliegraverement reacuteduite agrave quoi bon

critiquer lrsquoideacutee de sanction si la sanction est une pratique incontournable

Agrave supposer mecircme qursquoon ne puisse pas se passer de sanction en connaicirctre la valeur

permettra de deacuteterminer dans quelle mesure il faudra y recourir Si par hypothegravese la sanction

srsquoaveacuterait nuisible on srsquoarrangera alors pour y recourir le moins possible Agrave deacutefaut de pouvoir

servir de guide notre travail deacuteterminerait un horizon agrave deacutefaut drsquoasseoir un principe

constitutif de lrsquoeacuteducation notre travail en eacutenoncerait un ideacuteal reacutegulateur Ainsi ce nrsquoest pas

parce que la paix nrsquoest pas possible qursquoil ne faut pas savoir qursquoelle est deacutesirable il en va peut-

ecirctre de mecircme de lrsquoabsence de la sanction deacutesirable mais impossible Il peut valoir la peine de

travailler agrave lrsquoeacuteclipse de ce qui apparaicirctra toujours malgreacute les tentatives comme une fataliteacute

tout effort consenti dans cette direction peut ecirctre consideacutereacute comme louable mecircme si le

pragmatisme (qui offre parfois de douteuses accointances avec le cynisme) tend agrave consideacuterer

que tout ce qui est effectif est justifieacute Ainsi ce nrsquoest pas parce que le mensonge est universel

qursquoil se trouve justifieacute par lagrave-mecircme de mecircme pour le meurtre le viol lrsquoesclavage le sexisme

le racisme lrsquohomophobie etc Il y a des faits et des pratiques pour ainsi dire universels contre

lesquels il vaut la peine de srsquoeacutelever si lrsquoon peut douter de leur abolition effective ne faut-il

pas pour autant œuvrer en ce sens Mais nrsquoanticipons pas sur les reacutesultats car rien nrsquoassure

18

a priori que la sanction eacuteducative ne puisse ecirctre fondeacutee ni non plus qursquoon puisse trouver des

alternatives efficaces agrave la sanction en eacuteducation

Reacutepeacutetons-le car il srsquoagit drsquoun point essentiel gardons-nous drsquoinduire de la quasi-

universaliteacute de facto de la sanction dans le champ eacuteducatif agrave sa neacutecessiteacute de juris Rien ne serait

plus dommageable que de reacuteduire le possible agrave lrsquoeffectif mecircme si certainement lrsquoeffectif a ses

raisons qui ne sont pas seulement celles de la coutume Rousseau a eacutecrit ces lignes admirables

laquo Proposez ce qui est faisable ne cesse-t-on de me reacutepeacuteter Crsquoest comme si lrsquoon me disait

proposez de faire ce qursquoon fait raquo (1971b p 17) Pour les esprits sans ampleur nrsquoest possible

que ce qui se fait deacutejagrave œuvrer agrave un autre possible leur paraicirct chose folle chimeacuterique ils

mesurent le possible agrave lrsquoaune de lrsquoeffectif et reacuteduisent lrsquoordre des changements au mieux agrave

une variation au pire agrave la redondance Invoquer le laquo possible raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeffectif pour

nrsquoavoir pas agrave sortir des sentiers battus crsquoest la deacutemission peacutedagogique par excellence qui se

contente de laquo ce qui se fait raquo Or preacuteciseacutement le possible le faisable demeure largement agrave

inventer Le poids des pratiques ancestrales ne doit pas ecirctre nieacute ou sous-estimeacute mais il ne

doit pas servir de critegravere au possible sous peine de le mutiler Toutes les chimegraveres ne sont pas

cependant possibles et Guyau eacutecrivait fort justement que laquo rien nrsquoest plus rare que le juste

sentiment du possible raquo (1985 p 25) Toute la difficulteacute est que ce possible reste agrave creacuteer et

paraicirctra impossible tant qursquoil nrsquoaura pas eacuteteacute reacuteveacuteleacute Dans La Penseacutee et le mouvant Bergson

eacutecrivait ainsi laquo Quun homme de talent ou de geacutenie surgisse quil creacutee une œuvre la voilagrave

reacuteelle et par lagrave mecircme elle devient reacutetrospectivement ou reacutetroactivement possible Elle ne le

serait pas elle ne laurait pas eacuteteacute si cet homme navait pas surgi raquo Lrsquolaquo armoire aux possibles raquo

doit reacuteguliegraverement ecirctre reacute-ouverte sous peine de se condamner agrave la triste reacuteiteacuteration Ce qui

aura eacuteteacute possible aujourdrsquohui ne lrsquoest pas encore Le reacuteel crsquoest le possible que lrsquointelligence ne

voit pas ou encore laquo le possible est [hellip] le mirage du preacutesent dans le passeacute raquo (2013 pp 110-

111) Le possible nrsquoest donc pas un fantocircme qui attend son incarnation son actualisation ou

son instanciation il est la vie mecircme qui se reacutealise

07 La frustration est-elle incontournable

La frustration du sanctionneacute est au cœur de lrsquoexpeacuterience eacuteducative de la sanction Mais

le sanctionnant est non moins frustreacute de devoir recourir agrave ce dispositif Lrsquoeacuteducateur dans la

pratique semble destineacute agrave la contrarieacuteteacute la sanction lui apparaicirct le plus souvent comme un

eacutechec dans la relation peacutedagogique Lrsquoeacuteducateur recircve de ne plus recourir agrave la sanction Et en

19

mecircme temps la complainte srsquoeacutelegraveve chez lrsquoeacuteducateur qui ne peut pas srsquoen passer On voudrait

mais on ne peut pas et il faudrait sanctionner sans ecirctre celui qui sanctionne Ainsi la reacutealiteacute

semble rattraper le recircveur et le sort de son sommeil dogmatique la sanction serait un mal

ineacutevitable On voudrait preacutevenir les problegravemes les eacutetouffer avant qursquoils nrsquoeacuteclosent telle serait

la peacutedagogie ideacuteale Praeligstat cautela quam medela mieux vaut preacutevenir que gueacuterir Heacutelas les

problegravemes sont tecirctus et il faut la sanction pour les reacutegler P Meirieu eacutecrit en ce sens laquo Chacun

lrsquoutilise mais on nrsquoen parle guegravere comme srsquoil srsquoagissait drsquoune sorte de mal neacutecessaire auquel

personne ne pourrait vraiment deacuteroger et auquel pourtant il conviendrait de recourir plus

ou moins freacutequemment mais toujours dans la clandestiniteacutehellip raquo (1991 p 65)

Que penser de cette frustration de lrsquoeacuteducateur Est-elle simplement agrave assumer

comme une suite facirccheuse mais indispensable du travail peacutedagogique Est-elle au contraire

lrsquoindice drsquoun problegraveme reacuteveacutelatrice drsquoune inadeacutequation entre les moyens et les fins Faut-il se

reacutesigner agrave la sanction ndash alors mecircme que cette reacutesignation ressemble agrave un aveu drsquoeacutechec

La sanction constitue-t-elle lrsquoultima ratio de la raison eacuteducative son dernier recours ndash

ou bien sa faillite

Nous proposons de prendre cette frustration au seacuterieux et de ne pas en refouler la

porteacutee sous couvert de neacutecessiteacute (de fataliteacute Mais nrsquoest-il pas de fataliteacute que celle agrave laquelle

on croit ) Il est possible que certains eacuteducateurs embrassent cette frustration en pensant agir

pour le bien de lrsquoecirctre agrave sanctionner Toute la question est est-on autoriseacute agrave penser que la

sanction ameacuteliore lrsquoecirctre auquel elle srsquoapplique

Il ne suffit eacutevidemment pas drsquoinvoquer la bonne intention voire lrsquoamour pour justifier

une pratique Heinrich Pestalozzi on le sait justifiait le recours au soufflet par lrsquoamour avec

lequel (et au nom duquel) il les prodiguait la violence trouvait ainsi son plus sublime alibi

Dans la Lettre de Stans (1996) le peacutedagogue eacutecrit

Aucune de mes punitions ne les fit jamais se rebuter ah ils eacutetaient heureux

lorsque linstant dapregraves je leur tendais la main et les embrassais de nouveau Cest

pleins de joie quils me montraient quils eacutetaient contents et heureux de mes gifles [hellip]

Cher ami mes gifles nrsquoont donc pu faire aucune mauvaise impression sur mes enfants

20

parce que jrsquoeacutetais toute la journeacutee au milieu drsquoeux avec toute la pureteacute de mon affection

et que je me deacutevouais entiegraverement agrave eux (Pestalozzi 1996)

En deacutepit de lrsquoengagement peacutedagogique de Pestalozzi qui force le respect ne peut-on

pas lire dans ce teacutemoignage une singuliegravere arrogance celle de savoir avec certitude qursquoun tel

traitement nrsquoa induit laquo aucune [nous soulignons] mauvaise impression sur les enfants raquo Cette

assurance nous paraicirct contraire agrave la plus eacuteleacutementaire prudence eacuteducative Lrsquointention et

mecircme lrsquoengagement ne sauraient tenir lieu de caution sur les moyens employeacutes Pestalozzi

eacutecrivait pourtant

Ce ne sont pas en effet certains actes isoleacutes qui deacuteterminent la faccedilon de sentir

et de penser des enfants crsquoest lrsquoensemble de ton attitude telle qursquoelle se manifeste

dans sa veacuteriteacute chaque jour et agrave chaque heure devant leurs yeux et crsquoest le degreacute de

sympathie ou drsquoantipathie manifesteacutee agrave leur endroit qui deacutetermine de faccedilon deacutecisive

leurs sentiments agrave ton eacutegard (Pestalozzi 1996)

Crsquoest se preacutevaloir drsquoune autoriteacute morale indiscutable pour justifier toutes les proceacutedeacutes

employeacutes et jusqursquoaux deacuterives crsquoest dire que crsquoest moins ce qui est fait qui importe que le

deacutevouement au nom duquel cela est fait Mais une cause juste peut pourtant srsquoen trouver

deacutenatureacutee lorsqursquoelle srsquoautorise de proceacutedeacutes injustes Les meilleures intentions peuvent

srsquoaveacuterer les plus deacutesastreuses dans leurs effets lorsqursquoelles ne sont pas eacutetayeacutees par des vues

eacuteclaireacutees lrsquoexcellence des desseins autorise les pires travers Peut-ecirctre les intentions sont-

elles des conditions neacutecessaires certainement ne sont-elles pas des conditions suffisantes En

matiegravere drsquoeacuteducation plus que dans tout autre domaine les moyens engageacutes sont

deacuteterminants et peuvent subvertir lorsqursquoils sont inapproprieacutes les fins les plus nobles Ici une

autre frustration de lrsquoeacuteducateur que celle de sanctionner eucirct sans doute eacuteteacute preacutefeacuterable celle

de se retenir preacuteciseacutement de srsquointerdire cet emportement Emportement qui ne rompt pas

selon Pestalozzi la relation peacutedagogique mais au nom drsquoune terrible ambiguiumlteacute celle qui

21

consiste en communication non verbale agrave affirmer qursquoon peut aimer et frapper Mais que

vaut au point de vue eacuteducatif le (trop) fameux qui bene amat bene castigat

Plutocirct que la frustration de la retenue eacuteducative (puisqursquoalors on opposerait la

frustration de la sanction agrave son envers qursquoest la frustration de ne pas sanctionner) il faudrait

eacutevoquer le doute qui lrsquoanime et qui nous semble par provision valoir mieux que la certitude

qui porte lrsquoautorisation du chacirctiment corporel Si la frustration est la marque de la finitude de

lrsquoeacuteducateur on pourrait consideacuterer qursquoil y a deux moyens de la prendre en charge ou bien

pour srsquoexcuser des deacuterives (la confortable finitude comme alibi fruit drsquoun dogmatisme inavoueacute

qui tolegravere lrsquoexutoire) ou bien pour srsquointerdire de nuire peut-ecirctre (lrsquoinconfortable finitude

comme incertitude) Il ne suffit pas drsquoavoir la foi de lrsquoeacuteducateur (ou drsquoecirctre posseacutedeacute par elle) il

faut encore affronter lrsquoincertitude qui enveloppe tout geste eacuteducatif dans ses effets

08 Le risque drsquoillusion reacutetrospective

Il ne suffit pas non plus drsquoinvoquer les teacutemoignages de ceux qui ont subi la sanction et

qui consacrent sa vertu eacuteducative il peut entrer pour bonne part une illusion reacutetrospective

dans cette croyance qui prend pour cause une simple relation drsquoanteacuterioriteacute On ne saurait nier

que des sujets sanctionneacutes sont devenus autonomes mais lrsquoont-ils eacuteteacute par la sanction Voilagrave

la question Cette illusion est drsquoautant plus facilement entretenue que des relations affectives

intenses entrent en consideacuteration si la personne qui inflige la sanction est un ecirctre aimeacute le

sujet sanctionneacute jugera que la sanction est juste qursquoil la meacuterite et nrsquoattribuera pas tant le

succegraves de sa laquo conversion raquo agrave son activiteacute propre qursquoagrave lrsquoeffet de cette reacutetribution Nrsquoest-il pas

tregraves aiseacute de se tromper sur les raisons qui nous ont fait devenir ce que nous sommes Andreacute

Berge remarquait au sujet de la sanction que laquo Ce qursquoen pensent les enfants est difficile agrave

interpreacuteter raquo (citeacute par Prairat 1999 p 28) Que veulent vraiment signifier les formules telles

que laquo Jrsquoai eacuteteacute eacuteleveacute agrave la dure et jrsquoen suis heureux raquo ou laquo On nrsquoa pas eacuteteacute assez seacutevegravere avec

moi raquo Nrsquoy a-t-il pas de la fierteacute dans la premiegravere expression et une excuse dans la seconde

Allons plus loin Dans son dernier article Confusion de langues entre les adultes et les

enfants Sandor Ferenczi estime qursquoil y a parfois (souvent ) meacutesentente fonciegravere entre la

demande de tendresse de lrsquoenfant et la reacuteponse passionnelle de lrsquoadulte conduisant agrave une

situation incestueuse (laquo De veacuteritables viols de fillettes agrave peine sorties de la premiegravere enfance

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des rapports sexuels entre des femmes mucircres et des jeunes garccedilons ainsi des actes sexuels

imposeacutes agrave caractegravere homosexuel sont freacutequents raquo 2004 p 43) Lrsquoenfant demande de la

tendresse et lrsquoadulte offre une reacuteponse passionnelle Lrsquoenfant estime Ferenczi commence

par refuser (laquo Non non je ne veux pas crsquoest trop fort ccedila me fait mal laisse moi raquo) mais la

peur intense qursquoil ressent le sentiment de sa propre vulneacuterabiliteacute les fait taire et mecircme

laquo quand elle atteint son point culminant les oblige agrave se soumettre automatiquement agrave la

volonteacute de lrsquoagresseur agrave devenir le moindre de ses deacutesirs agrave obeacuteir en srsquooubliant complegravetement

et agrave srsquoidentifier totalement agrave lrsquoagresseur raquo (Ferenzi 2004 p 44) Lrsquointrojection de lrsquoagresseur

permet un semblant de maicirctrise devenant intrapsychique le principe de plaisir srsquoapplique et

permet agrave lrsquoobjet inteacuterioriseacute drsquo laquo ecirctre modeleacute et transformeacute drsquoune maniegravere hallucinatoire raquo

Lrsquoenfant ira jusqursquoagrave deacutefendre lrsquoadulte Ne peut-on pas supposer qursquoun meacutecanisme semblable

se met en place mecircme lorsque le trauma nrsquoest pas aussi puissant Que lrsquoidentification agrave

lrsquoagresseur fait que celui qui a eacuteteacute fait par la sanction finit par croire la sanction lui avait eacuteteacute

neacutecessaire et adapteacutee ndash selon un proceacutedeacute hallucinatoire analogue

Quant agrave Erich Fromm il estime pour sa part que pour eacutechapper agrave lrsquoinstabiliteacute et agrave la

solitude lrsquoindividu peut mettre en place des laquo meacutecanismes drsquoeacutevasion raquo Parmi ces meacutecanismes

il y a laquo la tendance agrave se confondre avec quelqursquoun ou quelque force externe afin de compenser

sa propre faiblesse En drsquoautres termes de chercher des ldquoliens secondairesrdquo pour remplacer la

perte des liens primaires raquo (1963 p 114-115) Lorsque la liberteacute apparaicirct comme dangereuse

(lrsquoindividu est laquo seul face agrave face avec lui-mecircme pendant qursquoautour de lui rocircde un monde

eacutetranger et hostile raquo 1963 p122) le besoin freacuteneacutetique de veacuteneacuterer se fait sentir il srsquoagit alors

de laquo se deacutebarrasser de soi et du fardeau de la liberteacute raquo Cela se peut faire en srsquoannihilant mais

aussi en srsquoidentifiant agrave laquo un pouvoir incorruptible eacuteternel et glorieux raquo (Fromm 1963 p125)

auquel il suffit drsquoobeacuteir

Plus de deacutecisions agrave prendre par lui-mecircme plus responsabiliteacutes redoutables agrave assumer

son destin est traceacute par ses idoles il est deacutelivreacute de lrsquoangoisse du pauvre homme solitaire perdu

dans la jungle moderne Il ne doit plus se demander si la vie et lui-mecircme ont une signification

En srsquoidentifiant agrave une force plus puissance il a du mecircme coup trancheacute toutes ces

questions (Fromm 1963 pp 125-126)

23

Lrsquoidentification aux motifs de lrsquoautoriteacute et ici de lrsquoautoriteacute qui a puni notamment par

la veacuteneacuteration est un moyen de conjurer sa solitude de sacrifier sa liberteacute se dissoudre pour

surmonter son impotence drsquoapregraves une tendance qursquoE Fromm interpregravete comme du

masochisme Il y aurait drsquoapregraves lrsquoauteur une symbiose (1963 p126) dans laquo lrsquounion drsquoun Moi

individuel avec un autre Moi (ou un pouvoir exteacuterieur) dans le dessein de faire perdre agrave chacun

son inteacutegriteacute et de les faire deacutependre complegravetement lrsquoun de lrsquoautre raquo

Mutatis mutandis nrsquoy a-t-il pas de cette identification que la victime eacuteprouve pour son

eacuteducateur qui le sanctionne et qursquoelle veacutenegravere faute drsquooser le deacutefier ou le haiumlr laquo Il a bien fallu

que le je le meacuteritehellip raquo crsquoest prendre lrsquoeffet pour la cause et rationaliser une conduite qui

peut-ecirctre nrsquoeacutetait pas si rationnelle

09 Esprit de cette eacutetude philosophie et transdisciplinariteacute

Le travail que nous proposons se veut donc philosophique Nous souhaitons eacuteprouver

la coheacuterence drsquoune eacuteducation qui recourt agrave la sanction et qui tente de fonder

philosophiquement cette pratique Cela ne signifie nullement au contraire que nous nous

privons de lrsquoapport des autres sciences pour affronter le problegraveme de la sanction

Par meacutethode deacutejagrave nous pensons avec Canguilhem que laquo La philosophie est une

reacuteflexion pour qui toute matiegravere eacutetrangegravere est bonne et nous dirions volontiers pour quoi toute

bonne matiegravere doit ecirctre eacutetrangegravere raquo (2013 p 7) Une philosophie consideacutereacutee comme une

science parmi drsquoautres se condamnerait ou agrave lrsquohistoire de la penseacutee ou agrave des theacutematiques

voueacutees agrave se circonscrire toujours plus avec le temps La geacuteneacuteraliteacute (ou transversaliteacute) de la

philosophie lui est consubstantielle pour ne pas srsquoeacutevider

Par conviction ensuite nous estimons que les autres sciences (histoire psychanalyse

psychologie sociale sociologie sciences cognitives etc) fournissent des informations qui

eacuteclairent de maniegravere deacutecisive le problegraveme de la sanction Nous ne saurions les neacutegliger mecircme

si leur apport doit faire lrsquoobjet drsquoune reacuteception critique

Lrsquoesprit de cette eacutetude se veut encore sceptique Par scepticisme nous entendons la

capaciteacute agrave suspendre le jugement quand les arguments manquent agrave preacutefeacuterer lrsquoincertitude du

doute au traitement dogmatique drsquoune question agrave sonder dans une optique zeacuteteacutetique sans

craindre de ne pas livrer de reacuteponse ultime Les arguments anciens et nouveaux seront ainsi

(re)visiteacutes pour en eacuteprouver la viabiliteacute si geacuteneacuteralement accordeacutee la sanction sera

deacutesacraliseacutee pour devenir un objet drsquoeacutetude humain trop humain

24

Enfin nous nrsquoexcluons a priori aucun courant ou doctrine eacuteducative qursquoelles soient ou

non passeacutees de mode (peacutedagogie nouvelle peacutedagogies non-directives psychanalyses etc)

Les ideacuteologies passent les arguments restent La philosophie ne devrait pas connaicirctre de

mode

010 Plan de ce travail

La premiegravere partie de notre travail est consacreacutee agrave mettre en lien sanction et eacuteducation

au point de vue conceptuel et historique Leur histoire esquisseacutee au chapitre 3 semble reacuteveacuteler

un destin croiseacute ndash mais le fait ne fait pas droit et les deux premiers chapitres montrent que le

lien entre eacuteducation et sanction par un jeu drsquoenquecircte conceptuel est non pas assertorique

mais probleacutematique

La deuxiegraveme partie interroge les raisons traditionnellement invoqueacutees pour justifier le

recours agrave la sanction dans le cadre eacuteducatif Se trouvent exposeacutes de maniegravere critique les

principaux arguments qui soutiennent lrsquoideacutee drsquoune neacutecessiteacute de la sanction en eacuteducation que

la sanction vise la purification ou la responsabilisation de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer qursquoelle concerne

seulement son dressage comportemental ou qursquoelle soit promue pour elle-mecircme toutes les

raisons eacutevoqueacutees nous ont sembleacute probleacutematiques voire franchement contestables Quel

contraste entre la faiblesse des raisons et la force pour ne pas dire lrsquoeacutevidence des pratiques

La sanction en eacuteducation serait-elle sans pourquoi

La troisiegraveme partie porte sur les effets de la sanction la sanction mal fondeacutee est-elle

au moins efficace Crsquoest ce dont nous doutons Tant au plan du controcircle comportemental que

sur celui de la motivation lrsquoefficaciteacute de la sanction relegraveve tout au plus du court terme ndash avec

un effet pervers preacutevisible sur le moyen et long terme Bien loin drsquoecirctre anodine la sanction en

tant qursquoelle soumet les sujets agrave un stress reacutepeacuteteacute est nuisible sur le plan du fonctionnement

ceacutereacutebral et donc des apprentissages La sanction nrsquoest pas un remegravede mais elle pourrait mecircme

srsquoaveacuterer ecirctre un poison Agrave ce titre la meilleure sanction comme cela a eacuteteacute aperccedilu avec finesse

est celle qui dialogue le plus et sanctionne finalement le moins

Reste agrave esquisser la possibiliteacute drsquoune eacuteducation sans sanction Dans la derniegravere partie

nous analysons drsquoabord les conditions de possibiliteacute de lrsquoideacutee de sanction la sanction nrsquoest

indispensable qursquoau sein drsquoune socieacuteteacute disciplinaire qui objective la conduite et produit par

lrsquoimputation un effet de subjectivation Ce cadre poseacute permet de penser un recadrage drsquoougrave la

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sanction serait absente et sans eacutequivalent direct ndash srsquoinspirant du geste restauratif dans le

domaine juridique Une alternative globale semble possible et qui fut exploreacutee par Tolstoiuml

(non sans difficulteacute) et rigoureusement conceptualiseacutee par la peacutedagogie dite Montessori qursquoon

peut qualifier drsquoeacuteducation sans sanction Une eacuteducation sans sanction nrsquoest pas seulement

souhaitable elle est aussi possible

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Partie I

Sanction et eacuteducation destins croiseacutes

27

1 Dresser ou eacuteduquer antinomie eacuteducative

11 Dresser et eacuteduquer

Nous estimons que toute penseacutee que toute pratique eacuteducative est ameneacutee agrave devoir

ultimement viser lrsquoune de ces deux fins dresser ou eacuteduquer Il srsquoagit de deux tendances

fondamentales de deux polariteacutes qui semblent srsquoopposer dans leurs intentions respectives Il

srsquoagit en quelque sorte de la Summa Divisio de la philosophie de lrsquoeacuteducation ndash au sens

juridique drsquoune division originaire qui fonde toutes les distinctions sans ecirctre elle-mecircme

fondeacutee

Cette opposition nrsquoest pas originale on la trouve theacutematiseacutee sous drsquoautres termes

dans nombre œuvres qui traitent drsquoeacuteducation Mais elle a rarement nous semble-t-il eacuteteacute

systeacutematiseacutee ndash au sens eacutetymologique de σύστημα action de laquo mettre ensemble raquo de

coordonner rigoureusement au point de servir de matrice eacuteducative Dans ce travail nous

ferons lrsquohypothegravese (probleacutematique ndash ce serait lrsquoobjet drsquoune autre recherche que de lrsquoexplorer

meacutethodiquement) drsquoune coheacuterence de cette opposition qui traverse la philosophie de

lrsquoeacuteducation et qui la structure

111 Une laquo fantaisie [hellip] contraire au commun usage raquo

On la devine notamment chez Montaigne au livre I des Essais chapitre XXVI (laquo De

lrsquoinstitution des enfants raquo Montaigne 2000 pp 217-256)

Lrsquoauteur la preacutesente laquo une seule fantaisie que jrsquoai contraire au commun usage raquo

Lrsquoexpression est une litote cette fantaisie est essentielle et se diffracte en une multipliciteacute de

points qui font que Montaigne srsquooppose agrave lrsquoenseignement des enfants tel qursquoil se pratiquait

alors geacuteneacuteralement Rousseau se rappellera ce paradoxe (litteacuteralement ce qui choque la δόξα

lrsquoopinion ou la coutume) lorsqursquoil eacutecrira dans lrsquoEacutemile laquo Prenez le contre-pied de lusage amp vous

ferez presque toujours bien raquo (1971b p 65)

Le cruel usage

Quel est donc lrsquousage Lisons bien et nous verrons apparaicirctre le dressage Preacutecisons

agrave toutes fins utiles que Montaigne utilise abondamment le terme laquo dresser raquo et ne le reacuteserve

pas agrave ce que nous nommons dressage

28

Lrsquousage est de remplir la meacutemoire et de faire reacutepeacuteter agrave lrsquoenfant les laquo mots de la leccedilon raquo

agrave deacutefaut du sens qursquoil a entendu laquo On ne cesse de criailler agrave nos oreilles comme qui verserait

dans un entonnoir et notre charge ce nrsquoest que redire ce qursquoon nous a dit raquo Lrsquoessentiel nrsquoest

plus alors lrsquoideacutee qui est veacutehiculeacutee mais le veacutehicule des mots on demande de connaicirctre par

cœur mais non de comprendre Ce en quoi on passe alors agrave cocircteacute du sens veacuteritable de

laquo connaicirctre raquo qui nrsquoest pas œuvre seulement de la meacutemoire mais du jugement

On nous les plaque en la meacutemoire toutes empenneacutees comme des oracles ougrave

les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose Savoir par cœur nrsquoest pas

savoir crsquoest tenir ce qursquoon a donneacute en garde agrave sa meacutemoire (Montaigne 2000 p 225)

Le maicirctre laquo invente et parle seul raquo du haut de son intelligence supeacuterieure il ne peut

que monologuer ndash srsquoapparentant ainsi agrave Protagoras qui aimait les macrologoi Et devant tant

de personnaliteacutes diverses et ondoyantes enseigne laquo drsquoune mecircme leccedilon et pareille mesure raquo

Quand lrsquoeacutecart entre lrsquoheacuteteacuterogegravene du public et lrsquohomogegravene du maicirctre est attesteacute laquo comme

porte notre usage raquo laquo ce nrsquoest pas merveille si en tout un peuple drsquoenfants ils en rencontrent

agrave peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline raquo Autant dire qursquoune

telle meacutethode se reacutevegravele drsquoune piegravetre efficaciteacute Quelle absurditeacute ce serait de vouloir apprendre

agrave nager in abstracto sans rencontrer la reacutesistance de lrsquoonde et pourtant lrsquousage veut que les

preacutecepteurs veulent laquo apprendre agrave bien juger et agrave bien parler sans nous exercer ni agrave parler ni

agrave juger raquo Un tel projet est une contradictio in adjecto

On meuble la meacutemoire mais on ne fait pas œuvre drsquoeacuteducation qui est la formation du

jugement la connaissance nrsquoa pas eacuteteacute approprieacutee et ne meacuterite donc pas ce nom

Crsquoest teacutemoignage de cruditeacute et indigestion que de regorger la viande comme on

lrsquoa avaleacutee Lrsquoestomac nrsquoa pas fait son opeacuteration srsquoil nrsquoa fait changer la faccedilon et la forme

agrave ce qursquoon lui avait donneacute agrave cuire (Montaigne 2000 p 223)

Lrsquoautoriteacute est reacuteduite agrave lrsquoargument drsquoautoriteacute on pense par procuration toute

spontaneacuteiteacute est eacutetouffeacutee Lrsquoesprit est alieacuteneacute

29

Notre acircme ne branle qursquoagrave creacutedit lieacutee et contrainte agrave lrsquoappeacutetit des fantaisies

drsquoautrui serve et captiveacutee sous lrsquoautoriteacute de leur leccedilon On nous a tant assujettis aux

cordes que nous nrsquoavons plus de franches allures Notre vigueur et liberteacute est

eacuteteinte (Montaigne 2000 pp 223-224)

Le reacutesultat drsquoune telle discipline ne se fait attendre crsquoest le dogmatisme lrsquoesprit de

certitude anti-zeacuteteacutetique ndash intelligence fermeacutee aux hypothegraveses feacutecondes et au courage de

lrsquoincertitude laquo Il nrsquoy a que les fols certains et reacutesolus [hellip] Qui suit un autre il ne suit rien Il ne

trouve rien voire il ne cherche rien raquo

Autre chapitre des Essais (livre III essai huitiegraveme) et semblable ideacutee laquo Lrsquoobstination et

ardeur drsquoopinion est la plus sucircre preuve de becirctise Est-il rien certain reacutesolu deacutedaigneux

contemplatif grave seacuterieux comme lrsquoacircne raquo (2001b p 204) Qui fait lrsquoeacuterudit fait lrsquoacircne qui

fait le philosophe srsquoapparente agrave la becircte (et se complaicirct dans la becirctise) plutocirct qursquoagrave lrsquoange

On fait crouler lrsquoapprentissage sous les reacutefeacuterences eacuterudites et on en oublie que les

livres ne sont jamais que des moyens et jamais des fins La matiegravere de lrsquoapprentissage nrsquoest

pas eacutepuiseacutee par le livre crsquoest le monde qursquoil srsquoagit de comprendre laquo Facirccheuse suffisance

qursquoune suffisance pure livresque Je mrsquoattends qursquoelle serve drsquoornement non de fondement raquo

Nietzsche qui voyait en Montaigne un maicirctre en probiteacute1 deacutenonce lui aussi le savoir technique

des eacuterudits qui preacutefegraverent ecirctre laquo spectateurs raquo qursquoacteurs du savoir Citons Ainsi parlait

Zarathoustra (deuxiegraveme partie Des eacuterudits)

Pareils agrave ceux qui srsquoarrecirctent dans la rue et bouche beacutee regardent les passants

ils sont lagrave qui attendent et regardent bouche beacutee les penseacutees que drsquoautres ont

inventeacutees

1 Lrsquohommage agrave Montaigne est drsquoautant plus remarquable qursquoil provient drsquoun penseur agrave tout le moins incommode en matiegravere drsquoeacuteloge laquo Il ny a quun seul eacutecrivain que je place au mecircme rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probiteacute et je le place mecircme plus haut cest Montaigne Quun pareil homme ait eacutecrit veacuteritablement la joie de vivre sur terre sen trouve augmenteacutee Pour ma part du moins depuis que jai connu cette acircme la plus libre et la plus vigoureuse qui soit il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque ldquoAgrave peine ai-je jeteacute un coup dœil sur lui quune cuisse ou une aile mont pousseacuterdquo Cest avec lui que je tiendrais si la tacircche meacutetait imposeacutee de macclimater sur la terre raquo (Nietzsche 1993 p 295)

30

Degraves qursquoon les secoue ils laissent eacutechapper malgreacute eux un nuage de poussiegravere

comme font les sacs de farine mais comment reconnaicirctre dans cette poussiegravere le grain

et la feacuteliciteacute doreacutee des champs estivaux (Nietzsche 1996 p 171)

Aussi Nietzsche comme Montaigne recommandent de sortir laquo au grand air loin de

toutes les chambres poussieacutereuses raquo (Nietzsche 1996 p 171) et de laquo frotter et limer notre

cervelle contre celle drsquoautrui raquo (Montaigne 2000 p 226)

En deacutepit de son admiration pour Plutarque Montaigne estimait qursquoil nrsquoavait pas tout

dit

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours eacutetendus tregraves dignes drsquoecirctre sus car

agrave mon greacute crsquoest le maicirctre ouvrier de telle besogne mais il y en a mille qursquoil nrsquoa que

toucheacutes simplement il guigne seulement du doigt par ougrave nous irons srsquoil nous plaicirct et

se contente quelquefois de ne donner qursquoune atteinte dans le plus vif drsquoun

propos (Montaigne 2000 p 230)

Au point de vue disciplinaire lrsquousage (laquo comme il se fait raquo) nrsquoest guegravere satisfaisant on

y trouve laquo la violence et la force raquo laquo Au lieu de convier les enfants aux lettres on ne leur

preacutesente agrave la veacuteriteacute que horreur et cruauteacute raquo Les termes sont forts et teacutemoignent de la

brutaliteacute des chacirctiments corporels infligeacutes aux enfants La sanction est omnipreacutesente laquo Crsquoest

une vraie geocircle de jeunesse captive On la rend deacutebaucheacutee lrsquoen punissant avant qursquoelle le soit

Arrivez-y sur le point de leur office vous nrsquooyez que cris et drsquoenfants supplicieacutes et de maicirctres

enivreacutes en leur colegravere raquo (Montaigne 2000)

Lrsquohumaniste fantaisie

Prenons le contre-pied de lrsquousage donc et regardons ce que recommande Montaigne

ndash qui srsquoapparente agrave lrsquoeacuteducation que nous eacutevoquons

Drsquoabord le jugement qui preacuteside agrave la pratique eacuteducative elle-mecircme doit ecirctre teinteacute de

doute ndash non parce qursquoil est aiseacute de douter mais au contraire parce que crsquoest le meilleur parti

agrave prendre pour eacutepouser le cours vain divers et ondoyant des choses Agrave lrsquoincertitude

31

anthropologique geacuteneacuterale (sur lrsquohomme il est laquo malaiseacute de fonder jugement constant et

uniforme raquo drsquoapregraves le premier chapitre des Essais Montaigne 2000 p 55) reacutepond

lrsquoincertitude eacuteducative laquo La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas acircge et si

obscure les promesses si incertaines et fausses qursquoil est malaiseacute drsquoy eacutetablir aucun solide

jugement raquo

Quand lrsquousage fait des preacutecepteurs qui crie laquo agrave nos oreilles raquo Montaigne recommande

laquo un conducteur qui eucirct plutocirct la tecircte bien faite que bien pleine raquo et laquo qursquoil se conduisit en

sa charge drsquoune nouvelle maniegravere raquo Plutocirct un savoir-ecirctre donc qursquoun savoir proprement dit

une reacutevolution peacutedagogique srsquoengage ici

Ce renversement dans la prioriteacute peacutedagogique se retrouve dans lrsquoeacutelegraveve il srsquoagit moins

en histoire par exemple de connaicirctre les dates que drsquoecirctre agrave mecircme de juger des mœurs laquo Qursquoil

ne lui apprenne pas tant les histoires qursquoagrave en juger raquo

Lrsquousage remplit la meacutemoire lrsquoinstitution heureuse des enfants devrait au contraire

contribuer agrave la formation du jugement Rappelons que les Essais sont des essais de jugement

agrave ce titre il y a une vertu peacutedagogique agrave lrsquoeacutecriture de cet ouvrage en tant qursquoil srsquoessaye agrave

nuancer son jugement Crsquoest dire que Montaigne contrairement agrave ce qursquoune lecture hacirctive

pourrait faire croire ne condamne pas les livres2 il en destitue toute sacraliteacute pour mieux en

reacuteinvestir lrsquohumaine valeur

Mieux une fois le livre assimileacute ne pourrait-on pas consideacuterer qursquoon peut alors oublier

la reacutefeacuterence initiale Ce qui a eacuteteacute vraiment appris ne saurait ecirctre deacutesappris laquo Ce qursquoon sait

droitement on en dispose sans regarder au patron sans tourner les yeux vers son livre raquo

Certes il faut savoir laquo rendre hommage raquo (selon la belle formule du sect100 du Gai Savoir de

Nietzsche 1997 p 150) mais il est peut-ecirctre plus respectueux pour la penseacutee qursquoon fait

revivre de lrsquoincorporer jusqursquoagrave lrsquooubli

2 Le paradoxe se retrouve chez Rousseau il estime que laquo la lecture est le fleacuteau de lrsquoenfance raquo au livre II de son Eacutemile (Rousseau 1971b p 80) Une lecture hacirctive lagrave encore pourrait en induire que Rousseau condamne radicalement le livre au moins durant la peacuteriode de lrsquoenfance (jusqursquoagrave douze ans) Quelle invraisemblance que de nier la valeur de la lecture quand on est soi-mecircme un si grand eacutecrivain Mais la contextualisation de cette formule en deacutelivre le sens laquo La lecture est le fleacuteau de lenfance et presque la seule occupation quon lui sait donner raquo La lecture nrsquoest un fleacuteau que dans la mesure ougrave elle est la seule activiteacute proposeacutee agrave lrsquoenfant ndash ce nrsquoest donc pas la lecture comme telle qui est condamneacutee mais son usage exclusif tel qursquoil se pratiquait alors Il est vrai toutefois que Rousseau soutient alors aussitocirct un autre paradoxe si le livre nrsquoest pas nuisible il nrsquoest pas non plus utile Jusqursquoagrave lrsquoacircge de de douze ans il est tout agrave fait dispensable ndash ce qui constitue bien un scandale aux yeux de lrsquousage

32

Les auteurs ne sont donc pas des autoriteacutes qursquoon ne saurait eacuteprouver ce sont plutocirct

comme des plats qursquoil faut goucircter qursquoon apprend agrave appreacutecier La connaissance srsquoapparente au

jugement de goucirct

[Que] selon la porteacutee de lrsquoacircme qursquoil a en main [le gouverneur] commenccedilacirct agrave la

mettre sur la montre lui faisant goucircter les choses les choisir et discerner drsquoelle-mecircme

quelquefois lui ouvrant chemin quelquefois le lui laissant ouvrir (Montaigne 2000

pp 222-223)

Et agrave lrsquousage qui demande de laquo regorger la viande comme on lrsquoa avaleacutee raquo Montaigne

oppose la meacutetaphore de lrsquoestomac qui laquo fait changer la faccedilon et la forme agrave ce qursquoon lui avait

donneacute agrave cuire raquo La connaissance est assimileacutee ndash ou elle nrsquoest pas laquo qursquoil emboive leurs

humeurs non qursquoil apprenne leurs preacuteceptes raquo Nul doute que Montaigne aurait souscrit agrave

cette proposition de Nietzsche laquo crsquoest bien agrave un estomac que lrsquoesprit ressemble le plus raquo

(2003 p 204)

Ce nrsquoest pas le fait de beaucoup savoir qui importe crsquoest son impact sur la vie et les

mœurs laquo Le gain de notre eacutetude crsquoest en ecirctre devenu meilleur et plus sage raquo

Nul ne doit ecirctre cru sur parole tous les principes doivent ecirctre questionneacutes sans

qursquoaucun ne soit preacutesenteacute comme indiscutable Sans aller jusqursquoagrave affirmer que toute autoriteacute

est suspecte Montaigne recommande qursquoon laquo ne loge rien en sa tecircte par simple autoriteacute et agrave

creacutedit raquo

Un grand texte se reconnaicirct en ce qursquoil est drsquoune richesse qui deacutepasse les intentions de

son auteur Mais une grande eacuteducation se reconnaicirct en ce qursquoelle sait reconnaicirctre cette

richesse savoir lire crsquoest savoir trouver et deacutecouvrir lrsquointelligence drsquoune œuvre ndash crsquoest la

reacuteinventer pour ainsi dire Montaigne livre ainsi une hypothegravese et si le discours sur La

Servitude Volontaire de son ami La Boeacutetie avait eacuteteacute inspireacute par sa lecture de Plutarque

laquo Comme ce sien mot que les habitants drsquoAsie servaient agrave un seul pour ne savoir prononcer

une seule syllabe qui est non donna peut-ecirctre la matiegravere et lrsquooccasion agrave La Boeacutetie de sa

Servitude Volontaire raquo Lrsquoexemple nrsquoest pas innocent nrsquoest-ce pas suggeacuterer dans ce chapitre

33

sur lrsquoinstitution des enfants qursquoil convient de leur apprendre agrave dire laquo non raquo agrave refuser la

soumission ndash agrave deacutesobeacuteir en somme quand la situation lrsquoexige

Lrsquoessentiel de lrsquoeacuteducation du jugement reacuteside donc dans sa capaciteacute agrave pouvoir adopter

plusieurs perspectives agrave se mouvoir sans se figer Le doute est lrsquoexpression de ce laquo jugement

qui balance raquo (laquo Judicio alternante raquo avait graveacute Montaigne sur une des poutres de sa

bibliothegraveque) laquo il choisira srsquoil peut sinon il en demeurera en doute raquo Ce qursquoil aura composeacute

avec ce qursquoil aura goucircteacute sera un ouvrage personnel agrave la saveur unique et originale

Les abeilles pilotent deccedilagrave delagrave les fleurs mais elles en font apregraves le miel qui est

tout leur ce nrsquoest plus thym ni marjolaine ainsi les piegraveces emprunteacutees drsquoautrui il les

transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien agrave savoir son jugement

Son institution son travail et eacutetude ne vise qursquoagrave le former (Montaigne 2000 pp 224-

225)

Rien nrsquoest plus facirccheux que de restreindre les bornes de lrsquoimagination (et donc du

possible) aux bornes eacutetroites du quotidien il faut au contraire eacutetendre son regard et

apprendre agrave se deacutecentrer pour relativiser un jugement qui tend toujours agrave se crisper en

certitude dogmatique

Nous sommes tous contraints et amonceleacutes en nous et avons la vue raccourcie

agrave la longueur de notre nez On demandait agrave Socrate drsquoougrave il eacutetait Il ne reacutepondit pas

ldquoDrsquoAthegravenesrdquo mais ldquoDu monderdquo Lui qui avait son imagination plus saine et plus

eacutetendue embrassait lrsquounivers comme sa ville jetait ses connaissances sa socieacuteteacute et ses

affections agrave tout le genre humain non pas comme nous qui ne regardons que sous

nous (Montaigne 2000 p 231)

En un mot eacutelever crsquoest apprendre agrave philosopher agrave douter (on connaicirct le mot fameux

de Montaigne laquo philosopher crsquoest douter raquo) crsquoest eacutemanciper le jugement et tout ce qui

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conditionne cette eacutemancipation Le but premier de lrsquoeacuteleacutevation ambition suprecircme crsquoest

drsquoapprendre agrave vivre et laquo la philosophie est celle qui nous instruit agrave vivre raquo laquo Les premiers

discours de quoi on lui doit abreuver lrsquoentendement ce doivent ecirctre ceux qui regraveglent ses

mœurs et son sens qui lui apprendront agrave se connaicirctre et agrave savoir bien mourir et bien vivre raquo

La philosophie ne doit pas ecirctre entendue comme une discipline particuliegravere theacuteoreacutetique et

technique elle est comme le pensait lrsquoAntiquiteacute mode de vie (bios philosophos comme lrsquoa

rappeleacute avec force le regretteacute Pierre Hadot) lrsquoennemie des mystegraveres et des speacuteculations

oiseuses laquo Il nrsquoest rien plus gai plus gaillard plus enjoueacute et agrave peu que je ne dise folacirctre Elle

ne precircche que fait et bon temps raquo

La formation du jugement est une compeacutetence geacuteneacuterale transdisciplinaire Une fois

acquise elle pourra se speacutecialiser heureusement en des activiteacutes particuliegraveres

Apregraves qursquoon lui aura dit ce qui sert agrave le faire plus sage et meilleur on

lrsquoentretiendra que crsquoest que Logique Physique Geacuteomeacutetrie Rheacutetorique et la science

qursquoil choisira ayant deacutejagrave le jugement formeacute il en viendra bientocirct agrave bout (Montaigne

2000 pp 234-235)

On dira peut-ecirctre qursquoune telle eacuteducation est impossible et qursquoon ne saura commencer

par ce qursquoil y a de plus eacuteleveacute la philosophie Montaigne reacutecuse cette objection reprenant

Eacutepicure il estime qursquoon nrsquoest jamais trop jeune (ou trop acircgeacute) pour philosopher Au contraire

si philosopher est essentiel il est preacutefeacuterable de commencer le plus tocirct possible

Employons un temps si court aux instructions neacutecessaires Ce sont abus ocirctez

toutes ces subtiliteacutes eacutepineuses de la Dialectique de quoi notre vie ne se peut amender

prenez les simples discours de la philosophie sachez les choisir et traicircter agrave point ils

sont plus aiseacutes agrave concevoir qursquoun conte de Boccace Un enfant en est capable au partir

de la nourrice beaucoup mieux que drsquoapprendre agrave lire ou eacutecrire La philosophie a des

35

discours pour la naissance des hommes comme pour la deacutecreacutepitude (Montaigne 2000

p 238)

Voici la viseacutee Mais par quel moyen y parvenir

Puisque laquo la philosophie qui comme formatrice des jugements et des mœurs sera sa

principale leccedilon raquo et qursquoelle laquo a ce privilegravege de se mecircler partout raquo Montaigne estime qursquoil est

inutile de surcharger de travail (quatorze ou quinze heures par jour) ce qui est alors pourtant

lrsquousage (laquo agrave la mode des autres raquo eacutecrit Montaigne) Et alors mecircme qursquoil travaillera moins laquo il

chocircmera moins que les autres raquo Qursquoest-ce agrave dire sinon que lrsquousage fait perdre son temps aux

enfants

Mais crsquoest surtout la prescription de laquo seacutevegravere douceur raquo qui fait lrsquohumanisme de

proposition montaignienne Montaigne srsquooppose absolument comme Plutarque et Quintilien

dont il srsquoinspire aux chacirctiments corporels ndash dont on sait pourtant qursquoils eacutetaient (et sont

toujours) la norme statistique de laquo lrsquoeacuteducation raquo des enfants Au chapitre VIII du deuxiegraveme livre

des Essais Montaigne a cette formule laquo Jrsquoaccuse toute violence en lrsquoeacuteducation drsquoacircme tendre

qursquoon dresse pour lrsquohonneur et la liberteacute raquo (Montaigne 2001a p 82) Ce dressage laquo pour

lrsquohonneur et la liberteacute raquo est ce que nous nommons dans ce travail eacuteleacutevation et qursquoon peut

opposer avec Montaigne au dressage par laquo violence raquo apparenteacutee agrave laquo la rigueur et [hellip] la

contrainte raquo qui ont ce laquo je ne sccedilay quoi de servile raquo qui ne vise que lrsquoobeacuteissance au besoin

par lrsquohumiliation et la crainte Mais par quoi remplacera-t-on la dure contrainte Montaigne

reacutepond laquo par la raison et par prudence et adresse raquo ndash autrement dit la parole Ainsi de

lrsquoeacuteducation de sa propre fille Leacuteonor qui nrsquoa reccedilu en guise de chacirctiment que laquo autre chose

que paroles et bien douces raquo Cette discipline des plus cleacutementes est assumeacutee par

Montaigne ndash laquo que je sais ecirctre juste et naturelle raquo De la part drsquoun auteur qui donnera au

scepticisme sa formule la plus radicale et la plus coheacuterente (lrsquoextraordinaire laquo que sais-je raquo

du chapitre 12 du livre II des Essais Montaigne 2001a p 253) qui estime que ce que nous

nommons nature nrsquoest que coutume (laquo Et les communes imaginations que nous trouvons en

creacutedit autour de nous et infuses en notre acircme par la semence de nos pegraveres il semble que ce

soient les geacuteneacuterales et naturelles raquo Montaigne 2000 p 182) ce savoir qui allie justice et

naturalisme est des plus remarquables il est conviction que lrsquoeacuteducation passe par la parole

36

que celle-ci doit ecirctre douce qursquoelle demeure discipline qursquoelle est digne de lrsquoenfant qursquoelle

veut libeacuterer qursquoelle est suffisante et ne requiert ni rudesse ni force

On nous dira peut-ecirctre que personne ne soutient aujourdrsquohui le dressage agrave lrsquoexclusion

de lrsquoeacuteducation qui cherche agrave eacutelever Lrsquoopposition eacutetablie par Montaigne entre le laquo commun

usage raquo drsquoalors et sa laquo fantaisie raquo ne serait plus drsquoactualiteacute

Nous estimons au contraire que si personne en theacuteorie ne soutient le dressage de la

meacutemoire une grande partie des acteurs scolaires la soutiennent en pratique par lrsquoattente qui

eacutemerge des exigences institutionnelles Les appels reacutepeacuteteacutes souvent pieusement au sens des

apprentissages ne peuvent rivaliser avec lrsquourgence dans laquelle les programmes doivent ecirctre

administreacutes et moins encore avec lrsquoeacutepeacutee de Damoclegraves que constituent les notes veacuteritable

sanction continue qui finit par devenir lrsquoobsession des eacutecoliers ndash dans le meilleur des cas Mais

ce laquo meilleur raquo nrsquoest jamais qursquoun moindre mal lequel nrsquoest certainement pas ce bien eacuteducatif

que visait Montaigne La fantaisie qursquoil preacutesente en contrepoids qui apprend lrsquoart de douter agrave

lrsquoeacutecole de lrsquoincertitude paraicirct encore bien lointaine

112 Dressage et eacuteducation circuit long et circuit court

Daniel Favre dans son livre Transformer la violence des eacutelegraveves (2013a) oppose le

dressage et lrsquoeacuteducation qui recoupe et eacuteclaire lrsquoopposition que nous proposons

Circuit court et circuit long

Lrsquoauteur inscrit cette opposition dans la genegravese biopsychosociale de lrsquoagressiviteacute qui se

trouve accrue par la peur (produite par laquo reacuteactiviteacute raquo ou reacuteaction automatiseacutee qui ne passe

pas par le circuit de la conscience la laquo neacuteophobie raquo ou crainte de la nouveauteacute) ou la

frustration La reacuteponse agressive est au point de vue de son organisation primaire produite

par lrsquohypothalamus

Mais drsquoautres structures nerveuses interviennent pour jouer le rocircle potentiel de

laquo chien de garde raquo le cortex temporal lrsquoarcheacuteo-cortex (qui reconnaicirct meacutemorise et analyse)

les noyaux du septum et de lrsquoamygdale (qui confegraverent une dimension eacutemotionnelle) D Favre

nous informe ainsi que les noyaux amygdaliens deacutetectent le danger et engagent tregraves

rapidement une reacuteponse de nature agressive Drsquoautre part D Favre eacutecrit

37

[Les noyaux amygdaliens sont] eacutegalement impliqueacutes dans la construction des

liens entre les perceptions sensorielles et leurs conseacutequences en termes de ldquopunitionsrdquo

et de ldquoreacutecompensesrdquo Ils sont activeacutes en reacuteponse agrave des signaux de menace engendrant

la peur ou par des affects neacutegatifs comme en produit la vue de certains

spectacles (Favre 2013a p 22)

On voit ainsi se creacuteer une correacutelation entre une aire du cerveau (les noyaux

amygdaliens) lrsquoagressiviteacute et lrsquointerpreacutetation du monde en termes de laquo sanction raquo (au sens

large punition reacutecompense) Crsquoest agrave ce niveau drsquoorganisation ceacutereacutebrale qursquoon trouve un

premier enjeu eacuteducatif lrsquoapprentissage des peurs permet de reconnaicirctre ce qui est consideacutereacute

comme dangereux ou comme beacuteneacutefique D Favre utilise lrsquoimage du laquo chien de garde raquo pour

illustrer ce premier filtre

Cette image du laquo chien de garde raquo est compleacuteteacutee par une image compleacutementaire celle

du laquo maicirctre du chien de garde raquo Dans le cerveau cette capaciteacute est deacutevolue aux lobes frontaux

qui preacutesentent des fonctions de prise sur le temps (permanence des perceptions sensorielles

en lrsquoabsence de stimuli capaciteacute agrave apprendre capaciteacute agrave se projeter) de prise sur lrsquoespace

(laquo capaciteacute de deacuteclencher une activiteacute motrice correspondant agrave un acte choisi par le sujet raquo ndash

Favre 2013a p 26 ndash capaciteacute de diriger et maintenir lrsquoattention) et de prise sur les eacutemotions

Cette derniegravere fonction en particulier est inteacuteressante car lorsqursquoelle preacutedomine elle inhibe

les autres fonctions de prise sur lrsquoespace et le temps Les capaciteacutes drsquoapprentissage srsquoaltegraverent

et la reacuteactiviteacute srsquoaccroicirct ainsi que son intoleacuterance agrave la frustration Agrave ce second niveau

drsquoorganisation (celui que D Favre nomme la deacutelibeacuteration consciente) correspond un second

filtre agressiviteacute fuite ou invention drsquoune nouvelle reacuteponse sont les grandes options

Sans jeter lrsquoanathegraveme sur lrsquoamygdale (ce qui nrsquoaurait eacutevidemment aucun sens puisque

cette reacutegion ceacutereacutebrale joue un rocircle essentiel dans la promotion du plaisir) D Favre demande

laquo peut-on envisager une eacuteducation qui renforcerait le rocircle des lobes frontaux chez lrsquoHomme

Comment la limiter pour eacuteviter que celle-ci nrsquoengendre une coupure par rapport aux eacutemotions

et un ldquoenkystementrdquo de celles-ci raquo (Favre 2013a p 34) Nous analyserons les propositions de

38

lrsquoauteur dans la quatriegraveme partie de notre travail au chapitre consacreacute au nouveau laquo cadre raquo

eacuteducatif

Crsquoest ainsi que se trouve preacutesenteacutee lrsquoopposition entre le laquo circuit court raquo et le laquo circuit

long raquo Nous citons le passage en entier

Deux fonctionnements ceacutereacutebraux srsquooffrent agrave lrsquoecirctre humain confronteacute agrave une

situation deacutesagreacuteable

- soit ldquole circuit courtrdquo (crsquoest-agrave-dire avec reacuteaction immeacutediate de quelques

dixiegravemes de seconde agrave une ou deux secondes) lorsque les lobes frontaux nrsquoinhibent pas

les noyaux amygdaliens Dans ce cas la perception drsquoune frustration entraicircne la

reacuteaction violente Le sujet est prisonnier de son impulsiviteacute et reacuteagit dans

lrsquoimmeacutediateteacute

- soit le ldquocircuit longrdquo (plusieurs secondes voire minutes) drsquoactivation de la

conscience reacuteflexive lorsque les lobes frontaux inhibent la reacuteponse amygdalienne agrave la

frustration Gracircce agrave cette prise sur ses eacutemotions sur lrsquoespace et sur le temps le sujet

peut eacutelaborer des reacuteponses alternatives en particulier un mode drsquoaffirmation de soi

non-violent

Le choix entre ces deux voies sera lrsquoissue drsquoune deacutelibeacuteration consciente et crsquoest

vers cette deacutelibeacuteration que doit tendre lrsquoeacuteducation mais le choix nrsquoest possible que si

les satisfactions que procurent lrsquoune et lrsquoautre voies sont clairement perccedilues elles

aussi (Favre 2013a p 35)

Dans la suite du texte le laquo circuit court raquo est ensuite (Favre 2013a p 38) assimileacute agrave

une laquo reacutegression psychologique raquo et le laquo circuit long raquo agrave ce qui permet laquo lrsquoavegravenement drsquoun sujet

autonome raquo

39

Degraves lors lrsquoeacuteducation peut orienter le laquo chien de garde raquo vers lrsquoagressiviteacute en

deacuteveloppant la neacuteophobie (on peut parler de dressage) et eacutetouffer toute activiteacute analytique

par une hypertrophie eacutemotionnelle soit eacuteduquer au sens propre le cerveau laquo pour

reconnaicirctre les dangers reacuteels notamment gracircce agrave lrsquoeacuteducation agrave lrsquoempathie raquo (Favre 2013a p

23)

Systegraveme de motivation seacutecurisation parasiteacutee et innovation

Daniel Favre a modeacuteliseacute la motivation humaine de maniegravere complexe afin de prendre

en compte la multipliciteacute des dimensions (opposeacutees et compleacutementaires) qui interviennent

dans lrsquoeacutelaboration de la conduite

Lrsquoauteur identifie ainsi trois systegravemes de motivation en interaction

- SM1 systegraveme de motivation de seacutecurisation

- SM2 systegraveme de motivation drsquoinnovation

- SM1 p systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute

Commenccedilons par preacutesenter SM1 Il srsquoagit de satisfaire les besoins biologiques et

psychologiques fondamentaux dans une relation de deacutependance agrave autrui Ce systegraveme de

motivation est eacutevidemment moteur durant la petite enfance mais persiste au-delagrave de

lrsquoenfance comme recherche du sentiment de bien-ecirctre (dans des activiteacutes que nous maicirctrisons

ou le fait de retrouver des personnes importantes agrave notre cœur) Le plaisir reacutesulte dans ce

premier systegraveme de motivation de lrsquoapaisement drsquoune tension

SM2 deacutesigne les motivations qui permettent agrave lrsquoecirctre humain de gagner en autonomie

en creacuteativiteacute ndash drsquoaccroicirctre ce qursquoon pourrait nommer sa puissance Ce mouvement

drsquoaccroissement est indeacutefini il se porte lui-mecircme (par ex le plaisir de creacuteer un peu appelle

le plaisir de creacuteer davantage) Le plaisir provient laquo drsquoun mouvement de croissance ou de

reacutealisation de soi raquo qui engage un projet et donc laquo un investissement soutenu raquo Le sujet

srsquoinvente lui-mecircme et internalise la source de jouissance il auto-deacutetermine sa conduite

Le lien entre SM1 et SM2 est eacutetroit ce nrsquoest que lorsque la seacutecurisation a eacuteteacute assureacutee

durant la prime enfance qursquoelle peut ensuite ecirctre inteacuterioriseacutee Drsquoabord par laquo lrsquointeacuteriorisation

de lrsquoamour et de lrsquoestime reccedilus des adultes raquo (confiance primaire Favre 2013a p 48) puis

par lrsquoestime de soi et la confiance dans le monde exteacuterieur (confiance secondaire) Ce qui ne

signifie pas que ces deux systegravemes srsquoexcluent bien au contraire ils coexistent et toute

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lrsquoexistence est comme rythmeacutee par leur alternance Lorsque la situation eacutevolue pour le mieux

SM1 et SM2 se soutiennent lrsquoun lrsquoautre laquo un minimum de seacutecuriteacute est neacutecessaire pour oser le

pas vers lrsquoinconnu et [hellip] reacuteciproquement la reacuteussite aux eacutepreuves augmente notre sentiment

de seacutecuriteacute raquo (Favre 2013a p 49) Mais force est cependant de reconnaicirctre que dans laquo un

scheacutema de deacuteveloppement ldquoideacutealrdquo raquo la motivation drsquoinnovation finira par devenir

preacutepondeacuterante Le processus drsquoindividuation srsquoaccomplit avec un passage crisique agrave

lrsquoadolescence ougrave le rapport SM1 et SM2 srsquoinverse

Reste SM1 p le systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute lieacute agrave une deacutependance

excessive SM1 p entre alors en contradiction avec SM2 le sujet devient prisonnier de

conduites adolescentes ou infantiles voire drsquoaddictions ce qui fait obstacle au progregraves de son

autonomie Comment srsquoopegravere ce parasitage Drsquoabord par un renforcement du systegraveme de

seacutecurisation (le plus souvent durant lrsquoenfance) ougrave lrsquointeacuteriorisation de certains jugements

(souvent avec une utilisation du verbe ecirctre au preacutesent de lrsquoindicatif) apparaicirct comme laquo une

reacuteponse drsquoadaptation agrave une demande de lrsquoenvironnement humain raquo Ces jugements sont

ensuite inteacutegreacutes agrave la personnaliteacute durant lrsquoenfance qui srsquoidentifie agrave ce jugement Le laquo tu es X raquo

devient laquo je suis X raquo Une reacutepeacutetition drsquoactes ou de penseacutees se met alors en place et procure un

plaisir speacutecifique le plaisir de lrsquoaddiction Ce plaisir se caracteacuterise par la deacutependance excessive

et mecircme exclusive envers un objet (personne situation produit etc) ainsi que par la

deacutemesure des eacutemotions eacuteprouveacutees Degraves lors lrsquoeacutequilibre des forces qui devrait progresser de

la seacutecurisation agrave lrsquoinnovation de la deacutependance agrave lrsquoautonomie reste fixeacutee sur la seacutecurisation

Lrsquoindividuation est bloqueacutee la naissance du quatriegraveme type (selon lrsquoexpression de Daniel et

Christine Favre apregraves la naissance de lrsquounivers de la vie et de lrsquoespegravece humaine Rousseau

pour sa part eacutevoque une laquo seconde naissance raquo apregraves la naissance biologique Rousseau

1971b p 149) est retardeacutee avec parfois une compulsion de reacutepeacutetition qui empecircche lrsquoaccueil

de lrsquoirreacuteversibiliteacute du temps

On peut appeler dressage lrsquo laquo eacuteducation raquo qui a conduit agrave ce parasitage du systegraveme de

motivation de seacutecurisation On peut appeler laquo eacuteducation raquo ou eacuteleacutevation ce qui a permis au sujet

de passer de SM1 agrave SM2 progressivement en sorte que lrsquoinnovation et lrsquoindividuation

srsquoaccroissent

41

113 Eacuteducation des Anciens eacuteducation des Modernes

Alain Renaut dans La Fin de lrsquoautoriteacute theacutematise aussi cette opposition du dressage et

de ce qursquoil nomme plus sobrement lrsquoeacuteducation laquo Nous avons pleinement conscience

deacutesormais de tout ce qui seacutepare lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant agrave son humaniteacute et le dressage drsquoun

animal raquo (Renaut 2004 p 34)

Peut-on alors soutenir que laquo toute eacuteducation contient une part de dressage raquo Cette

formule laquo ne vaut en reacutealiteacute que par ce qursquoelle pointe raquo il y a des formes de savoir qui

requiegraverent reacutepeacutetition et automatisme Ainsi des bases de lrsquoarithmeacutetique (les ndash trop ndash

fameuses tables de multiplication) de la remeacutemoration des verbes irreacuteguliers ou les gammes

au piano Mais Alain Renaut remarque aussitocirct que drsquoune part dans ces exemples les

laquo moteurs de lrsquoapprentissage ne sont pas toujours prioritairement la reacuteflexion ni la

compreacutehension raquo (2004 p 34 et pour cause Puisqursquoil srsquoagit preacuteciseacutement de meacutecaniser le

processus) mais surtout mecircme dans ces cas au fond assez extrecircmes laquo nous nrsquoignorons plus

que lrsquoeacuteducation nrsquoest pas reacuteductible agrave un pur et simple dressage raquo Crsquoest que lrsquoeacuteducation (ce

que nous nommons encore eacuteleacutevation) prend en consideacuteration la digniteacute de lrsquoecirctre auquel on

srsquoadresse Du reste cette distinction parfois nieacutee dans la theacuteorie est accepteacutee dans la

pratique

[hellip] nul ne fait reacuteciter ses tables de multiplication agrave un enfant ou reacuteviser son

solfegravege agrave un apprenti musicien comme on dresse un jeune chien agrave donner sa patte ou

agrave porter un journal Qui preacutetendra en effet de bonne foi mecircme dans de tels moments

ne pas percevoir la diffeacuterence entre lrsquoeacuteducation et le dressage proprement

dit (Renaut 2004)

Alain Renaut preacutecise cette distinction entre dresser et eacuteduquer Il ne srsquoagit pas

seulement drsquoeacuteviter la cruauteacute Ne peut-il pas y avoir du dressage sans cruauteacute La question

du reste se pose de savoir si lrsquoon ne peut pas dresser un animal sans coercition ndash osons dire

sans sanction Nous nrsquoavons heacutelas pas trouveacute de travail consacreacute agrave cette question En revanche

la diffeacuterence abyssale entre dresser et eacuteduquer tient agrave ceci lrsquoanimal sera toujours dresseacute

pour servir une fin qui lui est extrinsegraveque alors qursquoon eacuteduque un petit drsquohomme pour lui-

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mecircme en sorte qursquoil comprenne et donne du sens aux apprentissages qursquoon lui preacutesente laquo il

nrsquoest pas drsquoeacuteducation sans la possibiliteacute drsquoune compreacutehension au moins finale par lrsquoeacutelegraveve de

ce qursquoil acquiert ou de ce qursquoil a acquis et du fait mecircme qursquoon le lui a fait acqueacuterir raquo (Renaut

2004 p 36) Il y a dans lrsquoeacuteducation un horizon drsquoapprentissage (lrsquoappartenance agrave un monde

commun) qui est preacuteciseacutement absent dans le simple dressage qui vise le reacutesultat agrave deacutefaut du

sens ndash autrement dit la soumission

Sans anticiper sur les analyses drsquoAlain Renaut que nous preacutesenterons plus loin il faut

ajouter que drsquoapregraves le philosophe cette conscience drsquoune claire distinction entre dressage et

eacuteducation est de nature historique elle est le fruit de la Moderniteacute par excellence qui a œuvreacute

agrave la diffeacuterenciation de lrsquohumain et de lrsquoanimal Agrave lrsquoegravere preacutemoderne en effet il nrsquoeacutetait pas rare

de punir des animaux ce nrsquoest que progressivement que les peines ont eacuteteacute laquo humaniseacutees raquo

(au double sens drsquoun adoucissement et drsquoun objet circonscrit agrave lrsquohumain) Alain Renaut eacutecrit

notamment

dans la mesure mecircme ougrave les socieacuteteacutes preacutemodernes ne distinguant pas

radicalement du point de vue de lrsquoextension de la notion de crime lrsquohumain et lrsquoanimal

pouvaient infliger agrave ce dernier des peines qui ne sauraient avoir de sens agrave nos yeux que

pour lrsquohomme ces mecircmes socieacuteteacutes symeacutetriquement et pour la mecircme raison nrsquoavaient

aucune raison deacuteterminante de ne pas appliquer indiffeacuteremment agrave lrsquoenfant humain et

agrave lrsquoanimal des techniques de dressage (Renaut 2004 p 192)

Il est vrai qursquoaux deacutebuts de lrsquohumanisme il ne srsquoagit pas encore de sortir du dressage

pour comprendre lrsquoeacuteducation des enfants mais seulement de lrsquoadoucir On peut dire en ce

sens que la reacutevolution de lrsquoeacuteducation nrsquoavaient pas encore eu lieu ndash ni chez Eacuterasme ni chez

Montaigne Alain Renaut eacutecrit

[hellip] du dressage agrave lrsquoeacuteducation il ne saurait plus y avoir la moindre continuiteacute

mais bien davantage une rupture radicale dans les finaliteacutes comme dans les moyens [hellip]

la confusion du dressage et de lrsquoeacuteducation relevait des mecircmes a priori qui se sont

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deacuteconstruits dans le cadre de lrsquoinvention moderne drsquoune nouvelle ideacutee de lrsquohumain et

de sa speacutecificiteacute (Renaut 2004)

Ainsi le dressage (ses techniques et ses fins) dont certains se preacutevalent aujourdrsquohui

appartient agrave un acircge preacutemoderne incompatible avec le souffle deacutemocratique qui vise agrave

reconnaicirctre dans le petit drsquohomme qui nrsquoa plus rien drsquoun animal un irreacuteductible semblable

Pour raccorder briegravevement agrave notre sujet la sanction ne relegraveve-t-elle pas de cette

inertie du passeacute preacutemoderne antideacutemocratique et incompatible avec nos valeurs drsquoeacutegaliteacute et

de liberteacute On ne saurait faire de toute eacutevidence lrsquoeacuteconomie drsquoune contextualisation

historique du problegraveme de la sanction en eacuteducation

114 Bregraveve analyse de cette antinomie

Par le terme de dresser se trouve geacuteneacuteralement deacutenonceacutee une deacuterive de lrsquoeacuteducation

faite de violence parfois de cruauteacute et qui ne vise qursquoagrave soumettre la conduite du sujet auquel

srsquoadresse le dressage Mais le mecircme terme peut simplement servir agrave deacutesigner la pratique qui

consiste agrave soumettre agrave lrsquoautoriteacute ndash sans preacutesumer la valeur des moyens employeacutes ndash dans une

optique drsquoefficaciteacute Dans les deux cas cependant et crsquoest la raison de lrsquoemploi de ce terme

on dresse les petits humains comme on a coutume de dresser les animaux la fin est

lrsquoobeacuteissance et les moyens pour y pourvoir sont justifiables Pour employer une terminologie

kantienne avec le dressage lrsquoheacuteteacuteronomie (ou soumission agrave une regravegle eacutetrangegravere agrave la volonteacute

du sujet) est pleinement assumeacutee et exploiteacutee quoi que ce ne soit pas toujours

preacutetendument pour lrsquoy maintenir

En un sens le dressage engage des fins mais aussi des moyens La fin est lrsquoobeacuteissance

qui lorsqursquoelle est consideacutereacutee comme inconditionnelle leacutegitime le recours agrave tous les moyens

elle est alors soumission

Certains srsquoinsurgent contre le dressage drsquoautres lrsquoestiment neacutecessaires rares sont

ceux qui srsquoen trouvent pourtant satisfaits surtout chez les eacuteducateurs La place de la sanction

au sein de ce dispositif est manifeste elle est un recours utile et agrave ce titre entre dans la

composition des moyens possibles pour obtenir le dressage de la conduite Deux questions en

deacutecoulent la sanction est-elle reacuteserveacutee au dressage Peut-on dresser sans sanction

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Caracteacuterisons maintenant briegravevement ce que nous entendons par le terme eacutelever que

nous entendons au sens veacuteritable drsquoeacuteduquer Ce terme renvoie non pas agrave lrsquoideacutee drsquoeacutelevage

(terme qui se reacutefegravere comme le dressage agrave la zoologie) mais agrave celle drsquoeacuteleacutevation il srsquoagit

drsquoeacuteduquer pour eacuteduquer drsquoeacutepanouir les faculteacutes pour elles-mecircmes drsquoaider le petit drsquohomme

agrave srsquohumaniser agrave devenir ce qursquoil est ndash agrave agir et agrave penser par lui-mecircme Le terme consacreacute

depuis Kant (quoi que dans un sens suffisamment diffeacuterent pour que nous consacrions

quelques pages agrave ce sujet) est celui drsquoautonomie telle est la fin viseacutee par lrsquoeacuteleacutevation

Lrsquoeacuteleacutevation pose une fin ambitieuse La question est ce but peut-il srsquoaccommoder de

mesures coercitives pour ecirctre atteint ndash ou bien les contraintes et les sanctions ne sont-elles

pas absolument contraires agrave son projet Lrsquoeacuteleacutevation dispose-t-elle de ses propres moyens ou

bien les partage-t-elle avec ce que nous avons nommeacute dressage

Toute la difficulteacute est que le problegraveme des fins et celui des moyens srsquoentremecirclent Que

vaut une fin mecircme noble si les moyens manquent Et qursquoest-ce qui seacutepare dressage et

eacuteleacutevation si les moyens sont communs Mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement lrsquoapprentissage de

lrsquoautonomie peut-elle srsquoaccommoder de lrsquoheacuteteacuteronomie comme moyen Peut-on vouloir le

dressage comme condition et lrsquoeacuteleacutevation pour but

La sanction sert-elle agrave dresser Peut-elle eacutelever Agrave quoi tient (ou ne tient pas) son

efficaciteacute

115 Quelques distinctions recouvrant lrsquoopposition du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation

Cette antinomie peut encore ecirctre appreacutehendeacutee de maniegravere diffeacuterentielle dressage et

eacuteleacutevation seraient alors des pocircles Lrsquoopposition nrsquoest plus alors statique mais dynamique

lrsquoessentiel est moins de quoi lrsquoon part que ce vers quoi lrsquoon se dirige ndash et par quels moyens

Lrsquoeacuteducation instrumentale et lrsquoeacuteducation autoteacutelique

Avec le dressage lrsquoeacuteducation est conccedilue comme instrumentale le sujet est formeacute en

vue drsquoune utiliteacute directement extrinsegraveque (sociale le plus souvent) En ce sens celui qui

apprend est appreacutehendeacute comme un moyen au service drsquoune autoriteacute agrave laquelle il se soumet

Avec lrsquoeacuteleacutevation lrsquoeacuteducation du sujet est autoteacutelique le sujet se forme

indeacutependamment de toute employabiliteacute directe La culture y est une fin immanente il srsquoagit

de deacutevelopper pour elles-mecircmes les capaciteacutes

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Animaliteacute et personnaliteacute

Avec le dressage le sujet est reacuteduit agrave sa dimension animale il est reacuteduit agrave un ecirctre

fonciegraverement sensible qursquoon (ne) peut conduire (que) par les affects Lrsquoheacuteteacuteronomie avons-

nous eacutecrit est assumeacutee ndash et mecircme on lrsquoy maintient avec complaisance tant que lrsquoobeacuteissance

est assureacutee Lrsquoesprit est mis sous tutelle on dit ce que le sujet doit penser et comment il le

doit penser ndash autrement dit on lui apprend agrave ne pas penser

Avec lrsquoeacuteleacutevation on considegravere que le sujet agrave eacuteduquer est porteur drsquoune digniteacute propre

qursquoil faut respecter et eacutepanouir Cette digniteacute ne lui vient pas de sa condition drsquoecirctre intelligible

(homo noumenon eacutecrivait Kant) lrsquohomme nrsquoest pas laquo comme un empire dans un empire raquo

(selon lrsquoexpression fameuse de Spinoza dans la preacuteface au livre III de lrsquoEacutethique 1999 p 199)

Mais elle provient neurobiologiquement de la fragiliteacute de son systegraveme nerveux dont

lrsquoheureux deacuteveloppement est des plus deacutelicats mais qui plus que tous les autres est capable

drsquoinvention de combinaison Le fleuron de lrsquoeacuteducation crsquoest drsquoaider un ecirctre agrave penser ce

qursquoaucun nrsquoavait jusqursquoalors penseacute possible crsquoest soutenir lrsquoinvention drsquoune personnaliteacute aussi

riche et heacuteteacuterodoxe que possible

Heacuteteacuteronomie et autonomie

Un autre couple conceptuel heacuteriteacute de Kant peut nous eacuteclairer sur la distinction entre

dressage et eacuteducation-eacuteleacutevation

Le dressage se complaicirct dans lrsquoheacuteteacuteronomie il y voit une ressource pour dominer le

sujet Il maintient le sujet dans un eacutetat de deacutependance sensible et de ceacuteciteacute intellectuelle

Lrsquoattitude religieuse conforme agrave cette orientation servile de lrsquoesprit est lrsquoiconodoule (de εἰκών

lrsquoimage et δουλεία lrsquoesclavage) a minima lrsquoorthodoxie (de όρθός droit et δόξα lrsquoopinion)

la bien-pensance

Lrsquoeacuteleacutevation au contraire vise lrsquoautonomie du sujet ndash ou plutocirct son autonomisation

(lrsquoautonomie relevant davantage du processus que de lrsquoeacutetat acquis) Le relais de cette

autonomie est lrsquoesprit critique le fameux sapere aude lrsquoattitude religieuse qui prendrait en

charge cette indeacutependance du jugement serait lrsquoiconoclasme (de εἰκών et κλάω briser) a

minima lrsquoheacuteteacuterodoxie (de ἕτερος autre) lrsquoopinion divergente deacuterangeante incommodante

eacutetonnante

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Contraindre et obliger

Selon une distinction commune de la philosophie morale obligation nrsquoest pas

contrainte

On contraint un ecirctre contre son greacute agrave se soumettre agrave une puissance exteacuterieure agrave sa

volonteacute Agrave lrsquoinverse un sujet srsquooblige quand il deacutecide de son propre chef de faire ce qursquoil aurait

pu ne pas faire On est contraint par la force agrave ecirctre enchaicircneacute par exemple on srsquooblige en

revanche agrave tenir sa parole quand bien mecircme aucune pression exteacuterieure nrsquointervient

La distinction entre obligation et contrainte ne recouvre pas la distinction entre motifs

exteacuterieurs et motifs inteacuterieurs On peut inteacuterioriser un motif qui eacutetait drsquoabord inteacuterieur sous la

forme drsquoun affect il srsquoagira alors toujours drsquoune contrainte Le truand qui me menace avec

une arme ne me force pas directement mais sa menace induisant chez moi un sentiment de

crainte est une contrainte indirecte Le rapport de force est meacutediatiseacute par un sentiment tout

inteacuterieur qui nrsquoest laquo moral raquo que par une approximation du terme (qui renvoie agrave la sphegravere

psychologique en geacuteneacuteral et non agrave la morale comprise comme philosophie de la geacuteneacuterositeacute)

La contrainte est physique ou sociale lrsquoobligation est de nature morale elle renvoie aux forces

vives qursquoun sujet conscient de lui-mecircme engage dans ses rapports agrave lui-mecircme et aux autres

Ainsi compris le dressage se contente de contraindre tandis que lrsquoeacuteducation qui eacutelegraveve

ambitionne drsquoobliger

Conformiser et eacutemanciper

Philippe Meirieu eacutevoque laquo la tension constitutive de lrsquoeacuteducation entre conformiser et

eacutemanciper raquo (Meirieu 1991) Selon ses propres termes il y a une laquo part de dressage et de

conformisation qui est constitutive du projet drsquoeacuteduquer raquo Mais il y a aussi la possibiliteacute de

valoriser laquo lrsquoexpression de lrsquooriginaliteacute de chacun raquo - ce que nous appelons eacuteleacutevation

P Meirieu ajoute que laquo la sanction assumerait parfaitement [cette] tension raquo Il nous

faudra deacuteterminer en quel sens car en lrsquoeacutetat la formule est mysteacuterieuse

Le dressage fait-il neacutecessairement partie du projet eacuteducatif Voilagrave la question

Preacutecisons lrsquoideacutee de conformisation il srsquoagit drsquoemployer le sujet agrave une fin qui lui est

extrinsegraveque Le sujet dresseacute est appreacutehendeacute comme un moyen utile En ce sens dresser crsquoest

deacutevelopper les faculteacutes drsquoadaptation du sujet pour eacutepanouir le milieu qui profitera de ses

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compeacutetences Eacutelever en revanche crsquoest deacutevelopper les faculteacutes du sujet pour lui-mecircme crsquoest

le consideacuterer comme une fin indeacutependamment de tout service qursquoil pourrait rendre en retour

eacutelever crsquoest adapter lrsquoenvironnement social pour eacutepanouir les faculteacutes du sujet Est dresseacute celui

qui est ajusteacute agrave la socieacuteteacute engageacute dans un rapport drsquoheacuteteacuteronomie et mecircme de soumission Est

eacuteleveacute celui qui est ajusteacute agrave lui-mecircme reacutealisant autant que possible lrsquoideacuteal drsquoautonomie

On objectera peut-ecirctre et agrave raison que cette opposition entre ajustement aux autres

et ajustement agrave soi est assez artificielle car la frontiegravere entre le soi et autrui est poreuse Le

solipsisme de lrsquoego compris comme monade (laquo sans porte ni fenecirctre raquo eacutecrivait Leibniz) est

certes aporeacutetique Mais de mecircme qursquoon ne saurait nier que le sujet et le milieu sont en

interaction on ne saurait nier leur diffeacuterenciation Je ne suis pas mon milieu je ne suis pas

autrui et de ce que ces deux pocircles soient deacutependants il ne srsquoensuit pas qursquoils se confondent

ou qursquoils doivent se confondre On peut ainsi ecirctre terriblement bien ajusteacute socialement tout en

eacutetant au comble de la deacutepossession de soi la Hitlerjugend avait un sens eacuteminent du sacrifice

Ce nrsquoest pas agrave dire que celui est ajusteacute agrave lui-mecircme ne pourra pas ecirctre ajusteacute aux autres

mais ce rapport agrave lrsquoalteacuteriteacute sera une eacutemergence au sens drsquoEdgar Morin les eacutemergences sont

des laquo proprieacuteteacutes ou qualiteacutes issues de lrsquoorganisation drsquoeacuteleacutements ou constituants divers associeacutes

en un tout indeacuteductibles agrave partir des qualiteacutes ou proprieacuteteacutes des constituants isoleacutes et

irreacuteductibles agrave ces constituants raquo ce sont des laquo qualiteacutes supeacuterieures issues de la complexiteacute

organisatrice raquo qui possegravedent cette capaciteacute de pouvoir laquo reacutetroagir sur les constituants en leur

confeacuterant les qualiteacutes du tout raquo (Morin 2004 p 263) Inversement on pourrait concevoir un

ajustement agrave soi qui reacutesulterait du dressage ndash hypothegravese toute theacuteorique car on ne voit pas

comment celui qui se voit comme un moyen pourrait se consideacuterer comme une fin ndash pour

reprendre une terminologie kantienne on ne voit pas comment le prix tout quantitatif

pourrait se transmuer en digniteacute qualitative Toute la question est alors de deacuteterminer si de

lrsquoeacuteleacutevation peut surgir la conformiteacute aux attentes sociales une subordination volontaire les

effets attendus du dressage et reacuteciproquement si de lrsquoheacuteteacuteronomie peut jaillir lrsquoautonomie

Ainsi on le voit lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation ne recoupe pas lrsquoopposition

du collectif et de lrsquoindividuel Social et moral ni ne se recouvrent (contrairement agrave ce que de

nombreuses traditions reacuteductionnistes proposent) ni ne srsquoexcluent

48

Psittacisme et appropriation

Le rapport au savoir est teinteacute par cette antinomie

Dresser en matiegravere drsquoinstruction crsquoest nrsquoexiger que le psittacisme (selon le neacuteologisme

de Leibniz) la reacutepeacutetition meacutecanique drsquoune lettre morte drsquoougrave le sens est absent et destineacutee agrave

ecirctre deacutesapprise sitocirct la tension qui reacuteclamait sa preacutesence cesse Effort de meacutemorisation certes

mais de tregraves court terme et pour un reacutesultat extrinsegraveque au savoir mecircme la note le diplocircme

la pose etc A contrario eacutelever crsquoest ambitionner la connaissance lrsquoappropriation organique

drsquoune information (crsquoest-agrave-dire selon le mot de Gregory Bateson drsquoune laquo diffeacuterence qui fait la

diffeacuterence raquo) qui demeurera disponible et servira agrave la formation du jugement La connaissance

est alors inteacutegreacutee

Le dressage instruit tant que dure la contrainte et ne vise qursquoau vernis de savoir en

sorte qursquoil soit bien uniforme et poli (au sens de polissage) quoique ce qui se trouve en-

dessous soit absolument ignoreacute Le dressage se combine fort bien avec une forme de

planification ndash des compeacutetences voire des personnaliteacutes Lrsquoeacuteleacutevation œuvre au contraire en

profondeur et on ne saurait preacutevoir ce qursquoelle engendre (ou ce qursquoelle segraveme selon une autre

analogie) eacutelever crsquoest creacuteer de lrsquoinattendu chez celui qursquoon eacuteduque

On peut anticiper ce que le dressage produit Le dressage produit ce que Nietzsche

appelle dans La Geacuteneacutealogie de la morale une laquo camisole de force sociale raquo (2000 p 122)

Lrsquohomme est rendu preacutevisible Lrsquoeacuteleacutevation engendre un reacutesultat impreacutevisible Carl Rogers eacutecrit

agrave ce sujet laquo cette personne apparaicirctra agrave elle-mecircme comme quelqursquoun agrave qui lrsquoon peut se fier

sans pourtant pouvoir preacutedire drsquoune faccedilon preacutecise son comportement raquo (1972 p 292)

Le dressage est susceptible drsquoune objectiviteacute dans ses proceacutedures il suffit drsquoappliquer

des routines (quoique les conseacutequences soient toujours marqueacutees du sceau de lrsquoincertitude ndash

routine nrsquoest pas algorithme) Lrsquoindustrialisation de lrsquoeacuteducation (un maximum drsquoeffets avec un

minimum de moyens) relegraveve de cette logique eacuteconomique qui vise lrsquoefficaciteacute agrave court terme

le dressage vise les reacutesultats Lrsquoeacuteleacutevation au contraire requiert implication empathie Son

issue est toujours incertaine et relegraveve drsquoune estheacutetique creacuteatrice Lrsquoeacuteleacutevation est centreacutee sur

la personne

Est dresseacute celui dont on a conditionneacute la conduite corporelle et prescrit ce qursquoil devait

penser Est eacuteleveacute celui dont on a deacuteconditionneacute lrsquoesprit pour lrsquoeacutelever autant que possible agrave

lrsquouniversel

49

Socialisation restreinte et socialisation eacutelargie

Dresser un esprit crsquoest socialiser le sujet avec une socieacuteteacute deacutetermineacutee agrave lrsquoexclusion de

toute autre crsquoest en faire le membre drsquoune communauteacute restreinte Dresser crsquoest faire de

lrsquoindividu un ecirctre de preacutejugeacutes gros de laquo repreacutesentations collectives raquo (selon la formule de

Durkheim) plein de laquo croyances dogmatiques raquo (comme Tocqueville lrsquoestimait neacutecessaire) qui

lrsquoaideront agrave inteacutegrer une eacutetroite socieacuteteacutendash cette socieacuteteacute hic et nunc Eacuteduquer au contraire crsquoest

moraliser le sujet crsquoest en faire un ecirctre aussi libre de preacutejugeacutes que possible Eacutelever crsquoest faire

de lrsquoindividu un courageux sceptique agrave mecircme de srsquoadapter agrave plusieurs socieacuteteacutes possibles

Degraves lors on voit que dresser crsquoest nrsquoexiger du sujet que sa seule obeacuteissance ndash

obeacuteissance qui sera drsquoautant plus reacuteussie qursquoelle sera passive automatiseacutee preacutevisible

homogegravene et laissant la personnaliteacute srsquoexprimer aussi peu que possible Dresser crsquoest

soumettre agrave lrsquoautoriteacute Eacutelever par contraste crsquoest refuser de faire obeacuteir pour faire obeacuteir crsquoest

exiger du sens en impliquant la personnaliteacute qursquoon cherche agrave eacutemanciper sans jamais pouvoir

preacutejuger de lrsquoorientation de cette eacutemancipation Eacutelever crsquoest aider un ecirctre agrave se saisir de son

originaliteacute agrave devenir ce qursquoil est (selon la formule de Pindare dans les Pythiques) agrave creacuteer de

lrsquoheacuteteacuterogegravene Crsquoest apprendre agrave dire non agrave reacutesister agrave refuser toute servitude volontaire

Inteacutegration versus eacutegoiumlsme

Dans Le cheval dans la locomotive Arthur Koestler a eacutecrit

Jrsquoai souligneacute plusieurs fois que les impulsions eacutegoiumlstes de lrsquohomme constituent

un danger historique bien moindre que ses tendances drsquointeacutegration Lrsquoindividu qui se

livre agrave un excegraves drsquoaffirmation agressive de son moi srsquoexpose aux repreacutesailles de la

socieacuteteacute il se met hors la loi il se place en dehors de la hieacuterarchie Le vrai croyant au

contraire srsquoy insegravere plus eacutetroitement il peacutenegravetre dans le sein de lrsquoeacuteglise ou du parti ou

geacuteneacuteralement du holon social auquel il abandonne sa personnaliteacute (Koestler 1968 p

230)

50

Crsquoest qursquoagrave tout prendre lrsquoeacutegoiumlste ne peut faire que peu de mal srsquoil est isoleacute il

rencontrera des forces qui srsquoopposent agrave ses desseins et il devra bien srsquoadapter laquo Les tendances

agrave lrsquointeacutegration sont incomparablement plus dangereuses que les tendances agrave lrsquoaffirmation du

moi raquo (Koestler 1968 p 219) En revanche lorsqursquoindividu se rattache agrave un groupe social et

que ce dernier exige la neacutegation de ses valeurs personnelles (comme observeacute dans lrsquoeacutetat

agentique cf infra) le pire est agrave craindre car rien nrsquoarrecircte un groupe galvaniseacute par la

conviction de bien faire Il y a des pathologies de lrsquointeacutegration quand le groupe social impose

des normes contraires agrave toute eacutethique

Le modegravele et le geacutenie

Dresser crsquoest exiger de la conduite une conformiteacute passive agrave des regravegles qui ne font pas

sens par elles-mecircmes aussi y a-t-il besoin de sollicitation (menace et reacutecompense) Dresser

crsquoest produire du conformisme Eacutelever crsquoest apprendre lrsquooriginaliteacute un style lrsquouniciteacute de la

personnaliteacute

Olivier Reboul eacutecrit ainsi laquo Eacuteduquer ce nrsquoest pas fabriquer des adultes selon un modegravele

crsquoest libeacuterer en chaque homme ce qui lrsquoempecircche drsquoecirctre soi lui permettre de srsquoaccomplir selon

son ldquogeacutenierdquo singulier raquo (Reboul 2010 p 22) Fabriquer des adultes selon un modegravele crsquoest

dresser libeacuterer des obstacles qui empecircche le laquo geacutenie raquo individuel crsquoest eacutelever

Le dressage apprend lrsquoautomate agrave lrsquoecirctre humain Lrsquoeacuteleacutevation apprend agrave donner du sens

laquo crsquoest la deacutecouverte drsquoun sens qui vient de lrsquointeacuterieur de soi-mecircme drsquoun sens qui vient drsquoune

eacutecoute sensible et accueillante agrave toute la complexiteacute de ce que lrsquoon vit en soi raquo en vue de

produire ce que Carl Rogers nomme congruence (Rogers 1972 pp 268-269)

Le besoin de croyance et lrsquoesprit libre

En matiegravere intellectuelle celui qui est dresseacute ne demande rien drsquoautre que des

arguments drsquoautoriteacute auxquels se soumettre Celui qui est eacuteleveacute pourra examiner lrsquoideacutee pour

elle-mecircme indeacutependamment de celui qui lrsquoa eacutenonceacutee

Le dresseacute a besoin de croire (au sens de Nietzsche dans Le Gai savoir)

51

La quantiteacute de croyance dont quelqursquoun a besoin pour se deacutevelopper la

quantiteacute de ldquostablerdquo auquel il ne veut pas qursquoon touche parce qursquoil y prend appui ndash

offre eacutechelle de mesure de sa force (ou pour mrsquoexprimer plus clairement de sa

faiblesse) (Nietzsche 1997 p 292)

Lrsquoeacuteleveacute a le courage de lrsquoincertitude

on pourrait penser un plaisir et une force de lrsquoautodeacutetermination une liberteacute de

la volonteacute par lesquelles un esprit congeacutedie toute croyance tout deacutesir de certitude

entraicircneacute qursquoil est agrave se tenir sur des cordes et des possibiliteacutes leacutegegraveres et mecircme agrave danser

jusque sur le bord des abicircmes Un tel esprit serait lrsquoesprit libre par excellence

(Nietzsche 1997 p 294)

Potestas et auctoritas

Lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation a eacutegalement une connotation politique

symptomatique de la relation que lrsquoeacuteducateur entretient avec lrsquoeacuteduqueacute et lrsquoeacuteducation

Dresser crsquoest se soumettre agrave une autoriteacute speacuteciale agrave lrsquoautoriteacute drsquoune ideacuteologie par

laquelle on aliegravene son jugement Peu importe que cette autoriteacute soit rationnelle quand on

dresse le plus rationnel des nomoi est encore une theacutemis Eacutelever crsquoest initier agrave lrsquoAutoriteacute de la

Culture freacutequenter les grandes œuvres qui forment le jugement et visent un commun destineacute

agrave srsquoeacutelargir Rien ne paraicirct alors plus insupportable que lrsquoarbitraire

Dresser crsquoest imposer une hieacuterarchie ougrave le maicirctre commande et le sujet obeacuteit Eacutelever

crsquoest engager une relation drsquoeacutegaliteacute ougrave maicirctre et eacutelegraveve se respectent et sont co-responsables

des apprentissages

Celui qui est dresseacute est deacutependant drsquoun supeacuterieur Celui qui est eacuteleveacute recherche

lrsquoindeacutependance

52

Le sujet dresseacute est reacuteduit agrave lrsquoexpression de son utiliteacute agrave court terme il est fait pour une

fonction et crsquoest la fonction qui deacutetermine lrsquoorganon cet instrument qursquoest le corps On

cherche agrave employer agrave avoir du rendement Le sujet dresseacute peut bien ecirctre un speacutecialiste ndash il

nrsquoest que speacutecialiste Le sujet eacuteleveacute lrsquoest pour lui-mecircme sans que son eacuteducation ne se justifie

par avance par ce qursquoil restituera par la suite Lrsquoissue est de lrsquoordre du possible dans un horizon

drsquoincertitude Ce qursquoil apprend nrsquoest pas utilitaire ndash mais utilisable mobilisable crsquoest lrsquoorganon

qui creacutee la fonction Lrsquoeacuteducation est alors ressource disponibiliteacute feacuteconditeacute Le sujet srsquoeacutelegraveve agrave

la hauteur drsquoune culture geacuteneacuterale ndash qui nrsquointerdit pas la speacutecialisation mais invite agrave ces

eacutechanges de points de vue (analyse et synthegravese) qui font la vie de lrsquointelligence dialectique

Former et apprendre

Peut-ecirctre agrave la place du dressage aurions-nous gagneacute agrave parler de formation au sens ougrave

Olivier Reboul la deacutefinit laquo Qursquoest-ce que la formation [hellip] la formation est la preacuteparation de

lrsquoindividu agrave telle ou telle fonction sociale raquo (Reboul 2010 p 17) En revanche nous donnons

un tout autre sens beaucoup plus large au terme eacutelever qui deacutesigne chez Reboul laquo lrsquoeacuteducation

spontaneacutee raquo (Reboul 2010 p 16) essentiellement familiale (maternelle mecircme semble-t-il)

faite sans programme sans intention sans codification A contrario lrsquoeacuteducation serait

lrsquoapanage des professionnels Drsquoun cocircteacute la famille qui eacutelegraveve baigneacutee dans des affects de

lrsquoautre cocircteacute lrsquoenseignant qui eacuteduque et fait apprendre par des techniques codifieacutees sans

avoir besoin de se faire aimer

Cette dichotomie nous paraicirct contestable Deacutejagrave parce que seacuteparer lrsquoaffect de la raison

nous semble psychologiquement ecirctre une gageure ensuite parce qursquoeacutetablir une frontiegravere

stricte entre eacutelever et eacuteduquer (en fait instruire) nous paraicirct artificiel La raison de cette

seacuteparation stricte apparaicirct plus loin lorsque Reboul deacutecrit la famille comme une structure

hieacuterarchique

Piaget (1957) a montreacute que la famille tend agrave maintenir chez lrsquoenfant une morale

de contrainte et de soumission agrave une regravegle drsquoautant plus sacreacutee qursquoelle est

incomprise En proteacutegeant lrsquoenfant et en lrsquoeacutelevant la famille risque toujours drsquoen faire

un eacuteternel mineur (Reboul 2010 p 33)

53

Si la famille eacutetait condamneacutee agrave ecirctre cette monarchie conservatrice qui se contente de

soumettre on pourrait accorder cette deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de sa capaciteacute agrave eacuteduquer Mais il nrsquoy

aucune fataliteacute agrave ce que la famille reproduise ce modegravele asservissant En revanche nous nous

accordons avec Reboul lorsqursquoil donne cette signification agrave lrsquoexpression apprendre crsquoest-agrave-dire

apprendre agrave laquo devenir meilleur raquo laquo Deacutevelopper les potentialiteacutes drsquoecirctre humain que chacun

porte en soi Lrsquoeacuteducation dans tous les domaines depuis la naissance jusqursquoau dernier jour

crsquoest drsquoapprendre agrave ecirctre homme raquo (Reboul 2010 p 19) Crsquoest cet apprendre que nous avons

deacutesigneacute sous le terme drsquoeacuteleacutevation

LrsquoEacutecole et lrsquoeacuteducation relativiste

Henri Laborit dans lrsquoEacuteloge de la fuite comprend lrsquoeacuteducation comme laquo formation du

systegraveme nerveux raquo (Laborit 1985b p 56)

LrsquoEacutecole a drsquoapregraves lrsquoauteur pour but de laquo creacuteer des automatismes de comportements

de jugements de penseacutee raquo agrave mecircme de fournir agrave ceux qui la subissent laquo un langage une

attitude des habitudes des jugements conformes agrave la structure hieacuterarchique de dominance raquo

(Laborit 1985b p 57) Il srsquoagit de produire du conformisme afin que lrsquoenfant soit le plus

possible laquo lrsquoentiegravere expression de son milieu raquo Lrsquoambition de cette eacuteducation est laquo la

promotion sociale raquo et elle ne peut produire que lrsquointoleacuterance laquo car lrsquointoleacuterance et le

sectarisme sont toujours le fait de lrsquoignorance et de la soumission sans conditions aux

automatismes les plus primitifs eacuteleveacutes au rang drsquoeacutethiques de valeurs eacuteternelles jamais remises

en cause raquo (Laborit 1985b p 58) Telle est drsquoapregraves la distinction que nous proposons la viseacutee

du dressage

Lrsquoeacuteducation relativiste vise au contraire laquo la creacuteativiteacute lrsquooriginaliteacute de penseacutee raquo Il srsquoagit

de stimuler les zones associatives afin de leur laisser une indeacutependance fonctionnelle

Lrsquoeacuteducation de la creacuteativiteacute exige drsquoabord de dire qursquoil nrsquoexiste pas de certitudes

ou du moins que celles-ci sont toujours temporaires efficaces pour un instant donneacute

de lrsquoeacutevolution mais qursquoelles sont toujours agrave redeacutecouvrir dans le seul but de les

abandonner aussitocirct que leur valeur opeacuterationnelle a pu ecirctre deacutemontreacutee Lrsquoeacuteducation

54

que jrsquoai appeleacutee ldquorelativisterdquo me paraicirct ecirctre la seule digne du petit de lrsquoHomme (Laborit

1985b p 57)

Il srsquoagit drsquoeacutelever des laquo individus sans uniformes raquo aptes agrave la toleacuterance Celui qui srsquoeacutelegraveve

deacutecouvre bien une angoisse ndash mais crsquoest celle de la responsabiliteacute

Eacutetat agentique et eacutetat autonome

Le dressage produit cet eacutetat agentique deacutecrit par Milgram lrsquoindividu se conccediloit comme

un simple agent drsquoexeacutecution au service drsquoun supeacuterieur qursquoil considegravere comme leacutegitime

Lrsquoeacuteleacutevation conduit au contraire agrave lrsquoautonomie qui consiste a minima dans le fait de se sentir

lrsquoauteur de sa propre conduite

Milgram deacutecrit lrsquoeacutetat agentique de la maniegravere suivante laquo Par [eacutetat agentique] je

deacutesigne la condition de lrsquoindividu qui se considegravere comme lrsquoagent exeacutecutif drsquoune volonteacute

eacutetrangegravere par opposition agrave lrsquoeacutetat autonome dans lequel il estime ecirctre lrsquoauteur de ses actions raquo

(Milgram 2017 p 203)

Milgram preacutecise le statut pheacutenomeacutenologique de lrsquoeacutetat agentique

un individu est en eacutetat agentique quand dans une situation sociale donneacutee il se deacutefinit

de faccedilon telle qursquoil accepte le controcircle total drsquoune personne posseacutedant un statut plus eacuteleveacute

Dans ce cas il ne srsquoestime plus responsable de ses actes Il voit en lui un simple instrument

destineacute agrave exeacutecuter les volonteacutes drsquoautrui (Milgram 2017 p 203)

Lrsquoeacutetat agentique est un eacutetat mental qui srsquoapprend et crsquoest cet apprentissage de

lrsquoobeacuteissance et de soumission agrave lrsquoautoriteacute que nous entendons par dressage

Lrsquohomme domestiqueacute et lrsquohomme reacutealiseacute

Avec le dressage lrsquoenfant est toujours suspect par principe crsquoest lui qursquoon accusera en

prioriteacute par rapport agrave lrsquoadulte Lrsquoenfant est consideacutereacute comme deacuteviant comme un criminel en

puissance Il faut donc le redresser le dressage suppose un pessimisme anthropologique Avec

lrsquoeacuteleacutevation la responsabiliteacute est partageacutee et mecircme assumeacutee largement par lrsquoadulte Quant agrave

55

lrsquoenfant il nrsquoest pas consideacutereacute comme mauvais a priori il est donc agrave guider agrave orienter en

partant de ce qursquoil est en supposant moins qursquoil voudra le bien qursquoil ne voudra pas le mal

Kant est un repreacutesentant de ce pessimisme anthropologique il estime donc neacutecessaire

la preacutesence drsquoun maicirctre pour contenir la tendance creacutepusculaire des liberteacutes Dans lrsquoIdeacutee drsquoune

histoire universelle au point de vue cosmopolite on lit laquo Lrsquohomme est un animal qui du

moment ougrave il vit parmi drsquoautres individus de son espegravece a besoin drsquoun maicirctre Car il abuse agrave

coup sucircr de sa liberteacute agrave lrsquoeacutegard de ses semblables raquo (Kant 2011) Drsquoougrave la neacutecessiteacute tregraves tocirct de

la discipline pour contenir les laquo penchants animaux raquo de lrsquohomme - sans quoi laquo il suivra tous

ses caprices raquo (Kant 1974 p 71) et il srsquoadonnera agrave la sauvagerie Lrsquo laquo unique cause du mal

crsquoest que la nature nrsquoest pas soumise agrave des regravegles raquo (Kant 1974 p 80) En ce sens Kant

considegravere que le dressage doit ecirctre chronologiquement premier laquo La premiegravere eacutepoque chez

lrsquoeacutelegraveve est celle ougrave il doit faire preuve de soumission et drsquoobeacuteissance passive raquo Mais crsquoest pour

mieux preacuteparer la seconde eacutepoque ougrave la liberteacute lui est restitueacutee ndash mais toujours sous forme

drsquoobeacuteissance agrave la loi Drsquoougrave la difficulteacute ineacutevitable laquo comment unir la soumission sous une

contrainte leacutegale avec la faculteacute de se servir de sa liberteacute Car la contrainte est neacutecessaire raquo

(Kant 1974 p 87) Le paradoxe la difficulteacute consiste agrave penser une contrainte libeacuteratrice une

soumission eacutemancipatrice

Le moyen et la fin

Avec le dressage il y a une deacuteconnexion des moyens aux fins tous les moyens sont

jugeacutes pertinents pour peu qursquoils soient efficaces La fin justifie les moyens y compris la

violence

Avec lrsquoeacuteleacutevation il y a une continuiteacute entre les fins et les moyens employeacutes pour y

parvenir Des moyens sont absolument exclus

La moraline et la vraie morale

Le dressage produit de la moraline La moraline se crispe sur quelques apparences de

civilisation se veut rigide et inflexible et nrsquoest que la caricature vide la momification drsquoune

vie morale qui srsquoest eacutevideacutee de sa substance La moraline ne cherche que lrsquoexactitude dans les

apparences la vie inteacuterieure ne lrsquointeacuteresse pas Elle nrsquoaime elle nrsquoadore que le protocole

lrsquoapparence de vertu le masque Drsquoougrave son attachement aux mots principalement aux grands

56

mots qui semblent se reacutealiser par le fait mecircme de les invoquer dans une performativiteacute

magique

Lrsquoeacuteleacutevation engendre une laquo vraie morale raquo au sens de Pascal (fragment 513 dans

lrsquoeacutedition Lafuma laquo la vraie morale se moque de la morale raquo Pascal 1972 p 576) La vraie

morale est subversive peacutetillante insolente (au sens eacutetymologique drsquoinsolens insolite) au

besoin elle est porteacutee par lrsquoexigence de ne pas se satisfaire de ce que lrsquoon a et encore moins

de ce que lrsquoon est Elle nrsquoaime que lrsquoauthenticiteacute la congruence entre penseacutees affects et

conduite la probiteacute jusqursquoagrave la dureteacute

Bonhomie et bonteacute

Chamfort dans ses Maximes (119) a eacutecrit laquo Un homme sans eacuteleacutevation ne saurait avoir

de bonteacute il ne saurait avoir que de la bonhomie raquo Crsquoest cette bonhomie que vise au mieux

le dressage au point de vue moral lrsquoagreacuteable compagnie la politesse Lrsquoeacuteleacutevation vise la bonteacute

crsquoest une geacuteneacuterositeacute inventive

Pour le dire dans le vocabulaire de Rousseau le dressage favorise lrsquoamour-propre (la

comparaison la rivaliteacute la laquo fureur de se distinguer raquo) Lrsquoeacuteleacutevation renforce lrsquoamour de soi

(passion primitive qui nous recentre sur nous-mecircme)

Conversions

Dans la suite de notre travail nous utiliserons volontiers le terme de conversion pour

deacutesigner le geste eacuteducatif par lequel on eacutelegraveve Mais une preacutecision est indispensable car le

terme de laquo conversion raquo a deux sens un sens religieuxdogmatique et un sens proprement

philosophique Ce premier sens apparaicirct lorsqursquoon dit laquo convertir agrave raquo ndash un dogme il srsquoagit de

conformer lrsquoopinion et mecircme de lrsquoalieacutener absolument agrave une autoriteacute personnifieacutee et qui ferait

du sujet de la conversion un sujet de laquo gracircce raquo auquel on aurait laquo reacuteveacuteleacute raquo la veacuteriteacute Le second

sens eacutemerge lorsqursquoon dit laquo convertir vers raquo il srsquoagit drsquoeacutemanciper absolument le jugement et

de produire un mouvement zeacuteteacutetique sans preacutesomption de possession aleacutethique La

conversion au premier sens du terme preacutetend ecirctre la lumiegravere mecircme voire la vision quand la

conversion au second sens terme nrsquoentend qursquoorienter diffeacuteremment le regard en laissant au

sujet la liberteacute de voir ou de ne voir pas

57

Crsquoest par ce second sens de la conversion (περιαγωγή) que Platon caracteacuterise

lrsquoeacuteducation (παιδεία 518b) lorsqursquoil eacutecrit dans la Reacutepublique (livre VII 518d )

Il existerait degraves lors dis-je un art pour cela un art de ce retournement un art

consacreacute agrave la maniegravere dont cet instrument peut ecirctre retourneacute le plus facilement et le

plus efficacement possible non pas lrsquoart de produire en lui la puissance de voir puisqursquoil

la possegravede deacutejagrave sans ecirctre toutefois correctement orienteacute ni regarder lagrave ougrave il faudrait

mais lrsquoart de mettre en œuvre ce retournement (Platon 2011 p 1683)

Lagrave ougrave nous nous seacuteparons de Platon crsquoest quand il estime (dans le contexte de la

Reacutepublique) que cette eacuteducation est reacuteserveacutee agrave une eacutelite celle qui devra gouverner Nous

pensons au contraire que la seule eacuteducation viable est celle qui vise lrsquoexcellence pour tous

autant que possible Sans quoi on aura tocirct fait de se satisfaire du dressage pour tous autant

que possible La socieacuteteacute la culture lrsquohumaniteacute a tout agrave perdre de ce manque drsquoambition

eacuteducatif qui souvent dans un cynisme qui passe par trop inaperccedilu se preacutesente en reacutealisme

Se contenter de dresser crsquoest refuser drsquoaccorder agrave lrsquoeacuteducation sa mission crsquoest donc au sens

propre deacutemissionner

Disons les choses plus nettement il y a une conversion qui dresse qui aliegravene par la

certitude qursquoelle apporte et une conversion qui eacutelegraveve qui eacuteduque par lrsquoincertitude agrave laquelle

elle preacutepare

Peut-on passer drsquoune conversion agrave une autre Peut-on soutenir ce paradoxe (cette

contradiction ) contraindre agrave ecirctre libre Faire violence pour eacutemanciper Drsquoapregraves A

Ouzoulias la reacuteponse de Platon peut se comprendre dans cette optique laquo il faut une violence

initiale pour contraindre par une intervention exteacuterieure lrsquoacircme agrave se tourner vers les veacuteriteacutes

premiegraveres [hellip] La peacutedagogie nrsquoeacutechappe pas agrave ce tour de force initial raquo (Kahn Ouzoulias amp

Thierry 1990 pp 19-49) Crsquoest aussi la proposition de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas agrave eacutecrire dans

Le Contrat social qursquoau sujet refusant drsquoobeacuteir agrave la Volonteacute Geacuteneacuterale laquo on le forcera drsquoecirctre

libre raquo (Rousseau 1971a p 524) Cet oxymore est-il lrsquoune de ces (in)eacutevidences incontournables

de la philosophie de lrsquoeacuteducation et qui fait de la sanction une fataliteacute

58

Dans la suite de notre texte nous entendrons par conversion cette maniegravere drsquoeacutelever

lrsquoecirctre agrave eacuteduquer ndash conversion non seulement compatible avec le principe de laiumlciteacute mais qui

pourrait mecircme en ecirctre sa condition de possibiliteacute

12 Quelques preacutecisions au sujet du vocabulaire employeacute

121 Pourquoi nous ne sommes pas kantien

Contrairement agrave ce que le vocabulaire employeacute preacuteceacutedemment laisse entendre

lrsquoorientation drsquoune telle division nrsquoest pas drsquoobeacutedience kantienne

On sait que Kant a fait de lrsquoautonomie la viseacutee de la morale ecirctre capable de se

deacuteterminer en dehors de toute affection sensible Chez Kant cela signifie le fait de se

deacuteterminer par la raison en fonction non de la matiegravere de la repreacutesentation mais de sa forme

seule agrave savoir drsquoapregraves une loi porteuse de lrsquoexigence drsquouniversaliteacute Cette loi eacutetant la mecircme

pour tous les ecirctres capables de moraliteacute il srsquoensuit que la moraliteacute est agrave comprendre drsquoapregraves

un modegravele unique celui drsquoune volonteacute sainte qui agirait spontaneacutement drsquoapregraves le principe de

la loi morale On nrsquoa donc chez Kant le choix en morale qursquoentre une heacuteteacuteronomie (soumission

agrave la sensibiliteacute) et lrsquoautonomie (soumission agrave un modegravele rationnel de conduite)

Dans cette optique il nrsquoy a il ne doit y avoir aucune place pour lrsquooriginaliteacute morale

Lrsquoheacuteteacuteronomie est marqueacutee du sceau de la deacutetestable pluraliteacute lrsquoautonomie au contraire vise

lrsquouniteacute Lrsquoautonomie drsquoapregraves Kant crsquoest la capaciteacute agrave agir drsquoapregraves un modegravele unique de

conduite Or cette conception de lrsquoautonomie nous paraicirct pauvre deacutesincarneacutee homogegravene

abstraite ndash en un mot en accordant tout agrave la raison et rien agrave la sensibiliteacute Kant nous paraicirct

manquer ce que lrsquoeacutethique a de vivant Singuliegravere liberteacute que de ne pouvoir srsquoeacutelever que contre

la nature

Crsquoest que la morale theacuteoriseacutee kantienne repose sur le preacutesupposeacute drsquoun dualisme entre

sensibiliteacute et raison (ou nature et liberteacute) la distance qui les abicircme srsquoavegravere agrave ce point radicale

que tous les ponts conceptuels du monde ne peuvent les relier Lrsquoeacutecart originaire ne saurait

ecirctre reacutesorbeacute la contradiction toujours en lrsquohumain persistera il faudra choisir entre un

despotisme exteacuterieur (la nature) et un despotisme inteacuterieur (la fameuse laquo voix drsquoairain raquo de

lrsquoIdeacutee de devoir) Lrsquoappel kantien agrave la subjectiviteacute est pertinent mais la reacuteduction de la

subjectiviteacute agrave la subjectiviteacute transcendantale toute de raison et deacutesaffecteacutee eacutevide la moraliteacute

de toute appropriation effective par un sujet capable drsquoinventer et mecircme drsquoaimer

59

Agrave rebours de cette conception homogegravene et universelle de lrsquoautonomie nous

soutenons (drsquo)apregraves Guyau une conception anomique de la solidariteacute morale Lrsquooriginaliteacute

individuelle dans ce qursquoelle a de creacuteatrice drsquoinnovant drsquoimpreacutevisible dans lrsquoart drsquointensifier la

vie

En raison de la reacutesonance extraordinaire de la terminologie kantienne dans le champ

moral (ougrave le concept drsquoautonomie a connu une fortune qui va souvent jusqursquoau contresens)

nous conservons le terme drsquoautonomie avec le deacuteplacement de sens que nous venons de

proposer lrsquo αὐτός de lrsquoautonomie nrsquoest pas de lrsquoordre universel de la raison mais relegraveve drsquoune

creacuteation originale reacutepondant agrave lrsquoappel de la vie

122 Pourquoi nous ne sommes pas nietzscheacuteen

On trouve chez Nietzsche une distinction approchante entre dresser et eacutelever ndash mais

son sens est radicalement diffeacuterent Dans Le Creacutepuscule des idoles (2005 p 162 et ss)

Nietzsche oppose le dressage (Zaumlhmung) et lrsquoeacutelevage (Zuumlchtung) Patrick Wotling a deacutemontreacute

(Wotling 2012 pp 275-298) que le premier est le fruit de la civilisation le second de la culture

et que la condamnation par Nietzsche du dressage (sur la base drsquoune critique du ressentiment)

repose sur la promotion de lrsquoeacutelevage P Wotling eacutecrit en ce sens

La veacuteritable ligne de force de lrsquoopposition tient agrave ce que la Cultur met en œuvre

une Zuumlchtung en accord avec les exigences fondamentales de la volonteacute de puissance

et recherche lrsquoeacuteleacutevation de la valeur de lrsquohomme alors que la Civilisation par exemple

le christianisme est une forme deacutecadente de culture qui ne met en œuvre qursquoune

Zaumlhmung visant agrave brimer la volonteacute de puissance agrave rendre malade et agrave affaiblir le type

drsquohomme que Nietzsche caracteacuterise comme supeacuterieur accompli ou encore abouti et

agrave privileacutegier lrsquoapparition drsquoun type deacutecadent (Wotling 2012 p 298)

Mais Nietzsche estime que la distinction entre dressage et eacutelevage tient moins aux

moyens engageacutes (qui sont effroyables et immoraux) qursquoagrave leur viseacutee laquo La morale de lrsquoeacutelevage

et la morale du dressage se valent parfaitement quant aux moyens qursquoelles emploient pour

60

srsquoimposer raquo (Nietzsche 2005 p 165) elles rendent malades Mais lagrave ougrave le dressage rend

malades les ecirctres les plus forts les plus emplis de vitaliteacute lrsquoeacutelevage rend malade les ecirctres les

plus cheacutetifs afin que les plus forts puissent eacutepanouir leur puissance Le dressage vise

lrsquoaffaiblissement voire lrsquoannihilation des pulsions de vie notamment en deacuteveloppant la

mauvaise conscience (voir le second traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale 2000 et notamment

p 128 et ss) Lrsquoeacutelevage au contraire consiste agrave eacuteduquer ndash agrave commencer par lrsquoeacuteducation du

corps qui doit assimiler les contraintes afin de produire agrave lrsquohorizon de plusieurs geacuteneacuterations

un style (voir Le Creacutepuscule des idoles Raids drsquoun inactuel sect47 2005 pp 212-213) Nietzsche

demeure un auteur pour lequel la contrainte y compris dans ce qursquoelle a de plus absurde

demeure absolument requise pour faire naicirctre de la culture ndash le sect188 de Par-delagrave bien et mal

est par exemple consacreacute agrave la critique du laisser-aller et propose en contrepoint un eacuteloge de

la contrainte laquo cette tyrannie cet arbitraire cette rigoureuse et grandiose becirctise ont eacuteduqueacute

lrsquoesprit lrsquoesclavage est semble-t-il au sens le plus grossier et le plus subtil le moyen

indispensable pour discipliner et eacutelever lrsquoesprit aussi raquo (Nietzsche 2003 p 144) Lrsquoobeacuteissance

serait ainsi lrsquoimpeacuteratif mecircme de la nature

Nous nous seacuteparons de Nietzsche en distinguant eacutelevage et eacuteleacutevation Si eacutelevage et

dressage srsquoopposent sur les fins ils srsquoaccordent sur les moyens eacutelevage et eacuteleacutevation

srsquoopposent sur les moyens Lrsquoeacutelevage se fait par la contrainte qui se perpeacutetue sur des

geacuteneacuterations et fait fi de la personnaliteacute (preacutecisons des plus humbles) Nietzsche eacutetait un esprit

radicalement aristocratique qui croyait agrave la neacutecessiteacute de lrsquoesclavage (Creacutepuscule des idoles sect40

agrave proposer des ouvriers auxquels on accorde des droits laquo Si lrsquoon veut atteindre un but on doit

en vouloir aussi les moyens si lrsquoon veut des esclaves on est fou de leur accorder ce qui en fait

des maicirctres raquo 2005 p 206) Lrsquoeacuteleacutevation telle que nous lrsquoentendons engage des moyens qui

interdisent de penser lrsquoautre autrement que comme une fin

La liberteacute peut-elle ecirctre atteinte par des moyens liberticides Apregraves Hegel qui estimait

que lrsquoalieacutenation conditionne la culture Nietzsche lrsquoaffirme crsquoest par lrsquoobeacuteissance

inconditionneacutee agrave des lois arbitraires (on mesure la distance avec Kant pour lrsquoauteur de la

Critique de la raison pratique la loi morale est tout sauf arbitraire) qursquoon parvient agrave eacutelever

lrsquoesprit Le paradoxe est assumeacute la liberteacute dans lrsquoeacuteducation relegraveverait du fantasme anarchiste

(terme qui sert chez Nietzsche de fourre-tout agrave lrsquoinstar des ideacutees modernes et qui deacutesignent

lrsquoeacutegalitarisme autant que la haine de la souffrance) seules la contrainte et osons mecircme la

dureteacute sont agrave mecircme drsquoeacutelever lrsquohomme Pour Nietzsche la liberteacute nrsquoest pas une donneacutee initiale

61

elle est une conquecircte contre soi et contre autrui au besoin La liberteacute est libeacuteration de

puissance La plasticiteacute de lrsquohomme fait qursquoil est creacuteateur et creacuteature ndash et que crsquoest agrave la laquo grande

politique raquo drsquoœuvrer agrave ce que lrsquohomme peut devenir le Surhumain

Pour notre part nous pensons que lrsquoœuvre de lrsquoeacuteducation doit prendre lrsquoecirctre agrave eacuteduquer

comme une fin indeacutependamment de toute grande politique (au sens nietzscheacuteen du terme)

Lrsquoeacutemancipation et la culture de ses faculteacutes pour elles-mecircmes doivent ecirctre les objectifs au

fond plus humbles des peacutedagogues qui ne veulent pas eacutelever des laquo races raquo Plus humbles et

pourtant plus deacutelicats car il ne srsquoagit pas de reacuteserver lrsquoeacuteleacutevation (plutocirct que lrsquoeacutelevage) aux

happy few Et surtout nous pensons que ce nrsquoest pas un paradoxe mais une veacuteritable

contradiction que de vouloir eacutelever avec des moyens contraires agrave toute eacuteleacutevation On ne

deacuteveloppe pas lrsquoindeacutependance drsquoesprit en lrsquoasservissant Nietzsche du reste lrsquoaccorderait

pour les masses le reacutesultat en serait un terrifiant conformisme Mais Nietzsche nrsquoa cure des

masses qursquoil meacuteprise il est tourneacute vers lrsquoexception reacutesiliente qui jusqursquoalors nrsquoa eacutemergeacute que

par le fait du hasard celle qui saura un jour creacuteer parce qursquoelle aura appris agrave obeacuteir Crsquoest lagrave ce

que nous contestons doublement drsquoune part les masses ne doivent pas ecirctre sacrifieacutees au

profit drsquoune eacutelite culturelle drsquoautre part la contrainte (laquo agrave deux doigts de la tyrannie au seuil

mecircme du danger drsquoasservissement raquo eacutecrit Nietzsche au sect38 du Creacutepuscule des idoles 2005

p203) au fond martiale (laquo La guerre eacutelegraveve agrave la liberteacute [hellip] Lrsquohomme libre est guerrier raquo 2005

p 203) nrsquoest sans doute pas un proceacutedeacute approprieacute pour creacuteer de la creacuteation Elle est bien plus

propre agrave creacuteer des neacutevroses et des troubles de la personnaliteacute que de la grandeur ndash agrave supposer

drsquoailleurs que la grandeur loueacutee par Nietzsche soit autre chose qursquoune neacutevrose (et sans doute

pas une laquo neacutevrose de la santeacute raquo comme le philosophe lrsquoestimait pourtant au sect4 de son Essai

drsquoautocritique consacreacute agrave La Naissance de la trageacutedie 1993 p26)

13 Problegravemes lieacutes

131 Antinomie 1 socialiser avec quelle socieacuteteacute

Le concept de socialisation est ambigu On peut reacuteduire toute lrsquoeacuteducation agrave cette

fonction Mais il faut aussitocirct alors demander agrave la suite drsquoOlivier Reboul laquo ldquoLa socialisationrdquo

crsquoest inteacutegrer lrsquoenfant agrave la socieacuteteacute mais agrave quelle socieacuteteacute raquo (La Philosophie de lrsquoeacuteducation p

10)

62

Socialisations

Tant qursquoil sera en lien avec autrui le sujet pourra ecirctre dit socialiseacute mais quel genre de

lien veut-on Veut-on un lien drsquoobeacuteissance et de conformisme Voici le dressage Veut-on un

lien de dialogue et de liberteacute Voici lrsquoeacuteleacutevation la veacuteritable eacuteducation

Srsquoagit-il de socialiser avec les seuls contemporains et la seule citeacute drsquoappartenance du

sujet On parlera alors de dressage on exige du sujet socialiseacute qursquoil se conforme aux normes

de son temps et de sa localiteacute Srsquoagit-il de socialiser avec la socieacuteteacute humaine en son entier par-

delagrave les frontiegraveres au-delagrave du cercle (toujours eacutetroit) du preacutesent Srsquoagit-il de socialiser avec

lrsquoavenir avec la socieacuteteacute possible On parlera alors drsquoeacutelever on invite le sujet agrave se deacuteprendre

des liens contingents qursquoil entretient avec le monde hic et nunc pour srsquoapproprier la Culture

Socialiser ou eacutemanciper

Cette antinomie de lrsquoeacuteducation pourrait ecirctre preacutesenteacutee autrement socialiser ou

eacutemanciper On aimerait on voudrait reacutepondre les deux Mais agrave lrsquoextrecircme nrsquoy a-t-il pas risque

drsquoantinomie Lrsquoeacutemancipation la libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de tout preacutejugeacute y compris sociaux le

deacuteveloppement de lrsquoesprit critique (y compris agrave lrsquoencontre des structures sociales) srsquoagit-il lagrave

drsquoun ideacuteal compatible avec lrsquoobeacuteissance exigeacutee dans lrsquoordre social Le cas de deacutesobeacuteissance

civile ou lrsquoexemple reacutecent des lanceurs drsquoalerte meacuterite agrave cet eacutegard toute notre attention crsquoest

lagrave le comble de lrsquoeacutemancipation et on voit (notamment concernant les lanceurs drsquoalerte) les

Eacutetats heacutesitent entre un eacuteloge formel (il faut proteacuteger les lanceurs drsquoalerte) et un formalisme

juridique qui encadre ladite deacutesobeacuteissance pour mieux la controcircler et lrsquoabolir comme

deacutesobeacuteissance Eacuteduquer est-ce susciter des vocations de lanceurs drsquoalertes y compris dans

lrsquoilleacutegaliteacute est-ce inciter agrave deacutesobeacuteir Il y a certes un paradoxe que le groupe de Palo Alto a

bien compris agrave formuler une injonction du genre deacutesobeacuteissez car alors la deacutesobeacuteissance

induite nrsquoest que lrsquoeffet drsquoune obeacuteissance

Toute la question est donc eacuteduquer est-ce apprendre la simple obeacuteissance ou au

contraire la dangereuse et vigoureuse deacutesobeacuteissance Les deacutesobeacuteissants sont-ils des bons ou

des mauvais citoyens ndash drsquoauthentiques citoyens ou des hors-la-loi selon le titre de lrsquoœuvre de

Manuel Cervera-Marzal (MAUSS 2016)

63

Lrsquoeacuteconomie contre la culture

Nous soutenons donc lrsquoideacutee que la laquo socialisation raquo a deux significations diffeacuterentes Un

sens eacuteconomique quand on socialise avec la socieacuteteacute preacutesente un sens culturel quand on

socialise avec les geacuteneacuterations passeacutees ou agrave venir La culture au sens drsquoHannah Arendt consiste

agrave produire des œuvres aussi durables que possibles ndash qui ne se consomment pas Socialisation

eacuteconomique et dressage sont donc correacuteleacutes (sont-ils identiques pour autant ) On peut

cependant poser que lrsquoeacuteducation devrait avoir un sens culturel sous peine de la reacuteduire agrave un

ajustement aux exigences eacuteconomiques de la socieacuteteacute

Peut-on consideacuterer que seule une minoriteacute peut acceacuteder agrave la culture Et peut donc

ecirctre eacuteleveacutee Et que la majoriteacute ne peut guegravere preacutetendre agrave autre chose qursquoagrave du dressage Crsquoest

ce que pense Nietzsche par exemple qui estime que les masses ne sont que des moyens pour

parvenir agrave la culture (laquo Une culture eacuteleveacutee est une pyramide elle ne peut reposer que sur une

base elle a pour condition premiegravere une meacutediocriteacute fortement et sainement consolideacutee raquo

Nietzsche 1994 p 124) et peuvent donc ecirctre en un sens sacrifieacutees

Nous reacutecusons radicalement ce preacutejugeacute qui ne vise qursquoagrave asseoir le dressage sur une

pseudo-eacutevidence Nous estimons au contraire que toute philosophie de lrsquoeacuteducation doit

reposer sur un principe drsquoeacuteducabiliteacute Lrsquoeacuteducation pensons-nous doit viser agrave transformer les

ecirctres agrave former en individus aussi indeacutependants que possibles et non pas agrave les reacuteduire au statut

drsquoautomates obeacuteissants Lrsquoutiliteacute sociale que lrsquoEacutetat par exemple doit obtenir des sujets agrave

eacuteduquer doit plier devant lrsquointeacuterecirct que lrsquohumaniteacute en tirerait Le seul moyen de sortir de

lrsquoantinomie Eacutetathumaniteacute est de preacutesupposer que lrsquoEacutetat actuel dans lequel nous vivons est

habiteacute par un ideacuteal drsquohumaniteacute ndash telle est la proposition de Durkheim par exemple dont

lrsquooptimisme nous paraicirct cependant tregraves propre agrave entretenir toutes les illusions Nous ne

sommes pas sucircrs que lrsquoantinomie puisse ecirctre reacutesolue

Cette clause drsquohumaniteacute nrsquoest pas facile agrave respecter elle nous fait pencher du cocircteacute

drsquoun ideacutealisme tregraves dommageable agrave une quelconque incarnation Mais sans elle ne risque-t-

on de tendre vers un nationalisme plus dommageable encore aux principes de lrsquoeacuteducation Agrave

tout prendre nous preacutefeacuterons une eacuteducation ideacuteale qui nrsquoexiste pas agrave une eacuteducation reacuteelle qui

a renonceacute agrave ses exigences au moins nrsquoaurons-nous pas cautionneacute un moindre mal qui nrsquoest

jamais un bien et qui trop souvent nrsquoest qursquoun preacutetexte pour faire le mal dont on se deacutefend

La moraline trop souvent nrsquoest que lrsquoalibi du cynisme Sur les principes moins qursquoailleurs il faut

accepter de transiger car rien nrsquoest pire que la reacutesignation

64

Normalisations

Lrsquoambiguiumlteacute du terme laquo socialisation raquo se retrouve avec celui de laquo normalisation raquo

De quel humain normal srsquoagit-il Srsquoagit-il de lrsquoecirctre normal de facto (crsquoest ainsi que

Foucault par exemple entend ce terme dans Surveiller et punir) Il est alors question de dresser

les corps Srsquoagit-il drsquoecirctre normal de juris (crsquoest ainsi que Annamaria Montessori par exemple

comprend le terme comme ideacuteal drsquoune eacuteducation respectant lrsquoesprit absorbant de lrsquoenfant)

Il sera alors question drsquoeacutelever

Quelle normaliteacute veut-on Plus preacuteciseacutement quelle normativiteacute veut-on Quelle

norme devra nous servir de fil directeur

Le problegraveme de se satisfaire drsquoune normativiteacute de facto est de reacuteduire le possible agrave

lrsquoeffectif quelle est lrsquoambition drsquoune eacuteducation qui se contente du faisable crsquoest-agrave-dire de ce

qui se fait Le problegraveme inverse celui drsquoinvoquer une normativiteacute qui nrsquoest pas encore est

drsquoencourir le blacircme drsquoutopie En matiegravere drsquoinvention normative qursquoest-ce qui est possible

Lrsquoeacuteducation doit-elle se contenter de rendre normal Ou bien doit-elle viser le plus que

normal

132 Antinomie 2 Lrsquourgence autorise-t-elle le dressage

Supeacuterioriteacute axiologique de lrsquoeacuteleacutevation sur le dressage

Il ne fait guegravere de doute au point de vue eacuteducatif et moral ougrave nous nous placcedilons que

le projet drsquoeacutelever vaut davantage que celui de dresser En matiegravere drsquoeacuteducation la viseacutee doit

(drsquoabord ) ecirctre celle de lrsquoeacuteleacutevation

Cette hieacuterarchie pourrait ecirctre contestable au point de vue drsquoune politique eacutetroite qui

nrsquoexige que lrsquoobeacuteissance des sujets Le politique doit gouverner des hommes et lrsquohomme le

plus docile sera le plus gouvernable En matiegravere politique lrsquoobeacuteissance des sujets est une vertu

ndash elle est mecircme peut-ecirctre la vertu par excellence On lrsquoappelle parfois laquo respect raquo voire

laquo respect ducirc agrave lrsquoautoriteacute raquo Crsquoest confondre (intentionnellement ) pouvoir et autoriteacute

Du point de vue de la philosophie eacuteducative et morale en revanche rien nrsquoest moins

assureacute Lrsquoobeacuteissance nrsquoest vertu que probleacutematiquement Aussi le bon citoyen ne doit-il pas

obeacuteir inconditionnellement il doit pouvoir srsquoeacutelever contre un pouvoir qursquoil estime injuste

Toute la difficulteacute est qursquoil doit le faire au nom drsquoun ideacuteal drsquohumaniteacute non pas agrave celui drsquoun ideacuteal

65

eacutetroit Srsquoeacutelever contre le pouvoir au nom drsquoun profit personnel crsquoest srsquoabaisser srsquoeacutelever contre

un pouvoir au nom drsquoun ideacuteal qui transcende lrsquointeacuterecirct particulier crsquoest veacuteritablement srsquoeacutelever

Mais il paraicirct bien difficile drsquoeacutetablir une regravegle qui permette a priori de pouvoir distinguer entre

ces deux motivations Faute drsquoune telle regravegle faudrait-il se reacutesigner et se soumettre

Si eacutelever vaut mieux que dresser ne peut-il pas y avoir des eacutepisodes crisiques qui

requiegraverent de suspendre la viseacutee drsquoeacutemancipation au profit drsquoune action qui nrsquoest qursquoefficace et

salvatrice Salus populi suprema lex et peut-ecirctre le dressage sera-t-il parfois plus efficace

quand lrsquourgence de la situation lrsquoexige que la noble et belle eacuteleacutevation

Cette question de lrsquourgence est centrale et on ne saurait la sous-estimer Elle conduit

agrave reacutefleacutechir sur ce que devrait ecirctre un eacutetat drsquoexception Mais dans quelle mesure doit-on

accepter de se laisser gagner par un eacutetat drsquoexception qui contredit aussi directement les fins

et les moyens de lrsquoeacuteducation

Statique et dynamique

Les points de vue statique et dynamique srsquoopposent

Au point de vue statique lrsquourgence drsquoune situation fait qursquoon peut leacutegitimement

contraindre pourquoi se priver drsquoune ressource en des temps impeacuterieux On peut mecircme

convenir que la contrainte et le dressage ne sont pas agrave long terme des proceacutedeacutes efficaces au

point de vue statique il suffit que le moyen engageacute soit efficace le plus immeacutediatement

possible pour lrsquoautoriser Aux vues courtes lrsquoefficaciteacute agrave court-terme suffit

Au point de vue dynamique au contraire invoquer lrsquourgence et en son nom

reconnaicirctre lrsquoefficaciteacute de lrsquoeacutetat agentique induit par le dressage crsquoest prendre le risque drsquoune

faciliteacute celle drsquoen faire une situation normale de banaliser ce qui ne devait ecirctre

qursquoexceptionnel de peacuterenniser ce qui ne devait ecirctre que temporaire Ce qui eacutetait drsquoabord une

faciliteacute risque toujours drsquoengager une pernicieuse surenchegravere Pire encore le fait mecircme de

srsquoautoriser de lrsquoexception et de lrsquoeacutetat drsquourgence nrsquoentrouvre-t-il pas la porte agrave la deacuterive de leur

normalisation Lrsquourgence nrsquoest-elle pas lrsquoalibi du diable

Nous ne nions pas qursquoil y ait parfois effectivement des situations qui neacutecessitent de

suspendre lrsquointeacuterecirct peacutedagogique nul nrsquoest infaillible et on ne saurait tout preacutevoir Mais cette

ultima ratio qursquoon se donne ne risque-t-elle pas de devenir une terrible tentation pour nrsquoavoir

pas agrave se donner les moyens drsquoecirctre ambitieux Agrave quoi bon coopeacuterer quand la supeacuterioriteacute par la

66

force est acquise Ne risque-t-on pas alors de se condamner agrave agir dans lrsquourgence dans un

eacuteternel court terme ndash et ainsi agrave se priver drsquoun horizon qui transcende lrsquourgence des temps

preacutesents Ne risque-t-on pas de normaliser lrsquourgence et de faire du dressage la

norme eacuteducative

135 Antinomie 3 lrsquoindividu contre la socieacuteteacute

Une difficulteacute majeure qui deacutecoule de cette division entre dressage et eacuteleacutevation serait

de devoir choisir entre la socieacuteteacute et lrsquoindividu Entre deacutevelopper des qualiteacutes sociales (individu

ajusteacute agrave son environnement social) et deacutevelopper des qualiteacutes morales (individu ajusteacute agrave lui-

mecircme meilleure croissance harmonieuse de ses faculteacutes) que faut-il choisir Des ecirctres utiles

mais assujettis Des ecirctres eacutepanouis mais anti-sociaux Des instruments ou des atomes

Cette difficulteacute est drsquoapregraves John Dewey laquo le problegraveme ultime de toute lrsquoeacuteducation raquo

Le problegraveme ultime de toute lrsquoeacuteducation reacuteside dans la coordination des

facteurs psychologique et social Le psychologique requiert que lrsquoindividu ait la libre

utilisation de toutes ses capaciteacutes personnelles et donc drsquoecirctre individuellement

analyseacute de faccedilon agrave ce que les lois de sa propre structure soient consideacutereacutees Le facteur

sociologique requiert que lrsquoindividu soit familier avec lrsquoenvironnement social dans

lequel il vit dans toutes ses relations importantes et qursquoil soit formeacute agrave tenir compte de

ces rapports dans ses propres activiteacutes La coordination exige donc que lrsquoenfant soit

capable de srsquoexprimer mais de faccedilon agrave reacutealiser des fins sociales (citeacute par Houssaye

1994 p 127)

Nous estimons que cette contradiction est possible mais nrsquoa rien de neacutecessaire Cette

opposition est souvent mobiliseacutee afin de justifier le dressage Nous soutiendrons agrave la suite de

Guyau qursquoun ecirctre qui a deacuteveloppeacute ses faculteacutes sur un plan moral deviendra social par lagrave-mecircme

Dewey estimait pour sa part que le deacuteveloppement de lrsquoindividu et de la socieacuteteacute se soutiennent

mutuellement ndash la deacutemocratie nrsquoest pas qursquoun mode de gouvernement mais un mode de vie

animeacute par des citoyens eacutemancipeacutes agrave mecircme de ressourcer le lien social

67

Crsquoest cette difficulteacute qursquoaborde encore Olivier Reboul dans son chapitre Les fins de

lrsquoeacuteducation pour la socieacuteteacute ou pour lrsquoenfant (2010 p 23) Sa reacuteponse nous paraicirct pertinente

laquo entre lrsquoindividu et la (crsquoest-agrave-dire une) socieacuteteacute il existe un troisiegraveme terme qui est

lrsquohumaniteacute raquo (2010 p 24) Crsquoest cette humanisation que lrsquoeacuteducation vise par le social mais

au-delagrave du social actuel laquo Car au-delagrave de toutes les cultures il y a la culture raquo cette derniegravere

eacutetant viseacutees par celles-lagrave laquo Ainsi conclut Reboul il nous semble que la fin de lrsquoeacuteducation est

de permettre agrave chacun drsquoaccomplir sa nature au sein drsquoune culture qui soit vraiment

humaine raquo Mais que faire quand la culture preacutesente srsquoeacuteloigne de cet ideacuteal Que peut-on

(srsquo)autoriser

Carl Rogers a eacutecrit dans cette veine

il nrsquoest pas neacutecessaire de nous demander qui va [hellip] rendre social [lrsquoecirctre deacutelivreacute

de sa ldquodeacutefensiviteacuterdquo] car lrsquoun de ses besoins les plus profonds crsquoest preacuteciseacutement le

rapprochement et la communication avec autrui Du fait qursquoil est pleinement lui-mecircme

il ne peut srsquoempecirccher drsquoecirctre veacuteritablement social raquo (Rogers 1972 p 291)

Il y a peut-ecirctre de la naiumlveteacute dans ces vues sans doute de lrsquooptimisme Mais un

eacuteducateur peut-il se permettre drsquoecirctre pessimiste ndash et drsquoanticiper le pire au risque de le faire

advenir par ses craintes mecircmes

Les savants les artistes qui ont creacuteeacute de la nouveauteacute devaient ecirctre non-conformistes

Ils lrsquoont eacuteteacute et leur œuvre a ensuite profiteacute agrave toute lrsquohumaniteacute Beaucoup ont veacutecu le poids

des institutions comme eacutetouffant et alieacutenant et il a leur a fallu ne pas ceacuteder agrave cette pression

sociale pour libeacuterer leur talent

Peut-on ecirctre un bon citoyen en sa Nation si on ne se sent pas citoyen de cette Nation

plus large qursquoest le monde Peut-on ecirctre un bon citoyen si on nrsquoest pas cosmopolite Agrave

lrsquoinverse le cosmopolite (en acte et non en parole seulement) peut-il ecirctre autre chose qursquoun

bon citoyen Le dressage favorise tous les nationalismes Lrsquoeacuteleacutevation fait qursquoon se sent plus

humain que patriote mecircme

68

Il est vrai remarque Rousseau que le cosmopolitisme peut devenir un alibi pour nrsquoavoir

pas agrave aimer son prochain laquo Deacutefiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs

livres des devoirs qursquoils deacutedaignent de remplir autour drsquoeux Tel philosophe aime les Tartares

pour ecirctre dispenseacute drsquoaimer ses voisins raquo (Rousseau 1971b p 21) Il faut un cosmopolitisme

authentique qui ne soit pas qursquoune pose

Vivre sa vie pleinement crsquoest devenir geacuteneacutereux Cette geacuteneacuterositeacute peut se diriger agrave

lrsquoendroit de la geacuteneacuteration actuelle ou des geacuteneacuterations agrave venir ndash dans le systegraveme de la Culture

par exemple Il est vrai qursquoil y a un risque de contradiction qursquoon observe dans lrsquoanarchisme

reacutevolutionnaire de Kropotkine par exemple tellement aimer lrsquohumaniteacute qursquoon est precirct agrave lui

sacrifier des humains actuelshellip par des actes terroristes (ainsi de Kropotkine qui dans La

Morale anarchiste nrsquoheacutesite pas agrave justifier les attentats terroristes par lrsquohumanisme) La

socialisation agrave venir ne doit pas se faire au deacutetriment de la socialisation avec le preacutesent ndash mais

cette exigence ne devrait-elle pas ecirctre symeacutetrique Refuser toute socialisation preacutesente qui

compromette la socialisation avec lrsquoavenir Mais celle-ci paraicirctra toujours abstraite et

lrsquohomme habitueacute agrave privileacutegier le preacutesent ne risque-t-il pas purement et simplement drsquooublier

lrsquoavenir ndash et ce qui est spatialement eacuteloigneacute

Conclusion la sanction au sein de cette antinomie

Revenons agrave notre question originelle la sanction est-elle eacuteducative Deacutedoublons-la

deacutesormais La sanction sert-elle agrave dresser agrave eacutelever ndash aux deux ou ni agrave lrsquoun ni agrave lrsquoautre

Il ne fait guegravere de doute que la sanction a pour viseacutee directe de dresser Avec la

sanction on joue avec les affects de crainte et de reacutecompense en sollicitant les actions et

reacuteactions de lrsquoindividu on ne cherche pas agrave lui apprendre une autodeacutetermination mais agrave

deacuteterminer sa conduite en raison de facteurs exogegravenes Lrsquoeffet est atteint quand le sujet est

ameneacute agrave obeacuteir ndash peu importent ses motivations reacuteelles (en peacutedagogie qursquoil ait envie

drsquoapprendre ou qursquoil ait juste peur des conseacutequences drsquoun non-apprentissage la note ne

sanctionne qursquoun reacutesultat objectif)

Il va sans dire que la sanction est agrave mecircme de promouvoir une socialisation comprise

comme conditionnement comportemental La question est la sanction peut-elle faire

davantage que dresser La sanction peut-elle conduire agrave une eacuteleacutevation Ou bien est-elle un

moyen qui comme tel la confine agrave ecirctre lrsquoinstrument du dressage

69

Avant drsquoaffronter cette question il nous faut au preacutealable deacutefinir preacuteciseacutement ce qursquoil

faut entendre par sanction Nous verrons qursquoune telle deacutefinition nrsquoa rien drsquoaiseacute ni de neutre

70

2 Qursquoest-ce qursquoune sanction

La notion est complexe il nous faut pourtant la deacutemecircler a minima pour pouvoir

progresser Il y a neacutecessiteacute de commencer par des deacutefinitions provisoires ndash la deacutefinition

deacutefinitive srsquoil en est se trouvera au terme de ce chapitre

Il srsquoagit moins de deacutefinir une essence (ou οὐσία qui rappelle la fameuse reacuteponse de

Platon ndash lrsquoεἶδος ndash agrave la question socratique de la deacutefinition ndash τί ἐστι ndash ) que de caracteacuteriser pour

eacuteviter les confusions Qui sanctionne Qursquoest-ce qui est sanctionneacute Comment sanctionne-t-

on Enfin dans la partie suivante nous verrons pourquoi (ou plutocirct pour quoi) sanctionne-

t-on

21 Eacutetymologie

Lrsquoeacutetymologie du mot laquo sanction raquo nous renseigne moins sur ce qursquoelle est que sur son

effet Du latin sancire qui signifie laquo rendre sanctus raquo la sanction sanctifie ndash et en un sens eacutelargi

(car il nrsquoest pas aiseacute de distinguer la sanctification de la sacralisation) la sanction rend sacreacute

sacralise

Mais que sacralise-t-elle Sans doute lrsquoautoriteacute en droit de sanctionner La sanction a

donc comme mission de sanctifier lrsquoautoriteacute apposer comme une marque de religiositeacute au

deacutetenteur du pouvoir sinon au pouvoir lui-mecircme Eacutetymologiquement la sanction est lrsquoaureacuteole

du pouvoir peut-ecirctre sa marque distinctive elle confegravere agrave lrsquoautoriteacute son aura elle relegraveve

drsquoune symbolique de lrsquoefficaciteacute Elle est drsquoabord un signe si seul celui qui est autoriseacute peut

sanctionner la sanction en retour constitue la signature de lrsquoautorisation ndash peut-ecirctre mecircme

un principe On pourrait dire en pastichant Pascal (fragment 60 dans lrsquoeacutedition Lafuma Pascal

1972 p 507) que crsquoest la sanction et non la coutume qui est le laquo fondement mystique de [lrsquo]

autoriteacute raquo

Agrave ces consideacuterations proprement politiques (puisqursquoelles appreacutehendent la sanction

comme sanctuarisation de lrsquoautoriteacute) on peut ajouter lrsquoideacutee que lrsquoefficaciteacute de la sanction ne

tient pas neacutecessairement agrave son actualiteacute mais agrave son statut de puissance Lrsquoefficaciteacute de la

sanction tient agrave la menace qursquoelle fait peser Lrsquoeacuteconomie de son effet tient au fait qursquoelle nrsquoa

pas agrave ecirctre appliqueacutee qursquoelle hante qursquoelle fasse peur cela suffit En ce sens pas de sanction

sans preacutevoyance donc sans preacutevisibiliteacute sans publiciteacute et cette publiciteacute doit ideacutealement

71

srsquoaccompagner de crainte La sanction ne doit pas se contenter drsquoexister pour ecirctre efficace

elle doit encore ecirctre connue et son efficaciteacute srsquoeacutetend agrave mesure qursquoelle est inteacuterioriseacutee agrave la

maniegravere drsquoun automatisme Lrsquoideacuteal de la sanction dans lrsquoeacuteconomie du pouvoir qursquoelle soutient

est drsquoecirctre consideacutereacutee comme une conseacutequence naturelle logique et neacutecessaire ineacutevitable de

la transgression Son destin est drsquoecirctre implacable aussi peu neacutegociable que la loi dont elle est

le glaive

Cet effet de la sanction nous renseigne sur sa nature elle est un (effet de) pouvoir La

sanction semble ne pas pouvoir eacutechapper agrave son destin politique au sens ougrave elle renvoie

toujours agrave un pouvoir qui srsquoautorise de la sanction

Mais que fait ce pouvoir Comment srsquoapplique-t-il Qursquoest-ce que la sanction

sanctionne Et par-delagrave lrsquoobeacuteissance que suscite la crainte que vaut-elle en termes eacuteducatifs

22 Usages du terme

Regardons lrsquousage quotidien du mot sanction nous verrons sa signification srsquoesquisser

par le jeu des comparaisons avec drsquoautres termes qui lui sont apparenteacutes

Une sanction peut srsquoappliquer agrave une personne (on sanctionne Pierre) un

comportement ponctuel (on sanctionne une mauvaise conduite) le reacutesultat drsquoune activiteacute de

longue haleine (lrsquoexamen qui sanctionne une anneacutee de travail)

De maniegravere eacutelargie la sanction peut srsquoentendre comme conseacutequence logique et

naturelle de toute activiteacute (la nature sanctionne lrsquoinadaptation du moins apte) Mais nrsquoy a-t-il

pas de toute eacutevidence de lrsquoanthropomorphisme dans cet eacutelargissement puisqursquoon fait

comme si la nature voulait sanctionner

La sanction peut ecirctre positive (reacutetribution ou reacutecompense ainsi les laquo feacutelicitations du

jury raquo sanctionnent le travail drsquoun eacutetudiant) ou neacutegative (retenue ou punition) Ce sens neacutegatif

est geacuteneacuteralement retenu la sanction est alors objet de crainte tandis que stricto sensu elle

peut ecirctre consideacutereacutee comme la conclusion heureuse ou malheureuse drsquoune activiteacute La

sanction eacutevoque davantage la peine que la reacutecompense

Une cause remarquable de confusion reacuteside dans le fait qursquoon peut vivre comme une

sanction (peine) une conseacutequence qui nrsquoa pas eacuteteacute voulue comme une sanction Ce que lrsquoon

ressent en subissant une sanction ne doit pas neacutecessairement ecirctre reacutefeacutereacutee agrave lrsquointention de

sanctionner drsquoun tiers Crsquoest ainsi qursquoune note peut apparaicirctre comme une sanction (peine)

pour celui qui la reccediloit mais non pour celui qui la donne Cette dimension subjective de la

72

sanction (ce que nous nommons son veacutecu pheacutenomeacutenologique) est capitale et engage un

rapport deacutetermineacute agrave lrsquoautoriteacute (mecircme lorsque lrsquoautoriteacute en question nrsquoa pas lrsquointention

drsquoengager un rapport drsquoautoriteacute) Autrement dit il ne suffit pas de ne pas vouloir de sanction

pour la faire disparaicirctre agrave titre de veacutecu il se pourrait fort bien que lrsquohabitude drsquoavoir eacuteteacute

sanctionneacute conditionne un rapport agrave lrsquoeacuteducateur qui ne srsquoefface pas avec la disparition de la

sanction Le cadre institueacute avec la sanction maintient son homeacuteostasie avec ses particulariteacutes

mecircme lorsqursquoon a supprimeacute lrsquoune des causes geacuteneacuteratives du cadre Ceci dit nous ne reacuteduirons

pas la sanction agrave ce veacutecu qui preacutesuppose qursquoune intention plus ou moins explicite de

sanctionner srsquoest manifesteacutee La sanction ne relegraveve pas drsquoune conseacutequence in-intentionnelle

il nrsquoy a pas de sanction lagrave ougrave il nrsquoy a pas volonteacute manifeste de sanctionner lagrave ougrave lrsquoon ne saurait

soupccedilonner drsquointention Mais il nous semble aussi qursquoon ne peut parler de sanction que lorsque

cette derniegravere est veacutecue aussi comme telle Une sanction qui ne produit pas le sentiment

qursquoelle en est une rate sa viseacutee (est-elle autre chose alors qursquoune punition voire un chacirctiment

) de mecircme une situation qui est veacutecue comme une sanction alors qursquoil nrsquoy avait nulle

intention de sanctionner nrsquoest pas une sanction agrave strictement parler mais une simple

conseacutequence naturelle Pour qui ait sanction il faut qursquointention et veacutecu soient approprieacutes

Telle est peut-ecirctre la raison pour laquelle la sanction a toujours drsquoabord eacuteteacute corporelle la

peine physique est certaine et assure la sanction drsquoecirctre veacutecue comme telle Dans la souffrance

du corps lrsquointention de faire souffrir trouve toujours son eacutecho explicite dans lrsquoexpeacuterience du

sujet

23 Distinctions terminologiques

Les distinctions que nous proposons ci-dessous sont laquo ideacuteales raquo et seront suivies autant

que possible Toutefois pour la clarteacute de lrsquoexposeacute lorsqursquoun auteur sera ameneacute agrave eacutevoquer

systeacutematiquement par exemple le laquo chacirctiment corporel raquo nous ferons comme si la distinction

ideacuteale entre sanction et chacirctiment eacutetait abolie Dans les distinctions suivantes il y a bien

quelque chose de commun mais aussi des nuances dans ce qui est viseacute ce sont ces nuances

que nous souhaitons preacutesenter sans preacutesomption de reacutevolution ou drsquoachegravevement

231 Sanction et punition

Convenons drsquoabord que la plupart du temps lrsquousage permet une utilisation du terme

de sanction qui se confond avec celui de punition Ainsi nous serons reacuteguliegraverement ameneacutes au

73

cours de ce travail agrave prendre ces termes pour stricts synonymes ndash les auteurs que nous

mobiliserons ne les distinguent geacuteneacuteralement pas Il nrsquoen demeure pas moins qursquoau fond nous

pensons pouvoir opeacuterer une diffeacuterenciation entre les deux

Tentons de seacuteparer autant que possible la sanction de la punition pour en faire comme

des types-ideacuteaux (au sens de Weber) Nous eacutepurerons ainsi la sanction autant qursquoil est

possible de ses deacuterives ndash parvenus agrave ce type-ideacuteal nous pourrons proceacuteder agrave lrsquoanalyse de ses

fonctions Si aucune de ces fonctions nrsquoest reconnue comme leacutegitime nous pourrons estimer

que lrsquoideacutee de sanction dans une optique eacuteducative aura eacuteteacute reacutefuteacutee

La sanction se distingue donc de la punition cette derniegravere est neacutecessairement une

peine Si la sanction introduit un systegraveme de punition etou de reacutecompense on voit que la

punition peut ecirctre conccedilue comme une partie de la sanction Les antonymes le confirment la

punition srsquooppose agrave la reacutecompense quand la sanction srsquooppose (du moins semble srsquoopposer)

agrave un libeacuteral laquo laisser faire raquo (ou laquo laissez faire raquo )

Il faut cependant convenir que laquo sanction raquo a le plus souvent une signification

reacutepressive Crsquoest ainsi que Michel Foucault lrsquoentend dans Surveiller et punir la premiegravere regravegle

de son eacutetude est la suivante qui assimile la sanction agrave un effet reacutepressif de la punition laquo Ne

pas centrer lrsquoeacutetude des meacutecanismes punitifs sur leurs seuls effets ldquoreacutepressifsrdquo sur leur seul

cocircteacute de ldquosanctionrdquo [hellip] raquo (1975 p 31) Dans lrsquoabsolu et agrave condition de reacuteduire

(temporairement) la sanction agrave cette dimension reacutepressive laquo sanction raquo (au sens neacutegatif) et laquo

punition raquo peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des termes synonymes Pris dans leur extension laquo

sanctionner la conduite de X raquo eacutequivaut agrave laquo punir X pour sa conduite raquo - agrave condition donc de

reacuteduire la sanction agrave sa fonction reacutepressive

Cependant mecircme en assimilant la sanction agrave son versant reacutepressif on peut souligner

une diffeacuterence drsquoaccent Il y a une transitiviteacute directe impersonnelle de la sanction (on

sanctionne drsquoabord une conduite ndash ensuite la conduite drsquoun individu) quand la punition relegraveve

drsquoune transitiviteacute directe personnelle (on punit quelqursquoun en premier lieu) Ainsi on sanctionne

drsquoabord quelque chose une conduite et dans un second temps seulement et potentiellement

lrsquoindividu On sanctionne un mauvais comportement ndash celui de Pierre La punition en revanche

srsquoadresse davantage agrave la personne on punit drsquoabord Pierre ndash potentiellement pour ce qursquoil a

fait

Crsquoest ce qursquoEirick Prairat nomme le laquo principe drsquoobjectivation raquo on ne sanctionne laquo pas

lrsquointeacutegriteacute drsquoune personne mais un acte particulier qui a eacuteteacute commis dans une situation

74

particuliegravere On ne sanctionne pas un voleur mais un vol raquo (Prairat 2003a p 88) Toutefois

contrairement agrave Eirick Prairat nous pensons qursquoil y a lieu de distinguer sanction et punition

pour marquer ces deux tendances la sanction portant sur lrsquoacte (laquo lrsquoindigniteacute drsquoun

comportement raquo) la punition sur la personne Eirick Prairat ajoute que cette distinction permet

un laquo principe de preacuteservation raquo avec la sanction le sujet agrave eacuteduquer nrsquoest pas jugeacute quant agrave sa

personne mais eacutevalueacute quant agrave sa conduite Lrsquoenjeu personnologique srsquoen trouve

consideacuterablement alleacutegeacute pour le bien de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer il est plus facile (maniegravere eacutetrange

de signifier il nrsquoest pas impossible) de se deacutepartir drsquoun comportement estimeacute temporaire que

drsquoun trait de caractegravere voire de personnaliteacute jugeacute constitutif

Peut-ecirctre la sanction ne porte-t-elle-mecircme pas ultimement sur la conduite ce nrsquoest

pas lrsquoagresseur qui est viseacute par la sanction (il serait plutocirct le sujet drsquoune punition) ni mecircme

lrsquoagression (lrsquoattribut du sujet) mais lrsquoagressiviteacute en tant que telle Le sujet ne serait sanctionneacute

qursquoen tant qursquoil incarne le vice qui seul est veacuteritablement blacircmable Toutefois mecircme si le sujet

(ou plutocirct sa conduite) nrsquoest que le passeur du mal il nrsquoen demeure pas moins que crsquoest lui qui

est sanctionneacute La sanction porte sur un particulier non sur un universel ndash mecircme si

ideacutealement la sanction vise un au-delagrave du particulier Il faut convenir que lrsquoideacutealiteacute

(preacutetexteacutee ) viseacutee par la sanction se conjugue assez mal avec la mateacuterialiteacute neacutecessaire de son

effectuation Le destinataire direct de la sanction est toujours le sujet sensible et jamais ce

sur-destinataire qursquoest lrsquoinfraction en soi

Autre distinction possible la sanction serait reacutefeacutereacutee agrave une regravegle fixe quand la punition

se rapporterait davantage agrave lrsquoarbitraire drsquoune subjectiviteacute agrave un emportement qui peut ecirctre

reacuteactionnel et passionnel La sanction serait lieacutee au νόμος et la punition agrave θέμις Le sujet

sanctionneacute serait ainsi davantage en mesure de faire le lien entre son action et la sanction qursquoil

reccediloit que le sujet puni qui aurait le sentiment de subir la peine drsquoapregraves le bon plaisir du

deacutetenteur de pouvoir En ce sens le sujet sanctionneacute participe agrave sa sanction puisqursquoil est censeacute

connaicirctre les regravegles du laquo jeu raquo auquel il joue et ainsi comprendre en quoi il srsquoest rendu

responsable de la sanction quand le sujet puni serait davantage passif La sanction pourrait

alors contribuer agrave une responsabilisation du sujet sanctionneacute quand la punition aurait plutocirct

tendance agrave deacuteresponsabiliser Conseacutequence il y a dans la punition un eacuteleacutement drsquohumiliation

qursquoon cherche preacuteciseacutement agrave conjurer dans la sanction Agrave ce titre crsquoest dans la punition plus

que dans la sanction qursquoon trouve cet eacuteleacutement drsquoautoriteacute personnelle drsquoun pouvoir

hieacuterarchique ndash et ce mecircme si la sanction suppose un pouvoir et donc une hieacuterarchie La

75

question est lrsquoimpersonnaliteacute du pouvoir suffit-il agrave en absoudre les effets potentiellement

deacutereacutegulateurs de la main qui frappe

Il peut y avoir de la cruauteacute dans la punition en tant qursquoelle se focalise davantage sur

le sujet que sur sa conduite En ce sens punir crsquoest seacutevir (du latin saevus qui signifie laquo cruel raquo)

ce qui se retrouve agrave un bien moindre degreacute dans la sanction

Une derniegravere diffeacuterenciation enfin entre sanction et punition la punition semble

hanteacutee par une fonction expiatrice quand la sanction paraicirct plus neutre quant agrave ses

motivations La punition en effet est personnelle ainsi que lrsquoeacutecrit Gabriel Compayre elle tend

agrave laquo humilier lrsquoeacutelegraveve agrave lui faire honte de ses fautes deacutenonceacutees publiquement raquo (citeacute par Prairat

1999a p 47) Il y a dans le terme mecircme de punition un laquo heacuteritage doloriste raquo (Prairat 1997

p 11) qui est moins preacutesent dans la laquo sanction raquo Et pourquoi faire souffrir pourquoi humilier

ndash sinon parce qursquoon espegravere ainsi le purger de ses laquo mauvais raquo penchants Est-ce agrave dire toutefois

que la sanction nrsquoa rien agrave voir avec lrsquoexpiation Nous aurons agrave le deacuteterminer

232 Sanction et chacirctiment

La sanction avons-nous dit porte sur la conduite plutocirct que le sujet de la conduite

crsquoest qursquoelle vise agrave ameacuteliorer (pour le dire dans les termes quelque peu simplistes du dualisme)

plutocirct lrsquoacircme que le corps ndash lrsquoacircme par le corps Le chacirctiment quant agrave lui est exclusivement

corporel Srsquoil srsquoadresse agrave lrsquo laquo acircme raquo crsquoest pour la faire plier la briser laquo Que serait un chacirctiment

incorporel raquo demande Foucault (1975 p 23) qui pose le lien entre chacirctiment et souffrance

corporelle

Crsquoest dire que si la sanction vise autre chose qursquoelle-mecircme (elle nrsquoest qursquoun moyen) le

chacirctiment semble ecirctre agrave lui-mecircme sa propre fin Son objet est de faire souffrir pour souffrir

quand la souffrance relative agrave la sanction est une souffrance en vue drsquoautre chose Nous

verrons cependant que certains penseurs ont estimeacute qursquoil fallait sanctionner pour sanctionner

ndash par principe

Sanction et chacirctiment sont tous deux publics (quant agrave la punition on lrsquoa vu elle peut

ecirctre abandonneacutee agrave la discreacutetion drsquoune subjectiviteacute priveacutee) Mais leur publiciteacute est fort

diffeacuterente La sanction se reacutefegravere agrave des regravegles censeacutees ecirctre connues (et reconnues) de tous la

sentence peut ecirctre rendue publique mais son exeacutecution nrsquoa pas agrave lrsquoecirctre Le corps peut ecirctre

cacheacute Dans le chacirctiment au contraire le corps est exposeacute le chacirctiment se doit drsquoecirctre

exemplaire ndash par sa seacuteveacuteriteacute En se faisant spectacle le chacirctiment devient violence explicite ndash

76

quoi qursquoelle puisse ecirctre tregraves encadreacutee Lorsque la violence devient extrecircme (mais drsquoapregraves quel

critegravere ) le chacirctiment devient supplice Ce que pense le sujet est releacutegueacute au second plan sa

souffrance seule est exigeacutee Par contraste la sanction se veut plus discregravete anonyme elle

minimise la faute On peut mecircme se demander si dans la sanction il y a encore besoin de

faute au sens fort ou si la transgression nrsquoest pas seulement lrsquoeffet drsquoune erreur drsquoappreacuteciation

Allons plus loin encore si la transgression est celle drsquoun acte imputeacute agrave un sujet responsable

le sentiment de la faute est-il neacutecessaire agrave la sanction Autrement dit agrave la sanction comme

exeacutecution drsquoune peine preacutevisible doit-on surajouter le remords consideacutereacute comme sanction

inteacuterieure

La sanction deacutepersonnalise le sujet nrsquoa pas agrave ecirctre chacirctieacute Le chacirctiment condamne la

faute est personnelle elle est attacheacutee au sujet de maniegravere substantielle (non agrave la maniegravere

drsquoun accident ndash συμβεβηκός ndash qui appartient agrave une substance de maniegravere non neacutecessaire

mais agrave la maniegravere drsquoun propre ndash ἴδιον ndash au sens drsquoAristote (Topiques 101b 2011 p 300) voire

drsquoune deacutefinition - ὅρος ndash si on estime que la faute exprime lrsquoessence du sujet)

Le chacirctiment par deacutefinition constitue une mise en scegravene de la violence agrave viseacutee

purificatrice (Eirick Prairat rappelle dans Eacuteduquer et punir 1994 lrsquoeacutetymologie laquo Chacirctier vient

du latin Castus qui signifie pur Chacirctier agrave lrsquoorigine crsquoest rendre pur raquo p 33) La sanction au

contraire se veut douce ndash non indulgente mais rigoureuse et approprieacutee Ce nrsquoest pas la

preacutevisibiliteacute de la sanction qui la distingue du chacirctiment celui-ci peut ecirctre tregraves codifieacute comme

le montre la forme extrecircme du chacirctiment qursquoest le supplice (celui de Damiens par exemple

raconteacute par Foucault au deacutebut de Surveiller et punir)

Alain associe le chacirctiment et lrsquoexpiation On lit dans ses Deacutefinitions laquo Chacirctiment Crsquoest

purification Il y a loin du chacirctiment agrave la peine la peine nrsquoest qursquoun eacutetat douloureux et forceacute

[hellip] raquo (citeacute par Prairat 1999a p 11) Drsquoapregraves lui la peine est inessentielle et relegraveve drsquoune

contrainte sur la conduite Le chacirctiment au contraire vise agrave lrsquoobligation il doit ecirctre volontaire

et engendrer une conversion laquo Le chacirctiment nrsquoest point forceacute il est accepteacute et mecircme

demandeacute comme eacutetant la suite drsquoune volonteacute coupable raquo Le chacirctiment ne serait pas

seulement accueilli avec soulagement il serait rechercheacute Par le terme de laquo chacirctiment raquo Alain

nous semble eacutevoquer davantage la peacutenitence que le chacirctiment mecircme Les deux moments de

sa proposition drsquoAlain nous semblent ainsi contestables deacutelier peine exteacuterieure et chacirctiment

lier chacirctiment et expiation Le terme chacirctiment peut avoir ce sens speacutecifique drsquoune volonteacute

expiatoire qui tient pour rien la souffrance que le monde pourra lui infliger mais il est eacutetrange

77

de lrsquoy reacuteduire Il nrsquoen demeure pas moins qursquoagrave travers ce travail de clarification conceptuelle

Alain se montre partisan drsquoune conception expiatrice de la peine

Reacutesumons-nous on chacirctie le vicieux pour ce qursquoil est par une proceacutedure publique

drsquohumiliation on sanctionne une conduite vicieacutee qui nrsquoappartient pas en propre agrave son auteur

Le chacirctiment condamne la personne quand la sanction cherche seulement agrave conjurer un

certain genre de comportement Si tous deux sont protocolaires le chacirctiment relegraveve du

spectaculaire quand la sanction se veut discregravete

233 Sanction et correction

Abordons drsquoabord les choses de maniegravere purement conceptuelle

La correction preacutesuppose une norme de conduite agrave partir de laquelle la reacutealiteacute est

amendeacutee On corrige drsquoapregraves un modegravele qursquoon se fait La sanction en revanche preacutesuppose

une regravegle qui eacutenonce des limites En ce sens la sanction est plus objective en tant que la limite

est explicite quand le modegravele selon lequel on corrige peut ecirctre subjectif et arbitraire

Mais ces distinctions se brouillent la sanction ne peut-elle pas ecirctre laquo normalisatrice raquo

comme nous le verrons avec Foucault Degraves lors elle engage aussi un modegravele qui sanctionne

les eacutecarts la sanction corrige

Autre distinction possible la correction semble relever davantage de la sphegravere priveacutee

que la sphegravere publique de lrsquoeacuteducation familiale que de lrsquoinstitution scolaire

Analysons maintenant sanction et correction sous lrsquoangle juridique puisque les deux

notions sont lieacutees sous lrsquoexpression laquo droit de correction raquo

Alors que lrsquoarticle 222-13 du Code Peacutenal franccedilais punit lourdement les punitions

corporelles infligeacutees aux enfants la jurisprudence srsquoinspire de la coutume pour eacutenoncer une

norme contra legem le droit de correction La contradiction est patente alors que la violence

envers un enfant est consideacutereacutee comme une circonstance aggravante lorsque lrsquoauteur de ladite

violence est un proche la jurisprudence en exempt les parents Drsquoapregraves Pierre-Brice Lebrun

(2009) il srsquoagit drsquoun cas ougrave la coutume prime sur la loi Devant le flou des conditions

drsquoapplication du droit de correction le Tribunal de Police de Bordeaux dans un jugement du

18 mars 1981 eacutenonce que la violence doit ecirctre leacutegegravere et ecirctre de nature eacuteducative Citons le

jugement

78

[hellip] si les chacirctiments corporels ou mecircme le traditionnel droit de correction ne

correspondent plus agrave lrsquoeacutetat de nos mœurs les parents et les enseignants possegravedent

toujours dans un but eacuteducatif un pouvoir disciplinaire pouvant eacuteventuellement

srsquoexercer sur de jeunes enfants sous forme de gifles ou de tapes inoffensives (citeacute par

Delprat 2006 p 58)

Cette deacutecision preacutecise lrsquoarticle 312 de lrsquoancien Code Peacutenal (le nouveau est entreacute en

vigueur le premier mars 1994) qui punit toute violence faite agrave un enfant ndash exception faite des

laquo violences leacutegegraveres raquo Crsquoest donc qursquoil y a des violences leacutegitimes ndash eacuteducatives Il nrsquoy a pas de

distinction entre sphegravere priveacutee et sphegravere publique (lrsquoeacuteducateur peut ecirctre le parent ou

lrsquoenseignant)

Il est remarquable que lrsquoarticle de loi sur lrsquoabolition des violences corporelles adresseacutees

aux enfants proposeacute fin 2016 dans le cadre de la loi Eacutegaliteacute et Citoyenneteacute ait eacuteteacute censureacutee

par le Conseil Constitutionnel le 26 janvier 2017 pour vice de forme la violence eacuteducative

serait sans lien avec la question de lrsquoeacutegaliteacute ou de la citoyenneteacute Serait-ce donc que les enfants

sont des sous-citoyens qui ne meacuteriteraient pas drsquoecirctre proteacutegeacutes comme le sont les adultes

Le code napoleacuteonien deacutefinissait le droit de correction comme laquo le droit drsquoinfliger agrave

lrsquoenfant en cas drsquoinfraction agrave la discipline familiale les sanctions qursquoapprouve la coutume raquo

Nos distinctions preacutealables (chacirctiment correction sanction) sont dans le droit franccedilais

fondues sous lrsquoexpression laquo pouvoir disciplinaire raquo qui autorise des violences leacutegegraveres

laquo inoffensives raquo

Mais quelle deacutefinition donner agrave laquo inoffensive raquo Une violence nrsquoest-elle pas toujours

une offense Comment une offense pourrait-elle par deacutefinition ecirctre inoffensive Comment

peut-on lrsquoautoriser (ou mecircme la leacutegitimer) sur les ecirctres qui sont par deacutefinition les plus

vulneacuterables La contradiction du droit est lagrave encore patente les ecirctres qursquoil faudrait proteacuteger

le plus srsquoavegraverent les moins proteacutegeacutes Le droit parce que sur ce point il ne se fonde que sur la

coutume ne pense pas la correction il preacutesuppose un lien entre violence (leacutegale) et eacuteducation

sans jamais srsquoassurer de lrsquoexistence de ce lien Agrave ce titre la sanction est-elle autre chose qursquoune

violence leacutegale une violence autoriseacutee

79

Mais encadrer juridiquement la violence crsquoest la consacrer crsquoest la normaliser Or il

nrsquoest rien de pire qursquoune coutume qui se fonde sur sa propre histoire pour se leacutegitimer elle

donne lrsquoillusion de la mesure en preacutetendant limiter les excegraves alors que lrsquoexcegraves est peut-ecirctre

dans le principe Une origine nrsquoest en rien un fondement pas plus qursquoune conviction nrsquoest une

preuve Remarquons enfin que le droit de correction connaicirct des limites la correction ne doit

pas devenir un laquo mauvais traitement raquo Mais ces limites ne sont jamais explicites Qui oserait

normer objectivement ce qui est laquo inoffensif raquo Inoffensif pour lrsquointeacutegriteacute physique de lrsquoenfant

Pour son inteacutegriteacute mentale Pour sa confiance en soi Pour son estime de soi Il est fort agrave

craindre qursquoen partant dans des consideacuterations de nature morale lrsquoinoffensiviteacute invocable agrave

loisir tant que la survie biologique nrsquoest pas menaceacutee soit infiniment deacutelicate agrave deacutefinir

Sur ce point notre probleacutematique rejoint celle drsquoune reacuteflexion sur la violence eacuteducative

ordinaire Certes toute sanction nrsquoest pas violence (nos distinctions preacutealables tentent

justement de la poser comme limite au double sens de limite poseacutee agrave la conduite de lrsquoecirctre agrave

eacuteduquer et de limite quant aux moyens employeacutes par lrsquoeacuteducateur pour eacuteduquer) Mais leur

histoire commune est si resserreacutee si fusionnelle mecircme que le glissement de la sanction agrave la

violence se fait presque insensiblement Il nous faudra prendre garde de ne pas rabattre lrsquoune

sur lrsquoautre ndash mecircme si de fait lrsquohistoire de lrsquoune recouvre presque toujours lrsquohistoire de lrsquoautre

Ce recouvrement de fait implique-t-il un recouvrement de droit Toute la question est de

savoir si leur histoire peut se deacutelier peut-on penser une sanction sans violence

La leacutegislation franccedilaise a tregraves reacutecemment eacutevolueacute sur cette question La proposition de

loi du 17 octobre 2018 preacutesenteacutee par Maud Petit agrave lrsquoAssembleacutee Nationale preacutevoit ainsi

drsquoajouter apregraves le deuxiegraveme alineacutea de lrsquoarticle 371-1 du code civil laquo Les enfants ont droit agrave

une eacuteducation sans violence Les titulaires de lrsquoautoriteacute parentale ne peuvent user de moyens

drsquohumiliation tels que la violence physique et verbale les punitions ou chacirctiments corporels

les souffrances morales raquo La proposition eacutetait sans ambiguiumlteacute Lors de son adoption le 29

novembre de la mecircme anneacutee voici le texte qui deacutefinit lrsquoautoriteacute parentale laquo Elle srsquoexerce sans

violences physiques ou psychologiques raquo Le Seacutenat a adopteacute le mercredi 6 mars la proposition

de loi de Lutte contre toutes les violences eacuteducatives ordinaires deacuteposeacutee par Laurence

Rossignol le 22 janvier 2019 se trouvera donc bien ajouteacute dans le Code Civil que laquo Lrsquoautoriteacute

parentale srsquoexerce sans violences physiques ou psychologiques raquo Il convient toutefois de

preacuteciser trois points porteacutes agrave notre attention par lrsquoObservatoire de la Violence Eacuteducative

Ordinaire (httpswwwoveoorg)

80

- Lrsquointerdiction des chacirctiments corporels nrsquoest pas explicite (alors qursquoelle lrsquoeacutetait dans

la proposition de loi de Maud Petit)

- Le droit de correction nrsquoa pas eacuteteacute explicitement aboli ndash ce qui revient in fine agrave

lrsquoautoriser pour les enfants quand il est formellement interdit pour toutes les

autres parties de la population

- Lrsquointerdiction des violences ne srsquoapplique pas agrave tous les lieux de vie de lrsquoenfant

Ce nrsquoest pas agrave dire que ces propositions ne constituent pas des avanceacutees significatives

mais elles sont loin de mettre un terme agrave cette pratique coutumiegravere (le droit de correction)

que le droit a enteacuterineacutee alors que la raison manquait Un cynique pourrait dire que le texte est

suffisamment consensuel et impreacutecis pour que chacun lrsquointerpregravete comme il lrsquoentend

Avec le laquo droit de correction raquo toujours poseacute mais non penseacute par le droit nous voilagrave

au moins partiellement dans notre sujet on ne peut en effet nier que la forme historique de

la sanction en eacuteducation a eacuteteacute le chacirctiment corporel Outre le problegraveme de savoir ce qui

distingue une violence leacutegegravere drsquoune violence qui le serait moins en quoi une violence (leacutegegravere

et agrave supposer qursquoon puisse fermement lrsquoencadrer) peut-elle ecirctre consideacutereacutee comme eacuteducative

Nous entendons par eacuteducatif non pas les moyens de dresser le comportement de lrsquoenfant

mais de lrsquoeacutelever (au sens drsquoune eacuteleacutevation) au niveau drsquoune compreacutehension morale de sa

conduite Avec le droit de correction la violence est leacutegale est-elle devenue leacutegitime pour

autant Le motif peacutedagogique qursquoelle invoque est-il pertinent La violence (leacutegegravere) est-elle

incontournable Y a-t-il une part irreacuteductible de dressage dans lrsquoeacuteducation

234 Sanction et violence

Les termes sont correacuteleacutes mais ne sont pas synonymes

Du latin vis la violence est la force qui se deacuteploie sans limite de maniegravere excessive il

y a une ὕβρις de la violence Agrave ce titre la sanction cherche preacuteciseacutement agrave congeacutedier lrsquoeacuteleacutement

de violence et son recours agrave la force se veut mesureacute De mecircme la violence peut ecirctre explosive

quand la sanction requiert un cadre serein pour opeacuterer Il y a dans la sanction une exigence de

proportion (ou de proportionnaliteacute) qursquoignore la violence La violence peut ecirctre deacutechaicircneacutee

quand la sanction par contraste enchaicircne ndash mais cette chaicircne mecircme constitue la garantie

drsquoun ordre stable

81

Il y a de la force dans la sanction mais non de la violence ndash agrave moins de preacutesenter de

maniegravere paradoxale la sanction comme une violence leacutegale La question alors se poserait de

savoir si cette violence leacutegale peut srsquoaveacuterer leacutegitime ndash suffirait-il drsquoencadrer la violence pour la

transformer presqursquoalchimiquement en tout autre chose

On ne saurait cependant reacuteduire la violence agrave sa seule composante physique Il y a des

violences symboliques (Bourdieu) ou structurelles (Galtung) qui sont le produit de forces

sociales Agrave supposer qursquoon puisse expurger la sanction de tout eacuteleacutement de force physique (de

toute peine adresseacutee agrave la sensibiliteacute) dans quelle mesure peut-on assurer que cette sanction

soit exempte de violence symbolique ou structurelle On pourrait mecircme consideacuterer que

lrsquointention la plus douce est susceptible drsquoengendrer un sentiment de violence et qursquoainsi une

sanction par le caractegravere inconnaissable et insoupccedilonneacute de ses effets est toujours agrave mecircme de

geacuteneacuterer de la violence La sanction serait toujours violence plus ou moins symboliquement

plus ou moins en puissance si on entend par violence le fait de tenir pour rien (ou pour

neacutegligeable) le veacutecu de lrsquoautre et notamment sa souffrance

235 Deacutefinition provisoire de la sanction

Sans statuer encore sur la fonction de la sanction ni donc sur son caractegravere eacuteducatif

on peut par diffeacuterenciation envisager ce que serait la sanction telle que nous lrsquoavons jusqursquoagrave

preacutesent rationnaliseacutee

La sanction porte sur une conduite (et non sur une personne) suivant un protocole

explicite intentionnel et preacutevisible qui eacutenonce une peine ou reacutecompense sensible eacuteprouveacutee

comme telle par le sujet auquel elle srsquoadresse qui la subit passivement en cas de transgression

caracteacuteriseacutee (ou de conformiteacute aux attentes dans le cas drsquoune sanction positive) dont

lrsquoapplication nrsquoest pas mise en scegravene agrave des fins drsquoexemplariteacute qui exclut la cruauteacute de

traitement et nrsquoest pas censeacutee nuire agrave celui qui en est lrsquoobjet Cette reacutetribution sensible qui

emploie la force et exclut la violence (conccedilu comme excegraves de force) nrsquoest pas censeacutee ecirctre une

fin mais un moyen dont la fonction est agrave deacuteterminer

Une reacuteflexion rigoureuse devrait systeacutematiquement distinguer entre ces termes

apparenteacutes mais non strictement synonymes Dans la suite de notre texte nous ne pourrons

toujours cependant maintenir ces distinctions essentiellement parce que les auteurs que

nous eacutetudierons ne les opegraverent pas Sanction punition et chacirctiment sont ainsi bien souvent

confondus

82

Reste une derniegravere question cette sanction ideacuteale telle que nous venons de la deacutefinir

existe-t-elle Peut-elle congeacutedier totalement par exemple lrsquoeacuteleacutement de violence Peut-elle

devenir absolument eacutetrangegravere agrave toute forme de cruauteacute Est-il possible drsquoassurer enfin et

surtout que la sanction ne nuise pas au sujet elle srsquoadresse

24 Appendice rapprochements problegravemes

241 Sanction et autoriteacute

La question de la sanction est eacutetroitement lieacutee agrave celle de lrsquoautoriteacute La difficulteacute est

drsquoeacutetablir la nature de la relation entre ces deux notions La sanction est-elle lieacutee agrave lrsquoautoriteacute

Ou bien relegraveve-t-elle drsquoune autre sphegravere

Lrsquoautoriteacute eacuteducative par-delagrave charisme tradition et loi

On connaicirct les classiques analyses de Max Weber dans Le Savant et le politique (1959)

sur les fondements de la leacutegitimiteacute ndash laquelle est agrave lrsquoorigine du pheacutenomegravene de domination

expression de lrsquoautoriteacute politique

- Il y a drsquoabord la leacutegitimiteacute de la tradition laquo lrsquoautoriteacute de lrsquo ldquoeacuteternel hierrdquo raquo (1959 p

126)

- Il y a ensuite la leacutegitimiteacute charismatique laquo fondeacutee sur la gracircce personnelle et

extraordinaire drsquoun individu raquo lrsquoautoriteacute est alors toute personnelle et intransfeacuterable

- Enfin il y a la leacutegitimiteacute rationnelle-leacutegale laquo en vertu de la croyance en la validiteacute drsquoun

statut leacutegal et drsquoune ldquocompeacutetencerdquo positive fondeacutee sur des regravegles eacutetablies rationnellement raquo

(1959 p 127)

Mais ces distinctions de Weber valent pour lrsquoordre politique (dont le laquo moyen

speacutecifique raquo drsquoapregraves la formule ceacutelegravebre consiste agrave revendiquer laquo avec succegraves pour son propre

compte le monopole de la violence physique leacutegitime raquo (1959 p 125) elles ne sauraient valoir

pour lrsquoeacuteducation Un professeur nrsquoest pas un chef (1959 p 108) et crsquoest une erreur que la

jeunesse exige de lrsquoenseignant autre chose que laquo des analyses et des deacuteterminations de faits raquo

Lrsquoautoriteacute de lrsquoeacuteducateur srsquoil en est (elle est agrave ce moment de notre travail

probleacutematique) ne saurait ecirctre drsquoessence charismatique il ne srsquoagit pas de dominer par le

prestige de sa personnaliteacute celle balbutiante des enfants Attribuer lrsquoautoriteacute agrave la seule gracircce

83

qui rayonne drsquoune individualiteacute extraordinaire serait confondre lrsquoordre du politique avec lrsquoordre

de la science pour eacuteclairer les esprits il faut commencer par ne pas trop les eacuteblouir par la

fascination qursquoexerce un leader sans quoi on risque drsquoatrophier lrsquoesprit critique pourtant

consubstantiel au projet eacuteducatif Enfin il y aurait un problegraveme structurel agrave faire reposer

lrsquoautoriteacute eacuteducative sur le charisme crsquoest qursquoon ne saurait institutionnaliser (rendre ordinaire)

lrsquoexception (lrsquoextraordinaire) On ne saurait faire reposer la peacuterenniteacute drsquoune institution sur la

preacutesence drsquoune idiosyncrasie ndash et telle est peut-ecirctre lrsquoerreur de Platon dans la Reacutepublique qui

fait reposer la leacutegitimiteacute de Callipolis sur la troisiegraveme condition de possibiliteacute de reacutealisation de

la justice (livre V) que le philosophe devienne roi ou que le roi devienne philosophe

Lrsquoautoriteacute eacuteducative ne saurait ecirctre fondeacutee non plus sur la seule tradition Que vaut en

effet lrsquo laquo argument raquo qui consiste agrave avancer qursquoon a toujours fait ainsi et qursquoon doit perpeacutetuer

ce qui a eacuteteacute fait jusqursquoagrave preacutesent Rien et il suffit drsquoun soupccedilon agrave son eacutegard pour qursquoil soit

invalideacute La tradition a cette force qursquoelle est toute-puissante tant qursquoon ne songe pas agrave la

questionner sitocirct qursquoon la conteste sa puissance obligatoire srsquoeacutemousse et ne retrouvera

jamais son eacutevidente grandeur drsquoantan Nrsquoy a-t-il pas du reste des traditions qursquoil vaut la peine

drsquoabolir du moins drsquoamender Lrsquoesprit critique qui doit avoir sa place dans toute œuvre

eacuteducative ne peut srsquoaccommoder de la veacuteneacuteration du passeacute

Enfin il reste lrsquoautoriteacute rationnelle-leacutegale ndash la rationaliteacute eacutetant le fondement supposeacute

de la loi Cette forme drsquoautoriteacute largement dominante aujourdrsquohui repose sur lrsquoideacutee qursquoen

vertu drsquoune compeacutetence qui a eacuteteacute seacutelectionneacutee un statut leacutegal a eacuteteacute confeacutereacute au deacutetendeur de

cette dite compeacutetence Lrsquoautoriteacute eacuteducative coiumlnciderait alors avec lrsquoautoriteacute leacutegale ndash mais agrave la

condition exorbitante de consideacuterer qursquoil y a un moyen objectif de deacuteceler infailliblement la

compeacutetence eacuteducative ce qui preacutesuppose qursquoon la connaicirct preacutealablement et qursquoon la pourrait

reconnaicirctre Or crsquoest preacuteciseacutement ce qui est en question Lrsquoautoriteacute leacutegale ne sera donc

eacuteducative que si elle est eacuteducative voilagrave le diallegravele auquel on srsquoexpose si on ramegravene lrsquoautoriteacute

eacuteducative agrave la version leacutegale de la domination

Il ne srsquoagit pas drsquoaffirmer que lrsquoautoriteacute eacuteducative (agrave supposer que lrsquoeacuteducation doit faire

œuvre drsquoautoriteacute) doit ecirctre expurgeacutee de ces formes drsquoautoriteacute On peut concevoir une autoriteacute

eacuteducative qui en plus (par accident pourrait-on dire) aurait une de ces trois dimensions

(charismatique traditionnelle leacutegale) Mais lrsquoautoriteacute eacuteducative srsquoil en est ne saurait se

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reacuteduire dans son essence agrave lrsquoune de ces trois formes de domination politique Il y a dans

lrsquoautoriteacute eacuteducative autre chose un eacuteleacutement drsquoune autre nature et qui nrsquoest pas aiseacute agrave deacuteceler

Quoi qursquoil en soit relativement agrave notre problegraveme on voit que ces trois formes

drsquoautoriteacute theacuteoriseacutees par Weber srsquoaccompagnent drsquoune autorisation agrave sanctionner

(lrsquoindividualiteacute charismatique la tradition et la loi) ndash conseacutequence drsquoune politisation explicite

de lrsquoautoriteacute par Weber dans son texte Or peut-ecirctre le propre de lrsquoautoriteacute est-il de nrsquoavoir pas

agrave sanctionner ainsi que lrsquoestime Hannah Arendt

Auctoritas potestas et persuasion

Hannah Arendt en effet oppose lrsquoautoriteacute agrave la force de la contrainte (qui suppose la

hieacuterarchie et produit violence βία ce pouvoir peut ecirctre rapprocheacute du potestas en latin) ainsi

qursquoagrave la persuasion du dialogue (πείθειν qui suppose lrsquoeacutegaliteacute) Lrsquoautoriteacute serait une laquo hieacuterarchie

[hellip] dont chacun reconnaicirct la justesse et la leacutegitimiteacute et ougrave tous deux ont drsquoavance leur place

fixeacutee raquo (La Crise de la culture 1995 p 123) une laquo obeacuteissance librement consentie raquo Elle est

une supeacuterioriteacute consideacutereacutee comme leacutegitime par celui auquel elle srsquoadresse ndash elle est un

augmenteur

Lrsquoauctoritas relegraveve laquo de lrsquoordre de lrsquoinfluence de lrsquoascendant du creacutedit raquo (Prairat

2012) elle ne neacutecessite pas le recours agrave la sanction puisqursquoelle ne relegraveve pas de la coercition

Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas un pouvoir elle est un laquo sur-pouvoir raquo (selon lrsquoexpression drsquoAlain Renaut

2004 p 41) qui confegravere une leacutegitimiteacute laquo indiscutable raquo incontestable Il y a au fondement de

lrsquoautoriteacute une croyance (une foi ) du sujet qui lui obeacuteit qui confegravere agrave lrsquoautoriteacute une plus-value

qui la deacutesarme

Pour Hannah Arendt lrsquoautoriteacute est si fortement lieacutee agrave la religion et agrave la tradition que si

lrsquoun de ces piliers disparaicirct les autres formes de lrsquoautoriteacute sont destineacutees agrave srsquoeffondrer Crsquoest

dans lrsquoexpeacuterience romaine qursquoelle voit laquo lrsquounique expeacuterience politique qui a introduit lrsquoautoriteacute

comme mot concept et reacutealiteacute dans notre histoire raquo (1995 p 138) expeacuterience qui srsquoest

acheveacutee avec lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute lrsquoouvrant agrave une crise dont nous ne sommes pas

sortis

Rapportons ces reacuteflexions sur lrsquoautoriteacute agrave notre problegraveme de la sanction On comprend

que lrsquoautoriteacute pas davantage que la persuasion nrsquoa agrave sanctionner la sanction relegraveve du

potestas En ce sens si crsquoest lrsquoautoriteacute (et non le pouvoir) qui fonde lrsquoeacuteducation la sanction

(qui relegraveve du pouvoir) apparaicirct comme un eacuteleacutement eacutetranger au processus eacuteducatif Il est

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pourtant de notorieacuteteacute que les eacuteducateurs sanctionnent et que presque toujours ils ont

sanctionneacute la sanction est le pouvoir magistral par excellence Toute la question est de savoir

dans quelle mesure ce potestas du professeur nrsquoest pas ameneacute agrave contredire son autoriteacute

quelle autoriteacute (par deacutefinition leacutegitime si on suit Arendt) a besoin du glaive pour se faire

(librement) obeacuteir Eacutetrange reconnaissance drsquoun sur-pouvoir que celle qui requiert pourtant la

force pour ecirctre reconnue crsquoest que ce sur-pouvoir cet augmenteur nrsquoest pas si eacutevident

Ajoutons nous pensons que cette autoriteacute nrsquoa jamais eacuteteacute eacutevidente degraves lors qursquoon pose

la question et que srsquoil a toujours fallu la coercition pour laquo persuader raquo les corps crsquoest que

lrsquoautoriteacute nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute si distincte du potestas conceptualiseacute (ideacutealiseacute ) par H Arendt

Car il y a bien un eacuteleacutement drsquoideacutealisation qui nrsquoa pas eacutechappeacute agrave Alain Renaut le processus

drsquoeacutegalisation deacutejagrave observeacute par Tocqueville conduit Hannah Arendt agrave eacutevoquer un

laquo nivellement raquo deacutefavorable aux eacutelegraveves les plus doueacutes si bien que avec la crise la situation

des enfants serait devenue laquo pire qursquoavant raquo laquo Avant quoi raquo demande sans deacutetour Alain

Renaut (2002 p 142) faudrait-il vraiment consideacuterer comme une reacutegression le processus

drsquoautonomisation de lrsquoenfant le fait qursquoil soit deacutesormais porteur de droits Nous ne pouvons

que souscrire pleinement agrave la remarque drsquoA Renaut

Pour preacutetendre que la reconnaissance de lrsquoenfant comme un ecirctre libre porteur

de droits a conduit en fait agrave un systegraveme drsquoenfermement ou drsquoexclusion pire encore que

ce qui existait auparavant on fait subir drsquoextravagantes ideacutealisations agrave ce qursquoavaient

eacuteteacute anteacuterieurement les dispositifs sociaux et culturels concernant les petits

drsquohommes (Renaut 2002 p 144)

Aussi le concept drsquoautoriteacute nous paraicirct probleacutematique (son principe logique

contredisant lrsquohistoire des pratiques qui lrsquoentoure) une telle autoriteacute a-t-elle deacutejagrave existeacute (en

eacuteducation) ou bien ne relegraveve-t-elle pas drsquoune illusion reacutetrospective Crsquoest donc que lrsquoautoriteacute

contrairement agrave ce que theacuteorise Hannah Arendt nrsquoest pas si distincte du pouvoir

Ainsi la notion drsquoautoriteacute comprise comme hieacuterarchie juste sans persuasion ni pouvoir

et qui œuvre par excellence dans le domaine eacuteducatif nrsquoentretient pas avec la sanction un lien

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eacutevident Crsquoest dire qursquoaffirmer le caractegravere eacuteducatif de la sanction comme œuvre drsquoautoriteacute

qui ne doit rien au pouvoir nrsquoa rien drsquoune proposition analytique (au sens de Kant)

On peut aller plus loin et soutenir que philosopher sur lrsquoautoriteacute (et partant sa

leacutegitimiteacute) crsquoest deacutejagrave prendre acte de son deacuteclin lequel est irreacuteversible Il suffit drsquoavoir eacuteteacute

sceptique une fois et lrsquoautoriteacute de lrsquoautoriteacute srsquoen trouve destitueacutee deacutesacraliseacutee saccageacutee

mecircme Lorsque les eacutetudiants de mai 1968 demandegraverent agrave Paul Ricoeur laquo Qursquoest-ce que vous

avez de plus que nous raquo ce dernier a reacutepondu laquo jrsquoai lu plus de livres que vous raquo La reacuteponse

de Ricoeur nrsquoeacutetait assureacutement pas satisfaisante est-ce vraiment la quantiteacute de livres qui fait

(lrsquo)autoriteacute Mais agrave bien sonder le problegraveme il se trouve qursquoaucune reacuteponse nrsquoaurait eacuteteacute

suffisante face au deacutefi que constitue le geste mecircme drsquointerroger lrsquoautoriteacute

Le fait de lrsquoautoriteacute et ses raisons

Paradoxe si lrsquoautoriteacute ne semble pas pouvoir ecirctre fondeacutee demeure le fait de lrsquoautoriteacute

Dans leur ouvrage Conditions de lrsquoeacuteducation (2008) Marie-Claude Blais Marcel

Gauchet et Dominique Ottavi proposent de comprendre indirectement le pheacutenomegravene

drsquoautoriteacute en demandant pourquoi il y a autoriteacute Car si lrsquoautoriteacute est devenue un laquo principe

indeacutefendable raquo (Blais Gauchet amp Ottavi 2008 p 136) demeure pourtant le fait de lrsquoautoriteacute

avec ses laquo transferts clandestins raquo ses deacutenis formels et sa reacutealiteacute deacuteleacutetegravere

Pour les auteurs lrsquoautoriteacute nrsquoest pas le pouvoir (institutionnel) ou la puissance

(contrainte) ndash et crsquoest dans lrsquoeacuteducation que lrsquoautoriteacute se donne le plus agrave voir deacutepouilleacutee de ces

attributs secondaires (mais par lesquels elle srsquoest historiquement manifesteacutee) Crsquoest dans

lrsquoeacuteducation encore que lrsquoautoriteacute se deacutetache de ses incarnations historiques (mais au fond

inessentielles) que sont la religion et la tradition (qursquoHannah Arendt comprend comme une

laquo triniteacute agrave ne pas seacuteparer raquo) Car dans lrsquoeacuteducation se preacutesente une autoriteacute factuelle qui reacutesiste

au deacuteclin des traditions et des religions

Autoriteacute factuelle ndash lrsquoautoriteacute demeure mecircme si drsquoapregraves les auteurs elle ne srsquoaffiche

plus laquo lrsquoautoriteacute a cesseacute drsquoecirctre une valeur explicite raquo (2008 p 146) mais elle demeure une

valeur reacutegulatrice car laquo lrsquoautoriteacute repreacutesente une dimension constitutive et irreacuteductible de

lrsquoespace humain-social raquo (Blais et al 2008 p 138 reacutepeacuteteacute presque mot pour mot p 155) laquo rocircle

indispensable et positif raquo (2008 p 147) Il y aurait mecircme lieu de se reacutejouir car sans autoriteacute

il ne resterait que le droit ou la force Lrsquoautoriteacute est gage de leacutegitimiteacute (on retrouve ici le point

87

de vue de H Arendt) et constitue laquo le grand levier pacificateur des socieacuteteacutes humaines raquo

Paradoxalement les critiques qursquoa susciteacutees lrsquoautoriteacute ont fait obstacle agrave la compreacutehension de

son essence lrsquoautoriteacute comme telle aurait eacuteteacute le point aveugle de lrsquoanti-autoritarisme Faute

de la saisir on risque drsquoecirctre maicirctriseacute par elle au lieu de la maicirctriser

Cinq raisons sont eacutevoqueacutees (Blais et Al 2008 pp 149-155) pour comprendre le fait de

lrsquoautoriteacute Il nous semble pourtant que ces raisons ne coiumlncident pas

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce qursquoil y a de la leacutegitimiteacute ndash ou plutocirct il faut de lrsquoautoriteacute parce

qursquoil faut de la leacutegitimiteacute et pas seulement de la leacutegaliteacute Mais quelle leacutegitimiteacute ne se precircte pas

agrave la critique au dialogue agrave la persuasion Que vaut une autoriteacute qui se preacutesente comme au-

delagrave de tout soupccedilon possible Cette transcendance nrsquoest-elle pas destineacutee agrave demeurer

probleacutematique Crsquoest pourquoi cette premiegravere raison ne nous apparaicirct guegravere ecirctre

convaincante

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que la raison ne suffit pas il faut qursquoil y ait croyance Mais le

problegraveme demeure le mecircme que vaut la croyance agrave une autoriteacute qui nrsquoest pas susceptible

drsquoecirctre eacuteprouveacutee Quelle autoriteacute peut se preacutesenter comme agrave ce point leacutegitime qursquoon ne

saurait la trouver incroyable Quelle autoriteacute agrave ce titre pourrait nrsquoecirctre pas dangereuse et

lentement deacuteriver vers lrsquoautoritarisme

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que lrsquohumain est un ecirctre fonciegraverement sociable un ecirctre

drsquoappartenance Il y a ainsi une transcendance du social (laquo Une collectiviteacute qui srsquoimpose agrave nous

et nous deacutepasse en quelque maniegravere raquo) qui certes a perdu ses caractegraveres explicites et

obligatoires mais continue drsquoœuvrer sourdement comme autoriteacute Mais encore une fois

quelle est sa leacutegitimiteacute Comment la distinguer de la pure et simple ideacuteologie Cette autoriteacute

est-elle purement et simplement agrave assimiler deacutefinitivement On ne saurait en effet en faire

lrsquoeacuteconomie premiegravere mais est-ce agrave dire qursquoon ne doit pas pouvoir lrsquointerroger La

transcendance de lrsquoautoriteacute nrsquoest-elle pas dangereuse dans son principe

- Il y a de lrsquoautoriteacute parce que nous sommes interdeacutependants Nous ne pouvons pas ne

pas ecirctre influenceacutes nous sommes fonciegraverement suggestibles Mais faut-il tirer de cette

suggestibiliteacute lrsquoideacutee que celui qui a drsquoabord influenceacute eacutetait leacutegitime agrave le faire Suffit-il de le

croire pour que ce soit le cas Suffit-il de poser son caractegravere ineacutevitable pour le justifier Ne

faut-il pas agrave lrsquooccasion reacutesister aux deacutependances et aux suggestions Que la deacutependance

originelle conditionne une laquo dimension structurelle de son expeacuterience raquo nrsquoimplique nullement

88

que cette structuration soit juste ou bonne qursquoil y ait autoriteacute de fait nrsquoimplique nullement

qursquoelle soit leacutegitime Agrave ce titre est-il sucircr que laquo Lrsquohomme est lrsquoanimal qui ne gueacuterit pas de son

enfance raquo (Blais et al 2008 p 153) Lrsquoadulte est-il condamneacute agrave ecirctre le malade de son

enfance

- Il y a autoriteacute parce qursquoil y a liberteacute La liberteacute qui consiste agrave avoir autoriteacute sur soi doit

srsquoappuyer sur des reacutefeacuterences extrinsegraveques en lesquelles elle place sa confiance (concept qui

nrsquoapparaicirct pas dans lrsquoouvrage citeacute mais qui nous semble essentiel pour comprendre la

proposition) Pathologiquement cette autoriteacute deacuterive en soumission la confiance devient

aveugle et se transforme en alieacutenation Mais cette deacuterive reacutevegravele que lrsquoautoriteacute nrsquoimpose pas

elle guide elle constitue un laquo recours reacuteflexif raquo (Blais et al 2008 p 154) Cette raison de

lrsquoautoriteacute nous paraicirct la plus solide mais lrsquoautoriteacute qursquoelle postule est des plus fragiles puisque

la confiance qursquoon place en elle peut ecirctre retireacutee Crsquoest une autoriteacute relative ndash et peut-ecirctre la

seule veacuteritablement leacutegitime en tant qursquoon la peut destituer

Le fait que ces raisons ne convergent pas neacutecessairement reacutevegravele les tensions

constitutives de cette reacutegulation par lrsquoautoriteacute qui revendique une leacutegitimiteacute agrave laquelle elle se

soustrait pourtant par sa manifestation transcendante Pour autant on ne saurait se passer de

laquo reacutefeacuterents raquo ou de laquo reacutefeacuterences raquo mais quels sont les piliers qui peuvent subir lrsquoeacutepreuve du

doute

Il faut bien accorder que lrsquoautoriteacute nrsquoest pas lrsquoautoritarisme ndash mais ce nrsquoest qursquoagrave la

condition que lrsquoautoriteacute en tant qursquoelle srsquoincarne dans une personne soit deacutesinvestie de toute

transcendance et reacutesiste agrave la possibiliteacute du soupccedilon Elle ne sera qursquoautoriteacute humaine trop

humaine avec ses fragiliteacutes et les limites qursquoelle reconnaicirctra volontiers elle-mecircme ndash sans quoi

ne sera-t-elle pas mensonge et vecteur drsquoinfantilisation

Lrsquoautoriteacute problegraveme eacuteducatif indeacutepassable

Jean Houssaye estime qursquoentre lrsquoeacuteducation et lrsquoautoriteacute il y a une antinomie sans doute

propre agrave lrsquoacte peacutedagogique Si lrsquoautoriteacute ne passera pas il nrsquoen demeure pas moins qursquoil faut

selon le peacutedagogue laquo abandonner et deacutepasser cette probleacutematique de lrsquoautoriteacute raquo Lrsquoautoriteacute

ne passera pas theacuteoriquement et pratiquement (on en parlera toujours) mais laquo il faudra

toujours lui reacutesister peacutedagogiquement raquo (2012) Nrsquoest-ce pas lagrave cependant confondre autoriteacute

et autoritarisme

89

Sans doute lrsquoautoriteacute pose problegraveme aussi semble-t-il bienvenu de la deacutepouiller

autant que possible de la notion de pouvoir Lrsquoautoriteacute a tout agrave gagner au point de vue eacuteducatif

agrave renoncer agrave la tentation autocratique elle doit relever davantage de lrsquoordre de lrsquoinfluence que

de celui de lrsquoinjonctif frontale La question de la croyance du sujet est primordiale crsquoest cette

croyance agrave sa leacutegitimiteacute qui permet seule agrave lrsquoautoriteacute de nrsquoavoir pas agrave se montrer menaccedilante

Eirick Prairat eacutenonce les quatre conditions drsquoune autoriteacute eacuteducative (2003b)

- Autoriteacute vient de auctor (le sujet qui renvoie agrave lrsquoascendant au creacutedit)

qui deacuterive de augere (augmenter) Cette augmentation inscrit lrsquoautoriteacute dans le

registre de lrsquoeacuteleacutevation jamais du dressage Lrsquoautoriteacute est influence positive ndash mais

comment caracteacuteriser une telle influence Comment srsquoassurer qursquoen visant

lrsquoeacuteleacutevation on nrsquoengendre pas le contraire

- Lrsquoinfluence de lrsquoautoriteacute gagne agrave ecirctre aussi peu directe et transitive que

possible Non pas srsquoopposer ni srsquoimposer mais proposer Non pas soumettre mais

affranchir Non pas vouloir mais aider agrave vouloir Non pas agir mais activer

transmettre cette flamme du savoir Mais il faut deacutejagrave preacutesupposer ce deacutesir

drsquoapprendre que faire lorsque ce dernier semble manquer

- Lrsquoinfluence de lrsquoautoriteacute travaille agrave sa propre suppression elle ne

maintient pas le sujet dans un eacutetat de deacutependance Lrsquoinfluence ne cherche pas

lrsquoemprise mais lrsquoimpulsion Elle encourage pour nrsquoavoir plus agrave le faire Lrsquoinfluence

eacuteducative est la dissymeacutetrie qui recircve de symeacutetrie Crsquoest en quoi cette influence nrsquoest

pas manipulatrice Crsquoest sans doute parce qursquoelle ne fait pas cette distinction

qursquoAlice Miller condamne toute forme drsquoeacuteducation elle confond influence et

manipulation On ne saurait certes nier toutefois que lrsquoenfer est paveacute des meilleures

intentions peacutedagogiques Mais on ne saurait non plus oublier qursquoon ne peut pas ne

pas influencer car on ne peut pas ne pas communiquer Crsquoest lrsquoun en effet des

axiomes de la communication eacutetabli par le groupe de Palo-Alto laquo Il suffit de la

preacutesence drsquoautrui pour que tout comportement actif ou passif intentionnel ou pas

preacutesente un caractegravere communicationnel et constitue une communication Comme

il nrsquoy a pas de non-comportement on ne peut pas non plus ne pas communiquer raquo

(Watzlawick 1991 p 20) Mais comment communiquer

- Lrsquoinfluence ne peut srsquoexercer sans une reconnaissance active du sujet

qui lrsquoaccepte non pas une reacutesignation passive non pas une acceptation par deacutefaut

90

mais un engagement qui est seul agrave mecircme de faire sens Mais comment engager le

sujet agrave eacuteduquer

Ces conditions on le voit eacutenoncent davantage un programme de recherche qursquoune

seacuterie de regravegles qursquoil suffirait drsquoappliquer Agrave nier les difficulteacutes on risque toujours lrsquoincantation

ainsi que le note Jean Houssaye il suffirait de vouloir pour reacuteussir

Faire le choix drsquoeacuteduquer ce serait donc se placer drsquoembleacutee dans une position drsquoautoriteacute

ndash entendue comme influence agrave viseacutee eacutemancipatrice aussi temporaire et peu transitive que

possible pour eacuteviter la deacutegeacuteneacuterescence en emprise Lrsquoautoriteacute ainsi deacutecanteacutee de tout

autoritarisme (et de tout pouvoir) devient ainsi un horizon ndash toute la question (au fond

kantienne) est de savoir srsquoil srsquoagit drsquoun ideacuteal reacutegulateur (lrsquoautoriteacute serait une Ideacutee de la raison

eacuteducative un concept limite et moins constitutif de ce qursquoil faut faire que reacuteglant orientant et

dirigeant la penseacutee) ou drsquoune fiction (produite par lrsquoimagination opeacuterant comme si les faits

imagineacutes eacutetaient empiriques)

Si on considegravere lrsquoautoriteacute comme ideacuteal reacutegulateur ainsi que nous venons de lrsquoesquisser

on voit que la place de la sanction nrsquoest pas deacutefinie a priori Pourquoi lrsquoautoriteacute aurait-elle

besoin de la sanction Mecircme circonscrite agrave la sphegravere eacuteducative lrsquoautoriteacute ne semble pas

neacutecessiter le recours agrave la sanction ndash on peut mecircme se demander si ce recours en question ne

contredirait les conditions eacutenonceacutees ci-dessus Le problegraveme degraves lors est le suivant la sanction

est-elle compatible avec les conditions geacuteneacuterales de lrsquoautoriteacute eacuteducative eacutenonceacutees ci-dessus

On le voit la question de la sanction nous introduit au cœur de la difficile notion drsquoautoriteacute

La crise (ou eacuterosion) engageacutee au moment moderne

Le temps est essentiel pour comprendre la crise de lrsquoautoriteacute ndash et sans doute serait-il

preacutefeacuterable drsquoapregraves la proposition drsquoE Prairat plutocirct que de parler de crise drsquoeacutevoquer lrsquoeacuterosion

de lrsquoautoriteacute (2012) Quand la crise nrsquoest par deacutefinition que ponctuelle la meacutetaphore

geacuteologique convient particuliegraverement bien au caractegravere lent et irreacuteversible de cette eacutevolution

La dissolution du laquo conglomeacuterat heacuteriteacute raquo (selon la formule drsquoER Dodds agrave la suite de

Gilbert Murray) de la structure de croyances traditionnelles est irreacuteversible dans son ouvrage

deacutesormais classique Les Grecs et lrsquoirrationnel Dodds cite Al Ghazali laquo Il ny a pas despoir de

retourner agrave une foi traditionnelle une fois quelle a eacuteteacute abandonneacutee car la condition

essentielle de ladheacutesion agrave une foi traditionnelle cest dignorer quon est traditionaliste raquo (citeacute

91

par Dodds 1977 p 205) Lrsquoinnocence de la tradition perdue lrsquoest deacutefinitivement les Lumiegraveres

ont eacuteteacute notre Xeacutenophane dont Dodds estime que la critique radicale de lrsquoanthropomorphisme

a conduit agrave une incroyance geacuteneacuteraliseacutee laquo il ny avait plus guegravere agrave attendre pour que tout

leacutedifice de croyances traditionnelles commence agrave se disloquer raquo (Dodds 1977 p 181) Ce

mouvement geacuteologique ne cessera pas du moins tant que durera le rationalisme ndash dont il nrsquoest

pas certain que sa disparition soit souhaitable

Pour Alain Renaut la ceacutesure principale porte entre le moment des Anciens et celui des

Modernes on passe drsquoun principe drsquoautoriteacute baseacute sur une transcendance agrave un principe

drsquoautoriteacute qui relegraveve de lrsquoimmanence autonome (le subjectivisme et le contractualisme en

constituent lrsquohorizon) La transcendance en effet eacutetait tridimensionnelle dans lrsquoAntiquiteacute

Transcendance theacuteologique transcendance physico-theacuteologique

transcendance de la tradition dans ces trois versions anciennes de la transmutation

drsquoun simple pouvoir en autoriteacute la reacutefeacuterence agrave une dimension du reacuteel conccedilue comme

hors de prise pour les forces humaines (la volonteacute divine lrsquoordre du monde

lrsquoancienneteacute de la tradition) procurait aux pouvoirs concerneacutes un surcroicirct de puissance

(Renaut 2004 p 50)

Ce nrsquoest plus le cas avec lrsquoautoriteacute des Modernes qui integravegre laquo un moment de

fragilisation intrinsegraveque raquo (Renaut 2004 p 53) en reposant sur le consentement du peuple

souverain laquo Lrsquoauto-institution raquo (2004 p 62) caracteacuteristique des modernes semble destineacutee

agrave destituer toute forme drsquoautoriteacute de transcendance

Toute la difficulteacute est que la moderniteacute nous conduit agrave reconnaicirctre dans lrsquoenfant un

laquo semblable raquo (ce que nous ne pouvons pas sans renier les valeurs fondamentales de la

deacutemocratie ne pas faire) alors mecircme que lrsquoeacuteducation laquo se fonde sur une forme de supeacuterioriteacute

de lrsquoeacuteducateur vis-agrave-vis de lrsquoeacuteduqueacute raquo (Renaut 2004 p 149) Entre lrsquoeacutegaliteacute qursquoon ne peut lui

manquer de reconnaicirctre et lrsquoasymeacutetrie de la relation lrsquoenfant apparaicirct comme un citoyen qui

ne peut pas en devenir un Mais il ne srsquoagit pas seulement drsquoun deacutecalage entre une eacutegaliteacute de

droit et une ineacutegaliteacute de fait car lrsquoenfant en son alteacuteriteacute est porteur de droits speacutecifiques

92

(droits agrave la protection et agrave lrsquoeacuteducation) qui peuvent entrer en contradiction avec ses droits-

liberteacutes par quoi il est notre semblable Ainsi lrsquoenfant est bien le seul ecirctre humain avec lequel

nous avons des rapports laquo drsquoeacutegaliteacute et drsquoineacutegaliteacutes en droit raquo (2004 p 151) Cette tension est

constitutive de la crise de lrsquoeacuteducation et relegraveve du processus de deacutemocratisation des rapports

humains qui sont eacutetendus aux enfants Impossible par conseacutequence de chercher agrave

laquo sanctuariser lrsquoeacutecole raquo comment peut-on vouloir la deacutemocratie pour tous ndash sauf pour les

enfants La contradiction axiologique est manifeste laquo comment faire acqueacuterir une conscience

des valeurs de lrsquoeacutegaliteacute et de la liberteacute agrave des enfants plongeacutes dans un univers familial et scolaire

qui demeurerait immuablement structureacute par les principes de hieacuterarchie raquo (Renaut 2004 p

156)

Pour A Renaut on peut interpreacuteter ce constat de crise de lrsquoautoriteacute qui conduit

irreacutemeacutediablement agrave sa fin de deux maniegraveres Soit se reacutejouir

Moins drsquoautoriteacute plus drsquoesprit critique Moins drsquoadheacutesion plus de distance

Moins de soumission consentie souhaiteacutee aimeacutee mecircme plus drsquoautonomie agrave lrsquoeacutegard

de ceux qui deacutetiennent tel ou tel pouvoir Comment selon ce premier axe de

conclusion ne pas identifier la deacutecomposition de lrsquoautoriteacute secteur par secteur agrave une

monteacutee en puissance de la liberteacute des individus et de la socieacuteteacute (Renaut 2004 p 260)

Soit redouter

Plus drsquoautonomie mais moins de repegraveres Plus de liberteacute de choix mais moins

de certitudes Plus drsquoespaces de discussion mais aussi davantage de conflits et de

confrontations entre les individus ou entre les groupes ougrave ils se rassemblent autour de

leurs derniegraveres convictions Plus drsquoesprit critique mais de plus en plus de mal pour les

divers pouvoirs sans lesquels il nrsquoest pas de coexistence possible agrave faire preacutevaloir les

objectifs qursquoils entendent atteindre fucirct-ce pour le bien de toutes les personnes ou de

toutes les communauteacutes concerneacutees (Renaut 2004 p 261)

93

Les deux axes sont correacuteleacutes lrsquoespoir drsquoune reconfiguration laisse planer lrsquoombre du

risque drsquoun eacutechec et de difficulteacutes nouvelles Elles sont la conseacutequence du scepticisme qui

srsquoabat sur lrsquoOccident ndash mais ce scepticisme nrsquoest pas condamneacute agrave ecirctre un individualisme

meacutediocre un laquo relativisme raquo (artefact conceptuel qui permet de servir de repoussoir) Le

scepticisme crsquoest aussi lrsquoesprit zeacuteteacutetique comment lrsquoinsuffler Voilagrave peut-ecirctre lrsquoun des

problegravemes eacuteducatifs majeurs Crsquoest ce que semble proposer Alain Renaut lorsqursquoil eacutecrit

[hellip] le temps est enfin venu priveacutes que nous sommes devenus moins par erreur

que par choix deacutelibeacutereacute des expeacutedients de lrsquoautoriteacute de prendre pour regravegle dans

chacune des pratiques de pouvoir de ne consideacuterer comme leacutegitime que le pouvoir de

lrsquoargument (Renaut 2004 p 83)

Le temps est venu drsquoecirctre sceptique crsquoest-agrave-dire rationnels de mettre meacutethodiquement

agrave lrsquoeacutepreuve tout ce qui srsquoapparente agrave une transcendance avec malice ironie et le plus grand

des seacuterieux Le savoir dont la transmission inquiegravete tant est-il autre chose que le reacutesidu

temporaire drsquoune critique drsquoune tentative de reacutefutation Agrave ce titre tout savoir positif qursquoon

ne fait que recevoir sans pouvoir lrsquoeacuteprouver sans lrsquoexaminer peut ecirctre soupccedilonneacute drsquoimposture

Socrate drsquoapregraves Platon disait qursquo laquo une vie agrave laquelle cet examen fait deacutefaut ne vaut pas drsquoecirctre

veacutecue raquo (Apologie de Socrate Platon 38a 2008 p 88)

La peacuteriode contemporaine connaicirct une crise qui constitue le final drsquoune eacuterosion

progressive Le sujet est livreacute agrave lui-mecircme ndash avec toutes les deacuterives (communautarisme greacutegaire

nationalisme eacutetroit consumeacuterisme meacutediocre etc) mais aussi tous les espoirs qui

accompagnent le deacuteclin des absolus Son eacutemancipation par lrsquoeacuteducation est plus que jamais

neacutecessaire et le questionnement de lrsquoautoriteacute (de ce qui fait autoriteacute) fait partie de ce

processus drsquoeacutemancipation La crise de lrsquoautoriteacute nrsquoest-elle pas au point de vue eacuteducatif

salvatrice indispensable mecircme dans la mesure ougrave elle est une occasion de renforcer lrsquoactiviteacute

du sujet Car que vaut une croyance dont on nrsquoa jamais douteacute qursquoon nrsquoa jamais mise agrave

lrsquoeacutepreuve

94

Histoire monumentale antiquaire et critique

Mutatis mutandis il nous semble que ce problegraveme a eacuteteacute theacutematiseacute par Nietzsche Le

nihilisme ce moment historique de la deacutevalorisation des valeurs anciennes pose la question

de lrsquoautoriteacute drsquoune maniegravere ineacutedite la crise de la science ou le deacutesenchantement du monde

ne sont que quelques-unes des conseacutequences de cette crise axiologique Dans la seconde

consideacuteration inactuelle (1993 pp 217-283) sur lrsquoutiliteacute et lrsquoinconveacutenient de lrsquohistoire pour la

vie Nietzsche probleacutematise le concept drsquohistoire qui nous paraicirct fort eacuteclairant relativement agrave

lrsquoautoriteacute Le philosophe allemand repegravere trois maniegraveres de se rapporter au passeacute de vivre le

passeacute lrsquohistoire monumentale lrsquohistoire antiquaire et lrsquohistoire critique Chacune de ces

maniegraveres preacutesente une utiliteacute mais aussi des deacuterives

Lrsquohistoire antiquaire est la maniegravere de vivre le passeacute de celui laquo qui conserve et veacutenegravere

celui qui avec fideacuteliteacute et amour tourne les regards vers lendroit dougrave il vient ougrave il sest

formeacute raquo et qui constitue une forme de pieacuteteacute envers tout ce qui a eacuteteacute laquo Ce qui est petit

restreint vieilli precirct agrave tomber en poussiegravere tient son caractegravere de digniteacute dintangibiliteacute du

fait que lacircme conservatrice et veacuteneacuteratrice de lhomme antiquaire sy transporte et y eacutelit

domicile raquo (1993 p 231) Lrsquoantiquaire collectionne reacutepertorie tout ce qursquoil trouve Lrsquoantiquaire

assure la fideacuteliteacute drsquoun peuple agrave son passeacute Le plaisir que lrsquoantiquaire prend agrave explorer le passeacute

est celui de lrsquoamour de la tradition Cet amour ressemble au laquo plaisir que larbre prend agrave ses

racines [au] bonheur que lon eacuteprouve agrave ne pas se sentir neacute de larbitraire et du hasard mais

sorti dun passeacute mdash heacuteritier floraison fruit mdash ce qui excuserait et justifierait mecircme lexistence raquo

(1993 pp 232-233) Sans doute on peut consideacuterer que cette histoire correspond dans

lrsquoeacutevolution de lrsquoautoriteacute theacutematiseacutee par A Renaut au moment des anciens Mais lrsquoantiquaire

ne sait plus distinguer lrsquoaccessoire de lrsquoessentiel Tout ce qui est nouveau semble avoir moins

de valeur que ce qui est ancien Mais surtout lorsque lrsquohistoire antiquaire et sa fiegravevre

collectionnite nrsquoest plus nourrie par laquo lrsquoair vivifiant du preacutesent raquo elle risque drsquoempailler la vie

laquo quand le sens historique ne conserve plus la vie mais quil la momifie cest alors que larbre

se meurt raquo (1993 p 233) Lrsquoaveugle soif de collection est steacuterile Elle laquo paralyse lhomme

daction qui eacutetant homme daction blessera toujours et blessera forceacutement une pieacuteteacute

quelconque raquo (1993 p 234) Lrsquohistoire antiquaire peut ecirctre eacutetouffante et son autoriteacute

alieacutenante Il faut pouvoir srsquoen libeacuterer

95

Lrsquohistoire critique donne agrave lrsquohomme laquo la force de briser un passeacute et de laneacuteantir raquo et

laquo y parvient en traicircnant le passeacute devant la justice en instruisant seacutevegraverement contre lui et en le

condamnant enfin raquo (1993 p 234) Or laquo tout passeacute est digne drsquoecirctre condamneacute raquo car tout ce

qui naicirct est digne de disparaicirctre marqueacute du sceau de lrsquoimperfection Lrsquohistoire critique est

requise car elle permet de libeacuterer lrsquohomme prisonnier du passeacute par lrsquooubli Lrsquooubli loin de

nrsquoecirctre un deacuteficit de meacutemoire est un pouvoir actif qui est une force et le signe drsquoune santeacute

robuste A lrsquoinverse celui qui est incapable drsquooublier laquo est comparable agrave un dyspeptique (et

pas seulement comparable) mdash il ne vient ldquoagrave boutrdquo de rienhellip raquo (Nietzsche 2000 p 121)

Un tel esprit critique envers lrsquohistoire est salutaire dans la mesure ougrave il permet agrave

lrsquohomme de se deacutelivrer drsquoun passeacute devenu par trop pesant trop eacutetouffant Lrsquohistoire critique

est tourneacutee vers lrsquoavenir Neacuteanmoins il srsquoagit eacutegalement drsquoun processus qui est laquo toujours

dangereux pour la vie raquo (1993 p 235) attaquant le passeacute agrave sa source lrsquohistorien critique risque

de deacuteraciner lrsquohomme de ses traditions dont il est pourtant malgreacute qursquoil en ait un reacutesultat

Cherchant agrave recreacuteer une humaniteacute neuve (une seconde nature) en niant lrsquohumaniteacute passeacutee (la

premiegravere nature de la tradition) lrsquohistoire critique connaicirct un double risque Drsquoune part

laquo parce quil est difficile de fixer une limite agrave la neacutegation du passeacute raquo se pose la question des

limites de ce qursquoil faut laisser et de ce qursquoil faut conserver Jusqursquoougrave peut aller la neacutegation

Drsquoautre part laquo parce que la seconde nature est la plupart du temps plus faible que la

premiegravere raquo (1993 p 235) ne risque-t-on pas de quitter une vie plus saine pour une autre plus

preacutecaire Les valeurs que promeut lrsquohistoire critique ne pourront pas aiseacutement remplacer les

valeurs qursquoelle condamne Aussi risque-t-elle de fragiliser le passeacute sans ecirctre agrave mecircme de

reconstruire lrsquoavenir

Il nous semble que lrsquoopposition entre les anciens et les modernes est exprimeacutee par

cette double histoire antiquaire et critique Mais lrsquooriginaliteacute de Nietzsche est de proposer un

autre rapport agrave lrsquohistoire crsquoest lrsquohistoire monumentale telle que la conccediloivent les grands

creacuteateurs ceux qui conjuguent activiteacute et puissance (1993 p 226) On contemple ce que les

hommes dans le passeacute ont pu produire de grandiose de sublime De lagrave cette tendance agrave

privileacutegier ce qui est passeacute agrave ce qui est preacutesent Lrsquohistoire monumentale peut donc se reacutesumer

agrave laquo ce qui est classique et rare dans les temps eacutecouleacutes raquo (1993 p 228) Nietzsche eacutecrit ainsi

96

Que les grands moments dans la lutte des individus forment une chaicircne que les

sommets de lhumaniteacute sunissent dans les hauteurs agrave travers des milliers danneacutees que

pour moi ce quil y a de plus eacuteleveacute dans un de ces moments passeacutes depuis longtemps

soit encore vivant clair et grand mdash cest lagrave lideacutee fondamentale cacheacutee dans la foi en

lhumaniteacute lideacutee qui sexprime par la revendication dune histoire

monumentale (Nietzsche 1993 p 227)

Cependant lrsquohistoire monumentale nrsquoest pas sans danger Elle peut produire aussi un

certain deacutedain pour lrsquoexistence actuelle qui apparaicirct comme deacuterisoire eu eacutegard aux grandeurs

passeacutees De plus si lrsquohistoire monumentale enjoint agrave lrsquohomme du preacutesent drsquoimiter la grandeur

du passeacute celui qui imite oublie que lrsquohistoire ne se reacutepegravete pas laquo ce qui a eacuteteacute possible autrefois

ne saurait se reproduire une seconde fois raquo (1993 p 228) Ensuite il y a une illusion tenace

propre agrave lrsquohistoire monumentale celle de consideacuterer les monuments comme des laquo effets en

soi raquo deacuteconnecteacutes de leur eacutepoque et de la vie qui les a engendreacutes Lrsquohistoire monumentale

encourt donc toujours le risque drsquoecirctre mythique donc de falsifier le passeacute et drsquoecirctre manipuleacutee

par les ideacuteologies laquo lrsquohistoire monumentale trompe par les analogies raquo (1993 p 229) Enfin

dernier risque que les monuments du passeacute eacutecrasent le preacutesent et eacutetouffent toute feacuteconditeacute

et Nietzsche eacutecrit ainsi de maniegravere de saisissante laquo laissez les morts enterrer les vivants raquo

(1993 p 231)

Nietzsche probleacutematise la crise de lrsquoautoriteacute agrave travers ces trois maniegraveres de se rapporter

agrave lrsquohistoire Quelle autoriteacute est possible sachant que la continuiteacute est neacutecessaire que la culture

classique stimule mais que la critique aussi est requise Lrsquoopposition entre les Anciens et les

Modernes srsquoincarne dans lrsquoopposition entre histoire antiquaire et histoire critique Mais

Nietzsche ajoute lrsquohistoire monumentale la culture nrsquoest-elle pas lrsquoautoriteacute qui stimule Qui

certes peut eacutecraser mais libegravere du preacutesent en renvoyant agrave ce que lrsquohumaniteacute a produit de plus

grand Lrsquoautoriteacute en son sens pourrait avoir trait agrave ce qursquoil y a de sublime dans la tradition ndash

non pas la tradition pour la tradition mais eacutelection dans la tradition de ce qui eacutelegraveve de ce qui

nous fait porter le regard vers le haut Autrement dit une reacuteponse possible agrave la crise de

97

lrsquoautoriteacute ne peut-elle pas passer par la recherche de la grandeur Nrsquoest-ce pas le but de la

culture que de stimuler le vouloir

Nous verrons cependant que si cette reacuteponse est feacuteconde les moyens proposeacutes par

Nietzsche afin de parvenir agrave la production drsquoune culture effective sont des plus

probleacutematiques

242 Sanction et loi

Un lien tregraves eacutetroit relie lrsquoideacutee de sanction et celle de loi Il nrsquoy a pas de sanction lagrave ougrave il

nrsquoy a pas de loi ni de loi lagrave ougrave il nrsquoy a pas de sanction La sanction serait pour ainsi dire la ratio

cognoscendi de la loi laquelle serait pour sa part la ratio essendi de la sanction La sanction ne

fonde pas crsquoest la loi qui tient cet office mais la sanction est le neacutecessaire compleacutement drsquoune

loi qui sans la premiegravere serait eacutevideacutee de son statut de loi Crsquoest pourquoi on a pu parler drsquoune

sanction naturelle comme conseacutequence ineacutevitable de la transgression

Conseacutequence naturelle et loi humaine φύσις καὶ νόμος

LrsquoEsprit des lois de Montesquieu srsquoouvre par une deacutefinition laquo Les lois dans la

signification la plus eacutetendue sont les rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des

choses raquo (1993 p 123) En ce sens il y a homologie entre les lois naturelles et les lois

humaines elles sont toutes deux œuvres de la raison (laquo La loi en geacuteneacuteral est la raison

humaine en tant qursquoelle gouverne tous les peuples de la terre raquo 1993 p 128) Cette

homologie fonde drsquoapregraves Montesquieu le droit naturel comme anteacuterieur au droit positif de

mecircme qursquoavant de tracer un cercle on peut affirmer que les rayons sont eacutegaux de mecircme il y

a de la justice avant de poser des lois laquo Il faut donc avouer des rapports drsquoeacutequiteacute anteacuterieurs agrave

la loi positive qui les eacutetablit raquo (1993 p 124) Et comme illustration de cette loi naturelle

Montesquieu eacutecrit laquo comme par exemple que [hellip] un ecirctre intelligent qui a fait du mal agrave un

ecirctre intelligent meacuterite de recevoir le mecircme mal raquo (1993 p 124) Ce nrsquoest pas seulement la

sanction qui se trouve ici leacutegitimeacutee a priori crsquoest la loi du talion

Mais ce serait oublier lrsquoeacutecart entre la loi naturelle et la loi humaine La transgression

drsquoune loi naturelle est impossible Montesquieu eacutecrit ainsi

98

[hellip] il srsquoen faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverneacute que le

monde physique Car quoique celui-lagrave ait aussi des lois qui par leur nature sont

invariables il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes

(Montesquieu 1994 p 124)

Crsquoest en effet le moindre qursquoon puisse eacutecrire dans lrsquoordre humain la transgression

ne se trouve systeacutematiquement sanctionneacutee Mais ce que Montesquieu prend pour une

diffeacuterence de degreacute nrsquoest-il pas une diffeacuterence de nature

Guyau nous semble plus proche de la veacuteriteacute quand il eacutecrit laquo Si lrsquoon preacutetend violer la loi

de la pesanteur en se penchant trop par-dessus la tour Saint-Jacques on sera reacuteduit aussitocirct agrave

preacutesenter la veacuterification sensible de cette loi en se brisant sur le sol raquo (1985 p 162) Cette

proposition est si forte que Durkheim la reprendra agrave son compte dans LrsquoEacuteducation morale La

loi humaine au contraire peut ecirctre deacutefieacutee et crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoelle peut lrsquoecirctre qursquoon

a recours agrave la sanction qursquoon a besoin de sanction Parler de sanction naturelle est donc un

abus de langage derriegravere lrsquohomonymie il y a toute la diffeacuterence entre lrsquoeffet drsquoun meacutecanisme

aveugle et lrsquointention humaine de produire de la peine Qursquoon conccediloive la nature sur un mode

anthropomorphique ou le social sur un mode naturel on se trompe en confondant la nature

et la culture Hans Kelsen deacutenonccedilait en ce sens la confusion des sciences causales et des

sciences normatives

Par conseacutequent si la loi de la nature ne peut ecirctre transgresseacutee la nature ne saurait

sanctionner Ce qursquoon nomme sanction est une confirmation lrsquoeacutecart eacutetant impossible la

conseacutequence srsquoimpose avec une amorale neacutecessiteacute La sanction naturelle dans la loi de

causaliteacute crsquoest simplement lrsquoeffet

Eacutetant eacutetablie cette diffeacuterence entre la loi naturelle et la loi humaine (la volonteacute)

demandons-nous la loi constitue-t-elle le mot drsquoordre suprecircme de lrsquoeacuteducation

Loi theacuteologique et loi juridique Θέμις καὶ νόμος

Il faut deacutejagrave srsquoentendre sur ce qursquoil faut entendre par loi Contrairement agrave ce qursquoon

pourrait croire la loi nrsquoest pas drsquoabord juridique νόμος nrsquoest pas sorti tout armeacute du cracircne de

Χάος ndash laquo Douce illusion eacutecrit en ce sens Eirick Prairat que celle qui laisse penser que lrsquoon

99

pourrait drsquoembleacutee srsquoinstaller dans la sphegravere du juridique raquo (Prairat 1997 p 101) Dans

lrsquoOdysseacutee les cyclopes incarnent cet eacutetat sans loi commune (Κυκλώπων [hellip] ἀθεμίστων lit-on

au vers 106 du chant IX de lrsquoOdysseacutee) ils ne tiennent pas drsquoassembleacutees ni afin de deacutelibeacuterer ni

afin de rendre la justice (vers 112 du chant IX Τοῖσιν δ᾽ οὔτ᾽ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε

θέμιστες) Les cyclopes incarnent le modegravele du δεσπότης qui nrsquoa de compte agrave rendre agrave

personne et vit sans loi commune

Dans la pheacutenomeacutenologie (au sens heacutegeacutelien) de la loi proposeacutee par E Prairat (1997 pp

91-99) la premiegravere repreacutesentation de la loi est de nature religieuse La loi theacutemis est marqueacutee

du sceau de la transcendance exteacuterieure de lrsquoirreacutevocabiliteacute (voire de lrsquoindiscutabiliteacute) et

srsquoappliquant agrave de multiples niveaux de reacutealiteacutes (pourtant heacuteteacuterogegravenes) Agrave ce titre elle relegraveve

davantage de la regravegle (qui faccedilonne et soumet dans un rapport de deacutependance reacuteiteacutereacute) que de

la loi proprement dite (qui seacutepare pour relier pour permettre lrsquoeacutechange) Drsquoapregraves Eirick Prairat

(qui srsquoappuie notamment sur Piaget) cette conception theacuteologique de la loi est

laquo ineacutevitablement la conception du jeune enfant raquo (1997 p 94) pour laquelle son sentiment

sera fonciegraverement ambivalent (elle sera invoqueacutee quand elle deacutefend son inteacuterecirct meacutepriseacutee

quand elle le dessert) Mais le deacutefaut de cette loi est qursquoelle se preacutesente comme sacreacutee elle

invite donc agrave la transgression et la sanction que cette derniegravere appelle sera donc de nature

expiatoire

La conception juridique de la loi est celle drsquoune laquo transcendance seconde raquo (Prairat

1997 p 96) Seconde car opeacuterant sur fond drsquoimmanence la loi nrsquoest plus reacuteveacutelation de

lrsquoimmuable (au double sens drsquoun geacutenitif objectif et subjectif reacuteveacutelation de la part drsquoun ecirctre

immuable reacuteveacutelation drsquoun contenu immuable) mais construction reacutevisable Transcendance

car elle est laquo objectiveacutee raquo dans un texte qui srsquoimpose ensuite agrave ses co-constructeurs de

maniegravere publique Transcendance sans sacreacute la loi nrsquoest plus seulement instance de limite ou

prohibition elle est inter-dit elle signifie par ses proscriptions le lien entre les ecirctres elle

prescrit en neacutegatif

La loi theacuteologique reacutegularise la loi juridique reacutegule

La loi juridique comme horizon eacuteducatif Νόμος καὶ παιδεία

Reprenons la loi (nomos) constitue-t-elle le mot drsquoordre suprecircme de lrsquoeacuteducation

100

Du point de vue juridique crsquoest lagrave une tautologie le droit nrsquoeacutetant que nomos tout

manquement agrave la loi doit srsquoaccompagner de sanction Pour Hans Kelsen la theacuteorie pure du

droit formule ainsi la structure originaire de la proposition normative laquo lorsqursquoun acte

transgressant le droit est commis il doit srsquoensuivre une conseacutequence une sanction raquo (Kelsen

1999) Cette neacutecessiteacute repose sur un concept qui ne doit rien agrave la causaliteacute il srsquoagit au contraire

de lrsquoimputation Pour une theacuteorie pure du droit tout systegraveme de normes doit srsquoaccompagner

de sanction en cas de transgression Nous reviendrons sur la question de lrsquoimputation car elle

pose problegraveme il ne suffit pas de la poser (voire de la nommer) pour lrsquoeacutetablir

Posons la question autrement (car il faut la poser autrement) le respect inconditionnel

de la loi juridique eacutepuise-t-elle la viseacutee eacuteducative Lrsquoeacuteducation se confond-elle avec le

leacutegalisme Si tel eacutetait le cas la question du caractegravere eacuteducatif de la sanction serait reacutesolue en

tant que compleacutement neacutecessaire de la loi elle serait aussi eacuteducative que lrsquoest la loi elle-mecircme

Le problegraveme est de savoir srsquoil nrsquoy a pas un au-delagrave (ou un en-deccedilagrave ) de la loi qui pourrait

srsquoaveacuterer aussi important sinon davantage que la loi elle-mecircme Srsquoil ne srsquoagissait que de reacutegler

la conduite lrsquoaffaire serait entendue on peut soutenir qursquoau fond lrsquoeacuteducation nrsquoa pas agrave avoir

drsquoautre ambition que drsquoobtenir des ecirctres agrave eacuteduquer une certaine dociliteacute Lrsquoeacuteducation nrsquoaurait

pas drsquoautre objet que de (re)dresser les comportements ndash et pour ce faire tous les moyens

seraient bons crsquoest-agrave-dire utiles Mais pour peu qursquoon assigne agrave lrsquoeacuteducation un but

drsquoeacutemancipation on ne peut plus consideacuterer que les moyens sont indiffeacuterents Au contraire en

matiegravere drsquoeacuteleacutevation les moyens engageacutes sont peacutedagogiquement deacuteterminants

Dans le domaine moral qui est celui dans lequel nous situons lrsquoeacuteleacutevation la loi doit-elle

reacutegner Ici nous devrons nous confronter aux thegraveses de Kant qui fait de lrsquoobeacuteissance agrave la loi

morale par pur respect pour la loi morale la marque distinctive de la moraliteacute Kant deacutefendait

mais sans vraiment lrsquoargumenter (ou alors sur le mode drsquoune analogie avec la sphegravere juridique)

la neacutecessiteacute de la sanction comme conseacutequence drsquoune synthegravese a priori entre vice et malheur

Le vicieux meacuterite drsquoecirctre malheureux On a vu que Montesquieu soutenait une thegravese similaire

Mais sur quoi se fonde cette preacutetendue synthegravese a priori Qursquoest-ce qui la distingue du

preacutejugeacute Nous aurons agrave revenir sur cette difficulteacute qui engage la fonction de la sanction

Eirick Prairat estime qursquoau-delagrave de la loi juridique il y a une loi eacutethique elle est laquo ce

que le deacutesir exige pour srsquoactualiser et prendre sens raquo (1997 p 97) La loi devient contrainte

101

creacuteatrice elle nrsquoest plus limitation mais deacutetermination Il srsquoagit en quelque sorte de penser

la normativiteacute inheacuterente aux disciplines comme un mateacuteriau avec lequel on doit composer ndash

non seulement en vue de lrsquoaccepter (a-t-on le choix ) mais afin de le maicirctriser et de le

reacuteinventer E Prairat propose deux exemples de cette appropriation de la loi drsquoune part

lrsquoarchitecte qui doit connaicirctre les lois des mateacuteriaux qursquoil travaille drsquoautre part le poegravete qui

doit srsquoimpreacutegner laquo des lois de la langue raquo (1997 p 97) On ne saurait envisager en effet une

œuvre poeacutetique qui ne respecte pas la langue dans laquelle elle puise Le niveau eacutethique de la

loi invite donc agrave une ouverture qui transcende ce que la personnaliteacute peut avoir de monadique

Nous proposons cependant de compleacuteter la proposition drsquoE Prairat cette ouverture

doit srsquointeacutegrer dans un projet de vie que le sujet srsquoinvente Lrsquoeacutethique de la loi se confond ici

avec une estheacutetique de la loi crsquoest en ce sens que Guyau parlait drsquoanomie moins pour abolir

la loi (sinon dans son aspect uniforme et homogegravene) que pour lrsquoouvrir agrave lrsquoheacuteteacuterogegravene des

idiosyncrasies Lrsquoarchitecte ne peut ignorer les lois de la matiegravere mais il se les approprie pour

en faire une œuvre unique De mecircme le poegravete il travaille bien agrave partir drsquoune langue prise

comme mateacuteriau mais il repousse les limites du dicible et reacuteinvente le possible (crsquoest en ce

sens que Nietzsche eacutecrivait dans Ecce Homo laquo Avant moi on ignore ce qursquoon peut faire de la

langue allemande ndash ce qursquoon peut mecircme faire avec la langue tout court raquo 1992 p98) Au

niveau moral les relations de solidariteacute qursquoon entretient avec autrui sont agrave inventer et

srsquoinscrivent dans un style moral qui deacutepend des hypothegraveses meacutetaphysiques que le sujet eacutemet

sur le fond inconnaissable des choses La geacuteneacuterositeacute est creacuteative mdash ou elle nrsquoest que la morne

reacutepeacutetition drsquoun ideacuteal impersonnel abstrait et deacutevitaliseacute Disons encore la fleur de lrsquoeacuteducation

crsquoest de devenir ce que lrsquoon est de conqueacuterir son style

Eirick Prairat estime cependant qursquolaquo il nrsquoappartient pas agrave lrsquoeacutecole de faire acceacuteder

chaque sujet agrave une conception eacutethique de la loi raquo (1997 pp 98-99) Nomos est lrsquohorizon

drsquoapregraves lrsquoauteur de lrsquoeacuteducation scolaire Mais ne condamne-t-on pas alors lrsquoeacutecole agrave une

fonction humble trop humble et teinteacutee drsquoune urgence qui la deacutesenchanterait radicalement

Peut-on doit-on laisser le degreacute le plus important de lrsquoeacuteducation agrave lrsquoinitiative priveacutee Agrave

supposer comme nous le proposons que le passage agrave la conception (esth)eacutethique de la loi fait

partie du projet eacuteducatif et qursquoil lui est mecircme consubstantiel (pour ne pas que lrsquoeacuteducation ne

deacuterive en dressage) ne faut-il ecirctre trop ambitieux que pas assez

102

Reacutesumons-nous La pheacutenomeacutenologie de la loi reacutevegravele quatre eacutetapes chaos (caprice du

cyclope) theacutemis (loi divine et absolue) nomos (loi humaine et juridique) et anomos (loi

personnelle et esth-eacutethique) Difractons la question de la sanction en fonction de ces

moments Avec le premier moment la sanction est omnipreacutesente et reacutevegravele un insupportable

arbitraire Avec le second la sanction devient expiation Avec le troisiegraveme la sanction est

poseacutee mais son sens demande agrave ecirctre preacuteciseacute (pourquoi des humains voudraient-ils faire

souffrir un autre humain ) Avec le dernier moment enfin y a-t-il encore de la sanction Et agrave

supposer que lrsquoeacuteleacutevation agrave la loi (esth)eacutethique se fasse sans sanction reacuteserver agrave lrsquoeacutecole le

passage de theacutemis agrave nomos (avec sanction donc) ne risque-t-il pas de faire obstacle au passage

individuel de nomos agrave anomos

Une reacuteserve enfin par rapport agrave cette pheacutenomeacutenologie de la loi faut-il neacutecessairement

que la premiegravere repreacutesentation de la loi soit theacutemis Il nous semble qursquoil y a ici anticipation

sur la maniegravere dont la famille exerce lrsquoautoriteacute mais rien nrsquoassure que la famille propose

(impose) agrave lrsquoenfant une repreacutesentation absolue de la loi (et partant de lrsquoautoriteacute) Le parent (et

par extension lrsquoadulte) nrsquoa pas vocation agrave ecirctre un dieu pour lrsquoenfant instituant une

heacuteteacuteronomie de croyance Nous preacutecisons de croyance car si lrsquoheacuteteacuteronomie est bien de fait il

nrsquoy a aucune neacutecessiteacute de la doubler en faisant croire agrave lrsquoinfaillibiliteacute de lrsquoadulte (ce qui est bien

en jeu dans theacutemis) Infaillibiliteacute autoriteacute absolue et souveraine y a-t-il fataliteacute que la famille

veacutehicule cette image de la loi Nous ne le pensons pas et toutes les eacutetudes empiriques qui

lrsquoont affirmeacutee nrsquoont prouveacute qursquoune chose crsquoest peut-ecirctre ainsi que les familles fonctionnaient

(et continuent largement de fonctionner) mais drsquoautres configurations sont possibles La

psychologie de lrsquoenfant est deacutependante des pratiques que les adultes exercent au bas acircge sur

les enfants

103

3 Bregraveve histoire de la sanction dite eacuteducative la sanction laquo universelle raquo

Le plus grand argument en faveur drsquoune sanction dite eacuteducative pourrait ecirctre lrsquohistoire

de lrsquoeacuteducation elle-mecircme Il semble qursquoaussi loin qursquoon remonte dans le temps on ne trouve

autre chose que des adultes chacirctiant des enfants Nrsquoest-ce pas la laquo preuve raquo qursquoon ne saurait

se passer de sanction quand il srsquoagit de srsquooccuper du petit drsquohomme

Premiegravere reacuteserve en Occident du moins LrsquoOccident qui aime agrave confondre son histoire

avec celle du monde son destin avec celui de lrsquouniversel nrsquoa en effet guegravere eacutepargneacute les

enfants Crsquoest pourquoi nous nous inteacuteresserons prioritairement aux grandes tendances en

termes de pratique eacuteducative de lrsquoOccident ndash et drsquoabord de ces deux traditions lrsquoayant

faccedilonneacute lrsquoAntiquiteacute grecque et le Christianisme Eacutevidemment la question historique (et pour

ainsi dire anthropologique) de la sanction en eacuteducation ne se trouve pas eacutepuiseacutee par les

quelques consideacuterations esquisseacutees ici

Deuxiegraveme reacuteserve au sein de lrsquoOccident la pratique de la sanction agrave lrsquoeacutegard des enfants

nrsquoest pas homogegravene En teacutemoignent les critiques que cette pratique a susciteacutees ndash et pas

seulement ces trois derniers siegravecles Lrsquouniversaliteacute (occidentale) de la sanction en eacuteducation

nrsquoen est pas une ndash mecircme srsquoil faut reconnaicirctre que selon toute vraisemblance la sanction en

eacuteducation a eacuteteacute un pheacutenomegravene massif aussi bien agrave lrsquoeacutecole qursquoen famille et souvent violent

Crsquoest ainsi que Eirick Prairat peut eacutecrire que laquo La punition est une pratique scolaire peacuterenne raquo

(2007 p 89) Quant agrave Jean Houssaye il est autoriseacute agrave affirmer ceci laquo Qursquoon le veuille ou non

lrsquohistoire des pratiques peacutedagogiques est une histoire violente La question de lrsquoautoriteacute

traverse les siegravecles avec lrsquoeacutecole elle la structure elle lui est consubstantielle raquo (2012)

Derniegravere reacuteserve agrave supposer mecircme qursquoun panorama (neacutecessairement incomplet il ne

rentre pas dans le dessein de ce petit chapitre la preacutetention drsquoecirctre exhaustif mais seulement

suggestif) ne preacutesenterait aucun contre-exemple il nous faut rappeler que le fait ne fait pas

droit ndash droit entendu non au sens de ce qui est leacutegal mais de ce qui est leacutegitime Il est vrai que

le caractegravere immeacutemorial drsquoune pratique lui confegravere une aura (la fameuse aura des origines)

ainsi qursquoun air de neacutecessiteacute mais agrave bien y regarder ces caractegraveres nrsquoont rien agrave voir avec la

question de son fondement philosophique

Ces reacuteserves exprimeacutees passons agrave lrsquoexposition Sur ce sujet lrsquoOccident est comme

traverseacute par deux traditions qui au regard de la sanction en eacuteducation semblent converger ndash

104

quoique pour des motifs diffeacuterents Ces deux traditions sont lrsquoAntiquiteacute grecque et romaine

drsquoune part le Christianisme drsquoautre part

31 LrsquoAntiquiteacute

La peacutedagogie dans lrsquoAntiquiteacute eacutetait agrave lrsquoimage de la violence qui reacutegnait dans lrsquoordre

social la peacutedopleacutegie est la regravegle et chose remarquable peu contesteacutee

311 Une peacutedagogie violente

Henri-Ireacuteneacutee Marrou estime que la peacutedagogie au moment de lrsquoinstruction primaire

eacutetait laquo sommaire et brutale raquo (Histoire de lrsquoeacuteducation dans lrsquoAntiquiteacute Tome 1 p 238) Marrou

eacutecrit laquo Pour triompher ce qu[e le maicirctre] estime ecirctre de lrsquoindociliteacute il ne lui reste qursquoune

ressource et il ne se fait pas faute drsquoy recourir les chacirctiments corporels raquo

Mais Marrou ajoute qursquoil y a un autre ressort psychologique lrsquoeacutemulation ce que

Nietzsche nommait lrsquoinstinct agonal des Grecs Il semble toutefois qursquoil ait eacuteteacute reacuteserveacute agrave ce qui

correspond chez nous au cycle drsquoeacutetudes secondaires

Marrou eacutecrit ainsi

Lrsquoimage caracteacuteristique qui pour les hommes de ce temps srsquoattache au

souvenir de la petite eacutecole nrsquoest pas celle de lrsquoἀγών et de sa noble rivaliteacute mais celle du

terrible magister la trique agrave la main et de la terreur qursquoil inspirait [hellip] Eacuteducation et

chacirctiments corporels apparaissaient aussi inseacuteparables pour un Grec helleacutenistique

qursquoils lrsquoavaient eacuteteacute pour un scribe pharaonique ou juif crsquoest tout naturellement que

pour traduire lrsquoheacutebreu mucircsar (eacuteducation et chacirctiment) les traducteurs alexandrins

utiliseront παιδεία qui sous leur plume finit par signifier tout simplement

ldquopunitionrdquo (Marrou 1948 p 239)

Marrou ajoute qursquoil y a eu une laquo eacutevolution de la sensibiliteacute raquo (1948 p 239) relativement

aux chacirctiments corporels La question des chacirctiments corporels est poseacutee ndash mecircme si elle nrsquoest

pas approfondie et donc consideacutereacutee comme eacutetant essentielle En teacutemoigne Chrysippe si on

105

en croit Quintilien dans son Institution oratoire (liber I 3-14 1975 p 76) le philosophe ne

deacutesapprouvait pas les coups de fouet mais si on connaicirct son opinion sur la question crsquoest

donc que la question se posait Toutefois Marrou ajoute cette eacutevolution ne srsquoest pas traduite

dans les pratiques peacutedagogiques

Mais srsquoil y a progregraves il est drsquoordre moral plus que peacutedagogique on critique

lrsquoinhumaniteacute plus que lrsquoefficaciteacute de lrsquo ldquoorbilianismerdquo et la pratique de lrsquoenseignement

nrsquoen est pas vraiment modifieacutee Jamais lrsquoeacutecole antique ne partagera les illusions de

notre ldquoeacutecole joyeuserdquo ldquopas de progregraves sans un peacutenible effortrdquo μετὰ λυπῆς γὰρ ἡ

μάθησις (Marrou 1948)

La socieacuteteacute romaine nrsquoeacutetait drsquoabord guegravere plus cleacutemente agrave lrsquoeacutegard des enfants

Le pegravere pater familias deacutetient (comme le rappelle Eirick Prairat 2003a p 18) le

pouvoir absolu patria potestas ndash pouvoir de vie ou de mort sur ses enfants Le recours aux

chacirctiments corporels est courant dans lrsquoeacuteducation domestique autant que dans les eacutecoles

Danielle Gourevitch eacutecrit ainsi que laquo La violence la plus reacutepandue reste [hellip] la violence

peacutedagogique raquo (D Gourevitch citeacute par Prairat 200a3 p 18)

Plus tard sous lrsquoEmpire la violence agrave lrsquoeacutegard des enfants semble srsquoatteacutenuer quelque

peu Marrou eacutecrit laquo Sous lrsquoEmpire les milieux romains se relacircchent de leur seacuteveacuteriteacute premiegravere

et commencent agrave souhaiter une peacutedagogie moins brutale agrave reacutecompenser les efforts de lrsquoenfant

par de menus preacutesents tels que des gacircteaux raquo (1948 p 239) Agrave une eacutepoque ougrave la violence est

aussi geacuteneacuteraliseacutee lrsquoeacuteducation nrsquoest pas en reste (et on peut mecircme se demander dans quelle

mesure la violence eacuteducative nrsquoest pas la cause de cette violence geacuteneacuteraliseacutee au lieu drsquoen ecirctre

simplement le symptocircme)

312 Une eacutepisteacutemegrave militaire

Dans la ligneacutee de M Foucault Eirick Prairat fait dans le domaine eacuteducatif lrsquohypothegravese

drsquoeacutepisteacutemegrave disciplinaire

106

[cette eacutepisteacutemegrave peut se comprendre] comme lrsquoensemble des discours qui deacutecrit

et organise le faisceau de relations et le jeu de renvois entre les regravegles les rituels et les

modaliteacutes peacutedagogiques ndash jeu de relations et de renvois qui structurent et leacutegitiment

agrave un moment donneacute lrsquoorganisation disciplinaro-peacutedagogique de lrsquoeacutecole (Prairat 2007

p 44)

Parmi les eacutepisteacutemegraves disciplinaires proposeacutees par E Prairat il y a lrsquoeacutepisteacutemegrave militaire qui

conjugue ordre et honneur et qui nous paraicirct incarneacutee dans lrsquoeacuteducation antique

Dans les Nueacutees drsquoAristophane (aux vers 985-986) le Raisonnement Injuste raille

lrsquoeacuteducation des Anciens comme une vieillerie La reacuteponse du Raisonnement Juste qui est celle

drsquoAristophane ne se fait pas attendre laquo Crsquoest pourtant avec ces vieilleries-lagrave que les guerriers

de Marathon gracircce agrave mon systegraveme drsquoeacuteducation furent formeacutes raquo (Aristophane 1972 p 205)

La reacuteponse est tregraves eacuteloquente le succegraves militaire est la pierre de touche de la reacuteussite

eacuteducative Lrsquoheacutegeacutemonie guerriegravere drsquoun peuple est la preuve de la supeacuterioriteacute de son eacuteducation

Nietzsche lui-mecircme pourtant partisan des Anciens contre les Modernes reconnaissait la

faiblesse de lrsquoargument laquo une grande victoire est un grand danger raquo eacutecrivait-il dans sa

premiegravere Consideacuteration Inactuelle (1993 p 153) la supeacuterioriteacute militaire drsquoune Nation ne signe

en rien sa supeacuterioriteacute culturelle

Il est vrai que la discipline militaire (avec la sanction qui lui est affeacuterente) est

spectaculairement efficace et lrsquoinitiative est abandonneacutee au profit de la seule obeacuteissance Une

armeacutee bien entraicircneacutee comme celle des Spartiates agrave la bataille des Thermopyles est agrave mecircme

de lutter contre une armeacutee deacutesorganiseacutee quoique bien plus importante par le nombre Mais

qursquoon ne srsquoy trompe pas crsquoest drsquoun dressage qursquoil srsquoagit tout au plus drsquoun eacutelevage et

nullement drsquoeacuteleacutevation Le citoyen nrsquoexiste que par et pour sa patrie ndash comme le rappelle

Rousseau il ne vit pas pour lui-mecircme Il ne srsquoagit pas de deacutevelopper les faculteacutes pour elles-

mecircmes mais dans un but utile agrave la socieacuteteacute

On a toujours penseacute la sanction eacuteducative par reacutefeacuterence au droit ndash et plus preacuteciseacutement

par rapport au droit criminel Peut-ecirctre serait-il pertinent aussi de la penser par reacutefeacuterence agrave

lrsquoentraicircnement militaire le culte de lrsquohomogegravene (qui est bien loin drsquoecirctre passeacute de mode

107

comme le prouve la question de lrsquouniforme qui reacuteguliegraverement ressurgit pour de plus ou moins

bonnes raisons) et de lrsquoobeacuteissance qui requiert la sanction en cas de transgression

Crsquoest ce lien que Henri-Ireacuteneacutee Marrou dans son Histoire de lrsquoeacuteducation dans lrsquoAntiquiteacute

souligne dans sa description de lrsquoeacuteducation militaire dans Sparte il ne srsquoagit plus comme dans

lrsquoeacuteducation homeacuterique drsquoune eacutethique individualiste de lrsquohonneur drsquoun chevalier mais de

former un soldat au service complet de la citeacute Pour Marrou il y a lagrave une laquo reacutevolution

tactique raquo laquo la deacutecision au combat ne deacutepend plus drsquoune seacuterie de rencontres singuliegraveres de

champions descendus de leurs chars mais du heurt de deux lignes de fantassins en ordre

serreacute raquo (1948 p 41) La premiegravere armeacutee professionnelle de Gregravece est neacutee Une reacutevolution

morale et sociale en deacutecoule Citons Marrou laquo agrave lrsquoideacuteal au fond si personnel qui eacutetait celui du

chevalier homeacuterique du compagnon de la bande royale se substitue deacutesormais lrsquoideacuteal collectif

de la πόλις du deacutevouement agrave lrsquoEacutetat qui devient ce qursquoil nrsquoeacutetait pas agrave lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente le

cadre fondamental de la vie humaine dans lequel se deacuteploie et se reacutealise toute lrsquoactiviteacute

spirituelle Ideacuteal totalitaire la πόλις est tout pour ses citoyens crsquoest elle qui les fait ce qursquoils

sont des hommes raquo Et Marrou ajoute que lrsquoeacuteducation militaire nrsquoest rien drsquoautre qursquoun

dressage

Sous sa forme classique lrsquoeacuteducation spartiate lrsquoἀγωγή pour lui donner son nom

technique conserve le mecircme but nettement deacutefini le ldquodressagerdquo de lrsquohoplite [hellip] Tout

entiegravere organiseacutee en fonction des besoins de lrsquoEacutetat elle est tout entiegravere entre les mains

de celui-ci Recevoir lrsquoἀγωγή ecirctre eacuteduqueacute selon les regravegles est une condition neacutecessaire

sinon suffisante pour lrsquoexercice des droits civiques (Marrou 1948 p 46)

Quant agrave ce qursquoinculque lrsquoἀγωγή crsquoest un meacutelange drsquoasceacutetisme et drsquoobeacuteissance

inconditionnelle

La vertu fondamentale et presque unique du citoyen de lrsquoEacutetat totalitaire est en

effet lrsquoobeacuteissance lrsquoenfant y est dresseacute avec minutie il ne reste jamais abandonneacute agrave

lui-mecircme sans supeacuterieur il doit obeacuteissance aux hieacuterarques superposeacutes au-dessus de

108

lui du petit βουαγός au paidonome (que la loi flanque de ldquoporte-fouetsrdquo

μαστιγόφοροι precircts agrave exeacutecuter ses sentences) et mecircme agrave tout citoyen adulte qursquoil peut

rencontrer en chemin (Marrou 1948)

Qui ne voit que la sanction est pour ainsi dire agrave lrsquoarriegravere-plan de chaque moment

consideacutereacute comme eacuteducatif ndash et que lrsquoeacuteducation militaire spartiate est voueacutee au dressage

Crsquoest que Marrou nomme une morale totalitaire

Tout est sacrifieacute au salut et agrave lrsquointeacuterecirct de la communauteacute nationale ideacuteal de

patriotisme de deacutevouement agrave lrsquoEacutetat jusqursquoau sacrifice suprecircme Mais la seule norme

du bien eacutetant lrsquointeacuterecirct de la citeacute il nrsquoy a de juste que ce qui sert agrave lrsquoagrandissement de

Sparte par suite dans les rapports avec lrsquoeacutetranger le machiaveacutelisme est de regravegle ce

machiaveacutelisme dont les geacuteneacuteraux spartiates donneront au IVe siegravecle notamment de si

scandaleux exemples drsquoougrave le soin meacuteticuleux avec lequel on entraicircne la jeunesse agrave la

dissimulation au mensonge et au vol (Marrou 1948 pp 49-50)

Dans les Nueacutees drsquoAristophane (vers 1399-1451) Phidippide fils de Strepsiade vient

drsquoapprendre les subtiliteacutes de la rheacutetorique maicirctrisant le discours fort aussi bien que le discours

faible il entend montrer qursquoil est leacutegitime de chacirctier son pegravere Le raisonnement proposeacute est

particuliegraverement inteacuteressant il exprime nettement ce qui apparaissait comme radicalement

scandaleux aux yeux des Grecs (le fils qui srsquoen prend au pegravere) mais il montre comment cette

subversion est renfermeacutee dans le chacirctiment que les parents srsquoautorisent pour leurs enfants

Srsquoil est juste que les parents frappent leurs enfants pour leur bien pourquoi les enfants ne

pourraient-ils pas frapper leurs parents ndash pour leur bien Voici le paradoxe dont sans doute

Aristophane nrsquoest pas conscient si on accorde la preacutemisse qursquoon peut chacirctier laquo pour ton

bien raquo il nrsquoy aucune raison (sauf par la convention des lois) drsquoeacutepargner les parents la

conclusion est certes scandaleuse pour les parents mais ne devrait-elle pas lrsquoecirctre pour les

enfants On voit le tertium non datur que nrsquoa pas envisageacute Aristophane dans sa comeacutedie que

109

le chacirctiment soit consideacutereacute comme purement et simplement inconvenant qursquoil soit agrave

destination des enfants ou des parents alors mecircme que cette ideacutee eacutetait seule agrave mecircme

drsquoeacutepargner le chacirctiment du pegravere par le fils Mais dans un contexte ougrave la peacutedopleacutegie eacutetait reine

il eacutetait plus facile de condamner les subtiliteacutes drsquoun inquieacutetant raisonnement que les valeurs et

la tradition de cruauteacute Il est vrai aussi que dans les Nueacutees Phidippide nrsquoa cure de la justice il

utilise le raisonnement agrave son profit afin de profiter des douceurs que son nouveau pouvoir lui

permet de conqueacuterir il renverse les valeurs non en creacuteateur mais en jouisseur

Nous citons le passage en entier tant il est reacuteveacutelateur des pratiques drsquoalors des

eacutevidences leacutegueacutees par la tradition ainsi que du caractegravere provocateur des propos de

Phidippide

PHIDIPPIDE Quil est doux de vivre dans le commerce des choses nouvelles et

ingeacutenieuses et de pouvoir meacutepriser les lois eacutetablies Ainsi moi quand lrsquoeacutequitation seule

retenait mon attention je nrsquoeacutetais pas capable de dire trois mots sans faire de faute

mais maintenant depuis que le maicirctre qui habite lagrave a mis fin agrave tout cela et que je suis

familier avec des pensers [sic] subtils raisonnements et meacuteditations je crois pouvoir

montrer qursquoil est juste de chacirctier son pegravere

STREPSIADE Fais donc du cheval par Zeus Jrsquoaime encore mieux entretenir les

eacutequipages drsquoun quadrige que drsquoecirctre broyeacute de coups

PHIDIPPIDE Je reviens agrave ce que je disais quand tu mrsquoas coupeacute la parole Et tout

drsquoabord je te ferai cette question quand jrsquoeacutetais petit est-ce que tu me battais

STREPSIADE Oui par inteacuterecirct et sollicitude pour toi

PHIDIPPIDE Dis-moi donc nrsquoest-il pas juste qursquoagrave mon tour je te teacutemoigne de

lrsquointeacuterecirct pareillement et te batte puisque crsquoest srsquointeacuteresser aux gens que de les battre

Car pourquoi faut-il que ton corps soit exempt de coups et non le mien En veacuteriteacute je

suis neacute libre moi aussi Les enfants pleurent et un pegravere ne doit pas pleurer penses-

tu Et pourquoi donc Tu diras que drsquoapregraves lrsquousage crsquoest le rocircle drsquoun enfant drsquoecirctre ainsi

traiteacute Mais moi je pourrais reacutepondre que les vieillards sont deux fois enfants il sied

bien plus aux vieux qursquoaux jeunes de pleurer drsquoautant que leurs fautes sont moins

excusables

STREPSIADE Mais nulle part la loi ne permet de traiter ainsi son pegravere

110

PHIDIPPIDE Nrsquoeacutetait-il pas un homme celui qui le premier eacutetablit cette loi un

homme comme toi et moi et nrsquoest-ce pas par la parole qursquoil persuadait les anciens

Serait-il donc moins permis agrave moi drsquoeacutetablir eacutegalement pour lrsquoavenir une loi nouvelle

drsquoapregraves laquelle les fils pourront battre les pegraveres agrave leur tour (Aristophane 1972 pp

223-225)

313 Deux antiques contestations Plutarque et Quintilien

Il faut ajouter que si le teacutemoignage de philosophes qui se sont eacuteleveacutes contre les

chacirctiments corporels de lrsquoenfant sont rares ils existent neacuteanmoins De lrsquoimportance des

pratiques peacutedopleacutegiques on ne peut en induire leur omnipreacutesence ou du moins leur

approbation Prenons deux exemples

Quintilien (toujours dans son Institution oratoire 1975 pp 76-78) deacutesapprouve avec la

plus grande fermeteacute les chacirctiments corporels Son propos meacuterite agrave cet eacutegard drsquoecirctre citeacute in

extenso

laquo Quant agrave frapper les eacutelegraveves quoiqursquoelle soit reccedilue et que Chrysippe ne la deacutesapprouve

pas crsquoest une pratique dont je ne voudrais pas le moins du monde tout drsquoabord parce qursquoelle

est honteuse et faite pour des esclaves et ndash ce qursquoon accordera srsquoil srsquoagissait drsquoun autre acircge ndash

vraiment injurieuse de plus si un enfant a lrsquoesprit assez deacutepourvu de noblesse pour qursquoune

reacuteprimande ne le corrige pas il srsquoendurcira mecircme aux coups comme les pires des esclaves

enfin il nrsquoy aura mecircme plus besoin drsquoune telle punition srsquoil y a pregraves de lrsquoenfant un surveillant

assidu de ses eacutetudes Aujourdrsquohui crsquoest geacuteneacuteralement la neacutegligence des peacutedagogues que lrsquoon

semble reprendre on ne force pas les enfants agrave bien faire mais nrsquoont-ils pas bien fait on les

punit Enfin si vous contraignez le petit enfant par des coups que faire agrave lrsquoeacutegard du jeune

homme envers qui lrsquoon ne peut user drsquoune telle forme drsquointimidation et qui doit acqueacuterir des

connaissances plus importantes Ajoutez que les eacutelegraveves ainsi frappeacutes sont souvent porteacutes par

ressentiment ou par peur agrave des actions vilaines agrave dire et qui seront bientocirct pour eux un motif

de confusion la honte brise lrsquoacircme et lrsquoabat et invite agrave fuir et agrave deacutetester le grand jour Si le

choix apporteacute au choix des surveillants et des preacutecepteurs a eacuteteacute insuffisant du point de vue

moral je rougis de dire agrave quelles actions deacuteshonorantes se portent des hommes abominables

en abusant de ce deacutetestable droit de frapper [caedendi iure abutantur] et parfois quelles

111

occasions offre agrave drsquoautres aussi la crainte ressentie par ces malheureux enfants Je nrsquoinsisterai

pas sur ce point ce qui se laisse deviner est deacutejagrave trop Qursquoil me suffise donc de dire que sur

cet acircge qui est faible et qui est exposeacute agrave lrsquooutrage on ne doit conceacuteder agrave personne trop de

liberteacute raquo

Quintilien insiste sur lrsquohumiliation que constitue le chacirctiment corporel et sur

lrsquoabaissement de lrsquoecirctre qui le reccediloit le renvoi agrave lrsquoesclave est agrave cet eacutegard tristement eacuteloquent

Car Plutarque insiste on ne saurait que trop lrsquoadmirer pour cette finesse psychologique sur

les effets du chacirctiment sur le caractegravere endurcissement et deacutepravation morale qui portent

lrsquoenfant agrave se cacher pour mal faire Enfin le chacirctiment corporel comme moyen ordinaire

drsquoeacuteducation nrsquoappelle-t-il agrave une surenchegravere dans les coups ndash qui conduira bientocirct le peacutedagogue

agrave ecirctre deacutemuni face agrave celui qui a lrsquohabitude drsquoecirctre chacirctieacute Avec ce texte drsquoune force remarquable

nous ne sommes pas loin des laquo 4 R raquo eacutevoqueacutes par Jane Nelsen et par lesquels elle deacutenonce la

punition en geacuteneacuteral (rancœur revanche reacutebellion retrait 2012 p 33 voir infra)

Dans son traiteacute sur lrsquoeacuteducation des enfants (ΠΕΡΙ ΠΑΙΔΩΝ ΑΓΩΓΗΣ 8f) Plutarque

oppose lrsquoeacuteducation des enfants par punitions dures et humiliantes laquo en les frappant et en les

maltraitant raquo [Δία πληγαῖς μηδacute αἰκισμοῖς 1995 p 67] raquo et lrsquoeacuteducation qui conduit par douceur

et persuasion par des laquo conseils et [hellip] discussions raquo [τῶν ἐπιτηδευμάτων ἄγειν παραινέσεσι

καὶ λόγοις] raquo La premiegravere srsquoadresse agrave des esclaves la seconde agrave des hommes libres la

premiegravere empecircche de mal faire la seconde enjoint de bien faire Ce sont donc les louanges et

les reproches (ἔπαινοι δὲ καὶ ψόγοι) et leur alternance qui sont agrave mecircme drsquoeacutelever les enfants

quand les mauvais traitements (διὰ τὰς ὕβρεις) ne font que les rendre serviles Aussi Plutarque

recommande ce qursquoil nomme les pratiques drsquohumaniteacute (ἀνθρώπινα 1995 p 77) eacuteviter lrsquoexcegraves

de rigueur et le ressentiment (lrsquoauteur invitant les eacuteducateurs agrave laquo se souven[ir] qursquoeux-mecircmes

ont eacuteteacute jeunes raquo) et privileacutegier la douceur On remarquera cependant que Plutarque estime

leacutegitime pour les jeunes adultes lrsquousage des menaces et des promesses (12c) pour parvenir agrave

leur faire contracter les habitudes de la vertu puisque les eacuteleacutements de la vertu (στοιχεῖα τῆς

ἀρετῆς 1995 p 74) sont lrsquoespoir de la gloire et la crainte du deacuteshonneur (ἐλπίς τε τιμῆς καὶ

φόβος τιμωρίας 1995 p 75) il ne faut reculer devant aucun moyen moral (en fait affectif ou

psychologique) pour entretenir ces affects

112

Ainsi ce que propose Plutarque crsquoest moins de renoncer agrave la sanction comme telle

(puisque les menaces et les promesses sont encore solliciteacutees) qursquoagrave celle qui affecte durement

les corps En drsquoautres termes il srsquoagit drsquohumaniser la sanction et non de lrsquoabandonner

32 Le Christianisme

Drsquoapregraves Eirick Prairat le message biblique laquo en substance raquo est le fameux Qui bene

amat bene castigat (qui aime bien chacirctie bien) Cette recommandation est tout sauf anodine

car elle est censeacutee ecirctre inspireacutee par Dieu mecircme la sanction srsquoenrobe drsquoune leacutegitimiteacute divine

321 La laquo folie raquo de lrsquoenfant

On trouve dans le Livre des Proverbes (attribueacutes agrave Salomon) six proverbes qui

consacrent la neacutecessiteacute de la sanction physique infligeacutee agrave lrsquoenfant Voici les proverbes en

question

laquo Qui eacutepargne la baguette hait son fils qui lrsquoaime prodigue la correction raquo (Proverbes

1324 Bible de Jeacuterusalem)

laquo Tant qursquoil y a de lrsquoespoir chacirctie ton fils mais ne trsquoemporte pas jusqursquoagrave le faire mourir raquo

(Proverbes 19 18)

laquo La folie est ancreacutee au cœur du jeune homme le fouet de lrsquoinstruction lrsquoen deacutelivre raquo

(Proverbes 2215)

laquo Ne meacutenage pas agrave lrsquoenfant la correction si tu le frappes de la baguette il nrsquoen mourra

pas raquo (Proverbes 2313)

laquo Si tu le frappes de la baguette crsquoest son acircme que tu deacutelivreras du Sheacuteol [lrsquoenfer] raquo

(Proverbes 2314)

laquo Baguette et reacuteprimande procurent la sagesse lrsquoenfant laisseacute agrave lui-mecircme est la honte

de sa megravere raquo (Proverbes 2915)

Trois autres proverbes dans le Livre de lrsquoEccleacutesiaste reprennent la mecircme ideacutee

laquo Qui aime son fils lui prodigue le fouet plus tard ce fils sera sa consolation raquo

(Eccleacutesiaste 301)

113

laquo Un cheval mal dresseacute devient reacutetif un enfant laisseacute agrave lui-mecircme sera mal eacuteleveacute raquo

(Eccleacutesiaste 308)

laquo Fais-lui courber lrsquoeacutechine pendant sa jeunesse meurtris-lui les cocirctes tant qursquoil est

enfant de crainte que reacutevolteacute il ne te deacutesobeacuteisse et que tu nrsquoen eacuteprouves de la peine raquo

(Eccleacutesiaste 3012)

Dans le Deuteacuteronome enfin on trouve une recommandation le fils indocile et rebelle

qui se livre agrave la deacutebauche et agrave lrsquoivrognerie et qui continue de deacutesobeacuteir mecircme apregraves reccedilu des

chacirctiments doit ecirctre lapideacute par tous les hommes de la ville

laquo Si un homme a un fils deacutevoyeacute et indocile qui ne veut eacutecouter ni la voix de son

pegravere ni la voix de sa megravere et qui chacirctieacute par eux ne les eacutecoute pas davantage son pegravere

et sa megravere se saisiront de lui et lrsquoamegraveneront dehors aux anciens de la ville agrave la porte du

lieu Ils diront aux anciens de sa ville ldquonotre fils que voici se deacutevoie il est indocile et ne

nous eacutecoute pas il est deacutebaucheacute et buveurrdquo Alors tous ses citoyens le lapideront

jusqursquoagrave ce que mort srsquoensuive raquo (Deuteacuteronome XXI 18-21)

Ces proverbes articulent deux thegraveses La premiegravere anthropologique la neacutecessiteacute du

recours agrave la baguette est justifieacutee par la laquo folie raquo (oevileth) qui serait installeacutee dans le cœur de

lrsquoenfant La seconde peacutedagogique le chacirctiment serait un moyen efficace pour extirper cette

folie On trouve dans le Livre des Proverbes cette remarque

laquo Les blessures sanglantes sont un remegravede agrave la meacutechanceteacute les coups vont

jusqursquoau fond de lrsquoecirctre raquo (Proverbes 2030)

322 Yahveacute tel un pegravere qui punit

Ces recommandations agrave destination de lrsquoenfant se comprennent mieux agrave lrsquoaune drsquoune

analogie Dieu est lui-mecircme comme le Pegravere des hommes et il corrige les hommes qursquoil aime

114

comme le pegravere corrige son fils Autrement dit le pegravere est comme un Dieu terrestre pour son

enfant

Dans le Livre des Proverbes on lit ainsi laquo Ne meacuteprise pas mon fils la correction de

Yahveacute et ne prends pas mal sa reacuteprimande car Yahveacute reprend celui qursquoil cheacuterit comme un

pegravere son fils bien aimeacute raquo (Proverbes 311-12)

Cette analogie (drsquoun Dieu est reconduite dans le Deuteacuteronome laquo Comprends donc

que Yahveacute ton Dieu te corrigerait comme un pegravere corrige son enfant raquo (Deuteacuteronome VIII 5)

Comme lrsquoeacutecrit Oliver Maurel laquo Lrsquousage de punir les enfants devient une composante

de lrsquoimage de Dieu lui-mecircme raquo (2009 p 138) Le chacirctiment corporel est pour ainsi dire sanctifieacute

par son usage divin

323 Le dogme du Peacutecheacute Originel

Crsquoest avec le christianisme que la pratique du chacirctiment va pouvoir srsquoappuyer sur un

dogme religieux

Saint Augustin participe agrave une anthropologie qui deacutenonce la corruption fondamentale

de la nature humaine par la participation de tous les humains en Adam au Peacutecheacute Originel

Cette ideacutee se trouve exprimeacutee par exemple dans La Citeacute de Dieu livre XIII chapitre III ougrave il est

eacutecrit laquo La grandeur de la faute a deacutecideacute cette condamnation qui a si profondeacutement alteacutereacute leur

ecirctre que la mort peine du peacutecheacute dans les premiers hommes est devenue pour les geacuteneacuterations

suivantes une condition naturelle raquo (1994 p 107) ou encore livre XIV chapitre I

[hellip] en chacun de nous le genre humain ne serait pas destineacute agrave mourir si nos

auteurs lrsquoun creacuteeacute drsquoaucun autre lrsquoautre creacuteeacute du premier nrsquoeussent encouru la mort

par leur deacutesobeacuteissance Telle est a eacuteteacute la grandeur de leur peacutecheacute qursquoil a deacuteteacuterioreacute la

nature et transis aux geacuteneacuterations humaines la servitude du peacutecheacute et la neacutecessiteacute de la

mort (Saint Augustin 1994 p 145)

Le peacutecheacute originel est ce qui interdit lrsquoinnocence agrave lrsquoenfant mecircme qui vient de naicirctre

crsquoest ainsi qursquoon lit au chapitre VII du livre I des Confessions livre I chapitre VII laquo Car nul nrsquoest

pur de peacutecheacute en votre preacutesence non pas mecircme le petit enfant dont la vie nrsquoest que drsquoun jour

115

sur la terre raquo (1993 p 21) Alors que pour Peacutelage par exemple le peacutecheacute est imitation pour

Augustin il est propagation (comme lrsquoexplique lrsquoEncyclopeacutedie du Christianisme Ancien 1990

Tome 1 p 306)

Eacutetrangement on observe un deacutecalage dans le discours mecircme drsquoAugustin au livre I des

Confessions Il raconte combien il deacutetestait ecirctre battu

On mrsquoenvoya agrave lrsquoeacutecole pour apprendre agrave lire Jrsquoignorais lrsquoutiliteacute de cette eacutetude

pauvre petit Et pourtant si jrsquoeacutetais paresseux agrave apprendre on me battait Les grandes

personnes vantaient ces pratiques Nos nombreux preacutedeacutecesseurs en cette vie nous

avaient traceacute ces voies douloureuses par ougrave nous eacutetions forceacutes de passer aggravant

ainsi lrsquoeffort et la souffrance des fils drsquoAdam (Saint Augustin 1993 p 24)

Saint Augustin se mit alors agrave prier Dieu pour que cessent laquo mon grand et terrible

tourment drsquoalors raquo laquo le petit enfant que jrsquoeacutetais vous demandait avec une ferveur qui nrsquoeacutetait

pas petite de nrsquoecirctre pas battu agrave lrsquoeacutecole raquo laquo Instruments de torture raquo preacutecise Augustin laquo car

je ne les craignais pas moins que des tortures raquo On ne saurait mieux peindre lrsquoangoisse et le

deacutesespoir Auquel il faut du reste ajouter le sentiment drsquoinjustice ndash sentiment des plus

leacutegitimes car le petit Augustin eacutetait battu pour preacutefeacuterer le jeu agrave lrsquoeacutetude mais par des

eacuteducateurs qui eux-mecircmes ne diffeacuteraient des enfants qursquoils chacirctiaient que par leur plus grande

force

Mais jrsquoaimais jouer et ceux qui mrsquoen punissaient se conduisaient tout comme

moi Mais les jeux des hommes on les appelle affaires et bien que ceux des enfants

leur ressemblent fort les hommes les punissent [hellip] Celui qui me battait nrsquoagissait pas

autrement que sa victime (Saint Augustin 1993)

116

Mais crsquoest aussitocirct pour justifier ces sanctions corporelles mecircme quand elles versent

dans le cynisme (des eacuteducateurs et parents qui se reacutejouissant des souffrances infligeacutees agrave

lrsquoenfant) laquo Et quand vous nrsquoexauciez pas ma priegravere (ce que vous faisiez pour mon bien [nous

soulignons]) les grandes personnes jusqursquoagrave mes parents qui me voulaient exempts de tout

mal [nous soulignons] riaient des coups que je recevais raquo (1993 p 24) ces mecircmes parents qui

laquo se moquaient des chacirctiments que mrsquoinfligeaient mes maicirctres raquo Se trouvent condenseacutees

avec une puissance stylistique incomparable lrsquoexpeacuterience traumatisante de lrsquoeacuteducation par les

chacirctiments et sa rationalisation en termes de peacutecheacute laquo et pourtant je peacutechais en nrsquoapportant

pas agrave eacutecrire agrave lire et agrave reacutefleacutechir tout le soin qursquoon exigeacirct de moi raquo Quand bien mecircme les

moyens employeacutes ne pouvaient que deacutetourner le jeune Augustin de lrsquoeacutetude (chapitre XII laquo je

nrsquoaimais pas lrsquoeacutetude et jrsquoavais horreur drsquoy ecirctre contraint raquo 1993 p 27) Augustin le converti

srsquoimpute la responsabiliteacute de ces mauvais traitements ndash non sans eacutepargner ses bourreaux

drsquoalors Car ils sont hommes et tous les hommes meacuteritent drsquoecirctre punis Augustin pas moins

que les autres

Ainsi dans une proposition qui fleure lrsquooxymore Saint Augustin remercie et loue ses

tortionnaires laquo On mrsquoy contraignait pourtant et je mrsquoen trouvais bien sans agir bien car je

nrsquoaurais rien appris si on ne mrsquoy avait forceacute raquo Non pas qursquoils aient bien agi mais ils servaient

ainsi le dessein de Dieu

Mais vous ldquoqui savez le nombre de mes cheveuxrdquo vous utilisiez agrave mon profit

lrsquoerreur de tous ceux qui me pressaient drsquoeacutetudier et mon erreur agrave moi qui ne voulais

pas eacutetudier vous la faisiez servir agrave ma punition Je meacuteritais drsquoecirctre puni si petit enfant

et si grand peacutecheur [nous soulignons] [hellip] je peacutechais et vous tiriez de mon peacutecheacute un

juste salaire Car vous lrsquoavez voulu et il en est ainsi que toute acircme deacutereacutegleacutee trouve en

elle-mecircme son chacirctiment (Saint Augustin 1993)

Quand on connaicirct lrsquoinfluence laquo la plus vaste de toutes raquo (selon le mot de K Jaspers)

drsquoAugustin drsquoHippone sur lrsquoEacuteglise et donc sur la culture europeacuteenne on ne saurait sous-

estimer ces analyses Saint Augustin est sur le plan doctrinal et celui de la leacutegitimiteacute

intellectuelle des pratiques laquo le Pegravere commun de lrsquoEurope raquo (selon lrsquoexpression du Dictionnaire

117

du Christianisme ancien Tome 1 p 308) laquo le Maicirctre profond et suave de lrsquoOccident raquo (selon

le mot de G Capograssi) sa penseacutee de la sanction en matiegravere drsquoeacuteducation ne pouvait avoir

qursquoune influence profonde

33 Les temps modernes

Lagrave encore il se srsquoagit que drsquoesquisser des tendances qui srsquoaccommodent de

nombreuses exceptions Nous reacuteservons le tableau qui suit au cas de la France Pour ce faire

nous nous inspirons des travaux de Eirick Prairat (1994 2016)

331 LrsquoAncien Reacutegime et le temps de la reacuteglementation (1550-1800)

Les chacirctiments corporels sont alors la norme Le fouet est au XVIe siegravecle lrsquoinstrument

eacuteducatif par excellence Eirick Prairat eacutecrit ainsi laquo Il nrsquoeacutetait pas rare au XVIe siegravecle que lrsquoon

remette officiellement au professeur le jour de son installation un fouet pour le consacrer

comme symbole de la reacutegence raquo (1994 p 15) Au sens propre et figureacute le fouet fait partie des

meubles (Charles Deacutemia par ex le range sous la rubrique mobilier) Il nrsquoeacutepargne pas mecircme

les enfants des rois on sait que Henri IV recommandait de traiter avec le fouet les excegraves de

son fils le dauphin qui deviendra Louis XIII laquo je veulx et vous commande de le fouetter toutes

les fois qursquoil fera lrsquoopiniastre ou quelque chose de mal saichant bien par moy mesme qursquoil nrsquoy

a rien au monde qui luy face plus de profict que cela raquo (lettre missive drsquoHenri IV citeacute par

Prairat 1994 p 17)

La punition expiation regravegne au XVIe siegravecle sans partage elle vise eacutecrit Eirick Prairat

(1994 p 63) un corps fait de chair laquo la chair siegravege des instincts et des passions qui expie ses

fautes et ses faiblesses par et dans la douleur Punir crsquoest chacirctier raquo

De nombreux laiumlcs sont engageacutes agrave lrsquoanneacutee pour diverses activiteacutes utiles agrave la

communauteacute ndash dont celle drsquoenseigner Faute de formation ils font ce qursquoils croient ecirctre leur

devoir eacuteduquer par la crainte et au besoin la brutaliteacute

Les congreacutegations mettent en place des reacuteglementations afin drsquohomogeacuteneacuteiser des

pratiques disparates elles travaillent une rationalisation de la sanction afin drsquoeacuteviter les excegraves

alors en cours Ainsi que lrsquoeacutecrit Eirick Prairat (1994) laquo Lrsquoheure est agrave la codification raquo

118

Pour ce faire un distinguo est fait entre les instruments qursquoon peut mobiliser pour la

sanction et ceux qursquoon doit eacutecarter Le recours agrave la main ou au pied est proscrit le contact est

trop immeacutediat trop corporel trop impudique il faut une meacutediation laquo Une bonne main est

une main armeacutee raquo eacutecrit en ce sens Eirick Prairat (1994 p 55) Le fouet ou la feacuterule sont

privileacutegieacutes ndash mecircme si les pratiques diffegraverent suivant les congreacutegations Toutefois si certaines

pratiques sont consideacutereacutees par certains comme infacircmantes (le bacircton par exemple) crsquoest

systeacutematiquement pour les remplacer par drsquoautres Il faut chacirctier premier deacutenominateur

commun

Second deacutenominateur commun seacuteparer le chacirctiment leacutegitime de la violence

malseacuteante lrsquoeacuteducatif de la cruauteacute Crsquoest dire que mecircme si les proceacutedeacutes eacuteducatifs eacutetaient

eacutenergiques (pour utiliser un eupheacutemisme) il y avait alors volonteacute de reacuteglementer des pratiques

pour ne pas les laisser agrave lrsquoarbitraire drsquoun maicirctre En cela lrsquoinstrument est indispensable il est

un signe distinctif un symbole qui rappelle qursquoil ne srsquoemporte pas qursquoil ne srsquoadonne pas agrave des

pratiques indignes

Des instruments illeacutegitimes sont proscrits et des leacutegitimes prescrits le recours agrave ces

derniers est eacutegalement reacuteglementeacute en fonction des fautes Pour J-B de La Salle (Conduite des

eacutecoles chreacutetiennes Partie II chapitre 5 article 4) aux fautes ordinaires des moyens ordinaires

(la feacuterule) aux fautes moins ordinaires des moyens moins ordinaires (le martinet) Pour les

Jeacutesuites il srsquoagit de faire mal (ou de laquo piquer raquo) mais non de blesser (ou de laquo meurtrir raquo) et

lrsquoadministration de la souffrance obeacuteit agrave une codification censeacutee exclure lrsquoarbitraire Douleur

et non maladie atteindre la chair mais eacutepargner les os (selon Ignace de Loyola dans les

Exercices spirituels citeacute par Prairat 1994 p 16) De lrsquoexteacuterieur art subtil de la maltraitance

de lrsquointeacuterieur volonteacute drsquoorganiser pour eacuteviter les deacutebordements Il faut dire qursquoon part de loin

Au moyen-acircge il semble que le fouet eacutetait laquo plus brutal raquo encore et que laquo lrsquoon ne craignait

point agrave cette eacutepoque de meurtrir les chairs corrompues raquo (Prairat 1994 p 17) Ces

prescriptions constituent donc un progregraves une rationalisation manifeste ndash mecircme si la question

de fonder en raison lrsquoexercice punitif nrsquoest guegravere questionneacutee que par quelques humanistes

dont la recommandation de ne point chacirctier laquo ne srsquoest jamais transformeacutee en prescription et

en regraveglement dans les institutions eacuteducatives raquo (Prairat 1994 p 16) Agrave teacutemoin Eacuterasme lorsque

lrsquoauteur de lrsquoEacuteloge de la folie srsquoinsurge contre les chacirctiments corporels excessifs infligeacutes aux

enfants (le chacirctiment eacutetant lrsquoopeacuterateur par excellence du dressage) il remarque que le

119

domptage des animaux ne requiert pas mecircme cette violence Il eacutecrit notamment dans le De

Pueris

Un bon cheval est mieux dompteacute par lrsquoapplaudissement et flattement de la

langue ou par lrsquoapplaudissement des mains que par le fouet ou par les eacuteperons Car si

tu le traites rudement il devient reacutetif et reboux il devient mordant et reculant en

arriegravere Si tu aiguillonnes trop le bœuf il reste bas sous son joug et envahit celui qui le

pique Il faut ainsi traiter un gentil esprit comme est traiteacute le faon du lion Le seul art

dompte les eacuteleacutephants non la violence Et nrsquoy a becircte si cruelle qui ne devienne douce et

priveacutee par services et doux traitements Ni nulle est tant apprivoiseacutee que par grande

cruauteacute ne soit imiteacutee Crsquoest chose servile de se chacirctier par crainte de souffrir

mal (Eacuterasme 1990 p 68)

Ainsi drsquoapregraves Eacuterasme les traitements qursquoon reacuteserve aux enfants humains sont plus

rudes que ceux qursquoon adresse aux animaux Il ne fait pas de doute que lrsquohistoire de lrsquoeacuteducation

ait eacuteteacute une histoire brutale ndash mais crsquoest aussi une histoire qui cherche agrave se deacutesengager de celle

de la violence

Lrsquoorganisation ritualiseacutee de la punition srsquoinscrit dans cette logique de rationalisation En

inscrivant les corps dans une organisation reacuteguliegravere de lrsquoespace et du temps les occasions de

deacuterives srsquoen trouvent rareacutefieacutees Aux XVIIe et XVIIIe siegravecles la punition devient davantage signe

(le corps comme laquo surface drsquoinscription raquo laquo un porte-signes et un porte-insignes raquo Prairat

1994 p 63) et moins expiation elle devient non pas tant un laquo art de faire qursquoun art de faire-

savoir Punir crsquoest dire raquo

Faire souffrir le corps certes mais eacuteviter les eacutecarts tel est en substance la tendance

des pratiques punitives sous lrsquoAncien Reacutegime

120

332 Le temps de la libeacuteralisation (1800-1960)

Si lrsquoexclusion dans un local destineacute agrave isoler les enfants perturbateurs est une punition

utiliseacutee par les Jeacutesuites cette pratique devient ordinaire au XIXe siegravecle Les corps sont moins

chacirctieacutes que mis agrave lrsquoeacutecart (punition bannissement qui prive laquo un corps de son mode

drsquoinscription existentiel dans le monde raquo Prairat 1994 p 63) et exerceacute (punition exercice

comme laquo reacutepeacutetition infinie du mecircme raquo ndash Prairat 1994 p 63 illustreacutee par le peacutenible pensum agrave

lrsquoimage de Sisyphe recommenccedilant toujours et sans espoir) Il srsquoagit moins de faire souffrir

deacutesormais que de faire honte ou dresser Le terrain de la sanction se deacuteplace de la chair au

symbole

Eirick Prairat voit dans laquo lrsquoadoucissement du reacutegime punitif raquo en eacuteducation comme la

conseacutequence de trois pousseacutees reacuteformatrices

- Lrsquoenseignement mutuel (1815-1850) permet le partage de lrsquoautoriteacute du maicirctre Son

pouvoir de punir est aussi eacutetendu aux moniteurs ndash du moins pour les fautes leacutegegraveres

Lorsque la faute est plus grave un jury drsquoeacutelegraveves juge et sanctionne Lrsquoinspiration est

clairement celle de la pratique judiciaire

- La penseacutee hygieacuteniste (notamment durant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle avec

Riant Heacutement et Jacquey) deacutenonce le danger sanitaire des punitions physiques Ce

courant inspirera les Reacutepublicains dans leur condamnation des chacirctiments

corporels

- Les peacutedagogies nouvelles (deacutebut du XXe siegravecle sous lrsquoinfluence de Claparegravede

Montessori Dewey Freinet Cousinet etc) vont eacuteprouver tous les lieux communs

de la penseacutee eacuteducative et notamment le problegraveme de la sanction Celle-ci eacutetait

ordinairement conccedilue comme normalisatrice (voir infra sur les analyses de Michel

Foucault) et la conseacutequence drsquoune faute comprise comme deacutesobeacuteissance avec les

peacutedagogies nouvelles la sanction quand elle est conserveacutee devient un moyen

drsquointeacutegration apregraves qursquoait eacuteteacute rompu le lien de solidariteacute entre les apprenants

La psychologie tend agrave devenir le paradigme dominant les choix eacuteducatifs crsquoest en son

nom que la sanction est critiqueacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve

Cette peacuteriode drsquoune grande effervescence au point de vue eacuteducatif voit encore

eacutemerger des tentatives eacutetonnantes de penser une libeacuteration des enfants Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla

Poliana de Tolstoiuml (1859-1962) lrsquoeacutecole de Summerhill de Neill (1921-) ou encore celles des

121

maicirctres-camarades de Hambourg (1919-1933) relegravevent de ces expeacuteriences libertaires visant agrave

promouvoir une eacuteducation sans sanction

333 Le temps des doutes (1960- )

Agrave la libeacuteralisation de la peacuteriode preacuteceacutedente qui œuvrait sur fond drsquoenthousiasme et

drsquoideacuteaux (par le haut pourrait-on dire ndash mecircme si la hauteur en question pourrait fort bien se

reacuteveacuteler utopique) se trouve substitueacutee une libeacuteralisation faite de faux-fuyants (libeacuteralisation

par le bas donc) Se mettent en place dans les anneacutees 1970 ce que Eirick Prairat nomme des

laquo discours de substitution raquo ce qui pose problegraveme (lrsquoinfluence la contrainte etc) est

purement et simplement mis de cocircteacute au profit de substituts (le dialogue le contrat etc)

quand bien les eacuteleacutements de reacutepression persistent dans la pratique (et notamment les pratiques

punitives)

Ce qui devait arriver arriva ce qui avait eacuteteacute refouleacute avec leacutegegravereteacute fit son retour dans

les anneacutees 1990 Les questions relatives agrave lrsquoautoriteacute refont surface mais crsquoest moins le

problegraveme de la leacutegitimiteacute de la sanction qui est mis en avant que celui de sa leacutegaliteacute En effet

le droit est devenu le nouveau paradigme de reacutefeacuterence instaurant le respect de la loi comme

le nouvel impeacuteratif eacuteducatif

La question est est-ce suffisant Les principes eacuteducatifs peuvent-ils se fondre dans

ceux du droit Eacuteduquer est-ce seulement apprendre agrave obeacuteir agrave nomos

Au terme de ce (bref) parcours on voit que la sanction a toujours en France eacuteteacute plus

ou moins contemporaine du geste drsquoeacuteduquer ndash de facto et ultimement de juris (puisque le

droit a agrave ce jour ou dans un proche avenir le dernier mot sur la question de la sanction en

eacuteducation) Mais ce de juris est celui du nomos non celui des raisons qui fondent le droit (et

lrsquoamendent) crsquoest donc un de juris qui se reacutesout en une simple factualiteacute juridique La sanction

a semble-t-il plus ou moins toujours eacuteteacute un incontournable de fait que les exceptions

remarquables semblent confirmer dans sa neacutecessiteacute Mais est-elle un incontournable de droit

ndash entendu au sens drsquoune leacutegitimiteacute rationnelle Crsquoest ce qursquoil nous faut deacutesormais deacuteterminer

122

Partie II

Pourquoi sanctionner

Diffeacuterentes tentatives pour justifier la sanction

123

Si la sanction est un τόπος de la pratique peacutedagogique les raisons motivent son recours

sont fort diverses Pourquoi sanctionne-t-on les enfants Quelles raisons sont invoqueacutees ou

par les theacuteoriciens ou par les peacutedagogues eux-mecircmes

Nous proposons de parcourir les fonctions supposeacutees de la sanction en rapport avec

les fins de lrsquoeacuteducation que nous avons preacutesenteacutees au premier chapitre Autrement dit

drsquoexplorer les raisons qui permettraient agrave la sanction drsquoeacutelever de vraiment eacuteduquer puis

celles qui motivent le dressage Mais certains considegraverent que la sanction par-delagrave sa viseacutee

eacuteducative doit ecirctre pour ainsi dire autoteacutelique il srsquoagit de sanctionner pour sanctionner Enfin

rares sont les philosophes agrave avoir motiveacute un refus radical de la sanction ndash mais pas

neacutecessairement de maniegravere coheacuterente comme nous lrsquoallons voir

124

4 Sanctionner pour eacuteduquer Expier la faute

La punition est agrave ce point hanteacutee par lrsquoexpiation qursquoEirick Prairat lui preacutefegravere le terme de

laquo sanction raquo laquo Ce terme [de punition] est dans notre tradition fortement contamineacute pour

ne pas dire purement et simplement identifieacute agrave une conception expiatrice du punir raquo (2003a

pp 9-10) Il srsquoen faut pourtant de beaucoup que ce mecircme spectre drsquoune vertu expiatoire soit

exorciseacute de la sanction par un simple jeu terminologique Il nous faut donc affronter la difficulteacute

et demander si la sanction est agrave mecircme de purifier le sujet de son mal (crsquoest-agrave-dire de son vice)

Telle serait principalement quoique non exclusivement la premiegravere fonction drsquoune sanction

qui viserait lrsquoameacutelioration morale veacuteritable du sujet agrave eacuteduquer

41 La sanction permet-elle de gueacuterir le transgresseur

Platon est le premier agrave avoir analyseacute rigoureusement la question de la sanction et agrave

lrsquoavoir comprise dans un paradigme meacutedical La sanction (ou la punition ces termes seront

consideacutereacutes comme synonymes puisqursquoil ne semble pas qursquoil y a lieu de les distinguer dans

lrsquousage qursquoen fait Platon) est comme une peine libeacuteratrice Comme lrsquoanalyse de Platon reacutevegravele

sa richesse par la diversiteacute des approches meneacutees dans diffeacuterents dialogues nous parcourrons

briegravevement les textes consacreacutes par le philosophe de lrsquoAcadeacutemie agrave la question de la sanction

Nous nous reacutefeacutererons de maniegravere privileacutegieacutee agrave la pagination drsquoHenri Estienne pour leur

laquo universaliteacute raquo

411 Criton rendre le mal pour le mal est injuste tout simplement

Crsquoest dans un dialogue socratique qursquoon trouve cette thegravese que produire du tort agrave

autrui pour quelque raison que ce soit est toujours injuste Le mal qursquoon fait agrave lrsquoautre ne peut

jamais ecirctre justifieacute

Dans le Criton lrsquoami drsquoenfance de Socrate cherche agrave le faire eacutevader Socrate interroge

ses raisons car il affirme

[hellip] je suis homme vois-tu (et pas seulement aujourdrsquohui pour la premiegravere fois

mais de tout temps) agrave ne donner son assentiment agrave aucune regravegle de conduite qui

125

quand jrsquoy applique mon raisonnement ne se soit reacuteveacuteleacutee agrave moi ecirctre la meilleure

(Platon 46b 2011 pp 275-276)

Or de toute eacutevidence ce que pense la foule des gens (οἱ πολλοὶ) ne saurait constituer

un argument laquo parmi les jugements que portent les ecirctres humains tous ne sont pas dignes

de consideacuteration les uns le sont et les autres non raquo (47a) Lrsquoopinion de la foule (τῆς τῶν πολλῶν

δόξης) doit donc compter pour rien toutes ses motivations sont parasites et ne touchent pas

le fond de la question concernant ce qui est juste

Or crsquoest preacuteciseacutement en approfondissant la question de ce qui est juste ou injuste

qursquoune ideacutee essentielle est mise au jour Si le plus important est de refuser de commettre

lrsquoinjustice de son plein greacute ce principe ne saurait disparaicirctre quand la situation se deacutegrade et

le cegravede agrave lrsquourgence laquo Tous ces principes sur lesquels nous eacutetions tombeacutes drsquoaccord jusqursquoici se

sont-ils dissous en si peu de jours raquo (49a) La base est donc solide laquo il ne faut donc jamais

commettre lrsquoinjustice raquo [οὐδαμῶς ἄρα δεῖ ἀδικεῖν] (49b) Socrate en deacuteduit alors cette ideacutee

ne jamais reacutepondre agrave lrsquoinjustice par lrsquoinjustice ne jamais reacutepondre au mal par le mal Plus

radicalement mecircme faire du tort agrave quelqursquoun cela revient agrave commettre un acte injuste La

conclusion de Socrate est sans appel laquo il ne faut pas reacutepondre agrave lrsquoinjustice par lrsquoinjustice et

faire de tort [κακῶς ποιεῖν] agrave qui que ce soit quel que soit le mal subi raquo (49c)

Or crsquoest preacuteciseacutement cette ideacutee qui contredit les mœurs grecques Socrate en a

pleinement conscience laquo Je sais bien en effet que fort peu de gens partagent cette opinion

et qursquoil continuera drsquoen ecirctre ainsi raquo Rendre le mal pour le mal eacutetait (est toujours ) une

eacutevidence pour le sens commun Qursquoon pense au premier livre de la Reacutepublique ougrave Poleacutemarque

reprenant le poegravete Simonide affirme que laquo il est juste de rendre agrave chacun ce qursquoon lui doit [τὸ

τὰ ὀφειλόμενα ἑκάστῳ ἀποδιδόναι δίκαιόν ἐστι] raquo (331e) ndash et plus preacuteciseacutement que laquo les amis

ont le devoir de faire du bien agrave leurs amis en aucun cas de leur faire du mal raquo (332a 2011 p

1488) et qursquoaux ennemis la reacuteciproque srsquoimpose laquo ce qursquoun ennemi doit agrave son ennemi crsquoest

qui lui convient du mal raquo (332b) Crsquoest dire que entre autre sous lrsquoautoriteacute du poegravete Simonide

le principe du Talion eacutetait moralement accepteacute voire eacuteleveacute au rang de vertu On comprend le

scandale que provoqua la thegravese de Socrate qui a chercheacute agrave y mettre un terme le mal ne doit

jamais ecirctre commis pour autant qursquoon cherche agrave ecirctre juste La justice nrsquoa rien agrave voir avec la

vengeance

126

Revenons agrave notre sujet sanctionner un sujet crsquoest toujours lui faire mal Mais est-ce

lui faire du mal pour autant Nrsquoy a-t-il pas un mal neacutecessaire Pour que la sanction ne soit pas

injuste (et ne relegraveve par conseacutequent pas drsquoune pratique condamnable par soi) il faut

deacutemontrer que son effet ne nuit pas agrave autrui Crsquoest ici que la fonction (ou le sens) de la sanction

intervient Pour que la sanction soit autre chose que vengeance il faut deacutemontrer qursquoelle est

beacuteneacutefique agrave celui qui la reccediloit Tacircche difficile

412 Gorgias ou la fonction drsquoexpiation

Dans le Gorgias (476a et ss 2011 p 449) se trouve soutenue la thegravese selon laquelle la

sanction deacutelivre lrsquoacircme de son mal sur un mode analogue agrave lrsquoeffet drsquoun purgatif meacutedical Le

raisonnement mobiliseacute par Platon est subtil le pire des maux est-il quand on est coupable

drsquoecirctre puni ou de ne lrsquoecirctre pas Polos pense qursquoil est preacutefeacuterable de ne lrsquoecirctre pas et Socrate

considegravere que crsquoest le contraire qui est vrai Pour deacuteterminer le pire entre ces deux situations

Socrate commence par identifier le fait quand on est coupable drsquoecirctre puni et le fait drsquoecirctre

justement chacirctieacute Or si le juste est beau comme lrsquoaccorde Polos et que lrsquoeffet produit par une

action est de mecircme nature que sa cause (laquo lrsquoaction de lrsquoagent qui agit et lrsquoeffet produit sur le

patient qui subit portent-ils les mecircmes caractegraveres raquo 476d) le fait drsquoecirctre puni crsquoest-agrave-dire

drsquoecirctre justement chacirctieacute produit comme effet sur le coupable quelque chose de juste et donc

de beau Et Platon de continuer si le juste est beau il est aussi bon (laquo Or si crsquoest beau nrsquoest-

ce pas bon ndash Puisque le beau est ou agreacuteable ou bon agrave quelque chose raquo 477a) Par

conseacutequent la punition est utile laquo Si un coupable est justement chacirctieacute son acircme sera-t-elle

meilleure de ce fait raquo et Polos de conceacuteder laquo Oui crsquoest vraisemblable raquo Ainsi la punition

consiste en une sorte de purgation qui fait que laquo Lrsquoacircme de lrsquohomme qursquoon punit est [hellip] donc

deacutelivreacutee de son mal raquo La justice consiste agrave deacutelivrer laquo du deacuteregraveglement de lrsquoinjustice raquo (478b)

laquelle constitue le pire des maux loin devant la pauvreteacute ou la maladie du corps Or agrave lrsquoinstar

de la meacutedecine la justice nrsquoa pas agrave ecirctre agreacuteable si elle est utile La conclusion agrave laquelle aboutit

Platon agrave lrsquoissue de cette analogie est la suivante laquo lrsquoapplication de la justice rend certainement

plus raisonnable [le grec dit Σωφρονίζει qursquoon pourrait traduire encore par ldquoplus tempeacuterantrdquo]

et plus juste en fait elle est une meacutedecine pour la meacutechanceteacute de lrsquoacircme raquo (478d) Srsquoen deacuteduit

une hieacuterarchie le plus heureux des hommes est celui qui est juste vient en seconde position

celui qui est injuste mais qursquoon deacutelivre de son mal vient en derniegravere position celui qui est

127

injuste et qursquoon ne punit pas Alain qui se reacuteclame explicitement de Platon sur la question de

la punition eacutecrit en ce sens dans sa Peacutedagogie enfantine laquo la punition est un bienfait Socrate

le dit dans le Gorgias de Platon Heureux celui qui est puni raquo (1986 20egraveme leccedilon)

Le raisonnement de Platon repose sur deux principes une eacutequivalence (juste = beau =

bon = utile) et une analogie (la justice est agrave lrsquoacircme ce que la santeacute est au corps)

Lrsquoeacutequivalence (du juridique de la callistique du moral et de lrsquoopheacutelimiteacute) qui engage

une convertibiliteacute des transcendantaux nous paraicirct proprement intenable se trouve supposeacute

un reacutealisme des Formes (puisque le juste le beau le bon et lrsquoutile existent en soi) qui est des

plus probleacutematiques

Quant agrave lrsquoanalogie (entre justice et meacutedecine qui srsquoappliquent respectivement agrave lrsquoacircme

et au corps) elle semble agrave mecircme de justifier la sanction (ici entendue dans un sens synonyme

de punition) si pour soigner le corps il faut admettre de le faire souffrir pour le purger de

son mal on peut induire qursquoil faut pour soigner lrsquoacircme la faire souffrir pour la purger de son

mal (crsquoest-agrave-dire de son injustice) Une analogie toutefois ne prouve rien Et surtout Platon

nrsquoexplique pas le meacutecanisme par lequel la sanction (ou punition) laquo rend certainement plus

raisonnable et plus juste raquo Drsquoougrave vient cette certitude Est-ce vraiment lrsquoacircme qui est rendue

raisonnable ndash ou nrsquoest-ce pas la conduite seulement qui par crainte de la punition qui se

trouve dresseacutee Contrairement agrave ce que soutient Socrate dans cet extrait du Gorgias il ne

nous semble pas que lrsquoacircme soit du tout atteinte ndash ou alors seulement par ricochet comme

effet drsquoun dressage Mais le changement ne saurait reacutesulter drsquoune conversion qui eacutelegraveverait le

sujet au-dessus de la tentation et de la crainte de la transgression Une chose est de raisonner

la conduite qui eacutevite lrsquoinjustice autre chose de raisonner lrsquoacircme qui vise la justice Il nous

semble que dans le raisonnement proposeacute par Platon on ne trouve guegravere autre chose que la

justification du dressage du corps quand bien mecircme Platon visait lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoacircme

Aristote dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque reprend lrsquoanalogie platonicienne entre justice et

meacutedecine Au livre II (1104b 2014 pp 2004-2005) il estime que la vertu morale (ἠθικὴ ἀρετή)

a trait essentiellement au plaisir et agrave la peine (ἡδονὴ καὶ λύπη) Degraves lors qursquoon estime que crsquoest

le plaisir qui nous conduit agrave commettre les choses mauvaises (τὰ φαῦλα) et la souffrance qui

fait obstacle agrave la reacutealisation de belles actions (τῶν καλῶν) et que la contraction drsquohabitudes

(Aristote comme on sait joue sur la quasi homonymie des termes ἦθος le caractegravere et ἔθος

lrsquohabitude) constitue le laquo tout de lrsquoaffaire raquo (τὸ πᾶν 1103b18) il srsquoensuit que laquo lrsquoeacuteducation

128

correcte raquo (ὀρθὴ παιδεία 1104b9) consiste agrave ecirctre guideacute laquo de maniegravere agrave se reacutejouir et agrave se

chagriner agrave bon escient raquo (χαίρειν τε καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ) Degraves lors la sanction entendue

comme production de souffrance est leacutegitimeacutee elle est en rapport avec des actions et des

affections susceptibles drsquoentraicircner plaisir et chagrin Crsquoest ainsi que laquo les chacirctiments recourent

agrave ces moyens car ce sont des sortes de meacutedications (ἰατρεῖαι τινές) raquo Le chacirctiment (κολάσεις)

est quelque chose (τινές) qui srsquoapparente agrave un remegravede meacutedical (ἰατρεῖαι) Il conviendrait sans

doute du reste de traduire κολάσεις par laquo sanction raquo plutocirct que par laquo chacirctiment raquo puisque

le chacirctiment srsquoeacutepuise dans la peine et que κολάσεις renvoie dans lrsquoargumentation drsquoAristote

agrave lrsquousage de moyens contraires ndash donc la peine et le plaisir ce que le terme de laquo sanction raquo

permet de rendre Lrsquoanalogie donc entre sanction et purgation est reprise mais sans que soit

exposeacutee la raison pour laquelle elle permettrait autre chose qursquoune simple correction de la

conduite par le jeu des plaisirs et des peines

On le voit ni chez Aristote ni chez Platon le second eacutetant invoqueacute par le premier pour

confirmer lrsquoideacutee que lrsquoeacuteducation consiste dans le fait de reacutejouir et de se chagriner de ce qursquoil

faut on ne trouve de quoi justifier la sanction pour autre chose que du dressage

413 Protagoras le chacirctiment dissuasif ou la preuve que la vertu srsquoenseigne

Un argument inteacuteressant est preacutesenteacute dans Protagoras (324a et ss 2011 p 1449) ndash

argument qui nrsquoest pas neacutecessairement assumeacute par Platon (par le truchement de Socrate)

puisqursquoil est attribueacute au sophiste donnant son nom au dialogue

Il srsquoagit pour Protagoras de deacutefendre lrsquoideacutee que la vertu peut srsquoenseigner La preuve

proposeacutee par Protagoras est que le chacirctiment (τὸ κολάζειν) qursquoon inflige aux hommes injustes

(τοὺς ἀδικοῦντας) nrsquoa pas pour cause la faute commise (ὅτι ἠδίκησεν) Si tel eacutetait le cas le

chacirctiment apparenterait le punisseur aux becirctes sauvages et irrationnelles (θηρίον ἀλογίστως)

il ne serait que vengeance (τιμωρεῖται) Par conseacutequent le chacirctiment comme attitude

rationnelle (μετὰ λόγου) nrsquoest pas vengeance ce qui est fait est fait (οὐ γὰρ ἂν τό γε πραχθὲν

ἀγένητον θείη) Non ce nrsquoest pas en vue du passeacute que le chacirctiment peut ecirctre agrave bon droit

infligeacute mais en vue de lrsquoavenir (τοῦ μέλλοντος χάριν) afin de dissuader (ἀποτροπῆς) le

coupable et les spectateurs du chacirctiment Puisque donc la punition a en vue la dissuasion et

129

qursquoenseigner crsquoest punir il srsquoensuit que pour Protagoras la vertu srsquoenseigne (παιδευτὴν εἶναι

ἀρετήν)

Il nrsquoest pas sucircr que lrsquoargument concernant lrsquoefficaciteacute dissuasive du chacirctiment soit

refuseacute par Platon (nous le verrons reacuteapparaicirctre dans les Lois notamment) il est assureacute en

revanche que crsquoest lrsquoutilisation de cet argument en vue de montrer que la vertu peut

srsquoenseigner qui apparaicirct probleacutematique

On sait en effet que pour Socrate la vertu ne srsquoenseigne pas quand bien mecircme elle

est savoir Paradoxalement pour Protagoras la vertu srsquoenseigne alors qursquoelle nrsquoest pas savoir

(sur ce point voir la fin du Protagoras 361a et ss p 1480) Crsquoest que sans doute le terme de

vertu est compris diffeacuteremment par le sophiste et le philosophe Pour Protagoras il srsquoagit avant

tout drsquoune habituation corporelle drsquoun conditionnement qui fait que dans une citeacute bien reacutegleacutee

comme Athegravenes laquo tout le monde ici est maicirctre de vertu raquo (πάντες διδάσκαλοί εἰσιν ἀρετῆς

327e) pour Socrate la vertu est savoir fruit drsquoune conversion inteacuterieure par lrsquoacircmehellip et

rarement se rencontre

Ainsi la vertu pour Protagoras ce nrsquoest pas tant lrsquoexigence de lrsquoacircme que lrsquoabsence de

vice apparent dans la conduite Mais pourrait-on agrave bon droit objecter agrave la suite de Platon

autre chose le fait de nrsquoecirctre pas injuste autre chose le fait drsquoecirctre juste Pour montrer agrave quel

point la vertu penseacutee par Protagoras est un simulacre de vertu et non la vertu elle-mecircme nous

pouvons faire reacutefeacuterence agrave deux mythes mobiliseacutes par Platon dans la Reacutepublique

Le premier est le ceacutelegravebre anneau de Gygegraves (Reacutepublique II 459d-460d) degraves que Gygegraves

est assureacute lorsqursquoil tourne le chaton de la bague vers la paume de sa main de devenir invisible

laquo aussitocirct raquo eacutecrit Platon (εὐθὺς 360a p 1518) il participe agrave la deacuteleacutegation aupregraves du roi afin

de le tuer et drsquousurper le trocircne Avant de trouver lrsquoanneau Gygegraves nrsquoeacutetait donc pas juste certes

il ne srsquoeacutetait jamais montreacute injuste mais seulement parce que lrsquooccasion avait manqueacute La

situation drsquoimpuniteacute a permis de reacuteveacuteler son injustice fonciegravere Celui qui est juste de maniegravere

simplement situationnelle ne le sera jamais de maniegravere sucircre ndash crsquoest qursquoil ne lrsquoest pas

veacuteritablement Et telle est drsquoailleurs lrsquoideacutee que soutient Glaucon avec ce mythe afin que

Socrate lrsquoeacuteprouve ensuite laquo il nrsquoy aurait personne semble-t-il drsquoassez reacutesistant pour se

maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux biens drsquoautrui et ne pas y

toucher alors qursquoil aurait le pouvoir de [faire tout ce qursquoil veut] [hellip] agrave lrsquoeacutegal drsquoun dieu raquo (360b-

c 2008 p 1519)

130

Le second intervient agrave la fin de la Reacutepublique il srsquoagit du mythe drsquoEr Laisseacute pour mort

au combat Er le soldat pamphylien serait revenu agrave la vie au douziegraveme jour et raconta ce qursquoil

avait vu Agrave la mort lrsquoacircme se deacutetache du corps et se trouve jugeacutee Lorsqursquoelle est juste elle

monte au ciel lorsqursquoelle est injuste elle descend dans les reacutegions infeacuterieures

[hellip] pour toutes les injustices commises dans le passeacute par chacun des acircmes et

pour chacun de ceux que ces injustices avaient atteint justice eacutetait rendue pour toutes

ces injustices consideacutereacutees une par une et pour chacune la peine eacutetait deacutecupleacutee [hellip] afin

qursquoelles aient agrave payer au regard de lrsquoinjustice commise un chacirctiment dix fois plus

grand (Platon 615a-b 2008 p 1786)

Une fois les peines purgeacutees les acircmes sont en mesure de choisir leur deacutemon ndash crsquoest-agrave-

dire le destin auquel elles seront lieacutees lors de leur prochaine incarnation Crsquoest ainsi que Er

raconte que le premier agrave choisir avait veacutecu une existence vertueuse mais moins de son fait

que de la chance qursquoil avait eu de vivre laquo dans une constitution politique bien ordonneacutee raquo ougrave

la vertu se contracte laquo par la force de lrsquohabitude mais sans philosophie raquo (619c-d p 1790)

Cette vertu conditionneacutee nrsquoeacutetait ainsi que conditionnelle et crsquoest pourquoi il laquo choisit la plus

extrecircme tyrannie raquo de maniegravere preacutecipiteacutee et quand la reacuteflexion lui fit remarquer qursquoil

mangerait ses propres enfants il geacutemit et loin drsquoen porter responsable accusa les dieux de

son propre choix La vertu acquise par habituation mais sans conversion (philosophique) de

lrsquoacircme au bien nrsquoest qursquoun conditionnement qui nrsquoa aucune garantie de dureacutee Crsquoest une

maniegravere douce drsquoincliner au bien mais qui ne saurait suffire agrave affronter la tentation

414 Le Sophiste justice punitive admonestation et reacutefutation

Dans le Sophiste Platon propose une deacutefinition de lrsquoart sophistique agrave partir du concept

du triage (crsquoest la sixiegraveme et derniegravere deacutefinition du sophiste 226b 2008 p 1823) On peut trier

en eacutecartant le semble du semblable ou alors en eacutecartant le meilleur du pire Ce dernier cas est

la purification (Τὸν καθαρμὸν) Or la purification peut srsquoappliquer au corps comme agrave lrsquoacircme La

purification du corps peut ecirctre soit inteacuterieure (crsquoest la fonction de la meacutedecine contre la

maladie et de la gymnastique contre la difformiteacute) soit exteacuterieure (technique de preacuteparation

131

des bains crsquoest-agrave-dire lrsquohygiegravene) Quant agrave la purification de lrsquoacircme qui inteacuteresse Platon elle

deacutelivre du mal Or il y a deux sortes de mal et partant deux formes de purification le mal

comme perversion qui srsquoapparente agrave une maladie (crsquoest-agrave-dire agrave une dissension interne laquo les

opinions sont en deacutesaccord avec les deacutesirs le courage avec les plaisirs la raison avec les

chagrins et en geacuteneacuteral toutes choses en deacutesaccord avec toutes raquo 228b ndash Platon reprend ici les

analyses de lrsquoinjustice qursquoil a meneacutees dans la Reacutepublique) et le mal comme ignorance Or la

technique qui srsquooccupe de la perversion est la justice punitive et la technique qui srsquooccupe de

lrsquoignorance est lrsquoenseignement (ἢ διδασκαλικὴν) Il y a un double type drsquoignorance lrsquoignorance

simple et lrsquoignorance qui srsquoignore elle-mecircme (qui est la cause de toutes les erreurs)

Lrsquoenseignement par le discours se deacutedouble lrsquoadmonestation (ou exhortation νουθετητικήν)

qui srsquoapparente agrave une sanction par la parole et qui peut ecirctre rude ou douce (disputer ou

persuader ndash laquo Il y a drsquoune part la proceacutedure ancienne celle utiliseacutee par nos parents ndash et que

quelques-uns utilisent encore agrave lrsquoheure actuelle ndash et qui consiste lorsque les enfants

commettent quelque faute soit agrave reacuteprimander seacutevegraverement soit agrave persuader doucement raquo

229e-230a) ou la reacutefutation (ou examen mise agrave lrsquoeacutepreuve ἔλεγχος) qui part du principe que

toute ignorance est involontaire La reacutefutation est la partie proprement eacuteducative de la

purification Sans ecirctre nommeacute crsquoest Socrate qui semble invoqueacute dans ce passage du Sophiste

ndash qui consideacuterait lrsquoadmonestation comme inefficace La reacutefutation procegravede par un examen

critique du savoir preacutetendu dont on montre le caractegravere contradictoire et donc vain la

deacutesorientation srsquoensuit (agrave la maniegravere de lrsquoeffet-torpille deacutecrit par Meacutenon) puis la colegravere contre

soi-mecircme laquo [Les interlocuteurs] se libegraverent ainsi des solides et preacutetentieuses opinions qursquoils

avaient drsquoeux-mecircmes libeacuteration qui est tregraves agreacuteable pour celui qui eacutecoute et fondement

solide pour celui qui la subit raquo (230c) La honte (αἰσχύνη) qui gagne celui qui se trouve ainsi

reacutefuteacute non dans son ignorance mais son ignorance qui srsquoignorait elle-mecircme est purificatrice

laquo Crsquoest pour cela Theacuteeacutetegravete qursquoil faut proclamer que la reacutefutation est la plus importante et la

plus juste des purifications raquo Lrsquoeacuteducation commence donc par la reacutefutation ndash crsquoest-agrave-dire par

la purification des opinions qui entravent dans la recherche des connaissances

Ce long passage est drsquoune grande richesse

On retrouve pour le traitement de la perversion lrsquoanalogie entre la meacutedecine et la

justice si lrsquoinjustice est une maladie la technique qui srsquoen occupe est la justice punitive soit

la sanction De mecircme que la meacutedecine intervient apregraves que la maladie se soit deacuteclareacutee de

mecircme la justice punitive srsquoapplique une fois que lrsquoinjustice a eacuteteacute effectueacutee Il srsquoagit drsquoune

132

technique laquo naturellement convenable raquo ndash mais pas plus que dans Gorgias Platon ne preacutecise

pas pourquoi Il se contente de lrsquoaffirmer comme si la chose allait de soi

Les analyses srsquoaffinent consideacuterablement lorsqursquoon srsquointeacuteresse agrave lrsquoenseignement qui

œuvre en amont (et non plus en aval comme dans la justice punitive) de lrsquoinjustice afin de la

preacutevenir Commenccedilons par remarquer qursquoen matiegravere drsquoenseignement la sanction nrsquoest pas

eacutevoqueacutee elle nrsquoy a pas sa place La sanction vient apregraves coup pour deacutelivrer (mais on ne sait

comment) lrsquoacircme qui a sombreacute dans le vice mais elle ne se manifeste pas avant Certes

lrsquoadmonestation vive reacuteprimande srsquoapparente agrave la sanction mais Platon souligne son

inefficaciteacute (laquo ceux qui apregraves avoir reacutefleacutechi [hellip] estiment que lrsquoadmonestation [hellip] malgreacute les

efforts qursquoelle suppose est une forme drsquoeacuteducation qui produit des reacutesultats tregraves meacutediocres raquo

230a) Il reste la partie proprement eacuteducative de la purification la reacutefutation Platon semble

sous-entendre qursquoune deacuterive sophistique de la reacutefutation est possible (telle est lrsquoeacuteristique)

mais il srsquointeacuteresse ici agrave la reacutefutation philosophique Il srsquoagit de faire prendre conscience au sujet

avec lequel on dialogue de ses contradictions internes La description psychologique du

tourment eacuteprouveacute par celui qui est reacutefuteacute est tregraves fine colegravere contre soi honte qui amorce

une humiliteacute (laquo [lrsquoacircme] sera ainsi purifieacutee et ne croira agrave lrsquoavenir savoir que ce qursquoelle sait et

non davantage raquo 230d) et procure un laquo fondement solide raquo propice agrave la recherche drsquoun

authentique savoir On remarquera que srsquoil nrsquoest pas capable drsquoeacuteprouver de la honte (ou de la

pudeur) le sujet nrsquoest plus guegravere eacuteducable ndash et nrsquoest-ce pas ce qursquoil advient de Calliclegraves qui

critique la honte qursquoont eacuteprouveacutee Gorgias et Polos et qui revendique (et assume) pour son

propre compte une absence totale de honte (482e-483a ougrave lrsquoon trouve une triple reacutefeacuterence agrave

lrsquo αἰσχύνη) Peut-il y avoir une eacuteducation si le sujet nrsquoest pas capable drsquoeacuteprouver une forme

de honte qui nous ouvre agrave la conscience de notre ignorance agrave la reconnaissance de lrsquoerreur

Platon semble soutenir que non De tous les dialogues de Platon Calliclegraves est le seul

interlocuteur de Socrate sur lequel il nrsquoaura pas de prise Calliclegraves est ineacuteducable il rompt le

contact (et le contrat) dialogique Il nous semble ici que la question de la sanction prend un

tournant inattendu qursquoil nous faudra approfondir

Toujours est-il que nous avons cette fois une explication coheacuterente de lrsquoeacutepuration on

remarquera cependant qursquoelle nrsquoa rien agrave voir avec la sanction proprement dite Lrsquoeacutepuration

produite par la reacutefutation est proprement eacuteducative et si on ne commet lrsquoinjustice que par

ignorance (et cette ignorance mecircme nrsquoest jamais lrsquoobjet drsquoun choix comme Platon le rappelle

lui-mecircme laquo il y a ceux qui apregraves avoir reacutefleacutechi sont arriveacutes agrave cette conclusion toute ignorance

133

est involontaire [πᾶσαν ἀκούσιον ἀμαθίαν εἶναι] raquo 230a) on peut on doit mecircme se demander

si la justice punitive censeacutee deacutelivrer de la perversion peut avoir une quelconque emprise sur

le sujet srsquoil nrsquoest pas reacutefuteacute dans ses opinions Il est drsquoailleurs tregraves paradoxal que dans le

Sophiste autant que dans le Gorgias Platon eacutevoque lrsquoeacutepuration de lrsquoacircme produite par une

sanctionhellip qui affecte les corps Reposons donc la question car elle est au cœur de la difficulteacute

touche-t-on vraiment lrsquoacircme par le corps La preacutetendue expiation par la punition semble

contradictoire tant qursquoelle nrsquoest pas accompagneacutee de sa condition de signification qursquoest la

reacutefutation Degraves lors la question que nous posons est la suivante si la reacutefutation suffit agrave

produire la conversion rechercheacutee pourquoi lrsquoaccompagnerait-on mecircme dans le cas de la

perversion et de lrsquoinjustice commise de sanction Quelle est lrsquoutiliteacute de ce surplus de

souffrance De toute eacutevidence cette utiliteacute ne saurait ecirctre eacuteducative puisque seule la

reacutefutation peut se targuer de lrsquoecirctre

Nous avons deux eacutepurations lrsquoune mysteacuterieuse par la sanction lrsquoautre convaincante

par la reacutefutation La premiegravere ressemble agrave la meacutedecine qui srsquoaffaire aux corps elle œuvre une

fois que le mal est fait La seconde srsquoapparente agrave la gymnastique qui entraicircne le corps agrave

reacutesister elle opegravere pour eacuteviter que le mal nrsquoapparaisse et crsquoest pourquoi elle est supeacuterieure agrave

la preacuteceacutedente Autant lrsquoexplication que Platon donne de la porteacutee libeacuteratrice de la reacutefutation

est probante en tant qursquoelle rend compte de son effet sur le plan de ce que nous avons appeleacute

le veacutecu pheacutenomeacutenologique (colegravere honte) autant son affirmation sur lrsquoeacutepuration procureacutee la

justice punitive apparaicirct bien allusive pour ne pas dire infondeacutee Deacutelivre-t-on lrsquoacircme drsquoun mal

quand on srsquoadresse au corps Rien nrsquoest moins sucircr en deacutepit de lrsquoeacutevidence alleacutegueacutee par Platon

On voit donc Platon peiner pour justifier lrsquoeffet purificateur de la sanction Il a bien

cependant distingueacute la sanction de lrsquoeacuteducation et montreacute que cette derniegravere srsquoamorce par une

pratique de la reacutefutation en tant qursquoelle fait sens pour celui qui est reacutefuteacute Crsquoest donc le

dialogue (et ajoutons le dialogue de type socratique) qui constitue le moyen eacuteducatif par

excellence crsquoest lui pour reprendre la distinction de lrsquoantinomie eacuteducative qui eacutelegraveve tandis

que la justice punitive se contente de dresser les corps par une eacutepuration dont on peut douter

de lrsquoefficaciteacute pour ce qursquoelle fait subir agrave lrsquoacircme

Si lrsquoon veut confeacuterer de la valeur agrave la sanction ce ne peut ecirctre qursquoen renonccedilant agrave la

fonction drsquoexpiation la sanction pour en finir avec les mystegraveres doit se purifier de lrsquoideacutee de

purification Par conseacutequent on comprend que tout reacutesidu drsquoexpiation la rend suspecte Disons

plus nettement encore lrsquoexpiation deacutegrade la sanction

134

415 Les Lois contraindre et persuader

Dans la derniegravere œuvre de Platon il est agrave nouveau question drsquoeacuteducation et de sanction

Alors que dans la Reacutepublique lrsquoeacuteducation est penseacutee comme conversion il faut

immeacutediatement ajouter que cette paideia est reacuteserveacutee agrave laquo une infime minoriteacute raquo (Mouze 2006

p 203) celle des gouvernants les meilleurs parmi les gardiens (dont lrsquoeacuteducation est traiteacutee aux

livres II et III de la Reacutepublique) Lorsqursquoil est question de lrsquoeacuteducation agrave destination de tous les

enfants Platon se montre nettement moins exigeant laquo il ne srsquoagit plus alors de deacutevelopper

les qualiteacutes exceptionnelles de natures drsquoeacutelite mais de former la foule des hommes

ordinaires raquo (Mouze 2006 p 204) Nous pourrions ajouter drsquoune maniegravere qui se veut plus

reacutealiste comparant lrsquohomme agrave une marionnette (θαῦμα Lois 644c-645a Platon 2008 p

703) laquelle est mue par trois fils deux de fers (le plaisir et la douleur) et un drsquoor (la raison)

Le fil drsquoor est souple ce qui indique qursquoelle tire peu la marionnette humaine agrave lrsquoinverse des fils

de fer lesquels sont raides et la meuvent plus aiseacutement Voilagrave le fait avec lequel il faut

composer et qursquoil serait deacuteraisonnable de nier les affects Ainsi dans les Lois laquo nous ne

sommes pas comme ces antiques leacutegislateurs qui instituaient des lois pour les heacuteros qui sont

les enfants des dieux [hellip] mais [hellip] nous sommes des hommes qui leacutegifeacuterons aujourdrsquohui pour

des rejetons drsquohommes raquo (Lois IX 853c) Non pas les hommes-dieux de la Reacutepublique donc

mais des hommes-humains ndash agrave humaniser

Ce nrsquoest pas agrave dire que Platon renonce agrave rationaliser ndash au contraire Mais rationaliser

ce ne sera pas laquo inculquer la raison [ou] introduire dans lrsquoacircme des enfants une excellence

fondeacutee sur un savoir raquo (Mouze 2006 p 205) Rationaliser comme srsquoen souviendra Aristote

crsquoest rationaliser la conduite crsquoest-agrave-dire faire en sorte que le sujet eacuteprouve du plaisir en faisant

le bien et eacuteprouve de la peine en faisant le mal Lrsquoharmonisation des parties de lrsquoacircme

(rationnelle et irrationnelle) nrsquoest pas interne laquo la raison avec laquelle lrsquoeacuteducateur cherche agrave

accorder les sentiments est une raison exteacuterieure incarneacutee dans la loi raquo (Mouze 2006 p 205)

Autrement dit ce nrsquoest pas par explication par dialogue par la raison mais par habituation

qursquoon rationalise la conduite laquo Eacuteduquer les hommes crsquoest donc les faire devenir hommes

Mais les faire devenir hommes ce nrsquoest nullement les faire devenir philosophes raquo (Mouze

2006 p 208)

135

Il faut donc que lrsquoenfant (et au fond puisque rares sont ceux qui acceacutederont agrave la raison

la plupart des adultes) obeacuteissent agrave la loi cette loi par laquelle le leacutegislateur eacuteduque Platon

estime mecircme que tous les efforts du leacutegislateur doivent œuvrer dans ce sens laquo Je souhaiterais

que les lois incitent le plus possible agrave la vertu et la chose est claire crsquoest le but que tentera

drsquoatteindre le leacutegislateur dans toute son œuvre leacutegislative raquo (718c-d Platon 2008 p 778) Mais

comment proceacuteder Deux moyens srsquooffrent au leacutegislateur la contrainte et la persuasion

Eacutetudions-les toutes deux

Pour les comparer Platon procegravede agrave une analogie (mais qui compte tenu de

lrsquointerpreacutetation du crime comme maladie dans toute la suite du texte nrsquoen est peut-ecirctre pas

une) il y va de la contrainte et de la persuasion comme de deux pratiques de la meacutedecine

(Lois IV 721a-c p 780) Les laquo aides meacutedicaux raquo se content drsquoobeacuteir et apprennent sur le tas

ils soignent en geacuteneacuteral des esclaves et avec arrogance (qui rappelle celle du tyran) dispensent

les remegravedes sans explication Le veacuteritable meacutedecin quant agrave lui soigne des hommes libres il

communique avec le patient cherchant la cause de la maladie et nrsquoheacutesite pas agrave instruire le

malade Quant aux remegravedes ils ne sont proposeacutes qursquoagrave celui dont la santeacute est chancelante Et

Platon ajoute

Est-ce de cette maniegravere-ci ou de lrsquoautre que le meacutedecin pratiquera le mieux la

meacutedecine ou que lrsquoentraicircneur pratiquera le mieux lrsquoentraicircnement Sera-ce en exerccedilant

cette fonction unique agrave lrsquoaide des deux moyens ou bien agrave lrsquoaide seulement du pire des

deux celui qui est le plus peacutenible (Platon 2008 p 780)

Et Clinias reacutepond que laquo la meacutethode double est de beaucoup la meilleure raquo Ce passage

implique une hieacuterarchie entre ces deux meacutethodes (qui recoupent notre opposition entre

dresser et eacuteduquer) la pire eacutetant la seule contrainte il est preacutefeacuterable de ne pas lrsquoutiliser seule

Il est significatif dans le contexte des Lois que Platon nrsquoenvisage pas la possibiliteacute de recourir

agrave la seule persuasion

Anne Merker remarque que dans le corpus platonicien les chacirctiments corporels visent

le plus souvent les esclaves et fort rarement les citoyens La contrainte est une meacutethode qui

136

convient aux esclaves non aux hommes libres Le malheur nrsquoest-il pas que dans la penseacutee de

Platon les enfants sont consideacutereacutes comme eacutetant des esclaves

La contrainte consiste dans laquo la menace de la peine raquo crsquoest-agrave-dire dans la sanction elle

srsquoadresse agrave ce que lrsquoecirctre humain a de plus sensible agrave ce qui le rend esclave de sa sensibiliteacute Agrave

ce titre elle rappelle la finitude de notre condition et srsquointeacuteresse au symptocircme sans soigner la

cause Acquise par empirisme elle dispense ses effets de maniegravere brutale vaniteuse et servile

et cette becirctise dans la pratique rejaillit sur lrsquoecirctre qursquoon doit deacutelivrer du mal mais qui nrsquoen sort

nullement grandi Lrsquohumaniteacute du sujet eacutechappe agrave la sanction et lrsquoautoriteacute de la contrainte

maintient le patient preacuteciseacutement dans sa passiviteacute il pacirctit il subit il nrsquoapprend rien sinon agrave

obeacuteir docilement Platon ajoute au livre IX des Lois (853b-c 2008 p 896) que le fait de devoir

laquo instituer une leacutegislation faite de menaces preacuteventives une leacutegislation destineacutee agrave le deacutetourner

de ces actes ou srsquoils sont commis agrave les punir (κολάσεως) cette seule preacutecaution constitue un

sujet de honte (αἰσχρὸν) raquo Mais la faiblesse de la nature humaine contraint Platon agrave utiliser la

sanction dont lrsquoefficaciteacute est soit de rendre meilleur (βελτίονα ἢ μοχθηρότερον 854d) soit de

rendre moins pervers (ἧττον ἐξηργάσατο 854e) En fait il srsquoagit seulement de dresser la

conduite et en cas drsquoinsuccegraves le criminel jugeacute laquo incurable raquo (on retrouve la meacutetaphore

meacutedicale) lorsque laquo la qualiteacute de lrsquoeacuteducation dans laquelle il a eacuteteacute eacuteleveacute depuis lrsquoenfance ne lrsquoa

pas deacutetourneacute des plus grands forfaits raquo Platon preacuteconise la sanction suprecircme la mort En un

sens Platon renoue ici avec les thegraveses de Protagoras dans lrsquoœuvre eacuteponyme non seulement

la sanction a pour fonction de dissuader mais elle peut pour les cas deacutesespeacutereacutes culminer en

peine de mort (Protagoras 322d p 1447)

Platon semble tellement reacutesigneacute agrave utiliser ce proceacutedeacute qursquoil ne songe pas agrave en contester

lrsquoefficaciteacute Agrave nouveau celle-ci est consideacutereacutee comme eacutevidente Sans doute la contrainte

dresse elle dissuade drsquoadopter certaines conduites Lrsquoessentiel semble-t-il consiste dans le

pli qursquoon prend tregraves tocirct et qui deviendra ensuite une seconde nature Mais srsquoagit-il vraiment

de lrsquoessentiel

Platon lui-mecircme en doute Et crsquoest pourquoi il double cette premiegravere meacutethode drsquoune

deuxiegraveme vraiment digne celle-lagrave qui preacutesuppose et conserve la liberteacute du sujet auquel elle

srsquoadresse Il srsquoagit de la persuasion (μετὰ πειθοῦς) Celle-ci engage une communication

reacuteciproque une relation qui la rend instructive (διδάσκει) crsquoest-agrave-dire proprement eacuteducative

contrairement agrave la contrainte et la sanction qui lui est affeacuterente lesquelles sont donc deacutenueacutees

de caractegravere didactique

137

En matiegravere leacutegislative si la contrainte appelle la sanction en cas de transgression

qursquoappellera la persuasion Si la sanction œuvre a posteriori de la loi (mecircme si la crainte qursquoelle

suscite ideacutealement doit dissuader) son analogue persuasif doit se manifester a priori Telle

est la fonction du preacuteambule des lois qui en est comme lrsquoesprit (dans un sens radicalement

diffeacuterent de celui que Montesquieu donne agrave lrsquoesprit des lois dans son œuvre eacuteponyme ndash il srsquoagit

pour Montesquieu de lrsquoensemble des deacuteterminismes qui font les leacutegislations humaines) il

srsquoagit du court discours preacuteliminaire agrave lrsquoeacutenonceacute de la loi similaire agrave laquo lrsquoexode oratoire raquo (Lois

723a 2008 p 782) visant agrave susciter la bienveillance (εὐμένεια) du citoyen et ainsi sa dociliteacute

On pourrait srsquoeacutetonner le souci de reacutealisme nrsquoavait-il pas conduit Platon agrave abandonner

lrsquoeacuteducation agrave la raison Le preacuteambule des lois nrsquoapparaicirct-il pas comme le retour du refouleacute

Ne srsquoagit-il pas drsquoargumenter

Certes ndash mais cette argumentation est moins rationnelle qursquoaffective Le but est moins

de faire comprendre la rationaliteacute de la loi que de la faire aimer drsquoen faire appreacutecier la beauteacute

Tout le monde ne peut srsquoeacutelever au vrai en revanche tout le monde est sensible au beau

Lrsquoestheacutetique est en quelque sorte la peacutedagogie qui fait suite agrave lrsquoeacutechec de lrsquoinculcation de la

raison on peut dire que pour Platon lrsquoeacuteducation du goucirct assure la rationalisation par le bas

Cette double meacutethode (contraindre et persuader) se retrouve au livre IX (862d p 905)

puisque la viseacutee de la loi est de faire deacutetester lrsquoinjustice et aimer la justice (agrave tout le moins

faire en sorte de ne plus haiumlr la justice) laquo la loi amegravenera le coupable par lrsquoenseignement

(διδάξει) ou la contrainte (ἀναγκάσει) soit agrave ne plus jamais oser la commettre dans lrsquoavenir

soit agrave la commettre de son plein greacute beaucoup moins souvent raquo

Ajoutons pour achever ce tour drsquohorizon que cette eacuteducation du goucirct ne consiste pas

en un endoctrinement Le type de sensibiliteacute de lrsquoecirctre humain est particulier il y a un sens de

lrsquoordre du rythme et de lrsquoharmonie qui font que les sauts et les gambades des enfants humains

ne ressemblent pas agrave ceux des animaux Spontaneacutement cris et sauts deviennent chants et

danses procurant un plaisir estheacutetique que Platon comprend comme un don divin (Lois II

654a p 710) La sensibiliteacute humaine est rationnelle et en la cultivant on deacuteveloppera cette

meacutetreacutetique chegravere agrave Platon La persuasion œuvrant dans le preacuteambule des lois porte sur cette

disposition agrave la rationaliteacute (non consciente drsquoelle-mecircme) qursquoest la sensibiliteacute ndash et non sur la

raison elle-mecircme L Mouze eacutecrit ainsi que laquo lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave elle srsquoinscrit dans

le prolongement et le renforcement de cette tendance humaine naturelle accomplit et

138

parachegraveve ce processus drsquohumanisation raquo (Mouze 2006 p 206) Le beau est la propeacutedeutique

au bien

Nous aurons agrave revenir sur la persuasion comme technique drsquoeacuteleacutevation Mais il est

remarquable que Platon lrsquooppose agrave la contrainte et ne cherche plus comme dans le Gorgias

agrave montrer comment la sanction pourrait par elle-mecircme purger deacutelivrer et ainsi persuader

42 Pourquoi lrsquoexpiation

La fonction drsquoexpiation de la sanction a eacuteteacute invoqueacutee par Platon sans que son efficaciteacute

nrsquoait eacuteteacute prouveacutee Pourquoi cette tendance veacuteheacutemente agrave vouloir punir pour le mal commis

Les analyses de Piaget et Inhelder semblent permettre de reacutepondre agrave cette question ndash mais

non sans difficulteacute

421 Piaget et Inhelder

Dans La Psychologie de lrsquoenfant (1966) Piaget et Inhelder procegravedent agrave la genegravese du

sentiment drsquoobligation au point de vue psychologique Srsquoappuyant sur les analyses de P Bovet

ils estiment que le respect est psychologiquement agrave lrsquoorigine de lrsquoobligation (et non comme le

considegraverent Kant et Durkheim chacun agrave leur maniegravere ndashvoir infrandash que crsquoest lrsquoobligation qui

force le respect) Mais le respect comme tel connaicirct une eacutevolution il commence par ecirctre

unilateacuteral avant de devenir reacuteciproque

Preacutesentons chacun de ces moments nous verrons lrsquoauto-punition apparaicirctre

Comment eacutemerge le sentiment drsquoobligation Il faut drsquoapregraves P Bovet deux eacuteleacutements

drsquoune part des consignes exteacuterieures donneacutees sous forme drsquoordre drsquoautre part que ces

consignes soient accepteacutees en vertu drsquoun affect le respect Eacutetrangement alors que le respect

est caracteacuteriseacute comme sui generis (de son propre genre selon une formule que nrsquoaurait pas

renieacutee Kant) il est rameneacute agrave lrsquoeffet drsquoune composition entre crainte drsquoun cocircteacute et affection de

lrsquoautre

Lrsquoaffection agrave elle seule ne saurait suffire agrave entraicircner lrsquoobligation et la crainte agrave

elle seule ne provoque qursquoune soumission mateacuterielle ou inteacuteresseacutee mais le respect

comporte agrave la fois lrsquoaffection et une sorte de crainte lieacutee agrave la situation de lrsquoinfeacuterieur par

139

rapport au supeacuterieur et suffit alors agrave deacuteterminer lrsquoacceptation des consignes et par

conseacutequent le sentiment drsquoobligation (Inhelder amp Piaget 1966 p 117)

De cette bregraveve analyse du respect il ressort deux ideacutees

- Le respect implique une dichotomie entre infeacuterieur et supeacuterieur une

hieacuterarchie en drsquoautres termes En aucun cas le sentiment de respect ne sera donc

lieacute agrave lrsquoeacutegaliteacute

- Le respect est fonciegraverement ambivalent Sans crainte il nrsquoimplique

aucune obligation sans amour il nrsquoest que soumission Le respect est donc

obeacuteissance agrave une autoriteacute qursquoon aime et craint agrave la fois

Degraves lors Piaget et Inhelder estiment que cette conception du respect conduit le jeune

enfant (7-8 ans) agrave une morale heacuteteacuteronome au sens kantien du terme deacutependance agrave des lois

qui sont imposeacutees de lrsquoexteacuterieur (des contraintes) Il srsquoagit donc drsquoune morale de la simple

obeacuteissance de la conformiteacute agrave la loi qui nrsquoengage pas lrsquoenfant dans un questionnement sur

lrsquointention du sujet moral Crsquoest pourquoi Piaget et Inhelder parlent drsquoun reacutealisme moral pour

le jeune enfant laquo les obligations et les valeurs sont deacutetermineacutees par la loi ou la consigne en

elle-mecircme indeacutependamment du contexte des intentions et des relations raquo (1966 p 119)

Il y a quelque chose qui ressortit du politique et du religieux dans cette exposition du

respect unilateacuteral chez lrsquoenfant Politique en tant qursquoil est question drsquoinfeacuterieur et de supeacuterieur

et donc de pouvoir mais aussi religieux en tant que le rapport que lrsquoenfant entretient agrave lrsquoautre

est celui drsquoune transcendance drsquoun sacreacute Piaget et Inhelder preacutecisent ainsi que dans un jeu

les regravegles apparaissent comme laquo ldquosacreacuteesrdquo intangibles et drsquoorigine transcendante (les parents

les ldquoMessieursrdquo du gouvernement le Bon Dieu etc) raquo (1966 p 120) Point de respect sans

une mystique qui sacralise lrsquoautoriteacute et qui lrsquoapparente agrave de la superstition

Crsquoest durant cette premiegravere phase du deacuteveloppement moral de lrsquoenfant qursquoapparaicirct la

tendance agrave lrsquoautopunition Les deux composantes du respect crainte et affection risquent de

se disjoindre et de produire une ambivalence agrave mecircme de produire le ravageur sentiment de

culpabiliteacute Lrsquoenfant est donc naturellement un sujet qui pratique lrsquoexpiation en raison des

meacutecanismes de deacutefense provoqueacutees par lrsquoangoisse

140

[hellip] lrsquoenfant eacuteprouve par exemple une culpabiliteacute pour avoir eacuteteacute hostile et

lrsquoangoisse neacutee drsquoelle conduit agrave des autopunitions sacrifices etc et se combine parfois

[hellip] avec certaines formes quasi magiques de preacutecausaliteacute [hellip] agrave titre drsquoinstruments de

deacutefense et de protection (Inhelder et al 1966 p 118)

Toutefois les auteurs preacutecisent que ce nrsquoest lagrave que la premiegravere phase du jugement

moral et qursquoau respect unilateacuteral succegravede le respect mutuel qui fonde lrsquoautonomie morale

(au sens quasi kantien du terme capaciteacute de se donner agrave soi-mecircme sa propre loi) La regravegle

dans cette optique nrsquoest plus sacraliseacutee mais devient un simple laquo produit drsquoaccord entre

contemporains et admettent qursquoon puisse la modifier pourvu qursquoil y ait consensus

deacutemocratiquement reacutegleacute raquo Le reacutealisme le cegravede agrave un conventionnalisme qui porte en lui des

exigences de justice en tant que laquo la justice lrsquoemporte sur lrsquoobeacuteissance elle-mecircme et devient

une norme centrale raquo (1966 pp 120-121) Lrsquoexpiation est donc destineacutee agrave disparaicirctre avec

lrsquoacircge et si elle demeure on doit la comprendre comme la reacutesurgence drsquoune tendance infantile

422 Lrsquoexpiation cause ou effet de lrsquoeacuteducation

Proceacutedons deacutesormais agrave la critique de cette proposition

Drsquoabord le sentiment de respect tel qursquoil est compris durant la phase drsquoheacuteteacuteronomie

morale ne paraicirct pas ecirctre ce sentiment sui generis deacutecrit par les auteurs Il est au contraire

composeacute drsquoaffects (crainte et affection) qui sont par eux-mecircmes ambivalents et non par

accident Quel adulte voudrait baiser la main de celui qui le frappe ou mecircme le considegravere

comme infeacuterieur Mais on contraint lrsquoenfant agrave cette impossibiliteacute psychologique drsquoaimer celui

qursquoon craint ou de craindre celui qursquoon aime on ne saurait donc srsquoeacutetonner qursquoun tel respect

soit tregraves susceptible de produire des laquo ravages raquo selon le mot drsquoInhelder et Piaget puisque

lrsquoangoisse est pour le dire dans la terminologie kantienne analytiquement contenue dans sa

deacutefinition Les auteurs le reconnaissent mais semblent restreindre ces effets

[hellip] il est probable que les sentiments de culpabiliteacute qui font parfois des ravages

durant lrsquoenfance et bien plus tard encore sont lieacutes tout au moins sous leurs formes

141

quasi neacutevrotiques agrave ces ambivalences plus qursquoagrave lrsquoaction simple des consignes du

respect initial (Inhelder et al 1966 p 118)

Ajoutons que crsquoest la crainte qui fait obeacuteir Piaget et Inhelder admettant que

laquo lrsquoaffection agrave elle seule ne saurait suffire agrave entraicircner lrsquoobligation raquo (1966 p 117) y a-t-il

besoin que la crainte regravegne exclusivement pour qursquoelle provoque cette deacutetestable laquo soumission

mateacuterielle ou inteacuteresseacutee raquo ou lui suffit-elle drsquoecirctre seulement preacutesente Alice Miller ajouterait

que lrsquoamour est le meilleur alibi de celui qui fait reacutegner la crainte scellant la culpabiliteacute de celui

qursquoon preacutetend eacuteduquer au respect aime ceux qui te font du mal que tu crains car laquo crsquoest

pour ton bien raquo laquo crsquoest dans ton inteacuterecirct raquo laquo tu me remercieras plus tard raquo etc

Incapable drsquoesprit critique lrsquoenfant semble pris dans ce que Bateson appelait le double

bind Le double lien srsquoinspire de la theacuteorie des types logiques de Russell et Whitehead (eacutenonceacutee

dans les Principia Mathematica) qui pose qursquolaquo il existe une discontinuiteacute entre la classe et ses

membres raquo Drsquoapregraves cette theacuteorie une classe logique ne peut pas ecirctre membre drsquoelle-mecircme

pas davantage qursquoun membre logique ne peut ecirctre la classe agrave laquelle il appartient il faut

neacutecessairement que la classe et le membre appartiennent agrave deux types logiques distincts

Toutefois il se trouve que cette discontinuiteacute au sein de la communication humaine ne cesse

drsquoecirctre eacuteprouveacutee La conduite pathologique qui correspond sous sa forme extrecircme aux

symptocircmes schizophreacuteniques apparaicirctrait lorsque les types logiques sont confondus Selon

Bateson le schizophregravene ne sait pas deacutecoder les diffeacuterents niveaux logiques dans les messages

qursquoil reccediloit il nrsquoest pas non plus capable drsquoadopter un mode de communication approprieacute

aussi bien pour les messages qursquoil envoie que pour structurer ses propres penseacutees Sa

confusion est celle du propre et du figureacute reacuteveacutelant un laquo conflit interne de classification

logique raquo Pour quelle raison une telle confusion se manifeste-t-elle La proposition

paradoxale de Bateson est que ce comportement srsquoavegravere adapteacute dans un certain contexte

complexe lorsque la discontinuiteacute logique se trouve interdite par les seacutequences drsquoeacuteveacutenements

Le double lien puise dans ces laquo seacutequences drsquoexpeacuterience insoluble raquo il consiste une double

injonction reacutepeacuteteacutee (car une seule occurrence ne saurait produire drsquoeffets durables)

contradictoire mais agrave deux niveaux drsquoabstractions distincts Pour donner un exemple une

injonction se situe agrave un niveau verbal (laquo je trsquoaime raquo) lrsquoautre agrave un niveau non verbal (geste

menaccedilant) Dans cette situation le principe du tiers exclu entre deux propositions

142

contradictoires (principium exclusi medii inter duo contradictoria) est appliqueacute il nrsquoexiste pas

de moyen pour le sujet drsquoeacutechapper agrave la double injonction La fuite est interdite mecircme lorsque

la situation qui a geacuteneacutereacute la conduite schizophreacutenique a cesseacute Un mode de communication

devenu habituel ne srsquoabroge pas en supprimant ses causes Reacutesumons-nous Lrsquoeacutetiologie de la

schizophreacutenie comprise comme reacutesultante drsquoune communication paradoxale est la suivante

un ordre est donneacute puis un autre qui contredit le premier mais sans la possibiliteacute de se

deacuterober et avec donc la neacutecessiteacute de satisfaire les deux en mecircme temps ce qui ne se peut

Le sujet est donc prisonnier de deux assertions qui se contredisent mais doit y obeacuteir eacutemerge

alors la repreacutesentation drsquoun monde drsquoougrave la distinction des types logiques se trouve exclue Pris

dans une relation intense contradictoire sans possibiliteacute de reacutefleacutechir sur le niveau des

messages reccedilus le sujet deacuteveloppe la seule attitude approprieacutee la deacutefense Mais le reacutesultat

est alors pathologique

[hellip] deacutepourvu de cette capaciteacute [de deacutecouvrir ce que lrsquoautre veut dire] lrsquoecirctre

humain est semblable agrave un systegraveme autogouvernable qui aurait perdu son reacutegulateur

et tournoierait en spirale en des distorsions sans fin mais toujours systeacutematiques

(Bateson 1980 p 20)

La tendance agrave lrsquoauto-punition eacutevoqueacutee tant par Piaget que par Freud nous paraicirct ecirctre

la conseacutequence reacuteactionnelle pathologique de lrsquoincorporation du respect conccedilu comme

crainte-amour Voilagrave le double lien on dit agrave lrsquoenfant qursquoon lrsquoaime et en mecircme temps on le

menace faisant peser sur ses eacutepaules la raison de cette contradiction dont le fondement se

trouve dans la prime conduite des adultes Aimer la main qui le frappe le signe de

reconnaissance est celui qui fait souffrir voilagrave autant de formules qui permettent de

comprendre la tendance agrave lrsquoauto-punition non comme inheacuterente au psychisme mais comme

le produit drsquoune eacuteducation particuliegravere et qui nrsquoa rien donc de fatal

Une autre critique est encore possible Nous avons vu avec Sandor Ferenczi qursquoagrave la

demande de tendresse de lrsquoenfant lrsquoadulte offrait parfois une reacuteponse passionnelle (la

fameuse et terrible laquo confusion de langue raquo) Lrsquoenfant ne peut survivre psychiquement qursquoen

143

srsquoidentifiant agrave son agresseur Mais il faut continuer le raisonnement de Ferenczi cette

identification srsquoaccompagne du sentiment de culpabiliteacute de lrsquoadulte et laquo le jeu jusqursquoagrave preacutesent

anodin apparaicirct maintenant comme un acte meacuteritant une punition raquo (2004 p 44) Il y a scission

dans la personnaliteacute de lrsquoenfant il est agrave la fois innocent et coupable et laquo sa confiance dans le

teacutemoignage de ses propres sens en est briseacutee raquo La porte agrave la neacutevrose voire agrave la psychose est

grande ouverte Lrsquoenfant laquo devient un ecirctre qui obeacuteit meacutecaniquement ou qui se bute raquo

(Ferenczi 2004 p 45) laquo La personnaliteacute encore faiblement deacuteveloppeacutee reacuteagit au brusque

deacuteplaisir non par la deacutefense mais par lrsquoidentification anxieuse et lrsquointrojection de celui qui la

menace ou lrsquoagresse raquo (Ferenczi 2004 p 46) On le voit lrsquoenfant ne chercherait pas

spontaneacutement agrave srsquoauto-punir mais suivrait la volonteacute de lrsquoadulte auquel il srsquoidentifie en tant

qursquoil srsquoauto-punit lui-mecircme

Deux remarques sur cette proposition de Ferenczi

Drsquoune part y a-t-il besoin drsquoinvoquer un trauma de nature sexuelle pour induire

lrsquoidentification Ne peut-on pas penser qursquoune agression qursquoon pourrait qualifier drsquoordinaire

(le chacirctiment corporel au sein de la famille ndash par exemple les coups de ceinture) serait agrave mecircme

de produire cette identification Mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement le besoin pour ainsi dire

vital de tendresse de lrsquoenfant ne le conduit-il pas naturellement et sans qursquoil y ait

neacutecessairement trauma agrave srsquoidentifier aux adultes qui srsquooccupent de lui

Drsquoautre part la tendance agrave lrsquoauto-punition reacutesulte-t-elle de lrsquointrojection de la

culpabiliteacute de lrsquoadulte comme semble ici le soutenir Ferenczi Lorsque lrsquoadulte agresseur est

convaincu de sa leacutegitimiteacute qursquoil ne ressent donc nul sentiment de culpabiliteacute lrsquoenfant ne

devrait donc pas srsquoauto-punir Mais il est possible de reacutepondre agrave cette objection

lrsquoidentification agrave lrsquoagresseur (quand bien mecircme cette agression est socialement admise et

terriblement ordinaire) conduit lrsquoenfant agrave assimiler ce sentiment de leacutegitimiteacute et donc agrave

leacutegitimer la pratique qursquoon lui inflige La confusion qursquoil ressent alors en lui se peut alors

reacutesoudre par lrsquoauto-punition par lrsquoexpiation le besoin de tendresse le conduit agrave accreacutediter

lrsquoideacutee qursquoil est coupable puisqursquoon le chacirctie et agrave poursuivre ce chacirctiment par cette

introversion de lrsquoagression que Ferenczi a magistralement deacutecrite

Trop souvent la psychologie preacutetend eacutenoncer des reacutesultats drsquoune nature

transcendantale (universelle) en ignorant les conditions sociales (et disons-le historiques) qui

influent lesdits reacutesultats Les reacuteponses de Piaget et Inhelder sont deacutependantes de paramegravetres

144

politiques et sociaux concernant la nature de lrsquoautoriteacute qui nous paraissent relativiser leur

porteacutee Si un autre type drsquoautoriteacute eacutetait instaureacute mais non fondeacute sur cette ambivalence

affective de la crainte et de lrsquoamour nrsquoest-il pas leacutegitime de penser que la psychologie du

deacuteveloppement moral serait bien diffeacuterente

Il y a de sucroicirct un eacutetrange optimisme dans la maniegravere dont lrsquoautonomie est censeacutee

succeacuteder agrave lrsquoheacuteteacuteronomie de maniegravere naturelle ndash avec le simple laquo progregraves de la coopeacuteration

sociale raquo Rien nrsquoassure au contraire que lrsquoenfant sortira de cette heacuteteacuteronomie rien nrsquoassure

que lrsquoenfant drsquoabord dresseacute dans lrsquoheacuteteacuteronomie devra un jour en sortir Jean Houssaye (1997

p 60) note que Lawrence Kohlberg qui poursuivra les travaux de Piaget se montrera moins

optimiste les deux eacutetapes morales de Piaget laissent place agrave un deacuteveloppement en trois

paliers Le premier marqueacute drsquoabord par lrsquoeacutevitement des punitions puis la recherche de la

reacutecompense est preacuteconventionnel leacutegaliteacute et moraliteacute sont confondues On reconnaicirct dans

ce premier palier lrsquoheacuteteacuteronomie theacuteoriseacutee par Piaget Le deuxiegraveme palier conventionnel est

celui ougrave le sujet inteacuteriorise et integravegre les normes sociales Le deacutesir de conformiteacute sociale est

alors le moteur du jugement Le troisiegraveme palier enfin est celui du postconventionnel crsquoest

le point de vue du leacutegislateur qui eacutevalue pour ainsi dire la valeur des valeurs La reacuteflexion

axiologique prime sur lrsquoobeacuteissance agrave la loi Lrsquoexigence de rationaliteacute et de justice eacutemerge on

trouve ici les caractegraveres de lrsquoautonomie du jugement drsquoabord eacutenonceacutes par Kant et repris par

Piaget Or pour Kohlberg comme le rappelle Houssaye (1997) seule une petite partie des

individus est agrave mecircme drsquoacceacuteder agrave ce dernier palier on ne sort pas si aiseacutement du

conventionnalisme qui nrsquoexige que lrsquoobeacuteissance et on ne saurait penser un progregraves qui ne

serait que naturel La difficulteacute est donc que mettre en place pour permettre aux sujets de

parvenir agrave ce troisiegraveme palier

Qursquoon ne se meacuteprenne pas sur le sens de notre propos nous ne soutenons

aucunement que lrsquoenfant naicirctrait autonome comme Atheacutena est sortie deacutejagrave armeacutee du cracircne de

Zeus Mais agrave cette heacuteteacuteronomie de fait faut-il ajouter une heacuteteacuteronomie meacutethodique en guise

de moyen pour en sortir Nous pensons qursquoil y a tension paradoxe et peut-ecirctre contradiction

ndash cette fameuse contradiction qui traverse la philosophie de lrsquoeacuteducation pourra-t-on jamais

produire autre chose que de lrsquoheacuteteacuteronomie avec de lrsquoheacuteteacuteronomie Piaget sans doute nierait

qursquoil preacutesente une meacutethode son propos serait plus descriptif que normatif Mais quand la

description eacutelegraveve au rang de principe une conception particuliegravere de lrsquoautoriteacute on peut douter

145

en retour que la distinction entre le fait et la valeur soit respecteacutee ndash agrave supposer du reste

qursquoelle soit radicalement possible

43 Le remords (comme sanction inteacuterieure) est-il eacuteducatif

Nous avons vu avec Platon que la reacutefutation engendrait une honte chez le sujet reacutefuteacute

et que cette honte pouvait ecirctre agrave lrsquoorigine drsquoune conversion agrave lrsquohumiliteacute et agrave la recherche du

vrai En ce sens la honte semble ecirctre un puissant stimulant eacuteducatif

Nous proposons de mettre agrave lrsquoeacutepreuve le caractegravere eacuteducatif de la honte Mais pour ce

faire il nous faut proceacuteder agrave une distinction

La honte peut ecirctre sociale ou morale Elle est sociale quand un groupe fait pression sur

le sujet en vue de la conformer agrave ses exigences Elle est morale quand le sujet lrsquoeacuteprouve sans

teacutemoin en face de ses propres actions passeacutees Cette honte morale peut ecirctre nommeacutee

remords Peut-ecirctre y a un lien de deacutependance geacuteneacutetique entre ces deux hontes (la honte

morale ne consistant qursquoen lrsquointeacuteriorisation de la honte sociale)

La honte sociale est un facteur de dressage (elle sert agrave controcircler la conduite) La

question qui nous occupe est la suivante la honte morale (ou le remords) est-elle un facteur

drsquoeacuteleacutevation

431 Calliclegraves ou la vie τὰ κατὰ φύσιν

Calliclegraves est sans honte il assume pleinement ce qursquoil est agrave savoir un ecirctre assoiffeacute de

deacutesirs Pour Platon cette absence de honte de retenue de deacutecence est lrsquoindice de la preacutesence

de la tyrannie dans la Reacutepublique 571a-575a Platon preacutesente le tyran eacuteveilleacute comme vivant

la mecircme vie que srsquoil eacutetait endormi avec une acircme qui laquo a lrsquoaudace de tout entreprendre comme

si elle eacutetait deacutelieacutee et libeacutereacutee de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle raquo (2008 p 153)

Sans parvenir agrave briser cette preacutesence drsquoun deacutesir devenu heacutegeacutemonique avec lrsquoappui de la honte

toute reacutefutation est impossible et partant toute ameacutelioration qui ferait de Calliclegraves un ecirctre

eacuteducable Il faut que Calliclegraves devienne humble ndash on rappellera qursquohumanitas et humiliteacute se

rapportent agrave humus la terre Pas drsquohumaniteacute sans humiliteacute

Mais pour rendre humble faut-il neacutecessairement humilier Lrsquoeacutetymologie est la mecircme

mais on sent une diffeacuterence drsquoaccent il y a dans lrsquohumiliation la volonteacute de faire souffrir de

rabaisser Cette souffrance est-elle neacutecessaire pour qursquoune prise de conscience apparaisse

146

Lrsquohumiliteacute ne peut-elle ecirctre trouveacutee qursquoen brisant la volonteacute Ou bien ne peut-on pas rendre

humble sans utiliser la meacutediation de la souffrance Nrsquoy a-t-il pas de la cruauteacute ndash et de la cruauteacute

inutile dans cet exercice de conversion Ne peut-on pas soupccedilonner que cette sanction

inteacuterieure qursquoon voudrait faire naicirctre chez le sujet agrave eacuteduquer ne vise au fond que lrsquoexpiation

On trouve dans le De Pueris drsquoErasme un eacutetonnant passage Sa conclusion est glaccedilante

et reacutevegravele quelle cruauteacute on peut justifier au nom de la culture de lrsquohumiliteacute

Jrsquoai connu quelque theacuteologien de grand renom mecircme domestiquement au

courage duquel nulle cruauteacute vers ses eacutecoliers pouvait jamais satisfaire [hellip] Je me

trouvai un jour avec lui apregraves dicircner qursquoil appela selon sa coutume un enfant qui nrsquoavait

comme je pense que dix ans [hellip] Incontinent pour avoir occasion de le battre il

commenccedila agrave lui objecter je ne sais quelle fierteacute combien que lrsquoenfant ne portacirct rien

moins que tel semblant Il fit signe agrave celui auquel il avait bailleacute la charge du collegravege qui

selon son office avait nom satellite qursquoil le fessacirct Soudainement il jeta lrsquoenfant par

terre et le battit comme srsquoil eucirct commis quelque sacrilegravege Le theacuteologien lui cria deux

ou trois fois ldquoCrsquoest assez Crsquoest assez rdquo Mais le nouveau tout assourdi tant il eacutetait

eacutechauffeacute paracheva bourellerie jusques agrave la pacircmoison et eacutevanouissement de lrsquoenfant

Le theacuteologien se retourna vers nous ldquoIl nrsquoa rien meacuteriteacute nous dit-il mais il le fallait

humilierrdquo et nous usa de ce mot (Eacuterasme 1990 pp 67-68)

Sans aller jusqursquoagrave la brutaliteacute physique il faut convenir que le motif drsquohumiliteacute conduit

encore aujourdrsquohui nombre drsquoeacuteducateurs agrave sanctionner presque par principe en cas

drsquoinjustice manifeste il pourrait se deacutefendre de lrsquoinjustice en invoquant une culpabiliteacute

essentialiseacutee et deacutelieacutee des actes laquo si je ne sais pourquoi je te punis toi tu le sais raquo ou encore

autre variante qui preacutesuppose une reacutetroaction sans limite du motif punitif laquo crsquoest pour toutes

les fois ougrave tu lrsquoas meacuteriteacute raquo La racine de lrsquoinjustice est la mecircme pourquoi faudrait-il humilier

par principe ndash sinon parce qursquoon est toujours coupable parce que la dette (celle drsquoexister )

est infinie et ne pourra jamais ecirctre rembourseacutee

147

432 La honte comme deacutegradation la critique de Nietzsche

On sait que Nietzsche srsquoest opposeacute agrave toute forme de honte Drsquoapregraves le philosophe

allemand la honte ne serait que lrsquointeacuteriorisation drsquoune culpabiliteacute agrave lrsquoeacutegard de la vie qui nuirait

agrave lrsquoinnocence du devenir ndash laquelle est une condition de vie saine Avec la honte se deacuteveloppe

lrsquointeacuteriorisation de lrsquohomme et la possibiliteacute de ressentiment Aussi la fin du troisiegraveme livre du

Gai Savoir propose trois aphorismes majeurs

273 Qui qualifies-tu de mauvais ndash Celui qui veut toujours faire honte

274 Qursquoy a-t-il pour toi de plus humain ndash Eacutepargner la honte agrave quelqursquoun

275 Quel est le sceau de lrsquoacquisition de la liberteacute ndash Ne plus avoir honte de soi-

mecircme (Nietzsche 1997 p 224)

Que fera-t-on alors des Calliclegraves De ces ecirctres agressifs qui estiment qursquoest juste ce qui

les avantage Il nrsquoest pas sucircr que Nietzsche voudrait proteacuteger les autres (les agneaux) de la

puissance de ce genre drsquoindividus (les laquo oiseaux de proie raquo Nietzsche 2000 p 96) au

contraire la logique aristocratique du philosophe allemand demande plutocirct agrave proteacuteger les forts

contre lrsquoengeance des faibles Si lrsquoeacutegaliteacute vaut pour les eacutegaux lrsquoineacutegaliteacute devrait valoir pour les

ineacutegaux La honte est preacuteciseacutement lrsquoopeacuteration maladive par laquelle la force nrsquoose plus

srsquoexprimer comme force et finit par faire retourner lrsquoagressiviteacute contre soi Elle est lrsquoopeacuterateur

qui brise la volonteacute qui dresse et affaiblit formidablement lrsquoinstinct de vie Disons les choses

plus nettement le remords peut conduire au sentiment deacutepressif de la culpabiliteacute

Au sect14 du second traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale Nietzsche eacutecrit

Globalement le chacirctiment durcit et refroidit il concentre il aiguise le

sentiment drsquoexclusion il accroicirct la force de reacutesistance Srsquoil advient qursquoil brise lrsquoeacutenergie

et suscite une prostration et un abaissement de soi pitoyables ce reacutesultat est encore

moins reacutejouissant que lrsquoeffet moyen du chacirctiment lequel se caracteacuterise par un seacuterieux

sec et sombre (Nietzsche 2000 p 159)

148

On peut ecirctre sensible agrave lrsquoargument de Nietzsche en tant qursquoil est soucieux drsquoeacutepargner agrave

autrui cette inteacuteriorisation malsaine qui deacutetourne les forces creacuteatrices aux deacutepens de soi La

honte fait partie de ces dispositifs de dressage qui visent agrave rendre inoffensif de la maniegravere la

plus abjecte possible par le deacutegoucirct de soi Il ne srsquoensuit pas que nous souscrivions agrave la logique

aristocratique du philosophe allemand qui entend reacuteserver la veacuteritable eacuteducation (lrsquoeacutelevage)

aux plus forts aux natures supeacuterieures Au contraire lrsquoeacuteducation doit ambitionner lrsquoeacuteleacutevation

de tous Y renoncer crsquoest renoncer agrave lrsquoeacuteducation mecircme crsquoest justifier toutes les deacuterives

Lrsquoeacutegaliteacute des chances doit demeurer le principe absolu drsquoune deacutemocratie qui ne sait pas ougrave le

talent va eacutemerger

La honte qursquoon induit chez autrui est deacutetestable Mais celle qui naicirct du fait de la

contemplation triste de ses actions passeacutees qui procure une peine agrave la suite drsquoune prise de

conscience de ce qursquoon fait ce remords peut-il avoir une reacutesonnance morale Peut-il servir agrave

eacutelever lrsquoindividu Notons bien qursquoil nrsquoest pas en notre pouvoir de faire naicirctre ce sentiment

chez le sujet agrave eacuteduquer il est seulement de savoir si en tant qursquoeacuteducateurs il vaut mieux

soutenir cette tendance au remords ou au contraire tenter tout agrave fait de lrsquoeacutetouffer

433 Le remords ou le retour de lrsquoexpiation la critique de Guyau

Guyau propose une analyse tregraves fine du remords Ce dernier deacutejagrave nrsquoest pas en rapport

avec une quelconque loi morale a priori Kant consideacuterait que la raison pouvait inspirer un

sentiment de peine ou de plaisir suivant que nous suivons ou non la loi morale (Kant 1994 p

150) mais il preacutecisait aussitocirct que la nature de ce lien eacutetait incompreacutehensible laquo Mais il est

totalement impossible drsquoapercevoir crsquoest-agrave-dire drsquoexpliquer a priori comment une simple

Ideacutee qui par elle-mecircme ne contient en soi rien de sensible produit une impression de plaisir

ou de peine raquo (Kant 1994 p 150) Guyau comme nous lrsquoavons deacutejagrave signaleacute y voit lrsquoindice

drsquoune faille dans la theacuteorie on ne saurait penser une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute causale (lrsquointelligible qui

cause du sensible) il faut donc que seules des lois naturelles et empiriques puissent engendrer

des affects naturels et empiriques En deacutecoule une premiegravere critique agrave lrsquoencontre de Kant si

le remords eacutetait une sanction morale en raison de la diffeacuterence de nature qui existe entre

raison et sensibiliteacute le remords devrait ecirctre une peine supra-sensible laquo Une loi supra-sensible

149

ne peut avoir qursquoune sanction supra-sensible conseacutequemment eacutetrangegravere agrave ce qursquoon appelle

plaisir et douleur naturels raquo (Guyau 1985 p 195)

Il faut inteacutegrer le remords dans une compreacutehension plus vaste afin de ne pas en faire

un affect sui generis Guyau propose de lrsquoabsorber dans une loi biologique plus large laquo tout

deacuteploiement de lrsquoactiviteacute est accompagneacute de plaisir raquo (Guyau 1985 p195) Lrsquoheacutedonisme est

une conseacutequence de lrsquoaccroissement de la vie Plus le deacuteploiement est aiseacute plus la vie srsquoaccroicirct

et davantage il y a de plaisir Ajoutons que chaque individu porte un caractegravere intellectuel et

moral qui fait que cette expansion doit prendre une direction assez particuliegravere (laquo Agrave lrsquointeacuterieur

de lrsquoecirctre lrsquoactiviteacute peut rencontrer ces reacutesistances soit dans la nature drsquoesprit et le

tempeacuterament intellectuel soit dans le caractegravere et le tempeacuterament moral raquo Guyau 1985 p

195) Lorsque cet accroissement en revanche nrsquoest plus possible rencontre des obstacles qursquoil

peine agrave surmonter la souffrance apparaicirct Pour Guyau lorsque lrsquoheacutereacutediteacute qui a favoriseacute via la

seacutelection naturelle lrsquoapparition drsquoinstincts sociaux se voit contrarieacutee dans lrsquoeacutepanchement de

cet instinct apparaicirct la souffrance morale le remords Lorsque le remords nrsquoexiste pas il ne

reste plus que les instincts anti-sociaux que Guyau estime preacutesent chez le laquo criminel de race raquo

qui nrsquoest rien drsquoautre qursquoun malade laquo les instincts mauvais eacutetouffant tous les autres crsquoest drsquoeux

ou agrave peu pregraves que vient la seule sanction pathologique raquo (1985 p 196) Chez le criminel le

remords pourrait apparaicirctre quand lrsquooccasion de mal faire nrsquoa pas eacuteteacute saisie La question

cependant se pose y a-t-il des instincts anti-sociaux comme le considegravere Guyau Mutatis

mutandis ne retrouve-t-on pas lrsquoanalogon de la pulsion de mort theacuteoriseacutee par Freud La

diffeacuterence entre les deux auteurs est que Freud estime que la pulsion de mort est inheacuterente au

psychisme humain Guyau estime pour sa part qursquoelle est produite par une heacutereacutediteacute

particuliegravere et nrsquoaffecte ainsi (et heureusement) que peu drsquoindividus

Drsquoougrave la conclusion tregraves surprenante proposeacutee par Guyau la sanction inteacuterieure nrsquoest

pas lieacutee agrave la qualiteacute morale de lrsquoaction Le remords peut apparaicirctre aussi bien chez un sujet

chez qui le deacuteploiement des instincts sociaux a rencontreacute un obstacle (tel serait le laquo bon raquo

remords conforme agrave lrsquointeacuterecirct de la collectiviteacute) que chez un autre pour lequel crsquoest le

deacuteveloppement des instincts anti-sociaux qui a eacuteteacute entraveacute On ajoutera encore que le remords

affecte drsquoautant plus les ecirctres qui exigent beaucoup drsquoeux et non pas ceux qui nrsquoont que des

satisfactions grossiegraveres (laquo Le vrai remords avec ses raffinements ses scrupules douloureux

ses tortures inteacuterieures peut frapper les ecirctres non en raison inverse mais en raison directe de

leur perfectionnement raquo 1985 p 197) Crsquoest dire qursquoil y a un paradoxe le remords affecte

150

drsquoautant plus qursquoon est engageacute sur la voie de la moraliteacute Est-il donc si utile de cultiver un affect

qui produit de la souffrance alors qursquoil suppose lrsquoengagement de la volonteacute sur la voie du

bien Guyau eacutecrit ainsi

[hellip] la joie de bien faire et le remords de mal faire ne sont jamais proportionnels

en nous au triomphe du bien ou du mal moral mais agrave la lutte qursquoils ont eue agrave soutenir

contre penchants de notre tempeacuterament physique ou psychique (Guyau 1985 p 197)

Guyau estime par conseacutequent que la sanction inteacuterieure relegraveve de ce mythe qursquoest

lrsquoexpiation

[hellip] la morale vulgaire et mecircme la morale kantienne tendent agrave faire du remords

une expiation un rapport mysteacuterieux et inexplicable entre la volonteacute morale et la

nature de mecircme elles tendent agrave faire de la satisfaction morale une reacutecompense

(Guyau 1985 p 198)

On pourrait ecirctre surpris de constater que Guyau apregraves une telle critique du remords

ne le congeacutedie pas absolument Crsquoest qursquoil nrsquoestime pas agrave lrsquoopposeacute de lrsquoutilitarisme que la

souffrance soit un mal en soi La souffrance peut ecirctre utile et celle du remords lorsqursquoelle est

laquo conscience drsquoune imperfection encore actuelle soit dans ses causes soit dans ses effets et

dont lrsquoacte passeacute eacutetait simplement le signe raquo (1985 p 198) peut avoir sa valeur cette

souffrance est un aiguillon agrave condition qursquoil ne terrasse pas celui qui le vit La souffrance eacutecrit

Guyau qui ne promeut en rien lrsquoasceacutetisme peut srsquoaveacuterer un laquo tonique puissant raquo La souffrance

nrsquoest ainsi pas inutile en tant qursquoelle est lrsquoindice drsquoune deacutesunion existentielle de lrsquoindividu avec

lui-mecircme Si la souffrance que le sujet srsquoinflige (lrsquoauto-sanction en quelque sorte) conditionne

une prise de conscience et un effort actif pour reacutesorber cet eacutecart entre soi et soi on peut alors

estimer qursquoelle peut avoir une utiliteacute morale

Srsquoagit-il alors encore drsquoune sanction si le sujet nrsquoest plus passif lorsqursquoil la subit Si

personne drsquoautre que lui-mecircme ne peut se lrsquoinfliger ndash si elle deacutepend de lui en quelque sorte

151

Peut-ecirctre dira-t-on est-ce lrsquoideacuteal de la sanction et ce qursquoon souhaite atteindre la

transformation active du sujet Mais cette transformation ne peut venir que du sujet lui-

mecircme elle ne saurait donc ecirctre dispenseacutee par une puissance eacutetrangegravere agrave la volonteacute du sujet

Guyau semble estimer que la souffrance sans ecirctre incontournable a une utiliteacute laquo si [la

souffrance] ne peut jamais constituer une sanction morale le mal pathologique et le mal moral

eacutetant heacuteteacuterogegravenes elle peut devenir parfois un utile cautegravere Sous ce nouvel aspect elle a une

valeur meacutedicatrice incontestable raquo (1985 p 199) On retrouve lrsquoanalogie meacutedicale qursquoon a deacutejagrave

rencontreacutee chez Platon ce nrsquoest pas la sanction comme telle qui est susceptible drsquoameacuteliorer

mais la souffrance que le sujet ressent en face de ses propres actions Or il est eacutevident qursquoil est

le seul agrave pouvoir se lrsquoinfliger Lrsquoanalogie est donc tronqueacutee la souffrance serait le remegravede qui

nrsquoaurait drsquoefficace qursquoagrave la condition drsquoecirctre choisi par le patient Aussi Guyau ajoute une

condition pour que la souffrance laquo soit vraiment morale elle doit ecirctre consentie demandeacutee

par lrsquoindividu mecircme raquo (1985 p 199) Autre condition la souffrance comme meacutedication doit

ecirctre bregraveve Derniegravere condition que Guyau ne mentionne pas et qursquoil faut pourtant ajouter

(Guyau nrsquoest pas tregraves prolixe sur le sujet alors qursquoil nous semble que nous sommes au centre

du problegraveme) que la souffrance produite par cette auto-sanction ne soit pas

disproportionneacutee

Reste une question Guyau nrsquoattribue-t-il pas agrave la souffrance cette fonction drsquoexpiation

qursquoil avait refuseacutee agrave la sanction La souffrance morale (Guyau utilise cette expression) a pour

cause le choix drsquoun sujet qui la demande en guise de remegravede amer nrsquoest-ce pas la mysteacuterieuse

expiation Peut-ecirctre pas car cette souffrance est drsquoabord la volonteacute du sujet qui cesse de

subir qui srsquoapproprie son destin et cesse de vouloir que lrsquoavenir ressemble au passeacute la

souffrance semble ecirctre un moyen de marquer une rupture existentielle La souffrance produit

cette insatisfaction fonciegravere agrave lrsquoinstar du deacutesagreacuteable eacutetonnement dont parlaient Platon et

Aristote qui nous invite agrave nous deacutepasser En ce sens la souffrance morale nrsquoest rien drsquoautre

que ce deacutesir drsquoexister sortir de ce manque eacuteprouver sa souffrance pour mieux sentir lrsquoappel

du plein Nulle expiation mais marquer objectivement (dans lrsquoaffect) lrsquoeacutetat drsquoune reacutesolution

inteacuterieure par une halte un retour sur soi que la souffrance plus que le plaisir permet Le

remords nrsquoest donc certainement pas une fin et Guyau conceacutederait agrave Nietzsche que le remords

abandonneacute agrave lui-mecircme est pathologique mais en tant que moyen permettant de nous deacutelivrer

drsquoune configuration pulsionnelle deacutefectueuse il peut srsquoaveacuterer utile et efficace Non pas faire

152

honte mais vouloir mieux pour soi que ce qursquoon a eacuteteacute Il y a peut-ecirctre un remords qui ne se

meacuteprise pas et qui est un stimulant plutocirct qursquoun pathogegravene

La conclusion par conseacutequent est limpide laquo Le remords est donc drsquoautant plus moral

qursquoil ressemble moins agrave une sanction veacuteritable raquo (Guyau 1985 p 200) lorsqursquoil nrsquoest non pas

subi mais un moyen volontaire drsquoaction Crsquoest dire qursquoon ne peut faire naicirctre par des moyens

coercitifs cette souffrance qui ameacuteliorera lrsquoecirctre ndash la question est alors comment faire naicirctre

(sans lrsquoentretenir) cette souffrance morale aiguillon qui eacutelegraveve mais ne dresse point Il y a donc

une feacuteconditeacute morale du remords mais comment la faire eacutemerger Il est manifeste que des

moyens exteacuterieurs et coercitifs qui relegravevent preacuteciseacutement de la sanction ne pourront y

parvenir

La question pourrait ainsi ecirctre eacutelargie et se reformuler ainsi lrsquoeacuteducation peut-elle se

passer drsquoune forme de souffrance volontaire (qursquoelle soit infligeacutee ou que lrsquoon se lrsquoinflige ndash cette

derniegravere drsquoapregraves Guyau eacutetant plus authentiquement morale) Si lrsquoon ne peut nier que

lrsquoeacuteducation est lieacutee agrave une forme drsquoasceacutetisme (au sens eacutetymologique de ἄσκησις entraicircnement

exercice au sect61 de Par-delagrave bien et mal Nietzsche eacutecrit en ce sens que laquo lrsquoasceacutetisme et le

puritanisme sont des moyens presque indispensables drsquoeacuteducation et drsquoennoblissement raquo

2003 p 113) srsquoensuit-il que cet asceacutetisme doit entraicircner une forme de dolorisme

44 Chacirctier pour faire apprendre des laquo suites naturelles raquo

Rousseau a reacutevolutionneacute la penseacutee de lrsquoeacuteducation en montrant que les exigences

eacuteducatives devaient se caler sur la connaissance de lrsquoenfant Il eacutecrit degraves la Preacuteface de lrsquoEacutemile

laquo On ne connaicirct point lenfance sur les fausses ideacutees quon en a plus on va plus on seacutegare raquo

Parmi ces fausses ideacutees il y a celle qui cherche laquo lrsquohomme dans lrsquoenfant raquo (Rousseau 1971b

p 16) on projette sur lrsquoenfant des attributs qui ne srsquoacquiegraverent que plus tard agrave lrsquoacircge lrsquoadulte

crsquoest lrsquoadultomorphisme laquo Lenfance a des maniegraveres de voir de penser de sentir qui lui sont

propres rien nest moins senseacute que dy vouloir substituer les nocirctres raquo eacutecrit Rousseau au livre

II (Rousseau 1971b p 62) Cette erreur a son pendant politique qui consiste agrave voir lrsquoenfant

dans lrsquohomme ndash agrave consideacuterer lrsquoadulte comme un eacuteternel mineur qursquoil faudrait soumettre

Retraccedilons la proposition de Rousseau Eacutemile nrsquoest pas un traiteacute de peacutedagogie dans la

cinquiegraveme des Lettres eacutecrites de la montagne Rousseau eacutecrit que son œuvre nrsquoa pas vocation

153

agrave devenir laquo une meacutethode pour les pegraveres et megraveres raquo Les critiques qui portent sur le caractegravere

fictif et utopique de lrsquoouvrage sont donc fondamentalement erroneacutees Rousseau ne lrsquoa jamais

nieacute Lrsquointention de lrsquoEacutemile est plutocirct de faire œuvre drsquoanthropologie eacuteducative dans le

prolongement du Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes

(deacutesormais deacutenommeacute Second discours)

441 Le questionnement anthropologique

De quoi srsquoagissait-il dans le Second discours Drsquoune enquecircte anthropologique (le

Second Discours commence ainsi laquo Crsquoest de lrsquohomme que jrsquoai agrave parlerhellip raquo Rousseau 1971a

p 211) agrave mecircme de deacutemecircler ce qui relegraveve du naturel et de lrsquoartificiel Cette enquecircte vise

notamment agrave rendre manifeste le passage subreptice de lrsquoeacutegaliteacute naturelle agrave lrsquoineacutegaliteacute sociale

ndash notamment avec la notion de perfectibiliteacute faculteacute de deacutevelopper ses faculteacutes Au point de

vue passionnel on passe drsquoune vie domineacutee par lrsquoamour de soi (laquo sentiment naturel qui porte

tout animal agrave veiller agrave sa propre conservation raquo Rousseau 1971a p 260) tempeacutereacute par la pitieacute

agrave une existence ougrave regravegne lrsquoamour-propre (laquo sentiment relatif factice et neacute dans la socieacuteteacute qui

porte chaque individu agrave faire plus cas de soi que de tout autre raquo) Ce passage est irreacuteversible

laquo la nature humaine ne reacutetrograde pas et jamais on ne remonte vers le temps drsquoinnocence et

drsquoeacutegaliteacute quand une fois on srsquoen est eacuteloigneacute raquo eacutecrit Rousseau (Rousseau 1967 p 474) Il nrsquoest

pas de meilleur contresens agrave cet eacutegard que de consideacuterer que Rousseau voudrait opeacuterer un

retour agrave la nature Ce que veut montrer Rousseau crsquoest que la nature humaine nrsquoest pas

irreacutemeacutediablement vicieacutee (comme le soutient Christophe de Beaumont par exemple) mais

qursquoelle est naturellement bonne ndash crsquoest-agrave-dire innocente sans cruauteacute sans barbarie

Eacutemile ou de lrsquoeacuteducation (deacutesormais Eacutemile) est aussi une enquecircte anthropologique La

probleacutematique du naturel et de lrsquoartificiel est reprise degraves le deacutebut du livre I laquo Tout est bien

sortant des mains de lAuteur des choses tout deacutegeacutenegravere entre les mains de lhomme raquo

(Rousseau 1971b p 19) Mais au lieu drsquoanalyser le destin de lrsquoespegravece comme il le faisait dans

le Second Discours Rousseau srsquoemploie agrave eacutelucider celui de lrsquoindividu Or si la socieacuteteacute ne se peut

reacutegeacuteneacuterer il est possible de preacuteserver le naturel au niveau individuel Crsquoest ce qursquoexplore

lrsquoEacutemile qui fait eacutecho agrave une formule du Second Discours (laquo Quelles expeacuteriences seraient

neacutecessaires pour parvenir agrave connaicirctre lhomme naturel et quels sont les moyens de faire ces

154

expeacuteriences au sein de la socieacuteteacute raquo Rousseau 1971a p 209) pour y reacutepondre non par une

expeacuterimentation reacuteelle mais par une expeacuterience de penseacutee

Jai donc pris le parti de me donner un eacutelegraveve imaginaire de me supposer lacircge

la santeacute les connaissances et tous les talents convenables pour travailler agrave son

eacuteducation de la conduire depuis le moment de sa naissance jusquagrave celui ougrave devenu

homme fait il naura plus besoin dautre guide que lui-mecircme (Rousseau 1971b p 29)

En drsquoautres termes il srsquoagit drsquoapprofondir les principes du Second discours en les

adaptant au petit drsquohomme pouvant vivre de nos jours Si cet eacutelegraveve imaginaire qursquoest Eacutemile est

preacutesenteacute comme laquo un sauvage fait pour habiter les villes raquo (Rousseau 1971b p 145) lrsquoouvrage

eacuteponyme ne sera quant agrave lui qursquoun laquo traiteacute de la bonteacute naturelle de lrsquohomme raquo (Rousseau

1967 p 474) Cette bonteacute peut ecirctre comprise de la maniegravere suivante

[hellip] les premiers mouvements de la nature sont toujours droits il ny a point de

perversiteacute originelle dans le cœur humain il ne sy trouve pas un seul vice dont on ne

puisse dire comment et par ougrave il y est entreacute (Rousseau 1971b p 64)

Dans lrsquoEacutemile cet homme est un particulier et crsquoest un enfant Non pas lrsquoenfant de

lrsquohomme mais lrsquoenfant de la nature lrsquoenfant donc tel qursquoil nrsquoa eacuteteacute deacutevieacute par une eacuteducation

inapproprieacutee notamment la maturation preacutecoce des faculteacutes

Cela ne signifie pas du reste que Rousseau ne propose pas des reacuteflexions sur les

enfants gacircteacutes par un amour-propre ineacutequitable au contraire lrsquoEacutemile est peacutetri drsquoobservations

Le traiteacute de la bonteacute humaine ne le cegravede pas agrave lrsquoesprit de systegraveme

Il nous semble donc agrave cet eacutegard qursquoil y a dans lrsquoEacutemile deux lignes argumentatives qui

ne convergent pas parce qursquoelles ne srsquoadressent pas au mecircme sujet agrave eacuteduquer Drsquoune part

lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant de la nature qursquoil suffit dans un premier temps de preacuteserver du vice

(la fameuse eacuteducation neacutegative conseacutequence drsquoune bonteacute originelle fragile) drsquoautre part

lrsquoeacuteducation de lrsquoenfant de lrsquohomme dont il faut corriger les fausses ideacutees qursquoon a fait naicirctre

155

Ainsi lrsquoenfant agrave qui on a inducircment inoculeacute lrsquoideacutee drsquoineacutegaliteacute ne sent plus sa deacutependance il se

croit fort alors qursquoil est faible La deacutenaturation ineacutequitable de son eacuteducation (car il existe une

eacuteducation qui constitue une deacutenaturation eacutequitable) impose toute une seacuterie drsquoartifices afin de

lui faire comprendre la reacutealiteacute de sa condition naturelle toute contraire agrave celle de sa condition

sociale Les montages sophistiqueacutes proposeacutes parfois par Rousseau peuvent ainsi se

comprendre comme lrsquoenvers de la deacutenaturation agrave laquelle ils reacutepondent il srsquoagit de renverser

le renversement de la marche de la nature drsquoarracher parfois violemment lrsquoenfant agrave un ordre

imaginaire qui est tout aussi violent mais normaliseacutee dans une socieacuteteacute qui flatte lrsquoamour-

propre Comme lrsquoeacutecrit excellemment Michel Fabre laquo La meacutetis peacutedagogique revient donc agrave

neutraliser les rapports de domination en les transmuant en neacutecessiteacutes raquo (2008 p 98) soit

que la domination nrsquoait pas eacuteteacute inoculeacutee dans lrsquoesprit de lrsquoenfant (ce qui est le cas drsquoEacutemile) soit

qursquoelle lrsquoait eacuteteacute (la neutralisation requiert alors une forme de violence pour deacuteraciner les

preacutejugeacutes)

Venons-en deacutesormais au problegraveme de la sanction

442 Eacutemile ou la marche de la nature

Eacutemile est un traiteacute drsquoanthropologie eacutetude de la condition humaine Or lrsquoeacutetude

convenable de lrsquohomme est celle de ses rapports Il y aura donc autant drsquoeacuteducations qursquoil y

aura de rapports (Rousseau 1971b p 19) Il y a lrsquoeacuteducation de la nature (qui se rapporte au

laquo deacuteveloppement interne de nos faculteacutes et de nos organes raquo) lrsquoeacuteducation des hommes (qui

se rapporte agrave lrsquousage qursquoon fait de ce deacuteveloppement) et lrsquoeacuteducation des choses (qui se

rapporte agrave laquo lrsquoacquis de notre propre expeacuterience sur les objets qui nous affectent raquo) Ecirctre bien

eacuteleveacute suppose une convergence entre ces trois eacuteducations mais lrsquoeacuteducation de la nature ne

deacutepend pas de nous celle des choses bien peu Il reste lrsquoeacuteducation des hommes qui seule

peut ideacutealement (crsquoest-agrave-dire fictivement) ecirctre absolument ameacutenageacutee Ameacutenageacutee agrave quoi

Mais agrave ce qui ne deacutepend pas de nous la marche de la nature crsquoest-agrave-dire le deacuteveloppement

des dispositions avant toute alteacuteration par lrsquohabitude ou lrsquoopinion

Mais un dilemme srsquooffre agrave lrsquoeacuteducateur Faut-il eacutelever un homme drsquoapregraves nature ou un

citoyen (Rousseau 1971b pp 21-23) La diffeacuterence entre les deux nrsquoest pas mince il srsquoagit

ou bien drsquoeacutelever un homme pour lui-mecircme ou bien de lrsquoeacutelever pour les autres jusqursquoagrave la

deacutenaturation Existence absolue dans lrsquoordre de la nature (laquo uniteacute numeacuterique raquo) ou relative agrave

156

lrsquoordre social (laquo uniteacute fractionnaire qui tient au deacutenominateur raquo il faut choisir et on ne saurait

laquo ecirctre agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre raquo Rousseau tranche Eacutemile sera un homme de la nature il sera

laquo premiegraverement homme raquo ce qui nrsquointerdit pas comme nous lrsquoallons voir qursquoil sera

secondairement citoyen

Degraves lors le programme est fixeacute si lrsquoon eacutelegraveve Eacutemile pour lui-mecircme il ne faut pas lrsquoeacutelever

pour une condition deacutetermineacutee laquo Quavons-nous agrave faire beaucoup sans doute cest

dempecirccher que rien ne soit fait raquo Eacutemile sera un eacutelegraveve sans qualiteacute laquo homme abstrait [hellip]

exposeacute agrave tous les accidents de la vie raquo mais du moins il faudra lrsquoeacutemanciper de tous laquo les

preacutejugeacutes serviles raquo en sorte qursquoon ne lrsquoempecircche pas de mourir mais laquo de le faire vivre raquo en

eacutepanouissant ses faculteacutes

Aussi durant la premiegravere partie de lrsquoenfance (de la naissance agrave douze ans soient les

deux premiers livres de lrsquoEacutemile) lrsquoeacuteducation ne doit pas ecirctre positive laquo La premiegravere eacuteducation

doit donc ecirctre purement neacutegative Elle consiste non point agrave enseigner la vertu ni la veacuteriteacute mais

agrave garantir le cœur du vice et lesprit de lerreur raquo (Rousseau 1971b p 64) Rigoureusement

geacuteneacuterale elle doit garder lrsquoenfant de toute habitude et de tout preacutejugeacute Autrement dit il faut

bien laquo prendre le contre-pied de lrsquousage raquo

443 Ne pas raisonner avec les enfants

John Locke invitait agrave raisonner le plus tocirct possible avec les enfants Pour Rousseau

cette prescription est fort malvenue elle consiste agrave solliciter au deacutepart une faculteacute qui ne

pourra pleinement se deacutevelopper qursquoagrave la fin

De toutes les faculteacutes de lhomme la raison qui nest pour ainsi dire quun

composeacute de toutes les autres est celle qui se deacuteveloppe le plus difficilement et le plus

tard et cest de celle-lagrave quon veut se servir pour deacutevelopper les premiegraveres (Rousseau

1971b p 62)

Aussi les leccedilons de morale sont-elles condamneacutees agrave ecirctre vaines la raison de

lrsquointerdiction consiste agrave invoquer un mal qursquoon ne pourra faire comprendre agrave lrsquoenfant qursquoen

invoquant une punition

157

laquo LrsquoENFANT Quel mal y a-t-il agrave faire ce quon me deacutefend

LE MAIcircTRE On vous punit pour avoir deacutesobeacutei raquo

Mais la reacuteponse rationnelle de lrsquoenfant consiste agrave chercher agrave escamoter ladite

punition Insensiblement il se comporte en sensible knave ce coquin senseacute qui ne songe qursquoagrave

son inteacuterecirct et precirct agrave tous les artifices pour parvenir agrave ses fins

laquo LENFANT Je ferai en sorte quon nen sache rien

LE MAIcircTRE On vous eacutepiera

LENFANT Je me cacherai

LE MAIcircTRE On vous questionnera

LENFANT Je mentirai raquo

La punition dans cette optique conduit agrave une escalade quand lrsquoenfant nrsquoest pas

capable de srsquoeacutelever agrave une hauteur vraiment morale les raisons qursquoon invoque (le fameux laquo crsquoest

mal raquo) ne sont jamais que des mots des coquilles vides qui ne peuvent reacutesonner au point de

vue sensible ndash sinon comme des motifs fort peu aimables laquo Voilagrave le cercle ineacutevitable raquo eacutecrit

Rousseau qui estime qursquoagrave raisonner avec les enfants on preacutesuppose au deacutebut ce qui en reacutealiteacute

ne srsquoacquiert qursquoagrave la fin

Rousseau condamne donc lrsquoideacutee qui consiste agrave persuader les enfants drsquoobeacuteir ndash par la

parole Les leccedilons verbales sont non seulement inefficaces elles sont encore nuisibles Car

celles-ci neacutecessairement prendront toujours le ton de la menace et de la force (sanction

neacutegative) ou pire encore laquo la flatterie et les promesses raquo (sanction positive) Lrsquoenfant est mucirc

alors par des sollicitations externes lrsquointeacuterecirct ou la force sans jamais lrsquoecirctre par la raison laquo La

crainte du chacirctiment lespoir du pardon limportuniteacute lembarras de reacutepondre leur arrachent

tous les aveux quon exige et lon croit les avoir convaincus quand on ne les a quennuyeacutes ou

intimideacutes raquo (Rousseau 1971b p 63) Pour Rousseau ces effets de la sanction valent pour des

enfants eacutetrangers agrave lrsquoideacutee de bien et de mal mais ne pourrait-on pas penser que ces effets

continuent de valoir mecircme agrave un acircge plus avanceacute laquo Les lois direz-vous [hellip] usent de mecircme

de contrainte avec les hommes faits Jen conviens Mais que sont ces hommes sinon des

enfants gacircteacutes par leacuteducation raquo Agrave avoir eacuteteacute faits par la sanction ils finissent faits pour la

sanction ndash sans jamais avoir pu deacutevelopper la conscience

Lrsquoeacuteducation de lrsquoenfance se fait donc par-delagrave conventions et devoirs incapable de les

comprendre lrsquoenfant nrsquoobeacuteira que par le ressort de lrsquointeacuterecirct De lagrave laquo naissent la tromperie et

le mensonge raquo et la menace de la punition exige qursquoon la mette agrave exeacutecution laquo Nayant pu

158

preacutevenir le vice nous voici deacutejagrave dans le cas de le punir Voilagrave les misegraveres de la vie humaine qui

commencent avec ses erreurs raquo (Rousseau 1971b p 70) La punition ne devient une neacutecessiteacute

eacuteducative que lorsqursquoon exige de lrsquoenfant ce qursquoon ne saurait attendre raisonnablement de lui

ndash non en vertu drsquoune quelconque perversion mais en (deacute)raison drsquoattentes deacuteplaceacutees

444 Le chacirctiment comme laquo suite naturelle raquo

Aussi lrsquoessentiel consiste-t-il agrave mettre lrsquoenfant agrave sa place agrave lui faire sentir sa faiblesse

relative et sa deacutependance agrave lrsquoeacutegard des adultes laquo Mettez-le dabord agrave sa place et tenez-ly si

bien quil ne tente plus den sortir raquo Il ne srsquoagit pas drsquoautoriteacute (eacuteducation des hommes qui

instaurerait un ordre moral) mais drsquoun eacutetat de fait (eacuteducation des choses correacuteleacute agrave lrsquoordre de

la nature) que lrsquoenfant peut comprendre Il ne doit connaicirctre que le monde des forces

inflexibles non celui des volonteacutes malleacuteables Lrsquoenfant ne doit pas avoir le sentiment drsquoavoir

un maicirctre car il ne peut en avoir lrsquoideacutee adeacutequate

Lrsquoinstrument eacuteducatif est donc laquo la liberteacute bien reacutegleacutee raquo (Rousseau 1971b p 63) ndash

reacutegleacutee par la disposition des choses et non par des ideacutees morales qui lui sont inaccessibles

Jamais par conseacutequent de punition Lrsquoeacuteducation de la prime enfance se doit faire en-deccedilagrave

toute sanction pour la raison que lrsquoenfant ne saurait comprendre pourquoi on le sanctionne

Ne donnez agrave votre eacutelegraveve aucune espegravece de leccedilon verbale il nen doit recevoir

que de lexpeacuterience ne lui infligez aucune espegravece de chacirctiment car il ne sait ce que

cest quecirctre en faute ne lui faites jamais demander pardon car il ne saurait vous

offenser Deacutepourvu de toute moraliteacute dans ses actions il ne peut rien faire qui soit

moralement mal et qui meacuterite ni chacirctiment ni reacuteprimande (Rousseau 1971b pp 63-

64)

Rousseau doute qursquoun enfant qui serait orienteacute selon ces principes (par des situations

plutocirct que par des commandements) produirait un quelconque deacutesordre Mais agrave supposer que

ce soit le cas il convient drsquoeacuteviter au maximum drsquoentrer dans un rapport moral (reproche

colegravere chacirctiment etc) avec lrsquoenfant

159

Que si malgreacute vos preacutecautions lenfant vient agrave faire quelque deacutesordre agrave casser

quelque piegravece utile ne le punissez point de votre neacutegligence ne le grondez point quil

nentende pas un seul mot de reproche ne lui laissez pas mecircme entrevoir quil vous

ait donneacute du chagrin agissez exactement comme si le meuble se fucirct casseacute de lui-mecircme

enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire (Rousseau 1971b p 64)

Le plus raisonnable est donc paradoxe qursquoil ne faut pas raisonner avec les enfants

laquo soyez raisonnable et ne raisonnez point avec votre eacutelegraveve raquo (Rousseau 1971b p 65)

Lrsquoeacuteducation doit drsquoabord ecirctre plus faite drsquoaction que de discours

Autre paradoxe correacuteleacute agrave lrsquoeacuteducation neacutegative qui nrsquoimpose aucun programme

artificiel laquo la plus importante la plus utile [regravegle] de toute lrsquoeacuteducation raquo laquo ce nest pas de

gagner du temps cest den perdre raquo Laissons lrsquoenfant ecirctre un enfant ndash ce nrsquoest pas

lrsquoinfantiliser crsquoest assurer lrsquoadeacutequation de ses expeacuteriences agrave ses capaciteacutes laquo Regardez tous les

deacutelais comme des avantages cest gagner beaucoup que davancer vers le terme sans rien

perdre laissez mucircrir lenfance dans les enfants raquo

Encore un paradoxe une eacuteducation naturelle ne saurait trouver place dans une socieacuteteacute

aussi artificieuse que la nocirctre Aussi faut-il mettre en place une seacuterie drsquoartifices pour

compenser les multiples artifices de lrsquousage lrsquousage eacutetant devenu une seconde nature il ne

faut pas heacutesiter agrave paraicirctre contre-nature pour retrouver la marche de la nature originaire

Un dernier paradoxe lrsquoenfant ne sera jamais puni (puisqursquoil ne connaicirctra pas de

reproche) mais il fera la rencontre des conseacutequences naturelles de ses actions Ce sont des

sanctions indirectes elles ne seront pas veacutecues comme des chacirctiments (puisque lrsquoenfant est

dans lrsquoignorance des choses morales) mais comme la disposition des choses aura eacuteteacute reacutegleacutee

par le preacutecepteur celui-ci les verra comme des moyens drsquoinstruction

Crsquoest dans cette optique qursquoil faut comprendre lrsquoeacutepisode de lrsquoenfant dyscole Il srsquoagit de

construire une seacuterie drsquoeacuteveacutenements objectifs contraignant lrsquoenfant agrave faire face aux

conseacutequences de ses actions Pas drsquoemportement point de colegravere il faut lui laisser sentir laquo le

preacutejudice de la privation raquo Les fenecirctres sont casseacutees que lrsquoenfant ait froid Qursquoil recommence

et on le placera dans une piegravece sans fenecirctre et sans lumiegravere ainsi il comprendra lrsquoimportance

160

des fenecirctres et lrsquoutiliteacute de ne pas les casser Cette seacutequence est drsquoapregraves les preacutemisses de la

penseacutee rousseauiste absolument logique et ne relegraveve en rien de la punition il srsquoagit pour

lrsquoeacuteducateur drsquoorganiser une seacutequence drsquoapprentissages orienteacutee vers lrsquoavenir et en rapport

avec les choses plutocirct qursquoavec les hommes Il faut convenir cependant que la solution (toute

fictive) comporte une forme de violence sous-estimeacutee par Rousseau lrsquoenfant qursquoon laisse dans

une chambre sans fenecirctre et sans lumiegravere apprendra plus certainement lrsquoangoisse de

lrsquoabandon que le rapport de deacutependance aux choses Rousseau nrsquoignore pas les affections de

lrsquoenfance mais en sous-estime certainement la puissance

Ainsi la proposition de Rousseau change de sens on ne punit pas directement lrsquoenfant

mais on srsquoarrangera pour qursquoil croie que la punition qursquoil reccediloit est sans auteur Lrsquoeffet de

lrsquoaction doit ecirctre lieacute si directement et sensiblement agrave sa cause qursquoelle doit apparaicirctre ineacutevitable

Ainsi lrsquoenfant ne pensera pas qursquoon lrsquoa puni mais qursquoil srsquoest puni par le truchement des choses

Il srsquoagit en quelque sorte de srsquoassurer de ne jamais sortir drsquoune implacable leccedilon de chose

Jen ai dit assez pour faire entendre quil ne faut jamais infliger aux enfants le

chacirctiment comme chacirctiment mais quil doit toujours leur arriver comme une suite

naturelle de leur mauvaise action Ainsi vous ne deacuteclamerez point contre le mensonge

vous ne les punirez point preacuteciseacutement pour avoir menti mais vous ferez que tous les

mauvais effets du mensonge comme de necirctre point cru quand on dit la veacuteriteacute decirctre

accuseacute du mal quon na point fait quoiquon sen deacutefende se rassemblent sur leur tecircte

quand ils ont menti (Rousseau 1971b p 70)

Pour ces laquo suites naturelles raquo Rousseau parle de punitions et de chacirctiments Il nous

semble pourtant que ne deacutependant pas drsquoune volonteacute humaine elles ne sont guegravere des

chacirctiments ou des punitions elles ne sont pas ressenties comme telles par Eacutemile quant au

preacutecepteur il srsquoagit pour lui de faire apprendre le rapport aux choses par des effets Certes

crsquoest lui qui les orchestre mais afin de faire sentir la veacuteriteacute drsquoune relation sans passer par lrsquoordre

du discours Si vraiment lrsquoeacuteducateur sanctionne comme la nature sanctionne on ne saurait

161

guegravere parler de sanction que par meacutetaphore agrave strictement parler la nature ne sanctionne pas

puisqursquoon ne saurait deacuteroger agrave ses lois

G Agamben dans Karman (2018 p 40) rappelle que dans la jurisprudence romaine

les lois sont distingueacutees par rapport agrave la preacutesence ou agrave lrsquoabsence de sanction Chez Ulpien

(Regulae 1 1-2) trois types de lois sont preacutesenteacutes

- la loi parfaite qui interdit et dont la transgression est annuleacutee par son omnipotence

sans qursquoon ait besoin de sanctionner

- la loi imparfaite qui interdit nrsquoannule ni ne sanctionne la transgression

- la loi moins que parfaite qui interdit nrsquoannule pas mais sanctionne la transgression

Agrave la lumiegravere de ces distinctions il nous semble qursquoon peut comprendre la proposition

de Rousseau comme la soumission de la volonteacute de lrsquoenfant agrave la loi parfaite de la nature en

sorte qursquoon nrsquoait pas besoin de le sanctionner La loi de la nature en effet ne saurait toleacuterer

drsquoexception lrsquoenfreindre crsquoest la confirmer son inflexibiliteacute est gage drsquoun enseignement de

neacutecessiteacutes

445 Le retour du chacirctiment comme chacirctiment

Cette proposition originale promise agrave une grande destineacutee poleacutemique drsquoune

eacuteducation par les suites naturelles nrsquoest pourtant pas le dernier mot de Rousseau sur la

sanction Sitocirct que lrsquoenfant entre dans des rapports moraux (eacuteducation humaine) le chacirctiment

reprend une place qursquoil avait drsquoabord abandonneacutee Ce retour est discret mais il est reacuteel

On le retrouve au livre IV dans la Profession de foi du vicaire savoyard (voir infra

562) mais plus encore au livre V lorsqursquoEacutemile devra trouver un champ ougrave vivre avec Sophie

Le projet de devenir eacutepoux et pegravere fait de lui un citoyen avec les devoirs qui deacutebordent le

cadre de lrsquoexistence naturelle Il faut alors se confronter au problegraveme des principes du droit

politique crsquoest ce que fait Rousseau dans Le Contrat social dont lrsquoEacutemile propose une synthegravese

Pourquoi Eacutemile homme de la nature rigoureusement apatride devrait-il devenir un

citoyen ndash comment le pourrait-il quand laquo Ces deux mots patrie et citoyen doivent ecirctre effaceacutes

des langues modernes raquo (Rousseau 1971b p 22) Et comment concilier lrsquouniteacute numeacuterique et

lrsquouniteacute fractionnaire Comment lrsquohomme de la nature qursquoest Eacutemile pourra-t-il ecirctre deacutenatureacute ndash

162

car laquo Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux deacutenaturer lhomme lui

ocircter son existence absolue pour lui en donner une relative raquo (Rousseau 1971b p 21)

La reacuteponse de Rousseau pour ne rien changer agrave son art du contre-pied est paradoxale

Si crsquoest par le contrat social ideacuteal drsquoassociation qursquoil faut juger les socieacuteteacutes existantes il nrsquoest

cependant pas neacutecessaire que le contrat social ait eacuteteacute effectivement observeacute Il suffit que ses

effets srsquoapparentent agrave ceux du contrat pour qursquoon le suppose et avec cette supposition que

les devoirs du citoyen soient engageacutes Il nrsquoy a peut-ecirctre plus de patrie mais il demeure un pays

et si le citoyen nrsquoest plus il reste lrsquohabitant auquel incombent les mecircmes devoirs comme srsquoil

eacutetait citoyen Parmi les devoirs de lrsquohomme naturel il y a celui qui renvoie laquo au lieu de la

naissance raquo le contrat social est donc toujours tacite

Qui na pas une patrie a du moins un pays Il y a toujours un gouvernement et

des simulacres de lois sous lesquels il a veacutecu tranquille Que le contrat social nait point

eacuteteacute observeacute quimporte si linteacuterecirct particulier la proteacutegeacute comme aurait fait la volonteacute

geacuteneacuterale si la violence publique la garanti des violences particuliegraveres si le mal quil a

vu faire lui a fait aimer ce qui eacutetait bien et si nos institutions mecircmes lui ont fait

connaicirctre et haiumlr leurs propres iniquiteacutes (Rousseau 1971b p 321)

Crsquoest ainsi que Rousseau entend deacutepasser le problegraveme exposeacute dans le premier livre

srsquoagit-il drsquoeacuteduquer un homme ou un citoyen Reacuteponse eacuteduquer un homme crsquoest

meacutediatement eacuteduquer un citoyen arriveacute agrave un certain stade lrsquoexistence absolue doit le ceacuteder

agrave lrsquoexistence relative et lrsquointeacuterecirct priveacute doit se subordonner agrave lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral Agrave lrsquoindeacutependance

naturelle succegravede ainsi la liberteacute de lrsquoeacutetat civil

Cet inteacuterecirct geacuteneacuteral qursquoexprime la volonteacute geacuteneacuterale est si important que le sujet qui

refuserait de lui obeacuteir devrait ecirctre laquo contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose

sinon qursquoon le forcera drsquoecirctre libre raquo (Rousseau 1971a p 524) La formule est ceacutelegravebre et

exprime un de ces paradoxes (encore ) dont Rousseau a le secret lorsque la volonteacute geacuteneacuterale

srsquoexprime (par lrsquointermeacutediaire de la loi) aucune reacutesistance nrsquoest toleacutereacutee de la part du sujet

politique et qui dit loi dit sanction

163

Agrave consideacuterer humainement les choses faute de sanction naturelle les lois de la

justice sont vaines parmi les hommes elles ne font que le bien du meacutechant amp le mal

du juste quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe

avec lui Il faut donc des conventions amp des lois pour unir les droits aux devoirs amp

ramener la justice agrave son objet (Rousseau 1971a p 530)

Les lois civiles ne sont pas des lois parfaites (au sens drsquoUlpien) elles sont des lois moins

que parfaites qui requiegraverent donc une sanction pour exister Cette sanction peut aller jusqursquoagrave

lrsquoexil voire culminer dans la peine de mort puisque la vie du citoyen est un laquo don conditionnel

de lrsquoEacutetat raquo (Rousseau 1971a p 529) ce dernier peut lui reacuteclamer lorsque cela est neacutecessaire

agrave la survie du corps social

Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle amp traicirctre

agrave la patrie il cesse drsquoen ecirctre membre en violant ses loix amp mecircme il lui fait la guerre

Alors la conservation de lrsquoEacutetat est incompatible avec la sienne il faut qursquoun des deux

peacuterisse amp quand on fait mourir le coupable crsquoest moins comme Citoyen que comme

ennemi Les proceacutedures le jugement sont les preuves amp la deacuteclaration qursquoil a rompu le

traiteacute social amp par conseacutequent qursquoil nrsquoest plus membre de lrsquoEacutetat Or comme il srsquoest

reconnu tel tout au moins par son seacutejour il en doit ecirctre retrancheacute par lrsquoexil comme

infracteur du pacte ou par la mort comme ennemi public car un tel ennemi nrsquoest pas

une personne morale crsquoest un homme amp crsquoest alors que le droit de la guerre est de

tuer le vaincu (Rousseau 1971a)

Concluons sur la proposition de Rousseau la sanction doit ecirctre pour lrsquoenfant reacuteduite

aux suites naturelles Ce nrsquoest que lorsqursquoil srsquoeacuteveille agrave des consideacuterations morales fort

tardivement donc agrave lrsquoacircge mucircr que le chacirctiment peut srsquoabattre sur lui ndash moins en tant qursquoil est

homme de la nature agrave eacuteduquer qursquohomme social engageacute volontairement dans un rapport

164

drsquoassociation avec autrui qui preacutesuppose le contrat social Le chacirctiment on le voit nrsquoeacutelegraveve pas

comme tel mecircme srsquoil est la suite que doit admettre celui qui srsquoeacutelegraveve agrave la condition de citoyen

et qui accepte le chacirctiment comme envers de sa liberteacute Cette omnipotence de la volonteacute

geacuteneacuterale fait cependant trembler car elle ne srsquoaccommode drsquoaucun droit de reacutesistance

drsquoaucune deacutesobeacuteissance possible et possegravede certains traits que condamne La Boeacutetie en sa

Servitude Volontaire Que le Laceacutedeacutemonien et la Laceacutedeacutemonienne incarnent le type-ideacuteal du

citoyen ne laisse guegravere drsquoillusion sur le despotisme que Rousseau accorde agrave la volonteacute geacuteneacuterale

ndash qui ne distingue guegravere du Leacuteviathan (voir infra 521) par les moyens mis en œuvre

45 La fonction de responsabilisation

Ni la sanction exteacuterieure ni la sanction inteacuterieure ne sauraient justifier leur fonction

eacuteducative en exhibant une quelconque vertu expiatrice qui permettrait drsquoeacutelever le sujet auquel

elle srsquoapplique Nous ne nions pas qursquoelle puisse exister dans lrsquoabsolu nous nions en revanche

avoir rencontreacute une explication qui en rende raison

451 La sanction comme imputation de la liberteacute

Une autre maniegravere de justifier la sanction serait de consideacuterer qursquoelle repose sur un

pari eacuteducatif On sanctionne le sujet non en raison de sa responsabiliteacute reacuteelle (lrsquoenfant eacutetant

par deacutefinition un mineur son action ne saurait lui ecirctre entiegraverement imputeacutee) mais de sa

responsabiliteacute viseacutee ndash autrement dit non parce qursquoil est responsable de sa conduite mais afin

de le responsabiliser Sans cette supposition en effet on risque lrsquoinjustice la plus manifeste Si

un enfant est par deacutefinition non responsable de sa conduite le sanctionner en revanche

suppose sa responsabiliteacute la contradiction est palpable

Telle est la proposition de Philippe Meirieu qui eacutecrit que la sanction laquo contribue agrave son

eacuteducation en creacuteant chez lui progressivement cette capaciteacute drsquoimputation par laquelle sa

liberteacute se construit raquo (Meirieu 1991 p 66) Agrave lrsquoarticle laquo Sanction raquo de son Dictionnaire de

peacutedagogie (2019) P Meirieu concegravede drsquoabord fort logiquement que lrsquoenfant ne saurait laquo ecirctre

consideacutereacute comme juridiquement responsable de ses actes raquo on peut (doit ) supposer qursquoil

nrsquoa laquo mal raquo agi que sous le coup de mauvaises influences laquo Pour autant doit-on renoncer agrave le

punir raquo P Meirieu le refuse la sanction constitue une laquo hypothegraveque raquo sur cette liberteacute dont

on ne sait si elle existe Citons P Meirieu laquo car la punition est affaire dattribution et dune

165

certaine maniegravere elle est susceptible de faire advenir la liberteacute dont il neacutetait pas certain

preacuteciseacutement quelle existacirct avant dont il nest jamais absolument certain quelle a vraiment

existeacute raquo (Meirieu 2019) La sanction implique le postulat de liberteacute sanctionner crsquoest donc

en quelque sorte forcer lrsquoautre agrave ecirctre libre en le preacutesupposant Dans Le Choix drsquoeacuteduquer P

Meirieu eacutecrit encore laquo en anticipant une situation sociale future on anticipe le sujet libre et

on lui permet drsquoadvenir raquo (Meirieu 1991 p 66)

Mais il nous faut ecirctre sensible agrave lrsquoembarras mecircme de la formulation de P Meirieu Que

signifie ce laquo drsquoune certaine maniegravere raquo qui rend la punition susceptible de faire eacutemerger ladite

liberteacute Ce nrsquoest pas parce que la punition suppose un responsable qursquoon rend responsable

en punissant on pourrait punir un animal (lrsquohistoire montre qursquoon ne srsquoest pas priveacute de le

faire) un objet inerte mecircme mais on ne le rendrait pas responsable par cela-mecircme On voit

mal du reste comment sanctionner un sujet crsquoest-agrave-dire lui faire subir une peine pourrait

contribuer agrave le rendre actif

La sanction a-t-elle ce laquo pouvoir drsquointerpellation raquo invoqueacute par P Meirieu Sans doute

la sanction a ce pouvoir drsquoarrecirct lrsquoautoriteacute srsquoadresse frontalement agrave lrsquoindividu qui ne peut

ignorer cette sommation Et il faut convenir qursquoil faut bien que le sujet dont la conduite est

nuisible cesse de nuire Toutefois nrsquoy a-t-il que la sanction qui puisse arrecircter lrsquoindividu A-t-

elle surtout le pouvoir de lrsquointerpeller ndash crsquoest-agrave-dire de lui signifier sa liberteacute Nrsquoy a-t-il pas

des moyens plus positifs plus approprieacutes agrave la liberteacute du sujet preacuteciseacutement que de la

reconnaicirctre en lui faisant offense

P Meirieu eacutecrit encore que la sanction laquo sadresse agrave la liberteacute la reconnaicirct et peut la

faire exister au moins en creux elle dispose dun eacutetrange pouvoir daspiration elle suscite la

revendication sinon du passeacute du moins du futur Et en cela on ne peut y renoncer raquo Avouons

que ce laquo pouvoir drsquoaspiration raquo est agrave tout le moins laquo eacutetrange raquo pour ne pas dire suspect en

quoi la sanction rend-elle meilleur Non seulement elle ne fait pas neacutecessairement prendre

conscience de ce que la conduite sanctionneacutee avait drsquoinapproprieacutee mais rien ne prouve qursquoune

autre approche ne permettrait pas cette prise de conscience Qursquoelle suscite la laquo revendication

[hellip] du passeacute raquo la sanction nrsquoa aucun pouvoir drsquointeacutegration elle est alors expiatoire Mais que

la revendication soit celle de laquo lrsquoavenir raquo lrsquoinvocation de la reacuteinteacutegration qursquoelle permet est

incantatoire rien nrsquoassure que la sanction produise un quelconque repentir et en cas de

repentir pourquoi sanctionner

166

Ne peut-on responsabiliser qursquoen sanctionnant En quoi la peine est-elle requise pour

qursquoil y ait interrogation du sens de la conduite passeacutee En quoi la peine seule serait feacuteconde

au point de vue eacuteducatif En quoi permet-elle la moindre conversion la moindre prise de

conscience la moindre activiteacute du sujet qui la subit passivement Faute de reacutepondre agrave ces

questions nous retrouvons le mystegravere qui entourait la sanction expiatrice une sorte de

causaliteacute miraculeuse entre la sanction qursquoon fait subir et le repentir sincegravere du sujet qui

srsquoactiverait agrave renouer le lien Si la sanction est une occasion reconnaissons qursquoon ne saurait la

confondre avec une cause et que cette occasion precircte agrave discussion Si la sanction est

eacuteducative ce ne peut ecirctre que probleacutematiquement

Aussi nous nous inscrivons en faux contre la conclusion de P Meirieu qui eacutecrit au sujet

de la sanction qursquoen vertu de cette revendication de lrsquoavenir laquo on ne peut y renoncer raquo La

neacutecessiteacute de cette conclusion nous paraicirct contestable tant les arguments avanceacutes paraissent

plus incantatoires que fondeacutes Preacutesenter la sanction comme pari eacuteducatif crsquoest lrsquoultime

argument peut-ecirctre pour nrsquoavoir pas agrave en fonder (crsquoest-agrave-dire prouver) la teneur eacuteducative

Nous devons reconnaicirctre que dans la suite du texte P Meirieu se montre tregraves prudent

quant aux moyens de mettre en œuvre cette sanction Rien ne serait plus anti-eacuteducatif qursquoune

sanction qui confinerait le sujet dans un laquo rocircle raquo crsquoest pourquoi P Meirieu condamne

lrsquoexclusion comme ce qui joue le jeu de celui qui au fond srsquoexclut lui-mecircme Mais pourquoi

ne pas eacutetendre ce raisonnement agrave la sanction elle-mecircme Ne peut-on pas dire de la sanction

ce que lrsquoauteur eacutecrit au sujet de lrsquoexclusion

[Lrsquoeacutelegraveve] comprendra vite et trouvera mecircme peut-ecirctre une certaine

satisfaction agrave occuper la place du perseacutecuteacute agrave jouer le rocircle du contestataire voire du

deacutement Il le fera dautant plus volontiers que dans certains cas la transgression des

regravegles scolaires constitue une eacutepreuve initiatique qui permet dinteacutegrer des bandes ou

des tribus capables de le proteacuteger de lui apporter une identiteacute agrave bon compte de lui

donner une aura dans son entourage que lEacutecole aurait eu bien du mal agrave lui fournir

(Meirieu 2019)

167

Il y a une complaisance dans lrsquoexclusion mais il y en a aussi dans les sanctions Crsquoest

cette complaisance que P Meirieu veut casser en renonccedilant agrave lrsquoexclusion mais ne devrait-on

pas logiquement appliquer cette conclusion agrave la sanction elle-mecircme

La sanction est un laquo signe raquo celui laquo que le sujet sest amendeacute et quapregraves secirctre exclu

lui-mecircme il a efficacement œuvreacute pour ecirctre reacuteinteacutegreacute raquo (Meirieu 2019) Crsquoest un signal qursquoon

adresse mais rien nrsquoassure que ce signal soit interpreacuteteacute comme une invitation agrave renouer par

le sujet sanctionneacute Il est mecircme surprenant que ce laquo signe raquo soit celui qursquoon utilise pour dresser

la conduite comment eacuteviter la confusion avec la volonteacute de faire de la peine Comment lever

lrsquoambiguiumlteacute quand on fait du mal et qursquoon dit laquo crsquoest pour ton bien raquo

La difficulteacute drsquoune telle thegravese est bien perccedilue par P Meirieu

[hellip] les conditions pour quune sanction soit eacuteducative renvoient dabord agrave tout

le travail qui aura eacuteteacute fait en amont pour quun sujet accepte de payer le prix pour ecirctre

reacuteinteacutegreacute dans un groupe il faut que cette inteacutegration lui apparaisse souhaitable quil

puisse en espeacuterer des gains bref que la classe soit perccedilue pour lui comme un lieu de

reacuteussite possible (Meirieu 2019)

Pour que la sanction apparaisse comme ce signe significatif deacutenueacute de toute ambiguiumlteacute

il faut qursquoun travail soit effectueacute en amont pour que la sanction soit eacuteducative elle doit deacutejagrave

srsquoadresser agrave un sujet eacuteduqueacutehellip dont on doit faire lrsquohypothegravese qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute sanctionneacute sans

quoi laquo toute sanction apparaicirctra comme une peine inutile et rien ne viendra soutenir leffort

demandeacute raquo On le voit P Meirieu nrsquoeacutechappe pas au cercle logique La sanction ne peut pas

avoir de sens que pour celui qui nrsquoaura pas drsquoabord eacuteteacute sanctionneacute car ce travail en amont

serait deacutegradeacute par la sanction Crsquoest dire que cette eacuteducation premiegravere sur laquelle repose

toute la suite de ce qui sera appris doit ecirctre sans sanction

Daniel Favre soutient une ideacutee similaire Dans le glossaire de son livre Transformer la

violence des eacutelegraveves 2013a p 295 il distingue la sanction de la punition en les mettant en vis-

agrave-vis La punition engage un rapport duel (du punisseur qui impose la peine au puni) tandis que

la sanction fait appel agrave un troisiegraveme terme la loi qui meacutediatise la peine Crsquoest lagrave selon lrsquoauteur

168

toute la diffeacuterence tandis que la punition impose une situation de laquo domination soumission raquo

agrave mecircme de laquo reacuteactiver [hellip] le cycle de la violence raquo la sanction constituerait un laquo moyen [hellip] de

pouvoir revenir dans le groupe raquo un outil de reacuteinteacutegration Car la sanction est deacutetermineacutee par

la loi et surtout la valeur qui oriente la loi Derniegravere opposition la punition serait culpabilisante

quand la sanction serait laquo eacuteducative et responsabilisante raquo

Ce serait donc la loi (et derriegravere elle la valeur comprise comme laquo repreacutesentation ou

eacutenonceacute hautement investi sur le plan affectif et pouvant de ce fait jouer un rocircle drsquoeacutetayage sur

le plan psychologique raquo) qui ferait toute la diffeacuterence elle serait argumenteacutee et on peut le

supposer preacutevisible Crsquoest lrsquoimpersonnaliteacute de la sanction sa rationaliteacute qui en ferait un

marqueur drsquoeacuteducabiliteacute et de responsabilisation Mais le problegraveme reste entier La sanction

mecircme rationaliseacutee mecircme eacutepureacutee de tout arbitraire constituera toujours en lrsquoadministration

drsquoune peine pourquoi et comment cette peine permettra-t-elle la reacuteinteacutegration (eacutetant

entendu que la reacuteparation nrsquoest pas la sanction) Par quel meacutecanisme lrsquoeacutetablissement drsquoune

peine permet-il de responsabiliser un sujet ndash et non de le culpabiliser On retrouve lrsquoeacutetrange

bipolariteacute de la sanction deacutejagrave eacutenonceacutee entre une fonction de peine et une fonction

drsquointeacutegration et agrave ce jeu drsquoune signification de la peine lrsquoappel agrave la valeur nous semble relever

soit de lrsquoalibi (on enrobe la peine de discours ndash ces fameux discours moralisateurs parfois plus

insupportables que la peine elle-mecircme) soit du deacutecalage (pourquoi la valeur devrait-elle se

preacutesenter sous forme de peine Quel respect peut-on alors eacuteprouver pour ladite valeur ndash sinon

celui de la crainte ) La violence de la sanction ne nous semble pas congeacutedieacutee car la peine

reste commune entre la sanction et la punition et se trouve seulement eacutepureacutee pour celui qui

lrsquoexeacutecute de son caractegravere arbitraire Certes il est preacutefeacuterable drsquoecirctre soumis agrave une loi inflexible

qursquoagrave une volonteacute arbitraire ndash mais crsquoest la volonteacute de celui qui sanctionne (non mentionneacutee par

D Favre) qui deacutecide de lrsquoexeacutecution de la loi et agrave moins de supposer une systeacutematiciteacute

(probleacutematique comme le verra) dans lrsquoapplication de la loi (qui nous ramegravene du cocircteacute de la

sanction dite naturelle) on ne sortira pas de la relation duelle entre un sanctionneacute et celui qui

souverain applique la sanction Autrement dit le caractegravere eacuteducatif car responsabilisant de la

sanction nous paraicirct ici affirmeacute et non deacutemontreacute

Peut-ecirctre y a-t-il simplement ici problegraveme de vocabulaire Opposant lrsquoautoriteacute-

soumission agrave lrsquoautoriteacute-autonomisation D Favre explore leurs reacuteactions typiques en cas de

transgression de regravegles (2013a p 205) Concernant la sanction il reacuteaffirme sa fonction de

reacuteinteacutegration et eacutecrit notamment laquo la premiegravere fonction de la sanction est drsquoecirctre

169

reacuteparatrice raquo De deux choses lrsquoune soit la sanction est penseacutee comme lrsquoadministration drsquoune

peine (mais on ne voit pas alors comment elle pourrait reacuteparer et agrave plus forte raison

reacuteinteacutegrer) soit la sanction est penseacutee comme reacuteparation (et on ne voit pas alors pourquoi on

devrait peiner de surcroicirct il ne srsquoagit donc plus drsquoune sanction)

Reacutesumons-nous La sanction suppose une responsabiliteacute que le sujet agrave eacuteduquer nrsquoa pas

Nrsquoa pas laquo encore raquo preacutecise P Meirieu pour qui la responsabiliteacute constitue un pari Mais

pourquoi la sanction eacuteveillerait cette responsabiliteacute actualiserait cette liberteacute en puissance

Mystegravere Mais surtout pour que la sanction fasse sens et soit autre chose qursquoun signe

arbitraire il faut qursquoelle soit preacutepareacutee en amont or cette preacuteparation en amont nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoeacuteducation elle-mecircme laquelle doit donc ecirctre sans sanction Les conditions de

possibiliteacute de la sanction invalident le recours agrave la sanction

Y a-t-il un cercle logique analogue dans le dialogue Dialoguer avec de jeunes enfants

nrsquoest-ce pas preacutesupposer une rationaliteacute qui de toute eacutevidence nrsquoy est pas Mais la

preacutesupposer dans son action peacutedagogique nrsquoest-il pas le meilleur moyen de la faire advenir

Rousseau avait cette formule admirable qursquoon trouve au livre IV drsquoEacutemile ou de lrsquoeacuteducation

laquo faites-en vos eacutegaux afin qursquoils le deviennent raquo (Rousseau 1971b p 172) Mais alors que le

lien entre sanction et eacuteducation nous paraicirct probleacutematique il est assertorique dans le cas du

dialogue crsquoest la parole qui fait sens et agrave mecircme de produire cette conversion inteacuterieure qursquoon

appelle eacuteleacutevation Peut-ecirctre ne peut-on sortir du cercle logique crsquoest-agrave-dire du pari eacuteducatif

ce qursquoest lrsquoenfant deacutepend de nos croyances de nos actions (comme dans cet effet Pygmalion

admirablement deacutecrit par Jacobson et Rosenthal dans Pygmalion agrave lrsquoeacutecole laquo comment

lrsquoattente drsquoune personne agrave lrsquoeacutegard du comportement drsquoune autre personne peut tout agrave fait

inconsciemment se reacuteveacuteler exacte du simple fait qursquoelle existe raquo Jacobson amp Rosenthal 1971

p 17) Degraves lors autant srsquoengager dans ce cercle en pariant sur le meilleur possible un ecirctre

capable de dialogue et non un ecirctre qursquoon aurait agrave sanctionner Car ce nrsquoest pas la sanction

crsquoest la parole qui responsabilise Crsquoest donc le dialogue qursquoil faut privileacutegier mecircme si lrsquoecirctre agrave

eacuteduquer nrsquoest pas encore capable de srsquoy hisser agrave supposer qursquoil finira par se voir comme on

le voit il est preacutefeacuterable de le voir comme un ecirctre de raison que comme un ecirctre susceptible de

sanction un deacuteviant en puissance ndash sans eacutevoquer le fait qursquoil pourrait y avoir de bonnes

deacuteviances ainsi que nous lrsquoapprend lrsquoexpeacuterience de Milgram (voir infra)

170

452 La fonction inteacutegrative de la sanction

Philippe Meirieu ajoute une autre fonction agrave la sanction elle serait laquo inteacutegrative par

excellence raquo (Meirieu 1991 pp 65-71) Qursquoest-ce agrave dire

Nous avons vu que P Meirieu oppose dressage (ou conformisation) et eacutemancipation

Concernant le dressage il estime que laquo la sanction peut apparaicirctre au fond comme le

prolongement naturel des exigences imposeacutees par la conception culturelle dominante de la vie

collective raquo Mais cette vue vaudrait aussi selon P Meirieu quand lrsquoautre laquo regravegle du jeu raquo

preacutevaut celle qui vise agrave stimuler lrsquoeacutenergie la curiositeacute et lrsquoinitiative Degraves lors laquo La sanction

sanctionne toujours lrsquoeacutecart agrave la norme admise raquo qursquoil y ait dressage ou eacuteleacutevation soumission

ou valorisation de lrsquooriginaliteacute toujours on sanctionnera les eacutelegraveves pour les conformer (mais

sans qursquoil y ait neacutecessairement de conformisme) agrave un ideacuteal viseacute Crsquoest en cela que la sanction

laquo est une fonction inteacutegrative par excellence raquo qursquoelle menace ou qursquoelle incite (laquo en espeacuterant

par lagrave faire entrer le reacutecalcitrant dans le rang raquo) elle est indispensable Elle serait le trait

drsquounion entre deux modegraveles normatifs que tout semble opposer elle serait le plus petit

deacutenominateur commun de lrsquoeacuteducation

Qursquoil y ait recours agrave la sanction dans le cadre du dressage cela se comprend bien la

conduite est corrigeacutee pour la soumettre Mais quel sens aurait une sanction lorsque la viseacutee

serait lrsquoeacutemancipation Quel sens y aurait-il agrave sanctionner dans un cadre laquo ougrave lrsquoon valoriserait

lrsquoexpression de lrsquooriginaliteacute de chacun ougrave lrsquoon consideacutererait lrsquoapathie comme un manque

drsquoeacutenergie de curiositeacute et drsquoinitiative raquo (Meirieu 1991 p 65) Srsquoagit-il de laquo faire entrer le

reacutecalcitrant dans le rang raquo Mais dans la viseacutee drsquoeacutemancipation il nrsquoy a plus de rang agrave la

laquo norme admise raquo agrave laquo la regravegle du jeu imposeacutee raquo se substitue lrsquoinvention axiologique On peut

forcer la soumission on ne saurait forcer lrsquoeacutemancipation mais seulement lrsquoinviter Le rocircle de

la sanction est donc de toute eacutevidence approprieacutee agrave la premiegravere et inapproprieacutee agrave la seconde

Il y a donc selon nous un paralogisme agrave penser la sanction comme instrument commun du

dressage et de lrsquoeacuteleacutevation la dissymeacutetrie des fins implique au contraire la dissymeacutetrie des

moyens

P Meirieu preacutesuppose qursquoun systegraveme qui vise lrsquoeacutemancipation doit sanctionner crsquoest

preacuteciseacutement ce qui est en question Cette ideacutee est drsquoautant plus probleacutematique qursquoon ne

saurait nier ainsi que lrsquoeacutecrit P Meirieu que laquo originellement [hellip] la sanction est bien un

instrument de conformisation raquo (1991) Comment cet instrument qui sert agrave creacuteer de la dociliteacute

pourrait-il produire son contraire Comment un proceacutedeacute qui vise agrave peiner pourrait-il servir agrave

171

autre chose qursquoagrave dresser Et pourtant P Meirieu ajoute comme une eacutevidence qui nous paraicirct

contredire toute lrsquohistoire non seulement de lrsquoeacuteducation mais aussi de la sanction peacutenale que

la sanction laquo srsquoest toujours voulue aussi et simultaneacutement [agrave la viseacutee de conformisation] un

moyen de promouvoir et de reconnaicirctre lrsquoeacutemergence drsquoune liberteacute raquo (1991) Pourquoi

sanctionner Pourquoi engendrer une peine Pourquoi faire souffrir Pour que la liberteacute

eacutemerge

La liberteacute apparaicirct donc comme lrsquoultime raison de lrsquoexpiation Elle peut apparaicirct comme

la justification de toutes les peines qursquoon peut commettre ndash un peu comme ceux qui disent (ou

pensent ) agrave la suite drsquoun chacirctiment que laquo crsquoest pour ton bien raquo (laquo signe de conviction que

lrsquoeacuteducateur a de la leacutegitimiteacute des normes sociales auxquelles il adhegravere raquo eacutecrit P Meirieu 1991)

Mais alors que cette conviction devrait ecirctre interrogeacutee agrave la faveur de la cruauteacute qursquoelle rend

possible (car que drsquohorreurs on peut commettre au nom des convictions) P Meirieu la leacutegitime

et la consacrehellip par la sanction preacuteciseacutement qui devient le moyen de refuser laquo le deacuteni de

leacutegitimiteacute de ses propres valeurs sociales et morales raquo drsquoaffirmer laquo son adulteacuteiteacute raquo

La sanction relais de la conviction de lrsquoeacuteducateur qui srsquoautorise du moyen de la

coercition (y compris pour eacutemanciper) pour imputer agrave lrsquoautre sa liberteacute Ou peut-ecirctre la

liberteacute preacutesupposeacute gracircce auquel on peut utiliser la coercition avec bonne conscience car elle

permet drsquoeacutemanciper La liberteacute alibi de toute peacutedopleacutegie pour peu que laquo lrsquoeacuteducateur raquo soit

convaincu qursquoil œuvre pour le bien de lrsquoenfant Agrave ce prix de nombreux ecirctres humains (et pas

que les enfants) preacutefeacutereraient qursquoon ne leur impute pas une liberteacute si douloureuse

Meacutefions-nous des convictions surtout de celles qui srsquoaccompagnent de la bonne

conscience elles sont les ennemis de la veacuteriteacute (plus encore que les mensonges eacutecrivait

Nietzsche) mais aussi de la morale (plus encore que la cruauteacute) Apprenons agrave ecirctre sceptiques

ainsi qursquoagrave voir dans le non-agir un autre agir

Certes laquo nous ne sommes pas des saints raquo eacutecrit P Meirieu mais ne trouvons pas dans

ce truisme un preacutetexte pour perseacuteveacuterer dans lrsquoillusion ou dans des pratiques qui nrsquoont drsquoautre

justification que leur histoire

Lrsquoimputation de la liberteacute alibi pour cette laquo scorie eacuteducative raquo sanctionner pour

soulager et laquo faciliter la vie de celui qui sanctionne raquo (Meirieu 1992 p 66) Et si la punition

nrsquoeacutetait pas tout entiegravere cette scorie et la fusion dont elle serait le reacutesidu ndash un miroir aux

alouettes

172

Lorsque P Meirieu eacutecrit enfin que laquo on sent bien au fond de nous-mecircme que la

sanction a un caractegravere ineacuteluctablement arbitraire raquo (1992 p 67) il ne prend pas suffisamment

acte de cette assertion Si lrsquoacte eacuteducatif devrait a minima eacuteviter de nuire qui ne voit qursquoon

devrait alors eacuteviter autant que possible de recourir agrave la sanction puisque preacuteciseacutement laquo nous

ne sommes pas Dieu raquo Lorsque le geste est toujours arbitraire et donc gros drsquoinjustice le

premier acte en direction de la justice nrsquoest-il pas de suspendre ce geste ndash au lieu drsquoen appeler

comme une incantation agrave sa laquo neacutecessiteacute raquo

Ce laquo malaise raquo et la laquo honte drsquoavoir puni raquo nous paraissent plus authentiquement

eacuteducatifs que la sanction consciente de son arbitraire Au lieu donc de preacutesupposer la

neacutecessiteacute de la sanction nous pensons qursquoil faut apprendre de ces eacutemotions qui indiquent qursquoagrave

lrsquoeacutechec du reacutesultat on risque drsquoajouter lrsquoeacutechec de la relation par la peine qursquoon inflige

Nous reviendrons sur la proposition de P Meirieu selon laquelle sanctionner engage

imputation et donc responsabilisation drsquoun sujet libre ndash dans une perspective critique ougrave les

concepts de laquo sujet raquo et de laquo liberteacute raquo seront soumis agrave un examen

173

5 Sanctionner pour dresser Le problegraveme de lrsquoefficaciteacute

Une des justifications de la sanction consiste agrave abandonner du moins atteacutenuer sa viseacutee

morale crsquoest la conduite du sujet qui inteacuteresse alors et non ce que le sujet vit ou ressent Ou

plutocirct ce que le sujet vit ou ressent nrsquoest pris en consideacuteration qursquoagrave la faveur du changement

de conduite qursquoon peut induire avec un systegraveme de punitionsreacutecompenses La teneur de ses

intentions compte pour rien

Dans cette optique lrsquoessentiel est alors de dresser si la perspective morale est

eacutevoqueacutee crsquoest dans le but de rendre ce dressage plus efficace encore et de suppleacuteer aux

deacuteficiences drsquoun controcircle purement externe Mais comme la morale est interpreacuteteacutee comme

une inteacuteriorisation des normales exteacuterieures on peut encore comprendre celle-ci comme la

reacutesultante drsquoune adaptation de lrsquoenvironnement qui a pour viseacutee drsquoinduire un certain genre de

conduite

Dans ce chapitre nous commencerons par eacutetudier les arguments utilitaristes Guyau

dans des pages lumineuses (La Morale anglaise contemporaine 1885 pp 195-367) que nous

avons syntheacutetiseacutees (Muller 2018 pp 89-109) estimait que lrsquoutilitarisme qui portait agrave lrsquoorigine

un projet moral a fini par abandonner cette cause au profit drsquoune preacutetention strictement

politique Si Bentham et Mill ambitionnaient drsquoameacuteliorer moralement les sujets les

contradictions de leurs propositions ne leur permettaient pas de produire autre chose que du

dressage lrsquoeacutechec de lrsquoutilitarisme en tant que theacuteorie morale eacutetait programmeacute

51 La justification utilitariste de la sanction

Quelle est la finaliteacute de lrsquoutilitarisme Procurer le bonheur du plus grand nombre

(greatest happiness principle) telle est lrsquoutiliteacute principe qui approuve ou deacutesapprouve toute

action quelle qursquoelle soit selon sa tendance apparente agrave augmenter ou diminuer le bonheur

du parti dont lrsquointeacuterecirct est en question Le bonheur est entendu en termes de plaisir et le plaisir

est chose drsquoapregraves lrsquoutilitarisme de Bentham quantifiable et comparable (on connaicirct la ceacutelegravebre

formule de Bentham laquo pushpin is as good as poetry raquo) John Stuart Mill tentera bien au

chapitre II de LrsquoUtilitarisme drsquoamender cette quantification des affects crsquoest ainsi qursquoil eacutecrit

au chapitre I de LrsquoUtilitarisme ce passage fameux laquo Il vaut mieux ecirctre un ecirctre humain

insatisfait qursquoun pourceau satisfait Socrate insatisfait qursquoun imbeacutecile satisfait Et si lrsquoimbeacutecile

ou le pourceau sont drsquoun avis diffeacuterent crsquoest parce qursquoils ne connaissent que leur version de la

174

question raquo (Mill 2012 p 37) Mais crsquoest au prix drsquoune inconseacutequence logique qui conduit Mill

agrave devoir renoncer au principe qui eacutenonce que laquo un vaut un raquo

511 Exposition critique du recours par Bentham agrave la sanction

Cette fin que se donne lrsquoutilitarisme (ou plutocirct cette double fin assurer le bonheur du

plus grand nombre faire coiumlncider lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu avec celui de la socieacuteteacute) reacutevegravele son

ambition agrave la mesure des moyens qursquoelle emploie Sa condition de possibiliteacute repose tout

entiegravere sur cette croyance les inteacuterecircts convergent naturellement Pour cela Bentham est

ameneacute agrave consideacuterer que lrsquoindividu normal est ameneacute sans srsquoappuyer sur un principe asceacutetique

agrave pouvoir naturellement renoncer agrave une partie de son inteacuterecirct dans lrsquointeacuterecirct drsquoautrui

Parcourons briegravevement cette reacuteponse telle que Guyau notamment lrsquoexpose de maniegravere

critique dans La Morale anglaise contemporaine (1885)

1 La premiegravere reacuteponse de Bentham engage un optimisme que la reacutealiteacute eacuteconomique

met agrave mal Bentham constate lrsquointerdeacutependance des inteacuterecircts il en induit leur convergence

Mais on peut nier cette induction que les inteacuterecircts des individus soient fortement entrelaceacutes

ne signifie nullement qursquoils sont identiques Rien nrsquoassure a priori que ce qui est

eacuteconomiquement avantageux agrave lrsquoun nrsquoest pas nuisible agrave lrsquoautre

2 La deuxiegraveme reacuteponse inteacuteresse clairement notre sujet il est celui de la contrainte

leacutegislative Si les inteacuterecircts divergent lrsquoEacutetat peut mettre en place un ensemble de regravegles qui

forceront les inteacuterecircts agrave coiumlncider mecircme lorsqursquoils divergent La critique de Guyau est radicale

et non sans raison la coercition ne relegraveve que du dressage de la puissance qursquoune volonteacute

eacutetrangegravere exerce sur une puissance exteacuterieure et ne pourra agrave ce titre jamais ecirctre pleinement

efficace Lrsquoeacuteconomie du pouvoir impose de nrsquoavoir pas toujours le glaive leveacute pour produire

lrsquoobeacuteissance ndash et en fait il ne srsquoagit que de soutirer des individus par cet affect triste qursquoest la

crainte lrsquoobeacuteissance servile et passive Guyau commente ainsi

Ceux qui sont les instruments de cette contrainte comme ceux qui en sont les

objets se deacuteroberont sans cesse agrave la main qui voudra srsquoen servir et se retourneront

contre elle En drsquoautres termes toute force physique est neacutecessairement impuissante

tyrannique agrave double fin et agrave double effet (Guyau 1885 p 285)

175

Si les punitions visent agrave laquo mater la sensibiliteacute raquo selon lrsquoexpression de G Compayre (citeacute

par Prairat 1999a p 47) elles finissent par terrasser la personnaliteacute

3 Le dernier argument mobiliseacute par Bentham est subtil il srsquoagit de la sympathie Agrave

force drsquoentrecroiser son inteacuterecirct avec autrui notre imagination devance cette coiumlncidence et

lrsquoappreacutehende comme certaine Agrave terme on nrsquoimagine plus jouir sans que lrsquoautre jouisse aussi

La sympathie creacutee ainsi une illusion favorable qui sera agrave mecircme de faire taire les divergences

reacuteelles la sympathie compense un eacutegoiumlsme pour ainsi dire axiomatique Mais Guyau remarque

que cette compensation buttera toujours contre ce qui fait le fond de la theacuteorie utilitariste

lrsquoeacutegoiumlsme de lrsquoindividu lorsqursquoil est lucide lui interdira toujours un sacrifice et srsquoil faut

lrsquoaveugler pour soutirer ce deacutesinteacuteressement il suffira drsquoeacuteclairer lrsquoindividu pour qursquoil se

recentre sur lui Lrsquoargument de Guyau peut ecirctre compris comme croisant deux traditions

argumentatives La premiegravere vient de Hume et de sa fiction du sensible knave (ou coquin

senseacute) supposons un eacutegoiumlste eacuteclaireacute confronteacute au systegraveme de sanction qursquoon lui preacutesente

comment reacuteagirait-il La seconde vient de Mill qui eacutecrit que laquo les associations entre les ideacutees

morales qui sont des creacuteations entiegraverement artificielles cegravedent graduellement agrave mesure que

la culture intellectuelle progresse agrave la force dissolvante de lrsquoanalyse raquo (Mill 2012 p 78)

Lrsquoanalyse opeacutereacutee par le sensible knave permet de deacutefaire toutes les associations artificielles et

de deacutejouer toutes les sanctions Lrsquoillusion de moraliteacute engendreacutee par la sanction pourra

toujours ecirctre dissipeacutee par un eacutegoiumlste intelligent qui saura lutter contre cette manipulation le

cynique obseacutedeacute par son inteacuterecirct pourra toujours deacutejouer cette hallucination qursquoon cherche agrave

introduire en lui agrave son insu

512 Exposition critique du recours agrave la sanction par Mill

John Stuart Mill est soucieux de ne pas reconduire les lacunes de la reacuteponse

benthamienne Si les inteacuterecircts ne coiumlncident pas naturellement on peut les faire converger

artificiellement Les chapitres II et III de LrsquoUtilitarisme consacrent une partie de leur

deacuteveloppement agrave cette probleacutematique

Le chapitre III de LrsquoUtilitarisme srsquointeacuteresse notamment agrave la laquo sanction ultime du

principe drsquoutiliteacute raquo La question laquo quelle est [l]a sanction [du principe drsquoutiliteacute] raquo devient ainsi

176

celle-ci laquo Quels sont les motifs drsquoy obeacuteir Et plus speacutecifiquement quelle est la source de

lrsquoobligation qursquoil entraicircne Drsquoougrave deacuterive sa force contraignante raquo (Mill 2012 p 69)

Cette force contraignante est de deux sortes elle est soit externe et relegraveve de

lrsquoorganisation sociale soit interne et relegraveve de lrsquoeacuteducation

La sanction externe

Concernant les sanctions externes Mill eacutecrit laquo Il srsquoagit de lrsquoespoir de plaire et la crainte

de deacuteplaire agrave nos semblables ou au Maicirctre de lrsquoUnivers accompagneacutes de la sympathie ou de

lrsquoaffection que nous avons pour eux ou de lrsquoamour et la crainte respectueuse que nous avons

pour Lui et qui nous poussent agrave faire sa volonteacute indeacutependamment des conseacutequences pour

notre eacutegoiumlsme raquo (2012 p 71) Il srsquoagit pour Mill de poser que ces sanctions qui valent dans

tous les systegravemes de morale peuvent eacutegalement valoir dans le systegraveme utilitariste laquo toute la

force des reacutecompenses et des peines externes raquo sont des ressources morales et constituent

des laquo motifs drsquoobeacuteissance raquo qui reacutevegravelent une conception de la morale comme simple

obeacuteissance

Les inteacuterecircts ne coiumlncident-ils pas spontaneacutement Changeons lrsquoorganisation sociale en

sorte que les individus nrsquoaient pas drsquoautre choix que drsquoallier leur bonheur laquoldquoTraite autrui

comme tu voudrais ecirctre traiteacute et aime ton prochain comme toi-mecircmerdquo En tant que moyen de

srsquoen rapprocher lrsquoutiliteacute recommanderait en premier lieu que les lois et les formes

drsquoorganisation sociale placent le bonheur ou (pour parler de maniegravere pratique) lrsquointeacuterecirct de

chaque individu autant que possible avec les inteacuterecircts du tout [hellip] raquo (Mill 2012 pp 50-51)

Cette reacuteponse qui nrsquoest pas sans rappeler celle de Bentham reacutevegravele cependant des

limites Car lrsquoenvie ne continuera-t-elle pas drsquoexister Si bien que le bonheur de lrsquoun pourra

toujours faire le malheur drsquoun autre Et peut-on du reste se satisfaire de contribuer au bien

collectif ndash nrsquoy a-t-il pas non seulement quelque naiumlveteacute mais aussi quelque danger agrave identifier

le bonheur individuel et le bonheur de la collectiviteacute de fondre le premier dans le second

Reste cette derniegravere difficulteacute les individus nrsquoagiront comme ils doivent agir que tant

que dure la contrainte avec ce qursquoelle requiert en termes de coucirct aussi bien dans la

surveillance que dans la sanction Peut-on vraiment contraindre durablement les individus agrave

promouvoir un bonheur collectif auquel ils nrsquoaspirent pas drsquoeux-mecircmes Si on veut que la

sanction preacutetende agrave une certaine efficaciteacute il faut lrsquointernaliser

177

La sanction interne

Concernant les sanctions internes il srsquoagit drsquo laquo un sentiment qui est preacutesent dans notre

propre esprit une douleur plus ou moins intense qui accompagne la violation du devoir

douleur qui chez ceux dont la moraliteacute a eacuteteacute eacuteduqueacutee comme il convient les conduit dans les

cas les plus graves agrave srsquoen deacutetourner comme drsquoune impossibiliteacute raquo (Mill 2012 p 72) Ce

laquo sentiment subjectif raquo constitue laquo la sanction ultime de toute moraliteacute raquo (2012 p 73) Si cette

sanction interne nrsquoa pas prise sur le sujet Mill considegravere qursquo laquo aucune morale drsquoaucune sorte

nrsquoa de prise si ce nrsquoest par les sanctions externes raquo Soit une sanction interne soit une sanction

externe la morale ne semble pas pouvoir eacutechapper agrave cette exigence de sanction

Ainsi la veacuteritable ressource de lrsquoutilitarisme est lrsquoeacuteducation Poursuivons lrsquoextrait initieacute

ci-dessus

[hellip] en second lieu que lrsquoeacuteducation et lrsquoopinion qui ont un tel pouvoir sur le

caractegravere humain utilisent ce pouvoir de faccedilon agrave eacutetablir dans lrsquoesprit de chaque individu

une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien du tout en particulier

entre son propre bonheur et la pratique des modes de conduite neacutegatifs et positifs

que la consideacuteration pour le bonheur universel prescrit afin que de cette maniegravere non

seulement il soit incapable de concevoir la possibiliteacute drsquoun bonheur pour lui-mecircme qui

srsquoaccorde avec une conduite opposeacutee au bien geacuteneacuteral mais encore qursquoexiste en

chaque individu une impulsion directe agrave promouvoir le bien geacuteneacuteral qui soit lrsquoun des

motifs habituels de lrsquoaction et que les sentiments qui lui sont relieacutes occupent une place

importante et eacuteminente dans lrsquoexistence sensible de chaque ecirctre humain (Mill 2012

p 73)

La puissance de lrsquoeacuteducation est drsquoapregraves John Stuart Mill agrave peu pregraves illimiteacutee lrsquoecirctre

humain est un mateacuteriau passif que lrsquoon peut modeler agrave sa guise

178

[la faculteacute morale] est [hellip] susceptible par une utilisation suffisante des

sanctions externes et par la force des premiegraveres affections drsquoecirctre cultiveacutee dans

presque nrsquoimporte quelle direction il nrsquoy a quasiment rien de si absurde ou nuisible

qursquoon ne puisse au moyen de ces influences imposer agrave lrsquoesprit humain avec toute

lrsquoautoriteacute de la conscience (Mill 2012 p 77)

Or lrsquoeacuteducation consiste agrave conditionner lrsquoindividu agrave agir pour le bien de la collectiviteacute

quand il croit agir pour son bien Il srsquoagit de susciter chez lui une illusion qui consiste agrave lui faire

croire qursquoil œuvre agrave son inteacuterecirct quand il se consacre en reacutealiteacute au bien social Lrsquoeacuteducation

consiste ainsi agrave creacuteer une forme de somnambulisme gracircce auquel le sujet ne pense plus par

lui-mecircme mais se trouve parfaitement adapteacute agrave la socieacuteteacute qui lrsquoeacuteduque Lrsquoindividu nrsquoest fait

que pour le social

Guyau condamne radicalement cette conception de lrsquoeacuteducation Eacuteduquer eacutecrit Guyau

qui pense agrave un ideacuteal drsquoeacuteleacutevation crsquoest laquo la mise en possession de soi raquo crsquoest la personnaliteacute Or

lrsquoeacuteducation utilitaire ne vise rien drsquoautre que le dressage lrsquooriginaliteacute peut (et mecircme doit) ecirctre

sacrifieacutee au nom du bien social La volonteacute est briseacutee et toute spontaneacuteiteacute est eacutetouffeacutee

Voulant faire de lrsquohomme un moyen en vue du bonheur social voulant le reacuteduire

au rang drsquoinstrument nos reacuteformateurs ne tardent pas agrave srsquoapercevoir que lrsquoinstrument

le meilleur dans certains cas crsquoest celui qui pense et veut le moins [hellip] Eacutelever de cette

maniegravere en derniegravere analyse ne serait-ce pas abaisser (Guyau 1885 p 318)

Pour Guyau lrsquoutilitarisme ne cherche pas agrave eacuteduquer un ecirctre pour lui-mecircme mais pour

lrsquoadapter agrave une fonction pour lrsquoemployer au bonheur collectif Le sujet agrave eacuteduquer nrsquoest plus

une fin il est un pur moyen ndash et Guyau estime que ce genre de dressage est propre agrave tous les

despotismes laquo Lagrave ougrave lrsquoindividualiteacute disparaicirct on ne tarde pas agrave voir apparaicirctre la servitude et

lrsquoabaissement moral engendre lrsquoabaissement politique qui lrsquoexploite et lrsquoaccroicirct encore raquo

(Guyau 1885 p 320) Lrsquoeacuteducation utilitariste en tant qursquoelle ne vise que le dressage de la

179

conduite aux deacutepens de lrsquoeacutepanouissement des faculteacutes (et de lrsquointelligence surtout) est en ce

sens totalitaire et dangereuse elle suspend le destin de lrsquoindividu au social Le paradoxe est

que lrsquoutilitarisme est une philosophie inspireacutee par la liberteacute ndash mais les moyens qursquoil preacuteconise

ne sauraient plus sucircrement contredire le projet drsquoeacutemancipation Lrsquoeacuteducation utilitaire

preacutesuppose et entretient la passiviteacute des ecirctres qursquoelle preacutetend eacuteduquer ce faisant elle ne

saurait srsquoeacutelever au-dessus du dressage

Il est eacutetonnant de voir Mill adheacuterer agrave la thegravese platonicienne drsquoune fonction expiatoire

de la sanction le profit pour un penseur utilitaire nrsquoest-ce pas toujours le plaisir Comment

pourrait-on dans ce systegraveme vouloir la souffrance vouloir le mal Si la sanction contredit

lrsquointeacuterecirct elle doit toujours apparaicirctre comme un mal et comme telle non deacutesirable La

sanction morale est impensable dans lrsquoutilitarisme Drsquoougrave le paradoxe eacutenonceacute par Guyau la

sanction morale ne peut exister et ecirctre efficace que si lrsquoagent moral nrsquoest pas utilitariste

La sanction ultime la conviction drsquoune diffeacuterenciation qualitative des plaisirs

Agrave dire vrai Mill ne reacuteduit pas la morale agrave ce double systegraveme de sanction (interne et

externe) la laquo sanction ultime raquo (2012 p 84) reacuteside dans la conviction que le sentiment moral

pour ceux qui le possegravedent laquo preacutesente tous les caractegraveres drsquoun sentiment naturel [qui se

manifeste] comme un attribut dont il serait facirccheux pour eux drsquoecirctre priveacutes raquo Autrement dit le

sentiment drsquoobligation est une source de jouissance dont la qualiteacute est pour ainsi dire

incommensurable aux jouissances purement sensibles et disons-le vulgaires

Certes il ne srsquoagit que drsquoune conviction crsquoest-agrave-dire une certitude subjective Mais elle

engage une thegravese des plus probleacutematiques pour lrsquoutilitarisme au seul critegravere de la quantiteacute

benthamien Mill ajoute un critegravere qualitatif qui permet de hieacuterarchiser les plaisirs selon une

axiologie qui relegraveve du teacutemoignage de ceux qui ont lrsquoexpeacuterience des deux Au nom de

lrsquoexpeacuterience Mill se croit donc autoriseacute de supposer une hieacuterarchie des plaisirs ougrave les

jouissances intellectuelles artistiques et morales vaudraient mieux que les volupteacutes purement

sensibles En drsquoautres termes pour celui qui a acceacutedeacute au plaisir de lrsquoobligation morale il ne fait

pas de doute que ce plaisir vaut davantage que la jouissance eacutegoiumlste

Toute la difficulteacute est que ce principe entre en contradiction avec lrsquoeacuteleacutement fondateur

de lrsquoutilitarisme agrave savoir que un vaut un La hieacuterarchie des plaisirs engage un aristocratisme

qui heurte lrsquoexigence drsquoeacutegaliteacute Alors que lrsquoutilitarisme se voulait non normatif il se voit avec

180

Mill teinteacute drsquoun preacutejugeacute axiologique impossible agrave justifier ndash quand bien mecircme Mill en appelle agrave

lrsquoexpeacuterience En teacutemoigne ce passage

[hellip] crsquoest un fait incontestable que ceux qui connaissent eacutegalement bien lrsquoun et

lrsquoautre modes de vie et sont eacutegalement capables de les appreacutecier et drsquoen tirer une

satisfaction accordent une preacutefeacuterence tregraves marqueacutee agrave celui qui fait appel agrave leur faculteacute

noble (Mill 2012 p 35)

Mais ce laquo fait incontestable raquo peut et doit logiquement ecirctre contesteacute Rien nrsquoassure

deacutejagrave que ces connaisseurs y aient une connaissance eacutegale des genres de plaisir ne pourrait-

on pas imaginer que crsquoest faute de pouvoir jouir de la volupteacute sensible qursquoon deacuteveloppe les

plaisirs dits laquo nobles raquo Peut-ecirctre somme toute ce sentiment nrsquoest-il qursquoune superstition neacutee

drsquoune eacuteducation tellement inteacuterioriseacutee qursquoon la croit naturelle De plus cette laquo preacutefeacuterence

tregraves marqueacutee raquo nrsquoest pas absolue puisque souvent un plaisir vulgaire est preacutefeacutereacute au plaisir

noble crsquoest bien la preuve que lrsquoargument de Mill est moins une preuve drsquoexpeacuterience qursquoun

jugement de valeur Enfin Mill eacutecrivait agrave la page preacuteceacutedente laquo Si de deux plaisirs il en est un

auquel tous ceux ou presque qui ont expeacuterimenteacute les deux accordent une nette preacutefeacuterence

[hellip] raquo ce laquo ou presque raquo est une entorse suppleacutementaire agrave lrsquoinduction empirique proposeacutee par

Mill De son propre aveu Mill reconnaicirct que les experts ne seraient pas unanimes Il srsquoagirait

donc seulement de la majoriteacute (tout hypotheacutetique ) drsquoune minoriteacute Autrement dit non

seulement ce ne sont pas tous les ecirctres qui ont expeacuterimenteacute les deux genres de plaisir qui

optent en faveur de lrsquoobligation non seulement ceux qui optent en faveur de lrsquoobligation ne

le font pas toujours loin srsquoen faut et rien nrsquoassure que ceux qui le font au moment ougrave ils le

font le font pour de solides raisons et qursquoils ne sont pas conditionneacutes par des associations

drsquoideacutees qui les trompent ultimement Crsquoest dire que la proposition de Mill est fragile et repose

davantage sur une conviction de son auteur que sur des arguments ou lrsquoexpeacuterience la sanction

ultime est peut-ecirctre lrsquoultime illusion

Reacutesumons-nous pour Mill pas de morale sans sanction mais la sanction mecircme

devient avec la sanction ultime celle du feeling une source de plaisir Toutefois rien ne

permet drsquoassurer que ce sentiment nrsquoest pas autre chose qursquoune hallucination (une conviction

181

inteacuterieure ou un preacutejugeacute ne prouvant eacutevidemment rien) et qursquoune analyse lucide de son

inteacuterecirct permettra de dissiper Autrement dit lrsquoutilitarisme ne pense la sanction que dans une

optique de dressage et ne peut guegravere susciter lrsquoobeacuteissance qursquoau deacutetriment de lrsquointeacuterecirct

sensible du sujet Ce dernier aura ainsi tout inteacuterecirct agrave reacutesister agrave cette eacuteducation qui vise

lrsquoemprise inteacuterieure

52 La fonction de protection la crainte

La sanction sociale devient alors le tout de la sanction en tant qursquoelle seule nrsquoest pas

teinteacutee drsquoimmoraliteacute ou de contradiction logique On sanctionne un sujet pour qursquoil ne nuise

pas agrave la collectiviteacute

Quel est le beacuteneacutefice de la sanction Au groupe la seacutecuriteacute mais au sanctionneacute Rien

semble-t-il Estime-t-on qursquoil a meacuteriteacute sa sanction On tombe dans lrsquoexpiation La sanction est

peut-ecirctre la condition de lrsquoeacuteducabiliteacute drsquoun groupe lorsqursquoun deacuteviant rend impossible cette

eacuteducation ndash mais le deacuteviant sanctionneacute est-il eacuteduqueacute pour autant Non il est dresseacute mais

non eacutemancipeacute

Lrsquoexclusion est la sanction sociale qui produit la protection du groupe avec le minimum

de souffrance on ne saurait preacutesumer de cruauteacute Elle est agrave ce titre la candidate au titre de

meilleure sanction sociale elle est sans doute la moins injuste Mais qui ne voit que lrsquoexclusion

est un renoncement agrave lrsquoeacuteducation On marginalise celui qursquoon exclut on le prive de ce dont

il aurait besoin davantage que les autres

Renonccedilons agrave lrsquoexclusion (version soft de la sanction) et incluons le chacirctiment (peine

sensible reacutegleacutee a priori par une loi) Qursquoy gagne-t-on Sur le moment de la frustration (nous

verrons si lrsquoeacuteducation doit poursuivre ce but de frustrer et pourquoi) apregraves coup du remords

(mais srsquoagit-il du remords comme aiguillon que nous avons eacutevoqueacute ) avant (qui est

ideacutealement le but viseacute la preacutevention) de la crainte La crainte est lrsquoopeacuterateur affectif qui guide

la conduite proscrit toute deacuteviance inhibe la conduite Qui ne voit pas cela qursquoil srsquoagit lagrave

uniquement de dressage

521 La proposition de Hobbes

La reacutefeacuterence philosophique majeure pour penser cet effet de la sanction est Hobbes

182

Le paradoxe eacutenonceacute par ce philosophe est que lrsquoespegravece humaine ne peut jamais ecirctre

plongeacutee que dans la crainte ndash crsquoest bien la crainte qui le domine agrave lrsquoeacutetat de nature et crsquoest

encore la crainte qui eacutetend son empire dans la socieacuteteacute civile Toutefois une crainte est

preacutefeacuterable agrave lrsquoautre nous allons voir pourquoi

Commenccedilons par la crainte agrave lrsquoeacutetat de nature elle est crainte de mort violente

Pourquoi Afin de le comprendre il faut consideacuterer que lrsquoeacutetat de nature est drsquoapregraves Hobbes

un eacutetat entropique qui roule vers le deacutesordre La faute nrsquoen revient pas agrave une nature humaine

vicieuse ou corrompue La raison en deacutecoule simplement de la nature du deacutesir humain Vivre

en effet crsquoest deacutesirer et le deacutesir dure aussi longtemps que dure la vie Or pour satisfaire son

deacutesir lrsquoecirctre humain cherche agrave accroicirctre la puissance dont il dispose Au chapitre XI du

Leacuteviathan Hobbes eacutecrit laquo je place au premier rang agrave titre de penchant universel de tout le

genre humain un deacutesir inquiet drsquoacqueacuterir puissance apregraves puissance deacutesir qui ne cesse

seulement qursquoagrave la mort raquo (2000 p 187) On le voit toute la reacuteponse de Hobbes repose sur

une anthropologie du deacutesir qui fait que tout ecirctre humain (enfants et adultes compris) vise

lrsquoaccroissement de sa puissance

Pourquoi le deacutesir est-il laquo inquiet raquo Parce qursquoagrave lrsquoeacutetat de nature regravegne lrsquoincertitude Mais

pourquoi y a-t-il incertitude La reacuteponse de Hobbes est tregraves surprenante parce qursquoagrave lrsquoeacutetat de

nature lrsquoeacutegaliteacute regravegne aussi au niveau des aptitudes du corps qursquoau niveau des faculteacutes de

lrsquoesprit Il y a drsquoabord une eacutegaliteacute effective de la puissance du corps dans la mesure ougrave nul ne

peut ecirctre assureacute de lrsquoemporter deacutefinitivement sur autrui pour satisfaire son deacutesir Hobbes eacutecrit

ainsi au chapitre XIII laquo en ce qui concerne la force du corps le plus faible a assez de force pour

tuer le plus fort soit par une manœuvre secregravete soit en srsquoalliant agrave drsquoautres qui sont avec lui

confronteacutes au mecircme danger raquo (2000 p 220) En effet chacun est vulneacuterable durant son

sommeil et le plus fort physiquement ne peut rien face agrave la deacutetermination du plus faible

Concernant les faculteacutes de lrsquoesprit personne ne se croit infeacuterieur agrave autrui tout un chacun est

marqueacute par une vaniteacute telle qursquoil se prend pour la mesure mecircme du bon sens Crsquoest la vaniteacute

surtout qui rend les hommes si eacutegaux et qui produit cette laquo eacutegaliteacute dans lrsquoespeacuterance que nous

avons de parvenir agrave nos fins raquo (2000) Degraves lors on comprend comment lrsquoeacutegaliteacute peut produire

de lrsquoincertitude pour peu qursquoun mecircme objet soit convoiteacute par plusieurs srsquoobserve une

concurrence des deacutesirs agrave la hauteur de lrsquoespeacuterance que chacun a de pouvoir se procurer lrsquoobjet

en question Toutes les puissances sont alors engageacutees rendant la situation explosive puisque

personne en raison de sa vaniteacute ne souhaitera renoncer Aussi Hobbes repegravere trois causes de

183

guerre La compeacutetition la recherche du profit est la premiegravere cause de conflit Fort

logiquement la deacutefiance qui nous pousse agrave rechercher la seacutecuriteacute en constitue une seconde

on se meacutefiera drsquoautrui on cherchera donc preacuteventivement agrave srsquoen rendre maicirctre Il en

demeure une troisiegraveme cause de discorde qui a trait agrave la reacuteputation la gloire Puisque laquo la

reacuteputation de puissance est puissance raquo (2000 p 171) lrsquoimage qursquoon renvoie devient cruciale

Lrsquoeacutetat de nature est un eacutetat de droit ougrave chacun a la puissance de tout faire pour se

conserver Le paradoxe est que la mise en œuvre de ces moyens (rationnels individuellement)

produit une situation conflictuelle (irrationnelle globalement) Le moyen spontaneacute de se

conserver est contraire agrave sa conservation Lrsquoeacutetat de nature est un eacutetat de guerre (homo homini

lupus) car lrsquohomme est un eacutegoiumlste rationnel et non un ecirctre animeacute par une sociabiliteacute naturelle

La conseacutequence est que la violence ne peut que deacutecouler de cette eacuteconomie des affects

violence pour se rendre maicirctre drsquoautrui et de ses biens violence pour se deacutefendre violence

laquo pour des deacutetails raquo laquo un mot un sourire une opinion diffeacuterente et tout autre signe qui les

sous-estime raquo (2000 p 224) Aucune entreprise durable ne peut ecirctre envisageacutee cette

situation est un eacutetat de guerre potentielle ndash non pas neacutecessairement une guerre deacuteclareacutee mais

une laquo disposition reconnue au combat pendant tout ce temps qursquoil nrsquoy a pas drsquoassurance du

contraire raquo (2000 p 225) Lrsquoincertitude de lrsquoeacutetat de nature entraicircne donc une crainte

geacuteneacuteraliseacutee celle drsquoune mort violente dans une condition qui est celle drsquoune guerre de tous

contre tous bellum omnium contra omnes Cet eacutetat reconnaicirct Hobbes nrsquoa peut-ecirctre jamais

existeacute comme tel il est cette situation limite vers laquelle tend lrsquohumaniteacute tant qursquoun pouvoir

souverain ne contraint pas les individus Dans ce triste eacutetat laquo il regravegne une peur permanente

un danger de mort violente La vie humaine est solitaire miseacuterable dangereuse animale et

bregraveve raquo (2000 p 225) Lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de nature nrsquoest qursquoun animal craintif contrarieacute dans

son deacutesir de seacutecuriteacute Aussi la chose la plus raisonnable au monde consiste agrave vouloir sortir de

cet eacutetat lamentable

Au fond tout le malheur de la condition humaine agrave lrsquoeacutetat de nature reacuteside dans la liberteacute

de lrsquoindividu qui nrsquoest limiteacutee que par sa puissance Freud comme nous le verrons ne dira pas

autre chose dans Malaise dans la culture la liberteacute nrsquoest pas un bien de culture mais bien de

nature et elle est puissance potentiellement agressive Tant que lrsquoindividu se donnera un

pouvoir illimiteacute sur toute chose il constituera toujours une menace pour autrui qui srsquoen

deacutefiera La raison prescrit donc que lrsquoindividu renonce agrave ce droit mais si autrui nrsquoy renonce

pas en mecircme temps il serait irrationnel de se livrer agrave autrui On ne sort pas de lrsquoincertitude si

184

facilement Il faudrait qursquoune puissance supeacuterieure me garantisse que lrsquoautre limite sa liberteacute

or cette puissance ne peut eacutemerger que si chacun y a deacutejagrave renonceacute On ne peut sortir de lrsquoeacutetat

de nature qursquoagrave condition drsquoen ecirctre deacutejagrave sorti on ne met fin agrave lrsquoincertitude qursquoen preacutesupposant

y avoir deacutejagrave mis un terme

Le paradoxe est particuliegraverement visible dans la preacutesentation que fait Hobbes de ce

qursquoil nomme les laquo lois naturelles raquo ce sont des theacuteoregravemes de la raison qui eacutenoncent des

principes qui interdisent de faire ce qui nuit agrave sa conservation et permettent ainsi de

maximiser ses chances de survie Premier loi de la raison laquo chercher la paix et la maintenir raquo

agrave deacutefaut de paix laquo nous deacutefendre nous-mecircme par tous les moyens raquo Or la condition de la paix

est que chacun abandonne son droit sur toute chose telle est la seconde loi de la raison Cet

abandon ou transfert de droit ne peut passer que par un contrat mais qursquoest-ce qui agrave lrsquoeacutetat

de nature oblige agrave tenir son engagement Troisiegraveme loi de la raison il faut exeacutecuter les

conventions qursquoon a faites On voit les conditions srsquoenchaicircner se suspendre lrsquoune agrave lrsquoautre

sans qursquoaucune ne soit ferme et eacutetablie laquo Il srsquoagit agrave chaque fois de poser moralement un

principe qui est le moyen de lrsquoeffectiviteacute du principe preacuteceacutedent raquo eacutecrit ainsi Michel Malherbe

(Article Hobbes in Raynaud amp Rials 2003 p 323) Il faut un terme dernier pour mettre fin au

risque de reacutegression agrave lrsquoinfini

Ce terme dernier est politique instituer un pouvoir assez puissant qui garantira le

respect des conventions (troisiegraveme loi) qui permettra donc lrsquoautolimitation de la liberteacute de

chacun (seconde loi) et assurera la paix (premiegravere loi) Mais comment faire Comme creacuteer

lrsquoEacutetat artifice neacute de la raison humaine ndash reacuteducteur drsquoincertitude neacute pourtant drsquoun temps

drsquoincertitude Toute la difficulteacute est que lrsquoengagement que nous prenons avec lrsquoautre nrsquoa de

valeur que si lrsquoautre respecte aussi son engagement Or qursquoest-ce qui mrsquoassure que lrsquoautre nrsquoest

pas un insenseacute qui tentera de me subjuguer au moment mecircme ougrave je deacutepose les armes pour

coopeacuterer Comment faire confiance agrave un autre dont je ne peux jamais connaicirctre lrsquointention

On voit le paradoxe si je suis rationnel mais que je soupccedilonne lrsquoautre de pouvoir ecirctre insenseacute

je me conduirais moi-mecircme comme un insenseacute La crainte telle une croyance autoreacutealisatrice

engendre son propre objet On retrouve ici un des paradoxes eacutenonceacute dans le dilemme du

prisonnier en lrsquoabsence de communication et surtout de confiance les deacutecisions prises

isoleacutement conduisent agrave la pire situation geacuteneacuterale Car la confiance voilagrave la difficulteacute se perd

mais ne se gagne pas la promesse lorsque la confiance nrsquoest pas deacutejagrave lagrave est toujours vaine Il

185

y a comme un eacutechec programmeacute de lrsquoobligation agrave exeacutecution diffeacutereacutee qui repose sur une

confiance que rien ne fonde Il faut une contrainte

Il est inteacuteressant de noter que ce problegraveme est si deacutelicat que Hobbes a reacuteviseacute sa reacuteponse

agrave plusieurs reprises Michel Malherbe expose avec une grande clarteacute lrsquoeacutevolution de la penseacutee

hobbeacutesienne sur ce point (Raynaud amp Rials 2003 p 325) que nous ne retracerons pas ici Sans

rentrer donc dans le deacutetail de la reacuteponse de Hobbes nous dirons que crsquoest dans le Leacuteviathan

que la solution devient pleinement satisfaisante drsquoun point de vue logique Les notions de

personne et de repreacutesentation y sont essentielles En latin la personne est le personnage de

theacuteacirctre la personne en repreacutesente une autre dans ses actes et paroles Il y a donc la personne

naturelle qui parle et agit par elle-mecircme et la personne artificielle quand elle parle et agit agrave

la place drsquoun autre et agrave supposer que cet autre lrsquoait autoriseacute agrave agir et parler agrave sa place En cas

drsquoautorisation la personne artificielle sera lrsquoacteur mais la personne repreacutesenteacutee demeure

lrsquoauteur des actions et paroles ndash et ce que fait et dit lrsquoacteur pourra ecirctre imputeacute agrave lrsquoauteur Le

sujet est cause morale quand le Souverain est cause physique en tant qursquoil repreacutesente les

droits du sujet le transfert de droit nrsquoest pas lrsquoabandon de tous les droits mais lrsquoabandon du

droit de se gouverner soi-mecircme Voilagrave donc ce que lrsquoautorisation permet de penser

[hellip] une uniteacute reacuteelle de tous en une seule et mecircme personne uniteacute reacutealiseacutee par

une convention de chacun avec chacun passeacutee de telle sorte que crsquoest comme si chacun

disait agrave chacun jrsquoautorise cet homme ou cette assembleacutee et je lui abandonne mon

droit de me gouverner moi-mecircme agrave condition que tu lui abandonnes ton droit et que

tu autorises toutes ses actions de la mecircme maniegravere (Hobbes 2000 p 288)

Lrsquoengagement aupregraves des autres au profit drsquoun tiers sans contre-partie est donc celui

drsquoune autorisation autorisation agrave se soumettre agrave une volonteacute qui sera donc la sienne Obeacuteir au

souverain crsquoest obeacuteir agrave des lois dont on se reconnaicirct lrsquoauteur Lrsquoautoriteacute crsquoest donc autoriser

un tiers agrave me repreacutesenter en qualiteacute de personne artificielle et crsquoest ce tiers qui assure lrsquouniteacute

de la pluraliteacute Le Souverain ainsi creacuteeacute est libre absolu et garantit lrsquoexeacutecution de tous les

contrats ndash y compris lui-mecircme Tel est le tour de force de la proposition hobbesienne le

186

souverain se fonde lui-mecircme il garantit laquo sa propre condition de reacutealiteacute raquo selon lrsquoexpression

de Malherbe il est causa sui

Il est remarquable que lrsquoopeacuterateur de pacification ne soit pas la raison elle-mecircme

impuissante agrave obliger en situation drsquoincertitude mais un affect la crainte contrainte suprecircme

que mecircme lrsquoinsenseacute souffrant de myopie rationnelle eacuteprouve Cette puissance qui plane au-

dessus des hommes tel un dieu mortel les maintient encore dans une situation drsquoeacutegaliteacute

mais agrave la guerre de lrsquoeacutetat de nature se trouve substitueacutee la paix de lrsquoeacutetat civil agrave la crainte drsquoune

mort violente succegravede la crainte de deacutesobeacuteir agrave cet homme artificiel qursquoest le souverain agrave

lrsquoirrationaliteacute de la conduite agrave lrsquoeacutetat de nature qui consiste agrave accumuler de la puissance la

rationaliteacute drsquoune autolimitation prend la relegraveve Hobbes eacutecrit ainsi

Le but des humains (lesquels aiment naturellement la liberteacute et avoir de

lrsquoautoriteacute sur les autres) en srsquoimposant agrave eux-mecircmes cette restriction (par laquelle on

les voit vivre dans lrsquoEacutetat) est la preacutevoyance qui leur assure leur propre preacuteservation et

plus de satisfaction dans la vie autrement dit de sortir de ce miseacuterable eacutetat de guerre

qui est comme on lrsquoa montreacute une conseacutequence neacutecessaire des passions naturelles qui

animent les humains quand il nrsquoy a pas de puissance visible pour les maintenir en

respect et pour qursquoils se tiennent agrave lrsquoexeacutecution de leurs engagements contractuels par

peur du chacirctiment (Hobbes 2000 pp 281-282)

On voit ainsi le paradoxe de la condition humaine il est impossible drsquoeacutechapper agrave la

crainte mecircme si une crainte est preacutefeacuterable agrave une autre La crainte civile qui est crainte de la

loi ne fait que limiter ma puissance mais cette limitation qui affecte tout un chacun garantit

ma seacutecuriteacute Ainsi au nom de la seacutecuriteacute la logique passionnelle exige de renoncer agrave la liberteacute

individuelle La crainte de la loi est un opeacuterateur de rationalisation de la conduite qui nrsquoa pas

besoin de supposer la raison chez les ecirctres qursquoelle soumet

187

522 Examen critique

La reacuteponse de Hobbes est fameuse et on ne peut qursquoadmirer sa rigueur Toutefois

cette proposition nrsquoen demeure pas moins tregraves contestable aussi bien dans ses conclusions

que dans ses preacutemisses

Commenccedilons par la conclusion Que vaut la paix assureacutee par lrsquoautoriteacute civile et la

crainte de la loi Que vaut une telle existence celle drsquoun animal en cage qui nrsquoa de droit que

celui drsquoexister De la paix imposeacutee par le despotisme de la crainte Montesquieu eacutecrivait dans

LlsquoEsprit des lois laquo Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte le but en est

la tranquilliteacute mais ce nrsquoest point une paix crsquoest le silence de ces villes que lrsquoennemi est precirct

drsquooccuper raquo (Montesquieu 1993 p 186) Une telle paix est une lente mort ndash et la sanction qui

ne se legraveve que pour dresser le sujet pour le plonger dans lrsquoangoisse de la transgression est-elle

autre chose que cette mort lente Agrave lrsquoinstar du despotisme (Montesquieu 1993 p 190) la

sanction produit le regravegne de lrsquouniforme les diffeacuterences sont comme gommeacutees Qui

souhaiterait vivre ainsi Pour contester lrsquoideacutee que la tranquilliteacute constitue la fin du vivre-

ensemble Rousseau eacutecrivait laquo on vit tranquille aussi dans les cachots en est-ce assez pour

srsquoy trouver bien raquo (Rousseau 1971a p 520)

De plus pour que la sanction produise son effet il faut srsquoassurer que celui qui lrsquoapplique

soit juste Que vaut sinon pour celui qui la vit une seacutecuriteacute soumise au caprice et agrave lrsquoarbitraire

drsquoun ecirctre vivant dans lrsquoimpuniteacute La justice de lrsquoautoriteacute doit ecirctre assureacutee ce que la theacuteorie

de Hobbes ne permet pas de comprendre puisque la justice est pour lui pure artifice

Rousseau utilisait une analogie remarquable pour exprimer cette ideacutee laquo Les Grecs enfermeacutes

dans lantre du Cyclope y vivaient tranquilles en attendant que leur tour vicircnt decirctre deacutevoreacutes raquo

(Rousseau 1971a p 520) Si lrsquoautoriteacute est un Polyphegraveme la crainte armera toujours un Ulysse

contre elle πολυτρόπος qui eacutemergera pour ruser et terrasser lrsquoauteur de la crainte La

consolation qui consiste agrave se dire que laquo ce pourrait ecirctre pire raquo ne dure qursquoun temps il faut agrave

partir drsquoun moment promouvoir la vie pour elle-mecircme et non se contenter de survivre

Passons aux preacutemisses Crsquoest Rousseau qui le mieux a repeacutereacute dans lrsquoargumentation de

Hobbes le diallegravele de son anthropologie La critique est de nature meacutethodologique et constitue

agrave ce titre une objection deacutecisive indeacutependante des propositions positives de Rousseau

Hobbes en effet projette dans lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature des ideacutees et sentiments qui sont

neacutes dans la socieacuteteacute Il projette sur lrsquoessence de lrsquohomme des deacutefauts et des qualiteacutes qursquoil nrsquoa

fait qursquoacqueacuterir dans lrsquohistoire Voilagrave pourquoi Rousseau commence au deacutebut de son Discours

188

par laquo eacutecarter tous les faits raquo car laquo ils ne touchent point agrave la question raquo de la nature humaine

Lrsquoexpression laquo tous les faits raquo signifie tous les faits actuels lrsquohumaniteacute drsquoaujourdrsquohui qui nrsquoa

pas toujours eacuteteacute ce qursquoelle est deacutesormais Lrsquohistoire ce sont les mille et une faccedilons dont

lrsquohomme se fait et se deacutefait Celui qui prend lrsquohomme pour une reacutealiteacute eacuteternelle ne comprend

pas que lrsquohomme tel qursquoon lrsquoobserve aujourdrsquohui est le fruit drsquoun procegraves crsquoest un devenu et

non pas un ecirctre immuable Pour Rousseau lrsquoeacutetat de nature dont parle Hobbes est deacutejagrave un eacutetat

social En effet dans sa description de lrsquoeacutetat de nature Hobbes eacutevoque lrsquoexistence de factions

crsquoest donc qursquoil y a des alliances or comment pourrait-il y en avoir srsquoil nrsquoy avait pas deacutejagrave le

langage reacutealiteacute sociale par excellence De mecircme Hobbes deacutecrit des hommes qui sont

ambitieux et pour qui la reacuteputation constitue un vecteur de puissance mais lrsquoambition et la

reacuteputation nrsquoont-elles pas de valeur qursquoau sein de socieacuteteacutes deacutejagrave constitueacutees De mecircme agrave lrsquoeacutetat

de nature eacutecrit Hobbes la rationaliteacute de lrsquohomme srsquoexerce quoiqursquoelle soit limiteacutee ndash mais

imagine-t-on lrsquoecirctre humain srsquoadonner spontaneacutement au calcul des conseacutequences et sans y

avoir eacuteteacute formeacute Toutes ces proprieacuteteacutes (langage alliances ambition raison) sont culturelles

et non pas naturelles Hobbes aurait confondu ainsi ce qui est essentiel avec ce qui est

accidentel Voilagrave pourquoi Rousseau peut eacutecrire dans le Second Discours que laquo crsquoest agrave force

drsquoeacutetudier lrsquohomme que nous nous sommes mis hors drsquoeacutetat de le connaicirctre raquo (1971a p 209)

on parle de lrsquohomme drsquoune culture donneacutee en croyant parler de lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature

on prend une eacutevidence pour une veacuteriteacute quand la veacuteriteacute exige de se deacuteprendre des eacutevidences

Pour le dire drsquoune maniegravere plus saisissante Hobbes ne fait que retrouver dans ses conclusions

(la neacutecessiteacute de la crainte lieacutee agrave la menace de la loi) les conseacutequences de ce qursquoil avait deacuteposeacute

implicitement dans ses hypothegraveses agrave titre drsquoeacutevidence (le pessimisme anthropologique qui

conduirait naturellement lrsquohomme agrave accroicirctre sa puissance et donc agrave ecirctre agressif)

De mecircme qursquoon ne fait pas de science (exacte) sans supposer une forme de

meacutetaphysique (a minima ce que Kant nomme une analytique de lrsquoentendement portant sur

les conditions de possibiliteacute du savoir humain et par conseacutequent sur ses limites) de mecircme on

ne saurait faire de politique de morale ou drsquoeacuteducation sans engager une reacuteflexion de nature

anthropologique Au fond sans doute Kant a-t-il raison lorsqursquoil articule toutes les questions

de la philosophie agrave celle-ci qursquoest-ce que lrsquohomme

On peut ainsi contester lrsquoefficaciteacute drsquoune loi qui ne reposerait que sur la crainte Si

lrsquoindividu est eacutegoiumlste comme le considegraverent Hobbes Bentham et Mill la sanction (et la crainte

189

qursquoelle fait naicirctre) seront toujours combattus comme des obstacles La crainte creacutee

meacutecaniquement de la reacutesistance lrsquoautoriteacute qui sanctionne sera alors vue comme un ennemi

au lieu drsquoecirctre vue comme lrsquoautoriteacute meacutediatrice qui integravegre Il faudrait casser cet eacutegoiumlsme ce

qui nrsquoest possible qursquoavec du dressage Ou alors preacutesupposer la volonteacute de bien faire de se

racheter chez le sujet qursquoon souhaite inteacutegrer ndash mais alors pourquoi le sanctionner Pour que

le groupe accepte sa reacutehabilitation Lrsquoancien deacuteviant pourrait invoquer son remords Mais

pourquoi faudrait-il toujours payer de sa personne de sa souffrance La souffrance est-elle la

seule monnaie drsquoeacutechange creacutedible Est-elle un critegravere axiologique

Les sanctions srsquointegravegrent dans un systegraveme de contraintes qui creacuteeacute de lrsquoopportunisme

sans creacuteer aucune disposition morale authentique Nous avons analyseacute cette ideacutee qui est celle

de Guyau dans notre travail consacreacute agrave la morale de lrsquoauteur de lrsquoEsquisse Nous en proposons

ici un reacutesumeacute

La sanction est-elle efficace au point de vue de social Nrsquoy a-t-il pas toujours une

contradiction potentielle entre les inteacuterecircts de la socieacuteteacute lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu Non pas

reacutepond John Stuart Mill la crainte que fait peser la sanction est inteacutegreacutee dans le calcul de

lrsquointeacuterecirct du sujet Ainsi la sanction acquiert-elle une dimension preacuteventive et une efficaciteacute

sans remettre en question la toute-puissance de lrsquointeacuterecirct lequel se trouve modifieacute et non

supprimeacute Mais Guyau objecte que si la crainte peut contraindre forcer lrsquoindividu agrave se

soumettre elle ne lrsquoobligera pas inteacuterieurement quand la crainte cessera

Si je ne cesse pas de le craindre [le chacirctiment] je fais tous mes efforts pour

lrsquoeacuteluder et pour le fuir non pour eacuteviter et fuir lrsquoaction agrave laquelle il srsquoattache direz-vous

donc qursquoil a toujours la mecircme efficaciteacute Lorsque le chacirctiment mrsquoatteint malgreacute moi

je le subis physiquement mais je le repousse moralement il mrsquoirrite et mrsquoexaspegravere

Lrsquoesclave le plus frappeacute est le plus indocile il faut ecirctre libre et maicirctre de soi pour ecirctre

puni avec profit (Guyau 1885 p 365)

Il y a dans lrsquoargument de Guyau comme une reprise de lrsquoargument eacutenonceacute par Spinoza

dans le livre III de LrsquoEacutethique Les reacutegimes politiques qui srsquoappuient sur le ressort de la crainte

190

peuvent bien contraindre temporairement tant que dure la menace mais la crainte affect

neacutegatif qui provoque de la tristesse suscitera meacutecaniquement chez le sujet qui lrsquoeacuteprouve

lrsquoeffort pour contrer les causes de cette crainte Crsquoest ce qursquoon peut induire de la lecture de

ces passages

Proposition XII

LrsquoEsprit autant qursquoil peut srsquoefforce drsquoimaginer ce qui augmente ou aide la

puissance drsquoagit du corps [hellip]

Proposition XIII

Quand lrsquoEsprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance drsquoagir du Corps

il srsquoefforce autant qursquoil peut de se souvenir de choses qui en excluent lrsquoexistence [hellip]

Proposition XVIII

Lrsquohomme se trouve par lrsquoimage drsquoune chose passeacutee ou future affecteacute du mecircme

affect de Joie et de Tristesse que par lrsquoimage drsquoune chose preacutesente [hellip]

Proposition XIX

Qui imagine deacutetruit ce qursquoil aime sera triste et srsquoil lrsquoimagine conserveacute joyeux

[hellip]

Proposition XX

Qui imagine deacutetruit ce qursquoil a en haine sera joyeux

(Spinoza 1999 pp 225-237)

On voit combien la sanction sociale est condamneacutee agrave une efficaciteacute deacuterisoire non

seulement le sujet cherchera toujours agrave lrsquoesquiver mais la menace que la sanction fait planer

eacuteveillera toujours de la reacutevolte chez lrsquoindividu qui ne la verra que comme un obstacle La seule

sanction agrave laquelle Guyau semble conceacuteder de la pertinence est lrsquoexil ce qursquoil nomme du terme

191

bien malheureux de laquo deacuteportation raquo3 mais cette sanction ultime ne sonne-t-elle pas comme

un aveu drsquoimpuissance

En toute doctrine la socieacuteteacute peut exclure provisoirement de son sein le coupable

comme un ecirctre anti-social le releacuteguer mecircme deacutefinitivement dans quelque lieu de

deacuteportation mais il est difficile drsquoaller plus loin Une sanction sociale qui deacutepasserait

les limites drsquoune simple exclusion resterait toujours drsquoun point de vue absolu injuste agrave

lrsquoeacutegard drsquoun ecirctre irresponsable que lrsquointeacuterecirct entraine elle serait eacutegalement injuste agrave

lrsquoeacutegard drsquoun ecirctre libre qui ne reacutepondrait de sa conduite que devant sa conscience et

pourrait se reacutevolter contre tout chacirctiment venu du dehors (Guyau 1885 p 366)

Crsquoest cette impuissance de la sanction agrave pouvoir se saisir de la volonteacute du sujet qui

conduit Guyau agrave purger la morale de tout chacirctiment laquo Nous croyons que lrsquoideacutee de chacirctiment

drsquoexpiation imposeacutee est une de celles auxquelles la morale doit reacutesolument renoncer raquo (1885

p 366) De lrsquoilleacutegitimiteacute de la sanction naicirct donc son inefficaciteacute laquo de cette injustice essentielle

naicirctrait naturellement dans la pratique une inefficaciteacute relative punir ce nrsquoest pas

convaincre raquo (1885 p 366)

La seule sanction qui pourrait ne pas reconduire cet eacutecueil est la sanction que le

coupable srsquoinflige agrave lui-mecircme non pas comme geste imposeacute du dehors mais comme acte

choisi de plein greacute et donc leacutegitime agrave ses propres yeux ndash agrave la maniegravere dont les citoyens de

lrsquoantique Athegravenes srsquoinfligeaient eux-mecircmes le chacirctiment qui leur eacutetait soumis

Drsquoapregraves la loi atheacutenienne chaque coupable devait lui-mecircme proposer la peine

qursquoil jugeait proportionneacutee agrave sa faute crsquoest lagrave la sanction ideacuteale dont la socieacuteteacute reacuteelle

3 Le problegraveme est que Guyau ne preacutecise ce qursquoil entend par deacuteportation eacuteloignement geacuteographique supposons-noushellip mais pour aller ougrave Il ne srsquoagit pas drsquoenvoyer les criminels au bagne puisqursquoon sait que Guyau anticipe de maniegravere reacutealiste la fin du bagne ainsi que de maniegravere moins reacutealiste la fin de la prison Il ne srsquoagit pas non plus de les exterminer puisque Guyau est opposeacute agrave la peine de mort (on nrsquoen attend pas moins drsquoun auteur critique de la sanction) On peut supposer qursquoil srsquoagit drsquoun lieu eacuteloigneacute relativement deacutesert ougrave les criminels ne pourraient pas nuire agrave leurs semblables mais ne leur interdirait nullement de trouver une forme de bonheur

192

ira se rapprochant de plus en plus La sanction nrsquoexiste que lagrave ougrave le coupable lrsquoaccepte

bien plus la veut la fixe et lrsquoexerce lui-mecircme Je ne puis ecirctre puni dans toute la force

de ce mot que si crsquoest moi qui me punis (Guyau 1885 p 367)

On voit comment Guyau en eacutepousant la ligne argumentative utilitariste la retourne

contre elle-mecircme il nrsquoest de potentielle sanction morale efficace et leacutegitime que lrsquoauto-

sanction Tout autre sanction nrsquoest que dressage Reste agrave deacuteterminer si cette auto-sanction

mecircme nrsquoest pas encore probleacutematique

Autre difficulteacute de la sanction quant agrave sa fonction de protection si le but est de geacuteneacuterer

de la souffrance agrave tout le moins de susciter de la crainte drsquointimider de menacer il est difficile

de ne pas voir dans cette sanction protectrice un acte (agrave tout le moins une promesse) de

violence agrave lrsquoeacutegard de lrsquoinfracteur Un acte de violence reacutepond agrave un acte de violence Certes le

transgresseur a lrsquoinitiative de la violence mais on peut se demander srsquoil nrsquoy a pas un profond

paradoxe agrave reacutepondre sur un plan au fond similaire (celui de geacuteneacuterer du malaise) Si la question

peut agrave la limite ne pas se poser du point de vue de la justice peacutenale elle ne peut pas manquer

de se poser du point de vue eacuteducatif que dit-on lorsqursquoon sanctionne la violence par la

violence Lorsque le Talion est appliqueacute On ne pourra preacutetexter que lrsquoeacuteducateur est

seulement celui qui nrsquoa pas commenceacute (car cet argument nrsquoest jamais qursquoun enfantillage qui

ne fonde aucun droit) Ne rentre-t-on pas dans une probleacutematique de pouvoir Celui qui

sanctionne ne se discreacutedite-t-il pas ndash pour autant qursquoil cherche agrave eacutemanciper

53 La fonction mneacutesique

laquo Pourquoi la sanction raquo pourrait signifier laquo pourquoi (se) faire souffrir raquo

Une reacuteponse possible est proposeacutee par Nietzsche et reprise par Marcel Conche

Marcel Conche a eacutecrit dans Le Fondement de la morale

Pourquoi punir un enfant Pour qursquoil ne ldquorecommencerdquo pas pour qursquoil eacutevite la

faute agrave lrsquoavenir bref pour lui faccedilonner une meacutemoire Il est bon de faire souffrir si cela

193

permet drsquoeacuteviter de corriger lrsquoerrance de la volonteacute de forger une volonteacute forte crsquoest-

agrave-dire drsquoabord une volonteacute fondeacutee sur la meacutemoire (Conche 2003 p 124)

Crsquoest dire que sanction souffrance et meacutemoire semblent lieacutees Mais comment

Dans le deuxiegraveme traiteacute de la Geacuteneacutealogie de la morale Nietzsche comprend lrsquoecirctre

humain comme lrsquoanimal qui peut promettre (2000 p 118) Comment naicirct la responsabiliteacute

chez cet animal singuliegraverement oublieux (et lrsquooubli nrsquoest pas un deacuteficit de meacutemoire mais une

faculteacute active condition de santeacute morale) qursquoest lrsquohomme Nietzsche estime que cette

question est mecircme laquo le veacuteritable problegraveme de lrsquohomme raquo Comment est-on passeacute de cette

extraordinaire propension agrave lrsquooubli au sentiment de la responsabiliteacute agrave la conscience comme

instinct dominant

531 Chacirctiment et compensation

On connaicirct la reacuteponse de Nietzsche par des moyens mneacutemotechniques qui nrsquoont rien

de moraux ce qursquoil nomme la moraliteacute des mœurs cette longue peacuteriode de lrsquohistoire ougrave lrsquoecirctre

humain a eacuteteacute dresseacute afin drsquoecirctre rendu preacutevisible Et ce travail nrsquoaurait pas eacuteteacute possible sans

souffrance crsquoest cette derniegravere qui assure lrsquoincorporation laquo seul ce qui ne cesse de faire mal

reste dans la meacutemoire raquo laquo la douleur [est] lrsquoauxiliaire le plus puissant de la mneacutemotechnique raquo

(2000 pp 125-126) Toute discipline comme reacutesultat est donc le fruit drsquoune longue seacuterie de

chacirctiments qui nrsquoont pour drsquoautres fins que de soutenir cette meacutemoire si aiseacutement deacutefaillante

Ah la raison le seacuterieux la domination des affects toute cette teacuteneacutebreuse

affaire que lrsquoon appelle la reacuteflexion tous ces privilegraveges et ces attributs fastueux de

lrsquohomme qursquoil a fallu les payer cher que de sang et drsquohorreur au fond de toutes les

ldquobonnes chosesrdquo hellip (Nietzsche 2000 p 128)

Nietzsche on le voit charge le chacirctiment drsquoune fonction de reacutegulation

comportementale Le chacirctiment qui srsquoappuie sur la souffrance (on pourrait presque dire que

la souffrance est ce qursquoil y a drsquoessentiel dans le chacirctiment) dresse lrsquohomme et le rend preacutevisible

194

lagrave ougrave sa tendance deacutebonnaire agrave lrsquooubli le rendrait captif du preacutesent la socialisation est un

acquis tardif et nrsquoaurait pas eacuteteacute rendue possible sans cette longue seacuterie de chacirctiments qui ont

forgeacute la meacutemoire de lrsquohumaniteacute

Drsquoune toute autre maniegravere que Guyau Nietzsche retrace lrsquoorigine du sens du chacirctiment

et son eacutevolution Au deacutepart eacutetait la laquo dette raquo la relation entre creacuteancier et deacutebiteur Lors drsquoun

contrat le deacutebiteur srsquoengage agrave rembourser Or le meilleur gage consiste agrave payer de sa

personne si je ne peux rembourser je pourrais au moins souffrir Degraves lors lrsquohomme a appris

agrave mesurer il devenu lrsquoanimal eacutevaluateur par excellence Toute dette peut ecirctre compenseacutee par

de la souffrance le creacuteancier eacutetanche sa soif de puissance par la violence avec laquelle il se

paye en nature La compensation de la dette qui donne accegraves au titre de seigneur de maicirctre

consiste donc agrave pouvoir faire preuve de cruauteacute On fait donc mal pour le plaisir de faire mal

ou plutocirct pour la satisfaction que suscite chez celui qui inflige la souffrance le fait de faire

souffrir La cruauteacute est ce qursquoil a drsquoessentiel dans le chacirctiment agrave titre de compensation on se

rend maicirctre drsquoautrui Peu importe alors ce que lrsquoautre ressentait ou mecircme srsquoil eacutetait innocent

Il ne srsquoagit pas drsquoecirctre juste mais de se deacutedommager en donnant satisfaction agrave sa soif de

puissance La sanction (ou le chacirctiment) sont originellement des moyens de deacutecharger la

colegravere et de trouver compensation par la cruauteacute exerceacutee sur un ecirctre plus faible Nietzsche

au sect4 eacutecrit notamment ceci qui nous inteacuteresse au point haut point

Durant la plus longue peacuteriode de lrsquohistoire humaine on nrsquoa absolument pas

chacirctieacute parce que lrsquoon rendait lrsquoinstigateur responsable de son acte et donc certes pas

en preacutesupposant que le coupable et lui seul doit ecirctre chacirctieacute ndash mais au contraire

exactement comme les parents aujourdrsquohui encore chacirctient leurs enfants sous le

coup de la colegravere que suscite un dommage subi et que lrsquoon passe sur celui qui lrsquoa

provoqueacute ndash cette colegravere eacutetant toutefois limiteacutee et infleacutechie par lrsquoideacutee de que tout

dommage possegravede drsquoune maniegravere ou drsquoune autre son eacutequivalent et peut reacuteellement

ecirctre acquitteacute ne serait-ce qursquoau moyen drsquoune douleur infligeacutee agrave celui qui lrsquoa provoqueacute

(Nietzsche 2000 p 130)

195

Le chacirctiment qursquoon fait subir aux enfants serait ainsi dans la logique du chacirctiment

initial on se venge on deacutecharge son affect par un acte de cruauteacute qui ne regarde pas agrave la viseacutee

eacuteducative mais seulement au soulagement pulsionnel

Nrsquoy a-t-il pas de cette cruauteacute dans toute sanction qui rappelle la relation de

deacutependance la dette initiale qursquoon ne pourra compenser qursquoavec de la souffrance Telle est

la psychologie primitive qui drsquoapregraves Nietzsche explique la puissante tendance de lrsquoesprit

humain au chacirctiment Voir souffrir fait du bien faire souffrir procure davantage de bien

encore Ou plus succinctement encore il y a de la joie de la fecircte dans toute cruauteacute toute la

psychologie (primitive) de la sanction (du cocircteacute de celui qui la fait subir) se trouve renfermeacutee

dans cette assertion

532 Eacutevolution du chacirctiment

Mais eacutevidemment cette histoire nrsquoen reste pas lagrave De maniegravere tregraves fine Nietzsche

estime que lrsquohistoire de la culture (ou de la civilisation supeacuterieure) est lrsquohistoire de la

spiritualisation de cette cruauteacute laquo Presque tout ce que nous appelons ldquoculture supeacuterieurerdquo

repose sur la spiritualisation et lrsquoapprofondissement de la cruauteacute raquo (Nietzsche 2003 p 202)

La justice reacuteside aux origines dans la volonteacute de srsquoentendre entre puissances eacutegales

gracircce agrave une compensation (et de soumettre ceux qui sont moins puissants) la socieacuteteacute est le

creacuteancier ses sujets sont les deacutebiteurs Ces derniers jouissent drsquoavantages consideacuterables (la

seacutecuriteacute notamment) Le criminel devient un deacutebiteur non seulement il perd la jouissance des

droits qursquoil avait mais on lui fait sentir laquo ce que ces biens impliquent raquo Le criminel se met hors

socieacuteteacute il attire donc toutes les animositeacutes comme tout ennemi de ladite socieacuteteacute Il est un

ennemi et sera chacirctieacute comme tel Les instincts se deacutechaicircnent contre le criminel

Lorsque la socieacuteteacute srsquoagrandit sa puissance srsquoaccroicirct dans la mecircme mesure la faute

individuelle apparaicirct moins dangereuse et le criminel se trouve deacutefendu au sein de la socieacuteteacute

contre les tendances les plus agressives (notamment celles de la victime agresseacutee) On

commence agrave dissocier lrsquoacte de lrsquoacteur (cf notre distinction entre punition et sanction qui

serait ainsi une acquisition tardive de notre conception de la justice) on ne cherche plus agrave faire

souffrir pour souffrir (cf notre distinction entre chacirctiment ndashexemplairendash et punition) laquo Si la

puissance et la conscience de soi drsquoune communauteacute srsquoaccroissent le droit peacutenal ne cesse

eacutegalement de srsquoadoucir raquo (2000 p 146) Ainsi lrsquohumanisation de la justice est-elle correacuteleacutee agrave

196

la puissance de la socieacuteteacute qui lrsquoapplique plus la communauteacute est puissante plus elle peut

eacuteviter la sanction Et Nietzsche anticipe un tel sentiment de puissance qursquoil pourrait permettre

agrave la socieacuteteacute de ne plus sanctionner

Il ne serait pas impossible drsquoimaginer pour une socieacuteteacute une conscience de sa

puissance qui fasse qursquoelle serait en droit de srsquoaccorder le luxe le plus noble qui existe

pour elle ndash accorder lrsquoimpuniteacute agrave celui qui lui fait subir un dommage ldquoQue peuvent

bien mrsquoimporter mes parasites rdquo serait-elle alors en droit de deacuteclarer ldquoQursquoils vivent et

prospegraverent je suis bien assez forte pour me permettre cela rdquohellip (Nietzsche 2000 p

146)

La justice (ici entendue au sens de justice peacutenale) srsquoabolit elle-mecircme ndash telle est la gracircce

qui ressortit de la plus extrecircme puissance

On voit que la proposition nietzscheacuteenne est drsquoune grande richesse et drsquoune

incontestable feacuteconditeacute Le chacirctiment nrsquoest pas un bloc monolithique il remplit des fonctions

diverses qui ne srsquoeacutepuisent nullement dans la consideacuteration de sa genegravese (laquelle nrsquoest jamais

qursquoune genegravese possible rappelons-le) Nietzsche en dresse une liste non-exhaustive qui reacutevegravele

que la proceacutedure a engendreacute de nombreuses utiliteacutes

Le chacirctiment comme processus consistant agrave mettre hors drsquoeacutetat de nuire agrave

empecirccher la poursuite des dommages Le chacirctiment comme acquittement du

dommage aupregraves de qui en est victime sous une forme ou une autre (eacutegalement agrave

travers une compensation en affect) Le chacirctiment comme isolement drsquoun trouble

affectant un eacutequilibre pour empecirccher lrsquoextension de ce trouble Le chacirctiment comme

processus consistant agrave inspirer la peur agrave lrsquoeacutegard de ceux qui deacuteterminent et exeacutecutent

le chacirctiment Le chacirctiment comme espegravece de compensation pour les avantages dont

le criminel a beacuteneacuteficieacute jusque lagrave (par exemple lorsqursquoon lrsquoutilise comme esclave dans

197

une mine) Le chacirctiment comme eacutelimination drsquoun eacuteleacutement qui deacutegeacutenegravere (le cas eacutechant

drsquoune branche entiegravere comme le prescrit le droit chinois moyen par conseacutequent de

garder la race pure ou de fixer un type social) Le chacirctiment comme fecircte agrave savoir

comme deacutechaicircnement de violences et raillerie agrave lrsquoeacutegard drsquoun ennemi que lrsquoon a fini par

abattre Le chacirctiment comme processus consistant agrave fabriquer une meacutemoire soit pour

celui qui subit le chacirctiment ndash la soit-disant ldquoameacuteliorationrdquo soit pour les teacutemoins de

lrsquoexeacutecution Le chacirctiment comme regraveglement drsquohonoraires que se reacuteserve la puissance

qui protegravege lrsquoauteur du meacutefait des deacutebordements de la vengeance Le chacirctiment

comme compromis avec lrsquoeacutetat naturel de vengeance dans la mesure ougrave celui-ci

demeure maintenu par des ligneacutees puissantes et se trouve revendiqueacute comme un

privilegravege Le chacirctiment comme deacuteclaration de guerre et mesure de guerre agrave lrsquoencontre

drsquoun ennemi de la paix de la loi de lrsquoordre de lrsquoautoriteacute que lrsquoon combat comme

constituant un danger pour la communauteacute comme un ecirctre en rupture de contrat

relativement agrave ses preacutesupposeacutes comme un rebelle un traicirctre et un violateur de paix

avec des moyens comme en fournit preacuteciseacutement la guerre (Nietzsche 2000 p 158)

Il nous semble remarquable que dans toutes ces fonctions eacutenumeacutereacutees par Nietzsche il

en est une seule qui prenne en consideacuteration le point de vue du criminel celle qui consiste agrave

lui forger une meacutemoire Comme si en deacutepit de toutes ses mues fonctionnelles le chacirctiment

nrsquoavait quasi jamais eacuteteacute penseacute dans lrsquooptique de celui qursquoon condamne ndash quasi jamais dans une

optique eacuteducative On ajoutera que Nietzsche appelle laquo ameacutelioration raquo cette inculcation de la

meacutemoire

Il est remarquable que Nietzsche anticipe lrsquoavenir de la spiritualisation de la

justice comme lrsquoabolition de la justice peacutenale Lrsquoaccroissement de puissance finira par rendre

le chacirctiment superflu et par eacutevanouir le besoin de cruauteacute Une eacuteducation qui recourt donc au

chacirctiment (ou agrave sa version impersonnelle et plus mesureacutee la sanction) ne srsquoest pas encore

deacutepartie ni du besoin de cruauteacute ni nrsquoest arriveacutee agrave ce degreacute de puissance qui lui permettrait de

198

surmonter les outrages agrave son eacutegard Si donc nous ne parvenons pas agrave nous passer de la

sanction ce nrsquoest peut-ecirctre pas parce que celle-ci est neacutecessaire ndash mais parce qursquoil manque agrave

la communauteacute cet exceacutedent de puissance qui lui permettrait de faire face agrave la provocation et

qui eacutepargnerait des solutions qui engagent la souffrance du sujet

Enfin en prenant deacutesormais nos distances avec les analyses nietzscheacuteennes si on

considegravere que la sanction permet de forger la meacutemoire ne pourrait-on pas partir de ce dessein

(faire la meacutemoire) et se demander si on ne peut pas lrsquoatteindre par un autre moyen que la

souffrance Faut-il souffrir pour retenir Pour retenir vraiment Et pour faire sens Nous en

doutons si la souffrance est un moyen efficace pour forcer la meacutemoire pour la dresser elle

nrsquooffre guegravere de prise sur ce qui devrait ecirctre lrsquoobjet de lrsquoeacuteducateur le jugement qursquoil srsquoagit de

former et la qualiteacute de la personnaliteacute du sujet qursquoil srsquoagit drsquoeacutelever

Reacutesumons-nous Parmi les fonctions possibles du chacirctiment (qui deacutecante sous lrsquoeffet

de la spiritualisation de la justice en sanction) la seule qui ressemble agrave une utiliteacute eacuteducative

est la fonction mneacutesique Telle est lrsquoameacutelioration que propose le chacirctiment la souffrance a

permis au criminel au deacuteviant de se souvenir de ce qursquoil doit agrave la socieacuteteacute Inutile de rappeler

qursquoil srsquoagit plutocirct de dressage que drsquoeacuteleacutevation qursquoune meacutemoire pourrait certainement ecirctre

forgeacutee par un autre proceacutedeacute que la souffrance et que Nietzsche lui-mecircme admet la non-

neacutecessiteacute du chacirctiment dans le cas drsquoun surplus de puissance Autrement dit on sanctionne

drsquoautant plus qursquoon peut moins supporter et qursquoon exige comme compensation un peu de

souffrance ndash en raison de la psychologie primitive de lrsquohumaniteacute qui fait de la cruauteacute une joie

Peut-on deacutepasser cette psychologie primitive Peut-on faire une meacutemoire agrave celui qui

a fauteacute sans faire souffrir

533 Critique du lien chacirctiment ndash meacutemoire les effets du punishment

Nous voudrions proceacuteder agrave la critique de lrsquoideacutee selon laquelle on ne peut faire une

meacutemoire qursquoagrave la faveur drsquoun chacirctiment drsquoune sanction neacutegative qui engendre de la souffrance

On trouve une critique rigoureuse de la sanction punitive dans lrsquoouvrage de B F

Skinner Le terme punishment est traduit par le neacuteologisme punissement afin drsquoeacuteviter

laquo lrsquoappariement entre punition et infantile raquo (note drsquoAndreacute et Rose-Marie Gonthier-Werren p

175 In Press 2008) Il nous semble cependant que cette preacutecaution qui cherche agrave justifier ce

199

neacuteologisme est assez inutile dans la mesure ougrave il nrsquoest pas possible drsquoeacutechapper au verbe punir

(qui se trouve donc utiliseacute dans la traduction) lequel renvoie agrave la mecircme source de confusion

Ceci dit acceacutedons agrave la proposition des traducteurs et utilisons le terme de punissement pour

renvoyer agrave la sanction comprise comme opeacuterateur aversif de controcircle

Comment fonctionne le punissement Skinner propose de le comprendre comme un

renforceur (comme stimulus ce qui affermit une action qui preacutecegravede) Dans le cas du

punissement le renforceur peut ecirctre positif (le retrait affermit lrsquoaction qui le preacutecegravede ndash comme

retirer une friandise agrave un enfant) ou neacutegatif (la preacutesentation affermit lrsquoaction qui le preacutecegravede ndash

comme donner une gifle agrave un enfant) Lrsquoavantage de cette compreacutehension du punissement est

qursquoelle ne preacutejuge pas des effets laissant toute latitude agrave lrsquoexpeacuterience pour reacutepondre agrave cette

double question laquo quel est lrsquoeffet de retirer un renforceur positif ou de preacutesenter un neacutegatif raquo

(Skinner 2008 p 177)

Le premier effet du punissement ainsi compris est lieacute agrave la situation immeacutediate le

stimulus aversif engendre un comportement incompatible avec la conduite preacutealable qui cesse

en conseacutequence

Le deuxiegraveme effet du punissement est lieacute au conditionnement le comportement puni

devient la cause de stimuli conditionneacutes lesquels sont incompatibles avec le comportement

qursquoil srsquoagit de faire disparaicirctre Lorsque le punissement est seacutevegravere ils reacuteactivent des

preacutedispositions eacutemotionnelles sentiments de honte de culpabiliteacute ou sens du peacutecheacute Degraves lors

ce nrsquoest plus seulement quand lrsquoaction qursquoon cherche agrave faire disparaicirctre est exeacutecuteacutee que ces

sentiments eacutemergent mais lorsque lrsquooccasion de lrsquoaction se preacutesente Toutefois

lrsquoaffaiblissement de la reacuteponse punie nrsquoest pas deacutefinitif

Le troisiegraveme effet du punissement est le plus important Skinner le preacutesente ainsi

laquo Tout comportement qui reacuteduit cette stimulation aversive conditionneacutee sera renforceacute raquo

(Skinner 2008 p 180) Le sujet puni cherchera toujours agrave se deacutelivrer de la menace qui pegravese

sur lui tout ce qursquoil fera pour eacuteviter un punissement ulteacuterieur est renforceacute Et voici le

paradoxe lorsque la conduite concurrente a permis agrave plusieurs reprises drsquoeacuteviter le

punissement le renforceur neacutegatif tend agrave disparaicirctre la conduite concurrente qui est neacutee de

lrsquoeacutevitement nrsquoest plus renforceacutee laquo ce qui fait que lrsquoacte puni resurgit finalement raquo (Skinner

2008 p 181) Degraves que le punissement cesse la conduite qursquoil voulait affaiblir eacutemerge agrave

200

nouveau Autrement dit le punissement permet sans doute le changement de conduite ndash mais

ne permet pas de maintenir ce changement

Un punissement seacutevegravere est efficace agrave court terme la tendance agrave agir drsquoune certaine

maniegravere est immeacutediatement reacuteduite Crsquoest pourquoi drsquoapregraves Skinner lrsquoutilisation du

punissement est universelle laquo lrsquoeffet immeacutediat est suffisamment renforccedilant pour expliquer

cette pratique raquo (Skinner 2008 p 181) Mais supposons (comme on est en droit drsquoen douter)

un punissement efficace la conduite qursquoil affaiblit est souvent puissante et le punissement

suscite laquo les reacuteflexes caracteacuteristiques de la peur de lrsquoanxieacuteteacute et drsquoautres eacutemotions raquo Mais la

conduite concurrente peut aussi produire des sentiments de vengeance de colegravere agrave lrsquoeacutegard de

ce qui apparaicirct comme la contrainte geacuteneacuterative Ces eacutemotions eacutetant physiologiques

lrsquoorganisme doit les manifester Drsquoougrave le fait que le punissement peut faire naicirctre des eacutetats

eacutemotionnels agrave mecircme de laquo causer une maladie dite psychosomatique ou interfeacuterer dans la vie

quotidienne raquo

B F Skinner estime donc que le punishment est doueacute drsquoune efficaciteacute agrave tout le moins

douteuse Skinner eacutecrit notamment laquo Agrave long terme le punissement au contraire du

renforcement travaille au deacutetriment agrave la fois de lrsquoorganisme puni et de lrsquoagence punitive raquo

(2008) Les eacutemotions en effet qui eacutemergent des situations punitives sont neacutegatives fuite

vengeance angoisse La premiegravere raison tient agrave ceci il y a laquo une diffeacuterence entre lrsquoeffet

immeacutediat du punissement et son effet agrave long terme raquo ainsi que le montrent les expeacuteriences

avec les animaux Le punissement crsquoest un fait ne reacuteduit pas de faccedilon permanente une

tendance agrave agir Alors que le renforcement positif produit un effet durable le punissement

nrsquoengendre que des effets de court terme Il convient donc de noter que le punissement (ou

sanction neacutegative) nrsquoest pas le double en neacutegatif du renforcement (puisqursquo laquo il nrsquoagit pas par

soustraction de reacuteponses lagrave ougrave le renforcement les ajoute raquo Skinner 2008 p 177) Inutile de

souffrir pour modifier le comportement ou le controcircler le punissement est aussi inefficace agrave

long terme qursquoil est efficace agrave court terme et les dysfonctionnements qursquoil apporte sont autant

drsquoobstacles qursquoil faudra surmonter

Pour Skinner il srsquoagit bien de proposer une meacutethode de controcircle de la conduite Le

cadre est donc bien celui du dressage Mais il montre que mecircme dans ce cadre qui paraicirct

justifier la sanction cette derniegravere nrsquoa pas lrsquoefficaciteacute qursquoon lui reconnaicirct et que des substituts

au punissement sous la forme notamment de renforcement positif existent La sanction au

201

sens punitif du terme et sans lui adjoindre drsquoideacutee expiatrice nrsquoest pas cet incontournable

qursquoon croit mecircme lorsqursquoil srsquoagit de controcircler la conduite drsquoun sujet

54 La frustration constructrice Le point de vue de la psychanalyse

On pourrait nous faire lrsquoobjection suivante lrsquoobjet de la sanction nrsquoest pas de faire

souffrir mais plus modestement et plus humainement sans doute de geacuteneacuterer une frustration

Il nous faut distinguer deux formes de frustration La premiegravere serait en rapport avec

une sanction qui induit une frustration ponctuelle face agrave une tentative deacutetermineacutee de deacuteviance

(la frustration comme reacuteponse agrave une conduite) Mais on peut penser aussi une frustration qui

serait plus constitutive plus geacuteneacuterique qui ne srsquoappliquerait pas juste agrave une conduite deacuteviante

mais agrave la conduite en geacuteneacuteral en tant qursquoelle est tentation de transgression La frustration ne

serait plus alors accidentelle mais essentielle elle formerait le fond de lrsquoeacuteducation

LorsqursquoEirick Prairat eacutecrit que laquo Le ressort de la sanction eacuteducative est la frustration raquo

(2003a p 89) il ajoute que cette frustration peut ecirctre conccedilue comme laquo privation de lrsquoexercice

drsquoun droit raquo laquo priver le contrevenant des avantages de la communauteacute raquo afin de le ramener agrave

la reacutealiteacute celle de sa deacutependance Il srsquoagit ici drsquoune frustration ponctuelle penseacutee comme

peine a minima Preacutesenteacutee ainsi la sanction semble deacutepouilleacutee de ses attributs de cruauteacute la

sanction fonctionne agrave la maniegravere drsquoun rappel Mieux elle est laquo interpellation au sens fort du

terme (interpellare couper troubler deacuteranger) raquo (Prairat 2004 p 43) Si le droit consiste agrave

jouir drsquoune liberteacute octroyeacutee par lrsquoautoriteacute la sanction se ramegravene agrave la contrainte qui interdit de

faire usage dans une certaine mesure de sa puissance Cette proposition nous paraicirct tregraves

raisonnable en tant qursquoelle permet drsquoeacuteviter cet eacutecueil qursquoest lrsquohumiliation (crsquoest bien ainsi qursquoE

Prairat le preacutesente 2003a p 90) mais aussi en tant qursquoelle tend agrave minimiser la souffrance

infligeacutee au deacuteviant conformeacutement agrave cette eacutevolution de la sanction qui se spiritualise

(Nietzsche 2000 pp 145-146) et se conforme agrave la loi drsquoeacuteconomie de la force (Guyau 1985 p

185) Cette frustration cet inconfort ce sentiment de deacuteclassement vise agrave creacuteer ce sentiment

de remords que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute agrave mecircme de devenir un aiguillon qui opegravere une

transformation de la personne Mais mecircme avec cette version humaniseacutee de la sanction

demeure la question comment la frustration peut-elle permettre cette conversion La

geacutenegravere-t-elle automatiquement meacutecaniquement On peut en douter Cette frustration peut

tout agrave fait srsquointeacutegrer dans une logique utilitariste de calcul des pertes et profits des peines et

202

plaisirs ndash mais sort-on drsquoune logique heacutedoniste pour srsquoeacutelever agrave une logique morale (visant la

conversion) Autrement dit cette frustration ponctuelle comme rappel est assureacutement un

outil de dressage (via la sensibiliteacute) mais nrsquoest pas de maniegravere certaine un moyen drsquoeacuteleacutevation

(orienter diffeacuteremment la volonteacute)

Nous aimerions eacuteprouver cette thegravese de la neacutecessiteacute eacuteducative de la frustration dans

une logique qui deacutepasse le cadre eacutetroit deacutefini jusqursquoagrave preacutesent par E Prairat (celui drsquoune

sanction comme reacuteponse ponctuelle agrave une conduite deacuteviante) faut-il fondamentalement

frustrer lrsquoecirctre agrave eacuteduquer La frustration est-elle une eacutetape indispensable Si une reacuteponse

positive eacutetait faite agrave cette question on aurait la preuve que la sanction sous sa forme douce

est indispensable Comme crsquoest la psychanalyse qui a le mieux deacutefendu cette thegravese drsquoune

neacutecessiteacute de la frustration crsquoest la theacuteorie psychanalytique que nous utiliserons pour explorer

ce problegraveme

541 Le renoncement pulsionnel

La pulsion est caracteacuteriseacutee par Freud par une pousseacutee (laquo facteur moteur raquo) un but (la

satisfaction qui supprime lrsquoexcitation originaire) un objet (variable et ce par quoi la pulsion

peut atteindre son but) et une source (organique) (Freud 1986 p 18) Freud distingue deux

groupes de pulsions originaires les pulsions du moi (relatives agrave lrsquoauto-conservation) les

pulsions sexuelles (ou pulsions drsquoobjet) Ce sont ces derniegraveres qui ont commenceacute par inteacuteresser

Freud et auquel il applique le concept de destin la pulsion peut se renverser en son contraire

Ce renversement se peut faire par laquo retournement drsquoune pulsion de lrsquoactiviteacute agrave la passiviteacute raquo ndash

cas de lrsquoexhibitionnisme-voyeurisme ndash et par laquo le renversement du contenu raquo ndash cas de lrsquoamour

qui devient haine ndash (1986 p 25) se retourner sur la personne propre ecirctre refouleacutee ou

encore ecirctre sublimeacutee

Le refoulement est sur le plan du problegraveme de la culture le destin le plus inteacuteressant

il y a des pulsions qui rencontrent des reacutesistances lesquelles œuvrent agrave faire taire les

premiegraveres Tel est le laquo refoulement originaire raquo (1986 p 48) refus de prise en charge des

pulsions par la conscience La pulsion est refuseacutee mais ne cesse pas drsquoexister Le refoulement

est le processus par lequel les rejetons de la pulsion srsquoeacuteloignent du repreacutesentant refouleacute ndash en

203

sorte drsquoecirctre en lien avec la conscience La neacutevrose apparaicirct comme laquo issue entre lrsquointeacuterecirct de

lrsquoautopreacuteservation et les exigences de la libido raquo le moi a vaincu mais dans la souffrance

Or Freud estime dans Malaise dans la culture que le refoulement est une

conseacutequence ineacutevitable du deacuteveloppement de la culture laquo il est impossible de ne pas voir dans

quelle mesure la culture est eacutedifieacutee sur du renoncement pulsionnel agrave quel point elle

preacutesuppose preacuteciseacutement la non-satisfaction (reacutepression refoulement et quoi drsquoautre encore )

de puissantes pulsions raquo (1995 p 41) Le principe de plaisir doit se remodeler sous lrsquoinfluence

du monde exteacuterieur en principe plus humble le principe de reacutealiteacute

Mais ces pulsions auxquelles il faut renoncer ne sont pas seulement de nature

libidinale Freud estime qursquoil existe chez lrsquoecirctre humain un penchant agrave lrsquoagression Toutes les

pulsions ne sont pas de la mecircme espegravece Crsquoest cette pulsion drsquoagressiviteacute davantage que les

pulsions sexuelles qui cause lrsquohostiliteacute agrave la culture le renoncement pulsionnel est trop

important Le bonheur semble sacrifieacute Aussi lrsquohostiliteacute agrave la culture provient-elle davantage des

pulsions du moi que des pulsions libidinales Freud eacutecrit notamment laquo le penchant agrave lrsquoagression

est une preacutedisposition pulsionnelle originelle et autonome de lrsquohomme et je reviendrai agrave lrsquoideacutee

que la culture trouve en elle son obstacle le plus fort raquo (1995 p 64)

Cette pulsion drsquoagressiviteacute est cause du pessimisme de Freud Dans une page qui

rappelle eacutetrangement les analyses de Hobbes sur lrsquoeacutetat de nature Freud eacutecrit

Lrsquohomme nrsquoest pas un ecirctre doux en besoin drsquoamour qui serait tout au plus en

mesure de se deacutefendre quand il est attaqueacute mais qursquoau contraire il compte aussi agrave juste

titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une tregraves forte part de penchant agrave lrsquoagressiviteacute

En conseacutequence de quoi le prochain nrsquoest pas seulement pour lui une aide et un objet

sexuel possibles mais aussi une tentation celle de satisfaire sur lui son agression

drsquoexploiter sans deacutedommagement sa force de travail de lrsquoutiliser sexuellement sans

son consentement de srsquoapproprier ce qursquoil possegravede de lrsquohumilier de lui causer des

douleurs de le martyriser et de le tuer Homo homini lupus qui donc drsquoapregraves toutes

les expeacuteriences de la vie et de lrsquohistoire a le courage de contester cette maxime [hellip]

Dans ces circonstances qui lui sont favorables lorsque sont absentes les contre-forces

204

animiques qui drsquoordinaire lrsquoinhibent elle se manifeste drsquoailleurs spontaneacutement

deacutevoilant dans lrsquohomme la becircte sauvage agrave qui est eacutetrangegravere lrsquoideacutee de meacutenager sa

propre espegravece Lrsquoexistence de ce penchant agrave lrsquoagression que nous pouvons ressentir en

nous-mecircmes et preacutesupposons agrave bon droit chez lrsquoautre est le facteur qui perturbe notre

rapport au prochain et oblige la culture agrave la deacutepense qui est la sienne (Freud 1995

pp 53-54)

Freud oppose ainsi Eros laquo pulsion agrave conserver la substance vivante agrave la rassembler en

uniteacutes de plus en plus grandes raquo agrave la pulsion de mort laquo qui tend agrave dissoudre ces uniteacutes et agrave les

ramener agrave lrsquoeacutetat anorganique des primes origines raquo La pulsion drsquoagressiviteacute est donc agrave

comprendre comme manifestation de la pulsion de mort laquelle serait lieacutee aux pulsions du

moi

Comment la culture srsquoy prend-elle pour geacuterer cette agressiviteacute En introjectant

lrsquoagressiviteacute sur le moi propre

Lrsquoagression est introjecteacutee inteacuterioriseacutee mais agrave vrai dire renvoyeacutee lagrave drsquoougrave elle est

venue donc retourneacutee sur le moi propre Lagrave elle est prise en charge par une partie du

moi qui srsquooppose au reste du moi comme sur-moi et qui comme conscience morale

(Gewisen) exerce alors contre le moi cette mecircme seacutevegravere propension agrave lrsquoagression que

le moi aurait volontiers satisfaite sur drsquoautres individus eacutetrangers La tension entre le

surmoi seacutevegravere et le moi qui lui est soumis nous lrsquoappelons conscience de culpabiliteacute

elle se manifeste comme besoin de punition La culture maicirctrise donc le dangereux

plaisir-deacutesir drsquoagression de lrsquoindividu en affaiblissant ce dernier en le deacutesarmant et en

le faisant surveiller par une instance situeacutee agrave lrsquointeacuterieur de lui-mecircme comme par une

garnison occupant une ville conquise (Freud 1995 p 66)

205

Lrsquoeacutemergence du sentiment de culpabiliteacute est donc une condition sine qua non de la

culture Freud preacutecise la genegravese de ce sentiment il y a drsquoabord lrsquoangoisse devant la perte

drsquoamour angoisse sociale devant lrsquoautoriteacute qui impose un renoncement pulsionnel Mais crsquoest

au moment ougrave lrsquoautoriteacute est inteacuterioriseacutee sous forme drsquoun Surmoi qursquoapparaicirct la conscience

morale le sentiment de culpabiliteacute lrsquointention de transgresser et non lrsquoacte appelle seule le

besoin de punition La seacuteveacuteriteacute du surmoi laquo prolonge simplement la seacuteveacuteriteacute de lrsquoautoriteacute

externe qui est par elle relayeacutee et en partie remplaceacutee raquo (1995 p 71) La difficulteacute est que le

Surmoi est sadique agrave lrsquoeacutegard du moi agrave la menace exteacuterieure temporaire la culture a substitueacute

un malheur permanent

Ces analyses reacutevegravelent la dangerositeacute des pulsions lorsque laquo la personnaliteacute originaire

nrsquoest pas dompteacutee par la culture raquo (Freud 1995 p 39) ndash le terme de domptage renvoie tregraves

preacuteciseacutement agrave lrsquoideacutee de dressage Crsquoest dire que Freud manifeste la plus grande reacuteserve agrave

lrsquoeacutegard de la liberteacute individuelle qui nrsquoest pas selon lui laquo un bien de culture raquo Au deacutesir

drsquoagressiviteacute la culture doit reacutepondre par lrsquoangoisse ou bien angoisse sociale devant lrsquoautoriteacute

ou bien angoisse morale devant le Surmoi La frustration apparaicirct ineacutevitable pour que la culture

puisse poursuivre son œuvre sans elle la pulsion drsquoagressiviteacute lrsquoemporterait sur Eros et crsquoest

ce combat entre pulsion de vie et pulsion de mort qui se joue dans lrsquoeacuteducation penseacutee comme

inteacuteriorisation des interdits Toute la difficulteacute consiste agrave eacuteviter que le moi du sujet eacuteduqueacute ne

soit eacutecraseacute par son Surmoi mais il faut aussi eacuteviter lrsquoagressiviteacute du Ccedila Lrsquoeacuteducation est prise

dans cette double deacuterive ou la permissiviteacute la libeacuteration de la pulsion drsquoagressiviteacute ou

lrsquoexcessive seacuteveacuteriteacute qui condamne le sujet agrave lrsquoeacuteprouvante culpabiliteacute laquo Lrsquoeacuteducation doit

chercher son chemin entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde de la frustration raquo eacutecrit

Freud dans les Nouvelles confeacuterences drsquointroduction agrave la psychanalyse (1994) Dans cette

optique la sanction exteacuterieure nrsquoest que la premiegravere eacutetape de lrsquointeacuteriorisation des interdits

crsquoest le besoin drsquoautopunition qui constitue le relais psychiquement le plus eacuteconomique

quoique le plus deacuteplaisant pour le sujet Mais mecircme srsquoil doit en coucircter au sujet il faut inhiber

Crsquoest ce qursquoeacutecrit Freud

Rendons-nous bien compte de ce qursquoest la premiegravere tacircche de lrsquoeacuteducation

Lrsquoenfant doit apprendre agrave maicirctriser ses pulsions Lui donner la liberteacute de suivre sans

restriction toutes ses impulsions est impossible Ce serait une expeacuterience tregraves

206

instructive pour les psychologues mais les parents nrsquoy pourraient pas tenir et les

enfants eux-mecircmes subiraient de graves dommages qui apparaicirctraient en partie

aussitocirct en partie au cours des anneacutees ulteacuterieures Il faut donc que lrsquoeacuteducation inhibe

interdise reacuteprime et elle y a drsquoailleurs largement veilleacute en tout temps (Freud 1984 p

199)

Eirick Prairat ajoute laquo Lrsquoeacuteducation est donc un processus qui srsquooppose agrave la libre

expansion et expression des pulsions elle tend agrave limiter lrsquoactiviteacute du moi par des interdits et

des sanctions afin de favoriser un refoulement ldquonormalrdquo raquo (2003a p 66) Eacuteduquer consiste agrave

normaliser le systegraveme pulsionnel agrave le soumettre au principe de reacutealiteacute Qursquoest-ce agrave dire par

conseacutequent sinon que lrsquoindividualiteacute et lrsquooriginaliteacute constituent toujours un danger Freud a

cette formule eacutetonnante laquo [hellip] les abeilles les fourmis les termites ont tregraves

vraisemblablement lutteacute pendant des milleacutenaires jusqursquoagrave ce qursquoils aient trouveacute ces institutions

eacutetatiques cette reacutepartition des fonctions cette restriction des individualiteacutes que nous admirons

aujourdrsquohui chez eux raquo (1995 p 65) La laquo restriction des individualiteacutes raquo devient donc admirable

chez Freud et digne drsquoeacuteloge ndash nous voici assureacutement dans ce que nous avons caracteacuteriseacute

comme dressage

Ce nrsquoest pas agrave dire que Freud ne conccediloive pas drsquoautres moyens drsquoorienter la vie

pulsionnelle de lrsquoenfant Lrsquoeacuteleacutevation relegraveverait de la sublimation qui fournit des satisfactions

laquo plus deacutelicates et eacuteleveacutees [nous soulignons]raquo (1995 p 22) Mais Freud se montre pessimiste

quant agrave la possibiliteacute de geacuteneacuteraliser la sublimation pulsionnelle Drsquoune part lrsquointensiteacute de la

satisfaction est assez faible en comparaison des plaisirs organiques Drsquoautre part tout le

monde nrsquoest pas capable de sublimation laquo elle suppose des preacutedispositions et des dons

particuliers qui ne sont pas preacuteciseacutement freacutequents en proportion efficace raquo (1995 p 22) La

sublimation pulsionnelle outre qursquoelle ne paraicirct pas tregraves efficace est ainsi reacuteserveacutee agrave une

minoriteacute lrsquoeacuteleacutevation entendue comme sublimation pulsionnelle ne peut servir de principe

eacuteducatif

Enfin Freud semble heacutesiter sur le lien qui existe entre la seacuteveacuteriteacute de lrsquoeacuteducation et la

seacuteveacuteriteacute du surmoi Il commence par poser lrsquoindeacutependance du surmoi et de lrsquoeacuteducation

207

Lrsquoexpeacuterience enseigne que la seacuteveacuteriteacute du surmoi que deacuteveloppe un enfant ne

reproduit nullement la seacuteveacuteriteacute du traitement qursquoil a lui-mecircme connu La premiegravere

apparaicirct comme indeacutependante de la seconde un enfant qui a eacuteteacute eacuteduqueacute avec

beaucoup de douceur pourra avoir une conscience morale tregraves seacutevegravere (Freud 1995 p

73)

Puis Freud reconnaicirct lrsquoexistence drsquoune correacutelation laquo il nrsquoest pas difficile de se

convaincre que la seacuteveacuteriteacute de lrsquoeacuteducation exerce aussi une forte influence sur la formation du

surmoi enfantin raquo Ce qursquoon appellerait aujourdrsquohui geacuteneacutetique et eacutepigeacuteneacutetique laquo facteurs

constitutionnels congeacutenitaux et des influences du milieu de lrsquoenvironnement reacuteel raquo (1995 p

73) interagissent tous deux dans lrsquointeacuteriorisation des interdits ndash le facteur constitutionnel

congeacutenital eacutetant la pulsion drsquoagressiviteacute Freud ajoute dans une note que la faiblesse du pegravere

peut engendrer un surmoi seacutevegravere du fait que lrsquoagression de lrsquoenfant ne rencontre aucun

obstacle agrave lrsquoexteacuterieur et doit donc ecirctre introjecteacute agrave lrsquoinverse le pegravere excessivement seacutevegravere

fait disparaicirctre la tension entre moi et surmoi permettant agrave lrsquoagressiviteacute de se tourner vers

lrsquoexteacuterieur Autrement dit au commencement est la pulsion drsquoagressiviteacute son destin se joue

dans lrsquoenvironnement (soit lrsquoamour lrsquoagressiviteacute est alors inteacuterioriseacutee sous forme de surmoi

soit lrsquoautoriteacute lrsquoagressiviteacute est alors exteacuterioriseacutee)

542 Y a-t-il une pulsion de mort

La reacuteponse de Freud est conditionneacutee par son anthropologie pulsionnelle crsquoest la

pulsion de mort qui commande principalement la neacutecessiteacute de lrsquoinhibition Il nous paraicirct

neacutecessaire drsquoeacuteprouver cette thegravese y a-t-il une pulsion de mort comme le soutient Freud qui

commande la neacutecessiteacute du renoncement pulsionnel

On sait que Freud nrsquoa pas toujours soutenu cette thegravese drsquoune pulsion de mort il a

drsquoabord estimeacute que la vie psychique eacutetait reacutegie par le principe de plaisir (chercher la libeacuteration

des tensions) Mais un certain nombre drsquoobstacles se sont preacutesenteacutes agrave lui qui lrsquoont conduit en

toute rigueur agrave poser lrsquoexistence drsquoune pulsion de mort (exposeacutes notamment dans Au-delagrave du

principe de plaisir)

208

Ainsi des recircves dans le cas des neacutevroses traumatiques (qui reacuteveacutelerait un masochisme

incompatible avec le principe de plaisir) et du jeu de lrsquoenfant avec la bobine (dont lrsquoeacuteloignement

correspond agrave lrsquoabsence de la mort et que lrsquoenfant reacutepegravete) la compulsion de reacutepeacutetition de

lrsquoeacuteveacutenement traumatique semble indiquer un masochisme lieacute agrave la pulsion de mort Ainsi encore

des neacutevroses de transfert (si le refoulement ne porte que sur des plaisirs interdits pourquoi

refouler des contenus deacuteplaisants ) Ainsi de la meacutelancolie laquo pure culture de la passion de

mort raquo (aucune satisfaction ne serait lieacutee) Ainsi enfin de la bipolariteacute amourhaine qui

reacuteveacutelerait la dualiteacute de la pulsion de vie et de la pulsion de mort

Ces obstacles sont-ils theacuteoriquement contraignants pour poser lrsquoexistence drsquoune

pulsion de mort Srsquoagit-il de manifestations cliniques de la pulsion de mort Kant estimait

dans les Maximes de la raison speacuteculative que lrsquoinvocation de principes explicatifs doit obeacuteir agrave

deux lois la loi de speacutecification (ne pas reacuteduire le nombre de principes explicatifs sous peine

de mutiler la richesse de lrsquoobjet eacutetudieacute) et la loi drsquohomogeacuteneacuteiteacute (ou rasoir drsquoOccam ne pas

multiplier sans raison les principes explicatifs sous peine de ne plus rien expliquer) Lequel de

ces deux principes doit srsquoappliquer dans le cas de la pulsion de mort Le principe de

speacutecification en tant que les cas auxquels il srsquoapplique sont des reacutealiteacutes sui generis Ou bien

le principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute (parfois appeleacute principe drsquoagreacutegation) en tant que ce que la pulsion

de mort deacutecrit pourrait ecirctre expliqueacute de maniegravere plus eacuteconomique

En deacutepit de lrsquoopinion de Freud nous estimons que crsquoest le principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute qui

doit ici ecirctre appliqueacute Andreacute Martins estime (2005) que toutes ces difficulteacutes peuvent ecirctre

reacutesolues de faccedilon eacutepisteacutemologiquement plus eacuteconomique sans avoir agrave recourir agrave la pulsion de

mort

Commenccedilons par la reacutepeacutetition dans le jeu de la bobine On peut nier qursquoil srsquoagisse au

fond drsquoune tendance masochiste il srsquoagit de srsquoapproprier une situation peacutenible pour la

convertir par la maicirctrise du jeu en plaisir de la maicirctrise Andreacute Martins eacutecrit ainsi

[hellip] transformer une situation deacutesagreacuteable et ineacutevitable de la vie courante en

jeu en appuyant sur ses aspects positifs est en principe une faccedilon qui nrsquoest pas

masochiste drsquoaccepter ou mecircme affirmer la reacutealiteacute en se la reacuteappropriant de faccedilon

creacuteative (Martins 2005 p 177)

209

Quant aux recircves traumatiques ils peuvent se comprendre comme non

fondamentalement masochistes en modifiant la fonction du recircve (le souhait agrave lrsquoœuvre laquo nrsquoest

pas dans le souvenir mais dans la tentative drsquoarrecircter cette souffrance en comprenant mieux

pourquoi cet eacuteveacutenement nous a procureacute une si intense souffrance raquo) Le masochisme dans les

contraintes de reacutepeacutetition mecircme pourrait ainsi ecirctre compris comme laquo satisfaction secondaire raquo

comme laquo palliatif raquo lieacute agrave une souffrance insupportable Le masochisme essayerait de donner

du sens agrave une souffrance absurde ndash conformeacutement agrave une proposition de Nietzsche dans La

Geacuteneacutealogie de la morale ce nrsquoest pas la souffrance comme telle qui est insupportable mais la

souffrance en tant qursquoelle nrsquoa pas de sens (laquo Ce qui reacutevolte veacuteritablement contre la souffrance

ce nrsquoest pas la souffrance en soi mais lrsquoabsence de sens de la souffrance raquo Nietzsche 2000 p

139)

Continuons avec les neacutevroses de transfert qui srsquoapparentent aux neacutevroses de destin

Que cherche agrave preacuteserver le psychisme Souvent une personne que lrsquoon aime quand bien

mecircme elle nous a fait du mal Le masochisme est ici un moindre mal laquo La haine ressentie par

la faute refouleacutee est prise comme le moindre mal face agrave la haine que la faute susciterait si elle

eacutetait accepteacutee Refouler le veacutecu deacutesagreacuteable eacuteviterait drsquoaccepter une reacutealiteacute encore plus

insupportable raquo (Martins 2005 p 178) Le masochisme ne serait donc pas primaire il serait

au contraire une deacutefense reacuteactionnelle recherche creacuteatrice drsquoune compensation dans le cadre

drsquoune quecircte de la moindre souffrance

La meacutelancolie est-elle manifestation drsquoune pulsion de mort Sans doute le surmoi se

montre cruel dans la meacutelancolie ndash mais nrsquoy a-t-il pas des satisfactions secondaires eacutevidentes

Cette souffrance nrsquoest pas gratuite elle srsquoaccompagne drsquoune fierteacute qui nrsquoest pas rien Lrsquoorgueil

peut accompagner le malheur qursquoon choisit lrsquoabandonner crsquoest prendre le risque drsquoopter pour

un mal pire encore laquo Le meacutelancolique nrsquoest pas precirct agrave lacirccher la prise de son seul plaisir ni de

reconnaicirctre son eacutechec raquo (Martins 2005 p 183) Autrement dit la meacutelancolie nrsquoest pas

contraire au principe de plaisir

Enfin la dualiteacute amourhaine est bien loin de devoir engager la preacutesupposition drsquoune

pulsion de mort Si nous aimons ce qui suscite du plaisir et haiumlssons ce qui geacutenegravere de la

souffrance rien nrsquoengendre cependant sans ambivalence du plaisir ou de la souffrance ndash en

raison du flou de la frontiegravere qui les seacutepare

210

On le voit les manifestations cliniques invoqueacutees par Freud ne sont pas contraignantes

pour en appeler agrave la pulsion de mort Elles engagent une speacuteculation au sens fort du terme ndash

une anthropologie qui sert de fondement aux consideacuterations meacutetapsychologiques

Freud invoque ce qui srsquoapparente agrave une eacutevidence anthropologique lrsquoecirctre humain est

un ecirctre violent cruel fondamentalement agressif Il srsquoagirait lagrave de consideacuterations purement

inductives de laquo conception par les faits raquo (1995 p 54) Car comment ne pas consideacuterer comme

creacutedule et naiumlf estime Freud celui qui contesterait ce constat

Que drsquoautres aient eu la mecircme attitude de reacutecusation et lrsquoaient encore cela

mrsquoeacutetonne moins car ces pauvres petits ils nrsquoaiment pas entendre mentionner le

penchant inneacute de lrsquohomme au ldquomalrdquo agrave lrsquoagression agrave la destruction et par lagrave aussi agrave la

cruauteacute (Freud 1995 p 62)

Il y a quelque chose de nietzscheacuteen dans ce constat au sect259 de Par-delagrave bien et mal

Nietzsche estime que vivre crsquoest-agrave-dire donner libre expression agrave la volonteacute de puissance crsquoest

toujours alieacutener exploiter laquo la vie mecircme est essentiellement appropriation atteinte

conquecircte de ce qui est eacutetranger et plus faible oppression dureteacute imposition de ses formes

propres incorporation et agrave tout le moins dans les cas les plus tempeacutereacutes exploitation raquo

(Nietzsche 2003 p 247) Les exemples invoqueacutes reacutevegravelent laquo la becircte sauvage en lrsquohomme raquo

Quiconque se remeacutemore les atrociteacutes de la migration des peuples des invasions

des Huns de ceux qursquoon appelait Mogols sous Gengis Kahn et Tamerlan de la conquecircte

de Jeacuterusalem par les pieux croiseacutes et mecircme encore les horreurs de la derniegravere Guerre

Mondiale ne pourra que srsquoincliner humblement devant la confirmation de cette

conception par les faits (Freud 1995 p 54)

La revendication de reacutealisme est-elle justifieacutee Peut-on contester seacuterieusement que

lrsquohomme est meacutechant

211

Une chose est drsquoaffirmer que lrsquoecirctre humain est meacutechant autre chose de dire qursquoil est

meacutechant au fond Tel est le sens de la remarque meacutethodologique de Rousseau qui repegravere un

diallegravele chez les auteurs qui supposent la meacutechanceteacute originelle de lrsquoecirctre humain ils ont pris

pour des signes de la nature ce qui nrsquoeacutetait que des indices de la culture Ils ont projeteacute lrsquoeacutetat

social actuel (la culture) sur la nature humaine De ce que les hommes sont meacutechants cruels

agressifs on ne peut induire qursquoils lrsquoont toujours eacuteteacute et qursquoils le sont essentiellement Qui sait

si au fond cette agressiviteacute qursquoon attribue agrave lrsquoecirctre humain ne serait pas lrsquoeffet de la culture

La remarque meacutethodologique est capitale ne prend-on pas lrsquoeffet (lrsquoagressiviteacute) pour la

cause Et la cause (la culture) ne serait-elle pas consideacutereacutee comme le remegravede

On peut aller plus loin et soutenir avec Olivier Maurel que cette agressiviteacute attribueacutee

agrave la nature humaine serait lrsquoeffet de ce qursquoil nomme la violence eacuteducative ordinaire Expression

inteacuteressante par son ambiguiumlteacute car elle syntheacutetise des eacuteleacutements qui paraissent

contradictoires

[Cette expression] preacutesente lrsquoavantage drsquoinclure agrave travers le mot ldquoviolencerdquo le

jugement de ceux qui la contestent agrave travers lrsquoadjectif ldquoeacuteducativerdquo le but que lui

attribuent ceux qui lrsquoutilisent et la justifient et enfin dans lrsquoadjectif ldquoordinairerdquo la

quotidienneteacute de son emploi et la toleacuterance dont elle jouit (Maurel 2009 p 22)

La violence eacuteducative ordinaire consiste agrave infliger des chacirctiments aux enfants (corporels

ou psychologiques) dans lrsquooptique de les eacuteduquer (en fait de les dresser) avec la conviction

que ces traitements sont agrave la fois neacutecessaires et sans graviteacute Aussi lrsquoune des reacutesistances (au

sens psychanalytique) les plus caracteacuteristiques de la profondeur de lrsquoemprise de cette

conviction reacuteside dans la distinction on ne peut plus impreacutecise entre les chacirctiments inoffensifs

et ceux qui sont macirctineacutes de cruauteacute (ce qursquoon appelle depuis 2001 seulement dans Le Petit

Robert la maltraitance) Cette violence eacuteducative ordinaire qui nrsquoest donc pas reacuteellement

eacuteducative (a-t-on besoin de souligner que lrsquoexpression est en reacutealiteacute oxymorique pour O

Maurel) mais relegraveve du dressage serait cause de lrsquoagressiviteacute qursquoon preacutetend trouver

naturellement chez lrsquoenfant le traitement violent a appeleacute une violence dans la reacuteaction

qursquoune meacuteconnaissance de la cause fait passer pour originaire Ainsi ce ne serait pas le

212

psychisme infantile qui serait agressif mais le psychisme qui baigne dans une agressiviteacute

ambiante consideacutereacutee comme laquo normale raquo

On peut donc retourner lrsquoeacutevidence invoqueacutee par Freud pour la contester les guerres

les invasions les geacutenocides alleacutegueacutes ne seraient pas dus agrave la pulsion de mort mais agrave la violence

de lrsquoenvironnement jugeacutee anodine et inoffensive (car leacutegegravere) inteacuterioriseacutee et resurgissant plus

tard sous forme drsquohostiliteacute agrave la culture La culture (ou du moins la culture violente) ne serait

pas le rempart contre la violence mais sa condition drsquoapparition

A minima donc on peut neutraliser lrsquoargument freudien sur lrsquoagressiviteacute originaire de

lrsquoecirctre humain Il ne srsquoagit pas de nier lrsquoagressiviteacute ou la violence de lrsquoecirctre humain ndash mais a-t-on

avanceacute drsquoun pas en faveur drsquoune quelconque explication lorsque pour expliquer lrsquoeffet on

invoque une cause qui porte le mecircme nom

La proposition drsquoErich Fromm nous paraicirct agrave cet eacutegard meacutethodologiquement plus

inteacuteressante plutocirct que drsquoopposer pulsion de vie et pulsion de mort (et biologiser ainsi

lrsquoagressiviteacute) ne faudrait-il pas comprendre ladite laquo pulsion de mort raquo comme une pulsion de

vie deacutevieacutee Il eacutecrit notamment dans La Peur de la liberteacute

La vie possegravede son propre dynamisme inteacuterieur Comme un arbre elle veut

pousser ses racines et ses branches srsquoeacutelever srsquoeacutetendre faire eacuteclater la force de sa segraveve

Si son expansion est contrarieacutee la segraveve de la vie se corrompt et devient une toxine de

mort Autrement dit la soif de vivre et la fureur de deacutetruire ne sont pas indeacutependantes

lrsquoune de lrsquoautre mais ont un rapport proportionnel inverse Plus lrsquoeacutenergie pourra

srsquoeacutepancher et moins on trouvera de reacutesidus toxiques La destructiviteacute est le fruit

veacuteneacuteneux de lrsquoempecircchement de vivre Les conditions individuelles et sociales qui

paralysent lrsquoeacutepanouissement engendrent la rage de saccager qui forme pour ainsi dire

la poche de venin ougrave srsquoalimentent les tendances hostiles (Fromm 1963 pp 146-147)

213

543 De la theacuteorie des pulsions agrave la theacuteorie de la seacuteduction Le retour de neurotica

Toutes ces consideacuterations engagent une modification importante de la theacuteorie

psychanalytique agrave lrsquoorigine des neacutevroses que Freud attribue agrave la pulsion de mort il faut

preacutesupposer un traumatisme Or crsquoest preacuteciseacutement le refus de la theacuteorie du trauma de Breuer

qui fonde en partie la psychanalyse Jung eacutecrit ainsi dans Psychologie de lrsquoinconscient

[hellip] lrsquointensiteacute drsquoun traumatisme ne possegravede en elle-mecircme qursquoun rocircle

pathogegravene assez secondaire ce sont des circonstances particuliegraveres qui confegraverent

pour un sujet donneacute sa signification de choc eacutemotif agrave lrsquoeacuteveacutenement traumatique [hellip] ce

nrsquoest pas le ldquoshockrdquo en soi qui est pathogegravene de maniegravere immuable [hellip ] Si jusqursquoalors

sous lrsquoemprise de la doctrine traumatique de Breuer [Freud] avait chercheacute la cause des

neacutevroses dans les traumatismes psychiques infligeacutes par la vie il voyait doreacutenavant le

centre de graviteacute du problegraveme se deacuteplacer [vers des perturbations de nature

eacuterotique] (Jung 2008 p 39-41)

Sommes-nous alors autoriseacutes afin de deacuteterminer si la pulsion de mort a bien un mode

drsquoexistence agrave admettre lrsquoexistence drsquoun traumatisme initial ou agrave le nier

Il est remarquable que ce problegraveme srsquoest poseacute agrave lrsquoorigine de la psychanalyse Reprenons

briegravevement cette histoire

En 1896 Freud eacutelabore dans son Eacutetiologie de lrsquohysteacuterie la theacuteorie de la seacuteduction pour

expliquer lrsquohysteacuterie elle consiste agrave reconnaicirctre que le patient a subi durant sa prime jeunesse

(jusqursquoagrave lrsquoacircge de sept ans) des abus de nature sexuelle Il est eacutetonnant que Freud eupheacutemise

le traumatisme sous le terme de laquo seacuteduction raquo terme qui precircte agrave confusion ainsi que le

remarque Alice Miller laquo parce qursquoil implique une eacutegaliteacute qui nrsquoexiste pas entre lrsquoenfant qui nrsquoa

aucun pouvoir et lrsquoadulte qui lui en a raquo (1986 p 66) Freud eacutecrit notamment

Les conditions eacutetranges dans lesquelles le couple ineacutegal poursuit son rapport

amoureux lrsquoadulte qui ne peut pas eacutechapper agrave sa part de deacutependance reacuteciproque telle

214

qursquoelle deacutecoule de la relation sexuelle mais qui en mecircme temps armeacute de toute

lrsquoautoriteacute et de tous les droits agrave lrsquoeacuteducation eacutechange agrave volonteacute un rocircle et lrsquoautre pour

satisfaire ses caprices sans la moindre gecircne lrsquoenfant livreacute agrave cet arbitraire dans toute

son impuissance eacuteveilleacute preacutematureacutement agrave toutes les sensations exposeacute agrave toutes les

deacuteceptions freacutequemment interrompu dans lrsquoexercice des fonctions sexuelles qui lui

sont attribueacutees par sa domination imparfaite de ses besoins naturels ndash tous ces

deacuteseacutequilibres agrave la fois grotesques et tragiques marquent lrsquoeacutevolution lointaine de

lrsquoindividu et de sa neacutevrose par une multitude drsquoeffets durables (citeacute par Miller 1986)

Alice Miller commente ce passage de la maniegravere suivante laquo Le lien entre les besoins

drsquoamour des parents et leur droit agrave exploiter et en mecircme temps agrave discipliner lrsquoenfant est un

facteur si bien inteacutegreacute dans notre civilisation qursquoil nrsquoa que tregraves rarement eacuteteacute remis en question raquo

(1986 p 131) Ce que les enfants subissent ainsi est qualifieacute par Miller de laquo peacutedagogie noire raquo

[hellip] je deacutesigne par la notion de ldquopeacutedagogie noirerdquo une attitude qui preacutetend

enseigner agrave lrsquoenfant la morale la correction et la sinceacuteriteacute et croit pouvoir srsquoautoriser

agrave le faire en recourant agrave des moyens tels que les chacirctiments corporels le mensonge la

tromperie la manipulation etc La ldquopeacutedagogie noirerdquo nrsquoest rien drsquoautre que le

deacuteguisement de lrsquoabus de pouvoir de lrsquoadulte sur lrsquoenfant abus parfaitement leacutegaliseacute et

inteacutegreacute que lrsquoon baptise eacuteducation (Miller 1986 p 25)

Avec cette theacuteorie Freud aurait eacuteteacute au plus proche de reacuteveacuteler ce scandale la

pathologie nerveuse serait conseacutecutive agrave un traumatisme reacuteel Il eacutecrit en 1896

Jrsquooserai donc affirmer qursquoil y a agrave lrsquoorigine de tout cas drsquohysteacuterie un ou plusieurs

eacuteleacutements drsquoexpeacuteriences sexuelles preacutematureacutees ndash qui peuvent se reproduire par le travail

215

analytique en deacutepit des deacutecennies drsquointervalle ndash qui relegravevent de la plus petite enfance

Je pense que crsquoest lagrave une reacuteveacutelation importante pour la deacutecouverte drsquoun caput Nili de

la neurapathologie (citeacute par Miller 1986)

Le traumatisme lrsquoabus sexuel serait cette source du Nil lrsquoorigine veacuteritable de

lrsquohysteacuterie et Freud ajoute que sans cet abus initial lrsquoagressiviteacute nrsquoexisterait pas

[hellip] jrsquoincline agrave penser que sans seacuteduction preacutealable lrsquoenfant nrsquoest pas susceptible

de trouver la voie de lrsquoagression sexuelle Le fondement de la neacutevrose serait donc

toujours poseacute dans lrsquoenfance par les adultes et les enfants ne feraient que se

transmettre ensuite la disposition agrave lrsquohysteacuterie (citeacute par Miller 1986)

Lrsquoaccueil que la Socieacuteteacute de Psychiatrie et de Neurologie viennoise lui reacuteserve lorsqursquoil

leur preacutesente sa theacuteorie le 21 avril 1896 est glacial Breuer lui-mecircme nrsquoadheacutera pas agrave cette

theacuteorie En 1897 Freud abandonne sa theacuteorie et lui substitue sa theacuteorie des pulsions articuleacutee

autour du complexe drsquoŒdipe La cause de la neacutevrose devient psychogegravene le trauma initial nrsquoa

plus lieu drsquoecirctre et relegraveverait du fantasme du patient Alice Miller deacutecrit ainsi la theacuteorie des

pulsions de Freud (de faccedilon neacutecessairement geacuteneacuterale car Freud nrsquoa cesseacute de la modifier)

Drsquoune faccedilon tout agrave fait geacuteneacuterale jrsquoentends pas lagrave la thegravese deacutefendue par Freud

agrave partir de 1897 et reprise par ses eacutelegraveves drsquoune sexualiteacute infantile (phase orale anale

et phallique) culminant chez lrsquoenfant de quatre ans qui voudrait posseacuteder sexuellement

le parent du sexe opposeacute et se deacutebarrasser du parent rival (complexe drsquoŒdipe) ce qui

engendre ineacutevitablement des conflits car lrsquoenfant aime ses deux parents et a besoin

des deux Crsquoest la maniegravere dont se reacutesout ce conflit entre le ccedila et le moi ou entre le

moi et le surmoi qui deacutetermine si le sujet sera ou ne sera pas atteint de neacutevrose

Drsquoapregraves cette thegravese tout ce que lrsquoenfant reccediloit du monde exteacuterieur est ldquonon

216

pathogegravenerdquo mecircme si crsquoest ldquolourd drsquoinfluence pour la constitution du moi et de la

personnaliteacuterdquo (cf Anna Freud Le Moi et les Meacutecanismes de deacutefense) (Miller 1986 pp

9-10)

Crsquoest ce rapport agrave lrsquoenvironnement qui fait du psychisme un meacutecanisme endogegravene qui

apparaicirct absolument contestable agrave Alice Miller La neacutevrose ne serait plus du tout reacuteactionnelle

Ce que le sujet raconte de son histoire (notamment concernant les abus dont il aurait eacuteteacute la

victime) serait ainsi de lrsquoordre du fantasme et comme tel devrait ecirctre traiteacute comme un

symptocircme

Il nrsquoest pas facile de voir pourquoi Freud a abandonneacute la theacuteorie de la seacuteduction Dans

sa lettre agrave Fliess du 21 septembre 1897 Freud eacutecrit

[hellip] la constatation de la freacutequence inattendue de lrsquohysteacuterie la mecircme condition

eacutetant toujours remplie alors qursquoil y a peu de chance que la perversion agrave lrsquoeacutegard des

enfants soit aussi reacutepandue (La perversion doit ecirctre beaucoup plus freacutequente que

lrsquohysteacuterie puisqursquoil nrsquoy a maladie que lorsque les eacuteveacutenements se sont accumuleacutes et

qursquoest intervenu un facteur affaiblissant les deacutefenses) (citeacute par Maurel 2008)

laquo Peu de chance raquo peu croyable lrsquoargument est de nature doxique et semble assez

contradictoire avec le pessimisme anthropologique que deacuteveloppera Freud ensuite Si lrsquoecirctre

humain est porteacute agrave lrsquoagression comment les adultes pourraient-ils ne pas agresser lrsquoenfant

Pourquoi la perversion serait-elle lrsquoapanage de lrsquoenfant Et si lrsquoadulte la prodigue agrave lrsquoenfant

comment ne pas voir dans cette agression le traumatisme originaire que la theacuteorie de la

seacuteduction exhibe Le pessimisme anthropologique de Freud on le voit ne contredit pas sa

theacuteorie de la seacuteduction mais pourrait au contraire la confirmer Mais ce serait alors faire de

lrsquoenfant une victime ce que Freud a toujours refuseacute

On sait que le dernier article de Saacutendor Ferenczi Confusion de langue entre les adultes

et lrsquoenfant nrsquoa pas plu agrave Freud (lors de la derniegravere visite de Ferenczi agrave son maicirctre le 30 aoucirct

1932 ce dernier refusa de lui serrer la main) Le disciple ravivait la neurotica de Freud

217

lrsquoeacutetiologie traumatique de la neacutevrose il eacutecrivait notamment qursquo laquo on ne pourra jamais insister

assez sur lrsquoimportance du traumatisme et en particulier du traumatisme sexuel comme facteur

pathogegravene raquo (Ferenczi 2004 p 41) S Freud eacutecrit ainsi agrave sa fille Anna que Ferenczi entretient

laquo les vues drsquoune eacutetiologie agrave laquelle jrsquoai cru mais que jrsquoai abandonneacutee il y a trente-cinq ans agrave

savoir que les neacutevroses sont couramment causeacutees par des traumatismes sexuels subis dans

lrsquoenfance raquo (citeacute par Jay Frankel 2003) Cela signifierait que les abus sexuels sur les enfants

eacutetaient plus freacutequents que le fondateur de la psychanalyse ne lrsquoavait accordeacute

Pour Erich Fromm (La Crise de la psychanalyse 1973 pp 57-59) Freud a drsquoabord eacuteteacute

au plus proche drsquoecirctre laquo un accusateur deacutenonccedilant lrsquoexploitation parentale au nom de lrsquointeacutegriteacute

et de la liberteacute de lrsquoenfant raquo Mais en raison du laquo profond enracinement de Freud dans le

systegraveme patriarcal autoritaire raquo cette position radicale fut abandonneacutee Lrsquoenfant devint laquo un

petit criminel un pervers [] Ainsi Freud arriva agrave une image et ldquolrsquoenfant peacutecheurrdquo qui comme

certains lrsquoont fait observer ressemble agrave lrsquoimage augustinienne de lrsquoenfant sur des points

essentiels raquo Pour E Fromm la raison relegraveve moins de raisons cliniques observeacutees par Freud

que de laquo sa foi dans lrsquoordre social existant et son autoriteacute raquo Sa partialiteacute envers les parents

apparaicirct eacutegalement clairement selon Fromm dans la falsification de lrsquoimage des parents les

parents du petit Hans sont preacutesenteacutes comme lrsquoeacuteduquant laquo loin de toute intimidation raquo (Freud

hellip) prenant le parti laquo de ne pas se moquer de lui et ne pas le brutaliser raquo Pourtant force est

de constater que les parents (voir Fromm 1973 pp 96-98) le menacent (menace de castration

et drsquoabandon) et lui mentent de maniegravere eacutehonteacutee contredisant explicitement lrsquoassertion de

Freud

La theacuteorie des pulsions pourrait ainsi ecirctre interpreacuteteacutee comme eacutetant agrave lrsquoorigine drsquoun deacuteni

de reacutealiteacute celui du traumatisme normal trop normal que vivent les enfants victimes de la

perversion des adultes Alice Miller eacutecrit en ce sens

Eacutetant donneacute que la theacuteorie psychanalytique des pulsions vient conforter chez

le patient la tendance agrave nier son traumatisme et agrave srsquoaccuser lui-mecircme elle megravene plutocirct

agrave masquer lrsquoexploitation sexuelle et narcissique de lrsquoenfant qursquoagrave la deacutenoncer Pourquoi

le psychanalyste ne srsquoattaque-t-il pas dans la plupart des cas aux traumatismes reacuteels

de lrsquoenfance (Miller 1986 p 13)

218

Il conviendrait ainsi de redonner agrave la theacuteorie de la seacuteduction sous une forme

eacutevidemment reacuteviseacutee agrave lrsquoaune des progregraves de la psychologie le creacutedit que sa puissance

subversive trop subversive meacuterite

Ajoutons enfin que le mythe drsquoŒdipe mobiliseacute par Freud comme paradigme du

complexe eacuteponyme a eacuteteacute interpreacuteteacute de maniegravere ambigueuml On sait que Freud interpregravete les

actions drsquoŒdipe guideacute par lrsquoignorance dans la trageacutedie de Sophocle comme conduits

secregravetement par son deacutesir inconscient Cette interpreacutetation est tregraves habile mais repose sur

une contextualisation deacuteficiente qui prend le personnage drsquoŒdipe comme un

commencement Mais son histoire mecircme comme toujours dans les mythes antiques et

comme toujours dans la reacutealiteacute srsquoinscrit dans un contexte plus large celui drsquoune famille

Comme le rappelle Olivier Maurel

[hellip] la cause lointaine mais reacuteelle du malheur drsquoŒdipe crsquoest que Laiumlos qui avait

beacuteneacuteficieacute de lrsquohospitaliteacute du roi Peacutelops est tombeacute amoureux de Chrysippe le fils de

Peacutelops lrsquoa enleveacute et lrsquoa violeacute ce qui a provoqueacute le suicide de Chrysippe et la maleacutediction

du roi Peacutelops sur la descendance de Laiumlos Ainsi agrave lrsquoorigine du malheur drsquoŒdipe il y a

la quadruple faute de son pegravere qui srsquoest rendu coupable drsquoatteinte aux lois sacreacutees de

lrsquohospitaliteacute en enlevant le fils de son hocircte de viol de meurtre indirect agrave travers le

suicide de Chrysippe et enfin drsquoinfanticide en exposant son fils pour essayer drsquoeacutechapper

agrave la maleacutediction (Maurel 2008 p 197)

En contextualisant le mythe drsquoŒdipe on voit que la condition de possibiliteacute du parricide

est la perversion du pegravere Or tous les pegraveres ne sont pas des pervers crsquoest que par conseacutequent

tous les enfants ne sont pas des parricides Lrsquouniversaliteacute du complexe drsquoŒdipe est mise agrave mal

par cette contextualisation qui eacutevoque davantage le traumatisme originel (la tentative du

meurtre de lrsquoenfant) qursquoune quelconque tendance psychogegravene Doit-on ajouter que

219

contrairement agrave ce que preacutetend Freud dans Totem et tabou le meurtre le plus ancien releveacute

par lrsquoarcheacuteologie nrsquoest pas celui du pegravere de la horde primitive mais lrsquoinfanticide

544 La pulsion de mort moins agrave craindre que la simple obeacuteissance sociale

Milgram refuse lrsquoideacutee que la pulsion drsquoagressiviteacute soit la cleacute de compreacutehension des

souffrances que les ecirctres humains infligent agrave drsquoautres humains Milgram concegravede lrsquoexistence

de telles tendances agressives mais selon lui crsquoest la tendance agrave lrsquoobeacuteissance qui est le

veacuteritable moteur des horreurs de la culture

[ces pulsions agressives] nrsquoont en reacutealiteacute pratiquement aucun rapport avec le

comportement des sujets dans lrsquoexpeacuterience pas plus qursquoelles nrsquoen ont avec

lrsquoobeacuteissance destructrice des soldats en temps de guerre des pilotes qui exterminent

des milliers drsquoinnocents au cours drsquoune seule mission de bombardement en reacutepandant

des flots de napalm sur un village vietnamien Le soldat tue parce qursquoon lui dit de tuer

et qursquoil estime de son devoir drsquoobeacuteir aux ordres Le fait drsquoinfliger une peacutenalisation

douloureuse agrave la victime ne vient pas des pulsions destructrices des participants mais

de leur inteacutegration dans une structure sociale dont ils sont incapables de se deacutegager

(Milgram 2017 p 248)

Milgram invoque la variante 11 de son expeacuterience pour discreacutediter lrsquoideacutee que le sadisme

(lieacute agrave la pulsion de mort) œuvrerait inconsciemment dans les deacutecharges que le sujet administre

Dans cette variante le sujet peut choisir le niveau des chocs eacutelectriques en toute impuniteacute Or

il se trouve que les chocs administreacutes sont de faible intensiteacute laquo Si les pulsions destructrices

avaient reacuteellement essayeacute de se libeacuterer pourquoi les sujets auraient-ils eacutepargneacute la victime alors

qursquoils pouvaient au nom de la science justifier lrsquoadministration des deacutecharges les plus fortes raquo

(2017 p 248)

Milgram se reacutefegravere encore aux travaux de Buss (1961) et de Berkowitz (1962) qui

montrent que la production de frustration chez le sujet engendre bien une augmentation de

220

la souffrance infligeacutee agrave autrui ndash mais dans une proportion bien moindre que dans le cadre drsquoune

conversion agrave lrsquoeacutetat agentique La frustration nrsquoexcite pas la pulsion de mort (toujours agrave

supposer qursquoelle existe) capable de rivaliser avec lrsquoobeacuteissance en termes de production de

souffrance infligeacute agrave autrui

La conclusion est sans appel lrsquoagressiviteacute individuelle est indeacuteniablement un facteur

de deacutecoheacutesion sociale mais son impact est limiteacute Ce facteur est sans commune mesure avec

le danger de lrsquoobeacuteissance en grande partie du fait que lrsquoobeacuteissance est agrave peu pregraves toujours

preacutesenteacutee comme une vertu Ce qui doit nous conduire agrave nous demander si la culture nrsquoa pas

plus agrave perdre dans le dressage qursquoon ne le considegravere ordinairement

Enfin il nous faut convenir que la pulsion de mort invoqueacutee par Freud pour expliquer

la violence agrave lrsquoœuvre au sein des cultures est un postulat probleacutematique au point de vue

meacutethodologique mais peut-ecirctre et surtout fautif au point de vue psychologique tant il sous-

estime la puissance des structures sociales drsquoautoriteacute Moins que jamais la frustration

fondamentale invoqueacutee par la psychanalyse ne nous paraicirct justifieacutee

545 Genegravese de lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute de lrsquoespegravece humaine la proposition de Laborit

En appeler agrave lrsquoeacutevidence de lrsquoagressiviteacute au cours des acircges constitue lrsquoargument de sens

commun le plus persuasif Qui oserait srsquoinsurger contre le fait que lrsquohistoire est lrsquohistoire de la

violence Comment degraves lors ne pas imputer agrave lrsquoecirctre humain lrsquoorigine de cette violence Ce

serait pour se preacutemunir contre cette violence que la culture instaurerait cette discipline agrave

mecircme de limiter cette agressiviteacute lrsquoangoisse de culpabiliteacute ne serait que le moyen que la

culture a trouveacute pour se proteacuteger de la liberteacute entropique de lrsquoindividu Il y aura une tendance

geacuteneacutetique de lrsquoagressiviteacute chez lrsquohomme

Rappelons que crsquoest Rousseau le premier qui a mis en garde contre le risque de diallegravele

lorsqursquoil srsquoagit de jugement anthropologique Gardons-nous eacutecrit-il en substance en voyant

les hommes tels qursquoils sont devenus de porter un jugement sur ce qursquoils sont Leur preacutetendue

agressiviteacute naturelle pourrait nrsquoecirctre en reacutealiteacute que lrsquoabsorption du milieu dans lequel ils vivent

Gardons-nous de nous lamenter de lrsquohumain quand on est porteacute agrave deacutesespeacuterer de lrsquohomme tel

qursquoon le voit Ainsi lrsquoagressiviteacute est-elle une cause ou un effet

Henri Laborit remarque lrsquoambiguiumlteacute du terme drsquoagressiviteacute Il comprend ce concept

comme laquo la quantiteacute drsquoeacutenergie capable drsquoaccroicirctre lrsquoentropie drsquoun systegraveme organiseacute sa

221

tendance au nivellement thermodynamique autrement dit de faire disparaicirctre plus au moins

complegravetement sa structure raquo (1985a pp 74-75) En ce sens toute structure vivante est

ameneacutee agrave subir des agressions et agrave se montrer agressive pour assurer le maintien de sa

structure laquo vie et agressiviteacute seraient synonymes raquo Lrsquoagressiviteacute on le voit nrsquoest pas gratuite

elle est reacuteaction agrave un milieu en vue drsquoassurer le maintien de la structure Or la socieacuteteacute preacuteexiste

agrave lrsquoindividu et forme son systegraveme nerveux en installant chez le sujet agrave eacuteduquer une seacuterie

drsquoautomatismes socioculturels

[La socieacuteteacute apprend des] ldquovaleursrdquo sociales variables avec lrsquoeacutepoque et le lieu

automatiseacutees degraves lrsquoenfance au sein des systegravemes nerveux humains et dont la finaliteacute

nrsquoest la protection ni de lrsquoindividu ni de lrsquoespegravece mais drsquoune organisation sociale drsquoun

type de hieacuterarchie ougrave toujours existent des dominants et des domineacutes (Laborit 1985a

p 75)

Ce qursquoon appelle eacuteducation nrsquoest donc qursquoune seacuterie de laquo jugement de valeurs favorables

au maintien de [la] dominance raquo Pour Henri Laborit lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute inheacuterente agrave

lrsquoespegravece humaine qursquoil tirerait de son origine animale fait preacuteciseacutement partie de ces ideacutees que

les dominants doivent chercher agrave reacutepandre car elle justifie en retour le respect des hieacuterarchies

de valeur laquo tout lrsquoapprentissage socioculturel a pour but de creacuteer des automatismes de

soumission agrave lrsquoeacutegard des hieacuterarchies et de faire disparaicirctre une agressiviteacute qui nrsquoa rien

drsquoanimalier mais qui reacutesulte de lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquoindividu de reacutealiser un comportement

gratifiant raquo (1985a p 76)

Loin donc que de consideacuterer que lrsquoagressiviteacute est premiegravere il faut au contraire estimer

qursquoelle deacuterive drsquoune situation preacutealable drsquoangoisse

En reacutealiteacute il faut propager au contraire la notion qursquoen dehors de lrsquoagressiviteacute

que nous pouvons appeler instinctive sans haine comportement assurant

lrsquoassouvissement des besoins fondamentaux qui ne conduit jamais chez lrsquoanimal au

222

meurtre intraspeacutecifique lrsquoagressiviteacute humaine nrsquoest toujours qursquoun moyen de reacutesoudre

lrsquoangoisse (Laborit 1985a p 76)

Or cette angoisse srsquoaccroicirct avec le deacuteveloppement industriel et la vie citadine crsquoest

cette angoisse qui produit lrsquoagressiviteacute qursquoaccompagne le laquo ldquomalaiserdquo de vivre raquo formule qui

rappelle le titre de lrsquoouvrage de Freud mais en lui donnant une tout autre signification

Henri Laborit nous invite enfin agrave nous meacutefier de toute forme de naturalisme en matiegravere

anthropologique derriegravere lrsquoapparence de neutraliteacute et drsquoobjectiviteacute risque de se tapir une

ideacuteologie qui feint de justifier drsquoinjustifiables choix

[hellip] la reacutefeacuterence agrave la ldquonaturerdquo au ldquonaturelrdquo se fait geacuteneacuteralement pour fournir un

alibi aux jugement de valeurs de lrsquoeacutepoque Crsquoest ainsi que lrsquoon fera appel agrave la nature

pour montrer lrsquoimplacabiliteacute de lrsquoagressiviteacute chez lrsquohomme puisqursquoelle existe chez

lrsquoanimal ce qui deacuteculpabilise les hieacuterarchies les dominances lrsquoagressiviteacute des

dominants en reacuteponse agrave celle des domineacutes (par celle des domineacutes qui se conduisent

eux comme des becirctes sauvages) et des guerres [hellip] La reacutefeacuterence au ldquonaturelrdquo nrsquoest un

alibi que pour deacutefendre lrsquoideacuteologie dominante (Laborit 1985a pp 77-78)

Mais lrsquoagressiviteacute que la civilisation tente de juguler la violence brutale preacutetendue

laquo bestiale raquo nrsquoest pourtant que le contre-coup drsquoune agressiviteacute qui a œuvreacute en amont laquelle

se preacutesente comme leacutegitime pour lutter contre ce qursquoelle engendre laquo Ainsi la violence

explosive brutale la seule dont on parle nrsquoest que la reacuteponse agrave un stimulus et celui-ci nrsquoest

autre que la violence institutionnaliseacutee et qui en conseacutequence ne se reconnaicirct plus pour telle raquo

(1985a p 78) Le dressage loin de permettre de contenir la violence la creacutee donc par la

production drsquoune institution qui inhibe le circuit de la reacutecompense pour se focaliser sur celui

de la punition et exerce ainsi une violence continue (mais autoproclameacutee leacutegitime) sur

lrsquoindividu

On en revient de maniegravere assez surprenante agrave la proposition de Rousseau qui

consideacuterait lrsquoamour de soi (ou conservation de la structure) comme passion primitive amorale

223

non agressive fondamentalement mais susceptible de le devenir lorsque les circonstances la

font jaillir La violence la pulsion de mort nrsquoest pas animale nrsquoest pas primitive elle est

historique et ne fait pas neacutecessairement honneur au genre humain

Eirick Prairat a ainsi raison drsquoestimer que la repreacutesentation de lrsquoenfant comme laquo petit

sauvage qui se plairait agrave vivre dans un monde livreacute aux jeux brutaux des pulsions et des

impulsions raquo (2002 p 92) est une repreacutesentation erroneacutee Au contraire consideacuterer qursquoil faut laquo

que jeunesse se passe raquo crsquoest penser que la violence naturelle le ceacutedera agrave la socialisation

pacificatrice nous soutenons au contraire que crsquoest la paix et la seacutecuriteacute que recherche

lrsquoenfant sauf quand son environnement lui a appris la violence comme moyen de

reconnaissance crsquoest donc prendre lrsquoeffet pour la cause La violence ne doit jamais ecirctre

normaliseacutee banaliseacutee elle serait alors lrsquooccasion drsquoun triste apprentissage agrave savoir que la

violence est un moyen leacutegitime de reacutesoudre les problegravemes

Dans ces pages que nous consacrons agrave la psychanalyse il ne srsquoagit pas de nier lrsquoapport

de la psychanalyse agrave la compreacutehension de la psychegrave Il srsquoagit seulement drsquoeacuteprouver les

arguments en faveur drsquoune neacutecessiteacute de la frustration (et partant de la sanction) ndash neacutecessiteacute

qui reposeraient sur la preacutesence drsquoune pulsion de mort Or le recours agrave la frustration nous est

apparu comme relevant drsquoun dressage et non drsquoune eacuteducation eacutemancipatrice et elle perd

une grande partie de sa neacutecessiteacute lorsqursquoon en vient agrave douter de la reacutealiteacute de la pulsion de

mort Ce nrsquoest pas agrave dire que nous soutenons le laisser-faire en matiegravere eacuteducative mais nous

estimons qursquoune thegravese eacutetablie par des arguments deacutefectueux srsquoen trouve affaiblie Si la

frustration (et la sanction qui la produit) doit ecirctre fondeacutee il faut qursquoelle le soit sur des raisons

solides ndash plus solides que les arguments contestables de Freud que nous venons de preacutesenter

55 Dressage et eacutelevage La proposition de Nietzsche

Nous proposons drsquoeacutetudier la proposition nietzscheacuteenne dans la partie consacreacutee au

dressage car contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire la distinction qursquoopegravere Nietzsche entre

dressage et eacutelevage ne porte pas sur les moyens mais sur la fin seulement Crsquoest ce qursquoexprime

le philosophe allemand dans le Creacutepuscule des idoles Ceux qui ont voulu rendre lrsquohumaniteacute

meilleure sect5

224

La morale de lrsquoeacutelevage et la morale du dressage se valent parfaitement quant

aux moyens qursquoelles emploient pour srsquoimposer nous sommes en droit de poser en

principe suprecircme que pour fabriquer de la morale on doit vouloir inconditionnellement

son contraire (Nietzsche 2005 p 165)

Dressage et eacutelevage sont des concepts zoologiques ndash ce que nous refusons pour le

concept drsquoeacuteleacutevation Au fond lrsquoeacutelevage nrsquoest pour Nietzsche qursquoun dressage supeacuterieur

En quoi leurs fins diffegraverent Par leur viseacutee civilisation ou culture Drsquoun cocircteacute

renversement des valeurs nobles reacuteactiviteacute ressentiment promotion de lrsquoeacutegaliteacute de lrsquoautre

cocircteacute promotion de la puissance activiteacute leacutegislatrice grande santeacute des happy few culte de la

hieacuterarchie et pathos de la distance

Afin de le montrer preacuteciseacutement nous proposons de preacutesenter la fin que Nietzsche

propose agrave lrsquoeacutelevage nous verrons ainsi que cette fin engage des moyens absolument

contraires agrave lrsquoeacuteleacutevation telle que nous la comprenons Eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoune

probleacutematique majeure qui traverse toute lrsquoœuvre de Nietzsche nous nrsquoambitionnons pas une

recension ni une analyse exhaustives mais seulement un tour drsquohorizon un aperccedilu seacutelectif de

cette question dans les derniegraveres œuvres de Nietzsche (du Gai Savoir agrave LrsquoAnteacutechrist)

551 Critique du dressage

Il nrsquoest sans doute pas conforme agrave la penseacutee de Nietzsche de commencer cette

preacutesentation par la critique du dressage on suggegravere alors que la philosophie nietzscheacuteenne

est reacuteactive et ne se pose qursquoen srsquoopposant alors que Nietzsche fait de la reacuteactiviteacute la marque

drsquoune axiologie habiteacutee par le ressentiment et qursquoil entend deacutenoncer preacuteciseacutement On laisse

entendre que la penseacutee de Nietzsche est fondamentalement critique alors que lui-mecircme a

toujours reacutecuseacute lrsquoideacutee qursquoil ne serait qursquoun destructeur Le marteau dans Le Creacutepuscule des

idoles sert agrave ausculter agrave deacutenoncer les fausses valeurs et donc agrave les annihiler sous le feu

critique mais il symbolise aussi le marteau du sculpteur de lrsquoartiste agrave mecircme drsquoinventer de

nouvelles laquo tables de valeurs raquo (selon lrsquoexpression drsquoAinsi parlait Zarathoustra)

En quoi consiste le dressage En une domestication agrave lrsquoinstar de ce qui se pratique

dans les meacutenageries

225

On lrsquoaffaiblit on la rend moins nuisible on en fait une becircte maladive au moyen

de lrsquoaffect deacutepressif de la peur au moyen de la douleur des blessures de la faim ndash Il

nrsquoen va pas autrement avec lrsquohomme dresseacute que le precirctre a ldquorendu meilleurrdquo

(Nietzsche 2005 p 162)

Le dressage vise donc la diminution de puissance qursquoon produit par lrsquoempoisonnement

du psychisme ndash notamment par lrsquoaffect de honte qui dirige lrsquoagressiviteacute contre soi Lrsquoecirctre

humain srsquoen trouve affaibli diminueacute Degraves lors le reacutesultat engendreacute par exemple sur les

laquo Germains nobles (sic) raquo corrompus par lrsquoEacuteglise qui les a fait entrer dans un couvent est

dramatique

[Il ressemblait agrave] une caricature drsquohomme agrave un avorton il srsquoeacutetait transformeacute

en ldquopeacutecheurrdquo il eacutetait fourreacute dans sa cage on lrsquoavait incarceacutereacute entre des concepts

absolument terrifiantshellip Et crsquoest lagrave qursquoil eacutetait agrave preacutesent malade cheacutetif animeacute de

malveillance envers lui-mecircme plein de haine envers toutes les pulsions de vie plein

de soupccedilon envers tout ce qui eacutetait fort et heureux Bref un ldquochreacutetienrdquohellip (Nietzsche

2005 p 162)

Cette derniegravere citation montre que Nietzsche attribue agrave la religion chreacutetienne la

responsabiliteacute de ce dressage dans notre civilisation Le precirctre est celui qui a permis un premier

renversement des valeurs aristocratiques (sectsect6-7 du Premier traiteacute de La Geacuteneacutealogie de la

morale 2000 pp 75-79) ndash le ressentiment est devenu un creacuteateur axiologique lrsquoamour

proclameacute nrsquoest que le revers de la haine agrave lrsquoeacutegard des valeurs saines de lrsquoaristocratie guerriegravere

Au sect10 du Premier traiteacute Nietzche eacutecrit laquo Le soulegravevement drsquoesclaves en morale commence

avec le fait que le ressentiment devient lui-mecircme creacuteateur et enfante des valeurs raquo (2000 p

82) Les concepts de sujet de responsabiliteacute de volonteacute auraient ainsi eacuteteacute inventeacutes agrave cette

occasion afin de produire cette inteacuteriorisation de cette inversion de valeur dans lrsquohomme

226

Le paradoxe est que la victoire que les faibles ont emporteacutee sur les forts fut une victoire

agrave la Pyrrhus ils se sont en quelque sorte terrasseacutes avec leur ennemi Le triomphe de lrsquoideacuteal

asceacutetique qui produit le dressage en rendant malade a aggraveacute la faiblesse initiale Au sect21 du

troisiegraveme traiteacute Nietzsche eacutecrit notamment sur lrsquoutiliteacute drsquoun tel proceacutedeacute

Si lrsquoon veut exprimer par lagrave le fait qursquoun tel systegraveme de traitement a rendu

lrsquohomme meilleur je ne dis pas le contraire jrsquoajoute seulement que chez moi ldquorendu

meilleurrdquo signifie ndash exactement la mecircme la mecircme chose que ldquodompteacuterdquo ldquoaffaiblirdquo

ldquodeacutecourageacuterdquo ldquoraffineacuterdquo ldquorendu douilletrdquo ldquoeacutemasculeacuterdquo (donc presque la mecircme chose que

briseacute) Mais srsquoil srsquoagit principalement de malades drsquoaigris de deacuteprimeacutes un tel systegraveme

rend agrave tout coup le malade mecircme en supposant qursquoil le rende ldquomeilleurrdquo plus malade

qursquoon demande aux psychiatres ce qursquoentraicircne toujours une application meacutethodique

de tourments de peacutenitence de contritions et de spasmes de reacutedemption (Nietzsche

2000 pp 244-245)

Autrement dit lrsquoameacutelioration de lrsquohumaniteacute par le recours agrave lrsquoideacuteal asceacutetique est en

reacutealiteacute une perversion que Nietzsche condamne avec la derniegravere eacutenergie

Il nrsquoen demeure pas moins un paradoxe que nous avons deacutejagrave souligneacute Nietzsche

condamne moins les moyens mis en œuvre par le christianisme que sa fin ndash ou plutocirct son

absence laquo de fins ldquosacreacuteesrdquo raquo (1994 p 120) Que le christianisme mente nrsquoest pas une

objection (pour Nietzsche la fin justifie les moyens) mais qursquoil mente afin de calomnier la vie

voilagrave ce qui provoque la fureur du philosophe allemand

Que le christianisme nrsquoait pas de fins ldquosacreacuteesrdquo voilagrave mon objection contre ses

moyens Rien que des fins mauvaises empoisonnement calomnie neacutegation de la vie

le meacutepris du corps le deacutenigrement et lrsquoauto-avilissement de lrsquohomme par la notion de

peacutecheacute ndash par conseacutequent ses moyens aussi sont mauvais (Nietzsche 1994 p 120)

227

Ce nrsquoest donc pas lrsquoaffaiblissement ou lrsquoempoisonnement qui est donc proscrit par

Nietzsche crsquoest le type de sujet auquel elle srsquoapplique le maicirctre ou lrsquoesclave le fort ou le

faible lrsquoeacutelite ou les masses Crsquoest ainsi que dans Le Creacutepuscule des idoles Nietzsche ne trouve

rien agrave redire lorsque les Lois de Manou srsquoemploient agrave affaiblir le tschandala

Mais cette organisation aussi eut besoin drsquoecirctre terrible ndash non pas cette fois pour

lutter contre la becircte mais contre la notion contraire agrave celle-ci le non-homme-

drsquoeacutelevage lrsquoabacirctardi le tschandala Et une fois encore elle nrsquoeut drsquoautre moyen pour

le rendre inoffensif faible que de le rendre malade ndash ce fut le combat contre le ldquogrand

nombrerdquo (Nietzsche 2005 p 162)

552 Lrsquoeacutelevage laquo agrave deux doigts de la tyrannie raquo

En quoi consiste cette fin viseacutee par lrsquoeacutelevage qui justifie lrsquoalieacutenation des masses

Au sect290 du Gai Savoir Nietzsche estime qursquoil est essentiel de laquo ldquodonner du style agrave son

caractegravererdquo raquo (1997 p 235) Cependant une telle reacutealisation nrsquoest pas accessible agrave tous il faut

ecirctre precirct agrave subir durablement lrsquoassujettissement agrave un mecircme ensemble de regravegles agrave ecirctre

faccedilonneacute par laquo la contrainte imposeacutee par un goucirct identique raquo (1997 p 236) Le style est affaire

de mise en forme (ici on reconnaicirct une des manifestations de la volonteacute de puissance qui est

preacuteciseacutement puissance de mise en forme) de soumission agrave un goucirct qui doit ecirctre unique Seuls

les laquo caractegraveres forts raquo seront capables de mener cette discipline agrave bien On retrouve cette ideacutee

au sect47 des Incursions drsquoun inactuel (Creacutepuscule des idoles) la beauteacute agrave lrsquoinstar du geacutenie est

le reacutesultat drsquoune discipline sur plusieurs geacuteneacuterations laquo Tout ce qui est bon est heacuteritage ce qui

nrsquoest pas heacuteriteacute est imparfait est commencementhellip raquo (2005 p 212) Drsquoougrave la ferme

condamnation du laisser-aller de lrsquoabsence de discipline qui conduit irreacutemeacutediablement agrave la

meacutediocriteacute laquo Ligne de conduite suprecircme il ne faut jamais se ldquolaisser allerrdquo mecircme agrave ses propres

yeux raquo (2005 p 212) Mais pour ce faire il ne suffit pas drsquoune discipline affective laquo il faut

commencer par convaincre le corps raquo (2005 p 213) La culture commence ainsi non pas en

cherchant une prise sur lrsquoacircme mais laquo lagrave ougrave il faut crsquoest le corps la maniegravere de se comporter

le reacutegime alimentaire la physiologie le reste srsquoensuithellip raquo (2005 p 213)

228

Le sect188 de Par-delagrave bien et mal preacutecise cette ideacutee La morale au sens geacuteneacuterique de

hieacuterarchie de valeurs est comprise comme laquo parcelle de tyrannie envers la ldquonaturerdquo envers la

ldquoraisonrdquo eacutegalement raquo (Nietzsche 2003 p 142) ndash tyrannie crsquoest-agrave-dire laquo longue contrainte raquo

Or drsquoapregraves Nietzsche cette longue contrainte est la condition de possibiliteacute de la liberteacute et

mecircme de ce qui de la valeur culturelle

Mais le fait singulier est que tout ce que la terre porte et a porteacute de liberteacute de

finesse de hardiesse de danse et drsquoassurance magistrale que ce soit dans la penseacutee

elle-mecircme ou dans le gouvernement ou dans lrsquoart de parler et de persuader dans les

arts aussi bien que dans les moraliteacutes ne srsquoest deacuteveloppeacute que gracircce agrave la ldquotyrannie de

ces lois arbitrairesrdquo (Nietzsche 2003 p 142)

Seul ce qui a eacuteteacute soumis agrave une dure contrainte agrave un seul et mecircme goucirct agrave une seule et

mecircme autoriteacute finira par ecirctre beau ndash la justification estheacutetique eacutetant pour Nietzsche la

justification suprecircme

Ce qui est essentiel ldquoau ciel comme sur terrerdquo semble-t-il crsquoest pour le dire une

fois encore que lrsquoon obeacuteisse longuement et dans une seule et mecircme direction cela

finit toujours et a toujours fini par produire agrave la longue quelque chose qui fait que la vie

sur terre meacuterite drsquoecirctre veacutecue par exemple vertu art musique danse raison

spiritualiteacute ndash quelque chose de transfigurant de raffineacute de fou et de divin (Nietzsche

2003 p 143)

La critique du dressage ne conduit pas Nietzsche agrave lui opposer une quelconque

eacutemancipation ndash mais juste agrave lui assigner une fin La contrainte la soumission agrave des lois

tyranniques et au fond arbitraires sont la condition de lrsquoeacuteducation spirituelle On voit le

paradoxe lrsquoesprit ne se libegravere qursquoagrave la condition de srsquoecirctre drsquoabord soumis il ne peut

commander qursquoagrave la condition drsquoavoir drsquoabord commenceacute longuement agrave obeacuteir Autrement dit

229

Nietzsche admet lrsquoideacutee que lrsquoesprit peut et doit ecirctre mis sous tutelle ndash non pour srsquoeacutelever mais

pour ecirctre eacuteleveacute Lrsquoeacutelevage nrsquoest pas incompatible avec lrsquoabecirctissement et ne considegravere jamais

lrsquoindividu comme une fin seuls les peuples les races importent (et on comprend pourquoi

puisque lrsquoeffet de lrsquoeacutelevage se fait sur plusieurs geacuteneacuterations)

ndash cette tyrannie cet arbitraire cette rigoureuse et grandiose becirctise ont eacuteduqueacute

lrsquoesprit lrsquoesclavage est semble-t-il au sens le plus grossier et le plus subtil le moyen

indispensable pour discipliner et eacutelever lrsquoesprit aussi On peut consideacuterer toute morale

sous ce rapport crsquoest la ldquonaturerdquo en elle qui apprend agrave haiumlr le laisser-aller la trop

grande liberteacute et qui implante le besoin drsquohorizons restreints de tacircches aussi proches

que possible ndash qui enseigne le reacutetreacutecissement des perspectives et donc en un certain

sens la becirctise en tant qursquoelle est une condition de vie et de croissance ldquoTu obeacuteiras agrave

qui que ce soit et pour longtemps sans quoi tu peacuteriras et perdras lrsquoultime respect pour

toi-mecircmerdquo ndash voilagrave ce qui me paraicirct ecirctre lrsquoimpeacuteratif moral de la nature lequel nrsquoest

certes pas ldquocateacutegoriquerdquo comme lrsquoexigeait le vieux Kant (drsquoougrave le ldquosans quoirdquo ndash) et ne

srsquoadresse pas non plus aux individus (que lui importent les individus ) mais bien agrave des

peuples agrave des races agrave des eacutepoques agrave des classes mais surtout agrave lrsquoanimal ldquohommerdquo

tout entier agrave lrsquohomme (Nietzsche 2003 p 144)

Nietzsche semble faire lrsquoeacuteloge de la tyrannie ndash mais il convient de nuancer cette thegravese

car il est aussi un fervent deacutefenseur de la liberteacute Toutefois la liberteacute telle que Nietzsche

lrsquoentend nrsquoest pas une liberteacute acquise mais une conquecircte la liberteacute est libeacuteration de la volonteacute

de puissance et le meilleur moyen drsquoassurer cette promotion de la puissance est la guerre

laquo la guerre eacutelegraveve agrave la liberteacute raquo laquo lrsquohomme libre est guerrier raquo Il y a bien un sens symbolique (au

sens de guerre de lrsquoesprit agrave mecircme de soutenir la guerre axiologique) mais aussi un sens

militaire (les reacutefeacuterences agrave Jules Ceacutesar Ceacutesar Borgia ou Napoleacuteon ne sauraient nous induire en

erreur) La volonteacute de puissance se deacuteploie aussi quoique non exclusivement sur un terrain

230

qui est celui de lrsquoagression physique Drsquoougrave un eacuteloge de la dureteacute de lrsquoabsence de pitieacute et une

promotion de la viriliteacute

Car qursquoest-ce que la liberteacute Le fait drsquoavoir la volonteacute de reacutepondre de soi Le

fait de maintenir la distance qui nous met agrave part Le fait de devenir plus indiffeacuterent agrave

lrsquoeacutegard des peines de la dureteacute de la privation mecircme agrave lrsquoeacutegard de la vie Le fait drsquoecirctre

precirct agrave sacrifier des hommes agrave sa cause sans srsquoexcepter soi-mecircme Liberteacute signifie que

les instincts virils qui srsquoeacutepanouissent dans la guerre et la victoire preacutedominent sur

drsquoautres instincts par exemple ceux de ldquobonheurrdquo (Nietzsche 2005 p 203)

Si donc la puissance est maximiseacutee par lrsquoobstacle rencontreacute ce nrsquoest pas dans la

soumission totale qursquoon la maximisera mais dans la soumission presque totale laquo Il faudrait

chercher le type suprecircme des hommes libres lagrave ougrave la reacutesistance suprecircme est constamment

surmonteacutee agrave deux doigts de la tyrannie au seuil mecircme du danger drsquoasservissement raquo

(Nietzsche 2005 p 203)

Cet eacuteloge de la contrainte comme eacuteducatrice de style est si reacutecurent dans lrsquoœuvre de

Nietzsche que nous avons presque heacutesiteacute agrave ranger le philosophe allemand dans la cateacutegorie de

ces auteurs qui estiment qursquoil faut sanctionner pour sanctionner (la sanction deacutecoulant de

cette neacutecessiteacute de la contrainte) Il nrsquoen demeure pas moins cependant que la critique du

laisser-aller de la discipline permanente est finaliseacutee par lrsquoeacutelevage et la culture Lorsque le

moyen se fait indispensable il fait presque oublier la fin et peut finir par se substituer agrave elle

553 La neacutecessiteacute des circonstances deacutefavorables

Une autre ideacutee nous eacuteclaire sur les conditions de lrsquoeacutelevage tel que Nietzsche lrsquoentend

Il srsquoagit de la neacutecessiteacute des circonstances dites deacutefavorables

laquo Premier principe il faut avoir besoin drsquoecirctre fort faute de quoi on ne le devient

jamais raquo (2005 p 203) Pourquoi une telle neacutecessiteacute Nietzsche estime qursquoen mettant le sujet

en face du peacuteril en le forccedilant agrave reacuteagir on le conduit agrave sur-reacuteagir et agrave accroicirctre sa puissance

231

Crsquoest le dire de cette maxime fameuse laquo Tireacute de lrsquoeacutecole de guerre de la vie ndash Tout ce qui ne

me tue pas me rend plus fort raquo (2005 p 122) On peut dire en ce sens que Nietzsche veut

provoquer la reacutesilience chez le sujet de lrsquoeacutelevage ndash non pas une reacutesilience qui se contenterait

de susciter du normal (au sens de Canguilhem rapport normatif drsquoajustement par rapport au

milieu donneacute) mais celle qui produirait de la grande santeacute (soit la santeacute au sens de

Canguilhem un laquo luxe biologique raquo 2013 p 173 un reacuteservoir de possibles une puissance

accrue) La viseacutee de Nietzsche est drsquoaccroicirctre la normativiteacute inheacuterente agrave la vie Ce agrave quoi il faut

ajouter que le philosophe allemand ne se preacuteoccupe nullement de ceux qui ne supporteraient

pas ce traitement par laquo le mal raquo (selon le titre du sect19 du Gai Savoir) laquo Le poison dont meurt

la nature plus faible est pour le fort fortifiant ndash et il ne le qualifie pas non plus de poison raquo Ce

qui preacutecegravede cette conclusion meacuterite agrave cet eacutegard drsquoecirctre citeacute

Le mal ndash Mettez agrave lrsquoeacutepreuve la vie des meilleurs et des plus feacuteconds des hommes

et des peuples et demandez-vous si un arbre qui doit prendre fiegraverement de la hauteur

peut se dispenser du mauvais temps et des tempecirctes si la deacutefaveur et la reacutesistance

exteacuterieures si toutes les espegraveces de haine de jalousie drsquoobstination de deacutefiance de

dureteacute drsquoaviditeacute et de violence ne font pas partie des conditions propices sans

lesquelles une forte croissance nrsquoest guegravere possible mecircme dans la vertu (Nietzsche

1997 p78)

La mecircme ideacutee se trouve largement deacuteveloppeacutee au sect262 de Par-delagrave bien et mal (2003

pp 254-257)

Preacutecisons enfin que Nietzsche nrsquoest pas le seul philosophe agrave promouvoir le risque dans

une optique eacuteducative Dans une œuvre de 1884 milleacutesimeacutee 1885 Guyau a soutenu dans

lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction que le risque constitue un puissant tonique

il fait ainsi de lrsquoamour du risque dans le domaine de lrsquoaction un eacutequivalent naturaliseacute du devoir

Le risque est un stimulant qui peut servir agrave des fins morales Toutefois contrairement agrave

Nietzsche Guyau estime qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de pousser ce risque agrave un degreacute qui mettrait

232

en danger reacuteel lrsquoeacutequilibre moral et physique drsquoun peuple ndash ce que Nietzsche fidegravele agrave son

aristocratisme nrsquoheacutesite pas agrave proposer

On voit ainsi que lrsquoideacutee drsquoeacutelevage est tout sauf dans la penseacutee de Nietzsche une ideacutee

inoffensive Elle neacutecessite cette dureteacute dont Nietzsche fait de maniegravere troublante le perpeacutetuel

eacuteloge dans Ainsi parlait Zarathoustra Des tables anciennes et nouvelles (le chapitre le plus

long de lrsquoœuvre) Nietzsche eacutecrit

ldquoPourquoi si dur dit un jour la houille au diamant Ne sommes-nous pas

proches parents rdquo

Pourquoi si mous Ocirc mes fregraveres voilagrave ce que je vous demande Nrsquoecirctes-vous pas

ndash mes fregraveres

Pourquoi si mous si amollis si indolents Pourquoi y a-t-il tant de reniement

de renoncement dans vos cœurs Si peu de fataliteacute dans vos regards

Et si vous ne voulez pas ecirctre fataliteacute et destin inexorable comment pourriez-

vous ecirctre un jour avec moi ndash vainqueurs

Et si votre dureteacute refuse drsquoeacutetinceler de couper de trancher comment pourriez-

vous ecirctre un jour avec moi ndash creacuteateurs

Car les creacuteateurs sont durs et il faut que vous sentiez la feacuteliciteacute drsquoimprimer votre

main sur les milleacutenaires comme sur une cire

la feacuteliciteacute de graver votre empreinte dans le vouloir des milleacutenaires comme dans

un meacutetal pareil agrave lrsquoairain ndash plus dur que lrsquoairain plus noble que lrsquoairain Le meacutetal le plus

noble est aussi le plus dur

Voilagrave la table nouvelle que je dresse agrave preacutesent au-dessus de vos tecirctes ocirc mes

fregraveres devenez durs (Nietzsche 1996 p 268)

233

Et le sect2 de LrsquoAnteacutechrist a cette formule qui glace le sang laquo Les faibles et les rateacutes

doivent peacuterir premier principe de notre philanthropie Et on doit mecircme encore les y aider raquo

(1994 p 46) Voilagrave un anti-humanisme conseacutequent

On voit ainsi que lrsquoeacuteducateurleacutegislateur ne sera pas tendre avec ses sujets la seacutelection

naturelle paraicirctra douce agrave cocircteacute de cette mise en peacuteril volontaire de cette dureteacute revendiqueacutee

Tel est lrsquoeacutelevage

554 Le type supeacuterieur drsquohommes le surhumain versus le chreacutetien

Crsquoest que la finaliteacute de lrsquoeacutelevage nrsquoest rien drsquoautre que la promotion drsquoune surhumaniteacute

Nul humanisme on le sait de la part de Nietzsche qui meacuteprise ce contentement du Dernier

Homme (Prologue du Zarathoustra 1996 pp 54-54) Les formulations de Nietzsche sont agrave cet

eacutegard contrasteacutees Dans Zarathoustra il eacutecrit que lrsquohomme nrsquoest pas une fin (Prologue sect4

laquoLrsquohomme est une corde tendue entre la becircte et le Surhumain ndash une corde au-dessus drsquoun

abicircme [hellip] La grandeur de lrsquoHomme crsquoest qursquoil est un pont et non un terme raquo 1996 p 50)

dans LrsquoAnteacutechrist (sect3) en revanche il soutient le contraire affirmant de surcroicirct que lrsquohomme

supeacuterieur doit ecirctre dresseacute laquo Le problegraveme que je pose ainsi nrsquoest pas de savoir ce qui doit

remplacer lrsquohumaniteacute dans la suite des ecirctres (ndash lrsquohomme est un terme ndash) mais quel type

drsquohomme on doit dresser (zuumlchten) on doit vouloir comme type drsquoune valeur plus eacuteleveacutee plus

digne de vivre plus sucircr drsquoun avenir raquo (1994 pp 46-47)

Ces deux formules ne sont pourtant pas difficiles agrave coheacuterer le type supeacuterieur de

lrsquohomme diffegravere de lrsquohomme normal (lrsquohomme laquo bon raquo) comme lrsquohomme normal diffegravere de

lrsquoanimal Nietzsche reprend (pour la subvertir) une formule de Montaigne (Essais Livre I 42)

laquo il y a plus de distance de tel homme agrave tel homme qursquoil y en a de tel homme agrave telle becircte raquo

(Montaigne 2000 p 365) Lrsquoabicircme est grand entre le singe et lrsquohomme (normal) il est tout

aussi grand entre lrsquohomme (normal) et le surhumain (le type supeacuterieur drsquohomme) Au sect4 de

LrsquoAnteacutechrist Nietzsche eacutecrit ainsi que laquo le type plus eacuteleveacute raquo est laquo quelque chose qui eu eacutegard

agrave lrsquohumaniteacute dans son ensemble est une sorte de surhumain raquo (1994 p 47) Le surhumain

nrsquoest pas lrsquoautre de lrsquohumaniteacute il est cette humaniteacute reacuteussie au-delagrave de toute faiblesse il est

une image signifiant le deacutepassement de la meacutediocriteacute normale La seule justification de

lrsquohumaniteacute crsquoest drsquoecirctre un pont qui megravene au Surhumain Voilagrave lrsquoobjet de lrsquoeacutelevage

234

Il y a eu des preacuteceacutedents ndash mais il srsquoagissait toujours drsquoaccidents qui nrsquoont pas eacuteteacute voulu

comme tels On peut mecircme dire qursquoils ont eacuteteacute eacuteviteacutes soigneusement tant le type drsquohommes

supeacuterieurs est effrayant pour les natures cheacutetives

Ce type drsquoune valeur plus eacuteleveacutee srsquoest deacutejagrave assez souvent preacutesenteacute mais

comme un heureux hasard comme une exception jamais comme reacutesultat drsquoune

volonteacute Au contraire crsquoest lui qursquoon a justement le plus redouteacute il eacutetait jusqursquoici

presque la chose redoutable en soi ndash et cette crainte a fait qursquoon a voulu dresseacute

obtenu le type contraire lrsquoanimal domestique lrsquoanimal de troupeau lrsquohomme animal

malade ndash le chreacutetienhellip (Nietzsche 1994 p 47)

Le laquo chreacutetien raquo est une reconstruction typologique qui incarne un reacutegime pulsionnel

caracteacuteriseacute par le ressentiment agrave lrsquoeacutegard des valeurs nobles et promeut des valeurs hostiles agrave

lrsquoinstinct de vie (telles la pitieacute ainsi que lrsquoanalyse Nietzsche au sect7 de LrsquoAnteacutechrist 1994 pp 49-

51)

Si lrsquoon veut quelques exemples de cette sorte de surhumain on pourra se tourner vers

les figures historiques alleacutegueacutees reacuteguliegraverement par Nietzsche Jules Ceacutesar Ceacutesar Borgia

Napoleacuteon (laquo Mein heros raquo eacutecrit Nietzsche au sujet de Borgia sur son exemplaire personnel

de lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction de Guyau voir Riba 2014 p 50)

On doit enfin ajouter que pour Nietzsche cet eacuteloge de lrsquoaristocratie srsquoaccompagne de

la neacutecessiteacute drsquoinstituer un esclavage Au sect377 du Gai Savoir Nietzsche eacutecrit ainsi

[hellip] nous nous reacutejouissons de voir tous ceux qui comme nous aiment le danger la

guerre lrsquoaventure qui ne se laissent pas satisfaire capturer reacuteconcilier et chacirctrer nous nous

mettons nous-mecircmes au nombre des conqueacuterants nous meacuteditons sur la neacutecessiteacute

drsquoorganisations nouvelles drsquoun nouvel esclavage eacutegalement ndash car une nouvelle espegravece

drsquoasservissement fait partie aussi de tout renforcement et de toute eacuteleacutevation du type ldquohommerdquo

ndash nrsquoest-ce pas la veacuteriteacute avec tout cela il est neacutecessaire que nous ne nous sentions guegravere chez

nous dans une eacutepoque qui aime agrave revendiquer lrsquohonneur drsquoecirctre appeleacutee lrsquoeacutepoque la plus

235

humaine la plus douce la plus eacutequitable que le soleil ait vue jusqursquoagrave preacutesent (Nietzsche

1997 p 343)

Concluons

On voit que lrsquoeacutelevage drsquoun type supeacuterieur drsquohommes (lequel est parfois qualifieacute de

dressage par Nietzsche ndash la diffeacuterence entre dressage et eacutelevage ne portant que sur les fins en

question et non sur les moyens engageacutes) repose sur la neacutecessiteacute drsquoun asservissement

geacuteneacuteraliseacute des masses drsquoun dressage drsquoun empoisonnement mecircme de certaines parties de la

population qui doivent ecirctre sacrifieacutees pour que la culture eacutemerge

Autrement dit Nietzsche en matiegravere drsquoeacuteducation ne nous paraicirct pas sortir du

dressage tel que nous lrsquoavons preacutesenteacute dans la premiegravere partie de notre travail (lrsquoeacutelevage

nrsquoeacutetant qursquoune variante) ndash et il y a fort agrave parier qursquoil aurait regardeacute notre concept drsquoeacuteleacutevation

(qui engage des moyens qui srsquoopposent terme agrave terme au dressage autant qursquoagrave lrsquoeacutelevage)

comme lrsquoune de ces ideacutees modernes (laquo donc fausse raquo) lrsquoune de ces lubies visant agrave rapetisser

lrsquohomme Pour notre part nous pensons que rien nrsquoa autant rabaisseacute lrsquohomme que lrsquoambition

des conqueacuterants qui voient les peuples comme les moyens de satisfaire leur meacutegalomanie le

type drsquohomme supeacuterieur theacuteoriseacute par Nietzsche nous paraicirct trop proche de lrsquoinhumain voire

du psychopathe

56 Si Dieu (ou la sanction suprecircme) nrsquoexiste pas tout est perdu

Il nous reste une derniegravere option agrave consideacuterer concernant la sanction conccedilue comme

ce qui dresse la conduite Il ne srsquoagit plus de sanction sociale ou de sanction inteacuterieure (le

remords) ndash mais de la sanction religieuse et meacutetaphysique Faut-il inculquer lrsquoideacutee de sanction

meacutetaphysique aux enfants afin de poser comme ultime barriegravere agrave lrsquoimmoraliteacute la peur drsquoun

jugement des acircmes Il ne fait pas de doute que la religion est agrave mecircme de justifier la sanction

la crainte que Dieu suscite et les recommandations des eacutecritures saintes ne permettent guegravere

de douter que la religion procircne une forme de dressage Nous voudrions inverser les termes de

la question le dressage peut-il justifier la religion en geacuteneacuteral en tant que vecteur de sanction

meacutetaphysique La sanction meacutetaphysique qui accompagne la religion et qui la seacutepare de la

simple hypothegravese speacuteculative sur lrsquoinconnaissable est-elle socialement utile ndash voire

neacutecessaire Faut-il ecirctre meacutetaphysiquement dogmatique (affirmer sans doute concernant ce

236

qui passe lrsquoexpeacuterience sensible) si lrsquoon veut dresser la conduite Est-il utile pour dresser

drsquoinoculer une forme de superstition

Cette discussion nrsquoest guegravere compatible avec le principe de laiumlciteacute mais elle nous

semble requise afin drsquoexplorer systeacutematiquement tous les aspects de la sanction

561 Lrsquoutiliteacute peut-elle justifier la sanction religieuse

Au fond la question ouverte ici est celle que preacutesente Dostoiumlevksi dans Les Fregraveres

Karamazov

Moi crsquoest Dieu qui me tourmente Crsquoest la seule chose qui me tourmente Et si

drsquoaventure il nrsquoexistait pas Si Rakitine avait raison que cette ideacutee est artificielle dans

lrsquohumaniteacute Alors srsquoil nrsquoexiste pas lrsquohomme est le maicirctre de la terre de la creacuteation du

monde Magnifique Seulement comment sera-t-il vertueux sans Dieu Voilagrave la

question Jrsquoy pense tout le temps Car qui donc aimera-t-il alors

lrsquohomme (Dostoiumlevski 1994 p 682)

Si Dieu nrsquoexiste pas avec la sanction ultime qui lrsquoaccompagne qursquoest-ce qui empecircchera

lrsquoecirctre humain de sombrer dans la violence

Dans La Morale anglaise contemporaine Guyau estime que crsquoest une erreur de

concevoir la religion paiumlenne comme souriante et avenante elle place drsquoembleacutee lrsquoecirctre humain

dans une relation de deacutependance telle qursquoil nrsquoa drsquoautre choix que celui de laquo se soumettre [de]

srsquoincliner [drsquo]essayer drsquoeacutemouvoir par son humiliteacute et ses priegraveres des dieux inconnus peut-ecirctre

inflexibles raquo (1879 p 61) La superstition on le voit est lagrave degraves les origines Le bonheur de la

vie terrestre est alors suspendu agrave la science des signes mais plus inquieacutetante encore eacutetait la

crainte des enfers laquo La mort mecircme que les philosophes consideacuteraient comme une deacutelivrance

semblait marquer pour la religion populaire le commencement drsquoun plus entier esclavage raquo

Plutarque estimait que le superstitieux enviait lrsquoatheacutee sans avoir cependant le courage

drsquoassumer cette incroyance laquo Lrsquoatheacutee pense qursquoil nrsquoy a pas de dieux le superstitieux deacutesire

237

qursquoil nrsquoy en ait pas mais il croit malgreacute lui car ne pas croire lui fait peur raquo (Plutarque 1985

pp 263-265) la superstition avec son laquo caractegravere passionnel [et] ulceacutereacute raquo comme lrsquoeacutecrit

Plutarque (1985 p 253) reacutegnait quasiment en maicirctre On voit que les croyances de nature

meacutetaphysique ne sont pas agrave prendre agrave la leacutegegravere elles peuvent reacuteellement faire le bonheur ou

le malheur de celui ou celle qui y adhegravere

Aussi Pierre Bayle preacutefeacuterait-il lrsquoatheacuteisme agrave lrsquoidolacirctrie (lrsquoadoration des images) lrsquoabsence

de religion est moins preacutejudiciable qursquoune religion deacutegeacuteneacutereacutee Crsquoest dire drsquoune part que lrsquoideacutee

de Dieu comme telle peut srsquoaveacuterer nuisible lorsqursquoelle est mal comprise drsquoautre part que

lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas absolument neacutecessaire ndash voire absolument pas neacutecessaire (voir Penseacutees

sur la comegravete CXVIII)

Montesquieu srsquoinsurge contre cette ideacutee Pour lui crsquoest un paradoxe et une erreur laquo il

est tregraves utile de croire que Dieu est raquo (LrsquoEsprit des lois 1999 pp 140-141) Lrsquoexistence de Dieu

nrsquoest pas socialement indiffeacuterente Pourquoi

Le premier argument tient agrave une conseacutequence immeacutediate de la neacutegation de lrsquoexistence

de Dieu lrsquoecirctre humain se trouve indeacutependant ou en situation de reacutevolte Montesquieu semble

supposer (puisque lrsquoargument srsquoarrecircte agrave cet effet) que lrsquoindeacutependance humaine agrave lrsquoeacutegard drsquoun

maicirctre ou que lrsquoesprit de reacutevolte constituent des objections en soi dangereux pour lrsquoordre

social Il faudrait donc toujours que lrsquohomme soit laisseacute en situation de deacutependance de

soumission ndash et plus preacuteciseacutement de soumission inteacuterieure puisque lrsquoeffet de la religion dont

il est question ici est celui de la croyance Un homme sans crainte est un homme dangereux

telle est le postulat de Montesquieu Il faut donc contribuer agrave rendre lrsquohomme craintif ndash ce

qursquoon obtient selon notre terminologie par du dressage

Le second argument est une reacuteponse agrave une objection la sanction religieuse ne serait

pas toujours efficace elle serait donc inutile Montesquieu conteste cette objection de ce

que certains croyants ne sont pas contraints par la religion il ne faut pas nier lrsquoindiffeacuterence de

la religion sur les mœurs Au fond on peut faire exactement la mecircme objection aux lois civiles

qui ne sont pas non plus toujours efficaces ce nrsquoest pas une raison pour en contester la

neacutecessiteacute Aussi est-il vain drsquoapregraves Montesquieu drsquoaccumuler des exemples qui montrent ce

que la religion a pu produire en termes de maux (Tantum religio potuit suadere malorum

eacutecrivait Lucregravece) invoquer des contre-exemples ne permettent pas de deacutemontrer lrsquoinvaliditeacute

du principe Au fond il en va de mecircme du politique laquo Si je voulais raconter tous les maux

238

quont produits dans le monde les lois civiles la monarchie le gouvernement reacutepublicain je

dirais des choses effroyables raquo Montesquieu pense ainsi deacutefendre la religion mais il

nrsquoenvisage pas lrsquoideacutee que lrsquoobjection qui portait sur la religion puisse srsquoeacutetendre au pouvoir

politique Et si comme pourrait le soutenir lrsquoanarchisme ndash laquo lrsquoordre sans le pouvoir raquo ndash le

veacuteritable fleacuteau eacutetait le pouvoir

Il faut donc preacutesenter le principe qui deacutemontre lrsquoutiliteacute intrinsegraveque de la religion et que

les maux qui lui sont associeacutes ne sont que des deacuterives

La premiegravere reacuteponse de Montesquieu concerne ceux qui deacutetiennent le pouvoir Nrsquoest-

il pas preacutefeacuterable qursquoils croient ecirctre soumis agrave reddition de compte ndash non pas temporellement

mais spirituellement laquo Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion il ne le serait

pas que les princes en eussent et quils blanchissent deacutecume le seul frein que ceux qui ne

craignent point les lois humaines puissent avoir raquo (Montesquieu 1999) La crainte drsquoune

sanction meacutetaphysique agrave laquelle le prince ne pourrait eacutechapper constitue un frein drsquoune

utiliteacute salvatrice il sera ainsi porteacute agrave ne pas abuser de son pouvoir Puisque laquo seul le pouvoir

arrecircte le pouvoir raquo la sanction meacutetaphysique constitue un contre-pouvoir des plus salutaires

Cet argument qui vaut pour les deacutetenteurs du pouvoir est tout agrave fait susceptible de

valoir pour les sujets la crainte drsquoune sanction juste et agrave laquelle on ne peut eacutechapper apparaicirct

comme un reacutegulateur social des plus appreacuteciables

Lrsquoargument suivant propose une triple distinction et une (triple) analogie Drsquoabord un

prince qui aime et craint ensuite un prince qui hait et craint la religion enfin un prince sans

religion

- Le prince aimant et craintif laquo est un lion qui cegravede agrave la main qui le flatte ou agrave la voix qui

lrsquoapaise raquo il est sous-entendu qursquoil agit de maniegravere vertueuse et attend donc des reacutecompenses

pour ses actions

- Le prince deacutetestant la religion et craintif laquo est comme les becirctes sauvages qui mordent

la chaicircne qui les empecircche de se jeter sur ceux qui passent raquo il est tenu en bride par sa seule

crainte et nrsquoest vertueux que dans la mesure ougrave il craint drsquoecirctre vicieux Sa chaicircne inteacuterieure la

crainte le contraint drsquoeacuteviter les punitions pour les actions qursquoil est tenteacute de faire On constate

ainsi combien lrsquoinvocation drsquoune sanction meacutetaphysique stricte reacutecompense et punition

contribue agrave une morale drsquoinspiration utilitaire qui vise la sollicitation de lrsquointeacuterecirct du sujet et

dont on peut preacutetendre qursquoelle nrsquoest pas vraiment morale La religion comme on peut le

deacuteduire de ce texte de Montesquieu et en tant qursquoelle implique neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune

239

justice distributive suprecircme ne peut guegravere proposer autre chose qursquoun dressage utilitaire de

la conduite fondeacute sur lrsquointeacuterecirct et ne pouvant se deacutepartir drsquoune connotation eacutegoiumlste

Lrsquoeacuteleacutevation ne saurait ecirctre atteinte et par principe mecircme puisqursquoelle vise lrsquoeacutemancipation

laquelle a partie lieacutee avec lrsquoindeacutependance

- Reste le prince atheacutee irreacuteligieux qui est laquo cet animal terrible qui ne sent sa liberteacute

que lorsquil deacutechire et quil deacutevore raquo Sans crainte indeacutependant sa sauvagerie est celle de

lrsquohumain agrave lrsquoeacutetat de nature il nrsquoa aucun frein inteacuterieur pour que ses deacutesirs srsquoexpriment de

maniegravere agressive et violente Avec lrsquoatheacuteisme on retourne agrave cet eacutetat de nature deacutecrit par

Hobbes ougrave laquo lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo le prince qui ne rencontre aucun contre-

pouvoir meacutetaphysique peut bien devenir cette becircte feacuteroce que rien ne retiendra On le voit

toute la reacuteponse de Montesquieu repose sur une anthropologie

Aussi Montesquieu estime-t-il que le problegraveme doit ecirctre deacuteplaceacute laquo La question nest

pas de savoir sil vaudrait mieux quun certain homme ou quun certain peuple neucirct point de

religion [hellip] raquo (1999) agrave ce stade du raisonnement on comprend qursquoil est pire

inconditionnellement de nrsquoen avoir pas lrsquoatheacuteisme est consideacutereacute comme une chose

deacutetestable Non la question est plutocirct drsquoeacuteviter laquo drsquoabuser de celle qursquoil a raquo Le vrai dilemme

nrsquoest pas de savoir si on besoin de religion mais de deacuteterminer ougrave se trouve le laquo moindre

mal raquo qursquoil y ait parfois des abus ou qursquoil nrsquoy ait pas de garde-fou Pour Montesquieu il ne

fait pas de doute qursquoabuser laquo quelquefois raquo de cette chose bonne qursquoest la religion vaut mieux

que nrsquoen pas avoir son excegraves potentiel vaut mieux que lrsquoabsence de barriegravere qursquoentraicircnerait

la suppression du religieux Mais Montesquieu nrsquoa pas montreacute que ces excegraves eacutetaient

lrsquoexception plutocirct que la regravegle et le seul argument deacuteployeacute dans ce texte reacuteside dans lrsquoutiliteacute

que la crainte exerce comme pression sur la conduite du sujet Celui-ci nrsquoest pas rendu

meilleur mais seulement dans le meilleur des cas craintif faisant reposer son efficace sur une

croyance qui risque toujours de verser dans lrsquoidolacirctrie Il nous semble qursquoil srsquoagit lagrave par

excellence de dressage et le moyen proposeacute ne nous semble garantir aucune promesse

drsquoefficaciteacute

562 Le fanatisme preacutefeacuterable agrave lrsquoirreacuteligion

Mutatis mutandis on retrouve lrsquoargumentation de Montesquieu dans lrsquoEacutemile de

Rousseau Dans une note essentielle de la Profession de foi du vicaire savoyard Rousseau de

240

maniegravere drsquoabord surprenante prend le parti de la religion et du fanatisme contre laquo le parti

philosophiste raquo dont les maximes sceptiques seraient absolument nuisibles au corps social

Rousseau convient que si le fanatisme laquo sanguinaire et cruel raquo produit agrave court terme

des abus il nrsquoen demeure pas moins une laquo passion grande et forte qui eacutelegraveve le cœur de

lrsquohomme qui lui fait meacutepriser la mort qui lui donne un ressort prodigieux et qursquoil ne faut que

mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus raquo Lrsquoirreacuteligion au contraire ne fait que

renforcer lrsquoeacutegoiumlsme geacutenegravere laquo une indiffeacuterence pour le bien raquo et laquo sape ainsi agrave petit bruit les

vrais fondements de toute socieacuteteacute raquo Agrave choisir donc il serait preacutefeacuterable drsquoopter pour le

fanatisme ressource vive que pour la triste philosophie dont les bienfaits ne sont que lrsquoenvers

drsquoune inaptitude au bien et drsquoune mort de lrsquoacircme

Et Rousseau drsquoinvoquer lrsquoexemple eacutenonceacute par Chardin du pont Poul-Serrho pour les

mahomeacutetans apregraves la reacutesurrection universelle les acircmes doivent franchir ce pont dernier

examen du jugement final Or lrsquoideacutee de ce pont selon Rousseau non seulement laquo reacutepare les

iniquiteacutes raquo mais est agrave mecircme de les preacutevenir et lrsquoauteur de lrsquoEacutemile va jusqursquoagrave eacutecrire que la

philosophie qui combattrait cette ideacutee (pourtant incontestablement superstitieuse aux yeux

de Rousseau) serait mortelle par les effets deacuteleacutetegraveres qursquoelle entraicircnerait laquo Il est donc faux que

cette doctrine [la philosophie] ne fucirct pas nuisible elle ne serait donc pas la veacuteriteacute raquo

Ainsi la veacuteriteacute de la religion reacuteside-t-elle dans son pouvoir de sanction que ne

posseacutederait pas la philosophie Cette sanction a beau nrsquoecirctre qursquoune ideacutee une croyance elle

nrsquoen conserve pas moins une efficaciteacute pratique dont le monde reacuteel a besoin et dont ne peut

se preacutevaloir la seule autoriteacute de la raison laquo Philosophe tes lois morales sont fort belles mais

montre-men de gracircce la sanction Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi

nettement ce que tu mets agrave la place du Poul-Serrho raquo Crsquoest dire que sans cette ultime sanction

meacutetaphysique tout est perdu que la morale est voueacutee agrave lrsquoinsignifiance on ne saurait donc se

passer de sanction au point de vue moral et faute de trouver des substituts (ce qursquoon mettrait

laquo agrave la place raquo) on se condamne agrave un eacutegoiumlsme asocial

563 Critiques de lrsquoideacutee de sanction religieuse

Il nrsquoest pas question ici eacutevidemment de contester la valeur de la religion en geacuteneacuteral ndash

mais de montrer que lrsquoinstrumentation de la croyance religieuse agrave des fins de dressage (jouant

241

sur les seuls ressorts de la crainte et de lrsquoespeacuterance personnelles) non seulement nrsquoa aucune

garantie drsquoefficaciteacute mais nous paraicirct ecirctre le contraire drsquoune eacuteducation authentique

Nous souhaiterions montrer de surcroicirct qursquoune telle conception de la religion comme

opeacuterateur de dressage de la conduite par lrsquointermeacutediaire de la crainte deacutegrade lrsquoideacutee qursquoon

peut se faire du Sujet par excellence de la religion Dieu

La critique de Guyau

Crsquoest chez Guyau qursquoon trouve une critique peacuteneacutetrante de lrsquoideacutee de sanction religieuse

Il eacutecrit ainsi dans lrsquoEsquisse laquo Les religions en tant qursquoelles commandent une certaine regravegle

de conduite lrsquoobeacuteissance agrave certains rites la foi agrave tels ou tels dogmes ont toutes besoin drsquoune

sanction pour confirmer leur commandement raquo (1985 p 201)

Ce qui inteacuteresse Guyau crsquoest la conception de Dieu sur laquelle repose un tel recours agrave

la sanction Si Dieu sanctionne crsquoest agrave la mesure de sa puissance infinie la sanction doit donc

ecirctre absolue laquo Se figurant Dieu comme la plus terrible des puissances on en conclut que

lorsqursquoil est irriteacute il doit infliger le plus terrible des chacirctiments raquo (1985 p 202)

Mais Guyau retourne lrsquoargument si Dieu est tout puissant on ne saurait vraiment

lrsquooffenser Par conseacutequent il nrsquoinfligerait que peu de peine ndash agrave supposer mecircme qursquoil doive en

infliger

Preacuteciseacutement parce que Dieu est conccedilu comme le maximum de puissance il

pourrait nrsquoinfliger que le minimum de peine car plus est grande la force dont on

dispose moins on a besoin drsquoen deacutepenser pour obtenir un effet donneacute (Guyau 1985

p 202)

Soit Dieu est tout-puissant et il est au-delagrave de lrsquooutrage et donc de la punition ou

nous pouvons lrsquooutrager et il manque de cet absolu qursquoon attribue agrave Dieu Cet argument se

renforce si on ajoute agrave Dieu cette deuxiegraveme caracteacuteristique la bonteacute suprecircme Comment

pourrait-il alors infliger ce laquo minimum de peine raquo laquo il faut bien qursquoau moins le ldquopegravere ceacutelesterdquo

ait cette supeacuterioriteacute sur les pegraveres drsquoici-bas de ne point fouetter ses enfants raquo (1985 p 202)

Reste ce dernier attribut que la tradition theacuteologique confegravere agrave Dieu la suprecircme intelligence

242

Et si tel est srsquoil ne fait rien sans raison laquo pour quelle raison ferait-il souffrir un coupable Dieu

est au-dessus de tout outrage et nrsquoa pas agrave se deacutefendre il nrsquoa donc pas agrave frapper raquo (1985 p

202)

Il y a donc entre lrsquoideacutee de Dieu et les religions positives un hiatus la puissance de Dieu

srsquoIl en est Lrsquoeacutelegraveve au-delagrave de toute manifestation de cette puissance

Les fondateurs des religions se sont imagineacute que la loi la plus sainte devrait ecirctre

la loi la plus forte crsquoest absolument le contraire Lrsquoideacutee de force se reacutesout logiquement

dans le rapport drsquoune puissance agrave une reacutesistance toute force physique est donc

moralement une faiblesse (Guyau 1985 p 203)

Concevoir Dieu comme devant punir est donc un anthropomorphisme des plus

grossiers Dieu nrsquoest pas un geocirclier ni lrsquoenfer une prison ndash srsquoIl devait exister ce serait une

eacutecole

De deux choses lrsquoune ou les coupables peuvent ecirctre rameneacutes au bien alors

lrsquoenfer preacutetendu ne sera pas autre chose qursquoune immense eacutecole ougrave lrsquoon tacircchera de

dessiller les yeux de tous les reacuteprouveacutes et de les faire remonter le plus rapidement au

ciel ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques ingueacuterissables (ce qui

est absurde) alors ils seront aussi eacuteternellement agrave plaindre et une bonteacute suprecircme

devra tacirccher de compenser leur misegravere par tous les moyens imaginables par la somme

de tous les bonheurs possibles (Guyau 1985 p 204)

Que Dieu sanctionne Il reacuteveacutelera par lagrave-mecircme son imperfection

La critique de Nietzsche

Nous souhaiterions preacutesenter une autre critique celle de Nietzsche

243

Pourquoi Dieu pourrait-il juger les hommes Le postulat theacuteologique qui rend la

sanction meacutetaphysique possible est celui du laquo libre arbitre raquo Lrsquoideacutee de responsabiliteacute lieacutee agrave ce

libre-arbitre nrsquoest pas une ideacutee neutre eacutevidente crsquoeacutetait une ideacutee absolument neacutecessaire pour

que la sanction puisse pleinement produire son effet laquo Partout ougrave lrsquoon cherche des

responsabiliteacutes crsquoest drsquoordinaire lrsquoinstinct du vouloir-chacirctier et -juger qui est en quecircte raquo

(Nietzsche 2005 p 158) Avec le libre-arbitre (ou la liberteacute de la volonteacute) lrsquohomme tombe sous

le coup de ce juge suprecircme et se trouve par conseacutequent esclave des precirctres La culpabiliteacute

eacutemerge sous le coup de cette geacuteniale invention psychologique qui accompagne lrsquoaxiologie du

ressentiment

Toute la psychologie ancienne la psychologie de la volonteacute a pour preacutesupposeacute

le fait que ses instigateurs les precirctres se trouvant agrave la tecircte des communauteacutes anciennes

voulurent se procurer un droit drsquoinfliger des chacirctiments ndash ou voulurent procurer ce

droit agrave Dieuhellip Les hommes furent penseacutes comme ldquolibresrdquo pour pouvoir ecirctre jugeacutes et

chacirctieacutes ndash pour pouvoir ecirctre coupables il fallait par conseacutequent que toute action soit

penseacutee comme voulue que lrsquoorigine de toute action soit penseacutee comme reacutesidant dans

la conscience [hellip] (Nietzsche 2005 pp 158-159

La sanction religieuse est ainsi interpreacuteteacutee par Nietzsche comme le moyen par lequel

les valeurs saines celles ougrave triomphe la volonteacute de vivre ont eacuteteacute renverseacutees La sanction

religieuse est le produit du ressentiment (affect de haine qui se nourrit de sa propre

impuissance et qui finit par devenir creacuteateur de contre-valeurs) Lrsquoinnocence du devenir est

corrompue par une telle sanction lrsquoexistence est empoisonneacutee agrave la source On voit ainsi dans

cette optique que lrsquoutiliteacute de la sanction religieuse a son envers dans la pathologie qursquoelle

instaure dans le psychisme de ceux qui en sont la victime Avec la sanction religieuse le sujet

est dresseacute ndash mais agrave ses deacutepens Sa vitaliteacute est diminueacutee il vit dans une crainte permanente et

une deacutefiance de soi qui nrsquohonore pas le genre humain Lrsquoecirctre humain est peut-ecirctre rendu

inoffensif mais parce qursquoil a eacuteteacute castreacute de toute volonteacute de vivre Crsquoest pourquoi Nietzsche

244

eacutecrira que laquo Le saint en qui Dieu trouve satisfaction est le castrat ideacutealhellip Crsquoen est fini de la vie

lagrave ougrave commence le ldquoroyaume de Dieurdquohellip raquo (2005 p 149)

En deacutefinitive et sans preacutejuger la valeur des religions (les arguments preacutesenteacutes ci-dessus

nrsquoeacutepuisent eacutevidemment pas cet immense sujet) on peut raisonnablement conclure que la

sanction religieuse nrsquoest pas ce laquo moindre mal raquo eacutevoqueacute par Montesquieu Elle est peut-ecirctre

un opeacuterateur de dressage mais probleacutematique par les postulats qursquoelle engage

(anthropologique nature humaine mauvaise psychologique volonteacute libre et responsabiliteacute

theacuteologique Dieu est conccedilu sur un mode anthropomorphique comme pouvant ecirctre offenseacute)

et ses conseacutequences psychologiques (terreur alieacutenante et superstition) La sanction est peut-

ecirctre renforceacutee par un tel usage de la sanction meacutetaphysique ndash mais elle lrsquoest funestement

245

6 Sanctionner pour sanctionner Le problegraveme de la loi

Lrsquoantinomie du dressage et de lrsquoeacuteleacutevation nrsquoeacutepuise pas les raisons de la sanction en

eacuteducation De maniegravere tregraves surprenante certains penseurs et non des moindres ont proposeacute

lrsquoideacutee qursquoil fallait sanctionner pour sanctionner par principe sans qursquoaucune exception ne soit

toleacutereacutee et en suspendant en quelque sorte les conseacutequences peacutedagogiques de cette

pratique Nous allons voir cependant que cette position srsquoaccompagne drsquoinsurmontables

difficulteacutes et surtout de preacutemisses dogmatiques qui apparaissent fort contestables Les deux

auteurs en question sont Kant et Durkheim qui partagent sur ce point des accointances

remarquables la loi (morale ou sociale) apparaicirct comme un absolu qursquoil convient de faire

ultimement respecter par la sanction

61 Kant ou la sanction autoteacutelique et deacutefonctionnaliseacutee

Pour Kant justice peacutenale et moraliteacute sont synonymes Srsquoil y a une loi toute

transgression doit ecirctre sanctionneacutee en tant que telle Les questions pragmatiques (de nature

utilitaire) sont court-circuiteacutees au profit drsquoune conception purement morale Avec Kant laquo on

ne punit pas pour que mais parce que raquo ainsi que lrsquoeacutecrit tregraves justement Eirick Prairat (2004 p

42)

611 La transgression de la loi appelle a priori une punition proportionnelle

Dans le Scolie II du theacuteoregraveme ndeg4 de la Critique de la raison pratique (lequel pour

rappel consiste agrave poser lrsquoautonomie de la volonteacute comme fondement des devoirs) Kant

montre que la recherche du bonheur ne saurait constituer le principe deacuteterminant de la

morale en tant que lrsquoeudeacutemonisme est tout entier fondeacute sur la matiegravere de la loi Et il ajoute

[hellip] la punition comme telle cest-agrave-dire comme simple mal doit dabord ecirctre

justifieacutee par elle-mecircme de sorte que celui qui est puni si lon en restait lagrave et quil

nentrevicirct mecircme aucune faveur se cachant derriegravere cette rigueur devrait avouer lui-

mecircme quil na que ce quil meacuterite et que son sort est tout agrave fait proportionneacute agrave sa

conduite La justice doit donc dabord se trouver dans toute punition consideacutereacutee

246

comme telle et elle forme ce qui est essentiel dans ce concept La bonteacute peut sans

doute y ecirctre lieacutee mais celui qui a meacuteriteacute la punition par sa conduite na pas la moindre

raison dy compter La punition est par conseacutequent un mal physique qui quand mecircme

il ne serait pas attacheacute comme conseacutequence naturelle au mal moral devrait cependant

y ecirctre lieacute comme conseacutequence dapregraves les principes dune leacutegislation morale (Kant

2003 pp 38-39)

Dans ce texte Kant affirme drsquoune maniegravere explicite que le principe de la moraliteacute (la loi

morale) implique drsquoopeacuterer une synthegravese a priori entre le mal moral et le mal physique Le vice

doit ecirctre puni ndash et le coupable doit le tout premier le reconnaicirctre Ainsi la punition peut ecirctre

qualifieacutee de juste

Il nous semble plus que probleacutematique drsquoexiger un tel aveu du coupable Que signifie

laquo il faut que raquo le coupable reconnaisse la leacutegitimiteacute de la punition Si le but est de fonder la

moraliteacute de la punition crsquoest-agrave-dire le fait qursquoelle consiste en un devoir on fonde alors le devoir

sur le devoir on ne sort pas du diallegravele De plus loin que cet aveu constituerait une preuve

drsquoune quelconque leacutegislation universelle il pourrait bien ne reacuteveacuteler qursquoun consentement passif

produit drsquoun conditionnement agrave deacutefaut drsquoune pleine reconnaissance Enfin que faire si le

coupable en question nrsquoeacuteprouve absolument aucune honte et nrsquoestime par conseacutequent

nrsquoavoir droit agrave aucune sanction Ne se place-t-il pas par-delagrave bien et mal ou du moins par-

delagrave toute sanction possible Sans doute Kant le refuserait Mais au nom de quoi

Plus probleacutematique encore Kant nrsquoavance aucun argument qui permettrait de rendre

compte de cette synthegravese a priori Par deacutefinition si elle est a priori on ne saurait lrsquoargumenter

elle conditionne notre expeacuterience de la moraliteacute Mais crsquoest preacuteciseacutement preacutesupposer ce qursquoon

veut deacutemontrer Pourquoi devrait-on lier mal physique et mal moral Pourquoi si la vertu est

deacutesinteacuteresseacutee faudrait-il supposer quelque relation entre morale et sensibiliteacute Ne faudrait-il

pas radicalement deacutelier ces deux concepts Pourquoi un deacutemeacuterite moral devrait-il conduire

au malheur Pourquoi vouloir proportionner ce qui apparaicirct comme incommensurables

devoir et bonheur liberteacute et bonheur

247

612 La sanction sans fonction

Dans la Meacutetaphysique des mœurs II sect49 Kant eacutecrit laquo Le droit de punir est le droit que

possegravede le chef envers celui qui lui est soumis de lui infliger une souffrance en raison de son

crime raquo (1999 p 151) Crsquoest dire que la punition srsquoinscrit dans un cadre politique et juridique

dans un rapport de hieacuterarchie entre un chef et un sujet Mais Kant entend confeacuterer une

leacutegitimiteacute morale agrave ce droit de punir Il eacutecrit notamment

La peine judiciaire [hellip] ne peut jamais ecirctre attacheacutee agrave quelqursquoun simplement agrave

titre de moyen de favoriser un autre bien soit pour le criminel lui-mecircme soit pour la

socieacuteteacute civile mais elle doit toujours intervenir contre lui pour cette unique raison qursquoil

a commis un crime (Kant 1999 p 152)

Il faut eacuteviter ici un contresens par laquo un autre bien raquo Kant entend la satisfaction

sensible le bonheur Kant refuse de compromettre la justice au prix du bonheur ndash fut-il celui

de la socieacuteteacute entiegravere Autrement dit il faut punir le criminel non pour des raisons de plaisir ou

de deacuteplaisir mais par principe laquo la loi peacutenale est un impeacuteratif cateacutegorique raquo Aucune utiliteacute ne

doit ecirctre jointe agrave lrsquoacte de punir Il ne srsquoagit pas de donner lrsquoexemple drsquoeacutedifier les acircmes ou

drsquoameacuteliorer celui qursquoon punit ces viseacutees feraient tomber le principe de la punition du cocircteacute de

lrsquoheacuteteacuteronomie Crsquoest dire que la punition ne vise pas de fin eacuteducative la punition est

autoteacutelique Agrave la limite mecircme srsquoil eacutetait deacutemontreacute que la punition corrompait le sujet moral

cette conseacutequence (non pas inutile mais nuisible) ne devrait pas rentrer en ligne de compte

Crsquoest dire que la punition nrsquoa pas pour vocation drsquoecirctre eacuteducative elle pourrait mecircme ecirctre anti-

peacutedagogique qursquoelle demeurerait agrave titre de principe On ne saurait ecirctre davantage agrave lrsquoopposeacute

de la proposition de Marcel Conche que nous avons deacutejagrave citeacutee laquo Lrsquoaction de punir comme

toute autre action ne se justifie que srsquoil en reacutesulte quelque chose de bon raquo (Conche 2003)

Pour Kant en effet on ne punit pas pour lrsquoavenir on punit par principe on punit pour punir

Crsquoest dire que le sens de la punition ou mecircme la pertinence de son existence nrsquoa pas mecircme agrave

ecirctre poseacute

Avec ce texte tireacute de la Meacutetaphysique des mœurs nous nrsquoavons pas fait un pas en

direction drsquoune argumentation permettant de fonder le droit de punir Kant reacuteaffirme que le

248

criminel a meacuteriteacute la punition que la justice exige la punition (la suite du texte eacutetablit que

lrsquoeacutetalon du chacirctiment nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoeacutegaliteacute soit la loi du Talion (jus talionis) laquo Ainsi

ce mal immeacuteriteacute que tu infliges agrave un autre au sein du peuple tu le fais agrave toi-mecircme raquo 1999 p

153) Mais aucun argument ne vient appuyer ces affirmations Et pour cause il srsquoagit drsquoun

principe a priori qui ne souffre pas la mise agrave lrsquoeacutepreuve et moins encore la contestation laquo Ainsi

le veut la justice en tant qursquoIdeacutee du pouvoir judiciaire fonctionnant selon des lois universelles

a priori raquo

Prenons un exemple celui de la peine de mort qui se trouve justifieacutee drsquoapregraves Kant par

la loi du Talion Ainsi laquo srsquoil a tueacute il lui faut mourir raquo (Kant 1999 p 154) Et comme preuve pour

soutenir son propos Kant ajoute

[hellip] on nrsquoa jamais entendu qursquoun condamneacute agrave mort pour meurtre se fucirct plaint

que crsquoeacutetait lagrave lui infliger une trop lourde peine et que la deacutecision eacutetait injuste chacun

lui rirait au nez srsquoil venait agrave srsquoexprimer ainsi (Kant 1999 p 156)

On cherche en vain un argument dans ces deux eacuteleacutements factuels proposeacutes par Kant

Que nul condamneacute nrsquoait jamais protesteacute ne saurait signifier qursquoil nrsquoy avait pas une leacutegitimiteacute agrave

protester Et srsquoil lrsquoavait fait le rire qui servirait de reacuteponse (afin dans un mecircme mouvement

de le moquer et drsquoeacuteconduire sa demande) est-il si eacutevidemment pertinent que le considegravere

Kant Bien sucircr que non ndash rire glaceacute que celui drsquoune raison que ne vient pas troubler la chaleur

pathologique de lrsquoempathie

On rappellera enfin que deux exceptions eacutechappent agrave la loi du Talion et donc agrave la

punition qui veut que le meurtrier meure lrsquoinfanticide maternel dans le cas drsquoun enfant conccedilu

hors mariage et le duel Lrsquoargumentation pour exoneacuterer lrsquoinfanticide reacutevegravele combien Kant eacutelegraveve

le formalisme de la loi plus haut que la consideacuteration de la digniteacute de la personne humaine (en

tout cas de lrsquoenfant) conccedilu hors mariage donc hors socieacuteteacute civile cette derniegravere nrsquoa pas

reconnu cet enfant et nrsquoa donc pas agrave le proteacuteger Que la raison peut se reacuteveacuteler cynique

lorsqursquoelle se preacutetend pure

249

Dans la mesure ougrave la leacutegislation ne peut faire disparaicirctre la honte drsquoune

naissance en dehors du mariage [hellip] il semble que [hellip] les ecirctres humains se retrouvent

en lrsquoeacutetat de nature et que lrsquohomicide sans qursquoil doive degraves lors neacutecessairement ecirctre

deacutesigneacute comme un meurtre soit certes dans les deux cas bel et bien punissable mais

ne puisse ecirctre puni de mort par le pouvoir suprecircme Lrsquoenfant qui est venu au monde

en dehors du mariage est neacute hors la loi (laquelle ici se nomme en effet le mariage) par

conseacutequent aussi en dehors de sa protection Il srsquoest en quelque sorte introduit dans la

reacutepublique (comme une marchandise interdite) drsquoune maniegravere telle que celle-ci (dans

la mesure ougrave en toute justice il nrsquoaurait pas ducirc venir agrave lrsquoexistence sur ce mode) peut

ignorer son existence donc aussi son aneacuteantissement et que nul deacutecret ne peut puisse

supprimer la honte de la megravere degraves lors que son accouchement en dehors du mariage

est connu (Kant 1999 pp 158-159)

On ne saurait agrave notre sens confondre plus formellement le droit et la morale Il semble

que la fascination de Kant pour le leacutegalisme et son rationalisme affeacuterant lrsquoait ameneacute agrave concevoir

lrsquohumain hors socieacuteteacute civile comme une chose et non comme une personne Crsquoest dire que le

regravegne de la loi qui trouve son apogeacutee theacuteorique dans le formalisme de Kant nrsquoeacutepuise pas la

question morale

613 La sanction dans le cadre eacuteducatif entorses

Pourtant si la punition nrsquoa pas agrave poursuivre de but eacuteducatif Kant reconnaicirct dans ses

Reacuteflexions sur lrsquoeacuteducation que la sanction est neacutecessaire dans le cadre eacuteducatif La punition est

un principe non eacuteducatif qui a sa place en eacuteducation

Crsquoest qursquoen effet lrsquoobeacuteissance (et non la soumission) est fondamentale en eacuteducation

Lrsquoobeacuteissance peut ecirctre absolue (deacuteriveacutee de la contrainte) ou relative agrave la reconnaissance de la

rationaliteacute et de la bonteacute de la volonteacute du guide (deacuteriveacutee de la confiance) Toute transgression

peut srsquointerpreacuteter comme un manque drsquoobeacuteissance et laquo la punition est le reacutesultat drsquoun

250

manque drsquoobeacuteissance raquo (Kant 1974 p 128) Or la punition peut ecirctre physique ou morale

Physique cela signifie sensible jouant sur les peines et les plaisirs Moral deacutesigne le penchant

agrave ecirctre honoreacute et aimeacute ndash penchant puissant et dont la contrarieacuteteacute constituera un levier efficace

propre agrave produire des effets durables Kant se meacutefie agrave juste titre des sanctions physiques en

rendant lrsquoenfant inteacuteresseacute on deacuteveloppe chez lui une disposition mercenaire qui contredit le

deacutesinteacuteressement inheacuterent agrave la moraliteacute Les sanctions physiques pour le dire dans un autre

vocabulaire ne font que dresser lrsquoautomate

Deux problegravemes au moins en deacutecoulent

Le premier est le suivant la loi du talion nrsquoest plus respecteacutee dans toute sa rigueur Il

nrsquoy a pas de symeacutetrie entre la transgression et la punition Ainsi Kant propose de choisir les

punitions morales plutocirct que les physiques ndash mecircme lorsque la transgression dont elles sont la

sanction a eacuteteacute physique Srsquoil y a un choix dans la punition qursquoon inflige crsquoest qursquoon utilise la

punition agrave des fins eacuteducatives on ne punit plus pour punir drsquoapregraves une loi inflexible mais on

adapte le principe de la punition aux effets rechercheacutes (drsquoougrave la preacutefeacuterence pour les punitions

morales laquo moyen sucircr pour donner aux chacirctiments un effet durable raquo Kant 1974 p 128)

Autre exemple invoqueacute par Kant au mensonge on ne reacutepond pas par la pratique reacuteciproque

du mensonge mais on sanctionne par un regard de meacutepris

Le deuxiegraveme problegraveme est le suivant Kant lui-mecircme reconnaicirct que la punition dans le

cadre eacuteducatif doit ecirctre investie drsquoun sens eacuteducatif lorsqursquoil eacutevoque la maniegravere dont il

convient de sanctionner Kant eacutecrit laquo Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale les punitions doivent toujours

ecirctre appliqueacutees aux enfants avec circonspection et de telle maniegravere qursquoils voient que seule leur

propre ameacutelioration est le but de celles-ci raquo (1974 p 128) Crsquoest donc la punition a pour viseacutee

drsquoameacuteliorer il ne srsquoagit plus contrairement agrave ce qursquoeacutecrivait Kant dans la Critique de la raison

pratique ou dans la Meacutetaphysique des mœurs de punir pour punir Mais alors cette saillie hors

de la punition qui se justifie elle-mecircme est confronteacutee agrave la difficulteacute qursquoon connaicirct deacutesormais

comment le fait de punir crsquoest-agrave-dire drsquoengendrer un deacuteplaisir pourrait-il conduire agrave une

ameacutelioration morale et pas seulement agrave un dressage

On le voit donc Kant oscille entre deux acceptions de la punition qui srsquoexcluent

mutuellement et qui sont toutes deux aporeacutetiques Soit on estime qursquoil faut punir pour punir

mais on ne voit pas pourquoi au vice il faudrait ajouter le malheur Soit on estime qursquoil faut

punir pour ameacuteliorer mais pourquoi la punition engendrerait-elle la moindre ameacutelioration

251

morale On retrouve ici la fonction drsquoexpiation que Kant avait commenceacutee par refouler hors

de la penseacutee de la punition pour finalement la reacuteintroduire

Reacutesumons-nous la punition est soit fondatrice drsquoelle-mecircme (ce qui est absurde) soit agrave

viseacutee expiatrice (ce qui est mysteacuterieux) Dans tous les cas on reconnaicirctra que la philosophie de

la punition (et partant de la sanction) est chez Kant lacunaire et qursquoil nrsquoa pas preacutesenteacute

drsquoargument qui permette drsquoestimer que la sanction a une vertu eacuteducative

62 Durkheim ou la transcendance de la loi sociale

Durkheim est lrsquoautre penseur de reacutefeacuterence agrave avoir soutenu que la sanction devait ecirctre

attribueacutee pour elle-mecircme qursquoil fallait obeacuteir agrave la loi pour obeacuteir agrave la loi Toutefois son

argumentation se seacutepare nettement de celle de Kant

Nous proposons de restituer la proposition de Durkheim dans le cadre theacuteorique hors

de laquelle elle nrsquoaurait pas de sens

621 Le reacutealisme social

Toute la proposition de Durkheim de ses critiques agrave ses thegraveses repose sur un postulat

qursquoon pourrait qualifier de meacutetaphysique agrave tout le moins au sens de lrsquoontologie (comprise

comme meacutetaphysique geacuteneacuterale) laquo Qursquoest-ce qui est reacuteel Qursquoest-ce qui existe suprecircmement

raquo demande lrsquoontologie Traditionnellement on oppose nominalisme et reacutealisme pour reacutepondre

agrave cette question Le nominalisme reacutepond lrsquoindividu seul est reacuteel lrsquouniversel lrsquoideacutee lrsquo εἶδος est

deacuteriveacute Le reacutealisme reacutepond lrsquouniversel lrsquoideacutee lrsquoεἶδος seul est reacuteel lrsquoindividu est deacuteriveacute il a

moins de consistance moins de dureacutee moins de reacutealiteacute Par reacutealisme on entend ainsi le

contraire de ce que le sens commun nomme laquo reacutealisme raquo (qui deacutesigne agrave assigner de la reacutealiteacute

agrave lrsquoobjet de la sensation) le reacutealisme pose la reacutealiteacute de ce qui est penseacute drsquoun autre type de

reacutealiteacute agrave cocircteacute et au-delagrave de la sensation au-delagrave des individus au-delagrave des ecirctres naturels (μετὰ

τὰ φυσικά)

Michael C Behrent estime que la querelle du nominalisme et du reacutealisme est reprise

dans les sciences sociales agrave lrsquoegravere moderne par Guyau et Durkheim (Behrent 2008) Guyau

serait un adepte du nominalisme quand Durkheim serait un reacutealiste (au sens convenu au sein

de ce qursquoon appelle de maniegravere geacuteneacuterique la querelle des universaux) Nous avons reacutecemment

proposeacute (Muller 2017) de consideacuterer Guyau moins comme un partisan du nominalisme que

252

comme le promoteur original drsquoun reacutealisme vital Ainsi les ondes de vie (eacutemotions penseacutees

volitions) traversent les individus et sont plus reacuteelles que lui-mecircme le sujet ne serait que la

crispation temporaire drsquoune vie qui cherche agrave se communiquer laquo La vie comme le feu ne se

conserve qursquoen se communiquant raquo eacutecrit Guyau dans la conclusion de lrsquoEsquisse (1985 p 217)

En revanche lrsquoeacutepithegravete de laquo reacutealiste raquo nous semble parfaitement convenir agrave Durkheim il ne

cesse dans ses eacutecrits drsquoeacutevoquer lrsquoexistence drsquoune reacutealiteacute suis generis (de son propre genre ndash

soit ontologiquement diffeacuterente des individus) doteacutee drsquoun degreacute de reacutealiteacute supeacuterieur (plus

stable plus durable plus puissante) Cette reacutealiteacute supeacuterieure dont lrsquoexistence postuleacutee est la

condition de possibiliteacute drsquoune certaine conception de la sociologie est la socieacuteteacute

Il nous semble possible de comprendre ce reacutealisme social de Durkheim agrave partir drsquoune

conception simplifieacutee de lrsquoontologie platonicienne (la theacuteorie des Formes et la participation

verticale) Chez Platon le plan du devenir des apparences sensibles du plan des Formes

intelligibles (εἶδη) Les ecirctres sensibles (qui ne meacuteritent pas agrave strictement parler cette

deacutenomination drsquoecirctre οὐσία) sont comme des fantocircmes des simulacres (εἴδωλα) Seules les

Formes radicalement seacutepareacutees (χωρισμοί) du sensible existent veacuteritablement elles trocircnent

dans une sphegravere suprasensible dont le sujet ne peut voir avec ses yeux de chair mais il peut

via une meacutethode (la dialectique) remonter des indices sensibles agrave la conception noeacutetique de

ces Formes Ce sont ainsi ces Formes qui donnent leur intelligibiliteacute au sensible quoique de

maniegravere fort imparfaite en raison des reacuteticences neacutecessaires du reacuteceptacle sensible (Χώρα)

mais le sensible drsquoune certaine maniegravere participe aux Formes et reccediloit imparfaitement leur

empreinte Les Formes instruisent le procegraves et la connaissance du sensible leur contemplation

seule oriente le deacutesir vers ce qui seul peut le combler les Formes reacutegulent le sensible qui ne

serait que chaos sans elles elles sont deacutesirables en tant qursquoelles relegravevent du divin et elles

libegraverent celui qui les contemple Agrave lrsquohomme-mesure de Protagoras (πάντων χρημάτων μέτρον

citeacute par Platon dans le Theacuteeacutetegravete 152a 2008 p 1904) Platon oppose le dieu-mesure (ὁ δὴ θεὸς

ἡμῖν πάντων χρημάτων μέτρον ἂν εἴη μάλιστα καὶ πολὺ μᾶλλον ἤ πού τις ὥς φασιν

ἄνθρωπος Lois IV 716c)

Mutatis mutandis il en va de mecircme chez Durkheim ndash sauf que le reacutealisme des Formes

le cegravede au reacutealisme de la socieacuteteacute Il faut prendre garde deacutejagrave de confondre la collection

drsquoindividus avec la socieacuteteacute ce serait confondre pour reprendre la terminologie de Rousseau

la volonteacute de tous avec la volonteacute geacuteneacuterale La socieacuteteacute existe en soi elle est seacutepareacutee

laquo distincte eacutecrit Durkheim des individus qui la composent raquo (2012 p 75) Il eacutecrit encore

253

Pour que la socieacuteteacute puisse ecirctre consideacutereacutee comme la fin normale de la conduite

morale il faut donc quil soit possible dy voir autre chose quune somme dindividus

il faut quelle constitue un ecirctre sui generis qui a sa nature speacuteciale distincte de celle de

ses membres et une personnaliteacute propre diffeacuterente des personnaliteacutes individuelles Il

faut en un mot quil existe dans toute la force du terme un ecirctre social (Durkheim

2012 p 92)

Un laquo ecirctre social raquo laquo dans toute la force du mot raquo ndash crsquoest-agrave-dire dans toute la force

ontologique une existence sociale autonome des individus indeacutependante de leur psychologie

La socieacuteteacute est lrsquoοὐσία rechercheacutee par toute la tradition meacutetaphysique la sociologie est cette

ἐπιζητουμένη ἐπιστήμη rechercheacutee par Aristote (Meacutetaphysique 996b 2011 p 1767 1059a

p 1899 etc) Cette affirmation pose en filigrane que les individus sont des moins-ecirctres ils

existent moins que la socieacuteteacute qui leur preacuteexiste Lrsquoaffirmation pleine drsquolaquo ecirctre social raquo implique

une hieacuterarchie ontologique les individus valent moins que la socieacuteteacute comme la partie vaut

moins que le tout Cette proposition est mainte fois reacutepeacuteteacutee dans LrsquoEacuteducation morale Dans la

cinquiegraveme leccedilon on lit notamment laquo Cest que lhomme est en majeure partie le produit de

la socieacuteteacute Cest delle que nous vient tout ce quil y a de meilleur en nous toutes les formes

supeacuterieures de notre activiteacute raquo (Durkheim 2012 p 84) Dans cette optique la subordination

de la partie au tout vaut comme regravegle absolue veacuteritable mesure de la moraliteacute On le voit la

question morale est exclusivement rameneacutee agrave sa dimension sociale Cette affirmation

ontologique justifie la meacutethodologie durkheimienne comme reacuteductionnisme si la socieacuteteacute est

la reacutealiteacute on peut poser un deacuteterminisme social et eacuteliminer pour lrsquoexplication des pheacutenomegravenes

humains tout facteur extra-social Dans la theacuteorie de Durkheim lrsquoindividu est cette ombre cet

εἴδωλον milieu entre lrsquoecirctre et le neacuteant recircve fugace qui ne vaut que par sa participation agrave une

forme de transcendance La socieacuteteacute est cette transcendance le surhumain est lrsquohomme investi

par lrsquoautoriteacute de la socieacuteteacute La socieacuteteacute est la mesure de toute chose elle est ce reacutesidu laiumlque

qui survit agrave la laquo mort de Dieu raquo (drsquoapregraves lrsquoexpression de Nietzsche au sect125 du Gai Savoir 1997

p 177) elle est cette transcendance cette sacraliteacute qui œuvre au sein deacutesormais de

lrsquoimmanence

254

Seule la socieacuteteacute est au-dessus des individus Cest donc delle queacutemane toute

autoriteacute Cest elle qui communique agrave telles ou telles qualiteacutes humaines ce caractegravere

sui generis ce prestige qui eacutelegraveve au-dessus deux-mecircmes les individus qui le possegravedent

Ils deviennent des surhommes parce que par lagrave ils participent [nous soulignons] agrave la

supeacuterioriteacute agrave cette sorte de transcendance de la socieacuteteacute par rapport agrave ses membres

(Durkheim 2012 p 99)

La socieacuteteacute est un dieu pour lrsquohomme agrave Dieu on substitue laquo la notion empirique de cet

ecirctre directement observeacute quest la socieacuteteacute pourvu du moins quon se repreacutesente la socieacuteteacute

non comme une somme arithmeacutetique dindividus mais comme une personnaliteacute nouvelle

distincte des personnaliteacutes individuelles raquo en sorte que laquo la diviniteacute est lexpression symbolique

de la collectiviteacute raquo (Durkheim 2012 p 110) Qursquoest-ce agrave dire sinon que la collectiviteacute est

lrsquoexpression reacuteelle de la diviniteacute

Lrsquoεἶδος de Platon est immuable et eacuteternel la socieacuteteacute durkheimienne nrsquoest pas

immuable mais elle pourrait bien ecirctre eacuteternelle Crsquoest ce qursquoaffirme Durkheim agrave la Quatriegraveme

leccedilon de son Eacuteducation morale il srsquoagit drsquoun laquo fait raquo celui qui pose que agrave cocircteacute des geacuteneacuterations

drsquoindividus qui changent laquo la socieacuteteacute reste avec sa physionomie propre et son caractegravere

personnel raquo il y a en elle laquo quelque chose qui persist[e] cest la socieacuteteacute avec sa conscience

propre son tempeacuterament personnel raquo (Durkheim 2012 p 77) Ainsi la France entre le moyen

acircge et le deacutebut du XXe siegravecle possegravede une laquo identiteacute personnelle que nul ne peut songer agrave

meacuteconnaicirctre raquo ainsi laquo la vie sociale de Paris preacutesente actuellement les mecircmes caractegraveres

essentiels quil y a cent ans raquo Nous sommes bien dans une theacuteorie qui essentialise le social

pour faire de lrsquoindividu un presque rien la socieacuteteacute est le veacuteritable sujet qui impose par sa

transcendance sa supreacutematie

Mais comment srsquoopegravere cette participation agrave la transcendance On sait que Platon eacutetait

fort gecircneacute par le problegraveme de la participation (μέθεξις) comment des entiteacutes aussi heacuteteacuterogegravenes

255

que le sensible et lrsquointelligible peuvent communiquer Les objections eacutenonceacutees par Aristote

(le troisiegraveme homme par exemple) deacutejagrave largement anticipeacutees par Platon dans la premiegravere

partie du Parmeacutenide (132a et ss 2008 pp 1112-1113) ne risquent-elles pas de resurgir agrave

lrsquooccasion du reacutealisme social de Durkheim Comment la socieacuteteacute et lrsquoindividu peuvent-ils

communiquer Crsquoest lagrave qursquoentre en scegravene lrsquoeacuteducation morale elle est le moyen de produire

le lien social qursquoon peut deacutefinir comme reacutegulation et inteacutegration Cette deacutefinition permet de

comprendre les deux premiers eacuteleacutements de la moraliteacute lrsquoesprit de discipline (avec la

soumission agrave la loi qui reacutegule eacutequivalent de ce que les moralistes nomment devoir) et

lrsquoattachement aux groupes sociaux (avec lrsquoeacutelan affectif qui porte agrave lrsquoideacuteal eacutequivalent de ce que

les moralistes nomment le bien) Discipline et attachement aux groupes sociaux sont les deux

faces drsquoune mecircme reacutealiteacute faces qui nrsquoont rien drsquoantinomiques qui sont deacutependantes et

autonomes agrave la fois La discipline permet agrave la socieacuteteacute de poser son empreinte sur le sujet

lrsquoattachement aux groupes sociaux permet de susciter un eacutelan vers lrsquoideacuteal Les deux aspects de

la participation (communication agrave double sens entre le reacuteel social et lrsquoindividu) sont ainsi

expliqueacutes

Reste un dernier eacuteleacutement dans la compreacutehension de la morale qui semble drsquoinspiration

kantienne mais qui constitue une subversion de la thegravese de Kant lrsquoautonomie Comme dans

la philosophie critique de Kant il srsquoagit de deacuteterminer la place que doit tenir la raison Kant on

le sait estimait que le sujet moral a besoin de loi mais qursquoil ne pouvait en tant qursquoil eacutetait moral

demeurer passif Aussi Kant a-t-il proposeacute de comprendre la loi comme produite par la raison

du sujet lui-mecircme en devenant leacutegislateur le sujet transcendantal devenait auteur et effet

de la loi Soumission (contrainte) et activiteacute (volonteacute) eacutetaient ainsi preacuteserveacutees telle est

lrsquoautonomie dont lrsquoavantage est de pouvoir preacutetendre agrave lrsquouniversel Mais Durkheim reproche

justement agrave Kant de penser lrsquoautonomie de la volonteacute comme soustraite au sensible et donc

agrave la temporaliteacute preacutesupposant ainsi une meacutetaphysique dualiste opposant la nature agrave la liberteacute

Cette solidariteacute de la morale et de la meacutetaphysique risque drsquoapregraves Durkheim de

compromettre la moraliteacute Comment comprendre alors lrsquoautonomie de la volonteacute sans la

reacutefeacuterer agrave la philosophie critique de Kant La reacuteponse de Durkheim nous semble reprendre les

thegraveses de Spinoza La raison ne saurait ecirctre eacutecarteacutee de la morale un sujet moral ne doit pas

ecirctre un hallucineacute Lrsquoautonomie nrsquoest possible que par la connaissance or la connaissance du

pheacutenomegravene est dans lrsquooptique de Durkheim rien moins que la sociologie qursquoil propose

Lrsquoautonomie de la volonteacute dans cette optique se reacutealisera dans la connaissance sociologique

256

le sujet ne sombre pas dans une laquo reacutesignation passive raquo mais une laquo adheacutesion eacuteclaireacutee raquo Citons

Durkheim laquo Se conformer agrave un ordre de choses parce quon a la certitude quil est tout ce

quil doit ecirctre ce nest pas subir une contrainte cest vouloir cet ordre librement cest y

acquiescer en connaissance de cause raquo (2012 p 118) La volonteacute libre crsquoest la connaissance

du neacutecessaire Descartes eacutecrivait que laquo la volonteacute est drsquoautant plus libre qursquoelle connaicirct le

meilleur raquo et plus encline agrave le rechercher La connaissance scientifique eacutemancipe

Cest dans la mesure ougrave la science se fait que dans nos rapports avec les choses

nous tendons toujours davantage agrave ne plus relever que de nous-mecircmes Nous nous en

affranchissons en les comprenant et il nest pas dautre moyen de nous en affranchir

Cest la science qui est la source de notre autonomie (Durkheim 2012 p 119)

Certes elle nrsquoeacutemancipe pas en donnant les moyens de changer ce qui est neacutecessaire

puisque le reacutealisme social exclut que les individus puissent alteacuterer lrsquoordre social Durkheim

eacuteprouve une insigne meacutefiance envers tous les grands reacuteformateurs de la morale qursquoil qualifie

de laquo reacutevolutionnaires raquo estimant qursquoen atteacutenuant lrsquoesprit de discipline ils ouvrent la porte agrave

cette deacutegeacuteneacuterescence qursquoest la laquo tendance anarchique raquo qui a empecirccheacute leur œuvre de faire

souche (Durkheim 2012 p 70) Mais la science eacutemancipe en donnant les moyens de

reconnaicirctre ce qui est neacutecessaire et ainsi de le vouloir Lrsquoautonomie de la volonteacute crsquoest vouloir

ce que le positivisme sociologique nous deacutecrit comme eacutetant neacutecessaire en mecircme temps que

deacutesirable Ce nrsquoest pas suffisant drsquoecirctre disciplineacute et drsquoecirctre habiteacute par lrsquoesprit social il faut

encore avoir laquo lrsquointelligence de la morale raquo (2012 p 122) afin de vouloir le social

622 La sanction au service de lrsquoautoriteacute

Eacutetant donneacutee cette preacutepondeacuterance de la loi sociale qui fait de lrsquoesprit de discipline le

premier eacuteleacutement de la moraliteacute on pourrait srsquoattendre agrave ce que la sanction accompagne de

maniegravere leacutegitime toute transgression qui apparaicirctrait comme une atteinte agrave lrsquoordre social Si

cet ordre est pour ainsi dire sacreacute (dans lrsquoordre du profane) toute atteinte qui lui est faite ne

meacuterite-t-elle pas drsquoecirctre sanctionneacutee

257

De maniegravere tregraves eacutetonnante Durkheim nie le caractegravere moral de la sanction Il eacutecrit

notamment cette phrase que nrsquoaurait pas renieacute Guyau

[hellip] tout le monde sentend aujourdhui pour reconnaicirctre que dans la mesure

ougrave la consideacuteration relative agrave des sanctions de quelque nature quelles soient

contribue agrave deacuteterminer un acte dans la mecircme mesure cet acte manque de valeur

morale On ne peut donc attribuer aucun inteacuterecirct moral agrave une conception qui ne peut

intervenir dans la conduite sans en alteacuterer la moraliteacute (Durkheim 2012 p 110)

On ne peut qursquoecirctre eacutetonneacute Durkheim qui aime agrave reacutepeacuteter qursquoil nrsquoavance rien qui ne

soit attesteacute par lrsquoopinion la prend ici agrave contre-pied Un acte motiveacute par la consideacuteration de la

sanction est eacutevideacute de sa moraliteacute Pourtant la socieacuteteacute nrsquoa-t-elle pas une force coercitive On

sait que la coercition est lrsquoun des eacuteleacutements de la deacutefinition que Durkheim donne des faits

sociaux ce sont des laquo types de conduite ou de penseacutee [qui] sont exteacuterieurs agrave lrsquoindividu raquo et

qui laquo sont doueacutes dune puissance impeacuterative et coercitive en vertu de laquelle ils simposent agrave

lui quil le veuille ou non raquo (2013b) Que serait une coercition sans sanction Pourtant

Durkheim affirme que laquo les sanctions nont pas dans la formation de lesprit de discipline le

rocircle preacutepondeacuterant quon leur a parfois attribueacute raquo (2012 p 151) Crsquoest donc que les sanctions

(au sens large de systegraveme de reacutetribution punitions et reacutecompenses) ont une fonction laquelle

Crsquoest agrave cette question que sont consacreacutees les leccedilons onze et douze

Crsquoest que le respect de la discipline ne doit pas se faire dans la crainte de la sanction Si

la discipline est moralisatrice en elle-mecircme (laquo la discipline est par elle-mecircme un facteur sui

generis de lrsquoeacuteducation raquo 2012 p 61) il faut la deacutevelopper pour elle-mecircme Lrsquoautoriteacute du

maicirctre provient de laquo lrsquoideacutee qursquoil a de sa tacircche raquo de laquo lrsquoardeur de ses convictions raquo de laquo la foi

qursquoil a raquo ndash de lrsquoattachement en un mot laquo plus eacutetroit plus intime agrave la seule reacutealiteacute qui soit

vraiment au-dessus de nous je veux dire de notre attachement agrave la reacutealiteacute morale raquo (2012 p

153) crsquoest-agrave-dire la socieacuteteacute Lrsquoautoriteacute est un sentiment inteacuterieur qui finira toujours (tel est du

moins lrsquoespeacuterance de Durkheim) par laquo srsquoaffirmer et se communiquer raquo quand bien mecircme laquo les

signes exteacuterieurs peuvent ecirctre deacutefectueux raquo (2012 p 153) Avouons que lrsquoargument nous

paraicirct bien peu convaincant ne fait-il pas porter la responsabiliteacute de lrsquoindiscipline que sur le

258

manque de foi de lrsquoenseignant Le recours agrave la sanction devient pour Durkheim le signe drsquoun

manque drsquoautoriteacute laquo Punitions et indiscipline vont souvent de pair raquo (2012 p 155)

Pourquoi alors faut-il punir

Premiegravere reacuteponse pour preacutevenir lrsquoinobservance de la regravegle eacuteviter que le deacuteviant ne

recommence et empecirccher la contagion par lrsquoexemple La sanction relegraveverait de lrsquointimidation

Pour Durkheim qui reprend ici sans le nommer les arguments avanceacutes par Guyau (que nous

eacutetudierons infra) lrsquoefficaciteacute drsquoune telle fonction est douteuse la sanction ne saurait atteindre

la volonteacute du sujet laquo parce que la peine agit du dehors et sur le dehors elle ne saurait

atteindre la vie morale agrave sa source raquo (2012 p 155) La sanction peut bien dresser lrsquoautomate

elle ne saurait produire un seul eacutelan de moraliteacute authentique

Elle peut dans une mesure que nous deacuteterminerons tout agrave lheure dresser

machinalement lenfant agrave eacuteviter certains actes mais en regard du penchant qui

lentraicircne agrave mal faire elle ne saurait susciter un penchant contraire qui lincline au

bien (Durkheim 2012 p 155)

Durkheim on le voit ici srsquooppose radicalement au dressage ndash et dans des termes

reacutepeacutetons-le car ce fait ne nous paraicirct pas avoir deacutejagrave eacuteteacute signaleacute qui eacutevoquent ceux de Guyau

et accompagneacutes des mecircmes reacutefeacuterences aux criminalistes italiens (Lombroso notamment) La

fonction utilitaire de la sanction est donc crsquoest le moindre qursquoon puisse dire sujette agrave caution

Seconde reacuteponse la punition permettrait drsquoeffacer la faute via une expiation Telle est

la conception de Pierre Janet par exemple ndash mais qui comme nous lrsquoavons vu a une longue

tradition qui srsquoorigine philosophiquement chez Platon laquo La peine ainsi entendue est une sorte

de contre-deacutelit qui annule le deacutelit et qui remet les choses en leacutetat raquo (Durkheim 2012 p 157)

tourneacutee vers le passeacute elle vise agrave laver la faute par la souffrance qursquoelle produit Crsquoest en

quelque sorte le mal qui soigne le mal ndash drsquoougrave la neacutecessiteacute de la proportionnaliteacute Lrsquoargument

pour reacutefuter la fonction expiatrice de la punition est lagrave encore emprunteacute agrave Guyau ndash mais de

maniegravere explicite

259

En quoi donc le mal qui est ainsi infligeacute au coupable peut-il compenser le mal

quil a fait Le premier de ces maux se surajoute au second mais ne se soustrait pas

On ne peut reacutealiser ainsi quune fausse symeacutetrie Cest dit Guyau comme si un

meacutedecin pour gueacuterir un bras malade commenccedilait par amputer lautre

bras (Durkheim 2012 p 158)

En raison de ce refus Durkheim est ameneacute agrave poser apregraves Guyau laquo lrsquoabsolue prohibition

des chacirctiments corporels raquo (Durkheim 2012 p 171) La sanctionpunition ne sera pas un

chacirctiment

Toutefois en deacutepit de sa fausseteacute Durkheim estime qursquoil y a quelque chose agrave conserver

de cette theacuteorie agrave ceci pregraves que son essence ne reacuteside pas dans la souffrance mais dans la

conversion drsquoopinion qursquoelle permet En effet dans la deacutesobeacuteissance le mal principal consiste

dans lrsquoopinion que lrsquoenfant aura de la loi son prestige srsquoen trouve diminueacute elle perd sa

sacraliteacute elle est pour ainsi dire profaneacutee et son autoriteacute (qui tient agrave lrsquoopinion qursquoon en a)

diminue reacuteellement laquo linfraction morale si rien nen vient neutraliser les effets deacutemoralise

lacte dindiscipline affaiblit la discipline raquo (Durkheim 2012 p 159) La loi doit se reacuteaffirmer

face agrave lrsquooffense afin que lrsquoopinion qui en deacutechoit lrsquoautoriteacute ne se trouve pas confirmeacutee par

lrsquoabsence de reacuteaction la peine vise agrave laquo manifester une eacutenergie proportionneacutee agrave leacutenergie de

lattaque quelle a subie raquo (2012 p 159) Crsquoest la loi elle-mecircme qui par la sanction appliqueacutee

par le deacutetenteur de lrsquoautoriteacute srsquoaffirme reacuteagit il srsquoagit de maintenir lrsquoautoriteacute de son autoriteacute

En ce sens la sanction resacralise la figure de lrsquoautoriteacute en vue de sauvegarder lrsquoautoriteacute elle-

mecircme La sanction vise agrave preacuteserver lrsquointeacutegriteacute autoteacutelique morale par soi de la loi garante de

la discipline Rien nrsquoest plus dangereux agrave cet eacutegard que de laisser le doute

On voit ainsi ce que Durkheim conserve de lrsquoexpiation il srsquoagit de purger le sujet deacuteviant

drsquoune opinion en quelque sorte drsquoimpieacuteteacute agrave lrsquoeacutegard de la loi en reacuteaffirmant son autoriteacute par la

sanction Mais la sanction nrsquoest pas appliqueacutee en vue drsquoameacuteliorer le sujet directement elle

vise agrave proteacuteger la loi contre les blasphegravemes qui la deacutesacralisent Le prestige de la regravegle doit ecirctre

sauvegardeacute coucircte que coucircte ndash au sens propre ce coucirct est celui du coup

260

Il faut donc quen face de linfraction le maicirctre atteste dune maniegravere non

eacutequivoque que son sentiment na pas varieacute quil a toujours la mecircme force quagrave ses

yeux la regravegle est toujours la regravegle quelle na rien perdu de son prestige quelle a

toujours droit au mecircme respect en deacutepit de loffense dont elle a eacuteteacute lobjet (Durkheim

2012 p 159)

La sanction est ici une sanctification de la loi

Le vocabulaire religieux que nous employons nrsquoest pas usurpeacute il y est explicitement

question de foi de reacuteveacutelation (laquo crsquoest par le maicirctre que la regravegle est reacuteveacuteleacutee agrave lrsquoenfant raquo

Durkheim 2012 p 148) de sacreacute Eirick Prairat eacutecrit agrave ce sujet

Transcendante et immuable la regravegle scolaire doit apparaicirctre comme une

instance inviolable et sacreacutee Quasi religieuse crsquoest un maicirctre-precirctre qui la reacutevegravele aux

eacutelegraveves raquo La fonction de la peine nrsquoest ni utilitaire ni expiatoire mais consiste agrave

laquo rassurer les consciences que la violation de la regravegle a pu a ducirc neacutecessairement troubler

dans leur foi alors mecircme quelles ne sen rendent pas compte de leur montrer que

cette foi a toujours la mecircme raison decirctre (Prairat 2012 p 160)

La laiumlciteacute invoqueacutee par Durkheim vise agrave faire de la loi sociale le succeacutedaneacute de la loi divine

ndash a fortiori la remplaccedilante de la tregraves laiumlque loi morale theacuteoriseacutee par Kant La sanction ne donne

pas son autoriteacute agrave la discipline (celle-ci est confeacutereacutee par la socieacuteteacute) mais empecircche qursquoelle la

perde La souffrance (entendons la souffrance physique) est accessoire crsquoest le blacircme qui

importe ndash crsquoest-agrave-dire vraisemblablement la honte

La peine nrsquoest donc pas lrsquoessentiel de lrsquoautoriteacute ni la souffrance lrsquoessentiel de la peine

elles nrsquoen demeurent pas moins toutes deux neacutecessaires au maintien de la regravegle de la

discipline de lrsquoautoriteacute

261

623 Νόμος ἀντινομία ἄνομος

On voit que la loi sociale possegravede une transcendance qui lrsquoappelle en raison de sa

digniteacute agrave reacutegner sur les individus

Est-ce agrave dire que ce regravegne ne se fera pas sans tension Qursquoelle ne se fera pas par

exemple au deacutetriment de lrsquoindividu Qursquoil nrsquoy a pas de tension entre les groupes sociaux

auxquels les individus peuvent appartenir La seconde difficulteacute est qualifieacutee drsquoantinomique

et non pas la premiegravere mais les deux sont discuteacutees et Durkheim preacutetend les avoir reacutesolues

Nous estimons au contraire qursquoelles demeurent probleacutematiques et que le traitement que

Durkheim reacuteserve agrave cette question ne nous paraicirct pas convaincant

Commenccedilons par lrsquoantinomie que Durkheim considegravere telle (agrave la cinquiegraveme leccedilon)

Lrsquoattachement aux groupes sociaux est une chose ndash mais agrave quel groupe srsquoattacher

Durkheim en distingue trois principaux la famille la patrie et lrsquohumaniteacute Son eacuteloge de

lrsquoimpersonnaliteacute le conduit agrave proposer une hieacuterarchie plus le groupe est large et moins lieacute agrave

lrsquointeacuterecirct eacutegoiumlste de lrsquoindividu plus donc lrsquoattachement au groupe sera moral

La famille est plus proche de lrsquoindividu par conseacutequent elle constitue une fin moins

impersonnelle et axiologiquement moins eacuteleveacutee Durkheim anticipe mecircme que le progregraves de

la socieacuteteacute reacuteservera un rocircle de moins en moins important agrave la famille et finira par devenir laquo un

organe secondaire de lrsquoEacutetat raquo (2012 p 87)

Lrsquoantinomie apparaicirct aux degreacutes drsquoeacutelargissement supeacuterieur Au-dessus de la famille la

Nation mais au-dessus de la Nation lrsquohumaniteacute Agrave quel groupe social lrsquoeacuteducation morale doit-

elle preacuteparer La difficulteacute est reacuteelle laquo selon que la primauteacute sera accordeacutee agrave lun ou agrave lautre

groupe le pocircle de lactiviteacute morale sera tregraves diffeacuterent et leacuteducation morale entendue de

maniegravere presque opposeacutee raquo (2012 p 87) On retrouve lrsquoopposition theacutematiseacutee par Rousseau

au livre I de lrsquoEacutemile lorsque les trois eacuteducations (de la nature des choses ou des hommes) ne

srsquoaccordent pas (comme crsquoest le cas drsquoapregraves Rousseau dans notre civilisation) laquo Forceacute de

combattre la nature ou les institutions sociales il faut opter entre faire un homme ou un

citoyen car on ne peut faire agrave la fois lrsquoun amp lrsquoautre raquo Faut-il donc opter pour le Nationalisme

mais qui risque toujours drsquoecirctre eacutetroit Ou bien faut-il prendre le parti de lrsquohumaniteacute au risque

de srsquoalieacutener nos concitoyens

Durkheim semble heacutesiter Alors qursquoil avait poseacute que les fins les plus abstraites et les plus

impersonnelles eacutetaient les meilleures (pour relativiser lrsquoimportance de la famille) ce critegravere

262

nrsquoest plus le seul deacutesormais agrave rentrer en ligne de compte ndash ou plutocirct lrsquoabstraction de qualiteacute

se renverse en deacutefaut laquo Lrsquohumaniteacute a sur la patrie cette infeacuterioriteacute [sur le Nationalisme] quil

est impossible dy voir une socieacuteteacute constitueacutee raquo (2012 p 88) Cet ideacuteal est deacutenueacute de conscience

propre drsquoindividualiteacute drsquoorganisation (juridique) autrement dit il nrsquoa pas de reacutealiteacute sociale Il

est juste un recircve un horizon mais sans consistance ndash du moins laquo un tel ideacuteal est tellement

lointain quil ny a pas lieu den tenir compte aujourdhui raquo (2012 p 88) Il ne suffit pas de

srsquoattacher agrave un groupe social il faut (nouvelle exigence) que ce groupe social ait laquo sa

physionomie propre et sa personnaliteacute raquo La morale srsquoarrecircte donc aux fins nationales

Crsquoest peu dire que lrsquoargumentation nous paraicirct peu convaincante Elle semble surtout

destineacutee agrave eacutetayer lrsquoideacutee que la moraliteacute consiste dans lrsquoattachement agrave la Nation sans que celle-

ci nrsquoait de compte agrave rendre agrave une transcendance supranationale En ce sens la proposition de

Durkheim est politique il srsquoagit drsquoattacher lrsquoindividu agrave la Nation mais de ne lier celle-ci agrave rien

afin qursquoelle conserve sa Souveraineteacute Il est seulement eacutetonnant de preacutesenter cette ideacutee dans

un contexte moral comme si les Eacutetats ne pouvaient pas ecirctre consideacutereacutes comme des ecirctres

eacutegoiumlstes ndash apregraves tout si un groupe social a une personnaliteacute et une conscience propre ainsi

que le considegravere Durkheim rien nrsquointerdit de lui attribuer les caractegraveres moraux de lrsquoindividu

humain Agrave moins de consideacuterer que les groupes politiques aient en vue cet ideacuteal drsquohumaniteacute ndash

consideacuteration dont lrsquohistoire nous montre qursquoelle est peu creacutedible

Mais crsquoest pourtant exactement le pari que fait Durkheim

Pour que toute contradiction disparaisse pour que toutes les exigences de

notre conscience morale soient satisfaites il suffit que lEacutetat se donne comme principal

objectif non de seacutetendre mateacuteriellement au deacutetriment de ses voisins non decirctre plus

fort queux plus riche queux mais de reacutealiser dans son sein les inteacuterecircts geacuteneacuteraux de

lhumaniteacute cest-agrave-dire dy faire reacutegner plus de justice une plus haute moraliteacute de

sorganiser de maniegravere agrave ce quil y ait un rapport toujours plus exact entre les meacuterites

des citoyens et leur condition et agrave ce que les souffrances des individus soient adoucies

ou preacutevenues (Durkheim 2012 p 58)

263

laquo Il suffit que raquo la difficulteacute est eacuteludeacutee avec deacutesinvolture Si les Eacutetats donc se

conduisent moralement alors lrsquoattachement au groupe politique ne posera pas de problegraveme

de moraliteacute puisqursquoil sera conforme agrave lrsquoideacuteal de moraliteacute que suivent les Eacutetats on ne fait que

retrouver dans la conclusion lrsquohypothegravese qursquoon avait deacuteposeacutee au deacutepart Il srsquoagit en quelque

sorte drsquoun acte de foi lrsquoantinomie se reacutesout si lrsquoon espegravere que lrsquoEacutetat ne sera pas laquo centrifuge raquo

(agressif et tourneacute vers le dehors) mais tourneacute laquo vers le dedans raquo crsquoest-agrave-dire srsquoattachant laquo agrave

ameacuteliorer la vie inteacuterieure de la socieacuteteacute raquo (2012 p 59) Degraves lors qursquoon fait cette hypothegravese laquo il

ny a plus agrave se demander si lideacuteal national doit ecirctre sacrifieacute agrave lideacuteal humain puisque les deux

se confondent raquo (2012 p 59) Lrsquoantinomie est reacutesolue mais au prix drsquoune hypothegravese qui

ideacutealise le patriotisme agrave un degreacute qui nous paraicirct deacuteraisonnable pour un auteur qui se pique

de srsquoappuyer sur lrsquoexpeacuterience cette espeacuterance nous paraicirct singuliegraverement deacuteplaceacutee ou naiumlve

ou encore drsquoune naiumlveteacute feinte (qui confine au cynisme) servant agrave des fins ideacuteologiques (on

renforce ainsi lrsquoautoriteacute en la supposant leacutegitime et conforme agrave lrsquoideacuteal drsquoHumaniteacute)

Passons agrave la seconde antinomie (non consideacutereacutee par Durkheim comme veacuteritablement

probleacutematique) celle qui oppose lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu agrave la socieacuteteacute (troisiegraveme leccedilon)

La discipline implique drsquoobeacuteir agrave la regravegle ndash non pour ses conseacutequences mais par respect

pour sa digniteacute Une objection alors eacutemerge lrsquointeacuterecirct de la socieacuteteacute ne srsquoeacutetablit-il pas aux

deacutepens de lrsquointeacuterecirct de lrsquoindividu La discipline est apparue au cours de la deuxiegraveme leccedilon

comme morale mais nrsquoest-elle pas une limitation de puissance de lrsquoindividu Lrsquoutiliteacute sociale

ne doit-elle pas contredire lrsquointeacuterecirct du sujet qui doit srsquoy soumettre Les institutions sociales

ne sont-elles pas hostiles agrave lrsquoindividu

Durkheim estime au contraire que la discipline loin de contredire la nature de

lrsquoindividu la reacutealise Mais il faut preacuteciser tant le terme de laquo nature raquo est compris ici en des sens

diffeacuterents puisque laquo la morale est un vaste systegraveme drsquointerdits raquo (2012 p 60) la discipline

qursquoelle reacuteclame heurte laquo la pente de notre nature raquo (2012 p 60) Il y a lagrave une thegravese

anthropologique qui rappelle celle de Platon ou de Hobbes srsquoil ne rencontre pas drsquoobstacle

le deacutesir tend agrave croicirctre agrave lrsquoinfini Or puisqursquoon ne se rapproche pas drsquoun but qui est poseacute agrave lrsquoinfini

ne peut srsquoensuivre que deacutecouragement tristesse et pessimisme On peut mecircme dire qursquoun

individu abandonneacute agrave ses deacutesirs et qui ne serait limiteacute par rien serait en fait domineacute par ses

propres deacutesirs et que sa liberteacute serait moins effective que celui qui a appris agrave se maicirctriser Loin

de monter dans la hieacuterarchie des ecirctres il srsquoabaisserait Aussi lrsquoecirctre humain pour ecirctre heureux

264

a besoin de limites Lrsquoeudeacutemonisme a sa part dans la neacutecessiteacute de la discipline La laquo limitation

[est] condition de notre santeacute morale et de notre bonheur raquo (2012 p 65) Il faut consentir agrave

nrsquoecirctre qursquoune partie drsquoun tout plus large crsquoest en cela que la discipline reacutealise notre nature ndash

celle drsquoecirctre social Ajoutons qursquoil y a quelque chose de grec dans cette critique de lrsquoinfini qui

rappelle combien les Anciens tenaient lrsquo ἄπειρον en piegravetre estime lrsquoillimitation eacutetait plutocirct un

deacutefaut qursquoune qualiteacute En un sens la reacuteponse de Durkheim engage une cosmologie

La reacutesolution de cette antinomie nous paraicirct forceacutee le bonheur reacutealiseacute dans la

discipline nous paraicirct sinon contestable du moins probleacutematique Encore une fois il est

davantage preacutesupposeacute que deacutemontreacute ndash et comment Durkheim pourrait du reste le prouver

puisque le bonheur problegraveme individuel nrsquoest pas un fait social Comment le bonheur drsquoecirctre

un organe pourrait-il ecirctre preacutefeacuterable agrave celui drsquoecirctre un sujet indeacutependant Est-il bien vrai que

lrsquohomme laquo ne peut ecirctre heureux que quand il semploie agrave des tacircches deacutefinies et speacuteciales raquo

(Durkheim 2012 p 59) Nrsquoest-ce pas lagrave la deacutefinition de lrsquoeacutetat agentique Ne pourrait-on pas

enfin envisager la possibiliteacute pour le sujet de srsquoauto-discipliner de srsquoobliger sans avoir besoin

de recourir agrave une contrainte externe

Voilagrave donc une singuliegravere restriction de lrsquohorizon humain ndash un tel bonheur assigneacute par

avance qui ne consiste qursquoagrave remplir une fonction deacutetermineacutee et rien de plus nrsquoest-il pas la

sanction suprecircme Nous ne nions pas que certains puissent se satisfaire de ce bonheur mais

il nous paraicirct plus propre agrave fabriquer des Eichmann que des Socrate On ne saurait donc ecirctre

en deacutesaccord avec Marco Orrugrave qui eacutecrit que drsquoapregraves Durkheim laquo le processus eacuteducatif ne

constitue pas un pas vers lrsquoeacutemancipation individuelle mais une maniegravere geacuteneacuterale plus

perfectionneacutee drsquoobtenir un consens geacuteneacuteral raquo (Orrugrave 1998 p 170) Lrsquoeacuteducation comme

fabrique de consensus focaliseacutee autour de la Nation preacutejugeacutee bonne est-on si eacuteloigneacute de

lrsquoideacuteologie au sens de la justification de lrsquoinstitution par elle-mecircme et dans le but drsquoassurer sa

peacuterenniteacute

Ajoutons enfin que dans un texte posteacuterieur (Le Dualisme de la nature humaine et ses

conditions sociales 1914) Durkheim pour maintenir la dichotomie entre le social et lrsquoindividu

affirme que les inteacuterecircts de lrsquoindividu et ceux de la socieacuteteacute ne coiumlncident pas toujours ndash et mecircme

rarement

265

Mais en fait la socieacuteteacute a une nature propre et par suite des exigences toutes

diffeacuterentes de celles qui sont impliqueacutees dans notre nature drsquoindividu Les inteacuterecircts du

tout ne sont pas neacutecessairement ceux de la partie crsquoest pourquoi la socieacuteteacute ne peut se

former ni se maintenir sans reacuteclamer de nous de perpeacutetuels sacrifices qui nous coucirctent

(Durkheim citeacute par Behrent 2008)

Cette derniegravere formule montre assez que le bonheur que Durkheim reacuteserve agrave lrsquoindividu

disciplineacute et attacheacute aux groupes sociaux a des relents drsquoasceacutetisme

Il est eacutetonnant de voir Durkheim critiquer les doctrines philosophiques qui font deacuteriver

la morale drsquoun principe abstrait unique voire de postulats meacutetaphysiques contestables

(comme le dualisme de lrsquohomme chez Kant agrave la fois nature et liberteacute) quand lui-mecircme reacuteduit

la morale au social et engage ainsi un reacutealisme ontologique du social distinct de lrsquoindividu

dichotomie qui se comprend comme un dualisme au sein de lrsquohomme entre ce qursquoil est sans

socieacuteteacute (livreacute agrave lui-mecircme agrave ce laquo mal de lrsquoinfini raquo) et ce qursquoil est gracircce agrave la socieacuteteacute (un ecirctre limiteacute

mais inteacutegreacute agrave un tout plus puissant) et qui engage une cosmologie Invoquer lrsquoexpeacuterience

pour reacutefuter les philosophies apparaicirct tregraves ambigu quand crsquoest une philosophie tregraves particuliegravere

(qursquoaccompagne une meacutetaphysique geacuteneacuterale) qui conditionne cette preacutetendue laquo expeacuterience raquo

Deacutecideacutement il faut le reconnaicirctre il nrsquoy a pas de fait mais seulement des interpreacutetations et

les faits sociaux ne sont pas des choses mais bien des constructions

La meilleure preuve de ce reacuteductionnisme de Durkheim reacuteside dans le traitement qursquoil

reacuteserve au concept drsquoanomie Il ne srsquoagit pas ici de retracer in extenso lrsquoeacutevolution de ce concept

chez le sociologue franccedilais mais le traitement qursquoil lui reacuteserve est symptomatique de sa

difficulteacute agrave penser lrsquoindividu

Le concept drsquoanomie a eacuteteacute actualiseacute agrave lrsquoeacutepoque moderne par Jean-Marie Guyau dans

lrsquoEsquisse qui peut se comprendre comme le risque meacutetaphysique dans la penseacutee4 Sous la

plume de Durkheim le terme laquo anomie raquo est pour la premiegravere fois utiliseacutee dans sa recension

4 Pour une eacutetude plus approfondie de ce concept dans le corpus guyalcien voir Muller (2018) pp 151-205 Voir encore P Saltel (2008) A Contini (2001) et J Riba (1999) pour une contextualisation de ce concept dans lrsquoœuvre de Guyau

266

de LrsquoIrreacuteligion de lrsquoavenir de Guyau (dans la Revue Philosophique 1887 23 pp 199-211)

Lrsquousage qursquoil en fait nrsquoest alors guegravere remarquable quoiqursquoil le deviendra reacutetrospectivement

relativement agrave lrsquoinfleacutechissement de sens que Durkheim lui donnera par la suite lrsquoanomie

religieuse (ou irreacuteligion) deacutesigne laquo laffranchissement de lindividu dans la suppression de toute

foi dogmatique raquo (1887) Crsquoest exactement le sens que lui confegravere Guyau et Durkheim ne

prend aucune distance critique Guyau eacutecrivait la comprenait comme laquo absence de loi fixe raquo

pour encourager lrsquoindividu agrave se creacuteer sa propre loi agrave creacuteer sa propre table de valeurs

Tout autre est la conception proprement durkheimienne de lrsquoanomie en 1893 dans sa

thegravese de doctorat intituleacutee De la division du travail social Lrsquoanomie change deacutesormais de signe

loin drsquoincarner positivement lrsquoachegravevement de la morale lrsquoanomie est comprise deacutesormais

comme laquo neacutegation de toute morale raquo La morale eacutetant rameneacutee comme on lrsquoa vu agrave sa stricte

dimension sociale lrsquoanomie ne pouvait apparaicirctre que comme un eacutetat drsquoirreacutegleacutementation

drsquoanarchie de deacutereacutegulation preacutejudiciable agrave toute santeacute sociale qui doit se placer sous lrsquoautoriteacute

de la loi De faccedilon fort eacutetonnante le nom de Guyau nrsquoapparaicirct pas associeacute agrave ce concept

drsquoanomie se trouve juste eacutevoqueacutee La Morale anglaise contemporaine en guise drsquoappui agrave la

critique de lrsquoutilitarisme Pourquoi un tel silence En 1893 Guyau eacutetait mort depuis cinq ans

et les contradicteurs morts ne revendiquent pas de droit de reacuteponse En teacutemoigne dans le

passage de la premiegravere agrave la seconde eacutedition cette eacutetrange suppression elle concerne une

bonne trentaine de pages dans lesquelles Durkheim discutait justement les propositions des

philosophes concernant le principe de la morale Parmi ces propositions figurait justement

celle de Guyau non citeacute comme tel (alors que les noms de Kant de Janet de Spencer sont

convoqueacutes) mais identifiable sans ambiguiumlteacute derriegravere la caracteacuterisation

Tregraves souvent mecircme on semble attribuer une certaine supeacuterioriteacute agrave lrsquoactiviteacute

estheacutetico-morale Or on risque drsquoaffaiblir le sentiment de lrsquoobligation crsquoest-agrave-dire

lrsquoexistence du devoir en admettant qursquoil y a une moraliteacute et peut-ecirctre la plus eacuteleveacutee

qui consiste en de libres creacuteations de lrsquoindividu qursquoaucune regravegle ne deacutetermine qui est

essentiellement anomique Nous croyons au contraire que lrsquoanomie est la neacutegation de

toute morale (Durkheim 1993 p 32 note de bas de page)

267

Pourquoi avoir supprimeacute ce passage Voilagrave notre hypothegravese lors de la seconde

eacutedition Durkheim est reconnu par ses pairs et nrsquoa plus besoin pour se poser de srsquoopposer il

peut alors se permettre de supprimer ces pages et de les remplacer par cette note brillante

de condescendance

Dans la premiegravere eacutedition de ce livre nous avons longuement deacuteveloppeacute les

raisons qui prouvent selon nous la steacuteriliteacute de cette meacutethode Nous croyons

aujourdhui pouvoir ecirctre plus bref Il y a des discussions quil ne faut pas [nous

soulignons] prolonger indeacutefiniment (Durkheim 2013a p 7)

Quel est le sens de ce laquo il ne faut pas raquo Durkheim aurait peut-ecirctre gagneacute agrave lire le sect100

du Gai Savoir de Nietzsche (laquo Apprendre agrave rendre hommage raquo 1997 pp 150-151)

Cette conception de lrsquoanomie ne doit guegravere surprendre si la morale se reacuteduit agrave la loi

sociale tout ce que cette derniegravere ne preacutevoit pas devient forceacutement suspect Lrsquoindividu qui

nrsquoest pas soumis agrave la transcendance sociale apparaicirct toujours comme un danger un facteur de

deacutesordre Cet eacuteloge de la regravegle fait de la statistique du normal du conformisme le critegravere de

la moraliteacute lrsquoindividu qui eacutechappe agrave ce que Nietzsche nomme la moraliteacute des mœurs la

laquo camisole de force sociale raquo cet individu ne peut jamais apparaicirctre selon la formule de

Nietzsche dans Aurore que comme laquo le danger des dangers raquo

Dans la glorification du ldquotravailrdquo dans les infatigables discours sur la

ldquobeacuteneacutediction du travailrdquo je vois la mecircme arriegravere-penseacutee que dans les louanges des

actes impersonnels et conformes agrave lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral la crainte de tout ce qui est

individuel raquo (Nietzsche 1993 p 1073)

Degraves son œuvre de 1893 Durkheim emploie un vocabulaire qui renvoie au paradigme

de la meacutedecine il y a des faits sociaux qui relegravevent de la pathologie de la morbiditeacute Dans Le

suicide en 1900 Durkheim considegravere que lrsquoanomie constitue la pathologie sociale par

excellence ndash et qursquoil rapproche drsquoun laquo mal de lrsquoinfini raquo œuvrant agrave un plan affectif et qui perd

268

le sujet dans laquo lrsquoinfini du deacutesir raquo qui lrsquoabicircme (Durkheim 2013c) Ajoutons que laquo pathologique raquo

srsquooppose ici agrave laquo santeacute morale raquo crsquoest-agrave-dire au laquo normal raquo statistique Il reviendra agrave Canguilhem

dans sa remarquable thegravese de 1943 Le Normal et le pathologique de deacutemontrer la fausseteacute

meacutedicale de cette conception de la santeacute comme norme statistique proposant lrsquoideacutee que laquo le

pathologique est une sorte de normal raquo (Canguilhem 2013 p 170) avec cette diffeacuterence que

sa capaciteacute normative est amoindrie En meacutedecine lrsquoeacutetat sain a fortiori lrsquoeacutetat de santeacute est un

eacutetat individuel que seul le vivant agrave la premiegravere personne et dans sa polariteacute dynamique peut

proprement qualifier laquo Ce qui caracteacuterise la santeacute crsquoest la possibiliteacute de deacutepasser la norme qui

deacutefinit le normal momentaneacute la possibiliteacute de toleacuterer des infractions agrave la norme habituelle et

drsquoinstituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles raquo (Canguilhem 2013 p 171)

figer le normal comme transcendance revient agrave proscrire la santeacute En meacutedecine le normal nrsquoa

aucun sens tant qursquoil nrsquoest pas individualiseacute laquo le normal nrsquoa pas la rigiditeacute drsquoun fait de

contrainte collective mais la souplesse drsquoune norme qui se transforme dans sa relation agrave des

conditions individuelles raquo (Canguilhem 2013 p 156) Le paradigme eacutepisteacutemologique de

Durkheim srsquoavegravere donc beaucoup plus fragile qursquoil ne le croyait lui-mecircme il est en raison de

son reacutealisme meacutetaphysique et de son positivisme trop abstrait Canguilhem ajoute laquo Le vivant

ne vit pas parmi des lois mais parmi des ecirctres et des eacuteveacutenements qui diversifient ces lois [hellip]

La vie nrsquoest donc pas pour le vivant une deacuteduction monotone un mouvement rectiligne elle

ignore la rigiditeacute geacuteomeacutetrique elle est deacutebat ou explication raquo (Canguilhem 2013 pp 171-

172) On ne saurait abandonner si facilement les initiatives axiologiques des individus

Canguilhem eacutecrit en ce sens que laquo la vie drsquoun vivant fucirct-ce drsquoune amibe ne reconnaicirct les

cateacutegories de santeacute et de maladie que sur le plan de lrsquoexpeacuterience qui est drsquoabord eacutepreuve au

sens affectif du terme et non sur le plan de la science La science explique lrsquoexpeacuterience elle ne

lrsquoannule pas pour autant raquo (Canguilhem 2013 p 172) Crsquoest cette expeacuterience de lrsquoeacutepreuve

affective que Durkheim nous semble avoir radicalement rateacute ndash en raison mecircme de sa meacutethode

Lrsquohomme sans socieacuteteacute considegravere Durkheim est donc malade dans un registre

eacutetrangement analogue Pascal eacutecrivait dans ses Penseacutees laquo Misegravere de lrsquohomme sans Dieu raquo

(fragment 6 Pascal 1972 p 501)

Dans LrsquoEacuteducation morale le terme drsquoanomie est absent ndash mais son ideacutee demeure

preacutesente Crsquoest le cas notamment lorsqursquoil est question du premier eacuteleacutement de la moraliteacute

lrsquoesprit de discipline Se trouve invoqueacute ici le fameux laquo mal de lrsquoinfini qui travaille notre temps raquo

(2012 p 61) et dont nous avons vu qursquoil caracteacuterisait lrsquoanomie drsquoapregraves Durkheim Ce mal de

269

lrsquoinfini confine lrsquohomme agrave un triste pessimisme ndash ce que Spengler nommera dans Le Deacuteclin de

lrsquoOccident laquo lrsquoesprit faustien raquo et qui est potentiellement cause drsquoindiscipline Aussi est-il

essentiel de reacuteaffirmer la moraliteacute intrinsegraveque de la discipline et de la justifier par tous les

moyens lrsquoanomie est le mal par excellence qursquoil srsquoagit de conjurer La critique des

laquo irreacuteguliers raquo est agrave comprendre dans cette optique il srsquoagit de lutter contre tout ce qui

contredit la regravegle et la reacutegulariteacute (la discipline est en effet une regravegle reacuteguliegravere) Lrsquoanomie que

Durkheim avait caracteacuteriseacutee comme laquo irreacuteglementation raquo est ici viseacutee se trouve reacuteaffirmeacutee

ici quand bien mecircme elle nrsquoest pas explicitement eacutevoqueacutee qursquoelle est bien un eacutetat

pathologique

En reacutesumeacute les theacuteories qui ceacutelegravebrent les bienfaits de la liberteacute irreacuteglementeacutee

font lapologie dun eacutetat morbide Mecircme on peut dire que contrairement aux

apparences ces mots de liberteacute et dirreacuteglementation jurent decirctre accoupleacutes car la

liberteacute est le fruit de la reacuteglementation (Durkheim 2012 p 70)

Pour Durkheim lrsquoideacutee drsquoune morale individuelle est une contradictio in adjecto hors

de la soumission agrave la socieacuteteacute point de morale Lrsquointeacuterecirct individuel ne saurait ecirctre objet de la

morale laquo les actes qui poursuivent des fins exclusivement personnelles agrave lagent sont sans

valeur morale quels quils puissent ecirctre raquo (2012 p 73) Lrsquoargument invoqueacute par Durkheim

contre tous les philosophes est lrsquoexpeacuterience

Mais nous navons pas agrave nous preacuteoccuper ici de la maniegravere dont ces theacuteoriciens

appreacutecient la morale effectivement pratiqueacutee par les hommes cest cette morale

mecircme que nous voulons connaicirctre telle quelle est entendue et appliqueacutee par tous les

peuples civiliseacutes (Durkheim 2012 p 73)

Mais le sociologue franccedilais tire de lrsquoamoraliteacute de lrsquointeacuterecirct personnel lrsquoamoraliteacute de

lrsquointeacuterecirct de tout individu la morale ne saurait prendre un autrui particulier comme objet pour

la mecircme raison que lrsquoeacutegoiumlsme ne peut apparaicirctre comme moral

270

Si chaque individu pris agrave part na pas de valeur morale une somme dindividus

ne peut en avoir davantage Une somme de zeacuteros est et ne peut ecirctre eacutegale quagrave zeacutero

Si un inteacuterecirct particulier soit le mien soit celui dautrui est amoral plusieurs inteacuterecircts

particuliers sont amoraux (Durkheim 2012 p 74)

Toute fin personnelle est amorale ndash seules les fins impersonnelles (crsquoest-agrave-dire sociales)

sont morales Cette thegravese on le voit cadre parfaitement avec le reacutealisme social Mais elle

implique un renoncement flagrant agrave un jugement de valeur collectif celui qui fait de la chariteacute

un fait moral et peut-ecirctre le fait moral par excellence Or pour Durkheim la chariteacute la

geacuteneacuterositeacute envers un particulier ne revecirct pas de caractegravere moral lrsquoattachement agrave un individu

ne vaut rien srsquoil nrsquoest meacutediatiseacute par lrsquoattachement agrave un groupe social La valeur de lrsquoautre

comme autre est nulle tant qursquoil nrsquoest pas le reflet drsquoun attachement agrave un groupe plus abstrait

la relation directe lrsquoempathie (dirait-on aujourdrsquohui) est axiologiquement nulle Aussi

Durkheim peut-il eacutecrire laquo la chariteacute dindividu agrave individu na pas de valeur morale par elle-

mecircme raquo mecircme si la chariteacute laquo inteacuteresse indirectement la morale raquo (2012 p 92) en tant que

preacuteparation agrave la vraie morale ndash on lrsquoaura devineacute lrsquoattachement au groupe social qui

srsquointeacuteressera apregraves coup agrave lrsquoindividu comme un laquo reflet raquo de ce mecircme groupe La chariteacute nrsquoest

qursquoune propeacutedeutique agrave la vraie morale

Deux eacuteleacutements de commentaire Drsquoune part Durkheim on le voit nrsquoheacutesite pas agrave reacutefuter

les theacuteories morales parce qursquoelles ne coiumlncident pas avec le fait mais nrsquoheacutesite pas agrave

interpreacuteter eacutenergiquement un fait (la moraliteacute de la chariteacute reacuteinterpreacuteteacutee comme amoraliteacute

propeacutedeutique) quand il ne cadre pas avec sa theacuteorie Drsquoautre part mutatis mutandis on

retrouve le mecircme argument chez Saint Augustin qui estimait que lrsquoamour de lrsquoecirctre humain

(cupiditas) ne vaut rien et se trouve mecircme dangereux srsquoil nrsquoest meacutediatiseacute par lrsquoamour de Dieu

(caritas) Saint Augustin eacutecrivait laquo dilige et quod vis fac raquo Durkheim semblablement pourrait

dire laquo Attache-toi au groupe social et fais ce que tu veux raquo Il ne nous semble pas deacuteplaceacute

drsquoeacutecrire que lrsquoeacuteducation morale drsquoapregraves Durkheim reacuteside dans une conversion sociale avec

renoncement agrave lrsquointeacuterecirct personnel au nom de lrsquoamor societatis

271

Crsquoest surtout la consideacuteration de lrsquointeacuterecirct individuel (le sien ou celui drsquoautrui) comme

laquo zeacutero raquo qui montre que la morale sociale de Durkheim manque absolument de chair

drsquoincarnation elle est agrave lrsquoinstar de la philosophie de Kant agrave laquelle elle preacutetend srsquoopposer un

asceacutetisme qui ne voit autrui que comme une ombre nrsquoexistant que comme reflet de cette

reacutealiteacute suprecircme qursquoest la loi Au formalisme de Kant reacutepond le reacutealisme social de Durkheim agrave

relent meacutetaphysique (eacutetant entendu que la transcendance chez Kant comme chez Durkheim

est agrave rechercher deacutesormais dans lrsquoimmanence mais comme srsquoimposant uniformeacutement agrave tout

un chacun)

Crsquoest que Durkheim partage avec Kant un preacutejugeacute tout agrave fait eacutetonnant une existence

(un fait un individu une action) nrsquoa de valeur qursquoen tant qursquoelle est subsumeacutee sous une loi

Sans ce principe drsquoorganisation a priori (au sens fort de ce qui est indeacutependant de lrsquoexpeacuterience

et de ce qui pourtant la conditionne) guette le deacutesordre le regravegne de lrsquoindividu que Kant et

Durkheim qualifient drsquoanarchiste Mais peut-ecirctre se trompent-ils quand ils supposent qursquoil nrsquoy

a qursquoune seule conception de lrsquoordre qui vaille celle qui soumet agrave une regravegle absolue et donneacutee

drsquoavance Le deacutesordre que ces deux auteurs tentent de conjurer ne pourrait-il pas ecirctre agrave

lrsquoorigine drsquoun ordre de qualiteacute diffeacuterente Dans La Penseacutee et le mouvant Bergson eacutecrivait

Le deacutesordre est simplement lordre que nous ne cherchons pas [hellip] Tout

deacutesordre comprend ainsi deux choses en dehors de nous un ordre en nous la

repreacutesentation dun ordre diffeacuterent qui est seul agrave nous inteacuteresser Suppression signifie

donc encore substitution (Bergson 2013 p 108)

Et si leur recherche drsquoun ordre absolu figeacute anti-individualiste (tant que celui-ci ne

commence agrave se soumettre agrave la loi) contrevenait agrave lrsquoeacutemergence drsquoun autre ordre possible Nous

aurons agrave revenir sur ce concept drsquoordre en assignant une autre fonction agrave lrsquoinitiative

individuelle que celle drsquoune tendance entropique

Nous rajouterons que Durkheim ne pouvait pas voir ni mecircme concevoir un ordre drsquoune

autre nature que lrsquoordre social figeacute par laquo la socieacuteteacute raquo car sa meacutethode (laquo consideacuterer les faits

sociaux comme des choses raquo crsquoest-agrave-dire comme des entiteacutes ontologiques autonomes et

supeacuterieurs aux individus qui les composent) lui impose une seule et unique reacuteponse Encore

272

une fois nous nous accordons avec Marco Orrugrave qui eacutecrit notamment ceci au sujet de

Durkheim

[la vision durkheimienne] de la socieacuteteacute comme distincte de lrsquoindividu et

qualitativement supeacuterieure agrave lui et sa conception de la morale comme une proprieacuteteacute

exclusive de la socieacuteteacute amegravenent cet auteur agrave construire un systegraveme theacuteoriquement

entiegraverement clos dans lequel fin et commencement se rejoignent puisque les

conclusions de Durkheim sont implicitement preacutesentes dans ses hypothegraveses de deacutepart

sur la nature de la socieacuteteacute [hellip] Lrsquoidentiteacute eacutetablie par Durkheim entre faits sociaux et faits

moraux et entre ces derniers et lrsquoideacuteal moral paraicirct injustifieacutee parce qursquoelle neacuteglige

lrsquoaspect formel de lrsquoeacutethique sous preacutetexte drsquoune observation empirique de la substance

morale dans la socieacuteteacute En derniegravere analyse ce qursquoune telle approche dissimule sous

une meacutethode pseudo-scientifique crsquoest tout simplement lrsquoapologie drsquoun ordre

immuable (Orrugrave 1998 pp 172-173)

Concluons

Gardons-nous de voir la socieacuteteacute comme animeacutee par des valeurs immuables cette

croyance est agrave mecircme drsquoinduire un terrible conservatisme La socieacuteteacute nrsquoest jamais que le milieu

dans lequel le sujet peut srsquoeacutepanouir sitocirct qursquoelle devient une fin elle se rend dangereuse et

suspecte Seul lrsquoindividu peut reacutegeacuteneacuterer la socieacuteteacute la faire positivement eacutevoluer ndash agrave condition

de lui en laisser la possibiliteacute et de ne pas briser ses capaciteacutes associatives

Henri Laborit a eacutecrit en ce sens

Une eacuteducation relativiste ne chercherait pas agrave eacuteluder la socio-culture mais la

remettrait agrave sa juste place celle drsquoun moyen imparfait temporaire de vivre en socieacuteteacute

Elle laisserait agrave lrsquoimagination la possibiliteacute drsquoen trouver drsquoautres et dans la combinatoire

qui pourrait en reacutesulter lrsquoeacutevolution des structures sociales pourrait peut-ecirctre alors

273

srsquoacceacuteleacuterer comme par la combinatoire geacuteneacutetique lrsquoeacutevolution drsquoune espegravece est rendue

possible Mais cette eacutevolution sociale est justement la terreur du conservatisme car

elle est le ferment capable de remettre en cause les avantages acquis raquo (Laborit

1985b pp 58-59)

La socio-culture loin drsquoeacutemanciper ressemble alors agrave une prison les gratifications ne

deviennent possibles que par la soumission et on ne peut qursquoecirctre effrayeacute comme Henri

Laborit laquo par les automatismes qursquoil est possible de creacuteer agrave son insu dans le systegraveme nerveux

drsquoun enfant raquo Pour lutter contre ces automatismes bien rocircdeacutes (et qui sont la finaliteacute du

dressage) Henri Laborit oppose une autre conception de lrsquoeacuteducation heacutelas bien plus

informelle

[hellip] si le rocircle de lrsquoadulte peut se reacutesumer en disant qursquoil doit favoriser chez

lrsquoenfant la conscience de lui-mecircme et de ses rapports avec les autres (et pas seulement

de production [ce que nous avons appeleacute la sphegravere eacuteconomique]) la connaissance de

et lrsquointeacuterecirct pour ces rapports sous toutes leurs formes biologique psychologique

sociologique eacuteconomique et en reacutesumeacute politique lrsquoimagination pour en creacuteer sans

cesse de nouveaux mieux adapteacutes agrave lrsquoeacutevolution de la biosphegravere et de lrsquoeacutecologie

humaine par contre les moyens agrave utiliser pour y parvenir ne sont point encore et ne

seront espeacuterons-le jamais codifieacutes raquo (Laborit 1985b p 63)

Eacuteduquer est et sera toujours un deacutefi Car srsquoil est facile drsquoimposer lrsquoobeacuteissance steacuterile on

ne saurait systeacutematiser la creacuteativiteacute sans dommage pour cette derniegravere

274

63 Hegel ou lrsquohonneur drsquoecirctre sanctionneacute

Il reste une raison agrave exposer de maniegravere critique celle qui fait de la sanction un moyen

drsquoeacutelever le criminel lui-mecircme agrave un niveau qui nrsquoest plus celui de la particulariteacute drsquoune volonteacute

particuliegravere mais au niveau de lrsquoessence La sanction ne serait plus consideacutereacutee comme une

simple contrainte visant agrave limiter la liberteacute mais comme ce qui permet agrave la liberteacute de se

reacutealiser pleinement Ce paradoxe est preacutesenteacute par Hegel dans Les Principes de la philosophie

du droit (2003) et il nous faut lrsquoexplorer

Dialectique du crime et de la peine

Crsquoest dans le cadre drsquoun deacuteveloppement sur le laquo droit abstrait raquo que Hegel expose lrsquoideacutee

du crime Le droit abstrait peut se deacutefinir comme laquo un droit de contrainte raquo (Hegel 2003 p

195) ndash ce qui est pour Kant comme pour Fichte la deacutefinition mecircme du droit Ce pouvoir de

contrainte est reacutegleacute par loi qui stipule lrsquoeacutegaliteacute La difficulteacute consiste de penser comme lrsquoa bien

montreacute M Foessel (2003) le rapport entre cette laquo force contraignante raquo et la liberteacute comme

laquo fondement du droit raquo Ce rapport preacuteciseacutement nrsquoest pas penseacute par le droit abstrait sa

logique est drsquoentendement neacutecessaire mais limiteacutee en tant qursquoelle est unilateacuterale et destineacutee

agrave ecirctre deacutepasseacutee Autrement dit la laquo rationaliteacute de la peine raquo (Foessel 2003) nrsquoest pas

pleinement penseacutee par le seul droit de contrainte elle nrsquoest qursquoapparente Toute lrsquoambition

de Hegel consiste agrave montrer comment srsquoopegravere ce deacutepassement de lrsquointeacuterieur et pas seulement

par un geste distributif meacutecanique et comment la peine se trouve absolument justifieacutee ndash par

le criminel lui-mecircme

Partons donc de la volonteacute du criminel telle qursquoelle se manifeste dans son apparence

immeacutediate

Une volonteacute deacuteposeacutee laquo en une Chose exteacuterieure raquo (Hegel 2003 p 193) et reconnue

comme proprieacuteteacute par un contrat se trouve violenteacutee par une autre volonteacute Le crime est donc

violence sur laquo lrsquoecirctre-lagrave de la liberteacute raquo (Hegel 2003 p 194) contrainte exerceacutee sur la liberteacute

deacuteposeacutee sous forme de chose sur la liberteacute au sens concret

Le droit abstrait propose une reacuteponse exteacuterieure agrave la contrainte surgie dans le crime

il oppose une contre-contrainte une seconde contrainte censeacutee aneacuteantir la premiegravere Le droit

abstrait en ce sens est reacuteactif et symeacutetrique il se place sur le mecircme plan que le crime qursquoil

entend annuler purement et simplement Il relegraveve agrave cet eacutegard drsquo laquo une action exteacuterieure et

275

[drsquo]une violence qui abroge lrsquoautre la premiegravere raquo (sect94 2003 p 196) Dans cette optique le

criminel en sa laquo volonteacute particuliegravere raquo (2003 p 190) contingente introduit un deacuteseacutequilibre qui

le met en dette et que la sanction vient meacutecaniquement compenser Cette eacutegaliteacute entre le

crime qui porte atteinte agrave la loi et la peine qui vient reacutetablir son heacutegeacutemonie est notamment

illustreacutee par la loi du talion dans une sorte drsquoeacutechange mercantile le criminel doit payer

Mais cette perspective offerte par le droit abstrait est partielle et limiteacutee

(caracteacuteristiques drsquoune penseacutee drsquoentendement qui peine agrave srsquoeacutelever au-dessus drsquoune

proposition unilateacuterale) elle nrsquoest que laquo conditionneacutee raquo (sect93 2003 p 195) et son eacutechec srsquoen

trouve programmeacute La sanction que procircne le droit abstrait se reacuteduit agrave ainsi agrave des laquo repreacutesailles raquo

(sect100 2003 p 201) agrave une laquo leacutesion de la leacutesion raquo simple eacutegaliteacute selon la valeur

Car ce nrsquoest pas seulement une autre volonteacute qui srsquoest trouveacutee ruineacutee par le crime

crsquoest le droit en lui-mecircme La volonteacute du criminel se contredit immeacutediatement elle-mecircme

Crsquoest ce qursquoeacutenonce le sect92 laquo la violence ou contrainte [prise] en son concept se deacutetruit

immeacutediatement elle-mecircme en tant qursquoexpression-exteacuterieure drsquoune volonteacute qui abroge

lrsquoexpression-exteacuterieure drsquoune volonteacute (Hegel 2003 p 194) Le criminel par son acte se nie-

lui-mecircme comme sujet son acte est un laquo jugement neacutegativement infini en son sens complet

raquo (2003 p 196) qui nie le droit en tant que droit Aussi cette positiviteacute du crime dans la leacutesion

nrsquoest qursquoapparence exteacuterioriteacute le crime est porteur drsquoun vide substantiel drsquoune existence qui

est laquo nulle au-dedans de soi raquo (2003 p 198) Dans cette optique une reacuteparation ou un

deacutedommagement (sect98) quoique neacutecessaire serait insuffisant puisque crsquoest la volonteacute en soi

qui est affecteacutee Il faut donc passer au sens moral celui de la subjectiviteacute laquo le point de vue

moral lrsquoaspect subjectif du crime devient lrsquoessentiel raquo (Hegel 2003 p 199)

Comment srsquoeacutelever donc des vues partielles de lrsquoentendement au concept du droit

En renonccedilant agrave la peine Non pas reacutepond Hegel puisqursquoen cas drsquoimpuniteacute la volonteacute

particuliegravere du criminel laquo serait ce qui a validiteacute raquo il faut donc laquo La leacutesion de [la volonteacute

particuliegravere du criminelle] en tant que volonteacute qui est-lagrave raquo ndash et crsquoest ce qursquoon appellera

laquo lrsquoabrogation du crime raquo (2003 p 199) Mais cette abrogation telle est la nuance capitale ne

viendra pas du dehors elle doit venir du criminel lui-mecircme pour qursquoil puisse se reacuteconcilier

avec lui-mecircme Le criminel srsquoest nieacute avec son crime il lui faudra nier cette neacutegation Tel est

selon Hegel le sens dialectique de la peine manifester la laquo nulliteacute raquo intrinsegraveque du crime

(Hegel 2003 p 198) sa singulariteacute nue en tant qursquoelle est laquo vulneacuterable raquo (comme le rappelle

276

Foessel 2003) La sanction est reconnaissance de liberteacute de laquo son droit raquo de son laquo ecirctre-

rationnel raquo aspirant agrave lrsquouniversel

Michael Foessel remarque que pour exprimer ce processus dialectique drsquoun crime qui

appelle par lui-mecircme sa peine Hegel mobilise le concept de laquo destin raquo (qui fait jouer une

neacutecessiteacute immanente) qursquoon peut opposer agrave la laquo transcendance contraignante de la loi raquo

(Foessel 2003) Avec cette derniegravere la peine est imposeacutee par un acte exteacuterieur qui cherche agrave

reacutetablir lrsquoeacutequilibre par la force deacuteresponsabilisant le criminel le deacuteboire est ineacutevitable Avec

le destin au contraire crsquoest en poussant agrave bout le concept de crime qursquoil finit par se retourner

en son contraire ndash du fait du criminel lui-mecircme qui appelle sa peine Le criminel srsquoeacuteveille agrave la

subjectiviteacute et agrave la reconnaissance de son statut de sujet de droit il veut sa liberteacute en voulant

la sanction Crsquoest lorsqursquoil est sanctionneacute que le criminel est laquo honoreacute comme un ecirctre

rationnel raquo (Hegel 2003 p 201) la peine signe le laquo reacutetablissement de la liberteacute raquo du criminel

de lrsquouniversaliteacute du droit

Critiques

Il nous semble pourtant qursquoil y a une ambiguiumlteacute de la proposition heacutegeacutelienne Michael

Foessel estime que laquo Le sens de la dialectique du crime et de la peine tient tout entier dans

cet effort qui vise agrave unifier agrave nouveau la volonteacute du criminel qui a eacuteteacute briseacutee par son acte raquo

(Foessel 2003) Tout le problegraveme est que cette unification nrsquoest pas neacutecessairement initieacutee par

le criminel lui-mecircme ndash en teacutemoigne le fait que Hegel leacutegitime selon le concept du droit la

peine de mort laquo [LrsquoEacutetat] est plutocirct le terme-supeacuterieur qui revendique aussi cette vie et cette

proprieacuteteacute mecircmes et exige leur sacrifice raquo (Hegel 2003 p 201)

De deux choses lrsquoune donc

Soit la sanction provient drsquoun agent exteacuterieur ndash et on ne sait plus exactement ce qui

distingue le concept de la peine de la sanction dans lrsquooptique du droit abstrait sinon qursquoon

punit dans le premier cas pour le bien du sujet au nom du droit de la justice de sa liberteacute

de son honneur etc La belle affaire le geste est le mecircme mais les principes devraient le

sublimer Crsquoest se payer de mots et il faut convenir qursquoalors on sanctionne dans une finaliteacute

exteacuterieure agrave celle du criminel

Soit crsquoest le criminel qui se sanctionne lui-mecircme parce qursquoil manifeste la volonteacute drsquoecirctre

libre Cette proposition nous paraicirct plus coheacuterente et plus probleacutematique eacutegalement

277

Car que faire si le criminel ne veut pas ecirctre libre Srsquoil refuse de consideacuterer lrsquouniversel

comme deacutesirable Si le droit universel ne lrsquoeacutemeut pas Autrement dit srsquoil ne coopegravere pas en

vue de se reacuteconcilier avec le tout Srsquoil nrsquoenvisage pas la conversion (ou la prise de conscience

de la nulliteacute de son acte) Srsquoil refuse de srsquohonorer Il faut le contraindre et nous retombons

dans le droit abstrait

Supposons mecircme un sujet qui souhaite la liberteacute qui deacutesire doreacutenavant lrsquouniversel et

redevenir sujet de droit au sens plein du terme En quoi lui faudrait-il souffrir si sa conscience

srsquoest deacutesormais eacuteveilleacutee Qursquoest-ce que la peine apporterait A-t-on besoin drsquoune preuve

exteacuterieure ndash la souffrance toujours la souffrance Mais cette preuve peut ecirctre apporteacutee sans

rien prouver preacuteciseacutement agrave titre drsquoalibi pour une volonteacute qui cherche agrave duper les apparences

Agrave moins de supposer que le criminel doit avoir inteacutegreacute le principe du droit abstrait lequel

consiste en une eacutegaliteacute pour faire amende honorable nous ne voyons aucune raison pour

laquelle la peine apparaicirctrait comme ineacutevitable

Nous en revenons agrave cette question pourquoi faudrait-il une peine qui se surajoute agrave

la reconnaissance de cette nulliteacute agrave laquelle le criminel a succombeacute Pourquoi (se) faire souffrir

ndash sinon par un principe qui quel que soit son nom sera toujours formel

Reste enfin un preacutesupposeacute majeur de la penseacutee de Hegel qui conditionne toutes ses

analyses lrsquoopposition de la nature et de la liberteacute qui conduit cette derniegravere agrave ne pouvoir

exister qursquoen niant la premiegravere et qui justifie in fine toute contrainte comme ayant valeur

drsquoarrachement agrave lrsquoimmeacutediateteacute Il nous faut citer agrave cet eacutegard cet extrait du sect93 des Principes

de la philosophie du droit

Une contrainte peacutedagogique ou bien une contrainte exerceacutee agrave lrsquoencontre de la

sauvagerie et de la grossiegravereteacute apparaicirct il est vrai comme une contrainte premiegravere

ne srsquoensuivant pas drsquoune premiegravere qui la preacutecegravede Mais la volonteacute seulement naturelle

est en soi une violence contre lrsquoideacutee qui est en soi de la liberteacute laquelle doit ecirctre

proteacutegeacutee contre une telle volonteacute inculte et porteacutee en elle agrave la validiteacute Ou bien un ecirctre-

lagrave eacutethique est deacutejagrave poseacute dans la famille ou lrsquoEtat agrave lrsquoencontre desquels cette naturaliteacute-

lagrave est un acte de violence ou bien crsquoest seulement un eacutetat de nature ndash eacutetat de violence

278

en geacuteneacuteral ndash qui est preacutesent-lagrave [et] lrsquoideacutee fonde alors contre cet eacutetat un droit des

heacuteros (Hegel 2003 p 195)

La nature doit ainsi ecirctre consideacutereacutee comme grossiegravere et sauvage comme une

immeacutediateteacute ayant valeur de violence faite agrave laquo lrsquoideacutee de liberteacute raquo nul preacutejudice donc et au

contraire agrave faire violence agrave cette violence On ne saurait mieux justifier la valeur radicalement

culturelle de la contrainte et de la sanction Ou pour le dire autrement la nature en son

immeacutediateteacute est coupable de violence elle est comme une injure faite agrave lrsquohonneur de

lrsquohomme qui est esprit Nous retrouvons ici le preacutesupposeacute partageacute par Kant et Durkheim sur

lrsquoorigine du mal la nature qui nrsquoest pas soumise agrave des regravegles Ne serait-il pas temps de purger

lrsquoideacutee (et lrsquoeacutetat) de nature de tout anthropomorphisme de tout jugement de valeur pour ne

voir que son indiffeacuterence (comme le proposait Guyau dans lrsquoEsquisse 1985 pp 41-48) ndash et de

reconqueacuterir laquo le droit de commencer agrave naturaliser les hommes que nous sommes au moyen

de cette nature purifieacutee raquo (Nietzsche 1997 p 163)

279

7 Ne pas sanctionner

Cette quatriegraveme perspective se nourrit des lacunes des autres Son sens apparaicirct

clairement lorsqursquoon a rendu compte de lrsquoeacutechec des propositions qui preacuteceacutedaient

71 Critique de la peacutedopleacutegie scolaire

Commenccedilons par la sanction corporelle et plus particuliegraverement celle qui pourrait

srsquoappliquer agrave lrsquoeacutecole

Franck drsquoArvert dans lrsquoarticle Punitions du Dictionnaire de Peacutedagogie et drsquoinstruction

primaire publieacute sous la direction de Buisson (1888) srsquointerroge sur la leacutegitimiteacute drsquoaccorder un

droit de punir aux enseignants ndash et en fait de punition il nrsquoeacutevoque que les chacirctiments

corporels Conformeacutement aux lois alors en vigueur (mais contrairement aux pratiques en

usage) lrsquoauteur de lrsquoarticle condamne lrsquoutilisation des chacirctiments Son argumentation (dans la

seconde partie de lrsquoarticle la premiegravere eacutetant deacutedieacutee agrave lrsquohistoire des punitions corporelles dans

lrsquoeacuteducation) vise agrave exposer de maniegravere critique les quatre arguments susceptibles de fonder le

recours aux chacirctiments corporels

1deg Les textes de lEacutecriture sainte [hellip] 2deg le droit de linstituteur en tant que

deacuteleacutegueacute du pegravere de famille 3deg la neacutecessiteacute de la punition corporelle comme moyen de

reacutepression 4deg son efficaciteacute comme moyen dameacutelioration (Arvert 1888)

On voit que les motifs invoqueacutes par lrsquoauteur relegravevent de genres diffeacuterents Ce qui

pourrait justifier la sanction relegraveve de lrsquoautoriteacute (autoriteacute familiale ou autoriteacute du texte sacreacute)

ou de la fonction (ameacutelioration morale ou reacutepression ndash soit dans notre vocabulaire eacuteleacutevation

ou dressage)

711 Lrsquoautoriteacute paternelle intransfeacuterable

Lrsquoautoriteacute de la famille et sa leacutegitimiteacute pour infliger des chacirctiments corporels aux

enfants nrsquoest pas contesteacutee par Franck drsquoArvert Mais lrsquoauteur refuse la leacutegitimiteacute drsquoun transfert

de droit de la sphegravere priveacutee vers la sphegravere publique repreacutesenteacutee par lrsquoeacutecole ce nrsquoest qursquoune

partie de lrsquoautoriteacute qui est deacuteleacutegueacutee En effet lrsquoautoriteacute de la famille laquo se fonde sur un droit

280

naturel dont lrsquoexercice est limiteacute par lrsquoamour raquo lrsquoautoriteacute de lrsquoenseignant en revanche repose

sur un droit contractuel relative agrave sa mission drsquoinstruction sans que lrsquoaffection nrsquoait agrave avoir sa

part (ce qui ne signifie pas qursquoelle soit absente) Degraves lors de mecircme que lrsquoeacuteducation domestique

se distingue de lrsquoeacuteducation publique le droit magistral ne saurait ecirctre reacuteduit au droit paternel

les reacutegimes drsquoautoriteacute diffegraverent donc drsquoautant

712 Lrsquoautoriteacute du texte sacreacute

La distinction des sphegraveres (domestique et publique) est agrave nouveau mobiliseacutee pour

neutraliser un argument celui qui invoquerait lrsquoautoriteacute de lrsquoEacutecriture Sainte pour justifier le

recours aux punitions corporelles Dans la Bible le chacirctiment nrsquoest recommandeacute qursquoau pegravere

et non agrave lrsquoenseignant Degraves lors sans statuer sur la leacutegitimiteacute du chacirctiment lui-mecircme (on a vu

que Franck drsquoArvert nrsquoy est pas opposeacute dans lrsquoordre familial) il est possible de refuser son

application dans le champ scolaire

Agrave lrsquoissue de cette premiegravere phase argumentative ni lrsquoautoriteacute de la famille ni celle de la

Bible ne permettent de justifier la correction corporelle agrave lrsquoeacutecole

713 La leacutegitimiteacute fautive de la punition corporelle

Agrave la question de savoir si la punition corporelle est un instrument indispensable de

lrsquoeacuteducation scolaire Franck drsquoArvert se montre radical ndash sous couvert drsquoune concession

apparente Lorsque la situation lrsquoexige (laquo lorsque 1deg la population dune eacutecole est de mœurs

grossiegraveres 2deg lorganisation mateacuterielle tregraves deacutefectueuse 3deg le directeur inexpeacuterimenteacute ou

incapable raquo) il est raisonnable drsquoarmer lrsquoeacuteducateur du pouvoir de recourir aux chacirctiments

corporels Mais si ce genre de situation doit demeurer exceptionnelle et ne saurait servir de

norme laquo ces circonstances sont accidentelles locales et temporaires raquo et il est du ressort des

Eacutetats de pallier ces conditions deacutefavorables Crsquoest dire que lrsquoabsence de punition physique doit

devenir la regravegle la peacutedopleacutegie est plutocirct un symptocircme drsquoincompeacutetence drsquoun instrument

peacutedagogique Apregraves Alexander Bain qui consideacuterait le chacirctiment corporel comme laquo la plus

abrutissante des punitions raquo Franck drsquoArvert condamne la punition comme moyen

drsquoameacutelioration morale drsquoeacuteleacutevation Sa leacutegitimiteacute srsquoil en eacutetait serait toute fautive

281

715 La punition corporelle comme dressage

La punition corporelle ne peut jamais faire un homme de bien mais peut-ecirctre peut-elle

disposer au bien Franck drsquoArvert rapporte cette motion adopteacutee par une confeacuterence

dinstituteurs reacuteunis agrave Brecircme en 1882 laquo Quoiquon ne puisse pas former par le bacircton des

hommes moralement bons on peut cependant par lagrave les habituer au bien raquo et estime que

cette habituation au bien est tout exteacuterieure teinteacutee drsquohypocrisie de passiviteacute et qursquoelle est

aux antipodes drsquoun veacuteritable effet moralisant Elle relegraveve selon les propres mots de lrsquoauteur

du dressage laquo Les jeunes gens dresseacutes [crsquoest Franck drsquoArvert qui souligne] de la sorte

constituent plus tard au sein de la socieacuteteacute un eacuteleacutement des plus dangereux raquo car leur honnecircteteacute

ne repose que sur la crainte qursquoil faut sans cesse reacuteactiver et surveiller Lrsquohabitude qursquoon fait

contracter nrsquoest pas alors celle du bien mais celle de la serviliteacute

Enfin agrave supposer mecircme que les coups soient efficaces dans une optique eacuteducative

(quoique non morale ndash par conseacutequent en vue du dressage) drsquoArvert pointe un danger dans

un droit qursquoon accorderait au magister celui drsquoen abuser Toleacuterer mecircme en lrsquoencadrant

leacutegislativement le chacirctiment corporel agrave lrsquoeacutecole crsquoest ouvrir une boicircte de Pandore celle qui

permettrait aux eacuteducateurs drsquoen faire un usage excessif et immodeacutereacute du reste correacuteleacute agrave leur

degreacute drsquoincompeacutetence

Il nous reste agrave nuancer cette critique apparemment radicale de lrsquoideacutee de chacirctiment

Dans lrsquoarticle de Franck drsquoArvert il nrsquoest question que de ceux qursquoon administre agrave lrsquoeacutecole il

nrsquoest pas question drsquoeacutetendre la critique aux punitions corporelles que les parents (reacuteduite ici agrave

la figure paternelle le δεσπότης au sens originel) sont en droit drsquoinfliger agrave leur enfant Il y a

sur ce point une dissymeacutetrie significative

Sans doute on peut soutenir en thegravese geacuteneacuterale la leacutegitimiteacute et lefficaciteacute dune

calotte appliqueacutee par le pegravere ou la megravere avec mesure tact et agrave propos pour creacuteer une

association dideacutees neacutegative chez un bambin qui nest encore quun petit animal

(Franck drsquoArvert 1888)

282

Le chacirctiment corporel la sanction dans sa version de violence originelle nrsquoest pas

condamneacute le deacutebut de lrsquoarticle laquo Punitions raquo (qui commence par laquo Le soufflet paternel est le

commencement de la peacutedagogie raquo) ne saurait donc apparaicirctre comme une critique de la

peacutedopleacutegie mais comme la reacuteservation de celle-ci agrave lrsquoeacuteducation domestique

72 Guyau ou la critique de la justice distributive

Pour Kant justice peacutenale et moraliteacute sont synonymes Srsquoil y a une loi toute

transgression doit ecirctre sanctionneacutee en tant que telle

Le premier agrave avoir compris lrsquoinconseacutequence de Kant qui est drsquoavoir voulu lier bonheur

et devoir (en affirmant le lien a priori entre crime et punition) est Jean-Marie Guyau Dans la

derniegravere partie de lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction on trouve une critique

radicale de lrsquoideacutee de sanction morale non seulement la sanction sous toutes ses formes

nrsquoameacuteliore pas mais il y a tout lieu de croire qursquoelle est au mieux amorale (dans le cas des

sanctions naturelles) au pire immorale

Nous avons analyseacute les thegraveses de Guyau relatives agrave la sanction dans notre ouvrage Jean-

Marie Guyau ou lrsquoeacutethique sans modegravele (2018 plus preacuteciseacutement pp 207-221) Nous proposons

de syntheacutetiser la proposition critique de Guyau et drsquoen marquer la profonde originaliteacute

721 Critique morale de lrsquoideacutee de sanction

Guyau commence par remarquer le consensus que nous avons releveacute au deacutebut de notre

travail tous les moralistes semblent srsquoaccorder sur la neacutecessiteacute morale de la sanction Les

ideacutealistes tenants de la liberteacute avec Kant si la sanction ne fonde pas la loi elle en est le

neacutecessaire compleacutement Les deacuteterministes qui nient la liberteacute mais considegraverent la sanction

comme un reacutegulateur comportemental Les utilitaristes enfin estiment qursquoentre la vertu et le

bonheur tout autant qursquoentre vice et malheur doit ecirctre eacutetabli un lien ndash comme si une morale

sans sanction eacutetait absurde La religion semble reacutepondre favorablement agrave cette exigence de

justice distributive qui serait dispenseacutee jusqursquoapregraves la mort

Ce consensus repose sur un preacutejugeacute que Guyau veut eacuteprouver y a-t-il un devoir

quelconque de punir pour punir ou de reacutecompenser pour reacutecompenser

Commenccedilons par lrsquoideacutee de sanction naturelle cette notion a-t-elle un sens Non

reacutepond Guyau car la nature comme telle est amorale et ne se preacuteoccupe nullement des

283

intentions de ceux qui nrsquoont pas drsquoautre choix que de se soumettre agrave ses lois Il nrsquoy a pas de

sanction naturelle parce qursquoon ne peut pas offenser la nature son regravegne est neacutecessaire et

implacable La conclusion est lapidaire

[hellip] les lois de la nature comme telles sont immorales ou si lrsquoon veut a-

morales preacuteciseacutement parce qursquoelles sont neacutecessaires elles sont drsquoautant moins saintes

et sacreacutees elles ont drsquoautant moins de sanction veacuteritable qursquoelles sont en fait plus

inviolables (Guyau 1985 p 163)

Repartons de la sanction elle est une reacutemuneacuteration sensible pour un acte de la

volonteacute Comment peut-on justifier cette reacutetribution sachant que sensibiliteacute et volonteacute ne sont

pas sur un mecircme plan Pourquoi un ecirctre mauvais devrait-il recevoir une souffrance sensible

Pour Guyau il nrsquoy a pas de raison veacuteritable ndash mais seulement une laquo induction grossiegraverement

empirique et physique tireacutee des principes du talion ou de lrsquointeacuterecirct bien entendu raquo (1985 p

166) Qursquoon invoque le meacuterite lrsquoordre ou la justice distributive on met en rapport un laquo passage

brusque du moral au sensible raquo (1985 p 166) que rien ne peut justifier ndash et encore moins dans

le cas du libre-arbitre qui est rappelons-le le postulat de Kant Agrave moins de rabattre la question

morale sur la question sociale (et celle de lrsquoutiliteacute) celui qui punit le mal par le mal se rend eacutegal

agrave celui qursquoil veut punir la sanction expiatrice est Guyau a cette formule saisissante laquo une

copie dont la faute est le modegravele raquo (1985 p 167) La sanction entendue comme

compensation peut bien avoir un sens social elle nrsquoen a aucune leacutegitimiteacute morale Il y a dans

la sanction penseacutee dans une optique ideacutealiste une antinomie pour que la punition ait du

sens il faudrait que le criminel la veuille or il ne peut la vouloir que srsquoil est converti et srsquoil est

converti pourquoi faudrait-il le punir laquo Aussi longtemps qursquoun criminel reste vraiment tel il

se place par cela mecircme au-dessus de toute sanction morale il faudrait le convertir avant de

le frapper et srsquoil est converti pourquoi le frapper raquo (1985 p 169) Degraves lors qursquoon admet

nrsquoavoir pas prise sur la volonteacute du sujet le deacutesir de sanction ressemble agrave de la cruauteacute

Pendant la Terreur blanche on brucircla des aigles vivants agrave deacutefaut de celui qursquoils

symbolisaient les juges humains dans lrsquohypothegravese drsquoune expiation infligeacutee au libre

284

arbitre ne font pas autre chose leur cruauteacute est aussi vaine et aussi irrationnelle

tandis que le corps innocent de lrsquoaccuseacute se deacutebat entre leurs mains sa volonteacute qui est

lrsquoaigle veacuteritable lrsquoaigle souverain au libre vol plane insaisissable au-dessus

drsquoeux (Guyau 1985 p 170)

Ce nrsquoest pas agrave dire que le crime (et partant le criminel) nrsquoa pas agrave ecirctre jugeacute comme eacutetant

deacutetestable Mais dans la sanction il ne srsquoagit pas de jugement il est question drsquoagir et la

sanction est une action Que le crime soit meacuteprisable nrsquoimplique aucunement qursquoon doive

frapper ce qui est meacuteprisable En fait la seule attitude morale conseacutequente est la pitieacute qursquoon

eacuteprouverait pour tous vicieux et vertueux ndash ce serait la pitieacute dont serait capable un Dieu srsquoil

en eacutetait Dieu srsquoil est bon et puissant ne saurait ecirctre outrageacute drsquoapregraves lrsquoideacutee que nous avons

deacutejagrave rencontreacutee il accorderait son pardon et son amour agrave tous sans consideacuteration de meacuterite

ou de deacutemeacuterite Il serait assez riche pour cela Guyau concegravede que ce point de vue moral

radical la pitieacute universelle aveugle est laquo absurde au point de vue pratique et social raquo (1985

p 173) il nrsquoen demeure pas moins le seul point de vue strictement leacutegitime

En ce sens la vraie loi morale serait pour Guyau la loi imparfaite au sens drsquoUlpien la

loi qui proscrit mais nrsquoannule ni ne sanctionne

En conseacutequence de quoi la justice peacutenale ne peut apparaicirctre que comme immorale et

injuste La seule justification de ce qui srsquoapparente agrave une sanction sociale reacuteside dans la

fonction de protection lorsque le criminel est endurci et incapable de remords Ce qursquoon

appelle sanction se reacuteduit dans cette optique de deacutefense sociale ainsi agrave lrsquoexclusion

lrsquoeacuteloignement ce que Guyau nomme laquo deacuteportation raquo

722 Pourquoi lrsquoideacutee de justice peacutenale

Il reste cependant agrave expliquer pourquoi lrsquohumaniteacute tient tant agrave cette ideacutee de justice

distributive laquo Pourquoi ce sentiment tenace ce besoin persistant drsquoune sanction chez lrsquoecirctre

sociable cette impossibiliteacute psychologique de rester sur lrsquoideacutee du mal impuni raquo (1985 p 177)

Guyau lrsquoattribue agrave son laquo merveilleux instinct social raquo lrsquohomme ne peut rester indiffeacuterent

devant le crime impuni et sent qursquoil est un facteur de destruction sociale En un sens cet

instinct lrsquohonore ndash mais il est des interventions mecircme bien intentionneacutees qursquoil est preacutefeacuterable

285

drsquoeacuteviter et qui risquent toujours drsquoempirer le mal en voulant le reacuteduire La frustration est de

ne pas sanctionner le principe est leacutegitime mais les applications sont mauvaises ndash aussi est-il

preacutefeacuterable de laquo souffrir que [de] profaner raquo (1985 p 179) laquo Seule la volonteacute inteacuterieure peut

efficacement se corriger elle-mecircme raquo (1985 p 179) Pour le dire dans les termes de notre

antinomie eacuteducative seul le sujet peut srsquoeacutelever lui-mecircme On sait que lrsquoenfer est paveacute de

bonnes intentions il faut se garder de vouloir faire souffrir autrui pour son bien Demeurons

humbles et nrsquoallons pas croire qursquoon peut ameacuteliorer lrsquoindividu malgreacute lui Guyau a ainsi cette

belle formule laquo le progregraves deacutefinitif ne peut venir que du dedans des ecirctres Les seuls moyens

que nous puissions employer sont tout indirects (lrsquoeacuteducation par exemple) raquo (1985 p 180)

Preacutecisons (et anticipons) le progregraves de lrsquoinstinct social au deacutepart eacutetait le mouvement

reacuteflexe (meacutecanisme inconscient) qui reacutepond agrave lrsquoagressiviteacute par lrsquoagressiviteacute Pour Guyau crsquoest

lagrave un avantage seacutelectif certain Toutefois contrairement agrave drsquoautres instincts qui srsquoeacutevanouissent

sous lrsquoeffet drsquoune conscience qui eacutetend son empire cet instinct ne disparaicirct pas tant il est

vitalement utile il faut pouvoir frapper quand on est frappeacute laquo La vie mecircme en son essence

est une revanche une revanche permanente contre les obstacles qui lrsquoentravent raquo (1985 p

181) On comprend donc pourquoi on ne se deacutebarrassera pas de sitocirct de ce puissant instinct de

punir ndash auquel Guyau le remarque fort bien nulle ideacutee de moraliteacute ou de justice ne peut ecirctre

attacheacute laquo Agrave tout ce meacutecanisme remarquons-le la notion morale de justice ou de meacuterite est

encore eacutetrangegravere raquo (1985 p 182) Mais supposons qursquoun sujet ne soit plus victime de

lrsquoagressiviteacute drsquoautrui ndash mais spectateur drsquoune agression Par sympathie il se reacutejouira si

lrsquoattaquant est repousseacute chaque coup qursquoil se prendra apparaicirctra comme une compensation

une juste sanction La sanction est donc la deacuterivation par sympathie de cet instinct reacuteflexe elle

nrsquoest deacutesinteacuteresseacutee qursquoen apparence son inteacuterecirct est seulement speacuteculaire

Lorsque cette action reacuteflexe est exciteacutee par sympathie elle semble revecirctir un

caractegravere moral en prenant un caractegravere deacutesinteacuteresseacute ce que nous appelons la

sanction peacutenale nrsquoest donc au fond qursquoune deacutefense exerceacutee par des individus agrave la place

desquels nous pouvons nous transporter en esprit contre drsquoautres agrave la place desquels

nous ne voulons pas nous mettre (Guyau 1985 p 183)

286

Ce qui vaut pour la sanction neacutegative (le chacirctiment) vaut pour la sanction positive (la

reacutecompense) ce mecircme instinct de conservation qui incline agrave aimer celui qui nous manifeste

de la bienveillance nous poussera agrave admirer celui qui teacutemoigne de la bienveillance agrave autrui

Dans le bienfait il y a une sorte de dette qui srsquoengage et on est comme pousseacute agrave croire que

son meacuterite doit ecirctre reacutecompenseacute la sympathie et mecircme la reconnaissance fait qursquoil est

illusoire (mais naturel) de croire que le bienfaiteur meacuterite drsquoecirctre heureux

Eacutetendez par la sympathie et geacuteneacuteralisez cette impression drsquoabord toute

personnelle vous en viendrez agrave formuler ce jugement il est naturel que tout ecirctre qui

travaille au bonheur de ses semblables reccediloive lui-mecircme en eacutechange les moyens

drsquoecirctre heureux (Guyau 1985 p 184)

Degraves lors lrsquoideacutee de justice distributive est neacutee au meacuterite doit ecirctre lieacutee la reacutecompense

au deacutemeacuterite la peine Lrsquoideacutee de justice distributive nrsquoest rien drsquoautre que laquo le symbole

meacutetaphysique drsquoun instinct physique vivace raquo (Guyau 1985 p 184)

Si on arrecirctait ici notre lecture de lrsquoEsquisse on se demande comment Guyau pourrait

critiquer lrsquoideacutee de sanction Tout le projet de Guyau consiste agrave montrer que lrsquoexigence morale

nrsquoest pas un artifice civilisationnel mais srsquoorigine dans lrsquoeffort de la vie pour se maintenir et se

reacutepandre Comment la sanction neacutee de lrsquoinstinct de vie pourrait-elle ecirctre critiqueacutee dans cette

optique vitaliste Pour le comprendre il faut consideacuterer que lrsquoinstinct nrsquoest pas donneacute une fois

pour toute il est ameneacute agrave changer de forme avec les progregraves de lrsquointelligence Cette

meacutetamorphose est lente ce qui srsquoexplique par la viscositeacute de lrsquoinstinct ce qui a eacuteteacute longtemps

vital ne saurait rapidement disparaicirctre

La sanction a commenceacute par ecirctre disproportionneacutee agrave lrsquoagression la deacutefense eacutetait plus

forte que lrsquoattaque laquo Pour se deacutefendre drsquoun ennemi on lrsquoeacutecrasait raquo (Guyau 1985 p 185) Mais

Guyau fait intervenir la loi drsquoeacuteconomie de la force lrsquoeacutenergie deacutepenseacutee agrave la conservation tend

agrave se reacuteduire parce qursquoelle est mieux employeacutee Moins de moyens engageacutes suffisent agrave produire

un effet au fond eacutequivalent Crsquoest ainsi qursquoon srsquoest rendu compte qursquoil nrsquoy avait aucune

neacutecessiteacute agrave deacutetruire lrsquoennemi la sanction srsquoest donc progressivement proportionneacutee agrave

lrsquoagressiviteacute initiale La deacutefense vaut deacutesormais lrsquoattaque cet ideacuteal est exprimeacute par la loi du

287

Talion Mais il nrsquoest pas mecircme utile de maintenir cette eacutegaliteacute seul importent les deacutefenses

sociales qui assurent la deacutefense de lrsquoindividu et de la socieacuteteacute Aussi nrsquoa-t-on pas besoin de

chacirctier les criminels au-delagrave de cette mesure Guyau preacutedit ainsi un adoucissement progressif

des sanctions les duels cette chose absurde (alors que Kant y voyait la deacutefense de lrsquoideacutee

drsquohonneur laquo qui nrsquoa rien ici de deacutelirant raquo Kant 1999 p 159) disparaicirctront ainsi que les bagnes

et les prisons qui seront remplaceacutes par la laquo deacuteportation raquo Quant agrave la peine de mort elle sera

abolie ou ne servira qursquoagrave titre preacuteventif pour laquo drsquoeacutepouvanter meacutecaniquement les criminels de

race les criminels meacutecaniques raquo (1985 p 187) ndash agrave des fins de dressage donc Dans tous les

cas la peine de mort sera marginaliseacutee parce qursquoelle est en inadeacutequation avec cet ideacuteal

formuleacute par Guyau de la justice peacutenale laquo le maximum de deacutefense sociale avec le minimum de

souffrance individuelle raquo (1985 p 187) La justice peacutenale doit travailler agrave srsquoabolir autant que

possible le dressage qursquoelle permet doit ecirctre reacuteduit agrave la portion congrue

Mecircme la sanction sous sa forme actuelle ne porte pas vraiment sur lrsquoacte du criminel

elle est un signal que la socieacuteteacute envoie aux potentiels criminels pour leur manifester le risque

qursquoils encourent agrave transgresser les lois Du point de vue de Kant ce serait faire de la sanction

au criminel un moyen et se trouver dans une logique drsquoheacuteteacuteronomie Guyau ne le nierait pas

Mais pour lrsquoauteur franccedilais puisque la sanction ne saurait ecirctre morale elle ne peut avoir tout

au plus qursquoune utiliteacute sociale crsquoest au nom de lrsquoutiliteacute qursquoon peut lrsquoutiliser et la justifier On voit

bien ce qui eacuteloigne Kant et Guyau Lrsquoautonomie kantienne voit dans la sanction une fin et

surtout pas un moyen lrsquoanomie guyalcienne voit dans la sanction tout au plus un moyen et

jamais une fin Les notions de laquo responsabiliteacute raquo de laquo libre-arbitre raquo sont aux yeux de Guyau

tellement vagues et meacutetaphysiques qursquoon devrait se deacutefendre de les invoquer pour se

permettre de sanctionner Et Guyau ajoute (ce qui leacutegitime un usage social de la sanction)

laquo ce qui seul justifie la peine crsquoest son efficaciteacute au point de vue de la deacutefense sociale raquo (1985

p 188)

On voit donc que Guyau ne condamne pas la sanction tant qursquoelle porte sur un plan

strictement social (qui inclut du reste des consideacuterations sur la volonteacute crsquoest-agrave-dire sur le

caractegravere de lrsquoindividu) et non pas moral Crsquoest dire en drsquoautres termes qursquoil srsquoaccorde avec

les utilitaristes sur lrsquoefficaciteacute drsquoune certaine forme de sanction en tant qursquoelle dresse mais il

lui conteste radicalement la possibiliteacute drsquoeacutelever durablement et inteacuterieurement le sujet La

sanction et avec elle tout lrsquoutilitarisme en reste au niveau des sollicitations sensibles sans

jamais atteindre celui des obligations de nature morale Philippe Saltel explique que la

288

sollicitation laquo vient drsquoun objet exteacuterieur raquo quand lrsquoobligation laquo sourd drsquoune tension inteacuterieure raquo

(Saltel 2008 p 251) la sollicitation engendre le deacutesir de jouir passivement tandis que

lrsquoobligation suscite le deacutesir drsquoagir activement Crsquoest dire que lrsquoutilitarisme ne voit dans lrsquoecirctre

humain qursquoun ecirctre passif qursquoil faut motiver de lrsquoexteacuterieur sans voir que la veacuteritable source de

lrsquoactiviteacute est interne au sujet ndash est-ce lagrave lrsquoeacuteducation que nous devons viser Veut-on drsquoun ecirctre

eacuteduqueacute qursquoil ne fasse que se conformer aux attentes du milieu et qui cessera de paraicirctre moral

au moment ougrave lrsquoenvironnement changera On ne fera au mieux qursquoapposer un vernis

drsquoeacuteducation sur un eacutegoiumlsme radical au pire on inculquera de lrsquohypocrisie qui se joue de toutes

les regravegles degraves que lrsquooccasion se preacutesente ndash degraves qursquoil en aura le pouvoir (ce qursquoon appelle

opportunisme) Qui ne voit que crsquoest lagrave tout le contraire drsquoune eacuteleacutevation

Dans notre livre sur Guyau (Muller 2018) nous avons expliqueacute ce paradoxe de la

sanction leacutegitime quant agrave son sentiment illeacutegitime quant agrave ce qursquoon en fait Nous nous

permettons de renvoyer agrave notre travail

Ne pouvant rester indiffeacuterent et passif ne pouvant que se reacutevolter agrave la tentation

qursquoincarne le criminel eacutetant enclin par la nature de son esprit agrave produire une symeacutetrie

entre la peine morale et la peine physique ne pouvant supporter enfin la laideur

morale lrsquohomme reacutevegravele sa force morale en recherchant la reacuteparation Son absence

drsquoindiffeacuterence lrsquohonore Mais le vulgaire conclut du refus de lrsquoindiffeacuterence au devoir de

reacuteparation crsquoest lagrave qursquoil raisonne mal car en matiegravere de sanction morale lrsquoabstention

est preacutefeacuterable ldquoLrsquohomme ne sait pas qursquoil est des choses auxquelles il vaut mieux ne

pas toucherrdquo (1985 p 179) tant il est facile de glisser de la rectitude apparente drsquoune

reacuteparation agrave une sanction qui sonnera comme une deacutegradante vengeance De plus on

peut consideacuterer que lintervention exteacuterieure empire la situation premiegravere comme ces

sculptures antiques de Veacutenus que lrsquoon preacutetendrait corriger en leur adjoignant des

membres qui ne sont pas les leurs en les rendant finalement difformes En drsquoautres

termes si le sentiment agrave lrsquoorigine de la sanction est leacutegitime et moral (puisqursquoil reacutesulte

289

de lrsquoinstinct social de lrsquohomme) il nrsquoest ni leacutegitime ni moral de srsquoen servir comme drsquoun

guide ldquoAinsi le sentiment qui nous pousse agrave deacutesirer une sanction est en partie immoral

Comme beaucoup drsquoautres sentiments il a un principe tregraves leacutegitime et des applications

mauvaisesrdquo (1985 p 180) (Muller 2018 p 214)

Toutes ces consideacuterations semblent nous conduire vers cette thegravese sanctionner un

sujet autre que soi est immoral et relegraveve toujours quelque peu de la cruauteacute il nrsquoen demeure

pas moins que sanctionner peut srsquoaveacuterer efficace au point de vue social en tant que signal

renvoyeacute aux autres membres de la collectiviteacute tenteacutes par la transgression Le bien qursquoil reacutesulte

de la sanction ne serait donc jamais pour lrsquoecirctre sanctionneacute mais pour les autres

Toute la difficulteacute semble donc de devoir concilier les exigences morale et sociale

Primum non nocere cela semble ecirctre heacutelas une maxime impossible Il faut toujours que

quelqursquoun soit sacrifieacute ou bien le deacuteviant qursquoon sanctionne de maniegravere immorale ou la

victime qursquoon nrsquoaura pas su proteacuteger socialement Agrave tout prendre il semble qursquoil vaut mieux

proteacuteger la victime mais cela ne se doit faire qursquoavec les plus extrecircmes preacutecautions On ne

saurait eacuteduquer la plupart au deacutetriment drsquoun seul fut-il coupable ndash au contraire crsquoest ce

dernier qui a besoin plus que les autres drsquoeacuteducation Sans doute la sanction est eacuteducative en

ce sens qursquoelle est la condition de possibiliteacute de la coexistence drsquoindividus parmi lesquels

certains seront tenteacutes de transgresser Mais lrsquoeacuteleacutevation du groupe ne saurait se faire au

deacutetriment du dressage mecircme drsquoun seul Le conceacuteder crsquoest faire un aveu drsquoeacutechec qui sera pour

ainsi dire programmatique

73 Recul de Guyau sur la question de la sanction

Trois œuvres de Guyau portent sur la sanction

Dans La Morale anglaise contemporaine agrave lrsquooccasion de sa critique de lrsquoutilitarisme

Guyau estime que seule lrsquoauto-sanction peut avoir une pertinence morale La sanction sociale

est totalement discreacutediteacutee

290

Dans lrsquoEsquisse drsquoune morale sans obligation ni sanction la sanction est perccedilue comme

immorale mais ne recueille pas une fin de non-recevoir dans la mesure ougrave elle peut srsquoaveacuterer

utile socialement Guyau tente drsquoeacutequilibrer les dimensions sociales et morales

Dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute enfin Guyau semble se reacutetracter et la perspective sociale

lrsquoemporter Analysons briegravevement ses thegraveses et ses arguments afin de deacuteterminer srsquoil y a de la

nouveauteacute argumentative

Pourquoi une telle eacutevolution Il nrsquoest pas facile de le deacuteterminer Srsquoagit-il drsquoune

inflexion de sa penseacutee Srsquoagit-il dans Eacuteducation et heacutereacutediteacute drsquoun compleacutement sociologique

qui nrsquoavait pas sa place dans cette œuvre morale qursquoest lrsquoEsquisse Srsquoagit-il drsquoun ajout de

Fouilleacutee qui aurait falsifieacute son eacutedition de lrsquoœuvre posthume de Guyau La grande difficulteacute de

cette derniegravere suggestion est qursquoelle est gratuite et qursquoelle ne srsquoappuie sur aucune donneacutee

factuelle ndash et un soupccedilon nrsquoest pas une preuve drsquoautant qursquoil nrsquoy pas lieu selon nous de mettre

en doute lrsquointeacutegriteacute de Fouilleacutee En lrsquoeacutetat nous constaterons seulement une tension dans les

thegraveses preacutesenteacutees par Guyau que nous mettrons preacuteciseacutement agrave lrsquoeacutepreuve

731 Lrsquoautoriteacute lrsquoamour la soumission et la crainte

Au premier chapitre drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute (œuvre posthume publieacutee en 1889 par

Alfred Fouilleacutee) Guyau apregraves une eacutetude de la suggestion dans le domaine eacuteducatif aborde la

question de lrsquoautoriteacute Il distingue trois eacuteleacutements dans lrsquoautoriteacute laquo 1deg Lrsquoaffection et le respect

moral 2deg lrsquohabitude de la soumission habitude neacutee de lrsquoexercice mecircme 3deg la crainte raquo (1889

p 24) Qursquoon ne srsquoy trompe pas ce nrsquoest pas lrsquoautoriteacute qui exige en elle-mecircme de la

soumission ou de la crainte Il srsquoagit drsquoune gradation dans les moyens qursquoon peut employer afin

drsquoassurer lrsquoautoriteacute et parmi ces moyens lrsquoaffection est le plus efficace laquo Lrsquoaffectuositeacute rend

inutile lrsquoautoriteacute dure le chacirctiment raquo (1889 p 24) Et Guyau ajoute laquo Celui qui a besoin de

chacirctiment est un enfant qui manque daffection aimez-le assez et vous naurez plus besoin

de le frapper car lamour produit toujours un retour damour qui est le ressort le plus puissant

dans toute eacuteducation raquo (1889 p 24) Le respect nrsquoest ainsi autre chose fondamentalement

que lrsquoaffection et ne saurait ecirctre un sentiment deacutesaffecteacute comme chez Kant pour qui le

respect demeure un sentiment charniegravere entre le sensible et lrsquointelligible ndash disons mieux

contradictoire Mais cette proposition remarquable sur la primauteacute de lrsquoamour est

accompagneacutee drsquoune remarque eacutenigmatique pour le lecteur de lrsquoEsquisse qui se souvient que

291

Guyau avait critiqueacute moralement la justice distributive laquo Laffection doit dailleurs ecirctre pour

lenfant une reacutecompense quil doit meacuteriter par sa conduite raquo (1889 p 24)

Dans ce passage Guyau est soucieux de ne pas voir les meacutecanismes drsquoautoriteacute deacutetruits

par lrsquoeffet de la reacuteflexion (qui est somme toute lrsquoune des fins de lrsquoeacuteducation) Lrsquoautoriteacute qui

nrsquoest produite que par la soumission se voit eacutebranleacutee voire dissoute quand lrsquoenfant est capable

de la raisonner (quoique comme le montre lrsquoexpeacuterience de Milgram ce soit avec une difficulteacute

particuliegravere) Crsquoest encore plus vrai de la crainte laquo la crainte nest morale quagrave la condition

decirctre spontaneacutee decirctre produite plutocirct par le respect que par la peur raquo (1889 p 25) Et Guyau

ajoute cette phrase remarquable qui montre combien la sanction comme moyen geacuteneacuteraliseacute

drsquoeacuteducation identifie au fond lrsquoenfant et le criminel laquo Lenfant nest pas comme le criminel

que la socieacuteteacute frappe sans se preacuteoccuper de limpression que les chacirctiments produiront sur son

esprit raquo (1889 p 25) On ne peut cependant qursquoecirctre surpris que voir lrsquoautoriteacute (leacutegitime)

partiellement comprise comme composeacutee par la crainte effet du chacirctiment Guyau nrsquoavait-il

pas deacutemontreacute dans lrsquoEsquisse son immoraliteacute

732 Le chacirctiment corporel conditions et justification

Le passage suivant est deacutedieacute au chacirctiment corporel preacuteciseacutement Guyau ne nie pas

conformeacutement agrave ce qursquoil a annonceacute agrave la page preacuteceacutedente que laquo Le chacirctiment corporel chez

les tregraves jeunes enfants peut entrer comme eacuteleacutement constitutif dans le sentiment dautoriteacute

morale raquo (1889 p 25) Il preacutecise agrave nouveau qursquoil ne doit surtout pas ecirctre preacutedominant au

risque de susciter reacutevolte ou de produire de la lacirccheteacute

Guyau ajoute une regravegle drsquoapplication de la sanction la prohibition de la violence

toujours eacuteviter la colegravere brutale et la passion de maniegravere geacuteneacuterale afin drsquoeacuteviter que par

imitation les enfants ne se sentent autoriseacutes agrave ecirctre aussi coleacuteriques et brutaux Il y aurait donc

des chacirctiments corporels non violents On peut toutefois se demander ce que signifie lrsquoabsence

de violence quand lrsquousage du fouet ne choque pas Guyau et qursquoil lrsquoestime mecircme

peacutedagogiquement approprieacute lorsque la passion ne srsquoen mecircle pas

Nous ne pourrions quapprouver au point de vue peacutedagogique cet eacutelecteur

influent du centre de la France qui lorsquil avait agrave chacirctier un peu rudement ses

292

enfants exigeait que le fouet leur fucirct donneacute par les propres mains du deacuteputeacute du

deacutepartement (lhistoire est authentique) (Guyau 1889 p 26)

Cette reacutefeacuterence agrave un outil de dressage martial assureacutement est agrave inscrire au procegraves de

la peacutedagogie noire combattue par Alice Miller et qui consiste agrave causer du tort aux enfants ndash

mais laquo pour leur bien raquo preacutetendu

Il est encore une regravegle formuleacutee de maniegravere implicite le chacirctiment doit ecirctre

exceptionnel Jamais il ne doit ecirctre normaliseacute au point de devenir une routine laquo Rendez les

reacuteprimandes et le fouet quotidiens lenfant sy habituera comme aux drageacutees et cela aux

deacutepens de son caractegravere raquo

Guyau propose une justification eacuteducative du chacirctiment corporel qursquoil avait

formellement deacutenonceacute au point de vue moral

La justification des corrections corporelles pendant le premier acircge cest que

dans la vie lrsquoenfant subira les conseacutequences brutales de ses actions mais comme ces

conseacutequences ne suivent pas toujours laccomplissement immeacutediat de lrsquoaction et que

lenfant a la vue trop courte pour preacutevoir lavenir il sensuit quil ne sait point

rapprocher leffet agrave la cause Il faut quun chacirctiment corporel infligeacute agrave la suite dune

action quil sait mauvaise lui paraisse la conseacutequence logique de cette action

conseacutequence rapprocheacutee seulement par la volonteacute des parents Les petites corrections

infligeacutees aux enfants ne doivent donc jamais ecirctre agrave tort et agrave travers elles constituent

une premiegravere expeacuterience de la sanction sociale un premier chacirctiment apregraves verdict

(Guyau 1889 pp 25-26)

La justification nrsquoest donc pas morale mais purement sociale et pour lrsquoy preacuteparer il

faut artificiellement mettre en place un environnement qui permette agrave lrsquoenfant de voir le lien

entre la cause (la conduite) et lrsquoeffet (lrsquoasociabiliteacute) La sanction est la composante principale

293

de cet environnement le moyen de remeacutedier au manque drsquoentendement de lrsquoenfant qui ne

perccediloit pas les conseacutequences de son comportement

Toutefois on ne peut ici que rappeler les objections que nous avons faites contre une

telle justification de la sanction et qui nous sont inspireacutees de Guyau lui-mecircme (dans lrsquoEsquisse)

Drsquoabord une telle sanction dresse sans doute la conduite mais ameacuteliore-t-elle la disposition

inteacuterieure du sujet On peut en douter Drsquoautre part la sanction fait un pont entre la cause et

les conseacutequences mais ce pont est neacutecessairement symbolique et on peut questionner la

neacutecessiteacute de passer par lrsquoinculcation de la souffrance pour faire voir ou faire comprendre La

sanction qui nrsquoest pas accompagneacutee de parole nrsquoest qursquoun chacirctiment absurde la parole qui

lrsquoaccompagne est essentielle et si tel est le cas crsquoest que la sanction comme telle est

superflue puisque convaincre le sujet est la viseacutee eacuteducative Pourquoi faudrait-il faire souffrir

Pour satisfaire aux exigences de la future vie sociale Mais la vie sociale des adultes est remplie

drsquoabsurditeacutes drsquoinjustices de preacutejugeacutes qursquoune eacuteducation eacutemancipatrice devrait plutocirct deacutenoncer

que preacuteparer

Guyau ajoute encore qursquoil faut laquo donner toujours une couleur morale au chacirctiment raquo

(1889 p 26) Crsquoest conceacuteder que par lui-mecircme le chacirctiment nrsquoen a pas ndash qursquoil est amoral On

peut consideacuterer que le chacirctiment loin drsquoameacuteliorer ou mecircme indiffeacuterent moralement deacutegrade

puisqursquoil engendre ainsi que lrsquoa bien vu Guyau lrsquohypocrisie on se conforme aux attentes de

celui qursquoon craint mais sans adheacutesion inteacuterieure Aussi Guyau preacutecise que ce nrsquoest pas laquo la

crainte seule quil faut deacutevelopper chez lenfant mais le regret moral davoir deacuteplu agrave ses

parents raquo (1889 p 26) Mais agrave supposer qursquoil faille cultiver le regret moral en quoi la crainte

aiderait-il agrave le susciter Quel lien entre un sentiment tout inteacuterieur et la peur drsquoun coup

exteacuterieur

La reacuteponse de Guyau est qursquoentre les deux il y a le deacutenominateur commun de la

souffrance laquo Le chacirctiment ne doit ecirctre quun symbole la peine morale doit ecirctre fondue

dabord avec la peine physique puis substitueacutee agrave elle raquo (1889 p 26) Lrsquoargumentation de

Guyau ne nous semble pas tregraves claire Veut-il dire qursquoil faut creacuteer un meacutecanisme associatif entre

la souffrance morale et la souffrance physique Mais comment creacuteer un tel lien alors qursquoon

nrsquoaccegravede pas agrave la peine morale ndash peut-ecirctre mecircme nrsquoexiste-t-elle pas On peut alors

preacutesupposer son existence lrsquoactivation de la peine sensible eacuteveillera la peine morale Mais on

ne voit pas alors comment on pourra substituer la peine morale agrave la peine physique (puisqursquoon

nrsquoa eu accegraves agrave la peine morale que par la peine physique) et encore moins comment on

294

pourrait deacutebarrasser toute souffrance en geacuteneacuteral de cette coloration morale La seule issue

semble ecirctre un masochisme ndash qui serait le produit de cette eacuteducation par la crainte Peut-ecirctre

est-ce lagrave lrsquoorigine de la pulsion de mort qui ne serait pas originelle mais un effet du chacirctiment

Bref lrsquoexplication de Guyau ne nous paraicirct guegravere convaincante

733 Lrsquoart du souvenir ou lrsquoefficaciteacute du chacirctiment

Guyau pour achever son analyse du chacirctiment eacuteducatif ajoute une remarque qui

meacuterite drsquoecirctre citeacutee en entier

Reacuteprimande ou punition ne peuvent jamais produire leurs effets moraux sur

linstant mecircme il faut leur laisser le temps dagir de prendre leur place parmi les

mobiles habituels de lenfant Ce nrsquoest pas par lui-mecircme que le chacirctiment agit crsquoest en

tant que transfigureacute par le souvenir Le temps est un facteur essentiel dans la formation

de la moraliteacute enfantine et leacuteducateur pas plus que la nature ne doit proceacuteder par

reacutevolution mais bien par eacutevolution reacuteguliegravere (Guyau 1889 p 27)

Ce passage preacutecise les effets du temps dans le processus eacuteducatif Le chacirctiment est sur

lrsquoinstant drsquoune inefficaciteacute brute quand bien mecircme il se reacutevegravele par la crainte drsquoune efficience

comportementale eacutevidente Crsquoest la temporaliteacute ou plus preacuteciseacutement la transfiguration

opeacutereacutee dans le souvenir qui se reacutevegravele eacuteducative Nous voudrions exposer quelle grande ideacutee

se trouve suggeacutereacutee dans ces lignes ainsi que preacutesenter sa critique

Crsquoest dans La Genegravese de lrsquoideacutee de temps œuvre posthume publieacutee par Fouilleacutee en 1890

qursquoon trouve une explication de ce qui paraicirct eacutenigmatique dans ce texte drsquoEacuteducation et

heacutereacutediteacute pourquoi le souvenir permettrait-il la transfiguration

Le temps nrsquoest pas contrairement agrave ce que proposait Kant la dimension formelle de

toute intuition sensible il srsquoagit pour Guyau drsquoun effet de perspective Or la perspective est un

art qui srsquoapprend qui a des regravegles

Guyau considegravere (dans chapitre I de la Genegravese de lrsquoideacutee de temps) ainsi que la premiegravere

peacuteriode du psychisme celui de lrsquoenfant est une peacuteriode de laquo confusion primitive raquo Les images

295

se placent toutes sur le mecircme plan les perceptions du recircve ne sont pas distingueacutees de celles

de la veille lrsquoimagination reproductrice (la meacutemoire) ne se distingue pas de lrsquoimagination

constructive (lrsquoinvention) La meacutemoire nrsquoest pas seulement la reacuteminiscence drsquoimages vivantes

mais leur organisation exacte leur reconstitution sur une ligne unique qui est celle du temps

Sans meacutemoire crsquoest-agrave-dire sans lrsquoart du souvenir la sanction ne serait qursquoune sensation

eacutepheacutemegravere qui nrsquoaurait pas plus drsquoeffet que Xerxegraves fouettant lrsquoHellespont Il faut donc qursquoil y

ait invention drsquoune meacutemoire

Guyau distingue deux eacuteleacutements la forme passive du temps (que Guyau nomme encore

le lit du temps) et sa forme active (le fonds actif du temps) La forme passive (analyseacutee au

chapitre II Guyau 2011 pp 69-76) ou cadre du temps requiert perception des diffeacuterences

(discrimination) et des ressemblances ni lrsquohomogegravene ni lrsquoheacuteteacuterogegravene purs ne peuvent

permettre agrave lrsquoesprit de construire le temps De plus il faut qursquoil y ait mouvement volontaire

mais aussi implication affective (permettant lrsquointensiteacute et le degreacute) on voit ainsi que lrsquoideacutee de

temps est le contraire drsquoune ideacutee abstraite mais reacutesulte de notre activiteacute vitale La forme du

temps nrsquoest ainsi pas a priori crsquoest au contraire laquo un ordre de repreacutesentations agrave la fois

diffeacuterentes et ressemblantes formant une pluraliteacute de degreacutes raquo (2011 p 75) La forme active

du temps (chapitre III) survient gracircce au deacutesir Le futur est lrsquoobjet du deacutesir crsquoest un laquo devant

ecirctre raquo (2011 p 79) une conquecircte (laquo Lrsquoavenir nrsquoest pas ce qui vient vers nous mais ce vers quoi

nous allons raquo 2011 p 79) le preacutesent est lrsquo laquo activiteacute consciente et jouissant de soi raquo (2011 p

79) le passeacute est le reacutesidu de lrsquoeffort volontaire la cristallisation inteacuterieure des efforts

successifs Dans cette optique le temps est laquo lrsquointervalle conscient entre le besoin et sa

satisfaction la distance entre ldquola coupe et les legravevresrdquo raquo (2011 p 80) produit par le mouvement

volontaire dans lrsquoespace Lrsquoart de construire le souvenir se ramegravenera donc agrave lrsquoart de le localiser

dans lrsquoespace de le mettre en rapport avec drsquoautres repreacutesentations ndash sans quoi on risque

toujours de confondre le souvenir (imagination reproductrice) avec une invention (imagination

constructrice)

Si le souvenir est un art il produit encore un effet estheacutetique sur le sujet mecircme qui le

construit Avec le souvenir son auteur est sujet et objet de cet art De maniegravere originale Guyau

remarque dans LrsquoArt au point de vue sociologique (Guyau 2001 pp 132-138) qursquoil y a dans

tout souvenir une deacuteformation estheacutetique En effet lrsquoeacuteloignement dans le temps efface toutes

les perceptions affaiblies ce qui produit un renforcement des images les plus significatives et

tend agrave les rendre plus vivantes plus belles laquo Le souvenir par lui-mecircme altegravere les objets les

296

transforme et cette transformation srsquoaccomplit geacuteneacuteralement dans un sens estheacutetique Le

temps agit le plus souvent sur les choses agrave la maniegravere drsquoun artiste qui embellit tout en

paraissant fidegravele par une sorte de magie propre raquo Le souvenir apparaicirct ainsi comme un laquo art

naturel raquo qui ideacutealise le reacuteel et par lequel laquo le ressentir est plus fort que le sentir raquo Ce qui est

passeacute semble releveacute par cela-mecircme qursquoil est passeacute

On comprend mieux ainsi ce que voulait dire Guyau lorsqursquoil estime laquo Ce nrsquoest pas par

lui-mecircme que le chacirctiment agit crsquoest en tant que transfigureacute par le souvenir raquo (1889 p 27) Le

souvenir du chacirctiment est plus puissant que le chacirctiment lui-mecircme le temps en tant qursquoil est

une construction auquel le chacirctiment participe est un vecteur de sacralisation voire de

sanctification Tout ce qui a eacuteteacute veacutecu semble tenir de cela seul son importance sa digniteacute voire

sa neacutecessiteacute

Cette remarque psychologique est capitale la tendance agrave ideacutealiser le passeacute est une

illusion naturelle de lrsquoesprit humain qui tend agrave confeacuterer une autoriteacute aux origines On pourrait

ainsi consideacuterer que le chacirctiment (agrave supposer qursquoil soit juste) sera ainsi ideacutealiseacute

reacutetrospectivement par le sujet eacuteduqueacute Mais de ce que le sujet le considegravere comme neacutecessaire

il ne srsquoensuit nullement qursquoil a eacuteteacute neacutecessaire Agrave ce titre toutes les mesures arbitraires peuvent

ecirctre leacutegitimeacutees ndash crsquoest-agrave-dire falsifieacutee par cette estheacutetique involontaire du souvenir De ce

qursquoun sujet consideacutereacute comme eacuteduqueacute a eu telle expeacuterience on ne saurait consideacuterer drsquoapregraves

son teacutemoignage ni que cette expeacuterience a eacuteteacute une condition suffisante ni mecircme qursquoelle a eacuteteacute

une condition neacutecessaire du reacutesultat Il y a lagrave agrave notre avis un vice meacutethodologique redoutable

le sujet qui se considegravere toujours laquo bien eacuteleveacute raquo (par deacutefinition comment son critegravere

drsquoappreacuteciation pourrait-il ecirctre autre que lui-mecircme ) projette toujours ce qursquoil a

personnellement veacutecu avec des conditions neacutecessaires et suffisantes De lagrave le fait qursquoon ne

renoncera pas facilement au chacirctiment quand bien mecircme il nrsquoaurait aucun effet positif le

souvenir peut seul suffire agrave persuader de son effet sur un mode qui est certes illusoire mais

qui suffit agrave le maintenir comme pratique leacutegitime Le souvenir est peut-ecirctre lrsquoune de ces

illusions dangereuses et compter sur cette illusion pour justifier la sanction nous paraicirct ecirctre

une gageure peacutedagogique Il y a des leviers sur lesquels il est preacutefeacuterable de ne pas jouer

Le chacirctiment peut bien avoir une valeur eacuteducative mais crsquoest agrave la condition expresse

drsquoecirctre accompagneacute drsquoaffection Mais si lrsquoaffection est ce qursquoil y a drsquoessentiel pourquoi devrait-

elle srsquoaccompagner de sanction Si crsquoest lrsquoaffection qui eacuteduque ne pourrait-on pas consideacuterer

que toute crainte la parasite La valeur eacuteducative ne vient donc pas du chacirctiment mais de ce

297

qursquoil accompagne et comme ce qursquoil accompagne peut marcher sans lui il est au point de

vue eacuteducatif parlant superflu

Le chacirctiment peut se trouver ideacutealiseacute par sa juxtaposition avec lrsquoaffection mais qui

sait si le trait dominant ne va pas devenir la crainte et supplanter lrsquoamour Et agrave supposer que

lrsquoamour lrsquoemporte qursquoest-ce qursquoa ajouteacute la crainte sinon une forme de fascination inquiegravete

734 Guyau juge de Tolstoiuml lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana

Au chapitre V drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute Guyau expose et critique le principe qui a reacutegi

lrsquoexpeacuterience meneacutee par Tolstoiuml agrave lrsquoeacutecole Iasnaiumla Poliana Ce principe exclut le recours agrave la

sanction (entendu comme systegraveme de punitionreacutecompense) comme lrsquoeacutecrit Guyau

[Tolstoiuml estime] que lrsquoeacutecole na pas agrave intervenir dans leacuteducation pure affaire

de famille que leacutecole ne doit ni punir ni reacutecompenser quelle nen a pas le droit que

sa meilleure police et administration consiste agrave laisser aux eacutelegraveves liberteacute absolue

dapprendre et de sarranger entre eux comme bon leur semble (Guyau 1889 p 142)

Si Guyau souhaitait eacutetablir une eacuteducation sans sanction il devrait se retrouver dans

cette proposition de Tolstoiuml

Tel nrsquoest pas le cas Guyau reproche agrave Tolstoiuml de reprendre les ideacutees de Spencer (qui

lui-mecircme les tirait de Rousseau) qui reacuteduisait lrsquoeacuteducation morale agrave une discipline des

conseacutequences naturelles Pour lrsquoauteur drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute la responsabiliteacute qursquoon

apprend avec un tel systegraveme est reacuteelle mais limiteacutee crsquoest une responsabiliteacute utilitaire mais

qui nrsquoeacutelegraveve pas au plan moral Il en va autrement de ce que Guyau nomme les laquo sanctions

peacutedagogiques raquo

[hellip] les vraies sanctions peacutedagogiques ont pour but de former le jugement

moral de faire naicirctre de soutenir et de deacutevelopper chez lrsquoenfant les sanctions

inteacuterieures le plaisir et le deacuteplaisir de la conscience le contentement et le

meacutecontentement de soi-mecircme (Guyau 1889 p 143)

298

Il nous semble que la tension est grande avec les thegraveses de lrsquoEsquisse La sanction se

trouve clairement promue et agrave deux niveaux agrave un niveau exteacuterieur et agrave un niveau inteacuterieur

(le premier eacutetant le moyen drsquoacceacuteder agrave la seconde) Lrsquoimmoraliteacute attribueacutee agrave la sanction semble

bien loin

Mais faisons jouer Guyau (de lrsquoEsquisse) contre Guyau (drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute)

Drsquoabord en quoi la sanction (exteacuterieure) peut-elle faire naicirctre la sanction inteacuterieure Il ne

suffit pas de lrsquoaffirmer il faut montrer que ce lien est possible Ensuite cette sanction

inteacuterieure que la sanction peacutedagogique a lrsquoambition de laquo faire naicirctre raquo (elle nrsquoest donc pas

preacutesente avant ndash auquel cas il ne suffirait pas de lrsquoeacuteveiller) est-elle vraiment de nature morale

En quoi le confort ou lrsquoinconfort de la conscience donc le plaisir ou le deacuteplaisir sont-ils en

rapport avec la volonteacute Guyau (drsquoEacuteducation et heacutereacutediteacute) ne confond-il pas ici le plan du moral

et celui de la sensibiliteacute A-t-on ameacutelioreacute quelqursquoun quand on susciteacute chez lui du regret

Guyau ajoute que le moyen de parvenir agrave susciter la laquo sanction inteacuterieure raquo est

lrsquoapprobation et le blacircme Mais lorsqursquoil nrsquoest pas accompagneacute par un dialogue ce proceacutedeacute ne

semble guegravere eacuteloigneacute du chantage affectif on soutire de lrsquoenfant la conduite agrave adopter en le

menaccedilant de le priver drsquoamour De tels moyens ne valent-ils pas pour le dressage et non pour

lrsquoeacuteleacutevation

Guyau mobilise enfin deux arguments (1889 p 143)

Le premier srsquoattaque au postulat de Tolstoiuml selon lequel lrsquoeacuteducation doit ecirctre

abandonneacutee aux familles Lrsquoeacutecole peut-elle ne pas eacuteduquer et se contenter drsquoinstruire Peut-

ecirctre reconnaicirct Guyau ce systegraveme est-il viable laquo quand crsquoest un Tolstoiuml qui dirige lrsquoeacutecole raquo

(1889 p 143) crsquoest-agrave-dire un enseignant doueacute drsquoun geacutenie peacutedagogique drsquoune reacuteelle influence

morale mais sa geacuteneacuteralisation est impossible Lrsquoinfluence morale (que Guyau comprend

comme un effet de la suggestion ndash voir Muller 2018 pp 251-262) peut suffire mais quand

elle est insuffisante la sanction doit prendre le relais En drsquoautres termes lrsquoeacuteleacutevation sans

sanction est possible mais quand elle eacutechoue il faut se contenter de dresser Et Guyau de

manifester un pessimisme anthropologique qui contraste avec drsquoautres passages ougrave il estime

que trop souvent ce ne serait pas laquo lrsquoesprit de Jeacutesus raquo qui anime les reacuteunions drsquoenfants mais

laquo lrsquoesprit du diable raquo crsquoest-agrave-dire laquo la barbarie primitive et ancestrale raquo (1889 p 143) Ici

Guyau adhegravere implicitement agrave lrsquoideacutee que la phylogeacutenegravese reacutecapitule lrsquoontogeacutenegravese et que

lrsquoenfant en somme est psychiquement comme lrsquohomme des socieacuteteacutes dites primitives lesquels

299

pensent et ressentent comme lrsquohomme des origines lrsquohistoire se rejoue tout entiegravere en

chaque individu Lrsquoenfant est donc un petit primitif auquel il convient de ne pas laisser trop de

liberteacute de crainte qursquoil en abuse ndash thegravese tregraves en vogue agrave lrsquoeacutepoque de Guyau (elle est par

exemple partageacutee par Nietzsche et Freud) et tregraves contestable

Le second argument deacutejagrave rencontreacute est que lrsquoeacutecole ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoune

preacuteparation agrave la vie sociale laquelle est gouverneacutee par des lois Pour le Guyau drsquoEacuteducation et

heacutereacutediteacute cela implique que lrsquoeacuteducation contrairement agrave la morale et agrave la croyance religieuse

ne sera pas anomique ndash nous ne sommes pas sucircr que la penseacutee de Guyau soit

synchroniquement coheacuterente

Concluons sur Guyau

Guyau est lrsquoauteur qui a eacuteteacute philosophiquement le plus loin dans sa critique de la

sanction morale il a montreacute quelles difficulteacutes (insurmontables ) on devait affronter pour la

justifier agrave un point de vue qui nrsquoest pas social Pourtant pour une raison que nous ignorons il

semble soutenir une autre thegravese dans son œuvre posthume concession agrave lrsquoexigence sociale

ou aux pratiques de son temps Toujours est-il que la critique morale ne le cegravede pas agrave une

condamnation lrsquousage de la sanction immorale comme lrsquoa soutenu Guyau ne laisse pas drsquoecirctre

recommandeacutee dans un registre peacutedagogique Invoquer son utiliteacute sociale ne suffit pas il fallait

montrer sa neacutecessiteacute drsquoautant que Guyau estime que la sanction est agrave mecircme de produire un

sentiment moral ce qursquoon peut radicalement contester en recourant agrave sa propre

argumentation Guyau contre Guyau donc

La critique de la sanction par Guyau nrsquoa eacuteteacute radicale que dans lrsquoEsquisse Se placcedilant agrave

un point de vue strictement moral celui-lagrave mecircme que nous proposons en parlant drsquoeacuteleacutevation

Guyau a deacutelieacute la sanction drsquoune quelconque ameacutelioration morale du sujet Dans Eacuteducation et

heacutereacutediteacute les thegraveses soutenues nous paraissent en revanche drsquoautant plus contestables que

Guyau les avait preacutealablement critiqueacutees

74 Lrsquoauto-sanction ou le dressage acheveacute lrsquoeacutetat agentique ou lrsquoobeacuteissance sans

sanction exteacuterieure

Nous voudrions achever ce panorama des raisons de recourir agrave la sanction avec cette

derniegravere modaliteacute de la sanction que Guyau semblait accepter lrsquoauto-sanction Nous

300

entendons montrer que loin de favoriser lrsquoeacutemancipation lrsquoauto-sanction pourrait ecirctre lrsquoindice

du dressage le plus acheveacute qui ne requiert plus la sanction exteacuterieure pour produire son effet

La fin de lrsquoeacuteducation est-elle simplement de se faire obeacuteir

Dans la fameuse expeacuterience qui porte son nom Stanley Milgram se propose de

comprendre comment des sujets a priori non sadiques peuvent se transformer en

tortionnaires leacutegaux Mais loin de proposer seulement une analyse descriptive sur les

meacutecanismes de lrsquoobeacuteissance Milgram srsquoeacutelegraveve agrave une hauteur de vue philosophique dans la

mesure ougrave il srsquointeacuteresse de maniegravere critique aux reacutepercussions de ses deacutecouvertes dans le

domaine politique et social deacutemontrant que la psychologie sociale est une science

incontournable pour penser philosophiquement la morale et la politique Pour lui les reacutesultats

qursquoil a obtenus dans son laboratoire peuvent laquo contribuer agrave une theacuteorie geacuteneacuterale de

lrsquoobeacuteissance dans la vie en socieacuteteacute raquo (Milgram 2017 p 258)

Milgram preacutecise que la soumission et lrsquoautonomie ne sont pas des eacutetats absolus mais

plutocirct des polariteacutes

Lrsquohomme a la double capaciteacute drsquoagir suivant sa propre initiative et de srsquointeacutegrer

dans des systegravemes complexes en assumant certains rocircles Mais lrsquoexistence mecircme de

cette dualiteacute suppose un compromis dans sa structure Nous ne sommes parfaitement

tailleacutes ni pour lrsquoautonomie complegravete ni pour la soumission totale (Milgram 2017 p

231)

741 Conditions de lrsquoobeacuteissance

Une certaine conception de lrsquoeacuteducation considegravere que lrsquoeacuteducation est reacuteussie si le sujet

dit eacuteduqueacute est devenu obeacuteissant et docile La question est obeacuteir pour obeacuteir peut-il constituer

une fin viable pour un systegraveme eacuteducatif

Au chapitre XI de son ouvrage Soumission agrave lrsquoautoriteacute Milgram estime que le systegraveme

de reacutecompenses et de chacirctiments que lrsquoenfant expeacuterimente degraves le plus jeune acircge est agrave mecircme

de produire laquo lrsquointeacuteriorisation de lrsquoordre social raquo qui consiste principalement dans la soumission

agrave lrsquoautoriteacute La sanction dans cette optique en est une condition neacutecessaire

301

[hellip] il faut compter parmi les conditions preacutealables de lrsquoobeacuteissance lrsquoexpeacuterience

familiale de lrsquoindividu la cadre social bacircti sur des systegravemes drsquoautoriteacute impersonnels et

lrsquoextension agrave tous les eacutechelons drsquoune structure de reacutecompenses ougrave soumission et

reacutebellion entraicircnent des sanctions correspondantes (Milgram 2017 p 209)

Ce ne sont cependant pas les conditions suffisantes

Pour qursquoil y ait obeacuteissance il faut que lrsquoautoriteacute soit perccedilue comme leacutegitime Lrsquoavantage

de lrsquoanalyse de Milgram crsquoest qursquoil nrsquoa pas besoin de se prononcer sur les conditions drsquoune

leacutegitimiteacute objective ou sur les qualiteacutes intrinsegraveques drsquoune autoriteacute juste il suffit qursquoil y ait

apparence de leacutegitimiteacute pour que lrsquoeacutetat agentique se mette en place Or cette leacutegitimiteacute

suppose un cadre qui permet lrsquoappreacutehension drsquoune position dans lrsquoordre social Autrement

dit lrsquoautoriteacute agrave mecircme de produire lrsquoeacutetat agentique nrsquoest pas personnelle mais sociale mecircme

si lrsquoassurance du deacutepositaire de lrsquoautoriteacute sa tenue vestimentaire et lrsquoabsence drsquoautoriteacute

contradictoire sont des facteurs auxiliaires dans lrsquoobeacuteissance qursquoon soutire du sujet La simple

affirmation de lrsquoautoriteacute sur un mode performatif semble suffire agrave la poser

Il faut ensuite qursquoil y ait une relation entre lrsquoautoriteacute et le sujet que celui-ci se perccediloive

dans un espace reacutegi par lrsquoautoriteacute qursquoil reconnaicirct

Il faut encore que le sujet srsquoengage volontairement dans la relation drsquoautoriteacute creacuteant

ainsi un sentiment qualifieacute par Milgram drsquo laquo obligation morale raquo (2017 p 213) qui permettra

le maintien dans lrsquoeacutetat agentique La libre adheacutesion est le moyen le plus efficace drsquoobtenir

lrsquoobeacuteissance escompteacutee Avec la contrainte la soumission ne dure que tant que pegravese la

menace la sanction est tout exteacuterieure Au contraire eacutecrit Milgram

[hellip] dans le cas de la soumission volontaire agrave une autoriteacute leacutegitime les

principales sanctions du refus drsquoobeacuteissance eacutemanent de lrsquointeacuteresseacute lui-mecircme Elles ne

deacutependent pas de circonstances exteacuterieures mais proviennent du degreacute de

lrsquoengagement que le sujet estime avoir contracteacute En ce sens lrsquoobeacuteissance reacutepond agrave une

motivation inteacuterioriseacutee et non agrave une simple cause externe (Milgram 2017 p 213)

302

Il faut encore qursquoil ait une coheacuterence entre la fonction drsquoautoriteacute et lrsquoordre qursquoelle

donne En cas de deacutecalage lrsquoautoriteacute perd sa leacutegitimiteacute et lrsquoobeacuteissance nrsquoest plus assureacutee

Il faut aussi une ideacuteologie justificatrice ndash crsquoest-agrave-dire un systegraveme de valeurs auquel le

sujet adhegravere implicitement et sur lequel peut srsquoappuyer lrsquoautoriteacute pour promouvoir son

ascendance Cette ideacuteologie partageacutee conditionne la spontaneacuteiteacute de lrsquoadheacutesion et donc cette

libre-adheacutesion dont nous avons vu qursquoelle constituait une condition neacutecessaire de la

soumission en son absence le sujet ne se sent plus lieacute et lrsquoobeacuteissance srsquoamenuise

742 Lrsquoeacutetat agentique

Lorsque les conditions sont reacuteunies le sujet est dit laquo converti agrave lrsquoeacutetat agentique raquo (2017

p 217) laquo lrsquoindividu devient un autre ecirctre preacutesentant des aspects nouveaux qursquoil nrsquoest pas

toujours facile de relier agrave sa personnaliteacute habituelle raquo (2017 p 217) Milgram deacutecrit ici ce que

nous appelons heacuteteacuteronomie le sujet ne deacutepend plus de lui-mecircme mais drsquoune autoriteacute

exteacuterieure

Lrsquoeacutetat agentique nrsquoest pas lrsquoobeacuteissance laquo crsquoest seulement lrsquoeacutetat drsquoorganisation mentale

qui augmente sa probabiliteacute raquo (2017 p 223) Crsquoest une disposition agrave lrsquoobeacuteissance ndash disposition

qui nrsquoest pas actualiseacutee si aucun ordre nrsquoest donneacute

Milgram appelle syntonisation le pheacutenomegravene qui fait que le sujet soumis eacutecoute avec

la plus grande attention tout ce qui vient de lrsquoautoriteacute et minimise tout ce qui ne cadre avec

ce qursquoelle deacutecrit Il y a comme une ἐποχή (au sens pheacutenomeacutenologique du terme mise entre

parenthegraveses) des souffrances induites par les actions du sujet soumis Sa vision du monde est

comme reacutetreacutecie agrave ce qursquoen preacutesente lrsquoautoriteacute nrsquoexiste que ce qui est preacutesenteacute comme

existant Dans lrsquoeacutetat agentique le sujet circule dans un monde artificiel construit par un autre

et dans lequel il essaye de se maintenir ndash jusqursquoau deacuteni de reacutealiteacute Degraves lors lrsquoautoriteacute relegraveve de

lrsquoimpersonnaliteacute voire du supra-humain du sacreacute ndash lrsquoindividualiteacute tend agrave srsquoeffacer devant cette

puissance impersonnelle (2017 p 218)

Lrsquoideacuteologie vise agrave confeacuterer du sens agrave un eacuteveacutenement qui isoleacute pourrait paraicirctre

reacutevoltant aussi est-elle deacuteterminante Le paradoxe est que le sujet soumis fait lrsquoaction mais

laisse deacutecider lrsquoautoriteacute du sens qursquoelle a Et effectivement lrsquoautoriteacute ne reacuteclame que

lrsquoobeacuteissance il lui donc trouver de quoi justifier cet acte Lorsqursquoelle a trouveacute lrsquoideacuteologie le

303

dressage de la conduite est des plus aiseacutes le sujet ayant abandonneacute son droit agrave penser par lui-

mecircme il nrsquoa qursquoagrave faire confiance ndash fides Lrsquoabsurditeacute mecircme quand le sujet est engageacute nrsquoest

alors plus neacutecessairement un obstacle on peut transposer au plan social ce que Saint Augustin

eacutecrivait de la foi Credo ut intellegam Milgram estime ainsi que lrsquoautoriteacute ne peut se passer

drsquoideacuteologie et que cette derniegravere a pour fonction drsquoeacuteviter agrave lrsquoindividu drsquoavoir la sienne laquo Crsquoest

cette abdication ideacuteologique qui constitue le fondement cognitif essentiel de lrsquoobeacuteissance Si

le monde ou la situation sont tels que lrsquoautoriteacute les deacutefinit il srsquoensuit que certains types

drsquoactions sont leacutegitimes raquo (Milgram 2017 p 220) Ne pourrait-on mecircme pas aller plus loin que

Milgram et soutenir que ce nrsquoest pas seulement laquo certaines raquo actions qui apparaissent

leacutegitimes mais beaucoup y compris les pires

Si le sujet est ameneacute agrave ecirctre deacuteposseacutedeacute de sa faculteacute de penser par lui-mecircme il est

deacuteresponsabiliseacute ndash et conscient de lrsquoecirctre Il agit il est cause motrice mais comme il nrsquoestime

pas ecirctre cause finale il accepte de ne pas coiumlncider avec sa conduite Dans lrsquoeacutetat agentique il

y a un gouffre potentiel entre ce que lrsquoon est (le laquo moi profond raquo eacutecrit Milgram 2017 p 221)

et ce que lrsquoon fait Milgram estime que laquo le sens moral ne disparaicirct pas raquo il est seulement

radicalement deacuteplaceacute et lrsquoempathie le cegravede agrave la fierteacute (ou lrsquohumiliation) drsquoavoir meneacute la tacircche

agrave bien (ou non) Pour notre part nous parlerions plutocirct drsquoun sens social que moral pour bien

marquer la distinction entre ce sens lorsqursquoil se manifeste dans lrsquoeacutetat agentique qui considegravere

lrsquoacte dans la situation drsquoun systegraveme drsquoautoriteacute (sens social) et lorsqursquoil se reacutevegravele dans lrsquoeacutetat

autonome qui considegravere lrsquoacte en soi (sens moral) Lrsquoaction qursquoil commet nrsquoimpacte pas

lrsquoimage qursquoil a de lui-mecircme lrsquoautoriteacute suffit pour qursquoil ait bonne opinion de lui-mecircme quand

bien mecircme ses actes seraient inhumains

Milgram eacutecrit laquo la culture nrsquoest pratiquement jamais parvenue agrave lui inculquer

lrsquohabitude drsquoexercer un controcircle personnel sur les actions prescrites par lrsquoautoriteacute raquo (2017 p

221) On pourrait mecircme demander la culture a-t-elle souvent essayeacute de deacutevelopper

lrsquoautonomie Admirons le paradoxe si lrsquoautoriteacute me demande de critiquer lrsquoautoriteacutehellip on ne

peut pas ne pas se soumettre Crsquoest dire que la culture nrsquoa que rarement produit autre chose

que du dressage qui se ramegravene agrave une obeacuteissance docile On peut se demander si cette

conseacutequence que deacuteplore Milgram nrsquoest pas correacutelative de lrsquousage de la sanction qui nrsquoexige

que lrsquointeacuteriorisation Et Milgram ajoute cette remarque lourde de conseacutequences au point de

vue eacuteducatif laquo Crsquoest la raison pour laquelle cette derniegravere [lrsquohabitude drsquoobeacuteir] constitue un

danger bien plus grave pour la survie de lrsquoespegravece humaine raquo Nrsquoest-ce pas agrave lrsquoeacuteducation qursquoil

304

revient de compenser cette tendance au dressage la soumission agrave lrsquoautoriteacute en promouvant

lrsquoesprit critique lrsquoindeacutependance du jugement lrsquoeacutemancipation lrsquoautonomie

Contrairement agrave ce qursquoavance Freud ce ne serait pas la pulsion de mort (agrave supposer

qursquoelle existe) qui constitue le danger de la culture mais bien plutocirct la puissante tendance agrave

nier sa personnaliteacute en obeacuteissant Autrement dit la sanction qui dresse agrave obeacuteir ne serait pas

une solution elle constituerait la cause du problegraveme qui produit la soumission agrave lrsquoautoriteacute

Dans lrsquoeacutepilogue (qui sert de chapitre XV agrave lrsquoouvrage) Milgram eacutetend ses soupccedilons en

craignant qursquoaucune institution fut-elle deacutemocratique ne peut nous proteacuteger contre les effets

de lrsquoeacutetat agentique Il eacutecrit notamment ce texte remarquable de luciditeacute

[hellip] les exigences de lrsquoautoriteacute promue par la voie deacutemocratique peuvent elles

aussi entrer en conflit avec la conscience Lrsquoimmigration et lrsquoesclavage de millions de

Noirs lrsquoextermination des Indiens drsquoAmeacuterique lrsquointernement des citoyens ameacutericains

drsquoorigine japonaise lrsquoutilisation du napalm contre les populations civiles du Vietnam

repreacutesentent autant de politiques impitoyables qui ont eacuteteacute conccedilues par les autoriteacutes

drsquoun pays deacutemocratiques et exeacutecuteacutees par lrsquoensemble de la nation avec la soumission

escompteacutee Dans chacun des cas des voix se sont eacuteleveacutees au nom de la morale pour

fleacutetrir de telles actions mais la reacuteaction type du citoyen ordinaire a eacuteteacute drsquoobeacuteir aux

ordres (2017 p 266)

Lrsquoeacuteducation ne doit-elle pas viser agrave faire eacutemerger ces voix qui laquo srsquoeacutelegravevent raquo au double

sens de deacutenonciation mais aussi drsquoennoblissement de ceux qui osent affronter lrsquoautoriteacute sociale

au nom drsquoune autre Autoriteacute plus universelle celle-lagrave

Une fois lrsquoindividu entreacute dans lrsquoeacutetat agentique Milgram deacutecrit les meacutecanismes qui

permettent de lrsquoy maintenir

Lrsquoaction doit ecirctre aussi continue et reacutecurrente que possible se produit ainsi une

escalade drsquoengagements qui justifie les actions preacuteceacutedentes Le seul moyen de justifier ce

305

qursquoon a fait consiste donc agrave aller jusqursquoau bout laquo Les premiegraveres actions ont creacuteeacute un sentiment

de malaise que les suivantes neutralisent raquo (Milgram 2017 p 225)

Le rappel du libre-engagement du sujet est un puissant facteur de maintien lrsquoaccord

tacite produit un sentiment drsquoobligation dont il nrsquoest pas facile de se deacutefaire Milgram ajoute

que lrsquoideacuteologie ambiante estime que le libre-arbitre individuel est total dans le domaine de

lrsquoaction laquo La conseacutequence pragmatique de cette ideacuteologie est drsquoinciter les gens agrave agir comme

si leur comportement deacutependait entiegraverement drsquoeux Crsquoest lagrave une appreacuteciation singuliegraverement

fausseacutee des motivations deacuteterminant lrsquoaction humaine elle ne permet pas de formuler de

pronostics justes raquo (2017 p 230) Autrement dit cette ideacuteologie ne preacutepare pas les individus

agrave deacuteceler les rapports drsquoautoriteacute et donc agrave y reacutesister On peut estimer qursquoune eacuteducation qui

souhaite dresser perpeacutetuera cette ideacuteologie tandis que celle qui souhaite eacutelever verra le libre-

arbitre non comme un acquis mais comme un processus de libeacuteration

De plus la preacutesence de la figure drsquoautoriteacute exige que pour deacutesobeacuteir le sujet srsquoy

confronte explicitement ndash ce qui est bien difficile agrave faire

Enfin le sujet deacutesobeacuteissant devrait affronter lrsquoanxieacuteteacute face agrave une situation inconnue

Cette anxieacuteteacute qui naicirct drsquoun acte drsquoopposition et au fond de lrsquoexpression de la liberteacute peut

ecirctre opposeacute agrave la tranquilliteacute rassurante que procure lrsquoobeacuteissance docile agrave lrsquoautoriteacute Cette

anxieacuteteacute cette inquieacutetude du sujet ndash nrsquoest-elle pas agrave cultiver du moins en tant qursquoelles sont les

indices drsquoune responsabilisation

743 Comment reacutesister

Pourquoi certains sujets sont-ils ameneacutes agrave deacutesobeacuteir Plutocirct que de recourir agrave une

explication eacutethique Milgram propose de la penser en termes de tension ndash tension entre

soumission et autonomie que le sujet doit reacutesoudre Cette tension montre que lrsquoautoriteacute nrsquoest

pas toute puissante et que la conversion agrave lrsquoeacutetat agentique nrsquoest parfois que partielle Tout le

monde ne srsquoidentifie pas agrave son rocircle

Il est agrave noter que les points de vue psychologique et logique srsquoopposent laquo La distance

la dureacutee et les obstacles physiques neutralisent le sens moral raquo (Milgram 2017 p 236) Que

les conseacutequences de lrsquoacte soient eacuteloigneacutees que le sujet nrsquoy participe que par lrsquointermeacutediaire

drsquoun outil qui deacutepersonnalise la tacircche et lrsquoaction quoique deacutesastreuse dans ses conseacutequences

sera plus aiseacutement effectueacutee qursquoune agression directe mais de porteacutee bien moins facirccheuse

306

Pour le quidam il est plus facile de tuer mille hommes en appuyant sur un bouton que drsquoen

tuer un de ses propres mains Lrsquoabsence de perception directe des conseacutequences facilite

lrsquoobeacuteissance Les meacutecanismes inhibiteurs sont comme neutraliseacutes lorsque lrsquoagression est

distancieacutee crsquoest pourquoi lrsquoobeacuteissance peut ecirctre deacutesormais si dangereuse avec les moyens

technologiques qui sont les nocirctres

Comment reacuteduire la tension La plupart des sujets preacutefegraverent des moyens mesureacutes ndash

qui ont pour principal effet de maintenir la soumission Ainsi des moyens suivants preacutesenteacutes

par degreacute croissant de sophistication intellectuelle et affective

- La deacuterobade lrsquoattention exclut le rapport agrave lrsquoautre Ou on srsquoarrange pour ne pas le

voir ou se deacutesinteacuteresse de lui lrsquoattention exclut tout ce qui la perturbe Le sujet reacutesout

la tension en limitant drastiquement son champ de perception Milgram parle drsquo

laquo eacutelimination psychologique de la victime raquo (2017 p 237)

- Le refus de lrsquoeacutevidence le sujet converti agrave lrsquoeacutetat agentique se livre agrave une interpreacutetation

consolante des faits Ce nrsquoest pas possible donc ccedila nrsquoest pas Milgram ne lrsquoindique pas

mais le rocircle de lrsquoideacuteologie est ici crucial

- Le degreacute minimum le sujet coopegravere mais a minima en ne faisant que le strict

neacutecessaire avec le plus de douceur et de bienveillance possible Les ordres sont

accepteacutes mais tout est fait pour tenter vainement drsquoen limiter la porteacutee le sujet

cherche agrave se donner bonne conscience ce qui a pour effet de maintenir le sujet dans

lrsquoeacutetat agentique On voit ainsi que la vertu de bienveillance ne saurait ecirctre suffisante

certes elle minimise le mal qui est fait mais un moindre mal nrsquoest pas un bien

- Les subterfuges on peut tricher et ainsi essayer de changer implicitement les regravegles

du jeu Lrsquoexpeacuterience perd son sens ndash mais la confrontation agrave lrsquoautoriteacute est eacuteviteacutee

Paradoxalement crsquoest une tentative vaine qui maintient lagrave encore lrsquoeacutetat agentique

Agir mecircme si crsquoest inutile est un moyen drsquoabaisser la tension et de continuer agrave se

soumettre

- La deacuteresponsabilisation le sujet lorsqursquoon lui affirme qursquoil nrsquoest pas responsable des

conseacutequences voit sa tension drastiquement chuter

- La deacutesapprobation en critiquant la situation le sujet manifeste son deacutesaccord

soulage sa tensionhellip et ne deacutesobeacuteit pas neacutecessairement pour autant Ougrave lrsquoon voit que

la critique nrsquoest pas forceacutement suivie drsquoeffets mecircme si elle preacutepare la possibiliteacute de la

conversion agrave lrsquoautonomie

307

- La deacutesobeacuteissance le rapport agrave lrsquoautoriteacute devient conflictuel Milgram retrace le

parcours psychologique qui y megravene Drsquoabord il y a le doute inteacuterieur ce dernier prend

ensuite une forme externe il peut devenir enfin deacutesapprobation laquelle peut

deacuteboucher en menace de deacutesobeacuteissance laquelle peut enfin ecirctre mise agrave exeacutecution

Si Milgram propose une compreacutehension des meacutecanismes de lrsquoobeacuteissance il est

remarquable que sa compreacutehension de la deacutesobeacuteissance demeure bien plus elliptique

Autrement dit Milgram ne dit pas pourquoi ni mecircme comment le sujet deacutesobeacuteissant est

parvenu agrave fournir cet laquo effort psychique consideacuterable raquo (2017 p 244) Cette deacutesobeacuteissance

qui srsquoaccompagne du sentiment de deacuteloyauteacute est pourtant confie Milgram laquo la preuve

formelle de lrsquoexistence de valeurs nobles propres agrave lrsquoespegravece humaine raquo (2017 p 245) La

noblesse nrsquoest pas dans la loyauteacute sans faille elle reacuteside dans la capaciteacute agrave reacutesister agrave lrsquoinfluence

de lrsquoautoriteacute Lrsquoennoblissement du genre humain agrave laquelle doit participer activement

lrsquoeacuteducation pourra se mesurer au moins en partie par lrsquoautonomie de ses membres par leur

capaciteacute agrave douter agrave exprimer leurs doutes agrave critiquer et agrave refuser la soumission Nul doute

aux yeux de Milgram comme aux nocirctres que le dressage constitue la deacuterive la plus inquieacutetante

possible de lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave la soumission agrave lrsquoautoriteacute est laquo un des dangers

encourus par lrsquoespegravece humaine raquo (2017 p 279) Nous ajouterons lrsquoun des plus grands

dangers celui qui a contribueacute agrave perpeacutetrer les pires horreurs dont la culture srsquoest rendue

responsable Le danger reacuteside dans laquo la faculteacute qursquoa lrsquohomme de deacutepouiller son humaniteacute et

pis encore lrsquoineacuteluctabiliteacute de ce comportement quand il renonce agrave son individualiteacute pour

devenir partie inteacutegrante drsquoune des structures hieacuterarchiques de la socieacuteteacute raquo (2017 p 278) Le

seul moyen de lutter contre cette tendance est de deacutevelopper lrsquoautonomie le deacuteveloppement

de lrsquoindividualiteacute

Reacutepondons agrave la question poseacutee lrsquoobeacuteissance est-elle une vertu Socialement oui

mais la vertu sociale est-elle le tout de la vertu De maniegravere certaine nous pouvons reacutepondre

non Lrsquoobeacuteissance est une vertu auxiliaire beacuteneacutefique quand lrsquoautoriteacute est juste mais drsquoune

dangerositeacute extrecircme quand cette vertu est consideacutereacutee comme autoteacutelique Obeacuteissance sans

autonomie est le ressort de la promotion de cette laquo banaliteacute du mal raquo eacutevoqueacutee par Arendt

(1997) Dresser ne saurait donc ecirctre le tout de lrsquoeacuteducation sous peine de deacutegrader la finaliteacute

de celle-ci agrave un conformisme et une heacuteteacuteronomie Toute la difficulteacute est que la promotion de

308

lrsquoesprit critique de lrsquoindeacutependance du jugement de lrsquoautonomie ne peuvent peut-ecirctre pas ecirctre

promus de maniegravere aussi systeacutematique que lrsquoeacutetat agentique Nous pensons cependant que

promouvoir le scepticisme non pas comme un relativisme mais comme une mise agrave lrsquoeacutepreuve

constante (ἔλεγχος) de lrsquoautoriteacute comme une exigence de sens non pas seulement contextuel

mais des actes mecircmes constitue un preacutealable Ce nrsquoest pas un hasard si crsquoest un eacuteloge indirect

du scepticisme que Milgram conclut son ouvrage Citant Harold J Laski (The Dangers of

Obedience) on lit

Notre devoir si nous souhaitons que la vie ne soit pas totalement deacutepourvue de

sens et de valeur est de ne rien accepter qui soit en contradiction flagrante avec nos

principes de base pour la seule et unique raison que la tradition ou les conventions

sociales ou lrsquoautoriteacute nous le prescrivent Il peut arriver que nous nous trompions mais

toute possibiliteacute drsquoexprimer notre moi authentique est degraves le deacutepart voueacutee agrave lrsquoeacutechec si

les certitudes que lrsquoon nous demande drsquoaccepter ne coiumlncident pas avec celles que nous

nous sommes forgeacutees Crsquoest pourquoi partout et toujours la condition mecircme de la

liberteacute est une attitude de scepticisme geacuteneacuteral et systeacutematique vis-agrave-vis des critegraveres

que le pouvoir veut imposer (Milgram 2017 pp 280-281)

Ajoutons pour ecirctre complet que Milgram ne conteste pas la neacutecessiteacute de lrsquoautoriteacute

son parti-pris eacutevolutionniste lui interdit drsquoadheacuterer agrave une solution de type anarchiste Milgram

estime ainsi que le dressage est neacutecessaire agrave titre de rempart contre les deacuterives agressives

individuelles Mais il nous semble que Milgram se trompe quand il eacutecrit

Il serait drsquoailleurs par trop simpliste de se repreacutesenter le deacutefenseur drsquoune noble

cause comme un individu en lutte perpeacutetuelle avec lrsquoautoriteacute malveillante La veacuteriteacute est

que lrsquoessentiel de sa noblesse les valeurs qursquoil oppose agrave lrsquoautoriteacute malveillante ont-

elles-mecircmes leur origine dans lrsquoautoriteacute (Milgram 2017 p 279)

309

Autoriteacute contre autoriteacute donc cette opposition nous paraicirct verser dans un relativisme

qui ne prend pas la mesure du danger de lrsquoautoriteacute sociale (capable de sanction) relativement

agrave lrsquoautoriteacute axiologique (qui se reacutefegravere agrave lrsquoAutoriteacute de la Culture) Entre ces deux obeacuteissances

(dont lrsquoune tend agrave lrsquoeacutetat agentique lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat autonome par la deacutesobeacuteissance) il y a en a

une qui est eacuteminemment plus dangereuse que lrsquoautre ndash et crsquoest celle qui promeut la stricte

obeacuteissance Autrement dit sans nier la neacutecessiteacute de lrsquoautoriteacute nous estimons qursquoil convient de

distinguer lrsquoautoriteacute sociale qui ne reacuteclame que lrsquoobeacuteissance de lrsquoAutoriteacute de la Culture qui

exige lrsquoengagement lrsquoautonomie au deacutetriment potentiel de ses inteacuterecircts

744 Lrsquoauto-sanction facteur de maintien dans lrsquoeacutetat agentique

Quelle est la place de la sanction au sein de cette reacuteflexion Dans lrsquoexpeacuterience de

Milgram le sujet nrsquoest pas sanctionneacute par lrsquoautoriteacute en cas de deacutesobeacuteissance la seule sanction

est lrsquoauto-sanction dont on voit qursquoelle est un facteur de maintien dans lrsquoeacutetat agentique Ce

dernier est drsquoautant mieux maintenu que la deacutesobeacuteissance est sanctionneacutee On voit donc la

sanction sous sa forme reacuteflexive aussi bien que directe sert principalement agrave maintenir lrsquoeacutetat

agentique et agrave ce titre constitue un obstacle agrave lrsquoautonomie Toute deacutesobeacuteissance est un

danger pour lrsquoautoriteacute et la sanction apparaicirct comme le moyen le plus certain drsquoempecirccher la

propagation de lrsquoinsubordination Milgram eacutecrit

Tant qursquoelle est contenue dans de strictes limites la deacutefection drsquoun individu isoleacute

est de peu de conseacutequence il sera remplaceacute automatiquement Le seul danger qui

menace le fonctionnement du systegraveme militaire [nous ajouterons pour notre part de

tout systegraveme hieacuterarchique] crsquoest la possibiliteacute que la deacutefection drsquoun de ses eacuteleacutements en

entraicircne drsquoautres drsquoougrave la neacutecessiteacute de lrsquoisoler ou de le punir seacutevegraverement de faccedilon agrave

deacutecourager agrave lrsquoavance de futurs eacutemules (Milgram 2017 p 270)

La sanction est donc bien dans le cadre de cette analyse un opeacuterateur de dressage ndash

et on peut se demande si mecircme lorsque lrsquoautoriteacute est juste si le recours agrave la sanction nrsquoa pas

310

pour effet (involontaire ) de produire cet eacutetat agentique chez le sujet sanctionneacute aussi bien

que ses camarades Si bien que la sanction serait lieacutee au dressage non pas accidentellement

mais substantiellement

Il nrsquoy a donc pas meilleur moyen de dressage que lrsquoauto-sanction (qui srsquoapparente agrave une

auto-censure agrave la mutilation inteacuterieure de nos capaciteacutes empathiques) inteacuteriorisation acheveacutee

de lrsquoobeacuteissance inconditionnelle agrave lrsquoautoriteacute ni de pire obstacle agrave lrsquoeacutemancipation Agrave ce titre il

convient de radicaliser encore la thegravese de Guyau dans lrsquoEsquisse et de purger lrsquoideacutee

drsquoeacuteducation (au sens drsquoeacuteleacutevation) de lrsquoideacutee mecircme drsquoauto-sanction ndash tant le risque est que

derriegravere cet αὐτός se tapisse non le sujet autonome mais lrsquoautoriteacute qui lrsquoaliegravene

311

Partie III

Comment sanctionner

Lrsquoefficaciteacute contestable de la sanction

312

La sanction nrsquoest pas seulement probleacutematique quant agrave la fonction eacuteducative qursquoelle

est censeacutee remplir (son τέλος) elle pose eacutegalement des difficulteacutes en tant que moyen de

remplir cette fin hypotheacutetique

Premiegravere difficulteacute la sanction peut-elle ecirctre agrave la fois juste (principe drsquohomogeacuteneacuteiteacute)

et efficace (fonction drsquoeacuteducabiliteacute) Deuxiegraveme difficulteacute la sanction nrsquoaccroicirct-elle pas les

ineacutegaliteacutes Si bien que loin de reacutesoudre le problegraveme de la discipline elle lrsquoenteacuterine et le

renforce Troisiegraveme difficulteacute la sanction peut-elle avoir un effet positif sur lrsquoorganisme Les

recherches biologiques reacutecentes et moins reacutecentes semblent lui deacutenier cette capaciteacute si bien

que de maniegravere irreacutemeacutediable la sanction ne saurait avoir un effet positif sur le sujet biologique

qursquoon sanctionne

313

8 La sanction peut-elle ecirctre juste et efficace

Nous proposons dans ce chapitre drsquoeacutetudier les tensions inheacuterentes agrave la pratique de la

sanction en eacuteducation Agrave quelles conditions la sanction peut-elle ecirctre juste Agrave quelles

conditions la sanction peut-elle ecirctre efficace Ces conditions convergent-elles ou au

contraire divergent-elles La sanction peut-elle mecircme seulement ecirctre efficace Peut-elle

motiver Enfin peut-elle seulement ecirctre juste ndash au sens ici qursquoelle permettrait drsquoassurer

lrsquoeacutegaliteacute des sexes

81 Justice versus efficaciteacute

Supposons le caractegravere eacuteducatif de la sanction eacutetabli La question devient comment

devons-nous sanctionner Le caractegravere eacuteducatif de la sanction ne se mesure pas seulement agrave

son intention sa mise en œuvre est deacuteterminante Mais nrsquoy a-t-il pas une difficulteacute inheacuterente

agrave une mise en œuvre pertinente (crsquoest-agrave-dire eacuteducative) de la sanction Les conditions de

possibiliteacute de la sanction eacuteducative sont-elles reacutealisables Crsquoest ce que nous entendons

montrer dans ce chapitre

Agrave quelles conditions la sanction peut-elle ecirctre qualifieacutee drsquoeacuteducative

Deux seacuteries de conditions peuvent ecirctre eacutenonceacutees une portant sur les principes

auxquels il convient de ne jamais deacuteroger un portant sur la particulariteacute de la situation et qui

engage un καιρός de la sanction un art de lrsquooccasion

811 Le cadre structurant (en toutes circonstances)

Eirick Prairat rappelle agrave juste titre que la sanction pour ecirctre creacutedible ne saurait ecirctre

redevable du caprice des adultes ndash et eacuteminemment de lrsquoeacuteducateur La loi (nomos) est

justement lagrave pour eacuteviter cette deacuterive drsquoune eacutelection dans lrsquoordre des sanctions celle-ci doit

eu eacutegard agrave cette exigence ecirctre la plus impartiale possible Lrsquoideacuteal ne serait-il pas de

lrsquoautomatiser mecircme agrave lrsquoimage de la sanction naturelle Pour eacuteviter que la sanction (drsquoune

conduite) ne se transforme en punition (drsquoun sujet) la loi doit preacutevaloir Lrsquoeacutegaliteacute devant la loi

(ce que les Grecs nommaient ἰσονομία) est la condition de la justice la loi est cette laquo instance

transsubjective raquo qui assure par son laquo vivre-devant raquo (la loi) la coheacutesion du laquo vivre-avec raquo

Pour ce faire lrsquoeacuteducateur doit renoncer agrave penser son autoriteacute comme une emprise ou

un pouvoir Eirick Prairat eacutecrit laquo Devenir eacuteducateur crsquoest preacuteciseacutement renoncer aux siregravenes

du pouvoir pour devenir le garant drsquoune loi agrave laquelle on est soi-mecircme soumis raquo (2003a p 81)

314

Dans cette optique on comprend que le regravegne de la loi ne doit toleacuterer aucune

exception le vivre-ensemble serait compromis La sanction est porteuse drsquoune finaliteacute

politique laquo rappeler la loi pour preacuteserver lrsquoidentiteacute et la coheacutesion du groupe raquo

Regravegles pour bien sanctionner (conditions neacutecessaires et non suffisantes)

Sanctionner crsquoest creacuteer a minima une frustration chez lrsquoecirctre agrave qui elle srsquoadresse Mais

on aurait tort de ne voir la frustration que drsquoun seul cocircteacute celui qui applique la sanction est

certainement le grand frustreacute de lrsquoaffaire Sa frustration est sans reconnaissance elle met un

terme agrave une preacutetention narcissique qui consiste agrave ecirctre un eacuteducateur aimeacute Pour sanctionner

lrsquoeacuteducateur doit donc surmonter sa propre frustration Celui qui renoncerait agrave la sanction par

impuissance agrave surmonter cette frustration le ferait sans doute pour de bien mauvaises raisons

Il lui faut eacutegalement surmonter sa propre colegravere Il faut distinguer deux situations celle

ougrave la colegravere est reacuteelle (mecircme si elle nrsquoapparaicirct pas dans le cas drsquoune retenue dans lrsquoexpression

des eacutemotions) et celle ougrave la colegravere est affecteacutee seulement Or il nrsquoest pas difficile de constater

que dans la premiegravere situation le risque drsquoinjustice est reacuteel lrsquoemportement peut conduire agrave

des sentences deacutemesureacutees Dans la seconde situation le risque est celui de lrsquoeffet sur le

sanctionneacute la colegravere apparente discreacutedite la sanction en jetant sur elle le soupccedilon que le cœur

(θυμός) lrsquoa emporteacute sur la raison (νοῦς) Dans une situation comme dans lrsquoautre on peut

craindre ou lrsquoinjustice reacuteelle ou lrsquoinjustice ressentie agrave chaque fois la rupture du lien est

plausible Ideacutealement donc la sanction ne sera donneacutee que dans une absence inteacuterieure et

exteacuterieure de colegravere Il srsquoagit drsquoune regravegle de modeacuteration

Si la colegravere est agrave proscrire crsquoest qursquoelle fait obstacle agrave la recherche drsquoune proportion

entre la peine et la faute laquelle apparaicirct comme condition drsquoune sanction juste Il nrsquoest pas

facile de deacuteterminer exactement en quoi consiste cette proportion (la loi du talion invoqueacutee

comme eacutevidente a priori par Kant est tregraves contestable) mais la recherche de lrsquoadeacutequation

toujours imparfaite peut-ecirctre est lrsquoideacuteal que souhaite atteindre celui qui sanctionne celui qui

est sanctionneacute et ceux qui sont les spectateurs de la sanction Jamais une sanction

disproportionneacutee ou injuste ne saurait avoir de dimension eacuteducative Tout ce qui risque de

participer agrave cette disproportion ou injustice doit ecirctre consideacutereacute comme anti-eacuteducatif Degraves lors

comme le rappelle Durkheim (LrsquoEacuteducation morale Onziegraveme leccedilon) cette proportionnaliteacute

suffit agrave elle seule agrave deacutemontrer que la fonction de la sanction ne saurait ecirctre purement

preacuteventive car dans ce cas au nom de lrsquoefficaciteacute rien nrsquointerdirait de sanctionner avec la

315

derniegravere seacuteveacuteriteacute aussi bien les infractions mineures que les graves Se trouve ainsi eacutenonceacutee

une regravegle de proportion

En vertu de lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de la loi et sur lrsquoexemple de la jurisprudence il est encore

requis que des situations similaires appellent des sanctions similaires (cf Le Groupe

acadeacutemique et de preacutevention pour les adolescents agrave risque du rectorat de Lille GASPAR citeacute

par Prairat 2003a p 84)

Il convient eacutegalement de tenir compte des circonstances particuliegraveres et du degreacute de

responsabiliteacute de celui qui srsquoest engageacute dans lrsquoinfraction On ne sanctionne pas de la mecircme

maniegravere celui qui agit contre son greacute (par contrainte ou par ignorance drsquoapregraves Aristote au livre

III de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque 2011 p 2019 et ss) et celui qui agit en connaissance de cause

De mecircme celui qui faute pour la premiegravere fois nrsquoa pas le mecircme degreacute drsquoimplication dans la

deacuteviance que celui qui reacutecidive agrave cet eacutegard la sanction meacuterite drsquoecirctre ameacutenageacutee Il srsquoagit drsquoune

regravegle de gradation

Andreacute Berge ajoute que la sanction doit ecirctre deacuteculpabilisante et rassurante en eacutevitant

de srsquoappesantir sur le passeacute on libegravere des possibiliteacutes de reconstruction de lrsquoavenir agrave mecircme

de vivifier les confiances du sujet en son pouvoir drsquoamendement La sanction ne vise pas agrave

eacutetouffer le sujet mais agrave le libeacuterer afin qursquoil puisse reacuteinteacutegrer le groupe Il srsquoagit drsquoune regravegle de

lrsquoinclusion

Toutes ces regravegles sont pertinentes mais elles ne sauraient suffire Elles sont des

conditions neacutecessaires mais ne constituent pas des raisons suffisantes Elles excluent des

deacuterives qui certainement feraient de la sanction un proceacutedeacute anti-eacuteducatif Mais de ce qursquoune

sanction guideacutee par ces regravegles nrsquoest pas anti-eacuteducative il ne srsquoensuit pas qursquoelle soit

positivement eacuteducative Aussi Eirick Prairat eacutecrit agrave ce sujet que ces suggestions laquo ne

garantissent pas la valeur eacuteducative drsquoune sanction raquo (2003a p 84)

Principes drsquoune sanction eacuteducative

Aussi Eirick Prairat deacutegage-t-il quatre principes constitutifs agrave mecircme drsquoassurer une

fonction peacutedagogique agrave la sanction

Principe de signification

Ce principe formule deux exigences

316

La premiegravere est neacutegative elle eacutenonce pour ecirctre signifiante les eacutecueils agrave eacuteviter

Srsquoadressant agrave un sujet la sanction doit ecirctre individuelle et non collective La sanction

collective est inefficace et injuste elle frustre pour les pires raisons Quoi de pire que drsquoecirctre

sanctionneacute pour un acte qursquoon nrsquoa pas commis

Drsquoautre part la sanction ne doit pas ecirctre un chacirctiment il faut renoncer agrave laquo faire un

exemple raquo Lrsquohumiliation qursquoengendre une sanction animeacutee par lrsquointention drsquoexemplariteacute est

contraire agrave tout profit eacuteducatif le peacutedagogue qui srsquoy adonne se deacuteshonore ainsi que lrsquoeacutecrit E

Prairat (2003a p 86) Une telle sanction dresse peut-ecirctre mais par lrsquoabaissement de lrsquoecirctre

auquel elle srsquoadresse en consideacuterant lrsquoecirctre chacirctieacute comme un moyen (en vue drsquoune gestion de

groupe) et non comme une fin

Il est vrai que toute transgression porte en elle un laquo germe de contagiositeacute raquo selon

lrsquoheureuse formule drsquoE Prairat (2003a p 86) La sanction peut ecirctre consideacutereacutee comme le

moyen drsquoeacuteviter la propagation drsquoune conduite inapproprieacutee ndash mais si lrsquointention est louable

tous les moyens ne sont pas bons pour la satisfaire

On voit ici ce que la sanction ne doit pas ecirctre collective exemplaire (ou chacirctiment) ou

humiliante Ainsi que lrsquoeacutecrit E Prairat laquo Il ne srsquoagit pas de faire voir mais de donner agrave penser raquo

(2003a) Sans doute elle peut donner agrave penser aux autre membres du groupe qui constatent

les conseacutequences de la transgression en ce sens elle doit bien ecirctre dissuasive Mais donne-t-

elle agrave penser agrave celui qui est sanctionneacute Par quelle opeacuteration est-ce la sanction en tant que

telle qui permet de convertir le sujet sanctionneacute

Ce nrsquoest pas dans la sanction proprement dite qursquoEirick Prairat voit la dimension

eacuteducative mais dans la laquo parole raquo qui lrsquoaccompagne Il srsquoagit de la seconde exigence positive

qui est de laquo demander eacutecouter mais aussi expliquer raquo Le sujet sanctionneacute est inviteacute agrave srsquoeacutelever

au niveau du sens de lui faire comprendre pourquoi en vue de produire cette conversion

inteacuterieure laquo pas de sanction appliqueacutee qui ne soit expliqueacutee raquo (2003a p 87) Il est vrai que le

reacutesultat nrsquoest jamais garanti mecircme avec la meilleure peacutedagogie qui soit lrsquoincertitude

accompagne toujours le geste peacutedagogique Mais nous pensons que cette exigence positive

est la cleacute qui confegravere agrave la sanction toute sa digniteacute eacuteducative

Rien nrsquoest pire qursquoune sanction muette elle serait alors absurde Crsquoest par la parole

que la sanction se distingue de la vengeance laquo la parole [hellip] lrsquoempecircche drsquoecirctre une simple

vengeance car la vengeance est preacuteciseacutement ce qui nrsquoannonce pas raquo (Prairat 2015 p 84)

317

Il nous semble toutefois que cette proposition est porteuse drsquoune difficulteacute Soit

premiegravere possibiliteacute la parole produit son effet et la laquo conversion raquo a lieu le sujet srsquoen trouve

ameacutelioreacute Mais qursquoest-ce que la sanction ajoute agrave cet effet Si crsquoest la parole qui

fondamentalement eacuteduque en signifiant la sanction ne vient-elle pas se surajouter agrave elle

comme une chose inutile au point de vue eacuteducatif Nrsquoest-elle pas alors gratuite puisqursquoelle

nrsquoa pas comme telle de motif peacutedagogique Soit seconde possibiliteacute la parole est

impuissante agrave eacuteduquer il ne reste alors que la peine sensible laquelle se trouve alors

impuissante agrave avoir prise sur la volonteacute Elle dresse mais nrsquoeacutelegraveve pas En quoi cette sanction

non signifiante (non dans son intention mais dans ses effets) est-elle eacuteducative Il nrsquoest pas

sucircr alors que lrsquoeacuteducateur mecircme armeacute des meilleurs intentions respecte cette maxime

fondamentale primum non nocere

Autrement dit lrsquoeacuteleacutement propre de signification nous apparaicirct exteacuterieur agrave la sanction

comme telle Il peut bien lrsquoaccompagner mais la parole comme puissance de conversion peut

fort bien ecirctre srsquoautonomiser du processus de peine ou de reacutecompense

Principe drsquoobjectivation

Ce principe que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute illustre la distinction que nous eacutetablissons

entre sanction et punition

Dans la punition il serait question (dans lrsquoideacuteal-type que nous nous avons proposeacute) de

srsquoadresser au sujet dans ce qursquoil serait en lui-mecircme (on parlerait alors drsquoun principe de

subjectivation de la punition) dans la sanction il serait question drsquoun laquo acte deacutefectueux raquo

(2003a p 88) acte toujours particulier donc qursquoon peut deacutetacher de son sujet

Avec la sanction on nrsquoenferme pas le sujet sanctionneacute dans une cateacutegorie qui

lrsquoempecirccherait drsquoen sortir il y a possibiliteacute de reconqueacuterir la reconnaissance Rien nrsquoest

deacutefinitif lrsquoecirctre auquel srsquoapplique la sanction est porteur drsquoune digniteacute que la sanction vient

de maniegravere paradoxale semble-t-il enteacuteriner Haim Ginott parle dans ses travaux drsquoune

laquo communication congruente raquo crsquoest la situation qui est eacutevalueacutee et non la personne qui est

jugeacutee Eirick Prairat commente laquo La sanction eacuteducative restreint le domaine du punissable

pour ne pas avoir agrave se perdre dans les supputations malignes et les accusations sans fin raquo

(2003a p 89)

318

Principe de privation

Nous avons lagrave encore deacutejagrave rencontreacute ce principe

Il srsquoagit de priver de lrsquoexercice drsquoun droit ndash crsquoest-agrave-dire de limiter la liberteacute drsquoentraver

la puissance drsquoagir du sujet Crsquoest dire que tout regraveglement doit autant insister sur les interdits

que sur les licences afin de faire sentir au contrevenant les beacuteneacutefices de ce qursquoil perd lorsqursquoil

transgresse les regravegles Le but est de produire une frustration passagegravere qui soit lieacutee de maniegravere

explicite agrave la conduite incrimineacutee Il ne srsquoagit pas de faire souffrir pour souffrir ou drsquoexercer

son pouvoir afin de montrer celui qui commande mais de faire regretter sa deacuteviance au sujet

de lrsquoinquieacuteter dans son sentiment de toute-puissance autrement dit de lrsquointimider

Preacutesenteacutee ainsi la sanction nous semble eacutepureacutee de toute la cruauteacute et de toute la

violence qui en font si souvent une mauvaise allieacutee eacuteducative Non pas faire souffrir mais

incommoder a minima la reacutecidive ndash en fait faire souffrir mais aussi peu que possible On

pourra toujours discuter du niveau de ce seuil minimum (ainsi que peut-ecirctre de la pertinence

de viser le minimum de peine possible) Il demeure cependant une difficulteacute dans ce principe

de privation

En effet ce principe (ainsi que les deux preacuteceacutedents) preacutesuppose la passiviteacute fonciegravere du

sujet agrave eacuteduquer ce dernier subit la sanction quand bien mecircme on essaye de lui expliquer

(principe de signification) la raison de la sanction en deacutetachant ce qursquoil est de ce qursquoil a fait

(principe drsquoobjectivation) Le sujet est conduit par cette sanction aussi eacutepureacutee que possible de

toute cruauteacute agrave devoir srsquoadapter agrave son environnement sans que soit engageacutee autre chose

qursquoune sollicitation de sa sensibiliteacute son systegraveme de repreacutesentation comme telle nrsquoest pas

affecteacute et si sa motivation est atteinte elle est seulement alteacutereacutee En drsquoautres termes avec

cette sanction deacutepouilleacutee de dolorisme on nrsquoa pas reacuteussi agrave espeacuterer autre chose que du

dressage Lrsquoeacuteleacutevation lrsquoeacutemancipation le deacuteveloppement des faculteacutes des sujets a pu ecirctre viseacute

(notamment dans le principe de signification) mais par un autre moyen que la sanction elle-

mecircme

Eirick Prairat est conscient de cette difficulteacute Il eacutecrit notamment laquo cette troisiegraveme

disposition nrsquoest pas encore suffisante car la sanction ne doit pas ecirctre un mal de passion une

pure passiviteacute elle doit comporter une part drsquoactiviteacute raquo (2003a p 90) Crsquoest pourquoi un

dernier principe est eacutenonceacute

319

Principe de socialisation ou la reacuteparation

laquo La sanction eacutecrit Eirick Prairat (2003a p 91) doit srsquoaccompagner drsquoun geste du

coupable agrave lrsquoattention de la victime ou du groupe raquo Il srsquoagit de promouvoir lrsquoactiviteacute du sujet

afin de lui faire recreacuteer du lien La sanction proprement dite (la peine) ne saurait se substituer

au geste mecircme du transgresseur

En drsquoautres termes il srsquoagit de compleacuteter la sanction par la reacuteparation Nous ne

sommes plus dans la justice peacutenale (qui dispense peines et reacutecompenses) ni dans la justice

distributive (qui dispense blacircmes et honneurs) mais dans la justice restaurative qui vise la

recreacuteation du lien social que le crime a dissout On passe de la dette au don par un retour qui

supplante la faute initiale

Cette reacuteparation peut prendre plusieurs formes agrave lrsquoeacutecole Une lettre drsquoexcuse un

engagement Plusieurs conditions doivent ecirctre remplies du cocircteacute de la victime et du cocircteacute du

transgresseur Drsquoabord il faut que la victime consente au dialogue accepte cette main tendue

qui lrsquoa drsquoabord offenseacutee Ensuite il faut aussi que lrsquoacte de reacuteparation soit sincegravere Srsquoil est

contraint il perd sa valeur eacuteducative il redevient une simple sanction qui dresse la conduite

Les termes utiliseacutes par Eirick Prairat marquent drsquoailleurs nous semble-t-il cet embarras

La sanction doit [nous soulignons] srsquoaccompagner drsquoun geste du coupable agrave

lrsquoattention de la victime ou du groupe Ce doit ecirctre un geste drsquoapaisement de bonne

volonteacute [nous soulignons] qui manifeste le souci de rester solidaire Geacuteneacuteralement le

coupable nrsquoy pense pas il faut lrsquoinciter lui faire comprendre que ce geste aussi est un

signe [hellip] (Prairat 2003a p 91)

Quel sens donner agrave ce devoir Srsquoagit-t-il drsquoune obligation morale au sens drsquoun choix

volontaire que la volonteacute srsquoimpose agrave elle-mecircme Ou bien drsquoune neacutecessiteacute pour lrsquoeacuteducateur

qui peut employer des moyens coercitifs pour imposer cette reacuteparation Mais quelle valeur

aura-t-elle surtout si laquo le coupable nrsquoy pense pas raquo Comment lrsquoy laquo inciter raquo comment

contraindre agrave cette laquo bonne volonteacute raquo Il nous semble que si la reacuteparation nrsquoeacutemane pas du

sujet elle nrsquoest alors qursquoune sanction dont lrsquoeffet eacuteducatif est simplement celui du dressage

320

E Prairat ajoute laquo la sanction peut srsquoaccompagner voire se reacuteduire agrave un acte de

reacuteparation raquo Nous agreacuteons entiegraverement agrave cette proposition avec une reacuteserve toutefois il nous

semble que la reacuteparation nrsquoest pas une sanction La sanction par deacutefinition promeut une

peine aussi minime soit-elle supprimons cette derniegravere nous supprimons la sanction du

mecircme coup La reacuteparation peut ecirctre penseacutee comme accompagnant la sanction mais elle peut

ecirctre aussi ecirctre penseacutee comme indeacutependante de la sanction Lrsquoideacuteal eacuteducatif est de faire

eacutemerger la reacuteparation afin drsquoactiver le sujet deacuteviant afin qursquoil se reacuteintegravegre lui-mecircme Ce reacuteflexif

marque lrsquointention eacuteducative qui vise agrave rendre le sujet aussi actif (et donc aussi peu passif) que

possible Eacutelever un sujet crsquoest toujours lrsquoeacutelever avec son soutien mieux crsquoest seulement

lrsquoaider agrave srsquoeacutelever lui-mecircme Or la reacuteparation eacutelegraveve le sujet en lui donnant le pouvoir de

reprendre les choses en main

Le droit nous informe que la justice restaurative est indeacutependante de la justice peacutenale

il srsquoagit drsquoune laquo pratique compleacutementaire raquo (selon le Ministegravere de la Justice) agrave la peine qui ne

srsquoy substitue pas Telle est peut-ecirctre la diffeacuterence entre le droit et lrsquoeacuteducation lagrave ougrave le droit

affirme la primauteacute et le caractegravere incontournable de la justice peacutenale lrsquoeacuteducation peut ecirctre

ameneacutee en mettant en place des dispositifs approprieacutes agrave y renoncer Cette primauteacute

eacuteducative de la reacuteparation par Eirick Prairat qui active du lien par le sujet produisant ainsi sens

et reacute-inteacutegration pourrait le suggeacuterer

Pourquoi la reacuteparation est-elle efficace au point de vue eacuteducatif En quoi est-elle un

principe activant Il nous semble que sa force provient du deacutecentrement qui lrsquoaccompagne

en prenant en compte les perspectives drsquoautrui on reconnaicirct la relativiteacute de son propre point

de vue Il srsquoagit autant drsquoune activiteacute intellectuelle qursquoaffective Par lrsquoimagination je mrsquoarrache

agrave lrsquoeacutegocentrisme spontaneacute par lrsquoempathie jrsquoeacuteprouve ce qursquoautrui ressent Nous pensons qursquoil

ne faut minimiser lrsquoimportance ni de la raison ni des affects dans la question morale tous deux

ont une place qui nous paraicirct irremplaccedilable Lrsquoaffect sans la raison est aveugle la raison sans

empathie est cynique

Faut-il craindre que la reacuteparation ne reacuteactive laquo le phantasme de toute-puissance raquo ainsi

que lrsquoeacutecrit M Schneider (citeacute par Prairat 2003a p 94) Cette crainte semble leacutegitimer le fait

drsquoaccompagner la reacuteparation drsquoune sanction Mais agrave quoi servirait alors la sanction sinon agrave

humilier (crsquoest-agrave-dire forcer agrave rendre humble) De plus il nous paraicirct que ce fameux

321

phantasme est davantage affirmeacute que deacutemontreacute cette preacutetendue toute-puissance du reste

nrsquoest-elle autre chose que lrsquoaffirmation de lrsquoexistence de pulsions destructrices dont le statut

est nous lrsquoavons vu probleacutematique Il nous semble qursquoen suspectant ainsi la reacuteparation drsquoune

laquo posture deacutemiurgique raquo et drsquoune laquo illusion drsquoun temps reacuteversible raquo (Prairat 2003a p 95) on

tombe preacuteciseacutement dans un travers deacutenonceacute preacuteceacutedemment celui des laquo supputations

malignes et les accusations sans fin raquo (p 89) Certes on peut toujours soupccedilonner que laquo qui

fait lrsquoange fait la becircte raquo (fragment 678 dans lrsquoeacutedition Lafuma Pascal 1972 p 590) ndash mais

penser le problegraveme en termes de phantasme de toute puissance nrsquoest-ce pas se condamner agrave

lrsquoaporie de lrsquoapologie du dressage en deacutesespeacuterant a priori de ne pouvoir eacutelever Il y a lagrave un

cercle dont on ne peut sortir que par un postulat de socratisme qui croyons-nous est le nerf

de la penseacutee de lrsquoeacuteducation le mal nrsquoest commis que par erreur le deacuteviant ne lrsquoest pas de son

greacute il se trompe seulement On deacutenoncera peut-ecirctre cet optimisme qui sans doute se marie

assez mal agrave une effectiviteacute entropique mais lrsquoabandonner tout agrave fait nrsquoest-ce pas se

condamner aux affres du dressage En tant qursquoeacuteducateurs il semble que nous nrsquoavons drsquoautre

choix que celui drsquoecirctre socratique ou drsquoecirctre de vulgaires dresseurs Peut-ecirctre est-ce lagrave la

frustration ultime de lrsquoeacuteducateur

812 Adapter la sanction au greacute des circonstances

laquo Au greacute des circonstances raquo ne signifie en aucun cas laquo selon le sens du vent raquo Il ne

srsquoagit pas de deacutefendre un usage de la sanction qui soit arbitraire mais qui circonstancieacute et ce

en fonction drsquoun arbitre Les principes sont justement lagrave pour eacuteviter de sombrer dans

lrsquoarbitraire Il nrsquoen demeure pas que la situation particuliegravere hic et nunc ne se laisse pas

subsumer sous la loi Lrsquoeacuteducateur est censeacute ecirctre cet arbitre cet intermeacutediaire entre les

principes et agrave la reacutealiteacute sensible entre lrsquoecirctre des lois toujours identique agrave lui-mecircme et le

devenir de la situation particuliegravere

Derechef νόμος ϰαί ἄνομος

Platon avait deacutejagrave eacutenonceacute cette insuffisance de la loi Dans le Politique (294a-b) il eacutecrit

La loi ne pourrait jamais embrasser avec exactitude ce qui est le meilleur et le

plus juste pour tous au mecircme instant et prescrire ainsi ce qui est le mieux Car les

322

dissimilitudes sont telles entre les hommes et entre les actions sans compter que

presque jamais aucune des affaires humaines ne demeure pour ainsi dire en repos que

cela interdit agrave toute technique de prendre un parti simple qui vaudrait en quelque

domaine que ce soit pour tous les cas et pour toujours (Platon 2008 pp 1412-1413)

La loi est homogegravene et geacuteneacuterale elle ne saurait donc circonscrire le cas particulier qui

est unique La loi est fixe et rigide le devenir auquel elle srsquoapplique est ondoyant Il y a

inadeacutequation constitutive de la loi et du cas particulier Lrsquoapplication brute simple de la loi est

non idiotique (au sens drsquo ἴδιος laquo propre raquo laquo particulier raquo) et par lagrave mecircme vaniteuse et stupide

[hellip] crsquoest agrave cela mecircme que tend la loi agrave la faccedilon drsquoun homme sucircr de lui et

ignorant qui ne permettrait agrave personne de rien faire qui aille contre ses consignes et ne

souffrirait non plus aucune question et cela mecircme srsquoil vient agrave quelqursquoun une ideacutee

nouvelle qui vaille mieux que les consignes qursquoil avait formuleacutees (Platon 2008 496b-c

p 1413)

La fermeteacute de la loi qui semblait faire sa qualiteacute peut se renverser en son contraire et

devenir vecteur de stagnation impropre agrave se saisir de lrsquooriginaliteacute qursquoelle rencontre Aussi se

conformer agrave la loi ne saurait constituer le nec plus ultra drsquoune pratique visant lrsquoadaptation au

cas particulier laquo Nrsquoest-il donc pas impossible que ce qui reste toujours simple srsquoadapte agrave ce

qui ne lrsquoest jamais raquo Il faut donc lrsquoexercice du jugement pour pallier cette deacuteficience Car la

loi nrsquoen doutons pas davantage que Platon est neacutecessaire laquo la regravegle qui convient au plus

grand nombre dans la plupart des cas raquo (295a) mais elle est insuffisante

De mecircme en eacuteducation les principes sont neacutecessaires mais ils ne sont pas suffisants

ils doivent ecirctre nuanceacutes Agrave supposer que la sanction soit neacutecessaire (tel est le postulat de ce

chapitre) la question est comment doit-on lrsquoappliquer Faut-il qursquoelle soit systeacutematique agrave

lrsquoimage drsquoune conseacutequence naturelle en cas de transgression νόμος doit-il reacutegner en maicirctre

Le droit (du moins le droit peacutenal) qui nrsquoest que nomos ne peut donner qursquoune reacuteponse positive

323

agrave cette question La question est donc nrsquoy a-t-il pas en eacuteducation une place agrave faire pour

ἄνομος lrsquoanomie qui nrsquoest pas agrave un retour agrave Χάος ou Θέμις

Il faut se garder de prendre ce terme drsquoanomie pour une incitation agrave la transgression

ou une zone de non-droit donc de danger et drsquoinseacutecuriteacute lrsquoanomie nrsquoest pas le παράνομος

(ce qui deacutesigne geacuteneacuteralement en grec la violence lieacutee agrave lrsquoabsence de loi) agrave moins de

preacutesupposer que le deacutesordre eacutemerge spontaneacutement lagrave ougrave ne regravegne pas la dure loi Par anomie

nous entendons plutocirct lrsquoinitiative heureuse libre et individuelle qui invente une solution

nouvelle devant une situation nouvelle reacuteponse inventive impreacutevisible originale et creacuteatrice

qui ne reacutesulte pas seulement de lrsquoapplication de routines Rappelons la distinction entre

algorithme et routine lrsquoalgorithme consiste en une seacuterie finie de regravegles dont lrsquoapplication

produit un reacutesultat avec certitude tandis que la routine consiste en une application de regravegles

en milieu incertain et dont le reacutesultat nrsquoest jamais garanti Les routines sont non exhaustives

il nrsquoy a pas de garantie de reacutesultat Lrsquoanomie deacutesigne la marge de manœuvre dont dispose le

sujet (ici lrsquoeacuteducateur) quand la loi cesse de proscrire ou de prescrire elle srsquooppose agrave

lrsquoautonomie kantienne dans la mesure ougrave lrsquoautonomie deacutesigne chez Kant cet arrachement agrave la

sensibiliteacute pour nrsquoobeacuteir qursquoagrave la seule prescription a priori de la raison prescription homogegravene

qui eacutenonce un modegravele absolu et unique de conduite Lrsquoautonomie deacutesigne en ce sens un ideacuteal

homogegravene tandis que lrsquoanomie invite agrave penser lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de la conduite

En ce sens lrsquoanomie semble anticiper ce qursquoEdgar Morin nomme lrsquoauto-eacutethique On lit

dans La Meacutethode

Lrsquoeacutethique individualiseacutee ou auto-eacutethique est une eacutemergence crsquoest-agrave-dire une

qualiteacute qui ne peut apparaicirctre que dans des conditions historiques et culturelles

drsquoindividualisation qui comportent lrsquoeacuterosion et souvent la dissolution des eacutethiques

traditionnelles crsquoest-agrave-dire la deacutegradation du primat de la coutume ldquoregravegle primitive du

devoirrdquo lrsquoamoindrissement de la puissance de la religion la diminution (du reste tregraves

ineacutegale) de la preacutesence intime en soi du surmoi civique (Morin 2004 p 108)

Quand lrsquoempire de lrsquoautoriteacute deacutecroicirct sous ses diverses formes historiques lrsquoinitiative

revient de plus en plus agrave lrsquoindividu qui doit prendre en charge de se creacuteer son obligation Sans

324

fondement mais non sans (res)source vive laquoLe sujet eacuteprouve en lui la vitaliteacute du principe

altruiste drsquoinclusion il ressent les appels agrave la solidariteacute pour les siens raquo crsquoest lagrave nous semble-

t-il exactement la morale anomique esquisseacutee par Guyau

Lrsquoanomie est la mise en œuvre du geacutenie (ici geacutenie eacuteducatif) au sens quasi kantien du

terme (tel que le comprend le sect46 de la Critique de la faculteacute de juger) talent drsquoinvention de

regravegles que les connaissances ne suffisent pas agrave engendrer Mais ce talent nrsquoest pas naturel

(Kant parle de don par nature pour le geacutenie ce qui revient agrave invoquer un mystegravere) et ne

concerne pas le domaine de la science ou lrsquoart mais celui de la morale On peut le qualifier

drsquoexemplaire mais agrave la condition de preacuteciser cette exemplariteacute nrsquoen fait pas un modegravele agrave

imiter (puisque nous nions la possibiliteacute drsquoune reproductibiliteacute meacutecanique du geacutenie

peacutedagogique) mais une source drsquoinspiration laquelle requiert un travail drsquoappropriation pour

retraduire en ses termes propres cette coiumlncidence ineacutedite qursquoun autre a su creacuteer Nous

souscrivons agrave cette belle analyse de Kant ndash mais en deacuteplaccedilant la proposition de lrsquoart agrave la

morale

Aussi le produit dun geacutenie nest pas un exemple agrave imiter mais un heacuteritage

exemplaire pour un autre geacutenie leacuteveillant au sentiment de sa propre originaliteacute et

lincitant agrave exercer son indeacutependance vis-agrave-vis des regravegles de lart de telle sorte que

celui-ci reccediloive par lagrave mecircme une nouvelle regravegle et que ce faisant le talent se montre

exemplaire (Kant 2000 sect49)

Lrsquoexcellence eacuteducative se conjugue toujours au pluriel elle est fonciegraverement

proteacuteiforme mecircme au sein drsquoune seule carriegravere Lrsquoanomie (ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave

proposeacute L Muller 2018 p 200) deacutesigne ainsi le style moral que le sujet se trouve Ajoutons

que cet ideacuteal pluriel vaut tant pour lrsquoeacuteducateur que pour lrsquoeacuteduqueacute faire avec ce qursquoon est pour

devenir ce qursquoon est Lrsquoautonomie arrache agrave la spontaneacuteiteacute mais ce nrsquoest guegravere satisfaisant

car on ne peut jamais totalement la congeacutedier et nous pensons mecircme qursquoelle peut ecirctre

orienteacutee de maniegravere heureuse Apregraves tout la spontaneacuteiteacute mecircme est encore une ressource qursquoil

serait deacuteraisonnable de nier Kant se trompe quand il oppose nature et liberteacute pheacutenomegravene et

noumegravene laquo Le noumegravene au sens moral et non purement neacutegatif crsquoest nous qui le faisons raquo

325

eacutecrit ainsi Guyau dans lrsquoEsquisse (1985 p 144) Le monde de la culture ne relegraveve pas drsquoun

monde intelligible qui ne doit rien agrave la nature il nrsquoest rien drsquoautre (mais rien de moins) que la

spiritualisation de celle-ci

Degraves lors pour en revenir agrave notre problegraveme de la sanction lrsquoanomie deacutesigne cet eacutelan qui

adapte la loi aux circonstances Il y a des rappels agrave la loi qui sont salvateurs il en est drsquoautres

qui agrave lrsquooccasion sont deacuteplaceacutes et reacutesonnent (sans faire raisonner ) comme de vaines laquo leccedilons

de morale raquo qui jamais nrsquoont su produire drsquoeffets eacuteducatifs veacuteritables et qui nrsquoapprennent

qursquoune chose agrave ceux qui les subissent lrsquoennui

Reacuteduire les interventions

Crsquoest dans cette optique qursquoon peut estimer que lrsquoefficaciteacute eacuteducative est lieacutee agrave un

interventionnisme qui sait srsquoeacuteconomiser Non pas un indolent laquo laisser faire raquo ndash mais un

eacutenergique laquo laissez faire raquo qui frustre lrsquoeacuteducateur Un rappel incessant de la loi est sans doute

formellement acceptable (conforme au leacutegalisme) mais peut srsquoaveacuterer pesant et inapproprieacute agrave

un contexte drsquoapprentissage

La fermeteacute sans doute est une bonne chose elle montre que la parole de lrsquoeacuteducateur

ne doit pas ecirctre prise agrave la leacutegegravere qursquoelle nrsquoest pas flatus vocis Pourtant tous les peacutedagogues

semblent srsquoaccorder sur lrsquoimportance de ne pas multiplier le recours agrave la sanction sous peine

de voir son efficaciteacute srsquoamenuiser Donner lrsquoimage drsquoun formalisme peut srsquoaveacuterer ecirctre un

moyen non de creacuteer du lien mais de le perdre Or si la sanction ne permet pas de retisser du

lien elle est sur le plan eacuteducatif un eacutechec

Crsquoest ce qursquoeacutecrit Eirick Prairat

Si sanctionner crsquoest prendre un risque la premiegravere parade consiste agrave reacuteduire les

interventions ne pas se crisper sur les peccadilles sur les ldquogamineriesrdquo comme le dit

Don Bosco [hellip] Jean-Baptiste de La Salle suggegravere en certaines circonstances de ldquofaire

semblant drsquoignorerrdquo tout comme Jouvancy ou Mme de Maintenon (Prairat 2003a p

70)

326

Eirick Prairat parle ainsi de laquo toleacuterance peacutedagogique pratique raquo et mecircme plus

preacuteciseacutement de laquo prudence peacutedagogique raquo On sait que la prudence (ou sagaciteacute comme le

traduit Bodeacuteuumls) est la vertu pratique par excellence drsquoapregraves Aristote (livre VI de lrsquoEacutethique agrave

Nicomaque) elle est la vertu intellectuelle qui permet de deacutelibeacuterer sur les moyens dans le

monde sub-lunaire puisqursquoelle laquo concerne les affaires humaines raquo (1141b5 2011 p 2111)

Elle nrsquoest ni science (qui porte sur le neacutecessaire) ni art (qui est productif) la φρόνησις est

disposition pratique qui porte non sur le choix (objet de la vertu eacutethique) mais sur le critegravere du

choix (laquo accompagneacutee de regravegle vraie raquo) et concerne exclusivement les affaires humaines (voir

Aubenque 1963 p 34) La prudence comme le note judicieusement Pierre Aubenque ne

relegraveve pas de la transmission (laquo il y faut des meacutediations moins transparentes que celles des

discours eacuteducatifs raquo 1963 p 60) mais de la reprise le rapport agrave lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas celui

drsquoun savoir appris mais drsquoun savoir veacutecu incommunicable vital (Aubenque 1963 p 59)

Si la rupture du lien est lrsquoeacutecueil peacutedagogique agrave eacuteviter absolument nrsquoest-ce pas poser

qursquoil faut ameacutenager un art des exceptions Savoir fermer les yeux renoncer agrave lrsquoempire brut de

la lettre de la loi ndash au profit du regravegne de son esprit Nrsquoest-ce pas faire la promotion de

lrsquoanomie

Degraves lors nrsquoy a-t-il un dilemme qui apparaicirct dans lrsquoart drsquoeacuteduquer Faut-il suivre la loi

scrupuleusement Ou bien faut-il savoir agrave lrsquooccasion srsquoen affranchir Que risque-t-on agrave faire

de lrsquoeacuteducation une zone hors-droit mais que perdrait-on agrave reacuteduire lrsquoaction peacutedagogique agrave

lrsquoapplication meacutecanique et aveugle de la loi Cette contrarieacuteteacute nous paraicirct difficilement

deacutepassable et entache la sanction drsquoune ambiguiumlteacute pour maintenir lrsquoordre et rester dans le

cadre du droit elle doit ecirctre appliqueacutee mais lrsquoattachement aux circonstances impose parfois

de la suspendre La transgression doit-elle ecirctre toujours sanctionneacutee En principe oui car il

serait injuste que la loi ne srsquoapplique pas de maniegravere homogegravene mais lrsquoart eacuteducatif art des

circonstances nous reacutevegravele que ce serait inefficace et contreproductif La sanction juste nrsquoest

parfois pas eacuteducative quant agrave lrsquoabsence de sanction elle peut apparaicirctre comme eacuteducative

au risque de lrsquoinjustice leacutegale La justesse peacutedagogique ou la justice juridique crsquoest dans le cas

de la sanction que cette tension apparaicirct de la maniegravere la plus manifeste La question est

peut-on deacutepasser cette tension

Mutatis mutandis il y va de cette tension comme de celle qui chez Aristote articule

justice et honnecircteteacute (ἐπιεικής que Tricot traduit par eacutequiteacute) On sait que pour le Stagirite (livre

V de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque) lrsquohonnecircteteacute est le correctif de la justice leacutegale laquo Et voilagrave quelle

327

est la nature de lrsquohonnecircte un correctif de la loi [ἐπανόρθωμα νόμου] dans les limites ougrave elle

est prise en deacutefaut en raison de son universaliteacute [διὰ τὸ καθόλου] raquo (1137b 2011 p 2098) Et

Aristote invoque un argument qui rappelle le Politique de Platon

Chaque fois donc que la loi se prononce en termes geacuteneacuteraux et que survient un

cas qui sur ce point fait exception agrave la regravegle geacuteneacuterale il est alors normal dans les

limites du deacutetail que laisse de cocircteacute le leacutegislateur et que nrsquoa pas toucheacute sa formule trop

simple de corriger le deacutefaut crsquoest preacuteciseacutement le correctif que le leacutegislateur lui-mecircme

aurait apporteacute explicitement srsquoil avait eacuteteacute dans cette situation et qursquoil aurait preacuteciseacute srsquoil

avait su dans un article de loi (Aristote 1137b 2011 p 2098)

Crsquoest dire que lrsquohonnecircteteacute preacutejuge de lrsquointention du leacutegislateur et de lrsquoesprit dans lequel

il a eacutetabli ses lois Crsquoest dire aussi que lrsquohonnecircteteacute est plus juste que le leacutegalisme ndash toute la

difficulteacute est que lrsquohonnecircteteacute a affaire avec lrsquoindeacutetermineacute (ἀόριστος) or laquo lrsquoindeacutetermineacute a en

effet pour regravegle un outil lui aussi indeacutetermineacute raquo (Aristote 2011 p 2099) Et Aristote ajoute laquo

lrsquoindividu qui nrsquoeacutepluche pas la loi au mauvais sens du terme mais incline agrave accepter moins que

son droit bien qursquoil ait le secours de la loi celui-lagrave est un honnecircte homme raquo (1138a) Il nous

semble que lrsquoeacuteducateur se retrouve exactement dans cette situation en refusant la sanction

il accepte moins que son droit il se frustre mais au nom drsquoune justice adapteacutee aux

circonstances On peut objecter que la sanction nrsquoest pas seulement un droit de lrsquoeacuteducateur

mais un devoir agrave lrsquoeacutegard de lrsquoeacutelegraveve Crsquoest reacuteactiver alors la tension sous la forme justice leacutegale

ndash honnecircteteacute

Nous reviendrons sur cette difficulteacute car elle nous paraicirct constitutive de la sanction

juste Mais on peut remarquer que cette difficulteacute est si seacuterieuse qursquoil faut trouver des

dispositifs permettant de justifier lrsquoabsence de sanction

Le paradoxe de la sanction reacutepeacuteteacutee

Rien nrsquoest pire donc qursquoune sanction reacutepeacuteteacutee elle produit une habituation

dommageable agrave toute eacuteleacutevation et mecircme agrave tout dressage Dans un passage remarquable des

328

Confessions Rousseau eacutevoque les mauvais traitements que sa conduite srsquoeacutetait attireacutee La

sanction poursuit le but de dresser la conduite elle cherche agrave dissuader en srsquoadressant agrave

lrsquointeacuterecirct des sens Mais son effet est tout autre si elle paye la transgression de coups

(physiques ou symboliques) elle fait entrer la conduite dans une zone de calcul eacuteconomique

en termes de coucirct et drsquoavantage et lrsquoautorise donc Une sanction qui ne srsquoeacuteconomise pas

devient donc paradoxalement un principe drsquoautorisation lui faisant perdre pleinement sa

viseacutee de dissuasion De plus elle possegravede un effet personnologique facirccheux qui contredit le

principe drsquoobjectivation eacutenonceacute plus haut et qui consiste faire remonter la qualiteacute de lrsquoacte agrave

lrsquoacteur du vice au vicieux lrsquoacte de friponnerie finit devenir lrsquoacte drsquoun fripon dont le destin

est drsquoecirctre chacirctieacute Degraves lors la transgression srsquoaccompagne du pire compagnon possible au point

de vue eacuteducatif lrsquoindiffeacuterence due au sentiment drsquoecirctre ajusteacute agrave son acte Une sanction reacutepeacuteteacutee

est une suggestion drsquoeacutetat qui reacuteduit le possible agrave sa pire version et scelle le destin de lrsquoecirctre agrave

qui elle srsquoapplique

Bientocirct agrave force drsquoessuyer de mauvais traitements jrsquoy devins moins sensible ils

me parurent enfin une sorte de compensation du vol qui me mettait en droit de le

continuer Au lieu de retourner les yeux en arriegravere et de regarder la punition je les

portais en avant et je regardais la vengeance Je jugeais que me battre comme fripon

crsquoeacutetait mrsquoautoriser agrave lrsquoecirctre Je trouvais que voler et ecirctre battu allaient ensemble et

constituaient en quelque sorte un eacutetat et qursquoen remplissant la partie de cet eacutetat qui

deacutependait de moi je pouvais laisser le soin de lrsquoautre agrave mon maicirctre Sur cette ideacutee je

me mis agrave voler plus tranquillement qursquoauparavant Je me disais Qursquoen arrivera-t-il

enfin Je serai battu Soit je suis fait pour lrsquoecirctre (Rousseau 1967 pp 132-133)

Rousseau analyse donc tregraves finement les conditions qui entretiennent la mauvaise

conduite et lappellent mecircme en retour la sanction agrave outrance nest pas le remegravede mais la

cause mecircme du mal en autorisant une inteacuteriorisation de meacutediocriteacute Or agrave ce sentiment de

meacutediocriteacute on ne peut reacutepondre que par toujours plus de meacutediocriteacute Reacutepeacutetons-le les ecirctres

faits par la sanction finissent par ecirctre faits pour la sanction

329

82 La sanction peut-elle ecirctre efficace

Thomas Gordon disciple de Carl Rogers entend montrer que les conditions de

possibiliteacute de la sanction sous sa forme de punition ou de reacutecompense (sans renoncer au

principe drsquoobjectivation eacutenonceacute en 512) implique lrsquoimpossibiliteacute de son exeacutecution

821 La sanction punitive

Thomas Gordon estime que pour ecirctre efficace la sanction doit reacutepondre agrave un certain

nombre de critegraveres qui requiert une connaissance technique Il en eacutenonce ainsi cinq

1 Un comportement puni doit ecirctre systeacutematiquement puni

2 La punition doit suivre immeacutediatement le comportement indeacutesirable

3 La punition ne doit pas ecirctre infligeacutee en preacutesence des autres enfants par

crainte de gecircner lrsquoenfant pris en faute et de le rendre agressif envers lrsquoadulte

4 La personne qui punit doit veiller agrave ce que le comportement fautif ne soit

jamais reacutecompenseacute

5 Les enfants ne doivent pas ecirctre punis trop seacutevegraverement ni trop souvent car ils

risqueraient de se replier sur eux-mecircmes (cesser de faire des efforts quitter la piegravece

ou lrsquoeacutecole srsquoenfuir de la maison abandonner lrsquoeacutequipe srsquoeacutevader dans lrsquoalcool et les

drogues) (Gordon 2013 pp 78-79)

Commentons briegravevement

La premiegravere regravegle repose sur lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de la conduite de lrsquoenseignant Si celui-ci

est juste il doit reacuteagir de la mecircme maniegravere devant chaque situation similaire Crsquoest un principe

de coheacuterence laquo une fois puni toujours puni raquo (2013 p 79)

330

Toutefois Gordon remarque que ce principe est absolument inapplicable ndash nous

lrsquoavons remarqueacute (en 812) Si chaque comportement proscrit devait ecirctre sanctionneacute il nrsquoy

aurait plus de temps consacreacute agrave lrsquoenseignement

Degraves lors que ce principe ne peut plus ecirctre formellement appliqueacute la sanction ne peut

plus ecirctre consideacutereacutee comme une conseacutequence logique comme naturelle et ineacutevitable la

possibiliteacute drsquoeacutechapper agrave la sanction ruine son caractegravere de menace Mecircme si lrsquoeacuteducation ne

vise que le dressage on voit qursquoelle ne saurait parvenir agrave remplir ce rocircle de maniegravere infaillible

du simple fait que son application parfaite est impossible

La deuxiegraveme regravegle eacutenonce qursquoil faut sanctionner rapidement ndash aussitocirct que possible Le

deacutelai qui srsquoinstille entre la transgression et la sanction en reacuteduit lrsquoefficaciteacute le sujet sanctionneacute

est moins agrave mecircme de faire le lien Mais la sanction rapide doit ecirctre approprieacutee or il y a chance

pour qursquoil y ait preacutecipitation voire un engagement affectif (telle la colegravere) qui met agrave mal lrsquoideacuteal

de justice censeacute animer la sanction Enfin comme le remarque Gordon agrave supposer qursquoon

parvienne agrave reacuteduire lrsquoeacutecart entre la transgression et la sanction on nrsquoaurait drsquoautre choix en

classe que de sanctionner lrsquoeacutelegraveve devant ses camarades ndash transgressant ainsi la regravegle 3

Concernant la regravegle 4 (laquo ne jamais reacutecompenser un comportement indeacutesirable raquo) elle

suppose une entente de tous les acteurs eacuteducatifs qui confine au systegraveme Cette entente

nrsquoengage pas seulement une coheacuterence peacutedagogique (sur le contenu des enseignements et la

maniegravere de les proposer) mais une uniformiteacute de caractegravere et drsquoattentes puisqursquoil faut avoir

les mecircmes zones drsquoacceptation et drsquointoleacuterance ndash chose qursquoon ne sait parfois pas avant de les

avoir eacuteprouveacutees in vivo Ajoutons qursquoil ne faut pas seulement que les eacuteducateurs (enseignants

parents personnels de vie scolaire etc) srsquoaccordent sur tout il faudrait encore controcircler

jusqursquoaux freacutequentations de lrsquoecirctre agrave eacuteduquer Si la transgression est encourageacutee par les

camarades (et il suffit drsquoun sourire drsquoun clin drsquoœil) celui qui transgresse a sa reacutecompense ndash et

il est impossible drsquoexclure cette possibiliteacute Pour que la sanction produise irreacutemeacutediablement

son effet il faudrait controcircler chaque paramegravetre de lrsquoenvironnement nrsquoest-ce pas lagrave une

eacuteducation totalisante qui ressemble agrave srsquoy meacuteprendre agrave une eacuteducation totalitaire Une telle

eacuteducation peut bien valoir dans les fictions (agrave cet eacutegard Eacutemile ou lrsquoeacuteducation de Rousseau

assume pleinement son statut de fiction anthropologique irreacutealiste Rousseau nrsquoa de cesse de

deacutecourager le lecteur de srsquoessayer agrave ce qursquoil deacutecrit) elle ne peut qursquoecirctre inefficace en pratique

Que drsquoefforts pour qursquoun incident vienne tout irreacutemeacutediablement renverser

331

Prenons enfin la cinquiegraveme regravegle qui consiste agrave eacuteviter les sanctions trop freacutequentes ou

trop seacutevegraveres Nous avons deacutejagrave vu que la recherche de lrsquoefficaciteacute exige de ne pas recourir

systeacutematiquement agrave la sanction ndash mais cela enfreint manifestement la premiegravere regravegle qui

exige qursquoune deacuteviance soit automatiquement sanctionneacutee et cela mecircme en supposant une

sanction parfaitement proportionneacutee

Gordon ajoute que les punitions faibles sont peu efficaces (2013 p 91) quant aux

punitions seacutevegraveres elles risquent souvent une escalade qui conduit agrave une inflation des

chacirctiments Outre son danger (reacuteel) la sanction qui srsquoexacerbe finit par un atteindre un

maximum qursquoelle ne pourra plus deacutepasser la sanction ultima ratio est prise agrave son propre

piegravege de devoir toujours surencheacuterir sur elle-mecircme User de la sanction crsquoest toujours se

risquer agrave en abuser ensuite et agrave abuser de la sanction on finit irreacutemeacutediablement par en

manquer il ne faudrait jamais atteindre le dernier degreacute de sanction sous peine drsquoeacutepuiser

entiegraverement son effet intimidant Et cette reacuteflexion vaut degraves lrsquoapparition de la sanction la moins

seacutevegravere son actualiteacute la deacutesacralise son effectiviteacute lui faire perdre sa mystique La sanction la

plus efficace nrsquoest-elle pas celle qui ne se met pas agrave exeacutecution

Mais surtout Gordon estime que laquo La punition (ou la menace de punir) peut agrave

lrsquooccasion dissuader les enfants drsquoadopter certains comportements inacceptables Mais elle le

fait seulement quand lrsquoenfant est en preacutesence du controcircleur Degraves que le parent ou lrsquoenseignant

ayant donneacute la punition srsquoen va les enfants reprennent le comportement incrimineacute parfois

mecircme plus souvent ou plus fortement qursquoauparavant raquo (2013 p 87) Telle est la limite

essentielle du dressage la conduite est soumise tant que dure la menace de sanction mais

rien ne garantit qursquoelle le restera degraves que la menace disparaicirctra Si la cause de la discipline est

exteacuterieure au sujet laquo eacuteduqueacute raquo il y a tout lieu de penser que la discipline en question cessera

avec lrsquoeacutevanouissement de sa cause

Degraves lors il nous faut reacutepondre agrave la question les punitions fonctionnent-elles Sont-

elles agrave mecircme de reacuteduire les comportements non deacutesirables

La reacuteponse drsquoapregraves J Reeve est neacutegative

Nous critiquons nous jetons des regards glaceacutes nous nous plaignons nous

retirons des privilegraveges nous donnons la fesseacutee et nous recourons agrave des dizaines

332

drsquoautres eacuteveacutenements extrinsegraveques pour obtenir des autres qursquoils arrecirctent leur

comportement indeacutesirable Mais la recherche montre que la punition est une strateacutegie

motivationnelle inefficace [hellip] Pire encore la punition geacutenegravere de maniegravere fiable un

certain nombre drsquo ldquoeffets secondairesrdquo inquieacutetants et non intentionnels comme

lrsquoeacutemotiviteacute neacutegative (elle induit des pleurs des cris de la peur) lrsquoaffaiblissement de la

relation entre celui qui punit et celui qui est puni et le modelage neacutegatif de la reacuteaction

face aux comportements indeacutesirables des autres (Reeve 2017 p 138)

Jane Nelsen (La Discipline positive 2012) estime que la punition ne peut geacuteneacuterer que

des affects contreproductifs La critique de J Nelsen vise lrsquoefficaciteacute en trompe-lrsquoœil de la

punition puisqursquoil y aurait un hiatus entre des laquo reacutesultats immeacutediats raquo qui mettent laquo un terme

immeacutediat au comportement inapproprieacute de lrsquoenfant raquo (2012 p 32) et ce que lrsquoenfant en

retient agrave long terme

Car et voilagrave la question essentielle qursquoest-ce que lrsquoenfant retient de la punition J

Nelsen eacutevoque les laquo 4 ldquoRrdquo de la punition raquo (2012 p 33) la rancœur (qui suscite le sentiment

drsquoinjustice) la revanche (qui eacuteveille le sentiment de se venger) la reacutebellion (qui provoque

lrsquoenvie de contredire pour preacuteserver sa liberteacute) le retrait (qui motive une pernicieuse

dissimulation) Dans tous les cas celui qui subit la punition voit lrsquoestime qursquoil a de lui-mecircme se

deacutegrader en menaccedilant la punition prend toujours le risque drsquohumilier et de provoquer

ressentiment honte culpabiliteacute meacutepris de soi ndash et mecircme un ressentiment actif Le cercle

vicieux consisterait alors agrave punir de nouveau induisant ce que J Nelsen nomme un laquo cycle de

revanche raquo (2012 p 153) On ne peut alors qursquoaccreacutediter sa proposition laquo la petite bataille

gagneacutee agrave court terme masque la grande guerre perdue en termes de veacuteritable eacuteducation raquo

(2012 p 154) Nrsquoen va-t-il pas de mecircme chaque fois qursquoon cegravede agrave la tentation du dressage

Lrsquoefficaciteacute spectaculaire de la sanction agrave court terme constitue donc un effet pervers

par excellence puisqursquoelle ruine la leacutegitime confiance que lrsquoenfant pourrait avoir en ses

capaciteacutes Crsquoest donc agrave bon droit que J Nelsen demande laquo Drsquoougrave nous vient cette folle ideacutee

que pour qursquoun enfant se conduise mieux il faut drsquoabord qursquoil se sente deacutevaloriseacute raquo (2012 p

33)

333

822 La sanction reacutecompense

Nous avons vu que la reacutecompense eacutetait plus motivante que la punition Cela ne signifie

pas que ce gain drsquoefficaciteacute la rende fondamentalement efficace on ne sort pas drsquoun systegraveme

de controcircle de la conduite via la sollicitation Que celle-ci porte sur le plaisir nrsquoen change pas

fondamentalement la nature ndash et si lrsquoespoir (de reacutecompense) vaut mieux que la crainte (de

punition) ce nrsquoest pas agrave dire qursquoune eacuteducation ambitieuse ne doit pas se placer par-delagrave espoir

et crainte

Pour Gordon pas davantage que la sanction-punition la sanction-reacutecompense ne

saurait ecirctre efficace Il faudrait pour cela reacuteunir un certain nombre de conditions qui sont

incompatibles entre elles et qui sont de surcroicirct chacune irreacutealisables Autrement dit une

reacutecompense agrave mecircme de dresser la conduite est impossible agrave mettre en œuvre elle ne saurait

donc ecirctre eacuteducative

Reconstruisons son argumentation par moment assez elliptique

La reacutecompense fait partie des laquo meacutethodes de controcircle raquo (2013 p 49) dont Gordon

souhaite purger lrsquoeacuteducation Il estime que de mecircme que la peine la reacutecompense un moyen

laquo de maicirctriser le comportement des enfants raquo (p 49) utiliseacute aussi bien dans un cadre public

(lrsquoeacutecole) que priveacute (la famille) Or de mecircme que pour les sanctions punitives la distribution de

reacutecompenses laquo exige une grande rigueur technique de la part du controcircleur raquo pour preacutetendre

agrave lrsquoefficaciteacute Ainsi laquo modifier le comportement des enfants par des reacutecompenses est une

veacuteritable science raquo (2013 p 50)

On retrouve des regravegles que nous avons rencontreacutees au niveau de la sanction punitive ndash

nous reconstruisons (et compleacutetons) les propositions de Gordon Pour que la reacutecompense soit

efficace il faut

- Regravegle 1 Qursquoelle soit immeacutediatement conseacutecutive agrave lrsquoaction qursquoil convient de

reacutecompenser

- Regravegle 2 Qursquoelle soit systeacutematiquement attribueacutee

- Regravegle 3 Qursquoelle exclue drsquoautres reacutecompenses qui gratifieraient une conduite

concurrente

- Regravegle 4 Que la reacutecompense octroyeacutee soit attrayante

- Regravegle 5 Que la reacutecompense proposeacutee ne puisse pas ecirctre obtenue par les

moyens propres de lrsquoenfant

334

Les difficulteacutes rencontreacutees lors de lrsquoattribution de la peine se retrouvent dans les

troisiegravemes premiegraveres regravegles eacutenonceacutees ci-dessus

Pour la regravegle 1 ajoutons qursquoune reacutecompense eacuteloigneacutee dans le temps nrsquooffre que peu

drsquoattrait conformeacutement agrave ce que Spinoza avait deacutejagrave remarqueacute Au livre IV de lrsquoEacutethique Spinoza

eacutecrit (proposition X) laquo agrave lrsquoeacutegard drsquoune chose future dont nous imaginons qursquoelle va bientocirct

avoir lieu nous sommes plus intenseacutement affecteacutes que si nous imaginions que son temps

drsquoexister est plus loin du preacutesent raquo et dans le scolie agrave cette proposition X Spinoza ajoute laquo agrave

lrsquoeacutegard des objets qui sont eacuteloigneacutes du preacutesent drsquoun intervalle de temps plus grand que ce nous

pouvons deacuteterminer en imaginant et quoique nous comprenions qursquoun long intervalle les

seacutepare nos affects sont pourtant drsquoun relacircchement eacutegal raquo (1999 p 359) Et Spinoza preacutecise

que plus la chose apparaicirct comme neacutecessaire plus elle apparaicirct comme deacutesirable plus elle

apparaicirct comme simplement contingente moins elle apparaicirct deacutesirable Il faut donc que la

sanction (punition ou reacutecompense) soit la plus proche possible du preacutesent et apparaisse

comme la plus neacutecessaire (regravegle 2) Autrement dit elle doit eacutemerger comme immeacutediate et

systeacutematique Exigence dont nous avons montreacute qursquoelle est fonciegraverement irreacutealiste et qursquoelle

contredit lrsquoexigence de reacuteduire les interventions Elle implique de plus que lrsquoeacuteducateur controcircle

en permanence et puisse intervenir agrave nrsquoimporte quel moment omniscience et omnipotence

La regravegle 3 implique un controcircle de tous les paramegravetres ce qui ne se peut Que vaut la

reacutecompense promise par un eacuteducateur si les camarades punissent la conduite loueacutee par le

meacutepris ou simplement lrsquoindiffeacuterence Revoilagrave lrsquoomnipotence neacutecessaire

La regravegle 4 implique agrave nouveau une escalade dans les reacutecompenses afin qursquoelles

demeurent motivantes il srsquoagit de courir derriegravere les attentes du sujet agrave laquo eacuteduquer raquo sachant

que celles-ci peuvent changer Il faut donc les anticiper revoilagrave lrsquoomniscience neacutecessaire

La regravegle 5 implique que laquo pour que les reacutecompenses fonctionnent les enfants doivent

ecirctre incapables drsquoen acqueacuterir par eux-mecircmes ils doivent ecirctre deacutependants craintifs et

deacutemunis raquo (p 54) Srsquoils sont capables de se gratifier par eux-mecircmes la motivation extrinsegraveque

est parfaitement vaine Pour que la reacutecompense soit efficace il faut donc creacuteer et maintenir

une relation de deacutependance peu compatible avec la viseacutee drsquoeacutemancipation

Toutes ces regravegles engagent une theacuteorie de la motivation on estime que lrsquoecirctre agrave

eacuteduquer ne peut travailler qursquoagrave la condition drsquoecirctre motiveacute par une peine ou une reacutecompense

335

sensible Il srsquoagit drsquoune motivation purement extrinsegraveque Nous reviendrons sur les motivations

extrinsegraveques mais nous pouvons temporairement la comprendre comme laquo conseacutequence qui

est seacutepareacutee de lrsquoactiviteacute elle-mecircme raquo et qui laquo provient drsquoune injonction de type ldquofaites ceci et

vous obtiendrez celardquo raquo (J Reeve 2017 p 129) Dans ce cadre ne peut-on pas estimer qursquoun

enfant qui a eacuteteacute agrave cette eacutecole ne corrigera pas de lui-mecircme une conduite deacutetestable srsquoil nrsquoest

pas sanctionneacute neacutegativement et qursquoil ne verra pas lrsquointeacuterecirct drsquoadopter une conduite estimable

si elle nrsquoest pas reacutecompenseacutee Un systegraveme de motivation extrinsegraveque srsquoavegravere donc inefficace

il ne motive que tant qursquoil sollicite degraves que cesse la contrainte ses effets cessent Lrsquoabsence

de reacutecompense peut mecircme passer pour une punition ndash et si lrsquoon ajoute que lrsquohabituation aux

reacutecompenses altegravere son effet il srsquoensuit ce paradoxe que plus on reacutecompense plus il faut

reacutecompenser sous peine de voir le maigre profit de la reacutecompense se renverser en frustration

Pire ce systegraveme est pervers Il conduit agrave voir la reacutecompense (et lrsquoeacutevitement de la peine)

comme une fin deacutesirable en soi qui degraves lors justifie tous les moyens La reacutecompense qui

servait agrave motiver un travail agrave titre de cause finale peut finir par geacuteneacuterer des comportements

qursquoon cherchait agrave conjurer Ainsi si la note apparaicirct comme une sanction (reacutecompense ou

punition) obtenir une bonne note autorise toutes les conduites ndash y compris les plus absurdes

(bachotage) et les plus immorales (tricherie) Telle est la deacuterive qui deacutecoule drsquoune source

drsquoeacutevaluation externe agrave soi Gordon en deacuteduit que laquo les reacutecompenses en particulier les

compliments peuvent creacuteer une deacutependance chez lrsquoenfant et saper sa motivation raquo

J Reeve confirme ces thegraveses Si les reacutecompenses extrinsegraveques peuvent renforcer des

comportements crsquoest au prix de laquo coucircts cacheacutes raquo (2017 p 144) La qualiteacute du processus

drsquoapprentissage srsquoen trouve affecteacutee lrsquoeacutelegraveve motiveacute par la reacutecompense produira certes une

reacuteponse rapide mais sans srsquoimpliquer de maniegravere optimale sans faire preuve de creacuteativiteacute et

sans lien avec la vie quotidienne (on pourrait parler agrave cet eacutegard de dissociation cognitive) Leur

autonomie srsquoen trouve ainsi affecteacutee comment reacuteguler la conduite quand la reacutecompense

cesse Les expeacuteriences empiriques attestent bien laquo lrsquoeffet sapant raquo de la reacutecompense

Pourquoi cette inefficaciteacute de la punition et de la reacutecompense (de la sanction dans son

sens large) Gordon estime que cet eacutechec programmeacute tient agrave la volonteacute de controcircle qursquoon

trouve agrave lrsquoœuvre dans la sanction Or laquo plus on controcircle moins on influence raquo (2013 p 113) ndash

sous-entendu moins on influence vraiment en profondeur et durablement comme doit le

vouloir une eacuteducation qui vise autre chose que le dressage

336

Une des raisons que nous avons deacutejagrave eacutevoqueacutee tient au fait que le controcircle engendre

spontaneacutement des reacutesistances laquo le controcircle entraicircne des reacuteactions qui lrsquoaffaiblissent ndash la

reacutesistance la reacutevolte la vengeance lrsquoeacutevasion le repli-sur-soi la tromperie la formation

drsquoalliances le non-respect des lois etc ndash le pouvoir du controcircleur raquo (Gordon 2013)

Le paradoxe est que le volontarisme eacuteducatif nrsquoest pas durablement efficace il faut

parfois que lrsquoeacuteducateur veuille moins pour que son eacutelegraveve apprenne agrave vouloir et non pas

seulement agrave obeacuteir Il est vrai que le volontarisme produit des reacutesultats parfois eacuteclatants et

extraordinaires ndash mais crsquoest que son ordinaire nrsquoest pas si brillant et exige sous preacutetexte de

saine obeacuteissance une triste soumission De mecircme qursquoil nrsquoest pas pertinent drsquoinduire

lrsquoimpossibiliteacute drsquoun seul eacutechec de mecircme on ne saurait deacuteduire drsquoune reacuteussite qursquoelle nrsquoest pas

seulement un (mal)heureux accident

Concluons seul un eacuteducateur parfait (omniscient omnipotent et parfaitement bon)

peut dispenser une sanction efficace Qui ne voit le parallegravele avec la preuve ontologique de

lrsquoexistence de Dieu (eacutenonceacutee par Saint Anselme dans le Proslogion et reprise par toute la

tradition classique) Il ne manque agrave cet eacuteducateur comme agrave Dieuhellip que lrsquoexistence

83 La sanction est-elle motivante La sanction comme reacutegulation extrinsegraveque drsquoune

motivation non-autodeacutetermineacutee

Qursquoest-ce qui motive un individu Pourquoi nous engageons-nous dans une activiteacute

La psychologie de la motivation essaye de reacutepondre agrave deux questions laquo (1) Qursquoest-ce qui

provoque le comportement Et (2) Pourquoi le comportement varie-t-il en intensiteacute raquo (J

Reeve 2017 p 7)

Quelle place la sanction peut-elle avoir au sein drsquoun contexte motivationnel Edward

L Deci et Richard M Ryan de lrsquoUniversiteacute de Rochester ont chercheacute agrave reacutepondre agrave ces

questions en proposant un modegravele de lrsquoauto-deacutetermination (self-determination) Lrsquoouvrage

de reacutefeacuterence sur ce sujet est Intrinsic motivation and self-determination in human behaviour

New York Plenum Press 1985 malheureusement non traduit en franccedilais agrave ce jour (les

traductions preacutesenteacutees ici sont les nocirctres) Dans les pages qui suivent il ne srsquoagit pas de

preacutesenter les reacutesultats de ces chercheurs de maniegravere exhaustive mais de puiser les eacuteleacutements

337

qui permettent de comprendre le rocircle geacuteneacuteral de la sanction dans une theacuteorie geacuteneacuterale de la

motivation humaine

831 Le modegravele drsquoautodeacutetermination

Le postulat organiciste

Leur postulat (assumption) est organiciste (organismic theory) laquo lrsquoorganisme humain

est de maniegravere inneacutee (innately) actif raquo et laquo les ecirctres humains agissent sur leurs

environnements interne et externe pour ecirctre efficaces et satisfaire tous leurs besoins raquo (1985

p 8) Durant ce processus le comportement est influenceacute par les structures internes qui sont

continuellement eacutelaboreacutees et reacuteeacutelaboreacutes afin de coller aux expeacuteriences Par motivation

intrinsegraveque il faut entendre laquo la force vitale (the life force) ou lrsquoeacutenergie deacuteployeacutee pour lrsquoactiviteacute

et le deacuteveloppement de cette structure interne raquo Lrsquoorganisme humain tente ainsi de se rendre

maicirctre des environnements externe et interne En cas de motivation intrinsegraveque lrsquoactiviteacute est

agrave elle-mecircme sa propre reacutecompense laquo the rewards are inherent in the activity raquo (1985 p 11)

la principale motivation est spontaneacutee et interne Il peut bien y avoir des reacutecompenses

externes (des laquo gains secondaires raquo) la raison drsquoecirctre de lrsquoactiviteacute nrsquoen demeure pas moins

interne Lrsquoorganisme eacuteprouve le besoin de se deacutepenser Toutefois ce mecircme organisme peut

se trouver fragiliseacute et ainsi devenir passif deacuteveloppant des structures fractionneacutees Son

fonctionnement psychologique devient alors rigide lrsquoorganisme se conditionne

Les besoins psychologiques

Deci et Ryan identifient trois besoins psychologiques de base (1985 pp 26-32) le

besoin de compeacutetence lrsquointeacuterecirct-excitation et lrsquoimmersion (qui rend le terme flow laquo that

particuliar dynamic wholistic sensation of total involvement with the activity itself raquo 1985 p

29) le besoin drsquoauto-deacutetermination (ecirctre libeacutereacute des pressions comme les reacutecompenses et les

contingences laquo feel free from pressures such as rewards or contingencies raquo Ces eacuteleacutements sont

toujours preacutesents en cas de motivation intrinsegraveque Engageacute dans de telles conduites le sujet

srsquoautoreacutegule et agit sans lrsquoaide drsquoaucune contrainte ou drsquoaucune sanction (punition ou

reacutecompense) La motivation intrinsegraveque est toujours autodeacutetermineacutee Ce nrsquoest pas agrave dire

toutefois que toute conduite autodeacutetermineacutee repose sur une motivation intrinsegraveque des

motivations extrinsegraveques peuvent produire des comportements autodeacutetermineacutes La

338

motivation extrinsegraveque est instrumentale par nature elle nrsquoexclut pas lrsquointeacuterecirct mais la

subordonne agrave un eacuteleacutement eacutetranger

On comprend donc que lrsquoautodeacutetermination ne se pense pas de maniegravere discregravete (tout

ou rien motivation intrinsegraveque ou motivation extrinsegraveque comme autrefois mutatis

mutandis le libre-arbitre et le serf-arbitre) mais comme un continuum Agrave une extreacutemiteacute (le

degreacute le plus bas de lrsquoauto-deacutetermination) se trouve lrsquoamotivation le non-engagement le

deacutesinteacuterecirct (peut-ecirctre ce que Descartes nommait la liberteacute drsquoindiffeacuterence laquo le plus bas degreacute

de la liberteacute raquo ) agrave lrsquoautre extreacutemiteacute on trouve la motivation intrinsegraveque (peut-ecirctre ce que

Spinoza nomme la cause adeacutequate ) Entre lrsquoautodeacutetermination pleine et entiegravere et lrsquoabsence

de motivation on trouve le champ de la motivation extrinsegraveque

Cette modeacutelisation toutefois est encore insuffisante pour notre sujet toutes les

motivations extrinsegraveques ne reposent pas sur les sanctions (ou rewards reacutecompenses ou

sanctions) Il faut ainsi distinguer plusieurs types de reacutegulation

Les reacutegulations

Elles peuvent se comprendre selon le locu perccedilu de causaliteacute lorsqursquoil est totalement

interne la reacutegulation est dite intrinsegraveque et engendre inteacuterecirct immersion et plaisir On

retrouve ici la motivation intrinsegraveque

Lorsque la motivation est extrinsegraveque on peut distribuer les types de reacutegulation de la

maniegravere suivante de la moins autodeacutetermineacutee agrave la plus autodeacutetermineacutee

- Reacutegulation externe lorsque la conduite est motiveacutee exclusivement par des

consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoactiviteacute elle-mecircme notamment la recherche de reacutecompense et

lrsquoeacutevitement de punition Lrsquoengagement est totalement deacutependant de facteurs exteacuterieurs

supprimons la cause de reacutegulation nous supprimerons la motivation de surcroicirct

- Reacutegulation introjecteacutee lrsquoengagement est effectueacute pour eacuteviter des affects neacutegatifs

(culpabiliteacute) ou pour recevoir lrsquoapprobation drsquoautrui La deacutependance aux facteurs externes est

importante

- Reacutegulation identifieacutee lrsquoactiviteacute est identifieacutee comme pertinente relativement agrave un

objectif

339

- Reacutegulation inteacutegreacutee lrsquoengagement est librement choisi car le sujet estime qursquoil y a

congruence relative entre lrsquoactiviteacute et ses motifs internes

Deux points sont agrave noter

- La motivation humaine est composite et dynamique plusieurs types de reacutegulation

peuvent ecirctre agrave lrsquoœuvre dans une mecircme conduite et interagir les uns sur les autres

(on peut parler alors de complexe motivationnel) De plus ce complexe

motivationnel est susceptible de connaicirctre des variations au cours du temps pour

un mecircme individu quelqursquoun qui eacutetait amotiveacute peut se trouver motiveacute agrave tous les

niveaux de ce continuum et inversement

- Ces types de reacutegulation reacutevegravelent que lrsquoopposition pertinente nrsquoest pas celle qui

oppose la motivation intrinsegraveque agrave la motivation extrinsegraveque car on peut trouver

dans cette derniegravere de lrsquoautodeacutetermination qui nrsquoest pas nuisible aux

apprentissages Il y a en quelque sorte congruence entre la reacutegulation intrinsegraveque

et les reacutegulations identifieacutee et inteacutegreacutee (p 245) Lrsquoopposition inteacuteressante au

contraire est celle des types de reacutegulation externe et introjecteacutee aux reacutegulations

identifieacutee inteacutegreacutee et intrinsegraveque on oppose alors la motivation faiblement (voire

pas) autodeacutetermineacutee agrave la motivation fortement (voire totalement) autodeacutetermineacutee

Or la sanction ressortit explicitement de la reacutegulation externe qui engendre la conduite

la moins autodeacutetermineacutee (si on exclut lrsquoamotivation)

832 Rewards et motivation intrinsegraveque

Au chapitre 3 de leur ouvrage de 1985 (p 43 et ss) Deci et Ryan explorent les

diffeacuterentes expeacuterimentations qui eacuteprouvent le lien entre les sanctions (lieacutees agrave la reacutegulation

externe) et la motivation intrinsegraveque (reacutegulation intrinsegraveque et autodeacutetermination maximale)

Voilagrave la question liminaire laquo supposons une personne impliqueacutee dans une activiteacute

intrinsegravequement inteacuteressante et qui commence agrave recevoir une reacutecompense extrinsegraveque pour

la faire quel sera lrsquoimpact sur sa motivation intrinsegraveque agrave lrsquoeacutegard de lrsquoactiviteacute raquo (1985 p 43)

Si on paye un enfant pour apprendre le piano que deviendra sa motivation intrinsegraveque pour

le fait de jouer du piano Est-elle augmenteacutee diminueacutee non-affecteacutee par la reacutecompense

340

Deci et Ryan font la liste des rewards la reacutecompense moneacutetaire lrsquoeacutevitement des

punitions la recherche de distinctions (awards) la reacutecompense symbolique (token) la

nourriture les prix (prizes) la contrainte la surveillance lrsquoeacutecheacuteance lrsquoeacutevaluation lrsquoobjectif

(goal imposition) la compeacutetition Leur conclusion est sans appel pour chacune de ces

sanctions (au sens large de rewards) la meacuteta-analyse reacutevegravele un deacutecreacutement de la motivation

intrinsegraveque quand lrsquoactiviteacute srsquoavegravere deacutependante de facteurs externes Lrsquoautodeacutetermination

srsquoen trouve systeacutematiquement affecteacutee en faisant passer le locus perccedilu de causaliteacute de

lrsquointerne agrave lrsquoexterne laquo The rewards have been found to decrease intrinsec motivation by making

the activity dependant on the extrinsic reward thereby decreasing self-determination raquo (1985

p 54)

La motivation extrinsegraveque se substitue donc agrave la motivation intrinsegraveque Or eacutetant

donneacute le lien eacutetabli expeacuterimentalement (1985 p 66 et ss) entre la motivation intrinsegraveque la

creacuteativiteacute et lrsquoestime de soi il semble bien que la sanction (au sens geacuteneacuterique du terme ndash et

non seulement au sens de punition) ait un impact neacutegatif sur la motivation en geacuteneacuteral

Srsquoobserve une substitution de la motivation extrinsegraveque agrave la motivation intrinsegraveque qui

conduit agrave penser que la sanction pourrait ecirctre un obstacle agrave la creacuteativiteacute De maniegravere plus

geacuteneacuterale en situation scolaire plus on tente de controcircler une situation et plus la motivation

intrinsegraveque ainsi que lrsquoestime de soi srsquoen trouvent diminueacutees

Pour les auteurs cette theacuteorie de la motivation reacutevegravele combien la curiositeacute et lrsquointeacuterecirct

naturels de celui qui apprend est ce qursquoil y a de plus susceptible de dynamiser les

apprentissages Toute la difficulteacute est que notre culture tend agrave imposer des objectifs

drsquoapprentissage qui ne sont pas inteacuteressants par eux-mecircmes et par des moyens coercitifs qui

tendent agrave deacuteplacer le locus perccedilu de causaliteacute vers lrsquoexterne Crsquoest pourquoi la sanction est

requise faute de motivation intrinsegraveque et quand lrsquoautodeacutetermination fait deacutefaut il faut des

sanctions

Comment utiliser des structures de motivation extrinsegraveque qui encouragent

lrsquoautodeacutetermination et ne srsquoy substituent pas Voilagrave la difficulteacute la laquo question centrale raquo

(1985 p 246) Agrave coup sucircr pour Deci et Ryan ni la reacutecompense ni la punition ne le permettent

Elles sont donc agrave proscrire des tentatives (tentations ) de motivation

341

Le paradoxe est donc que la tentative la plus eacutevidente et la plus facile agrave mettre en place

en pratique pour motiver un individu est non seulement geacuteneacuteralement inefficace mais peut

srsquoaveacuterer contreproductif J Reeve a eacutecrit en ce sens

En eacutetudiant la motivation et les eacutemotions en profondeur on arrive agrave la

conclusion que ce qui est le plus facile agrave mettre en place en pratique est rarement ce

qui est le plus efficace [hellip] ces strateacutegies sont geacuteneacuteralement inefficaces et peuvent

porter atteinte agrave la motivation (Reeve 2017)

84 La sanction androcentreacutee ou comment la sanction scolaire renforce les ineacutegaliteacutes

Agrave qui srsquoadresse la sanction eacuteducation Theacuteoriquement agrave tous ndash agrave ceux qui

potentiellement transgressent les regravegles

La pratique est moins glorieuse Il ne srsquoagit pas de deacutenoncer les illeacutegaliteacutes chroniques

(rappelons qursquoagrave lrsquoeacutecole les chacirctiments corporels sont formellement interdits depuis plus de

deux siegravecles ndash formaliteacute incantatoire ou vœu pieux quand on voit qursquoil faut reacuteiteacuterer

reacuteguliegraverement cette interdiction) mais de comprendre que la sanction est productrice drsquoeffets

qui renforcent la cause qursquoelle entend combattre La sanction nrsquoest pas une pratique

socialement neutre au nom de la leacutegaliteacute elle renforce les ineacutegaliteacutes Non seulement la

sanction ne serait pas efficace au point de vue peacutedagogique mais elle serait vectrice

drsquoineacutegaliteacutes Disons mieux la sanction veacutehicule une axiologie androcentreacutee

Dans sa thegravese de doctorat Sylvie Ayral montre que la variable laquo genre raquo possegravede une

place centrale dans son analyse de la sanction eacuteducative Elle montre notamment que

- Les garccedilons sur massivement surrepreacutesenteacutes en termes drsquoeacutelegraveves sanctionneacutes (pregraves

de 80 des eacutelegraveves sanctionneacutes sont des garccedilons et presque 84 des sanctions

disciplinaires sont attribueacutees agrave des garccedilons)

- Les garccedilons sont sanctionneacutes pour des motifs dits laquo masculins raquo (indiscipline

insolence violence deacutegradation etc) et les filles le sont pour des motifs dits

laquo feacuteminins raquo (retards bavardages teacuteleacutephone portable etc)

342

- Les femmes sont massivement surrepreacutesenteacutees en termes drsquoenseignants

sanctionnant (elles dispensent pregraves de frac34 des punitions et presque 9 fois sur 10 agrave

des garccedilons)

Cette analyse quantitative est agrave recouper avec une analyse qualitative la sanction est

instrumentaliseacutee pour deacutesigner une appartenance au groupe masculin elle est un tropheacutee qui

consacre la masculiniteacute du sanctionneacute qui se deacutemarque ainsi de ce qui est laquo feacuteminin raquo Sylvie

Ayral eacutecrit ainsi laquo Par reacuteflexiviteacute lrsquoinstitution scolaire en distinguant les garccedilons

quantitativement et qualitativement semblait surtout les consacrer dans une identiteacute

masculine caricaturale faisant de lrsquoappareil disciplinaire un vecteur majeur mais impenseacute

drsquoineacutegaliteacute sexueacutee raquo (Ayral 2011)

Il y a de quoi srsquoeacutetonner pourquoi alors que le Ministegravere de lrsquoEacuteducation Nationale

reacuteaffirme chaque anneacutee le principe de lrsquoeacutegaliteacute des sexes ces pratiques se perpeacutetuent-elles

Pourquoi la sanction - lorsqursquoelle bafoue manifestement les valeurs mecircmes que lrsquoeacutecole est

censeacutee diffuser Selon Sylvie Ayral cette contradiction vient de ce que les acteurs de la

sanction laquo sont des sujets sexueacutes engageacutes dans un processus sexuant qui ne fait que confirmer

et renforcer la conformiteacute des comportements de chacun aux attentes sociales raquo (Ayral 2009

p 237) Lrsquoauteure repegravere trois axes pour comprendre ce pheacutenomegravene

- Lrsquoautonomisation de la sanction par rapport au peacutedagogique Le glissement vers une

eacutepisteacutemegrave juridique pour le dire dans les termes de Foucault qui fait du droit peacutenal (pourtant

en crise) la matrice de la sanction en eacuteducation favorise cette deacuteconnexion Or les regraveglements

et leur application sont tregraves variables drsquoun eacutetablissement agrave un autre ndash preuve selon Sylvie Ayral

que se met en place par la sanction un jeu de pouvoir normalisateur laquo Les adultes

punisseurs(euses) qui sont des ecirctres sexueacutes se retrouvent agrave la fois juge et partie la sanction

pourrait alors nrsquoecirctre bien souvent que la manifestation genreacutee du pouvoir qui punit raquo (2009

p 237)

- Lrsquoanalyse qualitative permet de repeacuterer des strateacutegies de leacutegitimation de cette

asymeacutetrie sexueacutee Sylvie Ayral eacutevoque mecircme un laquo deacuteni collectif raquo soit le pheacutenomegravene est nieacute

soit il est relativiseacute et donc minoreacute (reacutefeacuterence agrave la biologie ndash hormones gegravenes ndash agrave la

psychologie ndash la place du Pegravere maturiteacute psychique du garccedilon plus tardive ndash agrave lrsquoanthropologie

ndash le garccedilon serait primaire et instinctif ndash filles plus sournoises privilegravege du facteur laquo classe

sociale raquo) Autrement dit les convictions de chacun font de la sanction un instrument qui les

confirme

343

- La sanction est un acte performatif laquo qui deacutefinit confirme et consacre non seulement

le comportement incrimineacute mais au-delagrave le sujet de la sanction raquo Sanctionner crsquoest

reconnaicirctre lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute la quecircte steacutereacuteotypeacutee de viriliteacute Lrsquoenseignant qui sanctionne

est peu viril lrsquoeacutelegraveve sanctionneacute y voit quant agrave lui une laquo meacutedaille de viriliteacute raquo Ainsi les

transgressions doivent ecirctre penseacutees non comme des troubles de la conduite mais comme des

laquo conduites sexueacutees ritualiseacutees raquo (Ayral 2009 p 238)

Le steacutereacuteotype du garccedilon se fabrique ainsi par la sanction qui apparaicirct finalement

comme naturel Sylvie Ayral peut ainsi eacutecrire que laquo lrsquoappareil punitif scolaire renforce ainsi lui-

mecircme ce qursquoil preacutetend corriger jouant un rocircle majeur dans la construction et la reproduction

des ineacutegaliteacutes sexueacutees au collegravege raquo (2009 p 238) La sanction est une pratique qui contredit

les valeurs qursquoelle est censeacutee deacutefendre qui maintient lrsquohomeacuteostasie de lrsquoineacutegaliteacute

Il faut encore preacuteciser le rapport entre la transgression (et la sanction qursquoelle appelle)

et la construction de la masculiniteacute Srsquoil y a deux contraintes de conformiteacute agrave respecter celle

du regraveglement inteacuterieur et celle de la viriliteacute heacuteteacuteronormative crsquoest la seconde qui sera

respecteacutee ndash avec comme particulariteacute qursquoelle suppose lrsquoopposition agrave la premiegravere Degraves lors le

rite viril et le rite punitif tendent agrave se confondre La double contrainte conduit ici le garccedilon

laquo viril raquo agrave devoir ecirctre sanctionneacute Le paradoxe est que cette transgression est souvent vue

comme excitante voire euphorisante et procurant un beacuteneacutefice secondaire tregraves valable agrave

mecircme de lrsquoemporter sur le caractegravere peacutenible de la sanction Agrave tout prendre ecirctre sanctionneacute

ne serait pas un mauvais calcul ndash mecircme si le cadre de contrainte limite ses choix La sanction

serait agrave cet eacutegard valorisante ndash elle est mecircme une conseacutecration

Crsquoest ainsi que la sanction assumerait au moins cinq fonctions

- Fonction de rite diffeacuterenciateur de sexe qui laquo marque symboliquement lrsquoaffirmation

de la diffeacuterence avec lrsquoautre sexe raquo

- Fonction de laquo rite fusionnel raquo puisque il faut ecirctre sanctionneacute pour inteacutegrer le

groupe La sanction participe agrave lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute

- Fonction de laquo rite de passage raquo dans lrsquoentreacutee des grands des adultes (la peur et

lrsquoexcitation agrave lrsquoœuvre dans la transgression est alors incitative et non dissuasive)

- Fonction qui consacre la transgression comme laquo parade sexueacutee raquo devant des filles

spectatrices et mobiles des pratiques deacuteviantes Il faut ecirctre sanctionneacute pour donner

les marques de sa viriliteacute pour exhiber sa masculiniteacute pour ecirctre un seacuteducteur

344

- Fonction qui permet notamment lors de violence collective lrsquointeacutegration produit

drsquoune hypersocialisation et non drsquoun manque de lien social La personnaliteacute se

trouve abolie

La sanction consacre donc le statut de garccedilon elle est un laquo opeacuterateur hieacuterarchique de

genre raquo au sens ougrave elle instaure une hieacuterarchie entre garccedilons et filles (qui sont invisibiliseacutees

par la transgression) et au sein des garccedilons mecircmes (les sanctionneacutes ayant des comportements

conformes aux normes de viriliteacute au laquo sexe prescrit raquo ceux qui ne sont pas sanctionneacutes eacutetant

consideacutereacutes comme des sous-hommes) Mais cela vaut aussi pour les enseignants les femmes

suppleacuteent leur mythique manque drsquoautoriteacute naturelle par la sanction

Au prix drsquoun paradoxe on sanctionne les garccedilons pour la visibiliteacute de leur transgression

mais on admire leur franchise Quant aux filles on loue leur laquo invisibiliteacute raquo mais pour leur

reprocher drsquoecirctre sournoise et de tout faire laquo par derriegravere raquo La sanction en deviendrait presque

une reacutecompense aux yeux mecircmes de ceux qui sanctionnent ndash surtout ultime paradoxe aux

yeux des femmes Preuve qursquoelles ont parfaitement heacutelas assimileacute lrsquoaxiologie androcentreacutee

Si on sanctionne moins les filles crsquoest agrave leur deacutesavantage

Sylvie Ayral va plus loin encore Au collegravege 80 des sanctionneacutes sont des garccedilons agrave

lrsquoacircge adulte 88 des sujets mis en cause par la justice sont des hommes ndash et 94 lorsqursquoil y a

acte violent Il ne srsquoagit pas de dire que la violence est masculine (ce serait essentialiser le

genre) mais qursquoelle est eacutetiqueteacutee comme masculine elle est le produit drsquoune construction

sociale que lrsquoappareil punitif scolaire reproduit laquo Cette recherche montre que geacuterer ces

pheacutenomegravenes par la sanction et la reacutepression participe par effet de reacuteflexiviteacute et de faccedilon

perverse agrave la reproduction drsquoune socieacuteteacute domineacutee par les valeurs viriles raquo (Ayral 2009 p 242)

On voit ainsi combien la sanction loin de purger de dissuader ou de se montrer

eacuteducative est susceptible drsquoentretenir lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute En consacrant le garccedilon dans son

steacutereacuteotype de viriliteacute elle le conforte elle le confirme dans sa transgression tant les beacuteneacutefices

secondaires aux yeux de ses comparses sont importants

Pourquoi dans ces conditions continuer agrave punir encore et encore de plus en

plus fort si lrsquoon sait que non seulement cela ne marche pas mais que cela produit lrsquoeffet

345

inverse et stigmatise les garccedilons les plus ldquovirilsrdquo fournissant au passage des modegraveles

drsquoidentification pour les autres (Ayral 2009 p 332)

En rendant visible la sanction reconnaicirct valorise et fait naicirctre par un effet de

performativiteacute les conduites contre lesquelles elle devait chercher agrave se preacutemunir La

conclusion de la thegravese de Sylvie Ayral est la suivante laquo Crsquoest donc bien drsquoune ldquofabrique des

garccedilonsrdquo qursquoil srsquoagit et plus encore de lrsquoinvisibilisation systeacutematique des filles inscrite

beaucoup plus profondeacutement qursquoon ne le croit au cœur du systegraveme eacuteducatif franccedilais raquo (Ayral

2009 p 358) ndash on peut ajouter sans deacutenaturer le propos que la sanction ne joue pas un mince

rocircle dans ce processus drsquoheacuteteacuteronomie rocircle paradoxal car il preacutetend combattre ce qursquoil

renforce Eacutetrange raison des effets

Pour conclure sur lrsquoapport des eacutetudes de genre au pheacutenomegravene de sanction eacuteducative

on peut mettre en rapport cette jouissance de la transgression eacutevoqueacutee par Sylvie Ayral avec

le systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute (SM1 p) theacuteoriseacute par Daniel Favre qui

eacutevoque lrsquoaddiction agrave la violence Le lien est deacutesormais clair cette addiction agrave la violence est

susciteacutee par la sanction et srsquoen nourrit La sanction renforce lrsquoaddiction agrave lrsquoheacuteteacuteronormativiteacute

La sanction nrsquoest pas le remegravede agrave la violence elle en est un (le ) eacuteleacutement pathogegravene

Que la sanction ait toujours eacuteteacute preacutesenteacutee comme ambitionnant le contraire ne doit

pas induire en erreur par-delagrave la rheacutetorique qui eacutelegraveve le paradoxe au rang drsquoargument (la

sanction aurait pour but de purger ou de reacuteinteacutegrer ndash mais par quel miracle puisque son effet

le plus incontestable et le plus sensible est drsquoabord de peiner ) son efficaciteacute nrsquoest patente

qursquoen tant que dressage agrave court terme Degraves que srsquoenvisagent ses effets durables non

seulement la sanction manque agrave lrsquoeacutevidence drsquoefficaciteacute mais elle geacutenegravere mecircme les effets

qursquoelle preacutetend combattre

346

9 Effets physiologiques de la sanction

Dans cette partie nous envisagerons les diffeacuterents effets physiologiques de la sanction

en tant qursquoelle est productrice drsquoangoisse et de stress Jusqursquoagrave reacutecemment la question de la

sanction nrsquoa eacuteteacute que peu rapporteacutee agrave notre connaissance du cerveau humain et notamment

des neurosciences Il est pourtant manifeste que ces derniegraveres ont quelque chose drsquoessentiel

agrave dire sur notre sujet

91 La punition et le systegraveme nerveux fuite inhibition et lutte (Henri Laborit)

Crsquoest par lrsquoeacutetude de lrsquoactiviteacute fonctionnelle du systegraveme nerveux que Henri Laborit

entend comprendre le pheacutenomegravene de conscience reacutefleacutechie Chez celui qui le premier a

syntheacutetiseacute la chlorpromazine lrsquoanalyse neurobiologique srsquoenchacircsse dans une compreacutehension

eacutethologique plus large qui nrsquoexclut pas des consideacuterations politiques

Pour Laborit crsquoest par les eacutechanges entre les trois eacutetages eacutevolutifs du systegraveme nerveux

et lrsquoenvironnement qursquoon peut comprendre lrsquoeffet organique des punitions Ces derniegraveres sont

comprises de maniegravere geacuteneacuterique comme des inhibiteurs de gratification ou des geacuteneacuteratrices

de stress

Commenccedilons par les trois niveaux du systegraveme nerveux

- Les comportements instinctifs relegravevent drsquoune reacutegion primitive du cerveau

(lrsquohypothalamus et le tronc ceacutereacutebral) qui ont pour fonction de permettre le retour agrave lrsquoeacutequilibre

interne par une action sur lrsquoenvironnement (Laborit 1985a p 54) Il srsquoagit de reacutepondre aux

laquo besoins fondamentaux raquo drsquoassurer la laquo conservation de lrsquoinformation-structure raquo (1985a p

57) par des laquo comportements steacutereacuteotypeacutes incapables drsquoadaptation insensibles agrave

lrsquoexpeacuterience raquo (1985a p 55) car elle repose sur une meacutemoire agrave court terme On voit ainsi que

ce systegraveme nerveux primitif sert drsquoabord agrave agir et que tous les apports agrave la structure du cerveau

seront laquo comme situeacute en deacuterivation sur lui raquo (1985a p 55)

- Avec les mammifegraveres apparaicirct le systegraveme limbique ndash qui conditionne lrsquoapparition de

la meacutemoire agrave long terme et ainsi lrsquoaffectiviteacute Lrsquoexpeacuterience agreacuteable ou deacutesagreacuteable nrsquoest pas

juste subie la premiegravere peut deacutesormais ecirctre reacutepeacuteteacutee et la seconde peut ecirctre fuie De nouveaux

automatismes peuvent ecirctre creacuteeacutes mais de nouveaux besoins (des laquo besoins acquis raquo 1985a

p 60) vont ainsi apparaicirctre de nature socioculturelle Ce sont des besoins en tant que leur

347

satisfaction participe au maintien de la structure nerveuse (laquelle peut-ecirctre inneacutee ou

acquise) et qui se manifestent sous la formes drsquointerdits H Laborit preacutecise qursquo laquo en situation

sociale ces besoins ne pourront geacuteneacuteralement srsquoassouvir que par la dominance raquo (1985a p 61)

ndash dominance qui sera degraves lors la motivation fondamentale de toutes les espegraveces posseacutedant un

systegraveme limbique

- Enfin chez lrsquoecirctre humain notamment lrsquoexistence drsquoun cortex ceacutereacutebral (dans les

reacutegions orbito-frontales) permet lrsquoassociation des eacuteleacutements meacutemoriseacutes La recombinaison

ouvre la possibiliteacute de creacuteation de laquo structures imaginaires raquo (1985a p 61) dont les possibiliteacutes

sont quasi infinies Cette capaciteacute de reacutepondre de maniegravere originale agrave un problegraveme poseacute par

lrsquoenvironnement lorsqursquoil pourrait reacutepondre par instinct (ou automatisme) se manifeste chez

lrsquoecirctre humain comme conscience laquo La conscience se reacutevegravele ainsi comme la conseacutequence du

fonctionnement le plus complet le plus inteacutegreacute de toutes les aires et fonctions ceacutereacutebrales raquo

elle est libeacuteration agrave lrsquoeacutegard des automatismes inconscients quand bien mecircme les reacuteponses

primitives ne sont jamais purement et simplement suspendues

En 1954 Olds et Milner ont reacuteveacuteleacute lrsquoexistence drsquoun faisceau de la reacutecompense (medial

forebrain bundle MFB) ou faisceau de la reacutecompense du renforcement ndash laquo le renforcement

eacutetant la reacutepeacutetition de lrsquoaction gratifiante pour en consolider les traces nerveuses raquo (Laborit

1994 p 52) Symeacutetriquement il existe un faisceau de la punition (periventricular system ou

PVS) Ces faisceaux permettent au systegraveme nerveux drsquoassouvir les pulsions instinctives et

drsquoeacuteviter les expeacuteriences nuisibles Pour Henri Laborit lrsquoagressiviteacute ne doit pas ecirctre penseacutee

comme instinctive laquo lrsquoagressiviteacute est bien un comportement appris apprentissage de la

douleur sous toutes ses formes raquo ndash douleur par inhibition de lrsquoaction

On connaicirct les ceacutelegravebres expeacuteriences meneacutees par Henri Laborit sur les rats Dans une

cage agrave deux compartiments le plancher drsquoun compartiment est eacutelectrifieacute intermittemment Le

rat preacutevenu par un signal peut eacutechapper agrave la punition en se deacuteplaccedilant dans lrsquoautre

compartiment Il apprend rapidement agrave le faire par la fuite il eacutevite la punition et ne deacuteclare

aucune pathologie particuliegravere Il a conserveacute lrsquointeacutegriteacute de lrsquoinformation-structure

Fermons maintenant la cage entre les deux compartiments le rat va recevoir toutes

les punitions sans pouvoir fuir Il nrsquoa pas drsquoautre choix que de srsquoinhiber Alors mecircme que le

choc eacutelectrique nrsquoa rien de mortel lrsquoanimal va connaicirctre des symptocircmes physiologiques

348

caracteacuteristiques de lrsquoangoisse les perturbations organiques sont profondes et son

homeacuteostasie restreinte est perturbeacutee

Lorsqursquoenfin tout en maintenant fermeacutee la porte entre les compartiments et en

continuant drsquoeacutelectrifier reacuteguliegraverement le plancher on place un second rat dans la cage une

lutte peut srsquoengager Les deux rats vont donner une forme agressive agrave leur stress et alors que

cette lutte est inefficace ils ne deacutevelopperont aucun problegraveme pathologique Toutes les

punitions auront pourtant eacuteteacute administreacutees (preuve que ce nrsquoest pas la punition en tant

agression physique qui est probleacutematique mais en tant qursquoagression psycho-sociale lorsque

lrsquoenvironnement ne laisse drsquoautre choix que celui de lrsquoinhibition) mais lrsquoagressiviteacute permet drsquoen

deacutejouer les suites morbides au plan organique

Lrsquoagression psycho-sociale ne produit pas de leacutesion directe mais geacutenegravere des effets de

nature psychosomatique Lorsque la fuite ou la lutte ne sont pas possibles (du fait par

exemple des interdits socioculturels) demeure seule lrsquoimpuissance motrice (on ne peut

devenir cause motrice drsquoune modification de lrsquoenvironnement en vue de recevoir une

gratification) et son affect sui generis lrsquoangoisse reacuteaction aspeacutecifique qursquoon peut assimiler au

stress Lrsquoangoisse est la manifestation affective de lrsquoinhibition de lrsquoaction et paraicirct drsquoautant

plus illeacutegitime pour un observateur exteacuterieur qursquoelle est sans correacutelat exteacuterieur clairement

identifiable

Toute la difficulteacute est que lrsquoangoisse naicirct de la contradiction entre le systegraveme pulsionnel

(niveau de lrsquoinstinct et des pulsions du laquo ccedila raquo) et le systegraveme des interdits de la socioculture

(niveau du laquo surmoi raquo) La socioculture exige de lrsquoindividu la soumission agrave des nouveaux

automatismes conceptuels et comportementaux la seacutecuriteacute qursquoelle apporte se paye au prix

fort de la creacuteativiteacute laquo [La creacuteation drsquoautomatismes] chacirctre toute creacuteativiteacute en punissant tout

projet non conforme au systegraveme de valeurs imposeacute par les dominants raquo (Laborit 1994) La

punition on le voit est la reacuteponse de lrsquoenvironnement socioculturel agrave la deacuteviance drsquoun sujet

en lrsquoinhibant elle lrsquoincite au conformisme Srsquoil persiste dans son heacuteteacuterodoxie le sujet en subira

les conseacutequences psychopathologiques les leacutesions qui menacent lrsquohomeacuteostasie restreinte au

milieu inteacuterieur

Crsquoest par des interactions avec lrsquoenvironnement que se conserve lrsquoinformation-

structure Il est agrave noter qursquoil y a deux homeacuteostasies drsquoune part lrsquohomeacuteostasie restreinte au

milieu inteacuterieur (assurant la conservation interne de lrsquoinformation-structure toutes choses

349

eacutegales par ailleurs) drsquoautre part lrsquohomeacuteostasie geacuteneacuteraliseacutee agrave lrsquoenvironnement (assurant la

condition in situ de lrsquoinformation-structure) Le paradoxe est que lrsquohomeacuteostasie geacuteneacuteraliseacutee se

reacutealise parfois au deacutetriment de lrsquohomeacuteostasie restreinte ndash en situation de danger par exemple

laquo Ainsi le milieu inteacuterieur matelas liquide qui sert drsquointermeacutediaire entre les variations

survenant dans lrsquoenvironnement et lrsquoinformation-structure cellulaire est le lieu de passage que

traverse la matiegravere et lrsquoeacutenergie dont cette derniegravere a besoin pour subsister raquo (Laborit 1994 p

63) Un environnement hostile fera obstacle par conseacutequent agrave lrsquohomeacuteostasie restreinte Le

bien-ecirctre est sacrifieacute et si la situation persiste laquo on peut peacuteneacutetrer dans un eacutetat pathologique

ougrave lrsquoinformation-structure elle-mecircme est endommageacutee soit de faccedilon aigueuml soit plus

lentement avec apparition de leacutesions chroniques qui siegravegent preacutefeacuterentiellement au niveau des

organes sacrifieacutes par la reacuteaction organique agrave lrsquoagression raquo (Laborit 1994 p 63)

Comment eacuteviter lrsquoagression psychosociale et ainsi conjurer lrsquoangoisse Plusieurs

reacuteponses sont possibles ndash mais nombre drsquoentre elles ne paraissent guegravere satisfaisantes en tant

qursquoelles sont geacuteneacuteratrices de pathologies Ainsi de la deacutepression (quand laquo il nrsquoy a pas

drsquoeacutechappement possible agrave lrsquoagression psychosociale raquo Laborit 1994 p 84) de la toxicomanie

de la personnaliteacute neacutevrotique ou de la psychose (laquo le psychotique serait un sujet qui ne pouvant

reacutealiser la satisfaction de ses pulsions par une action gratifiante sur lrsquoenvironnement [hellip]

obtiendrait sa gratification secondaire dans lrsquoimaginaire en mobilisant son mateacuteriel

meacutemoriseacute raquo (1994 p 86) Il reste deux options la fuite (strateacutegie drsquoeacutevitement mutuel) et

lrsquoagressiviteacute Concernant la fuite elle est dans nos socieacuteteacutes rendue difficilement praticable

les besoins creacuteeacutes (qui ne doivent rien agrave lrsquoinstinct mais sont le produit drsquoun apprentissage du

systegraveme nerveux) rendent le sujet deacutependant de gratifications qursquoil ne pourrait obtenir que par

la dominance sur un territoire donneacute Enfin nous avons deacutejagrave abordeacute la question de lrsquoagressiviteacute

(voir 545) Lrsquoagressiviteacute naicirct du conflit entre les pulsions hypothalamiques et les interdits

socio-culturels elle est une reacuteponse agrave lrsquoagressiviteacute preacutealable de lrsquoenvironnement Celui qui ne

peut fuir est donc condamneacute agrave la lutte ou agrave une forme drsquoautodestruction

On le voit la punition (qui provient drsquoun environnement socio-culturel) a pour fonction

drsquoinhiber lrsquoinvention de reacuteponses nouvelles et drsquoinciter agrave lrsquoutilisation de reacuteponses steacutereacuteotypeacutees

en vue de favoriser le conformisme La sanction (au sens geacuteneacuteral de punitions et de

reacutecompenses) est le vecteur drsquoun apprentissage qui intervient tregraves tocirct chez lrsquoanimal humain

laquo tregraves tocirct un apprentissage de lrsquoenfant par lrsquoadulte va ldquoreacuteenforcerrdquo ce comportement [de

350

soumission] par sa reacutecompense directe ou indirecte ou au contraire le punir suivant les regravegles

morales eacutethiques ou leacutegales admises par la socieacuteteacute du moment raquo (Laborit 1994 p 83) La

sanction fait partie drsquoun systegraveme plus large qui geacutenegravere de lrsquoangoisse et partant en cas

drsquoinsoumission lutte fuite ou maladie psychosomatique La sanction ainsi comprise fait bien

partie drsquoun meacutecanisme eacuteducatif ndash mais au pire sens du terme celui qui dresse la personnaliteacute

agrave accepter la dominance actuelle et agrave mutiler ses capaciteacutes creacuteatives La sanction est lrsquoennemi

de lrsquohomme imaginant et vise agrave asseoir la dominance preacutesente

92 Les effets neurobiologiques du stress

Que peuvent nous apporter les neurosciences concernant la sanction

Il convient deacutejagrave de deacutelimiter ce qursquoelles ne peuvent pas nous apprendre Lrsquoimagerie par

reacutesonance magneacutetique fonctionnelle (IRMf) visualise lrsquoactiviteacute ceacutereacutebrale on eacutetudie ainsi le

fonctionnement du cerveau Toutefois comme le rappelle agrave juste titre P Meirieu (2018) crsquoest

laquo lrsquoexistence raquo et non laquo le contenu raquo de lrsquoactiviteacute ceacutereacutebrale qui est analyseacutee laquo cette imagerie

ne nous donne agrave voir que des correacutelations [hellip] entre lrsquoactiviteacute de certaines zones ceacutereacutebrales et

certain comportements raquo et certainement pas une quelconque causaliteacute qui serait agrave mecircme

drsquoengendrer laquo des prescriptions peacutedagogiques preacutecises raquo Avec les neurosciences des

principes peuvent ecirctre eacutetablis mais non des meacutethodes et encore moins la meacutethode optimale

qursquoil faudrait appliquer systeacutematiquement Ainsi concernant lrsquoapprentissage de la lecture par

exemple Steacutephane Dehaene eacutecrit que laquo Diverses strateacutegies eacuteducatives demeurent

compatibles avec nos connaissances de la lecture et du cerveau raquo (Apprendre agrave lire 2011 p

65) Il ajoute

Notre objectif est donc modeste non pas introduire ldquolardquo meacutethode scientifique

de lecture mais plutocirct dresser une liste des principes eacuteducatifs qui lorsqursquoils sont

systeacutematiquement appliqueacutes facilitent la deacutecouverte de la lecture [hellip] Une liste de

principes peut aider agrave ne pas nous eacutegarer (Dehaene 2011 pp 66-67)

351

Les chercheurs en sciences de lrsquoeacuteducation ont tout agrave gagner de lrsquoapport modeste mais

deacutecisif des neurosciences qui eacutenoncent des principes facilitateurs mais ne deacuteterminent pas

de meacutethode preacutecise En effet les principes sont de nature geacuteneacuterale

[hellip] lrsquoapplication de nos principes laisse eacutenormeacutement de place agrave lrsquoimagination

des enseignants Le choix des exemples du mateacuteriel peacutedagogique des meacutetaphores et

mecircme en partie de lrsquoordre des regravegles agrave enseigner est laisseacute agrave lrsquoappreacuteciation de

lrsquoenseignant Bien que nous donnions quelques exemples nous nrsquoavons pas lrsquointention

de recommander un manuel ou une meacutethode ideacuteale mais plutocirct de proposer une grille

selon laquelle les diffeacuterentes strateacutegies drsquoenseignement peuvent ecirctre compareacutees et

ameacutelioreacutees (Dehaene 2011)

Agrave ce titre P Meirieu a raison de titrer un chapitre de son ouvrage les neurosciences

ne feront jamais la classe Elles montrent comment fonctionnent le cerveau et sont agrave ce titre

incontournables mais elles ne nous renseignent jamais que sur les moyens drsquoeacuteduquer et non

sur les fins Mutatis mutandis on trouve cette probleacutematique dans le Pheacutedon de Platon on

risquerait de confondre la condition de possibiliteacute mateacuterielle drsquoun acte avec la cause de

lrsquoacte (99a-b 2008 p 1219 laquo il y a lagrave deux choses bien distinctes ce qui reacuteellement est

cause et ce sans quoi la cause ne pourrait jamais ecirctre cause raquo) Pour exposer la mecircme ideacutee

en termes triviaux on reacuteduirait la question du pourquoi (ou le pour quoi) au comment Ou

encore mecircme ideacutee preacutesenteacutee autrement il y a sous-deacutetermination de lrsquoaction eacuteducative par

des meacutecanismes neurobiologiques De mecircme que le corps ne se laisse reacuteduire au cerveau de

mecircme la peacutedagogie ne se laisse pas reacuteduire agrave ce qursquoen peuvent dire les neurosciences Si ces

derniegraveres cependant griseacutees par leur succegraves et outrepassant toute prudence

eacutepisteacutemologique ambitionnaient de devenir la science de lrsquoeacuteducation elles se contenteraient

de modeler le cerveau de la maniegravere la plus efficace indeacutependamment de tout objectif

culturel Autrement dit elles renonceraient agrave eacutelever et se contenteraient de dresser

Indeacutependamment de ce reacuteductionnisme les neurosciences sont agrave mecircme de contribuer

de agrave la question de la sanction P Meirieu eacutecrit encore (2018 p 169) que laquo les neurosciences

352

sont neacuteanmoins agrave lrsquoorigine drsquoacquis deacutecisifs qui changent notre vision de lrsquoeacuteducation raquo

Toutefois parmi ces acquis P Meirieu ne mentionne pas ceux qui sont relatifs agrave la sanction

Serait-ce que les neurosciences sont muettes agrave ce sujet Nullement mais leur apport ne va

pas dans le sens drsquoune efficaciteacute en termes drsquoapprentissage de la punition Bien au contraire

Pourquoi eacutevoquer les effets du stress dans un travail consacreacute agrave la sanction Parce

qursquoune eacuteducation qui fait de la sanction un moyen ordinaire de discipline ne peut pas eacutechapper

agrave lrsquoinduction de stress la visibiliteacute de la sanction qui participe agrave son annonce ne laisse pas le

psychisme de ceux auxquels elle srsquoadresse indiffeacuterent Pour comprendre la sanction et ses

enjeux il convient donc drsquoanalyser les effets neurobiologiques du stress

On objectera peut-ecirctre que le chacirctiment corporel nrsquoest plus aujourdrsquohui pratiqueacute agrave

lrsquoeacutecole cela est vrai (en droit cela fait presque deux cents ans en France qursquoil ne le devrait

plus lrsquoecirctre5 mais les pratiques sont tecirctues) Mais une sanction nrsquoa pas besoin drsquoecirctre corporelle

pour induire un stress une sanction symbolique (stigmatisation humiliation etc) peut fort

bien mener agrave un effet similaire De maniegravere geacuteneacuterale il y a stress quand le sujet se sent en

situation de danger ndash et pas seulement eacutevidemment danger de vie ou de mort La sanction

neacutegative (au sens de possibiliteacute de peine) apparaissant par deacutefinition comme une menace de

danger quel est donc son effet sur le cerveau

En situation de stress la concentration de cortisol augmente dans le sang Voici

comment Joseph LeDoux explique le processus (Neurobiologie de la personnaliteacute 2002 pp

344-345) lrsquoamygdale notamment intervient pour que les neurones hypothalamiques

relacircchent un peptide (corticolibeacuterine) Ce dernier libegravere par lrsquohypophyse lrsquohormone

adreacutenocorticotrope qui circulant dans le sang va entraicircner celle de cortisol par la glande

surreacutenale dans les diffeacuterents organes et tissus corporels Au niveau du cerveau le cortisol se

lie agrave des reacutecepteurs de plusieurs reacutegions du cerveau ndash dont lrsquohippocampe Quand le nombre

de reacutecepteurs occupeacutes atteint un certain niveau des signaux sont deacutepecirccheacutes agrave lrsquohypothalamus

5 Le Comiteacute drsquoinstruction publique le 24 germinal an III affirme que laquo Toute punition corporelle est bannie des eacutecoles primaires raquo Avec Napoleacuteon la feacuterule reacuteapparaicirct agrave lrsquoeacutecole primaire quoiqursquoelle soit interdite agrave lrsquoeacutecole secondaire Le 25 avril 1834 le statut sur les eacutecoles primaires eacuteleacutementaires communales prononce lrsquoarrecirct des chacirctiments corporels tout en conservant reliquat de la peacutedagogie religieuse laquo la mise agrave genoux raquo pendant une partie de la classe ou de la reacutecreacuteation Il faudra attendre 1842 pour que cette pratique disparaisse de la leacutegislation ndash sans qursquoelle disparaisse pour autant des pratiques (Le Gal 2008 pp 26-32)

353

pour que cesse la libeacuteration de corticolibeacuterine Crsquoest ainsi que lrsquohippocampe reacutegule le stress

geacuteneacutereacute par lrsquoamygdale notamment par la libeacuteration puis la restriction de cortisol

Lorsque le stress intervient ponctuellement alors les reacuteponses qursquoil induit reacutevegravelent une

utiliteacute biologique il permet de laquo mobiliser les ressources corporelles et faire face au danger raquo

(LeDoux 2002 p 345) Il est alors deacutepourvu de nociviteacute Plus preacuteciseacutement le systegraveme corporel

qui permet la libeacuteration de cortisol est lrsquoaxe hypothalamo-hypophyso-adreacutenocorticotrope il

permet sur le court terme de traiter laquo des situations qui affectent lrsquoeacutequilibre physiologique

normal du corps comme la privation de nourriture ou de boisson une blessure ou la rencontre

avec un preacutedateur ou un ennemi de notre espegravece raquo (LeDoux 2002 p 346)

En revanche lorsque le stress est important et continu les capaciteacutes de lrsquohippocampe

agrave eacuteteindre la reacuteponse du stress sont alteacutereacutees On peut alors craindre lrsquoapparition de troubles

physiologiques fonctionnement cardio-vasculaire compromis affaiblissement des muscles

apparition drsquoulcegravere fragiliteacute aux infections etc Lrsquohippocampe lui-mecircme est indirectement

atteint ndash sous lrsquoeffet de lrsquohormone du stress les neurones de lrsquohippocampe connaissent une

carence en glucose faisant obstacle agrave leur travail et pouvant aller jusqursquoagrave mourir (notamment

dans la reacutegion CA3) Degraves lors les fonctions qui deacutependent de lrsquohippocampe comme la meacutemoire

explicite ou deacuteclarative seront diminueacutees Lrsquohippocampe nrsquoest pas la seule reacutegion affecteacutee par

le stress Le cortex preacutefrontal serait aussi attaqueacute par la libeacuteration continue de cortisol

affectant la meacutemoire agrave court terme et induisant une propension agrave la distraction (LeDoux 2002

p 349) Lrsquoamygdale serait aussi affecteacutee

On voit ainsi qursquoau point de vue neurobiologique le stress (ou plutocirct sa reacutepeacutetition sa

normalisation) nrsquoa rien drsquoinoffensif Outre les pathologies qursquoil peut induire son effet au point

de vue eacuteducatif est deacutesastreux les capaciteacutes drsquoapprentissage sont assureacutement entraveacutees Le

stress ne peut jamais ecirctre qursquoun moyen de dressage ndash et jamais un moyen drsquoeacutetayer des

apprentissages solides agrave long terme susceptibles drsquoeacutelever le sujet Or la sanction a-t-elle une

autre finaliteacute que de geacuteneacuterer du stress afin de susciter lrsquoobeacuteissance escompteacutee A minima srsquoil

est une chose que la neurobiologie nous apprend ici crsquoest que pour ecirctre eacuteducatif le stress

susciteacute doit ecirctre de court terme et non reacutepeacuteteacute Crsquoest dire que la sanction qui lrsquooccasionne doit

ecirctre la plus exceptionnelle possible pour que lrsquohippocampe puisse reacuteguler de maniegravere efficace

la libeacuteration de cortisol

354

93 La sanction une laquo addiction raquo eacuteducative sans drogue

Dans cette sous-partie nous proposons de subvertir les stimulantes analyses de Daniel

Favre en sorte de sans changer la modeacutelisation lrsquoadapter agrave un nouvel objet la pratique de la

sanction eacuteducative ou le fait drsquoinfliger une peine leacutegale pour une transgression Subversion

car comme nous lrsquoavons deacutejagrave noteacute si Daniel Favre se montre hostile agrave la punition il se reacutevegravele

en revanche favorable agrave la sanction qursquoil estime ecirctre laquo eacuteducative et responsabilisante raquo

La sanction comme relevant drsquoun systegraveme de motivation parasiteacute

Nous proposons de penser la sanction comme un circuit court de reacuteaction du cerveau

de lrsquoeacuteducateur agrave une situation qursquoil appreacutehende comme inconfortable et relevant drsquoun

systegraveme de motivation de seacutecurisation parasiteacute (SM1 p)

Rappelons briegravevement sa modeacutelisation complexe de la motivation en croisant deux

analyses

La premiegravere concerne le circuit court et le circuit long le dressage et lrsquoeacuteducation

proprement dite du laquo chien de garde raquo ceacutereacutebral Pour lrsquoessentiel les peurs ne seraient pas

geacuteneacutetiques elles seraient dues agrave lrsquoenvironnement (crsquoest-agrave-dire les expeacuteriences veacutecues par

lrsquoenfant degraves la vie intra-uteacuterine) et laquo il nrsquoy a pas de fataliteacute biologique agrave la violence ou de gegravene

responsable de celle-ci raquo La laquo reacuteactiviteacute raquo ainsi que la laquo neacuteophobie raquo srsquoapprennent de mecircme

la reacutesistance agrave la frustration Lorsque lrsquoanalyse (ou lrsquoactivation des lobes frontaux) nrsquoest pas

stimuleacutee les reacuteactions automatiques (la laquo reacuteactiviteacute raquo) lrsquoemportent les laquo noyaux amygdaliens raquo

sont sans filtre et si on peut rationaliser apregraves coup sa conduite il nrsquoen demeure pas moins

que la conduite a drsquoabord eacuteteacute impulseacutee sans raison preacutealable Ce nrsquoest pas agrave dire que la violence

se manifestera mais seulement que le sujet sera ameneacute agrave reacutepeacuteter les messages veacutehiculeacutes par

les adultes de reacutefeacuterence qui se sont occupeacutes de lui (mettant en place un premier filtre) Lorsque

le premier filtre eacuteducatif nrsquoa pas eacuteteacute mis en place et qursquoune seule maniegravere de reacuteagir a eacuteteacute

assimileacutee il y a dressage et le laquo chien de garde raquo se reacutevegravele agressif au-delagrave (ou plutocirct en-

deccedilagrave) du raisonnable La peur du danger preacutedomine

Mais un second filtre est disponible les lobes frontaux laquo maicirctre raquo du chien de garde

permet une prise sur les eacutemotions qui permettent de relativiser les messages heacuteriteacutes de

lrsquoenfance Crsquoest la phase de la laquo deacutelibeacuteration consciente raquo lrsquoesprit critique devient possible et

agrave la neacuteophobie se substitue la recherche voire lrsquoinvention drsquoune solution nouvelle Nous avons

355

vu quelles eacutetaient les fonctions des lobes frontaux ils sont lrsquoassise neurobiologique du systegraveme

de motivation drsquoinnovation (SM2)

Lorsque ce second filtre nrsquoest pas mobiliseacute que le besoin de seacutecurisation lrsquoemporte sur

les capaciteacutes drsquoinnovation le systegraveme de motivation de seacutecurisation risque de se trouver

parasiteacute (SM1 p) Au lieu de pouvoir innover lrsquoorganisme se replie sur les strateacutegies passeacutees

qursquoil reproduit pour ainsi dire meacutecaniquement

Nous inteacuteressant aux motivations de lrsquoeacuteducateur nous proposons lrsquoideacutee que lrsquousage de

la sanction relegraveve drsquoun systegraveme de motivation parasiteacute

Cet usage ne saurait relever de SM1 il ne srsquoagit pas pour lrsquoadulte qui eacuteduque drsquoassurer

sa seacutecurisation sa posture proscrit cette situation Que serait un eacuteducateur qui ne serait pas

eacuteduqueacute

Cet usage ne saurait relever non plus de SM2 crsquoest quand lrsquoinnovation manque (ou se

reacutevegravele sans efficaciteacute) que lrsquoeacuteducateur mobilise la sanction Elle est lrsquoultime recours lrsquoultima

ratio destineacutee agrave preacuteserver son autoriteacute La frustration et le sentiment drsquoeacutechec quand on y a

recours est la marque qursquoelle est lrsquoantithegravese de lrsquoeacutepanouissement professionnel capable

drsquoinventer des solutions pour reacutegler les problegravemes Pour le dire autrement lrsquoenseignant motiveacute

par lrsquoinnovation trouvera bien des moyens drsquoeacuteviter de recourir agrave la sanction

Reste alors SM1 p se sentant en situation de danger il y a renforcement du besoin de

seacutecurisation se deacuteveloppe alors une relation de deacutependance ndash agrave lrsquoautoriteacute-soumission dont

la marque la plus sucircre est la sanction Crispation sur les preacuterogatives (la sanction est le droit

magistral par excellence) rappel qursquoon a de lrsquoautoriteacute (qui reacutevegravele qursquoon nrsquoest alors plus

lrsquoautoriteacute)

laquo Addiction raquo agrave la sanction

Il est eacutevidemment deacutelicat de parler drsquo laquo addiction raquo au sens propre (meacutedical) du terme

pour qualifier une pratique professionnelle ndash surtout quand elle est aussi reacutepandue Le sens

drsquoune telle laquo addiction raquo ne peut ecirctre que meacutetaphorique Crsquoest de surcroicirct une ideacutee purement

speacuteculative puisqursquoil faudrait la confronter rigoureusement au ressenti des eacuteducateurs qui y

ont recourt Autant dire qursquoil ne srsquoagit que drsquoune hypothegravese que nous hasardons Dans un sens

eacutelargi il nous semble pourtant qursquoon peut parler de la sanction comme drsquoune pathologie dans

356

la relation eacuteducative en tant qursquoelle fait obstacle agrave lrsquoautonomisation aussi bien de lrsquoeacuteducateur

(qui ne peut plus trouver drsquoautre solution pour geacuterer les conflits) que de lrsquoecirctre agrave eacuteduqueacute (qui

se trouve soumis agrave lrsquoautoriteacute dont la sanction est la marque distinctive)

Eacutetant entendu qursquoon ne saurait parler drsquoaddiction au sens propre on remarque

cependant des recoupements troublants avec les critegraveres du comportement addictif (eacutenonceacutes

par Goodman citeacute par Favre p 63) La dimension eacutemotionnelle est indeacuteniable ndash mecircme si elle

fait traditionnellement partie de la dimension honteuse du meacutetier

- laquo Tension croissante avant le comportement raquo Quel enseignant nrsquoa pas avant de

sanctionner senti cette tension inteacuterieure de perdre le controcircle de ne pas srsquoen sortir Drsquoougrave

les menaces ndash qui deacutecreacutedibilise tant qursquoon ne les met pas agrave exeacutecution

- laquo Sentiment de plaisir ou de soulagement en reacutealisant le comportement raquo Tension

inteacuterieure qui cesse lorsque la sanction tombe

- laquo Freacutequentes preacuteoccupations lieacutees au comportement ou aux activiteacutes preacuteparatoires agrave

sa reacutealisation raquo - ou le stress de lrsquoenseignant dans les classes difficiles ougrave lrsquoon est laquo obligeacute raquo de

sanctionner

- laquo Importante perte de temps passeacute agrave preacuteparer le comportement le reacutealiser ou

reacutecupeacuterer de ses effets raquo - ou le temps passeacute agrave la discipline agrave laquo faire la police raquo empiegravete sur le

temps des apprentissages

- laquo Reacutealisation freacutequente du comportement alors mecircme que des obligations doivent

ecirctre accomplies raquo - qursquoon peut mettre en relation avec lrsquoitem preacuteceacutedent

- laquo Toleacuterance besoin drsquoaugmenter lrsquointensiteacute ou la freacutequence du comportement pour

obtenir lrsquoeffet deacutesireacute ou effet diminueacute si le comportement est poursuivi avec la mecircme

intensiteacute raquo Lrsquoefficaciteacute de la sanction deacutecroicirct avec son exeacutecution reacutepeacuteteacutee il faut donc toujours

sanctionner davantage

- laquo Agitation ou irritabiliteacute si le comportement ne peut ecirctre poursuivi raquo - ou le sentiment

de vulneacuterabiliteacute des enseignants quand on suspend leur sanction ou leur pouvoir de sanction

Quel enseignant ameneacute agrave devoir sanctionner malgreacute lui nrsquoa pas ressenti lrsquoimpasse dans

laquelle il se reacuteengage pourtant reacuteguliegraverement ndash avec le sentiment de ne pas pouvoir faire

autrement

357

SM2 p

Il y a toutefois une limite agrave ce rapprochement crsquoest que SM1 p et lrsquoaddiction relegravevent

de la pulsion incontrocirclable (ou difficilement controcirclable) Or crsquoest un attribut qui selon toute

vraisemblance manque dans la pratique de la sanction (agrave moins de parler drsquoune pulsion

punitive ndash mais nous ne sommes assureacutement plus alors dans un cadre eacuteducatif) Au contraire

la sanction se veut mesureacutee rationnelle Elle relegraveve drsquoun mode de deacutelibeacuteration Crsquoest agrave ce titre

qursquoon ne peut parler au sens propre drsquoaddiction ndash mais seulement par meacutetaphore par les

effets (et non par la cause) Mais ainsi que nous lrsquoavons remarqueacute on peine agrave trouver une

raison veacuteritablement eacuteducative pour justifier son recours (davantage incantatoire que

deacutemontreacutee) La pratique de la sanction suppose une deacutelibeacuteration mais dans un horizon de

raisons qui la justifient neacutegativement pas drsquoalternative possible

Nous proposons donc lrsquohypothegravese qursquoelle relegraveve drsquoun parasitage du systegraveme de

motivation drsquoinnovation Certes Daniel Favre estime que SM2 ne peut ecirctre parasiteacute (p 54) ce

serait obeacuteir agrave une injonction paradoxale du genre laquo deviens autonome raquo (or reacutepondre agrave

lrsquoinjonction serait preacuteciseacutement le moyen drsquoy deacuteroger) Mais nrsquoy a-t-il pas un paradoxe analogue

qui œuvre dans lrsquoinjonction qui se preacutesente agrave lrsquoeacuteducateur laquo sanctionne pour reacuteinteacutegrer raquo

Lrsquoautonomie eacuteducative est parasiteacutee par une croyance dogmatique de type laquo on ne peut pas

faire autrement raquo laquo jrsquoai tout essayeacute raquo laquo crsquoest pour son bien raquo Lrsquointelligence tourne en rond

autour du mecircme problegraveme sans compulsion mais sans capaciteacute agrave innover Le SM2 p srsquoil existe

serait une deacutependance excessive agrave une croyance qursquoon croit argumenter quand on ne fait que

la reacutepeacuteter

Telle serait la sanction en eacuteducation une pratique motiveacutee rationnellement (et non

impulsivement) mais parasiteacutee par une croyance dogmatique qui bloque lrsquoinnovation qui pose

ladite pratique comme (malheureusement) incontournable Le seul plaisir qui en ressort est

celui drsquoeacuteviter un deacuteplaisir plus important celui du deacutesordre ndash eacutetant entendu qursquoil nrsquoest qursquoun

seul moyen de ramener lrsquoordre Mais peut-ecirctre une autre conception de lrsquoordre est-elle

possible qui nrsquoest pas agrave imposer mais agrave faire eacutemerger

Ainsi pourquoi eacutevoquer sur un mode meacutetaphorique une laquo addiction raquo eacuteducative agrave la

sanction Pour plusieurs raisons

358

- Le sujet qui sanctionne ne sait pas pourquoi il sanctionne les raisons de son acte

lui eacutechappent Il le fait par imitation des modegraveles passeacutes qursquoil a inteacuterioriseacutes ainsi que

pour eacutechapper agrave une tension deacutesagreacuteable (celle de perdre le controcircle)

- Le sujet qui sanctionne se trouve pris dans un engrenage sanctionner appelle de

devoir sanctionner davantage

- Il nrsquoenvisage mecircme pas drsquoexercer sans recours agrave cette pratique qui lui paraicirct

consubstantiel agrave son art La croyance dogmatique lui fait admettre sans examen

critique lrsquoideacutee qursquoeacuteduquer crsquoest (neacutecessairement ecirctre ameneacute agrave devoir) sanctionner

- Lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation sans sanction paraicirct utopique ndash pour ne pas dire suspecte

Si notre hypothegravese srsquoavegravere exacte qui dit (apparentement agrave lrsquo) addiction dit possibiliteacute

de sevrage Comment pourra-t-on alors se sevrer de la sanction Quand la sanction reacuteponse

culturelle cessera-t-elle drsquoapparaicirctre comme une seconde nature pour les eacuteducateurs

359

Conclusion

Les analyses qui preacutecegravedent convergent vers cette ideacutee que la sanction ne peut ecirctre

philosophiquement fondeacutee dans un cadre eacuteducatif Qursquoil srsquoagisse de dressage ou drsquoeacuteleacutevation

la sanction est apparue au contraire a minima comme peacutedagogiquement probleacutematique au

pire comme un obstacle engageant une anthropologie pessimiste de la nature humaine

Lrsquoefficaciteacute probleacutematique de la sanction

Ce nrsquoest pas agrave dire que la sanction nrsquoest pas efficace on ne saurait lui deacutenier qursquoelle est

au contraire spectaculairement efficace On ne saurait deacutenier non plus que dans un cadre

scolaire le retour agrave lrsquoordre qursquoelle permet est la condition de possibiliteacute du travail des autres

membres du groupe Son efficaciteacute sociale apparaicirct donc eacutevidente

Toutefois et crsquoest lagrave eacutemerge la difficulteacute il nrsquoa nullement eacuteteacute deacutemontreacute que cette

efficaciteacute soit autre que comportementale et puisse entraicircner autre chose qursquoune conversion

agrave lrsquoeacutetat agentique Autrement dit la sanction nrsquoa jamais pu avoir drsquoautre objet que le dressage

Il nrsquoa pas eacuteteacute deacutemontreacute non plus que cette efficaciteacute deacutepasse le court terme la sanction motive

un changement de conduite mais ne saurait maintenir le changement Non seulement la

sanction ne peut viser mieux que le dressage de la conduite mais on peut leacutegitimement douter

qursquoelle atteigne cet objectif J Reeve estime que la conseacutequence preacutevue drsquoune punition

corporelle est la soumission immeacutediate (dans les cinq secondes) (2017 p 139) Mais il y a tout

lieu de craindre au contraire que la sanction geacutenegravere drsquoautres difficulteacutes qui font obstacle agrave un

apprentissage Humiliation vengeance stress ces effets sont de toute eacutevidence de terribles

obstacles peacutedagogiques J Reeve eacutenumegravere pour lrsquoenfant comme pour lrsquoadulte un laquo raz-de-

mareacutee drsquoeffets secondaires nuisibles au deacuteveloppement raquo (2017) agressiviteacute comportement

anti-social faible santeacute mentale inteacuteriorisation morale pauvre deacuteteacuterioration de la relation

parent-enfant

Agrave lrsquoindisciplineacute on reacutepond par la sanction Mais elle ne saurait toujours menacer les

phases intermittentes appelleront alors une indiscipline reacuteactive qui geacuteneacuterera davantage de

sanction Etc Ougrave est la cause ougrave est lrsquoeffet Il y une escalade de la sanction dont on ne peut

sortir qursquoen violant lrsquoune des conditions de possibiliteacute de son efficaciteacute et mecircme de sa justice

on ne doit pas toujours sanctionner la conduite deacuteviante Mais alors on place lrsquoecirctre agrave eacuteduquer

dans une situation drsquoincertitude ougrave pour le dire en termes comportementalistes on punit la

360

conduite qursquoon renforce agrave drsquoautres occasions en la laissant impunie comme dans laquo le cas de

lrsquoenfant qui ne sait pas quand il sera puni et quand il ne le sera pas raquo (Skinner p 182)

produisant une confusion et une ambivalence bien peu eacuteducatives

Deacutenoncer la sanction est-ce faire lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute

Agrave montrer les limites de la sanction faisons-nous lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute Rien ne serait

plus contraire agrave lrsquoesprit de notre travail Mais il faut srsquoentendre sur le terme drsquoimpuniteacute et ce

qursquoil engage agrave titre de preacutesupposeacutes

Lrsquoimpuniteacute deacutesigne la capaciteacute pour un sujet drsquoeacutechapper la punition qursquoil aurait ducirc

recevoir Or notre question est le sujet drsquoune eacuteducation doit-il eacutecoper drsquoune punition Celle-

ci lrsquoaidera-t-il dans le processus drsquoapprentissage Le problegraveme qui est le nocirctre se situe donc

en-deccedilagrave de la loi et par conseacutequent en-deccedilagrave de la question de lrsquoimpuniteacute Notre

questionnement est meacuteta-juridique

La question de lrsquoimpuniteacute renvoie agrave la question de lrsquoeacutegaliteacute elle peut signifier que

quelqursquoun se situe au-dessus de la loi eacutechappant agrave une condition censeacutee srsquoappliquer agrave tous la

liberteacute des autres est alors nieacutee Dans la huitiegraveme des Lettres eacutecrites de la montagne Rousseau

eacutecrit laquo Il ny a donc point de liberteacute sans lois ni ougrave quelquun est au-dessus des lois raquo Ce sens

drsquoimpuniteacute qui suppose une observation stricte de la loi de la part de tous sans exception est

alors deacutetestable lrsquoimpuniteacute au-delagrave de la loi est meacutepris de celle-ci comme condition de

possibiliteacute de la liberteacute des membres qui y obeacuteissent Rousseau donne le nom de despote agrave laquo

celui qui se met au-dessus des lois-mecircmes raquo il est donc toujours un tyran compris comme

laquo celui qui srsquoingegravere contre les lois agrave gouverner selon les lois raquo (Rousseau 1971a pp 554-555)

Rien nrsquoest donc plus eacutetranger agrave notre propos que de faire lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute ndash crsquoest-

agrave-dire du paranomique

La sanction comme occasionfonction drsquoarrecirct

On dira que crsquoest la sanction accompagneacutee de la parole qui est eacuteducative nous

accordons pleinement la fonction eacuteducative de la parole car elle est lrsquoeacuteleacutement de la meacutediation

par excellence Mais la parole doit-elle srsquoaccompagner de sanction ndash ou bien nrsquoaurait-on pas

inteacuterecirct agrave deacutelier les deux aspects Peut-ecirctre ne faudrait-il pas sous-estimer le pouvoir de la

sanction comme coup drsquoarrecirct elle est ce qui marque la rupture Encore faut-il alors qursquoelle

361

soit exceptionnelle ou particuliegraverement lourde ndash et nrsquoemprisonne pas le sujet dans une

eacutetiquette ce dont on ne saurait ecirctre assureacute a priori Mais agrave supposer que la sanction ait eu

cette fonction drsquoarrecirct et ait permis creacuteant une occasion de dialogue une conversion du sujet

agrave eacuteduquer ndash et agrave supposer encore que la sanction ne soit pas encore effective nrsquoest-on pas

autoriseacute agrave consideacuterer que la conversion ayant eu lieu on peut se passer deacutesormais de

lrsquoexeacutecution de la peine Nous en revenons au paradoxe eacutenonceacute par Guyau dans lrsquoEsquisse laquo

Il faudrait le convertir pour pouvoir le frapper et srsquoil est converti pourquoi le frapper raquo

(1985 p 169)

Ne peut-on pas concevoir drsquoautres moyens plus positifs de marquer cet arrecirct afin de

renouer le dialogue qui a eacuteteacute rompu ndash et peut-ecirctre jamais initieacute Faut-il neacutecessairement en

passer par la peine qursquoon inflige pour faire grandir

On est tenteacute de justifier la sanction par sa fonction drsquoarrecirct laquelle ouvre un eacutecart

existentiel que lrsquoeacuteducateur doit ensuite travailler la justifie-t-on vraiment de la sorte Le

potentiel eacuteducatif qursquoelle peut ouvrir (et qui ne srsquoen trouve pas ouvert loin srsquoen faut par sa

seule exeacutecution) deacutemontre-t-il que la sanction est indispensable Qursquoelle eacutetait le seul moyen

La sphegravere juridique nrsquoa pas eacuteteacute sans srsquoemparer de cette question du sens de la peine

comment la temporaliteacute de la peine (notamment dans lrsquoemprisonnement) peut-elle ecirctre

investie par le sujet ndash en vue drsquoun changement Cette probleacutematique est celle de la

deacutesistance focaliser lrsquoattention sur les facteurs qui soutiennent la reacuteinsertion en sorte qursquoagrave

lrsquooccasion de la peine une conversion eacutemerge La fin eacuteducative viseacutee par la deacutesistance est

manifeste Agrave ce titre crsquoest le juge drsquoapplication des peines qui deacutetient la cleacute du sens de la peine

crsquoest agrave lui que revient la deacutelicate compeacutetence drsquoeacutevaluer les effets de la peine et de proposer

les modaliteacutes drsquoapplication qui en maximisent le sens eacuteducatif Le juge drsquoapplication des peines

lorsqursquoil srsquoenquiert du sens de la peine srsquoapparente alors agrave srsquoy meacuteprendre agrave un eacuteducateur qui

ne peut rien sans la coopeacuteration de lrsquoinculpeacute Il ne srsquoagit pas seulement de punir et de surveiller

ndash de punir par une surveillance permanente mais de reacuteapprendre agrave faire confiance Mais

qursquoon ne srsquoy trompe pas le travail eacuteducatif du juge drsquoapplication des peines ouvert par la

deacutesistance œuvre sur une sanction qui est donneacutee le travail de sens est tout a posteriori sans

qursquoil soit primitivement assureacute que la sanction qui amorce ce travail ne soit pas agrave un autre

point de vue un obstacle sur le chemin de la (re)conversion Comment faire du sens avec ce

qui est donneacute ndash avec la sanction qui est donneacutee Voilagrave le grand deacutefi du juge drsquoapplication des

peines soucieux de preacutevenir la reacuteiteacuteration voire la reacutecidive Mais ce nrsquoest pas agrave dire que hors

362

contexte juridique et hors situations deacutelictueuses voire criminelles le sens doive passer par la

sanction La sanction est la reacuteponse sociale agrave la deacuteviance mais elle a longtemps eacuteteacute attribueacutee

sans que la quecircte de sens ne srsquoimpose tant ce dernier semblait satureacute par son eacutevidence mecircme

(jus talionis) Maintenant que la question du sens de la peine se pose rien nrsquointerdit de penser

que des sens pourront ecirctre trouveacutes et mecircme controuveacutes ndash ainsi que lrsquoeacutecrivait Nietzsche dans

La Geacuteneacutealogie de la morale laquo fluide est la forme mais plus fluent encore est le sens raquo (2000

p 154) Ce qui ne revient pas notons-le bien agrave leacutegitimer comme telle la sanction on peut

certes en faire quelque chose qui srsquointegravegre dans un processus eacuteducatif mais on ne peut

nullement en deacuteduire qursquoelle indispensable au geste eacuteducatif comme tel

Nous ne nions pas que la sanction puisse produire un effet de sideacuteration qui rend

propice lrsquoacte eacuteducatif lorsque le sujet nrsquoavait manifestement pas conscience qursquoil

commettait non pas une infraction leacutegegravere mais un deacutelit voire un crime et qursquoil comprend alors

ce qursquoil a fait Pour ces actes graves la sanction est peut-ecirctre (sans doute ) le seul moyen de

parvenir agrave une prise de conscience qui seule permet la conversion Mais doit-on vraiment

indexer lrsquoeacuteducation sur le droit criminel Si les inflexions contemporaines du droit apprennent

agrave voir le criminel comme un ecirctre eacuteducable doit-on en retour voir lrsquoecirctre agrave eacuteduquer comme un

criminel potentiel

La seule sanction qui semble valoir compatible de part en part avec les exigences

eacuteducatives (et notamment avec le primum non nocere) est celle que le sujet se donne agrave lui-

mecircme Mais cette peine ne doit ecirctre la conseacutequence ni drsquoun sentiment de culpabiliteacute (qui

suppose un conditionnement ndash cf Skinner) ni de lrsquointeacuteriorisation drsquoun Surmoi (qui suppose

probleacutematiquement une tendance agrave lrsquoagressiviteacute et qui relegraveve finalement drsquoun simple

dressage ndash cf Freud) ni comme auto-censure (conseacutecutive agrave la mise en œuvre de lrsquoeacutetat

agentique ndash cf Milgram) seul un acte libre et reacutefleacutechi autonome et eacutemancipeacute serait agrave mecircme

de reacutepondre agrave lrsquoexigence eacuteducative Mais on ne voit pas alors pourquoi le sujet converti par

hypothegravese au bien srsquoauto-sanctionnerait pour de bonnes raisons Pourquoi se ferait-il du mal

En quoi lrsquoeacutetat du monde se trouverait-il ameacutelioreacute agrave quelque niveau que ce soit Agrave moins de

preacutesupposer qursquoun masochisme est requis pour le progregraves eacuteducatif ou moral (hypothegravese des

plus probleacutematiques) il nrsquoy a aucune raison de consideacuterer qursquoun suppleacutement gratuit de

souffrance soit neacutecessaire pour peacuterenniser un apprentissage

363

Normativiteacute et normalisation

Ce nrsquoest pas agrave dire que nous soutenons que le sujet doit tout tirer de lui-mecircme La

reacutevolution copernicienne en eacuteducation qui consiste agrave partir de ce dont lrsquoenfant est capable

ne doit pas faire croire ou que lrsquoenfant sait deacutejagrave (sur le mode drsquoune ἀνάμνησις) ou qursquoil pourrait

bien guideacute retrouver par lui-mecircme le savoir Crsquoest sous-estimer les obstacles eacutepisteacutemologiques

eacutetudieacutes par Bachelard qui requiegraverent de se deacutepartir de lrsquoopinion des preacutejugeacutes il nrsquoy a pas de

continuiteacute entre lrsquoexpeacuterience quotidienne et la science mais une rupture que celui qui

apprend ne peut deacutecouvrir Il serait illusoire de penser que chaque enfant peut accoucher

avec pour seul guide une bonne maiumleutique de lrsquohistoire des sciences Il y a un eacuteleacutement

objectif heacuteriteacute qui reacutesiste agrave toutes les tentatives de reacuteduire le savoir agrave une activiteacute de la

subjectiviteacute crsquoest ce qursquoon pourrait appeler apregraves Denis Kambouchner la transcendance du

savoir (LrsquoEacutecole question philosophique p 97) Mais cette normativiteacute interne et inheacuterente aux

disciplines (Prairat 2002 p 28) nrsquoest pas une sanction il nrsquoest pas une de ces preacutesences qursquoon

inflige mais de celles qursquoon investit Aussi nous ne pensons pas contrairement agrave Eirick Prairat

que la normativiteacute inheacuterente aux disciplines impose aux eacutelegraveves une laquo part de violence

symbolique raquo les exigences disciplinaires (au sens des disciplines de savoir) ne sont pas des

violences mais relegravevent de la simple factualiteacute En revanche la violence apparaicirct au moment

ougrave lrsquoon considegravere qursquolaquo il faudra toujours faire entrer les ldquonouveaux venusrdquo dans des disciplines

qursquoils nrsquoont pas choisiesraquo (Prairat 2002 p 39) crsquoest ce laquo faire entrer raquo engendreacutee par la

normalisation avec les sur-contraintes qursquoil impose qui peut srsquoaveacuterer brutal et non la

normativiteacute et ses contraintes inheacuterentes Autrement dit la violence potentielle nrsquoest jamais

du cocircteacute du savoir mais du cocircteacute de sa transmission

Proposition et relance

Nous pourrions arrecircter lagrave notre travail et conclure par la neacutegative nous ne voyons pas

de raison pour laquelle la sanction doit ecirctre consideacutereacutee comme eacuteducative aussi bien au sens

du dressage que de lrsquoeacuteleacutevation Au point de vue pragmatique nous croyons donc pouvoir

affirmer qursquoil convient de sanctionner le moins possible ndash ideacutealement pas du tout On objectera

certainement qursquoil srsquoagit lagrave drsquoune utopie de peacutedagogue nous reacutepondrons qursquoil srsquoagit plutocirct

drsquoun ideacuteal reacutegulateur (vers lequel nous devons aller) que drsquoun principe constitutif (qui

reposerait sur une tabula rasa peacutedagogique) De mecircme qursquoun monde sans sexisme sans

364

racisme ou sans homophobie nrsquoexistera sans doute jamais bien qursquoil vaille la peine drsquoœuvrer

pour son avegravenement de mecircme une eacuteducation sans sanction nrsquoexistera peut-ecirctre jamais du

moins agrave lrsquoeacutechelle scolaire mais nous pensons semblablement qursquoil vaut la peine de travailler agrave

son deacuteveloppement

Nous ne posons pas qursquoil convient hic et nunc de supprimer toute sanction

proposition dangereuse et irresponsable car tant que les eacuteduqueacutes ne sont pas precircts agrave son

abolition on doit consideacuterer qursquoelle demeure neacutecessaire Les ecirctres faits par la sanction

finissent par ecirctre faits pour la sanction Tout le paradoxe est qursquoen ne suspendant pas la

sanction on risque de contribuer agrave la neacutecessiteacute de son maintien pour la δόξα le fait surtout

quand il est geacuteneacuteraliseacute suffit heacutelas agrave faire droit et on cherchera mecircme agrave justifier ce qui se fait

comme eacutetant ineacuteluctable Nous estimons donc qursquoil faut travailler agrave lrsquoeacuteclipse de la sanction

mais sans la preacutecipiter il faut travailler agrave la rendre inutile et inadapteacutee La sanction est un

remegravede qui sans qursquoon y prenne garde devient un poison pire que le mal qursquoelle eacutetait censeacutee

combattre

Mais cesser lagrave notre investigation serait ne faire que qursquoune partie du chemin Si la

sanction ne srsquoavegravere pas aussi eacuteducative qursquoescompteacutee se pose immeacutediatement la question de

savoir par quoi on peut (on doit) la remplacer

365

Partie IV

Une eacuteducation sans sanction est-elle possible

Jalons pour une eacuteducation sans obligation ni sanction

366

Par quoi remplacer la sanction

Nous pensons qursquoainsi formuleacutee la question est mal poseacutee car elle ignore (ou feint

drsquoignorer) le complexe dans lequel srsquoinsegravere la sanction La sanction nrsquoest pas un tout qursquoon

pourrait remplacer par un autre tout elle est une partie que sans changer le tout auquel elle

se rapporte ne pourrait ecirctre remplaceacutee que par un substitut qui lui serait fort proche

La linguistique (avec Saussure Humboldt et Benveacuteniste) a montreacute que le langage est

travailleacute par la neacutegativiteacute un signifiant nrsquoa pas de signification poseacutee de maniegravere immuable

mais seulement une valeur relative laquo dans la langue il nrsquoy a que des diffeacuterences sans termes

positifs raquo eacutecrivait Saussure dans son Cours de linguistique geacuteneacuterale De mecircme nous posons que

la sanction nrsquoa pas de signification per se mais de maniegravere diffeacuterentielle agrave lrsquointeacuterieur drsquoun

systegraveme Quels sont ces autres signifiants par lesquels la sanction apparaicirct comme ineacutevitable

Voilagrave la premiegravere difficulteacute qui nous occupera dans le prochain chapitre

Si la sanction srsquointegravegre dans un complexe au sein duquel elle entretient une fonction

donneacutee on ne pourra guegravere remplacer la sanction que par un eacutequivalent fonctionnel ndash crsquoest-

agrave-dire une autre sanction Changer la sanction seulement sans changer les eacuteleacutements par

lesquels elle fait sens crsquoest se condamner agrave envisager seulement des substituts des rigoureux

synonymes pour filer la meacutetaphore linguistique

Crsquoest par exemple ce que propose Skinner (pp 182-184) qui eacutevoque les laquo substituts du

punissement raquo remplacer le punissement par lrsquoaffaiblissement drsquoun opeacuterant par la

modification des circonstances Ainsi la satiation la prorogation lrsquooubli lrsquoextinction le

conditionnement drsquoun comportement incompatible etc Le renforcement positif serait ainsi le

candidat naturel du substitut de la punition en tant qursquoil nrsquoaurait pas agrave supposer de

changement dans la structure de controcircle

Sans doute de tels substituts nrsquoont pas les deacutefauts preacuteceacutedemment deacutenonceacutes de la

sanction (au sens punitif du terme production de stimulus aversif) lrsquoefficaciteacute agrave long terme

est davantage soutenue et ne se trouvent pas geacuteneacutereacutes des affects reacuteactionnels (angoisse

vengeance etc) Mais ils reacuteduisent le problegraveme de lrsquoeacuteducation agrave lrsquoeffet drsquoun conditionnement

En effet les propositions de Skinner ne sortent pas drsquoune situation de controcircle il nrsquoy aucune

place pour lrsquoeacutemancipation ou lrsquoautonomie Lrsquoauto-deacutetermination se trouve a priori congeacutedieacutee

Il nrsquoy a pas agrave sous-estimer ni lrsquoimportance ni lrsquoefficaciteacute ces reacuteponses mais il faut les replacer

367

dans un contexte qui est celui du dressage du comportement Agrave ce titre la sanction comprise

au sens large de systegraveme de reacutecompense et de punition eacutepuiserait la question eacuteducative Nous

pensons que crsquoest passer agrave cocircteacute de lrsquoessentiel

Au lieu de simples substituts nous proposons drsquoenvisager des alternatives ndash crsquoest-agrave-dire

des reacuteponses complexes (ou plutocirct des complexes de reacuteponses) qui ne reconduisent pas la

sanction dans la fonction qursquoelle occupe Mais il faut drsquoabord preacutesenter cette fonction tel est

lrsquoobjet deacutesormais de notre travail afin de savoir si on peut eacuteduquer sans sanction ndash sans

punition ni reacutecompense

La quatriegraveme partie de ce travail est consacreacutee agrave cet au-delagrave de la sanction penseacute

comme horizon de lrsquoeacuteleacutevation

368

10 Objectivation et subjectivation de la sanction conditions de possibiliteacute

101 Lrsquoobjectivation de la conduite lrsquoautoriteacute disciplinaire

Dans ce chapitre nous nous inspirons des analyses de Michel Foucault dans Surveiller

et punir (1975) qui comprend la sanction (entre autre scolaire) comme un principe de ce qursquoil

nomme les laquo disciplines raquo

Preacutecisons que les apports de Foucault agrave une penseacutee de lrsquoeacuteducation ne se reacuteduisent pas

aux analyses critiques de Surveiller et punir ndash ainsi que lrsquoa bien montreacute un reacutecent ouvrage

consacreacute agrave cette question (Agrave lrsquoeacutecole de Foucault 2014) Pour autant concernant la question de

la sanction les analyses de 1975 fournissent un mateacuteriau inappreacuteciable et pour ainsi dire

incontournable Il ne srsquoagit pas pour autant drsquoeacutevoquer la sanction absolument parlant (au point

de vue deacutefinitionnel) mais dans un certain type de socieacuteteacute eacutemergeant agrave la fin de lrsquoacircge classique

au croisement drsquoun certain type de savoir et drsquoun genre de pouvoir la socieacuteteacute disciplinaire

Le contresens qursquoil faut eacuteviter agrave tout prix consiste agrave consideacuterer que pour Foucault

lrsquoeacutecole est une prison il srsquoagit au contraire de montrer qursquoil y a des analogies mais aussi de

toute eacutevidence des speacutecificiteacutes institutionnelles ndash bien que Foucault nrsquoait toutefois jamais

analyseacute lrsquoeacutecole comme telle

Par disciplines il faut comprendre des laquo formules geacuteneacuterales de domination raquo qui

passent par une technologie du corps Formules laquo geacuteneacuterales raquo car on les voit agrave lrsquoœuvre sur un

mode analogique dans les couvents les armeacutees les hocircpitaux les ateliers les eacutecoles etc De

domination car on peut deacutefinir ces disciplines comme des laquo meacutethodes qui permettent le

controcircle minutieux des opeacuterations du corps qui assurent lrsquoassujettissement constant de ses

forces et leur imposent un rapport de dociliteacute-utiliteacute raquo (Foucault 1975 p 139)

Ces disciplines ont un inteacuterecirct en termes de coucirct de pouvoir par les disciplines on

obtient laquo des effets drsquoutiliteacute au moins aussi grands raquo que dans lrsquoesclavage par exemple mais

sans engager de laquo rapport coucircteux et violent raquo (1975 p 139) Lrsquooptique est drsquoeacutetablir un rapport

entre obeacuteissance et utiliteacute par un laquo art du corps humain raquo crsquoest une fabrique de laquo corps

ldquodocilesrdquo raquo (1975 p 140) une politique de la coercition

369

1011 Le corps docile la fabrique de lrsquoindividualiteacute

La cellule ou lrsquoorganisation de lrsquoespace en tableaux

laquo Lrsquoart des reacutepartitions raquo (Foucault 1975 pp 143-151) il srsquoagit drsquoarticuler la clocircture

(au fond contingente) le quadrillage (organisation cellulaire de lrsquoespace) les emplacements

fonctionnels (pour surveiller empecirccher les communications importunes et creacuteer un espace

utile) drsquoassurer une circulation et une interchangeabiliteacute reacutegie par le rang Des cellules des

places et des rangs afin que de produire un espace qui croise les exigences architecturale

fonctionnelle et hieacuterarchique Le but est drsquoeacutetablir un laquo tableau de vie raquo ndash le tableau eacutetant

compris au XVIIIe siegravecle comme une organisation du multiple une mise en laquo ordre raquo comme

une laquo technique de pouvoir et une proceacutedure de savoir raquo (Foucault 1975 p 150)

Crsquoest ainsi que laquo Lorganisation dun espace seacuteriel fut une des grandes mutations

techniques de lenseignement eacuteleacutementaire raquo (Foucault 1975 p 148) Agrave lrsquoinspiration romaine

ougrave la classe est diviseacutee en deacutecuries dans une joute rejoueacutee entre Rome et Carthage sous la

surveillance drsquoun deacutecurion se substitue un espace homogegravene ougrave la rangeacutee et le rang regravegnent

ougrave les individus se succegravedent substituables dans un perpetuum mobile laquo Rangeacutees deacutelegraveves

dans la classe les couloirs les cours rang attribueacute agrave chacun agrave propos de chaque tacircche et de

chaque eacutepreuve rang quil obtient de semaine en semaine de mois en mois danneacutee en anneacutee

alignement des classes dacircge les unes agrave la suite des autre succession des matiegraveres enseigneacutees

des questions traiteacutees selon un ordre de difficulteacute croissante raquo (Foucault 1975 p 148) Ainsi

chacun est controcircleacute et chacun travaille obeacuteissance et utiliteacute

Une temporaliteacute scandeacutee ou la personnaliteacute organique

Lrsquoespace est reacutegleacute mais la temporaliteacute ne lrsquoest pas moins Le moyen de la controcircler est

le rythme (Foucault 1975 p 151-158) Pour ce faire lrsquoemploi du temps qui deacutecoupe lrsquoactiviteacute

en quantiteacutes affineacutees controcircleacutees mais qui vise agrave accroicirctre la qualiteacute du temps employeacute Mais

aussi plus caracteacuteristique lrsquoeacutelaboration temporelle de lrsquoacte qui controcircle de lrsquointeacuterieur son

deacuteroulement en deacutecomposant ses phases Mais cette deacutecomposition srsquoaccompagne drsquoune

mise en correacutelation du corps et des gestes laquo le bon emploi du corps raquo ougrave laquo rien ne doit rester

oisif ou inutile raquo est la condition du bon emploi du temps (Foucault 1975 p 154) Ainsi le

geste drsquoeacutecriture suppose une discipline holistique du corps laquo Une bonne eacutecriture par exemple

370

suppose une gymnastique mdash toute une routine dont le code rigoureux investit le corps en son

entier de la pointe du pied au bout de lindex raquo (Foucault 1975 p 154)

Mais il y a aussi dans le mecircme exemple du geste drsquoeacutecriture une articulation corps-

objet qui conduit agrave un laquo codage instrumental du corps raquo (Foucault 1975 p 155) Le parallegravele

entre le geste drsquoeacutecriture et le maniement du fusil est agrave cet eacutegard saisissant Enfin lrsquoutilisation

exhaustive du temps non pas seulement refouler lrsquooisiveteacute mais profiter de chaque instant

pour en maximiser lrsquoutiliteacute

Le cumul geacuteneacutetique ou lrsquoimposition drsquoexercices

Le temps de chaque individu peut se capitaliser en se geacuteomeacutetrisant Cette mise en seacuterie

de la temporaliteacute permet sa deacutecomposition son organisation par complexiteacute croissante

sanctionneacutee par une eacutepreuve finale sa classification individus dans une laquo polyphonie

disciplinaire raquo une seacuterialisation des processus drsquoapprentissage Ainsi le temps se trouve investi

par le pouvoir

La proceacutedure au centre de cette seacuteriation du temps est lrsquoexercice tacircches reacutepeacutetitives

diffeacuterentes gradueacutees elle permet de caracteacuteriser le sujet qui srsquoy soumet en rapport soit avec

le terme soit avec les autres soit encore avec la seacuterie Elle permet ainsi une surveillance

permanente

La combinatoire des personnaliteacutes ou lrsquoobeacuteissance par signe

Les temps individuels sont coordonneacutes entre eux toujours en vue drsquoaccroicirctre la

productiviteacute laquo Construire une machine dont leffet sera maximaliseacute par larticulation concerteacutee

des piegraveces eacuteleacutementaires dont elle est composeacutee raquo (Foucault 1975 p 166) Les corps les temps

doivent ecirctre combineacutes de maniegravere optimale Degraves lors lrsquoautoriteacute se manifeste sous forme drsquoun

signal qursquoelle envoie et qui doit ecirctre traduit en mouvement de maniegravere aussi automatiseacutee que

possible Pour ce faire les ordres doivent ecirctre simples brefs clairs Il srsquoagit Foucault lrsquoaffirme

sans ambages drsquoun dressage laquo Placer les corps dans un petit monde de signaux agrave chacun

desquels est attacheacutee une reacuteponse obligeacutee et une seule raquo (Foucault 1975 p 168) Lrsquoobeacuteissance

doit ecirctre prompte aveugle inconditionnelle elle est la vertu primordiale

371

Voilagrave le but du pouvoir disciplinaire fabriquer une laquo individualiteacute cellulaire organique

geacuteneacutetique et combinatoire raquo (Foucault 1975 p 194)

1012 La sanction au sein drsquoinstruments du pouvoir disciplinaire les fonctions

disciplinaires

Reacutesumons-nous la laquo discipline raquo impose une spatialisation et une temporalisation des

corps qui les saturant drsquoartifices les dresse en combinant efficaciteacute et soumission Dans cette

technologie du laquo bon dressement raquo nous allons voir que la sanction tient une place de choix

elle est au sens restreint de punition lrsquoun des trois instruments repeacutereacutes par Foucault pour

comprendre lrsquoefficaciteacute du pouvoir disciplinaire au sens large de conseacutequence on peut mecircme

dire que la sanction concerne deux des trois rouages eacutenonceacutes par Foucault La sanction est un

rouage essentiel du pouvoir disciplinaire qui fonctionne en reacuteseau avec la surveillance et

lrsquoexamen (qui relegraveve aussi en un sens de la sanction) qui les appelle et les complegravete

La surveillance hieacuterarchique

Le premier instrument du pouvoir disciplinaire est la surveillance Il ne srsquoagit plus drsquoecirctre

vu ou de veacuterifier ce qursquoil y a agrave lrsquoexteacuterieur il faut controcircler autant que possible ce qui se passe

agrave lrsquointeacuterieur drsquoun espace donneacute laquo Les pierres peuvent rendre dociles et connaissables raquo

(Foucault 1975 p 174) La claustration en est la version la plus simpliste le jeu des pleins et

des vides des transparences et des regards asymeacutetriques permet ideacutealement agrave un seul point

de vue de tout apercevoir sans ecirctre perccedilu en retour Le cercle est lrsquoideacuteal de la surveillance

mais agrave deacutefaut drsquoomniscience un systegraveme pyramidal est agrave mecircme drsquoassurer une surveillance

paradoxalement indiscregravete (car rien ne doit ecirctre cacheacute) et discregravete (car lrsquoeacuteconomie du pouvoir

exige qursquoil demeure cacheacute) de maniegravere aussi continue que possible Certes il y a bien un chef

(voire des chefs) mais le pouvoir nrsquoest pas posseacutedeacute il eacutemane de la machinerie dans son

ensemble La fonction prend le pas sur la personnaliteacute

Dans lrsquooptique disciplinaire enseigner crsquoest surveiller laquo Une relation de surveillance

deacutefinie et reacutegleacutee est inscrite au cœur de la pratique denseignement non point comme une

piegravece rapporteacutee ou adjacente mais comme un meacutecanisme qui lui est inheacuterent et qui multiplie

son efficaciteacute raquo (Foucault 1975 p 179)

372

La sanction normalisatrice

Le meacutecanisme peacutenal est indispensable au pouvoir disciplinaire Pas de transgression qui

ne doit srsquoaccompagner drsquoun chacirctiment Mais on se tromperait si lrsquoon voyait drsquoabord dans la

sanction un eacuteleacutement de simple reacutepression

Agrave cocircteacute des laquo grands systegravemes de chacirctiment raquo on trouve aussi et surtout une laquo infra-

peacutenaliteacute raquo ougrave les disciplines laquo quadrillent un espace que les lois laissent vide raquo Des

micropeacutenaliteacutes qui permettent subtilement de remplir lrsquoespace ougrave lrsquoindividualiteacute pourrait

srsquoexprimer en permettant aux sanctions drsquoœuvrer sur des deacutetails qui agrave premiegravere vue ne

relegravevent de la sanction le systegraveme disciplinaire eacutetend son empire plus rien nrsquoest indiffeacuterent

tout est punissable laquo agrave la limite que [hellip] que chaque sujet se trouve pris dans une universaliteacute

punissable-punissante raquo (Foucault 1975 p 181)

Crsquoest dire que ce nrsquoest pas seulement la transgression des regravegles qui est peacutenalisable

crsquoest lrsquoeacutecart au modegravele laquo le domaine indeacutefini du non conforme raquo Ainsi laquo le chacirctiment

disciplinaire a pour fonction de reacuteduire les eacutecarts raquo il est correctif il est correction Agrave ce titre

la sanction scolaire par excellence est le pensum lrsquoexercice maintes et maintes fois reacutepeacuteteacute qui

permet le dressage du corps laquo chacirctier crsquoest exercer raquo

Foucault preacutecise que la sanction nrsquoest pas que punitive elle recourt aux reacutecompenses

Cet envers du chacirctiment auquel il est preacutefeacuterable de recourir introduit un triple avantage il

permet le recours aux cateacutegories morales du bien et du mal il eacutevite la focalisation sur lrsquointerdit

et la faute et offre un exemple qui peut servir de stimulant il permet drsquoeacutelargir la surveillance

agrave tous les eacuteleacutements de la conduite qui les fait entrer dans le champ des bonnes et des

mauvaises notes Une laquo microeacuteconomie des peacutenaliteacutes perpeacutetuelles raquo peut alors se mettre en

place puisque chaque sanction (au sens large) devient quantifiable une mauvaise action peut

ecirctre compenseacutee par une bonne dette et avance constituent le paradigme eacuteconomique des

transactions peacutenales Qursquoon pense ainsi au permis agrave points proposeacute dans maints

eacutetablissements du second degreacute

Le progregraves dans le rang fait aussi office de sanction selon qursquoon recule dans le rang

ou qursquoon avance on est chacirctieacute ou reacutecompenseacute laquo Le rang en lui-mecircme vaut reacutecompense ou

punition raquo Le caractegravere honorifique du rang ne sert donc pas seulement agrave deacuteterminer les

aptitudes (utiliteacute sociale) il sert aussi agrave eacutetablir une laquo pression constante pour qursquoils se

373

soumettent tous au mecircme modegravele [hellip] Pour que tous ils se ressemblent raquo Culte de lrsquouniforme

donc de lrsquohomogegravene agrave travers cette sanction œuvrant en permanence silencieusement et

continucircment

Il ne srsquoagit donc pas de contraindre purement et simplement ni drsquoespeacuterer eacutemanciper

(en supposant une vertu expiatoire agrave la sanction) Non il srsquoagit de dresser de la maniegravere la plus

homogegravene possible le corps des sujets en les amenant agrave collaborer agrave cette conformiteacute La

sanction a une fonction de normalisation laquo La peacutenaliteacute perpeacutetuelle qui traverse tous les points

et controcircle tous les instants des institutions disciplinaires compare diffeacuterencie hieacuterarchise

homogeacuteneacuteise exclut raquo (Foucault 1975 p 185) Le normal devient un nouveau principe de

coercition

Lrsquoexamen

Lrsquoexamen syntheacutetise la surveillance et la sanction En un sens (eacutelargi) lrsquoexamen est lui-

mecircme sanction il permet de veacuterifier que la normalisation a eacuteteacute reacuteussie Il est aussi

surveillance qui laquo permet de qualifier de classer de punir raquo (Foucault 1975 p 187)

Instrument syntheacutetique quintessence du pouvoir disciplinaire facteur permanent du pouvoir

il doit donc ecirctre ritualiseacute Il est le sacre du pouvoir ndash rappelons pour montrer lrsquoimbrication des

instruments entre eux que sacer donnera naissance au terme laquo sanction raquo

En [lrsquoexamen] viennent se rejoindre la ceacutereacutemonie du pouvoir et la forme de

lexpeacuterience le deacuteploiement de la force et leacutetablissement de la veacuteriteacute Au cœur des

proceacutedures de discipline il manifeste lassujettissement de ceux qui sont perccedilus

comme des objets et lobjectivation de ceux qui sont assujettis (Foucault 1975)

Foucault preacutecise encore en quoi lrsquoexamen allie forme de savoir et type de pouvoir

- laquo Lexamen intervertit leacuteconomie de la visibiliteacute dans lexercice du pouvoir raquo

Traditionnellement crsquoest le pouvoir qui se montre en srsquoexerccedilant sur des sujets qui sont eux

dans lrsquoombre il eacutemet des signes de sa puissance il opegravere une deacutepense destineacutee agrave exhiber son

eacuteclat Dans la socieacuteteacute disciplinaire ce sont ceux qui sont soumis au pouvoir qui sont rendus

visibles tandis que le pouvoir demeure cacheacute le pouvoir srsquoexerce par une mise en lumiegravere

374

permanente Organisation physique de lrsquoespace et du temps laquo Lrsquoexamen vaut comme la

ceacutereacutemonie de cette objectivation raquo des corps surveilleacutes par des objets et recevant drsquoeux une

sanction continue Ceacutereacutemonie ougrave le pouvoir nrsquoapparaicirct que par ses effets laquo en creux raquo par des

sujets objectiveacutes sur laquo leurs corps devenus exactement lisibles et dociles raquo (Foucault 1975 p

190) Crsquoest laquo lacircge de lexamen infini et de lobjectivation contraignante raquo

- laquo Lexamen fait aussi entrer lindividualiteacute dans un champ documentaire raquo La

surveillance que permet lrsquoexamen continu se consigne en archives Son laquo pouvoir drsquoeacutecriture raquo

permet drsquoune part drsquohomogeacuteneacuteiser les traits individuels de les deacutecrire de les classer laquo sous le

regard drsquoun savoir permanent raquo drsquoautre part de pouvoir comparer constituer des groupes

comprendre les pheacutenomegravenes collectifs Crsquoest ainsi estime Foucault que sont neacutees les

laquo sciences de lrsquohomme raquo dans ces laquo archives de peu de gloire raquo laquo reacuteponse sans grandeur raquo

- laquo Lexamen entoureacute de toutes ses techniques documentaires fait de chaque individu

un ldquocasrdquo raquo Le sujet est rameneacute non pas agrave un acte au sein de circonstances mais agrave une

objectivation mesureacutee comparable laquo qursquoon a agrave dresser ou redresser raquo La seacuterialisation des

documents est lrsquooutil indispensable du processus de normalisation Naguegravere chroniques

reacuteserveacutes aux nobles lrsquoeacutecriture de lrsquohomme porte deacutesormais sur le tout-venant il faut tout

collecter Agrave la proceacutedure drsquoheacuteroiumlsation se substitue la mesure de lrsquoanonyme afin qursquoil cesse de

lrsquoecirctre laquo proceacutedure drsquoobjectivation et drsquoassujettissement raquo

Michel Foucault voit dans lrsquoexamen la proceacutedure cleacute celle qui est laquo au centre des

proceacutedures qui constituent lindividu comme effet et objet de pouvoir comme effet et objet

de savoir raquo (Foucault 1975 p 194) crsquoest lui qui produit un certain genre de reacuteel lrsquoindividu

comme produit drsquoune technologie de pouvoir Il serait trompeur de voir dans la surveillance

la sanction et lrsquoexamen des proceacutedures neacutegatives qui ne font qursquoobstacles elles produisent

laquo des domaines drsquoobjet et des rituels de veacuteriteacute raquo

Conclusion

Ces analyses de Michel Foucault nous conduisent agrave soutenir deux ideacutees

Drsquoune part dans la socieacuteteacute disciplinaire la sanction est consubstantiellement lieacutee au

projet de dresser le corps Lrsquoadoucissement des peines obeacuteit agrave une logique qui est moins

humanitaire qursquoeacuteconomique il srsquoagit aussi bien de retirer lrsquoutiliteacute de lrsquoobeacuteissance que

lrsquoobeacuteissance de lrsquoutiliteacute Il nrsquoest pas sucircr que quand lrsquoautoriteacute disciplinaire regravegne on puisse

375

eacutepurer la sanction de cette opeacuteration qui est celle du laquo bon dressement raquo on peut mecircme se

demander si tenter cette expiation disciplinaire de la sanction (si lrsquoon ose dire) ne relegraveve pas

de lrsquoimpossible Peut-ecirctre nrsquoy a-t-il drsquoautre choix radical que celui drsquoabandonner la sanction en

eacuteducation ndash pour autant qursquoon accreacutedite lrsquoideacutee que lrsquoeacuteducation peut (et doit) viser autre chose

que le dressage

Mais par quoi remplacerait-on la sanction Quel substitut Voilagrave le piegravege Car et crsquoest

ce que nous tirons des analyses de Foucault la sanction est un instrument qui en appelle

drsquoautres avec lesquels elle fonctionne en reacuteseau surveillance et examen La sanction servira

agrave surveiller et examiner tout autant que la surveillance agrave sanctionner et examiner et lrsquoexamen

agrave surveiller et sanctionner Il y a une logique holistique dans laquelle la sanction srsquointegravegre et

dont elle ne peut srsquoaffranchir Trouver un substitut agrave la sanction qui srsquointegravegre dans une logique

de surveillance et drsquoexamen la ferait rentrer par la fenecirctre quand on croyait lrsquoavoir sortie par

la porte ndash sous une forme voileacutee mais qui reconduirait tout aussi sucircrement la logique

disciplinaire

Pas de substitut donc mais des alternatives qui suppose de penser autrement la

globaliteacute de lrsquoeacuteducation et non un de ses eacuteleacutements seulement Tant qursquoon aura besoin de la

sanction on ne pourra srsquoen passer et toujours on en aura besoin dans un systegraveme

disciplinaire

Est-ce agrave dire qursquoil faut renoncer agrave la discipline ndash et consentir agrave fabriquer des

indisciplineacutes Le sophisme nrsquoest pas loin renoncer agrave la socieacuteteacute disciplinaire ce nrsquoest pas inviter

au deacutesordre Lrsquoalternative socieacuteteacute disciplinaire ndash deacutesordre nrsquoeacutepuise pas les possibles le

principe du tiers exclu est preacutesupposeacute sans avoir eacuteteacute rationnellement inviteacute

1013 La sanction dans une socieacuteteacute de controcircle

Il reste une derniegravere difficulteacute Nous avons peu mis lrsquoaccent sur la probleacutematique

historique des analyses de M Foucault comme si ses analyses sur la sanction eacutetaient

conceptuelles anhistoriques Tel nrsquoest pourtant pas le cas la socieacuteteacute disciplinaire nrsquoa pas

toujours existeacute et nrsquoexistera pas toujours La sanction nrsquoa pas toujours eacuteteacute normalisatrice (elle

eacutetait autrefois essentiellement expiatrice) et ne le sera pas toujours

Dans un Post-scriptum sur les socieacuteteacutes de controcircle (dans Pourparlers 2003 pp 240-

247) Gilles Deleuze preacutecise cette historiciteacute des socieacuteteacutes disciplinaires Agrave partir du XVIIIe siegravecle

376

elles succegravedent aux socieacuteteacutes de souveraineteacute qui preacutelegravevent plutocirct qursquoelles organisent la

production selon le mot de Deleuze (2013) et qui deacutecident la mort plutocirct que la vie Mais les

socieacuteteacutes disciplinaires qui fonctionnent en milieux clos apregraves avoir culmineacute au deacutebut du XXe

siegravecle connaicirctraient un deacuteclin Les institutions laquo milieux drsquoenfermement raquo si on suit Deleuze

traversent en effet une crise dont elles ne se remettront pas laquo Reacuteformer lrsquoeacutecole reacuteformer

lrsquoindustrie lrsquohocircpital lrsquoarmeacutee la prison mais chacun sait que ces institutions sont finies agrave plus

ou moins longue eacutecheacuteance raquo La question est de savoir combien de temps durera leur agonie

Crsquoest la socieacuteteacute de controcircle qui prendra le relais des socieacuteteacutes disciplinaires Ces derniegraveres

parlent un langage analogique enferment dans des moules quand la socieacuteteacute de controcircle procircne

un langage numeacuterique et preacutesentent une modulariteacute et une flexibiliteacute continues Lrsquoentreprise

remplace lrsquousine ndash lrsquoentreprise ougrave est censeacutee reacutegner une acircme et ougrave seacutevit une laquo rivaliteacute

inexpiable comme saine eacutemulation raquo En matiegravere scolaire la formation continue tend agrave

remplacer lrsquoeacutecole et le controcircle continu lrsquoexamen laquo Ce qui est le plus sucircr moyen de livrer

lrsquoeacutecole agrave lrsquoentreprise raquo estime Deleuze Pour reacutesumer cette mutation agrave son aurore laquo Dans

le reacutegime des eacutecoles les formes de controcircle continu et lrsquoaction de la formation permanente

sur lrsquoeacutecole lrsquoabandon correspondant de toute recherche agrave lrsquoUniversiteacute lrsquointroduction de

lrsquoldquoentrepriserdquo agrave tous les niveaux de scolariteacute raquo (Deleuze 2013) Lrsquoeacutecole doit moins normaliser

qursquoouvrir sur des deacuteboucheacutes ndash et ainsi participer agrave la construction drsquoun curriculum modulaire

On voit la mutation de deux des trois rouages disciplinaires la surveillance devient

controcircle lrsquoexamen devient entretien et controcircle continu Mais qursquoen est-il de la sanction

Nrsquoest-elle pas lieacutee par essence pourrait-on dire au reacutegime disciplinaire La sanction peut-elle

nrsquoecirctre pas normalisatrice (ou expiatrice) Quelle meacutetamorphose de la sanction dans une

socieacuteteacute de controcircle Le texte de G Deleuze ne permet pas de reacutepondre agrave cette question Il est

vrai que de laquo vieux moyens raquo peuvent ecirctre reacuteinvestis

Nous proposons une hypothegravese dans la socieacuteteacute de controcircle la sanction srsquointeacuteriorise

pour culminer en auto-controcircle et auto-censure Le stress devient le mode de reacutegulation

normal de lrsquoeacuteducation Ideacutealement plus besoin de sanctionner mais rappeler lrsquoeacutecheacuteance et

la responsabiliteacute de lrsquoeacutelegraveve quant au choix de son orientation quant agrave la construction de son

parcours personnaliseacute Rappeler qursquoil faut anticiper les secteurs porteurs parier sur

lrsquoemployabiliteacute du cursus choisi Ne plus sanctionner mais laisser le marcheacute sanctionner ne

pas imposer mais libeacuterer les peurs neacutees de situations anxiogegravenes tenir lieu de raison ne pas

imposer de reacuteponse mais laisser le jeune srsquoauto-profiler en prenant le problegraveme bien en

377

amont Bref la sanction ne viserait plus agrave briser la volonteacute (agrave la dresser) mais agrave la rendre docile

si sanction il y a encore crsquoest celle de la deacutemotivation laquo Beaucoup de jeunes gens reacuteclament

eacutetrangement drsquoecirctre ldquomotiveacutesrdquo ils redemandent des stages et de la formation permanente

crsquoest agrave eux de deacutecouvrir ce agrave quoi on les fait servir comme leurs aicircneacutes ont deacutecouvert non sans

peine la finaliteacute des disciplines raquo Le controcircle le plus efficace est celui que les sujets demandent

pour eux-mecircmes La sanction la plus efficace est celle qui est inteacuterioriseacutee ndash lrsquoauto-sanction

Sans nier la pertinence (et la puissance) du diagnostic on remarquera cependant que

les institutions reacutesistent agrave cette dissolution annonceacutee Certes le controcircle srsquoinfiltre partout (ainsi

du controcircle continu qui prend le pas sur le rituel de lrsquoexamen ndash reacutecemment programmeacute pour

le baccalaureacuteat) Mais nrsquoobserve-t-on pas la reacutesurgence de probleacutematiques proprement

disciplinaires du moins en eacuteducation avec le retour des questions de lrsquoautoriteacutehellip et bien

eacutevidemment de la sanction Il nrsquoest pas sucircr que lrsquoeacutecole puisse sortir de ces consideacuterations

disciplinaires

On pourrait cependant affiner la perspective et faire remarquer que si ces deux

reacutegimes de domination sont en concurrence lrsquoun avec lrsquoautre ils peuvent tout agrave fait coexister

La probleacutematique drsquoun retour de lrsquoautoriteacute peut srsquoaccommoder drsquoune mutation en profondeur

de la surveillance devenue auto-controcircle continu La sanction normalisatrice peut cohabiter

avec cette forme subtile drsquoauto-censure et se reacutepartissant peut-ecirctre mecircme les types drsquoeacutelegraveves

la premiegravere pour les deacutemotiveacutes et ceux qui sont en eacutechec la seconde pour les motiveacutes et ceux

qui sont deacutesireux de reacuteussir

102 Lrsquoinvention du sujet de lrsquoimputation

Sanctionner P Meirieu lrsquoaffirme en srsquoinspirant de Kant crsquoest supposer un sujet

drsquoimputation auquel on rapporte lrsquoacte et dont on le rend responsable Sanctionner revient

donc agrave engager une responsabiliteacute virtuelle du sujet afin de la faire advenir de la deacutevelopper

tel serait le cercle vertueux de la sanction Sanctionner un sujet crsquoest anticiper sa liberteacute et

ainsi la promouvoir La sanction on le voit devient solidaire de la liberteacute de la responsabiliteacute

et du sujet drsquoimputation

378

En deacutepit de lrsquoespegravece drsquoeacutevidence dont jouissent dans la philosophie occidentale

moderne ces concepts de liberteacute (de la volonteacute) de responsabiliteacute de faute de sujet ils

pourraient srsquoaveacuterer bien plus probleacutematiques qursquoils ne le paraissent

1021 Nietzsche la meacutetaphysique de la punition

Le premier nous semble-t-il agrave avoir soupccedilonneacute une meacutetaphysique dans ces concepts

apparemment inoffensifs est Nietzsche

Nietzsche ou la philologie du sujet

Dans La Geacuteneacutealogie de la morale (premier traiteacute sect13) il propose de renoncer agrave la

notion de sujet qui serait lieacutee agrave la seacuteduction que le langage opegravere sur la penseacutee Nietzsche eacutecrit

en ce sens que cette ideacutee ne peut naicirctre qursquoainsi

[hellip] agrave la faveur de la seacuteduction trompeuse du langage (et des erreurs

fondamentales de la raison qui y sont peacutetrifieacutees) lequel comprend et comprend de

travers toute production drsquoeffets comme conditionneacutee par une chose qui exerce des

effets par un ldquosujetrdquo (Nietzsche 2000 p 97)

Le langage nrsquoest pas un medium neutre il est gros de preacutejugeacutes (par exemple en

franccedilais la dualiteacute du masculin et du feacuteminin attribueacutee agrave toute chose) qui engage une

meacutetaphysique Au sect20 de Par-delagrave bien et mal Nietzsche eacutevoque laquo le charme exerceacute par des

fonctions grammaticales deacutetermineacutees raquo laquo charme invisible raquo qui consiste en laquo la domination

et [hellip] lrsquoaiguillage inconscients exerceacutes par de mecircmes fonctions grammaticales raquo (2003 pp 67-

68) les philosophes agrave ce titre partageraient les mecircmes superstitions que le vulgaire

Pastichant lrsquoἀνάμνησις platonicienne Nietzsche eacutecrit au mecircme paragraphe que trop souvent

les philosophes deacuteveloppent une penseacutee qui est laquo en fait bien moins une deacutecouverte qursquoune

reconnaissance un re-souvenir un retour au foyer raquo (2003 p 67) La reacuteminiscence nrsquoest pas

celle drsquoun quelconque monde ideacuteal drsquoavant lrsquoincarnation du corps elle puise dans lrsquoaxiologie

du langage Agrave cet eacutegard Nietzsche eacutevoque une ideacutee feacuteconde

379

Il est tregraves probable que des philosophes du domaine linguistique ouralo-altaiumlque

(celui dans lequel le concept de sujet est le moins deacuteveloppeacute) porteront ldquosur le monderdquo

un regard autre et se rencontreront sur des voies autres que des Indo-germains ou des

musulmans (Nietzsche 2003 p 68)

Quelle alternative (et non substitut) au laquo sujet raquo agrave la laquo volonteacute raquo la langue chinoise par

exemple permet-elle de penser Un siegravecle apregraves Nietzsche Franccedilois Jullien srsquoest attaqueacute agrave

cette difficulteacute drsquoune maniegravere particuliegraverement fructueuse comme nous allons le voir

Degraves lors lrsquoattitude de Nietzsche est celle drsquoun sceptique qui agrave lrsquoinstar de Socrate manie

lrsquoironie agrave lrsquoeacutegard des preacutejugeacutes seacutedimenteacutes dans la langue On lit ainsi au sect34 de Par-delagrave bien

et mal

Nrsquoest-il donc pas permis drsquoecirctre enfin un peu ironique agrave lrsquoeacutegard du sujet ainsi

qursquoagrave lrsquoeacutegard du preacutedicat et de lrsquoobjet Le philosophe ne serait-il pas en droit de srsquoeacutelever

au-dessus de la foi en la grammaire Les gouvernantes ont toute notre estime mais

ne serait-il pas grand temps pour la philosophie de renier la foi des gouvernantes

ndash (Nietzsche 2003 pp 86-87)

Qursquoon accreacutedite ou non ses (hypo)thegraveses sur la volonteacute de puissance son

aristocratisme il y a une leccedilon de philologie Nietzsche deacutefinit cette exigence notamment au

sect52 de LrsquoAnteacutechrist

Par philologie on doit entendre au sens tregraves geacuteneacuteral lrsquoart de bien lire ndash savoir

deacutechiffrer des faits sans les fausser par lrsquointerpreacutetation sans perdre dans lrsquoexigence

de comprendre la prudence la patience la finesse La philologie comme ephexis dans

lrsquointerpreacutetation (Nietzsche 1994 p 113)

380

Il faut se deacutefier des insinuations du langage pour ce faire retracer des genegraveses (et avec

elles les meacutetamorphoses de valeur drsquoougrave le projet geacuteneacutealogique drsquointerroger la valeur des

valeurs en sondant leur origine) et opeacuterer des comparaisons entre groupes linguistiques non

apparenteacutes La proposition de Nietzsche ouvre ainsi un tregraves feacutecond champ de recherche qui

est en lien avec notre questionnement si on sanctionne pour faire naicirctre le sujet drsquoimputation

qursquoimplique et que vaut la croyance agrave un tel sujet

Le sujet nrsquoest rien geacuteneacutealogie de lrsquoimputation

Pour comprendre la proposition positive de Nietzsche il faut commencer par deacutenoncer

une mauvaise interpreacutetation des pheacutenomegravenes (qursquoune philologie est agrave mecircme de rectifier) De

mecircme que la grammaire exige que tout verbe se rapporte agrave un sujet qui cause lrsquoaction de

mecircme le peuple prenant cette exigence grammaticale pour une exigence de la reacutealiteacute mecircme

interpregravete tout pheacutenomegravene naturel comme devant se rapporter agrave un sujet compris comme

substrat de lrsquoaction

De mecircme en effet que le peuple seacutepare la foudre de sa lueur et considegravere cette

derniegravere comme agir comme effet exerceacute par un sujet qui srsquoappelle foudre de mecircme

la morale du peuple seacutepare eacutegalement la vigueur des exteacuteriorisations de cette vigueur

comme srsquoil y avait derriegravere le vigoureux un substrat indiffeacuterent auquel il appartiendrait

en toute liberteacute drsquoexteacuterioriser ou non sa vigueur (Nietzsche 2000 p 97)

La penseacutee sous lrsquoeffet des charmes du langage deacutedouble donc chaque pheacutenomegravene en

cause et effet en sujet et en preacutedicat en faire et en agir laquo Fondamentalement le peuple

deacutedouble lrsquoagir quand il fait luire la foudre crsquoest un agir drsquoagir il pose le mecircme eacuteveacutenement

drsquoabord comme cause et encore une fois ensuite comme son effet raquo (Nietzsche 2000 p 98)

Autrement dit la penseacutee populaire (que les philosophes ne font que reprendre et

theacuteoriser) subjectivise la nature commettant un anthropomorphisme des plus sommaires

Mais cet anthropomorphisme constitue une erreur sur les faculteacutes humaines (erreur qui est

projeteacutee ensuite sur la nature tout entiegravere) la dualiteacute entre la cause et lrsquoeffet suppose que la

381

cause est libre de produire cet effet Autrement dit derriegravere la notion de sujet il faut

comprendre lrsquoacircme en tant qursquoelle est doueacutee drsquoune liberteacute du vouloir

On se demandera quelle est la raison drsquoune telle abstraction Pour Nietzsche la

signification est de teneur axiologique Croire qursquoun tel sujet existe qursquoil est libre drsquoagir ou de

ne pas agir crsquoest lui faire porter la responsabiliteacute de ce cet agir crsquoest pouvoir lui imputer ce

choix crsquoest pourquoi se trouve conforteacutee la croyance laquo qui veut que le fort ait toute liberteacute

decirctre faible et lrsquooiseau de proie drsquoecirctre agneau ndash ils srsquoattribuent ainsi le droit drsquoimputer agrave

lrsquooiseau de proie la responsabiliteacute drsquoecirctre oiseau de proie raquo (Nietzsche 2000 p 99) Ainsi

srsquoopegravere un renversement des valeurs neacute du ressentiment la faiblesse devient un choix et la

force deacutesormais peut ecirctre accuseacutee

Le sujet (ou pour le dire de maniegravere plus populaire lrsquoacircme) a peut-ecirctre eacuteteacute de ce

fait le meilleur article de foi que la terre ait connu jusqursquoagrave preacutesent parce qursquoil a permis

agrave lrsquoimmense majoriteacute des mortels aux faibles et aux opprimeacutes en tout genre cette

sublime tromperie de soi qui interpregravete la faiblesse elle-mecircme comme liberteacute sa

maniegravere drsquoecirctre particuliegravere comme meacuterite (Nietzsche 2000 pp 99-100)

Ainsi les notions de sujet drsquoimputation de liberteacute de responsabiliteacute sont lieacutees elles

reconduisent agrave lrsquoideacutee drsquoun laquo libre arbitre raquo dont Nietzsche estime qursquoelle constitue une erreur

typique Dans un texte que nous avons deacutejagrave citeacute (Le Creacutepuscule des idoles 2005 pp 158-159)

le philosophe allemand fait la psychologie de cette tendance agrave vouloir rendre responsable

Derriegravere la recherche de la responsabiliteacute il y a laquo lrsquoinstinct du vouloir-chacirctier et -juger raquo Il faut

degraves lors deacutegager lrsquoexistence de laquo lrsquoinnocence du devenir raquo la psychologie de la volonteacute

obstacle agrave lrsquoeacuteternel retour est lrsquoinvention des precirctres qui ont inventeacute la laquo liberteacute raquo pour que

les hommes puissent ecirctre jugeacutes punis ndash coupables laquo Meacutetaphysique de bourreau raquo conclut

Nietzsche qui sans condamner lrsquoideacutee de sanction reacuteprouve avec la derniegravere eacutenergie celle de

punition

Aujourdrsquohui ougrave nous sommes entreacutes dans le mouvement inverse ougrave

particuliegraverement nous immoralistes cherchons de toutes nos forces agrave extirper agrave

382

nouveau du monde le concept de faute et le concept de chacirctiment et agrave en laver la

psychologie lrsquohistoire la nature les institution et les sanctions sociales [hellip] (Nietzsche

2005 p 159)

Agrave lrsquoinstar de Spinoza qui deacutenonccedilait lrsquoideacutee de cause finale (dans lrsquoappendice au livre I de

LrsquoEacutethique) Nietzsche srsquoeacutelegraveve contre les anthropomorphismes et le finalisme laquo Crsquoest nous qui

avons inventeacute le concept de ldquobutrdquo dans la reacutealiteacute le ldquobutrdquo est absenthellip raquo (Nietzsche 2005 pp

159-160) Pour Nietzsche les ideacutees de sujet de liberteacute de volonteacute drsquoacircme de responsabiliteacute

drsquoimputation de punition de finaliteacute et de Dieu forment un reacuteseau auquel une philosophie

coheacuterente doit deacutesormais renoncer

Que nul ne soit plus rendu responsable que lrsquoon nrsquoait plus le droit de ramener

le mode drsquoecirctre agrave une causa prima que le monde ne soit plus une uniteacute ni comme

sensorium ni comme ldquoespritrdquo crsquoest cela seul qui est la grande libeacuteration ndash crsquoest par

cela seul qursquoest restaureacutee lrsquoinnocence du devenirhellip Le concept de ldquoDieurdquo fut jusqursquoagrave

preacutesent la plus grande objection contre lrsquoexistencehellip Nous nions Dieu nous nions la

responsabiliteacute en Dieu crsquoest par cela seul que nous rachetons le monde ndash (Nietzsche

2005 p 160)

laquo Lrsquoagir est tout raquo

Pour sortir de ce mensonge pour renverser ce renversement des valeurs il convient

ainsi drsquoopeacuterer une catharsis de cette mauvaise interpreacutetation agrave deacutelivrer la nature des

projections naiumlves qursquoune mauvaise lecture avait affubleacutee drsquoune subjectiviteacute

Aussi Nietzsche peut-il eacutecrire au sect109 du Gai Savoir laquo Quand aurons-nous le droit de

commencer agrave naturaliser les hommes que nous sommes au moyen de cette nature purifieacutee

reacutecemment deacutecouverte reacutecemment deacutelivreacutee raquo (Nietzsche 1997 p 163)

Naturalisons donc les hommes agrave lrsquoaide de cette nature deacutesubjectiviseacutee que reste-t-

il Lrsquoagir et rien drsquoautre laquo Lrsquoagir est tout raquo (2000 p 98) et lrsquoagir relegraveve drsquoune neacutecessiteacute

383

radicalement innocente laquo Un quantum de force et un quantum identique de pulsion de

volonteacute de production drsquoeffets ndash bien plus ce nrsquoest absolument rien drsquoautre que justement ce

pousser ce vouloir cet exercer des effets lui-mecircme raquo (2000 p 97) Or il nrsquoy a rien agrave vanter ou

agrave condamner dans une force on peut en admirer ou en conspuer les effets mais nullement

en attribuer la responsabiliteacute agrave un libre-arbitre qui comme tel nrsquoest qursquoune fiction ndash car cette

force constitue une neacutecessiteacute naturelle laquo [Lrsquohomme de connaissance] ne peut plus louer plus

blacircmer puisqursquoil nrsquoy a ni rime ni raison agrave louer agrave blacircmer la nature et la neacutecessiteacute raquo (Nietzsche

1988 p 101) La conseacutequence logique est qursquoen termes moraux il nrsquoy a pas de diffeacuterence de

nature entre les actions bonnes et les actions mauvaises le terreau le deacutesir drsquoaccroicirctre sa

puissance est commun laquo Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimeacutees les

mauvaises de bonnes actions tourneacutees agrave la grossiegravereteacute agrave la becirctise raquo (Nietzsche 1988 p 101)

La diffeacuterence nrsquoest pas drsquointention (ce qui impliquerait responsabiliteacute et libre-arbitre) mais de

jugement laquo Crsquoest le degreacute de jugement qui deacutecide dans quelle direction chacun se laissera

entraicircner par ce deacutesir raquo (Nietzsche 1988 p 101) Mutatis mutandis la proposition de

Nietzsche rappelle celle de Platon crsquoest toujours son bien que lrsquoindividu recherche agrave

proportion de ses lumiegraveres jamais il nrsquoeacuteprouve cette liberteacute au fond impensable drsquoentrer dans

le mal de son plein greacute en conscience gratuitement

Dans Le Creacutepuscule des idoles Nietzsche preacutecise positivement sa penseacutee laquo Que nul ne

donne agrave lrsquohomme ses qualiteacutes ni Dieu ni la socieacuteteacute ni ses parents et ses ancecirctres ni lui-mecircme raquo

(2005 p159)6 Plus preacuteciseacutement les qualiteacutes sont sans pourquoi sans laquo pour quoi raquo sans

responsable sans garant laquo Nul nrsquoest responsable drsquoexister de maniegravere geacuteneacuterale drsquoecirctre comme

ceci ou comme cela de se trouver dans ces conditions dans cet environnement raquo (Nietzsche

2005 p 159) Autrement dit on doit laver lrsquoexistence de toute objection de toute culpabiliteacute

ndash de toute responsabiliteacute

6 Cette derniegravere formule marque une rupture inconciliable avec ce que sera lrsquoexistentialisme de Sartre ougrave lrsquohomme est selon la formule consacreacutee laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo Srsquoil y bien accointance sur lrsquoideacutee que lrsquoexistence preacutecegravede lrsquoessence ou sur question de lrsquoatheacuteisme la raison et les conseacutequences de ces convergences est radicalement divergente pour Sartre il faut renoncer agrave lrsquoideacutee de Dieu pour lrsquoabandonner la liberteacute de lrsquohomme agrave lui-mecircme et sa responsabiliteacute maximale pour Nietzsche lrsquoideacutee de Dieu doit ecirctre rejeteacutee pour qursquoavec elle la liberteacute et la culpabiliteacute soient abolies

384

Pour reacutesumer il convient drsquoapregraves Nietzsche de deacutesubstantialiser la philosophie Cette

deacutesubstantialisation doit srsquoentendre en deux sens

- drsquoune part abolir la substance suprecircme lrsquoens realissimum de la tradition

meacutetaphysique Dieu origine absolue et caution des arriegraveres-mondes

- drsquoautre part renoncer agrave la subjectivation de lrsquoagir et agrave toutes ses implications la

responsabiliteacute la liberteacute

Le refus de lrsquoimputation de la responsabiliteacute du sujet-acircme de la liberteacute du vouloir est

coheacuterent avec le rejet de la punition (qui fait honte) Pour innocenter le devenir il faut abolir

la punition et son sujet correacuteleacute Mais ne devrait-on pas faire de mecircme avec la sanction Dans

un texte que nous avons deacutejagrave citeacute Nietzsche eacutecrit laquo nous immoralistes cherchons de toutes

nos forces agrave extirper agrave nouveau du monde le concept de faute et le concept de chacirctiment et

agrave en laver [hellip] les sanctions socialesraquo (2005 p 159) Purger la sanction de la punition ndash mais

non pas renoncer agrave la sanction Lrsquoeacutelevage nietzscheacuteen ne punira pas (un sujet) mais il

sanctionnera pour promouvoir la culture Et cette proposition est coheacuterente avec les moyens

de lrsquoeacutelevage (qui ne se distinguent pas des moyens du dressage) srsquoil faut discipliner

contraindre par des lois arbitraires en vue de produire une meacutediocriteacute saine docile

obeacuteissante on voit mal comment on pourrait se passer de sanction

Nous eacutelevons ici deux objections Cet ideacuteal drsquoeacutelevage peut-il ecirctre le nocirctre Nous en

doutons Mais surtout relativement agrave la question qui nous inteacuteresse peut-on vraiment

comme semble pourtant le consideacuterer Nietzsche concilier lrsquoideacutee de sanction avec le refus de

lrsquoimputation-sujet Peut-on si aiseacutement deacutelier sanction et punition La sanction peut-elle ecirctre

purgeacutee de lrsquoideacutee de faute

1022 Pas de culpa sans sanction

Dans Karman (2018) un traiteacute court mais intense et deacutecisif Georgio Agamben enquecircte

sur les origines juridiques de lrsquoideacutee de sanction Agrave cet eacutegard lrsquoeacutevolution seacutemantique est

instructive

En premier lieu par lrsquoincertitude qui entoure les termes de causa et culpa Ces concepts

cleacutes qui servent de laquo seuils agrave lrsquoeacutedifice du droit raquo nrsquoont pas drsquoeacutetymologie Cependant il est

vraisemblable que causa puisse ecirctre compris comme la chose qui fait naicirctre un procegraves avant

385

de devenir plus geacuteneacuteralement ce qui est en cause Se reacutefeacuterant agrave Yan Thomas G Agamben

estime que causa deacutesigne ce passage ougrave la res (le litige preacutejuridique) devient lis (la controverse

proprement dit) Causam agere crsquoest plaider une affaire causa est donc la matiegravere du procegraves

meacutelange de reacutealiteacute et de discours onto-logie ndash cette origine juridique du concept de laquo cause raquo

va influencer de maniegravere deacutecisive le destin des savoirs en Occident dont on connaicirct ce qursquoil

doit agrave la notion de laquo cause raquo (ougrave pendant des milleacutenaires on a consideacutereacute que connaicirctre crsquoest

connaicirctre la cause)

Culpa de la neacutegligence agrave la faute de lrsquoagir agrave lrsquoagent

Mais crsquoest surtout culpa qui inteacuteresse Giorgio Agamben Ce terme deacutesigne

geacuteneacuteralement lrsquoimputabiliteacute est imputable celui qui doit en supporter les conseacutequences Mais

ce terme a aussi un sens technique culpa signifie lrsquoimprudence la neacutegligence dans lrsquoexercice

drsquoun comportement En ce sens culpa srsquooppose agrave dol qui renvoie agrave lrsquointention frauduleuse

culpa engage moins la responsabiliteacute que la limitation de la responsabiliteacute Lrsquoideacutee importante

est que culpa deacutesigne ce passage ougrave lrsquoexistence perd son innocence et ougrave lrsquoaction srsquoassujettit

agrave une puissance eacutetrangegravere pour en payer le prix

Ainsi la perte drsquoinnocence que Nietzsche rattachait agrave lrsquointervention des precirctres serait

agrave comprendre eacutegalement (et peut-ecirctre prioritairement) dans une optique juridique

laquo Comment cela a pu arriver comment un esprit humain a pu concevoir lrsquoideacutee que ses actions

puissent le rendre coupable ndash cette auto-accusation qui semble si useacutee et allant de soi est

lrsquoeacutenigme dont lrsquohumaniteacute doit encore venir agrave bout raquo (Agamben 2018 p 18) Tout ecirctre du fait

seulement qursquoil existe est laquo constitutivement mis en cause et accuseacute raquo comme le suggegravere

lrsquoaventure de Joseph K protagoniste du Procegraves de Franz Kafka laquo Lrsquounique salut serait de

nrsquoavoir jamais eacuteteacute mis en cause de vivre sans ecirctre jamais impliqueacute dans la sphegravere du droit ce

qui ne semble pas possible raquo (Agamben 2018)

On croit ordinairement qursquoil nrsquoy pas de peine sans jugement (nulla poena sine iudicio)

le droit en effet impose une proceacutedure justifiant la sanction Mais laquo lrsquoimplication [hellip] de tout

homme dans la sphegravere du procegraves ndash crsquoest-agrave-dire de la loi ndash est si ineacutevitable et en mecircme temps

si impeacuteneacutetrable raquo qursquoun renversement srsquoopegravere en reacutealiteacute puisque toute la peine est dans le

jugement on doit consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de jugement sans peine

386

Lrsquoeacutevolution seacutemantique de culpa confirme qursquoun eacutetrange renversement de ce genre

srsquoest opeacutereacute

Agrave lrsquoorigine culpa deacutesigne la simple neacutegligence La faute est dans lrsquoaction non dans

lrsquoagent qui nrsquoapparaicirct pas la faute nrsquoest pas personnelle La faute est originairement accident

faux-pas elle lie de lrsquoexteacuterieur la peine agrave un agir et non agrave un agent Nul besoin drsquoeacutetablir un

jugement drsquoinheacuterence

Mecircme dans le domaine religieux peacutecheacute deacutesigne originairement la maladresse le fait

de manquer la cible Dans lrsquoeacutepisode du Jardin drsquoEacuteden il nrsquoy a pas de peacutecheacute mais juste lrsquoexposeacute

drsquoun lien Adam et Egraveve ouvrent les yeux et ils sont chasseacutes Paradoxe et ironie le terme le

plus anodin le peacutecheacute ou le faux-pas va servir agrave deacutesigner ensuite la laquo reacutealiteacute la plus funeste et

grosse drsquoangoisse de notre culture raquo (Agamben 2018 p 24) Mais ce que cette ironie reacutevegravele

crsquoest que ce qui deviendra le peacutecheacute est impensable dans la langue de la Genegravese (laquo La langue ne

disposait pas drsquoun terme pour exprimer lrsquoideacutee du peacutecheacute et que celle-ci a donc eacuteteacute forgeacutee

ulteacuterieurement par les prophegravetes et les theacuteologiens raquo 2018 p 25) ce qui est penseacute comme

dans les sources juridiques les plus anciennes concerne laquo seulement le lien entre un acte

deacutetermineacute et ses conseacutequences raquo

De lrsquoarbitraire de la loi agrave sa sanctification

Acte et conseacutequence agir et peine voilagrave le lien originaire qui est poseacute par lrsquoautoriteacute (la

Loi divine ou la loi juridique) Mais qursquoest-ce qui le reacutegit Pourquoi telle peine deacutetermineacutee est-

elle affecteacutee agrave tel agir On ne saurait eacutetouffer le sentiment que le lien poseacute est fonciegraverement

arbitraire G Agamben eacutecrit ainsi que dans lrsquoeacutepisode de la Genegravese comme dans le droit

archaiumlque laquo la violation drsquoun commandement est suivie de lrsquoeacutenonceacute drsquoune peine et en

admettant qursquoon puisse parler drsquoune faute celle-ci nrsquoest telle qursquoen relation agrave une injonction

qui apparaicirct complegravetement arbitraire raquo (2018 p 26)

Crsquoest donc qursquoil faut renverser le principe nulla poena sine culpa laquo en reacutealiteacute srsquoil nrsquoy

avait pas de peine il nrsquoy aurait pas non plus de faute raquo (2018 p 26) Crsquoest lrsquoeacutenonceacute de la

sanction qui fait pour ainsi dire performativement la faute laquo La sanction nrsquoest donc pas

accessoire agrave la loi crsquoest plutocirct la loi qui en derniegravere analyse consiste essentiellement dans la

sanction raquo (Agamben 2018 p 27) Si la loi est essentiellement sanction crsquoest elle qui creacutee le

peacutecheacute la faute Tel est le message de Paul dans lrsquoEacutepicirctre aux Romains la loi est laquo loi du peacutecheacute raquo

387

(82 ἀπὸ τοῦ νόμου τῆς ἁμαρτίας) et laquo la loi est venue pour que la faute abonde raquo Lagrave ougrave il nrsquoy

a pas de loi il nrsquoy a pas de transgression (Paul Rom 415 οὗ δὲ οὐκ ἔστιν νόμος οὐδὲ

παράβασις) le peacutecheacute ne peut ecirctre imputeacute qursquoavec lrsquoapparition de la loi (Paul Rom 513

ἁμαρτία δὲ οὐκ ἐλλογεῖται μὴ ὄντος νόμου)

Parallegravelement agrave ce deacuteplacement de lrsquoagir agrave lrsquoagent Yan Thomas a montreacute que dans le

droit archaiumlque la regravegle et la sanction sont articuleacutees dans une mecircme proposition

conditionnelle la transgression est inteacutegreacutee dans la loi qui la preacutevoit et la relie explicitement

agrave une peine Lrsquoilleacutegaliteacute est une laquo hypothegravese leacutegale raquo la loi nrsquoest pas violeacutee puisqursquoelle anticipe

sa transgression qursquoelle sanctionne de maniegravere immeacutediate et immotiveacutee (comme punition)

Avec le temps cependant srsquoobserve une laquo transformation dans le statut de la sanction et de

la loi elle-mecircme raquo (Agamben 2018 p 32) la relation entre la prescription et la sanction est

deacutelieacutee la prescription de la loi est premiegravere et la sanction srsquoabat sur celui qui est hors-la-loi

Lrsquoilleacutegaliteacute nrsquoest plus ce qui est preacutevu par la loi elle est ce qui la viole la transgression est

extrinsegraveque agrave la loi Degraves lors la sanction change de signification elle doit devenir le garant de

lrsquoinviolabiliteacute de la loi Crsquoest ainsi que la sanction devient sancta sainte qursquoelle devient figure

de lrsquoautoriteacute La sanction acquiert laquo une consistance ontologique raquo (2018 p 35) qui laquo fonde

la ldquosainteteacuterdquo de la loi raquo et la sanctifiera Pour G Agamben cette laquo sanctification de la loi raquo se

conclut agrave lrsquoeacutepoque moderne avec Kant qui laquo fera de lrsquoimpeacuteratif leacutegal le sommet de la vie

spirituelle des hommes raquo (2018 p 35) On le voit la penseacutee kantienne de la loi ne doit rien agrave

lrsquoa priori agrave un quelconque transcendantal ndash agrave moins de consideacuterer heacutereacutesie suprecircme pour un

kantien que laquo le transcendantal est historique raquo (selon la formule de Paul Veyne agrave la Preacuteface

de son beau livre Les Grecs ont-ils cru agrave leurs mythes ) Agrave ce titre il nrsquoest pas sucircr que les

analyses de Kant relatives agrave la loi morale soient de nature morale elles relegravevent plutocirct du

theacuteologico-juridique qui requiert pour sanctifier la loi de sanctionner pour sanctionner

La violence de la loi

La sainteteacute de la loi est donc le fruit drsquoune histoire et ne lui est donc pas inheacuterente Au

contraire lrsquoauteur de Karman montre qursquoaux origines ce que la loi avait drsquoarbitraire par la

sanction et partant de violence nrsquoavait nullement eacutechappeacute aux leacutegislateurs La sanction

(somme toute ce qursquoil y a drsquoessentiel dans la loi) laquo unit neacutecessairement justice et violence raquo

388

Crsquoest ainsi que Solon affirme en qualiteacute de leacutegislateur qursquoil a laquo uni par la force de la loi

la violence et la justice raquo ταῦτα μἑν κρἀτει νόμου βιάν τε καί δίκην ξυναρμόσας Il est vrai que

la lecture de Diehl (fragment 24) est controverseacutee au lieu de νόμου il est proposeacute par la

recherche reacutecente de lire ὁμοῦ ensemble par la force Mais comme il est question des lois

eacutecrites pour les Atheacuteniens crsquoest toujours de la loi qursquoil est question si Solon nrsquoest sans doute

pas agrave lrsquoorigine de lrsquoexpression fameuse de laquo force de la loi raquo il en est certainement lrsquoun des

penseurs

Crsquoest ainsi encore que Pindare qui nrsquoest certes pas leacutegislateur mais poegravete expose ce

que le nomos a drsquoambivalent meacutelange obscur de justice et de violence Les premiegraveres lignes

du fragment 169 portent sur le νόμος βασιλεῦς (la loi souveraine) laquo reacutegnant sur tous mortels

et immortels justifiant la plus grande violence [δικαιῶν τὸ βιαιότατον] de sa main

souveraine raquo La sanctification ulteacuterieure de νόμος ne saurait en faire oublier sa violence des

origines Pour G Agamben lrsquoanalyse philologique des textes leacutegaux est formelle laquo la loi se

deacutefini[t] comme une articulation de violence et de justice raquo (2018 p 36) la loi srsquoenracine dans

la violence qursquoelle justifie (Pindare) et unit agrave la justice (Solon)

Les efforts pour deacutegager la loi de la brutaliteacute pour la purger de son arbitraire pour la

deacutefaire de la vengeance (alors que cette derniegravere est consideacutereacutee par Isidore de Seacuteville comme

agrave lrsquoorigine du talion laquo le talion est une imitation de la vengeance telle que lrsquoon souffre des

mecircmes maux que ceux que lrsquoon a commis raquo Etymologiae 52724 ndash citeacute par Agamben 2018

p 37) ne sauraient donc masquer qursquooriginairement la laquo force de la loi raquo constitue un laquo coup

de force raquo qui joint irreacutemeacutediablement son destin avec ce qursquoelle preacutetend combattre la

violence

Les analyses de Kelsen confirment celles de G Agamben Dans la Theacuteorie pure du droit

(1999) H Kelsen estime qursquoil nrsquoy a pas de mala in se drsquoactes mauvais en soi Ce nrsquoest pas la

qualiteacute de lrsquoacte qui fait qursquoil doit ecirctre sanctionneacute laquo du point de vue drsquoune theacuteorie du droit

positif il nrsquoexiste pas de faits qui soient actes illicites deacutelits en soi et pour soi crsquoest-agrave-dire

abstraction faite de la conseacutequence qursquoy attache lrsquoordre juridique raquo (Kelsen 1999 p 120) Pas

de mala in se mais seulement des mala prohibata Cette thegravese deacutecoule rigoureusement de ce

principe laquo nullum crimen sine lege ni la poena sine lege raquo pas de crime sans loi ni de peine

sans loi Mais il nrsquoy pas de loi sans sanction lrsquoordre social reacutealiseacute par lrsquoordre juridique nrsquoest

prescriptif que par la sanction qui se rattache agrave lrsquoinfraction laquo une conduite donneacutee ne peut

ecirctre donneacutee comme prescrite [hellip] que si et du fait que la conduite contraire est la condition

389

drsquoune sanction stricto sensu raquo (Agamben 2008 p 33) Crsquoest donc ultimement la sanction qui

fait la faute Or comme la sanction prend comme lrsquoeacutecrit G Agamben laquo la forme drsquoun acte

coercitif on peut dire [hellip] que le droit consiste essentiellement dans la production drsquoune

violence licite crsquoest-agrave-dire dans la justification de la violence raquo (2008 p 39) Le droit nrsquoest pas

lrsquoautre de la violence il en est la version licite

1023 Crimen lrsquoaction sanctionneacutee ou la condition de possibiliteacute de lrsquoeacutethique et de la

politique occidentale

Crimen proche de culpa et causa est un autre terme important pour comprendre le

problegraveme de lrsquoimputation Le terme deacutesigne selon G Agamben le lien entre le crime et

lrsquoaccusation il est laquo lrsquoaction en tant qursquoelle est sanctionneacutee raquo (2018 p 44) laquo Crimen est donc

la forme que prend lrsquoaction humaine quand elle est imputeacutee et mise en cause dans lrsquoordre de

la responsabiliteacute et du droit [hellip] Lrsquoaction qui a passeacute le seuil malheureux du crimen perd son

innocence raquo Rien nrsquoy fait celui qursquoon sanctionne est par deacutefinition un criminel

Pour G Agamben le concept de crimen est en Occident central au point de vue

juridique politique et eacutethique Lrsquohypothegravese du philosophe italien est que laquo le concept de

crimen drsquoune action sanctionneacutee crsquoest-agrave-dire imputable et productrice de conseacutequences se

trouve non seulement agrave la base du droit mais aussi de lrsquoeacutethique et de la morale religieuse de

lrsquoOccident raquo (2018 p 50) Autant dire qursquoon ne saurait comprendre ce que la sanction engage

sans eacutetudier comment le crimen lrsquoaction sanctionneacutee a pu eacutemerger

Les tentatives de fondation philosophique de lrsquoaction sanctionneacutee reacutevegravelent agrave quel point

cette notion est plus fragile qursquoelle en a lrsquoair

LrsquoAntiquiteacute ou le primat de la puissance

LrsquoAntiquiteacute a ignoreacute ce concept pour nous si eacutevident qursquoil ne nous semble pas pouvoir

ecirctre eacuteviteacute la volonteacute

Ce concept suppose un sujet doueacute de libre-arbitre et consideacutereacute comme cause

productrice de toutes ses actions Or on peine agrave trouver un tel sujet dans lrsquoAntiquiteacute

Le terme ἑκούσιος ne saurait ecirctre traduit par laquo volontaire raquo ἑκούσιος deacutesigne une

action qui nrsquoest pas contrainte par les circonstances exteacuterieures mais comme le rappelle G

390

Agamben Aristote considegravere que le comportement animal relegraveve de cette cateacutegorie juridique

On lit dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque 1111a25

On a sans doute tort en effet de dire non consentis les actes qui se font par

ardeur ou par appeacutetit Drsquoabord parce qursquoil nrsquoy aura plus aucun autre animal agrave ce

compte qui fera quelque chose de son greacute et les enfants non plus (Aristote 2011 p

2023)

Pour les Grecs il srsquoagit moins de fonder la responsabiliteacute que de la constater

laquo lrsquohomme nrsquoest pas responsable de ses actes parce qursquoil les a voulus il en reacutepond parce qursquoil

a pu les accomplir raquo (Agamben 2018 p 53)

Pour Georgio Agamben deux lignes srsquoaffrontent dans lrsquoAntiquiteacute La premiegravere place le

lieu de lrsquoeacutethique et de la politique dans la θεωρία tel est lrsquointellectualisme deacutefendu par

Socrate et Platon On connaicirct la parole fameuse de Socrate τὰ κακὰ οὐδεὶς ἑκὼν ἔρχεται

(Protagoras 358c) qursquoon peut traduire par laquo personne ne se porte au mal malgreacute lui raquo Le

problegraveme de lrsquoaction est un problegraveme de connaissance une fois que le bien est connu la

liberteacute srsquoeacutevanouit puisque le bon choix srsquoimpose La source du mal de la faute est donc

lrsquoignorance la fin viseacutee nrsquoest pas la bonne On le voit dans cette tradition majoritaire dans

lrsquoAntiquiteacute la liberteacute de la volonteacute comme source de la faute ne saurait ecirctre conccedilue

Il y a cependant une autre ligne qui semble esquisser ce que sera la volonteacute libre qui

fait de lrsquoaction (πρᾶξις) le lieu du problegraveme eacutethique et politique Ce paradigme srsquoorigine dans

la trageacutedie ougrave le problegraveme de la liberteacute et de la faute apparaicirct nettement Albin Lesky estime

que chez Eschyle le premier des trois grands tragiques grecs deux motivations srsquoaffrontent

une transcendante et divine une immanente et humaine trop humaine Le heacuteros tragique se

trouve agrave la fois libre et contraint agent et agi cause et causeacute ndash en mecircme temps et sous le

mecircme rapport Pour G Agamben le tragique reacutevegravele la laquo scission irreacutemeacutediable inscrite dans

lrsquoideacutee mecircme drsquoune action sanctionneacutee raquo (2018 p 56) il est impossible drsquoeacutechapper agrave la faute

qui suppose lrsquoimputation de lrsquoaction agrave lrsquoagent et lrsquoinnocence originaire se trouve toujours

391

doubleacutee de culpabiliteacute Dans Promeacutetheacutee enchaicircneacute Eschyle fait dire au Titan Ἑκὼν ἑκὼν

ἥμαρτον (vers 226) qursquoon peut rendre par laquo crsquoest de mon greacute oui de mon greacute que jrsquoai fait le

mal raquo auquel fait eacutecho en la renversant la sentence socratique Agrave ce titre il faut conceacuteder agrave

Nietzsche que Socrate est bien la figure de lrsquoanti-tragique ndash mais peut-ecirctre parce que Socrate

reacutecuse lrsquoideacutee de faute quand les tragiques lrsquoannoncent

Aristote srsquoinspire quant agrave lui de cette ligne tragique Si lrsquoaction imputable doit ecirctre ἑκών

(de son greacute) il faut preacuteciser les conditions de reacutealisation Au livre III de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

il preacutecise que pour qursquoun acte soit imputable il doit ecirctre consenti (ἑκούσιον) Est consenti un

acte laquo dont le principe (ἀρχὴ) reacuteside dans lrsquoagent (ἐν αὐτῷ) qui connaicirct chacune des

circonstances particuliegraveres qui suppose son action raquo (1111a20 2011 p 2023) ndash crsquoest un acte

qui nrsquoest pas fait par ignorance Mais crsquoest insuffisant il faut qursquoau consentement preacutecegravede la

deacutecision (προαίρεσις) lrsquoacte de choisir laquo intimement lieacute agrave la vertu (οἰκειότατον [hellip] τῇ ἀρετῇ) raquo

et veacuteritable mesure de la valeur du caractegravere laquo qui permet de juger (κρίνειν) des traits du

caractegravere mieux que ne le peuvent les actions raquo La deacutecision est eacutethiquement critique alors

que les animaux et les enfants peuvent consentir ils sont cependant incapables de deacutecider

(111b5) Crsquoest pourquoi la προαίρεσις nrsquoest pas lrsquoappeacutetit (ἐπιθυμία) ni lrsquoardeur (θύμος) La

προαίρεσις nrsquoest pas non plus le souhait (βούλησις) car on peut souhaiter lrsquoimpossible mais

non le deacutecider (1111b20) Enfin la προαίρεσις nrsquoest pas lrsquoopinion (δόξα) car ceux qui ont les

bonnes opinions ne prennent pas neacutecessairement les bonnes deacutecisions Quel est donc le trait

distinctif de la deacutecision qui diffeacuterencie son auteur des enfants des animaux des simples

porteurs drsquoopinion Crsquoest la deacutelibeacuteration (τὸ προβεβουλευμένον 1112a15) qui fait que la

deacutecision est davantage qursquoun simple consentement et qui permet agrave lrsquohomme drsquoecirctre principe

de ses actions (ἄνθρωπος εἶναι ἀρχὴ τῶν πράξεων 1112b30) G Agamben a raison en ce sens

drsquoeacutecrire que laquo la proairesis [est] donc un dispositif pour rendre lrsquohomme responsable de ses

actes et relier indissolublement lrsquoaction agrave son auteur raquo (Agamben 2018 p 61) mecircme si on ne

voit pas pourquoi une action consentie et mecircme deacutecideacutee et mecircme deacutelibeacutereacutee serait plus

proprement nocirctre

Crsquoest ainsi qursquoAristote estime pouvoir reacutefuter Socrate laquo la meacutechanceteacute est quelque

chose agrave quoi lrsquoon consent raquo (μοχθηρία ἑκούσιον 1113b15) car si tel nrsquoeacutetait pas le cas

lrsquohomme ne serait plus lrsquoauteur (ἀρχὴ) ni le geacuteneacuterateur (γεννητὴν) de ses actions comme le

pegravere est laquo lrsquoauteur de ses enfants raquo La meacutetaphore mobiliseacutee par Aristote est ingeacutenieuse par

le lien naturel qursquoelle entend tisser entre une cause et son effet il srsquoagit bien drsquoattribuer une

392

paterniteacute au geste Mais il ne srsquoagit que drsquoune meacutetaphore et une meacutetaphore aussi saisissante

soit-elle nrsquoest pas une raison Car un geste srsquoachegraveve et ne srsquoaurait srsquoautonomiser ainsi que le

peut pourtant lrsquoenfant qui un jour vivra de sa propre vie Aristote eacutenonce alors

lrsquoargument deacutecisif lrsquousage universel des chacirctiments et des honneurs par les particuliers et par

les leacutegislateurs mecircmes qui laquo chacirctient en effet et punissent tous ceux qui font du mal raquo

(1113b20 2011 p 2030 κολάζουσι γὰρ καὶ τιμωροῦνται τοὺς δρῶντας μοχθηρά) Mais le

raisonnement drsquoAristote nrsquoest guegravere concluant il reacutevegravele seulement que la sanction requiert agrave

titre de condition de possibiliteacute la responsabiliteacute du sujet auquel elle srsquoadresse ndash non que celle-

ci est effective Lrsquoexistence mecircme universelle drsquoune pratique ne prouve pas sa leacutegitimiteacute ni

celle de ce qursquoelle engage agrave titre de preacutesupposeacute le fait ne fait pas droit Lrsquoexistence de

louanges et de blacircmes ne prouve pas la responsabiliteacute car rien ne prouve qursquoon ait raison de

louer ou de blacircmer Le recours agrave la pratique du νομοθέτης est lrsquoargument drsquoautoriteacute censeacute

fonder la sanction mais il y a un cercle logique si on cherche agrave fonder la sanction (sur la

responsabiliteacute) on ne saurait prouver la responsabiliteacute par la pratique de la sanction

Lrsquoeacutethique et la politique de la praxis se focalisent sur lrsquoaction comme le rappelle G

Agamben et non sur le caractegravere (mecircme si paradoxalement Aristote laisse une place pour le

caractegravere qursquoil ne met pas entre parenthegraveses) laquo [Les tragiques] nrsquoagissent pas pour imiter les

caractegraveres mais conccediloivent les caractegraveres agrave travers les actions raquo (Aristote 2011 Poeacutetique

1450a15) Conjecturant ce qursquoaurait eacuteteacute le livre de la Poeacutetique drsquoAristote consacreacute agrave la

comeacutedie G Agamben propose de la comprendre ainsi laquo les personnages agissent pour imiter

les caractegraveres et de cette maniegravere ne peuvent assumer leurs actions qui sont eacutethiquement

impossibles agrave imputer raquo (2018 p 65) Dans la comeacutedie la faute intentionnelle disparaicirct et

avec elle la souffrance agrave la culpabiliteacute du heacuteros tragique dont lrsquoaction est impitoyablement

sanctionneacutee se trouve substitueacutee lrsquoinnocence du caractegravere comique Une eacutethique de la

comeacutedie est donc possible ndash sans cette responsabiliteacute qui conduit agrave sanctionner lrsquoaction

Cependant si pour G Agamben crsquoest vers Platon qursquoil faut se tourner pour envisager une telle

eacutethique et politique (sur lrsquoinspiration comique de Platon voir Agamben 2018 p 66) cela

nrsquoempecircche nullement lrsquoauteur des Lois de recourir agrave la sanction agrave des fins expiatrices ainsi que

nous lrsquoavons montreacute (voir supra 41) Crsquoest dire que la sanction ne suppose pas seulement une

eacutethique et politique de lrsquoaction elle engage une conception tragique (au sens non nietzscheacuteen)

de lrsquoexistence

393

Il reste encore un point sur lequel la conceptualisation drsquoAristote srsquoavegravere eacuteclairante par

ses difficulteacutes concernant le sujet de lrsquoimputation crsquoest la ceacutelegravebre distinction entre puissance

et acte δύναμις et ἐνέργεια dont lrsquoun des laquo objectifs pragmatiques eacutetait drsquoassurer la paterniteacute

des actions et des savoirs agrave un sujet raquo Lrsquoideacutee principale drsquoune distinction entre puissance et

acte (que nient les meacutegariques par exemple) permet de penser qursquoon possegravede une technique

sans ecirctre en train de lrsquoutiliser Pour ecirctre maicirctre de son action un homme doit donc pouvoir la

faire ou ne pas la faire (eacutevidemment pas sous le mecircme rapport) Faute de cette distinction

impossible drsquoattribuer meacuterite et deacutemeacuterite eacuteloge et blacircme agrave la puissance naturelle srsquooppose

la puissance logique propre agrave lrsquohumain et qui est double (puissance de faire ou de ne pas

faire) Pour G Agamben cette distinction introduit en lrsquohomme une laquo fracture de sa capaciteacute

drsquoagir raquo qui fait eacutecho agrave la scission tragique preacutesenteacutee ci-dessus

Crsquoest dans ce contexte qursquoapparaicirct laquo quelque chose qui ressemble agrave un concept de

volonteacute au sens moderne raquo si la puissance logique est pouvoir de faire ou de ne pas faire

comment srsquoopegravere le passage agrave lrsquoacte Reacuteponse drsquoAristote (Meacutetaphysique livre Η 1048a 2011

p 1873) il faut un eacuteleacutement souverain (τὸ κύριον) qui est le deacutesir (ὄρεξιν) ou le choix reacutefleacutechi

(προαίρεσιν) Pour combler lrsquoeacutecart ouvert par la puissance pour laquo reacuteparer en quelque sorte la

scission introduite dans la puissance raquo eacutecrit G Agamben (2018 p 73) il faut un principe

souverain On le voit lrsquoideacutee de responsabiliteacute de volonteacute et drsquoun sujet souverain (le laquo moi raquo )

qui deacutecide quand la puissance passe agrave lrsquoacte sont solidaires bien que fragilement

conceptualiseacutees par Aristote

Parler de volonteacute dans lrsquounivers antique constitue donc agrave strictement parler un

anachronisme Il est vrai qursquoAristote conceptualise des notions qui se rapprochent drsquoune

capaciteacute drsquoimputation mais il demeure dans une penseacutee de la puissance Mais une chose est

la puissance autre chose la volonteacute lrsquohypothegravese de G Agamben est que laquo le passage du

monde antique agrave la moderniteacute coiumlncide avec le passage de la puissance agrave la volonteacute de la

preacutedominance du verbe modal ldquoje peuxrdquo agrave celle du verbe modal ldquoje veuxrdquo (et plus tard ldquoje

doisrdquo) raquo (2018 p 77) Or crsquoest seulement par la volonteacute que la faute peut ecirctre pleinement

inculpeacutee que le sujet devient pleinement responsable et fautif

394

Lrsquoinvention de la volonteacute

Lrsquoapport de la theacuteologie chreacutetienne en deacutepit des accointances probleacutematiques

procegravede drsquoun refus refus que le libre-arbitre se reacuteduise agrave la capaciteacute de faire ou de ne pas

faire ndash crsquoest-agrave-dire dans le contexte theacuteologique du peacutecheacute capaciteacute de peacutecher ou de ne pas

peacutecher Crsquoest la probleacutematique antique mecircme qui est eacuteludeacutee ici Car le libre-arbitre confeacutereacute agrave

lrsquohomme par Dieu ne saurait servir qursquoagrave une chose faire le bien obeacuteir au commandement

divin La liberteacute de la volonteacute est de maniegravere eacutevidente selon G Agamben laquo un dispositif

destineacute agrave assurer impitoyablement la responsabiliteacute des actions humaines raquo (2018 p 79)

indeacutependamment de tous les autres penchants La difficulteacute est telle que pour eacuteviter la

contamination de la volonteacute par des motifs exteacuterieurs (qui gregraveverait sa liberteacute et donc son

imputabiliteacute) il ne reste agrave penser qursquoune volonteacute qui se veut elle-mecircme une volonteacute de la

volonteacute laquo absolution cateacutegorique du verbe modal ldquoje veuxrdquo qui seacutepareacute de tout contenu

possible de de toute signification possible est employeacute agrave vide ldquoJe veux vouloirrdquo raquo (Agamben

2018 p 80)

Crsquoest encore pour lutter contre lrsquoautonomie de la puissance par rapport agrave la volonteacute

que Saint Augustin estime contre Peacutelage que la gracircce est indispensable pour ne pas peacutecher

Or pour que la gracircce soit indispensable il faut que le peacutecheacute lui-mecircme ait eacuteteacute neacutecessaire

lrsquohomme doit ecirctre fautif il faut laquo cette condamnation qui traverse toute la masse humaine raquo

(Saint-Augustin De la nature et de la gracircce 8 9) Encore une fois il faut convenir que Nietzsche

avait raison le seul moyen de pouvoir juger lrsquohomme est de le rendre absolument coupable

du fait mecircme drsquoexister On ne saurait donc le sanctionner sans deacuteraison

Giorgio Agamben preacutecise que la preacutedominance de la volonteacute sur la puissance se fait

dans la theacuteologie chreacutetienne au moyen drsquoune triple strateacutegie

- Seacuteparer la puissance de ce qursquoelle peut Partons de la discorde inteacuterieure deacutecrite par

Paul dans lrsquoEacutepicirctre aux Romains En 7 19 on trouve notamment ce passage (ainsi traduit dans

la Bible de Jeacuterusalem) laquo je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux

pas [Οὐ γὰρ ὃ θέλω ποιῶ ἀγαθόν ἀλλrsquo ὃ οὐ θέλω κακόν τοῦτο πράσσω]raquo et qursquoon pourrait

rendre par laquo je ne fais pas le bien que je suis precirct agrave accomplir mais le mal que je ne suis pas

disposeacute agrave faire raquo θέλω deacutesigne une capaciteacute et une puissance Paul en effet srsquoexprime dans

un vocabulaire qui traduit la scission de la puissance par rapport agrave lrsquoacte ougrave il est impossible

drsquoactualiser ce qursquoon croyait pouvoir faire Saint Augustin dans le moment ceacutelegravebre du jardin

avec Alypius (Confessions VIII 8 Augustin 1993) reprend ce passage en lrsquointerpreacutetant comme

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un conflit entre la puissance et la volonteacute laquo jrsquoaurais pu le vouloir et ne pas le faire [potui autem

velle et non facere] raquo La dichotomie œuvrant au sein de la puissance est deacutesormais comprise

comme une maladie (aegrituedo) et un deacutefaut de la volonteacute lrsquoacircme est en lutte avec elle-

mecircme et ne fait pas ce que pourtant elle commande La laquo crise de la puissance raquo (Agamben

2018 p 86) nrsquoest pas due agrave une inimputable puissance mais agrave un laquo peccamineux ldquoje ne veux

pasrdquo raquo Lrsquoexpeacuterience du rapport entre le sujet et son action se trouve donc entiegraverement

meacutetamorphoseacutee

- Deacutenaturaliser la puissance Lrsquoideacutee drsquoune creacuteation du monde nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la

philosophie antique (on la trouve dans le Timeacutee de Platon par exemple) lrsquoapport de la

theacuteologie consiste agrave revendiquer pour cette creacuteation un acte de la volonteacute absolument libre et

gratuit La volonteacute de Dieu est donc au-delagrave de toute neacutecessiteacute de toute nature La

conseacutequence anthropologique est que la praxis de lrsquohomme ne vaut plus par ce qursquoil peut mais

uniquement par ce qursquoil veut drsquoun libre-arbitre qui le rend absolument responsable qui ne

doit rien agrave la nature et lrsquooriente vers la contingence laquo La volonteacute eacutecrit G Agamben (p 89) est

une puissance deacutenaturaliseacutee et placeacutee au fondement de la liberteacute raquo La neacutecessiteacute devient ainsi

le signe drsquoune volonteacute alieacuteneacutee

- Limiter la puissance par la volonteacute Lrsquoomnipotence divine est un attribut

probleacutematique car il peut signifier que Dieu pourrait vouloir le mal Cette difficulteacute est assez

seacutevegravere pour que Descartes dans la premiegravere des Meacuteditations meacutetaphysiques fasse du Dieu

trompeur lrsquoargument meacutetaphysique par excellence le sommet hyperbolique du doute

meacutethodique ndash au point que selon la formule de Denis Kambouchner laquo la bonteacute de Dieu

eacuteventuellement maintenue en paroles est en pratique videacutee de toute reacutealiteacute raquo (Kambouchner

2005 p 314) On voit quelle difficulteacute la toute-puissance induit et le dispositif mobiliseacute par les

theacuteologiens consiste agrave opeacuterer la distinction entre une potentia absoluta et une potentia

ordinata Absolument parlant Dieu peut tout mais il ne voudra pas tout et sa volonteacute lui

impose des limites Pour G Agamben le but est de laquo limiter la puissance et lrsquoanarchie divines

en eacutetablissant une limite sans laquelle le monde sombrerait dans le chaos et ne pourrait plus

ecirctre gouverneacute raquo (2018 p 90) cette limite est la volonteacute De mecircme lrsquohomme doit limiter sa

puissance par la seule ressource (deacutenaturaliseacutee) de sa volonteacute Ne peut-on pas penser qursquoil faut

castrer la puissance pour que la volonteacute puisse exercer son empire

396

Lrsquoarcheacuteologie du sujet drsquoimputation meneacutee par Georgio Agamben reacutevegravele combien lrsquoideacutee

drsquoaction sanctionneacutee le crimen nrsquoest ni eacutevidente ni inoffensive La liaison qursquoelle engage

(qursquoelle invente ) entre lrsquohomme (devenu sujet) et son action (devenue action volontaire) est

le fruit drsquoune longue tradition qursquoil serait teacutemeacuteraire de consideacuterer comme un progregraves

Lrsquoenquecircte de G Agamben montre aussi combien la sanction se trouve au cœur de la loi et le

lien qursquoelle tisse avec lrsquoarbitraire et la violence Crsquoest ainsi que lrsquohumain est devenu

progressivement un sujet-pour-la-sanction

1024 Lrsquoheacuteteacuterotopie de la penseacutee chinoise

On trouve dans les belles analyses de Franccedilois Jullien une confirmation des vues de G

Agamben ndash mais par une tout autre voie Il srsquoagit pour celui qui est philosophie heacutelleacuteniste et

sinologue de deacuteconstruire du dehors la philosophie par cette inquieacutetante heacuteteacuterotopie (voire

atopie) qursquoest la Chine (2012 pp 17 et 61)

Pourquoi la Chine Car elle a construit drsquoautres intelligibiliteacutes (ou laquo modes possibles de

coheacuterence raquo 2012 p 20) qui nous forcent agrave revenir sur notre impenseacute (laquo ce agrave partir de quoi

nous pensons et que par lagrave mecircme nous ne pensons pas raquo) Crsquoest ainsi seulement qursquoon peut

laquo sortir de la contingence de son esprit raquo de ce balancement laquo entre Athegravenes et Jeacuterusalem raquo

Il ne srsquoagit pas de mettre au jour des diffeacuterences Car eacutevoquer des diffeacuterences suppose non

seulement une identiteacute premiegravere (comme une culture premiegravere qui borde les autres) mais

aussi une identiteacute culturelle essentialiseacutee (car qursquoest-ce que lrsquoessence sinon la diffeacuterence

ultime ) et encore une position transcendant son objet eacutenonccedilant un cadre commun (qui ne

saurait eacutechapper agrave ethnocentrisme) En somme laquo La diffeacuterence nrsquoest pas un concept

aventureux raquo elle est mecircme un concept paresseux (Jullien 2012 p 29) Non des diffeacuterences

donc mais des eacutecarts qui deacuterangent qui eacutetablissent non des distinctions mais des distances

qui mettent en tension et pensent ce que F Jullien nomme un laquo auto-reacutefleacutechissement de

lrsquohumain raquo (2012 p 32) Lrsquoeacutecart est un concept aventureux agrave mecircme drsquoassurer une heuristique

il ouvre de lrsquo laquo entre raquo et permet ainsi en relanccedilant la philosophie de creacuteer du commun (et

non de lrsquouniversalisme ou de lrsquouniforme) par de lrsquointelligible Pour ce faire il est requis de ses

laquo plis raquo pour ainsi dire ataviques et drsquooser lrsquoeacutecart pour creacuteer un laquo entre raquo sans essence Avec

la Chine lrsquoeacutecart est maximal sans qursquoon nrsquoait agrave renoncer agrave une culture de lrsquointelligible puisque

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cette coheacuterence a une longue histoire et eacutecrite de surcroicirct qui sans faciliter le travail de

lrsquo laquo entre raquo le rend possible

Ni causa ni culpa ni crimen

Crsquoest la coheacuterence drsquoune penseacutee sans sujet sans peacutecheacute sans transcendance qui nous

inteacuteresse ici comment peut-on se penser sans volonteacute ndash sans mecircme ce pli (de plein greacutecontre

son greacute ἑκών ἄκων) theacutematiseacute par Aristote La tradition chinoise assure Franccedilois Jullien en

analysant notamment les textes du Mencius (texte de la tradition dite confuceacuteenne datant du

IVe siegravecle avant JC) ne permet pas au concept de laquo volonteacute raquo de faire souche car elle ne srsquoest

pas constitueacutee sur ce double paradigme qursquoest lrsquoactiviteacute judiciaire et politique (qui engage des

degreacutes drsquoimputabiliteacute) et le theacuteacirctre (lrsquohomme en butte aux puissances divines ou agrave sa passion)

De mecircme et de maniegravere correacuteleacutee (ainsi que lrsquoa montreacute G Agamben) la Chine nrsquoa pas penseacute la

causaliteacute (ni la notion de finaliteacute qursquoelle appelle) Or crsquoest bien agrave partir de ce principe de

causaliteacute que la volonteacute a eacuteteacute ultimement penseacutee chez Rousseau (pour lequel laquo il faut toujours

remonter agrave quelque volonteacute pour premiegravere cause raquo Rousseau 1971b p 190) et Kant (la

volonteacute eacutetant pour lrsquoecirctre raisonnable la laquo faculteacute de deacuteterminer leur causaliteacute par la

repreacutesentation de regravegles raquo 2003) Lrsquoexpeacuterience du peacutecheacute est eacutetrangegravere eacutegalement agrave la penseacutee

chinoise or crsquoest cette fixation sur la faute par excellence qui a fait que la volonteacute srsquoest prise

pour ainsi dire comme objet volonteacute de la volonteacute ou volonteacute infinie celle de faire le mal de

se deacutetourner de Dieu Or de mecircme que la psychologie de lrsquohumaine volonteacute engage une

theacuteologie de la volonteacute divine (comme modegravele comme infini agrave laquelle reacutepond la finitude

humaine) la Chine ayant ignoreacute le premier nrsquoa pas deacuteveloppeacute lrsquoautre pas de Dieu personnel

Ni causa ni culpa ni crimen donc La langue chinoise ne possegravede pas de seacutemantisme

du vouloir Les notions qui servent agrave penser lrsquoeacutethique (la sagesse) sont la laquo force raquo mis en

rapport avec la laquo perspicaciteacute raquo le laquo courage raquo se trouve approuveacute dans la reacutesolution Nul

substitut au concept de volonteacute mais une alternative qui ne fait intervenir ni deacutecision ni

souhait ni deacutelibeacuteration Telle est la notion de zhi (Jullien 1998 p 100) qui deacutesigne tantocirct la

reacutesolution prise et tenue tantocirct lrsquoaspiration morale tantocirct lrsquointention tantocirct lrsquoimplication

drsquoun sentiment inteacuterieur tantocirct et crsquoest le cas le plus inteacuteressant pour deacutesigner la fonction

de commandement agrave lrsquoeacutenergie du corps Nul dualisme cependant seul un rapport

hieacuterarchique est eacutenonceacute entre la conscience (xin) fonction rectrice qui doit laquo maintenir

398

ferme raquo en se concentrant et lrsquoeacutenergie vitale auquel il ne faut pas laquo faire violence raquo La

preacutedominance du premier permet lrsquounification la preacutepondeacuterance du second fait treacutebucher

De maniegravere significative F Jullien estime que les analyses de Nietzsche renouent cette

penseacutee de lrsquoagir Au sect19 de Par-delagrave bien et mal le philosophe allemand considegravere le laquo vouloir raquo

comme un complexe drsquoaffects dont le propre est un affect de commandement laquo Un homme

qui veut ndash donne un ordre agrave un quelque chose en lui qui obeacuteit ou dont il croit qursquoil obeacuteit raquo

(Nietzsche 2003 p 66) La volonteacute est ainsi relation hieacuterarchique au sens de cet laquo eacutedifice

drsquoacircmes multiples raquo qursquoest le corps laquo Dans tout vouloir on a affaire purement et simplement agrave

du commandement et de lrsquoobeacuteissance sur le fond comme on lrsquoa dit drsquoune structure sociale

composeacutee de nombreuses ldquoacircmesrdquo raquo (Nietzsche 2003 p 67) Mais ces fonctions diffeacuterencieacutees

ont eacuteteacute abusivement simplifieacutees unifieacutees (sous le concept syntheacutetique du moi) au point que

confondre lrsquoexeacutecution du vouloir avec le vouloir de prendre une partie pour le tout ndash

dramatique synecdoque insinueacutee par la langue laquo en faisant jouer agrave plein cette fonction sujet

que mettent plus particuliegraverement en valeur les langues indo-europeacuteennes raquo (Jullien 1998 p

101) Lrsquoaboutissement de cette simplificationunification est le laquo libre-arbitre raquo le laquo je raquo est

cause de soi il accompagne toutes les repreacutesentations et les syntheacutetise Avec Mencius la

penseacutee chinoise au contraire laquo resterait au plus pregraves du processus raquo

La notion de laquo vouloir raquo manque la cateacutegorie aussi Lrsquoopposition opeacuterante chez

Mencius nrsquoest pas celle du laquo pouvoir raquo et du laquo vouloir raquo chegravere agrave Kant qui met lrsquoaccent sur les

verbes modaux mais celle plus humble radicalement non spectaculaire du laquo pouvoir raquo et du

laquo faire raquo Nul heacuteroiumlsme si on nrsquoest pas sage ce nrsquoest pas qursquoon ne peut pas crsquoest seulement

qursquoon ne le fait pas Pensant la morale en termes de potentiel et drsquoactualisation de ce potentiel

Mencius nrsquoa pas agrave les penser en termes de choix (deacutelibeacutereacute) et drsquoaction (voulue)

Crsquoest que le paradigme pour penser la conduite diffegravere LrsquoAntiquiteacute grecque voit

lrsquohomme laquo en tant qursquoil agit raquo sur le modegravele de lrsquoeacutepopeacutee du theacuteacirctre (trageacutedie ou comeacutedie)

Degraves lors crsquoest logiquement que se met en place une proceacutedure drsquoheacuteroiumlsation de lrsquoacte lrsquoactant

est au centre de lrsquoattention et les obstacles qursquoil rencontre auront tocirct fait de le confronter au

problegraveme du laquo mal raquo La tradition chinoise nrsquoa pas connu le genre litteacuteraire de lrsquoeacutepopeacutee le

modegravele est celui laquo du procegraves de la pousseacutee veacutegeacutetale agrave partir du germe raquo Premiegravere

conseacutequence la question du laquo mal raquo est eacuteludeacutee pour ainsi dire a priori (elle ne peut se poser)

le laquo mal radical raquo ne sera pas probleacutematiseacute Ou bien on aide la propension agrave se deacuteployer ou on

la laisse perdre Il nrsquoy a pas de dilemme moral de monologue inteacuterieur drsquoheacutesitation pathique

399

entre bien et mal drsquoHercule agrave la croiseacutee des chemins entre Vice et Excellence (tel qursquoon le

trouve preacutesenteacute par Xeacutenophon dans lrsquoApologue dit de Prodicos au livre II des Meacutemorables)

drsquoeacutepreuve de tentation de vertige originaire qui requiert un choix trancheacute Le mal pour

Mencius nrsquoest au fond qursquoun non-ecirctre qui ne doit rien agrave la liberteacute de la volonteacute (qui pegraveche)

qui nrsquoest pas non plus une erreur (comme le pense Socrate) laquo De faccedilon geacuteneacuterale les Chinois

ne pensent la faute que comme deacutereacutegulation ils se gardent drsquoen faire un problegraveme

meacutetaphysique raquo (Jullien 1998 p 101) La penseacutee chinoise plutocirct que drsquointerroger lrsquoimpossible

problegraveme qui consiste agrave vouloir le mal et son envers qui consiste agrave faire le choix heacuteroiumlque du

bien se contentent de penser les effets du conditionnement

Une autre conception de lrsquoefficaciteacute transformation versus action conditionnement

versus sanction

Ce conditionnement deacuteparti de tout volontarisme peut se comprendre agrave un niveau

individuel et collectif

Au niveau individuel Mencius procircne la reacuteduction des deacutesirs en tant qursquoils peuvent faire

obstacle au deacuteveloppement moral Mais cette invitation ne vaut pas prescription il est laquo rare raquo

que des deacutesirs en nombre laissent laquo subsister la conscience morale raquo ndash mais cela laquo peut bien

arriver raquo Inversement il est laquo rare raquo que des deacutesirs limiteacutes ne la laissent pas subsister mais

enfin cela laquo peut bien arriver raquo aussi Constat drsquoune compatibiliteacute probleacutematique et conseil

mais non impeacuteratif ou ordre Lrsquoeacutethique de Mencius est toute de recommandation

Au niveau social Mencius recommande au prince deacutesireux de deacutevelopper la moraliteacute

de son peuple drsquoassurer la suffisance de biens mateacuteriels Lagrave encore le conseil repose sur un

constat crsquoest lorsque le peuple cesse de craindre pour sa subsistance qursquoil peut avoir le loisir

de cultiver la vertu La base est donc laquo drsquoabord [hellip] assurer la survie ndash et crsquoest lagrave la base agrave

laquelle il faut revenir ndash et seulement ensuite ouvrir des eacutecoles raquo De maniegravere frappante

Mencius integravegre lrsquoeacutecole dans une probleacutematique sociale Impossible de penser lrsquoeacuteducation

(comme eacutepanouissement) sans srsquoassurer que la base sur laquelle elle repose (ou plutocirct pour

filer lrsquoimage veacutegeacutetale qui parsegraveme la penseacutee chinoise sans srsquoassurer que le terrain dans lequel

elle srsquoenracine) est stable solide (viable nourrissant) La vertu drsquohumaniteacute se deacuteploie

spontaneacutement quand les conditions sont propices Il y a lagrave sans doute un optimisme qui

tranche singuliegraverement avec le pessimisme de notre double tradition grecque et chreacutetienne

400

La penseacutee de lrsquoefficaciteacute qui reacutegit les propositions de Mencius ne doit donc rien agrave un

volontarisme qui consisterait agrave rechercher directement lrsquoeffet agrave forcer le reacutesultat qui

demeurera alors fragile en recourant au besoin agrave lrsquoaudace mais au contraire agrave creacuteer les

conditions dont la conseacutequence deacutecoule spontaneacutement sans effort facilement Au coup de

force qui œuvre dans lrsquourgence reacutepond lrsquoameacutenagement en amont des conditions favorables

(quoique non deacuteterminantes) F Jullien eacutecrit ainsi que laquo toute politique reacutepressive est vaine

(elle ne sert qursquoagrave prendre le peuple dans le ldquofiletrdquo des chacirctiments raquo 1998 p 106) on ne saurait

forcer la vertu Ce nrsquoest pas agrave dire toutefois que les conditions socio-eacuteconomiques soient

suffisantes seules un second conditionnement eacuteducatif est requis pour atteindre la vertu

Lrsquoimage de la pousseacutee veacutegeacutetale est agrave cet eacutegard eacuteclairante on ne saurait faire lrsquoeacuteconomie du

temps de la croissance de la plante de la laquo succession raquo veacutecue des conditions de son

eacutepanouissement Certes il faut demeurer preacuteoccupeacute de cette croissance mais en laissant au

processus le temps qui lui est deacutevolu En quoi la penseacutee chinoise retrouve ce paradoxe de

Rousseau parfois lrsquoessentiel nrsquoest pas de vouloir hacircter le temps pour en gagner mais de savoir

en perdre

F Jullien eacutecrit encore que laquo Cette importance accordeacutee au conditionnement conduit agrave

penser la moraliteacute en termes drsquoambiance sur le mode drsquoune influence raquo (1998 p 107) Comme

pour lrsquoapprentissage drsquoune langue le conditionnement par le milieu joue pour la morale un

rocircle de premiegravere importance la stimulation indirecte est de loin la plus efficace parce qursquoelle

est discregravete et œuvre en profondeur Certes elle est fade mais la fadeur comme lrsquoanalyse F

Jullien (1992) est la saveur fondamentale celle qui ne lasse pas et permet de laquo faire advenir raquo

laquo parce qursquoelle est la valeur du neutre la fadeur est au deacutepart de tous les possibles et les fait

communiquer raquo (Jullien 1991 p 17) Non pas se poser en modegravele par conseacutequent mais se

tenir en retrait pour que la sagesse srsquoinfuse Pour Mencius le mal nrsquoest guegravere un problegraveme

puisqursquoil se reacutesorbe dans une logique de la reacutegulation

Lrsquoefficaciteacute se mesure alors agrave lrsquoaune de la faciliteacute avec laquelle on obtient le reacutesultat

escompteacute ndash et non en fonction des efforts (volontaristes) engageacutes laquo Les victoires effectives ne

se voient pas [hellip] plus elles sont effectives parce qursquointeacutegreacutees au deacuteveloppement de la

situation moins elles se voient raquo (Jullien 2009 p 36) tant elles paraissent naturelles On lit

dans Sunzi laquo le grand geacuteneacuteral remporte des victoires faciles raquo Loin de la theacuteacirctralisation de

lrsquoeffet il faut savoir laisser-faire sans deacutelaisser accompagner la pousseacutee laquo Aider ce qui vient

tout seul raquo dit le Laozi Efficience sans action (sans eacuteclat) sans auteur (sans heacuteros) sans

401

sanction (sans force post-lapsaire) la penseacutee chinoise se reacutevegravele ici particuliegraverement en eacutecart

avec nos philosophegravemes ndash et agrave ce titre particuliegraverement inspirante

Remarquons qursquoen preacutesentant cette conception de lrsquoefficience comme

conditionnement nous ne saurions eacutechapper agrave lrsquoimpression qursquoelle relegraveve certes du plus doux

des dressages ndash mais drsquoun dressage tout de mecircme Il srsquoagit drsquoinfluencer de la maniegravere la plus

subtile et imperceptible la conduite mais non drsquoaller jusqursquoagrave eacutemanciper Car nous lrsquoavons vu

lrsquoeacuteleacutevation demande parfois de refuser cette influence et drsquooser dire laquo non raquo Nous avons vu

aussi avec les mythes eacutenonceacutes par Platon (Gygegraves et Er) qursquoil ne suffit pas drsquoecirctre bien

conditionneacute et drsquoagir justement pour ecirctre juste (en face de grandes tentations) Lrsquoavantage en

retour de lrsquoefficience preacutesenteacutee par Mencius est qursquoelle nrsquoexige pas cette conversion forme

suprecircme mais si difficilement saisissable de lrsquoeacuteducation Mais il nous semble que se satisfaire

de cette efficience crsquoest renoncer agrave ce qursquoil y a de meilleur et rien ne nous paraicirct plus

deacuteprimant qursquoun tel renoncement

Si nous rapportons ces analyses au problegraveme de la sanction la principale contribution

est qursquoil nrsquoest pas besoin de sanction pour penser la reacutegulation morale ndash ni pour sanctionner le

sujet (qui nrsquoest pas coupable en puissance) ni pour promouvoir une strateacutegie drsquoefficaciteacute La

penseacutee chinoise pense les transformations silencieuses qui œuvrent discregravetement en amont

avant que le problegraveme ne surgisse preacuteventivement donc on pourrait dire en jouant sur les

mots agrave un niveau preacute-lapsaire pour eacutetouffer lrsquoapparition du peacutecheacute Or la sanction en son

principe intervient une fois que le mal est fait (ou et crsquoest lagrave le nec plus ultra de ce qursquoelle peut

en amont dissuader en suscitant une crainte des conseacutequences) la sanction vise ce qursquoil y a

de posteacuterieur agrave la transgression La sanction srsquointegravegre donc dans une strateacutegie de reacutegulation

post-lapsaire qui court apregraves la faute ne pouvant se permettre de la laisser passer Plutocirct

qursquoune reacutegulation par le conditionnement la sanction engage une strateacutegie de la coercition et

de la correction efficaciteacute (efficience mecircme plutocirct) silencieuse et agrave long terme qui cherche

agrave eacutetouffer le mal versus efficaciteacute spectaculaire et de court terme qui vise agrave stimuler la volonteacute

pour affronter le mal qursquoelle srsquoest creacuteeacute

La sanction on le voit nrsquoest pas incontournable pour envisager lrsquoefficaciteacute Il y a une

penseacutee strateacutegique qui preacuteserve agrave lrsquohomme son innocence qui parie sur son potentiel et

srsquoemploie agrave lrsquoactualiser lrsquohumaniteacute de tout un chacun qui nrsquoentonne pas drsquoincantation (si

souvent vaine ) agrave la (bonne) volonteacute pour reacutesoudre le problegraveme (une fois qursquoil est apparu)

402

qui entend promouvoir le bien par le conditionnement par lrsquoambiance de maniegravere douce

sobre invisible mecircme ndash qui ne fait de la sanction lrsquoeacuteleacutement cleacute drsquoun dispositif de reacutegulation

Pas plus que le concept de laquo volonteacute raquo nrsquoest indispensable pour analyser la conduite humaine

(il constituerait plutocirct un obstacle eacutepisteacutemologique) le concept de laquo sanction raquo ne semble

incontournable pour penser la reacutegulation de lrsquohumain

Franccedilois Jullien eacutecrit que laquo la notion de volonteacute [est] le produit drsquoune histoire culturelle

qui en nous faisant passer la Gregravece et le christianisme [doit ecirctre] somme toute particuliegravere raquo

(1998 p 98) Nous croyons pouvoir en dire autant de la sanction eacuteducative

403

11 Un autre cadre

111 Comment produire un changement de type 2

Ces conditions de possibiliteacute reacutevegravelent quel paradoxe il y aurait agrave se satisfaire de

substituts Pour comprendre pleinement ce paradoxe on peut se reacutefeacuterer agrave la maniegravere dont P

Watzlawick (porte-parole du groupe de Palo-Alto) interpregravete (ou plutocirct srsquoinspire de) la theacuteorie

des groupes et la theacuteorie des types logiques pour penser le changement (Fisch Watzlawick amp

Weakland 1975 p 23 et ss)

1111 Les deux changements drsquoapregraves le groupe de Palo Alto

La theacuteorie des groupes apparaicirct au XIXegraveme siegravecle avec les travaux preacutecurseurs drsquoEacutevariste

Galois dans son meacutemoire de 1832 Pour le groupe de Palo-Alto elle articule quatre postulats

1 Un groupe est composeacute par des eacuteleacutements qui ont au moins une proprieacuteteacute en

commun Ainsi les eacuteleacutements drsquoun groupe peuvent se composer et produire un

nouvel eacuteleacutement du mecircme groupe Traduction dans les termes du groupe de Palo-

Alto la sortie hors du cadre ne fait pas partie des options possibles

2 Lorsque les eacuteleacutements drsquoun groupe sont ponctueacutes diffeacuteremment (crsquoest-agrave-dire qursquoils

suivent des seacutequences qui diffegraverent) le reacutesultat demeure le mecircme quand bien

mecircme le processus varie Traduction chaque sujet reacuteagit aux reacuteactions de lrsquoautre

comme dans un ballet ougrave lorsqursquoun avance lrsquoautre recule ndash et reacuteciproquement laquo

Vue de lrsquoexteacuterieur globalement chaque action de lrsquoune des parties agit comme

stimulus provoquant une reacuteaction reacuteaction qui agrave son tour constitue un stimulus agrave

lrsquoorigine drsquoune nouvelle action qui sera consideacutereacutee par son auteur comme une

simple ldquoreacuteactionrdquo raquo (Fisch et al 1975 p 35)

3 Un groupe possegravede un eacuteleacutement neutre associeacute agrave un autre eacuteleacutement il produira ce

nouvel eacuteleacutement Exemples pour les groupes dont la loi de composition est

lrsquoaddition lrsquoeacuteleacutement neutre est le laquo 0 raquo quand la loi est celle de la multiplication

lrsquoeacuteleacutement neutre est le laquo 1 raquo etc Il suffit qursquoun eacuteleacutement soit actif pour affecter les

autres eacuteleacutements Lrsquoidentiteacute du groupe est maintenue par la survenue de lrsquoeacuteleacutement

neutre

404

4 Pour chaque groupe il y a un eacuteleacutement compleacutementaire pour chaque eacuteleacutement tel

que la composition des deux produit lrsquoeacuteleacutement neutre Traduction les interactions

sont telles que le sujet A srsquoadapte au sujet B en sorte drsquoannuler son initiative

Ce que veut montrer le groupe de Palo-Alto avec cette importation de la theacuteorie des

groupes dans le domaine de la communication crsquoest que le changement qursquoelle permet de

penser œuvre agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre donneacute ndash sans jamais se donner les moyens de sortir hors

de ce cadre Crsquoest un changement de type 1 ougrave laquo plus ccedila change et plus crsquoest la mecircme chose raquo

(Watzlawick 1991 p 175) Il y a bien changement mais il est immanent au systegraveme eacutetudieacute

On peut penser un changement non pas dans un systegraveme mais de systegraveme le

changement transcende la structure de deacutepart change pour ainsi dire les regravegles du jeu Pour

Watzlawick il faut se tourner vers la theacuteorie des types logiques formaliseacutee par Whitehead et

Russell et dont lrsquoaxiome est que laquo ce qui comprend tous les membres drsquoune collection ne peut

ecirctre un membre de cette collection raquo (Principia mathematica volume I p 37 citeacute par Fisch et

al 1975 p 24) On ne saurait sans risquer la confusion identifier le membre et la classe agrave

laquelle il appartient par exemple lrsquohumaniteacute comme classe de tous les individus nrsquoest pas

elle-mecircme un individu La discontinuiteacute des niveaux logiques est une condition sine qua non

pour eacuteviter les paradoxes classiques tel celui du menteur

Ces deux theacuteories matheacutematiques permettent drsquoapregraves le groupe de Palo-Alto de

penser deux genres bien distincts de changement

La theacuteorie des groupes srsquoapplique lorsque le changement est interne au systegraveme donneacute

et maintient son eacutequilibre homeacuteostasique Une modification spectaculaire drsquoun paramegravetre

peut ecirctre compenseacutee par un reacuteameacutenagement eacutenergique (et silencieux) agrave un autre endroit du

systegraveme Ce changement de type 1 assure la stabiliteacute globale du systegraveme Lrsquoerreur serait ainsi

de croire agrave la vertu drsquoune modification drsquoun paramegravetre isoleacute en faisant abstraction des

interdeacutependances du systegraveme le volontarisme qui srsquoattaque frontalement mais localement agrave

un problegraveme et sans le consideacuterer dans les liens qursquoil entretient avec lrsquoensemble dans lequel il

srsquoinsegravere est voueacute agrave lrsquoeacutechec Au mieux il peut aspirer agrave une efficaciteacute qui ne dure que tant que

dure lrsquoeffort Crsquoest srsquoattaquer au symptocircme et non agrave la cause et les pseudo-solutions qursquoil

expose ne font que renforcer globalement le problegraveme Les participants drsquoun tel changement

de type 1 sont prisonniers drsquoun jeu sans fin sans interroger les regravegles qui dictent leur conduite

ils reacuteitegraverent les mecircmes erreurs qui entretiennent la situation probleacutematique

405

Avec la theacuteorie des types logiques au contraire on pense la sortie hors du cadre de

reacutefeacuterence Ce nrsquoest pas la conduite dans le systegraveme qui est changeacutee ce sont les regravegles de la

conduite elles-mecircmes Tel est le changement de type 2 qui est plus meacuteta-changement que

simple changement Du point du vue de celui qui reste dans le systegraveme un tel changement de

type 2 apparaicirct comme fonciegraverement paradoxal voire illogique absurde car inconcevable

dans lrsquoexpeacuterience de Milgram la deacutesobeacuteissance constitue ce changement de type 2 quand la

triche le rire etc sont des changements de type 1 qui ne remettent pas en question la regravegle

essentielle lrsquoautoriteacute de lrsquoexpeacuterimentateur Mais ce qui paraicirct absurde agrave un point de vue (au

fond conservateur) ne lrsquoest plus agrave un autre point de vue celui qui interroge les regravegles du jeu

qui pose la question de lrsquoautoriteacute a poseacute les jalons pour produire un changement plus radical

Lrsquoefficaciteacute nrsquoest pas toujours (jamais ) du cocircteacute des eacutevidences mais de celui du paradoxe

Preacutesentons la mecircme ideacutee autrement crsquoest notre penseacutee qui creacutee les problegravemes et qui

srsquointerdit ensuite drsquoy reacutepondre de maniegravere efficace Inventant un cadre dont on ne srsquoautorise

pas agrave sortir on confond alors la carte et le territoire la reacutealiteacute et la repreacutesentation de la reacutealiteacute

pastichant Nietzsche nous pourrions dire que nos solutions sont des illusions dont on a oublieacute

qursquoelles le sont

Tout lrsquoenjeu est pour le groupe de Palo-Alto de penser lrsquoefficaciteacute de la relation

psychotheacuterapeutique par la voie du paradoxe On peut cependant geacuteneacuteraliser ces vues comme

le suggegravere Watzlawick lui-mecircme et voir dans cette theacuteorie des changements une

conceptualisation de lrsquoefficaciteacute pragmatique laquo Nous pensons que nos principes de base sur

la genegravese et la reacutesolution des problegravemes sur la permanence et le changement trouvent une

application utile et adeacutequate dans les problegravemes humains en geacuteneacuteral raquo (Fisch et al 1975 p

183)

1112 Les substituts comme changements de type 1

La sanction entretient avec une meacutetaphysique du sujet et une politique de la

surveillance et de lrsquoexamen des rapports de deacutependance Changer un seul eacuteleacutement par un autre

qui aurait la mecircme fonction reviendrait agrave demander agrave la mecircme fonction de srsquoexercer sous une

autre forme ndash un synonyme en somme Quoi drsquoeacutetonnant que drsquoapregraves ce point de vue on ne

puisse sortir de la sanction Crsquoest qursquoon la pense comme isolable du reacuteseau conceptuel qui lui

donne sens supprimer la sanction et rien que la sanction est dans cette perspective

406

inconseacutequent et irresponsable Trouver un substitut agrave la sanction crsquoest reacutepeacuteter le problegraveme

(changement de type 1) alors qursquoil srsquoagit de le deacuteplacer ndash mieux de le reposer (changement de

type de 2)

Le mecircme problegraveme se rejoue au point de vue dynamique court-circuiter la sanction

dans un cadre ougrave les eacuteleacutements (les enfants et les adultes) ont toujours connu les limites par la

sanction est un jeu dangereux On ne change pas de cadre par simple eacutenonciation le

changement de type 2 ne relegraveve pas drsquoun eacutenonceacute performatif qui ferait appel agrave la volonteacute

(chimeacuterique ) des sujets est souvent le meilleur moyen de compromettre le changement

Lrsquoeacutechec des maicirctres-camarades de Hambourg vient probablement drsquoune discontinuiteacute dans

lrsquoordre des exigences (qui relegraveve certes du changement de type 2) qui nrsquoa pas eacuteteacute preacutepareacutee

mais imposeacutee (alors qursquoil convient de la trouver voire de lrsquoinventer)

Reacutepeacutetons-le quand bien nous aurions deacutemontreacute le caractegravere anti-eacuteducatif de la

sanction cela ne signifie pas qursquoil faudrait la supprimer hic et nunc des pratiques possibles La

raison en est deacutesormais manifeste tant qursquoun changement de type 2 nrsquoaura pas eacuteteacute opeacutereacute il

est illusoire et disons-mecircme hasardeux de vouloir mettre un terme agrave un mode de reacutegulation

depuis longtemps assimileacute Les reacutevolutions qursquoon peut appeler de nos vœux dans lrsquoordre

speacuteculatif sont susceptibles dans lrsquoordre pratique drsquoengager des crises dont on ne sort qursquoagrave

grand peine et sans doute pas sans dommages collateacuteraux La plus grande prudence est de

mise ndash mais en parallegravele de cette vertu il faut se garder de cette tentation qursquoest lrsquoinertie

Peut-on concevoir un cadre eacuteducatif qui instaure un changement de type 2 et ougrave la

sanction (systegraveme de peine et de reacutecompense) nrsquoaurait aucun eacutequivalent direct aucune

traduction parfaite ndash mais seulement des eacutequivalents Il ne suffit pas drsquoun eacutechec pour invalider

deacutefinitivement une telle possibiliteacute pas davantage que les difficulteacutes lieacutees agrave une certaine

maniegravere de sanctionner ne la disqualifient pas absolument Les tentatives nrsquoeacutepuisent pas les

principes agrave supposer qursquoils soient feacuteconds

1113 Exemple de recadrage le petit Hani

Sans sanction est-on condamneacute agrave la capitulation ou la neacutegociation permanente

Telle est la critique que Maria Edgeworth adresse agrave la peacutedagogie des sanctions

naturelles de Rousseau qui semble pouvoir srsquoappliquer au soupccedilon que nous preacutesentons sur

la sanction Elle donne ainsi lrsquoexemple suivant

407

Un jour le pegravere jouait aux eacutechecs Son petit garccedilon qui avait quatre ans vint lui

prendre un pion et lrsquoemporta pour srsquoamuser Les principes ne permettraient pas que

lrsquoon repricirct le pion de force il fallut entrer en neacutegociation ldquoHani lui dit son pegravere rends-

moi cela je te donnerai une pommerdquo Le marcheacute fut conclu et la pomme fut bientocirct

mangeacutee Le petit garccedilon trouvant ce jeu fort profitable vint deacuterober un autre pion

Nous ne voyons quelle fut la ranccedilon du nouveau prisonnier mais lrsquoauteur nous dit qursquoil

fallut suspendre la partie drsquoeacutechecs jusqursquoagrave ce qursquoon eucirct appeleacute le petit garccedilon pour le

souper (Eacuteducation pratique 1801 JJ Paschoud libraire p 125 citeacute par Prairat 1994

p 157)

Avant de de proposer (modestement) quelques reacuteponses positives plusieurs

remarques

La sanction aurait-elle eacuteteacute la solution Crsquoest ce que semble suggeacuterer ici Maria

Edgeworth qui lrsquoinsegravere dans une triade neacutegociation ndash capitulation ndash sanction La neacutegociation

eacutechouant (comme on pouvait srsquoy attendre) et la sanction eacutetant exclue il ne reste que la

capitulation ndash inacceptable Mais qui a poseacute qursquoil nrsquoy avait que ces trois options Restreindre

les possibles eacuteducatifs agrave cette triade est faire de pauvreteacute drsquoimagination peacutedagogique ndash ainsi

que nous le verrons plus bas

Par les termes de laquo neacutegociation raquo ou de laquo capitulation raquo on preacutesuppose un rapport de

domination-soumission entre les eacuteducateurs et lrsquoenfant Si lrsquoun gagne crsquoest que lrsquoautre perd

Lrsquoideacutee de coopeacuteration ou de reacutesolution de problegraveme sans perdant est totalement et a priori

exclue par le paradigme militaire qui voit le rapport adulte ndash enfant comme un eacutetat de guerre

Effectivement si lrsquoon ne remet pas en question ce paradigme militaire et si lrsquoon ne veut pas

que lrsquoenfant domine il faut recourir agrave la sanction Mais est-on vraiment condamneacute agrave penser

lrsquoeacuteducation comme le simple effet drsquoun rapport de forces

Remarquons encore que le veacutecu de lrsquoenfant est purement et simplement mis entre

parenthegraveses La raison initiale pour laquelle lrsquoenfant vient srsquoapproprier le pion nrsquoest jamais

demandeacutee la seule chose qui importe aux yeux des adultes (de ses eacuteducateurs) est que

lrsquoenfant par ses jeux ne les perturbe pas dans leur jeu Lrsquoenfant est un gecircneur son deacutesir de

408

jouer (plus geacuteneacuteralement drsquoattention) est nieacute alors que les adultes jouent ensemble ils

laissent lrsquoenfant agrave sa solitude Toutes les tentatives des adultes consistent agrave se deacutebarrasser de

ce petit gecircneur qui ose se manifester Se trouvent eacuteludeacutees des questions aussi eacuteleacutementaires

que pourquoi lrsquoenfant prend-il le pion Que faisait-il avant Qursquoattend-t-il des adultes Seul

le deacutesir (de jouer) des adultes est pris en consideacuteration et il faut bien la sanction pour que ce

deacutesir (manifestement leacutegitime ) impose silence au deacutesir de lrsquoenfant

Enfin derniegravere remarque sur la neacutegociation elle est le produit non de lrsquoenfant mais du

parent qui cherche juste agrave deacutetourner lrsquoattention de lrsquoenfant par une reacutecompense (de celle

qursquoon mobilise pour le dressage la nourriture) dont on peut srsquoattendre qursquoelle ne fasse

durablement effet Lrsquoenfant acceptant cette proposition et demandant ensuite lrsquoattention

qursquoon a drsquoabord eacuteludeacutee est alors perccedilu comme un profiteur (laquo ayant trouveacute ce jeu fort

profitable raquo) Mais il nrsquoa fait que rentrer dans le jeu de lrsquoadulte ndash ce que celui-ci ensuite lui

reproche Nous ne sommes pas loin du double bind ougrave deux injonctions contradictoires

portant sur deux niveaux diffeacuterents sont preacutesenteacutees agrave lrsquoenfant (lrsquoadulte propose un marcheacute agrave

lrsquoenfant ndash la pomme ndash puis Maria Edgeworth reproche agrave lrsquoenfant de marchander crsquoest-agrave-dire

drsquoecirctre rentreacute dans le jeu de lrsquoadulte)

On voit donc que dans le propos de Maria Edgeworth il y a moins de faits qursquoil nrsquoy a

deacutejagrave et inconsciemment interpreacutetation de faits un cadre est preacutesent qui srsquoignore lui-mecircme

Au sein de ce cadre nul doute que la sanction est neacutecessaire mais il nrsquoy a aucune neacutecessiteacute agrave

ce cadre lui-mecircme En substance ce que suggegravere Maria Edgeworth est qursquoon ne saurait

envisager un changement de type 1 (agrave lrsquointeacuterieur du cadre) en abandonnant la sanction mais

rien nrsquointerdit de penser un changement de type 2 (changement de cadre) hors de cette triade

neacutegociation ndash capitulation ndash sanction

Comment changer de cadre Quelles alternatives agrave cette triade

Partons de lrsquoenfant de sa repreacutesentation pourquoi lrsquoenfant perturbe-t-il le jeu

Pourquoi laquo srsquoamuse raquo-t-il agrave le perturber Cet amusement est-il une fin du reste ou bien nrsquoest

pas un moyen ndash en vue par exemple de capter lrsquoattention de lrsquoadulte Ou encore exercer son

besoin de motriciteacute ou satisfaire sa curiositeacute vis-agrave-vis drsquoun objet qui lui paraicirct eacutetrange

Du point de vue de lrsquoadulte perturbation du point de vue lrsquoenfant demande

Demande de quoi Tant qursquoaucune discussion avec lrsquoenfant nrsquoest engageacutee on ne peut

qursquoeacutemettre des hypothegraveses Voici des conduites possibles susceptibles in fine de pouvoir

409

reacutepondre agrave la demande de lrsquoenfant tout en permettant agrave la partie de suivre son cours toutes

ces propositions ont comme deacutenominateur commun de ne pas simplement divertir lrsquoenfant

(au sens drsquoune diversion agrave mecircme drsquoaccorder un peu de reacutepit) mais de lui proposer de choisir

de srsquoengager dans une activiteacute

- Proposer agrave lrsquoenfant de verbaliser ce qursquoil ressent ce qursquoil attend des adultes ce qursquoil

souhaite Non pas lui renvoyer une image de petit importun mais de personne dont

le veacutecu a quelque inteacuterecirct Srsquoil nrsquoa pas encore le vocabulaire adeacutequat par son jeune

acircge ou parce qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute suffisamment baigneacute dans ce lexique crsquoest le rocircle de

lrsquoadulte de mettre en mots son ressenti laquo Tu trouves que ce pion est amusant Tu

aurais envie de jouer avec Tu es frustreacute que je te le reprenne raquo ou encore laquo Tu es

en colegravere contre moi parce que je veux reprendre le pion raquo ou bien laquo Tu es triste

que je trsquoempecircche de jouer raquo Lrsquoideacutee est que lrsquoadulte se fasse le reflet des eacutemotions

de lrsquoenfant afin que celui-ci se sente compris La relation parent-enfant restaureacutee

ce dernier peut srsquoouvrir agrave la communication et entendre le point de vue de lrsquoautre

- Exprimer le sentiment de lrsquoadulte agrave la premiegravere personne laquo jrsquoaimerais beaucoup

continuer la partie et jrsquoai besoin de toutes les piegraveces raquo Un affect clairement

exprimeacute est parfois suffisant pour que lrsquoenfant empathique le comprenne et le

respecte

- Exprimer le besoin de lrsquoadulte laquo Jrsquoai besoin de passer du temps avec mon ami raquo

ou encore laquo Quand je commence une partie jrsquoappreacutecie de pourvoir la terminer raquo

- Proposer une alternative viable avec des consignes positives (non pas laquo sois sage raquo

laquo ne fais pas de bruit raquo mais laquo tu peux faire un dessin raquo laquo tu peux jouer agrave la

poupeacutee raquo) que lrsquoenfant peut investir comme objet drsquoun choix

- Proposer agrave lrsquoenfant de jouer avec les piegraveces deacutejagrave prises reacuteserve qursquoon alimentera

au fur et agrave mesure de la partie On creacuteera alors du lien entre le jeu de lrsquoadulte et

celui de lrsquoenfant

- Consacrer simplement du temps agrave lrsquoenfant pour lui teacutemoigner de sa preacutesence le

prendre dans ses bras consacrer du temps agrave le regarder agrave lrsquoeacutecouter etc On ne

peut apregraves coup que srsquoeacutetonner de lrsquoabsence de mentions affectives dans lrsquoexemple

donneacute par Maria Edgeworth ndash comme si lrsquoenfant nrsquoeacutetait qursquoun malicieux petit

calculateur Le rassurer le consoler peut-ecirctre lui teacutemoigner que certes la partie

drsquoeacutechecs a son importance mais que lui aussi () le petit garccedilon de quatre ans

410

meacuterite qursquoon lui accorde du temps (ce dont lrsquoenfant agrave lrsquoeacutevidence de la description

peut douter)

- Profiter de la situation pour proposer drsquoexpliquer agrave lrsquoenfant le principe du jeu

drsquoeacutechecs (les piegraveces les deacuteplacements les regravegles etc) Inteacutegrer lrsquoenfant dans le jeu

de lrsquoadulte afin qursquoil ne se sente pas purement et simplement mis agrave lrsquoeacutecart lui

expliquer laquo La piegravece que tu tiens est un pion blanc Tu peux le poser sur cette case-

lagrave raquo Il est vraisemblable que lrsquoenfant ne comprendra pas les subtiliteacutes du jeu

drsquoeacutechecs mais il est possible ou qursquoil eacutecoute attentivement ou qursquoil se lasse de lui-

mecircme pour passer agrave une autre activiteacute

- Dans lrsquooptique ougrave lrsquoexplication ne suffit pas on peut encore mettre en scegravene la

partie drsquoeacutechecs (creacuteer un jeu dans le jeu) pour amuser lrsquoenfant et lui donner envie

que la partie se continue laquo Le pion est un peu comme un soldat comme il est agrave

pied il avance drsquoune seule case raquo

- Enfin last but not least une partie drsquoeacutechecs vaut-elle vraiment peacutedagogiquement

parlant de refouler comme indeacutesirable un petit garccedilon de quatre ans

Ces eacuteleacutements de reacuteponse nrsquoeacutepuisent eacutevidemment pas ce qursquoune imagination

peacutedagogique fertile pourrait inventer pour passer drsquoune situation de perturbation agrave une

situation eacuteducative ndash pour changer de cadre et ne plus voir le deacutesir de lrsquoenfant comme

concurrent de celui de lrsquoadulte cadre qui alors requiert la sanction pour maintenir le rapport

de forces

112 Pistes pour un recadrage

Rien nrsquoest plus difficile agrave changer que le cadre dans lequel on se trouve la derniegravere

chose dont prend conscience le poisson crsquoest le bocal dans lequel il reste enfermeacute

Les pistes que nous explorons ici ne sont que des pistes qui ne font pas neacutecessairement

systegraveme Encore une fois gardons-nous de commettre un tertium non datur il nrsquoy a pas une

seule alternative agrave la discipline punitive mais plusieurs

1121 Le geste et le tact

Commenccedilons par renoncer au sujet imputable responsable coupable qui a voulu le

mal par suite drsquoun libre-arbitre mal utiliseacute Cessons de substantialiser le sujet ndash surtout par la

411

faute Faisons taire lrsquoangoisse la terrible angoisse qui inhibe ndash et qursquoon confond parfois avec la

culture mecircme

Que verrons-nous alors Le geste rien que le geste dans ce qursquoil a drsquoeacutepheacutemegravere de

gratuit peut-ecirctre drsquoinnocent de fou Geste qui certes peut porter preacutejudice il ne srsquoagit pas

de le nier ou de fermer les yeux Mais pensons-nous que le preacutejudice sera moindre si le geste

est rapporteacute agrave un sujet qursquoon chacirctie Si lrsquoon enferme son auteur dans une cateacutegorie juridique

(le criminel) Suffit-il drsquoavoir commis un crime pour ecirctre un criminel Non certes mais

sanctionner crsquoest crisper malgreacute qursquoon en ait lrsquoidentiteacute sur (par ) la faute

Regardons le geste reconnaissons-le ndash non comme une fataliteacute (quoique le geste

commis fasse deacutesormais partie de la fataliteacute) mais comme ce qui peut autrement srsquoorienter

Srsquoil y a un geste eacuteducatif crsquoest drsquoabord celui de se focaliser sur le geste de lrsquoautre ndash pour en

reconnaicirctre la vulneacuterabiliteacute jusque dans la violence qursquoil manifeste parfois

Le tact vertu eacuteducative par excellence

Agrave cet eacutegard oserons-nous affirmer que la grande vertu Eirick Prairat ne srsquoy est pas

trompeacute la vertu discregravete de lrsquoeacuteducateur est le tact Art drsquoaccompagner de sentir ce qursquoaucun

formalisme ne peut appreacutehender ce qursquoun formalisme pourrait au contraire deacutetruire par sa

rigiditeacute qui meacuteprise la casuistique la fragiliteacute qui revecirct parfois le gant de la provocation

Le tact est eacuteducatif par excellence car il commence par reconnaicirctre Mais il ne fige pas

il est un contact leacuteger qui affleure sans contraindre vraiment qui accompagne quand la

sanction cherche agrave blesser Le tact peut donner lrsquoimpression de cautionner le geste mais crsquoest

une caution strateacutegique qui commence par aller dans le sens du geste pour mieux lrsquoorienter

En eacuteducation on ne saurait avoir trop de tact il vaut mieux assureacutement ne pas nuire que de

heurter une sensibiliteacute qui se montrera ensuite reacutetive agrave tout contact Agrave ce titre on peut souvent

(toujours ) manquer de tact mais rarement (jamais ) en manifester un excegraves ndash que serait un

excegraves de tact Un scrupule une pudeur extrecircme qui maintiendrait la relation agrave son niveau le

moins intense Mais mecircme un tact si deacutelicat demeure contact tant qursquoil nrsquoest pas rompu (le

tact devient agrave ce point subtil qursquoil srsquoeacutevanouit) on peut penser que la relation peacutedagogique est

sauve

Remarquons encore que le tact engage une relation duelle ou du moins la privileacutegie

Pas de tact ou si difficilement sans une exclusiviteacute de la relation lrsquoattention commence par

412

valoir gracircce agrave ce qursquoelle exclut (le monde cesse pour ainsi dire drsquoexister) Le tact commence

avec une ἐποχή de lrsquounivers pour se mettre en orbite autour de lrsquoautre

On dit parfois que la sanction relegraveve moins drsquoun droit que drsquoun devoir sanctionner

crsquoest respecter Mais crsquoest un respect formel qui atteint lrsquoautre dans une essence mais ne

lrsquoatteint que dans son essence et ce respect de lrsquoessence peut srsquoaccommoder drsquoune

indiffeacuterence meacuteprisante agrave lrsquoautre en tant qursquoautre agrave son alteacuteriteacute agrave sa fragiliteacute Avec le respect

universel tous les ecirctres humains sont gris Avec le tact le respect devient attention

exclusivement eacutelectivement deacutevolu agrave lrsquoautre on nrsquoa pas droit au tact (on ne saurait avoir droit

agrave une eacutelection) il est le produit drsquoune rencontre que rien ne pouvait preacutevoir Le tact ne saurait

davantage ecirctre un devoir (puisqursquoon ne commande pas une rencontre) il relegraveve de la relation

qursquoon ne saurait preacutevoir qursquoon ne pouvait (voulait ) preacutevoir Le tact autrement dit et agrave

lrsquoinverse strict de la sanction nrsquoobeacuteit agrave aucune loi et crsquoest ce qui fait sa valeur eacuteducative ndash

osons dire qursquoil vaut parce qursquoil est anomique

Peut-on sanctionner avec tact Peut-on avec Franck drsquoArvert laquo soutenir en thegravese

geacuteneacuterale la leacutegitimiteacute et lefficaciteacute dune calotte appliqueacutee par le pegravere ou la megravere avec [hellip]

tact raquo Sous cette derniegravere formule la reacuteponse semble aujourdrsquohui eacutevidente le chacirctiment

corporel ne paraicirct guegravere pouvoir ecirctre concilieacute avec la vertu de relation Comment pourrait-on

frapper (acte brutal quels que soient les eupheacutemismes par lesquels on le deacutesigne) en

invoquant cet art deacutelicat des circonstances Comment peut-on invoquer un contact brutal

avec la qualiteacute drsquoun tact respectueux de la bonne distance Mais nrsquoen est-il pas de mecircme de

toute sanction en geacuteneacuteral La sanction pour ecirctre juste doit srsquoinscrire dans une logique de la

preacutevisibiliteacute le tact au contraire srsquoinvente et se renouvelle preacuteciseacutement lorsque la situation a

tourneacute agrave lrsquoimpreacutevisible et qursquoil srsquoagit de la deacutesamorcer La sanction srsquoimpose avec le visible le

tact peut se permettre de fermer les yeux Reacutegulation homogegravene froide meacutecanique de la

sanction improvisation vivante et chaleureuse du tact Soupccedilon irreacutecusable de pouvoir avec

la sanction preacutesence discregravete voire invisible et silencieuse sans eacuteclat qui srsquoinfiltre mais apaise

et vivifie la relation

Toute la difficulteacute est que le tact ne srsquoapprend pas (ou si difficilement) par des theacuteories

un geste aussi deacutelicat doit toujours ecirctre replaceacute dans un contexte que les descriptions les plus

exhaustives peinent agrave retranscrire Il nrsquoest pas de lrsquoordre de ce qui srsquoapprend et se reproduit

mais de ce qui se transmet par lrsquoexemple de maniegravere vive et de ce qui se reacuteinvente Comme

lrsquohumour le tact perd agrave la reacutepeacutetition

413

Le scepticisme en action

Le tact est eacuteducatif parce qursquoil reconnaicirct lrsquoautre Mais la sanction aussi reconnaicirct nous

lrsquoavons vu par son jugement Or le tact reconnaicirct sans juger crsquoest lagrave que reacuteside son

scepticisme au sens originaire Avec le tact les convictions sont suspendues

Le scepticisme tel qursquoil est theacutematiseacute par Pyrrhon (ou du moins les teacutemoignages qui srsquoy

rapportent puisque Pyrrhon agrave lrsquoinstar de Socrate nrsquoa pas eacutecrit) est une philosophie du refus

de la diffeacuterence ontologique ndash crsquoest en ce sens qursquoil faut comprendre lrsquoἀδιαφορία

pyrrhonienne drsquoapregraves laquelle laquo les choses ne font qursquoapparaicirctre (elles srsquoeacutepuisent agrave

apparaicirctre) raquo (Conche 1994 p 153) Le refus de jugement que la tradition philosophique

interpreacutetera si souvent comme une inconsistance une impossibiliteacute constitue pourtant une

inspiration eacutethique des plus feacutecondes il est le remegravede agrave notre tendance pathologique agrave

dogmatiser agrave affirmer peacuteremptoirement agrave remonter du geste au sujet agrave preacutetendre atteindre

la veacuteriteacute Or contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire il est plus difficile de nier que drsquoaffirmer

de srsquoabstenir que de juger de trancher il faut une retenue une reacuteserve une maicirctrise de soi

que la fougue meacuteprise Il est des tempeacuteraments naturellement indolents ils ne jugent point

mais crsquoest par impuissance et mollesse Le sceptique brave lrsquoincertitude au contraire il

lrsquoaffronte et crsquoest par deacutecision motiveacutee non par faiblesse de caractegravere qursquoil embrasse

lrsquoinconnaissance et la vit Il est plus lucide et courageux de vivre dans lrsquoincertitude que dans

lrsquoillusion du savoir

Essayons de saisir lrsquoecirctre tel qursquoil est en lui-mecircme nous nrsquoattraperons que notre ombre

et ce que le reacuteel est en lui-mecircme indeacutependamment de ce que nous projetons en lui nous

glissera entre les doigts comme cette eau du fleuve qui fuit notre prise et srsquoeacutecoule de nos

mains

Montaigne a immortaliseacute cette impossibiliteacute dans ce texte admirable tireacute du livre II des

Essais et qui reacutevegravele toute la force et la subtiliteacute du scepticisme Ce que sont les choses en elles-

mecircmes jamais nous ne le saurons notre aspiration au reacuteel et au vrai deacutepasse nos capaciteacutes

et relegraveve de lrsquoillusion

Nous nrsquoavons aucune communication agrave lrsquoecirctre parce que toute humaine nature

est toujours au milieu entre le naicirctre et le mourir ne baillant de soi qursquoune obscure

414

apparence et ombre et une incertaine et deacutebile opinion Et si de fortune vous fichez

votre penseacutee agrave vouloir prendre son ecirctre ce sera ni plus ni moins que qui voudrait

empoigner lrsquoeau car plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout plus

il perdra ce qursquoil voulait tenir et empoigner Ainsi vu que toutes choses sont sujettes agrave

passer drsquoun changement en autre la raison qui y cherche une reacuteelle subsistance se

trouve deacuteccedilue ne pouvant rien appreacutehender de subsistant et permanent parce que tout

ou vient en ecirctre et nrsquoest pas encore du tout ou commence agrave mourir avant qursquoil soit

neacute (Montaigne 2001a p 348)

Aussi nrsquoest-il pas drsquohorizon semble-t-il au-delagrave de ce doute nous nous heurtons aux

parois drsquoun bocal et ce que nous croyons apercevoir derriegravere nrsquoest que lrsquoeffet de notre

imagination qui retrouve les espeacuterances qursquoelle a transfeacutereacutees agrave ce qursquoelle croit ecirctre la reacutealiteacute

laquelle nrsquoest pourtant que notre reflet Nous nous moquons de ce poisson qui croit que son

bocal est infiniment grand parce qursquoil oublie au fur et agrave mesure qursquoil avance qursquoil en fait le tour

ndash mais sommes-nous si diffeacuterents quand nous croyons avoir affaire agrave la reacutealiteacute et oublions

qursquoelle nrsquoest qursquoinvention

On pourrait demander que recherche le sceptique Quelle est sa viseacutee Agrave quoi nous

reacutepondrons nous deacutelivrer de cette maladie naturelle de lrsquointelligence qui est drsquoaffirmer Nous

nrsquoavons de cesse de juger nous eacutelevant au rang drsquoeacutevaluateur suprecircme dispensant le vrai et le

faux le bien et le mal avec cette mecircme assurance confondante Mille avis contraires ne

suffisent pas agrave contenir cette arrogance alors mecircme que lrsquohistoire nous reacutevegravele que tous les

dogmes sont tombeacutes les uns apregraves les autres Et si encore il nrsquoeacutetait question que de

connaissances Mais nous dogmatisons sur tout et tout le monde nos voisins nos parents

nos confregraveres les humains des autres continents des civilisations passeacutees tout y passe avec

la mecircme imprudence pour ne pas dire impudence nous cataloguons avec une spontaneacuteiteacute et

une fermeteacute toute puissante comme si veacuteritablement nous deacutetenions la mesure universelle

ndash comme si nous eacutetions nous-mecircme cette mesure Et comble de la deacutemesure nous

souhaiterions imposer agrave autrui ces jugements nous sommes agrave ce point vaniteux que nous ne

supportons pas la contradiction et voulons y mettre un terme Affirmer crsquoest entrer

415

neacutecessairement dans une discorde et crsquoest lrsquoalimenter au besoin par la force mais le moyen

le plus efficace et le moins dangereux consiste agrave argumenter et agrave terrasser lrsquoautre par la parole

lui deacutemontrer qursquoil se trompe et que nous seuls deacutetenons la veacuteriteacute Or la certitude ou la feacuteroce

conviction de deacutetenir le vrai anime tous les dogmatiques et ne cesse drsquoagiter le monde de

querelles Ces guerres de surcroicirct ne demeurent pas dans la sphegravere ideacuteelle elles sont un

deacutetour pour chacun de supplanter tous les autres Le dogmatique est toujours autoritaire

tyrannique deacutedaigneux malhonnecircte et avide drsquoasseoir son heacutegeacutemonie sur autrui Crsquoest assez

pour remarquer que trop drsquointellectuels demandent assez rarement de quoi il est question

mais le plus souvent qui lrsquoa dit crsquoest que la recherche mecircme de la veacuteriteacute nrsquoest qursquoun moyen

pour eux de parvenir agrave satisfaire cette ambition dominatrice sur autrui Le dogmatique est

toujours dangereux il veut conjurer la diffeacuterence lrsquoannihiler la broyer dans son systegraveme et

reacutealiser lrsquouniteacute des esprits pour enfin les faire taire

Freacutedeacuteric Cossuta a eacutecrit dans ce sens

Le sceptique nrsquoest pas un velleacuteitaire ni un lacircche mais un sage qui refuse de

srsquoabandonner au fanatisme des croyances et des dogmes comme agrave la versatiliteacute

susciteacutee par le changement incessant des opinions Seule la tyrannie est agrave ses yeux

intoleacuterable ce qui lrsquoincite agrave combattre toutes les attitudes qui srsquoopposent agrave la toleacuterance

Aussi lrsquoimpertinence drsquoAnaxarque le maicirctre de Pyrrhon lui valut drsquoecirctre broyeacute dans un

mortier Alors que le tyran demandait qursquoon lui coupacirct la langue pour reacuteduire son

insolence le philosophe reacutepliqua ldquoBroie tu peux broyer les os et la peau drsquoAnaxarque

mais Anaxarque lui-mecircme tu le broieras pasrdquo (Cossuta 1994 pp 4-5)

Le tact se deacuteploie dans ce scepticisme qui renonce agrave juger ndash et par conseacutequent agrave

sanctionner Or de mecircme que le sceptique est deacutelivreacute du trouble drsquoavoir agrave imposer la (sa) veacuteriteacute

il deacutelivre lrsquoautre de ce trouble qui consiste agrave se juger soi-mecircme Le premier geste eacuteducatif est

un geste drsquoaccueil lrsquoautre y trouvera refuge lrsquohospitaliteacute tranquille et souriante dont il a besoin

pour se (re)lever Qui prendra la main tendue srsquoil sait qursquoelle le peut frapper

416

La bienveillance dont on parle tant et non sans raison nrsquoest nous semble-t-il qursquoune

conseacutequence de cette absence de jugement liminaire On ne peut se forcer longtemps agrave ecirctre

bienveillant il faut (srsquo)y ecirctre inclineacute en amont Cette inclination cette pente nous semble

deacutecouler du scepticisme compris comme refus de jugement comme adiaphora comme refus

de la diffeacuterence ontologique comme anti-dogmatisme Car alors on peut srsquoouvrir agrave lrsquoautre sans

risque de deacutebordement (effusion sentimentale contagion eacutemotionnelle etc)

Lrsquoefficaciteacute la meilleure est discregravete

Pourquoi recourt-on agrave la sanction Nous lrsquoavons deacutejagrave eacutecrit parce que son efficaciteacute

est spectaculaire Or le spectacle nrsquoa pas besoin de durer pour ecirctre admireacute il lui suffit de

produire des effets de court terme lrsquoobeacuteissance immeacutediate pour ecirctre justifieacute Pour les vues

courtes il nrsquoexiste que le court terme car agrave long terme nous serons tous morts

Ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute agrave la suite de Franccedilois Jullien le spectacle (jusqursquoagrave

la fecircte) de lrsquoefficaciteacute nrsquoest point si eacutevident et srsquoancre dans une conception theacuteacirctrale de lrsquoagir

Lrsquoestheacutetique de lrsquoagir est celle du heacuteros qui force les eacuteveacutenements qui fait le choix de lrsquoeacutepreuve

(Heacuteraclegraves agrave la croiseacutee des chemins) de la difficulteacute au peacuteril de sa vie (le choix drsquoAchille au chant

IX de lrsquoIliade) non sans regret (le mecircme Achille au chant XI de lrsquoOdysseacutee) Il y a un πάθος de

lrsquoefficaciteacute une trageacutedie dans le destin du heacuteros qui ne peut mener qursquoagrave un pessimisme

viendra bien un moment ougrave la fortune tournera (Machiavel Le Prince chapitre XXV) et ougrave se

corrompront mecircme ce qui eacutetait fait pour lrsquoeacuteterniteacute (Platon au deacutebut du livre VIII de la

Reacutepublique 546a 2008 p 1711 laquo Il est difficile qursquoune citeacute structureacutee comme la vocirctre soit

eacutebranleacutee Mais puisque pour tout ce qui est neacute il y a corruption cette structure non plus ne

pourra se maintenir agrave jamais mais elle se dissoudra raquo) Puisqursquoon ne peut forcer eacuteternellement

le destin qursquoon ne peut sanctionner continucircment viendra bien le moment ougrave le chaos

primordial ressurgira deacutetruisant ce que lrsquoOlympe a fondeacute

Renonccedilons agrave cette mise en scegravene leacutegendaire (de legenda qui doit ecirctre lu par

extension qui doit ecirctre raconteacute) agrave cette theacuteacirctralisation de lrsquoeffet qui attend la prouesse pour

ainsi dire miraculeuse nous pourrons alors voir une autre efficaciteacute eacutemerger Discregravete

silencieuse mecircme invisible elle est celle qui preacutevoit dans lrsquoombre lrsquoeffet qui agrave la pleine

lumiegravere paraicirct banal Ici il nrsquoy a plus rien agrave raconter le reacutecit devient fade insipide Les succegraves

ne passent guegravere pour tels on ne reacuteforme pas de maniegravere ambitieuse on nrsquoannonce pas de

417

maniegravere grandiloquente on se contente drsquoajuster au plus pregraves du reacuteel On nrsquoagit pas dans

lrsquourgence on ne se contraint pas agrave agir dans une urgence toujours renouveleacutee qui devient la

norme et qui appelle un constant eacutetat drsquoexception on preacutevient doucement les deacuterives on

anticipe on fait deacutevier les trajectoires On nrsquoagit pas drsquoapregraves un plan a priori qursquoon cherche agrave

imposer (et auquel le reacuteel se deacuterobe toujours le traicirctre) on repegravere des ressources porteuses

qursquoon fait fructifier On ne cherche pas agrave ecirctre (agrave paraicirctre ) efficace on lrsquoest au plus banal

degreacute Drsquoun cocircteacute efficaciteacute qui impose par la force une autoriteacute volontariste de lrsquoautre

efficaciteacute qui deacutecoule drsquoune autoriteacute diffuse fluide eacutevidente sans tecircte celle qui semble

appartenir aux choses mecircmes Satan contre simple deacutereacutegulation Sanction contre preacutevention

courir derriegravere le mal ou lrsquoempecirccher de croicirctre

Ces deux conceptions seraient-elles compleacutementaires Rien nrsquoest moins sucircr qui court

apregraves lrsquoeffet immeacutediat fuit la cause qui pourrait lui assurer la victoire facile Or la sanction ne

vise que lrsquoeffet et ce qursquoelle produit est une cause nouvelle qui fait obstacle agrave lrsquoefficaciteacute des

transformations silencieuses Toute transformation veacuteritable prend du temps il nrsquoy a que dans

le temps (mythique) de la conversion par la gracircce que ce temps devient un point (de rupture)

toute autre conversion au contraire en saurait faire lrsquoeacuteconomie de la dureacutee Le fruit doit mucircrir

tout comme le morceau de sucre eacutevoqueacute par Bergson dans LrsquoEacutevolution creacuteatrice doit fondre

Si je veux me preacuteparer un verre deau sucreacutee jai beau faire je dois attendre

que le sucre fonde [hellip] Car le temps que jrsquoai agrave attendre nrsquoest plus ce temps

matheacutematique qui srsquoappliquerait aussi bien le long de lrsquohistoire entiegravere du monde

mateacuteriel lors mecircme qursquoelle serait eacutetaleacutee tout drsquoun coup dans lrsquoespace Il coiumlncide avec

mon impatience crsquoest-agrave-dire avec une certaine portion de ma dureacutee agrave moi qui nrsquoest

pas allongeable ni reacutetreacutecissable agrave volonteacute Ce nrsquoest plus du penseacute crsquoest du

veacutecu (Bergson 2011 pp 9-10)

Cette conception de lrsquoefficaciteacute silencieuse parle peu agrave notre deacutesir drsquoinconnu de

voyage de deacutepaysement drsquoaventure Elle semble triviale au point drsquoen paraicirctre insipide Crsquoest

418

qursquoon ne sait pas voir les grands effets qui naissent de petites causes ndash les petits caractegraveres

font les grands romans les petites notes les plus grandes musiques

Il faut encore convenir drsquoun paradoxe lrsquoeffet le plus grand est obtenu lorsqursquoil nrsquoest

pas rechercheacute Ou plutocirct la plus grande efficaciteacute se rencontre par les voies indirectes qui

favorisent lrsquoeacutemergence et non par les voies directes qui ne sauraient produire un reacutesultat que

de court terme Cette ideacutee est riche drsquoapprentissage abolir la sanction en eacuteducation sans

preacuteparer les conditions de son eacutevanouissement ne peut que conduire agrave lrsquoeacutechec

Repenser lrsquoordre taxis ou cosmos

Dans lrsquoEsquisse de Guyau on trouve la formule suivante laquo le bon ordre vient de ce

que preacuteciseacutement il nrsquoy a aucun ordre imposeacute drsquoavance aucun arrangement preacuteconccedilu raquo (1985

p 147) Il srsquoagit de penser un ordre de lrsquoheacuteteacuterogegravene que Guyau oppose agrave lrsquoordre de

lrsquohomogegravene Cet ordre de lrsquoheacuteteacuterogegravene (ou pluralisme eacutethique) Guyau le baptise anomie pour

lrsquoopposer agrave lrsquoordre moral de lrsquohomogegravene et de lrsquouniforme ndash que Kant nommait techniquement

autonomie Lrsquoanomie produirait ainsi de lrsquoordre qui ne sacrifierait pas la spontaneacuteiteacute de ses

membres contrairement agrave lrsquoautonomie qui impose une normalisation de la conduite

Peut-ecirctre est-il temps de penser un ordre anomique de lrsquoeacuteducation ndash anomique au sens

de Guyau (et non de Durkheim mecircme si le sens qursquoil a imprimeacute agrave ce terme est presque

universellement partageacute dans les sciences humaines et qui eacutevoque comme nous lrsquoavons vu

le deacutelitement des rapports sociaux la neacutegation de la morale)

Mutatis mutandis et dans un registre social (et non plus moral) il nous semble que

Friedrich Hayek expose une distinction feacuteconde entre deux types drsquoordre Nous proposons

drsquoexposer briegravevement la dichotomie qursquoil theacuteorise ndash en la deacuteliant de ses consideacuterations

eacuteconomiques sur la catallaxie Dans Droit leacutegislation liberteacute le penseur autrichien estime que

le terme laquo ordre raquo est indispensable pour penser les pheacutenomegravenes complexes Mais que faut-il

entendre par ce terme

[le mot laquo ordre raquo deacutesigne] un eacutetat de choses dans lequel une multipliciteacute

drsquoeacuteleacutements de nature diffeacuterente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous

puissions apprendre en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles

419

de lrsquoensemble agrave former des pronostics corrects concernant le reste ou au moins des

pronostics ayant une bonne chance de srsquoaveacuterer corrects (Hayek 2013 p 121)

Pour qursquoil y ait ordre il faut donc qursquoil y ait reacutegulariteacute et preacutevisibiliteacute Mais il y a deux

maniegraveres de penser cet ordre Drsquoabord comme laquo agencement opeacutereacute par quelqursquoun raquo (2013 p

122)

[hellip] lrsquoordre dans la socieacuteteacute doit reposer sur la relation de commandement et

drsquoobeacuteissance crsquoest-agrave-dire sur une structure hieacuterarchique de la socieacuteteacute entiegravere ougrave ce que

chacun doit faire est deacutetermineacute par la volonteacute de ses supeacuterieurs et finalement par la

volonteacute drsquoune autoriteacute suprecircme (Hayek 2013)

Cet ordre conccedilu comme volontarisme comme construction par des forces exogegravenes

(sur le modegravele des produits de lrsquoartisanat humain) est un ordre artificiel une organisation que

Hayek propose de comprendre comme τάξις (deacutesignant comme le rappelle Hayek lrsquoordre de

bataille 2013 p 124)

Hayek propose de penser un autre type drsquoordre ce qursquoil nomme lrsquoordre spontaneacute et

qui nrsquoest le produit drsquoaucun dessein humain drsquoaucune volonteacute qui imposerait son plan Pour

deacutesigner ce type drsquoordre porteur de proprieacuteteacutes speacutecifiques Hayek parle de κόσμος drsquoordre

laquo mucircri raquo (grown)

Le problegraveme est que souvent on confond ordre et τάξις et faute de τάξις on crie au

deacutesordre

Si des reacuteformateurs indigneacutes deacuteplorent encore le chaos des activiteacutes [hellip] crsquoest

en partie parce qursquoils sont incapables de concevoir un ordre qui ne soit pas fabriqueacute

deacutelibeacutereacutement et en partie parce qursquoagrave leurs yeux un ordre veut dire quelque chose qui

vise des objectifs concrets ce qui [hellip] est preacuteciseacutement ce qursquoun ordre spontaneacute ne peut

faire (Hayek 2013 p 126)

420

En ce sens on peut reprendre la formule de Bergson agrave laquelle nous avons deacutejagrave eu

recours laquo le deacutesordre est simplement lrsquoordre que nous ne recherchons pas raquo nous cherchons

τάξις et trouvant κόσμος nous le confondons avec Χάος

Les proprieacuteteacutes de lrsquoordre-τάξις sont les suivantes (Hayek 2013 p 127) ces ordres sont

simples (pour qursquoun esprit humain les puisse embrasser) ils sont concrets (ils doivent ecirctre

soumis agrave une intuition sensible) ils sont au service drsquoune intention (il faut planifier) Ces

proprieacuteteacutes ne se retrouvent pas neacutecessairement dans lrsquoordre-κόσμος ndash au contraire Les ordres

spontaneacutes peuvent ecirctre complexes (leur laquo degreacute de complexiteacute nrsquoest pas limiteacute agrave ce que peut

maicirctriser un esprit humain raquo) leur existence peut ecirctre abstraite ils ne poursuivent aucun but

particulier La thegravese de Hayek est que laquo des ordres extrecircmement complexes comprenant plus

de faits distincts qursquoaucun cerveau nrsquoen peut constater ou manipuler ne peuvent ecirctre produits

qursquoagrave travers des forces poussant agrave la formation drsquoordres spontaneacutes raquo (2013 p 127) Les ordres

spontaneacutes peuvent ainsi ecirctre bien plus complexes et adaptatifs que les ordres conccedilus

intentionnellement La contrepartie est que laquo nous aurons moins de pouvoir sur les deacutetails

drsquoun tel ordre que nous nrsquoen aurions dans une structure que nous produisons par arrangement

deacutelibeacutereacute raquo (2013 p 132) On peut bien en agissant sur certains facteurs changer le caractegravere

abstrait de lrsquoordre-κόσμος mais alors laquo il faut laisser les traits particuliers agrave des circonstances

que nous ne connaissons pas raquo Moins de pouvoir donc sur lrsquoordre spontaneacute qui lui permet

en retour de gagner en complexiteacute et en amplitude Mais pour que cet ordre puisse exercer

ses effets il faut commencer par lui accorder sa confiance

Ainsi en faisant confiance aux forces ordonnatrices spontaneacutees nous pouvons

eacutetendre le champ et la porteacutee de lrsquoordre que nous sommes capables de faire se former

preacuteciseacutement parce que sa configuration particuliegravere deacutependra de circonstances bien

plus nombreuses que nous nrsquoen pouvons connaicirctre et dans le cas drsquoun ordre social

parce que cet ordre mettra en œuvre les connaissances distinctes de ses nombreux

membres sans que ces connaissances soient jamais concentreacutees dans un unique esprit

421

ni soumises agrave ces proceacutedures de coordination et drsquoadaptation deacutelibeacutereacutees qursquoun esprit

met en œuvre (Hayek 2013 p 132)

Que lrsquoeacutecole soit actuellement conccedilue (en France) sur le mode τάξις est manifeste les

programmes ne laissent guegravere de place aux divagations agrave la possibiliteacute de laquo perdre son

temps raquo la liberteacute peacutedagogique est preacutesente mais est encadreacutee surveilleacutee quant aux eacutelegraveves

leur liberteacute elle-mecircme est sous controcircle permanent ne laissant guegravere leur spontaneacuteiteacute

srsquoexprimer Chaque eacuteleacutement doit ecirctre identifiable maicirctrisable reacuteformable agrave volonteacute Degraves lors

la complexiteacute est limiteacutee par un tel volontarisme Ultimement (nous avons conscience de

caricaturer et de deacutenaturer la penseacutee de Platon) on peut voir dans la Reacutepublique laquo le plus

beau traiteacute drsquoeacuteducation qursquoon ait jamais fait raquo (Rousseau 1971b p 22) drsquoapregraves le jugement de

Rousseau lrsquoaboutissement de lrsquoordre τάξις la famille y est tout simplement bannie ndash ou plutocirct

la frontiegravere entre priveacute et public est abolie Pourra-t-on atteindre pleinement lrsquoeacutegaliteacute des

chances sans se donner les moyens absolus que se donne Platon dans ΠΟΛΙΤΕΙΑ et en

simplifiant drastiquement la question sociale pour pouvoir la maicirctriser

Mais sitocirct qursquoon accorde une place agrave la famille nous voilagrave dans un ordre

neacutecessairement complexe ougrave tous les eacuteleacutements ne sauraient ecirctre geacutereacutes La creacuteation et

lrsquoentretien drsquoordres spontaneacutes ougrave lrsquoordre qui y regravegne nrsquoest pas neacutecessairement planifieacute ougrave la

deacutecentralisation ne coiumlncide pas (neacutecessairement) avec la deacutereacutegulation constitue une veacuteritable

alternative Il est vrai qursquoune confiance dans les capaciteacutes drsquoinnovation des ordres spontaneacutes

est requise et par contrecoup dans la liberteacute des sujets qui le composent Il srsquoagit non pas de

croire en une naiumlve auto-reacutegulation spontaneacutee des sujets mais de consideacuterer que si certaines

regravegles sont institueacutees la liberteacute de tous (agrave savoir laquo la situation dans laquelle chacun peut utiliser

ce qursquoil connaicirct en vue de ce qursquoil veut faire raquo Hayek 2013 p 158) est productrice drsquoun ordre

qui peut srsquoaveacuterer efficace

Il ne rentre pas dans lrsquoobjet de notre travail drsquoexposer ce que seraient les regravegles drsquoun

ordre scolaire cosmique (et non taxique ndash ou mecircme taxinomique) mais la possibiliteacute de penser

un ordre drsquoun autre genre sans sanction normalisatrice et taxique est ainsi ouverte

422

1122 Transformer lrsquoagressiviteacute deacutedogmatiser lrsquoeacuteducation

Supposons que ce soit la conduite agressive qui se trouve sanctionneacutee sans agression

nous supprimerons du mecircme coup la neacutecessiteacute de la sanction Il ne srsquoagit pas de dire que

lrsquoagressiviteacute peut ecirctre comme par magie abolie ndash mais elle peut ecirctre transformeacutee

Le titre de cette sous-partie est directement emprunteacute au livre de Daniel Favre

Transformer la violence des eacutelegraveves qui propose un recadrage permettant drsquoopeacuterer un

changement de type 2 Or il semble que ce recadrage est agrave mecircme de rendre la sanction

obsolegravete (mecircme si comme nous lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute Daniel Favre considegravere que la sanction

srsquoinscrit dans une action eacuteducative)

Lrsquoanalyse de Daniel Favre engage ce qursquoil nomme agrave la suite drsquoEdgar Morin une

eacutepisteacutemologie (ou connaissance de la connaissance) de la complexiteacute Par complexiteacute il faut

entendre la laquo reconnaissance des contradictions affrontement de lrsquoincertitude raquo laquo [la penseacutee

complexe] reconnaicirct les incertitudes de la connaissance la difficulteacute de conscience

lrsquoincertitude irreacutemeacutediable du devenir et par lagrave introduit aux incertitudes eacutethiques raquo Edgar

Morin ajoute que laquo la penseacutee complexe conduit agrave une eacutethique de la solidariteacute et de la non-

coercition raquo (Morin 2004 p 76)

Daniel Favre en induit immeacutediatement deux conseacutequences

- Si la violence est le produit drsquointeractions complexes le geste eacuteducatif peut

contribuer agrave la preacutevenir

- Cette preacutevention nrsquoest possible qursquoagrave la condition qursquoil y ait (re)connaissance de

cette complexiteacute par tous les acteurs (eacuteducateurs et eacuteduqueacutes)

Lrsquoalphabeacutetisation eacutemotionnelle (laquo Deacuteveloppement de la capaciteacute agrave reconnaicirctre

identifier et nommer nos eacutemotions et nos intentions et de les distinguer de celles drsquoautrui raquo

D Favre 2013a p 8) devient la cleacute drsquoune maicirctrise non violente de lrsquoaffectiviteacute il srsquoagit de

laquo savoir geacuterer ses eacutetats de frustration raquo et donc pour ce faire de les (re)reconnaicirctre

On le voit cette eacutepisteacutemologie de la complexiteacute vise agrave redonner sa place aux affects

sans neacutegliger lrsquoimportance de leur conscientisation Eacuteduquer crsquoest faire participer celui qursquoon

eacuteduque agrave la connaissance de la maniegravere dont fonctionne son systegraveme nerveux afin qursquoil nrsquoen

soit pas le jouet laquo Le premier rocircle drsquoun eacuteducateur ou drsquoun enseignant eacutecrit D Favre est de

proposer des moyens de devenir un citoyen autonome sur le triple plan mateacuteriel intellectuel

423

et affectif et de ressentir la satisfaction qui srsquoy rapporte dans une socieacuteteacute deacutemocratique en

mouvement raquo (2013a p 11)

Le postulat qui accompagne cette reacuteflexion est celui de la coheacuterence laquo ce postulat

propose que chacun a de ldquobonnes raisonsrdquo de penser ce qursquoil pense dire ce qursquoil dit faire ce

qursquoil fait et ressentir ce qursquoil ressent raquo (2013a pp 11-12) Ce postulat nous semble tregraves

socratique nul ne (se) fait du tort agrave dessein il y a toujours des raisons derriegravere la conduite

Cela ne signifie eacutevidemment pas que chacun a raison mais que chacun a des raisons qursquoil faut

drsquoabord comprendre pour pouvoir orienter diffeacuteremment sa conduite

De cette coheacuterence attribueacutee agrave la conduite de lrsquoautre on peut induire qursquoil nrsquoy a pas de

relation eacuteducative lagrave ougrave il nrsquoy a pas drsquoempathie Par empathie il faut entendre laquo la capaciteacute

acquise au cours de la psychogenegravese de se repreacutesenter ce qursquoon ressent ou pense lrsquoautre tout

en le distinguant de ce qursquoon ressent et pense soi-mecircme raquo (2013a p 292) Il convient de la

distinguer de la laquo contagion eacutemotionnelle raquo caracteacuteristique des eacutetats fusionnels ou

symbiotiques de la petite enfance ougrave lrsquoon se laisse envahir par les eacutemotions drsquoautrui sans savoir

les diffeacuterencier des siennes propres Au contraire la laquo coupure eacutemotionnelle raquo consiste en une

mise agrave distance drsquoaffects ndash par crainte soit de perdre le controcircle soit de la souffrance que ces

affects engendreraient Comprendre les laquo bonnes raisons raquo de lrsquoautre entrer dans son monde

suppose une reacutesonnance (qui nrsquoest pas identification) sans laquelle les repreacutesentations sont

condamneacutees agrave nous eacutechapper Ne peut-on pas penser du reste que le tact se nourrit de cette

empathie qui (res)sent ce qui se peut dire et comment avec tellement plus drsquoagrave-propos et de

chaleur que nrsquoen pourrait la froide et seule logique

Lrsquoeacuteducateur doit donc deacutevelopper en lui ses capaciteacutes empathiques il doit accueillir

lrsquoalteacuteriteacute Il y a incontestablement une mise en danger (srsquoouvrir aller vers lrsquoautre crsquoest toujours

laisser la possibiliteacute de lrsquoeacutechec) ndash mais qui a dit qursquoeacuteduquer eacutetant sans risque Ce risque est

cependant minimiseacute si on eacutevite la contagion et il vaut mieux enfin que la pseudo-seacutecuriteacute de

la coupure eacutemotionnelle En srsquointerdisant de rencontrer autrui on se protegravege certes mais on

risque alors de verser du cocircteacute de la potestas qui compte pour rien la souffrance qursquoon inflige

agrave autrui

Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute les analyses de Michel Favre sur les systegravemes de motivation

Lorsque SM1 (motivation de seacutecurisation) est assureacute durant la prime enfance la

possibiliteacute drsquoun systegraveme de motivation compleacutementaire SM2 (motivation drsquoinnovation)

424

eacutemerge Le sujet pour lequel ces deux systegravemes de motivation fonctionnent se montrera

empathique et ne se montrera guegravere agressif sauf en cas de neacutecessiteacute absolue Au contraire

lorsque le premier systegraveme de motivation se trouve parasiteacute (en raison de lrsquoinfluence de

lrsquoenvironnement socio-familial) les actes ou les penseacutees addictives se mettent en place ainsi

qursquoune coupure eacutemotionnelle et lrsquoagressiviteacute apparaicirct drsquoune maniegravere qui nrsquoest plus

proportionneacutee agrave ce qursquoexige la situation Pour le dire clairement avec le systegraveme de

motivation parasiteacute lrsquoagressiviteacute (naturelle) devient violence (produit drsquoune socialisation

deacutefectueuse) Crsquoest dire que la violence nrsquoest pas consubstantielle agrave lrsquoecirctre humain mais

deacutecoule de son eacuteducation

D Favre estime que les apprentissages qui ont conduit au systegraveme de motivation

parasiteacute peuvent ecirctre reconstruits son travail consiste agrave penser une formation des

enseignants agrave mecircme de reacuteapprendre des modes non violents drsquoaffirmation de soi Comment

La troisiegraveme partie de son livre de 2013 propose six points cleacutes pour induire un recadrage qui

diminuera lrsquoagressiviteacute ndash et partant la sanction qui lrsquoaccompagne

Deacutedogmatiser la penseacutee derechef ne pas juger

Le deacuteveloppement drsquoune laquo sensibiliteacute eacutepisteacutemologique raquo Daniel Favre remarque les

affres de la penseacutee dogmatique elle rassure mais engendre une addiction par les certitudes

qursquoelle offre (SM1 p) Quatre postures la caracteacuterisent recours agrave lrsquoimplicite eacutenonceacutes agrave

caractegravere absolu (verbe ecirctre au preacutesent de lrsquoindicatif agrave lrsquoexclusion des autres modes) prise en

compte de ce qui confirme lrsquoeacutenonceacute occultation des eacutemotions au profit drsquoun discours

impersonnel (laquo je raquo srsquoeacuteclipse au profit du laquo on raquo du laquo nous raquo) Il lui oppose ce qursquoil nomme laquo la

penseacutee ouverte raquo qui deacutestabilise mais ressource notamment la pratique de la science Les

postures qui lui sont associeacutees sont les suivantes la conscience de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui induit le

recours agrave lrsquoexplicite les eacutenonceacutes sont preacutesenteacutes comme provisoires et hypotheacutetiques exposer

les limites et les conditions de validiteacute de lrsquoeacutenonceacute prise en compte de la subjectiviteacute laquo La

violence se nourrit et croicirct plus facilement dans la penseacutee dogmatique ougrave implicite certitude

systeacutematique et projection srsquoengendrent mutuellement accompagneacutes par lrsquoeacutemotion grisante

drsquoecirctre dans la veacuteriteacute raquo (Favre 2013a p 169)

Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute le scepticisme œuvrant agrave mecircme le tact il nous semble ici que

le discours des pyrrhoniens rejoint admirablement ce qursquoeacutevoque ici D Favre Les pyrrhoniens

425

utilisaient des courtes formules telles que laquo peut-ecirctre raquo laquo peut-ecirctre pas raquo laquo je ne deacutetermine

rien raquo laquo je suspends mon assentiment raquo laquo toutes choses sont insaisissables raquo laquo agrave tout

argument srsquooppose un argument de force eacutegale raquo etc Montaigne eacutecrit aussi en ce sens (livre

III chapitre 11)

Jrsquoaime ces mots qui amollissent et modegraverent la teacutemeacuteriteacute de nos propositions

A lrsquoaventure Aucunement Quelque On dit Je pense et semblables Et si jrsquoeusse eu agrave

dresser des enfants je leur eusse tant mis en la bouche cette faccedilon de reacutepondre

enquecircteuse non reacutesolutive ldquoQursquoest-ce agrave dire Je ne lrsquoentends pas Il pourrait ecirctre Est-

il vrai rdquo qursquoils eussent plutocirct gardeacute la forme drsquoapprentis agrave soixante ans que de

repreacutesenter les docteurs agrave dix ans comme ils font Qui veut gueacuterir de lrsquoignorance il faut

la confesser Iris est fille de Thaumatis Lrsquoadmiration est fondement de toute

philosophie lrsquoinquisition le progregraves lrsquoignorance le bout Voire dea il y a quelque

ignorance forte et geacuteneacutereuse qui ne doit rien en honneur et en courage agrave la science

ignorance pour laquelle concevoir il nrsquoy a pas moins de science que pour concevoir la

science (Montaigne 2001b pp 311-312)

Qursquoest-ce agrave dire sinon que la penseacutee ouverte agrave laquelle invite D Favre se trouve

incarneacutee dans la penseacutee sceptique laquelle se preacutesente comme un rationalisme (du moins le

scepticisme dans sa version dialectique7) qui sans renoncer agrave la preacutetention aleacutethique (puisque

le sceptique se preacutesente toujours comme ζητητικός qui aime chercher) ont lrsquohumiliteacute de

renoncer posseacuteder la veacuteriteacute Il faut reconnaicirctre lrsquoincertitude de nos savoirs la relativiteacute de nos

jugements et se deacutefier de toute tendance agrave affirmer Garder lrsquoesprit du commenccedilant qui ne

fait que repousser les affres de lrsquoignorance plutocirct qursquoil ne conquiert fiegraverement la

7 Selon la distinction proposeacutee par Victor Brochard (2002 p 240) Pyrrhon et les sceptiques de la premiegravere heure constituent

un premier moment pratique Agrippa et Eacuteneacutesidegraveme forment le moment dialectique enfin Sextus Empiricus repreacutesente le moment empirique du fait de son alliance avec la meacutedecine Marcel Conche (1994 p 165) estime qursquoEacuteneacutesidegraveme nrsquoest pheacutenomeacuteniste qursquoen apparence et que ses tropes ne sont qursquoune laquo machine de guerre raquo destineacutee agrave lutter contre les conceptions dogmatiques dont ils ne partagent les preacutesupposeacutes que pour les ruiner Pour le dire autrement les tropes seraient des arguments ad hominem ndash Eacuteneacutesidegraveme ne serait pas dupe du pheacutenomeacutenisme contrairement agrave Sextus

426

connaissance les Alexandre qui conquiegraverent la Terre agrave trente ans ne voient pas leur royaume

reacutegner bien longtemps Nietzsche eacutecrivait dans le Creacutepuscule des idoles (Ce qui manque aux

allemands sect5) laquo agrave trente ans au sens de la haute culture on est un deacutebutant un enfant raquo

(2005 p 171) Il nous faut redevenir enfant ndash de cet enfant drsquoavant lrsquoinhibition apprenti en

tout docte en rien et surtout sachant srsquoeacutetonner

Dans cette optique peut-on encore sanctionner si on nrsquoest pas absolument assureacute que

la sanction ne saurait nuire au sujet auquel on lrsquoinflige La prudence nrsquoinvite-t-elle pas agrave

suspendre le geste dont la porteacutee nrsquoest pas certaine Daniel Favre invite agrave eacuteduquer agrave

lrsquoincertitude les eacutelegraveves mais les eacuteducateurs eux-mecircmes ne devraient-ils pas aussi (surtout )

y ecirctre sensibiliseacute afin de questionner des pratiques laquo eacutevidentes raquo ndash mais qui sont peut-ecirctre

plus probleacutematiques qursquoon ne le croit ordinairement

Erreur et non faute

Le rapport agrave lrsquoerreur comme le note D Favre laquo induit un rapport au savoir et un

rapport agrave autrui et qui ensemble et de maniegravere complexe engagent la personne dans ses

multiples dimensions cognitive affective sociale et axiologique raquo (2013a pp 172-173)

Trop souvent lrsquoerreur est preacutesenteacutee (et perccedilue par celui qui la commet) comme une

faute chargeacutee drsquoune connotation juridique voire religieuse Lorsque cette confusion est faite

elle entraicircne une inhibition importante une honte agrave lrsquoeacutegard du geste qui le produit et qui

remonte agrave son auteur comme une maladie

Drsquoapregraves Daniel Favre les enseignants mecircme lorsqursquoils sont formeacutes agrave lrsquoeacutevaluation

formative continuent tregraves majoritairement agrave associer lrsquoerreur agrave lrsquoinhibition (de lrsquoordre de 90)

Quant aux eacutelegraveves lrsquoauteur repegravere trois peacuteriodes dans leur rapport agrave lrsquoerreur Une premiegravere

peacuteriode heureuse jusqursquoagrave la fin de la maternelle (ougrave les enfants prennent le risque de se

tromper sans que leur curiositeacute ne soit entraveacutee) puis une seconde ougrave ils perccediloivent qursquoils

sont lrsquoauteur de lrsquoerreur sans en eacuteprouver de gecircne (jusqursquoagrave la fin du CP ou deacutebut du CE1) Mais

degraves le deacutebut de CE1 une meacutetamorphose srsquoopegravere la motivation intrinsegraveque le cegravede agrave une

motivation toute extrinsegraveque les eacutelegraveves ne travaillent plus que srsquoils sont noteacutes La reacutefeacuterence

externe devient incontournable Que se passe-t-il Lrsquohypothegravese est la suivante la phase

drsquoapprentissage se caracteacuterise par une deacutestabilisation cognitive et affective dans laquelle

lrsquoapprenant se reacutevegravele particuliegraverement vulneacuterable Une eacutevaluation perccedilue comme sommative

427

(une note par exemple comptant dans un controcircle continu) va alors geacuteneacuterer une double

contrainte on invite agrave faire des erreurs pour progresser lrsquoerreur est prise en compte comme

si elle servait agrave faire eacutechouer Comptabiliser des erreurs dans la phase de deacutestabilisation

affaiblit et fragilise donc lrsquoeacutelegraveve le preacutetendu droit agrave lrsquoerreur devient crainte de la faute

Drsquoougrave les deux recommandations de D Favre cloisonner la situation drsquoapprentissage

(phase de stabilisation) de la situation drsquoeacutevaluation distinguer rigoureusement lrsquounivers de la

sphegravere cognitive (ougrave il peut y avoir erreur) de la sphegravere juridique (qui interpregravete lrsquoerreur en

termes de responsabiliteacute et de culpabiliteacute potentielle) Tant qursquoon consideacuterera que celui qui

apprend faute (ce que la note sanctionne) on risque de le deacutemotiver radicalement en lui

interdisant drsquoexpeacuterimenter drsquooser de tenter de se fragiliser La confiance qursquoil peut avoir en

ses capaciteacutes srsquoen trouve infailliblement alteacutereacutee ndash quand lrsquoeacuteducation devrait faire tout le

contraire

En un sens on peut estimer que ce rejet de la faute au profit de lrsquoerreur revient agrave la

formule nul nrsquoest meacutechant de plein greacute La formule on lrsquoa vu est socratique et souvent on

lrsquoaccuse drsquooptimisme ainsi que drsquointellectualisme ndash qursquoeacutevidemment on accompagne du

qualificatif de laquo naiumlf raquo Lrsquoideacutee œuvrant derriegravere cette formule nous semble pourtant investie

drsquoune grande puissance eacuteducative celle qui permet de recadrer toutes les fautes en simple

erreur preacuteservant lrsquoinnocence de celui qui simplement se trompe

Lrsquooptimisme dont on accuse Socrate peut ecirctre compris comme un pari dont la

particulariteacute est qursquoil est performatif dans lrsquoordre de la relation peacutedagogique Si on ne fait le

mal que par manque de lumiegravere un dialogue une reacutefutation une mise agrave lrsquoeacutepreuve (ἔλεγχος)

permet de reacuteorienter positivement la penseacutee de celui qui srsquoeacutegare Crsquoest dire que personne

nrsquoest en droit irreacutecupeacuterable qursquoune conversion est toujours possible et qursquoil faut œuvrer agrave

son avegravenement Tel est le but de lrsquoeacuteducation qui srsquoappuie sur la confiance qursquoon doit teacutemoigner

agrave lrsquoautre ne saurait srsquoaccommoder drsquoune croyance au mal radical ndash croyance toxique en ce

qursquoelle condamne accuse et interdit le jeu libre et innocent de lrsquoexistence Nul peacutecheacute nul

crime qui transforme en criminel laissons agrave la theacuteologie et au droit ces consideacuterations qui

substantialisent lrsquoacte et lrsquoempecircchent drsquoecirctre eacuteducatif Si le geste est tout prenons acte du

passeacute mais seulement pour preacuteparer lrsquoavenir nul besoin alors de sanctionner Le droit peut-

ecirctre lrsquoexige mais si le droit eacutenonce une telle exigence a-t-il en vue une fin eacuteducative Nous

en doutons

428

On dira peut-ecirctre qursquoil y a du mal radical difficile semble-t-il de le nier alors que le

siegravecle preacuteceacutedent a organiseacute la violence agrave un degreacute extrecircme Mais pour controverseacutees qursquoelles

soient les analyses de Hannah Arendt (Eichmann agrave Jeacuterusalem) et de Stanley Milgram (La

Soumission agrave lrsquoautoriteacute) reacutevegravelent qursquoon peut comprendre des effets aussi extraordinaires par

des conduites individuelles tristement ordinaires et que le ressort le plus puissant du mal

reacuteside peut-ecirctre moins dans la volonteacute perverse (qui existe nrsquoen doutons pas mais peut-ecirctre

pas sur un mode originel) que dans la deacutemission des volonteacutes particuliegraveres dans leur

deacutecheacuteance dans lrsquoeacutetat agentique produit drsquoune hypersocialisation bien plus probleacutematique

que la deacutecomposition du lien social On peut craindre la deacutegradation du sens mais il faut

redouter sa saturation lorsqursquoelle srsquoadosse agrave une fusion avec le groupe

Pas de faute donc mais de simples erreurs Et lrsquoerreur nrsquoest qursquoun ratage ducirc agrave des

obstacles qui supprimeacutes permettront le succegraves Bien sucircr cette croyance engage une

confiance en lrsquoautre mais imagine-t-on un eacuteducateur qui commence par se deacutefier de son

eacutelegraveve et ne se contenterait pas de le dresser

Quant agrave lrsquoaccusation drsquointellectualisme il faut convenir qursquoelle touche juste ndash mais

seulement si on considegravere comme lrsquoestimait peut-ecirctre Socrate lui-mecircme que la vertu est

savoir et nrsquoest que savoir et ne doit rien aux affects En effet on imagine bien un sujet fort

instruit fort calculateur fort manipulateur qui aurait neacuteanmoins renonceacute agrave tous les principes

de moraliteacute qui constituent pourtant la fleur de lrsquoeacuteducation Lrsquointellectualisme lorsqursquoil est

exclusif se meacuteprend car il tient pour ennemi ce qui constitue la condition de possibiliteacute de son

eacutepanouissement les affects et notamment la reacutesonance empathique qui nous met en prise

avec lrsquoautre Crsquoest donc la dialectique de lrsquointellect et des affects que doit viser lrsquoeacuteducation

sous peine lagrave encore de nrsquoecirctre qursquoincantatoire On se condamne agrave lrsquoimpuissance en

nrsquoenvisageant que le sujet eacutepisteacutemique

Lrsquoautoriteacute sans domination ni soumission

Reacuteguliegraverement la question de lrsquoautoriteacute srsquoest rappeleacutee agrave nous dans ce travail comme

un leitmotiv lieacute au thegraveme que nous explorons Crsquoest que les questions de la loi de lrsquoagressiviteacute

qui la transgresse et de la sanction administreacutee par une autoriteacute interagissent et fonctionnent

ensemble Nous avons supposeacute que lrsquoautoriteacute eacutetait incontournable en matiegravere drsquoeacuteducation

Encore faut-il srsquoentendre sur ce que ce terme drsquoautoriteacute recouvre

429

Srsquoagit-il drsquoune autoriteacute conccedilue comme domination qui implique une soumission de la

part de celui agrave laquelle elle srsquoadresse Cette autoriteacute qui se caracteacuterise par un pouvoir

(potestas) coercitif puissance de contraindre et de sanctionner est celle qui traverse les

milleacutenaires ndash en teacutemoignent les instruments qui ont associeacutes agrave lrsquoenseignant (fouet feacuterule

bacircton ou mecircme la main ndash rappelons-nous la formule de Frank drsquoArvert laquo le soufflet paternel

est le commencement de la peacutedagogie raquo) Une telle autoriteacute est censeacutee intimider ndash rendre

timide faible et maintenir le domineacute dans cet eacutetat de vulneacuterabiliteacute qui le rend docile et craintif

Ce genre drsquoautoriteacute renforce la deacutependance drsquoautrui

Daniel Favre caracteacuterise ainsi lrsquoautoriteacute-domination (2013a pp 200-205) son

fondement est la reacuteputation ou le statut social qui se manifeste par des signaux visant agrave

soumettre autrui agrave lrsquoinfantiliser et qui engagent une coupure eacutemotionnelle chez celui qui les

eacutemet autant que chez celui qui les reccediloit Son but est drsquolaquo Instituer ou conserver une opinion

une preacutefeacuterence un pouvoir un privilegravege et de maniegravere geacuteneacuterale un systegraveme de penseacutee ou

drsquoaction raquo (p 203) en recourant agrave un systegraveme de motivation extrinsegraveque Dogmatique cette

autoriteacute est ameneacutee agrave rencontrer reacuteguliegraverement des eacutechecs (reacutevolte ou reacutesistance passive)

qursquoelle suscite par son dogmatisme et sa non-reconnaissance de lrsquoautre On reconnaicirct lagrave tous

les signes de la potestas eacutevoqueacutee par Hannah Arendt tregraves susceptible de dresser mais guegravere

drsquoeacutemanciper Lrsquoautoriteacute du maicirctre srsquoeacutetend au deacutetriment de ceux auxquels elle srsquoapplique

lrsquoautoriteacute est antibiotique au sens biologique du terme (laquo institue une relation interindividuelle

dominantdomineacute gagnantperdant fondeacutee sur une logique drsquoexclusion raquo 2013 p 204)

Mais une autre autoriteacute est possible qui ne doit certes plus rien agrave lrsquoautoritarisme mais

qui seule nous semble authentiquement eacuteducative Lagrave encore D Favre la comprend de la

maniegravere suivante reposant sur la capaciteacute agrave organiser un groupe lrsquoautoriteacute vise

lrsquoautonomisation de ses membres qursquoelle invite agrave participer aux apprentissages sans leur

imposer de maniegravere contraignante Le deacutetenteur de cette autoriteacute se montre pour ce qursquoil est

ses objectifs ses ambitions sont exprimeacutees ainsi que ses affects srsquoil le faut il nrsquoa pas besoin

de recourir agrave un masque pour se dissimuler Ce nrsquoest pas une fonction crsquoest un ecirctre humain

qui srsquoexprime Lrsquoeacuteducateur nrsquoenseigne pas il coopegravere avec ses eacutelegraveves et essaye autant que

possible de renforcer leur motivation intrinsegraveque et de les eacutelever agrave un systegraveme de motivation

drsquoinnovation ougrave lrsquoapprendre devient autoteacutelique Lrsquoeacutelegraveve nrsquoest plus alors un infeacuterieur il est un

laquo alter-ego raquo qui meacuterite respect reconnaissance et qui peut parler en son nom propre

surprendre et manifester son deacutesaccord pourvu qursquoil argumente et respecte la contradiction

430

La reacuteussite eacuteducative culmine dans lrsquoaccroissement de lrsquoautonomie dans la capaciteacute agrave juger

soi-mecircme et agrave suspendre son jugement au besoin La relation drsquoautoriteacute est alors de nature

symbiotique agrave profit mutuel laquo puisqursquoelle permet une relation fondeacutee sur la coopeacuteration ougrave

la speacutecificiteacute et la compeacutetence de chacun sont reconnues relevant drsquoune logique drsquoinclusion raquo

(2013a p 204) Mais et le paradoxe est insupportable pour qui ne conccediloit que lrsquoautoriteacute-

domination cette coopeacuteration suppose que celui qursquoon eacuteduque puisse refuser Ce nrsquoest que

quand la possibiliteacute de dire laquo non raquo est reacuteelle que le choix est authentique et que la parole qui

lrsquoaccompagne engage Lrsquoagreacutement qursquoon accorde sans pouvoir le refuser nrsquoa guegravere de valeur

On trouve dans Lao-Tseu une formule qui rend compte nous semble-t-il de cette

autoriteacute lumineuse bienveillance accueillante et radicalement anti-autoritaire laquo Produire

sans sapproprier agir sans rien attendre guider sans contraindre voilagrave la vertu suprecircme raquo

(Tao Te King partie 10) Cette vertu nrsquoest-elle pas celle de lrsquoeacuteducateur investi par cette autoriteacute-

autonomisation esquisseacutee par D Favre

Nous ne sommes en deacutesaccord avec ces propositions que sur un point deacutejagrave eacutevoqueacute la

distinction opeacutereacutee entre punir (dans lrsquoautoriteacute-domination) et sanctionner (dans lrsquoautoriteacute-

autonomisation) Nous ne voyons pas comment la sanction (comprise comme production

drsquoune peine) peut permettre la reacuteinteacutegration nous dirions plutocirct que la relation deacuteseacutequilibreacutee

par une transgression doit ecirctre reacuteeacutequilibreacutee ndash non par la peine mais par une restauration Nous

exposerons cette ideacutee dans la prochaine sous-partie

Affirmation de soi sans violence eacutecoute et disponibiliteacute empathie

Crsquoest seulement lorsqursquoon est deacutelivreacute de ces toxicomanies endogegravenes que sont les

addictions aux certitudes qursquoon peut srsquoaffirmer sans violence Lorsque le systegraveme de

motivation de seacutecurisation est parasiteacute les lobes frontaux sont inhibeacutes la deacutestabilisation

qursquoengendre toute connaissance nouvelle produit un malaise tel que le sujet preacutefegravere en rester

agrave sa penseacutee dogmatique quitte agrave subir des deacutesagreacutements (eacutechec scolaire par exemple) Ce qui

fut drsquoabord une solution devient le problegraveme crispation sur quelques reacuteponses et incapaciteacute

drsquoen toleacuterer drsquoautres Il faut alors dominer ceux qui deacuteveloppent cette heacuteteacuterodoxie crsquoest ainsi

que lrsquoaddiction aux certitudes peut devenir violence Daniel Favre eacutecrit en ce sens que laquo La

431

violence et lrsquoexercice du pouvoir sur autrui constitueraient ainsi des tentatives pour conserver

des grilles de lecture du monde immuables et pour ne pas risquer de ressentir les

deacutesagreacutements drsquoun sevrage raquo (2013) Tant que le dogmatisme demeure latent toute sanction

aussi teinteacutee de bienveillance soit-elle ne fera que renforcer le problegraveme qursquoelle est censeacutee

combattre elle sera veacutecue comme une contre-violence qui en appellera une nouvelle Les

laquo bonnes raisons raquo drsquoagir (postulat de coheacuterence) en obliteacutereront la porteacutee eacuteducative ndash srsquoil en

est Une solution chegravere agrave lrsquoauteur et non sans raison promouvoir la penseacutee critique eacuteduquer

agrave lrsquoincertitude le plus tocirct possible Pour qursquoun changement de type 2 puisse se faire le sevrage

de lrsquoaddiction aux certitudes est indispensable

Supposons le sujet purgeacute de cette tendance agrave dogmatiser (et non par la sanction) il

pourra srsquoaffirmer sans violence Mais qursquoest-ce agrave dire D Favre rapproche cette expression de

lrsquoassertiviteacute Cette notion a eacuteteacute theacutematiseacutee par le psychiatre et professeur de meacutedecine Joseph

Wolpe qui propose une theacuterapie qui deacuteconditionne le rapport aux peurs afin de ne pas donner

agrave autrui le pouvoir de controcircler ce que nous sommes Lrsquoassertiviteacute est donc une attitude qui ne

doit rien agrave la fuite agrave lrsquoagressiviteacute ou agrave la manipulation qui requiert une fragilisation (ou de

lrsquoautre ou de soi-mecircme) pour laquo geacuterer raquo la tension il srsquoagit drsquoapprendre agrave coiumlncider avec soi-

mecircme agrave la fois en se respectant soi-mecircme et en respectant autrui Crsquoest savoir qursquoon a le droit

drsquoexister drsquoeacuteprouver des eacutemotions ndash et les exprimer La premiegravere phase consiste donc agrave les

reconnaicirctre (au double sens du terme les repeacuterer les accepter) les mettre en mots pour les

conscientiser les verbaliser En cas de congruence entre lrsquoeacutemotion et le mot (entre le non-

verbal et le verbal) que le sujet srsquoautorise agrave paraicirctre ce qursquoil est il se trouve investi drsquoune force

(drsquoune autoriteacute au sens drsquoautonomisation) qui rayonne sur autrui en les autorisant agrave paraicirctre

ce qursquoils sont agrave refouler aussi bien la contagion que la coupure eacutemotionnelles Ce choix de

lrsquoassertiviteacute constitue par excellence un recadrage un changement de type 2

Ce que doit viser lrsquoeacuteducation qui eacutelegraveve crsquoest ce que Guyau nommait lrsquouniteacute de lrsquoecirctre

laquo sentiment de cette radicale identiteacute raquo entre les composantes de notre ecirctre (Guyau 1985 p

97) entre la penseacutee et lrsquoaction entre le logos (parole raison) et lrsquoaffect Crsquoest cette

convergence que Guyau nomme moraliteacute Et crsquoest cette uniteacute que repegravere Michel Terestchenko

(Un si fragile vernis drsquohumaniteacute banaliteacute du bien banaliteacute du mal 2007 p 238) lorsqursquoil

cherche agrave comprendre la personnaliteacute altruiste notamment agrave partir de lrsquoenquecircte de Samuel

et Pearl Oliner (The Altruistic Personnality 1992) sur des personnes ayant veacutecu dans les pays

occupeacutes par lrsquoAllemagne nazie Lrsquoauteur eacutecrit notamment

432

Les comportements altruistes que nous avons eacutevoqueacutes ne sauraient donc ecirctre

compris agrave partir drsquoune conception dualiste de lrsquohomme qui seacutepare la raison et la

sensibiliteacute lrsquoesprit et le cœur Ils reacutesultaient au contraire drsquoun profond sentiment

drsquouniteacute inteacuterieure drsquoune parfaite inteacutegration des diffeacuterents composants de la

personnaliteacute humaine agrave la fois subjectifs et rationnels et ils ont eacuteteacute le fait drsquoecirctres qui

avaient reacutealiseacute en eux cette inteacutegration et cette synthegravese Seule une personnaliteacute ainsi

psychiquement unifieacutee est capable de srsquoouvrir agrave la souffrance drsquoautrui et de courir de

tels risques pour la soulager (Terestchenko 2007)

Cette uniteacute qui fait la banaliteacute du bien Michel Terestchenko la relie agrave lrsquoeacuteducation que

ces acteurs moraux discrets ont reccedilue

De faccedilon presque constante les teacutemoignages recueillis dans lrsquoenquecircte Oliner

font eacutetat de lrsquoaffection qui liait les sauveteurs agrave leurs parents et la nature non reacutepressive

et non autoritaire de lrsquoeacuteducation qursquoils avaient reccedilue permettant ainsi lrsquoeacutemergence

drsquoune personnaliteacute libre et autonome capable de faire des choix qui ne sont dicteacutes ni

par les normes sociales en vigueur ni par le besoin drsquoobtenir lrsquoapprobation drsquoautrui

capable eacutegalement drsquoagir avec endurance et courage sans voir dans lrsquoeacuteventualiteacute de

lrsquoeacutechec (voire de sa propre mort) un obstacle dirimant (Terestchenko 2007 p 226)

Le lien entre lrsquoautoriteacute sans domination et lrsquoaffirmation de soi sans violence se trouve

ici empiriquement attesteacute

Mais comment favoriser (et non deacutecider ndash on ne peut jamais deacutecider agrave la place drsquoautrui

du moins quand il srsquoagit drsquoun changement de cadre) ce changement lorsque le systegraveme de

motivation de seacutecurisation a eacuteteacute parasiteacute Comment purger de cette toxicomanie endogegravene

433

Lrsquoeacutecoute est le geste premier mais non nrsquoimporte quelle eacutecoute Lrsquoeacutecoute doit savoir prendre

le temps ndash dans le temps scolaire scandeacute par un emploi du temps rigide une telle eacutecoute est

bien difficile agrave mettre en place Eacutecoute active de surcroicirct il ne srsquoagit pas seulement de prendre

le temps (quantitativement) mais drsquoy joindre la qualiteacute drsquoune implication Implication qui

cherche moins agrave comprendre ce qui srsquoest passeacute que le veacutecu de ce qui srsquoest passeacute crsquoest lrsquoautre

penseacute comme monde de valeurs et de repreacutesentation qursquoil srsquoagit de peacuteneacutetrer En drsquoautres

termes pour acceacuteder agrave lrsquoUmwelt de lrsquoautre il faut de la disponibiliteacute

Mais qursquoest-ce que la disponibiliteacute Dans Cinq concepts proposeacutes agrave la psychanalyse

(2013) Franccedilois Jullien livre une analyse heuristique de cette notion qui appelle un

laquo renversement raquo laquo Il srsquoagit en effet de rien de moins pour le sujet que de renoncer agrave son

initiative de ldquosujetrdquo raquo (2013 p 24) Cesser de viser une fin et drsquoen vouloir les moyens srsquoouvrir

agrave une opportuniteacute un καιρός mais sans savoir laquelle La disponibiliteacute est sans projet sans

plan sans modegravele sans activisme Dans la disponibiliteacute il y a un non-agir qui nrsquoest pas

renoncement car laquo cette deacuteprise de la disponibiliteacute est une prise et mecircme plus adroite parce

que fluide non engonceacutee non arrecircteacutee raquo Notion eacutethique et cognitive mais aussi strateacutegique

drsquoune strateacutegie drsquoouverture aux potentialiteacutes qui ne sont pas encore perccedilues Il y a quelque

chose qui semble relever de lrsquoἀδιάφορα des sceptiques

Qursquoil faille se garder de rien privileacutegier de rien preacutesumer ou projeter qursquoil faille

donc tenir agrave eacutegaliteacute tout ce qursquoon entend pour ne point rater le moindre indice qui

mettrait sur la voie quelque incongru (inattendu) qursquoil apparaisse qursquoil faille par

conseacutequent garder son attention diffuse et non focaliseacutee crsquoest-agrave-dire non reacutegie par

quelque ldquointentionnaliteacuterdquo (Jullien 2013 p 27)

Penseacutee non dirigeacutee telle est la disponibiliteacute et dont du reste Franccedilois Jullien estime

qursquoelle est lrsquoeacutequivalent du seul conseil que Freud adresse au psychanalyste lrsquoattention

flottante ou laquo planant en eacutegal suspens raquo - gleichscwebende Aufmerksamkeit Attention sans

intention la disponibiliteacute est ressource laquo disposition sans disposition arrecircteacutee raquo (2013 p 34)

anti-dogmatique ndash ne pourrait-on pas dire sceptique refus des diffeacuterences ontologiques (le

fameux laquo crsquoest ainsi raquo) refus mecircme de lrsquoontologie De mecircme que le sceptique se deacutepartit du

434

jugement le sage drsquoapregraves Confucius (Entretiens IX 4) est sans ideacutee laquo Quatre choses que le

maicirctre nrsquoavait pas pas drsquoideacutee pas de neacutecessiteacute pas de position pas de moi raquo (citeacute par Jullien

2013 p 34) Sans caractegravere sans saveur particuliegravere ndash mais disponibiliteacute radicale laquo la

disponibiliteacute sera de maintenir lrsquoeacuteventail complegravetement ouvert ndash sans raidissement ni

eacutevitement ndash de faccedilon agrave reacutepondre pleinement agrave chaque sollicitation qui passe raquo (2013 p 37)

Non pas laquo tenir au milieu raquo mais laquo tenir le milieu raquo

Mais la disponibiliteacute nrsquoest pas encore suffisante elle preacutepare lrsquoaccueil mais ne met pas

en contact Il faut un eacuteleacutement suppleacutementaire crsquoest lrsquoempathie Que faut-il entendre

exactement par ce terme

Rousseau nrsquoemploie eacutevidemment pas le terme empathie (qui ne sera utiliseacute que vers

la fin du XIXe siegravecle et drsquoabord en allemand Einfuumlhlung) mais sa theacuteorisation de la pitieacute est

fort instructive Dans le Second Discours Rousseau estime que lrsquoecirctre humain est porteacute par deux

passions primitives drsquoabord il y a lrsquoamour de soi Mais il y a laquo un autre principe raquo qui relegraveve

drsquoune laquo reacutepugnance inneacutee agrave voir souffrir son semblable raquo et qui constitue la laquo seule vertu

naturelle raquo il srsquoagit de la pitieacute laquo vertu drsquoautant plus universelle et drsquoautant plus utile agrave lrsquohomme

qursquoelle preacutecegravede en lui lrsquousage de toute reacuteflexion et si naturelle que les becirctes mecircmes en

donnent quelquefois des signes sensibles raquo Dans cette ligneacutee la pitieacute est conccedilue comme une

passion archaiumlque preacute-intellectuelle qui ne requiert pas le deacuteveloppement des faculteacutes

cognitives Pourtant dans lrsquoEacutemile Rousseau continue bien drsquoeacutevoquer lrsquoamour de soi comme

passion primitive ndash mais estime que la pitieacute deacuterive de lrsquoamour de soi produite par une

imagination qui a drsquoabord besoin de se deacutevelopper Mettant la pitieacute en relation symeacutetrique

avec lrsquoenvie Rousseau eacutecrit au livre IV

Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux quil voit souffrir Qui est-ce qui

ne voudrait pas le deacutelivrer de ses maux sil nen coucirctait quun souhait pour cela

Limagination nous met agrave la place du miseacuterable plutocirct quagrave celle de lhomme heureux

on sent que lun de ces eacutetats nous touche de plus pregraves que lautre La pitieacute est douce

parce quen se mettant agrave la place de celui qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne

pas souffrir comme lui (Rousseau 1971b p 156)

435

Crsquoest donc agrave partir de sa propre condition qursquoon juge de la condition de lrsquoautre ndash lorsque

cette derniegravere est deacutetestable peut eacutemerger la pitieacute comme douce puisqursquoelle nous rappelle

que nous sommes exempts des maux dont souffre autrui La pitieacute est donc le laquo premier

sentiment relatif qui touche le cœur humain selon lordre de la nature raquo (Rousseau 1971b p

157) tireacute de la comparaison et des progregraves des lumiegraveres naturelles

Mutatis mutandis ces deux conceptualisations de la pitieacute par un mecircme auteur reacutevegravelent

lrsquoambivalence de cet affect ndash ambivalence qui se retrouve dans lrsquoempathie Daniel Favre en

effet estime que lrsquoanalyse scientifique de lrsquoempathie est partageacutee entre deux tendances

examinant tantocirct lrsquoaspect eacutemotionnel tantocirct cognitif de lrsquoempathie (2013 pp 228-229) La

premiegravere (avec Scotland Aderman et Berkowitz avec Mehrabian et Epstein) estime que

lrsquoempathie repose sur la capaciteacute agrave eacuteprouver les eacutemotions qursquoautrui ressent produit drsquoune

contagion eacutemotionnelle non deacutecideacutee La seconde considegravere (avec Thorndike Dymond et

Hogan) que lrsquoempathie consiste en un acte qui imagine et reconstruit le point de vue de lrsquoautre

Crsquoest dire que lrsquoempathie nrsquoest pas une faculteacute aiseacutee agrave saisir et que les heacutesitations de Rousseau

anticipaient la complexiteacute de cet affect Sans doute on peut en deacuteduire qursquoil y a de la contagion

eacutemotionnelle spontaneacutee mais tempeacutereacutee par le jugement en sorte qursquoil nrsquoy a ni fusion ni

indistinction

La gestion pacifique des savoirs et des conflits

La derniegravere proposition de Daniel Favre consiste agrave mettre lrsquoaccent sur lrsquoapprentissage

du deacutebat compris comme une eacuteducation agrave la deacutemocratie Mais voici alors le problegraveme

[hellip] comment faire en sorte que lrsquoeacuteducation au deacutebat facilite la rencontre inter

et intra-individuelle en nous enrichissant de nos diffeacuterences par lrsquoadoption drsquoun

rapport au savoir qui donne une plus grande valeur au discours critique qui fait avancer

qursquoau discours qui immobilise la penseacutee (Favre 2013a p 242)

Comment reacutegler les deacutebats Lorsqursquoon relie lrsquoideacutee de deacutebat aux systegravemes de motivation

preacutesenteacutes supra on peut distinguer trois types de relation

436

- Lrsquoinfluence laquo attitude transfeacuterentielle raquo engageant la motivation de seacutecurisation

drsquoautrui J Reeve estime que laquo lrsquoinfluence est un processus interpersonnel qui peut

porter diverses eacutetiquettes telles que la persuasion le respect la conformiteacute

lrsquoobeacuteissance et le leadership raquo (2017 p 12) Ici nous consideacuterons lrsquoinfluence en

tant qursquoelle se focalise sur les besoins du sujet agrave eacuteduquer et qui refoule donc la

plupart de ces eacutetiquettes comme manipulation (voir infra)

- Lrsquoaccompagnement attitude visant agrave promouvoir la motivation drsquoinnovation

drsquoautrui ndash ce que la psychologie nomme proprement motivation

[La motivation est un] processus individuel interne Au lieu de pousser les gens

agrave suivre une ligne de penseacutee ou de comportement qui est ancreacutee socialement la

motivation donne agrave la personne lrsquoeacutenergie neacutecessaire pour srsquoengager dans

lrsquoenvironnement et y faire face drsquoune faccedilon preacutecise adaptative et orienteacutee (Reeve

2017 pp 12-13)

- La manipulation attitude visant agrave engager la motivation de seacutecurisation parasiteacutee

afin de lui faire servir nos inteacuterecircts

Il faut reconnaicirctre que la tentation est grande de recourir agrave la manipulation (ou au

controcircle du comportement) technique dont les effets pourraient srsquoaveacuterer laquo tregraves efficaces pour

atteindre les objectifs drsquoeacuteducation ou de formation raquo (Favre 2013a p 244) On repegravere lagrave la

tentation du dressage que nous avons deacutejagrave maintes fois eacutevoqueacutee ndash ici preacutesenteacute comme

solution possible au problegraveme du deacutebat socio-cognitif Mais cette virtualiteacute rencontre les

difficulteacutes que nous avons deacutejagrave eacutenonceacutees Son effet est sans doute spectaculaire mais il y a

tout lieu de consideacuterer qursquoelle est de court terme et ne contribue nullement agrave la maturation

du jugement Comme une hallucination que le quotidien vient ensuite dissiper De plus

manipuler lrsquoautre crsquoest toujours prendre le risque qursquoil srsquoen rende compte et discreacutedite

radicalement tout ce que la manipulation aurait pu construire (effet nul) Enfin manipuler

lrsquoautre laquo pour son bien raquo crsquoest encourir un autre risque celle de srsquoappuyer sur une fragiliteacute

437

pour lrsquoaccroicirctre creacuteant une deacutependance qui est aux antipodes de toute eacutemancipation Il

convient ainsi de renoncer radicalement agrave la manipulation

Toute la difficulteacute est que de lrsquoinfluence agrave la manipulation il nrsquoy a qursquoune diffeacuterence de

degreacute et non de nature il y a coiumlncidence tant que les inteacuterecircts convergent mais sitocirct qursquoils

divergent (et ils peuvent diverger agrave lrsquoinsu de lrsquoeacuteducateur) on peut craindre la deacuterive

manipulatoire Comment se preacutemunir contre une telle deacuterive Nous proposons manipuler

jamais influencer le moins possible accompagner autant que possible (toujours )

Quant agrave lrsquoinfluence elle est sans doute neacutecessaire au plus jeune acircge mais elle devient

accompagnement degraves qursquoelle srsquoexplicite et offre la possibiliteacute du refus Daniel Favre eacutenonce

trois regravegles (2013a p 247)

- Postulat de coheacuterence (lrsquoautre a toujours une bonne raison de dire ce qursquoil dit)

- Exposition publique des diffeacuterents avis (tout le monde doit pouvoir srsquoexprimer)

- Reformulation du point de vue de lrsquoautre

On peut en eacutenoncer au moins quatre autres qui font eacutecho pour certaines agrave ce que

nous avons deacutejagrave eacutecrit

- Absence de jugement sur la matiegravere de lrsquoideacutee preacutesenteacutee (afin de ne pas inhiber la

reacuteponse de lrsquoautre)

- Refus de la reacuteponse omnisciente (laquo finalement la bonne reacuteponse esthellip raquo) qui serait

eacutemise par le deacutetenteur de lrsquoautoriteacute (domination tel lrsquoenseignant) Ce nrsquoest pas agrave dire que

lrsquoenseignant est sans ressource mais ses ressources ne vont pas au-delagrave drsquoune certaine limite

qursquoil doit connaicirctre et que ceux qui sont ses eacutelegraveves doivent connaicirctre

- Invitation (obligation ) agrave argumenter (crsquoest-agrave-dire agrave eacutenoncer les raisons de lrsquoideacutee

proposeacutee agrave lrsquoaide de raisonnements drsquoexemples) Car seuls les arguments srsquoeacutechangent faute

drsquoarguments on en reste agrave une simple confrontation drsquoopinions sans interaction vaine et sans

profit mutuel

- Cette derniegravere regravegle en appelle une autre tout aussi essentielle il faut que ceux qui

interviennent dans le deacutebat aient une connaissance a minima de lrsquoargumentation des

proceacutedures de raisonnement Ce nrsquoest pas suffisant drsquoargumenter il faut que la forme de

lrsquoargumentation soit logiquement valide Agrave ce titre la geacuteneacuteralisation abusive deacutenonceacutee par D

Favre constitue une deacuterive que seule une eacuteducation agrave lrsquoargumentation peut pallier

438

Ainsi construit le deacutebat invite (et ne peut guegravere forcer) agrave lrsquoouverture au pluralisme agrave

lrsquoincertitude (qui est bien le fonds le plus propre de la connaissance) et les eacutelegraveves srsquoy laisseront

drsquoautant plus tenter que lrsquoenseignant fera lui aussi cette expeacuterience de deacutestabilisation Car la

rencontre a ceci de troublant mais aussi drsquoinfiniment stimulant qursquoelle contient de

lrsquoimpreacutevisible de la nouveauteacute de lrsquoineacutedit pour les deux parties

Mais cette maniegravere drsquoorganiser le savoir suppose un changement radical dans la

posture eacuteducative lrsquoenseignant nrsquoincarne pas la source du savoir (le fameux laquo puits de

science raquo) mais devient modestement la ressource qui accompagne

113 Le geste restauratif alternative agrave la sanction

Si lrsquoideacuteal eacuteducatif consiste agrave preacutevenir les difficulteacutes plutocirct qursquoagrave les reacutegler que faire

lorsque la transgression a eacuteteacute effective Priveacute de sanction est-on condamneacute agrave lrsquoimpuissance

Les principes de la justice restaurative permettent de reacutepondre neacutegativement agrave cette

question qui sonne comme un deacutefi agrave lrsquoeacuteducateur qursquoon prive de son expeacutedient le plus utile La

restauration apparaicirct comme une alternative viable qui ressortit agrave une logique bien diffeacuterente

De mecircme qursquoon peut reacutegler les problegravemes sociaux sans avoir recours agrave la sanction de mecircme il

est envisageable de penser une restauration des liens rompus par la transgression ndash sans

sanction Autrement dit la question de la reacuteparation est dans le cadre de notre travail

incontournable

On preacutesente parfois la reacuteparation comme une sanction Il nous semble pourtant que le

paradigme auquel se rapporte la reacuteparation (la justice restaurative) est tout autre que celui

auquel se rattache la sanction (la justice peacutenale) Ce paradigme est celui nous lrsquoallons voir

drsquoune reacutevolution copernicienne fondeacutee sur les besoins de la victime de lrsquoinfracteur et de la

communauteacute ndash et non sur celui drsquoune crispation sur la transgression de la loi offense en soi

crimen que la sanction viendrait sacraliser et substantialiser Agrave ce titre nous entendons

montrer que la reacuteparation (ou restauration) constitue une alternative veacuteritable (au sens de

changement de type 2) agrave la sanction ndash en nous appuyant notamment sur les principes de la

justice restaurative

Il y a un paradoxe alors que le laquo tout punitif raquo connaicirct une crise sur le sens de la peine

(Cario 2014 p 24 eacutevoque laquo [hellip] ces temps de crise que traversent depuis quelques anneacutees

439

les systegravemes de justice peacutenale traditionnels un peu partout dans le monde raquo) notamment

dans sa fonction (eacuteducative ) de reacuteinteacutegration ce modegravele de la sanction est importeacute dans le

systegraveme eacuteducatif reconduisant des limites pourtant eacuteprouveacutees par les juristes Car le

diagnostic est en France sans appel

[hellip] inflation peacutenale galopante (60 incriminations repreacutesentent 90 des 200

incriminations retenues concregravetement par les juridictions reacutepressives sur les 15 000

interdits reacutepertorieacutes) taux tregraves eacuteleveacute de classements sans suite (dans 8 cas sur 10)

recours massif agrave la privation peacutenale de liberteacute pourtant eacutevalueacutee ailleurs qursquoen France

comme reacuteponse la plus contreproductive au crime (dans 6 condamnations sur 10 ndash soit

100 000 anneacutees de deacutetention ferme prononceacutees en 2011 ndash alors mecircme que les crimes

et deacutelits graves ne repreacutesentent qursquoenviron 20 du contentieux reacutepressif libeacuteration

conditionnelle au compte-gouttes alors mecircme que les eacutetudes randomiseacutees ont

deacutemontreacute son efficaciteacute agrave combattre la reacutecidive) (Cario 2014 pp 24-25)

Srsquoobserve ainsi une inflation peacutenale inapproprieacutee et qui suscite une crise de confiance

dans les institutions judiciaires Aussi de plus en plus ces difficulteacutes amegravenent les justices agrave

compleacuteter la justice peacutenale par la justice restaurative

Autre paradoxe on pourrait croire que notre critique de la sanction en eacuteducation tend

agrave eacuteclipser le statut de la victime Nous nrsquoavons en effet eu de cesse de demander la sanction

est-elle eacuteducative ndash pour celui auquel elle srsquoapplique En contestant la porteacutee eacuteducative de la

sanction ne porte-t-on pas preacutejudice aux victimes Inversons les donneacutees de la question est-

il assureacute que lorsque la transgression est sanctionneacutee la victime srsquoen porte mieux Sur ce

point les juristes nous informent dans un systegraveme ougrave laquo le crime est consideacutereacute comme un acte

portant atteinte agrave lrsquoEacutetat raquo (Cario 2014 p 26) la victime se trouve deacuteposseacutedeacutee de sa propre

leacutesion Howard Zehr (pp 36-37) deacuteclare notamment

440

Les victimes ont des besoins essentiels auxquels le systegraveme judiciaire classique

ne reacutepond pas de faccedilon adeacutequate Elles se sentent ignoreacutees neacutegligeacutees voire

malmeneacutees par le processus judiciaire en partie du fait que la deacutefinition leacutegale du crime

qui ne dit rien de la victime le crime est en effet deacutefini comme une atteinte agrave lrsquoEacutetat qui

de ce fait prend la place de la victime Or les victimes ont des besoins speacutecifiques vis-agrave-

vis du processus judiciaire (Zehr 2012 pp 36-37)

Or ce sont ces laquo besoins speacutecifiques raquo que le droit peacutenal meacuteconnaicirct Si la sanction qui

consacre la loi permet la reconnaissance du statut de victime (encore que ce nrsquoest pas un effet

direct de la sanction) elle nrsquoen frustre pas moins ses besoins mecircmes en ne les (re)connaissant

pas Lrsquoambition de la justice restaurative est preacuteciseacutement de pallier cette deacuteficience de la

justice peacutenale Autrement dit il serait possible de renoncer agrave la sanction en eacuteducation sans

dommage pour la victime ndash bien au contraire

Avant de nous engager dans la preacutesentation de cette alternative agrave la sanction qursquoest la

justice restaurative quelques remarques de vocabulaire

Plutocirct que substantialiser la transgression et de renvoyer agrave un laquo criminel raquo ou

laquo deacutelinquant raquo sans doute est-il preacutefeacuterable drsquoeacutevoquer seulement le geste ndash et de parler

drsquoinfracteur de transgresseur Ce que font les anglo-saxons lorsqursquoils parlent drsquooffender

Le terme de reacuteparation est en veacuteriteacute bien mal approprieacute il donne agrave croire qursquoon peut

reacuteparer le dommage subi (comme si tout dommage nrsquoeacutetait que mateacuteriel) et que cela suffit

Mais jamais une reacuteparation ne permet de revenir au statut quo ante il srsquoagit de recreacuteer

lrsquoeacutequilibre qui a eacuteteacute rompu Le paradigme meacutecaniciste œuvrant dans le terme de reacuteparation

est donc tout agrave fait malvenu lrsquoinfracteur nrsquoest pas le deacutemiurge ni du mal qursquoil fait ni de celui

qursquoil abolit Aucune deacutemarche unilateacuterale nrsquoest envisageable Ces consideacuterations suffisent agrave

invalider la critique psychanalytique qui voit dans la reacuteparation la possibiliteacute de lrsquoexpression

drsquoune toute puissance du transgresseur

Les anglo-saxons utilisent lrsquoexpression restaurative justice qursquoil nrsquoest pas aiseacute de

traduire Peut-on rendre lrsquoideacutee par justice reacuteparatrice Mais il ne srsquoagit pas on lrsquoa vu de

reacuteparer le mal qui a eacuteteacute fait mais de reacuteparer le lien qui a eacuteteacute endommageacute Le mecircme problegraveme

441

se pose pour la restauration ce nrsquoest pas la situation preacuteceacutedente qursquoil srsquoagit de restaurer mais

la relation agrave lrsquoautre qui a eacuteteacute abicircmeacutee Pour cette raison peut-ecirctre est-il preacutefeacuterable de recourir

au neacuteologisme de justice restaurative plutocirct que de justice restauratrice

1131 Qursquoest-ce que la justice restaurative

Nous nous reacutefeacuterons pour cette preacutesentation des principes de la justice restaurative de

la preacutesentation lumineuse du grand-pegravere de la justice restaurative Howars Zehr dans son petit

ouvrage La Justice restaurative pour sortir des impasses de la logique punitive 2012

Ce qursquoelle nrsquoest pas

Il convient dans un premier temps de distinguer entre ses effets indirects les moyens

ordinairement (mais non neacutecessairement) mobiliseacutes pour la mettre en pratique ndash et les piliers

sur lesquels elle repose

Si la justice restaurative favorise le contexte la reacuteconciliation tel nrsquoest pas son objectif

premier Il y a un eacuteleacutement drsquoinitiative de toutes les parties pour parvenir agrave la reacuteconciliation qui

nrsquoest pas requis pour que se mette en place une deacutemarche de justice restaurative

La justice restaurative envisage moins une meacutediation (qui suppose eacutegaliteacute entre

infracteur et victime) qursquoune rencontre (permettant dialogue) et encore celle-ci nrsquoest pas un

incontournable

Si la justice restaurative permet la baisse de la reacutecidive crsquoest une conseacutequence indirecte

(un effet eacutemergent) et non par intention premiegravere

Enfin la justice restaurative est sans modegravele elle a des sources inspirantes mais

requiert toujours des ameacutenagements speacutecifiques en fonction des circonstances particuliegraveres

Autrement dit il ne srsquoagit pas drsquoune recette qui permettrait miraculeusement de reacutesoudre

tous les problegravemes Crsquoest dire qursquoelle est esprit et non meacutethode

Ce qursquoelle est

La justice restaurative procegravede drsquoun recadrage La justice distributive demande que

meacuterite le crime La justice restaurative quant agrave elle demande quels sont les besoins de ceux

qui ont eacuteteacute affecteacutes par le crime Ce recadrage srsquoapparente agrave une reacutevolution copernicienne

dans lrsquoordre la justice non plus en reacutefeacuterer agrave un ordre objectif qursquoil faudrait reacutetablir par une

442

action eacutenergique deacutemiurgique du dehors (la reacutetribution ndash ou sanctionreacutecompense qui

permettrait on ne sait trop comment de reacutetablir lrsquoeacutequilibre) mais proceacuteder de ce que les

diverses parties ont besoin et les impliquer dans un processus de reacutesilience de reacuteeacutequilibration

des eacutenergies dans une direction qui profite agrave tous En une formule laquo Les besoins plutocirct que

les punitions sont au cœur de la justice restaurative raquo (Zehr 2012 p 41)

Drsquoapregraves Howard Zehr la justice restaurative doit drsquoabord srsquointeacuteresser aux besoins

- besoins des victimes (droit agrave lrsquoinformation droit de raconter ce qui a eacuteteacute veacutecu droit

de se reacuteapproprier leur vie droit de reacuteparation mateacuteriel et symbolique droit agrave la

reconnaissance)

- besoins de la communauteacute (qursquoon peut consideacuterer comme laquo victime secondaire raquo et

qui agrave ce titre a aussi des besoins et des obligations pour garantir le bien-ecirctre de ses membres)

- besoins des infracteurs

Ce dernier point est agrave notre point de vue essentiel il en va de sa laquo responsabilisation raquo

(2012 p 38) Que faut-il entendre par ce terme Non pas de rendre coupable en vue de

meacuteriter une sanction (ce qursquoon cherche toujours logiquement agrave eacuteviter en tout cas la

responsabiliteacute qursquoon retire du jugement est plus acteacutee imposeacutee que porteacutee assumeacutee par

lrsquoinfracteur) mais de laquo faire comprendre aux infracteurs les conseacutequences de leurs actes raquo de

deacutecentrer leur point de vue en sorte qursquoils puissent embrasser la perspective drsquoautrui qursquoils

eacuteprouvent pour la victime lrsquoempathie qursquoelle meacuterite On comprend ainsi que la

responsabilisation agrave lrsquoœuvre ne consiste pas agrave trouver un sujet drsquoimputation pour pouvoir le

sanctionner il srsquoagit drsquoeacutelargir sa repreacutesentation de la situation En forccedilant un peu la

proposition de lui faire comprendre que ce qui a eacuteteacute fait ne lrsquoa eacuteteacute que faute de lumiegraveres

suffisantes que le mal nrsquoeacutetait qursquoerreur drsquoappreacuteciation de jugement

Peut-ecirctre y a-t-il lieu agrave cet eacutegard de distinguer deux genres de honte Une honte qui

culpabilise qui inhibe qui ronge qui deacutetruit qui produit la deacutevalorisation de celui qui la subit

qui porte sur la personne tout entiegravere qui stigmatise et interdit le changement honte qui

deacutevaste et qui se concilie fort bien avec le crime douleur qui maintient humiliation

irreacuteversible blessure irreacutemeacutediable qui fait du triste passeacute lrsquoavenir du preacutesent Mauvais un jour

mauvais toujours qui a fauteacute fautera Mais une autre honte est possible qui porte sur le geste

et rien que sur le geste qui invite agrave se battre contre le passeacute agrave srsquoen deacutelivrer agrave changer affect

non plus deacutepressif mais actif qui vise agrave la repossession de soi de son destin Lrsquoavenir se

443

reacuteinvente alors nourri de ses erreurs qui ne sont plus des fautes affect-aiguillon qui invite agrave

innover Peut-ecirctre la honte est-elle alors plus proche alors de la colegravere ndash contre soi

Mais ce nrsquoest pas encore tout Parmi les besoins de lrsquoinfracteur se trouve celui de

pouvoir ecirctre ensuite reacuteinteacutegreacute afin qursquoil devienne un voisin en qui la communauteacute peut de

nouveau avoir confiance Agrave quoi sert de punir si les raisons du crime continuent drsquoecirctre

ignoreacutees Ignorer le passeacute crsquoest sans doute le meilleur moyen pour qursquoil ressurgisse Howard

Zehr eacutecrit en ce sens que laquo beaucoup [drsquoinfracteurs] ont eacuteteacute eux-mecircmes victimes de dommages

ou de traumatismes qui les ont profondeacutement marqueacutes Certains considegraverent qursquoils sont eux-

mecircmes des victimes Ces dommages ou le sentiment drsquoavoir des torts sont eux-mecircmes

drsquoimportants facteurs de criminaliteacute raquo (Zehr 2012 p 55) Ne peut-on pas ici rappeler ce que

D Favre disait des laquo bonnes raisons raquo de la violence Bien sucircr ces laquo bonnes raisons raquo ne sont

pas acceptables mais elles doivent ecirctre entendues comprises et inteacutegreacutees dans le processus

de reacutehabilitation Agrave supposer que laquo la criminaliteacute [soit] souvent une reacuteponse au sentiment

drsquoecirctre une victime une tentative pour srsquoen deacutefaire raquo (2012 p 55) il est capital de porter son

attention sur ce sentiment des infracteurs Agrave noter que comme on peut srsquoen douter la

sanction renforce ce sentiment pour lrsquoinfracteur drsquoecirctre une victime On voit le cercle vicieux

agrave se retrouver puni par le systegraveme judiciaire laquo les infracteurs se satisfont de voir reconnaicirctre

leur statut de victimes raquo La sanction maintient lrsquohomeacuteostasie du crime

Crsquoest donc sur la relation que se focalise la justice restaurative Le deacutecalage avec la

justice peacutenale fait qursquoil srsquoagit de laquo Deux faccedilons de voir radicalement diffeacuterentes raquo (Zehr 2012

p 45) le crime est compris non pas comme violation de la loi et de lrsquoEacutetat mais comme

violation du lien entre personnes Non pas comme produisant de la culpabiliteacute mais des

obligations

Et les questions qui sont poseacutees alors mecircme qursquoelles portent sur le mecircme eacuteveacutenement

diffegraverent totalement (Zehr 2012 p 45) La justice peacutenale demande quelles lois ont eacuteteacute

transgresseacutees Qui les a transgresseacutees Que meacuteritent les transgresseurs La justice

restaurative au contraire demande qui a subi les torts Quels sont les besoins des parties

impliqueacutees dans la transgression Agrave qui revient lrsquoobligation de satisfaire chacun de ces

besoins

On peut eacutenoncer degraves lors les trois piliers sur lesquels repose la justice restaurative

1 Elle porte son attention sur les torts subis et sur les besoins des victimes

444

2 Les torts appellent des obligations de lrsquoinfracteur qui doit comprendre ce qursquoil a fait

et reconstruire le lien autant que possible mais aussi de la communauteacute

3 Impliquer les parties concerneacutees par le crime les faire participer leur confeacuterer un

rocircle actif ndash en les laissant libre drsquointervenir ou non (proceacutedure non coercitive pour qursquoelle ait

du sens et soit lrsquoobjet drsquoun choix) Autant que possible la justice restaurative laquo preacutefegravere avoir

recours agrave des processus qui srsquoappuient sur la collaboration et lrsquoinclusion raquo sur laquo le

consentement mutuel plutocirct qursquoune deacutecision imposeacutee raquo (Zehr 2012 p 49)

Il nous semble qursquoen un sens la justice restaurative vise ce que Rousseau nomme dans

Le Contrat social la volonteacute geacuteneacuterale On sait la distinction opeacutereacutee entre volonteacute geacuteneacuterale et

volonteacute de tous cette derniegravere concerne la somme de toutes les volonteacutes particuliegraveres et

srsquoexprime comme majoriteacute en cas de vote la premiegravere au contraire prend en compte lrsquointeacuterecirct

commun lrsquointeacuterecirct du groupe dans son entier comme entiteacute propre et sans qursquoaucun ne soit

leacuteseacute (Rousseau 1971a p 527) On peut douter que dans le systegraveme peacutenal la sanction ait

drsquoabord pour viseacutee lrsquointeacuterecirct de lrsquoinfracteur En revanche avec la justice restaurative tous les

membres impliqueacutes dans le crime se trouvent concerneacutes laquo lrsquoessence mecircme de la justice

reacuteparatrice tient donc agrave un eacutequilibre entre lrsquointeacuterecirct accordeacute agrave toutes [nous soulignons] les

parties concerneacutees raquo (Zehr 2012 p 56) Il srsquoagit de faire reacutegner un respect qui ne se preacutesente

pas sous lrsquoaspect formel de la soumission agrave la loi mais comme attention porteacutee aux demandes

speacutecifiques de chacun laquo Srsquoil me fallait reacutesumer la justice restaurative en un mot ce serait le

respect respect pour tous mecircme pour ceux qui sont diffeacuterents mecircme pour ceux qui semblent

ecirctre nos ennemis raquo (2012 p 61) Respect non de la loi impersonnelle mais de lrsquoalteacuteriteacute de la

fragiliteacute de la vulneacuterabiliteacute de tous et du lien toujours preacutecaire qui nous relie et qursquoon ne

saurait simplement (meacutecaniquement) reacutetablir mais qursquoil faut reacutegeacuteneacuterer revivifier

Peut-ecirctre gagnerait-on agrave parler de la justice restaurative comme justice visant agrave

promouvoir la reliance au sens drsquoEdgar Morin

La notion de reliance inventeacutee par le sociologue Marcel Bolle de Bal comble un

vide conceptuel en donnant une nature substantive agrave ce qui nrsquoeacutetait conccedilu

qursquoadjectivement et en donnant un caractegravere actif agrave ce substantif ldquoRelieacuterdquo est passif

ldquoreliantrdquo est participant ldquoreliancerdquo est activant (Morin 2004 p 269)

445

En ce sens la justice restaurative introduit un eacuteleacutement drsquoeacutethique au sein de la sphegravere

juridique laquo Tout regard sur lrsquoeacutethique doit percevoir que lrsquoacte moral est un acte individuel de

reliance reliance avec un autrui reliance avec une communauteacute reliance avec une socieacuteteacute et

agrave la limite reliance avec lrsquoespegravece humaine raquo (Morin 2004 pp 18-19) On pourrait ajouter la

reliance avec soi-mecircme qui consiste agrave srsquoaccepter apregraves un geste (et rien qursquoun geste) parfois

malheureux

La sanction deacuteresponsabilisante

La justice peacutenale (drsquoougrave ressort lrsquoideacutee de sanctionner) invite agrave une confrontation duelle

Lrsquoaccuseacute et lrsquoaccusateur tendent agrave deacutefendre leurs inteacuterecircts se crispant sur leurs positions

respectives sur le modegravele gagnant-perdant ndash modegravele agonal qui est celui de la compeacutetition

Heacutelegravene van Dijk eacutecrit en ce sens que la justice peacutenale laquo a besoin de maintenir la relation

drsquoadversiteacute pour son fonctionnement mecircme raquo (Dijk 2018 p 229) Crsquoest qursquoen effet le procegraves

srsquoeacutevanouirait de lui-mecircme si les plaignants retiraient leur plainte laquo Le but de lrsquoinstitution

judiciaire nrsquoest pas la reacuteconciliation des parties raquo (Dijk 2018 p 229) Quant au jugement qui

tranche qui sanctionne la situation il est rendu drsquoen haut du juge qui lrsquoimpose agrave des ecirctres qui

nrsquoont qursquoagrave lrsquoattendre On peut penser que pour lrsquoaccuseacute qui ne voit que son inteacuterecirct agrave venir la

peine sera toujours trop seacutevegravere cette mecircme peine ne sera agrave lrsquoinverse jamais assez eacuteleveacutee

pour lrsquoaccusateur qui ne voit que sa perte passeacutee Un passeacute substantialiseacute les domine et rive

chacun agrave son inteacuterecirct sans possibiliteacute drsquoenvisager un avenir commun

Heacutelegravene van Dijk (2018) repegravere deux effets possibles de la sanction

- Plus la punition sera seacutevegravere laquo plus le coupable se sentira quitte [hellip] et sera quelque

part precirct agrave recommencer raquo Se sentant eacutetranger agrave la faute dont il est lrsquoauteur il pourra

consideacuterer laquo la victime comme indemniseacutee par la peine raquo (Dijk 2018 p 227) En payant sa

dette il aura proceacutedeacute agrave un eacutechange commercial davantage qursquoagrave un eacutechange humain On voit

ainsi combien la peine loin de dissuader et de preacuteparer un avenir meilleur peut conduire agrave

deacutegrader les liens futurs

- La focalisation affective sur la sanction qui induit laquo peur du verdict [hellip] honte [hellip]

sentiment de culpabiliteacute veacutecu dans lrsquoisolement raquo inhibe tous les sentiments qui permettraient

de se relier agrave la victime ndash et notamment la laquo compassion raquo (Dijk 2018 p 227) La peine loin

446

de permettre une quelconque ouverture (et par conseacutequent une authentique reacuteinsertion)

promeut au contraire un repli sur son inteacuterecirct (menaceacute) au deacutetriment drsquoune prise en

consideacuteration de lrsquointeacuterecirct des partis leacuteseacutes Avec cette conseacutequence surprenante laquo La punition

a parfois lrsquoeffet inverse de ce qursquoelle est censeacutee rechercher le coupable se sent victime raquo (Van

Dijk 2018 p 231)

Howard Zehr eacutecrit que laquo le systegraveme de deacutebat contradictoire impose aux infracteurs de

se preacuteoccuper drsquoeux-mecircmes avant tout Ils ne sont pas encourageacutes agrave admettre leur

responsabiliteacute ni agrave mettre en œuvre concregravetement la reconnaissance de leur responsabiliteacute raquo

(2012 pp 38-39) Drsquoougrave les strateacutegies de neutralisation il srsquoagit moins de regarder ce qui a eacuteteacute

fait que de se deacutefendre ou drsquoattaquer Zehr eacutecrit ainsi

[Les strateacutegies de neutralisation sont] souvent utiliseacutees par les infracteurs pour

se distancier des victimes (steacutereacuteotypie ou rationalisations) [et] ne sont jamais remises

en question par le systegraveme [hellip] Pour une multitude de raisons le processus judiciaire

tend plutocirct agrave dissuader les infracteurs de prendre la responsabiliteacute de ce qui srsquoest passeacute

et de ressentir de lrsquoempathie pour les victimes (Zehr 2012 p 39)

Ainsi non seulement la laquo sanction nrsquoest pas synonyme de responsabilisation raquo (sinon

au sens de culpabilisation) mais il y a tout lieu de croire qursquoelle srsquoavegravere mecircme

deacuteresponsabilisante (au sens ougrave elle ne permet pas une compreacutehension du tort qui a eacuteteacute

commis)

Quoi qursquoon en dise la sanction ne peut ecirctre centreacutee que sur le passeacute puisque crsquoest ce

qui srsquoest passeacute qui est sanctionneacute la preacuteparation de lrsquoavenir nrsquoest qursquoun vœu pieux une

requecircte qui se surajoute agrave un appareil meacutetaphysique philosophique et judiciaire drsquoabord

eacutetranger agrave lrsquoideacutee de reacuteinteacutegration La sanction ne peut qursquoecirctre hanteacutee par le spectre de

lrsquoexpiation la promesse qui lrsquoaccompagne drsquoune reconstruction de lrsquoavenir est incantatoire

En mettant lrsquoaccent sur la laquo responsabiliteacute abstraite de lrsquoinfracteur sur le passeacute de la faute

dans le but de lui appliquer la peine preacutevue par la loi raquo (Cario 2014 p 26) de maniegravere

meacutecanique la sanction positive se prive de pouvoir prendre prise sur une responsabiliteacute

concregravete qui preacutepare lrsquoavenir

447

Doit-on consideacuterer comme le considegravere Robert Cario que laquo La sanction de lrsquoauteur

apparaicirct eacutegalement comme une neacutecessiteacute eacutethique raquo (2014 p 27) Mais on ne voit pas quelle

raison autre que juridique soutient cette preacutetendue neacutecessiteacute Alors que le droit positif assume

la deacuteliaison entre le droit et lrsquoeacutethique il faut au contraire reconnaicirctre qursquoune eacutethique radicale

peut et doit abandonner toute sanction pour que cesse enfin le soupccedilon drsquoexpiation (Guyau

1985) La sanction (en tant qursquoelle est sanction) est lrsquoeacuteleacutement proprement juridique (et pour

ainsi dire eacutetranger) qui se surajoute agrave la reconstruction du lien et dont la contribution peut

toujours ecirctre soupccedilonneacutee de parasiter ce projet

1132 Sanction versus restauration

On voit que le geste restauratif ne saurait ecirctre un substitut agrave la sanction la structure

dans lequel il srsquoinsegravere en diffegravere de maniegravere assez radicale Il peut cependant ecirctre consideacutereacute

comme une alternative globale et creacutedible au reacutegime punitif drsquoautant plus pertinent qursquoil qui

ne tolegravere pas la transgression (on ne saurait donc accuser cette reacuteponse de laxisme) mais la

considegravere comme lrsquooccasion drsquoune reacutegeacuteneacuteration du lien dans une optique de reliance

Est-ce agrave dire que sanction et restauration sont exclusives ndash et que ces deux proceacutedures

visant agrave reacuteparer le lien social sont destineacutees agrave ecirctre concurrentes et irreacuteconciliables

En matiegravere de droit les minimalistes comme le rappelle Robert Cario (Justice

restaurative principes et promesses 2010 pp 134-136) estiment que les mesures de justice

restaurative peuvent ecirctre autonomes Howard Zehr confie agrave cet eacutegard qursquoil eacutetait drsquoabord

favorable agrave lrsquoideacutee que la justice restaurative puisse remplacer entiegraverement la justice peacutenale et

que les deux conceptions de la justice nrsquoeacutetaient pas compatibles Les maximalistes au

contraire estiment qursquoil y a compleacutementariteacute entre les peacutenaliteacutes classiques et les mesures de

la justice restaurative et que cette derniegravere peut srsquointeacutegrer dans le systegraveme peacutenal Howard

Zehr se montre ainsi plutocirct favorable agrave lrsquoideacutee qursquoil y a un continuum plutocirct qursquoune discontinuiteacute

entre reacutetribution et restauration Il est vrai que sanction et restauration partagent malgreacute tout

un cadre commun le crime a introduit une rupture drsquoeacutequilibre qursquoil srsquoagit de reacutetablir par une

forme de reacuteciprociteacute H Zehr eacutecrit laquo La victime est donc en situation de reacutecupeacuterer quelque

chose que lrsquoinfracteur doit fournir Les deux approches affirment qursquoil doit y avoir une juste

proportion entre lrsquoacte et la reacuteponse raquo (2012 p 86) Mais si le problegraveme est le mecircme la

448

reacuteponse apparaicirct radicalement diffeacuterente drsquoun cocircteacute il srsquoagit de connaicirctre et de juger (justice

peacutenale) de lrsquoautre il convient de comprendre et de soutenir (justice restaurative)

Il y a de toute eacutevidence une situation qui interdit le recours exclusif agrave la justice

restaurative celle ougrave lrsquoinfracteur refuse de collaborer de srsquoimpliquer dans le processus ou

plus simplement lorsqursquoil deacutenie toute responsabiliteacute Mecircme si des mesures restauratives

peuvent ecirctre engageacutees elles geacuteneacutereront une compreacutehensible insatisfaction

Dans le cadre de notre travail nous nrsquoavons eacutevidemment pas agrave trancher sur cette

question (la justice restaurative doit-elle remplacer la justice peacutenale ) ndash en ce qui concerne le

droit

Pour ce qui regarde lrsquoeacuteducation en revanche il nous semble qursquoil est important de

proposer une reacuteponse Il nous semble incontestable que les principes de la justice restaurative

sont de nature eacuteducative pour des raisons qui manquent agrave la justice peacutenale Eacutenonccedilons

briegravevement ces raisons

- La justice restaurative se focalise sur le geste et non sur la personne la transgression

est perccedilue comme erreur non comme faute en essayant de recreacuteer du lien elles eacutevitent la

culpabilisation agrave mecircme drsquoengendrer un systegraveme de motivation parasiteacute

- La victime est eacutecouteacutee et soutenue dans sa demande de reconnaissance quand bien

mecircme lrsquoinfracteur ne participe pas au processus cette attention aux besoins de la victime

eacutevitent qursquoelle ne soit trop perturbeacutee par la transgression qursquoelle a subie

- Lrsquoinfracteur peut avoir lrsquooccasion drsquoecirctre eacutecouteacute entendu et soutenu dans sa demande

de changement il est respecteacute et reconnu en tant que personne creacuteant les conditions de la

confiance

- Consideacuterant que la transgression est une laquo bonne raison raquo (qui nrsquoen est pas une raison

bonne ndash rappelons-le) la justice restaurative donne les moyens de comprendre ces laquo bonnes

raisons raquo afin de changer avec son accord les repreacutesentations de lrsquoinfracteur

- On donne agrave lrsquoinfracteur lrsquoopportuniteacute de se laquo racheter raquo de montrer qursquoon peut lui

teacutemoigner agrave nouveau confiance qursquoil vaut mieux que son geste

- En lui faisant reconnaicirctre son erreur il reconnaicirct la victime comme victime ce qui est

doublement important symboliquement pour la victime (qui peut ainsi progresser dans son

chemin de vie sans se crisper sur lrsquoeacutepisode tant il est preacutefeacuterable de voir lrsquoinfracteur reconnaicirctre

spontaneacutement son erreur et preacutesenter ses excuses que sous la coercition ou la crainte drsquoun

449

chacirctiment) moralement pour lrsquoinfracteur qui srsquoengage dans un processus de

responsabilisation qui est aussi un moyen de sevrage agrave la certitude qursquoil pouvait avoir drsquoecirctre

centre et mesure de toute chose Pour le dire autrement il srsquoouvre agrave la multipliciteacute des points

de vue ainsi qursquoagrave la complexiteacute de la situation agrave laquelle il a participeacute

- On empecircche le cercle vicieux de la violence et de la souffrance se perpeacutetuer la justice

restaurative en privileacutegiant la voie du dialogue et les rencontres humaines reacutevegravele qursquoon peut

reacutegler les problegravemes sans avoir agrave faire souffrir Non pas que la sanction leacutegale puisse ecirctre

rabattue du cocircteacute de la violence ndash mais elle peut donner cette impression agrave lrsquoinfracteur qui a le

sentiment drsquoecirctre une victime Auquel cas la sanction mecircme la plus douce aura le goucirct amer

de la vengeance

- On autorise lrsquoinfracteur agrave retrouver une convergence entre ce qursquoil a fait et sa

conscience agrave faire cesser la dissociation la coupure eacutemotionnelle Ideacutealement on permet que

se deacuteveloppe chez lui lrsquoempathie La peur de la sanction ne vient plus chez lrsquoinfracteur jouer le

rocircle drsquoinhibiteur

Reste la question que faire si lrsquoinfracteur refuse de srsquoimpliquer dans une restauration

Agrave supposer qursquoil nrsquoy ait drsquoeacuteducation qursquoagrave condition que lrsquoeacuteduqueacute srsquoengage dans les

apprentissages on peut craindre qursquoil y ait alors eacutechec eacuteducatif Peut-on toujours eacuteduquer

mecircme lorsque celui auquel srsquoadresse lrsquoeacuteducation srsquoy refuse Lrsquoeacuteducation ne saurait jamais ecirctre

un acte coercitif ndash sauf en cas de dressage Une seule solution proposer diffeacuteremment mais

toujours sans jamais deacutesespeacuterer de nouer le lien de diversifier les occasions de rencontre il

suffit drsquoune foishellip Au risque de nous faire taxer drsquooptimisme (toujours naiumlf aux yeux fatigueacutes

des deacutesabuseacutes nous preacutefeacutererions un autre terme celui de confiance dans les ressources de

lrsquohumain ndash mais ce terme est aujourdrsquohui maltraiteacute parce que la confiance ne saurait ecirctre

asymeacutetrique) nous ne voyons pas pourquoi lrsquoinvitation agrave la restauration devrait rester sans

suite Mais peut-ecirctre y a-t-il des naiumlveteacutes preacutefeacuterables aux reacutealismes cyniques Apregraves tout agrave

chacun son pygmalion agrave chacun son cercle hermeacuteneutique Nous devons parier nous sommes

embarqueacutes

La restauration nous semble ainsi veacutehiculer des ideacuteaux eacuteducatifs qui forment un tel

contraste avec ceux de la sanction peacutenale qursquoon comprend que les sciences juridiques heacutesitent

se meacutefient des abolitionnistes et preacutefegraverent les compromis Mais il serait eacutetrange que les

450

sciences de lrsquoeacuteducation eacuteprouvent le mecircme scrupule ne serait-ce pas renoncer au principe

mecircme drsquoeacuteducabiliteacute Se reacutesigner agrave la sanction quand on pourrait restaurer (ou du moins le

tenter systeacutematiquement) nrsquoest-ce pas se reacutesigner au dressage et renoncer agrave eacuteduquer

veacuteritablement Peut-on peacutecher par excegraves de tentative eacuteducative Drsquoautant que lrsquoefficaciteacute de

la justice restaurative est attesteacutee laquo le taux de reacutecidive est bien moins eacuteleveacute gracircce agrave la

responsabilisation subseacutequente du condamneacute raquo (Cario 2014 p 31) Avec le geste restauratif

il ne srsquoagit pas contrairement agrave ce qursquoun certain sens commun (conservateur) pourrait

alleacuteguer drsquoinciter agrave un quelconque laxisme il srsquoagit au contraire conformeacutement agrave des

pratiques traditionnelles occulteacutees par la souveraineteacute du droit positif de promouvoir la

reacutegeacuteneacuteration voire la recreacuteation drsquoun lien social vivant seul agrave mecircme de preacuteparer efficacement

lrsquoavenir Pour ce faire il est bien neacutecessaire comme le rappelle Heacutelegravene van Dijk (2018 p 227)

drsquoavoir des regravegles mais sans neacutecessairement donner la prioriteacute agrave la regravegle ndash la prioriteacute revenant

plutocirct aux personnes et principalement agrave la victime

Que le droit nrsquoabandonne pas la justice distributive soit mais nous ne voyons pas

pourquoi et pour autant seulement qursquoon deacutesire eacuteduquer lrsquoeacuteducation ne pourrait pas y

renoncer eacutetant donneacute qursquoune alternative viable existe

1133 La justice restaurative agrave lrsquoeacutecole

Comment in concreto appliquer les principes de la justice restaurative agrave lrsquoeacutecole et ainsi

reacutealiser cette promesse drsquoune reacutegeacuteneacuteration du lien lorsque celui-ci a eacuteteacute fragiliseacute Dans un

article eacuteclairant (in Debardieux 2018 pp 221-259) Heacutelegravene van Dijk estime que lrsquoeacutecole

constitue un laquo bon terrain drsquoapplication raquo (2018 p 235) et preacutesente les diffeacuterentes techniques

deacutejagrave mises en place dans certains eacutetablissements pour assurer la reacuteparation de la relation apregraves

un conflit

Condition de possibiliteacute la posture neutre ou les questions agrave (se) poser

Heacutelegravene van Dijk commence par reacutepertorier un ensemble de quatre questions qui

forment le cadre de tout entretien visant la restauration du lien Il srsquoagit drsquoune posture agrave

adopter afin drsquoeacuteviter de verser dans lrsquoaccusatoire ou dans lrsquoindiffeacuterence

Premier reacuteflexe agrave abandonner se preacutecipiter pour consoler la laquo victime raquo et blacircmer

lelales coupable(s) Et dans la suite de ce agrave quoi il convient de renoncer la sanction dicteacutee

451

par un regraveglement inflexible qui nrsquoa pas su preacutevoir tous les cas de figure qui se preacutesenteraient

Non pour renouer le lien il nrsquoest drsquoautre moyen que de suspendre lrsquohabitude de prendre parti

ndash et drsquoapprendre agrave eacutecouter agrave embrasser tous les points de vue (ce qui ne signifie eacutevidemment

que tous les points de vue se valent et qursquoil nrsquoy a pas effectivement une victime) Mais ce temps

drsquoeacutechange pour nrsquoecirctre pas biaiseacute doit ecirctre premier Commencer par se demander propose

Heacutelegravene van Dijk (2018 p 236) laquo comment chacun voitinterpregravete cette situation raquo

Deuxiegraveme question qursquoil faut se poser (et qui requiert le temps drsquoeacutechange

susmentionneacute pour preacutetendre y reacutepondre) que ressentent les diffeacuterents acteurs du conflit

Cet accent mis sur le veacutecu et les affects est essentiel car il conditionne lrsquoouverture des

personnes agrave la discussion et agrave lrsquoeacuteventuelle reacuteparation Plutocirct qursquoagrave un regraveglement qui eacutenonce des

interdits et sanctionne les transgressions par une loi homogegravene lrsquoeacuteducateur se focalise sur ce

qursquoeacuteprouvent les personnes toujours singuliegraveres Agrave la simpliciteacute de la reacuteponse punitive se

substitue lrsquoexploration drsquoun complexe affectif ineacutedit

Troisiegraveme question qui est cœur de la pratique de la justice restaurative quels sont

les besoins des personnes impliqueacutees dans le problegraveme Exprimeacutes par le temps drsquoeacutechange

lrsquoexpression et la satisfaction des besoins permettront seules au problegraveme de pouvoir ecirctre

reacutesolu ndash non pas certes par un statu quo ante bellum mais agrave un nouvel eacutequilibre acceptable

pour tous les partis

Derniegravere question comment le reacutefeacuterent peut-il soutenir lrsquoexpression des besoins

Comment ecirctre le plus efficace possible Il va sans dire que lrsquoutilisation de la sanction toujours

comparable agrave une menace (puisqursquoil srsquoagit de faire souffrir) ne peut que faire obstacle agrave cette

entre-expression des affects la victime ne souhaitant pas forceacutement que lrsquoautre souffre par

ce qursquoelle va reacuteveacuteler lela coupable souhaitant de maniegravere tout agrave fait compreacutehensible eacuteviter

une souffrance qui ne solutionnera rien

Mettre entre parenthegraveses le reacuteflexe punitif et se centrer sur les besoins constituent

ainsi la discipline premiegravere de lrsquoeacuteducateur qui souhaite restaurer le lien ndash ses conditions de

possibiliteacute en quelque sorte

Concernant la nature du problegraveme Heacutelegravene van Dijk distingue deux types de conflit les

conflits du quotidien qui appellent des techniques mobilisables en toutes circonstances (2018

pp 237-247) les conflits plus graves (et plus rares eacutegalement) qui requiegraverent des pratiques

452

plus coucircteuse en temps et en eacutenergie mais toujours agrave viseacutee eacuteducative et inclusive (2018 pp

247-257)

Pour les conflits du quotidien

Plutocirct que drsquoagir sans les eacutelegraveves ou pour leur bien preacutetendu la justice restaurative

propose de faire avec eux Il srsquoagit de susciter une coopeacuteration qui seule est agrave mecircme de

produire une conversion authentique et durable de la conduite

- laquo Les expressions affectives raquo (Dijk 2018 pp 237-238) inviter les eacutelegraveves agrave eacutenoncer

ce qursquoils ressentent mais agrave la condition expresse de rapporter cet affect agrave un comportement

et non agrave une personne (ce qui conduirait sinon agrave un jugement qui substantialiserait le crime

en criminel) Pratique reacutealisable en classe sous la vigilance de lrsquoenseignant qui veillera agrave eacuteviter

tout propos accusatoire et qui a le meacuterite de chercher agrave reacutegler les difficulteacutes en amont avant

qursquoelles nrsquoapparaissent

- Les laquo questions restauratives raquo (Dijk 2018 pp 238-242) lorsqursquoun conflit eacutemerge

conserver une posture de neutraliteacute en posant des questions factuelles visant agrave faire exprimer

les penseacutees (passeacutees et preacutesentes) les eacutemotions (les siennes et celles des autres) les besoins

agrave satisfaire pour que la situation srsquoameacuteliore Heacutelegravene van Dijk eacutenonce ainsi ces questions

Que srsquoest-il passeacute agrave quoi pensais-tu agrave ce moment-lagrave Qursquoen penses-tu

maintenant Qui a eacuteteacute affecteacute par ce que tu as fait [variante pour la victime qursquoest-

ce qui a eacuteteacute le plus dur pour toi ] Que peux-tu faire pour que les choses srsquoarrangent

[variante pour la victime selon toi que doit-il se passer maintenant pour que les

choses srsquoarrangent ] raquo (Dijk 2018 p 238)

Ces questions peuvent ecirctre poseacutees dans le cadre drsquoun entretien individuel (ougrave un eacutelegraveve

et un enseignant eacutechangent) ou drsquoune petite reacuteunion informelle (ougrave les eacutelegraveves eacutechangent mais

pas lrsquoenseignant) Les questions sont poseacutees de maniegravere bregraveve et il suffit que chacun srsquoexprime

une fois pour que la dynamique de groupe permette lrsquoeacutemergence drsquoun accord

- Le laquo cercle de parole raquo la parole est donneacutee tour agrave tour agrave chacun des membres du

cercle Tout le monde est assis agrave mecircme hauteur sans table au milieu la distribution de la

453

parole est reacutegleacutee par avance (sens des aiguilles drsquoune montre) ainsi que le temps de parole

personne nrsquointerrompt personne personne ne juge personne et il nrsquoy a aucune obligation de

parler Lrsquointervenant adulte intervient ndash mais a minima et lui aussi participe Les avantages de

cette meacutethode sont multiples elle peut aussi bien ecirctre utiliseacutee de maniegravere proactive (en

amont des conflits) que de maniegravere reacuteactive (en aval du conflit lorsque celui-ci srsquoest deacuteclareacute)

les personnaliteacutes qui nrsquoosent ordinairement pas srsquoexprimer peuvent parler sans ecirctre

interrompues le silence forceacute invite agrave davantage eacutecouter lrsquointervenant adulte srsquoefface laquo il

est ldquounrdquo parmi les autres raquo (Dijk 2018 p 243) ce qui relegraveve de la communication non-verbale

(gestuelle expression du visage etc) peut aiseacutement ecirctre perccedilue par les autres et les enjoindre

de teacutemoigner de lrsquoempathie Il nrsquoest pas mecircme neacutecessaire que le cercle de parole soit drsquoabord

oral Heacutelegravene van Dijk (2018 p 247) rapporte le cas de six filles se disputant violemment et agrave

qui on donne papier crayon afin qursquoelles reacutepondent agrave des questions restauratives Une fois la

reacutedaction termineacutee leurs eacutecrits sont lus agrave haute voix reacuteveacutelant que toutes traversaient des

problegravemes semblables qursquoelles acceptaient leur part de responsabiliteacute et que leurs

suggestions pour reacutesoudre les conflits eacutetaient similaires Crsquoest alors que le cercle de parole oral

commence chacune prend alors des engagements envers les autres (eacutecoute ne pas colporter

ou relayer de rumeurs ne pas se battre etc) Leur papier est signeacute et elles repartent en cours

on voit que le problegraveme a eacuteteacute saisi agrave la racine avec une intervention minimaliste et on peut

espeacuterer qursquoil soit reacutesolu sans que la moindre sanction ait eacuteteacute prise

Pour les conflits plus graves

Lorsqursquoune dispute violente eacuteclate il est de coutume que seuls celles et ceux qui sont

directement impliqueacutes dans le conflit soient entendus ndash de maniegravere seacutepareacutee La justice

restaurative au contraire propose agrave tous ceux qui sont impliqueacutes de pregraves ou de loin dans le

conflit drsquoexposer leur point de vue la multipliciteacute et lrsquoeacutechange des perspectives est consideacutereacute

comme le meilleur moyen drsquoavoir une compreacutehension globale (et complexe) de la situation

drsquoobtenir la collaboration (ideacutealement) de tous pour reacutegler la situation et ainsi de la preacutevenir

Seule une appreacutehension holistique qui cherche agrave impliquer toutes les forces en preacutesence est

agrave mecircme de produire un changement durable de comportement Lorsque le problegraveme affecte

un large groupe il est bon que le groupe en question puisse intervenir pour retrouver sa place

454

- laquo Confeacuterence de justice restaurative raquo (in Debardieux 2018 pp 248-252) un cadre

formel est institueacute afin de restaurer le lien qui a eacuteteacute endommageacute agrave trois niveaux (individuel

interpersonnel et collectif) Un certain nombre de conditions doivent ecirctre remplies

lrsquoinfracteur doit avoir reconnu sa responsabiliteacute identifier ceux qui ont eacuteteacute affecteacute par le conflit

et les inviter agrave participer demander agrave la victime et agrave lrsquoinfracteur drsquoecirctre accompagneacute et

soutenu srsquoassurer que la confeacuterence pourra se deacuterouler dans la seacutecuriteacute et le respect de

chacun Neutraliteacute lagrave encore des organisateurs qui ne sont pas des juges mais des

facilitateurs drsquoeacutechange Les eacutetapes du processus reacutepondent aux quatre questions

restauratives le fait lrsquoexpression des affects ce qui doit ecirctre reacutepareacute (expression des besoins)

comment reacuteparer Au terme de la confeacuterence un laquo plan drsquoaction raquo sera proposeacute suivi drsquoun

moment informel (moment de convivialiteacute) est organiseacute pour mesurer in concreto la vivaciteacute

du lien qui a eacuteteacute reacutegeacuteneacutereacute Enfin 4 agrave 6 semaines apregraves la confeacuterence une laquo reacuteunion de suivi raquo

permettra drsquoassurer lrsquoeffectiviteacute de la restauration preacutevue La confeacuterence restaurative est

lrsquooccasion pour la communauteacute de srsquoapproprier le moment toujours deacutelicat du deacutelit et de

permettre la reacuteinteacutegration de celui en qui on peut continuer agrave garder confiance

- Confeacuterence citoyenne (Dijk pp 252-256) variante de la confeacuterence de justice

restaurative elle est particuliegraverement approprieacutee lorsqursquoaucun infracteur nrsquoest identifieacute mais

que le statut quo ne peut ecirctre maintenu (deacutegradation de mateacuteriel par exemple) Des

repreacutesentants des groupes affecteacutes par le problegraveme se retrouvent dans un cadre formel mais

ougrave chacun srsquoexprime comme dans un cercle de parole Lrsquoideacutee est de renforcer le sentiment de

responsabiliteacute et drsquoappartenance agrave une collectiviteacute et dans le mecircme temps de faire eacutemerger

des pistes de solution et de mobiliser des ressources qursquoon nrsquoaurait pas soupccedilonneacutees

- laquo Cercle drsquoapprentissage raquo (Dijk 2018 p 257) en cas de difficulteacutes (dans les reacutesultats

scolaires ou dans la conduite) lrsquoeacutelegraveve avec lrsquoappui drsquoune laquo personne neutre raquo qui organise la

reacuteunion choisit des individus en qui il a confiance (au sein de sa famille de lrsquoeacutequipe eacuteducative

de ses amis etc) pour soutenir son progregraves Le processus se deacuteroule en trois eacutetapes la

premiegravere porte sur ses qualiteacutes actuelles la deuxiegraveme eacutevoque les compeacutetences qursquoil lui faut

acqueacuterir la troisiegraveme enfin concerne les moyens de parvenir agrave la fin qursquoil srsquoest poseacutee En

fonction des reacuteponses qui sont fournies un plan drsquoapprentissage peut ainsi ecirctre proposeacute

visant agrave soutenir lrsquoeacutelegraveve dans sa deacutemarche

Toutes ces solutions on le comprend supposent la participation active de lrsquoinfracteur

ce nrsquoest qursquoagrave cette condition que le lien peut ecirctre ressourceacute et que le conflit peut ecirctre reacutegleacute

455

de maniegravere eacuteducative Mais a-t-on le choix Peut-on eacuteduquer quelqursquoun ndash malgreacute lui Nous

en doutons et faute drsquoobtenir la collaboration du sujet agrave eacuteduquer nous nous refusons agrave cet

expeacutedient qursquoest le dressage

456

12 Un impossible deacutejagrave reacutealiseacute Deux heacuteteacuterotopies eacuteducatives sans sanction

Au deacutebut de son ouvrage Les mots et les choses (1966 pp 9-10) Michel Foucault

oppose les heacuteteacuterotopies aux utopies Ces derniegraveres laquo consolent raquo laquo crsquoest que si elles nrsquoont pas

de lieu reacuteel elles srsquoeacutepanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse elles ouvrent

des citeacutes aux vastes avenues des jardins bien planteacutes des pays faciles mecircme si leur accegraves est

chimeacuterique raquo Les heacuteteacuterotopies au contraire laquo inquiegravetent raquo elles sont des subversions

effectives des localisations physiques de lrsquoutopie au sein de lrsquoespace reacuteel

Il y a eacutegalement et ceci probablement dans toute culture dans toute

civilisation des lieux reacuteels des lieux effectifs des lieux qui sont dessineacutes dans

lrsquoinstitution mecircme de la socieacuteteacute et qui sont des sortes de contre-emplacements sortes

drsquoutopies effectivement reacutealiseacutees dans lesquelles les emplacements reacuteels tous les

autres emplacements reacuteels que lrsquoon peut trouver agrave lrsquointeacuterieur de la culture sont agrave la fois

repreacutesenteacutes contesteacutes et inverseacutes des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux

bien que pourtant ils soient effectivement localisables Ces lieux parce qursquoils sont

absolument autres que tous les emplacements qursquoils reflegravetent et dont ils parlent je les

appellerai par opposition aux utopies les heacuteteacuterotopies (Foucault 1994 pp 755-756)

Dans ce dernier chapitre nous ne pouvons qursquoesquisser un panorama destineacute agrave ecirctre

bien incomplet Ce serait lrsquoobjet drsquoun autre travail et passionnant que de recenser lrsquoensemble

des tentatives drsquoune socieacuteteacute sans sanction et plus preacuteciseacutement drsquoune socieacuteteacute eacuteducative sans

sanction

Nous estimons pourtant que ces consideacuterations factuelles ont leur importance dans un

travail philosophique pour ne pas donner lrsquoimpression de srsquoenfermer dans le refus drsquoune

pratique sans eacutevoquer des alternatives effectjves Les apories de la sanction ne signent pas

lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoeacuteducation et ceux qui ont recircveacute drsquoune eacuteducation sans sanction ne sont pas

de doux recircveurs ou des sophistes eacutegareacutes dans les nuages (les μετεωροσοφιστῶν qursquoeacutevoque

Aristophane dans les Nueacutees vers 360) Autrement dit les alternatives agrave la sanction sont certes

agrave inventer mais certaines ont existeacute et existent encore

457

Ce tour drsquohorizon ne peut ecirctre que seacutelectif Nous proposons une expeacuterience libertaire

radicale (celle meneacutee par Tolstoiuml agrave Iasnaiumla Poliana) une peacutedagogie qui a inspireacute une pratique

scolaire depuis plus drsquoun siegravecle et de par le monde (celle de Maria Montessori)

Cette seacutelection est sans doute contestable Pourquoi ne pas eacutevoquer lrsquoexpeacuterience des

libres-enfants de Summerhill la peacutedagogie coopeacuterative de Freinet (qui reacutecuse explicitement le

recours aux punitions ndash eacutetudieacutee preacuteciseacutement sous cet angle dans un article reacutecent drsquoE

Debardieux 2018 pp 31-63) ou celle des maicirctres-camarades de Hambourg Crsquoest qursquoil fallait

choisir et nous ne nous interdisons pas agrave lrsquoavenir drsquoexplorer drsquoautres heacuteteacuterotopies eacuteducatives

qui par effet de miroir nous renseignent sur les pratiques dites laquo normales raquo

De plus la preacutesentation que nous en faisons sera neacutecessairement aussi lacunaire ndash

encore une fois ce serait lrsquoobjet drsquoun autre travail que drsquoapprofondir cette seule seacutelection

drsquoexpeacuteriences Mais elles permettent de donner corps agrave lrsquoideacutee qursquoune eacuteducation sans sanction

nrsquoest pas qursquoun recircve de philosophie une lubie de peacutedagogue mais qursquoil srsquoagit drsquoun principe

eacuteducatif possible viable ndash et feacutecond Reacutealisable parce quehellip deacutejagrave reacutealiseacute

La deacutelicate question est la sanction qursquoon croit avoir eacuteteacute congeacutedieacutee par la porte ne

reviendrait-elle pas par la fenecirctre Essayons de reacutepondre honnecirctement agrave la question

concernant chacun des exemples que nous nous proposons de parcourir

121 Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana

Le comte Lev Nicolaiumlevitch Tolstoiuml est neacute en 1828 agrave Iasnaiumla Poliana la laquo clairiegravere

lumineuse raquo Il est tregraves tocirct inteacuteresseacute par lrsquoeacuteducation ndash au point drsquoabandonner ses eacutetudes en

1849 pour fonder une premiegravere fois une eacutecole Il srsquoengage alors dans lrsquoarmeacutee du Caucase puis

revient agrave Iasnaiumla Poliana pour poursuivre son odysseacutee scolaire Avec des eacutetudiants il va diriger

une eacutecole entre 1859 et 1862 dans son domaine dans une annexe de sa proprieacuteteacute la maison

Kouzminsky en srsquoadressant aux enfants de paysans qursquoil souhaite instruire et libeacuterer Crsquoest agrave

cette peacuteriode que nous nous reacutefeacuterons deacutesormais pour parler de lrsquoexpeacuterience drsquoIasnaiumla Poliana

bien qursquoil y ait eu auparavant des tentations eacuteducatives de la part de Tolstoiuml et qursquoil y en aura

encore ndash mais elles sont nettement moins significatives que cette aventure intense

Tolstoiuml commence agrave faire la classe dans un climat de deacutefiance il y a vingt-deux preacutesents

au premier jour de classe Mais rapidement un enthousiasme se fait sentir puisque les

458

effectifs passent agrave soixante-dix Pourquoi cette expeacuterience srsquoest-elle acheveacutee Pour des

raisons qui semblent exogegravenes Drsquoapregraves France Roy (qui a reacuteeacutediteacute des textes peacutedagogiques de

Tolstoiuml en 2017 chez Fabert pp 7-43 et auteure drsquoune preacutesentation dans laquelle nous puisons

les informations preacutesenteacutees ici) on peut repeacuterer trois facteurs congruents

- Tolstoiuml est laquo soupccedilonneacute drsquoentretenir une correspondance avec Alexandre Herzen raquo

(Roy 2017 p 14) grand critique du reacutegime tsariste

- Il est suspecteacute laquo drsquoemployer drsquoanciens eacutetudiants fauteurs de troubles dans leurs

universiteacutes drsquoorigine raquo

- Il est la cible de laquo plaintes de proprieacutetaires du district appreacuteciant peu son

libeacuteralisme raquo

La conseacutequence est des plus attristantes et ne doit rien agrave un eacutechec endogegravene de

lrsquoexpeacuterience revenant drsquoun voyage en 1862 Tolstoiuml laquo trouve son eacutecole malheureusement

deacutevasteacutee par une perquisition policiegravere raquo (Roy p 14 2017) Lrsquoheacuteteacuterotopie manifestement

eacutetait peu goucircteacutee des autoriteacutes qui y mirent fin par un saccage en bonne et due forme

Lrsquoexpeacuterience fut coupeacutee dans son eacutelan et les eacutecoles affilieacutees continueront timidement la

tentative sans jamais renouer avec lrsquoeacutelan joyeux des deacutebuts Tolstoiuml eut alors des problegravemes

de santeacute se maria et se consacra agrave lrsquoeacutecriture de Guerre et paix

Ajoutons que les pratiques peacutedagogiques de Tolstoiuml choquaient les parents des eacutelegraveves

humbles paysans ils nrsquoimaginaient pas drsquoautre ordre que celui qursquoils connaissaient quand bien

mecircme ils en eacutetaient les victimes Ils se meacutefiaient de la nouveauteacute et notamment de cette

proximiteacute drsquoun comte qui demandait aux enfants de ne plus lrsquoappeler laquo Votre Seigneurie raquo

mais laquo Lev Nicolaiumlevitch raquo Quand on a connu un type drsquoordre mecircme deacutesavantageux il est

difficile de se convertir agrave lrsquoideacutee qursquoun autre ordre puisse exister ceux qui sont faits par un

ordre finissent par ecirctre faits pour cet ordre Tolstoiuml regrette ainsi que laquo Pour quelques parents

peu nombreux il est vrai lrsquoobjet de meacutecontentement crsquoest lrsquoeacutegaliteacute qui regravegne agrave lrsquoeacutecole raquo

(TolstoIuml 2017 p 72)

Preacutesentons maintenant briegravevement cette expeacuterience qursquoon trouve relateacutee par Tolstoiuml

lui-mecircme dans son article de 1862 laquo Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana en novembre et deacutecembre raquo

Son honnecircteteacute le conduit agrave ne pas eacuteluder les difficulteacutes les frustrations les erreurs voire les

eacutechecs et crsquoest pourquoi on peut consideacuterer son teacutemoignage comme digne drsquointeacuterecirct Nous ne

nous inteacuteresserons pas tant au contenu didactique de lrsquoenseignement qursquoaux principes

459

eacuteducatifs qui reacutegissent la pratique et qui en font un lieu scolaire drsquoougrave la sanction est absente

Preacutecisons enfin que de lrsquoaveu de Tolstoiuml cette eacutecole ne saurait constituer un quelconque

modegravele qursquoil faudrait imiter laquo en faisant la description de lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana je nrsquoai pas

la preacutetention de preacutesenter une eacutecole modegravele je ne fais que la description exacte de cette eacutecole

Je crois que de pareilles descriptions peuvent avoir leur utiliteacute raquo (Tolstoiuml 2017 p 50) Pour

notre part nous le pensons aussi

1211 Une eacutecole de la liberteacute sans contrainte ni sanction

Premier point eacutetonnant les enfants ne viennent agrave lrsquoeacutecole que srsquoils deacutesirent y venir La

contrainte scolaire est eacuteludeacutee le premier geste eacuteducatif provocateur est de laisser le choix

Deuxiegraveme point correacuteleacute au premier les eacutelegraveves sont libres de ne pas rester de partir

quand ils le souhaitent

Troisiegraveme point qui fait systegraveme avec les autres srsquoils deacutecident de venir agrave lrsquoeacutecole et drsquoy

rester les eacutelegraveves nrsquoont pas lrsquoobligation drsquoobeacuteir au maicirctre Leur liberteacute demeure totale Tolstoiuml

eacutecrit ainsi laquo Malgreacute lrsquoinfluence preacutepondeacuterante du maicirctre lrsquoeacutelegraveve avait toujours le droit de ne

pas aller agrave lrsquoeacutecole et mecircme en y allant de ne pas obeacuteir au maicirctre raquo (2017 p 50)

En revanche le maicirctre peut aussi manifester sa liberteacute en refusant un eacutelegraveve laquo Le maicirctre

avait le droit de ne pas garder lrsquoeacutelegraveve raquo Plus important encore le maicirctre a le droit

drsquoinfluencer et crsquoest drsquoailleurs lagrave que se joue le geste eacuteducatif laquo [le maicirctre avait] la possibiliteacute

drsquoagir de toute son influence sur la majoriteacute des eacutelegraveves et la socieacuteteacute qursquoils forment toujours raquo

(Tolstoiuml 2017)

Pourquoi laisser aux enfants cette liberteacute Parce qursquoils ont beau ecirctre petits ce sont des

petits drsquohommes qui portent avec eux le deacutesir drsquoapprendre cet amour de la connaissance est

preacuteciseacutement ce qursquoil faut preacuteserver selon Tolstoiuml en se gardant de leur imposer quoi que ce

soit qui pourrait eacuteteindre ce feu

Les eacutecoliers sont des hommes bien que tregraves petits mais des hommes qui ont

les mecircmes besoins que nous et pensent de la mecircme faccedilon Tous veulent apprendre

crsquoest pourquoi ils viennent agrave lrsquoeacutecole et crsquoest pourquoi il leur sera facile drsquoarriver agrave la

460

conclusion qursquoil faut se soumettre agrave certaines conditions pour apprendre (Tolstoiuml

2017 p 51)

On retrouve lrsquoideacutee drsquoun deacutesir foncier drsquoapprendre qui serait agrave lrsquoorigine de la motivation

intrinsegraveque (Deci et Ryan 1985)

Autre conseacutequence de cette liberteacute accordeacutee aux eacutelegraveves ils manifestent davantage

drsquoautonomie laquo Il me semble que de jour en jour les personnaliteacutes deviennent de plus en plus

indeacutependantes et leurs caractegraveres de plus en plus marqueacutes raquo (Tolstoiuml 2017 p 47) La liberteacute

participe agrave un processus drsquoautonomisation Une preuve transparaicirct dans le respect des

horaires les eacutelegraveves viennent par deux par trois mais jamais par conformisme

[hellip] dans le brouillard [hellip] apparaissent les petites silhouettes noires par deux

par trois ou isoleacutees car lrsquoinstinct de troupeau depuis longtemps nrsquoexiste plus chez les

eacutelegraveves Il nrsquoest deacutejagrave plus besoin drsquoattendre et de crier ldquoHeacute les enfants allez agrave

lrsquoeacutecole rdquo Ils savent deacutejagrave beaucoup de choses et gracircce agrave cela la foule nrsquoest pas

neacutecessaire Lrsquoheure venue ils partent agrave lrsquoeacutecole [hellip] Je nrsquoai jamais vu les eacutelegraveves srsquoamuser

en route sauf les plus petits ou les nouveaux qui ont freacutequenteacute une autre eacutecole [hellip]

Jamais on ne fait de reacuteprimandes et il nrsquoy a jamais de retardataires sauf peut-ecirctre les

plus grands que les pegraveres retiennent agrave la maison pour quelque travail Et alors le grand

garccedilon accourt agrave lrsquoeacutecole au galop tout essouffleacute (Tolstoiuml 2017 p 47)

Dernier effet de cette liberteacute qursquoon leur accorde y compris dans les rapports avec le

maicirctre laquo Malgreacute toute la liberteacute laisseacutee aux eacutelegraveves en dehors de lrsquoeacutecole leurs relations avec

les maicirctres se modifient elles deviennent encore plus libres plus simples et plus confiantes

ce qui nous paraicirct ecirctre lrsquoideacuteal que lrsquoeacutecole doit srsquoefforcer drsquoatteindre raquo (Tolstoiuml 2017 p 62)

461

1212 La force ou lrsquoordre libre

Il est vrai que la liberteacute accordeacutee agrave lrsquoenfant ne laisse pas de produire pour ceux qui sont

habitueacutes agrave la force de la discipline lrsquoimpression drsquoun insupportable deacutesordre Ainsi dans la

petite classe

Le maicirctre entre dans la salle des enfants sont coucheacutes par terre et crient ldquoLe

tas est petit rdquo ou ldquoOn mrsquoeacutecrase rdquo ou ldquoAssez Assez rdquo etc ldquoPiotr Mickaiumllovitch crie-

t-on du centre du tas au maicirctre qui entre dis-leur de cesser rdquo ldquoBonjour Piotr

Mikhaiumllovitch rdquo crient les autres continuant leur vacarme (Tolstoiuml 2017 p 48)

Et avant le cours de dessin

Crsquoest avant ces classes que lrsquoanimation les cris le deacutesordre exteacuterieur sont les

plus intenses Les uns traicircnent les bancs drsquoune salle agrave lrsquoautre drsquoautres se battent

drsquoautres courent agrave la maison chercher du pain les uns font griller ce pain dans le poecircle

drsquoautres arrachent quelque chose aux camarades Enfin quelques uns font de la

gymnastique (Tolstoiuml 2017 p 50)

Agrave la lecture de cette indiscipline apparente la question se pose de savoir comment on

apprend dans ces conditions

La reacuteponse de Tolstoiuml consiste agrave ne pas se crisper sur ce deacutesordre temporaire qui

preacutepare un ordre drsquoun autre genre qui ne sera pas imposeacute par la force mais qui eacutemerge

spontaneacutement

Ce deacutesordre exteacuterieur est utile et rien ne peut le remplacer si eacutetrange et

incommode qursquoil soit pour le maicirctre [hellip] Ce deacutesordre ou mieux cet ordre libre [nous

soulignons] ne nous paraicirct terrible que parce que nous sommes habitueacutes agrave un tout

autre ordre dans lequel nous-mecircmes avons eacuteteacute eacuteleveacutes (Tolstoiuml 2017 p 51)

462

On retrouve ici lrsquoopposition theacuteoriseacutee par Hayek entre taxis et cosmos avec taxis laquo la

force nrsquoest employeacutee que par impatience et irrespect de la nature humaine Il nous semble que

le deacutesordre grandit de plus en plus et nrsquoa plus de limite qursquoil nrsquoy a pas drsquoautre moyen de

lrsquoarrecircter que lrsquoemploi de la force raquo Pourtant laquo il suffit drsquoun peu de patience pour que le

deacutesordre (ou lrsquoanimation) se calme spontaneacutement [nous soulignons] et se transforme en un

ordre bien meilleur et plus solide que celui qursquoon impose raquo (Tolstoiuml 2017) crsquoest lagrave cosmos

lrsquoordre spontaneacute lrsquoordre libre qui nrsquoa plus besoin de la coercition pour se maintenir Et Tolstoiuml

de suggeacuterer un recadrage ce qursquoon appelle deacutesordre (quand on est disciple de taxis) nrsquoest en

reacutealiteacute qursquoanimation (quand on suit cosmos) le deacutesordre le chaos la confusion ce nrsquoest que

de la vie qui nrsquoest pas encore dirigeacutee qui srsquoaccumule une tension qui bientocirct se canalisera

drsquoelle-mecircme Cette meacutethode (car crsquoen est une) est du reste beaucoup plus efficace estime

Tolstoiuml

[hellip] il est beaucoup plus facile de les laisser se calmer drsquoeux-mecircmes et reacutetablir

lrsquoordre naturel que de lrsquoimposer par force Avec lrsquoesprit actuel de lrsquoeacutecole il est

mateacuteriellement impossible de les arrecircter Plus le maicirctre crie ndash cela est arriveacute ndash plus les

eacutelegraveves crient la voix du maicirctre ne fait que les exciter (Tolstoiuml 2017 p 50)

Autre exemple de retour spontaneacute agrave lrsquoordre le maicirctre arrive dans la classe agiteacutee ougrave

un tas drsquoeacutelegraveves est amasseacute et apporte les livres

Ceux qui sont coucheacutes sur le sol et ceux qui sont par-dessus reacuteclament aussi le

livre Le tas diminue peu agrave peu Degraves que la plupart ont des livres tous les autres courent

vers lrsquoarmoire et crient ldquoEt agrave moi Et agrave moi Donne-moi celui drsquohier Agrave moi celui de

Koltzov rdquo etc (Tolstoiuml 2017)

Puis un ordre eacutemerge qui provient des eacutelegraveves eux-mecircmes

463

Si quelques-uns drsquoentre eux entraicircneacutes par le jeu sont encore sur le sol ceux qui

sont assis le livre agrave la main crient ldquoAvez-vous fini On nrsquoentend rien Assez rdquo Les

turbulents obeacuteissent tout essouffleacutes ils prennent leurs livres et pendant quelques

instants encore agrave cause de leur eacutetat drsquoexcitation ils remuent les jambes Lrsquoesprit de

vacarme srsquoenvole et le deacutesir de la lecture regravegne dans la salle (Tolstoiuml 2017)

Agrave leur donner des tacircches inteacuteressantes une reacutegulation du groupe se met en place

Mieux lrsquoimplication est totale au point qursquoon pourrait parler drsquoimmersion rappelant ainsi le

caractegravere de la motivation intrinsegraveque

Avec autant drsquoentrain qursquoil en mettait agrave tirer les cheveux de Mitka un eacutelegraveve lit

maintenant le livre de Koltzov les dents presque serreacutees les yeux brillants sans rien

voir drsquoautre autour de lui Pour lrsquoarracher agrave sa lecture il faudrait autant drsquoefforts

qursquoauparavant pour lrsquoarracher au jeu (Tolstoiuml 2017 p 48)

Cet ordre drsquoun genre nouveau qui eacutemerge de lrsquoactiviteacute plutocirct qursquoil nrsquoest imposeacute par le

controcircle du maicirctre apporte avec lui un climat de travail et drsquoattention qursquoon nrsquoaurait pu

imposer laquo Pendant la classe je nrsquoai jamais vu chuchoter pincer rire en cachette rapporter au

maicirctre raquo (2017 p 49)

Qursquoen est-il de la gestion des conflits Car les enfants de Iasnaiumla Poliana ne manquent

pas de se battre Tolstoiuml soutient que mecircme dans ce cas lrsquointervention du maicirctre est nuisible

laquo Que de fois mrsquoest-il arriveacute de voir des enfants se battre le maicirctre srsquoeacutelance pour les seacuteparer

et les ennemis seacutepareacutes se regardent de cocircteacute et mecircme en preacutesence du maicirctre ne se retiennent

pas de se donner une derniegravere pousseacutee plus forte que les autres raquo (2017 p 52) Alors que

lorsque le maicirctre srsquoabstient drsquointervenir laquo Une minute apregraves Tarass [qui a eacuteteacute attaqueacute] rit

deacutejagrave et cinq minutes ne se passent pas que de nouveau ils seront amis et srsquoinstalleront lrsquoun agrave

cocircteacute de lrsquoautre raquo (2017 p 52) Mais lorsque le conflit est susceptible de srsquoaggraver Tolstoiuml

estime que le groupe est agrave mecircme de le geacuterer

464

Les petits riaient mais les grands sans intervenir eacutechangeaient entre eux des

regards seacuterieux et ces regards et ce silence nrsquoeacutechappaient pas agrave Kiska [qui dominait

son adversaire] Il comprit qursquoil faisait quelque chose de mal il eut un sourire peu

naturel et peu agrave peu lacirccha les cheveux du matheacutematicien [un autre eacutelegraveve] Celui-ci se

deacutegagea poussa Kiska si fort qursquoil lrsquoenvoya contre le mur et satisfait il srsquoeacuteloigna Kiska

se mit agrave pleurer Il srsquoeacutelanccedila agrave la poursuite de son ennemi le frappa de toutes ses forces

mais pas bien fort pourtant sur le dos Le matheacutematicien voulut se venger mais agrave ce

moment quelques voix reacuteprobatrices eacuteclategraverent ldquoVoilagrave tu bats le petit Sauve-toi

Kiska rdquo Et tout en resta lagrave comme si rien ne srsquoeacutetait passeacute agrave lrsquoexception je suppose de

la conscience vague chez lrsquoun et lrsquoautre qursquoil est deacutesagreacuteable de se battre car on se fait

du mal Ce me fut une occasion drsquoobserver le sentiment de justice que garde la foule

[hellip] Combien en comparaison de cela sont injustes et arbitraires tous les proceacutedeacutes des

eacuteducateurs (Tolstoiuml 2017 pp 52-53)

Contrairement agrave ce qursquoon pourrait croire ce deacutesordre qui nrsquoest qursquoapparent

nrsquoengendre pas de conseacutequence physique grave

Dans lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana depuis lrsquohiver dernier il nrsquoy a eu que deux

accidents notables Un eacutelegraveve pousseacute du perron srsquoest eacutecorcheacute la jambe (la blessure a

gueacuteri en deux semaines) un autre a eu la joue brucircleacutee avec du caoutchouc enflammeacute

la brucirclure dura aussi deux semaines (Tolstoiuml 2017)

Ainsi aucun accident nrsquoest survenu durant lrsquoeacuteteacute malgreacute la liberteacute totale laisseacutee aux

eacutelegraveves

465

1213 Deux cas de punition

Sans punition lrsquoeacutecole de Isnaiumla Poliana Tolstoiuml rapporte deux eacutecarts agrave cette regravegle

Un maicirctre nouveau et qui nrsquoavait ainsi certainement pas assimileacute lrsquoesprit de lrsquoeacutecole se

trouva en face drsquoun eacutelegraveve qui dans la classe de dessin nrsquoeacutecoutait pas et frappait ses camarades

Crsquoeacutetait un enfant dont Tolstoiuml dit avec une dureteacute qui contraste avec la proximiteacute qursquoil

teacutemoigne agrave ses eacutelegraveves qursquoil ne voulait pas lrsquoaccepter agrave lrsquoouverture de lrsquoeacutecole laquo le trouvant

idiot raquo et lrsquoauteur drsquoajouter laquo Lrsquoidiotie et la timiditeacute eacutetaient ses traits principaux raquo (2017 p

54) Nrsquoayant pu le persuader drsquoarrecircter le maicirctre le punit Est-ce agrave dire que les enfants qui nrsquoont

pas leur place agrave lrsquoeacutecole peuvent ecirctre sanctionneacutes

Deuxiegraveme eacutecart une bouteille de Leyde est voleacutee durant lrsquoeacuteteacute ainsi que des livres et

des crayons Tension dans le groupe le simple soupccedilon torturait les enfants innocents

Quelques jours plus tard le coupable est deacutecouvert crsquoest un jeune garccedilon issu drsquoun village

voisin qui a entraicircneacute un enfant du village dans son forfait laquo Cette deacutecouverte eacutecrit Tolstoiuml

produisit une eacutetrange impression sur leurs camarades le soulagement srsquounissait agrave la pitieacute au

meacutepris pour les voleurs raquo Crsquoest alors que lrsquoideacutee de punir les infracteurs se preacutesenta ou plutocirct

de maniegravere eacutetrange Tolstoiuml semble suggeacuterer que les eacuteducateurs demandegraverent aux enfants

quelle punition meacuteritaient les coupables sans leur laisser la possibiliteacute de ne pas punir laquo Nous

leur laissacircmes le soin de la punition raquo Quelle punition les enfants allaient-ils choisir Celle-lagrave

mecircme qursquoils avaient deacutejagrave subie Tolstoiuml reconnaissant qursquoil avait deacutejagrave recouru agrave une sanction

humiliante

Les uns demandegraverent agrave fouetter les voleurs mais tenaient absolument agrave les

fouetter eux-mecircmes drsquoautres proposegraverent un eacutecriteau avec le mot ldquovoleurrdquo Cette

punition agrave notre honte avait eacuteteacute employeacutee par nous et ce mecircme garccedilon qui une

anneacutee auparavant avait porteacute lrsquoeacutecriteau avec le mot ldquomenteurrdquo eacutetait le premier agrave exiger

lrsquoeacutecriteau pour le voleur (Tolstoiuml 2017 p 55)

Ce passage est important les enfants qursquoon sanctionne veulent sanctionner ndash et sur le

mode qursquoils ont deacutejagrave subi Ce qursquoon a veacutecu paraicirct toujours justifieacute et recommandable par lagrave-

mecircme cela semble ecirctre une question de justice Lrsquoeacutecriteau fut donc confectionneacute pour les

466

coupables et laquo tous les eacutelegraveves avec une joie meacutechante regardegraverent les coupables et se

moquegraverent drsquoeux raquo Qui ne voit ici une forme de vengeance Mais Tolstoiuml srsquointeacuteresse agrave lrsquoeffet

de la punition sur lrsquoenfant il constate les pleurs pour laquo lrsquoenfant entraicircneacute par son camarade raquo

il remarque eacutegalement la pacircleur les tremblements de legravevres pour le leader qui laquo jetait des

yeux de colegravere sur ses camarades qui se reacutejouissaient et de temps en temps son visage se

crispait de sanglots raquo Le garccedilon ressentait intenseacutement laquo lrsquoattention malveillante raquo du groupe

qui lrsquoagaccedilait laquo drsquoune faccedilon eacutetrangement cruelle qui ne paraissait pas naturelle raquo Lrsquoaffaire dura

jusqursquoau soir puis cessa

Mais Tolstoiuml poursuit quels ont eacuteteacute les effets de cette punition laquo Depuis ce temps il

nous parut qursquoil apprenait beaucoup moins bien il ne participa plus aux jeux ni aux

conversations de ses camarades en dehors de la classe raquo (2017 p 56) La punition a eu une

incidence neacutegative sur les capaciteacutes drsquoapprentissage de lrsquoenfant et sur sa socialisation

Mais ce nrsquoest pas tout encore Le mecircme garccedilon se met agrave voler de nouveau de lrsquoargent

De nouveau lrsquoeacutecriteau de la honte fut pendu agrave son cou Tolstoiuml lui-mecircme lui fit des

remontrances laquo comme font tous les eacuteducateurs raquo (2017 p 56) agrave la limite de se mettre en

colegravere contre ce petit voleur Puis il y a ce sublime passage ougrave Tolstoiuml comprend non par des

raisonnements seulement mais dans toutes les fibres de son ecirctre ce agrave quoi il contribuait nous

citons le passage en entier remarquable

Je regardais son visage encore plus pacircle plus souffrant plus cruel et je ne sais

pourquoi je me souvins des forccedilats et tout agrave coup jrsquoeacuteprouvai une telle honte que

jrsquoarrachai lrsquoeacutecriteau stupide en disant au garccedilon drsquoaller ougrave il voudrait Jrsquoavais senti

soudain non seulement par le raisonnement par tout mon ecirctre que je nrsquoavais pas le

droit de tourmenter ce malheureux enfant et que je ne pouvais pas faire de lui ce que

moi et le fils du fermier en voulions faire Je compris qursquoil y a des mystegraveres de lrsquoacircme

cacheacutes de nous sur lesquels la vie seule peut agir et non la morale et les punitions Et

quelle sauvagerie Lrsquoenfant a voleacute un livre Par la voie longue compliqueacutee des

sentiments des ideacutees des conclusions erroneacutees il fut ameneacute agrave prendre le livre drsquoun

autre et on ne sait pourquoi agrave lrsquoenfermer dans son coffre Et moi je colle lrsquoeacutecriteau

467

avec le mot ldquovoleurrdquo qui signifie tout autre chose Pourquoi Pour le punir par la honte

me dira-t-on Punir par la honte Pourquoi Qursquoest-ce que la honte Est-il certain que

la honte fasse disparaicirctre le penchant au vol Elle lrsquoencourage peut-ecirctre Ce qui

srsquoexprimait sur son visage nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas de la honte Je suis mecircme sucircr que ce

nrsquoeacutetait pas de la honte mais tout autre chose qui peut-ecirctre eucirct dormi toujours en son

acircme et qursquoil ne fallait pas provoquer Que lagrave-bas dans le monde qursquoon appelle le vrai

monde le monde des Palmerton et des Cayenne ougrave lrsquoon trouve sage non ce qui est

sage mais ce qui est reacuteel que lagrave-bas les hommes qui sont punis eux-mecircmes srsquoarrogent

le droit et le devoir de punir Notre monde des enfants des simples des indeacutependants

doit rester pur des aveuglements de la croyance ineacutebranlable en la leacutegitimiteacute de la

punition de la foi et de la fausse conviction que le sentiment de vengeance devient

juste degraves qursquoon lrsquoappelle punition (Tolstoiuml 2017 pp 56-57)

laquo On ne sait pourquoi raquo expression par laquelle Tolstoiuml srsquointerdit drsquoenfermer le jeune

dans un jugement (voleur) ou dans une culpabiliteacute une faute Simple erreur Lrsquoeacuteducateur ne

peut tout savoir et il est preacutefeacuterable parfois de ne pas vouloir trop agir de peur de reacuteveiller

des forces qui auraient mieux fait de demeurer endormies Pour ne pas nuire ne pas punir

Crsquoest ce leitmotiv drsquoun enseignement qui ne nuit pas qui conduit Tolstoiuml agrave accepter cette

frustration une ou deux fois par semaine les enfants partent le soir avant la fin de la leccedilon

laquo Crsquoest blessant et deacutesagreacuteable pour le maicirctre tout le monde en conviendra raquo (p 60) Mais

crsquoest aussitocirct pour recadrer cette frustration pour une heure peut-ecirctre de perdue toute la

journeacutee a eacuteteacute gagneacutee cette deacutefection finale reacutevegravele la victoire qursquoont eacuteteacute toutes les autres

heures de cours Un engagement vrai et inacheveacute vaut mieux qursquoun engagement complet mais

forceacute La possibiliteacute de refuser lrsquoenseignement donne agrave la preacutesence une valeur que ne saurait

avoir lrsquoenseignement contraint laquo Mais qui ne conviendra pas aussi que gracircce agrave un seul cas

pareil agrave celui-lagrave les cinq six et parfois sept heures de classe par jour que les eacutelegraveves acceptent

librement augmentent drsquoimportance raquo Au point que Tolstoiuml est rassureacute par ces initiatives

468

quelque peu blessantes pour lrsquoeacuteducateur cela prouve que les jeunes utilisent leur liberteacute et

ne se laissent totalement gagner par lrsquoinfluence du maicirctre En drsquoautres termes la

deacutesobeacuteissance est la preuve de lrsquoautonomie et doit ecirctre regardeacutee comme deacutesirable ndash agrave

condition eacutevidemment de ne devenir pas la regravegle

On a beau reacutepeacuteter aux enfants qursquoils peuvent srsquoen aller quand ils veulent

lrsquoinfluence des maicirctres est si forte que je craignais derniegraverement que la discipline des

classes lrsquoemploi du temps les notes ne gecircnassent imperceptiblement leur liberteacute au

point de les soumettre agrave la ruse de notre lacis de regraveglements et de perdre la possibiliteacute

de choisir et de protester (Tolstoiuml 2017 p 61)

On ne saurait mieux dire que lrsquoobeacuteissance ne doit pas devenir la vertu de lrsquohomme libre

Il est bon que lrsquoenfant puisse se deacutefier de lrsquoinfluence du maicirctre pour contrarier son sentiment

de toute-puissance laquo La possibiliteacute de pareille escapade est utile et neacutecessaire comme moyen

de preacutevenir le maicirctre des fautes et abus les plus importants et les plus grossiers raquo Autrement

dit la liberteacute de lrsquoeacutelegraveve fait contrepoids agrave lrsquoinfluence du maicirctre

Et Tolstoiuml de conclure que laquo Ce nrsquoest qursquoavec la reacutepeacutetition de pareils faits qursquoon pourra

ecirctre sucircr que lrsquoenseignement bien qursquoinsuffisant nrsquoest ni nuisible ni tout agrave fait mauvais raquo

(2017 p 60)

Achevons ce tour drsquohorizon en remarquant que si Tolstoiuml refusait la sanction dans

lrsquoinstruction scolaire il la refusait tout autant dans lrsquoeacuteducation priveacutee On lit chez Dominique

Maroger (Les Ideacutees peacutedagogiques de Tolstoiuml 1974) cette recommandation de Tolstoiuml agrave un

procureur militaire sur le point de renoncer agrave sa carriegravere pour srsquooccuper de ses enfants laquo Avec

les enfants il nrsquoexiste pas drsquoautre forme de rapports qursquoavec tout le monde respect amour

sinceacuteriteacute et bien entendu ni violence ni peur raquo (Lettre agrave AV Zekovic du 3 feacutevrier 1891 citeacute

par Maroger 1974 p 147) Avec sa fille mecircme Alexandra il souhaite lui apprendre agrave

pardonner lrsquoinjure D Maroger eacutecrit

469

Alors que la fillette acircgeacutee drsquoune dizaine drsquoanneacutees ndash raconte Ernest Crosby

teacutemoin de la scegravene ndash jouait avec un gamin du village elle en reccedilut au coude un fort

coup de bacircton en larmes elle vint demander agrave son pegravere de punir son agresseur Tolstoiuml

la persuada que cela ne ferait qursquoattiser sa haine et lrsquoenvoya chercher dans le placard

de la confiture de framboise pour la lui porter (Maroger 1974)

Plutocirct que drsquoeacuteduquer par la sanction Tolstoiuml eacutetait convaincu qursquoil eacutetait preacutefeacuterable

drsquoeacuteduquer par lrsquoexemple Dans le Cycle de lectures on trouve eacutecrit notamment laquo Nakazyvatrsquo

en russe veut dire enseigner Cela ne peut se faire que par lrsquoexemple Rendre le mal pour le

mal nrsquoeacuteduque pas mais deacuteprave raquo (tome 2 M 1907 T 42 p 16 citeacute par D Maroger 1974

p 147)

122 M Montessori et la normalisation comme meacuteta-solution aux problegravemes de

discipline

Pourquoi srsquointeacuteresser agrave la peacutedagogie de Maria Montessori dans un travail consacreacute agrave la

sanction en eacuteducation Le moins qursquoon puisse dire est que ce thegraveme paraicirct eacutetrangement

absent de son œuvre Crsquoest preacuteciseacutement cette absence qui nous a interpelleacute comment une

peacutedagogue a-t-elle pu passer agrave cocircteacute de la sanction Non qursquoil y ait eu ratage ndash au contraire ce

passage agrave cocircteacute nrsquoest pas un accident mais un choix Lrsquoabsence de sanction dans la peacutedagogie

Montessori nous paraicirct riche de signification et suggegravere un recadrage aussi bien de ce que doit

viser lrsquoeacuteducation que de ce qursquoelle engage agrave titre de moyens pour reacutealiser son objectif

Autrement dit la peacutedagogie eacutelaboreacutee par Maria Montessori propose selon nous un recadrage

important de la mission eacuteducative un de ces changements de type 2 qui rend lrsquoideacutee de sanction

en eacuteducation caduque deacuteplaceacutee inapproprieacutee Crsquoest pourquoi il nous faudra preacutesenter le

cadre geacuteneacuteral de la peacutedagogie montessorienne (son laquo esprit raquo) pour voir comment cette ideacutee

de sanction trouve non un substitut mais une alternative globale dans lrsquoideacutee de

laquo normalisation raquo

Avant de proceacuteder agrave lrsquoexposition quelques preacutecisions

Drsquoabord il ne srsquoagit pas de suggeacuterer que la peacutedagogie Montessori serait un modegravele dont

devraient srsquoinspirer toutes les peacutedagogies Non si nous exposons ici les principes de la

470

peacutedagogie Montessori crsquoest agrave titre drsquoexemple drsquoune peacutedagogie qui ne recourt pas agrave la sanction

pour eacuteduquer ndash eacutetant entendu que la proposition initieacutee par Maria Montessori nrsquoeacutepuise pas la

question des peacutedagogies sans sanction et qursquoil ne srsquoagit pas de la peacutedagogie ultime bien

qursquoelle soit incontestablement feacuteconde Maria Montessori du reste en aurait convenu elle

affirmait qursquoil nrsquoy a pas de laquo meacutethode drsquoeacuteducation raquo mais que sa peacutedagogie srsquoappuyait sur le

seul laquo deacuteveloppement psychique de lrsquoenfant normal raquo (1937 discours de clocircture de son

congregraves sur laquo Lrsquoeacuteducation et la paix raquo agrave Copenhague)

Drsquoautre part nous devons reconnaicirctre une limite agrave notre travail crsquoest qursquoil ne se nourrit

drsquoaucune rencontre directe avec la pratique de la peacutedagogie Montessori mais seulement avec

les textes Agrave cet eacutegard outre les travaux de Maria Montessori elle-mecircme nous nous reacutefeacutererons

agrave lrsquoexcellent ouvrage de Beacuterengegravere Kolly publieacute reacutecemment chez Hachette en 2018 et intituleacute

Montessori lrsquoesprit et la lettre

Autre limite eacutevidente celle-lagrave il ne srsquoagit pas de retracer toute la proposition

peacutedagogique de M Montessori mais seulement quelques eacuteleacutements saillants agrave mecircme de

donner consistance agrave lrsquoideacutee drsquoun cadre eacuteducatif drsquoougrave la sanction serait absente

Enfin ce qui est dit de lrsquoeacuteducation concerne le jeune enfant de 3 agrave 6 ans

1221 La nature de lrsquoenfant

Regardons comment la peacutedagogue italienne appreacutehende lrsquoenfant et son eacuteducation

nous verrons comment la question de la sanction se trouve reacutecuseacutee dans la probleacutematique

qursquoelle propose

Aider lrsquoenfant agrave vivre

La peacutedagogie montessorienne nrsquoest pas une peacutedagogie libertaire il srsquoagit drsquoaider

lrsquoenfant agrave vivre de lrsquoaider agrave faire par lui-mecircme Pour reacutealiser ce projet qui repose moins sur la

preacuteservation drsquoune liberteacute originaire que drsquoune libeacuteration de la puissance de lrsquoenfant

lrsquoenseignant est conduit agrave exercer une influence agrave orienter il y a bien une posture

asymeacutetrique qui est assumeacutee comme telle par la peacutedagogue italienne

Cette asymeacutetrie ne relegraveve pas du pouvoir il convient preacuteciseacutement de reacutesister agrave cette

tentation issue de cette laquo guerre raquo quasi neacutecessaire entre lrsquoadulte et lrsquoenfant elle-mecircme neacutee

drsquoune vie psychique qui diffegravere radicalement et qui rend laquo leur vie en commun presque

471

impossible raquo (LrsquoEnfant 1935 p 61 citeacute par Kolly 2018 p 23) Cette tentation cette guerre

lrsquoadulte la nomme laquo faire lrsquoeacuteducation raquo (Kolly 2018 p 24) la vie psychique de lrsquoenfant est

nieacutee non par deacutesir de malfaisance mais par ignorance En ce sens il y a du socratisme dans le

diagnostic de M Montessori (Montessori 1996 p 72) laquo Personne ne veut le mal tout le

monde veut le bien mais ce bien que lrsquoon veut est en reacutealiteacute un mal raquo Lrsquoeacuteducation

traditionnelle est une erreur Comme lrsquoeacutecrit B Kolly (2018 p 61) laquo Lors drsquoune confeacuterence

donneacutee agrave Londres en 1936 Maria Montessori assimile la non-adaptation des programmes

scolaires au rythme et aux besoins de lrsquoenfant agrave une deminutio capitis ndash une ldquodiminution des

capaciteacutesrdquo qui correspond en droit romain agrave une perte de la capaciteacute juridique drsquoune personne

(une perte de liberteacute de nationaliteacute par exemple) par rapport agrave la capaciteacute initiale raquo Guerre

entre lrsquoenfant et lrsquoadulte et que lrsquoenfant traditionnellement perd affaibli diminueacute mutileacute

Aussi est-il urgent de comprendre la nature de lrsquoenfant ses lois naturelles

LrsquoHormegrave

Au commencement de la proposition de Montessori il y a lrsquoideacutee drsquoune laquo impulsion raquo

de ce qursquoon pourrait comprendre comme laquo pulsion de vie raquo (Freud) ou laquo puissance de la vie raquo

(Guyau 1985 p 221) il srsquoagit de lrsquoHormegrave Ὁρμή laquo force propulsive de la vie raquo (LrsquoEsprit

absorbant de lrsquoenfant p 168 citeacute par Kolly 2018 p 32) qui srsquoeacutelance tel un fleuve pour

rejoindre la mer Cette meacutetaphore est heureuse car elle permet de penser que lrsquoeacutenergie peut

ecirctre favoriseacutee ou entraveacutee comme on peut deacutevier un cours drsquoeau ou le rendre plus puissant

il y a une tendance que lrsquoon peut eacutepanouir ou contrarier Cette orientation du fleuve inteacuterieur

de cette puissance de vivre crsquoest lrsquoeacuteducation

Il y a donc un postulat qursquoon pourrait qualifier de vitaliste ou drsquoorganiciste qui fait de

lrsquoeacuteducation une activiteacute drsquoaccompagnement plutocirct qursquoune pratique deacutemiurgique hanteacutee par

lrsquoideacutee de construction

Beacuterengegravere Kolly articule trois principes montessoriens pour comprendre cette nature

de lrsquoenfant

472

Lrsquoesprit absorbant

Comment les enfants peuvent-ils apprendre une (ou plusieurs) langue(s) maternelle(s)

alors que leur raison est si peu deacuteveloppeacutee Maria Montessori fait lrsquohypothegravese drsquoun esprit

absorbant de lrsquoenfant qui integravegre les informations de son environnement dans leur complexiteacute

par une laquo puissance de sensibiliteacute raquo Cette absorption est incorporation qui induit une

meacutetamorphose de lrsquoesprit mecircme le savoir est veacutecu plutocirct qursquoappris et laquo lrsquoenfant est le seul

acteur de ses acquisitions [hellip] Ainsi lrsquoenfant ldquosrsquoinstruit lui-mecircmerdquo [hellip] ce qui doit guider lrsquoaction

de lrsquoadulte et imposer la liberteacute dans lrsquoeacuteducation raquo (Kolly 2018 p 35)

Les peacuteriodes sensibles

Cet esprit absorbant relegraveve drsquoune propension fonciegravere qui obeacuteit agrave des peacuteriodes

sensibles qursquoil convient de respecter Nul deacuteterminisme il y a un eacuteleacutement qui reacutesiste agrave toute

deacutetermination a priori et qui fait partie du mystegravere de lrsquoenfant ecirctre laquo qui pourra tout raquo sans

qursquoon sache neacutecessairement comment La sensibiliteacute devient laquo creacuteatrice raquo et le moyen de les

accompagner consiste agrave laquo faire confiance agrave lrsquoenfant raquo et laquo reacuteduire son action agrave deux choses

essentielles donner une liberteacute pleine et entiegravere drsquoactiviteacute et de choix creacuteer un

environnement approprieacute permettant agrave lrsquoenfant drsquoexploiter au mieux ses peacuteriodes de

sensibiliteacute particuliegravere raquo (Kolly 2018 p 41) Les tacircches agrave reacutealiser (le laquo travail raquo) ne sont que

proposeacutees il y action indirecte mais cruciale de lrsquoeacuteducateur Les tacircches doivent ecirctre

intrinsegravequement inteacuteressantes pour ce faire le mateacuteriel proposeacute doit ecirctre attrayant

permettre lrsquoauto-activiteacute ecirctre autocorrectif approprieacute au psychisme de lrsquoenfant et en

quantiteacute mesureacutee (Kolly 2018 pp 72-92) Crsquoest alors agrave lrsquoenfant de choisir celle par laquelle il

se sent inteacuterieurement interpelleacute Autrement dit les activiteacutes sont centreacutees sur les besoins de

lrsquoenfant qursquoil est le plus agrave mecircme de connaicirctre lrsquoindividualisation du travail est donc la cleacute drsquoun

enfant qui srsquoincarne de maniegravere invisible mais deacutecisive

En somme lrsquoefficaciteacute de lrsquoapprentissage montessorien repose sur une intervention

aussi peu directe que possible la verbalisation est limiteacutee afin de ne pas deacuteconcentrer

lrsquoenfant Ce que cherche agrave mettre en place Maria Montessori crsquoest nous semble-t-il une

efficaciteacute invisible qui srsquoappuie sur les propensions inheacuterentes au mateacuteriel peacutedagogique ainsi

qursquoune laquo ambiance raquo une propension des choses peacutedagogiques (cf F Jullien sur lrsquoefficaciteacute)

Lrsquoeacuteducateur nrsquoenseigne pas et ne controcircle pas (Kolly 2018 p 127) dans la Peacutedagogie

473

scientifique Maria Montessori eacutecrivait laquo il ne srsquoagit pas drsquoenseigner agrave lrsquoenfant des

connaissances les dimensions les formes les couleurs etc au moyen drsquoobjets raquo (2016 p

119) Le rocircle de lrsquoeacuteducateur est laquo deacutelicat raquo il ne disparaicirct pas mais srsquoefface son rocircle est

laquo drsquoexpliquer lrsquousage du mateacuteriel raquo (2016 p 120) de faciliter laquo le travail actif et continu raquo des

enfants Lrsquoeacuteducateur soutient mais ne porte pas son autoriteacute est simplement celle drsquoune aide

On lit toujours dans la Peacutedagogie scientifique de Maria Montessori

Lrsquoautoriteacute devient [hellip] le ldquosoutienrdquo de lrsquoenfant en deacutesordre par suite drsquoun

deacuteseacutequilibre momentaneacute il a donc besoin drsquoune force agrave laquelle srsquoarc-bouter on le

peut le comparer agrave quelqursquoun qui tomberait et qui aurait besoin de srsquoaccrocher pour

se maintenir debout Lrsquoaide consiste agrave ce moment-lagrave agrave tendre une main secourable

(Montessori 2016 p 123)

Ce faisant le maicirctre ou la maicirctresse eacutevite de rendre lrsquoenfant deacutependant de ses

interventions on retrouve lrsquoideacutee drsquoeacutemanciper lrsquoenfant autant que possible en lrsquoaidant agrave faire

(par) lui-mecircme Lrsquoeacuteducateur nrsquoest qursquoun guide ndash mais nrsquoest rien moins qursquoun guide

Mais ce nrsquoest pas encore tout au sujet des peacuteriodes sensibles ce qui permet drsquoen

reconnaicirctre les manifestations positives lorsqursquoelles sont satisfaites rappelle les

caracteacuteristiques de la motivation intrinsegraveque (cf Deci amp Ryan) Beacuterengegravere Kolly parle drsquoun

laquo inteacuterecirct tregraves vif et joyeux raquo de la laquo paix raquo et la laquo concentration raquo de lrsquoenfant qui srsquoadonne agrave

son activiteacute le deacutesir de reacutepeacutetition (2018 pp 42-43) drsquoun laquo inteacuterecirct spontaneacute et inteacuterieur raquo

(2018 p 45) Au contraire les manifestations neacutegatives quand les besoins inteacuterieurs de

lrsquoenfant ne sont pas satisfaits renvoient agrave des problegravemes de discipline laquo reacuteactions

deacutesordonneacutees ou disproportionneacutees raquo qui ressemblent agrave des caprices Lrsquoindiscipline apparente

ne serait que le symptocircme drsquoun problegraveme qui disparaicirctrait avec la satisfaction du besoin

frustreacute Or le besoin est par deacutefinition limiteacute contrairement au deacutesir Dira-t-on que parfois il

ne srsquoagit pas drsquoun besoin mais drsquoun deacutesir nourri par une imagination qui ne connaicirct de borne

Beacuterengegravere Kolly collant au plus pregraves de lrsquoesprit de la peacutedagogie de Maria Montessori reacutepond

de maniegravere chaleureuse agrave cette objection laquo Bien entendu il sera toujours possible drsquoarguer

que les enfants testent ou entrent volontairement en confrontation avec lrsquoadulte peut-ecirctre

474

peut-on lui donner le beacuteneacutefice du doute agrave chaque fois et chercher chez lui la franchise raquo (citeacute

par Kolly 2018)

La normalisation

Dernier principe essentiel de la peacutedagogie montessorienne la normalisation Il faut

drsquoembleacutee remarquer que la normalisation eacutevoqueacutee par la peacutedagogue italienne nrsquoa rien de

commun avec les disciplines foucaldiennes (et notamment la sanction dite laquo normalisatrice raquo

qui provient drsquoun pouvoir qui soumet et produit) par normalisation il faudrait plutocirct

entendre comme le suggegravere excellemment Beacuterengegravere Kolly la laquo normativiteacute raquo conceptualiseacutee

par Georges Canguilhem Lrsquoauteur de Le Normal et le pathologique comprenait ainsi la vie

comme puissance axiologique capaciteacute agrave instituer des normes organiques

Sil existe des normes biologiques cest parce que la vie eacutetant non pas

seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre pose par lagrave

mecircme des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans lorganisme mecircme

Cest ce que nous appelons la normativiteacute biologique (Canguilhem 2013 p 203)

Le paradigme mobiliseacute par Maria Montessori avec ce concept de laquo normalisation raquo est

meacutedical (on rappellera que la peacutedagogue fut la premiegravere femme meacutedecin drsquoItalie) lrsquoeacuteducation

est une laquo cure raquo afin de permettre agrave lrsquoenfant de devenir normal drsquoatteindre la santeacute psychique

Lorsque lrsquoHormegrave est bloqueacutee dans son processus de deacuteploiement il y a laquo deacutesordre raquo ou

laquo deacuteviation raquo la laquo construction du caractegravere raquo est entraveacutee et lrsquoenfant souffre alors drsquoune

laquo maladie de lrsquoacircme raquo Lrsquoacircme aussi a ses besoins et si on ne la nourrit pas ou drsquoune nourriture

qui nrsquoest pas adapteacutee agrave la peacuteriode sensible elle peut ressentir une eacuteprouvante laquo faim mentale raquo

(Kolly 2018 p 52) Est-il besoin de preacuteciser que pour Maria Montessori lrsquoeacuteducation

traditionnelle est tregraves agrave mecircme de susciter et drsquoentretenir cette faim mentale qui eacutepuise et

disperse lrsquoHormegrave Lrsquoeacuteducation procegravede alors agrave une normation exteacuterieure tel est le dressage

(Kolly 2018 p 57 laquo lrsquoenfant ldquonormaliseacuterdquo nrsquoest pas un enfant dompteacute ou dresseacute raquo)

La peacutedagogie montessorienne consiste donc en une cure il srsquoagit de laquo reacutetablir le fleuve

dans son lit ndash elle va mecircme [hellip] tenter drsquoacceacuteleacuterer le deacutebit et la puissance du fleuve raquo (Kolly

475

2018 p 53) Lorsque les choses sont en quelque sorte agrave leur place lrsquoenfant est dit normal

en-deccedilagrave du bien et du mal laquo sans qualiteacutes ni deacutefauts raquo eacutecrit B Kolly qui cite alors Montessori

elle-mecircme laquo Les qualiteacutes dites mauvaises bonnes supeacuterieures disparaissent toutes et il ne

reste qursquoun type drsquoenfant qui nrsquoa aucune de ces caracteacuteristiques-lagrave raquo Deux eacuteleacutements de

commentaire drsquoune part la normalisation eacutevoqueacutee par Maria Montessori vise donc agrave

retrouver un enfant dans lrsquoenfant processus tout inteacuterieur qui consiste agrave renouer un soi qui

nrsquoest pas personnel Drsquoautre part cet enfant normal sans caractegravere sans qualiteacute eacutevoque la

laquo fadeur raquo theacutematiseacutee par Franccedilois Jullien comme saveur fondamentale et propre agrave la

sagesse Dans lrsquoEacuteloge de la fadeur (1991) F Jullien eacutecrit que laquo la fadeur doit ecirctre le trait

dominant de notre caractegravere puisque seule elle permet agrave lrsquoindividu de posseacuteder eacutegalement

toutes les aptitudes raquo (1992 p 53)

Les manifestations positives de cette normalisation font eacutecho agrave celles des peacuteriodes

sensibles (et non sans raison puisqursquoun enfant qui travaille en phase avec ses peacuteriodes

sensibles se normalise) et qui donc rappelle les caractegraveres de la motivation intrinsegraveque

- laquo Perseacuteveacuterance dans le travail raquo ses capaciteacutes de concentration lui permettent de

rester plusieurs heures plusieurs jours sur une mecircme activiteacute il eacuteprouve une veacuteritable

laquo passion raquo pour ce qursquoil fait

- Cette laquo passion raquo reacutepond agrave un besoin inteacuterieur Cette adeacutequation requiert on le

rappelle le libre choix par lrsquoenfant de son travail Ce faisant tous les caractegraveres de la

personnaliteacute convergent Beacuterengegravere Kolly eacutecrit (2018 p 55) laquo Dans son activiteacute lrsquoenfant

semble unifier sa personnaliteacute il paraicirct ldquounrdquo ndash ldquotoutes les eacutenergies se concentrent et les

deacuteviations disparaissentrdquo eacutecrit Maria Montessori Sa concentration semble fluide sans

contrainte et sans effort apparent raquo Pas de dissociation pas de dispersion crsquoest son

absorption dans lrsquoactiviteacute dans la tacircche qui le rend sourd agrave toute sollicitation agrave toute tentation

drsquoindiscipline Ainsi un enfant indisciplineacute qursquoon doit interpeller est un enfant qui nrsquoa pas eacuteteacute

interpelleacute par un travail le problegraveme est un symptocircme qursquoil faut relier agrave la vie psychique de

lrsquoenfant et non substantialiser (et encore moins juger)

- Lrsquoeffet de ce travail est drsquoune positiviteacute sans pareille laquo joie raquo laquo seacutereacuteniteacute raquo qui renvoie

lrsquoenfant agrave sa condition drsquoenfant sans qualiteacute sans trait saillant

- Lrsquoenfant reacutepegravete sans se lasser le mecircme travail Cette reconduction de la tacircche

effectueacutee ne doit rien agrave une motivation extrinsegraveque elle ne reacutepond ni agrave un objectif utilitaire

ni agrave une demande de lrsquoadulte ni agrave un amour de la tacircche pour elle-mecircme lrsquoactiviteacute reacutepond agrave

476

un besoin inteacuterieur qui srsquoapparente selon lrsquointeacuteressante suggestion de Beacuterengegravere Kolly agrave une

laquo meacuteditation raquo (p 56)

- Derniegravere manifestation et non des moindres concernant le sujet qui nous inteacuteresse

cette normalisation permet lrsquoeacutemergence drsquoune laquo discipline spontaneacutee raquo qui ne doit rien agrave un

quelconque acte coercitif mais qui deacutecoule du seul travail Les enfants eacutecrit Maria Montessori

sont laquo concentreacutes chacun sur un genre drsquooccupation et pourtant unis en un seul groupe raquo

(LrsquoEsprit absorbant de lrsquoenfant p 163 citeacute par Kolly 2018 p 56) Il semble que cette discipline

eacutemergente preacutepareacutee certes reacuteguleacutee en amont mais impreacutevisible dans le deacutetail complexe

ressemble agrave lrsquoordre-cosmos theacutematiseacute par Hayek dans Droit leacutegislation liberteacute

On voit ainsi que la liberteacute accordeacutee aux enfants œuvre dans un cadre tout agrave fait reacutegleacute

Beacuterengegravere Kolly eacutecrit agrave cet eacutegard laquo une classe montessorienne fonctionne avec des regravegles

elle nrsquoest pas un espace anomique (sans lois) raquo (2018 p 130) Osons ici une remarque critique

y a-t-il deacutejagrave eu une classe (ou une socieacuteteacute) fonctionnant de maniegravere anomique ndash entendu ici au

sens (non guyalcien mais durkheimien) drsquoabsence de regravegles On a vu que mecircme chez Tolstoiuml

qui se reacuteclame pourtant le plus expresseacutement de la peacutedagogie libertaire il y a des regravegles et le

maicirctre ne srsquointerdit pas drsquointervenir Nrsquoy aurait-il pas dans la penseacutee philosophique un

fantasme de lrsquoanomie penseacutee comme deacutesordre assumeacute comme deacutestructuration sans viseacutee de

(re)construction ndash thegravese qursquoagrave notre connaissance personne nrsquoa jamais soutenue ndash et qui sans

par le truchement (strateacutegique ) drsquoune thegravese adverse toute fictive conforte comme utopie

plutocirct qursquoelle nrsquoinquiegravete certaines certitudes morales sociales et politiques

Rien nrsquoest donc plus contraire agrave cette ideacutee tregraves particuliegravere de normalisation que celle

drsquoune standardisation qursquoon pourrait meacutecaniquement produire Crsquoest lrsquoenfant seul qui peut

atteindre cette normalisation qui lui fait reacutealiser sa nature lrsquoadulte peut seulement lrsquoaider ou

lrsquoentraver dans cette direction Auto-eacuteducation donc et auto-discipline Non pas abandon

mais guide laquo vers un ldquosoinrdquo plus positif et plus efficace de lrsquoenfant raquo (Montessori Peacutedagogie

scientifique 2 p 25 citeacute par Kolly 2018 p 131) ndash ougrave lrsquoon comprend qursquoil y a une efficaciteacute

paradoxale agrave la non-intervention En ce sens la proposition de Maria Montessori semble

reprendre celle de Rousseau qui eacutecrivait dans lrsquoEacutemile laquo Maicirctres zeacuteleacutes soyez simples discrets

retenushellip point de beaux discours rien du tout pas un seul mot raquo (Rousseau 1971b p 66)

477

1222 Une peacutedagogie sans punition ni reacutecompense (ni compliment)

Achevons ce survol seacutelectif de la peacutedagogie montessorienne en approfondissant les

notions drsquoordre et de discipline laquo centrales dans la penseacutee de montessorienne raquo (Kolly 2018

p 221) et leur relation avec la sanction

Maria Montessori oppose deux types drsquoordre

- laquo Lrsquoordre-moyen raquo conccedilu de maniegravere instrumentale comme la condition de

lrsquoenseignement Produit par une puissance exteacuterieure agrave lrsquoenfant laquo dans une

atmosphegravere de contrition raquo (par la sanction notamment) qui ne dure que tant que

dure la coercition cet ordre-moyen est laquo un ordre preacutecaire reacuteguliegraverement toujours

rompu par les eacutelegraveves et reacuteguliegraverement reacutetabli par le maicirctre qui reste toujours le

chef drsquoorchestre de cet ldquoordre moyenrdquo raquo (Kolly p 221)

- laquo Lrsquoordre supeacuterieur raquo compris comme une fin qui ne sert personne (ni eacuteducateur

ni eacutelegraveve) mais eacutemerge de la normalisation et fait acceacuteder agrave une dimension

supeacuterieure drsquoexistence individuelle et collective Lrsquoordre supeacuterieur est sans

injonction

Alors que lrsquoordre-moyen nrsquoengendre que la soumission lrsquoordre supeacuterieur appelle

lrsquoobeacuteissance Cette obeacuteissance consideacutereacutee comme vertu par Montessori relegraveve du choix de

lrsquoenfant de son activiteacute qui reconnaicirct dans lrsquoeacuteducateur auquel il obeacuteit le guide qui lrsquoaide agrave

srsquoeacutepanouir Lrsquoenfant normaliseacute est impatient drsquoobeacuteir agrave celui ou celle qui pourra nourrir son

esprit Autrement dit on ne peut faire obeacuteir quelqursquoun malgreacute lui toute tentative qui consiste

agrave forcer lrsquoobeacuteissance est condamneacutee au revers Qursquoest-ce agrave dire sinon que lrsquoeacutechec de la sanction

en eacuteducation est programmeacute Et le seul moyen qursquoelle aurait de reacuteussir crsquoest de briser la

volonteacute Beacuterengegravere Kolly eacutecrit ainsi

Lrsquoeacutecole traditionnelle entend creacuteer lrsquoobeacuteissance en faisant plier la volonteacute de

lrsquoenfant donc en lrsquoannihilant Or pour obeacuteir il faut vouloir obeacuteir Deacutetruire la volonteacute

pour faire obeacuteir ce serait par conseacutequent comme deacutetruire lrsquointelligence pour enseigner

la culture (Kolly 2018 p 223)

Nrsquoest-ce pas cette deacuteraison que la sanction cherche agrave reacutealiser

478

Ce nrsquoest donc pas de lrsquoobeacuteissance que deacutecoule le travail crsquoest du travail de la

croissance de lrsquoHormegrave de la normalisation de lrsquoenfant que lrsquoobeacuteissance eacutemerge comme

conseacutequence Dans cette optique il ne serait pas raisonnable de vouloir commencer par se

faire obeacuteir pour cultiver quand lrsquoobeacuteissance est en reacutealiteacute ce qui reacutesulte spontaneacutement de

ladite culture Beacuterengegravere Kolly eacutecrit encore que laquo la veacuteritable obeacuteissance [hellip] nrsquoest pas imposeacutee

par lrsquoadulte mais donneacutee par lrsquoenfant raquo (2018 p 226) Charge alors agrave lrsquoadulte de ne pas abuser

de cette confiance que les enfants placent lui et drsquoavoir moins le sentiment de son autoriteacute

que celui de sa responsabiliteacute

Crsquoest ainsi que de maniegravere coheacuterente et comme une suite logique de son systegraveme

Maria Montessori reacutecuse toute reacutecompense et toute punition dans la peacutedagogie qursquoelle

propose Le comportement des enfants nrsquoest pas controcircleacute En drsquoautres termes le recours agrave des

motivations extrinsegraveques est exclu laquo Punitions et reacutecompenses sont les deux faces de la mecircme

meacutedaille elles reviennent agrave admettre que lrsquoenfant a besoin drsquoun stimulant externe pour

eacutetudier et ecirctre inteacuteresseacute par le savoir raquo (Kolly 2018 p 228) A ce titre la sanction nrsquoest pas

seulement inutile elle constitue un obstacle qui empecircche agrave lrsquoeacutenergie vitale de se deacuteployer

ces prix laquo suppriment la spontaneacuteiteacute de son esprit et lrsquooffensent raquo (Montessori 1959 p 199)

Sanctionner un enfant crsquoest offenser sa digniteacute crsquoest lrsquohumilier en preacutesupposant que ses

forces internes ne sont pas suffisantes crsquoest le rendre deacutependant drsquoune autoriteacute exteacuterieure

crsquoest le rendre servile

Aux antipodes de lrsquoenfant dresseacute dans la crainte du chacirctiment et lrsquoespoir des

reacutecompenses lrsquoenfant eacutemancipeacute laquo libeacutereacute et indeacutependant [hellip] est indiffeacuterent aux reacutecompenses

il srsquointeacuteresse seulement agrave ses propres conquecirctes raquo (Kolly 2018 p 228)

Quant aux compliments aux feacutelicitations ils ne peuvent guegravere non plus ecirctre qualifieacutes

drsquoeacuteducatifs Lrsquoenfant peut bien demander une validation aupregraves de lrsquoadulte auquel cas il est

bienvenu que lrsquoeacuteducateur propose une reacuteponse ndash mais ce ne doit ecirctre qursquoune reacuteponse qui

guide et par rapport agrave laquelle lrsquoenfant ne doit pas devenir deacutependant Lrsquoeacutemancipation

drsquoapregraves Montessori semble exiger que lrsquoenfant se passe non seulement de sanction mais aussi

de compliment Sa motivation doit ecirctre tout endogegravene

Une derniegravere remarque que la peacutedagogie montessorienne ne leacutegitime pas le recours

agrave la sanction ne signifie qursquoon ne sanctionne pas dans les eacutecoles dites Montessori Beacuterengegravere

Kolly rapporte qursquoelle a deacutejagrave vu des enfants punis (exclusion notamment) mais preacutecise que de

479

telles pratiques sont rares et srsquoeacuteloignent de lrsquoesprit de la peacutedagogie fondeacutee par la doctoresse

italienne Encore une fois le fait ne fait pas droit et la survivance de certaines pratiques ne

signifie pas qursquoelles sont incontournables mais seulement que laquo le deacuteplacement radical de

lrsquoactiviteacute qui existait auparavant chez la maicirctresse raquo (Montessori 2016 p 114) nrsquoa pas eacuteteacute

effectueacute

480

Conclusion

En eacuteducation jamais un moyen ne devrait ecirctre soutenu ou consideacutereacute comme

incontournable tant que son efficaciteacute agrave tout le moins son innocuiteacute nrsquoest pas prouveacutee Faute

drsquoune preuve incontestable le moyen est condamneacute agrave demeurer suspect

Or au terme de notre parcours il nous semble que la preuve manque pour la sanction

dont la fonction eacuteducative demeure deacutesespeacutereacutement agrave trouver Que sa neacutecessiteacute soit alleacutegueacutee

sur la base drsquoanalogies (cas de lrsquoexpiation) de principes preacutetendument a priori (la loi de la

raison) ou drsquoune nature humaine affecteacutee comme mauvaise (cf cette pseudo eacutevidence que

laquo lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo ndash Hobbes) aucune de ces raisons ne srsquoest aveacutereacutee assez

solide Autrement dit la sanction ne nous apparaicirct pas fondeacutee nous nrsquoavons point trouveacute ce

point drsquoArchimegravede qui la mettrait hors de tout soupccedilon Agrave tout le moins la sanction doit en

eacuteducation redevenir un problegraveme

Pire son effet nous paraicirct le plus souvent deacuteleacutetegravere La sanction peut-elle en effet avoir

drsquoautres ambitions que celle de controcircler la conduite par le jeu des motivations extrinsegraveques

et ainsi de dresser le comportement Et quand bien mecircme on lui attribuerait explicitement

cette fonction (eacuteduquer ce serait prendre en charge une part de dressage ndash ideacutee que nous

trouvons agrave tout le moins probleacutematique) nrsquoy a-t-il pas lieu de consideacuterer que cette efficaciteacute

mecircme ne serait que de court terme ndash et contre-productive sitocirct que la temporaliteacute quitte le

terrain de la presqursquoimmeacutediateteacute

Douteuse dans ses effets et incertaine dans son principe la sanction en eacuteducation nous

apparaicirct ainsi contredire la regravegle eacuteducative premiegravere qui consiste drsquoabord agrave ne pas nuire

primum non nocere

Mais peut-ecirctre cette probleacutematique du fondement est-elle deacutepasseacutee la recherche

drsquoun commencement absolu serait drsquoun autre acircge Ce serait faire un mauvais procegraves agrave lrsquoideacutee

de sanction en eacuteducation que de la consideacuterer comme infondeacutee Soit ndash mais qursquoest-ce agrave dire

sinon qursquoon accepte alors le diallegravele qui justifie nrsquoimporte quelle ideacutee pourvu qursquoon construise

autour drsquoelle un systegraveme coheacuterent dans lequel elle srsquoinsegravere logiquement Or agrave supposer qursquoil

faille entrer dans le cercle logique rien ne nous oblige philosophiquement agrave entrer dans celui

481

de la sanction et donc de la surveillance de la normalisation et de lrsquoexamen et ainsi de

lrsquoimputation du culpa du crimen Une autre efficaciteacute est possible qui relegraveve du

conditionnement en amont qursquoaccompagne tact et disponibiliteacute et du geste restauratif en

aval

Ajoutons que le cadre alternatif esquisseacute dans notre travail nrsquoest jamais qursquoune

alternative parmi drsquoautres possibles loin de nous lrsquoideacutee de preacutesenter la solution notre

deacutemarche est toute zeacuteteacutetique et si nous proposons ce nrsquoest jamais que supposition

hypothegravese et tentative

Il ne srsquoagit pas de refuser toute autoriteacute ndash mais la sanction ressort du pouvoir et non

de lrsquoautoriteacute Lrsquoautoriteacute eacutemane selon nous drsquoune normativiteacute inheacuterente au savoir qui ne

saurait se crisper dans la deacutecision drsquoun seul ni dans un pouvoir de contrainte crsquoest le sens qui

srsquoimpose comme ligne directrice agrave celui qui apprend Aussi ne srsquoagit-il pas davantage de

renoncer agrave lrsquoordre ndash mais la sanction relegraveve drsquoun ordre figeacute qui ne saurait eacutepouser sans une

certaine forme de violence lrsquoondoyance du reacuteel

Contraste entre une reacutealiteacute historique qui lie presque analytiquement sanction et

eacuteducation et une investigation philosophique qui les deacutelie pour en interroger jusqursquoau

caractegravere preacutetendument syntheacutetique La sanction dite eacuteducative a pour elle son histoire ndash crsquoest

lagrave certainement son grand argument Mais le fait ne fait pas droit ndash tout comme le droit

juridique ne fait pas philosophiquement droit Il nous semble ainsi que la sanction nrsquoa pas loin

srsquoen faut cette eacutevidence eacuteducative qursquoon lui a si souvent consacreacutee

Sur les canons de Louis XIV on pouvait lire ultima ratio regum la guerre ou la force est

la derniegravere des raisons qursquoon peut mobiliser pour faire triompher ses vues La sanction agrave

lrsquoinstar des canons a longtemps paru ecirctre lrsquoultime moyen drsquoeacuteduquer les humains nous

pensons au contraire que lrsquoeacutechec pointe quand cette raison est alleacutegueacutee et peut-ecirctre

davantage encore quand elle est normaliseacutee

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Index Nominum

Agamben 162 390 391 392 393 394 395 396

397 398 399 400 401 402

Alain 13 76 84 91 128

Arendt 84 85 86 87 312 433 434

Aristote 76 128 129 135 153 256 258 319 330

331 395 396 397 398 399 402

Arvert 283 284 285 286

Ayral 346 347 349

Bateson 48 142

Bayle 240

Behrent 254

Bentham 175 176 177 191

Bourdieu 81

Canguilhem 23 234 271 479

Cario 444 445 452 453 455 488

Conche 16 17 195 250 431

Deci amp Ryan 341 342 344 345 465 479

Deleuze 381

Dijk 451 456 457 458 460 489

Dostoiumlevksi 239

Durkheim 49 63 98 139 254 255 257 258 260

261 262 263 264 265 266 267 268 269 271

272 274 275 318 423

Eacuterasme 119

Favre 36 37 39 40 169 170 350 359 361 362

427 428 429 430 431 432 434 435 436 440

441 442 443 448

Ferenczi 22 144 219

Foucault 8 16 64 73 75 76 77 120 347 373

375 376 377 378 379 380 461

Freud 9 143 150 186 204 205 206 207 209

210 211 212 214 215 216 217 218 219 220

221 223 224 226 303 367 439 476

Fromm 22 215 220

Gordon 333 334 335 337 338 340

Guyau 3 18 59 67 98 101 149 150 151 152

153 176 177 180 181 193 196 204 234 237

239 244 254 260 261 262 269 286 287 288

289 290 291 292 294 295 296 297 298 299

300 301 302 303 304 314 328 329 366 423

437 476

Hayek 423 424 425 426 427 467 481 491

Hegel 60 278 279 280 281 282 490 491

Hobbes 184 185 186 187 188 189 190 191 205

242 267

Houssaye 88 90 103

Jullien 384 401 402 403 405 407 421 438 478

480

Jung 215

Kambouchner 368 401

Kant 10 44 45 55 58 60 86 100 139 140 145

149 191 210 232 248 249 250 251 252 253

254 258 263 268 269 274 286 287 291 295

299 318 327 328 329 382 392 402 403 423

Kelsen 98 100 394

Kolly 475 476 477 478 479 480 481 482 483

484

Laborit 53 223 276 351 352

LeDoux 357

Marrou 104 105 107

Martins 211

Maurel 114 213 221

Meirieu 6 19 46 165 166 167 168 170 171 172

173 174 355 356 382

Milgram 54 171 221 222 295 304 305 306 307

308 309 310 311 312 313 314 367 410 433

Mill 175 177 178 179 180 181 182 183 191

Miller 89 142 216 217 218 296

Montaigne 3 27 29 30 31 32 33 34 35 236

419 430 494

496

Montesquieu 97 98 100 138 189 240 241 242

243 247

Montessori 64 120 462 474 475 476 477 478

479 480 481 482 483 484

Morin 47 327 427 450

Muller 269 303 328

Nelsen 111 336 337 495

Nietzsche 3 29 30 31 32 48 51 59 60 61 63

94 95 96 97 101 104 106 148 149 153 173

195 196 197 198 200 204 211 213 226 227

228 229 230 231 232 233 234 235 236 237

238 246 256 270 303 383 384 385 386 388

389 390 396 399 403 410 431

Orrugrave 267

Pascal 56 70 272 325

Piaget 53

Platon 57 70 125 128 129 131 133 134 135

136 137 138 139 146 152 153 255 257 258

261 267 325 331 494

Prairat 5 7 73 89 90 203 204 208 248 263 317

319 320 321 322 323 324 325 329

Reboul 7 14 50 52 62 67

Reeve 336 339 340 341 345 364 441

Renaut 84 91 92 94

Revault drsquoAllonnes 94

Rogers 48 50 67 333

Rousseau 12 18 27 31 40 56 58 68 107 154

155 156 157 158 159 160 161 162 163 164

165 171 189 190 213 223 225 243 255 264

302 332 333 335 365 402 405 412 426 439

440 449

Saint Augustin 11 114 115 116 117 274 399 400

Skinner 201 202 203 365 367 371

Spencer 269 302

Spinoza 45 258 338 342 387

Terestchenko 437

Tolstoiuml 121 301 302 303 462 463 464 466 468

470 471 472 473 474 481 493

Watzlawick 408 409 410

Weber 73 82 84

Zehr 445 446 447 448 451 453

497

Table des matiegraveres

Introduction 4

La sanction eacuteducative comme problegraveme 4

01 Intention 4

02 Y a-t-il un problegraveme de la sanction 5

03 La sanction en eacuteducation un enjeu anthropologique et meacutethodologique 9

04 Problegraveme public ou priveacute 12

05 Le probleacutematique laquo droit de punir raquo en eacuteducation 15

06 Peut-on seulement se passer de sanction 17

07 La frustration est-elle incontournable 18

08 Le risque drsquoillusion reacutetrospective 21

09 Esprit de cette eacutetude philosophie et transdisciplinariteacute 23

010 Plan de ce travail 24

Partie I 26

Sanction et eacuteducation destins croiseacutes 26

1 Dresser ou eacuteduquer antinomie eacuteducative 27

11 Dresser et eacuteduquer 27

111 Une laquo fantaisie [hellip] contraire au commun usage raquo 27

Le cruel usage 27

Lrsquohumaniste fantaisie 30

112 Dressage et eacuteducation circuit long et circuit court 36

Circuit court et circuit long 36

Systegraveme de motivation seacutecurisation parasiteacutee et innovation 39

113 Eacuteducation des Anciens eacuteducation des Modernes 41

114 Bregraveve analyse de cette antinomie 43

498

115 Quelques distinctions recouvrant lrsquoopposition du dressage et de

lrsquoeacuteleacutevation 44

Lrsquoeacuteducation instrumentale et lrsquoeacuteducation autoteacutelique 44

Animaliteacute et personnaliteacute 45

Heacuteteacuteronomie et autonomie 45

Contraindre et obliger 46

Conformiser et eacutemanciper 46

Psittacisme et appropriation 48

Socialisation restreinte et socialisation eacutelargie 49

Inteacutegration versus eacutegoiumlsme 49

Le modegravele et le geacutenie 50

Le besoin de croyance et lrsquoesprit libre 50

Potestas et auctoritas 51

Former et apprendre 52

LrsquoEacutecole et lrsquoeacuteducation relativiste 53

Eacutetat agentique et eacutetat autonome 54

Lrsquohomme domestiqueacute et lrsquohomme reacutealiseacute 54

Le moyen et la fin 55

La moraline et la vraie morale 55

Bonhomie et bonteacute 56

Conversions 56

12 Quelques preacutecisions au sujet du vocabulaire employeacute 58

121 Pourquoi nous ne sommes pas kantien 58

122 Pourquoi nous ne sommes pas nietzscheacuteen 59

13 Problegravemes lieacutes 61

131 Antinomie 1 socialiser avec quelle socieacuteteacute 61

499

Socialisations 62

Socialiser ou eacutemanciper 62

Lrsquoeacuteconomie contre la culture 63

Normalisations 64

132 Antinomie 2 Lrsquourgence autorise-t-elle le dressage 64

Supeacuterioriteacute axiologique de lrsquoeacuteleacutevation sur le dressage 64

Statique et dynamique 65

135 Antinomie 3 lrsquoindividu contre la socieacuteteacute 66

Conclusion la sanction au sein de cette antinomie 68

2 Qursquoest-ce qursquoune sanction 70

21 Eacutetymologie 70

22 Usages du terme 71

23 Distinctions terminologiques 72

231 Sanction et punition 72

232 Sanction et chacirctiment 75

233 Sanction et correction 77

234 Sanction et violence 80

235 Deacutefinition provisoire de la sanction 81

24 Appendice rapprochements problegravemes 82

241 Sanction et autoriteacute 82

Lrsquoautoriteacute eacuteducative par-delagrave charisme tradition et loi 82

Auctoritas potestas et persuasion 84

Le fait de lrsquoautoriteacute et ses raisons 86

Lrsquoautoriteacute problegraveme eacuteducatif indeacutepassable 88

La crise (ou eacuterosion) engageacutee au moment moderne 90

Histoire monumentale antiquaire et critique 94

500

242 Sanction et loi 97

Conseacutequence naturelle et loi humaine φύσις καὶ νόμος 97

Loi theacuteologique et loi juridique Θέμις καὶ νόμος 98

La loi juridique comme horizon eacuteducatif Νόμος καὶ παιδεία 99

3 Bregraveve histoire de la sanction dite eacuteducative la sanction laquo universelle raquo 103

31 LrsquoAntiquiteacute 104

311 Une peacutedagogie violente 104

312 Une eacutepisteacutemegrave militaire 105

313 Deux antiques contestations Plutarque et Quintilien 110

32 Le Christianisme 112

321 La laquo folie raquo de lrsquoenfant 112

322 Yahveacute tel un pegravere qui punit 113

323 Le dogme du Peacutecheacute Originel 114

33 Les temps modernes 117

331 LrsquoAncien Reacutegime et le temps de la reacuteglementation (1550-1800) 117

332 Le temps de la libeacuteralisation (1800-1960) 120

333 Le temps des doutes (1960- ) 121

Partie II 122

Pourquoi sanctionner 122

Diffeacuterentes tentatives pour justifier la sanction 122

4 Sanctionner pour eacuteduquer Expier la faute 124

41 La sanction permet-elle de gueacuterir le transgresseur 124

411 Criton rendre le mal pour le mal est injuste tout simplement 124

412 Gorgias ou la fonction drsquoexpiation 126

413 Protagoras le chacirctiment dissuasif ou la preuve que la vertu srsquoenseigne

128

501

414 Le Sophiste justice punitive admonestation et reacutefutation 130

415 Les Lois contraindre et persuader 134

42 Pourquoi lrsquoexpiation 138

421 Piaget et Inhelder 138

422 Lrsquoexpiation cause ou effet de lrsquoeacuteducation 140

43 Le remords (comme sanction inteacuterieure) est-il eacuteducatif 145

431 Calliclegraves ou la vie τὰ κατὰ φύσιν 145

432 La honte comme deacutegradation la critique de Nietzsche 147

433 Le remords ou le retour de lrsquoexpiation la critique de Guyau 148

44 Chacirctier pour faire apprendre des laquo suites naturelles raquo 152

441 Le questionnement anthropologique 153

442 Eacutemile ou la marche de la nature 155

443 Ne pas raisonner avec les enfants 156

444 Le chacirctiment comme laquo suite naturelle raquo 158

445 Le retour du chacirctiment comme chacirctiment 161

45 La fonction de responsabilisation 164

451 La sanction comme imputation de la liberteacute 164

452 La fonction inteacutegrative de la sanction 170

5 Sanctionner pour dresser Le problegraveme de lrsquoefficaciteacute 173

51 La justification utilitariste de la sanction 173

511 Exposition critique du recours par Bentham agrave la sanction 174

512 Exposition critique du recours agrave la sanction par Mill 175

La sanction externe 176

La sanction interne 177

La sanction ultime la conviction drsquoune diffeacuterenciation qualitative des plaisirs

179

502

52 La fonction de protection la crainte 181

521 La proposition de Hobbes 181

522 Examen critique 187

53 La fonction mneacutesique 192

531 Chacirctiment et compensation 193

532 Eacutevolution du chacirctiment 195

533 Critique du lien chacirctiment ndash meacutemoire les effets du punishment 198

54 La frustration constructrice Le point de vue de la psychanalyse 201

541 Le renoncement pulsionnel 202

542 Y a-t-il une pulsion de mort 207

543 De la theacuteorie des pulsions agrave la theacuteorie de la seacuteduction Le retour de

neurotica 213

544 La pulsion de mort moins agrave craindre que la simple obeacuteissance sociale

219

545 Genegravese de lrsquoideacutee drsquoune agressiviteacute de lrsquoespegravece humaine la proposition de

Laborit 220

55 Dressage et eacutelevage La proposition de Nietzsche 223

551 Critique du dressage 224

552 Lrsquoeacutelevage laquo agrave deux doigts de la tyrannie raquo 227

553 La neacutecessiteacute des circonstances deacutefavorables 230

554 Le type supeacuterieur drsquohommes le surhumain versus le chreacutetien 233

56 Si Dieu (ou la sanction suprecircme) nrsquoexiste pas tout est perdu 235

561 Lrsquoutiliteacute peut-elle justifier la sanction religieuse 236

562 Le fanatisme preacutefeacuterable agrave lrsquoirreacuteligion 239

563 Critiques de lrsquoideacutee de sanction religieuse 240

La critique de Guyau 241

503

La critique de Nietzsche 242

6 Sanctionner pour sanctionner Le problegraveme de la loi 245

61 Kant ou la sanction autoteacutelique et deacutefonctionnaliseacutee 245

611 La transgression de la loi appelle a priori une punition proportionnelle 245

612 La sanction sans fonction 247

613 La sanction dans le cadre eacuteducatif entorses 249

62 Durkheim ou la transcendance de la loi sociale 251

621 Le reacutealisme social 251

622 La sanction au service de lrsquoautoriteacute 256

623 Νόμος ἀντινομία ἄνομος 261

63 Hegel ou lrsquohonneur drsquoecirctre sanctionneacute 274

Dialectique du crime et de la peine 274

Critiques 276

7 Ne pas sanctionner 279

71 Critique de la peacutedopleacutegie scolaire 279

711 Lrsquoautoriteacute paternelle intransfeacuterable 279

712 Lrsquoautoriteacute du texte sacreacute 280

713 La leacutegitimiteacute fautive de la punition corporelle 280

715 La punition corporelle comme dressage 281

72 Guyau ou la critique de la justice distributive 282

721 Critique morale de lrsquoideacutee de sanction 282

722 Pourquoi lrsquoideacutee de justice peacutenale 284

73 Recul de Guyau sur la question de la sanction 289

731 Lrsquoautoriteacute lrsquoamour la soumission et la crainte 290

732 Le chacirctiment corporel conditions et justification 291

733 Lrsquoart du souvenir ou lrsquoefficaciteacute du chacirctiment 294

504

734 Guyau juge de Tolstoiuml lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana 297

74 Lrsquoauto-sanction ou le dressage acheveacute lrsquoeacutetat agentique ou lrsquoobeacuteissance sans

sanction exteacuterieure 299

741 Conditions de lrsquoobeacuteissance 300

742 Lrsquoeacutetat agentique 302

743 Comment reacutesister 305

744 Lrsquoauto-sanction facteur de maintien dans lrsquoeacutetat agentique 309

Partie III 311

Comment sanctionner 311

Lrsquoefficaciteacute contestable de la sanction 311

8 La sanction peut-elle ecirctre juste et efficace 313

81 Justice versus efficaciteacute 313

811 Le cadre structurant (en toutes circonstances) 313

Regravegles pour bien sanctionner (conditions neacutecessaires et non suffisantes) 314

Principes drsquoune sanction eacuteducative 315

812 Adapter la sanction au greacute des circonstances 321

Derechef νόμος ϰαί ἄνομος 321

Reacuteduire les interventions 325

Le paradoxe de la sanction reacutepeacuteteacutee 327

82 La sanction peut-elle ecirctre efficace 329

821 La sanction punitive 329

822 La sanction reacutecompense 333

83 La sanction est-elle motivante La sanction comme reacutegulation extrinsegraveque

drsquoune motivation non-autodeacutetermineacutee 336

831 Le modegravele drsquoautodeacutetermination 337

Le postulat organiciste 337

505

Les besoins psychologiques 337

Les reacutegulations 338

832 Rewards et motivation intrinsegraveque 339

84 La sanction androcentreacutee ou comment la sanction scolaire renforce les

ineacutegaliteacutes 341

9 Effets physiologiques de la sanction 346

91 La punition et le systegraveme nerveux fuite inhibition et lutte (Henri Laborit)

346

92 Les effets neurobiologiques du stress 350

93 La sanction une laquo addiction raquo eacuteducative sans drogue 354

La sanction comme relevant drsquoun systegraveme de motivation parasiteacute 354

laquo Addiction raquo agrave la sanction 355

SM2 p 357

Conclusion 359

Lrsquoefficaciteacute probleacutematique de la sanction 359

Deacutenoncer la sanction est-ce faire lrsquoeacuteloge de lrsquoimpuniteacute 360

La sanction comme occasionfonction drsquoarrecirct 360

Normativiteacute et normalisation 363

Proposition et relance 363

Partie IV 365

Une eacuteducation sans sanction est-elle possible 365

Jalons pour une eacuteducation sans obligation ni sanction 365

10 Objectivation et subjectivation de la sanction conditions de possibiliteacute 368

101 Lrsquoobjectivation de la conduite lrsquoautoriteacute disciplinaire 368

1011 Le corps docile la fabrique de lrsquoindividualiteacute 369

La cellule ou lrsquoorganisation de lrsquoespace en tableaux 369

506

Une temporaliteacute scandeacutee ou la personnaliteacute organique 369

Le cumul geacuteneacutetique ou lrsquoimposition drsquoexercices 370

La combinatoire des personnaliteacutes ou lrsquoobeacuteissance par signe 370

1012 La sanction au sein drsquoinstruments du pouvoir disciplinaire les fonctions

disciplinaires 371

La surveillance hieacuterarchique 371

La sanction normalisatrice 372

Lrsquoexamen 373

Conclusion 374

1013 La sanction dans une socieacuteteacute de controcircle 375

102 Lrsquoinvention du sujet de lrsquoimputation 377

1021 Nietzsche la meacutetaphysique de la punition 378

Nietzsche ou la philologie du sujet 378

Le sujet nrsquoest rien geacuteneacutealogie de lrsquoimputation 380

laquo Lrsquoagir est tout raquo 382

1022 Pas de culpa sans sanction 384

Culpa de la neacutegligence agrave la faute de lrsquoagir agrave lrsquoagent 385

De lrsquoarbitraire de la loi agrave sa sanctification 386

La violence de la loi 387

1023 Crimen lrsquoaction sanctionneacutee ou la condition de possibiliteacute de lrsquoeacutethique et

de la politique occidentale 389

LrsquoAntiquiteacute ou le primat de la puissance 389

Lrsquoinvention de la volonteacute 394

1024 Lrsquoheacuteteacuterotopie de la penseacutee chinoise 396

Ni causa ni culpa ni crimen 397

507

Une autre conception de lrsquoefficaciteacute transformation versus action

conditionnement versus sanction 399

11 Un autre cadre 403

111 Comment produire un changement de type 2 403

1111 Les deux changements drsquoapregraves le groupe de Palo Alto 403

1112 Les substituts comme changements de type 1 405

1113 Exemple de recadrage le petit Hani 406

112 Pistes pour un recadrage 410

1121 Le geste et le tact 410

Le tact vertu eacuteducative par excellence 411

Le scepticisme en action 413

Lrsquoefficaciteacute la meilleure est discregravete 416

Repenser lrsquoordre taxis ou cosmos 418

1122 Transformer lrsquoagressiviteacute deacutedogmatiser lrsquoeacuteducation 422

Deacutedogmatiser la penseacutee derechef ne pas juger 424

Erreur et non faute 426

Lrsquoautoriteacute sans domination ni soumission 428

Affirmation de soi sans violence eacutecoute et disponibiliteacute empathie 430

La gestion pacifique des savoirs et des conflits 435

113 Le geste restauratif alternative agrave la sanction 438

1131 Qursquoest-ce que la justice restaurative 441

Ce qursquoelle nrsquoest pas 441

Ce qursquoelle est 441

La sanction deacuteresponsabilisante 445

1132 Sanction versus restauration 447

1133 La justice restaurative agrave lrsquoeacutecole 450

508

Condition de possibiliteacute la posture neutre ou les questions agrave (se) poser 450

Pour les conflits du quotidien 452

Pour les conflits plus graves 453

12 Un impossible deacutejagrave reacutealiseacute Deux heacuteteacuterotopies eacuteducatives sans sanction 456

121 Lrsquoeacutecole de Iasnaiumla Poliana 457

1211 Une eacutecole de la liberteacute sans contrainte ni sanction 459

1212 La force ou lrsquoordre libre 461

1213 Deux cas de punition 465

122 M Montessori et la normalisation comme meacuteta-solution aux problegravemes de

discipline 469

1221 La nature de lrsquoenfant 470

Aider lrsquoenfant agrave vivre 470

LrsquoHormegrave 471

Lrsquoesprit absorbant 472

Les peacuteriodes sensibles 472

La normalisation 474

1222 Une peacutedagogie sans punition ni reacutecompense (ni compliment) 477

Conclusion 480

Bibliographie 482

Index Nominum 495

Table des matiegraveres 497

Reacutesumeacute 510

Summary 510

Mots cleacutes 511

Keywords 511

509

510

Reacutesumeacute

Si la sanction en eacuteducation est un fait est-elle pour autant leacutegitime Partant du principe que le fait ne

fait pas droit mecircme lorsqursquoil est soutenu par une longue histoire notre travail consiste agrave sonder les raisons qui

ont fait de la sanction ce preacutetendu incontournable peacutedagogique

Le destin de leacuteducateur est-il de sanctionner Que lrsquoeacuteducateur entende eacutelever (par expiation ou la

responsabilisation) dresser ou controcircler la conduite (par intimidation) sanctionner par principe (par reacutefeacuterence agrave

une loi source de toute valeur) lrsquoeffet est le mecircme et le cercle logique patent la sanction est une contrainte tout

exteacuterieure qui ne saurait motiver durablement et efficacement le sujet et qui ne peut convertir qursquoagrave la condition

que le sujet sanctionneacute soit deacutejagrave converti Lrsquoappel agrave une sanction responsabilisante apparaicirct ainsi incantatoire

Il faut convenir toutefois que la sanction discipline la conduite Mais crsquoest par une fabrique du sujet qui

nrsquoa rien drsquoinnocent ni drsquoinoffensif fabrique des corps et des esprits invention de lrsquoagent drsquoimputation de la faute

de la culpabiliteacute de la volonteacute libre qui fait de tout ecirctre un ecirctre-pour-la-sanction et qui finit paradoxe par la

rendre indispensable Le sujet fait par la sanction finit par ecirctre fait pour la sanction la sanction qui sanctifie la

loi et en exhibe lrsquoessence ne peut qursquoecirctre hanteacutee par lrsquoideacutee drsquoexpiation

Une autre approche eacuteducative pourtant est possible celle qui renonce agrave lrsquoagent agrave la faute agrave la

culpabiliteacute et qui procircne la transformation discregravete et en amont de lrsquoagir Cette eacuteducation sceptique qui prend

acte de lrsquoincertitude fonciegravere de lrsquoaction eacuteducative propose de faire du tact lrsquooutil preacuteventif du conflit et du geste

restauratif lrsquoinstrument de la reacuteparation du lien et de la construction de lrsquoavenir La veacuteritable autonomie ne

srsquoeacutepuise pas dans le regravegne figeacute de la loi mais appelle son deacutepassement anomique (au sens de Guyau) dans la

creacuteation drsquoun ordre-cosmos penseacute comme eacutemergence

Loin donc drsquoecirctre cet incontournable la sanction pourrait bien apparaicirctre en eacuteducation comme un

remegravede pire que le mal qursquoelle preacutetend soigner en tant qursquoelle produit cette homeacuteostasie qursquoelle seule peut

ensuite entretenir

Summary

If punishment is a fact is it legitimate all the same Starting from the principle that fact does not law

make even if bolstered by a long-running historical tradition we shall aim to scrutinize the reasons that turned

punishment into a so-called pedagogical staple

Is the teacher fated to punish Whether he seeks to raise ndash through atonement or responsibilization ndash

tame or control behavior through intimidation scold according to principle ndash in reference to a law from which all

values emanate ndash the effect remains the same and the logic remains patent punishment is a wholly external

constraint which cannot possibly motivate anyone efficiently and durably it can only function if the punished

person has already been indoctrinated The use of a responsibilizing punishment thus appears to be incantatory

511

One must admit however that punishment channels behavior And yet this channeling happens through

molding the person through a process that is neither innocent nor harmless the shaping of bodies and minds

the creation of means to blame to fault to guilt the shaping of free will that makes each being exist for the sake

of being punished and therefore paradoxically makes punishment inevitable The person shaped by punishment

ends up being made to be punished punishment means holding the law as gospel truth and flaunting its essence

therefore the one who punishes can only be obsessed by the idea of atonement

Another conception of education is possible nonetheless one that abandons the idea of agency of

blame and guilt and advocates for a quiet transformation prior to acting This skeptical transformation ndash which

acknowledges the fundamentally unpredictable nature of education ndash suggest using tact to prevent conflict along

with the act of mending to strengthen the social bond and build the future Genuine autonomy does not wither

under the immutable yoke of the law it calls for emancipation through anomia (in Guyaursquos sense) by creating a

cosmic order conceived as emergence

Punishment then is far from being a staple of education it could very well be a cure far worse than the

ailing it seeks to cure Indeed it creates the homeostasis that it alone can enable further

Mots cleacutes Sanction eacuteducative punition autonomie anomie autoriteacute responsabiliteacute

Keywords Educational sanction punishment autonomy anomy authority responsability

  • Table des matiegraveres cliquable
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