le geste, pratique ou communication?

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Sémiotique

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  • Julia Kristeva

    Le geste, pratique ou communication?In: Langages, 3e anne, n10, 1968. pp. 48-64.

    Citer ce document / Cite this document :

    Kristeva Julia. Le geste, pratique ou communication?. In: Langages, 3e anne, n10, 1968. pp. 48-64.

    doi : 10.3406/lgge.1968.2548

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1968_num_3_10_2548

  • JULIA KRISTEVA

    LE GESTE, PRATIQUE OU COMMUNICATION ?

    Si, ferm notre langage, tu n'entends pas nos raisons, dfaut de la voix, parle-nous en gestes barbares.

    Eschyle, Agamemnon.

    Par le geste il reste l'intrieur des limites de l'espce, donc du monde phnomnal, mais par le son il rsout le monde phnomnal en son unit premire...

    ...en gnral tout geste a un son qui lui est parallle ; L'alliance la plus intime et la plus frquente d'une sorte

    de mimique symbolique et de son constitue le langage. Nietzsche, La Conception dionysiaque du monde

    (t 1870).

    Car ct de la culture par mots il y a la culture par gestes. Il y a d'autres langages au monde que notre langage occidental qui a opt pour le dpouillement, pour le desschement des ides et o les ides nous sont prsentes l'tat inerte sans branler au passage tout un systme d'analogies naturelles comme dans les langues orientales.

    Artaud, Lettres sur le langage, I (15 septembre 1931).

    1. Du signe l'anaphore.

    Si nous choisissons ces rflexions comme exergues, ce n'est pas uniquement pour indiquer l'intrt que la pense antinormative a toujours eu pour la gestualit, et plus que jamais aprs la coupure pistmologique des xix-xxe sicles, lorsque travers Nietzsche, Freud et certains textes dits potiques (Lautramont, Mallarm, Roussel) elle tend s'vader des grilles de la rationalit logocentrique ( sujet , discours, communication). C'est plutt pour accentuer une (leur) contradiction, ou mieux, cette (leur) complmentarit que la linguistique actuellement affronte avant de se renouveler.

    En effet, au moment o notre culture se saisit dans ce qui la constitue le mot, le concept, la parole , elle essaie aussi de dpasser ces fondements pour adopter un point de vue autre, situ en dehors de son systme propre. Dans ce mouvement de la pense moderne concernant les systmes

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    smiotiques, deux tendances semblent se dessiner. D'une part, parties des principes de la pense grecque valorisant le son comme complice de Vide et par consquent comme moyen majeur d'intellection, la littrature, la philosophie et la science (y compris dans leurs manifestations les moins platoniciennes, comme le prouvent les citations d'Eschyle et de Nietzsche) optent pour le primat du discours verbal considr comme une voix- instrument d'expression d'un monde phnomnal , d'une volont ou d'une ide (un sens). Dans le champ ainsi dcoup de la signification et de la communication, la notion de pratique smiotique est exclue, et par l mme, toute gestualit est prsente comme mcanique, redondante par rapport la voix, illustration-redoublement de la parole, donc visibilit plutt qu'action, reprsentation accessoire (Nietzsche) plutt que processus. La pense de Marx chappe ce prsuppos occidental qui consiste rduire toute praxis (gestualit) une reprsentation (vision, audition) : elle tudie comme productivit (travail + permutation de produits) un processus qui se donne pour de la communication (le systme de l'change). Et ceci par l'analyse du systme capitaliste comme une machine travers le concept de darstellung, c'est--dire, d'une mise en scne autorgulatrice, non pas spectacle, mais gestualit impersonnelle et permutante qui, n'ayant pas d'auteur (de sujet), n'a pas de spectateur (de destinataire) ni d'acteurs, car chacun est son propre actant qui se dtruit comme tel, tant la fois sa propre scne et son propre geste 1. Nous trouvons ainsi, un moment crucial de la pense occidentale qui s'affirme en se contestant, une tentative de sortie de la signification (du sujet, de la reprsentation, du discours, du sens) pour lui substituer son autre : la production comme geste, donc non tlologique puisque destructrice du verbalisme (nous dsignons par ce terme la fixation d'un sens et/ou d'une structure comme enclos culturel de notre civilisation). Mais la smiotique n'a pas encore tir de la dmarche marxiste les conclusions qui la concernent.

    D'autre part, une tendance s'affirme de plus en plus nettement d'aborder des pratiques smiotiques autres que celles des langues verbales, tendance qui va de pair avec l'intrt pour des civilisations extraeuropennes irrductibles aux schmas de notre culture 2, pour les pratiques smiotiques des animaux ( le plus souvent analogiques , alors que dans le langage humain une partie de la communication est code digitalement 3) ou pour des pratiques smiotiques non phontiques (l'criture, le graphisme, le comportement, l'tiquette). Plusieurs chercheurs

    1. Cf. l'interprtation de ce concept par L. Althusser dans Lire le Capital , t. II, pp. 170-177.

    2. Cf. les travaux des smiologues sovitiques Trudy po znakovym sistemam, Tartu, 1965, et notre compte rendu L'expansion de la smiotique , in Information sur les sciences sociales, oct. 1967.

    3. Nous renvoyons ici aux travaux importants de Th. A. Sebeok, et particulirement Coding in the evolution of signaling behaviour , in Behaviorial science 7 (4), 1962, pp. 430-442.

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    qui travaillent sur diffrents aspects de la gestualit ont constat et essay de formaliser l'irrductibilit du geste au langage verbal. Le langage mimique n'est pas seulement langage, mais encore action et participation l'action et mme aux choses , crit le grand spcialiste de la gestualit Pierre Olron, aprs avoir dmontr que les catgories grammaticales, syntaxiques ou logiques sont inapplicables la gestualit parce qu'oprant avec des divisions tranches 4. Tout en reconnaissant la ncessit du modle linguistique pour une approche initiale de ces pratiques, les tudes rcentes tentent de se librer des schmas de base de la linguistique, d'laborer de nouveaux modles sur de nouveaux corpus, et d'largir, a posteriori, la puissance de la procdure linguistique elle-mme (donc de rviser la notion mme de langage, compris non plus comme communication, mais comme production).

    C'est ce point prcisment que se situe, notre avis, l'intrt d'une tude de la gestualit. Intrt philosophique et mthodologique de premire importance pour la constitution d'une smiotique gnrale, parce qu'une telle tude permet de dpasser en deux points fondamentaux les grilles labores sur un corpus verbal que la linguistique inflige la smiologie aujourd'hui et qu'on signale souvent parmi les dfauts invitables du structuralisme 5.

    1 . La gestualit, plus que le discours (phontique) ou l'image (visuelle) est susceptible d'tre tudie comme une activit dans le sens d'une dpense, d'une productivit antrieure au produit, donc antrieure la reprsentation comme phnomne de signification dans le circuit communi- catif ; il est donc possible de ne pas tudier la gestualit comme une reprsentation qui est un motif d'action, mais ne touche en rien la nature de l'action (Nietzsche), mais comme une activit antrieure au message reprsent et reprsentable. videmment, le geste transmet un message dans le cadre d'un groupe et n'est langage que dans ce sens; mais plus que ce message dj l, il est (et il peut rendre concevable) l'laboration du message, le travail qui prcde la constitution du signe (du sens) dans la communication. A partir de l, c'est--dire en raison 'du caractre pratique de la gestualit, une smiologie du geste devrait avoir pour raison d'tre de transgresser les structures code-message-communication, et d'introduire un mode de pense dont il est difficile de prvoir les consquences.

    2. Rduite une pauvret extrme dans l'enclos de notre civilisation

    4. Olron Pierre, tudes sur le langage mimique des sourds-muets , in Anne psychologique, 1952, t. 52, pp. 47-81. Contre la rductibilit de la gestualit la parole : Kleinpaul R., Sprache ohne Worte. Idee einer allgemeinen Wissenschaft der Sprache, Verlag von Wilhelm Friedrich, Leipzig, 1884, 456 p. Leroi-Gourhan A., Le Geste et la parole, Albin Michel, Paris.

    5. Jean Dubois a dmontr comment, bloque par les schmas de la communication, la linguistique structurale ne peut envisager le problme de la production du langage qu'en rintroduisant geste rgressif dans le courant de la pense moderne l'intuition du sujet parlant (cf. Structuralisme et linguistique , in La Pense, oct. 1967, pp. 19-28).

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    verbale, la gestualit s'panouit dans des cultures extrieures la zone grco-judo-chrtienne 6. L'tude de cette gestualit, l'aide de modles pris aux civilisations mmes o elle se manifeste, nous donnera en revanche de nouveaux moyens de penser notre propre culture. De l, la ncessit d'une troite collaboration d'anthropologues, historiens de la culture, philosophes et smiologues pour la sortie de la parole .

    Dans cette perspective nous nous arrterons ici deux renversements \ que l'acception de la gestualit comme pratique introduit dans la rflexion < sur les systmes smiotiques : 1. la dfinition de la fonction de base (nous t. ne disons pas unit de base) du geste, 2. la differentiation pratique- ; productivit /communication-signification.

    Nous prendrons quelques exemples l'anthropologie non titre de pices de conviction mais de matire de raisonnement. Les tudes anthropologiques concernant les systmes smiotiques des tribus dites primitive partent, notre connaissance, toujours du principe philosophique courant (platonicien) que ces pratiques smiotiques sont l'expression d'une ide ou d'un concept antrieurs leur manifestation signifiante. La linguistique moderne modele sur le mme principe (nous pensons la dichotomie du signe linguistique en signifiant-signifi) rcupre immdiatement une telle conception dans le circuit de la thorie de l'information. Or, une autre lecture nous semble possible des donnes (des explications primitives concernant le fonctionnement des systmes smiotiques) cites par les anthropologues. Nous nous contenterons ici de quelques exemples. Ainsi : Les choses ont t dsignes et nommes silencieusement avant d'avoir exist et ont t appeles tre par leur nom et leur signe (nous soulignons). Quand (les choses) eurent t situes et dsignes en puissance, un autre lment se dtacha de gl et se posa sur elles pour les connatre : c'tait le pied de l'homme (ou grain de pied ), symbole de la conscience humaine 7. Ou bien : Selon la thorie de la parole des Dogons, le fait de dire le nom prcis d'un tre ou d'un objet quivaut le montrer symboliquement... (nous soulignons 8). Le mme auteur, voquant le symbolisme de l'pingle cheveu comme le tmoignage de la cration du monde par Amma chez les Dogons, rappelle 1' association par la forme de l'objet, avec un doigt allong , et l'interprte comme un index allong pour montrer quelque chose , d'o, le doigt d'Amma crant le monde en le montrant 9 (nous soulignons). D'autre part, certaines tudes des systmes smiotiques non phontiques, scripturaux,

    6. Cf. Granet M., La Pense chinoise, ch. II et III, Paris, 1934; La droite et la gauche en Chine , in tudes sociologiques sur la Chine, P. U. F., 1953; les textes d'Artaud sur les Tarahumaras (La Danse du peyotl) ou ses commentaires du thtre balinais; Zami, La Tradition secrte du N, trad, et commentaires de Ren Sieffert, Gall., 1967; la tradition indienne du thtre Katakali (Cahiers Renaud-Barrault, mai- juin 1967), etc.

    7. Dieterlen G., Signe d'criture bambara , cit par Genevive Calame-Griaule, La Parole chez les Dogons, pp. 514, 516,

    8. Galame-Griaule G., op. cit., p. 363. 9. Ibid., p. 506.

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    n'ont pas manqu d'insister sur la complmentarit de deux principes de smiotisation : d'une part, la reprsentation, de l'autre, Vindication. Ainsi on connat les six principes de l'criture Lieou-chou (403-247 av. J.-C.) : 1. reprsentation figurative des objets, 2. indication d'action, 3. combinaison d'ides, 4. composition d'lments figuratifs et phontiques, 5. dplacement de sens, 6. emprunt, de mme que la division des caractres chinois en wen (figures tendances descriptives) et tsen (caractres composs tendance indicative 10).

    Si toutes ces rflexions supposent l'antriorit du systme smiotique par rapport au rel , il est frappant que cette antriorit, contrairement aux explications des ethnologues, n'est pas celle d'un concept par rapport une voix (signifi-signifiant), mais d'un geste de dmonstration, de dsignation, d'indication d'action par rapport la conscience , l'ide. Avant (cette antriorit est spatiale et non temporelle) le signe et toute problmatique de signification u (et donc de structure signifiante) on a pu penser une pratique de dsignation, un geste qui montre non pas pour signifier, mais pour englober dans un mme espace (sans dichoto- nomie esprit /matire, ide/mot, signifi /signifiant), disons dans un mme texte smiotique, le sujet , 1' objet et la pratique. Cette procdure rend impossible ces notions de sujet , objet et pratique en tant qu'entits en soi, mais les inclut dans une relation vide (le geste = montrer) de type indicatif mais non signifiant, et qui ne signifie que dans un aprs celui du mot (phontique) et ses structures.

    On sait que la linguistique moderne s'est constitue comme science partir de la phonologie et de la smantique; mais il est temps peut-tre, en partant de ces modles phonologiques et smantiques, c'est--dire en partant de la structure, d'essayer de toucher ce qui ne l'est pas, n'y est pas rductible ou lui chappe compltement. videmment, l'approche de cet autre de la structure phontico-smantique n'est possible qu' travers cette structure mme. Aussi donnerons-nous cette fonction de base indicative, relationnelle, vide du texte smiotique gnral le nom d'anaphore, en rappelant la fois la signification de ce terme dans la syntaxe structurale ( l'anaphore est une connexion smantique supplmentaire, laquelle ne correspond aucune connexion structurale 12 ) et son tymologie (vacpop en grec veut dire surgissement, lvation, ascension, monte d'un fond ou retour vers l'arrire; ocvo^popixo = relatif ;

    10. Tchang Tcheng-Ming, L'criture chinoise et le geste humain, doctorat es lettres, Paris, 1937.

    11. R. Jakobson a raison d'objecter que montrer de doigt ne dnote aucune signification prcise, mais cette objection est loin d'liminer l'intrt du concept d'indication, d'orientation (nous dirons plus loin d'anaphore) pour une rvision des thories smantiques comme cela semble tre le propos de la communication de Harris et Vgelin la Confrence des Anthropologues et des Linguistes tenue l'Universit d' Indiana en 1952 (cf. Results of the Conference of Anthropologists and Linguistics , in Supplement to International Journal of American Linguistics, vol. 19, n 2, avril 1953, mm. 8, 1953). m; 12. Cf. Tesnire L., Esquisse d'une syntaxe structurale, P. Klincksieck, 1953.

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    le prfixe v, avec gen. dat. ace. dnote un mouvement vers, sur, travers quelque chose, il s'emploie pour dsigner une prsence continue dans la mmoire ou dans la bouche; pour Homre et d'autres potes l'adverbe v signifie s'taler sur tout l'espace, travers et partout ). La fonction anaphorique, donc relationnelle, transgressive par rapport la structure verbale travers laquelle nous l'tudions ncessairement, connote une ouverture, une extension (du systme de signe qui lui est postrieur mais travers lequel elle est ncessairement pense, aprs coup) que les donnes des ethnologues ne font que confirmer (pour les Dogons, Amma qui cre le monde en le montrant, signifie ouverture , extension , clatement d'un fruit ).

    D'autre part, la fonction anaphorique (nous pourrons dsormais employer ce terme comme synonyme de gestuelle ) du texte smiotique gnral constitue le fond (ou le relai?) sur lequel se droule un processus : la production smiotique qui n'est saisissable en tant que signification fige et reprsente qu'en deux points : la parole et l'criture. Avant et derrire la voix et la graphie il y a Yanaphore : le geste qui indique, instaure des relations et limine les entits. On a pu dmontrer les rapports de l'criture hiroglyphique avec la gestualit13. Le systme smiotique des Dogons qui finalement semble tre plutt un systme smantique scriptural que verbal, repose aussi sur l'indication : apprendre parler pour eux c'est apprendre indiquer en traant. A quel point le rle de Vindication est primordial dans la smiotique de cette tribu, est prouv par le fait que chaque parole est redouble par quelque chose d'autre qui la dsigne mais ne la reprsente pas. Cet anaphorique est soit un support graphique, soit un objet naturel ou fabriqu, soit une gestualit qui indique les quatre stades de l'laboration du systme smiotique (telle par ex. la parole des hommes en rgles 14 ).

    L'acceptation de la gestualit comme pratique anaphorique met entre parenthses l'tude du geste l'aide du modle du signe (donc l'aide des catgories grammaticales, syntaxiques, logiques) et nous suggre la possibilit de l'aborder travers des catgories mathmatiques de l'ordre des fonctions.

    Aprs ces considrations, une mise en garde s'impose : nous sommes loin ici de dfendre la thse courante dans certaines tudes sur la gestualit qui voudraient voir en celle-ci l'origine de la langue. La problmatique de 1' origine ne nous proccupe pas, et si nous insistons sur Yana- phoricit comme fonction de base du texte smiotique, nous sommes loin de_Ja_ poser comme originaire^ ni de considrer le geste comme diachro- niquement antrieur. .la phon ou la graphie. Il s'agit simplement de dfinir, partir du geste irrductible la voix (donc la signification, la communication) une particularit gnrale du texte smiotique en tant

    13. Tchang Tcheng-Ming, op. cit. 14. Galame-Griaule G., op. cit., p. 237.

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    que praxis corrlationnelle, permutationnelle, subversive et annihilante, particularit que les thories communicatives de la langue laissent dans l'ombre. Il s'agit, par l, de suggrer la ncessit d'une collaboration troite entre la smiotique gnrale d'une part, la thorie de la production et certains postulats de l'tude de l'inconscient (la dislocation du sujet), de l'autre. Il n'est pas impossible que l'tude de la gestualit soit le terrain d'une telle collaboration.

    Antrieure la signification, la fonction anaphorique du texte smiotique amne ncessairement dans le champ de rflexion qu'elle trace quelques concepts que nous voyons surgir dans toutes les civilisation qui ont atteint une haute smiotisation de la gestualit. C'est d'abord le concept d' intervalle : de vide, de saut, qui ne s'oppose pas la matire , c'est--dire, la reprsentation acoustique ou visuelle, mais lui est identique, et rciproquement. L'intervalle est une articulation non interprtable, ncessaire la permutation du texte smiotique gnral et abordable travers une notation de type algbrique, mais extrieure l'espace de l'information. De mme, le concept de ngativit15, d'annihilation des diffrents termes de la pratique smiotique (considre dans la lumire de son anaphoricit), qui est un processus de production incessante mais se dtruit elle-mme et ne peut tre arrte (immobilise) qu'a posteriori, par une superposition de mots. Le geste est l'exemple mme d'une production incessante de mort. Dans son champ l'individu ne peut pas se constituer le geste est un mode impersonnel puisqu'un mode de productivit sans production. Il est spatial il sort du circuit et de la surface (parce que telle est la zone topologique de la communication) et demande une formalisation nouvelle de type spatial. Anaphorique, le texte smiotique n'exige pas forcment une connexion structurale (logique) avec un exemple-type : il est une possibilit constante d'aberration, d'incohrence, d'arrachement, donc de cration d'autres textes smiotiques. De l qu'une tude de la gestualit comme production soit une prparation pour l'tude de toutes les pratiques subversives et dviatoires dans une socit donne.

    En d'autres termes, le problme de la signification est secondaire et peut tre mis entre parenthses dans une tude de la gestualit comme pratique. Ce qui revient dire qu'une science du geste visant une smiotique gnrale ne doit pas forcment se conformer aux modles linguistiques, mais les transgresser, les largir, en commenant par considrer le sens comme indication, le signe comme anaphore .

    Toutes ces considrations sur le caractre de la fonction gestuelle ne visent qu' suggrer une approche possible de la gestualit en tant qu'irrductible la communication signifiante. Il est vident qu'elles mettent en cause les bases philosophiques de la linguistique contemporaine

    15. L. Mail parle de zrologie : rduction zro des denotata et mme des signes qui les reprsentent dans un systme smiotique donn (cf. Pour une interprtation possible du terme de sunyavada , in Terminologia Indica, Tartu, 1967).

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    et ne peuvent trouver leurs moyens que dans une mthodologie axioma- tise. Notre but a t seulement de rappeler que si la linguistique, comme le remarquait Jakobson, a longuement lutt pour annexer les sons (nous soulignons) de la parole... et incorporer les significations (nous soulignons) linguistiques 16 , le temps est venu peut-tre d'annexer les gestes et d'incorporer la productivit la science smiotique.

    L'tat actuel de la science de la gestualit telle qu'elle se prsente sous sa forme la plus labore dans la kinsique amricaine est loin d'une telle acception. Elle nous intressera pourtant dans la mesure o elle tend tre indpendante des schmas de la linguistique verbale, sans tre pour autant une dmarche dcisive pour la construction d'une smiotique gnrale.

    2. La kinsique amricaine.

    La kinsique en tant que mthodologie traite des aspects commu- nicatif s du comportement appris et structur du corps en mouvement 17 , crit le plus eminent des kinsistes amricains Ray Birdwhistell aux travaux duquel nous nous rfrons dans ce qui suit. Sa dfinition donne les caractristiques et les limites de cette science rcente, en la situant dans la marge de la thorie de la communication et du behaviorisme. Nous reviendrons plus loin sur les impacts idologiques qu'une telle dpendance impose la kinsique. Au pralable, nous voquerons son histoire de mme que l'aspect gnral de son appareil et de ses procds.

    La naissance de la kinsique.

    C'est Darwin que les kinsistes dsignent comme tant l'origine de l'tude communicative des mouvements corporels. Expression of the Emotions in Man and the Animals (1873) est cit souvent comme le livre de dpart de la kinsique actuelle, quoiqu'une rserve soit faite en ce qui concerne le manque de point de vue communicatif (sociologique) dans l'tude darwinienne de la gestualit. Les travaux de Franz Boas jalonnent ensuite la naissance de la kinsique amricaine : on connat l'intrt de l'ethnologue pour le comportement corporel des tribus de Northwest Coast, comme le fait qu'il encourageait les recherches d'Effron sur les contrastes du comportement gestuel des Juifs italien et est- europens 18. Mais c'est surtout la dmarche anthropologico-linguistique d'Edouard Sapir et en particulier sa thse que la gestualit corporelle

    16. Jakobson R., Essais de linguistique gnrale, d. de Minuit, Paris, 1963, p. 42. 17. Paralanguage : 25 Years after Sapir , in Lectures in Experimental Psychiat

    ry, d. by Henry W. Brosin, Pittsburg, Pa. Univ. of Pittsburg Press. 18. Efron David, Gesture and Environment, a tentative study, etc., Kings Grown

    Press, New York, 1941.

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    est un code qui doit tre appris en but d'une communication russie 19, qui suggrent les tendances de la kinsique actuelle. Les recherches des psychiatres et des psychanalystes amricains ont, par la suite, mis l'accent sur la relativit culturelle du comportement gestuel : Weston La Barre 20 dmontre le concept de Malinowski de la communication phatique et fournit des documents sur les pseudo-langages qui prcdent le discours verbal.

    Il semble de mme que 1' analyse micro-culturelle telle qu'elle se rvle surtout dans les crits de Margaret Mead 21 avec ses utilisations de camras et l'accentuation des dterminations culturelles du comportement, ont t particulirement stimulants pour le dveloppement de la kinsique.

    Ainsi, vers les annes 50, les efforts conjoints des anthropologues, des psychanalystes et des psychologues amricains avaient dj esquiss une nouvelle sphre de recherche : le comportement corporel comme un code particulier. La ncessit se posa alors d'une science spcialise qui. puisse interprter et comprendre ce nouveau code vu comme un nouveau secteur de la communication. C'est la linguistique amricaine de Bloom- field 22, mais plus encore de Sapir 23, Trager et Smith 24 que la nouvelle science de la gestualit alla chercher ses modles pour se constituer comme une science structurale. Ainsi, par le trajet que nous venons de dcrire, apparat en 1952 Introduction to Kinesiecs de Ray Birdwhistell qui marque le commencement, d'une tude structurale du comportement corporel. On connat l'acception psychologique et empiriquement sociologique du langage dans les thories de Sapir : sa distinction entre une personnalit en soi et une culture environnante qui l'influence, entrane une diffrenciation mcaniste et vague entre un point de vue social et un point de vue individuel dans l'approche du fait linguistique avec prfrence donne au point de vue personnel 25 . Cette thse difficilement soute- nable aujourd'hui (aprs la pulvrisation freudienne, et en gnral psychanalytique, de la personne en tant que sujet = entit interactionnelle ), dtermine la dmarche kinsique. Et surtout, le postulat de Sapir que le discours doit tre tudi comme une srie de niveaux analysables

    19. Sapir E., The Selected Writings of Edward Sapir, Univ. of Californis Press, Barkeley and Los Angeles, 1949.

    20. La Barre W., The Cultural basis of Emotions and Gestures , in The Journal of Personality, 16, 49-68, 1947; The Human Animal, Univ. of Chicago Press, Chicago, 1954.

    21. Mead M., On the Implications for Anthropology of the Gesell-ing approach to Maturation, Personal Caracter and the Cultural Milieu, d. D. Harring, Syracuse Univ. Press, 1956. Aussi Mead and Bateson, Balinese Caracter ; Mead M. and Cooke Macgregor Fr., Growth and Culture, G. P. Putnams Sons, New York, 1952.

    22. Bloomfield L., Language, Hilt., New York, 1933. 23. Sapir E., Language. An Introduction to the Study of Speech, Harcourt Brace

    and Co., Inq., 1921. 24. Trager George L. and Smith Hary Lee, An Outline of English Structure,

    Oklohama. 25. Sapir E., Selected writings, pp. 533-543 et 544-559.

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    sparment pour permettre de mettre le doigt l'endroit prcis du complexe discursif qui nous mne faire tel ou tel jugement personnel 26 . C'est Sapir encore qui reconnat l'importance du comportement corporel dans la communication et remarque sa relation troite avec certains niveaux du discours : cette thse, nous le verrons, fournira une des proccupations majeures de la kinsique.

    Dans le mme courant personnaliste de la linguistique amricaine traitant des problmes de vocabulaire (Sapir : La personnalit est largement reflte dans le choix des mots ) et de style (Sapir : II y a toujours une mthode individuelle quoique pauvrement dveloppe d'arranger des mots dans des groupes et de remanier ceux-l en des units plus larges ), Zellig Harris a tudi la structure du discours comme un. terrain de comportement intersubjectif 27, mais ses modles distributio- nistes ont l'avantage d'avoir permis aux kinsistes de dpasser les units et les agencements sacraliss de la linguistique traditionnelle.

    A ces origines linguistiques de la kinsique s'ajoutent les recherches psycho-linguistiques de B. Whorf 28 et de Ch. Osgood29 qui, en analysant le rle du langage comme modle de pense et de pratique, orientent les tudes kinsiques vers le problme de la relation entre la communication et les autres systmes culturels en tant que porteurs du caractre culturel et de la personnalit .

    On peut s'apercevoir donc que, ne au croisement de plusieurs disciplines et domine par les schmas behavioristes et communicatifs, la kinsique cerne difficilement son objet et sa mthode et drape facilement vers des disciplines collatrales dans lesquelles la rigueur de la documentation va de pair avec un technicisme encombrant et une navet philosophique de l'interprtation. largissant la sphre de ses investigations, la kinsique amricaine se heurte au problme du sens du comportement gestuel, et essaie de trouver des solutions en s'appuyant sur l'ethnologie de la gestualit 30 et les recherches sur les gestes spcialiss des diffrents groupes 31 qui se joignent indirectement la kinsique en lui offrant un corpus pour ses recherches spcialises. Tel est aussi le rapport la kinsique d'une autre branche behavioriste appele analyse contextuelle et qui propose de riches donnes sociologiques, anthropologiques et psycha-

    26. Ibid., p. 534, cit par R. Birdwhistell in Paralanguage... 27. Zellig Harris, Methods in Structural Linguistics, Univ. of Chicago Press, Chi

    cago, 1951. 28. Whorf Benjamin Lee, Language, Thaught and Reality, Technology Press

    and John Wiley and Sons, New York, 1956. 29. Osgood Ch. E., Psycholinguistics, A Survey of Theory and Research Pro

    blems , Supplement to the International Journal of American Linguistics, vol. 20, n 4, oct. 1954, mm. 10, Waverly Press, Baltimore, 1954. 30. Hewes Gordon, Word Distribution of Certain Postural Habits , in American

    Anthropologist, vol. 57, 2, 1955, dresse une liste dtaille des positions corporelles dans les diffrentes cultures.

    31. Saitz Robert L. and Cervenka Edward J., Colombian and North American Gestures, a contrastive Inventory, Centro Colombo Americane, Correro 7, Bogota, 1962, pp. 23-49.

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    nalytiques pour une description systmatique ultrieure de la logique structurale de l'activit interpersonnelle dans un milieu social prcis 32. Remarquons, lors des dernires annes, une nouvelle extension de l'tude behavioriste de la gestualit : lajnvxemique qui s'occupe de la manire dont le sujet gesticulant organise son espace comme un systme cod dans le processus de la communication 33. Toutes ces variantes plus ou moins ttonnantes ou importantes que prend l'tude du comportement corporel en tant que message (communication) s'inscrivent dans le stock des donnes de base que la kinsique, spcialise comme une anthropologie linguistique, structure et interprte comme un code spcifique.

    Deux problmes principaux se posent devant la kinsique qui est Sen train de se constituer comme science : 1. l'utilisation qu'elle fera des n modles linguistiques. 2. la dfinition de ses propres units de base et /de leur articulation.

    Kinsique et linguistique.

    Rappelons que les premires tudes du langage gestuel taient loin de le subordonner la communication et encore moins au langage verbal. Ainsi on a pu dfendre le principe que toutes les varits de langage non verbal (signes prmonitoires, divination, symbolisme divers, mimique et gesticulation, etc.) sont plus universelles que le langage verbal stratifi en une diversit de langues. Une rpartition a t propose des signes appartenant au langage gestuel, en trois catgories : 1. communication sans intention de communiquer et sans change d'ide , 2. communication avec intention de communiquer mais sans change d'ides , 3. communication avec intention de communiquer et change d'ides34 . Cette smiologie gestuelle, quelque nave qu'elle soit, pointe sur la perspective dsormais oublie d'tudier le comportement corporel en tant que pratique sans essayer forcment de lui imposer les structures de la communication. Certaines analyses des rapports langage verbal /langage gestuel dfendent l'autonomie de ce dernier par rapport la parole et dmontrent que le langage gestuel traduit assez bien les modalits du discours (ordre, doute, prire) mais, par contre, de faon imparfaite les catgories grammaticales (substantifs, verbes, adjectifs); que le signe gestuel est imprcis et polysmique; que l'ordre syntaxique normal sujet-objet-prdicat peut varier sans que le sens chappe aux sujets; que le langage gestuel s'apparente au langage enfantin (accentuation du concret et du prsent; antithse; position finale de la ngation et de l'interrogation) et aux langues primitives 35 . Le langage gestuel a t de

    32. Ibid. 33. Hall Edw. T., A system for Notation of Proxemic Behaviour , in American

    Anthropologist, vol. 65, 5, 1963. 34. Kleinpaul R., op. cit. 35. Witte O., Untersuchungen fiber die Gebrdensprache. Beitrge zur Psychol

    ogie der Sprache , Zeitschrift fur Psychologie, 116, 1930, pp. 225-309.

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    mme considr comme le vritable moyen d'expression susceptible de fournir des lois d'une linguistique gnrale dans laquelle le langage verbal n'est qu'une manifestation tardive et limite l'intrieur du gestuel; phylogntiquement, le mimage se serait transform lentement en langage verbal, en mme temps que le mimographisme en phonographisme; le langage repose sur le mimisme (rpercussion dans le montage des gestes d'une individu des mimmes oculaires) qui revt deux formes : phonomimisme et cinmimisme; la gestualit enfantine tient du cinmi- misme avec prpondrance du mimisme manuel ( manuelage ) qui s'organise ensuite (stade du jeu) quand l'enfant devient mimodramatiste pour aboutir enfin au geste propositionnel de l'adulte conscient 36.

    Or, tout autre est la vise xinsique. Partie d'un psychologisme empirique, Ia^ communication laquelle obit le code gestuel dans la kinsique amricaine est considre comme une multichanel structure . La communication est un systme de codes interdpendants transmissibles travers des canaux influenables base sensorielle 37 . Dans une telle structure le langage parl n'est pas le systme communicatif, mais uniquement un des niveaux infra-communicatifs. Le point de dpart pour l'tude du code gestuel est donc la reconnaissance de l'autonomie du comportement corporel l'intrieur du systme communicatif, et de la possibilit de le dcrire sans employer les grilles du comportement phontique. C'est aprs ce postulat de base qu'intervient la coopration entre la linguistique et les donnes kinsiques, dans la mesure o la linguistique est plus avance quant la structuration de son corpus. Il est clair ds maintenant, et nous le verrons encore mieux dans ce qui suit, que le rapport linguistique /kinsique ainsi conu, s'il rserve une certaine indpendance de la kinsique l'gard de la linguistique phontique, l'oblige, par contre, d'obir aux prsupposs fondamentaux qui fondent la linguistique : ceux de la communication qui valorise l'individu tout en le mettant dans un circuit d' change (allant mme j usqu' envisager une dichotomie du comportement en motif et cognitif ). Ainsi, loin d'apporter une rupture dans les modles phontiques, la kinsique n'en fournit que des variations qui confirment la rgle.

    La kinsique se donne donc pour tche, de mme que la linguistique anthropologique, de rechercher les lments rptitifs dans le courant de la communication, de les abstraire et de tester leur signification structurale. Il s'agit d'abord d'isoler l'lment signifiant minimal de la position ou du mouvement, d'tablir l'aide d'une analyse oppositionnelle ses rapports avec les lments d'une structure plus large, et, en rptant ce procd, de construire un code segments hirarchiss. A ce niveau de recherche, le sens est dfini comme la signification structurale d'un lment dans

    36. Jousse M., Le mimisme humain et l'anthropologie du langage , in Revue anthropologique, juill.-sept. 1936, pp. 101-225.

    37. Birdwhistell R., Conceptual Bases and Applications of the Communicational Sciences, The Univ. of California, april 1965.

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    un contexte structural 38 . L'hypothse est mme avance que les lments structuraux de code gestuel ont en gnral la mme variabilit de fonction smantique que les mots 39.

    Le code gestuel.

    L'analogie entre la parole et le geste, prise comme base de la kinsique, impose d'abord la ncessit d'isoler diffrents niveaux du code gestuel : soit des niveaux corrspondants aux niveaux, admis par la linguistique, des langues; soit des niveaux qui permettent l'tude des interdpendances langage /gestualit.

    Dans la premire direction, Vgelin a pu trouver dans le langage gestuel, l'aide d'un systme de notation s'inspirant de celui de la chorgraphie, un nombre de signes distinctifs approximativement gal celui des phonmes d'une langue, et conclure de ce fait que le langage par geste peut tre analys selon deux niveaux analogues aux niveaux pho- nmatique et morphmatique des langues 40. Une autre taxinomie gestuelle est propose par Stok ** : il appelle les lments gestuels de base chrmes ; chaque morphme gestuel (= plus petite unit porteuse de sens) est compos de trois chrmes : points structuraux de position, configuration et mouvement, appels respectivement tabula (tab), desi- gnatum (dez), signation (sig). L'tude de la gestualit chez cet auteur suppose trois niveaux : chrology (analyse des chrmes), morpho- cheremics (analyse des combinaisons entre les chrmes) et morphemics (morphologie et syntaxe). Pour d'autres chercheurs, par contre, le langage gestuel ne comporte aucune unit correspondant au phonme : l'analyse doit s'arrter au niveau des units correspondant au morphme -2.

    Dans la deuxime direction, il est ncessaire de nous arrter aux thses de Ray BirdwhisteH dont la thorie est la plus labore de la kinsique amricaine. Pour lui, si la gestualit est une redondance, donc une doublure du message verbal, elle n'est pas que cela : elle a ses particularits qui donnent la communication son aspect polyvalent. De l, les analogies et les diffrences entre les deux niveaux langage/gestualit. BirdwhisteH marque. sa, rticence un.parallle-trop.pouss entre la gestualit et le- langage phontique. II est fort possible que nous forcions les donnes du mouvement corporel dans une trame pseudo-linguistique 43 . S'il l'ac-

    38. Ibid., p. 15. 39. BirdwhisteH R., Body Behavior and Communication , in International

    Encyclopedia of the Social Sc, dec. 1964. 40. Vgelin C. F., Sign language analysis : one level or two? , in International

    Journal of American Linguistics, 24, 1958, pp. 71-76. 41. Stokoe W. C, Sign language structure : an outline of the visual communic

    ation system of the American deaf , Studies in Linguistics : occasional papers, n 8. Department of Anthropolgy and Linguistics, Univ. of Buffalo, 1960, p. 78. Compte rendu par Herbert Landar in Language, 37, 1961, pp. 269-271.

    42. Krber A. L., Sign Language Inquiry , in International Journal of American Linguistics 24, 1958, pp. 1-19 (tudes des gestes indiens).

    43. BirdwhisteH R., Conceptual Basis...

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    cepte pourtant, c'est plutt pour des raisons d'utilit que par conviction de la validit finale d'un tel paralllisme. .

    Dans sa terminologie, l'unit minimale du code gestuel, qui correspondrait au niveau phon/phonme du langage verbal, porte le nom de kin et de kinme 44. Le kin est le plus petit lment perceptible des mouvements corporels, tel par exemple la hausse et la baisse des sourcils (bb A v); ce mme mouvement rpt dans un seul signal avant de s'arrter la position O (initiale), forme un kinme. Les kinmes se combinent entre eux tout en se joignant d'autres formes kinsiques qui fonctionnent comme des prfixes, suffixes, infixes et transfixes, et forment ainsi des units d'un ordre suprieur : , kinmorphes et kinmorphmes. Le kin mouvement i de, sourcil (bb A ) peut tre allokinique avec des kins hochement de tte (h A ) mouvement de main (/ A ) ou avec des accents, etc:, en formant ainsi des kinmorphes. A leur tour les kinmor- phmes se combinent dans des constructions kinmorphiques complexes. De sorte que la structure du code gestuel est comparable la structure du discours en son , mots , propositions , phrases et mme paragraphes 45 (les mouvements de. sourcils peuvent dnoter le doute, la question, la demande, etc).

    O commence la diffrenciation ' langage /gestualit? Deux classes de phnomnes semblaient apparatre d'abord. pour

    Birdwhistell dans le circuit kinsique. . Les premiers se: manifestent dans la communication avec ou sans

    parole et sont appels des donnes macro-kinsiques. La macro-kinsique traite donc des lments structuraux des constructions kinmorphiques complexes, c'est--dire de ces formes du code gestuel qui sont comparables aux mots, aux propositions, aux phrases et aux paragraphes.

    Les seconds sont exclusivement lis au courant de la parole et sont appels des kinmorphmes supra-segmentaux. Les mouvements lgers de tte, le clignotement des yeux, les froncements des lvres, les frissons du menton, des paules, des mains, etc., sont censs faire partie d'un systme kinsique d'accentuation quatripartite (quadripartite kinesic stress system ). Les kinmorphmes supra-segmentaux de ce systme -d'accent ont une fonction de type syntaxique : ils marquent les combinaisons spciales d'adjectif et de noms, d'adverbes et de mots d'action, et mme participent l'organisation des propositions ou bien relient des propositions l'intrieur des phrases syntaxiquement compliques. Les quatre accents que les kinmorphmes supra-segmentaux connotent sont : accent principal, accent secondaire, non-accentuation,, dsaccentuation46.

    44. Birdwhistell R., op. cit., 1952, et Some Body motion elements accompanying spoken american English , in Communication : concepts and Perspectives, Lee Trager

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    Un troisime type de phnomnes a t remarqu au cours des analyses ultrieures, qui ne possdent pas les proprits structurales des lments macro-kinsiques ou supra-segmentaux et qui, en outre, sont lis des classes particulires d'items lexicaux particuliers. Les lments de ce troisime niveau du code gestuel qui sont appels kinesic markers sont distinguer de ce qu'on appelle de faon gnral un geste . Bird- whistell prcise que le geste est un morphe li ( bound morph ) ce qui voudrait dire que les gestes sont des formes incapables d'autonomie, qu'ils exigent un comportement kinsique infixai, suffixal, prfixai ou transfixai pour obtenir une identit. Les gestes seraient une sorte de transfixe puisque insparable de la communication verbale 47. De mme, les marques kinsiques n'obtiennent de signification que relis certains items syntaxiques audibles, cette diffrence prs que, contrairement aux gestes, les marques kinsiques sont, pour ainsi dire, asservies un contexte phontique particulier. Ainsi, Birdwhistell le note juste titre, l'introduction de la notion marque kinsique dans le code gestuel est un compromis entre une position qui aurait dfini un tel comportement comme macro-kinsique, et une autre qui lui attribuerait un statut supra- linguistique ou supra-kinsique dans le systme smiotique. La classification des marques kinsiques est faite d'aprs les classes d'units lexicales auxquelles elles sont associes, ce qui donne une fois de plus la priorit aux structures linguistiques dans la construction du code gestuel. Les marques kinsiques ont quatre particularits gnrales : 1. leurs proprits articulatoires peuvent tre prsentes dans des classes oppositionnelles > 2. les marques kinsiques se manifestent dans un environnement syntaxique distinct (les lexemes auxquels elles sont associes appartiennent des classes syntaxiques distincts), 3. il y a des oppositions articulatoires situationnelles (qui permettent de rduire la confusion des signaux), 4. si la distinction des units est impossible dans leur articulation, elle dpend des oppositions syntaxiques environnantes. Ainsi la marque kinsique peut tre dfinie comme une srie oppositionnelle de comportement dans un environnement particulier48. Plusieurs varits de marques kinsiques sont remarques. Telles, les marques kinsiques pronominales (kp) associes (substituts de) pronoms, structures d'aprs l'opposition distance/proximit : he, she, it, those, they, that, then, there, any, some/ I, me, us, we, this, here, now. Le mme geste, largi, pluralise la marque kinsique pronominale : on obtient ainsi les marques de pluralisation (kpp) qui dsignent : we, we's, we'uns, they, these, those, them, our, you (pi.), you all, you'uns, youse, their. On distingue de mme des marques verbodes associes avec les kp sans interruption du mouvement, parmi lesquelles un rle important jouent les marques de temps (k*). Notons aussi

    d'adhrence ( hold juncture (~)) qui lie ensemble deux ou plusieurs accents principaux, ou bien un principal et un secondaire.

    47. Ibid. 48. Birdwhistell R., Some body...

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    les marques d'aire (fta) dnotant : on, over, under, by, through, behind, in front of, et qui accompagnent des verbes d'action; les marques de manire (km) associes avec des phrases comme a short time , a long time , ou slowly , swiftly . Une catgorie discutable reprsente les marques de dmonstration (kd).

    Il est ncessaire d'insister sur l'importance de ce niveau de l'analyse kinsique. Si les marques kinsiques semblent tre, dans le code gestuel, analogues aux adjectifs et aux adverbes, aux pronoms et aux verbes, elles ne sont pas considres comme drives du langage parl. Elles constituent une premire tentative d'tudier le code gestuel comme un systme autonome de la parole quoique abordable travers elle. Il est significatif que cet essai d'chapper au phontisme entrane ncessairement une terminologie non plus vocalique mais scripturale : Birdwhistell parle de marque comme on a pu parler de trace et de gramme (Derrida). Le geste vu comme marque, ou peut-tre la marque vue comme geste : voil des prmisses philosophiques qui restent dvelopper pour relancer un renouveau de la kinsique en tant qu'une science smiotique non linguistique, et pour mettre jour le fait que la mthodologie linguistique labore sur les systmes de communication verbale n'est qu'une approche possible, mais non exhaustive et mme non essentielle, de ce texte gnral qui englobe, outre la voix, les diffrents types de productions tels le geste, Vcriture, Vconomie. Les kinsistes amricains semblent tre conscients de cette ouverture que promet l'tude de la gestualit non subordonne aux schmas linguistiques : les marques kinsiques et linguistiques peuvent tre alloformes, c'est--dire des variantes structurales l'une par rapport l'autre, un autre niveau de l'analyse 49 . Mais cette prise de conscience, si elle tend assouplir la notion de communication (Birdwhistell considre que la rvaluation de la thorie de la communication a les dimensions qu'a obtenues la reconnaissance du fait que les processus neutres, circulaires, ou mme mtaboliques sont des systmes intra- psychologiques 50 ) ne sort pas pour autant de ses cadres.

    A cette stratification de la kinsique il faudrait ajouter une excroissance : l'tude du comportement parakinsique associ gnralement au niveau macro-kinsique de l'analyse. La parakinsique serait le parallle gestuel de la paralinguistique prconise par Sapir qui tudie les phnomnes accessoires de la vocalisation et en gnral de l'articulation du discours 51. Les effets parakinsiques particularisent le comportement individuel dans ce processus social qu'est la communication gestuelle pour la kinsique, et inversement rendent possibles la description des lments socialement dtermins d'un systme d'expression individuel. Ils n'apparaissent qu'une fois les lments macro-kinsiques isols, et

    49. Ibid., p. 38. 50. Ibid., p. ? 51. Trager George L., Paralanguage : a first approximation , in Studies in

    Linguistics, vol. 13, n 1-2, Univ. of Buffalo, spring 1958, pp. 1-13.

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    mettent ainsi nu ce qui traverse, modifie et donne un coloris social au circuit kinsique. Ce matriel parakinsique comprend : des qualificateurs de mouvement qui modifient des petites squences de phnomnes kiniques ou kinmorphiques; des modificateurs d'activit qui dcrivent le mouvement entier du corps ou la structure du mouvement des participants dans une interaction, et, enfin, set-quality activity 52, une gestualit pluridimensionnelle dont l'tude reste faire et qui analyserait le comportement dans les jeux, les charades, les danses, les thtres, etc. Pourtant Birdwhistell, de mme que d'autres auteurs ^ partage l'opinion qu'une analogie ou mme une substitution est possible entre les phnomnes kinsiques et paralinguistiques : chaque individu choisirait, selon ses dterminations idiosyncrtiques (qu'il incombe au psychologue d'tudier) des manifestations vocales ou kinsiques pour accompagner son discours.

    Ainsi, tout en restant bloque mthodologiquement par la psychologie, la sociologie empiriste et son complice la thorie de la communication en mme temps que par les modles linguistiques, la kinsique tend assouplir le structuralisme phontique.

    Subordonne aux prjugs d'un sociologisme positiviste, la kinsique opre travers des constats que le dveloppement mme de la linguistique (de la psychanalyse, ou de la smiotique des systmes modelant secondaires ) est en train de balayer : le sujet , la perception , l'galit ou la diffrence sensorielles , l'tre humain , la vrit d'un message, la socit comme intersubjectivit, etc . Relevant de la socit de l'change et de sa structure communicative , une telle idologie impose une interprtation possible des pratiques smiotiques ( les pratiques smio- tiques sont des communications ), et occulte le processus mme de l'laboration de ces pratiques. Saisir cette laboration quivaut sortir de l'idologie de l'change, donc de la philosophie de la communication, pour chercher axiomatiser la gestualit en tant que texte smiotique en cours de production, donc non bloqu par les structures closes du langage. Cette trans-linguistique la formation de laquelle la kinsique pourrait contribuer, exige, avant de construire son appareil, une rvision des modles de base de la linguistique phontique. Sans un tel travail et la kinsique amricaine, malgr son effort de se librer de la linguistique, prouve que ce travail n'est mme pas commenc il est impossible de rompre l'assujettissement intellectuel au langage, en donnant le sens d'une intellectualit nouvelle et plus profonde, qui se cache sous les gestes (Artaud) et sous toute pratique smiotique.

    52.' Birdwhistell R., Paralanguage... . 53. Mahl F., Schuze G., Psychological research in the extralinguistic erea ,

    pp. 51-124, in Sebeok T. A., Hayes A. J., Bateson H. G. (d.), Approaches to Semiotics : Cultural Anthropology, Education, Linguistics, Psychiatry, Psychology. Transactions of the Indiana Univ. Conf. on Paralinguistics and Kinesics, Mouton & Co., The Hague, 1964.

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