les rites funÉraires dans l’afrique du nord chrÉtienne …
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Les rites funeacuteraires dans lrsquoAfrique du Nord chreacutetiennedu 3e au 5e siegravecle agrave la lumiegravere des œuvres de
Tertullien Cyprien Lactance et AugustinJustin Zangre
To cite this versionJustin Zangre Les rites funeacuteraires dans lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne du 3e au 5e siegravecle agrave la lumiegraveredes œuvres de Tertullien Cyprien Lactance et Augustin Religions Universiteacute de Strasbourg 2016Franccedilais NNT 2016STRAK013 tel-01540274
UNIVERSITEacute DE STRASBOURG
EacuteCOLE DOCTORALE 270
EA 4377
THEgraveSE preacutesenteacutee par
Justin ZANGREacute
Soutenue le 29 juin 2016
pour obtenir le grade de Docteur de lrsquouniversiteacute de Strasbourg
DisciplineSpeacutecialiteacute Theacuteologie Catholique
LES RITES FUNEacuteRAIRES DANS LrsquoAFRIQUE DU NORD CHREacuteTIENNE DU 3e AU 5e s
agrave la lumiegravere des œuvres de Tertullien Cyprien Lactance et Augustin
THEgraveSE dirigeacutee par
Monsieur FAIVRE Alexandre Professeur Universiteacute de Strasbourg Madame VINEL Franccediloise (directrice 2013-2016) Professeur Universiteacute de Strasbourg
RAPPORTEURS
Madame BERTRAND-DAGENBACH Ceacutecile Professeur Universiteacute de Lorraine Monsieur JEANJEAN Benoicirct Professeur Universiteacute de Bretagne
Occidentale
AUTRE MEMBRE DU JURY Monsieur CHAPOT Freacutedeacuteric Professeur Universiteacute de Strasbourg
REMERCIEMENTS
Nos eacutetudes universitaires ont eacuteteacute un bonheur immense gracircce aux professeurs et
eacutetudiants croiseacutes sur le chemin du savoir Lrsquoimmersion dans ces anneacutees de
satisfaction a eacuteteacute possible par le concours drsquohommes et femmes auxquels nous
adressons notre tregraves profonde gratitude
A ma tregraves chegravere Maman dont lrsquoamour lrsquoabneacutegation les beacuteneacutedictions et la
preacutesence maternels mrsquoont toujours donneacute des ailes et du zegravele pour la route de vie
Aux Responsables eccleacutesiastiques de lrsquoArchidiocegravese de Ouagadougou qui nous
ont fait confiance et nous ont permis de mieux nous outiller pour le service de
lrsquoEacuteglise et de la socieacuteteacute
Aux Autoriteacutes eccleacutesiastiques de lrsquoArchidiocegravese de Strasbourg qui ont faciliteacute notre
parcours acadeacutemique gracircce agrave leur sens eacuteleveacute de lrsquoaccueil dans un eacutelan de
solidariteacute active et geacuteneacutereuse
Aux guides de valeur qui nous ont permis drsquoacqueacuterir les moyens et les cleacutes qui
permettent drsquoentrer dans le temple exaltant de la recherche scientifique
A Monsieur Alexandre Faivre dont les compeacutetences et la rigueur meacutethodologique
nous ont propulseacute vers un mieux-ecirctre intellectuel Nous lui souhaitons dans son
eacutetat actuel la force et la perseacuteveacuterance pour continuer la route Nous lui serons
reconnaissant toute notre vie pour le goucirct de la recherche qursquoil nous a donneacute
comme un heacuteritage paternel que nous partagerons tant que nous vivrons
A Madame Franccediloise Vinel qui a accepteacute de prendre le train en marche jusqursquoagrave
son terminus Sa disponibiliteacute a eacuteteacute un apaisement son sens de la motivation un
veacuteritable tremplin pour nous
Aux membres du jury Madame le Professeur Ceacutecile Bertrand-Dagenbach et
Messieurs les Professeurs Freacutedeacuteric Chapot et Benoicirct Jeanjean qui ont accepteacute
drsquoexaminer notre travail
A toutes celles et ceux de tous horizons qui ont apporteacute leur pierre preacutecieuse agrave
notre eacutedifice intellectuel
Toute ma profonde gratitude fraternelle avec ces mots agrave lrsquoadresse de tous
laquo Vivite ad multos et faustissimos annos Estote beati semper raquo
1
INTRODUCTION GEacuteNEacuteRALE
La ceacuteleacutebration de la mort est une donneacutee universelle constatable dans
toutes les cultures et les religions Si le culte funeacuteraire est une constante dans
la vie des peuples les pratiques lieacutees agrave ce culte peuvent ecirctre speacutecifiques aux
groupes humains sociaux et religieux Nous avons choisi de porter notre
regard sur la ceacuteleacutebration de la mort en Afrique du Nord chreacutetienne du 3e au 5e
siegravecle Nous nous inteacuteressons speacutecifiquement au culte funeacuteraire des chreacutetiens
dans un environnement paiumlen et chreacutetien Notre objectif est drsquoanalyser les
renseignements que nous fournissent les premiers auteurs africains chreacutetiens
que sont Tertullien Cyprien Lactance et Augustin sur la faccedilon dont les
chreacutetiens ceacuteleacutebraient la mort des leurs Cette perspective drsquoapproche de la
mort et de ses pratiques fonde la formulation du sujet qui guidera le preacutesent
travail laquo Les rites funeacuteraires dans lAfrique du Nord chreacutetienne du 3e au
5e siegravecle Agrave la lumiegravere des œuvres de Tertullien Cyprien Lactance et
Augustin raquo
Il nous paraicirct important de faire deux remarques preacuteliminaires sur le sujet
tel que nous lrsquoavons formuleacute Drsquoabord il peut paraicirctre eacutetonnant que le choix
des auteurs chreacutetiens de lrsquoAfrique du Nord ne prenne pas en compte Arnobe
de Sicca Veneria en Tunisie maicirctre de Lactance inteacuteresseacute par la question du
ritualisme paiumlen La raison est que nous avons preacutefeacutereacute lrsquoeacutelegraveve au maicirctre du fait
de la plus grande abondance de ses eacutecrits qui nous donnent plus de matiegravere
pour notre approche Cependant nous faisons occasionnellement reacutefeacuterence agrave
Arnobe agrave chaque fois que cela est utile agrave notre analyse1
De plus nos quatre auteurs bien qursquoils soient Africains ne nous
renseignent pas sur le culte des morts dont lrsquoAfrique du Nord aurait le
monopole Ils livrent des informations qui prennent aussi en compte ce qui se
vit dans la socieacuteteacute et dans lrsquoEglise africaine multiculturelle et plurielle Les rites
1 Infra p 97-100 167 239 283
2
funeacuteraires dans paganisme et dans le christianisme sur le sol africain ne sont
pas fondamentalement diffeacuterents de ceux drsquoItalie par exemple et les
renseignements des auteurs paiumlens de la litteacuterature latine nous eacuteclaireront tout
au long de notre parcours Il est eacutevident que le culte des morts dont Tertullien
Cyprien Lactance et Augustin nous informent est largement ceacuteleacutebreacute par
lrsquoensemble des habitants de lrsquoEmpire romain et de ses colonies drsquoAfrique du
Nord
Notre peacuteriode drsquoeacutetude est marqueacutee par la preacutesence du paganisme du
judaiumlsme et du christianisme Par souci de deacutelimiter notre approche nous ne
prenons pas en consideacuteration la distinction identitaire entre chreacutetiens et juifs
entre croyances paiumlennes et croyances judeacuteo-chreacutetiennes en Afrique du Nord
La reacutefeacuterence au judaiumlsme est surtout perceptible agrave travers la question de la
creacutemation et de lrsquoinhumation2 et quelques allusions rapides que permettent des
passages bibliques auxquels nous nous reacutefeacuterons Lrsquoanteacuterioriteacute du paganisme a
peacutetri les mentaliteacutes faccedilonneacute la culture et impreacutegneacute la ceacuteleacutebration des
funeacuterailles Les chreacutetiens qui vivent dans ce milieu paiumlen ou qui en sont issus
portent un heacuteritage incontestable Dans ce contexte de coexistence complexe
du christianisme et du paganisme comment les chreacutetiens ont-ils ceacuteleacutebreacute leurs
morts Avaient-ils des pratiques ou des rites funeacuteraires propres ou
ceacuteleacutebraient-ils leurs morts comme le faisaient les paiumlens Si lrsquoheacuteritage cultuel
du paganisme est indeacuteniable les chreacutetiens lrsquoont-ils passeacute au crible de leur
ideacuteal de vie pour instituer au moins progressivement un culte funeacuteraire qui
puisse correspondre agrave leur identiteacute Afin drsquoapporter des reacuteponses agrave ce
questionnement nous nous fondons principalement sur les œuvres de
Tertullien 3 Cyprien 4 Lactance 5 et Augustin 6 Ils nous fournissent des
2 Infra p 160-164 3 Sur la vie de Tertullien nous nous inspirons de lrsquoœuvre de HENNE P Tertullien lrsquoAfricain Paris Cerf 2011 p 29-52 Tertullien fils de centurion de la Proconsulaire est neacute entre 150 et 160 agrave Carthage Cette datation se fonde sur ses grandes œuvres qui couvrent la peacuteriode 197-220 environ telles que Aux nations et lrsquoApologeacutetique (197) qui cristallisent sa deacutefense du christianisme contre le paganisme Sur le teacutemoignage de lrsquoacircme (entre 197-200) Ad Scapulam (212) Homme dissipeacute dans sa jeunesse selon ses propres dires il freacutequentait les spectacles dont il teacutemoigne dans ses œuvres laquo Nous avons vu naguegravere sur la scegravene Attis mutileacute votre fameux dieu des Pessinotes et un autre brucircleacute vif qui avait pris la figure drsquoHercule Nous avons ri aussi dans les intermegravedes de midi de Mercure qui eacuteprouvait les morts avec le fer rouge nous avons vu le fregravere de Jupiter armeacute drsquoun marteau emmener les cadavres des
3
renseignements sur les pratiques funeacuteraires en milieu paiumlen et chreacutetien Ils se
prononcent sur les rites funeacuteraires paiumlens en qualiteacute drsquohommes peacutetris de la foi
chreacutetienne et drsquoeacutecrivains Les renseignements qursquoils livrent pour la plupart se
situent dans le cadre geacuteneacuteral drsquoune apologie pour la foi chreacutetienne Seul
Augustin consacre un traiteacute au culte funeacuteraire le De cura pro mortuis gerenda
eacutecrit vers 421-422 en reacuteponse agrave une question de son ami Paulin de Nole
gladiateurs raquo (Apologeacutetique XV 5 Paris Les Belles Lettres 2003 p 36) Sa conversion intervient agrave lrsquoacircge adulte alors qursquoil eacutetait jadis du nombre des railleurs du christianisme de ses veacuteriteacutes dont celle sur la reacutesurrection (Idem Apologeacutetique XVIII 4) Tertullien confiera avec amertume laquo Jrsquoaime mieux ne pas tout dire que tout remeacutemorer raquo (Spectacles 19 5) Homme de grande culture maniant aussi bien le latin que le grec il a mis sa science au service du christianisme pour la deacutefense de ses convictions contre le paganisme
4 Cyprien est neacute entre 200 et 210 drsquoune famille paiumlenne Il reccediloit des enseignements de grammairien et de rheacuteteur avant sa conversion vers 245 il professa comme maicirctre de rheacutetorique Eacutevecircque en 249 de la Proconsulaire Carthage il exerccedila sa charge eacutepiscopale pendant la perseacutecution de Degravece et en peacuteriode de peste (249-251) Ses nombreuses lettres adresseacutees aux responsables eccleacutesiastiques et aux chreacutetiens fournissent des renseignements preacutecieux sur la vie de lrsquoEacuteglise et des chreacutetiens agrave Carthage Pour une approche de la correspondance de Cyprien nous pouvons nous reacutefeacuterer agrave DUQUENNE S J Chronologie des lettres de S Cyprien Le dossier de la perseacutecution de Degravece Bruxelles Socieacuteteacute des Bollandistes 1972 5 Lactance est neacute vers 240 et mort vers 320 Il fut disciple drsquoArnobe de Sicca Veneria (Numidie) auteur lui-mecircme de lrsquoAdversus nationes ou lrsquoAdversus gentes en sept livres composeacutes entre 300 et 311 Lactance srsquoest converti au christianisme agrave lrsquoacircge adulte Il a tenteacute un compendium de la doctrine chreacutetienne Dans les Institutions divines (entre 305 et 313) il se comparait mecircme agrave Tertullien dont il dit qursquoil a essayeacute dans sa production litteacuteraire laquo de reacutepondre aux accusations ce qui consiste uniquement agrave se deacutefendre et agrave nier raquo (Institutions divines I 4 3) Il revendique drsquoavoir surpasseacute Tertullien en preacutesentant la substance entiegravere de la doctrine raquo (Ibid I 4 3) LrsquoEpitomeacute des Institutions divines eacutecrit vers 314 est plus qursquoun abreacutegeacute Son œuvre Sur la mort des perseacutecuteurs est eacutecrit entre 318 et 321 Lactance y deacutefend la thegravese du chacirctiment de Dieu infligeacute aux empereurs perseacutecuteurs des chreacutetiens Dans le De opificio Dei (vers 303-304) il affirme que lrsquohomme est lrsquoœuvre de Dieu et non drsquoun Promeacutetheacutee
6 La figure de saint Augustin bien connue agrave travers lrsquohagiographie et la litteacuterature patristique est deacutecisive pour le sujet que nous analysons autour du culte des morts dans la peacuteriode des IVe-Ve siegravecles Augustin est neacute agrave Thagaste le 13 novembre 354 dans la province romaine de Numidie (aujourdrsquohui Souk-Akrhas en Algeacuterie) drsquoune megravere chreacutetienne et drsquoun pegravere paiumlen Son eacuteducation est orienteacutee vers les eacutetudes et la foi chreacutetienne Crsquoest agrave Carthage qursquoil va parfaire ses eacutetudes et y apprendre la rheacutetorique et lrsquoeacuteloquence qursquoil professera Sa rencontre avec Ambroise agrave Milan de qui il recevra le baptecircme en 387 marquera de faccedilon deacutecisive le processus de sa conversion Augustin retourne en Afrique du Nord ougrave il devient un deacutefenseur acharneacute de lrsquoorthodoxie chreacutetienne Le reacutecit de sa jeunesse et de sa conversion est consigneacute dans les Confessions Augustin eacutecrivit drsquoinnombrables lettres et sermons contre les heacutereacutetiques de son temps ainsi que des œuvres de philosophie et de meacutetaphysique Sa conseacutecration eacutepiscopale en 395 comme pasteur de lrsquoEacuteglise drsquoHippone (actuel Annaba en Algeacuterie) marqua le deacutebut drsquoune carriegravere eccleacutesiastique prolifique qui se termina avec sa mort le 28 aoucirct 430 durant le siegravege drsquoHippone par les Vandales Augustin par lrsquoexercice de sa charge pastorale marqua la vie de lrsquoEacuteglise drsquoAfrique sa penseacutee en deacuteborda ses frontiegraveres et demeure vivante
4
Dans le double contexte paiumlen et chreacutetien la ceacuteleacutebration de la mort relegraveve
de pratiques culturelles et cultuelles Celles-ci peuvent ecirctre de simples gestes
drsquohumaniteacute ou de maniegravere plus marqueacutee des rites agrave caractegravere sacreacute ou
religieux mecircme si on le verra la distinction des deux nrsquoest pas toujours aiseacutee
Une approche deacutefinitionnelle du rite est donc importante pour notre sujet Elle
nous permettra de distinguer ce qui relegraveve du rite et ce qui pourrait ecirctre
simplement assimileacute agrave un geste ou agrave une attitude naturelle lors de la mort drsquoun
proche par exemple Si un geste ou une attitude en contexte funeacuteraire peut
ecirctre naturel le rite funeacuteraire quant agrave lui suit des codes drsquoexeacutecution le plus
souvent il est en lien surtout dans la peacuteriode ancienne avec la conception du
sacreacute et les codes religieux drsquoune socieacuteteacute Pour essayer de comprendre la
notion de rite nous aurons recours dans un premier temps aux sciences
humaines contemporaines Puis nous preacutesenterons briegravevement le contexte
global de lrsquoemploi du terme rite chez Ciceacuteron et Apuleacutee ainsi que chez nos
quatre auteurs chreacutetiens
5
Quelques remarques sur la notion du rite
Deacutefinir une reacutealiteacute ou un concept aussi complexe que le rite nrsquoest pas du
tout aiseacute car nous mesurons le risque drsquoun reacuteductionnisme face agrave lrsquoeacutetendue de
la theacutematique Pourtant nous ne pouvons nous soustraire agrave une telle tentative
aussi difficile soit-elle Le terme rite du latin ritus vient du sanscrit veacutedique et
deacutesigne ce qui est conforme agrave lrsquoordre (rita)7 Que nous disent les sciences
humaines sur le terme rite Selon lrsquoanthropologue Claude Riviegravere8 les mots
rite et ordre ont la mecircme racine indo-europeacuteenne veacutedique rta arta et ils
renvoient agrave lrsquoordre cosmique agrave lrsquoordre des rapports entre les dieux et les
hommes et agrave lrsquoordre des hommes entre eux Par conseacutequent le rite met
lrsquohomme en relation avec le monde qui lrsquoenvironne avec la diviniteacute qui le
transcende et avec son sembable De plus Claude Riviegravere qui en abordant
laquo les rites profanes raquo ne se situent pas exclusivement dans le domaine
religieux nous donne une deacutefinition du rite tel qursquoon le conccediloit aujourdrsquohui
laquo Le rite se deacutefinit comme un ensemble drsquoactes reacutepeacutetitifs et codifieacutes souvent
solennels drsquoordre verbal gestuel et postural agrave forte charge symbolique
fondeacutes sur la croyance en la force agissante de puissances supeacuterieures avec
lesquelles lrsquohomme tente de communiquer en vue drsquoobtenir un effet espeacutereacute raquo9
Outre les notions de reacutepeacutetition de codification de solenniteacute de communication
et de performativiteacute qui caracteacuterisent le rite le caractegravere religieux inseacuteparable
du rite est souligneacute par Claude Riviegravere Mais drsquoun point de vue
anthropologique le rite peut ecirctre deacutefini comme une pratique sociale collective
ou individuelle Ici lrsquoindividu et la socieacuteteacute agrave laquelle il appartient sont les
acteurs et les garants du deacuteploiement du rite Le rite est donc au confluent de
la nature de la socieacuteteacute de la culture et de la religion10 Dans le langage
7 BENOIST L Signes symboles et mythes Paris PUF 1977 p 95
8 Idem Dictionnaire des Sciences Humaines (Sous la direction de Sylvie Mesure et de Patrick Savidan) Paris PUF 2006 p 1009 9 RIVIEgraveRE C ibid p 1009
10 MARY A laquo Rite raquo in Dictionnaire des religions (sous la direction de Paul Poupard) Paris PUF 1984 p 1726-1737
6
commun le rite deacutesigne un comportement social marqueacute par la reacutepeacutetition ou le
steacutereacuteotype Cette conception du rite reconnaissable agrave son caractegravere social et
reacutepeacutetitif est deacuteveloppeacutee par Jean Cazeneuve qui lui ajoute la notion drsquoutiliteacute ou
de non utiliteacute En effet Jean Cazeneuve dans sa deacutefinition du rite souligne
lrsquoideacutee que le rite par sa reacutepeacutetitiviteacute mecircme nrsquoest pas utile de maniegravere eacutevidente
laquo Un rite semble ecirctre une action qui se reacutepegravete selon des regravegles invariables et
dont on ne voit pas que son accomplissement produise des effets utiles raquo11 La
stabiliteacute et lrsquoinvariabiliteacute sont des proprieacuteteacutes du rite qui respecte une
codification simple ou complexe Cela signifie que le rite ne doit ecirctre ni
fluctuant ni changeant au greacute des situations ou selon le bon vouloir de son
acteur ndash et crsquoest bien lagrave une des difficulteacutes que nous rencontrerons dans la
socieacuteteacute romaine du deacutebut du notre egravere lorsqursquointervient le christianisme
Le rite funeacuteraire ou tout rite appartenant agrave un autre registre est soumis agrave
une codification Celle-ci se traduit dans un rituel qui est un ensemble ordonneacute
de pratiques de gestes de paroles et de silences Le rite deacuteployeacute dans le
rituel comme support mateacuteriel ou gracircce agrave la meacutemoire en tant que support
immateacuteriel est agrave lrsquousage de lrsquoindividu ou du groupe social qui veille agrave sa juste
ceacuteleacutebration Il possegravede une certaine sacraliteacute qui le diffeacuterencie du geste ou de
lrsquoattitude naturelle non ritualiseacutee Tandis que le rite semble ecirctre lrsquoapanage
drsquoinitieacutes qui le deacuteploient quand la circonstance lrsquoexige le geste naturel ou
lrsquoattitude instinctive appartient au commun des hommes et ne connaicirct donc
pas de frontiegravere Le rite peut avoir un caractegravere naturel ou religieux Mais pour
preacuteciser cela en lien avec notre sujet abordons agrave preacutesent deux teacutemoins de la
litteacuterature profane antique Ciceacuteron et Apuleacutee
Chez Ciceacuteron le rite renvoie aux traditions ou aux coutumes que les
anciens ont pratiqueacutees dans leurs relations agrave la diviniteacute et qui sont leacutegueacutees
comme heacuteritage agrave leurs descendants Dans le deuxiegraveme livre du Traiteacute des
lois Ciceacuteron deacutecrit les rites et les ceacutereacutemonies qui preacutesident agrave la reacuteparation des
fautes commises par les citoyens contre les diviniteacutes lrsquoEacutetat et contre les
mœurs en geacuteneacuteral selon les dispositions leacutegales Les rites drsquoexpiation agrave
11 CAZENEUVE J Sociologie du rite Paris PUF 1971 p 16
7
pratiquer incombent aux precirctres de lrsquoEacutetat (publici sacerdotes) laquo Pour un
sacrilegravege commis ce qui ne pourra ecirctre expieacute demeure inexpiable ce qui
pourra ecirctre expieacute que les precirctres de lrsquoEacutetat lrsquoexpient Des rites des ancecirctres
que lrsquoon pratique ce qursquoil y a de meilleur raquo12 La recommandation drsquooberver les
rites ancestraux est consigneacutee dans la Loi de lrsquoEacutetat Reprenons en effet le
texte de Ciceacuteron laquo La loi porte que lsquodes rites anciens des ancecirctres (ritibus
patriis) il faut mettre en pratique ce qursquoil y a de meilleurrsquo A ce sujet comme
les Atheacuteniens consultaient Apollon Pythien pour savoir quelles pratiques ils
devaient surtout observer lrsquooracle rendu fut lsquoCelles qui eacutetaient dans la
tradition de leurs ancecirctresrsquo raquo13 Ce qui relegraveve de la tradition ou de la coutume
possegravede un caractegravere sacreacute et une stabiliteacute certaine Mais contrairement agrave ce
qui se passe dans nos socieacuteteacutes contemporaines les rites dans les socieacuteteacutes
anciennes sont toujours en lien avec le religieux avec la volonteacute divine contre
laquelle il ne faut pas aller au risque de commettre un sacrilegravege
Chez Apuleacutee dans lrsquoAfrique du 2egraveme siegravecle de notre egravere le terme est
employeacute lorsqursquoil se deacutefend drsquoecirctre traiteacute de laquo magus raquo (magicien) Dans son
Apologie il interroge ses accusateurs
Car si comme je le lis dans de nombreux auteurs laquo magus raquo a dans la langue des Perses le mecircme sens que precirctre en latin quel crime y a-t-il je le demande agrave ecirctre precirctre agrave connaicirctre et agrave savoir par le rite (rite) pratiquer les ordonnances des ceacutereacutemonies les regravegles du sacreacute le droit des religions14
Autrement dit pour Apuleacutee la pratique des rites ne saurait en aucun cas
ecirctre condamnable Ils sont en lien avec les religions qui ont besoin drsquoacteurs
du sacreacute fonction que remplit le precirctre
12 Ciceacuteron Traiteacute des lois II IX 22 laquo Sacrum commissum quod neque expiari poterit impie commissum esto quod expiari poterit publici sacerdotes expianto Ex patriis ritibus optuma colunto raquo Texte eacutetabli et traduit par Georges de Plinval Paris Les Belles Lettres 1959 p 20-21 13 Ciceacuteron Op cit II XVI 40 laquo In lege est ut de ritibus patriis colantur optuma De quo cum consulerent Athenienses Apollinem Pythium quas potissimum religiones tenerent oraclum editum est lsquoeas quae essent in more majorumrsquo raquo Idem De natura deorum III 51
14 Apuleacutee Apologie XXV 9-10 laquo Nam si quod ego apud plurimos lego Persarum lingua magus est qui nostra sacerdos quod tandem est crimen sacerdotem esse et rite nosse atque scire atque callere leges cerimoniarum fas sacrorum jus religionum raquo Texte eacutetabli et traduit par Paul Vallette Paris Les Belles Lettres 1960 p 31 Traduction retoucheacutee afin de mieux rendre le terme laquo rite raquo Idem De deo Socratis V laquo Quid igitur censes Jurabo per Iovem Romano vetustissimo ritu raquo Idem Les meacutetamorphoses XI XXIV laquo Dies etiam tertius pari caerimoniarum ritu celebratus et ientaculum religiosum et teletae legitima consummatio raquo
8
Du cocircteacute chreacutetien le caractegravere sacreacute et religieux attacheacute au rite est aussi
constatable chez nos quatre auteurs de reacutefeacuterence Par exemple nous
trouvons lrsquousage du terme ritus chez Tertullien en lien avec la ceacuteleacutebration juive
du lucernaire au cours de la Pacircques15 De plus crsquoest en rappelant lrsquoorigine des
jeux agrave Rome qursquoil utilise le terme ritus
Voici comment ils rapportegraverent lrsquoorigine des jeux Selon Timeacutee apregraves srsquoecirctre installeacutes en Eacutetrurie sous la conduite de Tyrrhenus qui avait ceacutedeacute agrave son fregravere dans la lutte le pouvoir des Lydiens eacutemigreacutes drsquoAsie eacutetablissent donc lagrave parmi les autres rites de leurs superstitions et agrave titre drsquoacte cultuel les spectacles les Romains leur empruntent non seulement leurs artistes qursquoils font venir mais encore la deacutenomination des jeux en tirant de lsquoLydienrsquo lrsquoappellation lsquoludirsquo16
Chez Cyprien la base LLT nous donne deux emplois du terme ritus que
nous trouvons dans sa Correspondance Dans un premier temps ritus est en
lien avec les sacrifices de lrsquoAncien Testament Il rappelle lrsquoordre selon
Melchiseacutedech qui put reacuteguliegraverement (crsquoest-agrave-dire selon un rite eacutetabli) beacutenir
Abraham apregraves lrsquooffrande symbolique du pain et du vin17
Dans la deuxiegraveme attestation ritus est en lien avec les ordinations
eacutepiscopales qui doivent ecirctre ceacuteleacutebreacutees conformeacutement au rite
Que pour les ordinations qui doivent ecirctre ceacuteleacutebreacutees selon le rite pour le peuple fidegravele les eacutevecircques de la province se rassemblent et que lrsquoeacutelection de lrsquoeacutevecircque se fasse en preacutesence du peuple18
Nous voyons par-lagrave que degraves le milieu du 3egraveme siegravecle les ordinations
sacerdotales eacutetaient codifieacutees de maniegravere preacutecise Nous examinerons au
15 Tertullien Aux nations I XV laquo Quod quidem facitis exorbitantes et ipsi a vestris ad alienas religiones judaei enim festi sabatta et cena pura et judaici ritus lucernarum et ieiunia cum azymis et orationes litorales quae utique aliena sunt a diis vestris raquo Idem Apologeacutetique XIV laquo Volo et ritus vestros recensere raquo 16 Idem Les spectacles V 2 laquo Ab is ludorum origo sic traditur Lydos ex Asia transuenas in Etruria consedisse Timaeus refert duce Tyrreno qui fratri suo cessera regni contentione Igitur in etruria inter ceteros ritus superstitionum suarum spectacula quoque religionis nomine instituunt Inde Romani arcessitos artifices mutuantur itemque enuntiationem ut ludi a Lydis vocarentur raquo Introduction texte critique traduction et commentaire de Marie Turcan Paris Cerf 1986 p 122-123 17 Saint Cyprien Correspondance Lettre LXIII IV 4 laquo Ut ergo in Genesi per Melchisedech sacerdotem benedictio circa Abraham posset rite celebrari praecedit ante imago sacrificii in pane et vino scilicet constituta raquo
18 Ibid Lettre LXVII V 1 laquo Ut ad ordinationes rite celebrandas ad eam plebem cui praepositus ordinatur episcopi ejusdem provinciae proximi quique conviniant et episcopus diligatur plebe praesente raquo Traduction modifieacutee dans le premier membre de la phrase pour mieux rendre le terme rite
9
cours du travail si et comment la notion de rite intervient au sujet des pratiques
funeacuteraires
Du cocircteacute de Lactance au 4egraveme s le sens religieux attacheacute au terme ritus se
retrouve dans les Institutions divines et dans lrsquoEacutepitomegrave Le contexte geacuteneacuteral
est celui de son combat contre les diviniteacutes paiumlennes Drsquoapregraves la base LLT
nous recensons trente-six occurrences du terme majoritairement en lien avec
les cultes paiumlens rendus aux diviniteacutes Ritus renvoie eacutegalement aux
ceacuteleacutebrations de lrsquoAncien Testament ainsi qursquoagrave celles des chreacutetiens Dans les
Institutions divines il emploie le terme en lien avec la genegravese du culte rendu
aux diviniteacutes paiumlennes laquo Donc que les rites drsquoadoration des dieux
(colendorum deorum ritus) remontent agrave Meacutelisseus selon ce que nous a
transmis Didyme ou agrave Jupiter lui-mecircme comme le dit Eacutevheacutemegravere il reste de
toute faccedilon que le moment ougrave les dieux ont commenceacute agrave ecirctre adoreacutes est bien
eacutetabli dans le temps raquo19
Dans lrsquoEacutepitomegrave des institutions divines le terme ritus est lieacute agrave la leacutegende
qui veut que Jupiter soit lrsquoinventeur des religions paiumlennes et des rites
Il (Jupiter) laquo institua de nouveaux rites (novos ritus) et des processions sacreacutees et il sacrifia pour la premiegravere fois aux dieux crsquoest-agrave-dire agrave Vesta qui est appeleacutee la Terre (Tellus) ndash et crsquoest pourquoi le poegravete dit lsquoEt la Terre est la premiegravere diviniteacutersquo et ensuite la Megravere des dieuxrsquo 20
Enfin le mot est utiliseacute dans lrsquoEacutepitomegrave lorsque Lactance envisage
drsquoaborder le sujet du culte religieux paiumlen apregraves avoir clos celui des dieux Il
poursuit ainsi laquo Nous avons fini de parler des dieux maintenant nous allons
parler des rites (de ritibus) des sacrifices et des cultes raquo21
19 Lactance Institutions divines I XXII 27 laquo Sive igitur a Melisseo sicut Didymus traditit colendorum deorum ritus effluxit sive ab ipso Iove ut Euhemerus de tempore tamen constat quando dii coli coeperint raquo Introduction texte critique traduction et notes par Pierre Monat Paris Cerf 1986 p 238-239 20 Ibid I XIX 3 laquo Hunc novos ritus ac pompas sacrorum introduxisse et primum diis sacrificasse id est Vestae quae dicitur Tellus - unde poetae primam que deorum Tellurem ndash et postmodum Deum Matri raquo 21 Idem Eacutepitomeacute des Institutions divines 18 1 laquo Diximus de diis nunc de ritibus sacrorum culturis que dicemus raquo Introduction texte critique traduction notes et index par Michel Perrin Paris Cerf 1987 p 90-91
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Les emplois du terme sont donc freacutequents et il est notable qursquoil intervient
toujours dans le contexte de la poleacutemique contre le paganisme
Augustin est celui qui utilise le plus abondamment le terme puisque nous
recensons cent dix-neuf emplois drsquoapregraves la base LLT Ritus chez lui est tantocirct
en relation avec les rites et les sacrifices paiumlens tantocirct avec les rites du
judaiumlsme et ceux du christianisme Signalons que nous ne trouvons aucun
emploi du terme dans son De cura pro mortuis gerenda Il utilise le terme
quand il eacutevoque le baptecircme des petits enfants dans sa Lettre 194 qursquoil
adresse pendant la crise peacutelagienne au precirctre Sixte en 418 futur pape Sixte
III de 432-440 successeur du pape Ceacutelestin Il rappelle agrave lrsquoendroit des
peacutelagiens que le baptecircme est ceacuteleacutebreacute dans lrsquoEacuteglise conformeacutement agrave la tradition
ancienne et dans le respect des rites que sont entre autres lrsquoexorcisme et la
renonciation agrave la domination du diable22 Et dans le cas du baptecircme des petits
enfants la foi vicaire de leurs repreacutesentants est une donneacutee fondamentale
En outre dans son œuvre le De mendacio ougrave il srsquoen prend aux
priscillianistes le terme ritus est en lien avec les rites judaiumlques dans le
domaine liturgique Crsquoest en traitant le thegraveme du mensonge qursquoAugustin
recourt agrave des cas de mensonges rapporteacutes dans lrsquoAncien et le Nouveau
Testaments Ainsi il eacutecrit laquo Saint Paul nrsquoa pas useacute de cette feinte
contrairement agrave ce que quelques-uns pensent23 quand il a circoncis Timotheacutee
(Ac 16 3) ou ceacuteleacutebreacute certains mystegraveres selon les rites judaiumlques (ritu
22 Augustin Lettre 194 laquo Circumstipantur enim et divinarum auctoritate lectionum et antiquito tradito ac retento firmo ecclesiae ritu in baptismate parvulorum ubi apertissime demonstrantur infantes et cum exorcizantur et cum ei se per eos a quibus gestantur renuntiare respondent a diaboli dominatione liberari et non invenientes qua eant pergunt in praecipitem stultitiam dum nolunt mutare sententiam raquo laquo Car ils (peacutelagiens) sont presseacutes par lautoriteacute des Livres divins et par le rite de lEacuteglise transmis depuis lrsquoantiquiteacute et fermement conserveacute qui consiste agrave baptiser les tout petits ougrave il apparaicirct tregraves nettement que les enfants sont libeacutereacutes de la domination du Diable et lorsqursquoils sont exorciseacutes et qursquoils reacutepondent par lrsquointermeacutediaire de ceux par qui ils sont repreacutesenteacutes qursquoils renoncent agrave celui-ci et comme ils ne trouvent pas par ougrave srsquoeacutechapper ils srsquoentecirctent dans une ineptie deacutesastreuse en refusant de changer drsquoopinion raquo Traduction proposeacutee par Jeanjean Benoicirct 23 Saint Augustin Le mensonge Paris LrsquoHerne 2010 p 31 note 1 laquo Saint Augustin discute ici contre Origegravene et saint Jeacuterocircme raquo
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judaeico) raquo 24 La troisiegraveme attestation de ritus est relative agrave la lutte
augustinienne contre les nicolaiumltes qursquoils accusent de manger des aliments
offerts aux idoles et de pratiquer des rites du culte paiumlen laquo Ceux-ci ne
seacuteparent pas leurs nourritures de celles qui sont sacrifieacutees aux idoles pas plus
qursquoils ne se deacutetournent des autres rites superstitieux des paiumlens raquo25 Toutes
ces mentions de ritus ne laissent aucun doute sur les rapports du rite au
religieux ou au sacreacute dans les traditions paiumlennes bibliques et chreacutetiennes
Augustin a conscience que de la naissance jusqursquoagrave la mort lrsquoecirctre humain vit et
ceacutelegravebre des rites auquel est attacheacute un sens facilement accessible ou
difficilement compreacutehensible sans un minimum drsquoinitiation Nous pourrions
alors nous demander comment les pratiques individuelles et collectives
chreacutetiennes exigent pour Augustin un lien avec la foi et des rites distincts de
ceux du paganisme
Pour achever ces reacuteflexions sur la notion de rite qui constitue lrsquohorizon de
notre travail preacutecisons encore la double signification des rites funeacuteraires
Drsquoune part ils sont destineacutes au repos des morts soustraits au monde des
vivants Drsquoautre part ils soulagent les vivants qui portent le deuil Crsquoest ainsi
que Louis Vincent dans sa reacuteflexion sur les rites funeacuteraires au cœur des
socieacuteteacutes humaines a pu eacutecrire que la ceacuteleacutebration de rites funeacuteraires laquo permet
aux vivants de se libeacuterer de lrsquoemprise de la mort en srsquoacquittant de son prix
symbolique justement celui du rituel raquo26 Sacrifier au rituel qui contient le
deacuteploiement du rite funeacuteraire procure un apaisement une assurance et une
certaine seacutecuriteacute aux vivants Le rite funeacuteraire possegravede une triple fonction
theacuterapeutique Drsquoabord il permet aux acteurs du rite de se reacuteconcilier avec la
mort Cette reacuteconciliation aide agrave exorciser le sentiment de culpabiliteacute Ensuite
le rite funeacuteraire favorise la communion avec les proches Il creacutee du lien entre
les membres drsquoune mecircme communauteacute Enfin il nourrit lrsquoespoir drsquoune survie
24 Saint Augustin De mendacio V 8 laquo Non enim ut nonnulli putant ex eadem simulatione etiam paulus aut timotheum circumcidit aut ipse quaedam ritu judaeico sacramenta celebravit raquo 25 Saint Augustin De haeresibus 5 6-8 laquo Hi nec ab eis quae immolantur idolis cibos suos separant et alios ritus gentilium superstitionum non aversantur raquo Traduction personnelle 26 THOMAS L- V Rites de mort pour la paix des vivants Paris Fayard 1987 p 67
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pour le deacutefunt et pour soi-mecircme Crsquoest lrsquoouverture sur lrsquoau-delagrave sur lrsquoinfinitude
de lrsquoecirctre malgreacute sa finitude biologique
Ces quelques eacuteleacutements de deacutefinition de la notion du rite suggegraverent lrsquoaspect
agrave la fois culturel cultuel et religieux du rite en geacuteneacuteral et du rite funeacuteraire en
particulier
En traitant la question de la mort et des rites qui lui sont lieacutes dans lrsquoAfrique
du Nord chreacutetienne nous serons attentif agrave distinguer ce qui relegraveve du rite et ce
qui appartient agrave des gestes ou des attitudes humaines naturelles dans
lrsquoenvironnement funeacuteraire En ce qui regarde lrsquoAfrique du Nord sur notre
peacuteriode drsquoeacutetude les ceacuteleacutebrations funeacuteraires chreacutetiennes eacutetaient drsquoabord et
avant tout lrsquoaffaire des familles Elles eacutetaient donc priveacutees pour les morts
ordinaires crsquoest-agrave-dire pour les simples citoyens sans statut particulier Il faut
attendre la peacuteriode drsquoAugustin crsquoest-agrave-dire la toute fin du 4e siegravecle et le deacutebut
du 5e siegravecle pour constater une eacutevolution conseacutequente des rites funeacuteraires en
lrsquohonneur des morts dans lrsquoEacuteglise Les rites funeacuteraires dont nous trouvons des
mentions eacutepisodiques dans les eacutecrits de Tertullien Cyprien Lactance et
Augustin ne furent pas lrsquoobjet de theacutematiques speacutecifiques dans leurs œuvres
Lrsquoexception est le De cura pro mortuis gerenda drsquoAugustin dont nous
analyserons quelques ideacutees importantes pour notre deacuteveloppement Si
Tertullien et Lactance ont eacuteteacute des teacutemoins litteacuteraires de la ceacuteleacutebration de la
mort en milieu paiumlen et chreacutetien Cyprien et Augustin du fait de leurs
responsabiliteacutes drsquoeacutevecircques ont eacuteteacute des acteurs directs de la ceacuteleacutebration
liturgique des rites funeacuteraires chreacutetiens La dimension eccleacutesiale et publique
des ceacuteleacutebrations funeacuteraires est surtout remarquable agrave travers le culte des
martyrs et de leurs reliques
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Notre travail srsquoorganise en trois grandes parties et sa premiegravere partie porte
sur les pratiques funeacuteraires autour du corps Le premier chapitre analyse les
premiers gestes et rites que les vivants accomplissent apregraves la mort Ils
prennent en compte la pratique de lrsquoextremus spiritus (qui consiste agrave recueillir
le dernier souffle du deacutefunt) la fermeture des yeux la toilette funegravebre la
conclamatio (lrsquoappel du nom) les pleurs la confection du portrait ou de lrsquoimage
du deacutefunt Le deuxiegraveme chapitre est consacreacute exclusivement agrave lrsquousage de
lrsquoencens dans les funeacuterailles Il est un des rares thegravemes contre lequel les
quatre auteurs ne se prononcent pas et dont ils reconnaissent lrsquousage chez les
chreacutetiens Le troisiegraveme chapitre porte sur la couronne mortuaire utiliseacutee tant
par les paiumlens que par les chreacutetiens et que contestent les eacutecrivains chreacutetiens
Ils essaient en revanche de lui donner un sens nouveau dans une perspective
soteacuteriologique
La deuxiegraveme partie de notre sujet est consacreacutee aux modes de seacutepulture
chez les paiumlens et les chreacutetiens Elle est construite autour de cinq chapitres
dont le premier traite la typologie des tombes dans lrsquoAfrique du Nord
chreacutetienne sur la base de lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire Le deuxiegraveme chapitre prend
en compte les formes de seacutepulture dans la litteacuterature antique paiumlenne Nous y
analyserons les modes de seacutepulture que sont lrsquoinhumation et la creacutemation Le
troisiegraveme chapitre srsquointeacuteresse aux deux modes de seacutepulture dans le judaiumlsme
Lrsquoavant dernier chapitre est consacreacute aux deux modes de seacutepulture sous
lrsquoangle archeacuteologique et litteacuteraire Du point de vue litteacuteraire lrsquoanalyse porte
principalement sur les renseignements que nous fournissent les œuvres des
auteurs africains chreacutetiens sur la creacutemation et lrsquoinhumation Le dernier chapitre
est consacreacute agrave lrsquoeacutetude terminologique des lieux de seacutepulture
Enfin notre troisiegraveme partie porte sur les ceacuteleacutebrations autour de la meacutemoire
du deacutefunt Notre approche est essentiellement baseacutee sur les informations que
nous livre la litteacuterature chreacutetienne Sa structure englobe quatre chapitres Le
premier chapitre aborde la question de la meacutemoire pro mortuis par les
banquets chez les paiumlens et les chreacutetiens Le deuxiegraveme chapitre est consacreacute
agrave la memoria des morts ceacuteleacutebreacutee par les vivants drsquoapregraves la litteacuterature
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chreacutetienne Le troisiegraveme chapitre est en lien avec le culte des morts et des
martyrs chez Augustin Le dernier chapitre traite du culte des reliques en
Afrique au temps Augustin Il est le reflet de la pastorale augustinienne
concernant le culte des corps saints Elle nous permet de comprendre lrsquoorigine
du culte des reliques des martyrs dans lrsquoEacuteglise africaine les strateacutegies des
autoriteacutes civiles et religieuses pour en contenir les deacutebordements et asseoir un
culte personnel et eccleacutesial apaiseacute Nous serons aussi attentif agrave lrsquoeacutevolution de
la penseacutee drsquoAugustin sur le culte des martyrs saints et de leurs reliques ainsi
qursquoagrave lrsquoimmense œuvre qursquoil entreprit pour promouvoir ce culte dans lrsquoEacuteglise
drsquoAfrique 27 Gracircce agrave la production litteacuteraire des quatre auteurs africains
chreacutetiens nous disposons drsquoune source drsquoinformations preacutecieuses sur les
realia funeacuteraires que vivent les chreacutetiens de lrsquoAfrique du Nord Cependant
nous constatons que ces premiers teacutemoins chreacutetiens nous renseignent en
partie sur les rites funeacuteraires ceacuteleacutebreacutes agrave la fois par les paiumlens et les chreacutetiens
Leurs informations restent donc lacunaires sur le sujet Pour pallier ces
lacunes nous recourons aux œuvres des auteurs paiumlens de lrsquoAntiquiteacute Elles
nous fournissent des renseignements compleacutementaires neacutecessaires agrave une
approche plus large des rites et des gestes funeacuteraires Les principales sources
litteacuteraires paiumlennes sont celles drsquoauteurs tels que Pline lrsquoAncien Tite-Live
Apuleacutee Virgile Ciceacuteron et Ovide Aucun de ces auteurs nrsquoa consacreacute une
œuvre speacutecifique aux rites funeacuteraires Crsquoest en traitant de sujets divers qursquoils
nous livrent des informations sur des rites funeacuteraires comme nous en
donnerons lrsquoillustration tout au long de notre parcours
Outre ces sources litteacuteraires nous nous reacutefeacuterons aux eacutetudes
contemporaines La premiegravere eacutetude est relative agrave lrsquoouvrage de Victor Saxer28
Son œuvre est pour nous une reacutefeacuterence fondamentale sur le culte des morts
27 BROWN P Le culte des saints Son essor et sa fonction dans la chreacutetienteacute latine Traduit par Aline Rouselle Cerf Paris 1984 28 SAXER V Morts martyrs reliques en Afrique chreacutetienne aux premiers siegravecles Les teacutemoignages de Tertullien Cyprien et Augustin agrave la lumiegravere de lrsquoarcheacuteologie africaine Paris Beauchesne 1980 Idem Vie liturgique et quotidienne agrave Carthage vers le milieu du IIIe siegravecle Le teacutemoignage de saint Cyprien et de ses contemporains drsquoAfrique Eacuteditions Citta del Vaticano Roma Pontificio Istituto di Archeologia Cristiana 1969 Idem Reliques miracles et reacutecits au temps et dans lrsquoœuvre de saint Augustin Eacutetudes Augustiniennes Paris 1981
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dans lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne Elle est consacreacutee aux morts aux martyrs
et aux reliques chez Tertullien Cyprien et Augustin et agrave la lumiegravere de
lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire Elle constitue pour nous une porte drsquoentreacutee dans le
sujet des rites funeacuteraires dans lrsquoenvironnement de lrsquoAfrique du Nord
chreacutetienne Son travail nous a fourni des mateacuteriaux preacutecieux concernant les
reacutefeacuterences litteacuteraires sur le sujet de la mort et de ses rites en geacuteneacuteral des
martyrs et de leurs reliques en particulier Notre travail prend une toute autre
perspective dans la mesure ougrave il srsquoarticule speacutecifiquement autour des rites
funeacuteraires chez les chreacutetiens de cette Afrique dans un va et vient constant
autant qursquoil est possible entre les informations que nous fournissent les
auteurs africains chreacutetiens et celles que nous nous fournissent des eacutecrivains
paiumlens Ce croisement des sources nous permet drsquoeacutelargir lrsquohorizon de notre
approche
De plus nous avons choisi une approche theacutematique qui preacutesente de faccedilon
analytique chaque rite ou geste agrave la lumiegravere des renseignements que nous
livrent nos quatre auteurs chreacutetiens Ce choix nous conduit agrave une recherche de
mots cleacutes dans le champ lexical de la mort agrave partir de la base LLT (Library of
Latin Texts) De nombreuses reacutefeacuterences latines citeacutees tout au long de notre
travail en proviennent Les termes relatifs au culte funeacuteraire sont entre autres
mors funus tus incensum imago corona crematio inhumatio sepultura
sepulcrum area refrigerium coemeteriumcimiterium parentatioparentalia
sacrificium Cette recherche lexicographique nous aide agrave formuler et agrave affiner
des theacutematiques funeacuteraires drsquoapregraves leurs attestations dans les œuvres de
chaque auteur africain chreacutetien et drsquoauteurs paiumlens de lrsquoAntiquiteacute
Mecircme si nous avons opteacute pour une analyse theacutematique lrsquoeacutevolution
chronologique en jeu de Tertullien agrave Augustin reste au cœur de notre
deacutemarche pour comprendre la mise en place des rites et gestes funeacuteraires de
lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne suivant les critegraveres du permis et de lrsquointerdit rituel
en contexte chreacutetien Mais ces gestes et rites sont eacutegalement agrave situer par
rapport agrave la construction progressive drsquoune identiteacute chreacutetienne ce qui inclut la
dimension proprement theacuteologique la maniegravere de rendre compte de la
signification des pratiques qui perdurent ou srsquoeacutetablissent Notre analyse ne
16
quitte pas le champ du positionnement des quatre auteurs africains contre ou
pour les rites funeacuteraires que nous preacutesentons Les rites funeacuteraires que nous
analysons sont eacutevalueacutes agrave lrsquoaune de leurs convictions religieuses qui ne sont
pas en rupture avec leur science litteacuteraire Leur foi chreacutetienne est la mesure agrave
partir de laquelle ils jugent les rites funeacuteraires qursquoils passent sous silence
interdisent acceptent et promeuvent dans lrsquoenvironnement chreacutetien
En outre sur le thegraveme de la mort des auteurs contemporains tels Eacuteric
Rebillard 29 Noeumll Duval Serge Lancel 30 constituent chacun une source
drsquoinspiration pour notre deacutemarche intellectuelle Dans le traitement de notre
sujet nous avons opteacute de ne pas inteacutegrer systeacutematiquement lrsquoarcheacuteologie
funeacuteraire de lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne pour la simple raison que des travaux
abondants existent deacutejagrave sur les fouilles reacutealiseacutees Nous en voulons pour
preuve ceux des auteurs que nous venons de mentionner Eacuteric Rebillard31
Noeumll Duval32 Serge Lancel33 et Liliane Ennabli34 Ils ont livreacute des informations
sur lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire concernant lrsquoinhumation la creacutemation les tombes
de surface et les catacombes en Afrique du Nord sur les premiers siegravecles du
christianisme Crsquoest ainsi que Rebillard srsquointeacuteresse aux cimetiegraveres au temps de
Tertullien Son analyse prend en compte un passage de lrsquoAd Scapulam (212)
29 REBILLARD Eacute Religion et seacutepulture LrsquoEacuteglise les vivants et les morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive Eacuteditions de lrsquoEacutecole des Hautes Eacutetudes en Sciences Sociales 2003
30 Serge Lancel nous permet une vue panoramique de lrsquoAfrique du Nord bien avant et apregraves lrsquoegravere chreacutetienne En qualiteacute drsquohistorien et drsquoarcheacuteologue il retrace lrsquohistoire de lrsquoAfrique du Nord et investit son univers archeacuteologique Il traite de Carthage la prestigieuse meacutetropole Il preacutesente les grandes figures chreacutetiennes de cette Afrique dont la plus eacuteminente est celle de saint Augustin il preacutesente la vie les œuvres et les responsabiliteacutes qursquoil assura dans lrsquoEacuteglise et la socieacuteteacute africaines LANCEL S Carthage Paris Fayard 1992 Idem Saint Augustin Paris Fayard 1992 31 REBILLARD Eacute laquo Les areae carthaginoises (Tertullien Ad Scapulam 3 1) cimetiegraveres communautaires ou enclos funeacuteraires de chreacutetiens raquo Meacutelange de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome Antiquiteacute 108 (1) 1996 p 175-189
32 DUVAL N laquo Eacutetudes drsquoarchitecture chreacutetienne nord-africaine Les monuments chreacutetiens de Carthage eacutetudes critiques raquo Meacutelanges de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome Antiquiteacute 84 1972 p 1071-1125 Idem Recherches archeacuteologiques agrave Haiumldra III La Basilique I dite de Melleacuteus Eacutecole Franccedilaise de Rome 1981 Idem Recherches archeacuteologiques agrave Haiumldra III Les inscriptions chreacutetiennes Eacutecole Franccedilaise de Rome 1975
33 LANCEL S Histoire et archeacuteologie de lrsquoAfrique du Nord 2e colloque Paris 1985 Idem LrsquoAlgeacuterie antique de Massinissa agrave Augustin Mengegraves Paris 2003
34 ENNABLI L Carthage Une meacutetropole chreacutetienne du IVe agrave la fin du VIIe siegravecle Eacutetudes drsquoAntiquiteacutes africaines Paris CNRS Eacuteditions 1997
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que Tertullien envoya au proconsul de Carthage Scapule pour revendiquer le
droit des chreacutetiens agrave disposer drsquoaires funeacuteraires Crsquoest le sujet relatif aux areae
de Carthage35 Quant agrave Noeumll Duval ses travaux se fondent sur lrsquoarcheacuteologie et
lrsquoeacutepigraphie Il nous permet alors de disposer drsquoeacuteleacutements importants pour une
approche sur les eacutedifices et monuments religieux de lrsquoAfrique du Nord
chreacutetienne Il nous aide aussi agrave mieux nous projeter dans lrsquoenvironnement du
culte des morts et des martyrs gracircce aux preuves mateacuterielles de cette
deacutevotion Concernant Liliane Ennabli nous pouvons souligner lrsquointeacuterecirct porteacute
dans ses eacutetudes sur Carthage en tant que meacutetropole dans laquelle le
christianisme eacutetait bien preacutesent Sa perspective historique srsquoeacutetend du IVe au
VIIe et couvre tant lrsquoarcheacuteologie que lrsquoeacutepigraphie funeacuteraire de Carthage Gracircce
agrave elle nous deacutecouvrons les vestiges du passeacute chreacutetien dans leur splendeur agrave
travers les eacutedifices religieux avec les mosaiumlques repreacutesentant des scegravenes
funeacuteraires Bien que nous ayons privileacutegieacute les sources litteacuteraires nous
recourons occasionnellement et de faccedilon significative agrave lrsquoarcheacuteologie afin de
confronter ses donneacutees aux teacutemoignages litteacuteraires Cela se veacuterifie dans le
chapitre sur la typologie des tombes et la question des cimetiegraveres36 ainsi que
sur celui de la creacutemation37
En analysant les rites funeacuteraires chez Tertullien Cyprien Lactance et
Augustin nous cherchons agrave comprendre le culte des morts en lien eacutetroit avec
le rituel funeacuteraire chez les chreacutetiens de leur eacutepoque Dans cet environnement
paiumlen et chreacutetien nous voulons eacutegalement comprendre les raisons qui les
amegravenent agrave srsquoopposer agrave tel rite paiumlen agrave admettre ou agrave promouvoir tel autre rite
Pouvons-nous percevoir des tentatives drsquoinculturation de rites paiumlens de la
part des responsables des Eacuteglises drsquoAfrique en milieu chreacutetien et dans la
liturgie comme nous lrsquoaborderons surtout dans la troisiegraveme partie Tout ce
questionnement nous guidera tout au long de notre parcours sur des pratiques
funeacuteraires de lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne Nous mettrons en perspective les
informations que nous livrent les auteurs chreacutetiens avec celles fournies par la
35 Infra p 204-211
36 Infra p 142-148
37 Infra p 161-165
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litteacuterature paiumlenne Crsquoest dans cette Afrique du Nord berceau de lrsquoeacutemergence
et de la cristallisation des penseacutees de Tertullien Cyprien Lactance et
Augustin que nous assisterons agrave cette tension permanente entre paganisme
et christianisme entre deux visions sur la vie sur la mort et sur la relation agrave la
diviniteacute
La question des rites funeacuteraires srsquointegravegre dans le tissu de lrsquohistoire drsquoun
peuple que paiumlens et chreacutetiens partagent Il est important drsquoen saisir les
grandes lignes sous lrsquoangle politique culturel cultuel et religieux Crsquoest
pourquoi nous faisons place dans les pages qui suivent agrave un preacuteambule pour
parcourir rapidement lrsquohistoire de lrsquoAfrique du Nord marqueacutee degraves avant notre
egravere par la preacutesence romaine et dans laquelle les rites funeacuteraires se deacuteploient
aussi bien chez les paiumlens que chez les chreacutetiens Ces quelques jalons nous
ont paru indispensables
19
PREacuteAMBULE
Voici donc quelques points de repegravere pour lrsquohistoire de lrsquoAfrique du Nord
chreacutetienne des premiers siegravecles Drsquoabord nous la preacutesenterons dans son lien
historique avec Rome Ensuite nous proposons une approche des croyances
religieuses avant notre egravere et apregraves lrsquoarriveacutee du christianisme Dans un
troisiegraveme temps nous ferons quelques remarques sur lrsquoorigine et agrave la
preacutesence du christianisme sur le sol africain Enfin le combat des eacutecrivains
chreacutetiens contre lrsquoidolacirctrie sera le dernier point de notre preacuteambule
Dans le deacuteveloppement de notre preacuteambule concernant lrsquohistoire nous
prenons en compte drsquoune part les informations fournies par les auteurs
africains chreacutetiens Drsquoautre part nous nous inspirons drsquoauteurs contemporains
qui se sont inteacuteresseacutes agrave lrsquohistoire de lrsquoAfrique du Nord dans la peacuteriode de notre
eacutetude Il srsquoagit principalement de Franccedilois Deacutecret38 Serge Lancel39 et Robert
Turcan40
38 DECRET F Le christianisme en Afrique du Nord Paris Seuil 1995 Dans son ouvrage il fait un tour drsquohorizon du contexte geacuteographique historique politique et religieux de lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne en commenccedilant par lrsquoan 146 avant notre egravere qui correspond agrave la destruction de Carthage par Rome Il traite la question du christianisme de 2e au 7e siegravecle jusqursquoagrave lrsquoinvasion de lrsquoislam il lrsquoanalyse dans lrsquounivers du paganisme avec les deacutefis qursquoil doit relever en interne divisions schismes Il preacutesente briegravevement les figures de Tertullien Cyprien et Augustin en qualiteacute de teacutemoins litteacuteraires et drsquoacteurs influents dans la vie de lrsquoEacuteglise en Afrique du Nord 39 LANCEL S Carthage Paris Fayard 1992 Il retrace lrsquohistoire de Carthage depuis sa fondation vers la fin du IXe siegravecle avant J-C avec de preacutecieux eacuteleacutements archeacuteologiques agrave lrsquoappui jusqursquoagrave la peacuteriode romaine Idem Introduction agrave la connaissance de Carthage la colline de Byrsa agrave lrsquoeacutepoque punique Paris Eacuteditions Recherches sur les Civilisations 1983
40 Robert Turcan srsquoest beaucoup inteacuteresseacute aux cultes orientaux dans le quotidien de Rome Il montre leur impreacutegnation dans la vie des citoyens leurs liturgies et leurs rites drsquoinitiation Ces cultes reacutepondent agrave une certaine soif de spiritualiteacute et suscitent de lrsquointeacuterecirct agrave Rome TURCAN R Les cultes orientaux dans le monde romain Paris Les Belles Lettres 1989 p 18-20 Idem Mithra et le Mithriacisme Paris Les Belles Lettres 2000 Idem Vie quotidienne de Rome et ses dieux Paris Brocheacute 1998 Idem Liturgies de linitiation bacchique agrave leacutepoque romaine (Liber) Documentation litteacuteraire inscrite et figure Paris Brocheacute 2003
20
I La preacutesence de Rome agrave Carthage
LrsquoAfrique du Nord eacutetait une zone strateacutegique pour Rome drsquoun point de vue
eacuteconomique et politique Ses richesses la rendaient attractive aux yeux de
lrsquoEmpire romain En effet elle posseacutedait des reacuteserves importantes de bleacute
drsquohuile et de vin Quant au lien historique avec Rome tout commence
officiellement et veacuteritablement en lrsquoan 146 avant J-C Cette date marque en
effet la victoire de Rome durant la troisiegraveme guerre punique au cours de
laquelle elle assieacutegea Carthage centre eacuteconomique et culturel de cette partie
de lrsquoAfrique septentrionale Carthage la ceacutelegravebre meacutetropole qui trocircnait sur la
Meacutediterraneacutee occidentale depuis des siegravecles fut eacutecraseacutee par lrsquoarmeacutee conduite
par Scipion geacuteneacuteral en chef La fameuse formule laquo Delenda est Carthago raquo
que lrsquoon attribue agrave Caton lrsquoAncien rappelle le triste sort de Carthage41 Des
razzias des pillages des massacres et la servitude de ses habitants furent le
spectacle deacutesolant de cette invasion militaire romaine Carthage semblait ainsi
ecirctre voueacutee agrave une maleacutediction irreacuteversible sans espoir de relegravevement42 Mais
cette maleacutediction ne dura pas puisque vingt-trois ans apregraves cette grande
meacutetropole comme le pheacutenix renaissait de ses cendres gracircce au tribun de la
plegravebe Caius Gracchus En effet il fondait une vaste colonie qui englobait les
ruines de lrsquoancien domaine de Carthage43 Rome prit drsquoabord possession des
terroirs fertiles pour y implanter des colonies pour ses populations constitueacutees
de veacuteteacuterans des leacutegions et de paysans italiens sans terre agrave la recherche de
lotissements et drsquoimportantes exploitations par le canal de lrsquoeacutemigration Ainsi
naquit la premiegravere province Africa44 qui ne tarda pas agrave srsquoeacutetendre durant le
siegravecle suivant A ce sujet Franccedilois Deacutecret eacutecrit laquo Si pendant tout un siegravecle
apregraves srsquoecirctre empareacutee des deacutepouilles de Carthage Rome nrsquoavait jamais donneacute
la preuve drsquoune politique africaine Ceacutesar allait lui imprimer un eacutelan deacutecisif en
41 LANCEL S Carthage Paris Fayard 1992 p 429 Nous y trouvons le contexte de lrsquoeacutemergence de la formule Delenda est Carthago dont Caton lrsquoAncien porte la paterniteacute
42 DECRET F Le christianisme en Afrique du Nord ancienne Paris Eacuteditions du Seuil 1996 p 7
43 La superficie eacutetait de moins de vingt-cinq mille kilomegravetres carreacutes soit agrave peu pregraves le tiers du nord-est de la Tunisie actuelle 44 LANCEL S laquo Africa raquo in Augustinus-Lexikon Edition Basel Schwabe 1986-1994 fait un long deacuteveloppement sur le concept drsquoAfrica
21
occupant une nouvelle province lrsquoAfrica nova Et degraves lrsquoan 27 au deacutebut du
regravegne drsquoAuguste les deux provinces lrsquoancienne et la nouvelle eacutetaient fondues
pour constituer la grande province drsquoAfrica qui prendrait par la suite en raison
du titre de son gouverneur un ancien consul le nom de Proconsulaire raquo45
Cette Africa proconsularis en effet comptait parmi les provinces seacutenatoriales
jusqursquoagrave ce que cinq siegravecles plus tard Rome la perdicirct durant lrsquoinvasion des
Vandales Lrsquoextension de la mainmise de Rome aura eu pour conseacutequence
lrsquoaffaiblissement des royaumes berbegraveres
Carthage eacutetait une citeacute importante qui selon lrsquohistorien du IIIe siegravecle
Heacuterodien 46 faisait concurrence agrave Alexandrie pour la deuxiegraveme place la
premiegravere eacutetant naturellement tenue par Rome Sans nul doute lrsquoacceacuteleacuteration
du processus drsquourbanisation en Afrique apregraves 149 av J-C comme drsquoailleurs
dans toutes les autres provinces romaines a contribueacute au succegraves de lrsquoEmpire
et a eacuteteacute un facteur essentiel pour lrsquoessor de la romanisation Crsquoest sur ce tissu
urbain en constante effervescence multiculturelle et cultuelle commerciale et
eacuteconomique que se deacuteveloppegraverent en Afrique du Nord les multiples religions
venues drsquoOrient drsquoOccident et drsquoAfrique Il srsquoagit des croyances orientales
romaines et africaines du judaiumlsme et du christianisme qui srsquoajoutent aux
croyances ancestrales de lrsquoAfrique du Nord
45 DECRET F Le christianisme en Afrique du Nord ancienne Paris Eacuteditions du Seuil 1996 p 8 46 Heacuterodien Histoire des empereurs romains de Marc Auregravele agrave Gordien III Les Belles Lettres La Roue agrave Livres 1990 Il est historien romain drsquoexpression grecque et veacutecut de 175 agrave 249
22
II Les croyances religieuses avant et pendant lrsquoegravere chreacutetienne
LrsquoAfrique du Nord a fait lrsquoexpeacuterience drsquoautres religions venues drsquoailleurs On
a pu constater en effet sous lrsquoangle du polytheacuteisme une juxtaposition des
antiques diviniteacutes africaines et de celles venues drsquoOrient drsquoEacutegypte de Gregravece
et de Rome47 Le syncreacutetisme religieux eacutetait lrsquoexpression de cette multipliciteacute
des croyances Franccedilois Deacutecret teacutemoigne ainsi de cette reacutealiteacute lorsqursquoil eacutecrit
laquo Dans lrsquointeacuterieur du pays les vieilles diviniteacutes locales manifestations du
sacreacute agissant dans certaines grottes ndash dont les parois sont couvertes de
dessins magico-religieux et qui faisaient peut-ecirctre office de sanctuaires - tels
puits ou telles sources agrave travers certains arbres des pierres des animaux
sacreacutes ou encore le soleil et la lune avaient toujours des fidegraveles pour leur offrir
un culte et des sacrifices en vue de solliciter leur protection En Maureacutetanie on
trouve des deacutedicaces en lrsquohonneur de diviniteacutes lsquomauresrsquo ainsi la dea Maura
qui avait son temple la Diana Maurorum et les dii Mauri regroupant sous ce
nom collectif le pantheacuteon libyque honoreacute dans la reacutegion Des siegravecles durant
les anciens rois du pays Hiempsal le geacutenie du roi Ptoleacutemeacutee et surtout Juba
eurent des autels raquo48
Nous constatons donc la diversiteacute religieuse de lrsquoAfrique du Nord un
constat qui pourrait ecirctre fait pour drsquoautres provinces de lrsquoEmpire au travers de
ces nombreuses diviniteacutes non seulement locales mais encore eacutetrangegraveres
auxquelles on rendait un culte Chaque diviniteacute de ce pantheacuteon trouve sa
place dans lrsquoenvironnement cultuel africain Deux diviniteacutes eacutemergeaient du
pantheacuteon africain et leur culte croissait avec la conquecircte romaine Il srsquoagit de
Tanit Peneacute (crsquoest-agrave-dire Face de Barsquoal lrsquoAstarteacute pheacutenicienne) deacuteesse de la
feacuteconditeacute identifieacutee agrave Junon Caelestis elle-mecircme paregravedre du grand dieu de
Carthage Barsquoal Hammon 49 originaire de Pheacutenicie Deacutenommeacute Saturne
47 Pour une deacutecouverte des diviniteacutes agrave Rome lrsquoouvrage de TURCAN R Rome et ses dieux Paris Hachette Litteacuteratures 1998 FEVRIER C laquo Supplicare deis La supplication expiatoire agrave Rome raquo in Recherches sur les rheacutetoriques religieuses collection dirigeacutee par Freyburger G et Pernot L Turnhout Brepols 2009 48 DECRET F Le christianisme en Afrique du Nord ancienne Paris Eacuteditions du Seuil 1996 p 14 49 LANCEL S Carthage Paris Fayard 1992 p 213-229 Il traite des dieux africains autochtones et importeacutes agrave la lumiegravere de lrsquoarcheacuteologie
23
Africain50 diviniteacute agraire et ceacuteleste elle est la premiegravere de toutes supeacuterieure
agrave celles auxquelles les autochtones rendaient un culte dans les provinces Le
culte de Barsquoal srsquoeacutetendra sur toute lrsquoAfrique romaine Tertullien atteste le culte agrave
Saturne quand il critique et condamne seacutevegraverement le polytheacuteisme propre au
paganisme dans lrsquoEmpire romain dans son apologie contre le paganisme Il lui
oppose le monotheacuteisme chreacutetien au travers drsquoune comparaison entre le Dieu
chreacutetien et Saturne
Vous naviez point de dieu avant Saturne Cest de lui que viennent vos principaux dieux et les plus connus Ainsi ce qui est certain du premier auteur il faudra lavouer de ses descendants Or ni Diodore de Sicile ni Cassius Seacuteveacuterus ni Thallus ni Corneacutelius Neacutepos ni aucun autre eacutecrivain de lAntiquiteacute ne parlent de Saturne que comme dun homme Si nous consultons les monuments on ne peut en trouver de plus authentiques quen Italie ougrave Saturne apregraves plusieurs expeacuteditions et agrave son retour de lAttique fut reccedilu par Janus hellip Il faut dabord que vous admettiez un Dieu suprecircme et proprieacutetaire de la diviniteacute qui ait pu la communiquer agrave des hommes51
Un siegravecle plus tard Lactance par ses eacutecrits attaque avec veacuteheacutemence le
paganisme et ses nombreuses diviniteacutes qursquoil taxe de supercherie Il en est
lrsquoadversaire africain chreacutetien le plus farouche et le plus intransigeant de son
eacutepoque Dans ses œuvres il mentionne de faccedilon abondante le nom de
Saturne52 qursquoil tourne en deacuterision Dans ses œuvres Cyprien ne fait aucune
allusion ni implicite ni explicite agrave Saturne Augustin est celui dont les œuvres
50 LE GLAY M Saturne lrsquoAfrique Paris Eacuteditions de Boccard 1966 FERJAOUI A Le sanctuaire de Henchir el-Hami de Barsquoal Hammon au Saturne africain 1er s av J-C ndash 4e s ap J-C Tunis Institut national du patrimoine 2007 51Tertullien Apologeacutetique X 2 5-7 XI 2 laquo Ante Saturnum deus penes uos nemo est ab illo census totius uel potioris et notioris diuinitatis Itaque quod de origine constiterit id et de posteritate conueniet Saturnum itaque si quantum litterae docent neque Diodorus Graecus aut Thallus neque Cassius Seuerus aut Cornelius Nepos neque ullus commentator eiusmodi antiquitatum aliud quam hominem promulgauerunt Si quantum rerum argumenta nusquam inuenio fideliora quam apud ipsam Italiam in qua Saturnus post multas expeditiones postque Attica hospitia consedit exceptus a Ianohellip Inprimis quIdem necesse est concedatis esse aliquem sublimiorem Deum et mancipem quendam diuinitatis qui ex hominibus deos fecerit raquo Traduit par Jean-Pierre Waltzing Paris Les Belles Lettres 2003 p 25-27 GUITTARD C laquo Les Saturnales agrave Rome du Mythe de lrsquoAge drsquoor au banquet de deacutecembre raquo in Congregraves Banquets et repreacutesentations en Gregravece et agrave Rome Colloque international Toulouse Presse Universitaire de Mirail 2003 vol 61 52 Lactance Institutions divines I 5 I11 V 10 VI 20 Idem Eacutepitomegrave 10 1 12 2 13 4 Nous relevons soixante treize mentions de Saturne chez Lactance dont soixante dans les Institutions divines et treize dans son Eacutepitomegrave
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attestent du plus grand nombre drsquooccurrences du terme53 ndash mais cela est agrave
mettre en relation avec lrsquoampleur de son œuvre bien plus grande que celle de
nos trois autres auteurs Toutes ces attestations litteacuteraires sur Saturne
montrent son importance dans le culte des diviniteacutes Deux dates marquent
lhistoire du culte de Saturne agrave Rome la conseacutecration de son temple au pied
du Capitole au deacutebut de la Reacutepublique (497 av J-C) et la reacuteforme des
Saturnales en 217 av J-C au lendemain de la deacutefaite de Trasimegravene La fecircte
qui finit par seacutetendre sur sept jours du 17 au 23 deacutecembre agrave partir de
Domitien continua decirctre ceacuteleacutebreacutee jusquagrave la fin du IVe siegravecle Nous trouvons
une mise en scegravene de ces ceacuteleacutebrations paiumlennes dans Les Saturnales de
Macrobe54
En outre des diviniteacutes drsquoautres cultes originaires de tous les horizons de la
Meacutediterraneacutee 55 srsquoeacutetaient greffeacutees aux cultes traditionnels Chacune drsquoelles
avait ses sanctuaires ses autels et ses precirctres Des collegraveges crsquoest-agrave-dire des
53 Nous relevons au moins quatre-vingt-quatre emplois du nom de Saturne chez Augustin en particulier La cite de Dieu VI 8 VII 26 Idem Contre Faustus XVIII 5 Sermon 223A
54 Macrobe Les Saturnales I-II Traduction nouvelle Avec introduction et notes par Henri Bornecque Paris Garnier Fregraveres 1958-1967 GUITTARD C laquo Les Saturnales agrave Rome du Mythe de lacircge dor au banquet de deacutecembre raquo Pallas 61 2003 Ce qui suit est le reacutesumeacute de la contribution de Charles Guittard Pour lui la ceacuteleacutebration du banquet qui accompagne ces fecirctes est peut-ecirctre leacuteleacutement le plus apte agrave expliquer leacutevolution et la peacuterenniteacute du culte agrave cocircteacute de lassimilation de Saturne agrave Cronos dabord agrave Barsquoal ensuite Peu attesteacute au cours des trois premiers siegravecles de la Reacutepublique le culte de Saturne est remis agrave lhonneur au moment du conflit romano-carthaginois parmi les mesures institueacutees en 217 figurent un lectisterne organiseacute par les seacutenateurs un banquet public et des manifestations de reacutejouissance populaire au cours desquelles la foule se reacutepandait dans les rues au cri de Io Saturnalia Des banquets priveacutes eacutetaient aussi ceacuteleacutebreacutes pendant cette peacuteriode festive ougrave les Romains sinvitaient agrave de plantureux repas qui eacutetaient loccasion deacutechanger des cadeaux symboliques consistant en chandelles de cire (ceret) et en poupeacutees dargile ou de pacircte (sigillaria) Les fecirctes de Saturne permettent de reconnaicirctre trois aspects du banquet banquet rituel avec participation du dieu banquet public dans le cadre de la citeacute banquet priveacute entre citoyens Le banquet priveacute offre de plus un aspect particulier marqueacute par labolition de la hieacuterarchie sociale traditionnelle les esclaves sont admis agrave la table des maicirctres sur un pied deacutegaliteacute Les participants revecirctent une tenue particuliegravere le pilleus (pileus) Un espace diffeacuterent est creacuteeacute ougrave sont briseacutees les regravegles traditionnelles du convivium La symbolique du banquet des Saturnales ne peut sexpliquer que par la volonteacute implicite de recreacuteer les conditions de lAge dOr primitif pendant lequel Saturne a reacutegneacute sur le Latium agrave travers des rituels qui reproduisent la commensaliteacute entre les dieux et les hommes et leacutegaliteacute entre les hommes eux-mecircmes
55Ces cultes meacutediterraneacuteens se deacuteployaient autour de Mithra symbolisant le temps eacuteternel Seacuterapis venu drsquoEacutegypte avaient des adorateurs jusque dans de simples bourgades de lrsquointeacuterieur la deacuteesse cappadocienne Macirc identifieacutee agrave Bellone Grande Megravere des dieux originaire de lrsquoIda en Phrygie comptait de fervents adeptes de la Proconsulaire agrave la Ceacutesarienne et mecircme agrave Lambaesis dans le sud de la Numidie Nous en avons des attestations dans Plutarque Isis et Osiris 53 et dans Apuleacutee Les Meacutetamorphoses XI 5
25
associations drsquoadeptes se reacuteclamant de Mars de Veacutenus de Ceacuteregraves de la
Grande megravere de lrsquoIda existaient en plusieurs lieux Toutes ces diviniteacutes
eacutetrangegraveres se sont retrouveacutees dans la Proconsulaire par le biais des
commerccedilants des soldats des fonctionnaires de lrsquoEmpire des colons et des
esclaves Les trois plus ceacutelegravebres diviniteacutes du Capitole eacutetaient Jupiter le maicirctre
du pantheacuteon romain Junon et Minerve Dans la plupart des grandes villes le
Capitole se preacutesentait comme lrsquoeacutedifice le plus somptueux et le plus prestigieux
de la citeacute africaine Au sujet de la romanisation des dieux eacutetrangers Robert
Turcan eacutecrit laquo Le nationalisme farouche et sourcilleux des Romains ne les
empecircchait pas drsquointeacutegrer dans lrsquoUrbs les hommes et les dieux du dehors les
premiers par lrsquoaffranchissement des esclaves ou lrsquoattribution du droit de citeacute
les seconds par la consultation des Livres SibyllinshellipCaligula arriegravere-petit-fils
drsquoAntoine affectionne les dieux eacutegyptienshellipNeacuteron srsquointeacuteresse agrave la Deacuteesse
syrienne et aux doctrines des mages Othon participe aux processions
isiaques et dans la crise de lrsquoan 69 les cultes levantins se manifestent
fortement agrave des titres divers Proclameacute agrave Alexandrie Vespasien reccediloit de
Seacuterapis la conseacutecration divine Domitien eacutechappe au massacre du Capitole
sous un deacuteguisement isiaque Chargeacute de porter agrave Rome un message de
loyalisme agrave lrsquoempereur Galba Titus ne manque pas de faire un pegravelerinage agrave
Paphos de Chypre au temple de Veacutenus-AstarteacutehellipEnfin avant la ceacuteleacutebration
de leur triomphe sur la Judeacutee Vespasien et Titus passent la nuit dans le
sanctuaire drsquoIsis au Champ de Mars Les Flaviens nrsquooublieront pas ce qursquoils
doivent aux dieux du Nil raquo 56 Ces remarques de Robert Turcan montrent
clairement lrsquoancrage des cultes eacutetrangers dans le monde romain Ces cultes
ont beacuteneacuteficieacute de la toleacuterance des empereurs gracircce auxquels ils ont connu un
essor consideacuterable dans lrsquoEmpire Cela suffit aussi agrave montrer du moins agrave
rappeler lrsquoimbrication du religieux et du politique dans la Rome antique Il nrsquoy
avait pas de dichotomie entre le politique et le religieux Ils eacutetaient les deux
faces de la mecircme meacutedaille
56 TURCAN R Les cultes orientaux dans le monde romain Paris Les Belles Lettres 1989 p 18-20
26
Notons eacutegalement le culte officiel voueacute aux empereurs diviniseacutes Les Divi
avaient leur temple avec un culte preacutesideacute par un flamine personnage de
lrsquoaristocratie locale Comme nous pouvons le remarquer bien avant lrsquoarriveacutee
du christianisme les habitants de lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne avaient deacutejagrave
une longue expeacuterience religieuse Le sac de Carthage nrsquoa donc pas eacuteteint la
religion punique et ses cultes agraires cananeacuteens Le culte rendu aux dieux
consistait plus agrave se mettre sous le pouvoir tuteacutelaire de la diviniteacute qursquoagrave chercher
agrave lier avec lui une relation purement cultuelle Le culte des diviniteacutes nrsquoavait pas
pour but drsquoassouvir la soif du divin mais plutocirct drsquoeacutetancher la soif inassouvie de
vie et de bonheur de lrsquoorant Crsquoest ainsi que Joseph Cuoq dans sa reacuteflexion
sur le religieux africain et ses expressions culturelles dans lrsquoAntiquiteacute a pu
eacutecrire sur la relation des Africains aux diviniteacutes ce qui suit laquo Chez beaucoup
le culte rendu aux diviniteacutes eacutetait empreint de mentaliteacute magique on cherchait
moins agrave honorer la diviniteacute qursquoagrave se preacutemunir contre le malheur ou srsquoassurer la
bonne fortune dans ses entreprises raquo57 Dans ce terreau de romanisation de
brassage multiculturel dans un contexte drsquoeffervescence intellectuelle la
religion officielle ne reacutepondait pas forceacutement aux attentes surtout dans les
hautes sphegraveres du savoir Il faut rappeler ici que comme les travaux de John
Scheid le montrent la religion agrave Rome nrsquoeacutetait pas une question de conviction
intime ou de choix reacutesultant drsquoun raisonnement intellectuel En tant que
citoyen on pratiquait par principe La religion eacutetait communautaire et le culte
eacutetait public Elle faisait partie inteacutegrante de la vie sociale Elle srsquoimposait par
elle-mecircme agrave tous les citoyens de lrsquoEmpire 58 Le culte des dieux et des
empereurs diviniseacutes faisait partie inteacutegrante de la sphegravere civique et politique il
eacutetait constitutif de lrsquoidentiteacute du peuple de chaque Romain de la citoyenneteacute
car il appartient au mos majorum La religion contraignante pour tous ne
57 CUOQ J LrsquoEacuteglise drsquoAfrique du Nord du IIe au XIIe siegravecle Paris Centurion 1984 p 10 58 JACQUES F SCHEID J Rome et lrsquointeacutegration de lrsquoEmpire 44 av ndash 260 ap J-C Tome 1 Les structures de lrsquoempire romain Paris PUF 1990 p 112-113 eacutecrivent dans leur ouvrage commun laquo La religion publique nrsquoeacutetait donc pas ce que nous appellerions une religion drsquoEtat une religion officielle imposeacutee agrave tous les citoyens et habitants par un Etat qui serait lui-mecircme laiumlque Dans le monde romain la religion eacutetait publique en ce qursquoelle concernait lrsquoensemble des citoyens romains et qursquoelle appartenait aux structures institutionnelles par laquelle la Respublica eacutetait gouverneacutee et agissait Strictement communautaires les religions romaines eacutetaient aussi ritualistes Elles ne reacuteclamaient aucun acte de foi explicite et ne comprenaient geacuteneacuteralement aucune initiation ou doctrine raquo
27
parvenait pas malgreacute tout agrave contenter beaucoup qui se tournaient alors vers
drsquoautres religions toleacutereacutees dans lrsquoEmpire De nombreux citoyens cherchaient
des reacuteponses existentielles dans les religions agrave mystegraveres venues drsquoOrient et
drsquoAfrique (cultes de Mythra drsquoOsiris et drsquoIsis59 de Seacuterapis de Cybegravele le
bacchisme et lrsquoorphisme)60 ou se tournaient vers des formes de monotheacuteisme
dont le judaiumlsme et le christianisme
Ce contexte cultuel lieacute aux diviniteacutes paiumlennes cet environnement multi-
cultuel et culturel constituegraverent un terreau favorable et deacutelicat pour le
christianisme dont les sources en Afrique ne peuvent ecirctre eacutetablies avec
certitude
59 Tertullien fait mention drsquoIsis onze fois dont voici quelques reacutefeacuterences Ad nationes I 10 II 17 lrsquoApologeacutetique VI Le baptecircme VII quatre fois pour Osiris dans Contre Marcion I Le pallium III La couronne 7 et 8 Augustin Sermones novissim Sermo 26D Idem Citeacute de Dieu VI X VIII XXVI-XXVII X XI XVIII III XVIII XXXVII Dans la Citeacute de Dieu XVIII V il fait mention cinq fois de Seacuterapis Deux autres mentions de Seacuterapis se trouvent dans le De divinatione daemonum I I VI XI Chez Lactance ce sont dans les Institutions divines I XI I XI I XVII I XXI et dans lrsquoEacutepitomegrave XI IV XVIII V que nous trouvons les huit reacutefeacuterences agrave Isis Quatre mentions drsquoOsiris dans les Institutions divines I XXI et une seule dans lrsquoEacutepitomegrave XVIII V Toutes ces reacutefeacuterences concernant Isis et Osiris montrent bien la connaissance suffisante que les auteurs africains chreacutetiens avaient de ces diviniteacutes eacutetrangegraveres qui se sont implanteacutees dans lrsquoEmpire romain et ses territoires coloniseacutes
60 Les cultes orientaux avaient du succegraves dans la Rome impeacuteriale et des auteurs tels que TURCAN R laquo Les cultes orientaux dans le monde romain raquo Annales Eacuteconomies Socieacuteteacutes Civilisations 1992 Volume 47 p 446-449 les ont preacutesenteacutes comme des terres drsquoattente du christianisme le prodrome du triomphe du christianisme Le mystegravere qui les entourait lrsquoorganisation les croyances qui leur eacutetaient proches ont permis un rapprochement avec la religion chreacutetienne Les probleacutematiques existentielles sur la survie lrsquoau-delagrave le sort de lrsquoacircme apregraves la mort la destineacutee de lrsquohumaniteacute rejoignaient une soif certaine de beaucoup Toute une theacuteologie eacutetait le soubassement de ces cultes Les nouveaux adeptes devaient neacutecessairement passer les rites drsquoinitiation pour devenir membres agrave part entiegravere de la communauteacute drsquoappartenance
28
III Origines et preacutesence du christianisme en Afrique du Nord
Le christianisme arrive dans un contexte de polytheacuteisme En effet lrsquoAfrique
sous domination romaine a fait lrsquoexpeacuterience drsquoautres religions venues
drsquoailleurs Les antiques diviniteacutes africaines orientales eacutegyptiennes grecques
et romaines 61 eacutetaient preacutesentes dans lrsquoEmpire et ses colonies et elles
recevaient des cultes de la part des citoyens Crsquoest dans cet environnement
multi-cultuel et culturel que les chreacutetiens cherchent agrave se construire une
identiteacute Le syncreacutetisme cultuel eacutetait un des deacutefis que les adeptes de la
nouvelle religion monotheacuteiste devaient relever Les premiers eacutecrivains
chreacutetiens teacutemoignent de cette quecircte drsquoidentiteacute nouvelle ou de rupture radicale
avec les religions paiumlennes Cette attitude de deacutemarcation creacutee des conflits et
une violence contre les adheacuterents au christianisme Les perseacutecutions sont une
des manifestations les plus violentes de cette haine contre les chreacutetiens
Lrsquoexpansion du christianisme en Afrique du Nord srsquoest faite assez tocirct Il nous
suffit de rappeler ici la passion des premiers martyrs drsquoAfrique du Nord telle
qursquoelle est transmise par les Actes des martyrs scillitains Crsquoest le plus ancien
reacutecit de martyre que nous a leacutegueacute la litteacuterature chreacutetienne de langue latine sur
les douze martyrs de Scillium en Afrique proconsulaire (Carthage)62 Les
premiers manuscrits chreacutetiens de langue latine hormis les textes sacreacutes sont
les Actes des martyrs de Scillium Crsquoest un document anonyme qui teacutemoigne
avec sobrieacuteteacute et eacutemotion de lrsquoaudace de chreacutetiens condamneacutes devant leurs
juges et dont la mort fut scelleacutee le 17 juillet 180 agrave Carthage Nous retrouvons
les traces de ces martyrs scillitains au cours de sermons drsquoAugustin dans la
basilica Novarum En effet lors drsquoune de ses preacutedications sur lrsquoimage de
lrsquoEacuteglise comme la femme forte la megravere des martyrs (mater martyrum)
Augustin mentionne la lecture des Actes des martyrs dans lrsquoassembleacutee
chreacutetienne Il affirme dans le Sermon 37 1 que laquo dans la lecture de la passion
des martyrs nous avons entendu des noms de femmes raquo (in recitatione
61 Pour une deacutecouverte des diviniteacutes agrave Rome lrsquoouvrage de Robert Turcan Rome et ses dieux Paris Hachette Litteacuteratures 1998 Caroline Feacutevrier laquo Supplicare deis La supplication expiatoire agrave Rome raquo in Recherches sur les rheacutetoriques religieuses collection dirigeacutee par Freyburger G et Pernot L Turnhout Brepols 2009
62 Scillium la ville est difficile agrave identifier et Kasserine en Tunisie nrsquoest qursquoune hypothegravese
29
passionis martyrum audiuimus feminas) En outre la passion des saintes
Perpeacutetue et Feacuteliciteacute exeacutecuteacutees dans lrsquoamphitheacuteacirctre de Carthage en 203 fait
eacutemerger un genre litteacuteraire nouveau celui des Passions preacutesenteacutees sous une
forme eacutelaboreacutee et romanesque dont la finaliteacute est drsquooffrir des modegraveles de
vertus chreacutetiennes sous forme drsquoenseignement
Tertullien lrsquoun des teacutemoins litteacuteraires des deacutebuts de la perseacutecution contre
les chreacutetiens srsquoadresse aux autoriteacutes de lrsquoEmpire et agrave la population paiumlenne
dans son Apologeacutetique dateacutee de 197-198
Nous sommes drsquohier et deacutejagrave nous remplissons les icircles les postes fortifieacutes les municipes les bourgades les camps eux-mecircmes les tribus les deacutecuries le palais le seacutenat le forum nous ne vous avons laisseacute que les temples63
Une quinzaine drsquoanneacutees plus tard en peacuteriode de perseacutecution Tertullien
eacutecrivait au proconsul Scapula
Que feras-tu de tant de milliers drsquohommes de tant de milliers de femmes de tout acircge de toute condition qui preacutesenteront leurs bras agrave tes chaicircnes Combien de bucircchers combien de glaives il te faudra 64
Les mentions statistiques du nombre des chreacutetiens chez Tertullien sont
eacutevidemment difficiles agrave veacuterifier Elles peuvent ecirctre verseacutees dans la rheacutetorique
de lrsquoamplification et par conseacutequent elles ne doivent pas ecirctre prises agrave la
lettre Cependant la critique moderne admet lrsquoimportance consideacuterable de
lrsquoEacuteglise africaine degraves les deacutebuts du IIIe siegravecle Paul-Albert Feacutevrier dans son
eacutetude sur le Maghreb romain abonde dans le sens drsquoune preacutesence chreacutetienne
en Afrique du Nord au temps de Tertullien et Cyprien laquo Lrsquoexistence de
communauteacutes chreacutetiennes est attesteacutee dans le Maghreb dans la seconde
moitieacute du IIe siegravecle et avec le IIIe les informations qui nous sont parvenues
sont suffisamment importanteshellipLa conservation drsquoune partie de la
correspondance de Cyprien de Carthage reacutedigeacutee dans un temps de crise ndash
celui des perseacutecutions certes mais surtout des conflits internes agrave lrsquoEacuteglise
drsquoAfrique ou neacutes des relations qursquoelle se devait drsquoavoir avec drsquoautres
63 Tertullien Apologeacutetique XXXVII 4 laquo Hesterni sumus et orbem jam et vestra omnia implevimus urbes tribus decurias palatium senatum forum Sola vobis reliquimus templa raquo p 79 64 Tertullien Ad Scapula 5 laquo Quid facies de tantis milibus hominum tot viris ac feminis omnis sexus omnis aestatis omnis dignitatis offerentibus se tibi Quantis ignibus quantis gladiis opus erit raquo
30
communauteacutes - aide agrave restituer les liens hieacuterarchiques et la vie de certains
groupes raquo65 Lrsquohistoire du christianisme en Afrique du Nord agrave lrsquoeacutepoque de
Tertullien et Cyprien est marqueacutee par des perseacutecutions contre lrsquoEacuteglise
drsquoAfrique Elles nrsquoeacutepargnent ni le petit peuple des citeacutes et des campagnes (les
humiliores) ni les classes aiseacutees (les honestiores) Nous avons le teacutemoignage
de Cyprien sur cette Eacuteglise africaine au milieu du 3egraveme siegravecle gracircce agrave ses
nombreuses lettres et au rocircle de pasteur qursquoil y a exerceacute Augustin aussi nous
renseigne sur lrsquoancienneteacute lrsquoimportance consideacuterable et le prestige eacuteminent de
Carthage lrsquoautoriteacute de la citeacute et sa proximiteacute avec les pays drsquooutre-mer
Quand par exemple il deacutenonce lrsquoobstination des donatistes il rappelle en effet
que les eacutevecircques de Carthage ont non seulement eacuteteacute en relation constante
avec lrsquoEacuteglise de Rome mais aussi ajoute-t-il laquo avec toutes les autres reacutegions
drsquoougrave lrsquoEacutevangile est venu en Afrique raquo66 Dans lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne la
Proconsulaire Carthage dans la peacuteriode qui nous concerne est lrsquoEacuteglise megravere
Mais il est difficile de dire de faccedilon nette et preacutecise les canaux par lesquels
lrsquoEacutevangile a peacuteneacutetreacute en terre africaine Le christianisme provenait-il de Rome
ou drsquoOccident ou drsquoOrient Augustin semble donner un indice sur la
provenance de lrsquoEacutevangile en terre africaine Nous trouvons la mention dans sa
Lettre LII 2 adresseacutee agrave Seacuteveacuterin par laquelle il srsquoen prend aux donatistes
laquo Le parti de Donat sur les terres africaines accuse la terre tout entiegravere et ne
considegravere pas que la steacuteriliteacute qui lui fait refuser de produire les fruits de la paix
et de la chariteacute lrsquoa coupeacute de cette racine des Eacuteglises orientales dougrave lEacutevangile
est venu en Afrique raquo67 Cette allusion drsquoAugustin est difficile agrave veacuterifier et ne
donne aucun eacuteleacutement historiquement indiscutable Si lrsquoEacutevangile est arriveacute en
Afrique par les Eacuteglises drsquoOrient de quelles Eacuteglises orientales et de quelle
partie de lrsquoAfrique chreacutetienne srsquoagit-il Quelle localiteacute africaine fut la premiegravere
agrave accueillir lrsquoEacutevangile Certains historiens tels que Mesnage ont deacuteveloppeacute la
65 FEacuteVRIER P-A Approche du Maghreb romain Aix-en-Provence EDISUD 1989 p 178
66 Augustin Lettres 47 3
67 Augustin Lettre 52 2 laquo Pars autem donati in solis afris calumniatur orbi terrarum et non considerat ea sterilitate qua fructus pacis et caritatis adferre noluit ab illa radice orientalium ecclesiarum se esse praecisam unde euangelium in africam ueni raquo Texte du CPL 0262 (epist 52 vol 342 par 2 p 150) Traduction personnelle
31
thegravese de lrsquoeacutevangeacutelisation de lrsquoAfrique du Nord en la faisant remonter au temps
des apocirctres ou agrave lrsquoacircge apostolique Cette pieuse tradition purement
leacutegendaire 68 qui voudrait faire remonter cet enracinement aux temps
apostoliques est agrave eacutecarter car aucun teacutemoignage agrave ce sujet nrsquoeacutemane ni des
eacutecrits de Tertullien ni de ceux de ses devanciers ni des eacutecrivains qui lui sont
posteacuterieurs Drsquoailleurs Dominique Arnauld reacutefute cateacutegoriquement cette thegravese
en affirmant que laquo crsquoest en effet agrave partir du Ve siegravecle qursquoune lsquotraditionrsquo de
lrsquoapostoliciteacute de lrsquoEacuteglise africaine se deacuteveloppe sur la base semble-t-il des
Actes apocryphes de Pierre Les premiegraveres traces historiques certaines datent
du premier quart du deuxiegraveme siegravecle mais elles nous preacutesentent lrsquoEacuteglise
drsquoAfrique deacutejagrave nombreuse et structureacutee raquo69 Sur la mecircme question Joseph
Cuoq affirme cateacutegoriquement laquo On ne peut avancer aucune date mecircme
approximative sur cette premiegravere rencontre avec lrsquoEacutevangile raquo70 Il est donc
difficile de dire comment quand et par qui la premiegravere eacutevangeacutelisation de
lrsquoAfrique srsquoest opeacutereacutee Mecircme si Carthage eacutetait la province la plus importante de
lrsquoAfrique du Nord cela ne suffit pour deacuteduire qursquoelle fut la premiegravere agrave avoir
accueilli lrsquoEacutevangile La notorieacuteteacute ou le prestige nrsquoest pas la regravegle absolue de la
primauteacute Franccedilois Deacutecret reconnaicirct la grandeur de la Proconsulaire lorsqursquoil
eacutecrit laquo Carthage fut tregraves probablement la premiegravere agrave lrsquoaccueillir La capitale de
la Proconsulaire eacutetait bien ouverte aux influences de lrsquohelleacutenisme sous toutes
ses formes elle eacutetait aussi le premier centre de la litteacuterature latine du temps
et Tertullien srsquoy instruisit Or Alexandrie et Antioche eacutetaient les deux
principaux centres drsquoeacutevangeacutelisation raquo71
Au deacutebut du Ve siegravecle Augustin dans une de ses lettres atteste de la
grandeur et de la notorieacuteteacute de Carthage de lrsquoimportance de son siegravege
eacutepiscopal En effet durant son combat contre le schisme de Donat dans
68 ARNAULD D Histoire du Christianisme en Afrique Les sept premiers siegravecles Paris Eacuteditions Karthala 2001 p 59 Cf MANDOUZE A Avec et pour Augustin Paris Cerf 2013 p 120-127 69 ARNAUD D Op cit Paris Eacuteditions Karthala 2001 p 59 70 CUOQ J LrsquoEacuteglise drsquoAfrique du Nord du IIe au XIIe Paris 1984 p 14
71 DECRET F Le christianisme en Afrique du Nord ancienne Paris Eacuteditions du Seuil 1996 p 20-21
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lrsquoEacuteglise africaine soucieux de lrsquouniteacute de lrsquoEacuteglise catholique Augustin affirme
que lrsquoEacutevangile y est arriveacute par plusieurs lieux au sujet desquels il ne donne
aucune preacutecision
Elle (Carthage) eacutetait voisine des reacutegions transmaritimes et sa tregraves large reacutenommeacutee la rendait noble ainsi elle a un eacutevecircque dont lautoriteacute neacutetait en tout cas pas ordinaire et qui ne pouvait pas srsquooccuper de la multitude des ennemis conspirant contre lui quand il se voyait uni agrave lEacuteglise de Rome dans laquelle la primauteacute du siegravege apostolique fut toujours en vigueur et aux autres terres drsquoougrave lEacutevangile est venu vers la mecircme Afrique72
Augustin avait deacutejagrave affirmeacute dans sa querelle contre les donatistes que
lrsquoOrient est le pocircle par lequel lrsquoEacutevangile est parvenu en Afrique du Nord
Carthage est au cœur de la meacutediteacuteranneacutee encadreacutee par Rome et lrsquoOrient Ces
deux lieux sont agrave prendre en compte dans lrsquohistoire de la primitive
eacutevangeacutelisation de lrsquoAfrique du Nord Lrsquoouverture cuturelle cultuelle de
Carthage sur Rome son attraction eacuteconomique et les influences possibles
drsquorsquoAlexandrie et drsquoAntioche sur elle en matiegravere drsquoeacutevangeacutelisation ne suffisent
pas agrave deacuteduire que Carthage fut la premiegravere reacutegion de lrsquoAfrique du Nord agrave avoir
eacuteteacute christianiseacutee Cependant on admet aujourdrsquohui que le christianisme est
venu en Afrique via Rome mais on perccediloit aussi des traces drsquoinfluence
orientale des professions de foi baptismales73
Le christianisme introduit en Afrique allait ecirctre confronteacute nous lrsquoavons
rappeleacute agrave des perseacutecutions sanglantes Les tortures contre les chreacutetiens aux
trois premiers siegravecles du christianisme portaient la marque des eacutedits
impeacuteriaux Il existait aussi une opposition entre les religions venues de Rome
de Gregravece drsquoEacutegypte drsquoAsie drsquoOrient et le christianisme Le christianisme qui se
72 Augustin Lettre 43 3 laquo Erat etiam transmarinis uicina regionibus et fama celeberrima nobilis Unde non mediocris utique auctoritatis habebat episcopum qui posset non curare conspirantem multitudinem inimicorum cum se uideret et romanae ecclesiae in qua semper apostolicae cathedrae uiguit principatus et ceteris terris unde euangelium ad ipsam africam uenit raquo Texte du CPL 0262 (vol 342 par 3 p 90) Traduction personnelle 73 BADCOCK F J laquo Le credo primitif drsquoAfrique raquo Revue Beacuteneacutedictine 45 (1933) p 3-9 Au temps de Cyprien lrsquoAfrique professait un credo diffeacuterent de celui de Rome Le Credo africain deacuteduit des eacutecrits de Cyprien est le suivant Credo in deum Patrem in Christum Filium in Spiritum Sanctum Remissionem peccatorum Et vitam aeternam per sanctam ecclesiam laquo Toutes les preuves tendent agrave montrer que dans le Credo romain primitif ou posteacuterieur les mots relatifs agrave lrsquoEacuteglise suivaient immeacutediatement ceux sur lrsquoEsprit Saint tandis que vitam aeternam nrsquoy fut ajouteacute qursquoapregraves le IVe siegravecle raquo (Ibid p 4)
33
preacutesentait comme une religion exclusiviste eacutecartant tout autre culte
condamnait les diviniteacutes paiumlennes dans les provinces leur culte et leurs
adeptes Le fait de revendiquer la transcendance du christianisme sur les
autres religions nrsquoeacutetait pas de nature agrave garantir la paix ni un possible dialogue
inter-religieux ni agrave exorciser les peurs ni agrave changer les regards haineux contre
les chreacutetiens qui devenaient par leur conversion un groupe agrave part Franccedilois
Decret eacutecrit laquo Le christianisme ne venait pas rafraicircchir les couleurs des vieux
cultes il voulait les deacutetruire pour demeurer seul imposant agrave ses fidegraveles de
renier un passeacute reacutecent de brucircler ce qursquoils avaient adoreacute Cette preacutetention agrave la
religion unique agrave lrsquouniformisation des croyances de lrsquoOrient agrave lrsquoOccident eacutetait
non seulement intoleacuterable et insultante pour les fidegraveles des diviniteacutes qui
avaient deacutejagrave leurs autels et seraient ainsi ravaleacutees au rang de grossiegraveres
superstitions mais elle venait aussi toucher au vieux reacuteflexe particulariste des
Africains et agrave leur aversion pour tout alignement raquo74
Les chreacutetiens revendiquaient une identiteacute qui condamnait celle des
partisans des autres religions Le passage du paganisme au christianisme ne
srsquoopegravera donc pas sans heurt Il eacutetait source de divisions sociales et familiales
La conversion au christianisme fracturait les relations humaines agrave toutes les
eacutechelles sociales Comme le paganisme impreacutegnait toute la vie sociale75 les
chreacutetiens fidegraveles agrave leur foi vivaient au moins dans les premiegraveres geacuteneacuterations
coupeacutes de leurs compatriotes agrave lrsquoeacutecart de la vie domestique avec son culte
traditionnel Drsquoougrave leur absence aux ceacutereacutemonies familiales priveacutees ou
publiques telles que les mariages et les funeacuterailles qui rythmaient la vie sociale
dans un contexte agrave dominante paiumlenne Cette attitude des chreacutetiens menaccedilait
seacuterieusement la coheacutesion sociale et familiale et avait pour conseacutequence leur
ostracisation Et pour faire le lien avec notre sujet concernant les ceacuteleacutebrations
funeacuteraires lrsquoenjeu eacutetait de vivre la mort du chreacutetien en milieu paiumlen La
74 DECRET F Ibid p 30
75 Les reacutejouissances collectives eacutetaient inaugureacutees par des sacrifices aux diviniteacutes tuteacutelaires combats de gladiateurs et chasses dans lrsquoamphitheacuteacirctre courses de char autour du cirque theacuteacirctres mettant en scegravene des eacutepisodes mythologiques Tertullien drsquoabord ardent admirateur de ces festiviteacutes teinteacutees de passions et de deacutelires collectifs puis farouche opposant les deacutenonce dans son traiteacute Sur les spectacles comme incompatibles avec la morale chreacutetienne
34
neacutecessiteacute drsquoune deacutemarcation cultuelle speacutecifique agrave lrsquoeacutechelle eccleacutesiale
srsquoimposait Les premiers eacutecrivains du christianisme en Afrique vont se heurter
agrave la mentaliteacute culturelle aux traditions ancestrales de leur environnement
Crsquoest ainsi que naicirct lrsquoapologeacutetique chreacutetienne en lrsquoAfrique du Nord qui deacutefend
une nouvelle identiteacute Tertullien lrsquoun des deacutefenseurs du christianisme en
Afrique du Nord est connu pour ses positions trancheacutees sa vision rigoriste Il
deacutefend comme lrsquoeacutecrit Dominique Arnauld laquo un christianisme propheacutetique de
rupture plutocirct que de continuiteacute se refusant agrave toutes compromissions dans
une socieacuteteacute ougrave le religieux paiumlen est sans cesse preacutesent raquo76 Crsquoest dans cette
situation complexe des relations humaines et sociales des conflits cultuels
des chocs drsquoidentiteacutes que Tertullien Cyprien Lactance et Augustin nous
renseignent par leurs eacutecrits sur la faccedilon dont les chreacutetiens honoraient leurs
morts dans une peacuteriode qui voit au deacutebut du 4egraveme siegravecle le christianisme
devenir religion laquo licite raquo et la situation changer en faveur des chreacutetiens De
faccedilon geacuteneacuterale ces auteurs chreacutetiens ne dissertent pas sur le sujet de la mort
et de ses rites en contexte chreacutetien Crsquoest au travers de leur apologie du
christianisme qursquoils nous livrent des informations utiles sur le culte funeacuteraire
paiumlen et chreacutetien Augustin est celui qui nous fournit le plus drsquoinformations sur
le rocircle de lrsquoEacuteglise dans la ceacuteleacutebration des funeacuterailles de ses membres Il est le
seul qui ait traiteacute briegravevement le sujet dans son œuvre De cura pro mortuis
gerenda ad Paulinum
Sur la question des rites funeacuteraires chreacutetiens les deux premiers siegravecles du
christianisme en Afrique du Nord nrsquoont guegravere laisseacute de teacutemoignages Nous
nrsquoavons pas de traces litteacuteraires ou archeacuteologiques qui permettent de lever le
voile sur la vie des premiers chreacutetiens dans leur milieu En effet Cyrille Vogel
a fait une eacutetude concernant cette peacuteriode et situe sa documentation sur la
probleacutematique de lrsquoenvironnement cultuel du deacutefunt agrave partir de 200-250 qursquoil
considegravere comme le terminus ante quem non77 Il dit qursquolaquo avant cette date en
76 ARNAULD D Histoire du Christianisme en Afrique Les sept premiers siegravecles Paris Eacuteditions Karthala 2001 p 65 77 VOGEL C limite son enquecircte agrave la peacuteriode paleacuteochreacutetienne agrave lrsquoeacutepoque anteacuterieure agrave lrsquoapparition du plus ancien Ordo defunctorum (Ordo XLIX Ordo qualiter agatur in obsequium defunctorum) dont la reacutedaction primitive est situeacutee vers 700-750
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effet nous nrsquoavons gardeacute la trace drsquoaucune seacutepulture chreacutetienne tombes
apostoliques et tombes de martyrs non excepteacutees ni drsquoaucune catacombe
priveacutee ou communautaire Aucun indice non plus drsquoune activiteacute liturgique
quelconque relative au deacutefunt aucune inscription funeacuteraire aucune peinture
cimeteacuteriale aucun sarcophage chreacutetien raquo78
Pour la mecircme peacuteriode la Tradition apostolique du IIIe siegravecle qui mentionne
le devoir de donner une seacutepulture agrave tous ne fait pas drsquoallusion agrave un rite
liturgique sur la mort du chreacutetien Nous y lisons laquo Qursquoon nrsquoimpose pas une
lourde charge pour enterrer dans le cimetiegravere car crsquoest la chose de tous les
pauvres Cependant qursquoon paie le salaire de lrsquoouvrier qui fait la fosse et le prix
des briques Que lrsquoeacutevecircque entretienne ceux qui prennent soin de ce lieu afin
qursquoils ne soient pas agrave charge agrave ceux qui y viennent raquo79 Chacun a le droit
surtout le pauvre agrave une seacutepulture La seacutepulture ne doit pas ecirctre discriminante
crsquoest la raison pour laquelle lrsquoeacutevecircque qui a la charge de la communauteacute doit
veiller agrave ce que tous aient une seacutepulture drsquoune part et agrave ce que les preacuteposeacutes
aux seacutepultures que sont les travailleurs des pompes funegravebres comme les
fossores soient payeacutes pour leur travail drsquoautre part Un minimum de frais
incombera cependant agrave tous ceux qui feront enterrer leurs morts Tertullien
qui fournit des donneacutees sur les rites funeacuteraires chreacutetiens ne rapporte pas les
usages funeacuteraires speacutecifiquement chreacutetiens Il mentionne dans sa deacutefense du
christianisme contre le paganisme le souci des chreacutetiens agrave exercer la
solidariteacute qui leur permet de faire vivre les plus deacutemunis et de procurer la
seacutepulture aux pauvres de leurs communauteacutes laquo Car personne nrsquoest forceacute on
verse librement sa contribution crsquoest lagrave comme un deacutepocirct de la pieacuteteacute En effet
on nrsquoy puise pas pour des festins ni des beuveries ni pour des lieux de steacuteriles
ripailles mais pour nourrir et inhumer les pauvres (alendis humandis) raquo80
78 Idem Lrsquoenvironnement cultuel du deacutefunt durant la peacuteriode paleacuteochreacutetienne in laquo La maladie et la mort du chreacutetien dans la liturgie raquo Roma Edizioni Liturgiche 1978 p 381-382 79Tradition Apostolique 37 Paris Cerf 1946 p 68 Passage conserveacute seulement en version sahidique GRELOT P Tradition apostolique regravegle de foi et vie pour lrsquoEacuteglise Paris Cerf 1995 80 Tertullien Apologeacutetique XXXIX 5-6 laquo Nam nemo compellitur sed sponte confert Haec quasi deposita pietatis sunt Quippe non epulis inde nec potaculis nec ingratis voratrinis dispensator sed egenis alendis humandisque raquo
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En revanche pour la peacuteriode allant du IIIe au IVe siegravecle nos quatre auteurs-
source dominent lrsquohistoire litteacuteraire du culte des morts dans lrsquoEacuteglise Cette
Afrique chreacutetienne a ducirc aussi faire face agrave des figures litteacuteraires hostiles peacutetries
de la culture romaine qui y brillait deacutejagrave bien avant le IIIe siegravecle dans lrsquoAfrica
romana Apuleacutee 81 le ceacutelegravebre eacutecrivain de Madaure est du nombre des
intellectuels de Carthage qui eacutetait devenue la rivale intellectuelle de Rome
Celui-ci et Fronton82 furent parmi les deacutetracteurs du christianisme
Pour compleacuteter ce preacuteambule il nous paraicirct utile de rappeler quelques
traits de la poleacutemique anti-paiumlenne qui est agrave lrsquoarriegravere-plan de ce que nous
trouverons chez nos auteurs concernant les rites funeacuteraires
81 Neacute vers 125 dune famille riche de Madaure (en Numidie dans lactuelle Algeacuterie) il fit dabord ses eacutetudes agrave Carthage ougrave il apprit leacuteloquence latine avant daller chercher agrave Athegravenes un enseignement philosophique supeacuterieur de voyager beaucoup puis de retourner en Afrique Carthage deviendra sa reacutesidence habituelle ougrave il mourra apregraves 170 A son actif nous pouvons mentionner les Florilegraveges qui sont des discours drsquoapparat de taille ineacutegale Meacutetamorphoses ou LAcircne dor en onze livres qui est son chef-œuvre des traiteacutes de philosophie tels que le De deo Socratis le De Platone et eius dogmate libri II le De mundo
82 Fronton Contre les chreacutetiens Le titre de lrsquoouvrage est en lui-mecircme eacutevocateur de lrsquohostiliteacute contre les adeptes de la nouvelle religion qui revendiquait une speacutecificiteacute identitaire en opposition agrave la religion autochtone Pour une lecture de Fronton la thegravese de doctorat de FLEURY P laquo Lectures de Fronton un rheacuteteur latin agrave leacutepoque de la Seconde Sophistique raquo Paris Collection drsquoeacutetudes anciennes Seacuterie latine 64 2002
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IV Le combat des eacutecrivains chreacutetiens contre lrsquoidolacirctrie
Le contexte de lrsquoAfrique chreacutetienne sous domination romaine est marqueacute
par le polytheacuteisme comme nous lrsquoavons deacutejagrave releveacute83 Dans cette Afrique
chreacutetienne les positions de Tertullien de Cyprien de Lactance et drsquoAugustin
semblent mieux cristalliser le combat contre le paganisme de leur
environnement En rappelant quelques traits de leur argumentation nous
pourrons percevoir ce qui concerne les rites funeacuteraires paiumlens et chreacutetiens
IV1 Les positions des auteurs africains chreacutetiens
Tertullien Cyprien et Lactance ont tous grandi dans le paganisme avant
drsquoecirctre seacuteduits par le message du christianisme Ayant veacutecu dans cette culture
ayant eacuteteacute sous influence des pratiques cultuelles et religieuses paiumlennes ils
avaient les armes neacutecessaires pour faire face agrave ce qui eacutetait devenu leur
adversaire En revanche Augustin a grandi dans un environnement chreacutetien
tout en beacuteneacuteficiant du meilleur de la culture classique (philosophie et
rheacutetorique) Il srsquoest converti agrave lrsquoacircge adulte pour conformer sa vie agrave lrsquoideacuteal de
sainteteacute veacutehiculeacute par le christianisme Ses Confessions nous eacuteclairent agrave ce
sujet Tous ont ducirc affronter le paganisme sa philosophie sur lrsquoexistence sa
vision du monde de la vie preacutesente ses multiples ceacuteleacutebrations de la vie et de
la mort Au sujet de la mort et des rites qui sont la matiegravere de notre reacuteflexion
lrsquoapproche paiumlenne de lrsquoecirctre humain et de sa destineacutee apregraves la mort eacutetait en
deacutesaccord avec celle des premiers auteurs chreacutetiens En effet la philosophie
du paganisme percevait la mort drsquoune part comme aneacuteantissement total de
lrsquoecirctre crsquoest du moins la perception des philosophes eacutepicuriens84 mais on sait
aussi combien les neacuteoplatoniciens qui ont tant seacuteduit Augustin proposaient
une conception quasi theacuteologique de la philosophie insistant sur lrsquoimmortaliteacute
de lrsquoacircme et sur lrsquoattraction du divin Mais ces philosophies inspireacutees du
platonisme sont marqueacutees par le dualisme la mort est y alors perccedilue comme
83 Supra p 22-27 84 NAVEAU E laquo La mort nrsquoest rien pour nous raquo Eacutepicure Collection Variations Eacuteditions Pleins feux 2008
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un canal drsquoaccomplissement de lrsquoecirctre dans son identiteacute deacutepouilleacute du corps qui
est une enveloppe factice un revecirctement accidentel voire une prison dont
lrsquoacircme doit se libeacuterer Telle est la vision platonicienne de la mort85 Sur la base
de la penseacutee platonicienne nous pouvons affirmer la thegravese philosophique
drsquoune survie apregraves la mort mecircme si celle-ci ne peut pas ecirctre compareacutee agrave la
reacutesurrection telle qursquoelle est affirmeacutee dans le christianisme Tertullien peut
donc eacutecrire agrave juste titre que les paiumlens et les chreacutetiens partagent la mecircme
espeacuterance en une vie apregraves la mort Apregraves avoir releveacute ce preacutesupposeacute
Tertullien montre qursquoil existe neacuteanmoins une nuance fondamentale quant agrave
lrsquoexpression et aux raisons qui justifient cette commune espeacuterance Dans une
critique mordante et sarcastique il nrsquoheacutesite pas agrave eacutebranler cette espeacuterance
paiumlenne en une vie future apregraves la mort qursquoil qualifie de purement mateacuterielle
gastronomique utilitariste et eacutegoiumlste
Quand tu eacutevoques le souvenir drsquoun mort tu le dis malheureux non parce qursquoil a eacuteteacute arracheacute agrave la vie mais parce qursquoil a eacuteteacute assigneacute en jugement et soumis agrave la peine En drsquoautres circonstances tu dis les morts en seacutecuriteacutehellip lorsque aupregraves des tombeaux tu organises pour ton propre compte banquets et soupers fins et que tu en reviens plutocirct gaihellip Tu dis les morts malheureux quand tu parles de toi-mecircme et que tu es loin drsquoeux Mais quand ils sont pour ainsi dire preacutesents et attableacutes avec toi pour un repas commun tu ne peux deacuteplorer leur sort Tu te dois en reacutealiteacute de louer ceux qui te donnent lrsquooccasion de mener grande vie Mais pourquoi appeler malheureux celui qui ne sent rien Pourquoi donc le maudire comme srsquoil sentait quelque chose Quand tu en fais meacutemoire sous la coupe de quelque injustice tu fais des vœux pour que la terre lui soit pesante et ses cendres tourmenteacutees aux enfers Tu reacuteagis pareillement en bonne part quand tu te crois obligeacute envers lui tu souhaites agrave ses os et agrave ses cendres le rafraicircchissement et le repos paisible dans lrsquoau-delagrave86
85 MARAGUIANOU E LAmour et la mort chez Platon et ses interpregravetes Lille ANRT 1991
86 Tertullien De testimonio animae 4 3-5 laquo Cum alicujus defuncti recordaris misellum vocas eum non utique quod de bono vitae ereptum sed ut poenae et judicio jam adscriptum Ceterum alias secures vocas defunctos Profiteris et vitae incommodum et mortis beneficium Vocas porro secures si quando extra portam cum obsoniis et matteis tibi potius parentans ad busta recedis aut a bustis dilutior redis At ego sobriam tuam sententiam exigo Misellos vocas mortuos cum de tuo loqueris cum ab eis longe es Nam in convivio eorum quasi praesentibus et conrecumbentibus sortem suam exprobrare non possis Debes adulari propter quos laetius vivis Misellum ergo vocas qui nihil sentit Quid quod ut sentient maledicis Cujus memoriam cum alicujus offensae morsu facis terram gravem inprecaris et cineri penes inferos tormentum Aeque ex bona parte cui gratiam debes ossibus et cineribus ejus refrigerium comprecaris et ut bene requiescat apud inferos cupis raquo TIBILETTI C laquo Tertulliano La testimonianza dellrsquoanima raquo Bibliotheca patristica 1 Firenze Nardini editore 1984 p 50-52
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Drsquoapregraves lrsquoapologie tertulienne le malheur de la personne nrsquoest pas lieacute agrave la
mort mais au destin funeste qui est le sien apregraves la mort Tertullien entend
deacutemontrer la nulliteacute de la vision paiumlenne sur la mort ougrave la beacuteneacutediction cocirctoie la
maleacutediction le bonheur le malheur le repos les tourments la gaieteacute la
tristesse Il se fait ipso facto le deacutefenseur de la conception chreacutetienne face agrave la
mort et de lrsquoespeacuterance en une vie de bonheur post mortem Cette espeacuterance
chreacutetienne sans commune mesure agrave ses yeux avec celle du paganisme nrsquoest
motiveacutee par aucun inteacuterecirct deacutevoyeacute
En outre dans le contexte de la culture romaine sous lrsquoEmpire pour
Tertullien la divinisation des morts par le paganisme est le pire sacrilegravege qui
soit Parmi les diviniteacutes auxquelles les citoyens rendent obligatoirement un
culte figurent des hommes valeureux eacuteleveacutes un rang divin Tertullien combat
ceux qursquoil considegravere comme de faux dieux Il rejette donc sans reacuteserve certains
usages paiumlens en matiegravere de rites funeacuteraires parce qursquoil les analyse agrave travers
ses positions anti-paiumlennes Des personnages glorieux du passeacute paiumlen ayant
revecirctu le statut divin par le fait de leur socieacuteteacute Tertullien en teacutemoigne
largement Il estime inadmissible et condamnable ce culte idolacirctre des morts
dans lequel se sont enfermeacutes les paiumlens En effet le fait pour les paiumlens de
confeacuterer aux morts un statut divin est sans consistance et deacutepourvu de raison
Les dieux du paganisme pour lui sont des hommes diviniseacutes ancecirctres
mythiques fondateurs de citeacutes ou importateurs de cultures eacutetrangegraveres
Enfin Tertullien affirme son rejet de lrsquoidolacirctrie en le fondant sur lrsquoidentiteacute
chreacutetienne que confegravere le baptecircme Pour lui par le baptecircme le chreacutetien
renonce agrave deux formes drsquoidolacirctrie que constitue le culte rendu aux dieux et aux
morts Aussi eacutecrit-il laquo Si nous nous abstenons des deux sortes drsquoidolacirctries
crsquoest que les deux sortes drsquoidoles sont de mecircme nature puisque dieux et
morts ne font qursquoun Nous traitons avec un eacutegal meacutepris les temples et les
tombeaux Nous ignorons les deux sortes drsquoautels nous nrsquoadorons aucune
sorte drsquoeffigie Nous ne sacrifions pas aux dieux nous nrsquooffrons rien aux
40
Macircnes raquo87 Ce rejet du culte idolacirctrique vient en droite ligne de lrsquoeacutevheacutemeacuterisme
antique Comment se traduit-il chez les auteurs africains chreacutetiens
IV2 Lrsquoeacutevheacutemeacuterisme
Dans leur combat contre le paganisme et ses diviniteacutes les auteurs africains
chreacutetiens srsquoappuient sur la critique radicale deacuteveloppeacutee par lrsquoeacutevheacutemeacuterisme En
effet lrsquoeacutevheacutemeacuterisme est la doctrine drsquoEacutevheacutemegravere88 pour qui les dieux sont des
hommes eacuteleveacutes agrave un rang divin Les morts sont identifieacutes aux dieux dans la
pratique cultuelle ils occupent ainsi lrsquoespace public et srsquoimposent par leur
nouveau rang divin agrave tous les citoyens Cette theacuteorie comme le souligne
Victor Saxer est laquo un lieu commun de lrsquoapologeacutetique du IIe siegravecle que
Tertullien prend agrave son compte et deacuteveloppe en plusieurs endroits raquo 89
Tertullien exploite ce lieu commun pour faire valoir son opposition au
paganisme et il apparaicirct ici comme le teacutemoin par excellence de cette
87 Tertullien De spectaculis 13 3-4 laquo Propterea igitur quoniam utraque species idolorum condicionis unius est dum mortui et dii unum sunt utraque idololatria abstinemus Nec minus templa quam monumentum despimus neutram aram novimus neutram effigiem adoramus non sacrificamus non parentamus raquo Texte eacutetabli et traduit par Marie Turcan Paris Cerf 1986 p 218-219 88 MEURGER M Lautre face lautre monde Eacuteditions Lierre et Coudrier juin 1991 laquo Lrsquoon doit agrave un philosophe grec du IVe siegravecle avant notre egravere Eacutevheacutemegravere une importante doctrine sur la genegravese des dieux Selon sa proposition les personnages divins ne seraient au deacutepart que des hommes supeacuterieurs sacraliseacutes par lrsquoadmiration ou la crainte du commun des mortels Eacutevheacutemegravere illustrait sa thegravese en publiant une biographie sur chacun des dieux avec leur lieu de naissance et de mort ainsi que lrsquoemplacement de leur tombeau Le point saillant de lrsquoEacutevheacutemeacuterisme est son reacuteductionnisme En effet Eacutevheacutemegravere tend agrave ramener le sacreacute au profane en offrant une explication psychologique au processus de divinisation Il nrsquoest donc guegravere surprenant que cet aspect ait retenu lrsquoattention des critiques des religions eacutetablies Lrsquoon voit ainsi lrsquoEacutevheacutemeacuterisme apparaicirctre dans lrsquoancienne Rome comme machine de guerre contre le paganisme Les Pegraveres de lrsquoEacuteglise surent ainsi le mobiliser contre le polytheacuteisme raquo httpwwwhommes-et-faitscomlimeMMeurger_Monsters_htm Eacutevheacutemegravere est aussi lauteur dune Histoire sacreacutee (Hiera Anagraphegrave) roman utopique malheureusement perdu dans sa plus grande partie dans lequel il raconte un voyage dans trois icircles paradisiaques de loceacutean indien Il y deacutecrit les conditions de vie idylliques qui regravegnent dans ces lieux mais surtout la deacutecouverte quil y fait dune colonne dor sur laquelle selon lusage antique les hauts faits des rois Ouranos Kronos et Zeus sont narreacutes Il apparaicirct ainsi que ces dieux suprecircmes du pantheacuteon grec ont eacuteteacute des rois qui ont veacutecu agrave une eacutepoque preacutehistorique et ont eacuteteacute honoreacutes comme dieux apregraves leur mort agrave cause de leurs bienfaits et de leurs inventions civilisatrices (httpwwwuniversalisfrencyclopedieevhemerisme) 89 SAXER V Opcit p 38
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poleacutemique aussi prendrons-nous en guise drsquoillustration quelques exemples
dans son traiteacute Ad nationes et dans lrsquoApologeacutetique
Que faites-vous en effet pour honorer vos dieux que vous nrsquooffriez eacutegalement aux morts Agrave vos dieux vous eacutelevez des temples aux morts aussi des temples vous eacutelevez des autels agrave vos dieux aux morts aussi des autels sur les inscriptions ce sont les mecircmes lettres que vous gravez vous donnez les mecircmes formes agrave leurs statues conformeacutement agrave la profession agrave lrsquooccupation ou agrave lrsquoacircge de chacun un vieillard reccediloit les traits de Saturne un adolescent imberbe ceux drsquoApollon une jeune fille ceux de Diane un soldat est immortaliseacute en forme de Mars un forgeron en forme de Vulcain Aussi nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquoeacutetonner si vous immolez les mecircmes victimes pour vos morts que pour vos dieux si vous leur brucirclez les mecircmes parfums Qui pourrait trouver une excuse agrave cette injure qui consiste agrave ranger les morts tout morts qursquoils sont parmi les dieux Il est vrai que les sacerdoces sont aussi assigneacutes au culte des rois avec tous les autres apprecircts tels que chars sacreacutes et triomphaux sellisternes et lectisternes jour de fecircte et jeux90
Tertullien raille constamment le culte paiumlen Pour lui crsquoest un meacutelange
sans discernement qui assimile les morts aux dieux Deacutejagrave que les diviniteacutes
paiumlennes eacutetaient perccedilues comme une pure invention des hommes les morts
qursquoils faccedilonnent agrave lrsquoimage des ceacutelegravebres diviniteacutes du pantheacuteon (Saturne
Apollon Mars Diane et Vulcain) ne sont que vaniteacute Tous les temples et les
ceacutereacutemonies fastueuses propres aux diviniteacutes sont aussi affecteacutes aux morts
deacutesormais diviniseacutes par apotheacuteose Le precirctre exerce son sacerdoce tant pour
les diviniteacutes que pour les divi
Dans lrsquoApologeacutetique nous retrouvons la mecircme argumentation avec parfois
une similitude des termes
Pour honorer vos dieux que faites-vous que vous ne fassiez aussi pour les morts Agrave eux aussi des temples agrave eux aussi des autels mecircmes attitudes et mecircmes insignes dans les statues des uns et des autres le mort devenu dieu garde son acircge sa profession son occupation Quelle diffeacuterence y a-t-il entre le repas funegravebre et le banquet de Jupiter entre le vase agrave libations et la coupe du
90Tertullien Ad nationes I 10 26-29 laquo Quid enim omnino ad honorandos eos facitis quod non etiam mortuis vestris ex aequo praebeatis Exstruitis deis templa aeque mortuis templa exstruitis aras dei aeque mortuis aras easdem titulis superscribitis litteras easdem statuis inducitis formas ut cuique ars et negotium aut aetas fuit senex de Saturno imberbis de Apolline virgo de Diana figuratur et miles in Marte et in Vulcano faber ferri consecrator Nihil itaque mirum si hostias easdem mortuis quas et deis caeditis eosdemque odors excrematis Quis istam contumeliam excuset quae utut mortuos cum deis deputet Regibus quIdem etiam sacerdotia adscripta sunt ceterique apparatus ut tensae et currus et solisternia et lectisternia et feriae et ludi raquo Traduit par Andreacute Schneider Paris Neuchacirctel 1968 p 87
42
sacrifice entre lrsquoembaumeur et lrsquoharuspice En effet lrsquoharuspice remplit aussi des fonctions aupregraves des morts91
Tertullien deacutepeint un culte paiumlen des diviniteacutes et des morts ayant la mecircme
physionomie Il fait un rapprochement entre deux ceacuteleacutebrations qursquoil preacutesente
comme identique le repas en lrsquohonneur des morts et le banquet offert agrave
Jupiter Tertullien brise les frontiegraveres mecircme qui existent entre les fonctions92
Quelques deacutecennies apregraves Tertullien Cyprien en qualiteacute drsquoeacutevecircque de
Carthage tentait de rallier agrave la foi du christianisme ses contemporains qui
pratiquaient les cultes non chreacutetiens Il affirmait clairement que les idoles sont
91 Tertullien Apologeacutetique XIII 7 laquo Quid omnino ad honorandos eos facitis quod non etiam mortuis uestris conferatis Aedes proinde aras proinde Idem habitus et insignia in statuis ut aetas ut ars ut negotium mortui fuit ita deus est Quo differt ab epulo iouis silicernium a simpulo obba ab haruspice pollinctor Nam et haruspex mortuis apparet raquo Paris Les Belles Lettres 2003 p 33 Lrsquoharuspice ou lrsquoaruspice (de lrsquoeacutetrusque haru entrailles et spicio je regarde) eacutetait un devin eacutetrusque qui examinait les entrailles drsquoun animal sacrifieacute pour en tirer des preacutesages pour lrsquoavenir Les Haruspices drsquoEacutetrurie furent consulteacutes en priveacute pendant toute la dureacutee de lrsquoempire romain Le Seacutenat romain tenait toute la discipline en grande consideacuteration et consultait les haruspices avant de prendre une deacutecision Dans lrsquoAntiquiteacute lrsquoharuspice interpreacutetait la volonteacute divine en examinant les entrailles drsquoun animal rituellement sacrifieacute Lrsquoharuspice examinait sa taille la couleur la forme les signes particuliers de certains organes surtout le foie La viande de lrsquoanimal eacutetait rocirctie et diviseacutee entre les participants agrave la ceacutereacutemonie au cours drsquoun banquet Lrsquoorgane diviseacute en quatre parties correspondait aux quatre points cardinaux chacune drsquoentre elles repreacutesentait la demeure de certaines diviniteacutes eacutevoqueacutees auxquelles lrsquoofficiant demandait lrsquointercession dans les affaires humaines Les haruspices eacutetaient perccedilus comme des charlatans degraves lrsquoeacutepoque impeacuteriale Le mot de Caton dans Ciceacuteron De Divinatione II XXIV 51 est probablement reacuteveacutelateur du charlatanisme de lrsquoharuspicine laquo Qui (Cato) mirari se aiebat quod non rideret haruspex haruspicem cum vidisset raquo laquo Il srsquoeacutetonnait disait-il qursquoun haruspice pucirct regarder sans rire un autre haruspice raquo Texte eacutetabli et traduit par Charles Appuhn Paris Garnier 1937 p 165 Caton De Natura Deorum I XXVI 71 laquo Mirabile videtur quod non rideat aruspex cum aruspicem viderit raquo laquo On srsquoeacutetonne qursquoun haruspice puisse ne pas rire quand il voit un autre haruspice raquo Texte eacutetabli et traduit par Charles Appuhn Paris Garnier 1935 p 67 Godefroid Kurth dans son ouvrage Caton lrsquoAncien Etude biographique au chapitre IV ougrave il est question des luttes politiques estime ecirctre une erreur que drsquoattribuer cette citation agrave Caton Pour lui Caton avait un grand respect pour les augures et pour leur art il se plaint qursquoon neacuteglige trop agrave Rome les songes et les augures (Ciceacuteron De divinatione I XVI) un de ses discours est intituleacute De auguribus enfin il nrsquoest pas impossible qursquoil ait fait lui-mecircme partie du collegravege des augures La science augurale eacutetait essentiellement romaine et crsquoeacutetait une veacuteritable institution drsquoEacutetat les haruspices au contraire nrsquoeurent jamais de creacutedit qursquoaupregraves de la foule superstitieuse BRIQUEL D laquo Remarques sur le sacrifice eacutetrusque raquo in Fecircte ndash La rencontre des dieux et des hommes collection Kubaba Eacuteditions LrsquoHarmattan 2000 p 132-156
92 Lrsquoharuspice dont le meacutetier est lrsquointerpreacutetation de la volonteacute des diviniteacutes par lrsquoinspection des entrailles des animaux des sacrifices accomplit aussi le service de lrsquoembaumeur qui est habiliteacute au conditionnement des cadavres avant lrsquoinhumation Parfait rheacuteteur Tertullien a pour but de deacutemontrer la vaniteacute des cultes paiumlens concernant les morts diviniseacutes Il ne peut donc que bannir tout geste toute parole ou tout acte rituel qui mettrait en peacuteril lrsquoidentiteacute chreacutetienne Srsquoeacutetant deacutetourneacute du paganisme avec son idolacirctrie qui fut le berceau cultuel et culturel de sa vie passeacutee il ne tolegravere pas la moindre compromission Il megravene un combat sans merci contre ce qursquoil juge ecirctre de lrsquoidolacirctrie inconcevable pour le chreacutetien
43
deacutepourvues de la substance divine Il recourt alors agrave lrsquoeacutevheacutemeacuterisme pour
satisfaire agrave son argumentaire
Il est notable que ceux que la foule adore ne sont pas des dieux ils furent autrefois des rois qui commencegraverent agrave ecirctre aussi veacuteneacutereacutes mecircme apregraves leur mort agrave cause du souvenir de leur royauteacute Ainsi ils eacutetablirent pour eux des temples puis leur faccedilonnegraverent des statues afin de conserver leurs traits au-delagrave du treacutepas par une repreacutesentation figureacutee93
Crsquoest un veacuteritable reacutequisitoire contre le paganisme et son culte des diviniteacutes
que Cyprien resitue dans lrsquohistoire humaine de la Rome antique Les diviniteacutes
paiumlennes furent des personnages illustres du passeacute dont les actions leur
valurent les honneurs de ceux qursquoils avaient fascineacutes Leur statut divin relegraveve
drsquoune volonteacute humaine de perpeacutetuer le souvenir Aucune essence divine nrsquoest
donc constitutive de leur ecirctre Pour Cyprien les hommes voulurent au deacutepart
leur rendre un culte funeacuteraire qui se transforma en un culte divin Le culte
funeacuteraire qui consistait agrave regretter leur deacutepart de ce monde devint une
promotion eacuteminente de leur statut drsquohommes au rang divin Cyprien se plonge
dans la mythologie grecque et romaine qui raconte la geacuteneacuteration et la
geacuteneacutealogie des diviniteacutes afin de briser le mythe qui voudrait que des hommes
et des femmes valeureux de lrsquohistoire humaine deviennent des dieux Nous
pouvons aiseacutement constater la proximiteacute argumentative entre Cyprien et
Tertullien En se dressant contre lrsquoabsurditeacute cultuelle chez les paiumlens qui
prennent des personnages mythiques voire fictifs pour des dieux Cyprien
veut arriver agrave la conclusion qursquoil nrsquoy a qursquoun seul Dieu et que le salut pour
lrsquohomme consiste agrave croire en Jeacutesus-Christ Le seul Dieu qui soit digne
drsquoadoration est tout puissant si bien qursquoil eacutechappe agrave tout enfermement spatial
ou rationnel Sa demeure de preacutedilection est le cœur de lrsquohomme
Du cocircteacute de Lactance comme ses preacutedeacutecesseurs son apologeacutetique est
dirigeacutee contre le paganisme avec ses croyances et son culte rendu aux
diviniteacutes il deacutenonce lrsquoinaniteacute de lrsquoidolacirctrie et du polytheacuteisme en milieu paiumlen
Son argumentaire contre le polytheacuteisme vient en droite ligne de lrsquoeacutevheacutemeacuterisme
93 Cyprien De la vaniteacute des idoles laquo Deos non esse quos colit vulgus hinc notum est reges olim fuerunt qui ob regalem memoriam coli apud suos postmodum etiam in morte coeperunt Inde illis instituta templa inde ad defunctorum uultus per imaginem detinendos expressa simulacra raquo Traduction proposeacutee par Jeanjean Benoicirct
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qursquoil mentionne au passage Nous trouvons en effet la theacuteorie de
lrsquoeacutevheacutemeacuterisme dans son traiteacute le De ira Dei dateacute de 316 ougrave Lactance traite le
thegraveme de la colegravere de Dieu Il srsquoy interroge sur la genegravese des diviniteacutes
paiumlennes et arrive agrave la conclusion qursquoelles ne sont que des produits de
lrsquoimagination humaine 94
Quelle est donc lrsquoorigine de cette croyance en de nombreux dieux qui srsquoest reacutepandue chez les hommes par la persuasion Assureacutement tous ceux que lrsquoon veacutenegravere comme des dieux eacutetaient des hommes ce sont de tregraves grands rois des premiers temps mais ndash qui ne le sait ndash on leur confeacutera apregraves leur mort les honneurs divins pour la valeur qursquoils avaient mise au service de lrsquohumaniteacute ou bien ils gagnegraverent lrsquoimmortaliteacute pour des bienfaits et des deacutecouvertes par lesquelles ils avaient agrave force de soins ameacutelioreacute la vie humaine et ce sont non seulement des hommes mais mecircme pour la plupart des femmes Voilagrave ce qursquoenseignent drsquoune part les plus anciens eacutecrivains de la Gregravece ceux que les Grecs appellent laquo theacuteologiens raquo et drsquoautre part aussi des eacutecrivains romains qui ont servi et imiteacute les Grecs en particulier Eacutevheacutemegravere et chez nous Ennius qui decrivent la naissance les unions la descendance les royaumes les exploits la mort et les tombeaux de tous ces heacuteros95
Lactance rappelle dans ces lignes les premiers auteurs qui se sont moqueacute
de la divinisation des morts dans le culte paiumlen au nombre desquels se
trouvent Eacutevheacutemegravere et Ennius96 Il srsquoinscrit ainsi dans la chaicircne des teacutemoins
chreacutetiens qui possegravedent une culture litteacuteraire des auteurs de lrsquoAntiquiteacute
paiumlenne Lactance affirme le monotheacuteisme chreacutetien Il deacutefend cette position
parce qursquoil trouve que le polytheacuteisme est une absurditeacute dont il faut se deacutepartir
Pour lui les figures qui incarnent de faccedilon absolue le paganisme et son
polytheacuteisme sont les diffeacuterents empereurs romains perseacutecuteurs dont lrsquoiniquiteacute
a marqueacute lrsquohistoire du christianisme des origines
94 Lactance De la mort des perseacutecuteurs eacuteditions traduction commentaire de J Moreau 2 vol Paris 1954 (S C 39) 95 Lactance La colegravere de Dieu 11 7-8 laquo Unde igitur ad homines opinio multorum deorum persuasione peruenit Nimirum hi omnes qui coluntur ut dii homines fuerunt et Idem primi ac maximi reges sed eos aut ob uirtutem qua profuerant hominum generi diuinis honoribus adfectos esse post mortem aut ob beneficia et inuenta quibus humanam uitam excoluerant inmortalem memoriam consecutos quis ignorat Nec tantum mares sed et feminas plures Quod cum uetustissimi Graeciae scriptores quos illi theologos nuncupant tum etiam Romani Graecos secuti et imitati docent quorum praecipue Euhemerus ac noster Ennius qui eorum omnium natales coniugia progenies inperia res gestas obitus sepulcra demonstrant raquo Introduction texte critique traduction commentaire et index par Christine Ingremeau Paris Cerf 1982 96 Ennius (239-169 av J-C) poegravete de langue latine est le traducteur drsquoune Histoire sacreacutee drsquoEacutevheacutemegravere
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Enfin Augustin combat le culte des diviniteacutes paiumlennes qursquoil considegravere
comme le fruit drsquoune fiction humaine Pour lui lrsquoorigine de tous les cultes
religieux paiumlens ont pour auteurs des hommes enfonceacutes dans lrsquoerreur et dans
le mensonge Ce sont des humains qui ignorent la veacuteriteacute et de fait ils la
pervertissent et deacuteroutent les autres Ainsi les religions paiumlennes incitent agrave
rendre un culte agrave des hommes morts diviniseacutes Augustin eacutecrit dans la Citeacute de
Dieu
Ils (les paiumlens) ne considegraverent pas que de tous les dieux dont il est parleacute dans les livres des paiumlens agrave peine srsquoen trouve-t-il qui nrsquoaient eacuteteacute des hommes ce qui ne les empecircche pas de leur rendre les honneurs divins Je ne veux pas mrsquoappuyer ici sur le teacutemoignage de Varron qui assure que tous les morts eacutetaient regardeacutes comme des dieux macircnes et qui en donne pour preuve les sacrifices qursquoon leur offrait notamment les jeux funegravebres marque eacutevidente selon lui de leur caractegravere divin puisque la coutume reacuteservait cet honneur aux dieux97
On voit bien comment cette question de la divinisation du culte rendu agrave
certains hommes privileacutegieacutes apregraves leur mort les empereurs en tout premier
lieu nous rapproche de la question des rites funeacuteraires Nous voici deacutejagrave au
cœur de notre sujet Dans leur eacutelan de deacutefenseurs de la foi chreacutetienne
comment nos auteurs ont-ils eacuteteacute ameneacutes agrave combattre le culte antique rendu
aux diviniteacutes et aux morts Ils le regardent en effet agrave lrsquoaune de leurs
convictions religieuses ce qui les amegravene agrave se positionner drsquoune maniegravere ou
drsquoune autre Concernant la ceacuteleacutebration funeacuteraire pour les chreacutetiens dans les
communauteacutes eccleacutesiales ils exercent leur responsabiliteacute de pasteur de
theacuteologien dans la prise en charge audacieuse de la vie chreacutetienne dans un
contexte de confrontation parfois difficile entre paganisme et christianisme Le
christianisme africain est apparu dans ce contexte ougrave les paiumlens ceacuteleacutebraient
leurs morts par des rites et des gestes conformes agrave leurs traditions Dans la
97 Augustin De civitate Dei VIII XXVI laquoTanta enim homines impii caecitate in montes quodam modo offendunt res que oculos suos ferientes nolunt uidere ut non adtendant in omnibus litteris paganorum aut non inueniri aut uix inueniri deos qui non homines fuerint mortuis que diuini honores delati sint omitto quod uarro dicit omnes ab eis mortuos existimari manes deos et probat per ea sacra quae omnibus fere mortuis exhibentur ubi et ludos commemorat funebres tamquam hoc sit maximum diuinitatis indicium quod non soleant ludi nisi numinibus celebrari hermes ipse de quo nunc agitur in eodem ipso libro ubi quasi futura praenuntiando deplorans ait tunc terra ista sanctissima sedes delubrorum atque templorum sepulcrorum erit mortuorum que plenissima deos aegypti homines mortuos esse testator raquo
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premiegravere partie de notre sujet nous nous inteacuteressons agrave ces gestes et rites sur
la base des informations que nous fournissent les auteurs africains chreacutetiens
en lien eacutetroit avec celles de la litteacuterature antique et paiumlenne
47
PREMIEgraveRE PARTIE LES PRATIQUES FUNEacuteRAIRES AUTOUR DU CORPS
Les rites et les gestes funeacuteraires sont un ensemble de pratiques auxquels
sacrifient les vivants Ces rites et ces gestes autour du cadavre dans
lrsquoenvironnement chreacutetien de lrsquoAfrique du Nord ne diffegraverent pas de faccedilon
substantielle de ceux de lrsquoenvironnement cultuel paiumlen Dans la premiegravere
partie consacreacutee aux pratiques funeacuteraires autour du corps du deacutefunt nous
analyserons en trois chapitres les rites et les gestes qui srsquoy rapportent Nous
serons attentif agrave distinguer ce qui relegraveve du rite et ce qui pourrait relever du
geste humain devant la mort Il est certain que le deacuteploiement du rite codifieacute
mateacuterialiseacute par un rituel eacutecrit ou oral fait usage de gestes et de paroles
auxquels les acteurs et les participants reconnaitraient un caractegravere
performatif Le premier chapitre concerne les rites et les gestes immeacutediats
avant et apregraves la mort Le deuxiegraveme chapitre traite exclusivement de lrsquousage
de lrsquoencens dans les funeacuterailles Quant au troisiegraveme chapitre il touche agrave la
couronne mortuaire Comment les acteurs de tous ces rites et gestes les
ceacutelegravebrent-ils et quel sens leur donnent-ils Les eacutecrivains de lrsquoAfrique du Nord
chreacutetienne nrsquoont pas consacreacute de traiteacutes speacutecifiques au sujet funeacuteraire En
effet la mort et les rites autour du mourir ne constituent que des mentions
bregraveves et disparates dans leurs œuvres Augustin est le seul qui fasse
lrsquoexception gracircce agrave son De cura pro mortuis gerenda qursquoil reacutedigea en 421 A
travers ce traiteacute sur le culte en lrsquohonneur des morts il laisse percevoir son
souci drsquoaider ceux dont il est le pasteur agrave vivre la pietas envers leurs deacutefunts
dans une perspective surtout soteacuteriologique Il y affirme lrsquoefficaciteacute de la priegravere
pour les morts et la maniegravere dont les morts srsquointeacuteressent aux vivants Les
mentions occasionnelles de rites funeacuteraires dans leurs œuvres apportent
neacuteanmoins un eacuteclairage sur les pratiques funeacuteraires en milieu paiumlen et
chreacutetien Dans notre approche de la mort des rites et des gestes funeacuteraires
nous ferons un va-et-vient entre les deux litteacuteratures paiumlenne et chreacutetienne qui
sont compleacutementaires pour notre sujet
48
Du cocircteacute de la litteacuterature paiumlenne il srsquoagit principalement des œuvres de
Ciceacuteron (108-43 av J- C) de Virgile (70-19 av J-C) de Tite-Live (59-17 av
J-C) drsquoOvide (43-18 av J-C) de Seacutenegraveque (vers 4 av J-C- 65 ap J-C) de
Pline lrsquoAncien (30-79) de Sueacutetone (69-126 ap J-C) et drsquoApuleacutee (125-170) Le
choix de ces auteurs antiques ne relegraveve pas de lrsquoarbitraire Il est motiveacute par le
fait que les auteurs chreacutetiens les citent dans leurs œuvres98 agrave lrsquoexception de
Cyprien qui semble avoir opteacute de ne pas en faire mention dans ses eacutecrits
98 Drsquoapregraves la base LLT Tertullien mentionne une fois Virgile quatre fois Ciceacuteron deux fois Sueacutetone cinq fois Seacutenegraveque et une fois Ovide Lactance cite quatre-vingt et une fois Ciceacuteron huit fois Ovide quarante et une fois Seacutenegraveque une fois Apuleacutee et une fois Tite-Live Augustin mentionne cent trente-deux fois Ciceacuteron cinquante-six fois Virgile cinq fois Seacutenegraveque et vingt-quatre fois Apuleacutee En revanche Tertullien ne mentionne ni Apuleacutee ni Tite-Live Lactance ne fait reacutefeacuterence ni agrave Sueacutetone ni agrave Pline lrsquoAncien Augustin ne fait mention ni drsquoOvide ni de Sueacutetone
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CHAPITRE I DU GESTE AU RITE
Les pratiques funeacuteraires se traduisent au moyen de gestes et de rites Si
tout geste devant la mort nrsquoest pas forceacutement un rite a contrario le rite ne peut
se passer du geste Le rite ou le geste funeacuteraire incombe en premier aux
membres de la famille et aux proches du deacutefunt Ils peuvent aussi faire appel agrave
drsquoautres acteurs laquo speacutecialiseacutes raquo quand il srsquoagit de rites funeacuteraires Dans ce
chapitre nous analysons les premiers gestes et les rites funeacuteraires qui existent
tant chez les paiumlens que les chreacutetiens Ces pratiques englobent lrsquoextremus
spiritus ou du postremus spiritus (qui consiste agrave recueillir le dernier souffle du
deacutefunt) de la fermeture des yeux de la conclamatio (lrsquoappel du nom) des
pleurs dans les funeacuterailles des portraits et images des morts ainsi que de la
toilette funegravebre Le but de notre approche est double Drsquoune part nous voulons
distinguer ce qui relegraveve du geste humain ou du rite parmi les pratiques
funeacuteraires sus-mentionneacutees Drsquoautre part nous cherchons agrave comprendre les
gestes ou les rites communs aux paiumlens et aux chreacutetiens sans eacuteluder ceux
que les derniers rejettent par principe identitaire
I1 Lrsquoextremus spiritus
Dans la litteacuterature paiumlenne et chreacutetienne lrsquoexpression pour traduire le
dernier souffle est extremus spiritus ou postremus spiritus Recueillir le dernier
souffle drsquoun mourant srsquoopeacuterait par un baiser sur la bouche Cette pratique qui
consiste agrave recueillir le dernier souffle srsquoapparente tantocirct agrave un simple geste
affectif tantocirct agrave un rite De lrsquoordre du rite il serait lieacute agrave la pieuse conception
des anciens qui croyaient que lrsquoacircme de la personne quitte le corps par la
bouche Sur la base de cette conception nous pouvons nous interroger sur la
signification du geste rituel qui consiste agrave recueillir le dernier souffle Un tel
acte chercherait-il agrave marquer la volonteacute des vivants de retenir le principe vital
de la personne Serait-il une faccedilon de communier avec le mourant Le sens
du geste qui consiste agrave recueillir le dernier souffle reste mysteacuterieux
La litteacuterature latine classique atteste lrsquoexistence de ce geste dans le culte
funeacuteraire paiumlen sans que nous ne puissions deacutegager clairement son caractegravere
50
rituel Ciceacuteron et Martianus Capella99 teacutemoignent de moments de deuil ougrave des
enfants recueillent le dernier souffle de leurs parents et vice versa En effet
Ciceacuteron livre un teacutemoignage patheacutetique dans son Discours contre Verregraves qui
montre des parents qui assistent agrave la mort imminente de leurs enfants
condamneacutes agrave la peine capitale ils sont precircts agrave recueillir leur dernier souffle
mais en sont cruellement empecirccheacutes Ils assistent impuissants agrave la mort de
leurs enfants ils vivent donc dans la peine de ne pouvoir ecirctre agrave leurs cocircteacutes et
de ne pas pouvoir recueillir leur dernier souffle Ciceacuteron le traduit en ces
termes laquo Quae nihil aliud orabant nisi ut filiorum suorum postremum spiritum
ore excipere liceret raquo100 crsquoest-agrave-dire laquo qursquoelles (les megraveres) ne demandaient
qursquoune chose la permission de recueillir dans un dernier baiser le dernier
soupir de leurs fils raquo Nous remarquons que Ciceacuteron utilise la variante
postremus spiritus Notons aussi que Martianus auteur de Des noces de
Mercure et de Philologie originaire de Madaure est le seul auteur africain de
la latiniteacute paiumlenne (deuxiegraveme moitieacute du IVe siegravecle) qui mentionne explicitement
la pratique La mention litteacuteraire de lrsquoexpression postremus spiritus se trouve
dans son De nuptiis Philologiae et Mercurii Elle est la reprise drsquoune citation
des Discours de Ciceacuteron contre Verregraves Nous sommes face agrave un procegraves injuste
qui conduit agrave une sentence agrave la peine de mort Martianus rapporte ainsi
Par compassion quand nous partageons dans une grande peine les malheurs de quelqursquoun quand nous nous souvenons de lrsquoiniquiteacute du temps ou de lrsquoimmensiteacute du danger comme cela est eacutecrit dans le septiegraveme discours contre Verregraves laquo Ces pegraveres que vous voyez eacutetaient coucheacutes sur le seuil de la prison les malheureuses megraveres passaient toute la nuit devant la porte on les
99 Martianus Cappella Les noces de Philologie et de Mercure Paris Les Belles Lettres Texte eacutetabli et traduit par Chevalier J-F Paris 2014 Eacutecrivain latin dorigine africaine Martianus Capella est lauteur dun manuel encyclopeacutedique des sept arts libeacuteraux qui deviendront le trivium (grammaire dialectique rheacutetorique) et le quadrivium (arithmeacutetique geacuteomeacutetrie astronomie musique) du Moyen Acircge Intituleacute Des noces de Mercure et de Philologie (eacuted A Dick Leipzig 1925) cet ouvrage comprend neuf livres les deux premiers tracent le cadre alleacutegorique les sept autres exposent chacun un des arts en utilisant des manuels scolaires de lAntiquiteacute tardive notamment en ce qui concerne la dialectique tregraves probablement des œuvres perdues de Marius Victorinus (P Hadot Marius Victorinus 1971) Parallegravelement aux Institutions de Cassiodore lencyclopeacutedie de Martianus Capella a fourni au haut Moyen Acircge la structure et le contenu de la culture notamment pour la rheacutetorique et la dialectique Son influence sexerccedila jusquaux XIe et XIIe siegravecles 100 Ciceacuteron Discours Tome VI Seconde action contre Verregraves Livre V Les supplices Texte eacutetabli par Henri Bornecque et traduit par Gaston Rabaud Paris Les Belles Lettres 1961 laquo Quae nihil aliud orabant nisi ut filiorum suorum postremum spiritum ore excipere licetet raquo
51
empecircchait de voir une derniegravere fois leurs enfants Elles ne demandaient qursquoune chose la permission de recueillir dans un dernier baiser le dernier soupir de leurs fils raquo101
La partie du discours que cite Martianus commence ainsi chez Ciceacuteron
Les condamneacutes sont enfermeacutes en prison Leur supplice est deacutecideacute les malheureux parents des capitaines le subissent on leur deacutefend de visiter leurs fils on leur deacutefend de porter agrave leurs enfants nourriture ou vecirctements 102
Cet extrait ciceacuteronien preacuteceacutedant qui se rattache agrave celui qui cite Martianus
montre le grand chagrin des parents qui ont du mal agrave manifester leur proximiteacute
leur attachement et leur communion agrave leurs fils Cet eacuteloignement les empecircche
entre autres de recueillir le dernier souffle de leurs enfants Ils srsquoinquiegravetent du
sort final de leurs enfants qui ne pourront pas beacuteneacuteficier de ceacuteleacutebrations
funeacuteraires conformes aux rites pour le repos des morts Apregraves leur mort
tragique leurs corps seront jeteacutes aux becirctes sauvages ils seront donc priveacutes
de la seacutepulture Cela est une mort encore plus cruelle que la mort infligeacutee
Pour eacuteviter un tel destin agrave leurs rejetons les parents sont contraints de
racheter les cadavres de leurs fils afin de les ensevelir103
De plus Seacutenegraveque dans son œuvre la Consolation agrave Marcia 3 fait allusion
au geste de lrsquoextremus spiritus Eacutecrite entre 37 et 41 avant J-C elle est la
plus ancienne œuvre de Seacutenegraveque dont nous disposons Sa finaliteacute est de
consoler Marcia qui a perdu son fils et de lrsquoinviter agrave deacutepasser la douleur
leacutegitime qui la deacutechire car la mort est de lrsquoordre de la nature Il lui donne alors
lrsquoexemple de Livie (55 av J-C agrave 29 ap J-C) femme de lrsquoempereur Auguste
(27 av agrave 14 ap JC) qui sut vivre avec beaucoup de digniteacute la mort de son
fils Drusus
101 Martianus Capella De nuptiis Philologiae et Mercurii V 504 laquo Miseratione cum calamitates alicuius magno dolore tractamus cum iniquitatem temporis vel periculi magnitudinem memoramus ut in septima Verrinarum patres hi quos videtis iudices iacebant in limine primo matres que miserae pernoctabant ante ostium carceris ab extremo conspectu liberum exclusae quae nihil aliud orabant nisi ut filiorum suorum postremum spiritum ore excipere liceret raquo Ciceacuteron Discours Tome VI Seconde action contre Verregraves Livre V Les supplices Texte eacutetabli par Henri Bornecque et traduit par Gaston Rabaud Paris Les Belles Lettres 1961 102Ciceacuteron Op cit Action II Livre V 117 laquo Includuntur in carcerem condemnati supplicium constituitur in illos sumitur de miseris parentibus nauarchorum prohibentur adire ad filios prohibentur liberis suis cibum uestitumque ferre raquo
103 Idem Livre V 119
52
La megravere (Livie) navait pas pu recueillir ni les derniers baisers de son fils ni les chegraveres paroles de sa bouche expirantehellip Mais sitocirct qursquoelle lrsquoeut deacuteposeacute dans la tombe elle ne srsquoaffligea pas au-delagrave de ce que permettait les bienseacuteances tant que Ceacutesar eacutetait vivant ni lrsquoeacutequiteacute tant qursquoelle avait un autre fils104
Notons drsquoembleacutee que Seacutenegraveque nrsquoemploie pas lrsquoexpression extremus
spiritus Le deuil dont il nous informe reacutevegravele la force drsquoacircme de Livie suite au
deacutecegraves de son fils Drusus Seacutenegraveque expose le drame que vit une megravere qui ne
sera pas preacutesente lors de son dernier soupir Lrsquoexpression laquo extremum os raquo
signifie sans nul doute le dernier soupir qui preacutecegravede et appelle simultaneacutement
la mort Les ultima oscula (derniers baisers) auxquels il fait allusion pourraient
renvoyer aux baisers qui consistent agrave recueillir le dernier souffle de la bouche
expirante (lrsquoextremum os) Ces deux gestes (ultima oscula et extremi
sernomem oris haurire) permettent de vivre une intimiteacute une proximiteacute et une
ultime communion physique et affective avec lrsquoecirctre cher Seacutenegraveque deacutecrit la
profonde douleur de Livie qui essaie de se contenir et de se consoler agrave travers
des attitudes funeacuteraires telles que lrsquoappel du nom de son fils la repreacutesentation
mentale de son effigie et lrsquoeacutevocation de sa meacutemoire (memoria)105 source de
reacuteconfort pour elle
Enfin nous citons un passage chez Sueacutetone106 tireacute de son œuvre Vies des
douze Ceacutesars eacutecrite entre 119 et 122 Il y parle de la vie de Ceacutesar agrave lrsquoarticle
de la mort qui srsquoinforme aupregraves des amis des rumeurs populaires sur les
derniers instants de sa vie Apregraves cet ultime entretien avec ses proches
Sueacutetone eacutecrit
Ensuite tous ayant eacuteteacute congeacutedieacutes pendant qursquoil interroge ceux qui viennent de Rome sur la maladie de la fille de Drusus il meurt soudain dans les baisers (in osculis Liviae) de Livie en disant Livie souviens-toi de notre union vis porte-toi bien et adieu 107
104 Seacutenegraveque Dialogues Tome troisiegraveme Consolation agrave Marcia III 2 laquoNon licuerat matri ultima filii oscula gratumque extremi sermonem oris haurirehellip Ut primum tamen intulit tumulo simul et illum et dolorem suum posuit nec plus doluit quam aut honestum erat Caesare aut aequum altero filio saluoraquo Paris Les Belles Lettres 1961 p 16 105 Seacutenegraveque Ibid III 2 p 17 laquo Cum memoria illius vixit Elle veacutecut avec son souvenir raquo
106 Pour une biographie succincte de Sueacutetone in Dictionnaire de lrsquoAntiquiteacute Publieacute sous la direction de Jean Leclant Paris Presse Universitaire de France 2005 p 2054 107 Sueacutetone Vies des douze Ceacutesars Auguste XCIX 1-4 Texte eacutetabli et traduit par Henri Ailloud Paris Les Belles Lettres 1954 p 146 laquo Omnibus deinde dimissis dum advenientes
53
Lrsquoeacuteleacutement qui nous inteacuteresse est lrsquoattitude de Livie au chevet de son mari
en agonie Sueacutetone atteste que Ceacutesar a rendu son dernier souffle couvert des
baisers de sa femme Livie Quel sens revecirctent ces baisers (oscula) que nous
retrouvons aussi sous la plume de Seacutenegraveque comme nous lrsquoavons
preacuteceacutedemment mentionneacute Ils sont seulement lrsquoexpression de lrsquoaffection ils
ne relegravevent donc pas du rite
A travers les sources litteacuteraires analyseacutees la pratique de recueillir
lrsquoextremus spiritus par un baiser donneacute au mort est perceptible chez Ciceacuteron et
Martianus qui cite le premier Si chez Seacutenegraveque lrsquohypothegravese est plausible par la
conjonction des eacuteleacutements litteacuteraires elle est moins ferme chez Sueacutetone Le
geste qui consiste agrave recueillir le dernier souffle oscille entre rite et geste
humain Il pourrait ecirctre sujet agrave interpreacutetation multiple car il allierait lrsquoaffectif et
le psychologique lrsquohumain le spirituel et le sacreacute dans un contexte
dramatique de seacuteparation ad aeternam Si nous analysons le fait de recueillir
lrsquoextremus spiritus au travers de la conception que lrsquoacircme srsquoeacutechappe du corps
par la bouche il possegravederait alors un caractegravere sacreacute Il serait alors un rite
drsquoaccompagnement du mourant dans la mort une manifestation de la
preacutesence des vivants et une communion entre vivants et mourants Mais le
seul sens du rite se limiterait-il agrave cette croyance Serait-ce un rite au travers
duquel les acteurs pensaient retenir un tant soit peu quelque chose du
mort108 ou vivre quelque chose de lrsquoordre du naturel ou du surnaturel avec lui
Aucun indice litteacuteraire du cocircteacute de la litteacuterature paiumlenne ne nous permet drsquoy
apporter une reacuteponse satisfaisante
Du cocircteacute de la litteacuterature chreacutetienne latine nous constatons lrsquoexistence de la
pratique qui consiste agrave recueillir le dernier souffle Nous pouvons supposer
qursquoil eacutetait commun aux paiumlens et aux chreacutetiens Augustin et Ambroise de Milan
renseignent sur le rite de lrsquoextremus spiritus En effet Ambroise de Milan et
Augustin drsquoHippone pourraient nous eacuteclairer sur la pratique de lrsquoextremus
spiritus Avant cette peacuteriode nous nrsquoavons pas releveacute drsquoattestation connue
ab urbe de Drusi filia aegra interrogat repente in osculis Liviae et in hac voce defecit lsquoLivia nostri conjugii memor vive ac vale rsquo raquo Traduction personnelle 108 PRIEUR J La mort dans lrsquoantiquiteacute romaine Ouest-France 1987 p 18
54
chreacutetienne du rite dans le monde romain Chez Ambroise nous trouvons la
mention de lrsquoextremus spiritus dans une de ses oraisons en 378 pour les
funeacuterailles de son fregravere Satyrus Ambroise eacutetait preacutesent au moment mecircme de
la mort imminente de Satyrus Quand il expira il eacutetait agrave ses cocircteacutes pour
recueillir son dernier souffle En voici son teacutemoignage
Il nrsquoa servi agrave rien de recueillir tes derniers soupirs agrave rien non plus de faire passer (dans ta bouche) mon souffle tandis que tu mourais je pensais que je prendrais sur moi ta mort ou je transfugerais ma vie en toi O les derniers teacutemoignages de mes baisers tristes mais pourtant doux O embrassements drsquoun fregravere malheureux au milieu desquels srsquoest raidi son corps inanimeacute srsquoest dissipeacute son dernier souffle Je resserrais bien mes bras mais jrsquoavais deacutejagrave perdu celui que je retenais Et je recueillis de ma bouche son souffle suprecircme (extremum spiritum ore relegebam) pour mrsquoassocier agrave sa mort raquo (consortium mortis)109
Ici Ambroise est lui-mecircme lrsquoacteur du geste de lrsquoextremus spiritus agrave la mort
de son fregravere Ambroise connaicirct cette pratique funeacuteraire bien preacutesente agrave Rome
Dans sa description il mecircle lrsquoaffectif et le patheacutetique Lrsquoamour qursquoil nourrit pour
son fregravere suscite sans nul doute la douleur Il lui manifeste son attachement
par de doux baisers Il pose un geste tout autant affectif que rituel Le geste
est affectif par les baisers qursquoil donne agrave son fregravere auquel il traduit son
attachement Il est conscient qursquoune rupture physique srsquoimpose agrave lui degraves
lrsquoinstant de la mort de Satyre et agrave lrsquoavenir Le geste drsquoAmbroise pourrait avoir
un caractegravere rituel lorsqursquoil se situe dans la dimension communionnelle dans
la perspective des pratiques cultuelles dans lrsquoenvironnement funeacuteraire Il
pourrait ecirctre perccedilu comme un rite de communion fraternelle dans lrsquoultime
adieu Il est une faccedilon de recueillir quelque chose de preacutecieux venant de son
fregravere Il vivrait ainsi affectivement et spirituellement la mort de Satyre dans sa
chair et dans tout son ecirctre Le geste qursquoil pose est sans nul doute
profondeacutement humain avec une certaine sacraliteacute qui est celle du geste rituel
Ce cas isoleacute qursquoAmbroise mentionne ne suffit pas agrave attester la pratique
ordinaire de lrsquoextremus spiritus par les chreacutetiens ou dans leur milieu
109 Ambroise de Milan Sur la mort de son fregravere I 19 laquo O infelicia illa sed tamen dulcia suprema osculorum pignora O amplexus miseri inter quos exanimum corpus obriguit halitus supremus evanuit Stringebam quIdem brachia sed iam perdideram quem tenebam et extremum spiritum ore relegebam ut consortium mortis haurirem raquo laquo Les pegraveres dans la foi raquo Paris Migne 2002 p 28-29
55
Neacuteanmoins ce qui est remarquable crsquoest le sens qursquoAmbroise donne au rite
Pour lui le fait de recueillir le souffle de son fregravere par la bouche lui permet de
vivre une communion (consortium) avec lui dans la mort (ut consortium mortis
haurirem) Cette communion pourrait ecirctre celle veacutecue dans la douleur que
provoque le deacutepart de son fregravere de la vie duquel il nrsquoaura plus que les
souvenirs En mecircme temps elle est une consolation parce qursquoil est preacutesent agrave
son fregravere agrave lrsquoheure de sa mort Dans la litteacuterature chreacutetienne de notre peacuteriode
drsquoeacutetude Ambroise semble ecirctre le seul agrave donner un sens preacutecis agrave la pratique de
lrsquoextremus spiritus
Quant agrave Augustin il fait usage de lrsquoexpression spiritus extremus qursquoil
construit avec le verbe tenere dans son œuvre Contre Cresconius
Remarquons que lrsquoexpression nrsquoest pas employeacutee dans un contexte funeacuteraire
Le contexte geacuteneacuteral de lrsquoœuvre est plutocirct celui des querelles entre catholiques
et donatistes Cresconius est un donatiste dont Augustin reacutefute la lettre qursquoil lui
a envoyeacutee au sujet de ceux qui ont eacuteteacute baptiseacutes par des traditeurs
Cresconius contestait la validiteacute du baptecircme donneacute par les traditeurs en
srsquoappuyant sur lrsquoautoriteacute de Cyprien qui avait deacuteclareacute invalide le baptecircme
confeacutereacute par les heacutereacutetiques et les schismatiques110 Augustin reacutefute cette thegravese
en affirmant le contraire Dans sa reacuteponse il pointe du doigt les crimes
sauvages que les donatistes commettent contre les catholiques Il en vient agrave
donner un exemple drsquoexaction commis par des donatistes contre Maximilien
eacutevecircque catholique de Bagaiumlum Augustin deacutecrit ainsi lrsquohorreur qursquoa subie
Maximilien
Maximien eacutevecircque catholique de Bagaiumlum apregraves mucircre deacutelibeacuteration avait porteacute une sentence qui rendait agrave son leacutegitime possesseur la basilique de Calvianum injustement usurpeacutee par vos sectaires Ses droits de possession eacutetaient eacutevidents cependant poursuivi par ses ennemis (des donatistes) il seacutetait reacutefugieacute sous lautel de cette basilique cet autel fut briseacute sur son corps le bois les cordes le fer tout fut employeacute pour le meurtrir son sang coula en grande abondance Il avait reccedilu agrave laine une large blessure des flots de sang noir en jaillissaient et il fucirct mort immeacutediatement si leur cruauteacute navait pas eacuteteacute rendue inutile par limmense miseacutericorde du Seigneur En effet pendant quon le traicircnait ainsi agrave demi mort et deacutepouilleacute de ses vecirctements la plaie se trouva secregravetement fermeacutee par la poussiegravere du chemin Bientocirct les nocirctres le
110 Idem Contre Cresconius III I-II
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recueillirent dans leurs bras mais ses bourreaux se preacutecipitent de nouveau pour tenter un dernier effort ils le frappent avec une rage satanique et pendant la nuit le preacutecipitent du sommet dune tour il tomba sur un monceau de poussiegravere et dordures nayant plus que le dernier souffle (extremum spiritum) de vie111
Ce drame que deacutecrit Augustin montre lrsquoarcharnement contre cet eacutevecircque
catholique dont les donatistes voulaient la mort Lrsquoexpression laquo vix extremum
spiritum tenens raquo traduit lrsquoeacutetat drsquoun homme qui lutte pour la survie alors que
son pronostic vital est engageacute Il ne veut pas lacirccher le dernier souffle qui lui
reste Il tient lrsquoinstinct de vie dans son extrecircme souffrance Lrsquoextremus spiritus
qursquoemploie Augustin est bien ce principe vital le souffle sans lequel la mort est
certaine Ici le sort de Maximilien connaicirct un heureux deacutenouement puisqursquoil a
eacuteteacute miraculeusement gueacuteri De toute eacutevidence lrsquoemploi de lrsquoexpression
extremus spiritus ne renvoie pas ici agrave un contexte funeacuteraire
De plus Augustin qui eacutetait pregraves de sa megravere in articulo mortis nrsquoatteste pas
avoir pratiqueacute le geste de recueillir lrsquoextremus spiritus112 de celle-ci Le vide
litteacuteraire chez Augustin concernant le rite du dernier souffle nous pousse
neacuteanmoins agrave eacutemettre deux hypothegraveses La premiegravere est qursquoAugustin a pu
accomplir le geste vis-agrave-vis de sa megravere sans lrsquoavoir mentionneacute pour des
raisons que nous ignorons La seconde est qursquoil ne lrsquoa simplement pas
accompli ce qui justifierait aussi son silence
Tout compte fait recueillir le dernier souffle drsquoun mourant est une pratique
qui pourrait marquer le deacutebut de la ceacuteleacutebration drsquoautres gestes et rites
funeacuteraires Il pourrait ecirctre consideacutereacute comme un geste simple ou un geste rituel
111 Augustin Contre Cresconius III XLVII laquo Maximianus episcopus catholicus bagaiensis dicta inter partes iudiciaria sententia basilicam fundi caluianensis euicerat quam uestri inlicite aliquando usurpauerant Hanc cum iure perspicuo retineret in ea ipsa sub altari quo confugerat eodem supra se fracto eius que lignis aliis que fustibus ferro etiam crudeliter caesus totum illum locum sanguine obpleuit Acceperat autem et grande uulnus in inguine unde cruore largius effluente continuo moreretur nisi maior eorum crudelitas per occultam dei misericordiam profuisset Nam cum membris ex ea parte nudatis semiuiuus insuper pronus que traheretur exundantes uenas latenter puluis obstrusit Inde nostrorum manibus cum ferretur rursus illis inruentibus uiolenter extortus est grauius que mulcatus et de excelsa turri noctu praecipitatus subter cinere stercoris molliter iacebat exceptus sensu amisso uix extremum spiritum tenensraquo 112 Idem Oeuvres de saint Augustin Confessions IX X 26-28 Paris Descleacutee de Brouwer 1962 p 128 Cette reference englobe lrsquoinstant ougrave Monique pressant sa mort la preacutesence de sa famille dont Augustin agrave son chevet et le moment de sa mort
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qui accompagne le vivant qui meurt et marque la cessation de tout contact
conscient du deacutefunt avec le monde des vivants Il est la porte drsquoentreacutee par
laquelle la mort deacuteclareacutee enclencherait la ceacuteleacutebration des funeacuterailles En plus
drsquoecirctre un rite de communion jusque dans la mort comme le traduit Ambroise
lrsquoextremus spiritus est drsquoun point de vue affectif source de consolation pour les
proches qui assistent le mourant En deacutefinitive la pratique qui consiste agrave
recueillir lrsquoextremus spiritus nrsquoest attesteacutee par aucun des auteurs africains de
notre eacutetude Par conseacutequent nous ne pouvons pas affirmer que cette pratique
eacutetait ordinaire en milieu chreacutetien Nous pouvons seulement conjecturer que si
les milieux chreacutetiens le pratiquaient il nrsquoa pas ducirc faire poleacutemique Sinon les
eacutecrivains chreacutetiens auraient probablement eacutevoqueacute le sujet ne serait-ce qursquoau
deacutetour drsquoune de leurs nombreuses prises de position
Apregraves avoir recueilli le dernier souffle qui signe de facto la mort on
proceacutedait agrave la fermeture des yeux du deacutefunt
I2 La fermeture des yeux
Lorsque la mort est constateacutee un membre de la famille ou de lrsquoentourage
ferme les yeux du deacutefunt Quelles informations sur ce geste pouvons-nous
recueillir de la litteacuterature paiumlenne et chreacutetienne et quelle est sa signification
Nous connaissons lrsquoexpression laquo fermer les yeux raquo un euphemisme pour
signifier laquo mourir raquo Fermer les yeux drsquoun mort srsquoinscrirait de faccedilon naturelle
dans une pratique qui ne relegraveverait pas du rite funeacuteraire La pratique est plutocirct
de lrsquoordre du geste naturel Lrsquoemploi de lrsquoexpression oculos premere se trouve
chez Ovide dans un contexte funeacuteraire Il lrsquoutilise lorsqursquoil eacutevoque le deuil drsquoune
megravere qui doit fermer les yeux de son enfant mort laquo Ici du moins une megravere a
fermeacute les yeux deacutesormais vagues de celui qui nous quittait et porteacute agrave sa
cendre les derniers dons raquo113 Nous avons aussi chez Lucain lrsquousage de la
reacutealiteacute du geste avec une expression eacutequivalente agrave celle drsquooculos claudere
113 Ovide Les amours III 9 49 laquo Hinc certe madidos fugientis pressit ocellos Mater et in ceneres ultima dona tulit raquo Texte eacutetabli et traduit par Henri Bornecque Paris Les Belles Lettres 1968 Virgile Eacuteneacuteide IX 487
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dans son œuvre poeacutetique La Pharsale Crsquoest en retraccedilant la guerre civile (-49
et -45 avant notre egravere) entre Ceacutesar et Pompeacutee qursquoil emploie lrsquoexpression
laquo claudere lumina raquo synonyme drsquooculos claudere Le contexte immeacutediat est la
mort du jeune Argus dont le pegravere est teacutemoin Il est frappeacute en plein estomac et
dans sa chute son eacutepeacutee le transperce Lucain raconte ainsi la scegravene de la fin
tragique drsquoArgus laquo Et celui-ci (le fils) agrave la vue de son pegravere legraveve sa tecircte deacutejagrave
tombant de son cou languissant Nul son ne sort de son gosier affaibli du
visage il demande en silence seulement les baisers de son pegravere et invite sa
main droite agrave fermer la lumiegravere de ses yeux raquo 114 Le fils nrsquoobtiendra pas ce
qursquoil demande agrave son pegravere Ce dernier preacutefegravere preacuteceacuteder son fils dans la mort se
soustrayant ainsi au devoir de pratiquer et lrsquoextremus spiritus et la fermeture
des yeux de son fils
Le fait de fermer les yeux drsquoun mort est une pratique qui relegraveve du geste
funeacuteraire agrave ne pas assimiler automatiquement au rite Ce geste traverse
toutes les eacutepoques et nrsquoest donc pas lrsquoapanage de lrsquoenvironnement pagano-
chreacutetien du 3egraveme au 5egraveme siegravecle La litteacuterature paiumlenne agrave laquelle nous nous
reacutefeacuterons nrsquoattache pas de sens particulier agrave ce geste
Du cocircteacute de la litteacuterature chreacutetienne de lrsquoAfrique du Nord Augustin est le
seul qui fasse mention de lrsquoexpression Il nous en informe par lrsquoexpression
eacutequivalente premere oculos dans un contexte speacutecifiquement funeacuteraire en lui
donnant une signification symbolique Il est aussi le seul qui soit acteur du
geste
Augustin utilise deux expressions eacutequivalentes que sont oculos claudere115
et oculos premere116 Dans la premiegravere expression la mort est lrsquoagent direct
114 Lucain La Pharsale III 737 laquo Ille caput labens et iam languentia colla viso patre levat Vox fauces nulla solutas prosequitur tacito tantum petit oscula voltu invitatque patris claudenda ad lumina dextram raquo Traduction personnelle 115Augustin Homeacutelie sur lrsquoEacutevangile de saint Jean XLIII 10-11 laquo Quando ueniendo mors ipsos oculos claudit ne aliquid uideant quomodo dicitur non uidebit mortem Item quo palato quibus faucibus mors gustatur ut quid sapiat dignoscatur hellip Quid est ista mors Relictio corporis depositio sarcinae grauis sed si alia sarcina non portetur qua homo in gehennas praecipitetur De ipsa ergo morte dominus dixit mortem non uidebit in aeternum qui sermonem meum seruauerit raquo laquo Alors que la mort en venant ferme les yeux pour qursquoils ne voient plus rien comment est-il dit Il ne verra pas la mort De mecircme par quel palais par quelle bouche la mort est-elle goucircteacutee pour qursquoon en connaisse la saveur hellipQuelle est cette
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de la fermeture des yeux Augustin lrsquoemploie dans son commentaire sur
lrsquoEacutevangile de Jean Il y deacutefend la filiation divine de Jeacutesus sa mort librement
consentie et sa reacutesurrection motu proprio au moment voulu Crsquoest dans cette
christologie augustinienne qursquoil reprend les paroles de Jeacutesus dans son
dialogue avec les pharisiens laquo Celui qui garde ma parole ne verra jamais la
mort raquo (Jn 8 52) Il explique qursquoil srsquoagit de cette mort eacuteternelle pire encore que
la mort physique qui exerce sa loi sur tout homme Lrsquoexpression oculos
claudere est aussi lieacutee agrave la reacuteflexion globale drsquoAugustin sur la mort qursquoil perccediloit
comme une deacutelivrance Il est pour lui drsquoune part une laquo relictio corporis raquo crsquoest-
agrave-dire la seacuteparation du corps avec lrsquoacircme Drsquoautre part la mort est une
laquo depositio sarcinae gravis raquo crsquoest-agrave-dire une libeacuteration pour lrsquohomme dans
cette valleacutee des larmes Mecircme si le thegraveme qui justifie lrsquoexpression est celui du
salut en Jeacutesus que la mort physique ne peut compromettre lrsquoexpression
oculos claudere nrsquoa rien agrave voir avec le geste funeacuteraire de la fermeture des
yeux Dans la deuxiegraveme expression oculos premere Augustin relate la
fermeture des yeux de sa megravere dont il accomplit le geste apregraves qursquoelle eut
rendu le dernier souffle Ce geste funeacuteraire est tout naturel un geste
drsquohumaniteacute qui pourrait ecirctre relieacute agrave cette vision de la mort comme un sommeil
De plus nous trouvons un second emploi meacutetaphorique de lrsquoexpression
laquo oculos claudere raquo chez Augustin quand il commente une des demandes de
la priegravere du Notre Pegravere laquo Que ton regravegne vienne raquo Il exprime le refus de
certains hommes de laisser le regravegne de Dieu advenir dans leur vie Il compare
le regravegne de Dieu agrave la lumiegravere qui nrsquoa aucune prise sur ceux qui ferment leurs
yeux (eis qui oculos claudunt)117 Ici nous sommes dans la symbolique du
mort drsquoici Lrsquoabandon du corps la deacuteposition drsquoun lourd fardeau mais agrave condition de ne pas porter un autre fardeau qui preacutecipiterait lrsquohomme dans la geacutehenne Crsquoest donc de cette mort-lagrave que le Seigneur a deacuteclareacute laquo Celui qui gardera ma parole ne verra jamais la mort raquo Traduction introductive et notes par M-F Berrouard Eacutetudes Augustiniennes 1988 p 436-439 Idem De ciuitate Dei XXII XXIX Idem Contra epistulam Parmeniani III II 8 Ibid III VI 29 Contra Iulianum opus imperfectum I 67
116 Idem Confessions IX XII 29 laquo Premebam oculos eius et confluebat in praecordia mea maestitudo ingens et transfluebat in lacrimas ibIdem que oculi mei uiolento animi imperio resorbebant fontem suum usque ad siccitatem et in tali luctamine ualde male mihi erat raquo 117 Idem De sermone Domini in monte II XX 432 laquoQuemadmodum enim etiam praesens lux absens est caecis et eis qui oculos claudunt ita dei regnum quamuis numquam discedat de terris tamen ignorantibus absens est raquo
60
refus ou du rejet libre de Dieu de la part de lrsquohomme La fermeture volontaire
des yeux de lrsquoesprit ou du cœur deux lieux possibles de la vision de Dieu a
pour conseacutequence logique la mort eacuteternelle qui ferme les yeux agrave la vision
beacuteatifique
Nous trouvons encore lrsquoexpression oculos claudere sous la plume
drsquoAugustin lorsqursquoil traduit sa foi sur la vision ceacuteleste dont jouissent les saints
Voici ce qursquoil eacutecrit sur cette vision de Dieu qui nrsquoest pas drsquoordre charnel mais
spirituel
Crsquoest pourquoi quand on me demande ce que feront les saints dans leur corps spirituel je ne dis pas ce que je vois mais ce que je crois suivant cette parole du psaume lsquoJrsquoai cru et crsquoest ce qui mrsquoa fait parlerrsquo Je dis donc que crsquoest dans ce corps qursquoils verront Dieu mais de savoir srsquoils le verront par ce corps comme maintenant nous voyons le soleil la lune les eacutetoiles et autres objets sensibles ce nrsquoest pas une petite question Il est dur de dire que les saints ne pourront alors ouvrir et fermer les yeux (oculos claudere) quand il leur plaira mais il est encore plus dur de dire que quiconque fermera les yeux ne verra pas Dieu (Deum quisquis oculos clauserit non uidebit) Si Eacuteliseacutee quoiqursquoabsent de son corps vit son serviteur Giezi qui prenait se croyant inaperccedilu des preacutesents de Naaman le Syrien que le Prophegravete avait gueacuteri de la legravepre agrave combien plus forte raison les saints verront-ils toutes choses dans ce corps spirituel non seulement ayant les yeux fermeacutes mais mecircme eacutetant corporellement absents118
Mecircme si les saints de Dieu dont les yeux ont eacuteteacute fermeacutes suite agrave leur mort
physique sont soustraits agrave cette vie ils jouissent drsquoune vision spirituelle dans
un face agrave face avec Dieu gracircce agrave leur corps spirituel celui de la reacutesurrection
Ils voient autrement que par leurs yeux charnels Ce corps spirituel qui est
celui de la reacutesurrection leur permet de contempler Dieu directement et de
contempler les choses creacuteeacutees de lrsquounivers Augustin passe ainsi de la vision
que permettent les organes sensoriels agrave la vision beacuteatifique que Dieu accorde
agrave lrsquohomme glorifieacute Dans la conception augustinienne lrsquoecirctre glorifieacute par la
118 Idem La citeacute de Dieu Livre XXII 29 laquo Quapropter cum ex me quaeritur quid acturi sint sancti in illo corpore spiritali non dico quod iam uideo sed dico quod credo secundum illud quod in psalmo lego credidi propter quod ltetgt locutus sum Dico itaque uisuri sunt deum in ipso corpore sed utrum per ipsum sicut per corpus nunc uIdem us solem lunam stellas mare ac terram et quae sunt in ea non parua quaestio est Durum est enim dicere quod sancti talia corpora tunc habebunt ut non possint oculos claudere atque aperire cum uolent durius autem quod ibi deum quisquis oculos clauserit non uidebit Si enim propheta helisaeus puerum suum giezi absens corpore uidit accipientem munera quae dedit ei naeman syrus quem propheta memoratus a leprae deformitate liberauerat quod seruus nequam domino suo non uidente latenter se fecisse putauerat quanto magis in illo corpore spiritali uidebunt sancti omnia non solum si oculos claudant uerum etiam unde sunt corpore absentes raquo
61
reacutesurrection a la capaciteacute drsquoune vision qui va au-delagrave de celle des organes de
la vue Cette vision nrsquoest plus soumise ni agrave lrsquoespace ni au temps
La derniegravere attestation de lrsquoexpression est bien dans un contexte funeacuteraire
Il srsquoagit de la mort de Monique que son fils Augustin relate Alors qursquoils se
preacuteparaient tous les deux agrave retourner en Afrique Monique mourut agrave Ostie
Augustin agrave son chevet lui ferme les yeux En voici son teacutemoignage
Alors le neuviegraveme jour de sa maladie dans la cinquante-sixiegraveme anneacutee de sa vie et la trente-troisiegraveme de mon acircge cette acircme pieuse et sainte vit tomber les chaicircnes corporelles Je lui fermais les yeux (premebam oculos ejus)119
Crsquoest dans cette circonstance de deuil qursquoAugustin ferme les yeux de sa
megravere qui venait de mourir en preacutesence des siens Le geste qursquoAugustin pose
nrsquoa rien de rituel Il semble juste srsquoinscrire dans lrsquoordre naturel des choses face
agrave la reacutealiteacute de la mort
Des quatre auteurs chreacutetiens Augustin est le seul qui utilise les
expressions premere oculos ou oculos claudere et qui renseigne sur le geste
qui lrsquoaccompagne Drsquoabord il lrsquoutilise lorsqursquoil eacutevoque la reacutealiteacute de la mort qui a
le pouvoir de fermer les yeux de lrsquohomme Ensuite il emploie oculos claudere
de faccedilon imageacutee en lien avec la vision beacuteatifique des saints du ciel et pour
symboliser le refus de Dieu par lrsquohomme Pour finir il est aussi le seul qui soit
acteur du geste de la fermeture des yeux dans des circonstances funeacuteraires
suite agrave la mort de Monique Son geste est celui drsquoun fils qui accompagne sa
megravere plongeacutee dans le sommeil de la mort il ne saurait revecirctir le statut de rite
De toute eacutevidence ce seul teacutemoignage drsquoAugustin sur la fermeture des yeux
ne renseigne pas de faccedilon satisfaisante sur la pratique de lrsquooculos claudere en
milieu chreacutetien du 3e au 5e siegravecle
Nous pouvons consideacuterer le geste de la fermeture des yeux comme assez
banal et normal tant chez les paiumlens que chez les chreacutetiens Crsquoest pour cette
raison qursquoaucune poleacutemique ne transparaicirct des teacutemoignages litteacuteraires
chreacutetiens sur le geste de la fermeture des yeux des morts Lorsque les yeux du
119 Idem Confessions IX XII 29 laquo Ergo die nono aegritudinis suae quinquagensimo et sexto anno aetatis suae tricensimo et tertio aetatis meae anima illa religiosa et pia corpore soluta est Premebam oculos eius raquo
62
mort sont fermeacutes les vivants se soucient de preacuteparer physiquement le corps
en vue de son inhumation ou de sa creacutemation La toilette funegravebre fait partie du
conditionnement estheacutetique et hygieacutenique du mort
I3 La toilette funegravebre
Le lavement du corps est une pratique universelle qui relegraveve de la cura
corporis Elle nrsquoappartient pas a priori au registre du rite funeacuteraire dans la vie
des peuples La toilette funegravebre participe de la purification du corps Elle
permet ensuite lrsquohabillement du mort ou son embaumement dans certains cas
Il est neacutecessaire de deacutebarrasser le corps de ses impureteacutes Parmi les
pratiques funeacuteraires figure la toilette funegravebre ougrave le corps est laveacute agrave lrsquoeau Deux
attestations de la toilette mortuaire retiennent notre attention Nous les
trouvons chez Virgile et Apuleacutee Drsquoabord Virgile nous renseigne sur le
lavement du mort dans lrsquoEneacuteide VI 218 Le contexte geacuteneacuteral du livre VI est
relatif agrave la descente aux enfers drsquoEacuteneacutee (la catabase) Eacuteneacutee le heacutero troyen
apregraves le deacutesastre de la guerre est alleacute consulter la Sybille agrave Cumes au temple
drsquoApollon pour connaicirctre lrsquoavenir La catabase drsquoEacuteneacutee le conduira jusqursquoagrave son
pegravere Anchise Le contexte immeacutediat de lrsquoallusion au lavement du corps renvoie
agrave la mort de Misegravene suite au deacutesastre des Troyens Nous tenons agrave citer
plusieurs vers qui nous informent preacutecieusement de tout un rituel funeacuteraire
Voci le reacutecit de Virgile pour cette circonstance de deuil
Entre-temps de leur cocircteacute sur le rivage les Teucegraveres pleuraient Misegravene et rendaient agrave sa cendre insensible les honneurs suprecircmes Tout dabord ils construisent gras de torches de reacutesine un eacutenorme bucirccher fait de rondins de checircne ils en tapissent les flancs de sombres feuillages ils dressent par devant de lugubres cypregraves et en garnissent le haut darmes eacutetincelantes Les uns apportent de leau chaude et posent sur les flammes des chaudrons bouillonnants on lave et parfume dhuile le corps glaceacute Un geacutemissement seacutelegraveve Alors on expose sur le lit les membres inondeacutes de larmes on y jette des eacutetoffes de pourpre parures familiegraveres Dautres ont souleveacute leacutenorme civiegravere triste ministegravere et se deacutetournant selon la coutume ancestrale ont tenu la torche inclineacutee Lrsquoamas des offrandes encens chair des victimes lrsquohuile reacutepandue les crategraveres tout est brucircleacute Apregraves que les cendres se furent affaisseacutees la flamme alanguie ils ont laveacute dans le vin les restes et lrsquoavide poussiegravere Coryneacutee recueillant les os les enferme dans une urne de bronze Lui aussi fit trois fois le tour de ses compagnons les aspergeant deau pure agrave laide dune brindille de romarin et dun rameau dolivier feacutecond il les purifia et prononccedila les ultimes paroles de la ceacutereacutemonie Alors le pieux Eacuteneacutee fit dresser
63
un tombeau de dimensions eacutenormes en lhonneur de lhomme avec ses armes et ses rames et sa trompette au pied dun mont aeacuterien qui maintenant agrave cause de lui est appeleacute Misegravene120
La mort de Misegravene provoque de grandes lamentations Pour ses
funeacuterailles on preacutesente des offrandes (encens mets sacreacutes) on preacutepare le
bucirccher pour la creacutemation reacutepand des libations de vin sur les restes et la
poussiegravere du corps apregraves la creacutemation Nous assistons agrave un deacuteploiement de
rites ou de gestes funeacuteraires par des acteurs Lrsquoassembleacutee preacutesente sera
purifieacutee agrave la fin de cette liturgie par aspersion drsquoeau pure Le rameau drsquoolivier
qui sert de goupillon pour lrsquoaspersion serait-il le symbole de la paix rechercheacutee
par les participants et pour le mort lors des funeacuterailles Lrsquoaspersion rituelle de
ceux qui sont preacutesents se fait apregraves une triple ronde Le discours funegravebre qui
est prononceacute ouvre la voie agrave la seacutepulture des restes recueillis dans une urne
deacuteposeacutee dans un tombeau monumental comme signe visible de la meacutemoire de
Misegravene Crsquoest dans cet eacuteventail de rites et de gestes funeacuteraires qursquoest faite la
mention de lrsquoeau chaude apprecircteacutee pour le lavement du corps de Misegravene Le
lavement du corps par lrsquoeau reacutepondrait-il agrave la pratique rituelle qui consiste agrave
veacuterifier la mort de Misegravene ou relegraveve-t-il du simple geste drsquohygiegravene corporelle
Nous ne pouvons que poser la question agrave laquelle nous nrsquoavons aucune
reacuteponse probante au regard du renseignement furtif de Virgile
En revanche Servius nous renseigne sur la question de lrsquousage de lrsquoeau
chaude pour la toilette funegravebre dans son Commentaire sur lrsquoEneacuteide de Virgile
en se reacutefeacuterant agrave Pline lrsquoAncien dans son Histoire naturelle Pour Pline dont
Servius relaie le teacutemoignage les anciens utilisaient lrsquoeau chaude pour la
toilette funegravebre comme un moyen drsquoauthentifier la mort
120 Virgile LrsquoEacuteneacuteide VI 212-232 laquoNec minus interea Misenum in litore Teucri flebant et cineri ingrato suprema ferebant Principio pinguem taedis et robore secto ingentem struxere pyram cui frondibus atris intexunt latera et ferales ante cupresios constituunt decorantque super fulgentibus armis Pars calidos latices et aena undantia flammis expediunt corpusque lauant frigentis et unguunt Fit gemitus Tum membra toro defleta reponunt purpureasque super uestes uelamina nota coniciunt Pars ingenti subiere feretro triste ministerium et subiectam more parentum auersi tenuere facem Congesta cremantur turea dona dapes fuso crateres oliuo Postquam conlapsi cineres et flamma quieuit reliquias uino et bibulam lauere fauillam ossaque lecta cado texit Corynaeus aeno Idem ter socios pura circumtulit unda spargens rore levi et ramo felicis olivae lustravit que viros dixit que novissima verba at pius Aeneas ingenti mole sepulchrum imponit sua que arma viro remum que tubam que monte sub aerio qui nunc Misenus ab illo dicitur aeternum que tenet per saecula nomen raquo
64
Pline dans son Histoire naturelle121 dit que si on lave les corps agrave lrsquoeau chaude (calida) hellip crsquoest qursquoil est arriveacute souvent que lrsquoon croie que le souffle vital avait eacuteteacute chasseacute et que lrsquoon se trompe122
Crsquoest un teacutemoignage rare de lrsquousage de lrsquoeau chaude comme diagnostic
post mortem Les anciens pensaient que le fait de reacutepandre de lrsquoeau chaude
sur le corps pouvait aider agrave obtenir des signes de vie de la personne Dans le
cas contraire la mort est deacuteclareacutee certifieacutee Dans cette logique la toilette du
corps agrave lrsquoeau chaude devient alors un geste et un rite funeacuteraire qui jouerait une
double fonction celle de la purification du corps qui reste un geste naturel et
celle de la certification empirique qui relegraveve du rite funeacuteraire
De plus dans les Meacutetamorphoses Apuleacutee atteste du lavement du corps
dans un contexte de suicide volontaire Chariteacute femme de Tleacutepolegraveme pendant
son sommeil reccedilut de son mari deacutefunt la reacuteveacutelation sur la vraie cause de sa
mort Il lui reacutevegravele en effet qursquoil fut assassineacute par Thrasylle son ami qui
convoitait son eacutepouse contrairement agrave la thegravese de sa mort accidentelle au
cours drsquoune chasse Nrsquoayant pas supporteacute cette reacuteveacutelation elle se suicida au
moyen de son eacutepeacutee Son corps fut alors lrsquoobjet de soins funeacuteraires en vue de
sa seacutepulture
Alors les amis de la malheureuse Chariteacute proceacutedegraverent avec des soins empresseacutes aux ablutions funeacuteraires et dans une seacutepulture commune unirent au mari celle qui restait sa femme pour toujours123
La toilette funegravebre du corps de Chariteacute ne permet pas de dire si elle est
rituelle ou si elle reacutepond simplement aux exigences de lrsquohygiegravene Chariteacute
srsquoeacutetant donneacute la mort au moyen de son eacutepeacutee son corps a ducirc probablement
ecirctre ensanglanteacute Cela aurait probablement eacuteteacute une raison suffisante de laver
le corps et le deacutebarrasser ainsi de ses impureteacutes Ablutus (de abluo) signifierait
lrsquoacte par lequel le corps ensanglanteacute de Chariteacute est purifieacute Il est possible que
121 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle VII 173
122 Servius Commentaire sur lrsquoEacuteneacuteide VI 218 laquoPlinius in Naturali Historia dicit hanc esse causam ut mortui et calida abluanturhellip quod solet plerumque vitalis spritus exclusus putari et homines fallere raquo Paris Les Belles Lettres 2012 123 Apuleacutee Les meacutetamorphoses VIII XIV 3 laquoTunc propere familiares miserae Charites accuratissime corpus ablutum unita sepultura ibIdem marito perpetuam coniugem reddidereraquo Texte eacutetabli par DS Robertson et traduit par Paul Vallette Paris Les Belles Lettres 1956
65
lrsquoexpression ablutum corpus renvoie agrave la notion de purification rituelle du corps
de Chariteacute avant sa depositio dans le mecircme tombeau que son mari (unita
sepultura)
Du cocircteacute de la litteacuterature chreacutetienne de lrsquoAfrique du Nord Tertullien est le
seul qui fasse reacutefeacuterence au lavement du mort Il y fait allusion lorsqursquoil
mentionne la toilette funegravebre au deacutetour drsquoune argumentation contre les faux
preacutetextes des accusateurs des chreacutetiens laquo Je ne vais pas au bain (non lavo)
degraves lrsquoaube aux Saturnales pour ne pas perdre et la nuit et le jour je prends
un bain (lavo) pourtant agrave lrsquoheure convenable et hygieacutenique pour conserver la
chaleur et la couleur apregraves la mort jrsquoaurai bien le temps drsquoecirctre glaceacute et pacirclir
au sortir du bain (frigere et pallere post lavacrum mortuus possum) raquo 124
Tertullien ne srsquooppose pas agrave la pratique du lavement des corps Si
Tertullien admet la toilette funegravebre crsquoest parce qursquoelle reacutepond agrave une exigence
drsquohygiegravene et de respect du mort Si le lavement du corps du deacutefunt est une
pratique funeacuteraire qui reacutepond agrave une disposition drsquohygiegravene nous pouvons
affirmer au vu des renseignements litteacuteraires en notre possession son
caractegravere agrave la fois rituel et non rituel
Dans lrsquoenvironnement mortuaire une autre pratique funeacuteraire est attesteacutee
dans la litteacuterature paiumlenne Crsquoest la conclamatio que nous analysons dans les
lignes qui suivent
I4 La conclamatio
Le terme conclamatio revecirct deux sens Elle exprime drsquoabord la triple
apostrophe du mort Elle se manifeste aussi par la complainte La conclamatio
deacutevoile tout de suite la dimension verbale du rite funeacuteraire Elle tente en effet
un dialogue dans une situation ougrave elle est vite reacuteduite en monologue puisque
la personne apostropheacutee nrsquoest pas en capaciteacute de reacutepondre Pour reacutepondre agrave
lrsquoappel de son nom de faccedilon intelligible et audible il faut disposer drsquoun
124 Tertullien Apologeacutetique XLII 4 laquo Non lavo sub noctem Saturnalibus ne et noctem et diem perdam sed lavo et debita hora et salubri quae mihi et calorem et sanguinem servet frigere et pallere post lavacrum mortuus possum raquo
66
minimum de faculteacutes intellectuelles et cognitives La mort eacutetant survenue elle
a interrompu lrsquoactiviteacute cognitive du cerveau humain La conclamatio est une
pratique relevant de la lamentation funegravebre Elle consiste agrave appeler trois fois
le nom du deacutefunt Jean Prieur eacutecrit agrave ce sujet ce qui suit laquo Les proches
preacutesents lrsquoappelaient trois fois par son nom agrave haute voix (aujourdrsquohui encore la
coutume subsiste drsquoappeler trois fois par son nom de baptecircme le pape sur son
lit de mort) Cet appel pouvait se reacutepeacuteter par intervalles jusqursquoagrave ce que le corps
fucirct porteacute au bucirccher ou enterreacute il pouvait mecircme se renouveler longtemps
apregraves le deacutecegraves puisque sur certaines eacutepitaphes le mort demande au passant
de prononcer son nom comme par exemple sur cette inscription de Cherchel
(CIL VIII 9439) lsquobonheur agrave toi si tu dis Ammonius salut rsquo (si felix qui
dixeris Ammoni have ) raquo125 La citation de Jean Prieur suscite une reacuteflexion
quant au statut de la conclamatio Est-elle un rite ou une simple pratique
naturelle Des eacuteleacutements tendent agrave ritualiser la conclamatio Drsquoabord lrsquoappel
du nom se fait trois fois Pourquoi choisit-on le chiffre trois plutocirct qursquoun autre
en deccedila ou au-delagrave Le chiffre laquo trois raquo aurait-il une signification particuliegravere
ou quelque chose de sacreacute Ensuite cet appel pouvait se reacutepeacuteter plusieurs
fois en preacutesence du corps apregraves lrsquoinhumation ou la creacutemation La reacutepeacutetition est
une caracteacuteristique du rite Tout tend agrave laisser paraicirctre que la conclamatio suit
une regravegle ou un code mecircme si elle reste simple dans son expression Ces
appels reacutepeacuteteacutes qui interviennent apregraves la mort auraient-ils aussi un cocircteacute
pragmatique Seraient-ils un moyen empirique drsquoattester la mort puisque
lrsquoecirctre cher est dans lrsquoincapaciteacute de communiquer avec le monde environnant et
de reacutepondre agrave lrsquoapostrophe des vivants Servius dans son Commentaire sur
lrsquoEneacuteide de Virgile eacutecrit en citant Pline lrsquoAncien que la conclamatio eacutetait un
moyen de certifier la mort drsquoune personne Pour certifier la mort drsquoune
personne les anciens avaient bien conscience qursquoil fallait prendre des
preacutecautions afin drsquoeacuteviter des erreurs fatales Drsquoapregraves le teacutemoignage de
Servius la conclamatio est un rite auquel on recourt pour eacutetablir la mort drsquoun
individu Les anciens essayaient ainsi agrave leur faccedilon drsquoeacuteviter qursquoune personne
toujours en vie soit inhumeacutee ou creacutematiseacutee
125 PRIEUR J La mort dans lrsquoAntiquiteacute romaine Ouest-France 1986 p 18
67
Pline dans son Histoire naturelle126 dit que (hellip) si on crie le nom des morts (mortui conclamentur) agrave intervalles reacuteguliers crsquoest qursquoil est arriveacute souvent que lrsquoon croie que le souffle vital avait eacuteteacute chasseacute et que lrsquoon se trompe127
A ce sujet lrsquohistoire de la litteacuteraire classique nous renseigne sur des erreurs
de jugement concernant des personnes preacutesumeacutees mortes Nous nrsquoavons
aucun indice qui nous permette drsquoaffirmer que la conclamatio fut pratiqueacutee ou
non dans ces circonstances funeacuteraires Le mecircme Servius affirme que cette
disposition fut prise suite agrave de faux diagnostics qui conduisirent de preacutesumeacutes
morts sur le bucirccher Il restitue des faits du passeacute sur la base du teacutemoignage
de Pline lrsquoAncien
De lagrave vient qursquoon conservait les deacutepouilles mortelles sept jours qursquoon les lavait agrave lrsquoeau chaude et qursquoon ne les brucirclait qursquoapregraves avoir crieacute une derniegravere fois leur nom (post ultimam conclamationem)128
Servius nous apprend lrsquoexistence de trois dispositions agrave lrsquousage des
anciens pour preacutevenir les erreurs de jugement Il y a lrsquoeau chaude129 agrave laquelle
nous avons deacutejagrave fait allusion concernant la toilette funegravebre Ensuite il y a le fait
drsquoattendre sept jours avant de proceacuteder agrave lrsquoinhumation ou agrave la creacutemation du
corps Enfin il y a le rite de la conclamatio qui est pratiqueacute agrave moment ultime
apregraves la toilette et avant le rite de la creacutemation ou lrsquoinhumation
Les faits auxquels Servius recourt proviennent du teacutemoignage de Pline
lrsquoAncien dans son Histoire Naturelle En effet Servius relaie des situations ougrave
des personnes que lrsquoon avait consideacutereacutees mortes ont donneacute signe de vie une
fois placeacutees sur le bucirccher
Aviola personnage consulaire revint agrave la vie sur le bucirccher funeacuteraire (in rogo) et comme on ne put le secourir agrave cause de la violence de la flamme il fut brucircleacute vif (vivus crematus est) On en dit autant de L Lamia qui avait eacuteteacute
126 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle VII 173
127 Servius Commentaire sur lrsquoEacuteneacuteide VI 218 laquoPlinius in Naturali Historia dicit hanc esse causam ut mortuihellip per intervalla conclamentur quod solet plerumque vitalis spritus exclusus putari et homines fallere raquo 128 Ibid 218 laquoUnde et servabantur cadaver septem diebus et calida abluebantur et post ultimam conclamationem comburebanturraquo
129 Supra p 62-65
68
preacuteteur quant agrave C Aelius Tubeacuteron qui avait exerceacute la preacuteture il fut retireacute du bucirccher (a rogo) selon Messala Rufus et la plupart des auteurs130
La flamme au contact du corps raviva lrsquoecirctre qui se mut agrave lrsquoeacutetonnement de
lrsquoassembleacutee mais il eacutetait trop tard pour sauver le preacutetendu deacutefunt Drsquoapregraves ce
teacutemoignage il ne fait aucun doute que la conclamatio eacutetait un rite funeacuteraire
parmi drsquoautres dont le but est drsquoeacuteviter lrsquoirreacuteparable
En outre Valegravere Maxime historien moraliste du 1er siegravecle apregraves J-C
atteste une erreur de jugement sur deux cas de mort preacutesumeacutee
Notre citeacute a encore trouveacute des raisons de srsquoeacutetonner agrave propos du bucirccher drsquoAchilius Aviola que les meacutedecins et ceux qui vivaient avec lui croyaient mort qursquoils avaient laisseacute quelque temps eacutetendu par la terre avant de lrsquoemporter pour assurer les funeacuterailles et quand le feu eut toucheacute son cadavre il srsquoeacutecria qursquoil eacutetait vivant et appela agrave lrsquoaide son preacutecepteur qui justement eacutetait le seul agrave ecirctre resteacute lagrave Mais deacutejagrave les flammes lrsquoavaient entoureacute et on ne put lrsquoarracher au sort qui lrsquoattendait Lucius Lamia aussi qui avait eacuteteacute precircteur fit entendre eacutegalement sa voix sur le bucirccher funegravebre crsquoest un fait certain131
Comme Pline Valegravere Maxime raconte aussi lrsquoinfortune drsquoAviola qui fut
victime drsquoune erreur meacutedicale Ces erreurs de jugement sur ces cas de mort
preacutesumeacutee de hauts dignitaires romains Achilius Aviola et Lucius Lamia
alimentegraverent les conversations Le diagnostic des meacutedecins srsquoest reacuteveacuteleacute
complegravetement faux Tout lrsquoentourage drsquoAchilius Aviola et Lucius Lamia srsquoest
aussi trompeacute Des erreurs qui ont eacuteteacute fatales pour ces morts preacutesumeacutes
Retenons enfin le teacutemoignage drsquoApuleacutee eacutecrivain paiumlen de lrsquoAfrique du
Nord Dans les Florides il livre une scegravene de cortegravege funegravebre menant au
130 Pline lrsquoAncien Histoire Naturelle VII 52 laquo Aviola consularis in rogo revixit et quoniam subveniri non potuerat praevalente flamma vivus crematus est Similis causa in L Lamia praetorio viro traditur Nam C Aelium Tuberonem praetura functum a rogo relatum Messala Rufus et plerique traduntraquo 131 Maxime Valegravere Faits et dits meacutemorables I 8 12 Paris Les Belles Lettres 1995 p 148 laquo Aliquid admirationis civitati nostrae Acilii etiam Aviolae rogus adtulit qui et a medicis et a domesticis mortuus creditus cum aliquamdiu domi iacuisset elatus postquam corpus ejus ignis corripuit vivere se proclamavit auxilium que paedagogi sui ndash na mis solus ibi remanserat ndash invocavit sed iam flammis circumdatus fato subtrahi potuit raquo Paris Les Belles Lettres Maxime Valegravere est un historien et un moraliste du 1er siegravecle de notre egravere Contemporain de Tibegravere Valegravere Maxime a composeacute un recueil de reacutecits pour aider les orateurs dans lrsquoillustration de leur deacutemonstration il leur a ainsi offert lautoriteacute de personnages de lhistoire de Rome Il a ainsi fourni agrave tous ceux qui se sont inteacuteresseacutes agrave cette histoire une source de documentation parfois unique
69
bucirccher un responsable de famille Il eut la vie sauve gracircce agrave lrsquointervention du
meacutedecin Ascleacutepiade132 En voici un extrait
Ascleacutepiade contemplait ce malheureux dont tous les membres avaient eacuteteacute deacutejagrave saupoudreacutes daromates le visage deacutejagrave recouvert dune pommade odorante en lhonneur de qui on preacuteparait deacutejagrave le repas funegravebre lorsque des signes certains viennent le frapper Il redouble dattention tacircte le corps agrave plusieurs reprises et reconnaissant quil recegravele un principe de vie ldquoCet homme nest pas mort seacutecrie-t-il agrave linstant quon eacuteloigne donc ces torches quon eacutecarte ces feux quon deacutemolisse ce bucirccher que ce festin de mort soit reporteacute du cercueil agrave la tablerdquo Des murmures cependant seacutetaient eacuteleveacutes les uns disaient quil fallait croire le meacutedecin les autres se moquaient de la meacutedecine Enfin malgreacute les proches parents eux-mecircmes (eacutetait-ce chez eux deacutesir de lheacuteritage ou najoutaient-ils pas encore foi agrave ses paroles ) apregraves bien des oppositions et des difficulteacutes Ascleacutepiade obtint pour le mort un instant de deacutelai et layant ainsi arracheacute des mains des fossoyeurs comme des griffes de lenfer il le rapporta dans sa maison dont il redevenait le maicirctre Lagrave il ne tarda pas agrave ranimer son souffle par la vertu de certains remegravedes et agrave provoquer la reacuteapparition de la vie cacheacutee dans lenveloppe de ce corps133
Nous citons une bonne partie du teacutemoignage drsquoApuleacutee car chez les
eacutecrivains de lrsquoAfrique du Nord il reste jusqursquoagrave preuve du contraire la seule
reacutefeacuterence litteacuteraire paiumlenne drsquoerreur de jugement sur la mort drsquoun individu
deacutejoueacutee gracircce agrave lrsquointuition drsquoAscleacutepiade Le teacutemoignage est un veacuteritable
condenseacute de rites funeacuteraires avec diffeacuterents acteurs en preacutesence Tout eacutetait
organiseacute pour mener agrave bonne fin les funeacuterailles Tous les membres du deacutefunt
eacutetaient couverts drsquoaromates en vue de sa seacutepulture (membra omnia aromatis
perspersa) et laquo son visage couvert drsquoune pommade odorante raquo le convoi
funegravebre eacutetait precirct la foule eacutetait preacutesente en habits de deuil et dans une
profonde tristesse les fossoyeurs (pollinctores) avaient dresseacute le bucirccher
132 Il est question ici drsquoAscleacutepiade de Bithynie ceacutelegravebre meacutedecin grec neacute agrave Pruse en 124 av J-C Il est le pegravere de la classification des maladies en aigueumls et en chroniques 133 Apuleacutee Apologie Florides XIX laquo Iam miseri illius membra omnia aromatis perspersa iam os ipsius unguine odoro delibutum iam eum pollinctum iam paene ltrogumgt paratum contemplatus enim diligentissime quibusdam signis animaduersis etiam atque etiam pertrectauit corpus hominis et inuenit in illo uitam latentem Confestim exclamauit uiuere hominem procul igitur faces abicerent procul ignes amolirentur rogum demolirentur cenam feralem a tumulo ad mensam referrent Murmur interea exortum partim medico credendum dicere partim etiam inridere medicinam Postremo propinquis etiam hominibus inuitis quod ne iam ipsi hereditatem habebant an quod adhuc illi fIdem non habebant aegre tamen ac difficulter Asclepiades impetrauit breuem mortuo dilationem atque ita uispillonum manibus extortum uelut ab inferis postliminio domum rettulit confestim que spiritum recreauit confestim animam in corporis latibulis delitiscentem quibusdam medicamentis prouocauit raquo Texte eacutetabli et traduit par P Vallette 2002
70
(rogum) et preacutepareacute les torches (faces) pour lrsquoembraser le repas funegravebre (cena
feralis) eacutetait agrave proximiteacute du bucirccher Nous constatons par cette description que
tout le dispositif funeacuteraire eacutetait deacuteployeacute pour la ceacuteleacutebration du funus de celui
que tout le monde croyait mort Crsquoest alors que lrsquointervention drsquoAscleacutepiade dont
lrsquointuition premiegravere confirmeacutee par lrsquoauscultation du corps du soi-disant mort et
par les soins approprieacutes permit la survie de lrsquohomme Des exemples drsquoerreur
de jugement que nous avons mentionneacutes crsquoest lrsquounique situation ougrave la
personne put ecirctre sauveacutee
Un diagnostic meacutedical a-t-il eacuteteacute fait pour le cas de ceux qui nrsquoont pas pu
ecirctre sauveacutes et qui sont morts sur les bucircchers Et mecircme srsquoil lrsquoavait eacuteteacute aurait-il
suffi agrave empecirccher la mort Les deux derniers cas de mort preacutesumeacutee rapporteacutes
par Maxime Valegravere et par Apuleacutee nous disent agrave la fois lrsquoefficaciteacute et
lrsquoinsuffisance de la meacutedecine antique pour certifier la mort de lrsquoindividu
Quel autre sens pourrait se cacher derriegravere cette triple apostrophe du nom
du deacutefunt La conclamatio serait-elle aussi un moyen de permettre agrave la
personne de partir deacutefinitivement et de ne pas errer dans la maison ou le
voisinage La conclamatio remplirait alors agrave une fonction apotropaiumlque Nous
serions dans la dimension religieuse de la conclamatio Elle deviendrait un
moyen drsquoexorciser lrsquoesprit errant du deacutefunt et de lrsquoenvoyer au seacutejour des morts
pour sa paix et celle des vivants
Si la litteacuterature paiumlenne atteste la conclamatio nous nrsquoen trouvons aucune
attestation dans les œuvres des eacutecrivains chreacutetiens de lrsquoAfrique du Nord Du
cocircteacute de la litteacuterature chreacutetienne de langue latine ni Ambroise de Milan qui a
assisteacute son fregravere mourant ni Augustin qui eacutetait au chevet de sa megravere
agonisant ne font allusion agrave la conclamatio Ce silence sur la theacutematique
signifierait-il lrsquoignorance du rite de leur part Serait-il ducirc au fait que la pratique
nrsquoeacutetait pas drsquointeacuterecirct majeur ou qursquoelle nrsquointerpellait pas la conscience
chreacutetienne au point de susciter un deacutebat chez les auteurs chreacutetiens
Etant donneacute le vide litteacuteraire qui entoure la conclamatio chez les auteurs
africains chreacutetiens nous sommes donc dans lrsquoincapaciteacute de savoir si le rite
eacutetait pratiqueacute ou non par les chreacutetiens en Afrique du Nord Au regard du
contenu de la conclamatio nous pouvons affirmer qursquoelle est admissible mecircme
71
en milieu chreacutetien dans la mesure ougrave elle nrsquoest pas en contradiction avec
lrsquoidentiteacute chreacutetienne
En revanche le rituel de la deploratio ou celui des lamentations nrsquoeacutetait pas
admis dans le contexte chreacutetien
I5 La deploratio ou les lamentations funegravebres
La deploratio srsquoexprimait par des pleurs des cris et des lamentations en
circonstance de deuil Ces lamentations funegravebres pourraient avoir plusieurs
interpreacutetations134 Elles seraient drsquoabord lrsquoexpression de la douleur profonde
du deacutechirement que provoque la disparition de lrsquoecirctre cher Elles seraient
ensuite lieacutees agrave la phobie des deacutefunts qursquoil faut savoir apprivoiser en leur
prouvant le deacutesarroi et la tristesse que provoque leur disparition physique Ces
lamentations pourraient encore signifier la volonteacute de retenir lrsquoentiteacute invisible
que repreacutesente lrsquoacircme avant la seacutepulture du corps ou avant la creacutemation
La mort drsquoun proche provoque une douleur pour les vivants qui lrsquoexpriment
au travers des eacutemotions dont les larmes sont les teacutemoins visibles Lrsquoampleur
de la douleur est aussi fonction de lrsquoacircge et des circonstances de la mort
Paiumlens et chreacutetiens partageaient les mecircmes expressions du deuil comme le
fait de pleurer les morts Les pleurs provoqueacutes par la mort drsquoun ecirctre cher
peuvent ecirctre naturels ou ritualiseacutes Le planctus ritualiseacute est du ressort des
pleureuses professionnelles (praeficae) dont la fonction est drsquoeacutemettre des cris
et des lamentations qui manifestent la douleur que provoque la mort Ces
professionnelles du funus eacutetaient employeacutees par des familles riches dont elles
percevaient une reacutemuneacuteration de circonstance Lorsque le cortegravege funegravebre
avance vers le lieu de la seacutepulture les joueurs de flucirctes (tibicines) et de
trompettes (tubicines) ainsi que les pleureuses donnent le ton de la
circonstance Elles eacutetaient choisies pour la qualiteacute de leur voix 135 Les
pleureuses en particulier manifestaient des signes de grand deacutesespoir en se
134 PRIEUR J La mort dans lrsquoAntiquiteacute romaine Ouest-France 1986 p 18
135 Varron De Vita Populi Romani lib IV laquo Ibi a muliere quae optuma voce esset perquam laudari dein neniam cantari solitam ad tibias et fides raquo
72
frappant la poitrine en srsquoarrachant les cheveux en fondant en larmes et en
poussant des cris aigus A propos des praeficae Francesca Prescendi dans
son article sur le deuil agrave Rome eacutecrit ceci laquo Elles se mettaient alors agrave la tecircte
(praeficere) du groupe des servantes afin de leur montrer comment se
lamenter136 Les rares informations que lrsquoon rencontre semblent indiquer que
ces femmes eacutetaient payeacutees pour reacuteciter des chants funegravebres137 Ces chants
les neniae devaient ecirctre des lamentations topiques non personnaliseacutees qui
eacutetaient rythmeacutees au son drsquoinstruments musicaux raquo138 La place des pleureuses
professionnelles dans les funeacuterailles agrave Rome montre lrsquoimbrication du priveacute et
du public dans le deuil familial La deploratio passe de lrsquoexpression naturelle
de la douleur que provoque la mort drsquoun proche au rite des lamentations
organiseacute et ordonneacute Comme le souligne Prescendi laquo la ritualisation de la
lamentation srsquoaffirme comme un moyen de canaliser lrsquoeacutemotion et de
lrsquoempecirccher de se transformer en eacutetat mental durable raquo Crsquoest alors une forme
de theacuterapie choisie pour ceux qui traversent le deuil
La deploratio qursquoelle soit naturelle ou ritualiseacutee suscite plutocirct des
reacuteticences de la part des auteurs chreacutetiens Les chreacutetiens du temps de Cyprien
avaient aussi coutume drsquoexprimer par des attitudes exteacuterieures la souffrance et
la tristesse qui caracteacuterisaient le deacutepart drsquoun ecirctre cher conformeacutement aux
traditions issues du paganisme de leur environnement En effet Cyprien dans
ses traiteacutes De lapsis 139 et De mortalitate eacutevoque les manifestations
136 Varron De lingua latina 7 70 laquo ltPraeficagt dicta ut Aurelius scribit mulier ab luco quae conduceretur quae ante domum mortui laudis eius caneret [hellip] Claudius scribit laquo quae praeficeretur ancillis quemadmodum lamentarentur praefica est dicta raquo laquo On appelle praefica comme lrsquoeacutecrit Aurelius la femme qursquoon prenait agrave solde du bois [de Libitina] qui devant la maison du mort chantait les louanges de celui-ci [hellip] Claudius eacutecrit ldquoLa praefica est appeleacutee ainsi parce qursquoelle est agrave la tecircte du groupe des servantes auxquelles elle apprend comment se lamenterrdquo raquo Traduction de Francesca Prescendi 137 Seacutenegraveque Lettre agrave Lucilius XXII laquo Mercede quae conductae flent alieno in funere praeficae multo et capillos scindunt et clamant magis raquo laquo Payeacutees pour le faire les praeficae pleurent lors des funeacuterailles drsquoautrui srsquoarrachent les cheveux et crient abondamment raquo Traduction de Francesca Prescendi 138 PRESCENDI F laquo Le deuil agrave Rome mise en scegravene drsquoune eacutemotion raquo in Revue de lrsquohistoire des religions La mort et lrsquoeacutemotion Attitudes antiques Armand Colli 2008 p 301 139 Cyprien de Carthage Ceux qui sont tombeacutes (De lapsis) Texte critique du CCL 3 (M Beacutevenot) introduction par Graeme Clarke et Michel Poirier traduction par Michel Poirier Apparats notes et index par Graeme Clarke Aoucirct 2012
73
exteacuterieures du deuil chez les chreacutetiens qursquoil deacutenonce et deacutesapprouve Dans le
De lapsis Cyprien traite de tous ceux qui sont tombeacutes (lapsi) en consentant
aux sacrifices paiumlens sous lrsquoempereur Degravece en 250 pour eacutechapper aux
perseacutecutions Cyprien exige de la part des lapsi une prise de conscience de
leur faute et lrsquoacceptation drsquoune reacuteelle peacutenitence par la priegravere le jeucircne et
lrsquoaumocircne Crsquoest cette situation de reniement qui pousse Cyprien agrave reprocher
aux laquo apostats drsquoavoir moins de peine pour la mort de leur acircme que pour le
deacutecegraves de leurs proches raquo 140 La comparaison dont se sert Cyprien est
peacutedagogique Mecircme si elle renseigne en passant sur le deuil elle vise avant
tout au moyen drsquoun rapprochement saisissant le retour dans lrsquoEacuteglise
catholique de ceux qui ont renieacute la foi Elle voudrait sauver de la mort eacuteternelle
ceux qui ont quitteacute agrave ses yeux le droit chemin pour leur perdition Crsquoest dans
cette logique eacutegalement que srsquoinscrit la lettre de Cyprien agrave une chreacutetienne
ayant apostasieacute pendant la perseacutecution de Degravece
Si tu avais perdu parmi tes proches quelque ecirctre cher victime de sa condition mortelle tu geacutemirais (ingemisceres) et pleurerais (fleres) dans lrsquoaffliction par ton visage sans apprecirct tes vecirctements de deuil tes cheveux deacutenoueacutes ta physionomie embrumeacutee ta tecircte baisseacutee tu montrerais les signes du chagrin141
Bien que le teacutemoignage de Cyprien vise en reacutealiteacute la conversion des lapsi
et de la chreacutetienne deacutevoyeacutee il nous livre des indices assez preacutecis sur les
manifestations exteacuterieures du deuil dans le contexte paiumlen et chreacutetien de son
temps Le planctus contenu dans les reproches de Cyprien se traduit par les
pleurs et les geacutemissements la neacutegligence du physique la deacuteconfiture du
visage comme manifestations exteacuterieures du deuil Cyprien tient agrave indiquer aux
chreacutetiens que de telles attitudes ne conviennent pas agrave leur nouvelle identiteacute
chreacutetienne
Enfin dans le De mortalitate eacutecrit en 252 pendant la peste Cyprien exhorte
les chreacutetiens agrave donner une seacutepulture agrave tous sans exception Il srsquoexprime sur
140 SAXER V Morts martyrs reliques p 89 141 Cyprien Ceux qui sont tombeacutes 30 laquo Si quem de tuis carum mortalitatis exitu perdidisses ingemesceres dolenter et fleres facie inculta ueste mutata neglecto capillo uultu nubilo ore deiecto indicia maeroris ostenderes raquo
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lrsquoattitude convenable en contexte de deuil Dans un premier temps Cyprien
eacutevoque le sort heureux des martyrs dont la sortie de ce monde ne doit pas ecirctre
cause de tristesse et de lamentations
Ces couronnes ceacutelestes des martyrs cette gloire spirituelle des confesseurs ces vertus de tout premier ordre des fregraveres demeureacutes fidegraveles un seul sujet drsquoaffliction les assombrit lrsquoEnnemi dans sa violence nous a arracheacute une part de notre chair et lrsquoa jeteacutee agrave bas en jonchant le sol de ses ravages 142
Cyprien montre de la constance agrave reacuteconforter les chreacutetiens perseacutecuteacutes qui
enregistrent des morts dans leur rang Il fait valoir lrsquoargument de la gloire dont
les martyrs et les confesseurs beacuteneacuteficient Leur mort glorieuse ne doit donc
pas pas ecirctre source drsquoaffliction mecircme srsquoil srsquoattriste de la barbarie avec laquelle
leurs vies ont eacuteteacute arracheacutees agrave lrsquoexistence preacutesente drsquoune part du manque du
respect de leurs corps drsquoautre part
Dans un deuxiegraveme temps Cyprien fait allusion agrave la mort de tout chreacutetien
qursquoil place dans une perspective soteacuteriologique Il invite agrave lrsquoattitude qui convient
pour un chreacutetien en pareille circonstance en ces termes
Nos fregraveres ne doivent pas ecirctre pleureacutes quand lrsquoappel du Seigneur les a libeacutereacutes du siegravecle Nous savons en effet qursquoils ne sont pas perdus mais partis (non amitti sed praemitti) en nous laissant ils nous preacutecegravedent Comme les autres qui partent en voyage ou prennent la mer ils peuvent nous donner du regret ils ne doivent pas causer notre deuil (desiderari eos debere non plangi) Aussi nrsquoavons-nous pas agrave prendre ici des vecirctements noirs143 alors qursquoeux lagrave-bas ont
142 Idem Ceux qui sont tombeacutes 4 laquo Has martyrum coelestes coronas has confessorum glorias spiritales has stantium fratrum maximas eximiasque uirtutes moestitia una contristat quod avulsam nostrorum viscerum partem violentus inimicus populationis suae strage dejecitraquo
143 Si Cyprien nous fournit une information impreacutecise sur la couleur vestimentaire des vivants pendant la peacuteriode du deuil il est en revanche silencieux sur les vecirctements des morts Agrave ce sujet au IVe siegravecle dans le contexte de la poleacutemique avec les paiumlens Lactance nous livre un indice preacutecieux Nous le trouvons dans les Institutions divines II 4 ougrave il srsquoen prend au paganisme et agrave son culte rendu aux idoles laquo Quis usus est pretiosorum munerum nihil sentientibus an ille qui mortuis Pari enim ratione defunctorum corpora odoribus ac pretiosis uestibus illita et conuoluta humi condunt qua deos honorant qui neque cum fierent sentiebant neque cum coluntur sciunt nec enim sensum consecratione sumpseruntraquo laquoLes honneurs que lon rend aux dieux sont semblables aux devoirs que lon rend aux morts On embaume les corps et on leur met de riches habits avant de les enfermer dans les tombeaux On pare de mecircme les dieux qui nont aucun sentiment de ce que lon preacutetend figurer pour les honorer raquo
Ce qui nous interpelle dans ce passage des Institutions agrave viseacutee apologeacutetique est la mention pretiosis vestibus Les corpora defunctorum sont vecirctus drsquohabits preacutecieux qui pourraient ecirctre soit de grand prix soit somptueux Lrsquoaccent est mis sur la qualiteacute des vecirctements des morts sans toutefois aucune mention de couleur La liberteacute drsquohabiller le mort appartiendrait aux membres de la famille ou des proches excepteacute le cas drsquoun eacuteventuel testament vestimentaire
75
deacutejagrave revecirctu des robes blanches Ne donnons pas lrsquooccasion aux reproches justifieacutes et leacutegitimes des paiumlens agrave savoir que nous pleurons comme disparus et perdus ceux que nous disons vivre aupregraves de Dieu144
Nous constatons lrsquoinsistance de Cyprien sur le fait qursquoil ne convient pas de
pleurer les morts Ils ont eacuteteacute appeleacutes par le Seigneur de la vie La mort paraicirct
donc comme une reacuteponse agrave lrsquoappel du Seigneur Il nrsquoocculte pas la douleur
que provoque la mort des ecirctres chers mais il invite agrave garder au cœur
lrsquoespeacuterance et la certitude qursquoils vivent deacutesormais dans la paix de Dieu De
plus le fait de pleurer et de se lamentater est pour Cyprien un mauvais
teacutemoignage rendu par les chreacutetiens qui donnent ainsi aux paiumlens lrsquooccasion de
se moquer de ceux qui croient agrave la reacutesurrection des morts
Toujours dans le De mortalitate Cyprien en deacutesavouant les manifestations
exteacuterieures du deuil adresse des conseils aux vivants destineacutes agrave mourir La
douleur inteacuterieure lieacutee agrave la mort des proches ne doit pas ecirctre lrsquooccasion de
grandes lamentations drsquoexhiber des signes exteacuterieurs tels que la neacutegligence
quant aux soins agrave donner au corps ainsi que le port de vecirctements noirs Quant
aux vecirctements de deuil les atrae vestes ils pourraient renvoyer aux coutumes
funeacuteraires juives attesteacutees dans lrsquoAncien Testament laquo Mets des habits de
deuil raquo145
Ce deacutesaveu des pleurs et des lamentations propres agrave la deploratio est
motiveacute par la vision de Cyprien sur la mort comme une libeacuteration un chemin
transitoire un voyage vers une destination que les chreacutetiens connaissent Ils
qui les obligerait Nous pouvons donc en recoupant les informations de Cyprien et de Lactance conclure que les vivants et les morts ne srsquohabillaient pas de la mecircme faccedilon dans les funeacuterailles Pendant que les morts portent des vecirctements preacutecieux qui sont ceux des circonstances de joie ou de fecircte selon Lactance les vivants portent des vecirctements sombres drsquoapregraves Cyprien Nrsquoy aurait-il dans ces cirsconstances un renversement de comportement dans la ceacuteleacutebration de la mort Cyprien lorsqursquoil exhorte les chreacutetiens agrave ne pas se vecirctir drsquohabits funegravebres comme le font les paiumlens veut eacuteviter que leur attitude vestimentaire soit sujette aux moqueries des paiumlens 144 Cyprien Sur la mort 20 laquo Ut publice praedicarem fratres nostros non esse lugendos accersitione dominica de saeculo liberatos cum sciamus non amitti sed praemitti recedentes praecedere ut proficiscentes ut nauigantes solent desiderari eos debere non plangi nec accipiendas esse hic atras uestes quando illi ibi indumenta alba iam sumpserint occasionem dandam non esse gentilibus ut nos merito ac iure reprehendant quod quos uiuere aput Deum raquo Traduction de Philippe Ariegraves Collection laquo Les Pegraveres dans la foi raquo Paris Descleacutee de Brouwer 1980 145 2 Sm 14 2
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vivent deacutesormais aupregraves de Dieu et cette conviction devrait ecirctre source de
seacutereacuteniteacute et non une raison drsquoagitations deacutebordantes comme font les paiumlens
Les morts eux-mecircmes qui vivent deacutesormais aupregraves de Dieu ne cautionneraient
pas drsquoapregraves Cyprien que les vivants pleurent agrave cause drsquoeux Cyprien voudrait
que les chreacutetiens vivent dans leur deuil cette espeacuterance en Dieu Ils pourraient
ainsi chanter comme le psalmiste lorsque sa vie ressemblait agrave une descente
dans la fosse laquo Tu as changeacute mon deuil en une danse mes habits funegravebres
en parure de joie raquo (Ps 29 12) Pour Cyprien la mort nrsquoest pas une fin mais
un commencement de la vie eacuteternelle en Dieu Cette espeacuterance doit habiter le
chreacutetien changer son rapport agrave la mort Par conseacutequent la tristesse et
lrsquoangoisse devant la mort de ceux qui meurent dans le Seigneur doivent ecirctre
bannies Ce deacutesaveu des pleurs et des lamentations au moment de la perte
drsquoun proche dans le De Mortalitate de Cyprien est aussi un topos du genre de
la consolation drsquoinspiration philosophique telle que le stoiumlcisme
La reacutesurrection des morts et leur vie aupregraves de Dieu sont donc les piliers
contre lesquels les chreacutetiens doivent srsquoadosser pour rester fermes dignes et
confiants La mort du chreacutetien doit mecircme ecirctre une raison de se reacutejouir surtout
celle des martyrs ou des confesseurs qui goucirctent deacutesormais la vraie vie
deacutebarrasseacutes deacutefinitivement des tracas et des soucis de la vie preacutesente
Cyprien est persuadeacute que le veacuteritable bonheur est hors du monde En effet
commentant les paroles de Jeacutesus agrave ses disciples qui leur dit laquo Si vous
mrsquoaimez vous vous reacutejouirez de ce que je vais vers le Pegravere raquo Cyprien
lrsquointerpregravete comme une incitation agrave la joie plutocirct qursquoagrave lrsquoaffliction devant la mort
des ecirctres chers146 Car comme lrsquoaffirme lrsquoapocirctre Paul laquo pour moi vivre crsquoest le
Christ et mourir est un gain raquo147 Lrsquoaffliction et les pleurs dans la vision de
Cyprien seraient-ils un manque de foi qui la discreacutediterait et trahirait
lrsquoespeacuterance chreacutetienne en la reacutesurrection
146 Cyprien De mortalitate 7 laquo Si me dilexissetis gauderetis quoniam uado ad patrem raquo
147 Ph 1 21
77
Augustin de son cocircteacute comme Cyprien auparavant invite les chreacutetiens agrave ne
pas pleurer leurs morts puisqursquoils sont dans lrsquoattente de la reacutesurrection
promise en Jeacutesus-Christ le ressusciteacute Il srsquoexprime ainsi dans le Sermon 361
Mais tu trsquoattristes de lrsquoecirctre tregraves cher enseveli parce que tu nrsquoas pas entendu sa voix Il vivait il est mort il mangeait et il ne mange plus il sentait et il ne sent plus Il ne srsquointeacuteresse plus aux reacutejouissances et agrave la joie des vivants Est-ce qursquoen quelque maniegravere tu pleurerais la semence tu laboures 148
Augustin sait que la mort provoque une rupture relationnelle Il veut affermir
son auditoire devant la reacutealiteacute de la mort Il lrsquoinvite plutocirct agrave lrsquoespeacuterance lorsque
la mort srsquoempare drsquoune personne aimeacutee Ainsi il recourt agrave la meacutetaphore
biblique du grain de bleacute enfoui qui doit passer par une forme de mort pour
porter des grains (cf Jn 12 24) Le reacuteconfort qursquoAugustin veut donner fait
eacutegalement allusion agrave cette parole biblique selon laquelle laquo ceux qui segravement
dans les larmes moissonnent en chantant raquo (cf Ps 126 5 ou 125 5 La mort
est certes une douleur mais lrsquoissue de la reacutesurrection est source de joie
immense Elle est une privation du contact physique avec un ecirctre cher
Augustin lui-mecircme avant sa conversion avait eacuteteacute fortement peineacute suite agrave la
mort drsquoun ami drsquoenfance qursquoil nous relate dans le quatriegraveme chapitre des
Confessions Augustin venait agrave peine de commencer agrave enseigner dans sa ville
natale de Thagaste Il lrsquoavait amegraverement pleureacute agrave cause du grand vide qursquoavait
creacuteeacute le deacutecegraves de cet ami si cher agrave sa vie Augustin raconte son eacutetat drsquoacircme
absorbeacutee par ce deuil
Cette douleur enteacuteneacutebra mon cœur et partout je ne voyais que mort La patrie mrsquoeacutetait un supplice la maison paternelle un eacutetrange tourment tout ce que jrsquoavais partageacute avec lui srsquoeacutetait tourneacute sans lui en torture atroce Mes yeux le reacuteclamaient de tous cocircteacutes hellip Seules mes larmes mrsquoeacutetaient douces et avaient pris la place de mon ami dans les deacutelices de mon acircme149
148 Augustin Sermon 361 laquo Sed tristis factus es de sepulto charissimo tuo quia non statim audisti uocem eius Viuebat mortuus est manducabat iam non manducat sentiebat iam non sentit non interest gaudiis et laetitiae uiuorum Numquid plangeres semen quando arares raquo Traduction personnelle 149 Augustin Les confessions IV V 9 laquoQuo dolore contenebratum est cor meum et quid aspiciebam mors erat Et erat mihi patria supplicium et paterna domus mira Felicitas et quidquid cum illo communicaveram sine illo in cruciatum inmanem verteratexpetebant undique oculi meihellipSolus fletus erat dulcis mihi et successerat amico meo in deliciis animi meiraquo
78
Cette mort de son ami lrsquoavait profondeacutement troubleacute agrave tel point que sa vie
ne semblait plus avoir aucune saveur Ce qursquoAugustin vivait dans la
profondeur de son acircme pourrait ecirctre rapprocheacute de la passion amoureuse
traduite par Alphonse de Lamartine (1790-1869) dans ses Meacuteditations
poeacutetiques Il eacutecrit en effet dans son poegraveme intituleacute Lrsquoisolement (1820) suite au
deacutecegraves en 1816 de Julie Charles le grand amour de sa vie laquo Un seul ecirctre vous
manque et tout est deacutepeupleacute raquo150 Malgreacute le trouble de lrsquoabsence Augustin
reconnaicirct que les larmes151 ont eacuteteacute bienfaisantes pour lui dans la perte de son
ami Elles ont eacuteteacute une sorte de theacuterapie pour son apaisement A lrsquoeacutepoque de la
mort de son tregraves cher ami Augustin eacutetait toujours mondain Il nrsquoavait pas
encore eacutepouseacute la foi chreacutetienne et eacutetait loin de srsquoimaginer qursquoil serait un jour
lrsquoeacutevecircque drsquoune Eacuteglise africaine Deacutesormais confronteacute au deuil que vivent les
chreacutetiens Augustin tente de les persuader drsquoy faire face avec courage et
espeacuterance sans se lamenter Il emprunte aux Eacutecritures la meacutetaphore du bleacute
enfoui en terre signe drsquoespeacuterance pour la moisson future Cette meacutetaphore
renvoie naturellement agrave la parole de Jeacutesus laquo Si le grain de bleacute tombeacute en terre
ne meurt pas il reste seul mais srsquoil meurt il porte beaucoup de fruits raquo (Jn 12
24) Il en va de mecircme pour le chreacutetien dont le corps est enfoui dans la terre
dans lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection Ceux qui vivent la foi savent bien que la
mort du chreacutetien est porteuse de vie parce que le Seigneur a vaincu la mort
qursquoil est ressusciteacute et a promis la vie bienheureuse Comme son preacutedeacutecesseur
Cyprien Augustin ne nie pas la douleur profonde que provoque la disparition
des ecirctres chers Lui-mecircme en teacutemoigne quand il eacutetait au chevet de sa megravere
Monique agonisant jusqursquoau moment de sa mort
Et dans mon cœur srsquoamassaient les flots drsquoune immense tristesse qui allait srsquoeacutecouler en flots de larmes mais au mecircme instant mes yeux sur ordre violent
150 LAMARTINE de A Meacuteditations poeacutetiques Premiegraveres meacuteditations Nouvelles meacuteditations Avec une introduction par Jean des Cognets Paris Garnier Fregraveres 1956 p 4
151 MATHIEU-GISELE G Les larmes drsquoAugustin Paris Cerf 2011 Lrsquoauteur traite la question des larmes dans les Confessions drsquoAugustin
79
de mon acircme reacutesorbaient la source de leurs pleurs jusqursquoagrave la desseacutecher et pareille lutte me faisait tregraves mal152
Le refus de verser les larmes malgreacute la douleur profonde afin drsquoeacuteviter de
pleurer publiquement comme des gens qui nrsquoont pas drsquoespeacuterance (cf 1 Th 4
13) conduit agrave contenir les pleurs de lrsquoenfant Adeacuteodat Augustin le souligne
clairement
Or au moment ougrave elle avait exhaleacute le dernier soupir lrsquoenfant qursquoeacutetait Adeacuteodat avait pousseacute des cris de douleurs et puis sur notre intervention unanime il les avait refouleacutes et srsquoeacutetait tu 153
Augustin lutte contre le deacutechirement naturel que va provoquer la mort de
Monique et interdit agrave son fils Adeacuteodat de se lamenter La raison avanceacutee par
Augustin pour inviter les chreacutetiens agrave ne pas verser des larmes est lrsquoespeacuterance
en la reacutesurrection et non le fait que cela pourrait donner un motif de raillerie
aux paiumlens comme lrsquoa soutenu Cyprien Nous pouvons constater que les deux
auteurs dissuadent des signes exteacuterieurs du deuil Pourtant ces signes
exteacuterieurs comme les larmes sont aussi la conseacutequence de ce vide ressenti
de cet arrachement qui brise le cœur et perturbe lrsquoesprit des vivants Dans la
situation que vit Augustin suite au deacutecegraves de Monique les larmes de son fils
Adeacuteodat ne relegravevent pas du topos des pleurs et des geacutemissements ritualiseacutes
Chez lrsquoenfant Adeacuteodat les larmes et les pleurs sont plutocirct de lrsquoordre du naturel
provoqueacutees par la profonde douleur
En outre il paraicirct important de faire reacutefeacuterence agrave Jeacuterocircme contemporain
drsquoAugustin qui nous renseigne sur la deploratio Sur la mort du chreacutetien il
livre lrsquoattitude qui convient La vision de Jeacuterocircme est en lien avec sa foi et
surtout avec lrsquoheureuse destineacutee reacuteserveacutee aux enfants de Dieu qui vivent dans
la foi et la vertu La vie eacuteternelle leur est donneacutee en partage si bien que leur
deacutepart de ce monde ne doit pas ecirctre sujet agrave la deploratio malgreacute la douleur
profonde Dans une lettre que Jeacuterocircme envoie de Rome en 384 agrave Paula
152 Augustin Les confessions X XII 29 laquo Et confluebat in praecordia mea maestitudo ingens et transfluebat in lacrimas ibIdem que oculi mei uiolento animi imperio resorbebant fontem suum usque ad siccitatem et in tali luctamine ualde male mihi erat raquo 153 Ibid X XII 29 p 124-125 laquoTum uero ubi efflauit extremum Puer adeodatus exclamauit in planctu atque ab omnibus nobis cohercitus tacuit raquo
80
endeuilleacutee suite agrave la mort de sa fille Breacutesilla sans nier la douleur leacutegitime il
tente de reacuteconforter la megravere afin qursquoelle ne sombre pas dans la deacuteploratio
Jeacuterocircme eacutecrit
Mais tu objectes laquo comment mrsquointerdis-tu les pleurs puisque Jacob a pleureacute Joseph revecirctu drsquoun cilice et devant tous ses proches assembleacutes autour de lui a refuseacute de se laisser consoler en disant laquo Je descendrai en pleurant aux enfers aupregraves de mon fils raquo David se couvrit la tecircte et se lamenta sur Absalon en reacutepeacutetant laquo mon fils Absalon mon fils Absalon Qui me donnera de mourir agrave ta place Absalon mon fils Pour Moiumlse aussi pour Aaron et les autres saints nrsquoa-t-on pas organiseacute un deuil solennel raquo154
La rheacutetorique de Jeacuterocircme vise agrave se servir de lrsquoAncien Testament qui atteste
bien de la deploratio pour mettre en eacutevidence la rupture apporteacutee par Jeacutesus-
Christ qui accomplit les Eacutecritures Jeacuterocircme peut donc affirmer
Mais en Jeacutesus (crsquoest-agrave-dire sous la loi de lrsquoEacutevangile) en Jeacutesus par qui le paradis a eacuteteacute ouvert crsquoest la joie qui doit accompagner la mort Jusqursquoagrave ce jour les Juifs pleurent Pieds nus rouleacutes dans la cendre ils couchent sur le cilice Et mecircme pour que rien ne manque agrave leur superstition ils prennent un premier repas de lentilles sucircrement pour montrer pour quel met ils ont perdu leur progeacutenitureils ont raison puisqursquoils ne croient pas agrave la reacutesurrection du Christ ils se preacuteparent pour lrsquoavegravenement de lrsquoAntichrist Mais nous qui avons revecirctu le Christ et qui drsquoapregraves lrsquoApocirctre sommes devenus race royale et sacerdotale nous ne devons pas nous attrister au sujet des morts Nous sommes indulgent aux larmes drsquoune megravere mais nous souhaitons quelque mesure dans la douleur Si je songe que tu es megravere je ne te blacircme pas de pleurer si je songe que tu es chreacutetienne et monaile chreacutetienne ces titres me semblent exclure celui de megraverehellipTu hurles tu vocifegraveres on dirait que brucircleacutee drsquoon ne sait quelles torches autant qursquoil est en toi tu te suicides sans cesse Pourtant crsquoest drsquoune malheureuse comme toi que Jeacutesus dans sa cleacutemence srsquoapproche et qursquoil dit laquo Pourquoi pleures-tu ta fille nest pas morte elle dor seulementraquo 155
154 Jeacuterocircme Lettres XXXIX 4 Ad Paulam de morte Blesillae laquo Sed dicis quomodo lugere me prohibes cum et Jacob Joseph in sacco fleverit congregatisque ad se omnibus propinquis noluerit consolari dicens lsquoDescendam ad filium meum lugens in infernum raquo et David Abessalon filius meus Abessalon quis dabit ut moriar pro te Abessalon filius meus raquo Moysi quoque et Aaron ceterisque sanctorum sollemnis sit luctus exhibitus raquoTexte eacutetabli et traduit par jeacuterocircme Labourt Paris laquo Les Belles Lettres raquo 1951 155 Ibid XXXIX 4-6 laquo In Jesu vero id est in Evangelio per quem Paradisus est apertus mortem gaudia prosequuntur Flent usque hodie Iudaei et nudatis pedibus in cinere volutati sacco incubant ac ne quid desit superstitioni ex ritu vanissimo pharisaeorum primum cibum lentis accipiunt videlicet ostendentes quali edulio primogenita perdiderint Sed merito quia in resurrectione Domini non credentes antichristi parantur adventui Nos vero qui Christum induimus et facti sumus iuxta apostolum genus regium et sacerdotale non debemus super mortuos contristari raquo Detestandae sunt istae lacrymae plenae sacrilegio incredulitate plenissimae quae non habent modum quae usque ad viciniam mortis accedunt Ululas et exclamitas et quasi quibusdam facibus accensa quantum in te est tui semper homicida es
81
Jeacuterocircme condamne la deploratio qursquoil juge indigne du chreacutetien qui doit
srsquoappuyer sur la foi et lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection pour bannir les
manifestations exteacuterieures du deuil Il fonde sa profonde conviction sur une
argumentation christologique et soteacuteriologique En effet le Christ qui a
triompheacute de la mort par sa reacutesurrection a ouvert agrave tous les croyants les portes
de la vie eacuteternelle en sa qualiteacute de sauveur
Enfin la Bible atteste du rite des lamentations en plusieurs circonstances
que Jeacuterocircme nous rappelle dans sa Lettre 39 Jeacuterocircme fait reacutefeacuterence agrave de
nombreux exemples bibliques de deploratio Jacob qui pleure son fils Joseph
David qui pleure son fils Absalon et les funeacuterailles de Moiumlse drsquoAaron et
drsquoautres figures de lrsquoAncien Testament qursquoil appelle les saints Le seul exemple
qui appartient agrave lrsquoegravere chreacutetienne est celui du planctus suite au martyre du
diacre Eacutetienne Apregraves qursquoil eut eacuteteacute lapideacute agrave mort les Actes des Apocirctres
teacutemoignent que des laquo hommes deacutevots (viri timorati) ensevelir Eacutetienne et firent
sur lui de grandes lamentations raquo (Ac 8 2) Jeacuterocircme dans sa Vulgate utilise
planctus magnus pour signifier laquo grandes lamentations raquo Les lamentations
faites sur Eacutetienne eacutetaient-elles lieacutees au sentiment affectif de teacutemoins pieux ou
eacutetaient-elles conformes aux coutumes juives Les grandes lamentations
(planctus magnus) dont il est question renverraient au rite funeacuteraire de la
deploratio propre agrave la culture des teacutemoins qui ont assureacute lrsquoensevelissement
drsquoEacutetienne et agrave la peine drsquoavoir assisteacute agrave lrsquoexeacutecution violente drsquoun homme
Nous ne pouvons pas ne pas rappeler ici les larmes que Jeacutesus versa agrave la mort
de son ami Lazare qursquoil aimait (Jn 11 35) Les pleurs de Jeacutesus ne furent-ils
pas ceux provoqueacutes par la profonde affliction qursquoentraicircne la mort Ne pleura-t-
il pas par compassion avec la famille et lrsquoentourage endeuilleacutes par la mort de
Lazare
En conclusion la deploratio est attesteacutee dans la litteacuterature biblique et
patristique Concernant les auteurs africains chreacutetiens de notre eacutetude lrsquoattitude
qui consiste agrave eacuteviter les signes visibles du deuil recommandeacutee par Cyprien et
Augustin nrsquoest certainement pas une neacutegation de la douleur Elle serait une
Sed ad talem clemens ingreditur Jesus et dicit laquo Quid ploras Non est mortua puella sed dormit raquo
82
conseacutequence des conceptions soteacuteriologiques voire eschatologiques des
chreacutetiens Ils affirment lrsquoavenir du chreacutetien qui espegravere la pleacutenitude de la vie
divine Mais suffit-il de recommander une attitude pour qursquoelle soit ipso facto
adopteacutee par ceux qui vivent le deuil drsquoun parent Si Cyprien et Augustin ont
recommandeacute de la retenue une certaine pudor face agrave la mort les chreacutetiens de
leur temps se sont-ils gardeacutes de toutes larmes et lamentations Lrsquoargument
de la reacutesurrection des morts de la paix dans laquelle ils pourraient vivre
deacutesormais peut-il ecirctre un remegravede efficace contre la deploratio dans les
funeacuterailles chreacutetiennes Les auteurs chreacutetiens ne condamnent certes pas le
planctus mais ils invitent agrave le deacutepasser malgreacute la douleur Comme remegravede agrave la
douleur en guise de consolation et drsquoapaisement ils affirment la foi et
lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection des morts
A la suite de la question des pleurs et des lamentations funeacuteraires nous
abordons le dernier thegraveme du chapitre sur les gestes et les rites de la mort Il
srsquoagit des portraits ou des images des morts Ceux-ci eacutetaient une faccedilon pour
les anciens de perpeacutetuer la meacutemoire du deacutefunt dont on ne verra plus le visage
I6 Portraits ou images des morts
Les portraits ou les images des morts faisaient partie de lrsquoenvironnement
cultuel du deacutefunt dans la Rome antique Au temps de la Reacutepublique les
portraits et les images des morts faccedilonneacutes par les vivants semblent relever de
la magie avec une finaliteacute preacutecise que nous traduit Jean Prieur laquo Il srsquoagissait
alors de creacuteer un corps artificiel (portrait en pierre ou en meacutetal) ougrave lrsquoacircme du
deacutefunt si elle venait agrave quitter la tombe entrerait au lieu drsquoerrer pour
tourmenter les vivants raquo156 Le portrait ou lrsquoimage a connu ensuite une autre
finaliteacute devenant lrsquoexpression de la memoria en faveur drsquoun mort agrave la fin de la
Reacutepublique ou sous lrsquoEmpire157 La confection drsquoun masque ou imago mortui
eacutetait reacuteserveacute agrave une cateacutegorie sociale eacuteleveacutee agrave une eacutelite Un deacutefunt qui a
appartenu agrave une classe sociale de notable avec le statut qui y affegravere qui a
156 PRIEUR J Op cit p 112
157 Ibid p 112
83
exerceacute une fonction eacuteminente pouvait preacutetendre agrave un masque faccedilonneacute agrave son
effigie Ce masque eacutetait ainsi un moyen pour lui assurer une perpeacutetuiteacute Il sied
aussi de situer le masque du mort dans le contexte historique de la Rome
antique Le droit aux portraits le jus imaginum eacutetait en effet attacheacute aux
magistratures curules dans la Rome antique Degraves le IIIe siegravecle il appartenait agrave
la noblesse seacutenatoriale lrsquoordo senatorius Les portraits mortuaires eacutetaient des
masques de cire mouleacutes sur le visage du mort par le pollinctor dont la fonction
eacutetait aussi de laver et drsquooindre le corps pour lrsquoinhumation ou la creacutemation Des
personnes qui parodiaient par leur accoutrement les deacutefunts portaient les
masques agrave leur effigie et suivaient le cortegravege funegravebre jusqursquoau lieu de la
seacutepulture avant de les deacuteposer dans lrsquoatrium sorte de galerie des ancecirctres
aux cocircteacutes des autres masques Jean Prieur nous renseigne sur lrsquoeacutevolution des
lieux de culte de la meacutemoire des deacutefunts quand il eacutecrit laquo Le laraire qui eacutetait
drsquoabord un modeste placard enfermant les images des ancecirctres et muni drsquoune
inscription portant leurs noms et leurs titres prit ensuite la forme drsquoun temple
miniature construit agrave lrsquointeacuterieur de la maison dans un angle du lrsquoatrium raquo158
Ces masques conserveacutes dans lrsquoatrium recevaient un culte agrave lrsquooccasion des
anniversaires de chaque deacutefunt Crsquoest ainsi que les portraits des personnages
de rang eacuteleveacute et de noble statut eacutetaient placeacutes dans lrsquoatrium et porteacutes agrave la date
commeacutemorative des funeacuterailles publiques annuelles (les Feralia) agrave Rome et
dans ses colonies Jean Prieur atteste du caractegravere eacutelitiste du masque dans
lrsquoEmpire romain laquo Ce droit aux images (jus imaginum) est un privilegravege drsquoabord
reacuteserveacute aux familles nobles puis il est progressivement eacutetendu agrave tous ceux
qui ont occupeacute des magistratures supeacuterieures et agrave leurs descendants Crsquoest
cette coutume du masque funeacuteraire qui explique en grande partie le reacutealisme
du portrait dans la sculpture romaine de la fin de la Reacuteublique raquo159
Ajoutons que Polybe (208-126 av J-C) nous renseigne sur les funeacuterailles
agrave Rome dans ses Histoires Le contexte geacuteneacuteral est celui de lrsquohistoire de la
conquecircte romaine agrave partir du deacutebut de la deuxiegraveme guerre punique (220219)
jusqursquoagrave la bataille de Pydna (168167) Crsquoest dans la preacutesentation de cette
158 Ibid p 31
159 Ibid p 31
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histoire qursquoil deacutecrit les funeacuterailles comme une affaire qui relevait
principalement de la famille Il fournit eacutegalement de preacutecieux eacuteleacutements sur les
imagines mortuorum
Apregraves lrsquoeacuteloge funegravebre le mort est enseveli avec les rites habituels et son image enfermeacutee dans un reliquaire de bois est emporteacutee dans lrsquoendroit le plus en vue de la maison Cette image est un masque de cire repreacutesentant avec une remarquable fideacuteliteacute la physionomie et le teint du deacutefunt A lrsquooccasion de sacrifices publics on expose ces images et on les honore avec de grandes attentions160
Nous voyons drsquoapregraves de teacutemoignage de Polybe que le masque funeacuteraire
visait une certaine preacutecision dans la reproduction de lrsquoimage mortuaire Cette
reproduction tient compte des traits du visage et de la couleur de la peau
Polybe renseigne briegravevement que le mort est enterreacute selon les usages
habituels du culte funeacuteraire Quels sont ces rites auxquels il fait allusion qui
surviennent apregraves lrsquoeacuteloge funegravebre Aucun indice ne permet drsquoapporter des
preacutecisions sur le vide que nous constatons Polybe renseigne sur le culte des
morts par la veacuteneacuteration de leurs images au cours de sacrifices publics Cette
memoria au moyen de lrsquoimage est bien attesteacutee non seulement dans la
litteacuterature latine paiumlenne mais aussi dans les œuvres des eacutecrivains africains
chreacutetiens Concernant la litteacuterature profane des auteurs de langue latine nous
pouvons faire mention du teacutemoignage de Ciceacuteron que nous trouvons dans son
Discours contre Verregraves Il y deacutefend la deacuteontologie dont il fait preuve dans
lrsquoexercice de sa questure en opposition agrave lrsquoiniquiteacute de Verregraves Ciceacuteron affirme
qursquoil a la charge de laquo lrsquoadministration des monuments sacreacutes et la police de la
ville dans toute son eacutetendue raquo161 En tant que questeur il reconnait son laquo droit
au portrait (jus imaginis) agrave publier pour la meacutemoire de la posteacuteriteacute raquo162 Le
portrait fait drsquoune part le lien entre les geacuteneacuterations et rend vivante la meacutemoire
de ceux qui sont morts Crsquoest un moyen de survie meacutemorielle qui assure une
forme drsquoimmortaliteacute du personnage dont le portrait investit lrsquoespace priveacute ou
160 Polybe Histoires VI 53 Traduction de Denis Rousselle Collection Quarto Gallimard 2003
161 Ciceacuteron Contre Verregraves Action II V XIV 36 p 22 laquo Mihi sacrarum aedium procurationem mihi totam urbem tuendam esse commissam raquo 162 Ibid Action II V XIV 36 p 22 laquo Jus imaginis ad memoriam posteritatem que prodendae raquo
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public Crsquoest la volonteacute de perpeacutetuer la vie drsquoun personnage qui a marqueacute son
eacutepoque et dont les contemporains veulent rendre toujours vivante son histoire
sacraliseacutee dans une certaine mesure Drsquoautre part le portrait est lrsquoimage visible
de lrsquoinvisible preacutesence des deacutefunts et des Macircnes qui faisaient lrsquoobjet drsquoun culte
familial dans le laraire agrave travers des offrandes des libations et des banquets163
que nous aborderons plus loin164
Par ailleurs agrave travers la litteacuterature patristique nous pouvons retenir drsquoabord
le teacutemoignage de Tertullien sur lrsquoexpression imago mortui En effet Tertullien
utilise lrsquoimago mortui 165 dans une mise en parallegravele avec lrsquoimago Dei qui
deacutesigne ce qursquoil considegravere comme le seul vrai Dieu celui des chreacutetiens Voici
ce qursquoil eacutecrit dans lrsquoApologeacutetique au sujet des heacuteros des temps anciens qui ont
eacuteteacute porteacutes au faite de la gloire par leurs contemporains
A tous ceux-lagrave (defunditis) vous coulez des statues de bronze vous deacutediez des portraits (imagines) vous gravez des inscriptions pour les immortaliser Vous donnez vous-mecircmes agrave ces morts autant que les monuments (statuae) vous permettent de le faire naturellement une sorte de reacutesurrection166
Tertullien interpregravete lrsquoimago comme une volonteacute chez les paiumlens de maintenir
vivace le souvenir des deacutefunts de leur permettre une seconde vie in
aeternitatem Ces ouvrages meacutemoriels reacuteserveacutes agrave ceux qui possegravedent la
technique portent des eacutecriteaux de nature agrave identifier sans le mort dont ils
sont les photographies artistiques si nous recourons au vocabulaire de notre
temps Ces inscriptions portent lrsquoidentiteacute du deacutefunt (nom preacutenom fonction
acircge situation matrimoniale) comme nous les trouvons dans lrsquoeacutepigraphie
funeacuteraire La deuxiegraveme attestation du terme se retrouve dans son traiteacute de la
Couronne quand il se refuse agrave lrsquoidolacirctrie invitant du mecircme coup son public agrave
la rejeter Il eacutecrit ainsi laquo Quelle indigniteacute en effet que lrsquoimage (imago) du Dieu
163 PRIEUR J Op cit p 31
164 Infra p 232-280 165 Tertullien La couronne 10 49 laquo Indignum enim ut imago dei uiui imago idoli et mortui fias raquo 166 Tertullien Apologeacutetique L 11 laquoEt tamen illis omnibus et statuas defunditis et imagines inscribitis et titulos inciditis in aeternitatem Quantum de monumentis potestis scilicet praestatis et ipsi quodammodo mortuis resurrectionemraquo
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vivant devienne celle drsquoune idole et drsquoun mort raquo167 Nous sommes dans un
contexte agonistique contre le paganisme qui voue un culte rendu aux dieux et
aux morts diviniseacutes
Par ailleurs quelques deacutecennies plus tard le traiteacute Quod idola dii non sint
dateacute de 230 dont la paterniteacute cyprianique nrsquoest pas assureacutee aborde la
question des portraits des morts Nous y lisons en effet dans un premier temps
ceci
Que la foule honore des dieux qui ne le sont pas est une chose connue Ils furent autrefois des rois veacuteneacutereacutes qui reccedilurent une meacutemoire royale chez leurs concitoyens apregraves leur mort Par conseacutequent ils leur eacuterigegraverent des temples ils conservegraverent les visages disparus des morts par un portrait (per imaginem) des statues visibles ils leur immolaient des victimes et ceacuteleacutebraient des jours de fecircte en leur honneur Ainsi ce qui ne fut drsquoabord que des consolations personnelles devint ensuite des rites sacreacutes168
Cyprien manifeste sa volonteacute de deacutemontrer la vaniteacute des idoles paiumlennes
comme Tertullien son devancier Il eacutetablit ainsi un parallegravele entre les statues
des dieux et les portraits des morts qui ne doivent leur survie qursquoagrave la volonteacute
des vivants qui leur rendent un culte imaginaire Au passage dans son combat
contre le paganisme Cyprien mentionne cette pratique qui assure aux morts le
souvenir chez les vivants Cyprien affirme que le culte rendu aux morts visait
au deacutepart lrsquoapaisement (solatium) des familles Crsquoest par la suite que celui-ci a
revecirctu le caractegravere rituel Cyprien interpregravete le culte paiumlen des morts dans une
viseacutee apologeacutetique La deuxiegraveme allusion agrave lrsquoimago chez Cyprien concerne les
statues et les images consacreacutees aux idoles Selon lui celles-ci sont habiteacutees
par des esprits maleacutefiques
Ces esprits donc se tiennent enfermeacutes dans les statues et les images consacreacutees (sub statuis adque imaginibus consecratis) Ils inspirent les cœurs des devins par leur souffle animent les fibres des viscegraveres dirigent le vol des oiseaux preacutesident aux sorts sont agrave lrsquoorigine des oracles prennent toujours le faux pour le vrai ils sont en effet trompeacutes et ils trompent perturbent la vie
167 Tertullien La couronne 10 49 laquoIndignum enim ut imago dei uiui imago idoli et mortui fias raquo Idem De idololatria (CPL 0023) pag CSEL 33 linea 18
168 Cyprien Quod idola dii non sint 1 laquo Deos non esse quos colit uulgus hinc notum est Reges olim fuerunt qui ob regalem memoriam coli apud suos postmodum etiam in morte coeperunt Inde illis instituta templa inde ad defunctorum uultus per imaginem detinendos expressa simulacra et immolabant hostias et dies festos dando honore celebrabant Inde posteris facta sunt sacra quae primis fuerant assumpta solatia raquo Traduction personnelle
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esprits insinueux ils eacutepouvantent aussi secregravetement les penseacutees dans les corps torturent les membres brisent la santeacute provoquent les maladies afin de contraindre agrave leur culte169
Nous percevons agrave travers lrsquoargumentaire de Cyprien la croyance drsquoapregraves
laquelle les esprits des morts investissent leurs images et leurs portraits Ces
esprits font lrsquoobjet drsquoun culte qui vise agrave attirer leurs bonnes gracircces Si la
croyance paiumlenne admet leur preacutesence dans les statues cela permet de
garder agrave travers ces supports mateacuterialiseacutes une relation au-delagrave de la rupture
opeacutereacutee par leur disparition physique Il y a la volonteacute drsquoaffirmer une forme de
permanence de leur ombre beacuteneacutefique ou maleacutefique qui plane sur les vivants
Ils leur attribuent des pouvoirs magiques Le sort des vivants deacutependrait du
choix des esprits des morts de faire le mal ou le bien Selon les
renseignements que nous livre Cyprien les esprits des morts preacutesident agrave
toutes les formes de divination telles que les oracles et les preacutesages par
lrsquoharuspicine les auspices par lrsquoornithomancie Ils sont enfin la cause de tous
les malheurs de ceux qui y recourent Les apologistes poussegraverent tregraves loin leur
critique du paganisme en affirmant que par les rites de leur conseacutecration les
images des dieux et les portraits des morts eacutetaient la demeure des deacutemons
La vision de Cyprien rejoint celle de Tertullien dans son combat contre
lrsquoidolacirctrie La veacuteneacuteration des portraits des morts et des statues des dieux
appartiendrait au mecircme registre dans la logique argumentative de Cyprien
Toute sa raillerie contre les statues et des images des diviniteacutes et des morts
comme objets meacutemoriels et cultuels vise la conclusion que la seule memoria
qui vaille la peine et qui soit capable drsquoassurer le repos veacuteritable et
lrsquoimmortaliteacute pour les morts est sans aucun doute lrsquoEucharistie
Enfin Lactance dans son combat contre lrsquoidolacirctrie des paiumlens fait allusion
aux statues qursquoils eacuterigent en lrsquohonneur des dieux et des morts Elles sont des
ouvrages visibles pour le culte et en vue de perpeacutetuer leur meacutemoire
169 Cyprien Quod idola dii non sint 7 laquo Hi ergo spiritus sub statuis adque imaginibus consecratis delitescunt hi adflatu suo uatum pectora inspirant extorum fibras animant auium uolatus gubernant sortes regunt oracula efficiunt falsa ueris semper inuoluunt nam et falluntur et fallunt uitam turbant somnos inquietant inrepentes etiam spiritus in corporibus occulte mentes terrent membra distorquent ualitudinem frangunt morbos lacessunt ut ad cultum sui cogant raquo Traduction personnelle Signalons que lrsquoauthenticiteacute cyprianique du traiteacute est discuteacutee
88
Neacuteanmoins dans la perspective apologeacutetique de Lactance elles restent
inutiles et sans valeur
Pourquoi diriger vos regards vers les murs du bois et des pierres plutocirct que lagrave ougrave vous croyez qursquoils se trouvent A quoi bon des temples agrave quoi bon des autels agrave quoi bon mecircme des statues qui perpeacutetuent le souvenir des morts ou des absents Car si les hommes ont inventeacute le moyen de fabriquer des portraits ressemblants (simulacra) crsquoest pour pouvoir conserver le souvenir soit de ceux qui leur avaient eacuteteacute arracheacutes par la mort soit de ceux dont lrsquoabsence les avait seacutepareacutes170
Lactance affirme la vaniteacute du culte rendu aux idoles paiumlennes Si les
paiumlens ont inventeacute des simulacra les raisons sont drsquoune part la nostalgie vis-agrave-
vis des morts arracheacutes agrave leur affection et soustraits agrave leur regard drsquoautre part
le deacutesir de combler ce vide de leur absence Ces simulacra permettent ainsi de
continuer agrave entretenir des liens invisibles malgreacute le vide que creacutee la mort Crsquoest
une forme de memoria (monumentum) par lrsquoimage et le portrait Lactance
fustige ainsi le paganisme dans lrsquoexpression de son culte funeacuteraire Il raille en
mecircme temps tout le deacuteploiement qui preacuteside au culte des dieux et des morts
dans le paganisme
Au terme de notre premier chapitre nous pouvons constater chez nos
quatre auteurs chreacutetiens lrsquoabsence de renseignements sur les gestes qui
consistent agrave recueillir le dernier souffle agrave fermer les yeux et agrave laver le corps du
deacutefunt La raison pourrait ecirctre que ceux-ci nrsquoeacutetaient pas de nature agrave entacirccher
lrsquoidentiteacute chreacutetienne car ils appartiennent au registre des actes drsquohumaniteacute
Quant au rite qursquoest la conclamatio pratiqueacutee chez les paiumlens et admissible
chez les chreacutetiens nous constatons un vide du point de vue de nos quatre
auteurs A contrario ceux-ci rejettent la deploratio comme inconvenante pour
des chreacutetiens Elle est incompatible avec la foi dans lrsquoau-delagrave Ces derniers
sont appeleacutes agrave teacutemoigner sereinement en temps de deuil malgreacute la douleur
de lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection des morts Crsquoest lrsquoargument theacuteologique
170 Lactance Les Institutions divines Livre II 2-3 Cur ad parietes et ligna et lapides potissimum quam illo spectetis ubi eos esse credatis Quid sibi temple quid area volunt quid denique ipsa simulacra quae aut mortuorum aut absentium monumenta sunt Nam omnino fingendarum similitudinum ratio idcirco ab hominibus inventa est ut posset eorum memoria retineri qui vel morte subtracti vel absentia fuerant separate Introduction texte critique traduction et notes par Pierre Monat Paris Cerf p 32-34
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contre la deploratio Enfin concernant les images et les portraits mortuaires ils
se contentent de les railler dans la logique de leur combat contre lrsquoidolacirctrie Ils
ne se trompent pas sur la finaliteacute des portraits qui est de perpeacutetuer la meacutemoire
des morts Cyprien affirme que les portraits et les statues mortuaires sont une
demeure des esprits maleacutefiques Pour eux le chreacutetien nrsquoa donc pas besoin
drsquoun portrait agrave sa meacutemoire et pour la posteacuteriteacute
Parmi les rites funeacuteraires qui preacutesident au respect du corps figure lrsquoencens
dont lrsquousage est reconnu chez les paiumlens et les chreacutetiens
90
CHAPITRE II LrsquoUSAGE DE LrsquoENCENS DANS LES FUNEacuteRAILLES
Lrsquoencens 171 tus ou thus fait partie des eacuteleacutements cultuels du double
contexte paiumlen et chreacutetien A proximiteacute du lit mortuaire on pouvait brucircler de
lrsquoencens Lrsquoencens est eacutegalement utiliseacute lors de la creacutemation des cadavres
Quelle signification possegravede-t-il dans un contexte de funeacuterailles paiumlennes ou
chreacutetiennes Que nous apprennent les auteurs paiumlens et chreacutetiens au travers
de leurs œuvres sur la question
Thus est un mot drsquoorigine grecque qui a incensum pour eacutequivalent en latin
Les auteurs de langue latine emploient les deux termes Concernant lrsquoorigine
de lrsquoencens la Bible atteste qursquoil vient de lrsquoOrient preacuteciseacutement de Saba172 En
effet la reacutegion de Saba et de lrsquoHadramant (littoral du golfe arabique) eacutetaient
renommeacutes comme les lieux par excellence de production de lrsquoencens
Lrsquoencens fut utiliseacute chez de nombreux peuples comme offrande ou sacrifice
dans le culte public et priveacute dans le contexte domestique en tant que parfum
ou fumigation Lrsquoencens que lrsquoon offrait aux morts eacutetait consideacutereacute comme lrsquoune
des substances capables drsquoentretenir dans le cadavre le principe vital et
drsquoassurer aux deacutefunts lrsquoimmortaliteacute Dans les cas ougrave dans diverses socieacuteteacutes
anciennes les morts eacutetaient diviniseacutes par apotheacuteose lrsquooffrande de lrsquoencens
devint un acte drsquohommage dont la fumeacutee agreacuteable aux dieux emportait aux
cieux lrsquoacircme des morts et la priegravere des vivants173 Lrsquoencens est donc le moyen
pour les vivants de srsquoattirer les bonnes gracircces de la diviniteacute sensible agrave son
parfum pour la paix des morts Dans lrsquounivers greacuteco-romain lrsquoimportance de
lrsquoencens et sa relation avec la diviniteacute ou avec la sphegravere divine sont souligneacutees
par John Scheid lorsqursquoil eacutecrit laquo Drsquoorigine quasi mythique et reacutecolteacute de
maniegravere rituelle par les membres de familles dites sacreacutees lrsquoencens lsquovisait agrave
171 Dans la Bible il y a deux mots heacutebreux lebonacirch et ketocircreht pour lrsquoencens srsquoils sont agrave lrsquoorigine de sens diffeacuterents le second devint ensuite presque synonyme du premier La septante traduit lebonacirch par libanos la Vulgate par thus le bas-latin par olibanum crsquoest une aleacuteo-gomme-reacutesine aromatique obtenue par incision du tronc de divers arbres de la reacutegion subtropicale Il reacutepand une odeur balsamique lorsqursquoon le brucircle 172 Si 24 21 39 18 Is 606 Jr 7 20 3 R 10 210
173 BLACKMANN A-M laquo The significance of incense and libations in funerary and temple ritual raquo dans Zeitschrisft fuumlr aumlgyptische Sprache und Altertumskunde T 50 1912 p69
91
attirer les dieuxrsquo comme le note le scholiaste des discours drsquoEschine174 Lieacutes
au soleil agrave la puissance igneacutee du feu drsquoen-haut lrsquoencens et les aromates ont
un rapport avec le sec le chaud et lrsquoincorruptible ils sont la nourriture des
dieux et un eacuteleacutement constitutif de leur nature ou de celle des humains qui leur
ressemblent Faire brucircler de lrsquoencens devant quelqursquoun crsquoest lui rendre
hommage crsquoest reconnaicirctre sa nature supeacuterieure et divine raquo175
John Scheid atteste drsquoune part le caractegravere sacreacute de lrsquoencens dont la
reacutecolte est reacuteserveacutee agrave des initieacutes du fait qursquoelle se fait selon des rites preacutecis Il
est donc enrobeacute drsquoune dimension mythique et sacreacutee qui lui garantit un certain
mystegravere Drsquoautre part nous appreacutehendons aiseacutement le lien essentiel entre
encens et diviniteacute agrave tel point que la vie de la diviniteacute semble deacutependre de
lrsquoencens qui est sa nourriture et une parcelle de sa nature Lrsquoencens ainsi que
les aromates auraient mecircme une parcelle drsquoessence humano-divine De plus
lrsquoencens est le moyen par lequel lrsquohomme entre en relation avec la diviniteacute dont
il reconnaicirct lrsquoinfinie supeacuterioriteacute qursquoil adore de laquelle il attend et espegravere des
faveurs multiples
Les eacutecrivains paiumlens et chreacutetiens de langue latine teacutemoignent de lrsquousage de
lrsquoencens dans diffeacuterents contextes Agrave Rome lrsquoencens eacutetait lrsquoune des plus
importantes offrandes non sanglantes (libamina) Lrsquoencens tenait une place si
importante dans les sacrifices que sans offrande drsquoencens aucun rite nrsquoeacutetait
complet Nous nous pencherons aussi sur lrsquoencens en Egypte en Orient et
dans la Bible afin drsquoessayer drsquoen comprendre lrsquousage dans le culte rendu aux
dieux et aux morts
II1 Lrsquoencens en contexte eacutegyptien oriental et biblique
Nous analysons dans les lignes qui suivent la question de lrsquousage de
lrsquoencens en Eacutegypte en Orient et dans la Bible Drsquoabord du cocircteacute de lrsquoAfrique
nous avons le cas de lrsquoEgypte En effet lrsquoAntiquiteacute consideacuterait les Eacutegyptiens
174 Scholies drsquoEschine I Contre Timarque 23 eacuted Dindorf p 258
175 SCHEID J Quand faire crsquoest croire Les rites sacrificiels des Romains Paris Flammarion 2005 p49
92
comme de grands parfumeurs des maicirctres dans la preacuteparation et lrsquoemploi de
lrsquoencens Sa fabrication reacutealiseacutee dans le strict secret suivait un rite sacreacute Ils
employaient lrsquoencens comme substance constitutive de la composition du
kyphi que les speacutecialistes deacutecrivent ainsi176 laquo Le plus ceacutelegravebre des encens
eacutegyptiens est le Kyphi La combustion des diffeacuterentes varieacuteteacutes dencens
formait une partie importante des rites car chaque ingreacutedient eacutetait doteacute de
proprieacuteteacutes magiques et mystiques bien speacutecifiques Lors de ladoration du dieu
soleil Racirc les Eacutegyptiens brucirclaient trois fois lencens en son honneur tout au
long de la journeacutee raquo177 Ils lrsquoutilisaient dans le culte agrave leurs diviniteacutes et dans les
rites funeacuteraires Crsquoest ainsi que dans le culte drsquoIsis lrsquoencens associeacute agrave la
myrrhe et agrave drsquoautres parfums eacutetait placeacute dans la carcasse du bœuf qui lui eacutetait
offert En tant que substance du sacrifice rituel lrsquoencens participe ainsi au
culte rendu agrave la diviniteacute
En outre chez les Babyloniens lrsquousage de lrsquoencens eacutetait reacutegulier En effet
les offrandes drsquoencens intervenaient dans le culte rendu aux dieux dans les
priegraveres les incantations les rites funeacuteraires Il servait eacutegalement agrave faire des
fumigations pour la table des dieux pour les lieux susceptibles drsquoecirctre habiteacutes
par leur preacutesence pour les habitations priveacutees et pour les personnes
Du cocircteacute de lrsquoAssyrie lrsquoencens eacutetait drsquousage freacutequent Nous prenons appui
sur les teacutemoignages bibliques de lrsquousage de lrsquoencens en Assyrie En effet le
judaiumlsme biblique atteste lrsquousage abondant de lrsquoencens dans le culte au Baal
assyrien178 On lrsquooffrait en sacrifice aux dieux au soleil agrave la lune aux eacutetoiles
176 Extrait du site de lrsquoEacutecole lyonnaise des plantes meacutedicinales 1994 Le kyphi est un parfum sous forme solide de lrsquoEgypte antique Crsquoest une forme drsquoencens sacreacute que les Egyptiens brucirclaient en lrsquohonneur du dieu Recirc qursquoils veacuteneacuteraient Ils croyaient eacutegalement que chaque ingreacutedient composant le kyphi (entre dix et cinquante ingreacutedients) avait des proprieacuteteacutes magiques On y trouve entre autres du miel de la cannelle de la myrrhe ou du bois de santal httpantahkaranaforumzencomt410-l-encens 177 httpantahkaranaforumzencomt410-l-encens Extrait Eacutecole lyonnaise des plantes meacutedicinales 1994
178 Vulgate 3 R 11 7-10 laquo Fecitque Salomon quod non placuerat coram Domino et non adimplevit ut sequeretur Dominum sicut David pater ejus Tunc aedificavit Salomon fanum Chamos idolo Moab in monte qui est contra Jerusalem et Moloch idolo filiorum Ammon Atque in hunc modum fecit universis uxoribus suis alienigenis quae adolebant thura et immolabant diis suis Igitur iratus est Dominus Salomoni quod aversa esset mens ejus a Domino Deo Israel qui apparuerat ei secundo et praeceperat de verbo hoc ne sequeretur deos alienos et non custodivit quae mandavit ei Dominusraquo Jr 7 8-9 laquoEcce vos confiditis
93
Le dieu assyrien Baal est preacutesenteacute comme un grand consommateur drsquoencens
LrsquoAncien Testament teacutemoigne de la colegravere du Dieu drsquoIsraeumll contre son peuple
parce qursquoil srsquoest deacutetourneacute de Lui en offrant deacutesormais de lrsquoencens au profit de
Baal Crsquoest alors que le Seigneur parla aux fils drsquoIsraeumll laquo Je prononcerai mes
jugements contre eux agrave cause de toute leur meacutechanceteacute parce quils mont
abandonneacute et ont offert de lencens (libaverunt) agrave dautres dieux et parce quils
se sont prosterneacutes devant louvrage de leurs mains raquo (Jeacutereacutemie 116)179
Agrave la lumiegravere des cultes orientaux nous deacutecouvrons que lrsquoencens est bien
preacutesent dans la culture et la spiritualiteacute des peuples La fumeacutee de lrsquoencens
eacutetait riche en symbolisme dans le double culte rendu aux diviniteacutes et aux
morts Elle emportait au ciel les paroles de la priegravere offerte pour un deacutefunt
elle emportait son acircme au ciel La fumeacutee de lrsquoencens eacutetait aussi un moyen sucircr
pour srsquoaccorder la faveur des dieux qui appreacuteciaient lrsquoodeur agreacuteable et
irreacutesistible de lrsquoencens
Quel teacutemoignage lrsquoAncien et le Nouveau Testaments apportent-ils sur
lrsquousage de lrsquoencens dans le culte divin tel qursquoil se deacuteploie dans le judaiumlsme et
le christianisme Drsquoentreacutee de jeu il est important de souligner que la Bible ne
mentionne aucun contexte ougrave lrsquoencens sert au culte des morts Lrsquoencens est
un bien qui relegraveve du droit exclusif de Dieu Il sert agrave la priegravere et agrave la purification
en cas drsquooffense mais aucun texte ne dit qursquoil est utiliseacute lors des funeacuterailles Le
judaiumlsme de lrsquoAncien Testament preacutesente YHWH comme un Dieu qui appreacutecie
beaucoup lencens Une des reacutefeacuterences est celle du livre de lrsquoExode ougrave Dieu
srsquoadresse agrave son peuple par Moiumlse
Et le Seigneur dit agrave Moiumlse lsquoProcure-toi des essences parfumeacutees storax ambre galbanum parfumeacute encens pur (tus lucidissimum) en parties eacutegales Tu en feras un parfum meacutelangeacutehellip et le parfum que tu feras vous nrsquoutiliserez pas sa recette agrave votre usage tu le tiendras pour consacreacute au Seigneur Celui
vobis in sermonibus mendacii qui non proderunt vobis furari occidere adulterari jurare mendaciter libare Baalim et ire post deos alienos quos ignoratis raquo Jr 1113 Jr 1913 Jr 22 29 Ez 811 laquo Et septuaginta viri de senioribus domus Israel et Jezonias filius Saphan stabat in medio eorum stantium ante picturas et unusquisque habebat thuribulum in manu sua et vapor nebulae de thure consurgebatraquo Os 213 laquo Et visitabo super eam dies Baalim quibus accendebat incensum et ornabatur in aure sua et monili suo raquo 179 Vulgate Jeremias laquo Et loquar judicia mea cum eis super omnem malitiam eorum qui dereliquerunt me et libaverunt diis alienis et adoraverunt opus manuum suarum raquo
94
qui en fera une imitation pour jouir de son odeur sera retrancheacute de sa parenteacute 180
Nous remarquons que lrsquoencens est brucircleacute avec drsquoautres arocircmes en
hommage agrave la diviniteacute qui avertit contre toute usurpation
Lrsquoencens et la myrrhe repreacutesentent les richesses et les parfums
traditionnels de lrsquoArabie Lrsquoattente messianique juive espeacuterait pour le roi
attendu lrsquohommage et les offrandes de toutes les nations laquo Un afflux de
chameaux te couvrira de tout jeunes chameaux de Madiacircn et drsquoEifa tous les
gens de Saba viendront ils apporteront de lrsquoor et de lrsquoencens (tus) ils se feront
des messages des louanges du Seigneur raquo (Esaiumle 60 6) 181 Dans le
judaiumlsme le sacrifice drsquoencens eacutetait lrsquoune des fonctions sacerdotales En effet
le precirctre au Yom Kippour (la plus solennelle des fecirctes religieuses juives) entre
dans le Saint des Saints pour offrir de lrsquoencens agrave YHWH dont la preacutesence est
marqueacutee et symboliseacutee par lrsquoArche de lrsquoalliance (Lv 16 11-16)
Le Nouveau Testament dans la continuiteacute de lAncien Testament atteste
lutilisation de lencens Celui-ci fait en effet partie des cadeaux que les trois
rois mages drsquoOrient apportent en offrande agrave Jeacutesus agrave sa naissance dans la citeacute
de David agrave Bethleacuteem182 Lrsquoencens dans lrsquoeacutepisode des rois mages selon la
lecture traditionnelle symbolise la diviniteacute de Jeacutesus Il est aussi le symbole de
la priegravere Il fait eacutegalement partie des parfums qui sont offerts agrave Dieu dans une
vision du livre de lrsquoApocalypse laquo Un ange vint se placer pregraves de lrsquoautel Il
portait un encensoir drsquoor (turibulum aureum) et il lui fut donneacute des parfums en
grand nombre pour les offrir avec les priegraveres de tous les saints sur lrsquoautel drsquoor
180 Vulgate Exodus 30 34-35 laquo Dixitque Dominus ad Mosen sume tibi aromata stacten et onycha galbanen boni odoris et tus lucidissimum aequalis ponderis erunt Omnia faciesque thymiama conpositum opere unguentarii mixtum diligenter et purum et sanctificatione dignissimum cumque in tenuissimum pulverem universa contuderis pones ex eo coram testimonio tabernaculi in quo loco apparebo tibi sanctum sanctorum erit vobis thymiama talem conpositionem non facietis in usus vestros quia sanctum est Domino homo quicumque fecerit simile ut odore illius perfruatur peribit de populis suisraquo 181 Vulgate Isaiah 60 6 laquoNundatio camelorum operiet te dromedariae Madian et Efa omnes de Saba venient aurum et tus deferentes et laudem Domino adnuntiantesraquo 182 La visite des rois mages est attesteacutee dans lrsquoEacutevangile de Matthieu 2 1-12
95
qui est devant le trocircne Et de la main de lrsquoange la fumeacutee des parfums monta
devant Dieu avec les priegraveres des saints raquo183
Finalement lrsquoencens dans la Bible sert le culte rendu agrave Dieu le seul qui
soit digne de recevoir des offrandes drsquoencens Apregraves avoir porteacute notre
attention sur lrsquoencens en Egypte en Orient et dans la Bible nous nous
inteacuteressons aux teacutemoignages des auteurs paiumlens de la litteacuterature latine
II 2 Lrsquoencens dans la litteacuterature latine
Nous abordons la question de lrsquoencens dans une double perspective qui
prend en compte lrsquohistoire de son usage drsquoune part son emploi funeacuteraire
drsquoautre part Dans la litteacuterature latine nous trouvons la premiegravere attestation
historique de lrsquoencens dans un reacutecit de Tite-Live Lrsquoanneacutee de reacutefeacuterence est
celle de 246 avant J-C au moment ougrave le peuple romain subissait la guerre
eacutetrusque Alors que Volumnius exerccedilait deacutejagrave un mandat consulaire deux
autres consuls lui furent adjoints Quintus Fabius et Publius Decius Ce
triumvirat avait la responsabiliteacute de mener la guerre pour la victoire et la paix
romaines Tite-Live atteste pour cette eacutepoque ce qui suit laquo Cette anneacutee-lagrave il y
eut beaucoup de prodiges pour en deacutetourner les effets le seacutenat ordonna
deux jours de priegravere le treacutesor fournit le vin et lrsquoencens Un grand nombre
drsquohommes et de femmes allegraverent supplier les dieux raquo184
Le contexte de lrsquousage de lrsquoencens dans ce passage de Tite-Live est
purement cultuel sans aucun lien possible avec des funeacuterailles Il est en effet
brucircleacute en lrsquohonneur des dieux pour conjurer le mauvais sort drsquoune deacutefaite
militaire pour attirer au peuple romain les gracircces protectrices des diviniteacutes du
pantheacuteon Les libations de vin et la fumeacutee de lrsquoencens participent agrave la priegravere de
183 Apocalypse 8 3-4 laquo Et alius angelus venit et stetit ante altare habens turibulum aureum et data sunt illi incensa multa ut daret orationibus sanctorum super altare aureum quod est ante thronum Et ascendit fumus incensorum de orationibus sanctorum de manu angeli coram Deo raquo (Novum Testamentum Stuttgart Deutsche Bibelgesellschaft 2001 p 647) 184 Tite-Live Histoire romaine Livre X 23 1 laquo Eo anno prodigia multa fuerunt quorum averruncandorum causa supplications in biduum senates decrivit publice vinum ac tus praebitum supplicantum iere frequentes viri feminaeque raquo
96
supplication aux dieux dont on cherche la bienveillance dans une situation de
deacutesespoir185
Une deuxiegraveme mention nous vient de Pline lrsquoAncien qui fait une description
assez circonstancieacutee de lrsquoencens Drsquoapregraves lui lrsquoorigine de lrsquoencens est
lrsquoArabie laquo Lrsquoencens ne se trouve nulle part qursquoen Arabie et encore pas dans
toute lrsquoArabie raquo186 Il affirme que les premiers qui ont fait le commerce de
lrsquoencens sont les Mineacuteens laquo Ces forecircts (agrave encens) confinent aux Mineacuteens
autre tribu que les caravances drsquoencens traversent sur une seule piste Ce
sont eux qui les premiers ont fait le commerce de lrsquoencens et qui le pratiquent
encore le plus activement aussi appelle-t-on aussi lrsquoencens mineacuteen Ce sont
les seuls Arabes qui voient lrsquoencens et encore ne le voient-ils pas tous raquo187
De plus selon Pline quelques familles possegravedent le monopole de
lrsquoexploitation de lrsquoencens et de sa commercialisation crsquoest ainsi que leurs
membres sont dits sacreacutes Lrsquoencens est entoureacute de mystegravere ce qui fait qursquoau
laquo moment de lrsquoincision ou de la reacutecolte ils srsquointerdisent comme une souillure
tout contact avec les femmes ou avec les morts ce qui augmente la valeur
religieuse de la denreacutee raquo188 La reacutecolte de lrsquoencens semble ecirctre soumise agrave un
rituel agrave une forme drsquoeacutethique que les exploitants sacreacutes doivent respecter Pline
lrsquoAncien eacutecrit eacutegalement que les Grecs donnent une description tregraves variable
de lrsquoencens laquo Pour les uns la feuille est celle du poirier plus petite seulement
et drsquoun vert herbaceacute pour drsquoautres lrsquoarbre ressemble au lentisque dont la
feuille serait roussacirctre pour certains crsquoest un teacutereacutebinthe et le roi Antigone agrave
qui on en apporta un pied en jugea ainsi Le roi Juba dans son ouvrage deacutedieacute
au fils drsquoAuguste Caiumlus Ceacutesar que passionnait tout ce qui touche agrave lrsquoArabie
185 FEacuteVRIER C laquo Supplicare deis La supplication expiatoire agrave Rome raquo in Recherche sur les rheacutetoriques religieuses ndeg 10 Turnhout Brepols 2009
186 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Livre XII XXX 52 laquo Tura praeter Arabiam nullis ac ne Arabiae quIdem universae raquo
187 Ibid Livre XII XXX 54 laquo Attingunt et Minaei pagus alius per quos evheitur uno tramite angusto Hi primi commercium turis facere maximeque exercent a quibus et Minaeum dictum est Nec praeterea Arabum alii turis arborem vident ac ne horum quIdem omnes raquo 188 Ibid Livre XII XXX 54 laquo Nec ullo congressu feminarum funerumque cum inciddant eas arbores aut metant pollui atque ita religionem mercis augeri raquo
97
rapporte que la tige en est tortueuse raquo189 Lrsquoencens est ainsi entoureacute drsquoun peu
de mystegravere qui grandit sa preacuteciositeacute La description de Pline prend en compte
la localisation de lrsquoarbre le rite qui preacuteside agrave son incision et agrave sa reacutecolte les
familles qui sont les deacutepositaires traditionnels du rite et les peacuteriodes drsquoincision
Enfin Pline lrsquoAncien mentionne lrsquousage relativement tardif de lrsquoencens dans
les sacrifices aux diviniteacutes Il affirme que pendant la guerre de Troie (entre le
XIIIe et le XIIe av J-C) on ne connaissait pas encore lrsquoencens dans les
sacrifices aux dieux laquo Ainsi furent inventeacutes les parfumshellip Au temps de la
guerre de Troie ils nrsquoexistaient pas encore et lrsquoencens ne srsquoemployait pas
encore dans les sacrifices On ne savait encore que brucircler des rameaux
drsquoarbres indigegravenes cegravedre et citre dont les volutes de fumeacutee dans le sacrifice
reacutepandaient un relent plutocirct qursquoune senteur raquo190 On brucirclait plutocirct agrave cette
eacutepoque de lrsquohistoire romaine des herbes sauvages provenant de la sabine
(herbae Sabinae) et du laurier
Arnobe de Sicca en Numidie auteur chreacutetien de lrsquoAfrique du Nord confirme
le teacutemoignage de Pline lrsquoAncien quand il atteste lrsquoabsence drsquousage de lrsquoencens
par les premiers rois Romulus et Numa Crsquoest la raison qui nous pousse agrave faire
valoir ici son teacutemoignage comme argument drsquoappui agrave celui de Pline lrsquoAncien
bien qursquoil ne fasse pas partie des auteurs paiumlens Il est issu du paganisme
dont il devient un farouche opposant apregraves sa conversion entre 295 et 296
Nous trouvons la mention de lrsquoencens dans son Contre les gentils dateacute entre
300 et 311 et qui est une veacuteritable apologie du christianisme contre le
paganisme Arnobe eacutecrit
En effet lrsquoencens nrsquoeacutetait connu ni aux temps heacuteroiumlques tel qursquoon croit et qursquoon rapporte qursquoils ont eacuteteacute comme le prouvent les auteurs antiques ougrave lrsquoon en trouve aucune mention dans leurs livres ni en Eacutetrurie origine et megravere de la
189 Ibid Livre XII XXXI 56 laquo Alii folio piri minore dumtaxat et herbidi coloris prodidere alii lentisco similem subrutilo filio quidam terebinthum esse et hoc visum Antigono regi allato frutice Iuba rex iis voluminibus quae scripsit ad C Caesarem Augusti filium ardentem fama Arabiae tradit contorti esse caudicis raquo Texte eacutetabli traduit et commenteacute par Guy Serbat Paris Les Belles Lettres 1972 190 Ibid Livre XIII 1-2 laquo Ita reperta sunt unguentahellip Iliacis temporibus non erant nec ture supplicabatur cedri tantum et citri suorum fruticum et in sacris fumo convolutum nidorem verius quam odorem noverant raquo Texte eacutetabli et traduit par A Ernout Paris Belles Lettres 1956
98
superstition qui ne lrsquoa pas connu ou nrsquoen a pas entendu parler comme le prouvent les rites de leurs lieux sacreacutes ni agrave Albe durant les quatre cents anneacutees ougrave elle fut florissante et ougrave personne ne srsquoen servit lors drsquoune ceacutereacutemonie ni au temps de Romulus lui-mecircme ou de Numa pourtant expert dans lrsquoart drsquoinventer des pratiques religieuses qui ne connurent pas son existence ni ne firent naicirctre son utilisation comme le montre le gacircteau sacreacute avec lequel on avait coutume drsquoaccomplir les fonctions sacrificielles drsquousage191
Arnobe fait reacutefeacuterence agrave une fausse croyance selon lui transmise de
geacuteneacuteration en geacuteneacuteration sur lrsquousage tregraves ancien de lrsquoencens dans lrsquohistoire de
Rome Il rattache lrsquoorigine de cet anachronisme qursquoil qualifie de superstition
(superstitio) agrave lrsquoEacutetrurie Il prend appui sur les auteurs antiques qui ne font pas
mention drsquoun usage tregraves ancien de lrsquoencens agrave Rome dans des ceacutereacutemonies
dont il ne preacutecise pas la nature Srsquoagirait-il des sacrifices drsquoencens dans le
culte en lrsquohonneur des diviniteacutes au cours des ceacutereacutemonies civiles et
religieuses Sur les auteurs antiques auxquels il fait allusion il ne preacutecise
pas leur identiteacute Nous ne savons pas non plus drsquoapregraves Arnobe la peacuteriode de
lrsquohistoire romaine ougrave on a commenceacute agrave se servir de lrsquoencens Arnobe devenu
chreacutetien megravene un combat contre le paganisme Crsquoest dans cette ligne de
combat qursquoil tourne en deacuterision les sacrifices offerts aux dieux Parmi les
offrandes faites agrave la diviniteacute figure lrsquoencens (tus) dont lrsquoabsence dans la
conception paiumlenne rendait imparfait le sacrifice comme si la diviniteacute
deacutependait de lrsquooffrande des sacrifices drsquoencens Selon le teacutemoignage
drsquoArnobe dans le paganisme la bienveillance des dieux le bien qursquoils
accomplissent pour les humains sont conditionneacutes par lrsquooffrande de lrsquoencens et
drsquoautres substances comme le vin et de la farine saleacutee
Personne dit-on nrsquoadresse de priegraveres aux dieux tuteacutelaires et crsquoest pour cela qursquoils manquent chacun pour sa part agrave leurs tacircches coutumiegraveres et agrave leur devoir drsquoassistance Ainsi agrave moins qursquoon ne leur offre de lrsquoencens et de la farine saleacutee les dieux ne peuvent faire du bien et agrave moins de voir leurs petits autels barbouilleacutes du sang du beacutetail ils se deacutemettent de leur patronage et le rejettent Pourtant je croyais moi naguegravere que les geacuteneacuterositeacutes des
191Arnobe Contre les Gentils Livre VII 26 4 laquoNam neque temporibus quemadmodum creditur et perhibetur heroicis quidnam esset thus scitum est scriptoribus ut comprobatur a priscis quorum in libris posita nulla eius mentio repperitur neque genetrix et mater superstitionis Etruria opinionem eius novit aut famam sacellorum ut indicant ritus neque quadringentis annis quibus Albana res viguit in usum cuiquam venit sacra cum res fieret neque ipse Romulus aut religionibus artifex in comminiscendis Numa aut esse scivit aut nasci ut pium far monstrat quo peragi mos fuit sacrificiorum sollemnium munia raquo Texte eacutetabli et traduit par Bernard Fragu Paris Les Belles Lettres 2010
99
puissantes diviniteacutes eacutetaient spontaneacutees et que drsquoelles-mecircmes elles laissaient couler agrave flots des dons inattendus de leur bienveillance192
Le sacrifice drsquoencens est une neacutecessiteacute dans le culte rendu aux diviniteacutes et
un gage de faveurs pour les humains Arnobe tient agrave deacutemontrer lrsquoinutiliteacute des
sacrifices offerts aux diviniteacutes paiumlennes parmi lesquels figure le sacrifice
drsquoencens laquo Ou bien lrsquoencens est offert et en collant il peacuterit sur les braises ou
bien crsquoest une victime vivante que lrsquoon offre et son sang est leacutecheacute par les
chiens ou encore si quelque viande a eacuteteacute placeacutee sur les autels elle est brucircleacutee
pour la mecircme raison et deacutetruite elle tombe en cendres raquo193 Arnobe dans sa
logique argumentative raille les paiumlens qui pensent pouvoir obtenir les
largesses de la diviniteacute en la conditionnant par leurs riches offrandes
drsquoaliments et drsquoencens Un tel agir divin qui reacutecompense en fonction de
lrsquoopulence du don creacuteerait une injustice contre ceux qui sacrifient de faccedilon
modique un peu drsquoencens (tus exiguum) en deacutepit de la pureteacute de leurs
cœurs194 En partant de lrsquohistoire de lrsquoencens qui nrsquoexistait pas aux origines de
Rome il veut deacutemontrer que lrsquoencens est inutile dans les rites sacrificiels aux
dieux195 Si lrsquoencens nrsquoa pas eacuteteacute indispensable durant toutes les peacuteriodes qui
ont marqueacute lrsquohistoire de Rome comment pourrait-il alors subitement devenir
neacutecessaire aux sacrifices pour envahir les sanctuaires Selon lui lrsquoencens
nrsquoest rien drsquoautre qursquoune laquo gomme qui srsquoeacutecoule drsquoeacutecorces comme celles de
192 Arnobe Contre les Gentils Livre III 24 1 laquo Tutelatoribus inquit supplicat diis nemo et idcirco singuli familiaribus officiis atque auxiliis desunt Nisi enim tura et salsas accipiant fruges benefacere dii nequeunt et nisi pecorum sanguine delibutas suas conspexerint arulas suos deserunt atque abiciunt praesidatus Nisi enim tura et salsas accipiant fruges benefacere dii nequeunt et nisi pecorum sanguine delibutas suas conspexerint arulas suos deserunt atque abiciunt praesidatus Atquin ego rebar paulo ante spontaneas esse numinum benignitates ultro que ab his fluere inexpectata benivolentiae munera raquo 193 Ibid Livre VII 3 7 laquo Aut enim thus datur et liquefactum carbonibus disperit aut animalis est hostia et ab canibus abligurritur sanguis aut si aliquod viscus aris fuerit traditum ratione ardescit pari et dissolutum in cinerem labitur Idem Livre VI 1 2 194 Ibid Livre VII 12 5 laquo Si ex duobus facientibus res sacras nocens unus et locuples alter angusto lare sed innocentia fuerit et probitate laudabilis centum ille | caedat boves totIdem que cum agniculis suis matres thus pauper exiguum et odoris alicuius unam concremet glebulam nonne erit consequens ut debeat credi si modo nihil numina nisi praemiis antecedentibus praestant ut favorem suum commodent locupleti avertant a pauperculo lumina quem restrictum non animus sed familiaris rei necessitas fecitraquo 195 Ibid Livre VII 26 4 (note 146 p 81)
100
lrsquoamandier du cerisier et se solidifie en formant des gouttes raquo 196 Si les
narines des dieux ne peuvent se passer de lrsquoodeur de lrsquoencens crsquoest une
preuve qursquoils sont des mortels donc qursquoils ne peuvent preacutetendre au statut
divin En reacutesumeacute Arnobe ne teacutemoigne pas de lrsquoencens comme eacuteleacutement rituel
dans le contexte funeacuteraire Il en parle dans le but de tourner en deacuterision le
paganisme et son culte des diviniteacutes Crsquoest ainsi qursquoil nous donne des
informations sur lrsquoencens dans le culte rendu aux diviniteacutes dans le paganisme
Mais des attestations sur lrsquousage de lrsquoencens en contexte funeacuteraire nous
proviennent de Virgile de Martial et drsquoApuleacutee
Drsquoabord lrsquoencens chez Virgile est en lien avec les funeacuterailles de Misegravene
qursquoil deacutecrit Nous avons deacutejagrave commenteacute une partie du paragraphe197 que nous
citons partiellement consideacuterant ici la partie qui concerne lrsquousage de lrsquoencens
Lrsquoamas des offrandes encens chair des victimes lrsquohuile reacutepndue les crategraveres tout est brucircleacute Apregraves que les cendres se furent affaisseacutees la flamme alanguie ils ont laveacute dans le vin les restes et lrsquoavide poussiegravere Coryneacutee recueillant les os les enferme dans une urne de bronze198
Le bucirccher est apprecircteacute pour la creacutemation du corps de Misegravene Le foyer
reccediloit des aliments sacreacutes utiliseacutes lors de funeacuterailles et lrsquoencens
Autre teacutemoignage celui de Martial (40-104) qui dans ses Eacutepigrammes
eacutecrit au sujet de la mort de Varus
Varus toi qui portas avec tant de distinction le sarment du centurion agrave travers les villes dEacutegypte qui commandas si honorablement agrave cent guerriers toi dont les peuples de lAusonie se promettaient en vain le retour ton ombre repose eacutetrangegravere aujourdhui sur la terre ougrave reacutegna Lagus Il ne ma pas eacuteteacute permis darroser de mes larmes tes froides reliques ni de jeter de lencens (tura) sur
196 Ibid Livre VII 27 6 laquo Sed tamen o pietas Quantus iste est honor aut qualis qui ex ligni sudore conficitur et resina ex arboris conparatur Nam ne forte ignoretis quid aut unde sit thus istud viscum est ex corticibus profluens ita ut ex amygdalo ceraso lacrimabili destillatione coalescens raquo
197 Supra p 62-64 198 Virgile LrsquoEacuteneacuteide VI 224-228 laquoCongesta cremantur turea dona dapes fuso crateres oliuo Postquam conlapsi cineres et flamma quieuit reliquias uino et bibulam lauere fauillam ossaque lecta cado texit Corynaeus aeno raquo Texte eacutetabli par Jacques Perret Paris Les Belles 2007 p 50
101
ton bucirccher funegravebre mais je puis immortaliser ton nom par des vers qui ne peacuteriront point Nil perfide peux-tu nous enlever aussi cette consolation199
Lrsquoencens est un eacuteleacutement qui participe de la creacutemation de Publius Quintilius
Varus neacute vers 46 avant Jeacutesus-Christ geacuteneacuteral de lrsquoarmeacutee romaine chargeacute par
Auguste drsquoorganiser la Germanie sous domination romaine sur la rive droite
du Rhin Martial se fait le chantre de la valeur militaire de Varus qui se suicida
au moyen de sa propre eacutepeacutee suite agrave la deacutefaite cuisante des trois leacutegions agrave la
tecircte desquelles il marchait agrave la bataille de Teutoburg vers lrsquoan 9 apregraves Jeacutesus-
Christ Vaincu par les troupes drsquoArminius le reacutegent germain Varus mort fut
alors mutileacute et sa tecircte parvint agrave lrsquoempereur Auguste qui se serait eacutecrieacute agrave la
nouvelle du deacutesastre militaire dans des propos resteacutes fameux laquo Varus
Varus legiones redde raquo crsquoest-agrave-dire laquo Varus Varus rends-moi mes leacutegions raquo
Ce personnage historique dont Martial fait lrsquoeacuteloge nrsquoeut pas lrsquohonneur de
funeacuterailles dont il mentionne certains eacuteleacutements les larmes des pleurs et le
bucirccher de lrsquoincineacuteration sur lequel on faisait brucircler de lrsquoencens
Enfin au deacutebut de notre egravere Apuleacutee teacutemoigne de lrsquousage de lrsquoencens dans
les ceacutereacutemonies funeacuteraires Il atteste en effet que lrsquoencens eacutetait utiliseacute avec
drsquoautres arocircmes tels que le cannelier et la myrrhe dans un contexte funeacuteraire
meacutedicinal et sacrificiel Dans son œuvre intituleacutee lrsquoApologie il eacutecrit laquo Voit-on
pour cela qursquoen toute chose on aille soupccedilonner le pire Croire par exemple
que lrsquoon ne puisse sans que ce soit pour les funeacuterailles acheter de lrsquoencens
(tus) de la cannelle de la myrrhe ou drsquoautres parfums analogues qursquoon
emploie tout aussi bien pour des usages meacutedicaux ou pour des sacrifices
raquo200 Lrsquoencens dont parle Apuleacutee est utiliseacute dans diverses circonstances Il
est employeacute dans les sacrifices et les libations aux dieux dans les soins
meacutedicinaux et dans les funeacuterailles Si nous connaissons les contextes de
199 Martial Eacutepigrammes X XXVI laquo Vare Paraetonias Latia modo uite per urbes Nobilis et centum dux memorande uiris At nunc Ausonio frustra promisse Quirino Hospita Lagei litoris umbra iaces Spargere non licuit frigentia fletibus ora Pinguia nec maestis addere tura rogis Sed datur aeterno uicturum carmine nomen Numquid et hoc fallax Nile negare potesraquo 200 Apuleacutee Apologie 32 4 laquo Nec tamen omnia idcirco ad nequiorem suspicionem trahuntur ut si tus et casiam et myrram ceteros que id genus odores funeri tantum emptos arbitreris cum et medicamento parentur et sacrificio raquo Texte eacutetabli et traduit par Paul Valette Paris Les Belles Lettres 1924 p 40
102
lrsquousage de lrsquoencens nous ignorons si des paroles ou des gestes rituels
preacutesidaient agrave son utilisation
En reacutesumeacute Virgile et Martial attestent avec preacutecision de lrsquousage de
lrsquoencens en rapport avec le rite de la creacutemation Apuleacutee quant agrave lui affirme de
lrsquousage de lrsquoencens dans les funeacuterailles Cela ne suffit pas pour deacuteduire de son
utilisation pour la creacutemation
Ces teacutemoignages litteacuteraires issus du paganisme deacutemontrent la preacutesence de
lencens dans le culte funeacuteraire et dans le culte rendu aux dieux Nous
pouvons dire que les libations drsquoencens aux dieux participent agrave la relation entre
lrsquooffrant et la diviniteacute le premier eacutetant soumis au second dont il attend des
faveurs Il est difficile de deacutegager clairement la finaliteacute de lrsquoutilisation de
lrsquoencens dans le culte paiumlen aux morts Lrsquoencens est-il utiliseacute pour assainir
lrsquoatmosphegravere dans le contexte funeacuteraire lorsqursquoil est brucircleacute agrave proximiteacute du
corps Quelle finaliteacute remplit-il en cas de creacutemation Il est difficile drsquoy
reacutepondre exactement En revanche nous pouvons affirmer que lrsquousage
funeacuteraire est de lrsquoordre du rite
En conclusion nous pouvons deacutegager la vision commune que partagent le
paganisme et le monotheacuteisme biblique lrsquoencens est un parfum que la diviniteacute
aime et dont elle reacuteclame les sacrifices et les fumeacutees aux mortels La vie des
humains deacutepend de leur fideacuteliteacute agrave brucircler lrsquoencens agrave la diviniteacute qui en retour
leur assure le bonheur Alors que lrsquoencens est employeacute dans le paganisme
pour les funeacuterailles il est en revanche le monopole exclusif de la diviniteacute dans
la Bible
Le christianisme en Afrique du Nord se deacuteploie dans un environnement ougrave
le culte rendu aux diviniteacutes et aux morts est une reacutealiteacute Les premiers eacutecrivains
chreacutetiens de cette Afrique se prononcent sur le rite de lrsquoencens dans sa double
finaliteacute
103
II3 Lrsquoencens chez les eacutecrivains chreacutetiens
Dans la preacutesente section nous deacutevelopperons la question de lrsquoencens en
prenant appui sur les œuvres des eacutecrivains chreacutetiens en Afrique du Nord Tour
agrave tour nous analyserons les informations qursquoils nous fournissent sur lrsquousage de
lrsquoencens dans le culte au Dieu des chreacutetiens et aux diviniteacutes paiumlennes Tout
drsquoabord Tertullien est le seul qui nous renseigne sur lrsquoemploi funeacuteraire de
lrsquoencens Ensuite Cyprien aborde le thegraveme de lrsquoencens dans le double
contexte des sacrifices offerts agrave Dieu et aux diviniteacutes paiumlennes Enfin
Lactance et Augustin donneront agrave lrsquoencens une double signification
symbolique Pour eux les sacrifices drsquoencens deviennent la meacutetaphore de la
priegravere drsquoune part de la conversion permanente que requiert la vie chreacutetienne
drsquoautre part
II31 Lrsquoencens chez Tertullien
Chez Tertullien lrsquoencens dont il rappelle dans lrsquoApologeacutetique (197) lrsquoorigine
arabique 201 participe au mecircme registre que la toilette mortuaire 202 et
lrsquoinhumation de lrsquohonneur et du respect dus au corps du deacutefunt Les chreacutetiens
se servent de lrsquoencens pour leurs deacutefunts comme les paiumlens
Lrsquoencens pour Tertullien participe agrave la cura mortuorum Crsquoest la raison pour
laquelle il ne condamne pas cette pratique funeacuteraire De plus dans son
Apologeacutetique il marque lrsquousage plus abondant de lrsquoencens en milieu chreacutetien
pour les funeacuterailles qursquoen contexte cultuel paiumlen dans les sacrifices aux
diviniteacutes Crsquoest en deacutefendant les chreacutetiens accuseacutes de ne pas contribuer agrave la
vie eacuteconomique de la citeacute que Tertullien reacutepond en ces termes laquo En reacutealiteacute
nous nrsquoachetons pas lrsquoencens si les Arabies srsquoen plaignent sachent les
Sabeacuteens que les chreacutetiens achegravetent leurs marchandises en plus grande
quantiteacute et agrave plus grand prix pour la seacutepulture de leurs morts que les paiumlens
201 Tertullien Apologeacutetique XXX 6
202 Ibid XLII 4
104
pour la fumigation de leurs dieux raquo203 Drsquoapregraves le teacutemoignage de Tertullien il
ne fait aucun doute que lrsquoencens est utiliseacute dans les funeacuterailles chez les
chreacutetiens La mecircme ideacutee se retrouve dans le De idololatria 11 2
Qursquoils (les paiumlens) voient si les mecircmes marchandises je parle de lrsquoencens (tura) et des autres ingreacutedients (cetera peregrinitatis) pour le sacrifice aux idoles qui sont utiliseacutes aussi par les hommes comme des substances meacutedecinales sont eacutegalement utiliseacutes par nous (chreacutetiens) par-dessus le marcheacute pour les consolations de la seacutepulture (ad solacia sepulturae)204
Tertullien affirme la preacutesence de lrsquoencens dans le culte des morts chez les
chreacutetiens Il utilise lrsquoexpression ad solacia sepulturae Lrsquoexpression signifie-t-il
que lrsquoencens serait un eacuteleacutement important lors des funeacuterailles et pour la
seacutepulture Si lrsquoencens nrsquoeacutetait pas utiliseacute pour lrsquoembaumement avec les cetera
peregrinitatis qursquoil ne deacutefinit pas quelle eacutetait sa finaliteacute preacutecise Avait-il pour
fonction drsquoassainir lrsquoatmosphegravere En effet dans un contexte funeacuteraire ougrave
lrsquoinhumation pouvait nrsquoecirctre pas pratiqueacutee le mecircme jour ougrave les techniques de
conservation des corps nrsquoeacutetaient pas les mecircmes qursquoaujourdrsquohui brucircler de
lrsquoencens agrave proximiteacute du cadavre aurait pu ecirctre un moyen drsquoatteacutenuer les odeurs
eacutemanant du cadavre Lrsquoencens chez les chreacutetiens eacutetait-il employeacute par pieacuteteacute
dans des funeacuterailles en supplication agrave Dieu afin qursquoil accueille lrsquoacircme du
deacutefunt Concernant cette derniegravere question lrsquoencens brucircleacute est alors le
symbole de la priegravere conformeacutement aux paroles du psalmiste dans la Bible
laquo Que ma priegravere soit lrsquoencens placeacute devant toi raquo (Psaume 141 2) Aucune
reacutefeacuterence chez Tertullien ne permet de reacutepondre avec preacutecision et
satisfaction agrave ce questionnement La seule certitude drsquoapregraves son teacutemoignage
est que les chreacutetiens utilisent beaucoup plus lrsquoencens dans les funeacuterailles que
nrsquoen employaient les paiumlens dans leur culte en lrsquohonneur des dieux Mais il faut
tenir compte du fait que ces textes relegravevent du style apologeacutetique ougrave les
eacutecrivains se servent de figures de rheacutetorique comme lrsquoemphase ou lrsquohyperbole
pour amplifier lrsquoargumentation Mais au-delagrave du style poleacutemique qui caracteacuterise
203 Ibid XLII 7 laquo Tura plane non emimus si Arabiae queruntur sciant Sabici plures et cariores suas merces Christianis sepeliendis profligari quam deis fumigandis raquo 204 Tertullien De idololatria CSEL 41 linea 19 laquo Viderint si eaedem merces tura dico et cetera peregrinitatis ad sacrificium idolorum etiam hominibus ad pigmenta medicinalia nobis quoque insuper ad solacia sepulturae usui sunt raquo Traduction personnelle
105
lrsquoargumentaire de Tertullien les deux citations disent avec clarteacute lrsquousage
funeacuteraire ordinaire de lrsquoencens chez les chreacutetiens sans plus de preacutecision sur sa
fonction ou sa finaliteacute
En outre Tertullien emploie le terme tus dans des contextes autres que
celui des funeacuterailles Nous percevons dans les reacutefeacuterences qui suivent toute
lrsquoopposition de Tertullien agrave la participation des chreacutetiens au culte des diviniteacutes
paiumlennes auxquelles on offre des sacrifices drsquoencens Crsquoest le refus de
lrsquoidolacirctrie et lrsquoaffirmation que seul le Dieu des chreacutetiens est digne drsquoadoration
En effet dans son Apologeacutetique il parle du Dieu des chreacutetiens comme le seul
digne drsquoecirctre invoqueacute Tertullien deacutefend les chreacutetiens des accusations en
affirmant qursquoils prient leur Dieu pour la prospeacuteriteacute des empereurs qursquoils offrent
leurs priegraveres dans une vie sans souillure contrairement aux paiumlens qui se
perdent dans les sacrifices agrave leurs diviniteacutes Il fait ainsi allusion agrave lrsquousage de
lrsquoencens dans les sacrifices et nous renseigne dans le mecircme temps sur sa
provenance Il eacutecrit laquo Et moi je suis le seul qui doive lrsquoobtenir eacutetant son
serviteur eacutetant le seul qui lrsquohonore qui meurt pour sa loi qui lui offre une
victime lsquooptime et majeurersquo celle que lui-mecircme mrsquoa demandeacutee la priegravere qui
part drsquoun corps chaste drsquoune acircme innocente et drsquoun esprit saint et non pas
des grains drsquoencens (grana turis) drsquoun as larmes drsquoun arbre drsquoArabie raquo205
Tertullien affirme avec clarteacute qursquoune vie sainte et droite est sans commune
mesure avec des sacrifices drsquoencens dans le culte agrave la diviniteacute
Un autre exemple provient de sa lettre agrave son eacutepouse lrsquoAd uxorem eacutecrite
entre 197 et 206 ougrave il affirme laquo La servante de Dieu demeure avec les dieux
eacutetrangers au milieu drsquoeux agrave toutes les fecirctes des deacutemons agrave toutes les
solenniteacutes des empereurs au commencement de lrsquoanneacutee au premier jour du
mois elle sera poursuivie par lrsquoodeur de lrsquoencens (nidorem turis) raquo206 Cette
citation est agrave rattacher au culte en faveur des dieux et des empereurs diviniseacutes
205 Tertullien Apologeacutetique XXX 5-6 laquo Et ego sum cui impetrare debetur famulus ejus qui eum solus observe qui pro disciplina ejus occidor qui ei offero opinam et majorem hostiam quam ipse mandavit orationem de carne pudica de anima innocenti de spiritu sancto perfectam non grana turis unius assis arabicae arboris lacrimasraquo
206 Idem Ad uxorem II VI 1 laquo Moratur dei ancilla cum laribus alienis et inter illos omnibus [hominibus] daemonum omnibus sollemnibus regum incipiente anno incipiente mense nidorem turis agitabitur raquo Texte eacutetabli et traduit par Charles Munier Paris Cerf 1980
106
auxquels on offre des sacrifices drsquoencens Tertullien condamne dans ce billet
agrave son eacutepouse lrsquoimmoraliteacute de la femme chreacutetienne appeleacutee laquo Dei ancilla raquo qui
prend part au culte paiumlen et srsquoadonne volontiers agrave la luxure
Enfin dans un dernier passage tireacute de son œuvre Sur les spectacles ougrave il
met en parallegravele le cirque et le theacuteacirctre Tertullien eacutecrit
Passons maintenant aux repreacutesentations theacuteacirctrales Nous avons deacutejagrave montreacute qursquoelles eacutetaient solidaires des cavalcades du cirque par une origine commune des titres semblables (en raison mecircme de leur appellation originelle de laquo jeux raquo) et de mise en œuvre connexe elles en partagent aussi le ceacutereacutemonial en ce qui regarde la scegravene Car on part pour srsquoy rendre des temples et des autels de la maleacutediction du sang et de lrsquoencens (turis) parmi flucirctistes et trompettistes avec les deux maicirctres ignobles des funeacuterailles et des sacrifices lrsquoordonnateur et lrsquoharuspice207
Tertullien deacutenonce de faccedilon hyperbolique le ceacutereacutemonial des
repreacutesentations theacuteacirctrales qursquoil a en horreur pour sa ressemblance avec le
cirque ougrave plane sans cesse lrsquoombre de la mort Le cortegravege theacuteacirctral beacuteneacuteficie
de tous les honneurs des instrumentistes et des maicirctres de ceacutereacutemonies
funeacuteraires que sont lrsquoordonnateur208 et lrsquoharuspice209 deux personnages cleacutes
dans les ceacutereacutemonies funegravebres accompagneacutees de pompes
Tout compte fait quand Tertullien traite la question de lrsquoencens il
condamne clairement son usage dans les sacrifices en lrsquohonneur des diviniteacutes
paiumlennes et des empereurs diviniseacutes mais il ne srsquooppose pas agrave son usage
dans les funeacuterailles chreacutetiennes Tertullien ne deacutevoile pas clairement le sens
attacheacute au rite drsquoencens dans les funeacuterailles chreacutetiennes Il se contente drsquoen
mentionner lrsquousage funeacuteraire tant chez les paiumlens que chez les chreacutetiens Il ne
fait jamais cas de lrsquousage de lrsquoencens en milieu chreacutetien comme offrande
offerte agrave Dieu contrairement agrave Cyprien
207 Tertullien Les spectacles X 1-2 laquo Transeamus ad scaenicas res quarum et originem communem et titulos pares secundum ipsam ab initio ludorum appelationem conjunctam cum re equestri jam ostendimus apparatus etiam ex ea parte consortes qua ad scaenam a templis et aris et illa infelicitate turis et sanguinis inter tibias et tubas itur duobus inquinatissimis arbitris funerum et sacrorum dissignatore et haruspice raquo Texte eacutetabli et traduit par Marie Turcan Paris Cerf 1986
208 LrsquoOrdonnateur avait pour fonction drsquoorganiser le cirque ou les repreacutesentations theacuteacirctrales ou tout autre eacutevegravenement de la vie priveacutee ou publique 209 Du latin haruspex lrsquoharuspice eacutetait un devin chargeacute drsquointerpreacuteter les volonteacutes des dieux les preacutesages par lrsquoexamen des entrailles des victimes sacrificielles
107
II32 Lrsquoencens chez Cyprien
Dans son vocabulaire Cyprien se sert de deux termes pour deacutesigner
lrsquoencens tus et incensum interchangeables Le contexte global de lrsquousage de
lrsquoencens chez Cyprien est celui du sacrifice offert agrave Dieu Il est le seul qui soit
digne de la fumeacutee de lrsquoencens Il ne nous fournit aucun renseignement sur
lrsquousage de lrsquoencens dans le culte funeacuteraire Lrsquoencens est strictement employeacute
pour ceacuteleacutebrer la diviniteacute agrave la volonteacute et agrave la puissance de laquelle le croyant
reste soumis Nous notons des emplois qui sont des allusions claires agrave des
passages bibliques dans ses œuvres lrsquoAd Quirinum (246-248) le De habitu
virginum (249) et dans sa Correspondance Le premier usage drsquoincensum est
une citation de Malachie 1 11 que nous trouvons dans lrsquoAd Quirinum
montrant lrsquousage de lrsquoencens dans le judaiumlsme Il y est question de la grandeur
du nom du Seigneur ceacuteleacutebreacute chez tous les peuples par lrsquooffrande de lrsquoencens
laquo Car du lever et jusqursquoau coucher du soleil mon nom est glorifieacute chez les
nations et en tout lieu on offrira les odeurs de lrsquoencens en mon nom et un
sacrifice pur parce que mon nom est grand chez les nations deacuteclare le
Seigneur raquo210
La seconde mention de lrsquoencens chez Cyprien dans la mecircme œuvre est la
reprise drsquoune citation de Daniel 3 38 laquo Nous sommes aujourdrsquohui humilieacutes
sur toute la terre agrave cause de nos peacutecheacutes Il nrsquoest plus en ce temps ni prince
ni chef ni prophegravete plus drsquoholocauste ni de sacrifice plus drsquooblation ni
drsquooffrande drsquoencens plus de lieu ougrave trsquooffrir nos preacutemices et trouver miseacutericorde
aujourdrsquohui en ta preacutesence raquo211 Azarias agrave travers sa priegravere reconnaicirct le triste
sort drsquoIsraeumll au cours de sa deacuteportation et de son exil agrave Babylone Il perccediloit
lrsquohumiliation drsquoIsraeumll comme la conseacutequence directe de son peacutecheacute de son
210 Cyprien Ad Quirinum I XVI laquo Quoniam a solis ortu et usque in occasum clarificatum est nomen meum apud gentes et in omni loco odores incensi offeruntur nomini meo et sacrificium mundum quoniam magnum est nomen meum apud gentes dicit Dominus raquo Traduction personnelle 211 Idem Ad Quirinum III XX laquo Sumus humiles in omni terra hodie propter peccata nostra et non est hoc tempore princeps neque propheta neque potestas neque dux neque holocausta neque hostia neque oblatio neque thus neque locus sacrificare coram te hodie et inuenire misericordiam a te raquo
108
refus drsquoeacutecouter son Dieu et de mettre en pratique ses commandements Israeumll
est humilieacute par ses ennemis repreacutesenteacutes ici par Nabuchodonosor roi de
Babylone Ecirctre priveacute de lieu de culte et ne plus ecirctre capable drsquooffrir des
sacrifices et des offrandes drsquoencens au Seigneur sont une veacuteritable deacutecheacuteance
et un immense deacuteshonneur Crsquoest une rupture avec la pratique cultuelle voire
une privation de ce qui est essentiel au salut du peuple Cela est une forme de
mort symbolique pour le peuple un coup dur porteacute agrave sa relation cultuelle agrave
Dieu constitutive de sa vie et de son identiteacute
La troisiegraveme mention relative agrave lrsquoencens chez Cyprien nous renvoie agrave un
chacirctiment dont sont victimes des Israeacutelites qui se sont arrogeacute lrsquoeacutelection
sacerdotale laquo Ce sera un avertissement pour les fils drsquoIsraeumll que quiconque
nrsquoest pas de la race drsquoAaron ne doit pas mettre lrsquoencens (inponere incensum)
devant le Seigneur afin qursquoil ne soit pas traiteacute comme Coreacute raquo 212 Crsquoest
lrsquohistoire de Coreacute Dathan Abiron et des deux cent cinquante autres
dissidents 213 qui se reacutevoltent contre Moiumlse en srsquoattribuant la digniteacute
sacerdotale Moiumlse leur lance un deacutefi qui consiste agrave preacutesenter des offrandes agrave
Dieu Incapables de relever un tel deacutefi ils donnegraverent la preuve de leur indigniteacute
et furent exclus des fonctions sacerdotales lrsquoune est drsquooffrir lrsquoencens
Lrsquointerdiction formelle leur est donc faite drsquooffrir de lrsquoencens dont le sacrifice
nrsquoest reacuteserveacute qursquoaux precirctres de la descendance drsquoAaron Le chacirctiment mortel
qui leur fut infligeacute ainsi qursquoagrave toute leur descendance eacutetait un seacutevegravere
avertissement pour les fils drsquoIsraeumll Crsquoest ainsi que les frontiegraveres sont poseacutees
entre le permis et lrsquointerdit en matiegravere drsquooffrandes drsquoencens Usurper une
identiteacute ou une fonction liturgique est un sacrilegravege et pourrait ecirctre passible de
la peine de mort
Dans son œuvre Sur la conduite des vierges Cyprien en appelle agrave la
sagesse des hommes au travers drsquoun discours contre le mauvais usage de ce
qui est mis agrave la disposition de lrsquohomme pour sa vie
212 Idem Correspondance Lettre LXIX VIII 2 laquo Memoriale inquit filiis Israel ut non accedat quisquam alienigena qui non est ex semine Aaron inponere incensum ante Dominum ut non sit sicut Core raquo 213Nb 16 1-32 Inponere incensum drsquoapregraves la traduction de la Vulgate
109
Dieu a donneacute la voix agrave lrsquohomme cependant non pas pour chanter des chansons drsquoamour ignobles Dieu a voulu qursquoil y ait le fer pour la culture de la terre non pas pour perpeacutetrer des homicides ou bien le Seigneur a creacuteeacute lrsquoencens (tus) le vin pur et le feu est-ce pour sacrifier aux idoles ou parce les troupeaux abondent dans vos champs devrez-vous offrir des sacrifices et des victimes 214
Dans son argumentation Cyprien deacutenonce le mauvais usage des biens que
les paiumlens deacutetournent de leur finaliteacute Parmi ces biens figure lrsquoencens qursquoils
utilisent dans leur culte des diviniteacutes Des offrandes drsquoencens aux idoles ne
sont pas toleacuterables pour un chreacutetien Nous nous rappelons qursquoun des motifs de
la perseacutecution des chreacutetiens eacutetait leur refus du culte des diviniteacutes et aux
empereurs dont les sacrifices drsquoencens faisaient partie La posture des
chreacutetiens contre le culte paiumlen leur valait lrsquoaccusation de crime de legravese-
majesteacute dont la conseacutequence eacutetait parfois la mise agrave mort A contrario les
chreacutetiens qui pendant la perseacutecution de Degravece (qui avait rendu le culte impeacuterial
obligatoire) avaient abjureacute leur foi les lapsi eacutetaient qualifieacutes de
thurificatiturificatiturificatores215 crsquoest-agrave-dire ceux qui ont accepteacute de brucircler
lrsquoencens dans le culte rendu aux dieux Ils ont ainsi renieacute leur foi en consentant
aux sacrifices paiumlens Nous concluons que chez Cyprien les renseignements
sur lrsquoencens renvoient aux sacrifices paiumlens et au culte drsquoIsraeumll dans lrsquoAncien
Testament Il ne nous renseigne pas explicitement sur lrsquousage de lrsquoencens
dans les funeacuterailles ni chez les chreacutetiens ni chez les paiumlens Mais ne
214Cyprien De la conduite des vierges 11 195 laquo Nam et uocem Deus homini dedit et tamen non sunt amatoria cantanda nec turpia et ferrum esse ad culturam terrae Deus uoluit nec homicidia sunt idcirco facienda aut quia tura et merum et ignem Dominus instituit sacrificandum est inde idolis uel quia abundant pecudum greges in agris tuis uictimas et hostias inmolare debebis raquo Traduction personnelle 215 Cyprien Correspondance Lettre LV II 1 laquo Sed enim supervenerunt postmodum aliae litterae tuae per Quintum conpresbyterum missae in quibus animadverti animum tuum Novatiani litteris motum nutare coepisse Nam cum et consilium et consensum tuum firmiter ante fixisses desiderasti in his litteris ut rescriberem tibi quam haeresin Novatianus introduxisset vel Cornelius qua ratione Trofimo et turificatis communicetraquo laquoMais ensuite une autre lettre nous est venue de votre part par lrsquointermeacutediaire de Quintus notre collegravegue dans le sacerdoce ougrave jrsquoai remarqueacute que votre acircme eacutebranleacutee par les lettres de Novatien commenccedilait agrave chanceler En effet apregraves avoir preacuteceacutedemment fixeacute fermement et votre reacutesolution et votre adheacutesion vous exprimiez dans la nouvelle lettre le deacutesir de savoir quelle heacutereacutesie Novatien a introduite et comment expliquer que Corneille communique avec Trofime et ceux qui ont sacrificieacute (thurificatis) raquo De duplici martyrio ad Fortunatum 26 laquoEt interim horres abominandum turificati aut libellati cognomen ipse fortasse turificatis aut libellatis deteriorraquo Ibid 27 laquoNec enim refert quid sonet lingua quae si sonet Christum cum animus sit deditus criminibus non est professio sed hypocrisis abnegatura Christum si metus urgeat qui premit turificatos aut libellatosraquo
110
pourrions-nous admettre implicitement son usage funeacuteraire lorsqursquoil fait
allusion agrave lrsquoencens offert aux diviniteacutes dont font partie les empereurs morts et
diviniseacutes Peut-on conjecturer a minima que lrsquousage de lrsquoencens lors des
funeacuterailles en milieu chreacutetien ne fit pas poleacutemique pendant lrsquoeacutepiscopat de
Cyprien pour justifier lrsquoabsence de renseignements explicites chez lui Mais
voyons ce qursquoil en est chez Lactance
II33 Lrsquoencens chez Lactance
La question de lrsquoencens entre dans la logique de sa lutte contre le
paganisme Lrsquoemploi de tus dans ses œuvres est essentiellement lieacute au culte
en lrsquohonneur des diviniteacutes paiumlennes Chez Lactance aucune mention explicite
nrsquoest faite de lrsquoencens dans les funeacuterailles comme chez son preacutedeacutecesseur
Cyprien La seule allusion plausible agrave lrsquoencens en contexte funeacuteraire ne peut
lrsquoecirctre que par deacuteduction En effet dans son combat contre le polytheacuteisme
Lactance eacutetablit un rapprochement entre la cura mortuorum et la pietas envers
les diviniteacutes paiumlennes Il affirme dans les Institutions divines que les paiumlens
traitent les dieux et les morts de la mecircme maniegravere
Crsquoest donc en vain que les hommes honorent et parent les dieux avec de lrsquoor de lrsquoivoire ou des pierres preacutecieuses comme si tout cela pouvait leur procurer le moindre plaisir De quelle utiliteacute peuvent ecirctre ces cadeaux pour des ecirctres qui ne sentent rien La mecircme chose pour les morts En effet ils confient agrave la terre les corps des deacutefunts embaumeacutes de parfums et enveloppeacutes de vecirctements preacutecieux en recourant au mecircme rituel que pour adorer des dieux qui nrsquoont pas senti le commencement de leur existence et ne se rendent pas compte qursquoils reccediloivent un culte car leur conseacutecration ne leur a pas non plus donneacute de sensibiliteacute216 Lactance affirme drsquoabord que les diviniteacutes paiumlennes reccediloivent des
honneurs qui ne servent agrave rien comme on le fait pour les morts qui ne sentent
plus Cet argumentaire rappelle le Psaume 115217 ougrave le psalmiste raille les
216 Lactance Institutions divines II IV 8-9 laquo Frustra igitur homines auro ebore gemmis deos excolunt et exornant quasi vero ex his rebus ullam possint capere voluptatem Qui usus est pretiosorum munerum nihil sentientibus An ille qui mortuis Pari enim ratione defunctorum corpora odoribus ac vestibus preciosis illita et convolute humi condunt qua deos honorant qui neque cum fierent sentiebant neque cum coluntur sciunt nec enim sensum consecratione sumpseruntraquo 217Bible de Jeacuterusalem Psaume 115 4-7 laquo Leurs idoles or et argent une œuvre de main drsquohomme Elles ont une bouche et ne parlent pas elles ont des yeux et ne voient pas elles
111
diviniteacutes paiumlennes qui bien que doteacutees drsquoorganes de sens et de meacutetaux
preacutecieux faccedilonneacutes pour eux par les paiumlens ne sentent rien
Dans le mecircme temps il nous renseigne sur les rites de lrsquoembaumement au
moyen de parfums de la seacutepulture et de lrsquohabillement du mort Au sujet de
lrsquoembaumement nous ignorons les substances ou les arocircmes auxquels
Lactance fait allusion Lactance affirme la similitude dans le culte rendu aux
diviniteacutes et aux morts laquo Les honneurs que lrsquoon rend aux dieux sont
semblables aux devoirs que lrsquoon rend aux morts raquo
En prenant appui sur cette deacuteclaration de Lactance pouvons-nous deacuteduire
une possibiliteacute quant agrave lrsquousage de lrsquoencens dans lrsquoenvironnement cultuel de la
Rome antique et de ses provinces en Afrique du Nord Mecircme si nous ne
pouvons pas affirmer explicitement lrsquousage de lrsquoencens dans le culte funeacuteraire
sur la base du rapprochement que fait Lactance sans un minimum de
prudence lrsquohypothegravese de son usage paraicirct plausible
De plus pour tourner en deacuterision le culte paiumlen rendu aux diviniteacutes
Lactance fait appel agrave lrsquoautoriteacute du poegravete Perse 218 auteur de Satires qui
deacutedaignait les vases drsquoor dans les temples Il reprend les mots de lrsquoinvitation
de Perse agrave adorer la diviniteacute en esprit et en veacuteriteacute
Droit humain et divin en harmonie dans lrsquoacircme esprit sanctifieacute jusque dans ses replis cœur trempeacute drsquohonnecircteteacute geacuteneacutereuse Voilagrave une conception remarquablement sage Mais il a ajouteacute ce deacutetail ridicule laquo Lrsquoor est dans les temples ce que sont les poupeacutees consacreacutees agrave Veacutenus par une jeune vierge raquo peut-ecirctre les a-t-il meacutepriseacutees agrave cause de leur petite taille En effet il ne voit pas que les statues et les images des dieux faites de la main de Polycegravete dEuphranor et de Phidias avec de lrsquoor et de lrsquoivoire ne sont que drsquoimmenses poupeacutees consacreacutees non pas par des vierges dont les jeux meacuteritent lrsquoindulgence Seacutenegraveque a bien donc raison de se moquer de la sottise de ces vieillards laquo Nous ne sommes pas deux fois enfants comme on le dit drsquohabitude mais nous le sommes toujours la seule diffeacuterence crsquoest que nos jouets sont plus grands Crsquoest pourquoi agrave ces images poupeacutees deacutecoreacutees qui
ont des oreilles et nentendent pas elles ont un nez et ne sentent pas Leurs mains mais elles ne touchent point leurs pieds mais ils ne marchent point de leur gosier pas un murmure raquo
218 Perse est un poegravete latin classique qui assume pleinement la philosophie du stoiumlcisme dans ses Satires Il critique la vision eacutepicurienne de la mort en reprenant un passage de lrsquoOde I 11 drsquoHorace qursquoil cite beaucoup laquo Indulge genio carpamus dulcia nostrum est quod vivis cinis et manes et fabula fies uiue memor leti fugit hora hoc loquor inde est raquo laquo Donne-toi du bon temps Va cueillons les douceurs ta vie elle est agrave nous Un jour tu deviendras cendre macircnes et fable Vis pensant agrave la mort lrsquoheure fuit et deacutejagrave les mots que je prononce srsquoen sont alleacutes drsquoici raquo PIA J laquo Perse poegravete stoiumlcien raquo in Camenae ndeg1 janvier 2007 p 1-9 fait une bregraveve eacutetude sur les Satires dont nous nous inspirons
112
sont leurs jouets ils apportent des onguents de lencens et des parfums ils leur immolent drsquoabondantes et grasses victimes raquo219 Lactance fait ici allusion aux sacrifices drsquoencens en lrsquohonneur des diviniteacutes
paiumlennes En mecircme temps il nous renseigne sur une coutume ancestrale des
Romains qui disposent que lrsquoon offre les instruments de la situation anteacuterieure
aux diviniteacutes quand on change de statut ou de situation professionnelle Crsquoest
ainsi qursquoavant leur mariage les jeunes filles vierges donnaient en offrande
leurs poupeacutees agrave Veacutenus ou Diane (Arteacutemis du cocircteacute grec) Cette offrande qui
symbolisait leur entreacutee dans lrsquoeacutetat matrimonial venait mettre ainsi un terme agrave
leur statut drsquoenfants Varron une source de Lactance rappelle cette tradition
ancienne chez les Romains220 Saint Jeacuterocircme eacutegalement eacutecrit dans une de ses
lettres que les poupeacutees eacutetaient attacheacutees au monde de la jeune fille et
qursquoelles lui eacutetaient offertes en reacutecompense de sa bonne conduite221 Cette
tradition ancienne eacutevoqueacutee par Lactance lui permet drsquoeacutetablir un parallegravele avec
les statues geacuteantes des diviniteacutes qursquoil compare agrave des poupeacutees de grande
stature laquo Agrave ces immenses poupeacutees deacutecoreacutees qui sont leurs jouets ils
apportent des onguents de lrsquoencens (thura) et des parfums raquo222
219 Lactance Institutions divines II IV 14-15 laquo illa enim satius est deo quem recte colas inferre pro munere compositum ius fas que animo sanctos que recessus mentis et incoctum generoso pectus honesto Egregie sapienter que sensit Verum illut ridicule subdidit hoc esse aurum in templis quod sint Veneri donatae a uirgine pupae quas ille ob minutiem fortasse contemserit Non uidebat enim simulacra ipsa et effigies deorum Polycleti et Euphranoris et Phidiae manu ex auro atque ebore perfectas nihil aliut esse quam grandes pupas non a uirginibus quarum lusibus uenia dari potest sed a barbatis hominibus consecratas Merito igitur etiam senum stultitiam Seneca deridet Non inquit bis pueri sumus (ut uulgo dicitur) sed semper Verum hoc interest quod maiora nos ludimus Ergo his ludicris et ornatis et grandibus pupis et unguenta et thura et odores inferunt his opimas et pingues hostias immolant raquo 220 Varron Les satires meacutenippeacutees fragment 4 laquoItaque breui tempore magna pars in desiderium puparum et sigillorum ueniebat raquo 221 Saint Jeacuterocircme De lrsquoeacuteducation des filles Lettre 128 1 laquoItaque Pacatula nostra hoc epistolium post lectura suscipiat Interim modo litterarum elementa cognoscat iungat syllabas discat nomina uerba consociet atque ut uoce tinnula ista meditetur proponantur ei crustula raquo laquo Que la jeune Pacatula reccediloive donc cette lettre pour la lire quelque jour quelle sapplique agrave reconnaicirctre les lettres de lrsquoalphabet agrave former les syllabes agrave apprendre les noms agrave associer les mots pour inciter son ardeur promettez-lui quelques friandises raquo Traduction personnelle 222 Lactance Op cit II IV 15 laquo His ludicris et ornatis et grandibus pupis unguenta et tura et odores inferunt raquo (SC 337) Introduction texte critique traduction et notes par MONAT P Paris Cerf 1987 p 60-61
113
Par ces rapprochements Lactance tourne en deacuterision lrsquoidolacirctrie des
paiumlens Pour lui le paganisme et son culte des idoles sont incompatibles avec
les valeurs chreacutetiennes Il affirme avec deacutetermination que la mort est
preacutefeacuterable agrave lrsquooffrande de lrsquoencens aux diviniteacutes
La seconde allusion au terme tus223 chez Lactance est toujours dans le
mecircme contexte du sacrifice drsquoencens offert aux diviniteacutes Crsquoest le refus de
prendre pour dieux lrsquoouvrage de mains humaines Crsquoest le refus de lrsquoidolacirctrie
qui explique les dispariteacutes voire la contradiction entre croyances paiumlennes et
croyances juives et chreacutetiennes
La troisiegraveme utilisation de tus est tireacutee de lrsquoEacutepitomeacute des Institutions
divines224 ougrave dans une eacutenumeacuteration des dons que les hommes font aux
diviniteacutes Lactance cherche agrave deacutemontrer que les offrandes mateacuterielles sont
inutiles agrave Dieu En revanche la seule offrande qursquoIl deacutesire est avant tout
drsquoordre spirituel celle du cœur pur qui cherche Dieu avec justice 225 Ni
lrsquoencens offert ni les sacrifices drsquoanimaux ne servent agrave rien car ils ne peuvent
apaiser la colegravere divine La justice et la droiture du cœur sont les vrais
remegravedes contre la colegravere de Dieu laquo Crsquoest pourquoi Dieu peut ecirctre apaiseacute non
pas avec de lrsquoencens non pas avec une victime non pas avec des offrandes
preacutecieuses toutes choses peacuterissables mais en reacuteformant sa vie et qui cesse
de peacutecher rend la colegravere de Dieu mortelle raquo 226 Agrave lrsquoeacutevidence Lactance
nrsquoemploie pas laquo tus raquo dans un contexte de funeacuterailles Son usage cultuel
relegraveve du culte rendu aux diviniteacutes paiumlennes auxquelles sont offerts des
sacrifices drsquoanimaux des substances parmi lequels lrsquoencens Pour finir nous
223 Ibid Livre V XVIII laquo Cruciari atque interfici malle quam tura tribus digitis conprehensa in focum iacere tam ineptum uidetur quam in periculo uitae alterius animam magis curare quam suam raquo 224 Lactance Epitomeacute des institutions divines 53 4 laquo Quid hostiae quid tura quid uestes quid aurum quid argentum quid pretiosi lapides conferunt si colentis pura mens non est raquo Introduction texte critique traduction notes et index par PERRIN M Paris Cerf 1978 p 209-209 225 Idem Les institutions divines Livre II 4 laquoUn esprit rempli des sentiments de leacutequiteacute et de la justice et un coeur brillant de lamour de lhonnecircteteacute et de la vertu Il ny a rien de plus raisonnable que ce sentiment raquo 226 Ibid XXI10 laquo Itaque Deus non ture non hostia non pretiosis muneribus quae omnia sunt corruptibilia sed morum emendatione placatur et qui peccare desinit iram Dei mortalem facitraquo
114
analysons lrsquousage de lrsquoencens drsquoapregraves les renseignements que nous fournit
Augustin
II34 Lrsquoencens chez Saint Augustin
Lrsquoencens chez Augustin renvoie agrave une double perspective Il est drsquoabord en
lien avec les sacrifices du paganisme comme les trois auteurs preacuteceacutedents le
faisaient aussi remarquer Ensuite il devient la meacutetaphore de lrsquooratio et de la
sainteteacute chreacutetienne Le contexte geacuteneacuteral de la premiegravere perspective est en lien
avec les divisions et les querelles dans lrsquoEacuteglise que tente de reacutesoudre
Augustin soucieux de son uniteacute et de la communion entre les fidegraveles Elle se
trouve dans le Contra litteras Petiliani eacutecrit entre 400 et 405 en reacuteponse agrave
Peacutetilien un eacutevecircque donatiste de Constantine Lors du passage drsquoAugustin
dans cette localiteacute les chreacutetiens et le clergeacute lui soumettent les lettres de cet
eacutevecircque en le priant de les reacutefuter Le but des lettres drsquoAugustin est de discuter
avec les donatistes par leur repreacutesentant Peacutetilien les raisons qui les ont
pousseacutes agrave la rupture avec lrsquoEacuteglise catholique Son objectif est de leur montrer
la veacuteriteacute avec lrsquoespoir qursquoils se convertissent Augustin rappelle la nature
peacutecheresse de lrsquohomme afin drsquoamener Peacutetilien agrave reconnaicirctre son peacutecheacute qui
nrsquoempecircche pas la validiteacute des sacrements qursquoil administre mecircme srsquoils sont
illicites Ainsi il interpelle son interlocuteur laquo Ne me dis pas lsquoJe ne suis pas
traditeur (traditor) je ne suis pas thurificateur (turificator) je ne suis pas
perseacutecuteurrsquo raquo227 Il nous renvoie agrave lrsquohistoire de lrsquoEacuteglise drsquoAfrique en peacuteriode de
perseacutecutions au temps de Cyprien Les traditeurs qui ont donneacute les livres
saints aux perseacutecuteurs et ceux qui ont consenti aux sacrifices drsquoencens
(thurificatores) font partie des lapsi Avec Peacutetilien Augustin expose sa
theacuteologie sur la validiteacute des sacrements qui ne deacutependent pas de la digniteacute du
ministre mais de la puissance divine agrave lrsquoœuvre par son ministegravere
227 Augustin Traiteacutes anti-donatistes Contra litteras Petiliani II CIII 237 laquo Nolo mihi dicas non sum traditor non sum turificator non sum persecutor raquo Traduction de G Finaert Introduction et notes par B Quinot Paris Descleacutee de Brouwer 1967 p 536-537
115
Dans la seconde attestation crsquoest la mecircme theacuteologie sacramentaire que
nous retrouvons dans son Contra Cresconium eacutecrit entre 405 et 406 ougrave nous
lisons
Je voudrais interroger un par un ceux qui baptisent chez vous et leur demander srsquoils ne sont nullement peacutecheurs Chacun drsquoeux peut me reacutepondre lsquoJe ne suis pas traditeur je ne suis pas thurificateur je ne suis pas adultegravere ni idolacirctre ni enfin heacutereacutetique ni schismatiquersquo mais lsquoJe ne suis pas peacutecheurrsquo je ne sais pas si lrsquoon peut trouver quelqursquoun mecircme rempli drsquoorgueil heacutereacutetique qui ose le dire qui ose le penser je ne sais si quelqursquoun est tellement aveugleacute par lrsquoenflure de la preacutesomption qursquoil aille je ne sais pas jusqursquoagrave proclamer agrave haute voix mais jusqursquoagrave penser dans le silence de son acircme qursquoil nrsquoa pas besoin drsquoadresser agrave Dieu la supplication ougrave nous lui disons lsquoPardonne-nous nos offenses lsquoraquo228 Augustin affirme de nouveau contre Cresconius deacutefenseur de Peacutetilien que
la validiteacute du baptecircme nrsquoest pas lieacutee agrave la sainteteacute de lrsquoadministrant par
conseacutequent il ne faut pas le reacuteiteacuterer lorsqursquoil a eacuteteacute validement donneacute Dans
ses reproches agrave ses adversaires donatistes qui preacutetendent ecirctre irreacuteprochables
et refusent le baptecircme des catholiques il leur oppose la demande du Notre
Pegravere laquo dimitte nobis debita nostra raquo Crsquoest dans son reacutequisitoire contre
Cresconius qursquoil emploie le terme laquo thurificator raquo chargeacute de toute lrsquohistoire des
perseacutecutions en Afrique du Nord au temps de Tertullien jusqursquoagrave celui de
Lactance
En outre Augustin eacutevoque lrsquoencens dans une double signification chargeacutee
de symbolisme Lrsquoencens devient chez lui la meacutetaphore de la priegravere (oratio) et
de la vie vertueuse neacutecessaire agrave la vie de foi Pour en traduire la reacutealiteacute il
utilise les graphies tusthus et incensum Lorsqursquoil mentionne thus au deacutetour
drsquoune argumentation il lui donne un sens tout agrave fait nouveau qui nrsquoest pas le
sens mateacuteriel Dans les Enarrationes in Psalmos 49 21 Augustin affirme
laquo Nous nrsquoallons pas en Arabie chercher de lrsquoencens (hellip) ni fouiller dans les
magasins drsquoun avare neacutegociant Dieu nous demande un sacrifice de
228 Augustin Traiteacutes anti-donatistes Contra Cresconium II XXVIII 35 laquo Vellem singulos interrogare qui baptizant apud uos utrum peccatores omnino non sint Potest enim quilibet eorum mihi respondere Non sum traditor non sum thurificator non adulter non homicida non idolorum cultor non postremo haereticus non schismaticus Non sum autem peccator nescio utrum quisquam uel haeretica superbia reperiri possit qui audeat dicere audeat cogitare nescio utrum quisquam tanto arrogantiae tumore caecetur ut non dicam uoce profiteatur sed uel apud se ipsum tacitus arbitretur non sibi esse necessariam deprecationem in qua dicimus Deo Dimitte nobis debita nostra raquo Traduction de G Finaert Introduction et notes par A C de Veer Paris descleacutee de Brouwer 1968
116
louange raquo229 Drsquoabord Augustin atteste lui aussi que lrsquoArabie est le pays de
lrsquoencens par excellence ougrave les paiumlens vont srsquoapprovisionner pour leur usage
dans les cultes aux dieux et aux morts Crsquoest aussi une faccedilon pour lui
drsquoaffirmer que les chreacutetiens ne sont pas attacheacutes agrave lrsquousage de lrsquoencens dans
leur culte pour devoir en chercher coucircte que coucircte Ce que Dieu leur demande
est de lui offrir un sacrifice de louange Pour Augustin lrsquooffrande agrave Dieu est la
priegravere comme lrsquoexpression de la foi La lettre aux Heacutebreux explicite ce
sacrificium laudis en ces termes laquo Par lui (Jeacutesus) offrons sans cesse agrave Dieu
un sacrifice de louange crsquoest-agrave-dire le fruit de legravevres qui confessent son nom raquo
(He 13 5)
Lrsquoemploi de lrsquoencens chez Augustin est vraiment en lien avec la priegravere dans
un rapprochement meacutetaphorique Lorsqursquoil eacutecrit en effet sur la priegravere de
demande lrsquooratio il explique qursquoelle remplace les sacrifices drsquoanimaux (beacuteliers
bœufs boucs taureaux agneaux gras) et qursquoelle est aussi lrsquoeacutequivalent des
sacrifices drsquoencens (incensum)230 Dans la tradition chreacutetienne tant en Orient
qursquoen Occident le veacuteritable sacrifice de louange est sans nul doute
lrsquoEucharistie qui est lrsquoaction de gracircces de lrsquoEacuteglise et le meacutemorial du sacrifice du
Christ sur la croix Pour faire comprendre agrave son auditoire que Dieu ne peut ecirctre
conditionneacute par aucun sacrifice Augustin affirme dans un style anaphorique
laquo Ainsi Dieu se plaicirct-il du sang Dieu deacutesire-t-il le sang Dieu se deacutelecte-t-il
de la fumeacutee du sacrifice Ou recherche-t-il lrsquoodeur de lrsquoencens ou certains
aromates lui qui creacutee tout lui qui te donne tout raquo231 Crsquoest ainsi que dans
ces phrases ponctueacutees par le terme laquo Deus raquo comme une forme de captatio
benevolentiae Augustin affirme en droite ligne de lrsquoenseignement biblique (1
Sm 15 22 Mc 12 33) que Dieu ne se complaicirct pas dans les sacrifices
drsquoanimaux et drsquoencens
229 Augustin Discours sur les Psaumes I Du psaume 1 au psaume 80 Psaume 49 21 laquoNon imus in arabiam thus quaerere non sarcinas auari negotiatoris excutimus sacrificium laudis quaerit a nobis Deusraquo Paris Cerf 230 Ibid Psaume 65 20 laquo Arietes duces ecclesiae totum corpus Christi loquitur hoc est quod offert Deo Incensum quid est Oratio cum incenso et arietibus Maxime enim arietes orant pro gregibus Offeram tibi boues cum hircis raquo 231 Augustin Sermon 23D 20 laquo Ita uero per sanguinem placatur Deus et sanguinem desiderat deus et fumo sacrificiorum delectatur Deus aut odorem turis uel ceterorum aromatum quaerit qui creat omnia qui tibi dat omnia raquo Traduction personnelle
117
Enfin Augustin qui est teacutemoin et acteur dans les funeacuterailles de sa megravere
Monique ne fait pas cas de lrsquousage de lrsquoencens agrave cette occasion Cela signifie-
t-il que lrsquoencens nrsquoaurait pas eacuteteacute brucircleacute Augustin livre le contenu du testament
laisseacute par Monique pour la ceacuteleacutebration de ses funeacuterailles
Agrave lrsquoapproche du jour de sa deacutelivrance elle nrsquoeut point la penseacutee de faire envelopper somptueusement son corps ou de le faire embaumer avec des aromates ni le deacutesir drsquoun monument de choix ni le souci drsquoun tombeau dans la patrie Non ce nrsquoest pas cela qursquoelle nous recommanda mais seulement de faire meacutemoire drsquoelle agrave ton autel ce fut son deacutesir232 Dans sa description Augustin nous fournit des donneacutees preacutecieuses en
matiegravere funeacuteraire Dans le testament de Monique elle nrsquoa qursquoune seule
preacuteoccupation celle que lrsquoon fasse meacutemoire drsquoelle agrave lrsquoautel du Seigneur crsquoest-
agrave-dire dans la priegravere de lrsquoEacuteglise Elle ne se preacuteoccupe pas drsquoavoir un lieu de
seacutepulture ni drsquoecirctre enterreacutee dans sa terre natale agrave Thagaste Ainsi elle fut
ensevelie agrave Ostie Monique nrsquoa pas non plus exprimeacute le deacutesir que son corps
soit embaumeacute comme cela pouvait se pratiquer dans son environnement de
vie Les aromates (aromata) pour lrsquoembaumement auquel Augustin fait
allusion suscite une question A quelles substances renvoient-ils Seraient-
ce la myrrhe et lrsquoaloegraves connus et employeacutes dans les funeacuterailles Ils furent
employeacutes pour lrsquoensevelissement de Jeacutesus drsquoapregraves le teacutemoignage de
lrsquoEacutevangile laquo Nicodegraveme lrsquohomme qui la premiegravere fois eacutetait venu vers lui de
nuit vint aussi apportant un rouleau de myrrhe et drsquoaloegraves environ cent livres
Ils prirent donc le corps de Jeacutesus et le liegraverent de bandes avec les aromates
comme les Juifs ont coutume de preacuteparer un enterrement raquo (Jn 19 39)233
En deacutefinitive le sujet de lrsquoencens est traiteacute chez Augustin sans reacutefeacuterence
au culte funeacuteraire Augustin ne fait aucune allusion explicite agrave lrsquoencens dans
les funeacuterailles de Monique Chez lui lrsquoencens est surtout eacutevoqueacute dans le culte
rendu aux diviniteacutes paiumlennes Il devient dans une perspective chreacutetienne la
meacutetaphore de la priegravere que le chreacutetien fait monter vers Dieu dans un cœur
fidegravele et droit
232 Idem Confessions IX XIII 36 laquo Illa imminente die resolutionis suae non cogitauit suum corpus sumptuose contegi aut condiri aromatis aut monumentum electum concupiuit aut curauit sepulchrum patrium Non ista mandauit nobis sed tantummodo memoriam sui ad altare tuum fieri desiderauit raquo 233 Mc 16 1 Lc 23 56 24 1
118
En reacutesumeacute lorsque nous abordons la question de lrsquoencens chez les
eacutecrivains chreacutetiens de lrsquoAfrique du Nord deux niveaux drsquoappreacuteciation se
deacutegagent celui tregraves explicite concernant le culte des diviniteacutes et celui plus
implicite relatif au culte des morts Les quatre auteurs africains preacutesenteacutes
attestent son usage chez les paiumlens en lrsquohonneur de leurs diviniteacutes Tertullien
est le seul qui atteste clairement son usage funeacuteraire chez les paiumlens et les
chreacutetiens En conclusion Tertullien qui renseigne de faccedilon explicite sur lrsquousage
funeacuteraire de lrsquoencens chez les chreacutetiens ne le condamne pas Quant agrave
Cyprien Lactance et Augustin leur silence ou leur probable allusion implicite
sur lrsquoempoi funeacuteraire de lrsquoencens ne permet pas de deacutegager leur position
Sont-ils pour ou contre son usage dans le culte rendu aux morts chez les
chreacutetiens Mecircme si les donneacutees manquent pour reacutepondre agrave cette question
nous pouvons conclure ce chapitre sur lrsquoencens en affirmant son usage tant
chez les paiumlens que chez les chreacutetiens Apregraves la question de lrsquoencens nous
analyserons celui de la couronne mortuaire sur la base des informations
fournies par la litteacuterature paiumlenne et chreacutetienne
119
CHAPITRE III LA COURONNE MORTUAIRE
Avant drsquoanalyser la place de la couronne mortuaire chez les premiers
eacutecrivains de lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne nous aborderons le sujet drsquoabord
sous lrsquoangle historique agrave travers la litteacuterature latine paiumlenne Ce canal nous
permet de saisir les multiples usages de la couronne dans lrsquohistoire africaine et
romaine Pour ce faire nous considegravererons trois sources principales La
premiegravere source (la Loi des Douze Tables) touche au droit la deuxiegraveme est
constitueacutee par les œuvres des auteurs classiques paiumlens et la troisiegraveme prend
en compte les eacutecrivains africains chreacutetiens Toutes ces sources nous
permettront drsquoeacutetudier la question de la couronne que lrsquoon pouvait acqueacuterir dans
lrsquoarmeacutee dans lrsquoaregravene et dans la carriegravere civile et qui pouvait aussi ecirctre utiliseacutee
dans les funeacuterailles La finaliteacute des couronnes eacutetait drsquohonorer des heacuteros de
lrsquoEmpire Lrsquohonneur accordeacute agrave certains citoyens gracircce agrave leur victoire avait une
dimension personnelle et familiale si bien que les parents avaient aussi le droit
de jouir de la couronne de leur progeacuteniture Cela se faisait apregraves la mort au
moment de lrsquoexposition du deacutefunt dans la maison mortuaire ou au forum
lorsqursquoil srsquoagissait de hautes personnaliteacutes de la Reacutepublique et de lrsquoEmpire par
exemple Les teacutemoignages de Ciceacuteron et de Pline lrsquoAncien teacutemoins litteacuteraires
de la Loi des Douze Tables corroborent cette disposition leacutegale qui consiste agrave
couronner ceux qui srsquoeacutetaient distingueacutes dans la vie de la Reacutepublique laquo Si
quelqursquoun a gagneacute une couronne par lui-mecircme ou par son argent qursquoelle lui
soit donneacutee pour son meacuterite raquo234
III1 La couronne dans la Loi des Douze Tables
La Loi des Douze Tables date approximativement de 451 agrave 449 av J-C
Elle est la premiegravere disposition de droit priveacute connue de la Rome impeacuteriale et
reacutepublicaine qui nous est parvenue par bribes La matiegravere de la couronne y
est abordeacutee agrave la Table X La couronne participe de la vie sociale dans
lrsquoEmpire elle sert agrave honorer et agrave reacutecompenser les citoyens qui srsquoillustrent dans
234 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Livre XXI V 1 laquo Inde illa XII Tabularum lsquoQuis coronam parit ipse pecuniaeve ejus virtutis suae ergo duitor eirsquo raquo Texte eacutetabli traduit et commenteacute par Jacques Andreacute Paris Les Belles Lettres 1969
120
le domaine social politique ou militaire par exemple Crsquoest ainsi que les
couronnes aiguisaient la convoitise des citoyens qui nrsquoheacutesitaient pas agrave
descendre dans le cirque pour combattre lors des jeux consulaires et agrave y
envoyer aussi leurs esclaves Cet eacutetat de fait conduisit agrave la formulation drsquoun
deacutecret de La Loi des Douze Tables
Que celui qui srsquoeacutetant signaleacute agrave la guerre a meacuteriteacute une couronne pour reacutecompense de sa valeur ou qui dans les combats sacreacutes et les jeux publics a eacuteteacute couronneacute vainqueur soit qursquoil ait eacuteteacute vainqueur en personne soit que ses chevaux ou ses esclaves lui aient obtenu la victoire ait le droit apregraves sa mort ou mecircme son pegravere de porter cette couronne tant que le cadavre est gardeacute agrave la maison et lorsqursquoil sera conduit avec pompe au Forum afin que dans les obsegraveques il jouisse des honneurs qursquoil a meacuteriteacutes de son vivant235
La Loi stipulait que le front du vainqueur dans une course agrave pied au
pugilat ou dans une lutte corps agrave corps dans une guerre reccediloive une
couronne triomphale ou civique Ces couronnes honorifiques poussaient les
citoyens agrave la quecircte de la splendeur et de la puissance et constituaient pour la
Reacutepublique dans la mesure ougrave les jeux preacuteparaient aux activiteacutes militaires
une assurance sur laquelle elle pouvait compter pour deacutefaire lrsquoennemi en
temps de guerre Les ambitions de Rome de dominer lrsquounivers trouvaient leur
justification dans cette ferveur collective autour des couronnes
Quant agrave ce qui touche aux funeacuterailles la Loi des Douze Tables prescrivait
que lrsquoon puisse deacuteposer sur la tecircte du deacutefunt des couronnes qui lui avaient eacuteteacute
deacutecerneacutees durant sa vie dans les jeux publics en raison de sa valeur ou de
sa richesse ayant servi pour une grande cause de la Reacutepublique laquo De lagrave
235 BOUCHAUD M-A Commentaire sur La Loi des Douze Tables Imprimerie de la Reacutepublique Paris 1803 p 293-294 Malgreacute lrsquoancienneteacute du commentaire nous avons preacutefeacutereacute le citer ayant trouveacute que crsquoeacutetait le seul qui fasse une compilation conseacutequente pour notre matiegravere Car nous savons que la Loi des Douze Tables ne nous est connue que par des citations eacuteparses drsquoauteurs tels que Ciceacuteron et Pline lrsquoAncien Nous trouvons le contenu de cette citation chez Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Livre XXI V laquo Namque ad certamina in circum per ludos et ipsi descendebant et servos suos equos que mittebant Inde illa XII tabularum lex quis coronam parit ipse pecuniave eius virtutis suae ergo duitor ei raquo Lrsquoexpression laquo pecuniaue ejus raquo laquovirtutis suae raquo a eacuteteacute sans doute mal comprise par Pline qui pensait qursquoil srsquoagissait drsquoune couronne gagneacutee aux jeux par les esclaves ou les chevaux du vainqueur Il est tregraves probablement question drsquoune reacutecompense deacutecerneacutee agrave un citoyen pour le remercier de lrsquoargent donneacute agrave lrsquooccasion drsquoune famine ou drsquoune calamiteacute ayant eacuteteacute deacuteleacutetegravere au peuple Selon la tradition La Loi des Douze Tables (Lex duodecim tabularum ou Tuodecim Tabulae) graveacutee sur douze tables drsquoairain est le premier corpus de lois romaines eacutecrites par des deacutecemvirs Cette premiegravere codification par les dix membres de la commission (les deacutecemvirs) devait servir la vie de la citeacute et la justice entre pleacutebeacuteiens et patriciens
121
cette loi des XII Tables lsquoSi quelqursquoun gagne une couronne par lui-mecircme ou
par son argent qursquoelle lui soit donneacutee pour meacuteritersquo raquo236 En revanche la Loi
des Douze Tables condamnait le luxe des funeacuterailles comme Ciceacuteron
lrsquoatteste laquo Pas drsquoaspersion coucircteuse ni de couronnes longues ni
drsquoencensoirs raquo 237 En dehors de ces restrictions leacutegales qui excluent le faste
le couronnement eacutetait donc autoriseacute non seulement pendant que le corps eacutetait
exposeacute dans la maison sur un lit de parade mais aussi le jour des obsegraveques
lorsqursquoil eacutetait porteacute agrave travers la ville au bucirccher ou au tombeau Durant
lrsquoexposition du cadavre les proches parents entouraient le mort de fleurs
comme le symbole de la fragiliteacute de la vie humaine et les amis y deacuteposaient
aussi des fleurs et des couronnes En plus drsquointerdire les longae coronae la
Loi interdisait les aspersions (sumtuosa respersio) les fumigations par
lrsquoencens ou par la myrrhe utiliseacutees lors des funeacuterailles qui amplifiaient le faste
de la ceacuteleacutebration Si la premiegravere disposition leacutegale de la Rome reacutepublicaine
admettait la couronne dans son usage social et funeacuteraire elle lrsquoa cependant
codifieacute dans le souci de la sobrieacuteteacute Nous prenons en consideacuteration dans les
lignes qui suivent les renseignements de Pline lrsquoAncien et de Virgile sur la
couronne
III2 Du cocircteacute des auteurs paiumlens
Le premier teacutemoignage que nous faisons valoir sur la couronne est celui de
Pline lrsquoAncien qui nous renseigne sur la nature des couronnes sur leur finaliteacute
et leur usage dans le culte rendu aux morts Il aborde le thegraveme de la couronne
dans son Histoire naturelle lorsqursquoil traite de la nature des fleurs et des
guirlandes Tout en donnant une description de la matiegravere de la couronne il
deacutevoile en quoi consistait son usage Les couronnes eacutetaient drsquoabord tresseacutees
puis cousues ensuite faites de feuilles de nard enfin de tissu de soie En
qualiteacute de polygraphe Pline deacutecrit la couronne et les eacutevolutions constitutives
236 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Livre XXI V 1 Inde illa XII Tabularum laquo Quis coronam parit ipse pecuniave ejus virtutis suae ergo duitor ei raquo 237 Ciceacuteron De legibus Livre II XXIV 60 laquo Ne sumtuosa respersio ne longae coronae nec acerrae praetereantur raquo Traduit par Georges de Plinval Paris Les Belles Lettres 1968
122
de sa matiegravere au travers de lrsquohistoire de Rome Sous sa plume nous
apprenons que les couronnes furent drsquoabord faites de branches drsquoarbres
destineacutees aux vainqueurs des jeux sacreacutes238 ceux-ci sont les sacra certamina
qui ne sont rien drsquoautre que les jeux de la Gregravece (agones) Ensuite elles furent
des fleurs mecircleacutees les unes aux autres remarquables quant agrave leur parfum et agrave
leur couleur Cette invention eut pour initiateur le peintre Pausias239 et le
fleuriste Glycegravere Pline lrsquoAncien atteste laquo Ce fut agrave Sicyone par le geacutenie du
peintre Pausias et de la bouquetiegravere Glycegravere qursquoil aimait passionneacutement raquo240
Pline affirme que cette invention remonte agrave la centiegraveme olympiade crsquoest-agrave-
dire entre 380 et 376 avant JC les premiers Jeux olympiques srsquoeacutetant
deacuterouleacutes selon la tradition agrave lrsquoeacuteteacute 776 av J-C Les couronnes de fleurs
srsquoimposegraverent de plus en plus agrave lrsquousage agrave telle enseigne que lrsquoon importa les
couronnes de fleurs dites Eacutegyptiennes ensuite on inventa les couronnes
drsquohiver fabriqueacutees de lamelles de corne coloreacutees Les Eacutegyptiennes reccedilurent le
nom de corolles gracircce agrave leur finesse Par la suite il y eut des couronnes
conccedilues de minces lames drsquoairain doreacutees ou argenteacutees que lrsquoon appela
corolles (corollae) utiliseacutees en hiver Pline atteste que le tregraves opulent
Crassus241 fut le premier agrave attribuer les corolles (corollae) aux vainqueurs lors
de ses jeux Ces corolles reccedilurent du lustre par adjonction drsquoespegraveces de
bandelettes nommeacutees lemnisques (lemnisci) en imitant les couronnes
eacutetrusques dont les lemnisques eacutetaient en or 242 Le souci de lrsquoornement
238 Pline LrsquoAncien Histoire naturelle XXI III 4 laquo Arborum enim ramis coronari in sacris certaminibus erat primumraquo Traduit et commenteacute par Jacques Andreacute Paris Les Belles Lettres 1969
239 Pausias eacutelegraveve de Pamphilos est le premier artiste qui acquit sa ceacuteleacutebriteacute en peignant agrave lrsquoencaustique son maicirctre drsquoApelle 240 Pline lrsquoAncien Op cit Livre XXI III laquo Sicyone ingenio Pausiae pictoris atque Glycerae coronariae dilectae admodum illi raquo 241 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Livre XXI IV p 28 laquo Crassus Dives primus argento auro que folia imitatus ludis suis coronas dedit raquo laquo Crassus le riche fut le premier qui fit faire avec des feuilles drsquoargent et drsquoor des coronnes artificielles et les donna aux jeux raquo Marcus Licinius Crassus Dives (115-53 avant JC) est connu pour son immense fortune et sa victoire lors de la grande reacutevolte servile de Spartacus en 70 av J-C Il constitua avec Pompeacutee et Jules Ceacutesar le premier triumvirat en 60 av J-C pour lrsquoexercice du pouvoir reacutepublicain 242 Idem Op cit Livre XXI IV p 28 laquo Accesseruntque et lemnisci quos adici ipsarum coronarum honor erat propter Etruscas quibus iungi nisi aurei non debebant raquo laquo On ajouta
123
nrsquoexistait pas jusqursquoagrave ce que P Claudius Pulcher243 les ficirct travailler crsquoest ainsi
qursquoelles furent orneacutees de bracteacutees drsquoor (feuilles drsquoor) agrave la mince lamelle
Nous avons eacutegalement des informations sur les diffeacuterentes sortes de
couronnes qui connurent pas agrave pas un affinement qualitatif Pline nous
renseigne aussi sur les diffeacuterents usages des couronnes et sur les eacutetapes de
leur usage Drsquoabord lieacutee aux combats de cirque ou drsquoamphitheacuteacirctre la
couronne servit dans le domaine cultuel Pline explique que les couronnes
nrsquoont pas comme seule finaliteacute de reacutecompenser les citoyens Elles servent
aussi dans le culte religieux En effet Pline eacutecrit
Les couronnes servaient agrave honorer les dieux les lares publics et priveacutes les tombeaux et les macircnes La plus estimeacutee eacutetait la couronne piqueacutee comme les couronnes solennelles que nous trouvons dans les ceacutereacutemonies sacreacutees des Saliens244 On en vint ensuite aux couronnes de roses Le luxe fit tant de progregraves qursquoon ne prisa plus que les couronnes faites seulement de peacutetales cousus puis les couronnes demandeacutees agrave lrsquoInde ou au-delagrave de lrsquoInde Car la suprecircme eacuteleacutegance eacutetait drsquooffrir des couronnes de feuilles de nard ou de tissu de soie multicolore et inondeacute de parfums245
aussi des lemnisques aux couronnes mecircmes agrave lrsquoimitation des couronnes eacutetrusques auxquelles on ne devait attacher que des lemnisques drsquoor raquo 243 Ibid Livre XXI IV p 28 laquo Puri diu fuere hi caelare eos primus instituit P Claudius Pulcher bratteas que etiam philyrae dedit raquo laquo Ils furent longtemps sans ciselures Le premier agrave les faire ciseler fut P Claudius Pulcher qui ajouta des feuilles drsquoor mecircme aux philyres raquo
Publius Claudius Pulcher qui naquit vers 92 et fut assassineacute le 18 janvier 52 avant J-C fut un ennemi jureacute de Titus Annius Milon et de Ciceacuteron Descendant de lrsquoillustre famille patricienne des Claudii il choisit drsquoappartenir agrave la plegravebe
244 La mythologie raconte au sujet des Saliens ce qui suit laquo Un matin que Numa debout devant la demeure royale tendait en priant les mains au ciel il lui en tomba un bouclier En mecircme temps il entendit une voix qui promettait agrave Rome une prospeacuteriteacute inouiumle tant quil ne perdrait pas ce bouclier Il en fit fabriquer onze autres et pour les garder il fonda un collegravege de douze precirctres dits Saliens parmi les plus nobles Precirctres inspireacutes ils manifestaient leur activiteacute sacerdotale par des processions publiques qui frappaient dune stupeur superstitieuse les profanes Ils deacuteambulaient agrave travers la ville revecirctus dune tunique barioleacutee ceints dune eacutepeacutee le bouclier sacreacute au bras gauche une petite lance dans la main droite Ils avanccedilaient en dansant au son dune flucircte et en psalmodiant des invocations sacreacutees Leur nombre fut doubleacute douze Salii Palatini qui honoraient Mars Douze Salii Collini qui veacuteneacuteraient Quirinus Tous ensembles ils prenaient part aux exercices saltatoires de la fecircte des boucliers sacreacutes (ancilia) en Mars une fois par an ils exeacutecutaient publiquement une danse guerriegravere (saltatio) rythmeacutee par un chant sacreacute raquo (httpmythologicafrromereligionsalienhtm) Dictionnaire des antiquiteacutes romaines et grecques Paris Eacuteditions Moliegravere 2004 p 549
245 Pline lrsquoAncien Op cit Livre XXI VIII laquo Coronae deorum honos erant et larum publicorum privatorumque ac sepulchrorum et manium summaque auctoritas pactili coronae uti Saliorum sacris invenimus sollemnes coronas Transiere deinde ad rosalia Eo luxuria processit ut non esset gratia nisi mero folio sutilibus mox petitis ab India aut ultra Indos Lautissimum quippe
124
La couronne au vu du teacutemoignage de Pline remplissait une triple fonction
Primo les dieux eacutetaient honoreacutes de couronnes lors du culte qui leur eacutetait
rendu Secundo les couronnes eacutetaient offertes aux lares esprits protecteurs
qui repreacutesentaient dans la croyance romaine les acircmes des morts246 Ces lares
eacutetaient censeacutes assurer la protection de lrsquointeacuterieur de la maison sur toute la
famille et ses richesses Ils eacutetaient regardeacutes comme des geacutenies tuteacutelaires Ils
avaient leur autel dans le foyer domestique dans un coin ougrave leurs statues
eacutetaient placeacutees Les foyers les plus aiseacutes avaient leur lararium une sorte
drsquooratoire particulier ougrave se deacuteroulait le culte en leur faveur Ils recevaient mecircme
des libations drsquoencens Ce sont ces geacutenies protecteurs qui avaient droit agrave des
couronnes dans le cadre du culte comme nous lrsquoatteste Pline lrsquoAncien Tertio
drsquoapregraves le teacutemoignage de Pline les morts ordinaires eacutetaient honoreacutes par des
couronnes celles qursquoils avaient probablement gagneacutees dans leur vie et celles
que les vivants auraient pu leur donner comme ultime hommage posthume
Leurs tombes en eacutetaient ainsi honoreacutees comme signe visible de leur valeur
Ce couronnement pourrait aussi signifier que la gloire qursquoils ont reccedilue au cours
de leur existence devait ecirctre manifesteacutee jusque dans leur derniegravere demeure
Ensuite Virgile ne nous renseigne pas sur la couronne mortuaire mais sur
son usage dans la vie sociale En effet dans le Livre V de lrsquoEneacuteide la
couronne est le fruit drsquoune reacutecompense meacuteriteacutee suite agrave un exploit Elle est
destineacutee agrave reacutecompenser les galeacuteriens victorieux dans les jeux nautiques laquo Et
drsquoabord on place bien en vue au milieu de lrsquoenceinte les treacutepieds sacreacutes les
vertes couronnes (virides coronae) et les palmes les armes les vecirctements de
pourpre un talent drsquoargent et un talent drsquoor tous les prix des vainqueurs Puis
du haut drsquoun tertre la trompette annonccedila lrsquoouverture des jeux raquo 247 Nous
sommes dans une situation de compeacutetition acircpre ougrave les acteurs en scegravene
rivalisent drsquoardeur de force musculaire et de puissance mentale Au terme
habetur e nardi folio eas dari aut veste Serica versicolori unguenta madida Hunc habet novissia exitum luxuria feminarum raquo 246 Dictionnaire des antiquiteacutes grecques et romaines Paris Eacuteditions Moliegravere 2004 p 354-355
247 Virgile lrsquoEneacuteiumlde V 109-113 laquo Munera principio ante oculos circoque locantur in medio sacri tripodes uiridesque coronae et palmae pretium uictoribus armaque et ostro perfusae uestes argenti aurique talenta et tuba commissos medio canit aggere ludos raquo Traduit par Andreacute Bellessort Paris Les Belles Lettres 1974
125
les vainqueurs reccediloivent en reacutecompense des biens divers dont les
couronnes vertes qui sont lrsquoun des symboles de la victoire
Dans le mecircme livre lorsque Virgile fait remonter agrave Eacuteneacutee lrsquoorigine des jeux
troyens institueacutes par Sylla et remis en honneur par Auguste il peint pour les
jeux eacutequestres un deacutefileacute drsquoenfants cavaliers portant sur leur chevelure une
couronne laquo Tous (pueri) portaient sur la tecircte une couronne bien tailleacutee selon
la coutume raquo 248 Nous nrsquoavons ici aucune preacutecision sur la matiegravere de la
couronne Nous savons seulement drsquoapregraves Virgile que les enfants cavaliers
de ces jeux de cirque portaient des couronnes et jouaient un rocircle mimeacutetique
(simulacrum) dans lrsquoaregravene249
Drsquoapregraves le teacutemoignage de Virgile au Livre VII le feu allumeacute sur lrsquoautel par
Latinus preacutesageait une grande guerre Ce mecircme feu embrasa la jeune Lavinia
et sa couronne constelleacutee de pierres preacutecieuses laquo Tandis que la vierge
Lavinia enflamme les autels avec de chastes torches et se tient aupregraves de son
pegravere on vit lrsquohorreur Ses longues tresses prendre feu tous ses atours brucircleacutes
par la flamme creacutepitante sa royale chevelure et sa couronne eacutetincelante de
gemmes embraseacutees raquo250
La couronne chez Virgile est accordeacutee en reacutecompense drsquoun meacuterite
reconnu aux jeux elle sert eacutegalement comme ornement de la tecircte La
couronne chez lui est aussi porteacutee par des enfants crsquoest le cas particulier
des enfants cavaliers qui portent des couronnes de branches drsquoolivier au
cours drsquoun deacutefileacute Virgile ne teacutemoigne pas de lrsquousage funeacuteraire de la couronne
mais de son usage dans la vie sociale Il est chez lui un eacuteleacutement reacuteveacutelateur du
statut du personnage (comme crsquoest le cas de Lavinia) de la valeur de lrsquoindividu
(comme dans le cas des galeacuteriens) et de la gloire de la Reacutepublique dans les
jeux de cirque
248 Virgile Ibid V 556 p 149 laquo Omnibus in morem tonsa coma pressa corona raquo
249 Ibid V 583 laquo Inde alios ineunt cursus alios que recursus adversi spatiis alternos que orbibus orbes impediunt pugnae que cient simulacra sub armis et nunc terga fuga nudant nunc spicula vertunt infensi facta pariter nunc pace ferunturraquo 250 Ibid Livre VII 72-76 laquo Castis adolet dum altaria taedis et juxta genitorem astat Lavinia virgo visa (nefas) longis comprendere crinibus ignem atque omnem ornatum flamma crepitante cremari regalisque accensa comas accensa coronam insignem gemmis raquo Texte eacutetabli et traduit par Jacques Perret Paris Les Belles Lettres 2007
126
Ces diffeacuterents usages des couronnes en milieu paiumlen seront deacutesavoueacutes
voire condamneacutes par les eacutecrivains chreacutetiens de lrsquoAfrique du Nord Ni
lrsquoengouement que provoquaient les couronnes chez les citoyens ni lrsquousage
cultuel de la couronne en lrsquohonneur des dieux ni son usage funeacuteraire ne
recevront de creacutedit de leur part Mais les couronnes ne disparaicirctront pas pour
autant Elles seront plutocirct valoriseacutees doteacutees drsquoun sens nouveau dans une
perspective nouvelle
III3 La couronne mortuaire chez les auteurs chreacutetiens
Notre objectif est de mettre en lumiegravere leur opposition agrave la couronne telle
que le paganisme lrsquoutilisait comme objet de reacutecompense citoyenne drsquoune part
et comme eacuteleacutement participant au culte en lrsquohonneur des diviniteacutes et des morts
de lrsquoautre Nous voulons par ailleurs comprendre le sens que Tertullien
Cyprien Lactance et Augustin attribuent agrave la couronne dans une perspective
chreacutetienne
III31 Tertullien et la couronne
Nous ne pouvons pas traiter le sujet sur la couronne chez Tertullien sans
nous rappeler qursquoil y a consacreacute tout un traiteacute le De corona dateacute de 211 que
son De corona (211-212) srsquoinspire du De coronis de Claudius Saturninus251
auteur du 2e siegravecle Le traiteacute de Tertullien fut eacutecrit sous le regravegne conjoint de
Caracalla et Geacuteta qui succeacutedegraverent agrave leur pegravere Septime Seacutevegravere mort en 211 Il
est adresseacute agrave des soldats de lrsquoEmpire inteacuteresseacutes par le mithriacisme venu de
Perse par leur biais Signalons au passage que le mithriacisme avait des
ressemblances eacutetranges avec le christianisme Agrave ce sujet Philippe Henne qui
251Tertullien lui-mecircme parle de ses liens litteacuteraires avec Claudius Saturninus dans son œuvre La corona 7 6 laquo Plura quaerentibus omnia exhibebit praestantissimus in hac quoque materia commentator claudius saturninus Nam est illi de coronis liber et origines et causas et species et sollemnitates earum ita edisserens ut nullam gratiam floris nullam laetitiam frondis nullum caespitem aut palmitem non alicuius capiti inuenias consecratum quo satis instruamur quam alienum iudicare debeamus coronati capitis institutionem ab eis prolatam et in eorum deinceps honorem dispensatam quos saeculum deos credidit raquo Texte eacutetabli et traduit par Jacques Fontaine Paris PUF 1966 Ibid 10 9 12 1 13 8
127
rappelle les connaissances de Tertullien sur le mithriacisme eacutecrit laquo Le
mithriacisme a de quoi troubler De nombreux points communs dans la liturgie
et dans la doctrine le relient au christianisme Tertullien connaicirct bien
lrsquoimportance de ce culte puisque son pegravere eacutetait dans lrsquoarmeacutee Il veut donc
mettre en garde contre une quelconque confusion rejeter la couronne
militaire peut ecirctre interpreacuteteacutee de diverses faccedilons raquo252 Le contexte de lrsquoœuvre
de Tertullien est celui du donativum impeacuterial dont beacuteneacuteficiaient les troupes
drsquoAfrique agrave Lambegravese pregraves de Carthage Ce donativum253 consistait en des
avantages en argent accordeacutes aux soldats de lrsquoEmpire par Caracalla et Geacuteta
Ceux-ci avaient non seulement un devoir drsquoalleacutegeance agrave lrsquoempereur mais
encore un devoir de veacuteneacuteration envers lui Philippe Henne nous eacuteclaire sur le
sujet lorsqursquoil eacutecrit laquo Les troupes srsquoassemblent Bien ordonneacutees elles deacutefilent
devant leurs officiers Les hommes portent la couronne militaire Crsquoest la
mecircme couronne de laurier qursquoils portent quand chaque anneacutee ils precirctent
serment devant les Ceacutesars ou leur image une seconde fois au Capitole raquo254
Crsquoest au cours de cette ceacutereacutemonie militaire solennelle qursquoun soldat chreacutetien
provoque le scandale en refusant non seulement la couronne mais encore
en professant publiquement sa foi255 Tertullien prend appui sur lrsquoexemple de
ce soldat audacieux pour faire lrsquoeacuteloge appuyeacute de sa bravoure et pour fustiger
les chreacutetiens qui se sont deacutesolidariseacutes de cette attitude exemplaire Il srsquoefforce
dans son traiteacute de deacutemontrer lrsquoincongruiteacute du port de la couronne qui deacutenote
selon lui un manque de bon sens de la part des paiumlens Il se livre agrave une
poleacutemique mordante et tranchante agrave propos de ce qursquoil considegravere comme
vaniteacute et idolacirctrie
252 HENNE P Tertullien lrsquoAfricain Paris Cerf 2011 p 193 Sur Mithra et son culte voir les travaux de R Turcan par ex dans Les cultes orientaux dans le monde romain Paris 2004 p 193-241 253 Dictionnaire des antiquiteacutes grecques et latines Paris Eacuteditions Moliegravere p 239 254 HENNE P Op cit p 188 Tertullien La couronne 12 Texte eacutetabli et traduit par Jacques Fontaine Paris PUF 1966 255 Tertullien La couronne 1
128
Qursquoy a-t-il de plus indigne de Dieu que ce qui est digne de lrsquoidole Mais qursquoy a-t-il de plus digne de lrsquoidole que ce qui lrsquoest aussi du mort Car crsquoest aussi un privilegravege des morts que drsquoecirctre couronneacutes puisqursquoaussi bien ils deviennent eux-mecircmes aussitocirct des idoles agrave la fois par leur toilette et la parure de leur conseacutecration Ce qui est pour nous une seconde varieacuteteacute drsquoidolacirctrie256
Tertullien atteste la double signification de la couronne employeacutee dans le
culte rendu aux dieux et aux empereurs diviniseacutes avant mecircme leur mort ainsi
que dans celui des morts En mecircme temps il reacutecuse cette coutume paiumlenne agrave
laquelle les chreacutetiens ne doivent pas srsquoattacher Tertullien est mucirc par sa foi
chreacutetienne et il refuse de la compromettre en tombant dans le laxisme ou en
se laissant gagner par la peur encore moins par lrsquoignorance Sa position
srsquoinscrit dans la ligne apologeacutetique en faveur du christianisme et contre le
paganisme ambiant Le chreacutetien se doit drsquoadorer Dieu seul et se deacutetourner des
idoles qui ne sont que des inventions humaines Crsquoest ainsi que lrsquoattitude
exemplaire du soldat eacutevoqueacute plus haut est non seulement juste aux yeux de
Tertullien mais elle devient un paradigme de lrsquoopposition et de lrsquoaffrontement
parfois tragique entre la militia Dei que repreacutesentent les chreacutetiens les vrais
adorateurs et la militia Caesaris crsquoest-agrave-dire tous ceux qui srsquoadonnent agrave
lrsquoidolacirctrie La couronne qui fait poleacutemique est celle que porte le chreacutetien dans
le culte des diviniteacutes et aux empereurs La mort est agrave ses yeux preacutefeacuterable agrave
lrsquoidolacirctrie qui est un parjure contre Dieu Tertullien invite ses coreligionnaires agrave
assumer avec audace leur identiteacute nouvelle Cette condamnation de la
couronne porteacutee en lrsquohonneur des dieux et de lrsquoempereur diviniseacute est une
incitation agrave assumer les conseacutequences dramatiques que sont les tortures et le
martyre La mecircme theacutematique du martyre est traiteacutee dans son Ad martyras ougrave
il incite les chreacutetiens agrave ne pas le fuir mais agrave lrsquoaffronter plutocirct avec force drsquoacircme
De plus le traiteacute De corona mentionne au passage la corona mortui celle
que paiumlens et chreacutetiens font porter au mort pendant les funeacuterailles et celle dont
est orneacute sa tecircte ou sa tombe Tertullien critique le port de la couronne
mortuaire et srsquoen prend aux chreacutetiens qui pratiquent ou cautionnent le rite Il
nrsquoadmet pas que les morts soient eacuteleveacutes au rang de diviniteacutes et reccediloivent ainsi
256 Ibid 10 1-2 laquo Quid enim tam indignum Deo quam quod dignum idolo Quid autem dignum idolo quam quod et mortuo Nam et mortuorum est ita coronari quoniam et ipsa idola statim fiunt et habitu et cultu consecrationis quae apud nos secunda idolatria est raquo
129
des honneurs indus de la part des vivants Les paiumlens divinisent certains de
leurs morts et par le fait leur rendent un culte au mecircme titre que les autres
diviniteacutes Ainsi dans sa logique le fait de couronner le mort est une forme de
conseacutecration qui place le mort et lrsquoobjet cultuel au mecircme rang que les diviniteacutes
paiumlennes La couronne devient alors un idolothyte et une idole en mecircme
temps Il est eacutevident que Tertullien force deacutemesureacutement sa deacutemonstration afin
de faire coiumlncider la divinisation du mort et celle de la couronne Cela lui
permet drsquoassimiler la couronne agrave une laquo secunda idolatria raquo Comme la finaliteacute
est de toute eacutevidence de deacutetourner le chreacutetien de cette coutume paiumlenne la
coheacuterence argumentative passe donc au second plan Lrsquoessentiel est la
nouvelle perspective qursquoil ouvre sur la couronne le nouveau sens qursquoil lui
donne conformeacutement agrave sa foi de chreacutetien En effet pour Tertullien le chreacutetien
doit rechercher uniquement la couronne que Dieu seul donne Pour lrsquoobtenir il
se doit drsquoimiter son maicirctre Jeacutesus qui a porteacute la couronne drsquoeacutepines Crsquoest dans
cette identification que le disciple qui offre sa vie dans le martyre obtiendra la
couronne immarcescible que mentionne lrsquoapocirctre Pierre dans son exhortation
aux responsables de communauteacutes des cinq provinces romaines drsquoAsie
Mineure laquo Et quand paraicirctra le souverain berger vous recevrez la couronne
de gloire qui ne se fleacutetrit pas raquo (1 Pierre 5 4) En suivant son maicirctre et berger
le Christ jusqursquoau don de sa vie dans lrsquoacceptation courageuse du martyre il
reccediloit la glorieuse couronne immateacuterielle qui est la vie sans prix avec Dieu
dans les demeures ceacutelestes
Par ailleurs lrsquoeacutepigraphie africaine de lrsquoAfrique chreacutetienne datant de la
peacuteriode de Tertullien atteste le rite du couronnement en milieu paiumlen Nous
trouvons un exemple dans le Corpus Inscriptionum Latinarum (CIL)257 En
effet le CIL VII 9052 contient une inscription africaine de Sour-El-Ghoslane
(anciennement Auzia258) ville situeacutee au nord de lrsquoAlgeacuterie Cette inscription
dateacutee du IIIe siegravecle enjoint que soient ceacuteleacutebreacutes annuellement des jeux au profit
de la ville Le testateur du nom de L Cassius Restutus est un deacutecurion de sa
257 BAUS K Der Kranz in Antike und Christentum Eine religionsgeschichtl Untersuchg mit bes Beruumlcks Tertullians Postberg 1940
258 CAMPS G laquo Auzia raquo Encyclopeacutedie berbegravere 8 Auregraves ndash Azrou Aix-en-Provence Edisud 1990 p 1187-1189
130
ville Il avait prescrit par testament scelleacute et financeacute que soit ceacuteleacutebreacute le jour
anniversaire de sa mort et de celui de sa femme Clodia Luciosa Le testament
preacutevoyait une distribution drsquoargent aux deacutecurions et agrave leurs greffiers et des
jeux pour la ville Cette disposition preacutevoyait eacutegalement les rites de lrsquoaspersion
de lrsquoonction et du couronnement des statues du mari et de la femme et deux
cierges devaient brucircler de lrsquoencens devant elles Ce sont les heacuteritiers chargeacutes
de lrsquoexeacutecution du testament qui firent eacuteriger le monument sur lequel avaient
eacuteteacute graveacutees ces dispositions Le couronnement des morts par leur monument
funeacuteraire est une pratique indeacuteniable Cet emploi cultuel de la couronne pour
honorer les dieux les lares et les macircnes eacutetait inadmissible pour Tertullien Les
fonctions de la couronne dans le paganisme ne pouvaient pas avoir
lrsquoassentiment de Tertullien qui les voyait comme des moyens drsquoexpression de
lrsquoidolacirctrie Selon lui toutes les raisons qui peuvent justifier le port de la
couronne quel que soit le contexte militaire ou funeacuteraire manquent de
pertinence Ainsi il eacutecrit
Nous avons eacutenumeacutereacute comme je le juge toutes les raisons Aucune nrsquoa rien de commun avec nous elles sont toutes eacutetrangegraveres profanes et illicites et deacutejagrave abjureacutees une fois pour toutes dans la prestation du serment Celles-ci nrsquoeacutetaient que les pompes du diable et de ses anges les digniteacutes du siegravecle les honneurs les solenniteacutes les populariteacutes les vœux mensongers les servitudes humaines les vaines louanges les gloires honteuses et parmi toutes ces raisons de lrsquoidolacirctrie ainsi que par le recensement des couronnes par lesquels toutes ces choses sont vaines259
Pour Tertullien le chreacutetien qui a abjureacute tout cela dans le baptecircme doit
rester fidegravele jusqursquoau bout laquo Pour commencer par le baptecircme avant de
descendre dans leau sur le lieu et un peu avant leacuteglise nous jurons sous la
main du pontife que nous renonccedilons agrave Satan agrave ses pompes et agrave ses anges
259 Tertullien De corona 13 7 laquo Uniuersas ut arbitror causas enumerauimus nec ulla nobis cum est omnes alienae profanae illicitae semel iam in sacramenti testatione eieratae - haec enim erunt pompae diaboli et angelorum eius saeculi officia honores sollemnitates popularitatis falsa uota humana seruitia laudes uanae gloriae turpes - et in omnibus istis idololatriae in solo quoque censu coronarum quibus omnia ista redimita sunt Omnes (causae) alienae profanae inlicitae raquo
131
ensuite nous sommes plongeacutes trois fois reacutepondant agrave quelque chose de plus
que le Seigneur na preacuteciseacute dans son Eacutevangile raquo260
Tertullien ayant probablement connu par son passeacute paiumlen les combats
pour la couronne dans lrsquoaregravene les ceacutereacutemonies et lrsquoapparat qui accompagnent
le couronnement nous comprenons aiseacutement qursquoil ait eu apregraves sa conversion
au christianisme de lrsquoaversion pour ces pratiques odieuses barbares et
indignes de son point de vue Ce contexte geacuteneacuteral de la couronne militaire lui
permet drsquoeacutevoquer dans son De corona le cas particulier de la couronne
mortuaire qursquoil rejette sans reacuteserve
Le couronnement des morts implique selon Tertullien une croyance en
leur divinisation Dans cette logique nous comprenons pourquoi il rejette
cateacutegoriquement cet usage Il exalte une seule couronne que le chreacutetien doit
rechercher crsquoest la couronne du martyre dans lequel Tertullien appelle aussi
le chreacutetien agrave se glorifier laquo Ad martyrii palmas gloriare raquo261 Elle lrsquoidentifie agrave la
couronne drsquoeacutepines du Christ (spinae Domini) symbole fort de la souffrance
endureacutee Tertullien rappelle en effet la passion du Seigneur et lrsquoinjustice qursquoil a
endureacutees Il les preacutesente afin de stimuler les chreacutetiens en butte agrave la
perseacutecution laquo Fecerat enim spinas ex quibus Christum coronauerat et non
iustitiam sed clamorem quo in crucem eum extorserat raquo262
En acceptant de porter une telle couronne le chreacutetien est sucircr de porter la
glorieuse et lrsquoindestructible couronne que lui remettra le Christ apregraves sa mort
Tertullien srsquoexprime ainsi au sujet du soldat chreacutetien qui srsquoest deacutepouilleacute de ce
qui faisait de lui un soldat agrave la solde de lrsquoEmpire et precirct agrave affronter les
conseacutequences de sa deacutesobeacuteissance militaire laquo Maintenant couvert par
260 Ibid 3 2-3 laquo Denique ut a baptismate ingrediar aquam adituri ibIdem sed et aliquanto prius in ecclesia sub antistitis manu contestamur nos renuntiare diabolo et pompae et angelis eius Dehinc ter mergitamur amplius aliquid respondentes quam Dominus in euangelio determinauit raquo 261 Tertullien Les spectacles (De spectaculis) XXIX 3 laquo Glorifiez-vous des palmes du martyre raquo Introduction texte critique traduction commentaire de Marie Turcan Paris Cerf 1986 262 Tertullien Adversus Marcionem 3 (CPL 0014) laquo En effet il (le peuple) avait fait des eacutepines dont il avait couronneacute le Christ et sans justice mais dans la clameur il lrsquoavait disloqueacute sur la croix raquo Traduction personnelle La mecircme citation est textuellement reprise par Tertullien dans son traiteacute Aduersus Iudaeos 13
132
lrsquoespeacuterance de son sang chausseacute comme lrsquoEacutevangile y preacutepare ceint du glaive
de la parole de Dieu tout armeacute par lApocirctre et mieux couronneacute (coronatus) de
la blanche couronne du martyre il attend en prison la largesse du Christ
(donativum Christi) raquo263 Tertullien montre lrsquoattitude irreacuteprochable du soldat qui
va jusqursquoau bout de sa confession de foi Il recevra le donativum non plus de
lrsquoempereur mais du Christ lui-mecircme qui donne un donativum supeacuterieur gracircce
au couronnement par le martyre audacieusement consenti Venons-en agrave la
vision de Cyprien sur la couronne qui rejoint en partie celle de Tertullien
III32 La couronne chez Cyprien
Lorsque nous consideacuterons la theacutematique de la couronne chez Cyprien
nous nous apercevons qursquoelle est en lien avec les perseacutecutions auxquelles les
chreacutetiens de son temps sont en butte Nous percevons chez Cyprien un lien
avec Tertullien quant au regard chreacutetien sur la couronne en tant qursquoelle est
symbole de souffrance et de gloire Au travers de sa Correspondance il eacutetablit
une correacutelation entre le martyre des chreacutetiens et la couronne de gloire qursquoils
recevront en reacutecompense de leur fideacuteliteacute Au cœur des perseacutecutions Cyprien
essaie en sa qualiteacute de pasteur contraint agrave lrsquoexil de reacuteconforter les chreacutetiens
afin qursquoils aillent jusqursquoau bout de leur teacutemoignage au Christ avec qui ils sont
destineacutes agrave vivre apregraves les eacutepreuves de cette vie Il eacutecrit sur la foi ferme et
perseacuteveacuterante des confesseurs qui progressent laquo ad accipiendam
coronam raquo 264 Il y fait mention de lrsquoexemplariteacute de teacutemoins aux visages
multiples tels que des vieillards des eccleacutesiastiques des hommes Il fait
lrsquoeacuteloge de femmes qursquoil qualifie de laquo beatae raquo non seulement pour leur
consentement au martyre qui les megravene au bonheur mais encore pour leur
capaciteacute agrave donner du courage aux autres femmes dans le teacutemoignage
263 Idem De corona 1 3 laquo Et nunc rufatus sanguinis sui spe calciatus de euangelii paratura succinctus acutiore uerbo dei totus de apostolo armatus et de martyrii candida melius coronatus donatiuum Christi in carcere expectatraquo 264 Cyprien Correspondance Lettre VI I 2
133
laquo De bienheureuses femmes qui partagent la gloire de votre confession
fidegraveles au Seigneur ne sont pas seulement pregraves de recevoir elles-mecircmes la
couronne mais ont de plus donneacute aux autres femmes un exemple de
courage raquo265
La couronne est sans nul doute celle qui vient couronner une vie de
teacutemoignage jusqursquoagrave la mort elle nous renvoie donc agrave lrsquoeacutetat ceacuteleste agrave la vie
dans la gloire de Dieu La couronne devient ainsi la meacutetaphore de la vie
eacuteternelle en Dieu que donne la mort par le martyre Elle est une image de la
vie du chreacutetien dans le Royaume de Dieu de son triomphe apregraves les affres
des perseacutecutions Crsquoest ainsi que Cyprien formule le vœu que les confesseurs
puissent laquo parvenir agrave la gloire de la couronne ceacuteleste raquo 266 (ad coronae
caelestis gloriam pervenire)
Cyprien deacuteveloppe toute sa conviction sur le sens de la mort pour le
chreacutetien une mort qui est preacutecieuse conformeacutement aux Eacutecritures dont il cite
un verset laquo Elle est preacutecieuse aux yeux de Dieu la mort de ses justes raquo267
laquo cette mort preacutecieuse est celle qui achegravete lrsquoimmortaliteacute au prix du sang qui
reccediloit la couronne en deacuteployant le suprecircme courage raquo268 Le lien entre la
couronne glorieuse et la mort comme conseacutequence du martyre est
indissociable Cette couronne ceacuteleste est le partage des confesseurs et des
martyrs qui teacutemoignent des mecircmes vertus celles du courage de la constance
et de la perseacuteveacuterance dans la foi Elle est le prix drsquoun laquo agon caelestis raquo
remporteacute au bout drsquoun effort soutenu comme si le martyre tel un combat
acharneacute fait partie du dessein de Dieu pour la gloire des fidegraveles Nous
sommes dans la vision paulinienne des eacuteveacutenements qui touchent le quotidien
265 Saint Cyprien Correspondance Lettre VI III 1 laquo Beatas etiam feminas quae vobiscum sunt in eadem confessionis Gloria constitutae quae dominicam fIdem tenant non solum ipsae ad coronam proximae sunt sed et ceteris quoque feminis exemplum de sua constantia praebuerunt raquo 266 Ibid Lettre VI IV laquo Opto uos fratres carissimi ac beatissimi in Domino semper bene ualere et ad coronae caelestis gloriam peruenire raquo 267 Ps 115 25 Cyprien Correspondance Lettre X II 3 laquo Pretiosa est in conspectu Dei mors iustorum eius raquo 268 Saint Cyprien Correspondance Lettre X II 3 laquo Pretiosa mors haec est quae emit inmortalitatem pretio sui sanguinis quae accepit coronam Dei consummatione uirtutis raquo
134
de notre existence ougrave lrsquoApocirctre perccediloit la main de la Providence divine laquo Ceux
que Dieu aime Il fait tout concourir agrave leur bien raquo (Rm 8 28) Mecircme si la mort
par le martyre nrsquoest pas voulue par Dieu elle devient un instrument pour sa
gloire et pour la victoire de ses fidegraveles En tant qursquoil est la souffrance suprecircme
la couronne lui est intrinsegraveque si bien que lrsquoEacuteglise-megravere qui pleure amegraverement
ses enfants trouve aussi de la joie de les savoir deacutejagrave couronneacutes Leur
vaillance dans lrsquoeacutepreuve agonistique ougrave Dieu est engageacute avec eux est source
de gloire et drsquoexaltation par la couronne269
Il semble important de noter que Cyprien emploie le terme corona en lien
avec pax Apregraves le combat pour la foi les martyrs reccediloivent de Dieu la paix
Nous trouvons en effet dans ses eacutecrits les expressions corona pacis270 in
pace coronam dare271 Il y a aussi lrsquoexpression corona vitae272 inspireacutee du livre
de lrsquoApocalypse 2 10 Lrsquoexpression est eacutegalement citeacutee par Tertullien dans
son De corona273 ainsi que par Augustin dans son Speculum274 Il est eacutevident
que cette couronne est lieacutee agrave la paix que Dieu donne apregraves les atroces
269 Ibid Lettre X IV 4 laquo Hic est agon fidei nostrae qua congredimur qua uincimus qua coronamur Hic est agon quem nobis ostendit et beatus apostolus Paulus in quo oportet nos currere et ad coronae gloriam peruenire raquo 270 Cyprien de Carthage La bienfaisance et les aumocircnes 26 13 laquo Praeclara et diuina res fratres carissimi salutaris operatio solacium grande credentium securitatis nostrae salubre praesidium munimentum spei tutela fidei medela peccati res posita in potestate facientis res et grandis et facilis sine periculo persecutionis corona pacis uerum dei munus et maximum infirmis necessarium fortibus gloriosum quo christianus adiutus perfert gratiam spiritalem promeretur christum iudicem deum computat debitorem raquo Introduction texte critique traduction notes et index par Michel Poirier Paris Cerf 1999 271Cyprien Correspondance Lettres XIV II 2 laquo Plus enim superest quam quod transactum uidetur cum scriptum sit ante mortem ne laudes hominem quemquam et iterum esto fidelis usque ad mortem et dabo tibi coronam uitae et Dominus quoque dicat qui tolerauerit usque ad finem hic saluabitur raquo 272 Cyprien Ad Quirinum 3 laquo Esto fidelis usque ad mortem et dabo tibi coronam uitae raquo laquo Sois fidegravele jusqursquoagrave la mort et je (Seigneur) te donnerai la couronne de vie raquo Ici Cyprien cite Apocapypse 2 10 ougrave Jeacutesus lui-mecircme soutient ses disciples qui subissent la perseacutecution La couronne est une reacutecompense immeacutediate de la vie avec Dieu scelleacutee par la perte de la vie preacutesente 273Tertullien De corona laquo Immo et uult denique inuitat qui uicerit inquit dabo ei coronam uitae Esto et ut fidelis ad mortem decerta et tu bonum agonem cuius coronam et apostolus repositam sibi merito confidit raquo 274 Augustin Speculum 46 laquoBeatus uir qui suffert temptationem quia cum probatus fuerit accipiet coronam uitae quam repromisit Deus diligentibus se raquo
135
souffrances du martyre Alors que le chreacutetien perseacutecuteacute a endureacute dans sa
chair les pires atrociteacutes sa vie connaicirct deacutesormais le glorieux repos paisible
Enfin nous pouvons noter chez Cyprien des emplois tels que corona
justitiae275 incorruptibilis corona276 coelestis corona277 corona fidei278 divina
et caelestis corona279 Ces expressions traduisent la mecircme reacutealiteacute celle de la
reacutecompense que Dieu accorde aux teacutemoins de la foi La couronne est alors un
insigne immateacuteriel remis agrave ses fidegraveles par le Seigneur ou par le Christ qui
habite eacuteternellement les cieux PuisqursquoIl est juste eacuteternel incorruptible Il est
capable de donner une couronne de victoire (corona victoriae)280 agrave son image
agrave ceux qui ayant subi lrsquoinjustice des perseacutecutions teacutemoignent hardiment de
leur foi jusqursquoagrave la mort Ainsi le Christ couronne ses soldats 281 qui ont
triompheacute par lrsquoagon de la foi Et pour appuyer son argumentation alors qursquoil
srsquoadresse aux martyrs et aux confesseurs Cyprien en appelle agrave lrsquoautoriteacute de
275 Cyprien Ad Quirinum III 16 laquo Iam superest mihi corona iustitiae quam mihi reddet dominus in illo die ille iudex iustus non solum autem mihi sed et omnibus qui dilexerint aduentum eius raquo Idem Correspondance Lettre X IV 3 Ces deux reacutefeacuterences sont des citations textuelles de lrsquoapocirctre Paul en 2 Tm 4 7-8 276 Idem Ad Quirinum III 26
277 Idem Ceux qui sont tombeacutes (De lapsis) IV Idem Correspondance Lettre VI 4 XIV 2
278 Idem Lrsquouniteacute de lrsquoEacuteglise 14 Crsquoest dans sa condamnation de ceux qui ont deacuteserteacute lrsquoEacuteglise catholique que Cyprien utilise lrsquoexpression corona fidei agrave laquelle ceux qui sont hors de lrsquoEacuteglise ne peuvent preacutetendre mecircme srsquoils sont morts martyrs Il eacutecrit agrave Corneille avec qui il srsquoentretient de Novatien qui a quitteacute la grande Eacuteglise pour former son Eacuteglise et sa hieacuterarchie apregraves avoir eacuteteacute excommunieacute en 251 au cours drsquoun synode tenu agrave Rome Ainsi il eacutecrit laquo Ardeant licet flammis et ignibus traditi vel objecti bestiis animas suas ponant non erit illa fidei corona sed poena perfidiae raquo laquo Peu importe qursquoils brucirclent dans les flammes que livreacutes au feu ou jeteacutes aux becirctes ils donnent leur vie ils nrsquoy gagneront la couronne de la foi mais la punition de lrsquoinfideacuteliteacute raquo Texte critique du CCL 3 (M Beacuteveacutenot) Traduction Michel Poirier Paris Cerf 2006 p 216-217 279 Saint Cyprien Correspondance Lettre LX IV 1 laquo Parati omnes pro animi sui devotione ad divinam et caelestem coronam raquo laquo Tous (les clercs) preacutepareacutes par la deacutevotion de leur cœur pour la couronne divine et ceacuteleste raquo Cyprien srsquoadresse ici agrave Successus eacutevecircque drsquoAbir de lrsquoeacutepiscopat de lrsquoEacuteglise drsquoAfrique Il y eacutevoque la situation des clercs perseacutecuteacutes precircts agrave subir le martyre qursquoil compare agrave une couronne ceacuteleste donneacutee par Dieu 280 Ibid Lettre X I 2 laquo Ex quibus quosdam jam conperi coronatos quosdam vero ad coronam victoriae proximos raquo laquo Jrsquoai appris que certains drsquoeux (martyrs) sont deacutejagrave couronneacutes mais que drsquoautres (confesseurs) sont tregraves pregraves de la couronne de victoire raquo Traduction personnelle 281Ibid Lettre XXVIII II 4 laquo Honoris uestri participes et nos sumus gloriam uestram nostram gloriam conputamus quorum tempora inlustrauit tanta felicitas ut aetate nostra uidere contingeret probatos seruos dei et Christi milites coronatos raquo laquo Votre gloire est la nocirctre et nous avons cette heureuse fortune qursquoil nous est donneacute de voir de notre temps des serviteurs de Dieu loueacutes et des soldats du Christ couronneacutes raquo
136
lrsquoapocirctre Paul dans 1 Co 9 2425 qursquoil cite laquo Ne savez-vous pas dit-il qursquoagrave la
course du stade tous courent et qursquoun seul reccediloit la palme Courez de
maniegravere agrave lrsquoobtenir Eux ils courent pour une couronne peacuterissable au lieu de
nous en disputer une qui est impeacuterissable raquo 282 La couronne devient la
meacutetaphore par excellence pour traduire la reacutecompense la gloire le triomphe
des chreacutetiens qui bravent les souffrances au nom de leur foi jusqursquoagrave la mort
pour la vie eacuteternelle La couronne nous renvoie donc agrave la soteacuteriologie et agrave
lrsquoeschatologie Cyprien ne traite pas de la couronne mortuaire mais plutocirct de
la couronne comme symbole du triomphe de la victoire pour tous ceux qui
acceptent lrsquoagon pro Christo Nul ne peut preacutetendre agrave cette couronne ceacuteleste
srsquoil ne vit sa foi au Christ jusqursquoau bout et mecircme jusqursquoagrave la mort
III33 La couronne chez Lactance
Les informations de Lactance sur la couronne sont agrave situer dans le
contexte de sa condamnation du paganisme des injustices des perseacutecutions
et des perseacutecuteurs Crsquoest au passage de son argumentation contre le
paganisme que Lactance eacutevoque les ineptiae hominum en prenant lrsquoexemple
des couronnes des Saliens283 et des Luperques dont il deacutepeint tout le ridicule
Il tourne en deacuterision lrsquoattitude des humains qui consiste agrave entretenir avec Dieu
des relations utilitaristes Dieu est invoqueacute seulement lorsque lrsquohomme est en
peacuteril mais une fois le danger passeacute lrsquohomme retourne agrave ses idoles laquo Ainsi ils
(les hommes) ne se souviennent jamais de Dieu que lorsqursquoils sont dans les
peacuterils Apregraves que la crainte srsquoest dissipeacutee et que les dangers se sont eacuteloigneacutes
alertes ils courent donc vers les temples des dieux ils leur font des libations
ils leur sacrifient ils les couronnent Ils ne rendent mecircme pas gracircces au Dieu
282 Ibid Lettre X IV 2 ougrave Cyprien paraphrase 1 Co 9 24-25 en ces termes laquoHic est agon quem nobis ostendit et beatus apostolus Paulus in quo oportet nos currere et ad coronae gloriam peruenire Nescitis inquit (apostolus Paulus) quia qui in stadio currunt omnes quIdem currunt unus tamen accipit palmam Sic currite ut occupetis Et illi quIdem ut corruptibilem coronem accipiant nos autem incorruptam raquo 283Lactance Institutions divines I XXI 45 laquo Si quis autem percepta sapientia deposuerit errorem profecto ridebit ineptias hominum paene dementium illos dico qui uel inhonesto saltatu tripudiant uel qui nudi uncti coronati aut personati aut luto obliti currunt raquo
137
qursquoils imploraient dans la mecircme neacutecessiteacute raquo 284 Lactance pointe ici
lrsquoinconseacutequence des hommes qui rendent un culte indu aux faux dieux agrave
travers sacrifices et libations jusqursquoagrave leur offrir des couronnes comme insigne
de leur gloire
Mais drsquoun autre point de vue chreacutetien la couronne chez Lactance est aussi
de faccedilon meacutetaphorique en lien avec la question de la conduite de lrsquohomme qui
vit dans les vertus Elle est la conseacutequence heureuse drsquoune vie de droiture
dans une vision soteacuteriologique Lrsquohomme de bien drsquoapregraves Lactance emprunte
le chemin eacutetroit semeacute drsquoembucircches tandis que lrsquohomme mauvais suit la voie
large ougrave tout lui reacuteussit et qui pourtant le megravene agrave la perdition285 Crsquoest dans
cette opposition des deux voies qursquoil affirme au sujet de lrsquohomme vertueux
laquo Crsquoest pourquoi il (lrsquohomme de bien) sera pauvre humilieacute deacuteshonoreacute et sujet
agrave lrsquoinjustice supportant cependant toutes les amertumes mais sil garde la
patience et supporte le joug au plus haut degreacute et jusqursquoagrave la fin il lui sera
donneacute la couronne de la vertu (corona virtutis) raquo286 Le fait de tenir dans les
eacutepreuves et drsquoy faire preuve de constance et de perseacuteveacuterance meacuterite la
couronne que Dieu accorde agrave ses fidegraveles apregraves leur mort Cette couronne pour
la foi perseacuteveacuterante est lrsquoimmortaliteacute en Dieu apregraves la vie preacutesente Lactance
lrsquoeacutevoque dans une adresse agrave Donat en reconnaissant la pax ecclesiae apregraves
les perseacutecutions reacutepeacuteteacutees contre les chreacutetiens laquo Mon tregraves cher Donat le
Seigneur a entendu les priegraveres que tu lui adressais de tout ton cœur
quotidiennement agrave toutes les heures ainsi que certains de nos fregraveres qui
cherchegraverent gracircce agrave leur confession glorieuse la couronne eacuteternelle
284Lactance Op cit II I 11 laquo Numquam igitur Dei meminerunt nisi dum in malis sunt postquam metus deseruit et pericula recesserunt tum uero alacres ad deorum templa concurrunt his libant his sacrificant hos coronant Deo autem quem in ipsa necessitate implorauerant ne uerbo quIdem gratias agunt raquo 285 Ceci est une reacutefeacuterence agrave lrsquoeacutevangeacuteliste Matthieu 7 13-14 laquo Large est la porte et spacieux le chemin qui megravene agrave la perdition et nombreux sont ceux qui entrent par elle car eacutetroite est la porte et resserreacute le chemin qui megravene agrave la vie et peu nombreux sont ceux qui le trouvent raquo 286Ibid VI IV 11 laquo Erit itaque pauper humilis ignobilis subiectus iniuriae et tamen omnia quae amara sunt perferens Et si patientiam iugem ad summum illum gradum finemque perduxerit dabitur ei corona uirtutis et a Deo pro laboribus quos in uita propter iustitiam pertulit immortalitate donabitur Hae sunt uiae quas Deus huma raquo
138
(sempiterna corona) de la foi raquo 287 Dans la perspective soteacuteriologique la
couronne eacuteternelle est le symbole de la vie eacuteternelle en Dieu la meacutetaphore de
la gloire aupregraves de Dieu Lactance rejoint dans ce passage la mecircme
perspective que celle de Tertullien et de Cyprien
Enfin Lactance eacutevoquant la couronne drsquoeacutepines au moment de la passion
de Jeacutesus donne agrave celle-ci une signification symbolique et propheacutetique laquo La
couronne drsquoeacutepines placeacutee sur sa tecircte (de Jeacutesus) montrait qursquoil rassemblerait
plus tard pour lui le divin peuple parmi les coupables Car on appelle couronne
le peuple qui se rassemble en cercle raquo288 La couronne drsquoeacutepines sur la tecircte du
Christ qui rappelle ses souffrances et sa mort devient le symbole par
excellence de lrsquouniteacute autour de sa personne Cette perspective de Lactance
rejoint celle de saint Jean quand il interpregravete dans son Eacutevangile la propheacutetie
du grand precirctre Caiumlphe pendant le grand conseil tenu par les chefs des
precirctres et les pharisiens laquo Ce quil (Caiumlphe) disait lagrave ne venait pas de lui-
mecircme mais comme il eacutetait grand precirctre cette anneacutee-lagrave il fut prophegravete en
reacuteveacutelant que Jeacutesus allait mourir pour la nation Or ce neacutetait pas seulement
pour la nation ceacutetait afin de rassembler dans luniteacute les enfants de Dieu
disperseacutes raquo (Jn 11 51-52) Le Christ en tant qursquoil est la tecircte du peuple est
couronneacute par les membres du peuple qursquoil srsquoest acquis par sa mort Crsquoest la
conseacutequence heureuse de la mort de Jeacutesus dont parle lrsquoeacutevangeacuteliste saint
Jean dans son reacutecit de la passion laquo Il est mort pour rassembler dans lrsquouniteacute
les enfants de Dieu disperseacutes raquo (Jn 11 52) Lactance exprime dans un style
meacutetaphorique que tous les membres du peuple forment la couronne sur la tecircte
du Dieu saint le Roi du monde et le Seigneur de tous les vivants
287 Idem Eacutepitomeacute Des institutions divines 68 5 laquo Audiuit Dominus orationes tuas Donate carissime quas in conspectu eius per omnes horas ltcotidie fundebas ceterorumquegt fratrum nostrorum qui gloriosa confessione sempiternam sibi coronam pro fidei meritis quaesierunt raquo Introduction texte critique traduction notes et index par Michel Perrin Paris Cerf 1978 Nous trouvons la mecircme citation dans son oeuvre La mort des perseacutecuteurs I 1 laquoAudivit dominus orationes tuas Donate carissime quas in conspectu eius per omnes horas lteffundebas deprecationes quegt fratrum nostrorum qui gloriosa confessione sempiternam sibi coronam pro fidei meritis quaesierunt raquo 288 Idem Institutions divines IV XXVI 21 laquo Corona spinea capiti eius imposita id declarabat fore ut diuinam sibi plebem de nocentibus congregaret Corona enim dicitur circumstans in orbem populus raquo
139
Choisis parmi les buissons et les ronces nous ceignons la tecircte sainte de Dieu parce que nous sommes convoqueacutes par Dieu Lui-mecircme et rassembleacutes de toutes parts pour Lui le Maicirctre et le Dieu meacutedecin et nous sommes attacheacutes au roi de ce monde et nous entourons le Seigneur de tous les vivants 289
La couronne est ici une meacutetaphore du salut de Dieu qui srsquoopegravere par un
choix gratuit puisque ceux qui ont eacuteteacute choisis sont peacutecheurs au deacutepart Elle
est le symbole de lrsquouniteacute que Dieu fait autour de lui Nous pouvons constater
que la theacutematique de la couronne chez Lactance nrsquoa pas de lien direct avec
les rites funeacuteraires mecircme si elle est accordeacutee par Dieu dans toute sa
splendeur apregraves la mort Elle est surtout lieacutee agrave la gloire ceacuteleste que Dieu
accorde agrave ses fidegraveles qui quittent la vie terrestre La couronne est une
reacutecompense pour la vertu du disciple qui lutte avec teacutenaciteacute et constance
contre les tendances eacutegoiumlstes de la chair Elle est la gloire que Dieu accorde
aux martyrs de la foi qui ont pousseacute le teacutemoignage de fideacuteliteacute agrave Dieu jusqursquoau
don de leur vie agrave lrsquoexemple de Jeacutesus couronneacute drsquoeacutepines La couronne est ici
eacutevoqueacutee dans une perspective soteacuteriologique ougrave la coheacuterence vertueuse du
croyant rencontre la justice eacuteternelle de Dieu qui reacutecompense les hommes de
bien et punit les hommes malfaisants Elle est enfin lrsquoimage de lrsquouniteacute de tous
les chreacutetiens autour de Jeacutesus La vision drsquoAugustin de la couronne nrsquoest pas
diffeacuterente de celle des trois preacuteceacutedents auteurs africains
III34 Lrsquoapproche augustinienne de la couronne
La couronne chez Augustin nrsquoa pas de signification autre que celle que
nous avons deacutejagrave exposeacutee chez les auteurs anteacuterieurs Augustin emploie agrave
plusieurs reprises lrsquoexpression laquo corona justitiae raquo 290 dans le sens de
reacutecompense promise agrave celui qui vit et perseacutevegravere dans la foi jusqursquoau bout
289 Ibid IV XXVI 23 laquo Electi ergo ex dumis et sentibus sanctum Dei caput cingimus quia conuocati ab ipso et circumfusi undique ad eum magistro ac doctori Deo assistimus regemque illum mundi et omnium uiuentium Dominum coronamus raquo 290 Nous trouvons une cinquantaire drsquooccurrences de lrsquoexpression corona justitiae dans les oeuvres drsquoAugustin pour signifier que la justice de Dieu reacutecompense toujours ses fidegraveles qui tiennent dans les diffeacuterents combats de la vie lutte contre le peacutecheacute victoire sur leurs tendances charnelles La corona justitiae est la reacutecompense drsquoune vie vertueuse empreinte de sainteteacute veacuteritable toujours sous une dose fortement morale Idem Lettre 199 15 205 2 Commentaires sur les psaumes 39 3 69 9 83 16 Sermons 31 131 297 298 299
140
Lrsquoemploi de cette expression se retrouve majoritairement dans ses Sermons
Elle est toujours largement encadreacutee par deux verbes laquo superesse et
reddere raquo291 Augustin reprend lrsquoargumentaire de lrsquoApocirctre Paul dans sa lettre
adresseacutee agrave Timotheacutee comme un testament spirituel agrave la fin de son ministegravere
laquo Jai combattu le bon combat jai acheveacute la course jai gardeacute la
foi Deacutesormais la couronne de justice mest reacuteserveacutee le Seigneur le juste
juge me la donnera ce jour-lagrave et non seulement agrave moi mais encore agrave tous
ceux qui auront aimeacute son avegravenement raquo (2Tm 4 7-8) Crsquoest ainsi que dans les
eacutecrits drsquoAugustin nous retrouvons la perspective soteacuteriologique de
lrsquoexpression corona justitiae Nous avons deacutejagrave mentionneacute deux occurrences de
lrsquoexpression chez Cyprien qui a eacuteteacute agrave la fois teacutemoin et victime des
perseacutecutions Chez Cyprien lrsquoexpression laquo martyrii justitiae raquo srsquoincarne dans
lrsquohistoire des perseacutecutions de son temps Chez Augustin lrsquoexpression nrsquoest
pas forceacutement lieacutee agrave la perseacutecution contre les chreacutetiens elle devient une
meacutetaphore dont il se sert pour stimuler les croyants agrave vivre conformeacutement aux
exigences de leur nouvelle identiteacute chreacutetienne
En outre Augustin utilise lrsquoexpression laquo martyrii corona raquo qui rappelle les
perseacutecutions pour signifier la mort que subit le disciple qui confesse sa foi
jusqursquoagrave la mort Nous la retrouvons dans son combat contre la theacuteorie
milleacutenariste292 Crsquoest aussi ce sens que nous retrouvons dans sa diatribe
contre Fauste le manicheacuteen Augustin argumente sur la contradiction interne
dans lrsquohumain Lrsquohomme est capax mali et capax boni si bien que le vertueux
est capable de peacutecher et le meacutechant capable de vertu Comme paradigme de
sa thegravese Augustin cite lrsquoexpeacuterience de lrsquoapocirctre Pierre qui a renieacute le Christ et
par la suite a eacuteteacute capable de teacutemoigner de la couronne du martyre (martyrii
corona testatur) 293
291 Augustin Sermons 298 299 299B 299C 292 Idem La citeacute de Dieu XX 13 Nous trouvons quelques allusions au milleacutenarisme chez Tertullien Lactance aussi eacutevoque cette theacuteorie que finalement Augustin essayera de combattre sans en venir agrave bout
293 Saint Augustin Contra Faustum 22 65 (CPL 0321) laquo Sed quid in illo obtinuerit apostolatus eius et martyrii corona testatur raquo
141
Enfin lorsqursquoAugustin eacutevoque la passion du Seigneur dans ses Sermons il
fait reacutefeacuterence agrave la spinea corona (couronne drsquoeacutepines) En effet dans son
Sermon 254 5 ougrave il fait allusion agrave la Pacircque de Jeacutesus Augustin eacutetablit une
correacutelation entre les souffrances du Christ et le temps preacutesent des chreacutetiens
qui vivent toutes sortes drsquoeacutepreuves Ainsi eacutecrit-il
La passion du Sauveur rappelle le temps actuel ce temps ougrave coulent nos pleurs Eh que rappellent en effet ces verges ces chaicircnes ces outrages ces crachats cette couronne deacutepines (spinea corona) ce vin mecircleacute de fiel ce vinaigre au bout dune eacuteponge ces insultes ces opprobres cette croix enfin ces membres sacreacutes qui sont suspendus sinon nos jours preacutesents nos jours de deuil nos jours de mort nos jours drsquoeacutepreuves
Les souffrances et les humiliations du Sauveur dont la couronne drsquoeacutepines
et la croix au moment de sa passion deviennent le modegravele de la vie preacutesente
des disciples Crsquoest une invitation agrave lrsquoadresse de ses auditeurs agrave tenir ferme
devant les adversiteacutes de la vie quotidienne agrave lrsquoexemple du Christ qui a
supporteacute la souffrance jusqursquoagrave la mort sur la croix Si de cette mort du Sauveur
a jailli la vie au jour de sa reacutesurrection le chreacutetien doit aussi garder
lrsquoespeacuterance que les tourments de son existence portent en germe la gloire
future promesse faite par Dieu lui-mecircme laquo Mes fregraveres louons donc le
Seigneur parce qursquoIl nous garde fidegravelement ses promesses que nous nrsquoavons
pas encore reccedilues raquo294 Augustin invite ainsi les chreacutetiens agrave ne pas douter
drsquoune telle promesse de vie de bonheur et de gloire apregraves les tribulations de
la vie terrestre La couronne renvoie non seulement agrave la passion du disciple agrave
lrsquoexemple du Maicirctre mais aussi agrave la gloire qursquoil partage avec Lui par sa mort
audacieuse La couronne est symboliquement la gloire dans le martyre ou
dans la vertu Il rappelle que la passion du Seigneur est un acte de souveraine
liberteacute mecircme si cela lui en coucirctait de lrsquoaffronter Augustin cite ainsi les mots de
la priegravere de Jeacutesus au jardin des Oliviers laquo Pater si fieri potest transeat a me
calix iste raquo295 Puis il poursuit son commentaire sur la mort agrave laquelle Jeacutesus va
294 Augustin Sermon 254 6 laquo Laudemus ergo Dominum fratres quia eius fidelia promissa retinemus nondum accepimus raquo Traduction personnelle
295 Augustin Sermon 375B laquoHoc est calicem salutaris quia salutare nostrum Christus Ergo accipiam inquit calicem eius et retribuam illi De ipso calice dixit et ipse patri ante passionem Pater si fieri potest transeat a me calix isteraquo laquoVoci le calice du salut parce que le Christ est notre salut Donc je prendrai son calice dit-il et je le lui donnerai De ce mecircme calice il dit
142
librement srsquoavancer laquo Pati uenerat mori uenerat in potestate habebat
mortem raquo296
Nous pouvons tirer la conclusion que chez les auteurs africains chreacutetiens
le symbole attacheacute agrave la couronne demeure le mecircme la vie en Dieu apregraves les
tribulations de la vie preacutesente le bonheur apregraves la mort partager la gloire de
Dieu apregraves une existence vertueuse et sacrifieacutee au nom de la foi Il est
cependant une nuance agrave faire valoir En dehors de Tertullien qui discute de
faccedilon explicite du couronnement des morts auquel il srsquooppose les autres
auteurs africains chreacutetiens se contentent drsquoallusions symboliques dans la
double perspective soteacuteriologique et eschatologique Ils incitent agrave imiter surtout
la passion de Jeacutesus qui procure la couronne de gloire la seule qui vaille la
peine drsquoecirctre chercheacutee Leur approche constitue une rupture avec les usages
paiumlens
avant sa passion Pegravere si tu peux faire que ce calice srsquoeacuteloigne de moi raquo Traduction personnelle 296 Ibid Sermon 375B laquo Pati uenerat mori uenerat in potestate habebat mortem Aut si mentior ipsum audite potestatem inquit habeo ponendi animam meam et potestatem habeo iterum sumendi eam Nemo tollit eam a me sed ego pono eam a me et iterum sumo eam Audistis potestatem Nemo tollit raquo laquo Il eacutetait venu souffrir il eacutetait venu mourir il a la mort en son pouvoir raquo Traduction personnelle
143
Conclusion partielle
Au terme de notre analyse sur les pratiques funeacuteraires autour du corps
nous pouvons affirmer que les rites immeacutediats apregraves le deacutecegraves lrsquousage de
lrsquoencens et le couronnement des morts sont des pratiques funeacuteraires que
nous rencontrons en milieu paiumlen et chreacutetien Chez les auteurs chreacutetiens les
prises de position face agrave ces rites oscillent entre toleacuterance et condamnation
Dans le premier chapitre consacreacute aux rites immeacutediats qui suivent le deacutecegraves la
pratique qui consiste agrave recueillir le dernier souffle (extemus spiritus) la
fermeture des yeux et la toilette funegravebre ne sont pas rejeteacutes par les auteurs
africains chreacutetiens du fait probablement qursquoils correspondent agrave des actes
drsquohumaniteacute compatibles avec lrsquoidentiteacute chreacutetienne qursquoils deacutefendent Nous avons
eacutegalement pu eacutetablir drsquoapregraves le teacutemoignage des eacutecrivains de lrsquoAntiquiteacute que
lrsquoeau chaude utiliseacutee pour la toilette funegravebre faisait partie des inventions
funeacuteraires des anciens pour certfier la mort drsquoun individu Au sujet de la
conclamatio nous ne trouvons aucune reacutefeacuterence litteacuteraire chez les auteurs
africains en dehors des attestations des auteurs paiumlens Quant agrave la deploratio
ou (lamentations et pleurs) les auteurs africains chreacutetiens dont Cyprien
Augustin et Jeacuterocircme invitent agrave lrsquoespeacuterance chreacutetienne en la reacutesurrection Elle
doit aider les chreacutetiens agrave ne pas pleurer et se lamenter comme les paiumlens En
ce qui concerne les portraits Tertullien et Cyprien seuls les eacutevoquent Le
premier les considegravere comme vaniteacute en rapport avec la seule et vraie image de
Dieu Le second qui les analyse sous le rapport de la memoria mortuorum
affirme que la seule memoria qui vaille pour les deacutefunts est lrsquoEucharistie
Concernant lrsquoencens traiteacute dans le deuxiegraveme chapitre paiumlens et chreacutetiens les
utilisent pour les funeacuterailles Chez les eacutecrivains chreacutetiens du fait de sa valeur
symbolique renvoyant agrave la priegravere et de sa capaciteacute agrave assainir lrsquoatmosphegravere
nous ne constatons aucune condamnation de ce rite Quant au rite du
couronnement des morts deacuteveloppeacute dans le troisiegraveme chapitre Tertullien
Cyprien Lactance et Augustin nous renseignent sur deux types de couronnes
que les chreacutetiens sont inviteacutes agrave accepter ou agrave rechercher dans leur vie de foi
Drsquoune part il y a la couronne du martyre qui est accordeacute par Dieu en
reacutecompense drsquoun ferme et audacieux teacutemoignage de la foi Drsquoautre part la
144
couronne de gloire renvoie agrave la promesse divine agrave lrsquoendroit de tous ceux qui
auront veacutecu en conformiteacute avec leur foi dans une vie vertueuse et dans
lrsquoimitatio Christi Le souci de ne rien avoir en commun avec les paiumlens du point
de vue des croyances a toujours habiteacute les premiers eacutecrivains chreacutetiens de
lrsquoAfrique du Nord Deacutesireux de se deacutemarquer de certaines pratiques jugeacutees
incompatibles avec la foi chreacutetienne ils invitaient avec fermeteacute voire avec
virulence (surtout Tertullien et Lactance) agrave lrsquoabandon des rites funeacuteraires
paiumlens agrave lrsquoexception de ceux jugeacutes sans conseacutequence pour la foi chreacutetienne
Apregraves nous ecirctre pencheacute sur les rites immeacutediats ceacuteleacutebreacutes quand la mort
survient nous analyserons dans la deuxiegraveme partie les modes de seacutepulture
dans lrsquoenvironnement paiumlen et chreacutetien de lrsquoAfrique du Nord
145
DEUXIEgraveME PARTIE LES MODES DE SEacutePULTURE
Nous nous inteacuteressons dans cette partie aux deux formes de seacutepulture que
sont lrsquoinhumation et la creacutemation Nous eacutetudierons drsquoabord la typologie des
tombes et des catacombes qui ont servi aux deux modes de seacutepulture
Ensuite nous analyserons la question lieacutee agrave lrsquoinhumation et agrave la creacutemation par
le biais de la litteacuterature paiumlenne Puis nous traiterons la question de la
creacutemation et de lrsquoinhumation dans le judaiumlsme telle que la Bible et nos quatre
auteurs chreacutetiens lrsquoabordent Le quatriegraveme chapitre est une approche des deux
modes de seacutepulture agrave travers lrsquoarcheacuteologie et la litteacuterature chreacutetienne Enfin
nous porterons notre attention sur quelques termes se rapportant aux modes
de seacutepulture sepultura sepulcrum coemeterium area et refrigerium Avant
drsquoaborder chaque chapitre chez les auteurs chreacutetiens nous interrogeons dans
la mesure du possible les auteurs de la litteacuterature latine classique Outre les
sources bibliques et profanes plusieurs eacutetudes guideront notre deacutemarche
Ainsi celle de Piotr Kuberski297 sur lrsquohistoire de la creacutemation depuis lrsquoAntiquiteacute
de lrsquoEacuteglise jusqursquoau Concile Vatican II et la contribution de Robert Turcan298
qui srsquoest inteacuteresseacute aux origines et au sens de lrsquoinhumation dans lrsquoEmpire
romain nous aideront sur le plan litteacuteraire
297 KUBERSKI P Le christianisme et la creacutemation Paris Eacuteditions du Cerf 2012
298 TURCAN R laquo Origines et sens de lrsquoinhumation agrave lrsquoeacutepoque impeacuteriale raquo Revue des eacutetudes anciennes 60 1958 p 340-345
146
CHAPITRE I LA TYPOLOGIE DES TOMBES
Nous aborderons dans ce chapitre les deux types de tombes que nous
rencontrons dans lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne Il srsquoagit drsquoune part des tombes
de surface des catacombes drsquoautre part
I 1 Les tombes de surface
Nous nous appuyons ici sur les œuvres de Noeumll Duval concernant les
neacutecropoles chreacutetiennes de lrsquoAfrique du Nord Cette approche nous est rendue
possible par lrsquoarcheacuteologie dont les deacutecouvertes nous permettent une vue
drsquoensemble sur les lieux de seacutepulture des corps dans les neacutecropoles
chreacutetiennes de lrsquoAfrique du Nord du IIe au IVe siegravecle Gracircce aux fouilles
archeacuteologiques sur des sites au Maroc (Volubilis) en Algeacuterie (Tipasa et
Timbad Cherchel) en Tunisie (Bulla Regia Carthage Thuburbo Dougga
Mactar Haiumldra Sbeitla) et en Tripolitaine (Sabraptha et Leptis) des tombes
ont eacuteteacute mises agrave jour Quelques deacutefauts lieacutes aux sites meacuteritent mention Il srsquoagit
drsquoune part du manque de plans topographiques deacutetailleacutes pour faciliter les
localisations et les fouilles et drsquoautre part de la difficulteacute agrave distinguer les
tombes chreacutetiennes des tombes paiumlennes Notre objectif est de mettre en
lumiegravere les types de tombes qui ont servi agrave ensevelir les corps par inhumation
ou les restes apregraves creacutemation Il est important de signaler que les neacutecropoles
chreacutetiennes se sont regroupeacutees massivement autour des centres ougrave le culte
rendu aux martyrs eacutetait bien deacuteveloppeacute Crsquoest lrsquoinhumation aupregraves de saints
corps avec tout lrsquoessor cultuel particuliegraverement marqueacute durant la peacuteriode
drsquoAugustin que nous analyserons plus tard299 Noeumll Duval eacutecrit agrave ce sujet ce
qui suit laquo Ce pheacutenomegravene est particuliegraverement frappant agrave Tipasa ougrave un
cimetiegravere fouilleacute par Baradez puis Lancel agrave lrsquoouest-sud-ouest le long de la
route de Ceacutesareacutee (Cherchel) est resteacute essentiellement paiumlen tandis que deux
zones le long de la mer qui eacutetaient aussi des neacutecropoles traditionnelles
(depuis lrsquoeacutepoque punique au moins pour lrsquoest) ont concentreacute le gros des
inhumations chreacutetiennes la plus spectaculaire est le champ des sarcophages
srsquoeacutetalant entre le rempart et le promontoire nord-est neacute de lrsquoinhumation de la
299 Infra p 359-398
147
sainte locale Salsa Mais de lrsquoautre cocircteacute vers lrsquoouest ougrave les fouilles ont eacuteteacute
moins eacutetendues on constate dans lrsquoeacutetat actuel des deacutecouvertes au moins
deux regroupements de tombes chreacutetiennes lrsquoun pregraves des remparts ougrave un
grand mausoleacutee rond contenant des sarcophages pourrait ecirctre anteacuterieur agrave
lrsquoeacutepoque chreacutetienne mais preacutesente aussi quelque lien avec la catheacutedrale
proche (agrave lrsquointeacuterieur des murs) et un autre plus loin autour drsquoun lieu
drsquoinhumations de martyrs (de la perseacutecution de Diocleacutetien ) constitueacute par une
area avec des lits de repas funeacuteraires placeacutes sous des portiques qui aurait
attireacute agrave son tour la neacutecropole des eacutevecircques de Tipasa dont les deacutepouilles ont
eacuteteacute transfeacutereacutees ensuite dans la chapelle voisine construite par lrsquoeacutevecircque
Alexandre (fin du IVe siegravecle) raquo300
Dans un premier temps Duval mentionne la proximiteacute de tombes paiumlennes
et chreacutetiennes dans les neacutecropoles vers la fin du IVe siegravecle Paiumlens et chreacutetiens
partagent les mecircmes neacutecropoles sans que cela empecircche des regroupements
speacutecifiques en fonction de lrsquoidentiteacute dans des areae communes
De plus le culte rendu aux martyrs a exerceacute une grande attraction de sorte
que leurs tombes sont devenues des pocircles drsquoinhumation avec la deacutevotion et
les rites tels que les repas funeacuteraires bien attesteacutes Lrsquoaura des martyrs de la foi
eacutetait telle qursquoelle provoqua un engouement chez les chreacutetiens de lrsquoAfrique qui
tenaient coucircte que coucircte agrave placer leurs morts agrave proximiteacute des tombes
martyriales Crsquoest ce que lrsquoon a appeleacute lrsquoinhumation ad sanctos thegraveme qursquoa
traiteacute Yvette Duval dans les chreacutetienteacutes orientales et occidentales 301 Ce
pheacutenomegravene nrsquoest donc pas speacutecifique agrave lrsquoAfrique puisque nous le rencontrons
aussi dans les Eacuteglises drsquoOrient et drsquoOccident
Enfin il y a ce lien qui se creacutee et qui devient mecircme vital entre la neacutecropole
et lrsquoeacuteglise Il devient mecircme difficile de savoir si la neacutecropole tient son existence
300 DUVAL N laquo Les neacutecropoles chreacutetiennes drsquoAfrique du Nord raquo in Monuments funeacuteraires Institutions autochtones en Afrique du Nord antique et meacutedieacutevale Eacuteditions du CTHS 1995 p 193-194 301 DUVAL Y Aupregraves des saints corps et acircme Linhumation ad sanctos dans la chreacutetienteacute dOrient et dOccident du IIIe au VIIe siegravecle Paris Eacutetudes Augustiniennes 1988
148
de lrsquoeacuteglise ou inversement ou si lrsquoeacuteglise nrsquoexerce pas comme une sorte
drsquoattraction sainte sur la neacutecropole Il est tregraves certain que neacutecropole et eacuteglise
se sont influenceacutees mutuellement par le culte ou la deacutevotion funeacuteraire
Lrsquoexemple drsquoHaiumldra 302 une ville situeacutee agrave lrsquoouest de la Tunisie et que
mentionne Noeumll Duval est eacuteclairant laquo Le culte rendu agrave drsquoautres martyrs locaux
a provoqueacute la construction drsquoune importante eacuteglise doubleacutee drsquoune area close
dans laquelle on a enterreacute pendant plusieurs siegravecles mais cette eacuteglise nrsquoa pas
modifieacute sensiblement lrsquousage de la neacutecropole environnante et nrsquoa pas interdit
qursquoon enterre aussi dans les eacuteglises urbaines raquo 303 Lrsquoinhumation en cette
peacuteriode nrsquoeacutetait pas exclusive dans les milieux chreacutetiens quoique les premiers
eacutecrivains africains y aient montreacute leur refus de la creacutemation comme nous le
verrons plus loin304
Quels types de tombes abritaient les corps dans les cimetiegraveres chreacutetiens
La typologie des tombes que nous examinons prend appui sur le travail
drsquoeacutenumeacuteration sobre et preacutecis qursquoa reacutealiseacute Noeumll Duval qui fait eacutetat de sept
types de seacutepulcres 305 Il srsquoagit preacuteciseacutement selon sa recension de
sarcophages de pierre306 monolithes ou en plusieurs morceaux de coffres ou
laquo tentes raquo de tuiles307 de tombes en amphores308 de coffres de pierre309 de
caveaux maccedilonneacutes310 et de seacutepultures en pleine terre ou en cercueil Nous
302 Haiumldra fut jadis une garnison de la troisiegraveme leacutegion romaine (1er siegravecle avant J-C) drsquoAuguste agrave Vespasien A partir du IIIe siegravecle de notre egravere elle est devenue une ville eacutepiscopale 303 DUVAL N laquo Les neacutecropoles chreacutetiennes drsquoAfrique du Nord raquo in Monuments funeacuteraires Institutions autochtones en Afrique du Nord antique et meacutedieacutevale Eacuteditions du CTHS 1995 p 194
304 Infra p 170-189 305 DUVAL N Ibid p 195 Nous y trouvons la description preacutecise de chaque type de tombe avec eacuteventuellement les localiteacutes lrsquoayant abriteacutee comme Tipasa Sbeitla Haiumldra Carthage 306 On en trouve agrave Tipasa agrave Sbeitla agrave Haiumldra agrave Carthage
307 Les reacutegions de Gafsa et de Sbeitla ainsi qursquoen Numidie centrale
308 Leur nombre est consideacuterable et elles sont reacutepandues dans toute lrsquoAfrique du Nord particuliegraverement les tombes en amphores pour enfants
309 Ces tombes sont les plus ordinaires dans le sous-sol des eacuteglises agrave deacutefaut des sarcophages Drsquoordinaire on ne les trouve pas dans les neacutecropoles Elles sont localiseacutees dans la basse valleacutee de la Medjerda comme agrave Cincari
310 Les reacutegions de Tipasa Cincari et Carthage les abritent elles y sont recouvertes drsquoenduits et de peintures
149
nous focaliserons briegravevement sur les sarcophages disseacutemineacutes sur toute
lrsquoeacutetendue du territoire africain En ce qui concerne les sarcophages de pierre
il est indeacuteniable qursquoen plus de son geacutenie propre qursquoelle a deacuteployeacute pour leur
construction lrsquoAfrique a eacuteteacute aussi importatrice de sarcophages en marbre de
type romain311 Le sarcophage est une demeure agrave fosse tailleacutee dans le roc Ce
type de seacutepulture est surtout reacuteserveacute agrave des personnages ayant joui drsquoun statut
social honorable Son architecture est simple sans fioriture et laquo la forme
exteacuterieure est geacuteneacuteralement rectangulaire et le couvercle est le plus souvent
plat quand le sarcophage est enterreacute avec quelques exemples de couvertures
en pacirctiegravere (pente leacutegegravere) et sommairement deacutecoreacutees (par exemple agrave Carthage
dans la fouille du lyceacutee) ou pour les neacutecropoles agrave lrsquoair libre comme agrave Tipasa
(ougrave lrsquoon connaicirct aussi deux ou trois cas de deacutecor sur la cuve en geacuteneacuteral sur un
petit cocircteacute) raquo312 Seule lrsquoarcheacuteologie nous fournit des donneacutees sur la typologie
des tombes en Afrique du Nord Aucune description litteacuteraire de tombe ne se
trouve chez les auteurs chreacutetiens ou sur la typologie des tombes ayant abriteacute
des corps ou des restes Agrave la suite de cette preacutesentation succincte sur la
typologie des tombes en Afrique chreacutetienne nous nous inteacuteressons aux
catacombes dans lrsquoAfrique chreacutetienne
I2 Les tombes souterraines en Afrique du Nord les catacombes
Lrsquoexistence de catacombes en Afrique chreacutetienne 313 a susciteacute des
controverses Avant la deacutecouverte de celles de Sousse les archeacuteologues du
XIXe siegravecle niaient leur existence Les catacombes sont des galeries
souterraines agrave niveaux creuseacutes dans le tuf comme celles que nous trouvons agrave
Rome ougrave leur existence est fermement eacutetablie par lrsquoarcheacuteologie Elles sont
construites le long des voies romaines de lrsquoAppia de la Labicana de la
Tiburtina de lrsquoObtiens et de la Nomentana Rappelons qursquoau deacutepart dans les
311 SCHULNK H laquo Sarkophage aus christlischen Necropolen in Karthago und Tarragona raquo Madrider Mitteilungen 8 1967 p 230-238 RODA I laquo Sarcofagi della bottega di Cartagine a Tarraco raquo LrsquoAfrica romana 7 1989 p 727-736
312 DUVAL N Op cit p 195
313 LEYNAUD A-F Les catacombes africaines 2e eacuteditions Alger 1922
150
catacombes romaines - les plus anciennes datant du 2e siegravecle - on deacuteposait
paiumlens et chreacutetiens sans distinction jusqursquoagrave ce que les chreacutetiens eussent les
leurs propres Les plus ceacutelegravebres des catacombes chreacutetiennes sont celles de
saint Calixte314 de saint Seacutebastien315 et de sainte Priscille316 Les catacombes
africaines mecircme si elles diffegraverent de celles de Rome en nombre et en
ceacuteleacutebriteacute leur sont semblables par lrsquoorigine En effet toutes les deux ont eacuteteacute
drsquoabord des cimetiegraveres drsquoinhumation paiumlenne avant drsquoecirctre des lieux de
seacutepulture chreacutetienne Les catacombes africaines de la peacuteriode chreacutetienne nous
sont connues gracircce aux rapports de Leynaud alors cureacute de Sousse eacutetablis
sur les fouilles des catacombes drsquoHadrumegravete 317 Elles se situent agrave
lrsquoemplacement de lrsquoactuelle ville de Sousse Ces catacombes srsquoeacutetendent sur
une superficie de cinq kilomegravetres et regroupent autour de cent cinquante mille
seacutepultures reacuteparties sur deux cent quarante galeries qui ont servi entre le IIIe et
le IVe siegravecle Noeumll Duval eacutecrit ainsi laquo Hadrumegravete preacutesente la particulariteacute de
posseacuteder des catacombes ougrave lrsquoon a inhumeacute sans solution de continuiteacute aux
314 Les catacombes de saint Calixte possegravedent le plus ancien cimetiegravere et le mieux conserveacute de la Via Appia Elles apparurent dans la fin du deuxiegraveme siegravecle de notre egravere Elles prirent le nom de leur diacre Calixte qui fut deacutesigneacute pour administrer le cimetiegravere par le pape saint Zeacutephirin Il est devenu pape agrave son tour et a agrandi le complexe funeacuteraire Seize papes romains y furent enterreacutes au troisiegraveme siegravecle (dans la crypte des papes) In httpwwwrome-romanetcatacombes-san-callisto-romephp WEBB M The churches and catacombs of Early Christian Rome a comprehensive guide Brighton Sussex Academic Press 2001
315 Les catacombes de saint Seacutebastien sont sur quatre niveaux Elles se trouvaient au deacutepart dans une deacutepression et eacutetaient utiliseacutees comme carriegravere de pouzzolane Elles servaient bien avant comme lieu drsquoinhumation paiumlenne avant de srsquoimposer comme neacutecropole chreacutetienne vers la fin du 2e siegravecle sous le patronage des saints Pierre et Paul Les reliques des deux saints y auraient eacuteteacute cacheacutees selon la tradition avant lrsquoeacutedification des deux basiliques sur la colline du Vatican (la basilique saint Pierre) et sur la Via Ostiense (la basilique saint Paul) httpwwwrome-romanetcatacombes-de-saint-sebastienphp
316 Les catacombes de Priscille (Priscilla) sont les mieux preacuteserveacutees de la vaste zone dinhumation qui eacutetait traverseacutee par la Via Salaria Le cœur de ces catacombes primitives parmi les plus importantes et les plus anciennes de Rome date de la fin du deuxiegraveme siegravecle de notre egravere comme en teacutemoigne la preacutesence de nombreuses inscriptions avec les noms de Pierre et de Paul Son nom vient du fait que le fils de la proprieacutetaire du terrain une matrone romaine aurait eacuteteacute lhocircte de Sainte Priscille La partie la plus ancienne appeleacutee laquo chapelle grecque raquo en raison de deux inscriptions en lettres grecques peintes en rouge servait agrave lorigine comme abri lors des chaleurs estivales In httpwwwrome-romanetcatacombes-de-priscilla-romephp 317 LEYNAUD A-F Rapports sur les fouilles des catacombes dHadrumegravete In Comptes rendus des seacuteances de lAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres 49e anneacutee N 5 1905 p 504-522
151
IIIe et IVe siegravecles au moins paiumlens puis chreacutetiens raquo318 La deacutecouverte des
catacombes drsquoHadrumegravete consacrait ainsi le vœu propheacutetique de Leynaud lors
de ses investigations sur les vestiges chreacutetiens deacutecouverts agrave Sousse laquo Un
jour viendra peut-ecirctre ougrave un heureux coup de pioche nous deacutevoilera dautres
vestiges de lantique Hadrumegravete et surtout lemplacement de la neacutecropole
chreacutetienne Nous espeacuterons quil ne tardera pas trop agrave luire gracircce agrave lactiviteacute
des membres de la Socieacuteteacute Archeacuteologique de Sousse raquo319 Leynaud est ainsi
le teacutemoin privileacutegieacute et le rapporteur dont la description est indispensable pour
une deacutecouverte et une connaissance scientifique des catacombes de lrsquoAfrique
chreacutetienne Il fournit un rapport circonstancieacute des fouilles sur les catacombes
africaines avec des deacutetails preacutecieux eacutetablissant mecircme un lien comparatif
avec celles de Rome laquo Je tiens pourtant dit-il agrave faire remarquer la
ressemblance frappante des catacombes dHadrumegravete avec celles de Rome
ce sont bien les mecircmes galeries tailleacutees dans le tuf geacuteneacuteralement longues
eacutetroites et peu eacuteleveacutees les plus larges atteignent 2 megravetres les plus eacutetroites
0m 70 seulement les plus hautes ne devaient pas deacutepasser 2 m 50 ce sont
les mecircmes loculi eacutetages dans les parois verticales le plus souvent sur trois
rangeacutees et fermeacutes ordinairement par trois grandes tuiles ce sont les mecircmes
petites niches ougrave lon placcedilait les lampes en terre destineacutees agrave jeter quelques
lueurs dans lobscuriteacute ce sont les inscriptions des plus anciennes
catacombes romaines peintes en noir sur la tuile ou simplement traceacutees agrave la
pointe sur la chaux rarement graveacutees sur le marbre courtes humbles ne
contenant que la date le nom du deacutefunt quelquefois les mots IN PACE320 raquo
Un tel rapprochement avec les catacombes romaines a lrsquoavantage de
donner du creacutedit agrave celles drsquoAfrique et drsquoocircter tout doute agrave ceux qui nieraient
lrsquoexistence de telles neacutecropoles Ces neacutecropoles africaines preacutesentent des
318 DUVAL N laquo Les neacutecropoles chreacutetiennes drsquoAfrique du Nord raquo in Monuments funeacuteraires Institutions autochtones en Afrique du Nord antique et meacutedieacutevale Eacuteditions du Comiteacute des travaux historiques et scientifiques (CTHS) 1995 p 192 LEYNAUD A-F Les catacombes africaines 2e eacuted Alger 1922
319 LEYNAUD A-F Les catacombes africaines 2e eacuted Alger 1922 320 LEYNAUD A-F Rapports sur les fouilles des catacombes dHadrumegravete In Comptes rendus des seacuteances de lAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres 49e anneacutee N 5 1905 pp 507-508
152
caracteacuteristiques similaires agrave celles de Rome du point de vue architectural et
paleacuteographique Nous retenons ici les principaux eacuteleacutements donneacutes par les
descriptions drsquoAugustin-Fernand Leynaud confirmeacutes par Noeumll Duval Elles
sont tailleacutees dans le tuf doteacutees de niches avec des lampes agrave huile pour
eacuteclairer ce labyrinthe funeacuteraire Nous y trouvons des eacutepitaphes et des gravures
en marbre tregraves rares avec les symboles du poisson pour signifier lrsquoEucharistie
de la colombe pour mateacuterialiser le requies in pace du Bon Pasteur qui
repreacutesente Jeacutesus sauveur et lrsquoacircme du deacutefunt sauveacutee du monogramme du
Christ pour signifier que le deacutefunt eacutetait chreacutetien et de lrsquoorante figurant lrsquoacircme qui
est accueillie dans la paix de Dieu Tous ces symboles permettent drsquoeacutetablir
sans nul doute la preacutesence chreacutetienne dans ces catacombes de lrsquoAfrique
chreacutetienne Les tombes agrave lrsquointeacuterieur de ces catacombes eacutetaient recouvertes
de tuiles ou de dalles de marbre Chaque corps eacutetait soigneusement
enveloppeacute dans un linceul et deacuteposeacute agrave mecircme le sol dans la tombe Nous
nrsquoavons aucune donneacutee sur les fossoyeurs preacuteposeacutes aux seacutepultures Eacutetaient-
ils un collegravege assigneacute agrave cette tacircche Deacutepourvu drsquoinformations sur les acteurs
de la construction de ces catacombes nous pouvons au minimum eacutemettre
deux hypothegraveses sur leurs excavations Elles pourraient relever soit de
fossoyeurs africains formeacutes agrave la technique romaine de construction de pareils
monuments funeacuteraires soit de fossoyeurs romains drsquoAfrique de Rome ou
drsquoailleurs speacutecialiseacutes dans la construction de ces genres de lieux de seacutepulture
souterrains Cette architecture funeacuteraire neacutecessitait un minimum de technique
et de savoir-faire Lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire ne nous a pas reacuteveacuteleacute lrsquoexistence de
fresques dans les catacombes de lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne Apregraves avoir
preacuteciseacute les donneacutees archeacuteologiques sur la typologie des tombes nous
analysons les formes de seacutepulture agrave partir des informations que nous donne la
litteacuterature paiumlenne
153
CHAPITRE II LES FORMES DE SEacutePULTURE DANS LA LITTEacuteRATURE
Nous analysons les formes de seacutepulture drsquoapregraves les teacutemoignages litteacuteraires
paiumlens et chreacutetiens Lorsque nous abordons le sujet sur les modes de
seacutepulture il est bien question de lrsquoinhumation321 et de la creacutemation322 Ces
deux formes de seacutepulture ont existeacute dans le contexte africain et romain avec
une influence reacuteciproque en fonction des peacuteriodes La genegravese de la creacutemation
est tregraves complexe par rapport agrave lrsquoinhumation qui est le rite funeacuteraire des
origines de lrsquohumaniteacute Par quels arguments pouvons-nous justifier lrsquoapparition
de la creacutemation dans le culte funeacuteraire Serait-elle lieacutee au nomadisme aux
migrations qui empecircchaient la seacutedentarisation des vivants et partant celle des
morts par la seacutepulture Serait-elle aussi en lien avec les guerres antiques
auxquelles les hommes se sont livreacutes ougrave lrsquoeacutetat des corps des soldats tombeacutes
sur les champs de bataille aurait forceacute le choix des survivants au mode
creacutematoire Concernant notre eacutetude il est eacutetabli que la creacutemation des corps
eacutetait la coutume la plus reacutepandue dans les milieux tant paiumlens que chreacutetiens
au Ier siegravecle apregraves J-C Piotr Kuberski qui a traiteacute le sujet de la creacutemation
atteste aussi cette thegravese en ces termes laquo La creacutemation est geacuteneacuterale degraves la fin
de la Reacutepublique jusqursquoau 1er siegravecle apregraves J-C Les deux rites cohabitent
durant les Ier-IIe siegravecles de notre egravere dans les anneacutees soixante-dix du IIe
siegravecle Marc Auregravele mentionna les deux modes funeacuteraires lsquoDans un instant tu
ne seras plus que cendre ou squelettersquo (Penseacutees V 33 1) raquo323 Tacite (58-120
ap J-C) atteste la pratique courante de la creacutemation agrave Rome lorsqursquoil deacutecrit
dans ses Annales les funeacuterailles de Poppeacutee (neacutee vers 30 et morte en 65
seconde eacutepouse de lrsquoempereur Neacuteron) ceacuteleacutebreacutees agrave Rome laquo Le corps de
Poppeacutee ne fut point aneacuteanti par le feu selon lusage romain mais embaumeacute agrave
la mode des rois eacutetrangers il est porteacute au tombeau des Jules On lui fit
321 Lrsquoinhumation est la forme de seacutepulture par laquelle le corps drsquoun deacutefunt est deacuteposeacute en terre qursquoil soit dans un cercueil dans un sarcophage en pierre ou agrave mecircme le sol
322 Ce rite funeacuteraire consiste agrave brucircler le corps sur un bucirccher soit agrave proximiteacute de la seacutepulture soit dans un autre endroit ameacutenageacute agrave cet effet 323 KUBERSKI P Le christianisme et la creacutemation p 29
323 Ibid p 31
154
toutefois des funeacuterailles officielles raquo 324 Tacite mentionne quelques rites
funeacuteraires dont lrsquoembaumement au moyen drsquoaromates Pour les funeacuterailles
publiques et grandioses en lrsquohonneur de Poppeacutee ceacuteleacutebreacutees agrave Rome Tacite
affirme que la creacutemation qui eacutetait la coutume romaine (romanum mos) nrsquoa pas
eacuteteacute pratiqueacutee sur son corps Tacite suggegravere donc que la creacutemation eacutetait le rite
le plus ordinaire et probablement le plus pratiqueacute agrave Rome aux Ier et IIe siegravecles
apregraves J-C
Si lrsquoinhumation et la creacutemation sont attesteacutees aux deux premiers siegravecles
avec une pratique plus importante de la creacutemation celle-ci a eacuteteacute supplanteacutee
par lrsquoinhumation au IIIe siegravecle tant en milieu paiumlen que chreacutetien Mais il convient
de noter que la supreacutematie drsquoun rite sur lrsquoautre agrave une peacuteriode donneacutee ne
signifie pas lrsquoinexistence ou lrsquoabandon total de ce dernier Piotr Kuberski
affirme que laquo bien que sporadique lrsquousage de lrsquoincineacuteration est attesteacute mecircme
au-delagrave du Ve siegravecle raquo325 En Afrique septentrionale chreacutetienne sous lrsquoinfluence
de plusieurs courants philosophico-religieux le traitement des corps suscitait
des tensions reacuteelles qui reacuteveacutelaient des positions diameacutetralement opposeacutees
Pour des raisons religieuses la preacutesence de Juifs et de chreacutetiens dans cette
Afrique faisait peser la balance du cocircteacute de lrsquoinhumation face agrave la pratique plutocirct
reacutepandue de lrsquoincineacuteration comme mode de seacutepulture Par tradition religieuse
Juifs et chreacutetiens choisissent drsquoensevelir leurs morts mecircme si la Bible atteste
de cas isoleacutes de creacutemation de cadavres326 Les auteurs africains chreacutetiens
probablement influenceacutes par leur nouvelle identiteacute chreacutetienne ne tarderont pas
agrave se positionner en faveur de lrsquoinhumation contre la creacutemation Tertullien qui a
pourtant grandi dans le paganisme trouvait lrsquoincineacuteration inacceptable pour le
chreacutetien La creacutemation eacutetait une pratique courante chez les Romains Pourtant
compareacutee agrave lrsquoinhumation la creacutemation semble ecirctre un rite bien posteacuterieur
Quelques eacutecrits litteacuteraires confirment cette thegravese En effet peu avant lrsquoegravere
324 Tacite Annales Livre XVI VI laquoCorpus non igni abolitum ut Romanus mos sed regum externorum consuetudine differtum odoribus conditur tumuloque Iuliorum infertur Ductae tamen publicae exsequiaeraquo Texte eacutetabli et traduit par Henri Goelzer Paris Les Belles Lettres 1957 p 523 325 KUBERSKI P Le christianisme et la creacutemation Paris Cerf 2012 p 31
326 Infra p 160-164
155
chreacutetienne Ciceacuteron affirme que le mode le plus ancien de seacutepulture paraicirct
avoir eacuteteacute celui ougrave le corps est rendu agrave la terre327 Ciceacuteron vraisemblablement
atteste la primauteacute en termes drsquoancienneteacute de lrsquoinhumation sur lrsquoincineacuteration
Pline lrsquoAncien dans son Histoire naturelle une source preacutecieuse pour les
historiens abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutevoque la violation de la
seacutepulture Crsquoest ainsi qursquoil preacutesente les inhumations comme plus vulneacuterables
que les incineacuterations du fait de la violation possible dont les corps inhumeacutes
peuvent ecirctre victimes Il justifie du mecircme coup lrsquooption pour lrsquoincineacuteration
Chez les Romains lrsquoincineacuteration nrsquoest pas une institution bien ancienne jadis on enterrait les morts Mais quand on apprit que les guerriers ensevelis dans les terres lointaines eacutetaient deacuteterreacutes on adopta la nouvelle institution Cependant beaucoup de familles gardegraverent les rites antiques ainsi dans la famille Cornelia personne dit-on ne fut incineacutereacute avant le dictateur Sylla encore ne voulut-il lrsquoecirctre que par peur du talion car il avait deacuteterreacute le cadavre de C Marius328
Ce teacutemoignage de Pline montre clairement que la creacutemation a eacuteteacute
pratiqueacutee pour contrer toute possibiliteacute de vengeance mecircme si cela nrsquoest
problablement pas la seule raison qui justifierait le rite Drsquoapregraves Pline lrsquoAncien
le contexte de la premiegravere creacutemation est celui de la mort du geacuteneacuteral Sylla en
78 avant Jeacutesus-Christ agrave Cumes Ce qui a motiveacute le choix de Sylla est
lrsquoeacuteveacutenement de la premiegravere guerre civile agrave Rome pour le controcircle de la
Reacutepublique en 83 avant J-C Ayant eacuteteacute lrsquoauteur de la profanation du cadavre
de son adversaire Caius Marius surnommeacute laquo le jeune raquo Sylla voulut eacutechapper
au mecircme deacuteshonneur en optant pour lrsquoincineacuteration de son corps Cette option
isoleacutee nrsquoannihila cependant pas le choix pour lrsquoinhumation faite par de
nombreuses familles Elle demeure donc aux yeux de Pline un cas isoleacute qui ne
peut pas ecirctre geacuteneacuteraliseacute En mecircme temps Ciceacuteron et Pline attestent la
coexistence des deux rites funeacuteraires
327 Ciceacuteron Traiteacute des lois II XXII 56 laquo At mihi quIdem antiquissimum sepulturae genus illud fuisse videtur quo apud Xenophontem Cyrus utitur redditur enim terrae corpus et ita locatum ac situm quasi operimento matris obducitur raquo 328 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle Livre VII 187 laquo Ipsum cremare apud Romanos non fuit veteris instituti terra condebantur postquam longinquis bellis obrutos erui cognovere tunc institutum Et tamen multae familiae priscos servavere ritus sicut in Cornelia nemo ante Sullam dictatorem traditur crematus idque voluisse veritum talionem eruto C Mari cadavere raquo Traduit par Robert Schilling Paris Les Belles Lettres 1977
156
Par ailleurs bien avant la peacuteriode chreacutetienne une forme de culte lieacute au feu
jugeacute sacreacute se serait opposeacutee agrave lrsquoincineacuteration Au 5e siegravecle avant notre egravere
Heacuterodote atteste que les anciens Perses prohibaient la creacutemation des
cadavres
Cambyse se rendit agrave la ville de Saiumls dans lrsquointention de faire ce qursquoil fit en reacutealiteacute Aussitocirct entreacute dans la reacutesidence drsquoAmasis il ordonna drsquoextraire de son tombeau le cadavre de ce dernier et lorsque cet ordre fut exeacutecuteacute il commanda de fouetter le cadavre de lui arracher le poil de le percer agrave coup drsquoaiguillon de lrsquooutrager de toutes les autres faccedilons possibles Et quand les gens furent eacutepuiseacutes agrave ce travail (car ce corps eacutetant momifieacute reacutesistait et ne se laissait point entamer) il commanda de le brucircler ordre impie les Perses en effet tiennent le feu pour un dieu329
Ce teacutemoignage drsquoHeacuterodote sur le sort reacuteserveacute au corps drsquoAmais qui fut
brucircleacute sur lrsquoordre de Cambyse montre le caractegravere divin que les Perses
attribuent au feu Nous sommes peut-ecirctre dans la question du pur que
repreacutesente le dieu-feu et de lrsquoimpur incarneacute par le corps du deacutefunt Le feu
sacreacute ne doit donc pas entrer en contact avec ce qui est souilleacute par la mort
Une eacutepigramme de lrsquoAnthologie Palatine composeacutee par Dioscore au IIIe
siegravecle av J-C eacutevoque la mecircme prohibition sur la base de la question du pur et
de lrsquoimpur laquo Ne va pas Philonymos brucircler le corps drsquoEuphrategraves ni souiller le
feu par mon contact Je suis Perse par mes parents Perse par mon pays
drsquoorigine oui maicirctre Souiller le feu nous est plus odieux que la mort peacutenible
Mais ensevelis-moi et confie-moi agrave la terre raquo 330
Selon ces deux teacutemoignages le feu est perccedilu dans lrsquoenvironnement perse
comme un eacuteleacutement divin et ne doit pas entrer en contact avec un corps sans
vie Pour justifier la prohibition de la creacutemation Robert Turcan331 se reacutefegravere
eacutegalement agrave un fragment drsquoApollonius drsquoAthegravenes (contemporain de Septime
Seacutevegravere) auteur du Ier siegravecle avant J-C citeacute par Philostrate dans les Vies des
329 Heacuterodote Histoires Livre III 16 Texte eacutetabli en grec et traduit par Ph-E Legrand Paris Les Belles Lettres 2003 p 49 330Anthologie Palatine 7 62 citeacutee par REBILLARD Eacute Religion et seacutepulture LrsquoEacuteglise les vivants et les morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive Paris Eacuteditions de lrsquoEacutecole des Hautes Eacutetudes en Sciences Sociales 2003 p 96 331 TURCAN R Origines et sens de lrsquoinhumation agrave lrsquoeacutepoque impeacuteriale Revue des eacutetudes anciennes 60 1958 p 323-347
157
Sophistes Le titre du fragment est le suivant laquo Callias tente de dissuader les
Atheacuteniens de brucircler leurs morts raquo
Homme eacutelegraveve haut la torche Pourquoi faire violence agrave la flamme lrsquoabaisser et la torturer Elle appartient au ciel agrave lrsquoeacutether elle va vers ce qui lui est apparenteacute Ce feu fait non pas descendre mais monter des dieux Heacutelas Promeacutetheacutee toi qui tiens la torche et portes le feu quels outrages subit le don que tu as fait on le mecircle agrave des cadavres insensibles Viens deacutefendre secourir et deacuterober le feu si possible agrave notre monde aussi332
Ce fragment est clairement une exaltation du feu sacraliseacute qursquoil ne faut pas
souiller En servant agrave lrsquoincineacuteration le feu a eacuteteacute deacutetourneacute de sa finaliteacute qui est
de promouvoir la vie et la puissance de lrsquohomme drsquoapregraves le mythe promeacutetheacuteen
Il a un lien avec la diviniteacute vers laquelle elle va ougrave elle trouve sa source et son
origine On appelle au secours Promeacutetheacutee qui lrsquoavait deacuterobeacute au dieu afin qursquoil
le reprenne aux hommes qui en font mauvais usage Ces croyances lieacutees au
culte du feu condamnent lrsquoincineacuteration comme une souillure de celui-ci au
contact des cadavres Robert Turcan 333 rapproche drsquoun passage de
Tertullien334 sur la raison du refus de la creacutemation chez les chreacutetiens un
commentaire de Servius (IVe siegravecle ap J-C) qui precircte agrave des stoiumlciens la
croyance que lrsquoacircme subsiste aupregraves du cadavre335 Cette proximiteacute de lrsquoacircme
avec le corps suffit agrave interdire lrsquoincineacuteration En revanche Servius grammarien
et lecteur eacuterudit de lrsquoEneacuteide de Virgile oppose agrave cette croyance la pratique de
lrsquoincineacuteration qui permet agrave lrsquoacircme de rejoindre directement lrsquoacircme de lrsquounivers
Crsquoest ainsi que Robert Turcan reconstruit un systegraveme eschatologique sur la
base du stoiumlcisme et du pythagorisme Ce systegraveme emprunte au stoiumlcien
Paneacutetius (vers 180 agrave vers 110 av J-C) originaire de Rhodes le principe
drsquoune solidariteacute organique du corps et de lrsquoacircme et au pythagorisme la notion
drsquoune survie partielle du composeacute humain apregraves la mort avec lrsquointerdiction (qui
en deacutecoule) drsquoincineacuterer Les objections religieuses du pythagorisme contre
332 Philostrate Vies des Sophistes 20 dans Philostratus and Eunapius Lives of the Sophists WC Wright (ed) Cambridge Harvard University Press 1921 333 TURCAN R Origines et sens de lrsquoinhumation agrave lrsquoeacutepoque impeacuteriale Revue des eacutetudes anciennes 60 pp 337-340 334 Tertullien De anima 51 23 Cette citation est commenteacutee plus loin note 364 p 167-168
335 Servius Commentaire sur lrsquoEacuteneacuteide de Virgile VI 724 Paris Les Belles Lettres Paris 2012 p 164-167
158
lrsquoincineacuteration sont bien attesteacutees En effet Jamblique (242-325) philosophe
pythagoricien et fondateur de leacutecole neacuteo-platonicienne dApameacutee en Syrie agrave
la fin du IIIe siegravecle semble affirmer que lrsquoinhumation reste de regravegle pour les
adeptes de la secte336 Cet ensemble de documents montre qursquoau IIIe siegravecle
de notre egravere le choix de lrsquoinhumation est conforme agrave des croyances
religieuses et philosophiques Celles-ci mettent lrsquoacircme plus en avant que le
corps Crsquoest ainsi que lrsquoinhumation est recommandeacutee parce qursquoelle preacuteserve
de la destruction et le corps et ce qui resterait attacheacute au corps provenant de
lrsquoacircme apregraves la mort Dans cette conception eacutepargner le corps du feu eacutepargne
aussi lrsquoacircme Il est peu probable neacuteanmoins que ces croyances aient deacutepasseacute
le cadre de certains cercles philosophiques Crsquoest dans cette perspective que
Rebillard relativise lrsquoimpact de ces croyances religieuses en affirmant qursquoelles
laquo nrsquoont pu toutefois avoir qursquoune influence tregraves limiteacutee et elles nrsquoimpliquent pas
agrave vrai dire un respect plus grand du corps une fois qursquoil a eacuteteacute inhumeacute raquo337
Pourtant les cultes agrave mystegraveres comme le mithriacisme lrsquoisisme le culte de
Cybegravele apparus dans le monde africain et romain pourraient aussi expliquer le
rejet de la creacutemation Eacuteric Rebillard eacutecrit que ces cultes tenaient comme un
dogme laquo un principe de reacutesurrection physique du corps par comparaison avec
les fruits de la terre qui se dessegravechent et meurent puis refleurissent au
printemps raquo338 Dans une vision mateacuterialiste le cadavre soumis aux flammes
est priveacute de la survie apregraves la mort Le feu signerait deacutefinitivement la mort de
lrsquoecirctre promis agrave une autre vie par sa reacutesurrection Ce principe de reacutesurrection
physique du corps se rapproche de la conception chreacutetienne de la reacutesurrection
des corps ougrave lrsquointeacutegriteacute de lrsquoecirctre (corps et acircme) est restaureacutee agrave la parousie du
Christ glorieux et tout-puissant
336 Jamblique Vie de Pythagore 154 Introduction Traduction et notes par Luc Brisson et Alain Philippe Segonds Paris Les Belles Lettres 2011 337REBILLARD Eacute Religion et seacutepulture LrsquoEacuteglise les vivants et les morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive Paris Eacuteditions de lrsquoEacutecole des Hautes Eacutetudes en Sciences Sociales 2003 p 97
338 PELLEGRINO A laquoLe culte des morts dans le monde romainraquo dans Descoeudres (dir) Ostia port et porte de la Rome antique Genegraveve Georg 2001 p 368
159
Enfin en dehors des consideacuterations philosophiques et religieuses le choix
de la creacutemation ou de lrsquoinhumation se justifierait pour des raisons
eacuteconomiques La classe sociale de lrsquoindividu serait alors un facteur
deacuteterminant Crsquoest ainsi que le pauvre peut recourir agrave la creacutemation
financiegraverement moins coucircteuse que lrsquoinhumation srsquoil habite une reacutegion riche en
bois A contrario il pourrait en ecirctre priveacute si la reacutegion ne dispose pas de
ressources forestiegraveres Ce manque augmente consideacuterablement le prix du
bois rendant plus difficile le recours au rite de la creacutemation Crsquoest cette
hypothegravese sur la pratique ou non de la creacutemation que Piotr Kuberski confirme
lorsqursquoil eacutecrit laquo Si pour les uns lrsquoincineacuteration cesse drsquoecirctre pratiqueacutee car elle
devient trop coucircteuse agrave cause du deacuteboisement de nombreuses reacutegions ducirc agrave
des creacutemations excessives pour les autres inversement cette maniegravere de
traiter les morts aurait eacuteteacute plus eacuteconomique et de ce fait aurait eacuteteacute reacuteserveacutee
aux classes pauvres Dans le premier cas la matiegravere combustible agrave cause de
son prix eacuteleveacute est utiliseacutee par lrsquoaristocratie tandis que selon la deuxiegraveme
hypothegravese le recours agrave lrsquoincineacuteration se fait par les esclaves et les
affranchisraquo339
Les consideacuterations preacutesentes dans la litteacuterature paiumlenne sur lrsquoinhumation et
la creacutemation attestent leur pratique dans la mecircme peacuteriode sans que lrsquoon
puisse dire que tel rite a supplanteacute lrsquoautre sur une longue peacuteriode Mecircme
lorsqursquoun rite semblait dominer lrsquoautre eacutetait pratiqueacute quoique de faccedilon
sporadique Apregraves notre parcours sous lrsquoangle de la litteacuterature profane nous
nous penchons sur la question de la creacutemation et de lrsquoinhumation dans le
judaiumlsme en prenant appui sur sa principale source ce que le christianisme
nomme lrsquoAncien Testament et sur le Talmud
339 KUBERSKI P La creacutemation et lrsquoEacuteglise Principales eacutetapes drsquoune histoire mouvementeacutee de lrsquoAntiquiteacute au Concile Vatican II Strasbourg 2006 p 35 NOCK A-D laquoCremation and Burial in the Roman Empireraquo p 357sq
160
CHAPITRE III LA CREacuteMATION ET LrsquoINHUMATION DANS LE JUDAIumlSME
Nous ne pouvons pas aborder la creacutemation dans le judaiumlsme au travers de
lrsquoAncien Testament sans poser comme jalon la vision veacuteteacuterotestamentaire du
corps Le livre de la Genegravese dans son deuxiegraveme reacutecit de la creacuteation affirme
que Dieu creacutea lrsquohomme agrave partir de la glaise (cf Gn 2 7) Adam issu de la
terre auquel le Creacuteateur insuffle la vie est creacuteeacute agrave lrsquoimage de Dieu Par
conseacutequent il meacuterite respect dans son inteacutegriteacute Si la deacutesobeacuteissance drsquoAdam a
preacutecipiteacute la chute de lrsquohumaniteacute frappeacutee par le chacirctiment suprecircme qursquoest la
mort celui qui a eacuteteacute tireacute de la terre doit naturellement retourner agrave la terre qui fut
la matiegravere originelle de sa creacuteation laquo Tu es poussiegravere et tu retourneras agrave la
poussiegravere raquo (Gn 3 19) On comprend que dans une telle vision tout rite post
mortem qui nrsquoirait pas dans le sens drsquoun deacutepocirct en terre contredit ipso facto la
perspective veacuteteacuterotestamentaire du corps Crsquoest pour cela que la creacutemation est
perccedilue par le judaiumlsme comme indigne et deacuteshonorante drsquoougrave sa proscription
Lrsquointerdiction drsquoincineacuterer les corps relegraveve-t-elle drsquoun ordre divin contenu dans la
Torah ou est-elle lieacutee agrave des pratiques traditionnelles qui se sont imposeacutees et
ont eacuteteacute revecirctues drsquoune sacraliteacute quasi inviolable Nous pouvons du moins dire
que le rite funeacuteraire le plus reacutepandu dans la Bible est bien lrsquoinhumation En
effet les Heacutebreux comme leurs voisins meacutesopotamiens et eacutegyptiens
pratiquaient lrsquoinhumation La Bible en donne plusieurs attestations dont nous
preacutesentons les plus significatives
Abraham est le premier agrave pratiquer ce rite agrave la mort de sa femme Sarah
mise en terre dans le caveau de Mapkhpeacutela agrave Heacutebron Srsquoadressant aux
autochtones Abraham leur fit la requecircte suivante laquo Je suis chez vous un
eacutetranger et un reacutesident Accordez-moi chez vous une possession funeacuteraire
pour que jrsquoenlegraveve mon mort et lrsquoenterre raquo (Gn 23 4) La reacuteponse ne se fit pas
attendre laquo Monseigneur eacutecoutez-nous plutocirct Tu es un prince de Dieu parmi
nous enterre ton mort dans la meilleure des tombes personne ne te refusera
sa tombe pour que tu puisses enterrer ton mort raquo (Gn 23 6) Crsquoest dans ce
caveau de Makhpeacutela que furent enterreacutes selon la tradition Adam et Egraveve
161
Abraham et Sarah Isaac et Rebecca Jacob et Leacutea340 Mecircme apregraves la sortie
drsquoEacutegypte lrsquoinhumation demeure la pratique chez les Heacutebreux Aussitocirct sortis
drsquoEacutegypte et pourchasseacutes par les Eacutegyptiens les Israeacutelites se tournent vers
Moiumlse en reacutecriminant laquo Manquait-il de tombeaux en Eacutegypte que tu nous aies
meneacutes mourir dans le deacutesert raquo (Exode 14 11)
Tout compte fait nous pouvons affirmer que le judaiumlsme ne reconnaicirct que
lrsquoinhumation comme seul rite funeacuteraire conforme agrave lrsquoesprit de la Torah Piotr
Kuberski eacutevoque les arguments qui pourraient justifier le rejet de la creacutemation
dans le judaiumlsme laquo Premiegraverement la tradition drsquoensevelissement eacutetait bien
ancreacutee dans la religion juive comme dans toute la zone culturelle du Proche-
Orient Quant agrave la creacutemation elle nrsquoest jamais preacutesenteacutee comme une
alternative agrave lrsquoinhumation Deuxiegravemement on peut penser qursquoelle nrsquoeacutetait pas
pratiqueacutee agrave cause de son assimilation aux rites paiumlens raquo341
Concernant le rite de lrsquoincineacuteration aucun verset biblique nrsquoincite agrave sa
pratique Les quelques exceptions que la Bible nous relate ne peuvent ecirctre
consideacutereacutees comme une recommandation agrave la pratique courante de
lrsquoincineacuteration Les allusions bibliques agrave la creacutemation ont sans nul doute un sens
dans leur contexte En effet les deux mentions frappantes de la creacutemation se
trouvent dans les Livres de Josueacute et de Samuel La premiegravere mention a trait agrave
une infideacuteliteacute commise par Akacircn qui a causeacute lrsquoeacutechec drsquoIsraeumll en guerre contre
Aiuml pour avoir pris pour lui une partie de butin constitueacutee drsquoargent de capes et
de lingots drsquoor Le chacirctiment qui lui fut infligeacute ainsi qursquoagrave toute sa maisonneacutee
sous le commandement de Josueacute fut la lapidation suivie de lrsquoincineacuteration de
leurs corps les fils drsquoIsraeumll nrsquoeacutepargnegraverent pas non plus tous ses biens des
flammes (Jos 7 1-26)
Le crime contre Akacircn reccediloit une punition aux accents propitiatoires Elle
vise agrave calmer la colegravere de Dieu et agrave exorciser le deacutemon de lrsquoeacutechec drsquoIsraeumll
contre ses ennemis Le sort qui lui est reacuteserveacute ainsi qursquoagrave sa famille et agrave ses
biens signifierait le rejet total de lrsquoindividu lrsquooubli de ce que fut son nom La
340Gn 4931 Talmud de Babylone Traiteacute Eruvin 53a
341 KUBERSKI P La creacutemation et lrsquoEacuteglise Principales eacutetapes drsquoune histoire mouvementeacutee de lrsquoAntiquiteacute au Concile Vatican II Strasbourg 2006 p 93
162
faute drsquoun membre du peuple se reacutepercute sur tout le peuple Nous sommes
face agrave la conscience drsquoIsraeumll de la responsabiliteacute collective dans les
comportements individuels La communauteacute reacutepond aux conseacutequences du
bien et du mal de chaque membre Le chacirctiment contre Akacircn et sa famille est
le plus cruel qui soit On signe ainsi une double mort celle biologique et celle
de lrsquooubli de la famille et de tout ce qui pourrait eacutevoquer son souvenir Crsquoest
une veacuteritable damnatio memoriae342
La deuxiegraveme mention de la creacutemation se situe aussi dans un contexte de
guerre entre Israeumll et les Philistins agrave Guilboa ougrave Sauumll et ses hommes
moururent Les Philistins profanegraverent le corps de Sauumll au grand deacutepit drsquoIsraeumll
les habitants de Yavesh de Galaad ayant appris la nouvelle vinrent de nuit
enlever les corps ils les brucirclegraverent agrave Yavesh puis ils recueillirent les
ossements et les ensevelirent sous le tamaris de Yavesh et firent un jeucircne un
des rites funeacuteraires pendant sept jours dureacutee normale du deuil Nous
pouvons dire que la creacutemation pratiqueacutee ici par les habitants de Yavesh tient
tregraves probablement compte de lrsquoeacutetat des corps profaneacutes et deacutecomposeacutes (1 Sm
31 12) Le rite creacutematoire pourrait relever du pragmatisme ou de lrsquoeacutepichie
(eacutepikie)343 en tant que principe drsquoadaptation dans une situation tout agrave fait
exceptionnelle face agrave la loi geacuteneacuterale Crsquoest ainsi qursquoagrave partir de ces deux
attestations bibliques nous pouvons deacuteduire que la creacutemation nrsquoeacutetait pas une
pratique courante bien eacutetablie et autoriseacutee Elle concerne des cas isoleacutes qui ne
peuvent pas faire jurisprudence
De plus bien que lrsquoenterrement ne figure pas comme preacutecepte dans la
Torah les rabbins le deacuteduisent agrave partir de la creacuteation de lrsquohomme tireacute de la
glaise par Dieu Cet homme Adam agrave la fin de son existence terrestre doit
342 Supra p 296-298 343 DESCLOS J laquoLeacutepikie dhier agrave aujourdhuiraquo Il y deacutefinit le terme laquoLeacutepikie est un mot dorigine grecque qui fait reacutefeacuterence agrave la vertu de justice et qui renvoie agrave lideacutee decirctre juste au-delagrave de la loi dans certaines situations particuliegraveres de vie qui nont pas eacuteteacute preacutevues par la lettre de la loi LEacutepikie est modeacuteratrice agrave leacutegard de lobservance litteacuterale de la loi LEacutepikie fait appel au bon jugement Il sagit dune interpreacutetation eacutequitable et modeacutereacutee non de la loi elle-mecircme mais de lintention du leacutegislateur qui est preacutesumeacute dans un certain cas particulier extraordinaire suspendre lapplication de la loi parce que de sa stricte observance reacutesulterait quelque chose de nuisible ou trop oneacutereuxraquo Collection Essais et confeacuterences Eacuteditions GGC 2002 p 16
163
retourner agrave la poussiegravere drsquoougrave il a eacuteteacute tireacute laquo A la sueur de ton visage tu
mangeras du pain jusqursquoagrave ce que tu retournes au sol car crsquoest de lui que tu as
eacuteteacute pris Oui tu es poussiegravere et agrave la poussiegravere tu retourneras raquo (Gn 3 19)
Dans le Traiteacute de Sanheacutedrin consacreacute principalement agrave la justice distributive il
est eacutecrit laquo Rabbi Yohanan enseignait au nom de Rabbi Simeacuteon Bar Yohaiuml de
quel verset apprend-on que quiconque laisse le corps de son deacutefunt la nuit
suivant le deacutecegraves sans seacutepulture transgresse un commandement neacutegatif Du
verset lsquotu lrsquoenterreras le jour mecircmersquo raquo (cf Dt 21 23)
La Torah ne permet pas de justifier la creacutemation en milieu judaiumlque Du
cocircteacute du Talmud aucune place non plus nrsquoest laisseacutee au rite de creacutemation En
effet les rabbins prenant appui sur le Talmud justifient abondamment ce
preacutecepte drsquoenterrer et rejettent le rite de la creacutemation344 Les auteurs qui se
sont pencheacutes sur le sujet en arrivent agrave la conclusion que la creacutemation comme
rite funeacuteraire est incompatible avec les croyances du judaiumlsme En effet Meyer
et Strange dans un ouvrage collectif sur les Rabbins et les Premiers
Chreacutetiens eacutetablissent en ce qui concerne le judaiumlsme laquo lrsquoimportance
accordeacutee agrave la deacutecomposition naturelle du corps qui ne laissait pas place agrave la
creacutemation raquo345 Krauss abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit que le mode
creacutematoire qui deacutetruit le corps nrsquoest pas toleacuterable dans le judaiumlsme puisque la
laquo loi rabbinique veille jalousement agrave ce qursquoon nrsquoendommage en aucune faccedilon
les corps morts raquo346
Enfin la Bible aborde le thegraveme du feu sous plusieurs angles Il intervient
dans un contexte sacrificiel ougrave il deacutetruit les victimes offertes Le rituel de
lrsquoholocauste qui suit une ordonnance stricte de Dieu nous est reacuteveacuteleacute en
Leacutevitique 6 1-6 Le feu y revecirct plusieurs significations Il est un eacuteleacutement
deacutevorant deacutecapant ou reacutechauffant qui manifeste tout drsquoabord la preacutesence de
344 Le sujet des rites funeacuteraires dans le judaiumlsme a eacuteteacute traiteacute par Claude Heymann et Gabriel Attias dans un ouvrage collectif intituleacute Les rites autour du mourir Sous la direction de Marie-Jo Thiel Presse Universitaire de Strasbourg 2008 p143-159 Ils font une approche succincte et scientifique de la theacutematique enterrement-creacutemation auquel nous nous reacutefeacuterons 345 MEYER E-M STRANGE J-E Les Rabbins et les Premiers Chreacutetiens Archeacuteologie et histoire Paris Eacuteditions du Cerf 1984 p124
346 KRAUSS S laquo La double inhumation chez les Juifsraquo Revue des eacutetudes juives 1934 p9
164
Dieu comme dans lrsquoeacutepisode du buisson ardent Il est ensuite lrsquoinstrument de
sa colegravere dont il se sert pour chacirctier ses ennemis Il est enfin lrsquoeacuteleacutement
indispensable dans les holocaustes offerts agrave Dieu ougrave il deacutetruit complegravetement
la victime offerte
Le Seigneur dit agrave Moiumlse de communiquer les ordres suivants agrave Aaron et agrave ses fils voici les regravegles concernant le sacrifice complet Ce sacrifice doit brucircler durant toute la nuit sur lautel ougrave lon entretiendra le feu Ensuite le precirctre vecirctu dune tunique de lin et dun caleccedilon de lin enlegraveve de lautel les cendres grasses du sacrifice consumeacute et les deacutepose agrave cocircteacute de lautel Puis il va changer de vecirctements et emporte les cendres dans un endroit pur hors du camp Le feu qui brucircle sur lautel ne doit pas seacuteteindre chaque matin le precirctre y remet des bucircches sur lesquelles il dispose le sacrifice complet avant dy brucircler les morceaux gras des sacrifices de communion Un feu perpeacutetuel doit brucircler sur lautel sans jamais seacuteteindre
En deacutefinitive la Bible preacutesente le feu comme manifestation de la toute-
puissance de Dieu comme une puissance de vie et de mort Dans la
theacutematique biblique du pur et de lrsquoimpur de la sainteteacute et du peacutecheacute le feu est
un symbole de reacutegeacuteneacuteration de purification inteacuterieure Crsquoest lrsquoexpeacuterience que
fait Isaiumle dont les legravevres sont purifieacutees par un chardon brucirclant afin qursquoil
accomplisse fidegravelement sa mission de prophegravete (Is 6 3-8) Nous sommes dans
la dimension symbolique du feu Il est toujours en lien direct ou indirect avec
Dieu Le feu en est sa proprieacuteteacute
Au terme de notre deacutemarche la question des deux modes funeacuteraires laisse
neacuteanmoins apparaicirctre le choix quasi exclusif de lrsquoinhumation dans le judaiumlsme
Nous voulons maintenant nous inteacuteresser agrave lrsquoapproche des pegraveres africains de
la peacuteriode chreacutetienne concernant la creacutemation et lrsquoinhumation
165
CHAPITRE IV CREacuteMATION ET INHUMATION DE LrsquoARCHEacuteOLOGIE A LA
LITTEacuteRATURE CHREacuteTIENNE
Creacutemation et inhumation ont coexisteacute comme rites funeacuteraires dans lrsquoAfrique
chreacutetienne comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute anteacuterieurement 347 Mais
rappelons drsquoabord avec Serge Lancel que bien avant lrsquoegravere chreacutetienne agrave
lrsquoeacutepoque dite archaiumlque (IXe siegravecle avant J-C) ces deux modes funeacuteraires
eacutetaient pratiqueacutes dans le culte rendu aux morts Concernant la creacutemation et
lrsquoinhumation agrave Carthage Serge Lancel eacutecrit laquo Agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque le rituel
de lrsquoincineacuteration mecircme srsquoil est tregraves minoritaire y coexiste avec la pratique de
lrsquoinhumation Comme le suggegravere la convergence de plusieurs indices
lrsquoincineacuteration agrave Carthage agrave cette eacutepoque serait le fait drsquoune population resteacutee
fidegravele agrave une pratique courante en Pheacutenicie ougrave au demeurant lrsquoinhumation
nrsquoest pas inconnue Disons-le nettement les distinctions trancheacutees qursquoil y a un
demi-siegravecle encore les archeacuteologues faisaient entre inhumants et incineacuterants
ne sont plus de mise Agrave haute eacutepoque agrave Carthage le mobilier funeacuteraire des
seacutepultures agrave incineacuteration srsquoil nous est parvenu en moins bon eacutetat nrsquoest pas
moins fourni que celui des tombes agrave inhumation raquo348
La thegravese de Lancel sur la coexistence des deux modes funeacuteraires se veacuterifie
au travers des fouilles archeacuteologiques reacutealiseacutees notamment aux environs de la
neacutecropole de Douimegraves et des collines de Junon et de Byrsa349
Que nous deacutevoilent les sources archeacuteologiques concernant le rite de la
creacutemation et de lrsquoinhumation Y a-t-il des indices ou des preuves
archeacuteologiques qui permettent drsquoauthentifier la pratique de lrsquoune ou de lrsquoautre
347 Supra p 153-159 348 LANCEL S Carthage Paris Fayard 1992 p 241
349 Idem Byrsa I Mission archeacuteologique franccedilaise agrave Carthage Rapports preacuteliminaires des fouilles 1974-1976 sous la direction de S Lancel (Collection de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome vol) Rome 1979 Byrsa II Mission archeacuteologique franccedilaise agrave Carthage Rapports preacuteliminaires des fouilles 1977-1978 niveaux et vestiges puniques sous la direction de S Lancel (collection de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome Vol 41) Rome 1981 Ces fouilles concernent les VIII-VIe siegravecle correspondant agrave la peacuteriode archaiumlque le Ve siegravecle au milieu du IIIe siegravecle recouvrant la peacuteriode de la carthage punique et le milieu du IIIe siegravecle agrave 146 av J-C englobant la Carthage des guerres puniques
166
Autrement dit quelles reacuteponses lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire apporte-t-elle
concernant la creacutemation et lrsquoinhumation des corps du 3egraveme au 5egraveme siegravecle
IV1 La creacutemation et lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire
Pour la peacuteriode archaiumlque les fouilles archeacuteologiques sur les tombes
puniques et neacuteo-puniques 350 ne deacutevoilent aucune trace drsquoincineacuteration agrave
proximiteacute des tombes Heacutelegravene Beacutenichou-Safar qui reacutepond agrave la question pour le
site de Carthage eacutecrit laquo Dans aucune tombe il nrsquoa eacuteteacute trouveacute trace drsquoun
bucirccher On a donc tout lieu de penser que la creacutemation des corps avait lieu
non point agrave lrsquoemplacement mecircme de la seacutepulture mais sur une aire exteacuterieure
reacuteserveacutee agrave cet effet raquo351 Heacutelegravene Beacutenichou conjecture lrsquoexistence du rite de la
creacutemation pratiqueacutee loin des lieux de seacutepulture Serge Lancel qui eacutetudie
lrsquoenvironnement de Carthage partage la mecircme conclusion qursquoHeacutelegravene
Beacutenichou pour la mecircme peacuteriode laquo Aucune trace de foyer nrsquoa jamais eacuteteacute
remarqueacutee in situ ce qui signifie que le corps nrsquoavait pas subi la creacutemation sur
place raquo352 Pour Lancel la creacutemation nrsquoa pu avoir lieu agrave proximiteacute de la tombe
Mais lrsquoabsence de traces drsquoincineacuteration in situ est-elle un argument suffisant
pour deacuteduire de lrsquoinexistence de la creacutemation agrave lrsquoeacutepoque punique et
neacuteopunique Nous pourrions penser le contraire en supposant que des traces
de creacutemation ont pu disparaicirctre pour des raisons que nous ignorons Les
intempeacuteries ou une intervention humaine auraient-elles joueacute en deacutefaveur des
preuves archeacuteologiques Lrsquoeacutetude reacutealiseacutee par Mhamed Fantar sur les
neacutecropoles puniques de Tunisie appuie la thegravese de Serge Lancel sur
lrsquoinexistence de traces drsquoincineacuteration in situ pour la reacutegion de Carthage Il
affirme en revanche que lrsquoexistence de bucircchers dans des carreacutes de cimetiegravere
ne fait aucun doute dans drsquoautres neacutecropoles laquo Pour drsquoautres neacutecropoles
350 Les monuments funeacuteraires Institutions autochtones en Afrique du Nord et meacutedieacutevale Eacuteditions du CTHS 1995 p 55-72 Ces tombes couvrent pour la peacuteriode punique 814 agrave 146 avant JC et pour la peacuteriode neacuteopunique 146 avant J-C agrave 439 apregraves J-C 351 BEacuteNICHOU-SAFAR H Les tombes puniques de Carthage topographie structures inscriptions et rites funeacuteraires CNRS Paris 1982 p 238
352 LANCEL S Carthage Paris 1992 p 67
167
puniques ou de tradition punique on relegraveve la preacutesence de bucirccher ou
ustrinum353 notamment au Cap-Bon354 en Byzacegravene355 agrave Bulla Regia en
Algeacuterie 356 et en Sardaigne357 raquo358 Nous ne trouvons dans aucune œuvre
litteacuteraire de nos quatre auteurs de lrsquoAfrique chreacutetienne lrsquoattestation drsquoustrinum
Cependant nous rencontrons ustrinum dans le CIL 6 4410 et la forme ustrina
dans CIL 6 10237 ougrave ils signifient le lieu de lrsquoincineacuteration Il possegravede le mecircme
sens chez Pompeius Festus359 grammairien du IIIe siegravecle Le feacuteminin ustrina
est aussi utiliseacute pour signifier lrsquoaction de brucircler ou la combustion Crsquoest ce sens
que nous trouvons le terme chez Apuleacutee360 et chez Arnobe361
En outre sur la peacuteriode chreacutetienne du IVe au VIIIe siegravecle lrsquoeacutetude de Paul-
Albert Feacutevrier apporte quelques renseignements Il prend en compte la reacutegion
de lrsquoAlgeacuterie Il aborde la question du type de tombes privileacutegieacutees en
Maureacutetanie et en Numidie Il parvient agrave la conclusion que lrsquoinhumation eacutetait le
rite privileacutegieacute dans les milieux chreacutetiens Eacutetudiant les modes de seacutepulture dans
lrsquoAfrique du Nord chreacutetienne Feacutevrier se base sur deux sites (Tipasa de
353 CIL 6 4410 Lrsquoustrinum est le lieu ougrave lrsquoon brucircle un corps
354 CINTAS P Gobert E-G p 137 355 CARTON L laquo Les neacutecropoles de Gurza raquo Bulletin de la socieacuteteacute archeacuteologique de Sousse 1909 Sousse 1910 p 26 356 LANCEL S laquo Tipasitana fouilles dans la neacutecropole occidentale de Tipasa raquo Bulletin drsquoarcheacuteologie algeacuterienne 1 1962-1965 p 54 Idem laquo Tipasitana II la neacutecropole preacuteromaine occidentale de Tipasa raquo Bulletin drsquoarcheacuteologie algeacuterienne 3 1968 p 99
357BARTOLONI P laquo Monte Sirai 1984 (champagne 1983-1984) raquo RSF 13 2 1985 p 249 Lrsquoauteur mentionne la pratique de lrsquoincineacuteration laquo con ustinum sovrapposto alla tomba e con ustrinum posto In posizione adiacente raquo crsquoest-agrave-dire avec un ustrinum superposeacute agrave la tombe et un autre ustrinum placeacute en position adjacente
358 Les monuments funeacuteraires Institutions autochtones en Afrique du Nord et meacutedieacutevale Eacuteditions du CTHS 1995 p 61-62 359 Sextus Pompeius Festus De uerborum significatione 29 10 il est un lexicographe latin du IIe siegravecle ap J-C appeleacute aussi Festus grammaticus 360Apuleacutee Les Meacutetamorphoses Tome III Livre VII XIX 5 laquo Iam que fomento tenui calescens et enutritus ignis surgebat in flammas et totum me funestus ardor inuaserat nec ullum pestis extremae suffugium nec salutis aliquod apparet solacium et ustrina talis moras non sustinens et meliora consilia praeuertitur raquo Texte eacutetabli par D S Robertson et traduit par Paul Vallette Paris Les Belles Lettres 1956 361 Arnobe le Majeur Ibid Livre VII 15 9 laquo Quod si ea quae fiunt propria vi pendere non ante sumptis placet opinionibus aestimari arae istae quas dicitis altaria que haec pulchra infelicissimi animalium generis ustrinae rogi sunt et busticeta in opus structa foedissimum atque in sedem fabricata faetorum raquo
168
Maureacutetanie et Thamugadi de Numidie) sur deux eacutedifices chreacutetiens (les
basiliques de Sitifis et de Theveste) et sur drsquoautres areae cultuelles dans la
reacutegion de Numidie Feacutevrier atteste que laquo deux neacutecropoles eacutetendues ont eacuteteacute
reconnues ndash encore que de faccedilon partielle - agrave lrsquoouest et agrave lrsquoest de Tipasa lrsquoune
agrave lrsquoarriveacutee de la voie qui venait de Caesarea la capitale provinciale et lrsquoautre
au deacutepart de la voie drsquoIcosium Neacutecropoles anciennes lrsquoune et lrsquoautre ougrave des
membres de la communauteacute chreacutetienne ont trouveacute agrave se caser et ougrave des lieux
de culte deacutedieacutes agrave des martyrs ont pu ecirctre eacuteleveacutes agrave des moments divers de
lrsquohistoire de la ville Les seacutepultures de martyrs qui ont eacuteteacute reconnues se
trouvent toutes agrave bonne distance de ces voies et sont plus proches du rivage
ce qui les eacuteloigne des mausoleacutees plus ou moins importants qui ont eacuteteacute
reconnus agrave la sortie de lrsquoagglomeacuteration raquo362 Des chreacutetiens ont habiteacute dans le
voisinage de ces anciennes neacutecropoles que deacutecrit Feacutevrier et y ont
certainement pratiqueacute lrsquoinhumation et la creacutemation Nous constatons la
preacutesence de tombes martyriales qui ont eacuteteacute des lieux drsquoattraction et de pieuse
deacutevotion Feacutevrier ne nous dit pas si drsquoautres tombes de chreacutetiens se sont
retrouveacutes aupregraves de ces seacutepultures de martyrs Le choix plus abondant de
lrsquoinhumation couvrant la peacuteriode du IVe au VIIIe siegravecle et dont teacutemoigne Feacutevrier
permet de deacuteduire que la creacutemation eacutetait aussi pratiqueacutee chez certains
chreacutetiens Enfin quand il nrsquoest pas question drsquoinhumation lrsquoincineacuteration pouvait
ecirctre pratiqueacutee agrave proximiteacute de la tombe ou le bucirccher eacutetait placeacute agrave lrsquointeacuterieur
mecircme du seacutepulcre A contrario lrsquoinhumation eacutetait pratiqueacutee ainsi qursquoil suit le
corps du deacutefunt eacutetait soit deacuteposeacute en contact direct avec la terre soit placeacute sur
une banquette ou dans une auge de pierre disposeacutee agrave lrsquointeacuterieur de la
tombe363 Concernant la baisse consideacuterable de lrsquoincineacuteration dans le monde
africain et romain agrave un certain moment de son histoire aucun argument ne
satisfait intellectuellement la recherche Kuberski reacutesume le deacutebat en ces
termes laquo Actuellement les chercheurs se contentent de souligner lrsquoexistence
362 FEacuteVRIER P-A laquo Tombes privileacutegieacutees en Maureacutetanie et Numidie raquo In Lrsquoinuhmation privileacutegieacutee du IVe au VIIIe siegravecle en Occident Actes du colloque tenu agrave Creacuteteil les 16-18 mars 1984 eacutediteacutes par Y Duval et J-Ch Picard 1986 p 13 363 Les monuments funeacuteraires Institutions autochtones en Afrique du Nord et meacutedieacutevale Eacuteditions du CTHS 1995 p 63
169
de plusieurs eacuteleacutements responsables des changements dans le rituel funeacuteraire
car aucune reacuteponse satisfaisante nrsquoexiste pour reacutepondre agrave la question du
lsquopourquoirsquo le monde romain abandonna lrsquoincineacuteration Plusieurs possibiliteacutes en
effet se cocirctoient comme entre autres lsquola reprise des traditions italiques
lrsquoimportance des eacuteleacutements orientaux lrsquoinfluence des courants religieuxrsquo raquo364
Nous pouvons conclure que lrsquoarcheacuteologie nous reacutevegravele lrsquoexistence des deux
modes de seacutepulture qui ont coexisteacute agrave la mecircme eacutepoque et souvent avec la
supreacutematie de lrsquoun sur lrsquoautre La creacutemation et lrsquoinhumation sont pratiqueacutees par
les paiumlens et par les chreacutetiens Les donneacutees archeacuteologiques montrent que la
creacutemation eacutetait pratiqueacutee tantocirct aux abords des tombes tantocirct loin drsquoelles
Concernant les deux modes de seacutepulture lrsquoarcheacuteologie ne nous a sans doute
pas encore tout deacutevoileacute agrave cause de lrsquoimpossibiliteacute de poursuivre des fouilles
lieacutee agrave lrsquourbanisation actuelle de lrsquoAfrique du Nord Des preuves archeacuteologiques
de creacutemation et drsquoinhumation restent probablement enfouies sous des
installations Lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire pourrait-elle un jour les mettre agrave jour pour
enrichir ainsi les apports degravejagrave existants Outre lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire les
œuvres litteacuteraires paiumlennes et chreacutetiennes nous renseignent sur les rites de la
creacutemation et de lrsquoinhumation pratiqueacutes en milieu paiumlen et chreacutetien De la
peacuteriode de Tertullien agrave la peacuteriode augustinienne deux conceptions srsquoaffrontent
au sujet de la mort et du traitement agrave reacuteserver aux cadavres Dans ce
contexte face aux rites de lrsquoinhumation et de la creacutemation les premiers
auteurs africains chreacutetiens deacutefendent plutocirct lrsquoinhumation En deacutesapprouvant la
creacutemation ils deacutefendent leurs convictions chreacutetiennes sur le socle de la
soteacuteriologie
364 KUBERSKI P La creacutemation et lrsquoEacuteglise Principales eacutetapes drsquoune histoire mouvementeacutee de lrsquoAntiquiteacute au Concile Vatican II Strasbourg 2006 p 35
170
IV2 La creacutemation et lrsquoinhumation chez Tertullien
Sur la creacutemation la prise de position de Tertullien est sans ambiguiumlteacute Il
rejette sans reacuteserve la creacutemation qursquoil considegravere comme indigne du corps Degraves
les premiegraveres lignes de son traiteacute sur La reacutesurrection Tertullien eacutecrit
La confiance des chreacutetiens cest la reacutesurrection des morts Par elle nous sommes des croyants la veacuteriteacute elle-mecircme nous force agrave le croire Dieu nous deacutecouvre la veacuteriteacute mais la multitude sen moque simaginant que rien ne survit apregraves la mort Et cependant elle rend aux morts des honneurs funegravebres et cela avec des soins empresseacutes dapregraves les inclinations des deacutefunts suivant les mets de saisons persuadeacutee que ceux auxquels elle refuse tout sentiment ont besoin mecircme encore dun peu de nourriture Ce serait agrave moi plutocirct de railler ce vulgaire qui brucircle avec tant dinhumaniteacute des morts quil gorge ensuite daliments les honorant ou les insultant par les mecircmes flammes O Pieacuteteacute qui se fait un jeu de la cruauteacute365
Apregraves avoir affirmeacute la foi des chreacutetiens en la reacutesurrection des morts il
expose succinctement le rejet de cette croyance par les paiumlens Ils ne croient
certes pas agrave la reacutesurrection des morts mais ils honorent les leurs dans les
funeacuterailles par le respect du testament par les banquets des vivants et par les
mets offerts aux morts Tertullien poleacutemique sur le traitement des corps par les
flammes la creacutemation pratiqueacutee par les paiumlens Il qualifie drsquoinhumaine
drsquoinsultante et de cruelle lrsquoincineacuteration des corps Il deacutefend par conseacutequent
lrsquoinhumation comme seul mode de seacutepulture respectueux pour le corps
Dans son traiteacute Sur la couronne Tertullien affirme que la creacutemation est
eacuteviteacutee absolument par les chreacutetiens car elle est incompatible avec leur
digniteacute
365 Tertullien De la reacutesurrection de la chair I 1-3 laquoFiducia Christianorum resurrectio mortuorum illam credentes hoc sumus Hoc credere ueritas cogit ueritatem Deus aperit Sed uulgus inridet existimans nihil superesse post mortem et tamen defunctis parentat et quIdem impensissimo officio pro moribus eorum pro temporibus esculentorum ut quos negant sentire quidquam etiam desiderare praesumant At ego magis ridebo uulgus tunc quoque cum ipsos defunctos atrocissime exurit quos postmodum gulosissime nutrit isdem ignibus et promerens et offendens O pietatem de crudelitate ludentem sacrificat an insultat cum crematis cremat raquo Descleacutee de Brouwer 1980 Traduction de Madeleine Moreau
171
Sera-t-il troubleacute par la trompette du sonneur le mort qui attend drsquoecirctre appeleacute par la trompette de lrsquoange Et sera-t-il incineacutereacute selon la tradition militaire le chreacutetien auquel il nrsquoest pas permis drsquoecirctre incineacutereacute et agrave qui le Christ a remis le feu qursquoil a meacuteriteacute 366
Le contexte de lrsquoargumentation de Tertullien est proprement militaire Il
rappelle une tradition militaire de lrsquoEmpire romain et de ses provinces celle de
la creacutemation des soldats qui meurent sur le champ de bataille souvent dans
des contreacutees lointaines367 Il teacutemoigne ainsi de la creacutemation dans son milieu
pratiqueacutee par les paiumlens et les chreacutetiens indiffeacuteremment Sa volonteacute est
drsquoinciter les chreacutetiens agrave abandonner lrsquoincineacuteration qursquoil condamne parce qursquoelle
lui paraicirct faire violence au corps Tertullien essaie de mecircler des arguments
psychologique et scripturaire Sur le plan psychologique il fait appel agrave la
sensibiliteacute de ses destinataires en eacutevoquant lrsquoideacutee de la violence du feu dans le
mode incineacuteratoire Sur le plan scripturaire Tertullien recourt agrave la meacutetaphore
du feu que le Christ a allumeacute par les meacuterites de toute sa vie Ce feu symbolise-
t-il la vie divine et le salut dans la vie du chreacutetien dont sa reacutesurrection368
Tertullien vise par cette meacutetaphore du feu immateacuteriel et bienfaisant agrave
deacutenoncer la creacutemation perccedilue comme instrument de supplice contre le corps
En outre dans son opposition agrave la creacutemation Tertullien rejette lrsquoideacutee selon
laquelle les chreacutetiens pratiqueraient lrsquoincineacuteration parce qursquoils partageraient la
mecircme conception que le paganisme ambiant sur la mort agrave savoir qursquoune
particule drsquoacircme reste attacheacutee au corps apregraves la mort Si tel est le cas en
brucirclant le corps on brucirclerait du mecircme coup la particule drsquoacircme qui subsiste Le
reacutesultat serait un aneacuteantissement drsquoune part tregraves importante de lrsquoecirctre Tertullien
qui deacutefend la seacuteparation de lrsquoacircme drsquoavec le corps apregraves la mort affirme
clairement
366 Tertullien De corona 11 4 laquo Mortuus etiam tuba inquietabitur aeneatoris qui excitari a tuba angeli expectat Et cremabitur ex disciplina castrensi christianus cui cremari non licuit cui Christus merita ignis indulsit raquo p 138
367 Supra p 127-129 368 Bible de Jeacuterusalem laquo Je suis venu apporter un feu sur la terre et comme je voudrais qursquoil fucirct deacutejagrave allumeacuteraquo (Lc 12 49) Ce feu dont parle Jeacutesus pourrait ecirctre le feu de son amour qui sauve le feu de lrsquoamour qui consume le mal en lrsquohomme qui permet la communion avec Dieu crsquoest aussi le feu de lrsquoEsprit Saint dont son cœur brucirclait dont il est rempli
172
Telle est en effet lrsquoopinion de certains qui soutiennent qursquoil ne faut pas incineacuterer par souci drsquoeacutepargner ce qui subsiste de lrsquoacircme Toute autre est la raison de cette pieacuteteacute chez nous non pas lrsquoadulation des restes drsquoacircme mais lrsquoopposition agrave la cruauteacute au nom mecircme du corps puisque faisant partie inteacutegrante de lrsquohomme il ne meacuterite en aucune faccedilon drsquoecirctre puni comme un criminel369
En affirmant que le corps fait partie inteacutegrante de lrsquohomme et nrsquoest donc
pas neacutegligeable Tertullien prend le contrepied de certains courants de penseacutee
philosophiques tels que le pythagorisme le platonisme et lrsquoeacutepicurisme Il
reproche agrave ces courants de concevoir le corps comme une substance non
neacutecessaire dans lrsquoecirctre humain Il se justifie en attaquant les courants qui
srsquoopposent agrave la vision chreacutetienne de lrsquohomme dans la mort
Nous affirmons que tu subsistes apregraves ta seacuteparation drsquoavec le corps et que tu attends le jour du jugement destineacute drsquoapregraves tes meacuterites agrave un supplice ou agrave un rafraicircchissement lrsquoun et lrsquoautre sans fin Pour eacuteprouver lrsquoun ou lrsquoautre il faut que tu reprennes la substance primitive les eacuteleacutements du mecircme homme et sa meacutemoire parce que tu ne peux sentir ni bien ni mal loin de cette chair doueacutee de sensations et que le jugement demeure incomplet sans la repreacutesentation de celui qui a meacuteriteacute lrsquoapplication du jugement Cette croyance chreacutetienne plus honorable que celle de Pythagore puisqursquoelle ne te transforme point en becircte plus large que celle de Platon puisqursquoelle te restitue la dot du corps plus consolante que celle drsquoEacutepicure puisqursquoelle te protegravege contre la destruction est accuseacutee neacuteanmoins rien qursquoagrave cause de son nom de frivoliteacute de folie et comme on dit de preacutesomption Mais pourquoi en rougirions-nous si notre preacutesomption crsquoest la tienne 370
Tertullien fait coiumlncider une reacuteflexion anthropologique et une soteacuteriologie
Le salut ne peut srsquoopeacuterer sans la mateacuterialiteacute du corps agrave la parousie La
reacutesurrection concerne lrsquohomme total corps et acircme Sans son corps lrsquohomme
ne peut pas au moment du jugement discerner pour son salut ou sa damnation
eacuteternelle le bien ou le mal de sa vie Pour Tertullien qui deacutefend la totaliteacute et
369 Tertullien De anima 51 23 laquo Et hoc enim in opinione quorundam est propterea nec ignibus funerandum aiunt parcentes superfluo animae Alia est autem ratio pietatis istius non reliquiis animae adulatrix sed crudelitatis etiam corporis nomine auersatrix quod et ipsum homo non utique mereatur poenali exitu impendi raquo 370 Tertullien Du teacutemoignage de lrsquoacircme IV 1-3 laquo Adfirmamus te manere post uitae dispunctionem et expectare diem iudicii pro que meritis aut cruciatui destinari aut refrigerio utroque sempiterno quibus sustinendis necessario tibi substantiam pristinam eiusdem que hominis materiam et memoriam reuersuram quod et nihil mali ac boni sentire possis sine carnis passionalis facultate et nulla ratio sit iudicii sine ipsius exhibitione qui meruit iudicii passionem Ea opinio christiana etsi honestior multo pythagorica quae te non in bestias transfert etsi plenior platonica quae tibi etiam dotem corporis reddit etsi epicurea grauior quae te ab interitu defendit tamen propter suum nomen soli uanitati et stupori et ut dicitur praesumptioni deputatur Sed non erubescimus si te cum erit nostra praesumptio raquo
173
lrsquointeacutegriteacute du cadavre lrsquoinhumation reste la seule pratique qui convienne aux
chreacutetiens non pour lrsquoacircme dont il affirme lrsquoimmortaliteacute mais pour le bien du
corps mecircme srsquoil se deacutesagreacutegera pour retourner agrave sa matiegravere originelle selon
le reacutecit de la creacuteation (Gn 3 19) dans lrsquoattente de la reacutesurrection il est digne
de respect et drsquohonneur
Tertullien est un converti qui srsquoest impreacutegneacute des enseignements de la
Bible Et lorsque nous consideacuterons cette acircme ardente qui a veacutecu les preacuteceptes
bibliques dans leur radicaliteacute sa position contre la creacutemation peut srsquoinscrire
dans une logique sans surprise Pour Tertullien Jeacutesus est le modegravele pour le
disciple et les Eacutecritures teacutemoignent de sa deacuteposition au seacutepulcre avant sa
reacutesurrection Cela pourrait-il ecirctre une source de motivation inavoueacutee pour le
choix du chreacutetien en faveur de lrsquoinhumation Le mode de seacutepulture de Jeacutesus
serait-il alors la reacutefeacuterence par excellence pour ceux qui se reacuteclament de ses
disciples Dans ce cas nous assistons agrave une influence du judaiumlsme dont
nous avons analyseacute plus haut le choix largement preacutefeacuterentiel voire exclusif
pour lrsquoinhumation 371 Tertullien lui-mecircme ne fait aucune reacutefeacuterence de la
seacutepulture de Jeacutesus Il ne recourt agrave aucun argument biblique comme fondement
de son rejet de la creacutemation La reacutefeacuterence agrave lrsquoapocirctre Paul qui affirme que le
corps du chreacutetien est laquo le temple de lrsquoEsprit raquo (1 Co 6 19) mecircme si la
perspective paulinienne est morale aurait-il pu servir la prise de position de
Tertullien Nous savons seulement que si Tertullien fait le choix exclusif de
lrsquoinhumation crsquoest parce qursquoil opte radicalement pour la pietas corporis contre
la crudelitas corporis Piotr Kuberski le reacutesume en ces termes
laquo Lrsquoattachement des chreacutetiens agrave lrsquoinhumation nrsquoest pas fondeacute sur des raisons
theacuteologiques ou scripturaires mais sur le respect du corps raquo372
Nous ne pouvons donc pas affirmer que Tertullien srsquooppose agrave la creacutemation
agrave cause de la foi en la reacutesurrection des corps Neacuteanmoins Tertullien pose
comme condition neacutecessaire au jugement final de lrsquohomme par Dieu la
371 Supra p160-164 372 KUBERSKI P La creacutemation et lrsquoEacuteglise Principales eacutetapes drsquoune histoire mouvementeacutee de lrsquoAntiquiteacute au Concile Vatican II Paris Eacuteditions du Cerf 2012 p 133
174
preacutesence des deux substances unifieacutees le corps et lrsquoacircme Sans lrsquointeacutegriteacute de
son ecirctre le salut final demeure inacheveacute
Dans ce centre drsquoeffervescence intellectuelle qursquoest en particulier Carthage
Tertullien aurait-il pu ecirctre influenceacute par un courant philosophique ou religieux
qui prohiberait la creacutemation Son choix radical serait-il influenceacute par sa
connaissance des Saintes Eacutecritures Lrsquoensevelissement de Jeacutesus ne pourrait-
il pas aussi ecirctre un argument de poids en faveur de lrsquoinhumation Ce qui
lrsquoamegravenerait agrave deacutefendre lrsquointeacutegriteacute du corps contre la violence des flammes Ces
questionnements relegravevent de lrsquohypothegravese et aucune trace chez Tertullien ne
permet de lrsquoeacutetayer
De plus la mort est perccedilue comme un sommeil dans lrsquoattente de la
reacutesurrection pourrait-on mateacuteriellement expliquer cette dormitio si lrsquoon
recourrait agrave la creacutemation Cependant Tertullien ne fait pas deacutependre la
reacutesurrection de la chair de lrsquointeacutegriteacute physique du corps Le corps ressuscite
mecircme srsquoil lui arrive drsquoecirctre consumeacute par les flammes Tertullien traduit cette
conviction dans la meacutetaphore du pheacutenix
Dieu a dit dans les Eacutecritures laquo Et tu trsquoeacutepanouiras comme le pheacutenix raquo (Ps 91 13) crsquoest-agrave-dire que tu surgiras de la mort de lrsquoaneacuteantissement afin que lrsquoon croie que la substance corporelle peut ecirctre retireacutee du mecircme feu (in flammis)373
Tertullien affirme que la creacutemation nrsquoempecircche pas la reacutesurrection mateacuterielle
du corps Cette conviction renforce lrsquoideacutee selon laquelle ce nrsquoest pas la
perspective de la reacutesurrection qui motive le choix de Tertullien pour
lrsquoinhumation
Pour traduire la reacutealiteacute de la flamme ou du feu Tertullien se sert de deux
termes qui retiennent notre attention Le premier est cremator qursquoil utilise une
seule fois dans ses œuvres en tant qursquoadjectif Il nrsquoest pas en lien avec le rite
373 Tertullien La reacutesurrection des morts XIII 3 laquo Deus etiam in scripturis suis Et florebis enim inquit uelut phoenix id est de morte de funere uti credas de ignibus quoque substantiam corporis exigi posseraquo Texte traduit par madeleine Moreau Collection ldquoles Pegraveres dans la foirdquo Paris Descleacutee de Brouwer 1980
175
de la creacutemation Nous le trouvons dans son traiteacute Contre Marcion374 qui reacutefutait
la reacutealiteacute corporelle de Jeacutesus et sa naissance dans la chair375 Cremator est
relatif agrave la parousie du Christ lorsqursquoil descendra du ciel au milieu des
flammes et du feu pour tirer vengeance de ceux qui nrsquoobeacuteissent pas agrave
lrsquoEacutevangile Lrsquoexpression crematoris Dei crsquoest-agrave-dire laquo le Dieu qui allume une
flamme raquo renvoie agrave la flamme de la vengeance divine contre les infidegraveles que
sont les paiumlens Nous trouvons lrsquoallusion au Dieu qui punit par le feu du cocircteacute
de lrsquoOrient dans le procegraves du martyre de Polycarpe de Smyrne Alors que le
proconsul menaccedilait de le brucircler vif pour obtenir de Polycarpe lrsquoapostasie
celui-ci lui reacutepondit laquo Tu me menaces du feu qui brucircle un moment et srsquoeacuteteint
ensuite car tu ignores le feu du jugement agrave venir et du chacirctiment eacuteternel qui
est preacutepareacute pour les impies raquo376 Dans la reacuteponse de Polycarpe nous avons la
double signification du feu Le feu dans un premier temps deacutetruit
temporairement la vie du martyr Il est dans sa mateacuterialiteacute un instrument de
mort Ensuite le feu dans son immateacuterialiteacute devient le symbole de la
damnation eacuteternelle Il renvoie agrave la meacutetaphore du feu de lrsquoenfer dans lrsquoimagerie
des eacutecrivains chreacutetiens qui srsquoinspirent directement des Saintes Eacutecritures377
Le second terme est lrsquoinfinitif cremare pour lequel nous comptons treize
occurrences chez Tertullien drsquoapregraves la base LLT Nous constatons agrave la suite
de Cyrille Vogel qui lrsquoavait deacutejagrave fait remarquer378 que Tertullien nrsquoemploie
jamais le substantif crematio Vogel nous eacuteclaire ainsi sur la forme verbale
cremare dans son approche terminologique laquo Le verbe en particulier se
rencontre treize fois dans ses eacutecrits dont cinq dans des citations scripturaires
374 Tertullien Contre Marcion V 16 2 laquo Ita et in hoc nolente marcione crematoris Dei christus est et in illo creatoris [est] quod etiam de ignorantibus dominum ulciscitur id est de ethnicis raquo 375 HENNE P Tertullien lrsquoAfricain Paris Cerf 2011 p 146 376 Actes et passions des martyrs chreacutetiens des premiers siegravecles Introduction traduction et notes de Pierre Maraval Paris cerf 2010 p 48 377 Mt 25 41 il est question du jugement dernier Les boucs qui repreacutesentent les malfaisants sont jeteacutes dans le feu eacuteternel preacutepareacute pour Satan et ses anges Ap 20 9-10 affirme la victoire finale contre Satan jeteacute dans lrsquoeacutetang de feu pour lrsquoeacuteterniteacute 21 8 laquoQuant aux lacircches aux infidegraveles aux deacutepraveacutes meurtriers et deacutebaucheacutes aux magiciens aux idolacirctres et agrave tous les menteurs leur part sera lrsquoeacutetang ardent de feu et de soufre crsquoest-agrave-dire la seconde mortraquo Traduction de la Bible drsquoEtude Semeur Eacuteditions Excelsis 2005 378 VOGEL C Lrsquoenvironnement cultuel du deacutefunt p 52
176
Il a le sens de brucircler sans speacutecificiteacute religieuse379 Il est en relation avec les
sacrifices et drsquoautres rites paiumlens380 avec lrsquointerdit mosaiumlque de Dt 12 20 en
Scorpiace 2 6 et 2 21 avec les feux du jugement dernier en De Corona 11
3 cui Christus merita ignis indulsit en Adversus Praxean 1 6 igni
inextinguibili cremabuntur en Adversus Marcionem 5 16 2 ougrave paraicirct
crematoris dei Il srsquoapplique cependant agrave la creacutemation des cadavres en De
anima 44 1 en De resurrectione mortuorum 1 3 et en De corona 11 3 Le
texte de lrsquoAd Scapulam 4 8 semble deacutesigner le supplice du feu infligeacute aux
martyrs raquo381
A lrsquoinverse du lexique peu fourni relatif agrave la creacutemation lrsquoinhumation que
Tertullien deacutefend comme seule forme de seacutepulture chreacutetienne est deacutecrite dans
un vocabulaire riche et varieacute Pour cette forme de seacutepulture il trouve diffeacuterents
synonymes pour exprimer la reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoil utilise les verbes 382
deponere (mettre en terre) tumulare (couvrir drsquoun amas de terre ensevelir)
humare (recouvrir de terre inhumer) et sepelire (ensevelir) Tous ces verbes
sont des synonymes qursquoil utilise pour traduire le fait de mettre en terre ou
drsquoinhumer un mort Pour traduire lrsquoaction et le lieu de la seacutepulture nous
retrouvons le terme sepultura (seacutepulture) capulum ou capulus (biegravere cercueil)
tumulus (tombeau de terre amoncelleacutee) et sepulchrum (seacutepulcre) Tous ces
termes se rapportent aux usages funeacuteraires tant paiumlens que chreacutetiens
Tertullien utilise en particulier et plus freacutequemment sepulcrum pour deacutesigner agrave
la fois les tombeaux paiumlens et chreacutetiens383 Pour Tertullien il ne convient pas
que le corps du chreacutetien soit livreacute agrave la violence des flammes mecircme si les
paiumlens et les chreacutetiens pratiquent la creacutemation des corps Il est pour lrsquointeacutegriteacute
379 Tertullien Ad martyres 4 4 6 1 Contre Marcion 4 23 9 4 29 12
380 Idem Ad nationes 1 10 47 381VOGEL C Lrsquoenvironnement cultuel du deacutefunt p 52
382 Les deacutefinitions des diffeacuterents termes sont celles du Dictionnaire Latin-Franccedilais de Feacutelix Gaffiot Paris Hachette 2000 383 La base LLT nous donne trente-deux occurrences du terme avec ses deux graphies Sepulcrum et sepulchrum Tertullien Ad nationes 2 7 9 laquo Ecce uos cum eadem licentia praesumptionis sepulchris regum uestrorum caelum infamatis raquo Idem De testimonio animae 4 laquo Quis non hodie memoriae post mortem frequentandae ita studet ut uel litteraturae operibus uel simplici laude morum uel ipsorum sepulcrorum ambitione nomen suum seruet raquo SAXER V Morts martyrs reliques p 55-62
177
du corps mecircme si pour lui lrsquoinhumation nrsquoest pas une condition sine qua non
pour la reacutesurrection
IV3 La creacutemation et lrsquoinhumation chez Cyprien
Les quelques renseignements que nous pouvons trouver chez Cyprien
sont disseacutemineacutes dans ses œuvres et nous pouvons dire que la question du
mode de seacutepulture nrsquoest pas capitale pour lui Cyprien ne recommande que
lrsquoinhumation dans un double contexte de perseacutecution et drsquoeacutepideacutemie de peste
ougrave tout mort doit ecirctre digne de soins approprieacutes de la part des chreacutetiens Les
indices qursquoil nous donne se rapportent au contexte des perseacutecutions ougrave il fait
des recommandations pour le soin des corps des martyrs et des confesseurs
laquo Les corps mecircmes de ceux qui sans avoir eacuteteacute martyriseacutes meurent en prison
et sortent ainsi glorieusement de ce monde doivent ecirctre aussi lobjet dune
vigilance particuliegravere et de soins speacuteciaux raquo 384 ou encore laquo Que les
confesseurs glorieux soient aussi lobjet de soins particuliers raquo385
Concernant la creacutemation nous relevons dans les œuvres de Cyprien six
occurrences du terme sous sa forme verbale La premiegravere attestation est en
reacutefeacuterence avec lrsquoexpeacuterience de Moiumlse sur la montagne du Sinaiuml lorsqursquoil
srsquoaperccediloit que le buisson brucircle sans se consumer386 Ailleurs tantocirct cremare
eacutevoque le feu de la geacutehenne387 reacuteserveacute agrave ceux qui se rendent esclaves du
peacutecheacute tantocirct il srsquoapplique agrave lrsquoeacutepisode de Lazare et du riche qui est dans les
tourments de la flamme brucirclante
384 Cyprien Correspondance Lettre XII I 2 laquoCorporibus etiam omnium qui etsi torti non sunt in carcere tamen glorioso exitu mortis excedunt inpertiatur et vigilantia et cura propensiorraquo 385 Ibid Lettre XIV II 2 laquoConfessionibus etiam gloriosis inpertiatur cura propensiorraquo laquoQue les confesseurs glorieux soient aussi lobjet de soins particuliersraquo 386 Cyprien Ad Quirinum II 19 laquo Item in exode Moyses iubetur calciamentum deponere quod nec ipse sponsus esset et apparuit ei angelus domini in flamma ignis de rubo et uidet quoniam rubus ardet igni rubus autem non cremabatur raquo Ibid II XIX 35 laquo Et dixit moyses transiens uidebo hoc grande uisum cur utique non crematur rubus raquo 387 Cyprien Ad Demetrianum 24 laquo Cremabit addictos ardens semper gehenna et uiuacibus flammis uorax poena nec erit unde habere tormenta uel requiem possint aliquando uel finem raquo
178
Le riche peacutecheur qui implore le secours de Lazare placeacute dans le sein drsquoAbraham et eacutetabli dans un lieu de repos tandis que lui-mecircme est en proie aux tourments ardents de la flamme brucirclante388
Nous constatons que Cyprien emploie le terme surtout en lien avec un eacutetat
de chacirctiment preacutesent ou agrave venir comme nous le constatons agrave travers lrsquoeacutepisode
biblique du riche et de Lazare Il ne connaicirct donc pas lrsquousage de cremare dans
un contexte funeacuteraire mais plutocirct en lien avec lrsquoeschatologie ougrave srsquoexerce le
jugement divin qui reacutecompense les justes et voue les meacutechants au feu de
lrsquoenfer Il ne mentionne expresseacutement nulle part dans ses eacutecrits les motivations
drsquoun tel choix radical mais on peut deacuteduire implicitement pour lui que les
corps doivent reposer dans la seacutepulture dans lrsquoattente de la reacutesurrection Une
allusion au rite drsquoenterrement se retrouve dans la Lettre LXVII VI 2 Le sitz im
leben est celui du concile drsquoautomne de 254 En effet au cours dudit concile
les pegraveres conciliaires sont informeacutes de la souillure de deux eacutevecircques espagnols
Basilide drsquoAstorga et Martial de Merida par des billets drsquoidolacirctrie (sacrifice)
pendant la perseacutecution de Degravece Cela signifie que ces deux responsables
drsquoEacuteglise ont apostasieacute leur foi par peur du martyre Cyprien critique en outre
Martial de Merida drsquoavoir donneacute agrave ses fils une seacutepulture paiumlenne
Martial de son cocircteacute apregraves avoir longtemps pris part comme membre drsquoun collegravege aux banquets honteux et impurs des Gentils et fait enterrer ses fils (filios depositos) eacutetant toujours dans le mecircme collegravege (in eodem collegio) agrave la maniegravere des paiumlens (exterarum gentium more) dans des seacutepulcres profanes (apud profana sepulcra depositos) et parmi les paiumlens (et alienigenis consepultos) a affirmeacute en seacuteance publique tenue devant le procureur duceacutenaire qursquoil avait obeacutei aux ordres de lrsquoidolacirctrie et renieacute le Christ389
Dans un premier temps Cyprien nous deacutevoile que Martial a appartenu
momentaneacutement agrave un collegravege Est-ce un collegravege de libitinarii comme on les
connaicirct agrave Rome et dont la fonction eacutetait de preacutesider aux ceacutereacutemonies
funeacuteraires aux convois des morts et de fournir tout ce qui eacutetait neacutecessaire agrave
388 Saint Cyprien Correspondance LIX III 3 laquo Unde et diues ille peccator qui de Lazaro in sinu Abraham posito atque in refrigerio constituto inplorat auxilium cum in tormentis cruciabundus flammae cremantis ardoribus aduratur raquo Traduction personnelle 389 Saint Cyprien Correspondance Lettre LIX VI 2 laquoMartialis quoque praeter gentilium turpia et lutulenta conuiuia in collegio diu frequentata et filios in eodem collegio exterarum gentium more apud profana sepulcra depositos et alienigenis consepultos actis etiam publice habitis apud procuratorem ducenarium obtemperasse se idolatriae et Christum negasse
179
leur ceacuteleacutebration Est-ce un collegravege de fossores dont le travail consistait agrave
apprecircter les seacutepultures pour les corps les restes ou les cendres Tout
compte fait Martial a oseacute mecircme inhumer ses fils au milieu de seacutepultures
profanes et de paiumlens deacutefunts ce qui est une veacuteritable abomination pour
Cyprien
De plus Martial est en communion avec des paiumlens dont il partage
lrsquointimiteacute des repas que Cyprien ne cautionne pas Le pire est qursquoil a pousseacute la
rupture jusqursquoagrave son comble en choisissant librement ou sous lrsquoemprise de la
peur de renier le Christ rejoignant ipso facto le groupe des lapsi Drsquoune part
Cyprien deacutesavoue la communion que Martial a veacutecue avec des paiumlens par sa
preacutesence au milieu drsquoeux drsquoautre part la sanction prononceacutee contre lui vient
du fait qursquoil a aussi consenti agrave ceacuteleacutebrer les funeacuterailles de son fils avec des
paiumlens Si Cyprien ne permet pas drsquoaffirmer clairement une nette seacuteparation
du culte funeacuteraire chreacutetien drsquoavec celui des paiumlens il en permet la suggestion
implicite Il juge en effet inacceptable que les chreacutetiens soient enterreacutes au
milieu de tombes paiumlennes Serait-ce dans lrsquoideacutee de lrsquoadage populaire selon
lequel laquo ce qui se ressemble srsquoassemble raquo mecircme jusque dans la mort par la
seacutepulture La proximiteacute des tombes est-elle une abomination aux yeux de
Cyprien Le cas bien particulier de Martial laisse supposer que Cyprien
nrsquoadmet pas le fait que paiumlens et chreacutetiens partagent les mecircmes lieux de
seacutepulture La distinction nette entre cimetiegraveres paiumlens et chreacutetiens eacutetait-elle
cateacutegoriquement marqueacutee dans les communauteacutes chreacutetiennes Martial
aurait-il eacuteteacute condamneacute pour la question du lieu de sa seacutepulture srsquoil nrsquoavait pas
aussi mangeacute agrave la table des paiumlens et renieacute le Christ par peur de la
perseacutecution Toutes ces interrogations restent sans reacuteponses satisfaisantes
Elles nous poussent neacuteanmoins agrave conclure avec Victor Saxer que le cas de
Martial laquo permet drsquoentrevoir que les coutumes funeacuteraires eacutetaient loin drsquoecirctre
uniformes parmi les chreacutetiens vers le milieu du IIIe siegravecle et qursquoil faut se garder
de geacuteneacuteraliser une observance qui ne serait attesteacutee qursquoen un endroit et agrave un
moment donneacutes raquo390
390 SAXER V Morts martyrs reliques p 93
180
Cyprien a fait son choix pour lrsquoinhumation et il a inciteacute ceux dont il avait la
charge agrave honorer ainsi leurs morts Cette reacutealiteacute de lrsquoinhumation se traduit chez
Cyprien par un vocabulaire dont nous essayons drsquoanalyser le contenu dans le
texte concernant le cas de Martial
Le premier terme de notre eacutetude est depositus forme participiale de
deponere il deacutesigne chez Cyprien la deacuteposition des morts Dans le contexte
funeacuteraire le terme est rare dans son vocabulaire De plus le radical ponere de
deponere nrsquoest pas attesteacute chez Cyprien en contexte funeacuteraire Il se retrouve
dans sa forme participiale positus sous la plume de lrsquoannotateur des actes du
concile de Carthage de 256 Il accompagne les mentions funeacuteraires de trois
eacutevecircques ayant participeacute au concile Ces eacutevecircques subirent le martyre sous
Valeacuterien (253-260) deux ans plus tard puis furent inhumeacutes agrave Carthage
- Successus drsquoAbbir Germaniciana positus in Tertulli
- Lobosus de Vaga in novis areis positus
- Leucis de Theacuteveste in Fausti positus
Lrsquoacte de mise en terre srsquoexprime chez Cyprien par le verbe deponere
Crsquoest dans ce sens qursquoil est employeacute lorsqursquoil retrace les errances de Martial
qui a consenti agrave lrsquoidolacirctrie et qui a mecircme enterreacute ses fils parmi les paiumlens alors
qursquoun concile africain interdisait formellement de tels agissements de la part
des chreacutetiens et davantage encore de la part des responsables
eccleacutesiastiques Crsquoest dans ces termes que Cyprien lrsquoexprime laquo Filioshellip apud
profana sepulcra depositos raquo391 Or lrsquoemploi du participe positus chez Cyprien
est relatif agrave la parobole biblique du riche et de Lazare392 Positus est employeacute
pour exprimer un eacutetat de bonheur post-mortem dans une perspective
eschatologique ougrave chacun est reacutetribueacute en fonction de ses œuvres lors du
jugement dernier
Les raisons pour lesquelles Cyprien a opteacute pour lrsquoinhumation nous
eacutechappent Le contexte drsquoeacutepideacutemie de peste aurait-il pu ecirctre une raison
391 Saint Cyprien Correspondance Lettre LIX VI 2 laquoSes fils (de Martial) deacuteposeacutes dans des seacutepulcres profanesraquo
392 Supra p 177-178
181
suffisante pour recommander ne serait-ce qursquoagrave titre exceptionnel la
creacutemation et ainsi minimiser tout risque de contamination Pourrions-nous
conjecturer a minima que le choix de Cyprien pour lrsquoinhumation et son silence
autour la creacutemation seraient motiveacutes par ses convictions chreacutetiennes
concernant la reacutesurrection des corps gisant dans les tombeaux Il ne fait
aucune allusion agrave la violence des flammes indignes du corps contrairement agrave
son preacutedeacutecesseur Tertullien Quels renseignements Lactance nous fournit-il
sur les deux modes de seacutepulture
IV4 La creacutemation et lrsquoinhumation chez Lactance
Lactance utilise cremare agrave lrsquoactif comme au passif pour exprimer la
creacutemation drsquoun cadavre placeacute sur un bucirccher Il nrsquoemploie pas le substantif
Dans sa lutte acharneacutee contre le paganisme il se deacutechaicircne contre le culte
drsquoHercule Afin de mettre ses adorateurs face agrave leur inconseacutequence il eacutetale la
bassesse morale drsquoHercule Lactance reprend ainsi la leacutegende suivant la
mythologie grecque sur le sort final qui fut reacuteserveacute agrave Hercule par son heacuteritier
Philoctegravete393
Crsquoest lui que les hommes prennent pour un dieu Mais Philoctegravete son heacuteritier ne lrsquoa pas pris pour tel lui qui placcedila la torche sous son bucirccher qui vit ses membres et ses nerfs brucircler (cremari) et se dissoudre qui enterra ses os et ses cendres sur le mont Oeta et reccedilut ses flegraveches en reacutecompense de ce service394
Lrsquousage de cremari exprimant le sort drsquoHercule est sans conteste
funeacuteraire Tout le vocabulaire de la creacutemation y est bien preacutesent le bucirccher
que traduit le terme arsurus (de ardeo) la torche (fax) lrsquoaction de brucircler
exprimeacutee par lrsquoinfinitif passif cremari les os (ossa) et les cendres (cineres)
393 laquo Philoctegravete le fils de Poeas (ou Poeante) et Demonessa fut teacutemoin des derniers instants dHeacuteraclegraves qui lui confia ses flegraveches et son arc avant de se livrer aux flammes dun bucirccher sur le mont Oeta Mais Philoctegravete malgreacute sa promesse de ne jamais reacuteveacuteler agrave quiconque lrsquoendroit ougrave reposaient les cendres du heacuteros se parjura et reccedilut une punition agrave la hauteur de son forfait httpmythologicafrgrecphiloctetehtm 394 Lactance Institutions divines Livre I IX 11 laquo Homines deum putant Sed Philocteta heres eius non putauit qui facem supposuit arsuro qui artus eius ac neruos cremari ac diffluere uidit qui ossa eius et cineres in Oetaeo monte sepeliuit pro quo munere sagittas eius accepit raquo Introduction texte critique traduction et notes par Pierre Monat Paris Cerf 1986
182
Cremare a aussi le sens de brucircler sans lien avec le contexte
funeacuteraire395 crsquoest ainsi que les paiumlens qui offrent des sacrifices agrave leurs
dieux tout en ne se preacuteoccupant pas des souillures de leur vie brucirclent et
consument en mecircme temps leurs acircmes dans leurs offrandes sacrificielles
Nous sommes face agrave lrsquoemploi imageacute du terme qui eacutevoque de faccedilon
meacutetaphorique la mort de lrsquoacircme substance preacutecieuse de lrsquoecirctre 396 que
provoque lrsquoidolacirctrie et partant la mort spirituelle de lrsquoecirctre entier Le terme
est enfin utiliseacute en lien avec les victimes des sacrifices brucircleacutes sur les
autels397 dans le culte des diviniteacutes
Chez Lactance le terme cremare connaicirct donc une triple connotation Il
est drsquoabord propre au rite funeacuteraire de creacutemation dans le paganisme
Ensuite il sert dans les sacrifices que les paiumlens offrent agrave leurs dieux qui
sont soit les produits de leur imagination soit la divinisation de certains
eacuteleacutements de lrsquounivers comme le soleil et les astres398 Enfin Lactance
donne agrave cremare une signification symbolique Au lieu de deacutesigner la
creacutemation des corps ou les offrandes aux diviniteacutes il renvoie sous lrsquoangle
moral agrave lrsquoeffet destructeur du feu Enfin il deacutesigne de la faccedilon imageacutee la
damnation eacuteternelle comme conseacutequence drsquoune vie sans Dieu plongeacutee
dans les teacutenegravebres de lrsquoidolacirctrie
Notons eacutegalement chez Lactance une allusion agrave lrsquoinhumation quand il
eacutevoque la question de lrsquohospitaliteacute comme une exigence de la vie
chreacutetienne Le chreacutetien doit exercer cette vertu de lrsquohospitaliteacute (virtus est
395Ibid Livre II IV 5
396 Ibid Livre V XX 1 laquo Adorant itaque hostes suos latrones et interfectores suos uictimis placant et animas suas cum ture ipso cremandas aris detestabilibus inponunt raquo 397 Ibid VI XXV 6 laquo Verum apud istos qui nullo modo rationem diuinitatis intellegunt donum est quidquid auro argento que fabricat ur item quidquid purpura et serico texitur sacrificium que uictima et quaecumque in ara cremantur raquo 398 Ibid II V 38 laquoIam illut quam repugnas et adsurdum quod cum caelestes ignes cetera que mundi elementa deos esse adfirment Idem mundum ipsum deum dicunt Quomodo potest ex multorum deorum acervo unus Deus confici Si astra dii sunt mundus ergo non deus sed domicilium deorumraquo Ibid II XI 4 laquoNec enim sol et luna et astra tunc non errant aut cum essent meatus non habebant ac non divina moderatio quae cursus eorum temperat et gubernat cum ipsis simul coeperatraquo
183
hospitalitas)399 agrave lrsquoeacutegard de tous sans exception Crsquoest un des devoirs des
justes (justorum opus)400 parmi lesquels figurent celui de prendre soin des
morts crsquoest une œuvre de miseacutericorde qui est une offrande agrave Dieu
Persuadeacute de la neacutecessiteacute de donner une seacutepulture agrave chacun il affirme en
effet que laquo lrsquoultime et le plus grand devoir de pieacuteteacute est la seacutepulture des
eacutetrangers et des pauvres raquo401 Lactance insiste sur le devoir drsquoensevelir les
corps de personnes inconnues et de ceux qui ne disposent pas de moyens
financiers pour assurer leur seacutepulture Cette pieacuteteacute gratuite a plus de valeur
que celle rendue aux proches par devoir Pour justifier la neacutecessiteacute de la
seacutepulture Lactance deacuteveloppe son argumentation sur la base de
lrsquoaffirmation biblique selon laquelle lrsquohomme est creacuteeacute agrave lrsquoimage de Dieu et
faccedilonneacute des mains de Dieu avec de la glaise Il eacutecrit dans les Institutions
divines laquo Ne supportons donc pas que la figure et lrsquoimage de Dieu soient
jeteacutees aux becirctes et aux oiseaux mais rendons-les agrave la terre dont elles
sont neacutees raquo402 Lactance exprime ici la question de la digniteacute du corps qui
meacuterite un traitement convenable Pour lui il faut rendre le corps agrave la terre
dont il provient Lrsquoaffirmation de Lactance est une allusion au livre de la
Genegravese 3 19 laquo Cest agrave la sueur de ton visage que tu mangeras du pain
jusquagrave ce que tu retournes dans la terre dougrave tu as eacuteteacute pris car tu es
poussiegravere et tu retourneras dans la poussiegravere raquo Ajoutons drsquoailleurs que
saint Ambroise dans son traiteacute De Tobia dont le sujet majeur est la
deacutenonciation de lrsquousure tient agrave peu pregraves les mecircmes propos que Lactance
sur la neacutecessiteacute de donner une seacutepulture laquo Crsquoest lrsquoœuvre quotidienne de
celui-ci (Tobie) et elle est certainement grande car si la loi dispose de
couvrir la nuditeacute des vivants combien plus nous devons inhumer les
399 Ibid VI XII 5 laquoPraecipua igitur uirtus hospitalitas quod philosophi quoque aiunt sed eam detorquent a uera iustitia et ad commodum rapiunt raquo 400 Ibid VI XII 15 laquo proprium igitur iustorum opus est alere pauperes ac redimere captivos raquo
401 Ibid VI XII 25 laquo Ultimum illud et maximum pietatis officium est peregrinorum et pauperum sepultura raquo 402 Lactance Institutions divines 6 12 30 laquo Non ergo patiemur figuram et figmentum Dei feris ac uolucribus in praedam iacere sed reddemus id terrae unde ortum estraquo
184
mortsraquo403 Mecircme si Lactance nrsquoemploie pas le terme creacutemation sa prise de
position pour lrsquoinhumation comme seul mode de seacutepulture est sans
ambiguiumlteacute Pour eacutetayer son argumentation il ne fait pas expresseacutement cas
de figures bibliques404 ayant accompli agrave la perfection ce devoir drsquoinhumation
sans distinction ni de race ni de religion Nous ne pouvons nous empecirccher
comme nous le rappelle Ambroise de penser agrave Tobie405 ou agrave Joseph
drsquoArimathie (Mt 27 57-58 Mc 15 42-45 Lc 23 50-52) Ce dernier est alleacute
voir Pilate pour demander le corps de Jeacutesus afin de lrsquoensevelir selon les
coutumes juives (Jn 19 38-42) avec lrsquoaide de Nicodegraveme Nous nous
souvenons que deacutejagrave Cyprien qui srsquoeacutetait occupeacute des deacutefunts sans
distinction au cours de la peste de 250 avait eacuteteacute loueacute par son biographe
Pontius pour sa grande miseacutericorde agrave lrsquoeacutegard de tous
Mais nous trouvons aussi chez Lactance la formulation explicite de ce
qui restait implicite chez Tertullien Lactance perccediloit dans la mort et dans
lrsquoensevelissement du Christ un exemplum pour le disciple Il le fait pour
prendre le contrepied de ses adversaires paiumlens qui se moquent de la croix
du Christ Lactance srsquoexprime sur lrsquointeacutegriteacute du corps inerte du Christ apregraves
sa mort comme condition sine qua non agrave la reacutesurrection
Son corps (du Christ) fucirct conserveacute intact puisqursquoil fallait que le troisiegraveme jour il ressuscite des enfershellipAinsi son propre corps fut enleveacute intact du gibet et enfermeacute soigneusement dans un tombeau Et cela srsquoest fait pour que son corps ne fucirct pas blesseacute et amputeacute et rendu agrave une reacutesurrection406
403 Ambroise De Tobia 1 5 laquo Hoc illi cotidianum opus et magnum quidem nam si uiuentes operire nudos lex praecipit quanto magis debemus operire defunctos raquo Traduction personnelle 404 MONAT P Lactance et la Bible Une propeacutedeutique latine agrave la lecture de la Bible dans lrsquoOccident constantinien Paris Eacutetudes augustiniennes 1982 t 1 p 31-35
405 Tobie 1 1718-20 2 4 12 12-13
406 Lactance Institutions divines 4 24-26 laquo Deinde ut integrum corpus eius conseruaretur quem die tertio resurgere ab inferis oportebat Nec hoc enim cuiquam ignorandum est quod ipse ante de sua passione praedicans etiam id notum fecerit habere se potestatem cum uellet deponendi spiritum et resumendi Subfixus itaque quia spiritum deposuerat necessarium carnifices non putauerunt ossa eius suffringere sicut mos eorum ferebat sed tantummodo latus eius perforauerunt Sic integrum corpus patibulo detractum est et sepulchro diligenter inclusum raquo
185
Si Lactance semble eacutetablir un lien entre le traitement reacuteserveacute au corps de
Jeacutesus deacuteposeacute au tombeau et sa reacutesurrection cela pourrait justifier son
choix pour lrsquoinhumation Pour lui comme le Christ devait ressusciter il
fallait que son corps fucirct gardeacute intact Agrave propos de cette allusion agrave la mort de
Jeacutesus dont Lactance dit que le corps a eacuteteacute preacuteserveacute en vue de la
reacutesurrection Rebillard eacutecrit laquo Lactance ne quitte pas le terrain de
lrsquoexeacutegegravese il voit dans tout ce qui a eacuteteacute fait pour preacuteserver le corps du
Christ la preuve qursquoil entendait bien ressusciter comme il lrsquoavait annonceacute
Ce qursquoil dit de la reacutesurrection du Christ ne peut pas ecirctre eacutetendu agrave la
reacutesurrection geacuteneacuterale et il nrsquoest pas possible de deacuteduire de cette exeacutegegravese la
croyance qursquoil est neacutecessaire drsquoecirctre inhumeacute pour ressusciter raquo407 Srsquoil est
vrai qursquoagrave partir du raisonnement de Lactance nous ne pouvons pas
conclure que lrsquoinhumation est neacutecessaire agrave la reacutesurrection des corps de
maniegravere geacuteneacuterale le choix preacutefeacuterentiel de Lactance pour lrsquoinhumation
reacutepond du moins nous semble-t-il agrave sa logique argumentaire Lrsquoinhumation
de Jeacutesus qui pourrait rester un exemple ideacuteal pour le disciple
nrsquoempecirccherait pas le choix de la creacutemation Lactance semble prendre appui
sur des exemples bibliques de deacutevouement et sur lrsquoensevelissement du
Christ pour faire valoir son choix pour lrsquoinhumation Au final nous pouvons
constater que Lactance partage la mecircme vision de lrsquoinhumation que son
preacutedeacutecesseur Cyprien sans ecirctre dans une position de rejet cateacutegorique de
la creacutemation comme Tertullien Concernant lrsquoinhumation il fait reacutefeacuterence agrave
un argument suppleacutementaire qui est lrsquoensevelissement du Christ en tant
qursquoil est un exemplum depositionis
407 REBILLARD Eacute Religion et seacutepulture LrsquoEacuteglise les vivants et les morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive Eacuteditions de lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes en sciences sociales Paris 2003 p 122 DUVAL Y Aupregraves des saints corps et acircmes p 43-44
186
IV5 La creacutemation et lrsquoinhumation chez Augustin
La position drsquoAugustin sur les deux modes de seacutepulture est assez souple
Mecircme srsquoil choisit lrsquoinhumation au deacutetriment de la creacutemation il ne fait pas de
lrsquoinhumation un absolu sans lequel la reacutesurrection inteacutegrale de lrsquohomme est
impossible Crsquoest ainsi qursquoil affirme lrsquoutiliteacute de lrsquoinhumation et non sa neacutecessiteacute
Gracircce agrave la base LLT nous avons fait la recension de trente-sept occurrences
du verbe cremare agrave la forme active et passive dans les œuvres drsquoAugustin
On nrsquoy rencontre jamais lrsquoemploi du substantif crematio Cremare signifie sous
sa plume le fait de brucircler drsquoecirctre consumeacute Il est parfois employeacute en articulation
avec le substantif laquo ignis raquo408 ou laquo flamma raquo qui renforcent son sens mateacuteriel
Il nrsquoest jamais employeacute en lien avec un contexte funeacuteraire ougrave il signifierait
lrsquoaction de brucircler le corps drsquoun deacutefunt dont les cendres ou les restes sont
ensuite deacuteposeacutes dans une tombe Cependant Augustin utilise cremare dans la
perspective du jugement dernier ougrave les meacutechants seront brucircleacutes dans le feu
eacuteternel (igne aeterno mali cremabuntur)409 Reprenant en effet une citation de
Matthieu dans son Quaestionum in heptateuchum libri septem Augustin fait
mention de la reacutetribution divine selon la conduite personnelle Il y a les
hommes drsquoiniquiteacute qui sont brucircleacutes par les flammes de lrsquoenfer (malos
cremantibus flammis)410 tandis que les justes laquo resplendiront comme le soleil
dans le Royaume de leur Pegravere raquo (Mt 13 37-43) Il utilise le terme dans la
perspective eschatologique ougrave le Fils de lrsquoHomme se sert des anges pour
exeacutecuter lrsquoultime sentence condamnatoire Nous sommes donc sans nul doute
408 Nous notons au moins quatorze attestations de cremare drsquoapregraves la base LLT en lien avec ignis dans les oeuvres drsquoAugustin tandis que trois occurences sont en adeacutequation avec flamma et une avec incendio Cf Augustin Quaestionum in heptateuchum libri septem (CPL 0270) lib 6 Quaest Iesu Naue quaestio 9 linea 180 [] laquo Merito quaeritur cum dominus propter illum qui de anathemate furtum fecerat praeceperit eum qui fuisset ostensus igni cremari cur eum ostensum iesus lapidari potius a populo fecerit raquo Idem La citeacute de Dieu XVIII 23 laquo Sanctorum sed enim cunctae lux libera carni tradetur sontes aeterna flamma cremabit raquo 409Augustin Locutionum in heptateuchum libri septem 2 99 laquo Ecce quemadmodum scriptura multis locis dicit secundum hoc uerbum graecum sempiternum uel aeternum ubi non intellegitur illa aeternitas secundum quam nobis aeterna promittitur uel secundum quam a contrario igne aeterno mali cremabuntur raquo 410 Idem Quaestionum in heptateuchum libri septem 4 27
187
dans lrsquousage meacutetaphorique de cremare ougrave la mort spirituelle des meacutechants se
produit agrave la fin des temps (eschatologie)
De plus bien que lrsquousage de cremare pour exprimer le rite de la creacutemation
ne soit pas attesteacute chez Augustin le rite en lui-mecircme ne lui est pas eacutetranger
En effet dans son œuvre De cura gerenda pro mortuis Augustin fait reacutefeacuterence
aux corps des martyrs ayant subi la violence des flammes et dont les cendres
ont eacuteteacute disperseacutees dans le Rhocircne La conviction drsquoAugustin est que mecircme si
ces corps nrsquoont pas reccedilu une seacutepulture comme cela est recommandeacute pour la
cura corporum des chreacutetiens qui quittent la vie preacutesente ce fait ne saurait
entamer lrsquoespeacuterance que les morts jouissent pleinement de la reacutesurrection
promise En voici lrsquoexpression sous la plume drsquoAugustin
Nous lisons le fait suivant dans lHistoire eccleacutesiastique eacutecrite en grec par Eusegravebe et traduite en latin par Rufin Dans la Gaule des corps de martyrs furent jeteacutes aux chiens ce que les chiens en laissegraverent fut jeteacute dans les flammes avec les os et entiegraverement consumeacute et les cendres jeteacutees agrave leur tour dans le fleuve du Rhocircne afin quil nen restacirct aucun souvenir Nous devons croire que Dieu neut pas dautre dessein en permettant ces incroyables seacutevices que dapprendre aux chreacutetiens qui meacuteprisent la vie preacutesente en confessant le Christ agrave meacutepriser agrave plus forte raison la seacutepulture Car si de pareils traitements exerceacutes sur les corps des martyrs eacutetaient un obstacle au bienheureux repos de leurs acircmes victorieuses assureacutement Dieu ne le permettrait pas Le sens des paroles du Seigneur est donc eacuteclairci par le fait mecircme Lorsquil a dit laquo Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ensuite nont plus aucun pouvoir raquo (Mt 10 28) il na pas voulu dire quil ne leur laisserait aucun pouvoir sur les corps des morts mais bien que quoi quils fissent la feacuteliciteacute des chreacutetiens deacutefunts nen serait aucunement amoindrie que les sens de ceux qui sont pleins de vie apregraves la mort nen seraient nullement affecteacutes et que leurs corps eux-mecircmes nen souffriraient aucun dommage du moins en ce qui regarde linteacutegriteacute de leur reacutesurrection411
411 Augustin De cura VI8 laquo Legimus in ecclesiastica historia quam graece scripsit eusebius et in latinam linguam uertit rufinus martyrum corpora in gallia canibus exposita canum que reliquias atque ossa mortuorum usque ad extremam consumptionem ignibus concremata eosdem que cineres fluuio rhodano ne quid ad memoriam qualemcumque relinqueretur inspersos Quod non ob aliud credendum est diuinitus fuisse permissum nisi ut discerent christiani in confitendo Christum dum contemnunt hanc uitam multo magis contemnere sepulturam Hoc enim quod ingenti saeuitia de corporibus martyrum factum est si eis quidquam noceret quo minus beate requiescerent eorum uictoriosissimi spiritus non utique fieri sineretur Re ipsa ergo declaratum est non ideo dixisse dominum nolite timere eos qui corpus occidunt et postea non habent quid faciant quod non esset permissurus aliquid eos facere de suorum corporibus mortuorum sed quoniam quidquid facere permissi essent nihil quo minueretur christiana defunctorum felicitas fieret nihil inde ad sensum post mortem uiuentium perueniret nihil ad detrimentum saltem ipsorum corporum quo minus integra resurgerent pertineretraquo Oeuvres de saint Augustin Opuscules II Problegravemes moraux Texte traduction notes par Gustaves Combes Paris Descleacutee de Brouwer 1937 p 405-407
188
Nous pouvons conclure que le seul emploi de concremare - du preacutefexe
cum et du radical cremare pour traduire le fait que les os des martyrs ont eacuteteacute
consumeacutes avec les restes de leurs corps - est une attestation de la creacutemation
des corps Mais nous sommes dans une situation exceptionnelle de
perseacutecutions ougrave les ennemis du christianisme agissaient pour contrer le choix
des chreacutetiens pour lrsquoinhumation des corps Leurs adversaires pensent ainsi
eacutebranler les chreacutetiens qui croient agrave lrsquouniteacute de lrsquoacircme et du corps promis
ensemble agrave la reacutesurrection Augustin rappelle les perseacutecutions ougrave des
chreacutetiens ont eacuteteacute priveacutes de la seacutepulture des leurs Cela lui permet drsquoaffirmer
que quel que soit lrsquoeacutetat du corps apregraves la mort Dieu a le pouvoir de le faire
revivre de telle sorte qursquoil participe agrave la reacutesurrection des morts au dernier jour
Pour lui si la seacutepulture aide les vivants dans leur deuil elle nrsquoest pas
neacutecessaire aux morts Crsquoest lagrave un argument que nous nrsquoavons pas rencontreacute
chez nos autres auteurs sauf chez Tertullien de faccedilon lapidaire lorsqursquoil
recourt agrave la meacutetaphore du pheacutenix412 il faut donc en signaler lrsquoimportance en
partant de lrsquoexemple du sort du corps des martyrs Augustin reacutepond agrave une
question des chreacutetiens qursquoil cocirctoie Lrsquoargument drsquoAugustin srsquoapplique agrave un cas
particulier de privation de seacutepulture qui vise les chreacutetiens dans leur foi en la
reacutesurrection Augustin montre ainsi que lrsquointeacutegriteacute du corps nrsquoest pas
indispensable agrave la reacutesurrection Cependant il preacutecise la neacutecessiteacute de donner
une seacutepulture digne aux morts Il cite en exemple des personnages
bibliques413 ayant sacrifieacute agrave ce devoir comme Tobie (Tb 2 7-10) Joseph
drsquoArimathie (Mt 27 57-61) et la femme qui a verseacute le preacutecieux parfum sur les
pieds de Jeacutesus en vue de son ensevelissement et que nous trouvons dans
lrsquoEacutevangile414 Ce devoir drsquoensevelir est tellement important que Joseph le fit au
meacutepris des risques qursquoil encourait dans lrsquoaccomplissement de cette pietas415
Augustin qui analyse la seacutepulture de Jeacutesus dans son Commentaire de
412 Supra p 174
413 Saint Augustin La citeacute de Dieu 1 13
414 Mt 26 10-12 Lc 7 37-38
415 Idem De consensu Evangelistarum 3 22 59
189
lrsquoEacutevangile de Jean srsquoarrecircte sur le fait qursquoelle a eacuteteacute pratiqueacutee conformeacutement
aux coutumes juives
Ce nrsquoest pas en vain me semble-t-il que lrsquoeacutevangeacuteliste a tenu agrave dire lsquoselon la coutume drsquoensevelir chez les Juifsrsquo Si je ne me trompe il recommande ainsi de suivre la coutume du peuple auquel on appartient pour les devoirs que lrsquoon rend aux morts raquo416
Pour Augustin il nrsquoest pas de doute que la seacutepulture est un devoir pour le
chreacutetien Il interpregravete le reacutecit de Jean sur lrsquoensevelissement de Jeacutesus qui srsquoest
fait conformeacutement aux coutumes juives comme un appel voire une incitation
agrave lrsquoinhumation des corps Augustin voudrait-il implicitement deacutesigner le mode
de seacutepulture qui fut celui de Jeacutesus comme un modegravele pour les chreacutetiens Fait-
il preuve de subtiliteacute dans son approche qui laisse ouvert le champ du possible
agrave la creacutemation tout en privileacutegiant lrsquoinhumation
Au terme de notre approche de la creacutemation et de lrsquoinhumation nous
pouvons conclure que Tertullien Cyprien Lactance et Augustin utilisent le
verbe cremare dans une perspectivie agrave la fois soteacuteriologique et
eschatologique Le feu devient alors le symbole du chacirctiment eacuteternel reacuteserveacute
aux meacutechants Tertullien est le seul qui se prononce ouvertement sur le sujet
en affirmant son refus cateacutegorique de la creacutemation en milieu chreacutetien Cyprien
Lactance et Augustin ont inciteacute plutocirct agrave la pratique de lrsquoinhumation sans que
nous ne puissions appreacutehender les raisons profondes drsquoun tel choix
manifestement preacutefeacuterentiel Leur reacutefeacuterence aux exempla biblica donne agrave
penser qursquoils eacutetaient plutocirct favorables agrave lrsquoinhumation Lrsquoinhumation de Jeacutesus
semble srsquoecirctre imposeacutee agrave eux comme un modegravele pour ses disciples Malgreacute
tout si leur choix preacutefeacuterentiel pour lrsquoinhumation a influenceacute les milieux
chreacutetiens ils ne lrsquoont pas imposeacute - sauf la position trancheacutee de Tertullien -
comme le seul rite qui ait du sens pour le requies du corps du chreacutetien dans
lrsquoattente de la reacutesurrection
Apregraves notre eacutetude sur la creacutemation et lrsquoinhumation agrave travers la litteacuterature
chreacutetienne du 3egraveme au 5egraveme siegravecle nous nous consacrons agrave lrsquoanalyse de
416 Saint Augustin Commentaire de lrsquoEacutevangile de Jean 120 4 laquo Non mihi uidetur euangelista frustra dicere uoluisse sicut mos est iudaeis sepelire ita quippe nisi fallor admonuit in huiusmodi officiis quae mortuis exhibentur morem cuiusque gentis esse seruandumraquo
190
quelques termes propres agrave lrsquoinhumation que les auteurs africains chreacutetiens ont
deacutefendue
CHAPITRE V EacuteTUDE TERMINOLOGIQUE DES LIEUX DE SEPULTURE
Dans le preacutesent chapitre nous nous inteacuteressons agrave lrsquoanalyse de quelques
termes en lien avec les espaces reacuteserveacutes agrave la seacutepulture des corps Il srsquoagit
essentiellement de sepultura de sepulcrumsepulchrum de coemeterium et
de cimeterium drsquoarea et de refrigerium Cette eacutetude srsquoappuie principalement
sur les œuvres des auteurs africains chreacutetiens et paiumlens Des auteurs
contemporains tels que Victor Saxer Eacuteric Rebillard Yvette Duval Ennabli et
Serges Lancel nous aideront aussi dans notre approche terminologique sur
les loci sepulturae
V1 Seacutemantique de Sepultura sepulcrumsepulchrum
Lrsquoeacutetude seacutemantique des termes sepultura et sepulcrum chez les eacutecrivains
chreacutetiens drsquoAfrique du Nord reacutevegravele deux sens courants Drsquoune part sepultura
deacutesigne lrsquoacte de mise en terre et drsquoautre part le lieu pour le repos du mort
Avec ce second sens il est synonyme de sepulcrum et sa variante graphique
sepulchrum qui signifient la tombe ou le tombeau Tertullien par exemple
lorsqursquoil eacutevoque lrsquoideacutee de la mort de la mise au tombeau et de la reacutesurrection
de Jeacutesus utilise sepulcrum laquo Au troisiegraveme jour la terre tremble tout agrave coup
la pierre eacutenorme placeacutee sur le seacutepulcre srsquoeacutecarte la garde se disperse frappeacutee
de frayeur les disciples ne se montrent nullement et dans le seacutepulcre
(sepulcrum) on ne trouve rien drsquoautre que la deacutepouille drsquoun tombeau raquo417 Crsquoest
ce sens que revecirct eacutegalement la trentaine drsquoattestations du terme chez
Tertullien drsquoapregraves la base LLT
417 Tertullien Apologeacutetique XXI 20-21 laquo Ad tertium diem concussa repente terra et mole reuoluta quae obstruxerat sepulcrum et custodia pauore disiecta nullis apparentibus discipulis nihil in sepulcro repertum est praeter exuuias sepulturae raquo Idem De resurrectione 30 9
191
Du cocircteacute de Cyprien418 de Lactance419 et drsquoAugustin420 nous ne constatons
pas de variation ou drsquoeacutevolution seacutemantique du terme
En plus si sepulchrumsepulcrum signifie exclusivement la tombe du
repos le seacutepulcre ou le tombeau sepultura qui partage ce sens comme
susmentionneacute signifie en plus lrsquoaction drsquoensevelir un corps en respectant les
derniers devoirs par lesquels les vivants honorent un mort Sepultura signifie
alors la seacutepulture crsquoest-agrave-dire le fait de deacuteposer dans une tombe Le tombeau
est creuseacute dans un espace public ou priveacute qui accueille plusieurs tombes sans
distinction de croyances Ce sens est attesteacute dans la litteacuterature latine paiumlenne
comme nous pouvons le noter chez Ciceacuteron421 et chez Apuleacutee qui lrsquoutilise sept
fois dans les Meacutetamorphoses422 Ce vocabulaire funeacuteraire est plus courant que
le terme coemeterium que nous analyserons dans les lignes suivantes
418 Cyprien Correspondance Lettre LXVII VI 1 Nous y trouvons le pluriel sepulcrum un hapax Il lrsquoemploie lorsqursquoil fait mention de lrsquoidolacirctrie dans laquelle les eacutevecircques Basilide et Martial se sont fourvoyeacutes Il eacutevoque alors le cas de Martial en ces termes laquo Apregraves avoir longtemps pris part comme membre drsquoun collegravege aux banquets honteux et impurs des Gentils et fait enterrer ses fils eacutetant toujours dans le mecircme collegravege agrave la maniegravere des paiumlens apud profana sepulcra (dans des seacutepultures profanes) et parmi les paiumlens raquo
419 Sepulcrum ou sepulchrum est attesteacute quinze fois chez Lactance dont neuf dans les Institutions divines quatre dans son Eacutepitomegrave un dans le De ira Dei et un dans le De ave Phoenice selon nos recherches sur LLT
420 Augustin agrave lui seul totalise deux cent quatre-vingt-deux mentions de sepulcrumsepulchrum Cela se comprend car non seulement Augustin est un eacutecrivain prolixe mais aussi le culte funeacuteraire fut aussi une de ses preacuteoccupations durant son eacutepiscopat 421 Drsquoapregraves la base LLT le terme est attesteacute dix-neuf fois dans ce sens chez Ciceacuteron dont voici quelques reacutefeacuterences Tusculanes 1 102 De legibus 2 56 Les verrines 5 134 De divinatione 1 56 Philippiques 2 17
422 Apuleacutee Les Meacutetamorphoses X VI La pompe funegravebre et la seacutepulture sont agrave peine acheveacutees que du tombeau mecircme de son fils lrsquoinfortuneacute vieillard le visage encore inondeacute de larmes reacutecentes et arrachant ses cheveux blancs souilleacutes de cendres se preacutecipite au forum raquo laquo Vixdum pompae funebres et sepultura filii fuerant explicatae et statim ab ipso eius rogo senex infelix ora sua recentibus adhuc rigans lacrimis trahens que cinere sordentem canitiem foro se festinus immittit raquo Texte eacutetabli par DS Robertson et traduit par Paul Valette Paris Les Belles Lettres 1956 Ibid X XXV Ibid II XX Ibid IV XII Ibid VIII VI Ibid VIII XXIV Ibid IX XXX
192
V2 La seacutemantique de coemeterium
Le termes preacuteceacutedent sepultura et sepulcrum ne preacutesentent pas de difficulteacute
particuliegravere au niveau seacutemantique A lrsquoinverse le mot coemeterium connaicirct
une riche histoire seacutemantique qui suscite de lrsquointeacuterecirct Drsquoun point de vue
eacutetymologique coemeterium est une transcription latine du terme originel grec
Koimeterion deacuteriveacute du verbe laquo ecirctre coucheacute raquo Il a le sens de dortoir en tant qursquoil
est un endroit pour le repos Eacuteric Rebillard eacutecrit en effet agrave ce sujet laquo Les plus
anciennes attestations du mot preacute-chreacutetiennes deacutesignent un dortoir crsquoest le
cas dans une inscription du sanctuaire de lrsquoAmphiaros agrave Oropos (IVe-IIIe siegravecle
avant J-C) Ce sont les deux uniques teacutemoins de ce sens du mot koimeterion
avant sa reacuteapparition dans les regravegles des monastegraveres byzantins ougrave il coexiste
avec le sens funeacuteraire raquo423 Nous nous inteacuteressons agrave son usage dans la
litteacuterature latine ougrave nous trouvons la premiegravere attestation du sens funeacuteraire
vers la fin du IIIe siegravecle ap J-C Ce glissement de sens pourrait trouver eacutecho
dans la conception chreacutetienne de la mort en tant que repos dans lrsquoespeacuterance
en la reacutesurrection Le terme coemeterium est un hapax chez Tertullien que ni
Cyprien ni Lactance nrsquoemploient Tertullien lrsquoutilise dans sa lutte contre le
paganisme alors qursquoil tente de deacutemontrer lrsquoinaniteacute de la conception paiumlenne de
la mort En effet Tertullien pour qui la mort est la seacuteparation de lrsquoacircme drsquoavec
le corps srsquoemploie agrave deacutemontrer dans son De anima dateacute entre 210 et 213
lrsquoabsurditeacute de la penseacutee paiumlenne Elle affirme que lrsquoacircme reste attacheacutee au
corps pendant un moment apregraves la mort Le contexte geacuteneacuteral de lrsquoœuvre est
la condamation de la conception que le platonisme a de lrsquoacircme et que deacutefend
Hermogegravene Tertullien y reacutefute les thegraveses souvenues par Hermogegravene telles
que lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoacircme la reacuteminiscence et la meacutetempsycose Crsquoest en
accumulant par raillerie des teacutemoignages anecdotiques issus du paganisme
qursquoil eacutecrit laquo Il court chez les nocirctres un autre reacutecit On veut que dans une
tombe (in coemeterio) un corps se soit retireacute pour ceacuteder lespace agrave un autre
corps que lon placcedilait aupregraves de lui raquo424 Coemeterium est alors ici synonyme
423 REBILLARD Eacute laquo Koimeterion et coemeterium tombe tombe sainte neacutecropole raquo In Meacutelanges de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome Antiquiteacute T 105 Ndeg2 1993 p 975-976
424 Tertullien De anima 51 laquo Est et illa relatio apud nostros in coemeterio corpus corpori iuxta collocando spatium accessui communicasse raquo
193
de sepulchrum Le terme coemeterium nrsquoest pas mentionneacute dans la litteacuterature
patristique du christianisme en Afrique avant et mecircme apregraves la peacuteriode allant
de Tertullien jusqursquoagrave Augustin
Dans la litteacuterature africaine chreacutetienne excepteacute lrsquoattestation chez Tertullien
il faut attendre trois siegravecles pour constater la mention du terme chez Ferrand
de Carthage Ferrand est un diacre de Carthage du VIe siegravecle connu gracircce agrave
son Nomocanon (litteacuteralement laquo canon de lois raquo) qui est un recueil de canons
apostoliques et conciliaires (comme ceux de Niceacutee en 325 et de Laodiceacutee vers
364) ainsi que de lois impeacuteriales concernant les eccleacutesiastiques Crsquoest dans le
canon 8 du concile de Laodiceacutee (vers 364) qui interdit aux catholiques drsquoentrer
dans les cimetiegraveres des heacutereacutetiques pour participer agrave la priegravere que nous
trouvons le terme coemeterium laquo Il nrsquoest pas permis aux catholiques drsquoentrer
dans les cimetiegraveres (in coemeteria) des heacutereacutetiques pour y faire lrsquooraison raquo425
Le deacutecret conciliaire atteste une extension du sens de mot Il signifie en plus
lrsquoespace qui regroupe des tombes Le concile interdit aux catholiques de
participer agrave la priegravere que les heacutereacutetiques prononccedilaient pregraves des tombes de leurs
martyrs auxquels ils rendaient un culte Cette interdiction concernait-elle aussi
la preacutesence mecircme passive aux oraisons pour des deacutefunts ayant partageacute une
communauteacute de destin avec les heacutereacutetiques De toute maniegravere les
catholiques ne devaient rien avoir en commun avec eux pas mecircme la
solidariteacute dans la seacutepulture des morts conformeacutement au deacutecret conciliaire dont
le diacre Ferrand est le rapporteur
En dehors de Tertullien et de Ferrand qui attestent le sens de coemeterium
en tant que cimetiegravere nous pouvons aussi signaler son attestation chez
Eusegravebe de Ceacutesareacutee (v 265 - v 340) En effet crsquoest lorsqursquoEusegravebe nous
informe des deacutecrets de lrsquoempereur Maximin (307-313) qursquoil utilise le terme
425 Ferrand de Carthage Breuiatio canonum canon 178 Concilio laodicensi tit 8 laquo Ut non liceat in haereticorum coemeteria ad orationem faciendam catholicis introire raquo Traduction personnelle
194
laquo Drsquoabord il (Maximin) tente drsquointerdire aux nocirctres agrave certaines occasions de
se rassembler dans les cimetiegraveres (ad coemeteria convenirent) raquo 426 Les
synodes dans les cimetiegraveres ont pour objectif la priegravere aupregraves des tombes des
morts ordinaires et des martyrs Eusegravebe traduit la volonteacute de lrsquoempereur
Maximin de perseacutecuter les chreacutetiens qui refuseraient de rendre le culte rendu
aux dieux du paganisme en leur interdisant la freacutequentation des cimetiegraveres ougrave
ils ceacuteleacutebraient le culte de leurs morts par des priegraveres et des chants Nous nous
appuyons ici sur lrsquoeacutetude drsquoEacuteric Rebillard qui prend en compte le contexte et la
culture greacuteco-romaine englobant ainsi les attestations paiumlennes et chreacutetiennes
de coemeterium427 Cette eacutetude terminologique de coemeterium nrsquointegravegre pas
des auteurs comme Cyprien Lactance et Augustin puisqursquoils nrsquoutilisent pas le
terme
En revanche Cyprien Optat de Milegraveve et Augustin attestent lrsquousage de la
variante graphique cimiterium que nous ne trouvons ni chez Tertullien ni chez
Lactance Cimiterium est un hapax chez ces trois auteurs drsquoapregraves nos
recherches sur LLT il est chargeacute drsquoune connotation funeacuteraire Il est synonyme
de cimetiegravere
Pour Cyprien il apparaicirct dans la Lettre LXXX I 4 qursquoil eacutecrivit agrave Succesus
drsquoAbbir Germaniciana au sujet du rescrit de lrsquoempereur Valeacuterien sur le sort
tragique reacuteserveacute aux membres du clergeacute ou de la socieacuteteacute civile qui srsquoaffirment
chreacutetiens envers et contre tous Il lrsquoinforme dans le mecircme temps du martyre du
pape Sixte II le 6 aoucirct 258 laquo Xistum autem in cimiterio animaduersum sciatis
octauo iduum augustarum die et cum eo diacones quattuor raquo428 En effet
Sixte II a eacuteteacute exeacutecuteacute et enseveli dans le cimetiegravere de Callixte avec les
diacres Feacutelicissime et Agapit les sous-diacres Janvier Magnus Vincent et
426 Eusegravebe de Ceacutesareacutee Histoire ecclesiastique IX II 11 laquo Igitur primo prohibere nostros per occasiones quasdam temptat ne ad coemeteria convenirent raquo Version grecque laquo πρῶτον μὲν εἴργειν ἡμᾶς τῆς ἐν τοῖς κοιμητηρίοις συνόδου διὰ προφάσεως πειρᾶται raquo Traduction par Emile Gratin Paris Auguste Picard 1913 427 REBILLARD Eacute Koimeterion et coemeterium tombe tombe sainte neacutecropole In Meacutelanges de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome Antiquiteacute T 105 Ndeg2 1993 p 975-1001 428 Cyprien Correspondance Lettre LXXX I 4 laquo Sachez que Sixte a eacuteteacute exeacutecuteacute dans un cimetiegravere le 6 aoucirct et quatre diacres avec lui raquo
195
Eacutetienne429 Il laisse entendre que crsquoest dans la seacutereacuteniteacute et avec empressement
qursquoil attend le martyre qui lui donnera de porter la couronne du triomphe gracircce
au secours du Seigneur Le terme ne renvoie pas agrave un lieu de seacutepulture drsquoun
martyr en Afrique chreacutetienne puisque le contexte est celui de Rome Mais le
fait que Cyprien lrsquoutilise pour attester le martyre de Sixte II avec qui il a eu des
relations pastorales dans la crise de lrsquoEacuteglise en Afrique du Nord est sans
conteste un indice litteacuteraire non neacutegligeable Agrave lrsquoeacutepoque de Cyprien cimiterium
eacutetait utiliseacute par les autoriteacutes civiles et impeacuteriales pour deacutesigner globalement les
lieux de seacutepulture chreacutetiens et paiumlens Lrsquoeacutedit de perseacutecution de 257 visait la
suppression de tous les exercices du culte chreacutetien Crsquoest ainsi que la
freacutequentation des cimetiegraveres et de tous les autres lieux de reacuteunion eacutetait
expresseacutement interdite aux chreacutetiens En effet dans les Acta Cypriani le
proconsul Paternus avertit Cyprien de cette deacutecision impeacuteriale
laquo Praeceperunt etiam ne in aliquibus locis conciliabula fiant neue cimiteria
ingrediantur raquo430 crsquoest-agrave-dire que laquo ils (les empereurs Valeacuterien et Galien) ont
eacutegalement deacutecreacuteteacute qursquoil nrsquoy ait pas drsquoassembleacutees dans quelques lieux que ce
soit et qursquoils (les chreacutetiens) nrsquoaillent pas dans les cimetiegraveres raquo Le terme
deacutesigne clairement les lieux de seacutepultures de paiumlens et de chreacutetiens mais
dont lrsquoaccegraves est interdit aux derniers
Quant agrave Optat (mort avant 392 apr J-C) il fut eacutevecircque de Milegraveve en
Numidie adversaire ferme et respectueux dans son combat contre les
donatistes il reacutedigea entre 364-367 un traiteacute Contre les donatistes431 alors
que les deux Eacuteglises rivales srsquoopposaient agrave la suite du schisme des eacutevecircques
numides agrave Carthage peu apregraves la perseacutecution de lrsquoempereur Degravece laquo Lrsquoœuvre
essentielle drsquoOptat reste donc le traiteacute en sept livres qursquoil a reacutedigeacute pour lutter
contre le schisme donatiste qui deacutechirait lrsquoEacuteglise drsquoAfrique depuis le deacutebut du
429 Drsquoapregraves le Martyrologe romain le pape Sixte II ceacuteleacutebrait les saints mystegraveres et enseignait agrave ses fregraveres les commandements divins au cimetiegravere de Calliste lorsqursquoil fut arrecircteacute par des soldats en vertu drsquoun rescrit de lrsquoempereur Valeacuterien et deacutecapiteacute sur le champ avec quatre diacres Le mecircme jour deux autres diacres Agapit et Feacutelicissime furent eacutegalement deacutecapiteacutes au cimetiegravere de Preacutetextat ougrave ils furent inhumeacutes 430 Acta Cypriani CXI 8-9
431 Optat de Milegraveve Traiteacute contre les donatistes Sources chreacutetiennes ndeg 413 1996 Texte critique traduction notes et index par Mireille Larousse
196
siegravecle et pour reacutepondre aux attaques de Parmeacutenien eacutevecircque donatiste de
Carthage contre lrsquoEacuteglise catholique raquo432 Il mena une lutte deacuteterminante contre
les donatistes qui refusaient sans aucune concession que pour la pietas
funeacuteraire les catholiques enterrent leurs morts dans les cimetiegraveres Optat
deacutenonce dans son Contre Parmeacutenide les exactions des donatistes contre les
morts laquo Pourquoi es-tu insolent aux funeacuterailles Pourquoi empecircches-tu la
seacutepulture Pourquoi te disputes-tu avec les morts raquo433 Optat tente de
raisonner les donatistes afin qursquoils ne se comportent pas contre la pietas pour
les morts Face agrave lrsquohostiliteacute entre donatistes et catholiques il revendique pour
les catholiques le droit de la seacutepulture tant dans les cimetiegraveres que dans les
lieux de cultes que les donatistes voulaient monopoliser Ainsi il proteste
laquo Rapporterai-je aussi lrsquohorrible sacrilegravege provenant de votre conspiration
puisque vous avez voulu envahir les basiliques afin de revendiquer les
cimetiegraveres (cimiteria) pour vous seuls ne permettant pas que des corps
catholiques soient ensevelis raquo434 Ces cimetiegraveres dont il est question sont-ils
exclusivement paiumlens ou concernent-ils des carreacutes reacuteserveacutes aussi aux
chreacutetiens dans des cimetiegraveres ougrave paiumlens et chreacutetiens enterrent leurs morts
Augustin contemporain drsquoOptat utilise cimiterium dans le sens courant de
cimetiegravere abritant des tombes ou tombeaux en lien avec la pratique en Afrique
chreacutetienne de prendre les repas pregraves des tombes des morts ordinaires et des
martyrs En effet il eacutecrit une lettre en 390 agrave Auregravele eacutevecircque de Carthage pour
faire cesser cette pratique agrave cause des deacutebordements orgiaques dans les
cimetiegraveres ougrave sont enterreacutes paiumlens et chreacutetiens et sur les tombes des
martyrs
Et comme aux yeux du peuple charnel et grossier ces ivrogneries et ces somptueux et honteux festins dans les cimetiegraveres (in cimiteriis) non seulement honorent les martyrs mais encore soulagent les morts il me paraicirct quil serait
432 LAROUSSE M ldquoOptat de Milegraveverdquo in Dictionnaire de lrsquoAntiquiteacute p 1547
433 Optat de Milegraveve Contra Parmenianum Donatistam VI VII 2 laquo Quid insultas funeri Quid impedis sepulturae Quid cum mortuis litigas raquo Traduction personnelle 434 Optat de Milegraveve Contra Parmenianum IV 7 (CSEL 26 155) laquo Quid referam etiam illam impietatem de vestra conjuratione venientem quia ad hoc basilicas invadere voluistis ut vobis solis cimiteria vindicetis non permittentes sepeliri corpora catholica raquo Traduction personnelle
197
plus facile den deacutetourner les chreacutetiens si on leur en faisait voir lrsquointerdiction dans lEacutecriture si de plus les offrandes vraiment utiles et salutaires que lon deacutepose sur les tombeaux (super memorias) pour le soulagement des morts neacutetaient point somptueuses et quelles fussent donneacutees sans orgueil et de bonne gracircce agrave tous ceux qui les demandent435
Augustin relate une situation de deacutesorde due aux excegraves dans les banquets
et les libations en lrsquohonneur des martyrs pour la paix des morts ordinaires
pregraves des tombes Il constate que ces aliments offerts par des chreacutetiens en
lrsquohonneur des morts manquent non seulement de sobrieacuteteacute mais encore sont
une occasion de srsquoenorgueillir Il regrette que ces offrandes nrsquoaillent pas plutocirct
soulager les pauvres qui en ont besoin mais qursquoelles soient entacirccheacutees drsquoesprit
mercantile Face agrave cette deacuterive Augustin pense qursquoen recourant agrave lrsquoEacutecriture
dont il croit agrave lrsquoautoriteacute intrinsegraveque il arrivera agrave interdire les rassemblements
des chreacutetiens in cimiteriis pour leurs repas plantureux Nous ne savons pas agrave
quels passages preacutecis des Eacutecritures Augustin pense En mecircme temps il
souhaite que les chreacutetiens vivent la solidariteacute et la communion dans ces repas
in cimiteriis Ces dispositions drsquoesprit et de cœur sont selon lrsquoentendement
drsquoAugustin propices au repos des morts
Il est agrave noter que sous sa forme cimiterium le terme signifie toujours un
cimetiegravere abritant des tombes Comment se fait-il que ni Tertullien qui connait
le terme coemeterium en tant que tombe ni Lactance nrsquoemploient cimiterium
La litteacuterature latine de lrsquoAfrique chreacutetienne et paiumlenne ne lrsquoutilise pas
eacutenormeacutement sauf les trois mentions que nous avons analyseacutees chez Cyprien
Optat et Augustin Quant agrave coemeterium il deacutesigne sous la plume de
Tertullien la tombe Ferrand de Carthage atteste aussi son sens de cimetiegravere
Nous pouvons conclure que le double sens de coemeterium est tregraves rare dans
le vocabulaire des eacutecrivains africains chreacutetiens Les termes plus ordinaires de
435 Augustin Lettre 22 6 laquoSed quoniam istae in cimiteriis ebrietates et luxuriosa conuiuia non solum honores martyrum a carnali et inperita plebe credi solent sed etiam solatia mortuorum mihi uidetur facilius illis dissuaderi posse istam foeditatem ac turpitudinem si et de scripturis prohibeatur et oblationes pro spiritibus dormientium quas uere aliquid adiuuare credendum est super ipsas memorias non sint sumptuosae atque omnibus petentibus sine typho et cum alacritate praebeantur neque uendantur sed si quis pro religione aliquid pecuniae offerre uoluerit in praesenti pauperibus eroget raquo Œuvres de saint Augustin Lettres 1-30 Texte critique drsquoAloys Goldbacher (CSEL) Traductions introductions et notes de Serge Lancel et collaborateurs Introductions et notes des Lettres 1-14 par Emmanuel Bermon Institut drsquoEacutetudes augustiniennes 2011 p 368-369
198
sepulchum et cimiterium traduisent le sens respectif de tombetombeau et
cimetiegravere qui permettent la sepultura corporum
Dans les lignes qui suivent nous porterons notre attention sur un terme en
lien avec cimiterium et coemeterium que nous rencontrons chez Tertullien
Crsquoest lrsquoarea qui a cristalliseacute le deacutebat autour des aires drsquoinhumation
speacutecifiquement chreacutetiennes agrave Carthage Les chreacutetiens avaient-ils des lieux
drsquoinhumation ou drsquoincineacuteration propres Pour reacutepondre agrave cette question nous
interrogeons la litteacuterature profane et chreacutetienne sur lrsquoemploi drsquoarea dans ses
diffeacuterentes acceptions
V3 Area et approche seacutemantique
Lrsquoeacutetude seacutemantique du terme area au travers de la litteacuterature latine dans le
contexte de lrsquoAfrique romaine nous permettra de mieux saisir la theacutematique de
lrsquoarea funeacuteraire chez Tertullien Que nous disent les eacutecrits des auteurs paiumlens
et ceux de la Bible sur le vocable Cette approche nous aidera agrave comprendre
le terme dans ses diverses connotations Du sens courant dans la litteacuterature
profane et biblique comment le terme area chez Tertullien a pu cristalliser le
deacutebat sur lrsquoexistence eacuteventuelle de cimetiegraveres propres aux chreacutetiens
Au nombre des eacutetudes sur le sujet436 les travaux de Rebillard437 et drsquoYvette
Duval438 nous eacuteclaireront eacutegalement tout le long de notre parcours
436 ENNABLI L Carthage Une meacutetropole chreacutetienne du IVe agrave la fin du VIIIe siegravecle Paris CNRS 1997 (Antiquiteacutes africaines) 437 REBILLARD Eacute Religion et seacutepulture LrsquoEacuteglise des vivants et des morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive Paris Eacuteditions de lrsquoEacutecole des Hautes Eacutetudes en Sciences Sociales 2003 Idem laquoLes areae carthaginoises (Tertullien Ad Scapulam 3 1) cimetiegraveres communautaires ou enclos funeacuteraires de chreacutetiens raquo Antiquiteacute 108 (1) Meacutelanges de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome 1996 p 175-189 438 DUVAL Y Chreacutetiens drsquoAfrique agrave lrsquoaube de la paix constantinienne 2000 (Collection des Eacutetudes augustiniennes Seacuterie Antiquiteacute 164 Idem Aupregraves des saints corps et acircme Lrsquoinhumation ldquoad sanctosrdquo dans la chreacutetienteacute drsquoOrient et drsquoOccident du IIIe au VIIe siegravecle Paris Eacutetudes augustiniennes 1988 p 23-47
199
V31 Le terme area dans la litteacuterature latine profane et biblique
Tout drsquoabord deacuteterminons le sens propre drsquoarea dans la litteacuterature profane
Le terme deacutesigne principalement une surface une eacutetendue de terrain sans
clocircture de seacutecuriteacute Crsquoest dans ce sens que nous le trouvons associeacute au
domaine agraire dans plusieurs attestations litteacuteraires
Crsquoest ainsi que Pline lrsquoAncien atteste le sens drsquoaire agrave moisson Dans son
Histoire naturelle au Livre XV VII 33 le terme est employeacute dans le sens
drsquoaire agrave battre le grain lorsqursquoil parle de lrsquoamurque cet enduit qui garantit
lrsquoeacutetancheacuteiteacute laquo Que les aires de battage des grains en soient peacutetries pour
eacuteloigner les fourmis et empecirccher les crevasses raquo439
Dans le Livre XVIII X 61 il a le sens drsquoaire agrave battre le bleacute laquo In area
exteruntur triticum et siligo et hordeum raquo440
Dans ses Annales eacutecrites vers 115-117 Tacite atteste lrsquousage du terme
Dans le Livre XV 43 2 ougrave il relate les projets de construction de la patrie et
du palais impeacuterial deacutecideacutes par Neacuteron (37-68) area est employeacute dans le sens
de terrain de domaine laquo Ces portiques Neacuteron promit de les eacutelever agrave ses
deniers il srsquoengagea aussi agrave remettre aux proprieacutetaires les terrains agrave bacirctir
(areae) apregraves les avoir fait deacuteblayer raquo441
Dans les Histoires Livre IV 53 3 du mecircme auteur nous lisons laquo Alors
le preacuteteur Helvidius Priscus reacutepeacutetant apregraves le pontife Plautius Aelianus les
formules rituelles purifia lrsquoaire (area) en sacrifiant un porc un beacutelier et un
taureau apregraves avoir offert les entrailles des victimes sur un autel de gazon il
pria Jupiter Junon Minerve et les dieux tuteacutelaires de Rome drsquoecirctre favorables agrave
439Pline lrsquoAncien Histoire naturelle XV VII 33 laquo Amurca subigi areas terendis messibus ut formicae rimaeque absint raquo Texte eacutetabli et traduit par J Andreacute Paris Les Belles Lettres 1960 p 33 440 Pline lrsquoAncien Ibid XVII X 61 laquo On bat sur lrsquoaire le bleacute barbu le bleacute commun et lrsquoorge raquo Texte eacutetabli et traduit par Henri Le Bonniec Paris Les Belles Lettres 1972 p 78 441Tacite Annales Livre XV 43 2 laquo Eas porticus Nero sua pecunia exstructurum purgatas que areas dominis traditurum pollicitus est raquo Texte eacutetabli et traduit par Henri Goelzer Paris Les Belles Lettres 1996 Idem Histoires Livre IV 53 3 Texte eacutetabli et traduit par Henri Le Bonniec Paris Les Belles Lettres 1992
200
lrsquoentreprise et drsquoeacutelever jusqursquoau faicircte gracircce agrave leur divine assistance leur
demeure qursquoavait commenceacutee la pieacuteteacute des hommes raquo442
Le sens drsquoarea drsquoapregraves le contexte est un lieu il est preacuteciseacutement lrsquoendroit
du sacrifice un endroit pour une offrande drsquoentrailles drsquoanimaux adresseacutee aux
diviniteacutes tuteacutelaires de Rome dont la triade capitoline (Jupiter Junon et
Minerve) apregraves des rites drsquoincantation dont voici une esquisse laquo Je vais sur
le champ me rendre au Capitole pour saluer Jupiter Optimus Maximus Junon
Minerve et les autres dieux qui protegravegent le Capitole et la citadelle et je leur
rendrai gracircces de mrsquoavoir en ce jour-lagrave comme bien drsquoautres donneacute la
deacutetermination et les capaciteacutes neacutecessaires pour rendre drsquoexceptionnels
services agrave lrsquoEacutetat raquo443 Crsquoest lrsquounique endroit ougrave le terme est employeacute dans un
contexte cultuel du moins chez les auteurs auxquels nous nous reacutefeacuterons
Nous trouvons lrsquoemploi au sens propre Chez Ovide dans Les Fastes
laquo Pontibus et magno juncta est celeberrima Circo area quae posito de bove
nomen habet raquo444 Area ici revecirct le sens drsquoune place publique un espace
ouvert aux rencontres et aux retrouvailles
Tite-Live utilise aussi le terme dans Histoire Romaine laquo Ils srsquoeacutetaient assis
pour le spectacle quand le heacuteraut srsquoavanccedila suivant la coutume avec une
trompette au milieu de lrsquoaregravene (in mediam aream) lagrave ougrave lrsquoon a lrsquohabitude de
442 Idem Histoires IV 53 3 laquo Tum Helvidius Priscus praetor praeeunte Plautio Aeliano pontifice lustrata suovetaurilibus area et super caespitem redditis extis Iovem Iunonem Minervam praesidesque imperi deos precatus uti coepta prosperarent sedisque suas pietate hominum inchoatas divina ope attollerent vittas quis ligatus lapis innexique funes erant contigit raquo Texte eacutetabli et traduit par Henri Le Bonniec Paris Les Belles Lettres 1992 p 45 443 Nous trouvons la formule rituelle pour lrsquooffrande chez Tite-Live Histoire romaine Livre XXXVIII LI 8 laquo Ego hinc extemplo in Capitolium ad Iovem Optimum Maximum Inonemque et Minervam ceterosque deos qui Capitolio atque arci president salutandos ibo hisque gratias agam quod mihi et hoc ipso die et saepe alias egregie gerendae rei publicae mentem facultatemque dederunt raquo Texte eacutetabli et traduit par Richard Adam Paris Les Belles Lettres 2004 p 84 Livre XXXVI XXXV 112 444 Ovide Les Fastes Livre VI 478 laquo Il y a une place tregraves freacutequenteacutee proche des ponts et du grand Cirque elle doit son nom agrave la statue drsquoun bœuf raquo Texte eacutetabli et traduit par Robert Schilling Paris Les Belles Lettres 1993 Ovide Les Meacutetamorphoses Livre VIII 290 laquo Area frustra et frustra expectant promissas horrea messes raquo Texte eacutetabli et traduit par Georges Lafaye Paris Les Belles Lettres 1970
201
deacuteclarer par une formule rituelle les jeux ouverts raquo445 Le contexte est celui
des Jeux Isthmiques dans lrsquoaregravene Lrsquoarea deacutesigne ici un large espace ludique
pour des compeacutetitions sportives
Dans ses Discours Ciceacuteron en rappelant lrsquoeacutedit contre lrsquoenlegravevement du
froment eacutecrit laquo Voici que tout agrave coup paraicirct un eacutedit particulier un eacutedit de
circonstance pour empecirccher que quiconque nrsquoenlegraveve le froment de lrsquoaire
(fromentum de area) avant drsquoavoir conclu la convention avec le dicircmeur raquo446
Dans la mecircme œuvre Ciceacuteron reprend explicitement les termes de lrsquoeacutedit
laquo On nrsquoenlegravevera pas le froment de lrsquoaire (area) si lrsquoon nrsquoa pas conclu la
convention raquo447
Chez Apuleacutee contemporain et compatriote de Tertullien nous trouvons
une seule attestation drsquoarea dans les Meacutetamorphoses au Livre IX XXXIII 4
laquo Una de cetera cohorte gallina per mediam cursitans aream clangore genuino
velut ovum parere gestiens personabat raquo448 Area se rapporte ici agrave lrsquoendroit
reacuteserveacute agrave la volaille crsquoest-agrave-dire la basse-cour
Apregraves avoir releveacute le sens premier drsquoarea comme surface eacutetendue ou
endroit pour quelque activiteacute humaine surtout du domaine agraire nous nous
penchons sur les emplois figureacutes du terme
Au sens figureacute area signifie une opportuniteacute un espace virtuel ou une
eacutepoque de la vie Ainsi nous trouvons chez Ciceacuteron la mention area scelerum
avec le sens de laquo theacuteacirctre des crimes raquo449 Ciceacuteron eacutecrit dans la Reacutepublique II
21 laquo Le prince et le plus grand de tous les eacutecrivains srsquoest donneacute un champ
445Tite-Live Histoire romaine XXXIII XXXII 4 laquo Ad spectaculum consederant et praeco cum tubicine ut mos est in mediam aream unde sollemni carmine ludicrum indici solet processitraquo Texte eacutetabli et traduit par Guy Achard Paris Les Belles Lettres 2001 p 47
446 Ciceacuteron Discours contre Q Caecilius dit la divination Livre III 36 laquo Exoritur peculiare edictum repentinum ne quis frumentum de area tolleret ante quam cum decumano pactus est raquo Texte eacutetabli et traduit par H De la Ville De Mirmont Paris Les Belles Lettres 1960 447 Ciceacuteron Ibid III 37 laquo Ne tollat inquit ex area Nisi erit pactus raquo
448 Apuleacutee Meacutetamorphoses Livre IX XXXIII laquo Une poule de la ferme se mit agrave courir en tous sens agrave travers la basse-cour en poussant son gloussement familier comme si elle avait envie de pondre raquo Texte eacutetabli par DS Robertson et traduit par Paul Vallette Les Belles Lettres Paris 1971 449 Lettres agrave Atticus 9 18
202
libre (area) ougrave il put construire agrave sa guise sa reacutepublique raquo450 Ici area a le sens
de laquo se donner les moyens raquo de laquo creacuteer les conditions raquo pour reacutealiser une
œuvre ou une entreprise Elle peut ecirctre aussi le lieu de reacutealisation drsquoun projet
Le sens figureacute chez Ovide se trouve dans le chant I des Heacuteroiumldes ougrave area
est employeacute pour traduire lrsquoampleur et lrsquoeacutetat drsquoangoisse que Peacuteneacutelope redoute
laquo Et patet in curas area lata meas raquo451
Au livre IV 80 des Tristes dans un vers dont nous remarquons une
similutude avec le preacuteceacutedent du point de vue de la construction litteacuteraire area
est employeacutee de faccedilon meacutetaphorique laquo Et patet in laudes area magna
tuas raquo452 Ici area peut revecirctir le sens de possibiliteacute drsquoopportuniteacute pour un
homme qui trouve de la faveur gracircce aux circonstances favorables de la vie
Remarquons au passage la proximiteacute litteacuteraire des deux vers drsquoOvide que nous
avons citeacutes du point de vue de la construction
Lrsquoarea chez Martial est lieacutee aux diffeacuterentes phases de la vie par lesquelles
passe lrsquoecirctre lrsquoenfance lrsquoacircge adulte et la vieillesse Le terme signifie alors sous
sa plume les laquo acircges de la vie raquo Il est question en effet dans ses Eacutepigrammes
de laquo vitae tres areae raquo453 (les trois acircges de la vie)
Apregraves avoir fait le parcours litteacuteraire de la polyseacutemie drsquoarea dans ses
acceptions propres et figureacutees analysons le terme dans le contexte biblique
450 laquo Princeps ille quo nemo in scribendo praestantior fuit aream sibi sumpsit in qua civitatem extrueret arbitratu suo raquo Texte eacutetabli et traduit par Esther Breacuteguet Paris Les Belles Lettres 1980 p 18 Dans Ciceron Discours Seconde action contre Verregraves Tome IV Livre 3 20
laquo Ut neque in segetibus neque in areis neque in horreis neque in amovendo neque in exportanto frumento grano uno posset arator sine maxima poena fraudare decumanum raquo laquo Que les reacutecoltes soient dans les champs sur les aires ou dans les greniers publics alors qursquoon les enlegraveve des champs ou qursquoon les transporte aux greniers publics jamais le cultivateur ne peut sans ecirctre passible drsquoune peine tregraves rigoureuse frauder le dicircmeur drsquoun seul grain raquo Texte traduit par H De La Ville De Mirmont Paris Les Belles Lettres 1960 p 11 nous retrouvons lagrave le mecircme sens 451 Ovide Heacuteroiumldes I 72 laquo Et un vaste champ srsquoouvre agrave mes angoisses raquo Texte eacutetabli par Henri Bornecque et traduit par Marcel Prevost Paris Les Belles lettres 1965 p 5 452 Ovide Tristes laquo Une vaste carriegravere de louange srsquoouvre devant toi raquo Texte eacutetabli et traduit par Jacques Andreacute Paris Les Belles Lettres 1968 p 109 453 Martial Eacutepigrammes 10 24 9
203
Au sens biblique area signifie aussi surface ou terrain une entiteacute humaine
Quand on lui adjoint un compleacutement son sens se preacutecise Ainsi area peut
signifier lrsquoaire ougrave le grain est seacutepareacute de la balle Crsquoest le sens propre tel que la
litteacuterature profane le deacutevoile qursquoil revecirct dans le livre du prophegravete Oseacutee lorsqursquoil
srsquoadresse au peuple de Dieu laquo Israeumll ne pousse pas la joie jusqursquoau deacutelire
comme les peuples pour avoir pratiqueacute la prostitution loin de ton Dieu et pour
en avoir aimeacute le salaire sur toutes les aires du bleacute (omnes areae tritici) Lrsquoaire
et le pressoir ne les nourriront pas et le vin leur fera deacutefaut raquo (Os 9 1)454
En Matthieu 3 12 lrsquoarea revecirct le double sens propre et figureacute en mecircme
temps qursquoelle traduit de faccedilon meacutetaphorique soit le monde soit lrsquoEacuteglise ougrave
srsquoexerce le jugement de Dieu sur les hommes elle renvoie au sens mateacuteriel de
surface eacutetendue Nous lisons ainsi dans Matthieu quand il dit de Jeacutesus laquo Il
tient la pelle agrave vanner dans sa main il va nettoyer son aire agrave battre le bleacute et il
amassera le grain dans son grenier raquo455
De lrsquoanalyse des mentions varieacutees drsquoarea dans la litteacuterature profane et
biblique456 nous ne trouvons aucune signification funeacuteraire du terme Quels
renseignements nous fournissent les eacutecrivains chreacutetiens de lrsquoAfrique sur le
sens drsquoarea
454 Vulgate Hosea 9 1-2 laquoNoli laetari Israhel noli exultare sicut populi quia fornicatus es a Deo tuo dilexisti mercedem super omnes areas tritici Area et torcular non pascet eos et vinum mentietur eisraquo In httpspeedbiblecomvulgate 455 Vulgate Mt 3 12 laquo Cujus ventilabrum in manu sua et permundabit aream suam et congregabit triticum suum in horreum raquo Texte du Novum Testamentum latine Libreria Editrice Vaticana 1986 Cf 2 Sm 24 1821
456 Dans 2 Samuel 24 1821 area deacutesigne un terrain ou une surface
204
V32 Lrsquoarea chez les eacutecrivains africains chreacutetiens
Des quatre auteurs que nous eacutetudions Tertullien est celui qui srsquoest le
mieux approprieacute le terme dans ses eacutecrits Notre deacutemarche en nous appuyant
surtout sur les eacutetudes de Rebillard457 et drsquoYvette Duval458 est de faire valoir le
sens drsquoarea chez Tertullien Leur approche prend le contrepied de lrsquoopinion
selon laquelle le terme isoleacute de son contexte singulier possegravederait une
connotation cimeteacuteriale speacutecifique dans le vocabulaire du christianisme en
Afrique du Nord dont Carthage Cyprien459 Lactance et Augustin connaissent
bien lrsquoemploi du terme dans sa signification courante de lieu drsquoaire agrave battre le
bleacute agrave vanner agrave seacuteparer le bon grain du mauvais Ils lrsquoutilisent de faccedilon
meacutetaphorique pour traduire le jugement de Dieu dans la perspective
eschatologique comme nous le lisons en Matthieu 3 12 Au jour du jugement
dernier les justes seront dans le bonheur et les meacutechants jeteacutes dans le feu qui
ne srsquoeacuteteint pas
Area est employeacute sept fois dans les eacutecrits de Cyprien au sens propre et
figureacute 460 La Lettre XXXVII II 2 et la Lettre LXVI VIII 1 de sa
Correspondance tout en mettant agrave jour le sens propre du terme dans sa
457 Lrsquousage drsquoarea chez Tertullien tient seulement en neuf occurrences tandis que nous en deacutenombrant huit chez Cyprien une seule chez Lactance et au moins deux cent quatre-vingt-neuf chez Augustin drsquoapregraves LLT
458 REBILLARD Eacute laquo Les areae carthaginoises (Ad Scapulam 3 1) cimetiegraveres communautaires ou enclos funeacuteraires de chreacutetiens raquo Meacutelanges de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome Antiquiteacute 108 (1) 1996 p 175-189 Drsquoautres articles traitent du mecircme sujet dans deux autres ouvrages Le premier est celui drsquoENNABLI L Carthage Une meacutetropole chreacutetienne du IVe agrave la fin du VIe siegravecle Paris CNRS Eacuteditions 1997 (Eacutetudes drsquoAntiquiteacute africaines) Le second de DUVAL Y Chreacutetiens drsquoAfrique agrave lrsquoaube de la paix constantinienne Les premiers eacutechos de la grande perseacutecution Paris Institut drsquoEacutetudes Augustiniennes 2000 (Collection des Eacutetudes Augustiniennes Seacuterie Antiquiteacutes 164) reprend le dossier des areae
459 Cyprien Ad Quininum II 17 De mortalitate 2 Lettre XXXVII 2 Lettre LIV III 2 Lettre LV cap XXV 1 Lettre LXVI VIII 1 460 Saint Cyprien Correspondance La Lettre XXXVII II 2 est eacutecrite en peacuteriode de perseacutecution et Cyprien lrsquoadresse aux confesseurs emprisonneacutes qui endurent des eacutepreuves Il les reacuteconforte en faisant valoir que lrsquoextrecircme peacutenibiliteacute de leurs conditions carceacuterales est un martyre qursquoils vivent au quotidien plus dur que la mort par le martyre sanglant qui intervient sur le champ au coup fatal Il affirme que lrsquoendurance tenace et perseacuteveacuterante vaut la palme glorieuse et pourrait le deacutepasser du fait de la constance dans lrsquoeacutepreuve Le terme area est employeacute de faccedilon meacutetaphorique pour exprimer la feacuteconditeacute que procure la souffrance dans la foi laquo Voici lrsquoeacuteteacute chargeacute de ses moissons et lrsquoaire que les reacutecoltes emplissent raquo laquo Aestas ecce messium fertilitate fecunda est et area frugibus plena raquo LXVI VIII 1 Idem Ad Quirinum II 17 De mortalitate 12
205
connotation agricole deacutevoilent en mecircme temps son sens meacutetaphorique de
lrsquouniteacute que le Seigneur garantit dans son Eacuteglise drsquoune part et du jugement
dernier drsquoautre part Nous trouvons cette double signification drsquoarea dans ses
lettres pastorales ougrave Cyprien se reacutejouit que les destinataires auparavant
deacuteserteurs aient reacuteinteacutegreacute lrsquoEacuteglise apregraves srsquoen ecirctre seacutepareacutes un temps Tandis
qursquoil les exhorte agrave rester dans lrsquoEacuteglise mecircme dans les dures eacutepreuves il veut
leur faire comprendre que la preacuterogative de porter la pelle agrave vanner dans lrsquoarea
ecclesiae revient agrave Dieu seul dont le jugement est sans faille Ainsi il eacutecrit
laquo Le Seigneur protecteur et gardien de son peuple ne permet pas que le bon
grain soit emporteacute loin de son aire (area) mais seulement que la paille puisse
ecirctre eacuteloigneacutee de lrsquoEacuteglise raquo461 La seacuteparation est lrsquoœuvre exclusive de Dieu agrave
laquelle personne ne peut preacutetendre Il ajoute en effet laquo Le serviteur ne peut
pas ecirctre plus grand que son maicirctre et personne ne srsquoarroge ce que le Pegravere
attribue agrave son Fils au point de croire qursquoil puisse deacutesormais porter la pelle et
vanner dans lrsquoaire ou seacuteparer du bon grain toute la zizanie au greacute drsquoun
jugement humain raquo462 La Bible atteste bien que la seacuteparation et le jugement
relegravevent de Dieu seul Il nous suffit de nous reacutefeacuterer au livre de la Genegravese ougrave
Dieu par lrsquoacte de creacuteation seacutepare les eacuteleacutements creacuteeacutes (Gn 1) Agrave la parousie le
Fils de lrsquoHomme lors du Jugement dernier seacuteparera les hommes comme le
berger seacutepare les brebis des chegravevres (Mt 25 31-46)
Dans la seconde reacutefeacuterence le terme se deacuteploie dans un double contexte
de schismes dans lrsquoEacuteglise et de perseacutecution contre les chreacutetiens La
perseacutecution de Degravece permet en effet de mettre en lumiegravere ce sens agricole
drsquoarea utiliseacute de faccedilon meacutetaphorique car elle est une occasion de seacuteparer le
grain de la paille Ainsi Cyprien eacutecrit laquo Placeacutes (les confesseurs) dans lrsquoaire
(area) du Seigneur vous voyez la paille brucircleacutee par le feu inextinguible tandis
461 Saint Cyprien Correspondances Lettre LXVI VIII 1 laquo Nec patiatur dominus populi sui protector et tutor triticum de area sua diripi sed solae possint paleae de ecclesia separariraquo p 225
462 Idem Lettre LIV III 2 laquo Esse non potest major domino suo servus nec quisquam sibi quod soli filio pater tribuit vindicare ut putet aut ad aream ventilandam et purgandam palam jam ferre se posse aut a frumento universa zizania humano judicio separare raquo Une autre mention drsquoarea Lettre LV XXV 1 laquo Quod nec apostolis concessit Dominum ut zizania a frumento putet se posse discernere aut quasi ipsi palam ferre et aream purgare concessum sit paleas conetur a tritico separare raquo
206
que vous-mecircmes semblables aux grains vanneacutes drsquoun froment preacutecieux vous
ecirctes conserveacutes apregraves lrsquoeacutepreuve et trouvez un grenier dans votre prison raquo463
Les confesseurs qui reacutesistent dans les souffrances atroces par fideacuteliteacute au
Seigneur vivent dans lrsquointimiteacute avec Lui demeurent en sa preacutesence mecircme srsquoils
doivent passer par le creuset de la pire humiliation
Quant agrave Lactance au 4e siegravecle le terme area que nous trouvons une seule
fois dans son De mortibus persecutorum possegravede le sens de lieu ou drsquoespace
Lactance lrsquoutilise dans sa theacutematique geacuteneacuterale de la vengeance divine contre
les princes et particuliegraverement contre lrsquoempereur Galegravere (305-311) dont il deacutecrit
lrsquoiniquiteacute et les exactions contre son peuple laquo Nulle lieu (area) de lanneacutee
neacutetait exempt drsquoun collecteur drsquoimpocircts nulle cave drsquoun garde rien nrsquoeacutetait
laisseacute au travailleur pour vivre raquo464
Enfin Augustin emploie area de faccedilon meacutetaphorique pour traduire lrsquoaire agrave
vanner en rapport avec lrsquoeschatologie ougrave le jugement de Dieu srsquoexercera465
Ce qui motive lrsquoutilisation drsquoarea ce sont les divisions dans lrsquoEacuteglise dues aux
heacutereacutesies aux peacutecheacutes des manicheacuteens et des donatistes aux perseacutecuteurs de
lrsquoEacuteglise catholique et agrave tous ceux qui font entorse agrave lrsquouniteacute de lrsquoEacuteglise Augustin
renvoie au souci de Cyprien pour lrsquouniteacute de lrsquoEacuteglise agrave laquelle il a
inlassablement oeuvreacute Il se reacutefegravere agrave sa figure qui fait autoriteacute dans lrsquoEacuteglise
africaine afin de deacutenoncer tout comportement nuisible agrave son uniteacute Augustin
est persuadeacute que le Seigneur veillera agrave opeacuterer le tri dans son aire qursquoil
purifiera en seacuteparant le bon grain de la paille que symbolisent les peacutecheurs
impeacutenitents466 La Lettre 93 dateacutee de 408 est une reacuteponse drsquoAugustin agrave la
463 Saint Cyprien Correspondance Lettre XXXVII II 2 laquo Atque in Domini area constituti exuri paleas inextinguibili igne conspicitis ipsi ut tritici grana purgata et frumenta pretiosa iam probati et conditi hospitium carceris horreum conputatis raquo 464 Lactance De mortibus persecutorum XXXI 4 laquo Nulla area sine exactore nulla vindemia sine custode nihil ad victum laborantibus relictum raquo 465 Augustin De moribus ecclesiae catholicae et Manichaeorum I laquo Sed quicumque illorum bona uoluntate Dei que auxilio corriguntur quod amiserant peccando poenitendo recuperant Qui autem uoluntate mala in pristinis uitiis perseuerant aut etiam addunt grauiora prioribus in agro quIdem Domini sinuntur esse et cum bonis seminibus crescere sed ueniet tempus quo zizania separentur Aut si iam propter ipsum christianum nomen magis in palea quam in spinis esse arbitrandi sunt ueniet etiam qui aream purget et a frumentis paleam separet et singulis partibus pro suo cuiusque merito quod oportet summa aequitate distribuat raquo 466 Augustin Lettre 93 10
207
lettre de lrsquoeacutevecircque de Cartenne (actuelle Teacutenegraves) Vincent un adepte de la secte
de Rogat un des courants du donatisme Il y deacutetruit les arguments des
donatistes et en appelle au jugement du Seigneur contre les fauteurs de
trouble dans lrsquoEacuteglise Augustin affirme qursquoun temps viendra ougrave le Seigneur
opegraverera le tri salutaire Crsquoest agrave ce moment que la paille sera jeteacutee dans le feu
inextinguible467
Augustin emploie eacutegalement lrsquoexpression area dominica 468 Lrsquoaire du
Seigneur (area dominica) est la meacutetaphore par excellence chez Augustin pour
signifier drsquoune part lrsquoEacuteglise comme peuple de Dieu et comme lieu de
rassemblement de ceux qui se reacuteclament du Seigneur Jeacutesus drsquoautre part le
monde entier ougrave lrsquoEacuteglise est disseacutemineacutee Au cœur des divisions qui secouent
lrsquoEacuteglise le Seigneur proprieacutetaire de son aire se charge de la nettoyer drsquoen
enlever la paille pour que le bon grain puisse devenir du froment Lrsquoaire du
Seigneur que repreacutesente lrsquoEacuteglise ou le monde fait lrsquoobjet de tri comme dans la
parabole du bon grain et de lrsquoivraie qui poussent dans le champ (Mt 13 24-30)
Augustin illustre bien lrsquoexpression area dominica dans sa Lettre 23 6 eacutecrite
en 392 et adresseacutee agrave Maximin un eacutevecircque donatiste Le passage concerne le
re-baptecircme drsquoun diacre catholique drsquoHippone contre lequel Augustin srsquoeacuterige
laquoLaire du Seigneur (area dominica) na pas encore eacuteteacute vanneacutee elle ne peut
pas ecirctre sans paille Nous nous prions et faisons tout ce que nous pouvons
pour ecirctre du froment raquo469 Le recours agrave la parabole du bon grain et de lrsquoivraie
est largement utiliseacutee dans sa controverse avec les donatistes Augustin vise agrave
gagner agrave sa cause les donatistes qui peuvent ecirctre assimileacutes agrave la paille dans
lrsquoaire du Seigneur eux qui ont quitteacute lrsquoEacuteglise catholique Nous trouvons deacutejagrave la
467 Idem De consensu euangelistarum II XLIV2 92 laquo Cum enim commemorasset iohannis uerba de domino quod uentilabrum in manu eius et mundabit aream suam frumentum recondet in horreum suum paleas autem conburet igni inextinguibili continuo subiecit quod non continuo factum esse iohannes euangelista apertissime exponit cum commemorat posteaquam baptizatus est iesus isse illum in galilaeam quando fecit de aqua uinum et inde post paucorum dierum in capharnaum habitationem redisse ad iudaeam terram et ibi baptizasse multos circa iordanen antequam missus esset iohannes in carceremraquo 468 Notre recherche sur la LLT nous en livre trente-cinq occurrences de lrsquoarea dominica dans les oeuvres drsquoAugustin 469 Augustin Lettre 23 6 laquoArea dominica nondum uentilata est sine paleis esse non potest Nos oremus atque agamus quantum possumus ut frumentum simus raquo Traduction personnelle
208
mecircme expression employeacutee une seule fois chez Tertullien dans son sens
eschatologique lorsqursquoil srsquoen prend aux heacutereacutetiques dans son De fuga in
persecutione dateacute de 213 laquo La perseacutecution est le tribunal devant lequel
lhomme est deacuteclareacute eacuteprouveacute ou reacuteprouveacute Or le jugement nappartient quagrave
Dieu Crsquoest la pelle qui purge maintenant lrsquoaire du Seigneur que repreacutesente
lrsquoEacuteglise agitant cet amas confus de fidegraveles et discernant le froment des
martyrs de la paille des apostats raquo470 Crsquoest en reacuteponse agrave la preacuteoccupation de
Fabius agrave savoir srsquoil faut fuir ou non devant la perseacutecution que Tertullien
emploie lrsquoexpression dominica area qui renvoie agrave lrsquoEacuteglise du Seigneur Dans le
De praescriptione haereticorum eacutecrit en 200 nous trouvons le terme area
employeacute dans un sens eschatologique sans lrsquoadjonction de dominica Nous y
lisons laquo Le Seigneur connaicirct ceux qui sont agrave lui (Jn 10 14) il arrache toute
plante que son Pegravere na point planteacutee il nous fait voir les derniers parmi les
premiers (Mt 2016) il tient le van dans sa main pour nettoyer son aire (Mt 3
12) raquo471 Tertullien ne fait que citer des passages de lrsquoEacutecriture pour traduire le
jugement de Dieu qui sait reconnaicirctre les bons qui lui appartiennent des
meacutechants qui seront brucircleacutes dans le feu comme la paille
Les quatre auteurs attestent lrsquousage du sens figureacute drsquoarea Tertullien
Cyprien et Augustin attestent son sens meacutetaphorique lieacute au jugement divin
dans la perspective eschatologique sens que nous ne trouvons pas chez
Lactance Tertullien est le seul des quatre auteurs agrave employer areae
accompagneacutee drsquoun compleacutement de nom laquo sepulturarum nostrarum raquo qui lui
donne son sens funeacuteraire de cimetiegravere Lrsquoareae sepulturarum nostrarum que
nous trouvons dans lrsquoAd Scapulam a fait lrsquoobjet de poleacutemique Le contexte de
lrsquoœuvre est celui des perseacutecutions contre les chreacutetiens qui poussent Tertullien
agrave eacutecrire agrave Scapula le proconsul de Carthage Face agrave lrsquoarcharnement des
470 Tertullianus De fuga in persecutione I 3-4 laquo laquo Hoc nomine iudicium est persecutio per quam quis aut probatus aut reprobatus iudicatur porro iudicium soli deo competit Haec pala illa quae et nunc dominicam aream purgat ecclesiam scilicet confusum aceruum fidelium euentilans et discernens frumentum martyrum et paleas negatorum raquo 471 Idem De praescriptione haereticorum III 8 laquo Et ideo cognoscit Dominus qui sunt eius et plantam quam non plantauit eradicat et de primis nouissimos ostendit et uentilabrum in manu portat ad purgandam aream suam raquo
209
paiumlens contre les chreacutetiens Tertullien veut affirmer la justice divine qui punit
les ennemis du christianisme
Sous le gouverneur Hilarianus comme ils srsquoexclamegraverent au sujet des aires de nos seacutepultures (areis sepulturarum nostrarum) lsquoQursquoils nrsquoaient pas drsquoaires rsquo (areae non sint) eux-mecircmes nrsquoeurent pas drsquoaires (areae ipsorum non fuerunt) en effet ils ne reacutecoltegraverent pas leur moisson472
Tertullien eacutecrit au proconsul drsquoAfrique Scapula en 212 pour protester face
aux mesures de reacutepression prises contre les chreacutetiens Il met en garde le
perseacutecuteur Scapula contre la vengeance divine et mentionne un eacutepisode de
202 relatant une violation de seacutepultures de chreacutetiens par la population
carthaginoise Le compleacutement de nom pluriel laquo sepulturarum nostrarum raquo
preacutecise clairement le sens drsquoarea Ce groupe nominal dans lrsquoAd Scapulam
deacutesigne par conseacutequent des espaces pour lrsquoinhumation des morts et le
possessif nostrarum indique les beacuteneacuteficiaires ou les destinataires des areae
sepulturarum qui sont les chreacutetiens Sans lrsquoadjonction du groupe compleacutement
de nom area isoleacutee ne pourrait signifier coemeterium ou cimiterium
Dans la mecircme phrase se trouvent reacuteunis par un jeu de mots subtil de la
part de Tertullien les deux sens propre et figureacute du terme area Tertullien
eacutevoque une vengeance divine contre les paiumlens qui refusaient aux chreacutetiens le
droit agrave disposer de carreacutes pour honorer la seacutepulture de leurs deacutefunts Il relate
ainsi deux faits que sont drsquoune part la profanation des seacutepultures des
chreacutetiens drsquoautre part une disette de vivres qursquoil interpregravete comme une
maleacutediction divine contre les profanateurs Eacuteric Rebillard eacutecrit agrave ce sujet que
Tertullien laquo combine donc deux emplois du mot area celui tregraves courant drsquoaire
agrave battre le bleacute et celui connu par lrsquoeacutepigraphie drsquoenclos (funeacuteraire) Lrsquoemploi du
mot area paraicirct de toute eacutevidence dicteacute par la possibiliteacute de ce jeu de mots et
non par le souci de renseigner les historiens sur le nom que les chreacutetiens
donnaient agrave leurs cimetiegraveres raquo473
472 Tertullien Ad Scapulam 3 laquo Sub hilariano praeside cum de areis sepulturarum nostrarum acclamassent areae non sint areae ipsorum non fuerunt messes enim suas non egerunt raquo Traduction personnelle 473 REBILLARD Eacute Religion et seacutepulture LrsquoEacuteglise les vivants et les morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive p 18
210
La citation provenant de lrsquoAd Scapulam 3 1 pourrait-elle attester lrsquoexistence
drsquoenclos funeacuteraires clairement identifieacutes comme chreacutetiens Ce sens funeacuteraire
du terme utiliseacute par Tertullien ne provoque aucune controverse Crsquoest
lrsquoextrapolation qui fait de cette seule allusion litteacuteraire de Tertullien la preuve
de lrsquoexistence de cimetiegraveres propres aux chreacutetiens degraves au moins le IIIe siegravecle
qui ne fait pas lrsquounanimiteacute Lrsquoutilisation par les chreacutetiens de terrains de surface
ou souterrains pour leur seacutepulture ne remonte qursquoaux derniegraveres deacutecennies du
IIIe siegravecle Crsquoest agrave cette peacuteriode seulement que nous trouvons des preuves
assureacutees de leur existence Crsquoest la thegravese de Rebillard quand il eacutecrit laquo Les
enclos chreacutetiens connus et identifieacutes comme tels sont toutefois rares et
posteacuterieurs agrave Tertullien de plus drsquoun siegravecle Agrave deacutefaut des neacutecropoles
carthaginoises dont la connaissance reste trop partielle Ceacutesareacutee de
Maureacutetanie (Cherchell en Algeacuterie) offre de bons exemples de neacutecropoles
africaines ougrave des tombes le long des voies sont mecircleacutees agrave des enclos dans
des zones de plus grande densiteacute Agrave lrsquoouest de la ville le long du rempart au
sud de la voie romaine les fouilles ont notamment mis au jour une terrasse
deacutelimiteacutee au nord par un mur est-ouest On y trouve non seulement des
tombes individuelles et des monuments funeacuteraires mais aussi trois areae raquo474
Lrsquoideacutee qui consiste agrave dire que les chreacutetiens disposaient de cimetiegraveres
communautaires geacutereacutes au IIIe siegravecle par lrsquoEacuteglise ne reccediloit aucun aval ni de
lrsquoarcheacuteologie ni de la litteacuterature ni de lrsquoeacutepigraphie Lrsquoattribution de cimetiegraveres
propres aux chreacutetiens dans lrsquoAfrique chreacutetienne vient drsquoune deacuterive dans
lrsquointerpreacutetation de lrsquoemploi par Tertullien de lrsquoexpression drsquoareae sepulturarum
nostrarum Drsquoapregraves la logique de Rebillard nous ne pouvons pas parler de
gestion eccleacutesiale des espaces cimeteacuteriaux au temps de Tertullien Le jeu de
mots de Tertullien semblerait a priori attester lrsquoexistence drsquoenclos funeacuteraires
chreacutetiens mecircme srsquoil est difficile de conclure que les chreacutetiens avaient des aires
drsquoinhumation qui leur eacutetaient propres loin des tombes paiumlennes Nous
pouvons seulement admettre avec Rebillard lrsquohypothegravese de lrsquoexistence
474 REBILLARD Eacute Ibid p 19
211
drsquoenclos funeacuteraires dont les proprieacutetaires eacutetaient chreacutetiens Le terme area dans
sa connotation funeacuteraire suscite une triple interrogation Drsquoabord lrsquoexpression
utiliseacutee par Tertullien traduirait-elle une quelconque revendication de chreacutetiens
de pouvoir disposer de carreacutes rien que pour leurs morts Ou encore
lrsquoespression renverrait-elle agrave une simple revendication des chreacutetiens du droit
drsquoenterrer leurs morts dans les cimetiegraveres publics Enfin ce droit revendiqueacute
par des chreacutetiens aurait-il provoqueacute lrsquohostiliteacute de lrsquoentourage Yvette Duval475
a une lecture tout agrave fait originale de lrsquoexpression laquo areae sepulturarum
nostrarum raquo Pour elle Tertullien est simplement un teacutemoin du
meacutecontentement de la population de Carthage lorsque celle-ci a appris que de
nouvelles dispositions donnaient des areae aux chreacutetiens pour la seacutepulture de
leurs morts Si au niveau de Carthage la connaissance drsquoenclos funeacuteraires est
tregraves mince du point de vue archeacuteologique en revanche du cocircteacute de Ceacutesareacutee de
Maureacutetanie lrsquoactuelle Cherchell en Algeacuterie nous trouvons non seulement des
tombes individuelles mais encore des monuments funeacuteraires et des areae
Rebillard donne des deacutetails de lrsquoune drsquoentre des trois areae qui a eacuteteacute fouilleacutee
de fond en comble
laquo La construction de cette area de 72 m2 date de 110-120 et sa premiegravere
peacuteriode drsquoutilisation va jusqursquoaux anneacutees 150-160 Pendant cette premiegravere
peacuteriode drsquoutilisation les seacutepultures (9 ou 10 incineacuterations et 3 inhumations)
prennent place les unes agrave cocircteacute des autres dans le respect mutuel476 raquo
Du point de vue de Rebillard les areae sepulturarum nostrarum du temps
de Tertullien sont des aires clocirctureacutees ougrave lrsquoon enterrait les morts sans aucune
distinction de religion La reacutealiteacute des areae est drsquoapregraves Rebillard purement
toponymique (terrain enclos) et non pas institutionnelle on peut seulement
dire que les familles chreacutetiennes ont posseacutedeacute des enclos funeacuteraires dans les
neacutecropoles africaines Ainsi dit paiumlens et chreacutetiens partageaient les mecircmes
lieux de seacutepulture sans aucun refus du voisinage des tombes Ce voisinage
475 DUVAL Y Chreacutetiens drsquoAfrique agrave lrsquoaube de la paix constantinienne Les premiers eacutechos de la grande persecution Paris Institut drsquoEacutetudes Augustiniennes 2000 (Collection des Eacutetudes Augustiniennes) Seacuterie Antiquiteacute 164 476 REBILLARD Eacute Religions et seacutepulture LrsquoEacuteglise des vivants et des morts dans lrsquoAntiquiteacute tardive p 20
212
des tombes paiumlennes et chreacutetiennes nrsquoempecircchait pas les violences faites aux
seacutepultures de chreacutetiens aux heures de perseacutecution En effet Tertullien
mentionne clairement le vandalisme contre les seacutepultures des chreacutetiens
lorsqursquoil eacutecrit
Avec une fureur pareille agrave celle des bacchanales on nrsquoeacutepargne pas mecircme les chreacutetiens morts on arrache du repos de la seacutepulture de cette sorte drsquoasile de la mort des cadavres deacutejagrave deacutecomposeacutes deacutejagrave meacuteconnaissables on deacutechire et on disperse leurs membres477
Les tombes chreacutetiennes eacutetaient reconnaissables par des signes exteacuterieurs
comme la croix le signe du poisson et autres signes renvoyant agrave lrsquoidentiteacute
chreacutetienne ou par le contenu des eacutepitaphes Si les attaques sauvages contre
les seacutepultures sont attesteacutees en revanche aucune allusion nrsquoest faite agrave des
lieux chreacutetiens reacuteserveacutes qui seraient la cible du monde paiumlen Ces violations
de seacutepultures se faisaient contre les dispositions leacutegales qui eacutetaient censeacutees
proteacuteger les tombes En effet la violation des tombes 478 eacutetait dans la
mentaliteacute romaine la plus ignoble offense car elle brisait le repos de la
seacutepulture ce qui justifie lrsquousage du terme asylum (asile) chez Tertullien Des
dispositions punissaient les violateurs de tombes qui pouvaient aller de la
releacutegation (exil) ou des travaux forceacutes agrave la peine capitale479 Yvette Duval eacutemet
lrsquohypothegravese agrave laquelle nous souscrivons drsquoapregraves laquelle le choix des
chreacutetiens pour lrsquoinhumation et leur croyance en la reacutesurrection les auraient
catalogueacutes comme singuliegraverement attacheacutes au repos du corps dans la
tombe480 Vraisemblablement le fait aussi qursquoagrave Carthage les chreacutetiens ne
477 Tertullien Apologeacutetique XXXVII 3 laquo Ipsis Bacchanalium furiis nec mortuis parcunt Christianis quin illos de requie sepulturae de asylo quodam mortis jam alios jam nec totos avellant dissipent distrahant raquo Texte eacutetabli et traduit par Jean-Pierre Waltzing Paris Les Belles Lettres 1971 p 78 478Sur la violation des seacutepultures dans le droit romain tardif voir REBILLARD Eacute Ibid p 74-95 ougrave il est question de la violation des tombes et des peines encourues dans la socieacuteteacute et dans lrsquoEacuteglise 479 Nous trouvons dans un recueil de droit deacutenommeacute Sentences de Paul la premiegravere disposition leacutegale sur la protection des corps donc contre leur violation Paul est un juriste romain qui a compileacute les lois sur les violations des seacutepultures entre 170 et 230 Ce recueil aurait vu le jour en Afrique vers 295 Dans le Code theacuteodosien (1 4 2 1 21 45689 1 216) nous lisons une disposition leacutegale dateacutee de 327 ou 328 qui enteacuterine les peines encourues en cas de violation 480 DUVAL Y Aupregraves des saints corps et acircme Lrsquoinhumation laquo ad sanctos raquo dans la chreacutetienteacute drsquoOrient et drsquoOccident du IIIe au VIIe siegravecle Paris Eacutetudes Augustiniennes 1988 p 23-47
213
pouvaient pas vivre dans la clandestiniteacute explique que les paiumlens devaient
savoir quelles tombes profaner dans les areae communes que partagent
paiumlens et chreacutetiens Dans un contexte de deacutedain et de rejet du christianisme
les chreacutetiens qui partageaient le quotidien de leurs concitoyens paiumlens ne
pouvaient pas se cacher Les conversions concernaient des gens de condition
tant riche que modeste drsquohumble statut ou appartenant agrave lrsquoeacutelite intellectuelle
Tertullien teacutemoigne des conversations quotidiennes autour de paiumlens devenus
chreacutetiens railleacutes et rejeteacutes par leur milieu familial Ils sont devenus eacutetrangers
voire eacutetranges agrave la citeacute par leur conversion Il eacutecrit au deacutebut de son
Apologeacutetique que les conversions au christianisme ne pouvaient passer
incognito et qursquoelles nourrissaient la conversation
La plupart ont voueacute agrave ce nom une haine si aveugle qursquoils ne peuvent rendre agrave un chreacutetien un teacutemoignage favorable sans y mecircler le reproche de porter ce nom lsquoCrsquoest un honnecircte homme dit lrsquoun que Gaius Scius il est dommage qursquoil soit chreacutetienrsquo Un autre dit de mecircme laquo Pour ma part je mrsquoeacutetonne que Lucius Titius un homme si eacuteclaireacute soit tout agrave coup devenu chreacutetien raquo481
Nous comprenons qursquoen peacuteriode de perseacutecutions les chreacutetiens puissent
ecirctre facilement repeacutereacutes et deacutenonceacutes pour ecirctre captureacutes et traduits devant les
tribunaux ougrave une sentence de mort eacutetait prononceacutee en cas de refus
drsquoapostasier
Du cocircteacute de lrsquoeacutepigraphie africaine nous ne trouvons pas non plus lrsquoemploi
drsquoarea au sens speacutecifique drsquoenclos funeacuteraires Lrsquoinscription de Cherchell que
mentionne Yvette Duval utilise bien area mais prend le soin de preacuteciser le
contexte funeacuteraire Le donateur de lrsquoarea funeacuteraire explique en effet que lrsquoaire
offerte agrave lrsquoEacuteglise est destineacutee agrave recevoir des seacutepultures (Aream a (d) sepulchra
contulit) 482 Nous convenons avec Rebillard et Yvette Duval que cette
inscription singuliegravere ne nous autorise pas agrave conclure que le terme area isoleacute
481 Tertullien Apologeacutetique III 1 laquo Plerique clausis oculis in odium ejus impingunt ut bonum alicui testimonium ferentes admisceant nominis exprobationem ldquoBonus vir Gaius Scius tantum quod Christianusrdquo Item alius ldquoEgo minor Lucium Titium sapientem virum repente factum Christianum raquo Texte eacutetabli et traduit par Jean-Pierre Waltzing Paris Les Belles Lettres 1971 482 CIL VIII 9585 Nous trouvons le texte et son commentaire dans DUVAL Y Loca sanctorum Africae Le culte des martyrs en Afrique du IVe au VIIe siegravecle Rome Eacutecole franccedilaise de Rome 1982 (Collection de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome 58) t 1 p 380-383 ndeg179
214
est le vocable consacreacute aux espaces drsquoinhumation en Afrique Seul le contexte
permet de deacuteduire sans geacuteneacuteralisation le sens cimeacuteterial drsquoarea
Si la seule attestation drsquoareae chez Tertullien ne suffit pas agrave eacutetablir avec
certitude que les chreacutetiens avaient leurs propres cimetiegraveres lrsquoexpression areae
sepulturarum nostrarum confronteacutee aux recherches archeacuteologiques montre
que les chreacutetiens se conformaient aux usages paiumlens qursquoils utilisaient ainsi les
aires preacutevues pour y enterrer leurs morts Ils avaient par ailleurs la tendance
agrave regrouper leurs morts soit dans des aires speacutecifiques soit agrave lrsquointeacuterieur
drsquoaires ougrave reposaient aussi des paiumlens
En outre une autre attestation drsquoarea ayant pour compleacutement de nom
martyrum meacuterite drsquoecirctre mentionneacutee Le contexte geacuteneacuteral de lrsquoexpression area
martyrum est lrsquoinhumation aupregraves des corps saints que sont les martyrs Ce
sujet a eacuteteacute traiteacute par Yvette Duval pour la peacuteriode allant du IIIe au VIIe siegravecle483
Le contexte particulier de lrsquoexpression est lieacute agrave une enquecircte sur lrsquoEacuteglise agrave Cirta
diligenteacutee par le consul Zenophilus de cette province Optat de Milegraveve
consigne dans le septiegraveme livre des Gesta apud Zenophilum qursquoen 305 agrave
lrsquooccasion de lrsquoeacutelection eacutepiscopale de Silvanus les citoyens de la ville se
reacuteunirent dans lrsquoarea martyrum 484 Le verbe employeacute est inclaudere qui
eacutevoque lrsquoideacutee drsquoenfermement dans un lieu auquel le peuple a eacuteteacute convoqueacute
Au sujet de cette area martyrum lrsquoarcheacuteologie a permis de la localiser dans la
reacutegion de Tipasa (en Algeacuterie) avec une preacutecision sur les dimensions 30 m de
long du nord au sud sur 13 20 m de large avec une clocircture Elle se situe agrave
proximiteacute de la basilique drsquoAlexandrie dans la neacutecropole occidentale de
Tipasa485 Yvette Duval qui fait mention de cette area martyrum lrsquoanalyse dans
une perspective propre agrave lrsquoinhumation aupregraves des martyrs dont les tombes
sont devenues peu agrave peu des centres de depositio corporum christianorum
Cette area martyrum contient au moins deux eacutedifices car le texte fait mention
483 DUVAL Y Aupregraves des saints corps et acircme Lrsquoinhumationldquoad sanctosrdquo dans la chreacutetienteacute drsquoOrient et drsquoOccident du IIIe au VIIe Paris Eacutetudes augustiniennes 1988
484 Optat de Milegraveve Contre les donatistes Appendix II Gesta apud Zenophilum VII (CSEL XXVI) laquo Saturninus dixit ipsi eum tulerunt et populus nam cives in area martyrum fuerunt inclusiraquo Eacuteditions Caroli Ziwsa p 194 1930 485 DUVAL Y Op cit p 53
215
drsquoune casa major Mais lrsquoarcheacuteologie ne nous permet pas drsquoaffirmer si ces
eacutedifices sont chreacutetiens ou paiumlens Lrsquoexpression casa major permet a minima
de deacuteduire logiquement drsquoune casa parva au plus drsquoune casa maxima Nous
nous inteacuteressons ici agrave lrsquoexpression dans la mecircme deacutemarche que celle drsquoarea
sepulturarum utiliseacutee par Tertullien Autant cette derniegravere comme nous lrsquoavons
montreacute plus haut ne peut deacutesigner des cimetiegraveres propres aux chreacutetiens
autant area martyrum mecircme si elle est un lieu speacutecifique agrave la seacutepulture des
corps de martyrs dans un lieu connu et freacutequenteacute par les chreacutetiens ne peut
deacutesigner un espace reacuteserveacute exclusivement aux corps saints des martyrs de la
foi Cette attestation geacuteographiquement attacheacutee agrave Tipasa demeure une
mention exceptionnelle elle nous renseigne sur des tombes saintes qui
faisaient lrsquoobjet de la deacutevotion des chreacutetiens et qui pouvaient ecirctre
eacuteventuellement des lieux de priegravere ou de rassemblement comme ce fut le cas
pour lrsquoeacutelection eacutepiscopale de Silvanus
Tout compte fait nous remarquons une preacutesicion seacutemantique du terme
area par lrsquoadjonction des compleacutements sepulturarum nostrarum et martyrum
un sens cimeacuteterial Qursquoelle soit une area pro mortuis ou cimiterium ou une
area martyrum lrsquoemplacement gracircce auquel le deacutefunt beacuteneacuteficie du repos est
indispensable dans la dynamique de lrsquohonneur rendu aux morts Lrsquoespace de
la seacutepulture est lrsquoendroit visible qui permet drsquoeacutetablir un lien au travers drsquoune
halte drsquoun rassemblement ou drsquoune ceacuteleacutebration qui perpeacutetuent ainsi la
meacutemoire du deacutefunt La seacutepulture du corps participe du repos auquel le mort a
droit Le terme refrigerium est lrsquoun des termes qui traduisent le requies in pace
V4 Le refrigerium des morts
Nous abordons le thegraveme du refrigerium en nous appuyant sur les auteurs
paiumlens drsquoune part et sur la litteacuterature chreacutetienne de lrsquoautre Le mot revecirct un
double sens dans sa forme verbale (refrigerare) ou nominale Le sens
mateacuteriel indique la tempeacuterature qursquoil fait tandis que le sens figureacute possegravede une
connotation theacuteologique dans la perspective chreacutetienne de la mort perccedilue
comme un sommeil ou un repos dans lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection Disons
216
que la conception de la mort comme un sommeil est un lieu commun de la
litteacuterature antique profane et chreacutetienne
V41 Chez les auteurs latins
Dans la preacutesente eacutetude nous nous inteacuteressons au sens du verbe
refrigerare chez Ovide Apuleacutee et Ciceacuteron
Nous trouvons refrigerare chez Ovide ougrave il est employeacute dans un contexte
de bain Il est dit de la nymphe Scylla486 qursquoelle laquo y (eaux) rafraicircchit ses
membres raquo487 Scylla est dans un eacutetat ougrave elle recherche un bien-ecirctre que lui
procure le fait de refrigerare sua membra
De plus Apuleacutee lui donne le sens drsquoune variation de tempeacuterature Ici crsquoest
la fraicirccheur que procure une retenue hydraulique laquo Que ne cherches-tu plutocirct
dans ta maison un emplacement ouvert et aeacutereacute de preacutefeacuterence mecircme situeacute
pregraves drsquoun bassin qui lui donne de la fraicirccheur raquo488
Enfin Ciceacuteron emploie refrigerare dans un double sens mateacuteriel en lien
avec la tempeacuterature et mateacuteriel sous lrsquoangle meacutetaphorique Dans sa Premiegravere
action contre Verregraves XI 31 le terme est utiliseacute de faccedilon meacutetaphorique dans
un langage juridique ougrave une accusation perd de son poids agrave cause de facteurs
aggravants On parle de refroidissement de manque de tranchant de
lrsquoaccusation laquo Crsquoest ainsi que lrsquoaccusation sera eacutepuiseacutee (refrigerata
486 Selon la mythologie grecque Scylla est une nymphe qui subit une meacutetamorphose hideuse sous lrsquoeffet du poison mis au point par la puissante magicienne Circeacute et verseacute par Glaucos dans la fontaine ougrave Scylla se baignait drsquohabitude 487 Ovide Les meacutetamorphoses XIII 900 laquo Inclusa sua membra refrigerat unda raquo Texte eacutetabli et traduit par Georges Lafaye Paris Les Belles Lettres 1966 p 85 Dans les Eacutepigrammes de Martial lrsquoattestation du terme est lieacutee agrave la tempeacuterature et indique le passage drsquoun eacutetat chaud agrave un eacutetat froid laquo Si tu veux Faustinus abaisser la tempeacuterature drsquoun bain tregraves chaud dans lequel Julianus lui-mecircme aurait peine agrave rentrer prie le rheacuteteur Sabineius de srsquoy plonger Il glace (refrigerat) mecircme les thermes de Neacuteron raquo 488Apuleacutee Les Meacutetamorphoses IV XVII laquo Quin potius domus tuae patulum ac perflabilem locum immo et locu aliquoi conterminum refrigerantemque prospicis raquo Texte eacutetabli par DS Robertson et traduit par Paul Vallette Paris Les Belles Lettres 1969
217
accusatio) aurait perdu toute son ardeur et que lrsquoaffaire viendrait
inteacutegralement devant le preacuteteur M Metellus raquo489
Dans le De natura deorum eacutecrit en 45 avant J-C nous notons deux
emplois de refrigerare dans sa forme participiale Le premier renvoie agrave lrsquoideacutee
de tempeacuterature490 Le second emploi de refrigerare est en opposition agrave la
chaleur consideacutereacutee comme lrsquoacircme de lrsquoecirctre qui le vivifie Quand elle vient agrave
manquer crsquoest le refroidissement dont la conseacutequence est la mort laquo Aussi
longtemps que subsiste cette chaleur il y a vie et sentiment une fois la
source eacuteteinte et refroidie (refrigerato calore) nous-mecircmes mourons nous
nous eacuteteignons raquo491 Crsquoest la seule occurrence de refrigerare en articulation
avec calor comme cause de la mort suite au passage de lrsquoeacutetat chaud agrave lrsquoeacutetat
froid
Le seul emploi nominal refrigerium se trouve chez Ciceacuteron qui fait parler
Caton dans un contexte de repas Caton y deacutevoile ses goucircts et les habitudes
rituelles qursquoil aime dans le boire et le manger ainsi que les saisons qui lui
conviennent Il dit alors laquo Pour ma part jrsquoaime les preacutesidences de table
institueacutees par nos ancecirctres et les paroles prononceacutees la coupe en main selon
la coutume ancestrale et les coupes qui comme dans le Banquet de
Xeacutenophon lsquotoutes menues distillent des gouttes de roseacuteersquo et la fraicirccheur
(refrigerium) en eacuteteacute et inversement le soleil ou le feu en hiver raquo492 Refrigerium
possegravede ici un sens en rapport avec le temps ou le climat (tempeacuterature)
489 Ciceacuteron Discours contre Verregraves XI 31 laquo Ita defessa ac refrigerata accusatione rem integram ad M Metellum praetore esse venturam raquo Texte eacutetabli et traduit par H De La Ville De Mirmont Paris Les Belles Lettres 1960 490 Idem De natura deorum Livre I X 24 laquo Quae si mundus est deus quoniam mundi partes sunt dei membra partim ardentia partim refrigerata ducenda sunt raquo laquo Or la terre puisqursquoelle est une partie du monde est une partie du dieu et de tregraves grandes reacutegions terrestres sont nous le voyons inhabitables et incultes les unes parce qursquoun soleil trop ardent les brucircle les autres parce que trop eacuteloigneacutees du soleil elles sont couvertes de neige et engourdies par le froid raquo Texte eacutetabli par Charles Appuhn Paris Garniers Fregraveres 1935 491 Ibid Livre II IX 23 laquo Qui quam diu remanet in nobis tam diu sensus et vita remanet refrigerato autem et extincto calore occidimus ipsi et extinguimur raquo 492 Caton lrsquoAncien De la vieillesse 46 laquo Me vero et magisteria delectant a majoribus instituta et is sermo qui more majorum a summo [magistro] adhibetur in poculo et pocula sicut Symposio Xenophontis est lsquominuta atque rorantiarsquo et refrigerio aestate et vicissim aut sol aut ignis hibernus raquo Texte eacutetabli et traduit par Pierre Wuilleumier Paris Les Belles Lettres 1961
218
Apregraves notre parcours autour des termes refrigeriumrefrigerare dans les
œuvres des auteurs paiumlens de la latiniteacute nous pouvons conclure qursquoils ne sont
pas lieacutes agrave un contexte funeacuteraire
Quelle reacutesonance ces deux termes ont-ils chez Tertullien Cyprien
Lactance et Augustin
V42 La mort un refrigerium chez les eacutecrivains chreacutetiens
Dans la perspective des auteurs africains de lrsquoEacuteglise chreacutetienne le
refrigerium est utiliseacute de faccedilon meacutetaphorique pour traduire le repos la paix
apregraves la mort Le refrigerium rejoint la perception de la mort comme un repos
dans lrsquoattente de la reacutesurrection deacutejagrave attesteacutee dans le Nouveau Testament Les
principaux termes que nous analysons et qui expriment ce repos de la tombe
sont refrigeriumrefrigerare requiesrequiescere dormitiodormire
Du sens lieacute agrave une donneacutee meacuteteacuteorologique refrigerium est passeacute agrave un sens
meacutetaphorique chargeacute drsquoune signification soteacuteriologique pour deacutesigner le repos
en Dieu apregraves la mort chez nos quatre auteurs Chez Tertullien la vision de la
mort comme repos dans la tombe srsquoarticule bien avec lrsquoideacutee de refrigerium Par
conseacutequent le cadavre qui est incineacutereacute peut-il beacuteneacuteficier du repos de la tombe
lui qui est devenu cendres La mateacuterialiteacute du corps intact donne du sens au
repos dans la tombe du point de vue de la sensibiliteacute des vivants Surtout que
le corps doit rester dans la tombe dans lrsquoattente de la trompette de lrsquoange pour
la reacutesurrection qui est le redressement de ce qui est coucheacute ou qui gicirct dans la
terre La mort comme refrigerium eschatologique se traduit par un vocabulaire
riche que nous analysons simultaneacutement avec le terme refrigerium Il srsquoagit de
requiesrequiescere de dormitiodormire et drsquoautres expressions souvent
articuleacutes avec in pace
Tertullien rejette la conception paiumlenne et philosophique qui affirme que
lrsquoacircme subsisterait pregraves du corps apregraves la mort Il affirme la seacuteparation nette du
corps et de lrsquoacircme dans la mort Le corps inerte selon lui entre dans un temps
de repos un moment de sommeil paisible dans lrsquoattente de la reacutesurrection Il
utilise pour exprimer la mort comme sommeil des expressions consacreacutees
219
refrigeriumrefrigere et son eacutequivalent seacutemantique requiesrequiescere Cette
conception que Tertullien a de la mort srsquoinspire de la Bible particuliegraverement de
saint Paul lorsqursquoil parle de la reacutesurrection des morts En effet lrsquoapocirctre Paul
affirme la reacutesurrection du Christ comme la condition sine qua non de la
reacutesurrection des morts qui se sont endormis en lui laquo Mais si lon precircche que
le Christ est ressusciteacute dentre les morts comment quelques-uns disent-ils
parmi vous quil ny a pas de reacutesurrection des morts Sil ny a pas de
reacutesurrection des morts le Christ non plus nest point ressusciteacute Et si le Christ
nest point ressusciteacute notre preacutedication est donc vaine et vaine aussi est votre
foi Il se trouve mecircme que nous sommes de faux teacutemoins agrave leacutegard de Dieu
puisque nous avons rendu ce teacutemoignage contre Dieu quIl a ressusciteacute le
Christ Car si les morts ne ressuscitent point le Christ non plus nest pas
ressusciteacute Si le Christ nest pas ressusciteacute votre foi est vaine car vous ecirctes
encore dans vos peacutecheacutes Ceux donc aussi qui se sont endormis dans le Christ
sont perdus raquo 493 La mort dans la vision paulinienne est compareacutee agrave un
sommeil avant la reacutesurrection Tertullien prenant appui sur les Eacutecritures
conccediloit aussi la mort comme un sommeil dans une perspective
eschatologique Dans son De patientia Tertullien reprend agrave son compte
lrsquoinvitation de lrsquoapocirctre Paul agrave garder lrsquoespeacuterance devant la mort en ces
termes laquo Ne vous attristez pas du sommeil (dormitione) de qui que ce soit agrave
la maniegravere des nations qui nont point despeacuterance raquo494 Nous trouvons la
mecircme reacutefeacuterence agrave lrsquoapocirctre Paul dans sa premiegravere lettre aux Thessaloniciens (1
Th 4 13-17) drsquoune faccedilon plus deacuteveloppeacutee dans son Adversus Marcionen495 et
493 1 Co 15 12-18 1 Th 4 13-14 laquo Nous ne voulons pas fregraveres que vous soyez dans lignorance au sujet de ceux qui sont morts afin que vous ne soyez pas dans la tristesse comme les autres qui nont pas despeacuterance En effet si nous croyons que Jeacutesus est mort et quil est ressusciteacute nous croyons aussi que Dieu ramegravenera par Jeacutesus et avec lui ceux qui sont morts raquo 494 Tertullien De patientia IX 1 laquo Ne contristemini dormitione cuiusquam sicut nationes quae spe carent raquo 495 Idem Contre Marcion III 8 7 (7) laquo Nam sicut illi qui dicebant resurrectionem mortuorum non esse reuincuntur ab apostolo ex resurrectione Christi ita resurrectione Christi non consistente aufertur et mortuorum resurrectio Atque ita inanis est et fides nostra inanis est praedicatio apostolorum Inueniuntur autem etiam falsi testes dei quod testimonium dixerint quasi resuscitauerit Christum quem non resuscitauit Et sumus adhuc in delictis Et qui in Christo dormierunt perierunt sane resurrecturi sed phantasmate forsitan sicut et Christusraquo
220
dans son De resurrectione mortuorum496 Agrave partir de ces reacutefeacuterences nous
pouvons affirmer que la vision de la mort comme sommeil chez Tertullien est
drsquoinspiration paulinienne Il utilise le verbe et le substantif (dormiredormitio)
pour eacutevoquer la mort du Christ 497 et celle du chreacutetien qui meurt dans le
Christ498 Dans la vision de Tertullien le temps du sommeil du corps mort est
un temps de veille drsquoapprentissage dans lrsquoattente de la reacutesurrection laquo Discis
mori et vivere discis vigilare dum dormis raquo499 Cette conception de la mort
comme un sommeil une initiation ou un apprentissage neacutecessaire pour une
vie meilleure au-delagrave de la seacutepulture permet de deacutedramatiser le spectre
deacutesolant de cette reacutealiteacute que lrsquohomme affronte dans son quotidien La mort en
tant qursquoelle est un sommeil ne coupe pas au contraire le chreacutetien de la
vigilance Le chreacutetien mecircme dans la mort garde sa lampe allumeacutee dans
lrsquoattente de la reacutesurrection
En outre dans sa perspective Tertullien associe parfois la meacutetaphore du
sommeil agrave celle de la paix Il le fait explicitement quand il rapporte lrsquoexemple
drsquoune Carthaginoise deacutefunte dont la mort est qualifieacutee de laquo sommeil dans la
paix raquo laquo cum in pace dormisset raquo500
496 De resurrectione mortuorum XXIV 3 et 4 laquo De quorum dormitione minus maerenda docens simul et tempora resurrectionis exponit Si enim credimus quod Iesus mortuus sit et resurrexerit sic et deus eos qui dormierunt per Iesum adducet cum ipso hoc enim dicimus uobis in sermone dei quod nos qui uiuimus qui remanemus in aduentum domini nostri non praeueniemus eos qui dormierunt raquo Toutes les autres reacutefeacuterences ci-apregraves qui expriment lrsquoespeacuterance chreacutetienne en la reacutesurrection des morts sont drsquoinspiration paulinienne De resurrectione mortuorum XLI 6 et 7 XLVIII 3 et 9 De monogamia XI 10 et 11
497 Nous lisons en De anima LXIII 10 laquo Christi dormituri in mortem raquo et en De baptismo XII 7 laquo Domino per patientiam velut dormient raquo 498 Tertullien De anima LI 6 laquo Cum in pace dormisset raquo Ibid LV 4 laquo In aethere dormitio nostra immo in paradise raquo De resurrectione mortuorum XXIV 3 laquo De quorum (sanctorum) dormitionehellip simul et tempora resurrectionis exponit raquo De monogamia X 4 laquo Annuis diebus dormitionis suae raquo laquo Elle (la femme du deacutefunt) fait offrir des sacrifices au jour anniversaire de sa dormition raquo Texte eacutetabli et traduit par Paul Mattei Paris Cerf 1988 p 77 499 Idem De anima XLIII 12 laquo Tu apprends agrave mourir et agrave vivre tu apprends agrave rester vigilant pendant que tu dors raquo Traduction personnelle 500 Tertullien Ibid LI 6 laquo Scio feminam quandam uernaculam ecclesiae forma et aetate integra functam post unicum et breue matrimonium cum in pace dormisset et morante adhuc sepultura interim oratione presbyteri componeretur ad primum halitum orationis manus a lateribus dimotas in habitum supplicem conformasse rursum que condita pace situi suo reddidisse raquo
221
En deux autres endroits si lrsquoexpression in pace est employeacutee sans le mot
dormire ou avec un autre de mecircme sens elle lrsquoest au contraire avec le verbe
praemittere501 On trouve cette articulation du verbe praemittere avec pax dans
un contexte de deuil ougrave Tertullien invite un veuf agrave garder la chasteteacute pour son
eacutepouse deacutefunte laquo Je ne doute pas fregravere qursquoapregraves trsquoecirctre fait preacuteceacuteder par ta
femme dans la paix (post uxorem in pace praemissam) tu ne te sois tourneacute
vers le recueillement de lrsquoesprit pour meacutediter sur ton veuvage raquo 502 La
conception de la mort comme un eacutetat de paix dont jouit lrsquoecirctre tout entier est
une constante chez Tertullien
A travers le traiteacute sur Le mariage unique Tertullien tente dans une
poleacutemique sur le mariage de convaincre une veuve de rester dans son eacutetat
par eacutegard pour son mari qui est mort dans une atmosphegravere de discorde Voici
le message qursquoil deacutelivre
Dis-moi sœur est-ce en paix que ton mari trsquoa devanceacutee Que reacutepondra-t-elle Que crsquoest dans la discorde Le lien est donc drsquoautant plus fort ils ont ensemble un procegraves devant Dieu Lrsquoeacutepouse ainsi lieacutee ne srsquoest point eacuteloigneacutee Mais est-ce dans la paix Il lui faut donc persister dans ce sentiment et respecter une union impossible agrave briser deacutesormais drsquoailleurs elle nrsquoa pas agrave se remarier quand mecircme elle aurait pu la briser Au contraire elle prie pour lrsquoacircme de son mari elle implore pour lui le repos consolateur (refrigerium interim adpostulat ei) preacuteceacutedant la premiegravere reacutesurrection elle fait offrir des sacrifices au jour anniversaire de sa dormition503
Quel que soit lrsquoeacutetat dans lequel le mari est mort dans la discorde ou la
concorde sans reacuteconciliation conjugale ou dans un divorce jamais consommeacute
la femme nrsquoa plus le droit de se remarier Lrsquounion scelleacutee les lie pour toujours
au-delagrave de la mort Cette approche sur le mariage reacutevegravele la vision montaniste
de Tertullien Elle reste lieacutee agrave son mari deacutefunt pour toujours mecircme si le
501 SAXER V Morts martyrs reliques p 63
502Tertullien De exhortatione castitatis I 1 laquo Non dubito frater te post uxorem in pacem praemissam ad compositionem animi conuersum de exitu singularitatis cogitare et utique consilii indigere raquo 503 Idem De monogamia X 3-4 laquo Dic mihi soror in pace praemisisti virum tuum Quid respondebit An in Discordia Ergo hoc magis euincta est cum quo habet apud Deum causam non discessit quae tenetur Sed in pace Ergo perseveret in ea cum illo necesse est quem jam repudiare non preterit nec sic quIdem nuptura si repudiare potuisset Enimvero et pro anima ejus orat et refrigerium interim adpostulat ei et in prima resurrection consortium et offert annuis diebus dormitionis ejus raquo Introduction texte critique traduction et commentaire de Paul Mattei Paris Cerf 1988
222
divorce avait eu lieu Ce lien matrimonial qui subsiste au-delagrave de la mort est
une raison pour la femme de prier Dieu pour le refrigerium de son mari dans
lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection Il est important de souligner que dans ce
passage du De monogamia le sens de refrigerium est le mecircme que celui de
requies Le moyen de cette priegravere pour le refrigerium est lrsquooffrande
eucharistique aux jours anniversaires (annuis diebus) de sa dormitio Crsquoest un
des rares cas ougrave Tertullien fait allusion agrave la priegravere pour les morts au moyen
drsquooffrandes eucharistiques Cela signifie que degraves la peacuteriode de Tertullien et
probablement bien avant celle-ci lrsquoEacuteglise en Afrique faisait meacutemoire de ses
morts dans le sacrifice euxcharistique Nous nrsquoavons cependant pas
drsquoeacuteleacutements sur la faccedilon dont cette meacutemoire annuelle eacutetait ceacuteleacutebreacutee au cours
de lrsquoEucharistie Lrsquooffrande eucharistique a pour effet de permettre le
refrigerium du deacutefunt dans la premiegravere reacutesurrection qui correspond au repos
dans le sein drsquoAbraham dans lrsquoattente de la seconde reacutesurrection ougrave le
chreacutetien retrouve lrsquointeacutegriteacute de son ecirctre (corps et acircme) pour la vie eacuteternelle en
Dieu
Pour Tertullien la mort drsquoun chreacutetien nrsquoest pas une catastrophe qui doit
bouleverser lrsquoesprit et plonger dans un deacutesarroi sans nom Elle doit ecirctre plutocirct
perccedilue comme un repos dans la paix Ce refrigerium ou cette paix du repos
auquel fait allusion le De monogamia contient en germe lrsquoespeacuterance de vivre
pleinement dans la paix deacutefinitive en Dieu dont le repos de la seacutepulture est le
signe et lrsquoespace transitoire Apregraves la mort le chreacutetien qui repose deacutesormais
dans la paix de Dieu vit deacutejagrave de la reacutesurrection Crsquoest la premiegravere reacutesurrection
drsquoapregraves Tertullien Mais il doit encore attendre la seconde reacutesurrection ougrave son
ecirctre tout entier corps et acircme sera reacuteuni en Dieu agrave la fin des temps Nous
sommes ici dans la perspective eschatologique de Tertullien
En conclusion refrigerium traduit chez Tertullien la reacutecompense drsquoune vie
de foi Refrigerium est pour le chreacutetien lrsquoeacutetat de vie eacuteternelle en Dieu qui se vit
en deux phases agrave travers la premiegravere reacutesurrection qui est partielle et la
deuxiegraveme reacutesurrection qui est totale Le terme est inseacuteparable de la foi et de
lrsquoespeacuterance en la reacutesurrection Mecircme si le sens meacutetaphorique de refrigerium
est sous-jacent il est enrichi par la perspective soteacuteriologique et
223
eschatologique qui nrsquoest plus lieacutee ni au temps ni agrave lrsquoespace Refrigerium
devient lrsquoexpression meacutetaphorique de la paix du repos eacuteternel en Dieu que le
chreacutetien espegravere apregraves sa mort physique
Chez Cyprien le terme refrigerium apparaicirct cinq fois Le refrigerium est
pour lui un don que Dieu accorde agrave lrsquohomme juste en reacutecompense de sa
droiture tandis que le meacutechant reccediloit le chacirctiment mateacuterialiseacute par la flamme
ardente La premiegravere attestation que nous trouvons dans son De mortalitate
accompagne la vision de Cyprien sur la mort qui lrsquoamegravene agrave exhorter les
chreacutetiens agrave affronter celle-ci courageusement et paisiblement Le terme est en
lien avec la destineacutee de ceux qui vivent dans la vertu ceux qursquoil appelle les
justes Du fait que les justes passent une existence vertueuse megravenent une vie
de sainteteacute sur terre ils sont appeleacutes par le Seigneur apregraves leur mort
biologique agrave se reposer in refrigerio Cyprien eacutecrit en effet laquo Les justes sont
appeleacutes au rafraicircchissement (ad refrigerium) et les injustes sont emporteacutes
pour le chacirctiment Une protection est plus vite accordeacutee aux fidegraveles et une
peine infligeacutee aux perfides raquo 504 Nous sommes ainsi dans lrsquounivers
soteacuteriologique et eschatologique ougrave le salut personnel est conditionneacute par une
vie vertueuse Ici le sens de refrigerium dont jouissent les justes renvoie agrave
lrsquoeacutetat de bonheur et de paix ceacuteleste Il ne renvoie pas agrave un espace localisable
puisque ce repos se passe en dehors drsquoun cadre spatio-temporel Il est lrsquoeacutetat
de paix et de repos en Dieu
Le sort antinomique du juste et de lrsquoinjuste du fidegravele et du perfide nous
rappelle neacutecessairement la theacutematique de la reacutetribution post mortem apregraves le
jugement qui semble srsquoopeacuterer sur une base morale ougrave bien et mal sont
opposeacutes Crsquoest le mecircme sens de refrigerium que nous trouvons dans la Lettre
LIX III 3 lorsque Cyprien fait reacutefeacuterence agrave lrsquoeacutepisode biblique de Lazare qui est
laquo in sinu Abraham posito atque in refrigerio constituto raquo - laquo placeacute dans le sein
drsquoAbraham et eacutetabli dans le rafraicircchissement raquo tandis que le riche est laquo in
tormentis cruciabundus flammae cremantis ardoribus aduratur raquo - laquo tortureacute
dans les tourments et consumeacute par les ardeurs drsquoune flamme brucirclante raquo
504 Cyprien De mortalitate 15 laquo Ad refrigerium justi vocantur ad supplicium rapiuntur injusti datur velocius tutela fidentibus perfidis poena raquo Traduction personnelle
224
Enfin les deux autres attestations de refrigerium revecirctent un sens mateacuteriel
et un sens meacutetaphorique en lien avec la soteacuteriologie Dans la premiegravere
attestation le sens mateacuteriel se deacutegage au moyen de lrsquoantinomie fournaise-
fraicirccheur malheur-bonheur Cette ideacutee est aussi exprimeacutee et renforceacutee
lorsque Cyprien eacutevoque le sort des martyrs et des confesseurs qursquoil exhorte agrave
la teacutenaciteacute du fait de la gloire qui les attend il fait remarquer qursquoau nombre
des chreacutetiens en butte agrave la perseacutecution figurent des enfants
Pour que rien ne manquacirct agrave la gloire de votre groupe que tout acircge et tout sexe fucirct agrave lrsquohonneur des enfants mecircme ont eacuteteacute associeacutes de par la bonteacute divine agrave votre confession glorieuse crsquoest agrave peu pregraves la reacutepeacutetition de ce qui est arriveacute aux glorieux enfants Ananias Azarias et Misaeumll Enfermeacutes dans la fournaise ils virent le feu reculer devant eux et les flammes (flammae) leur faire une place pleine de fraicirccheur (refrigerium) le Seigneur leur eacutetait preacutesent et montrait que lrsquoardeur du feu ne peut rien contre les confesseurs et les martyrs mais qursquoau contraire ceux qui croient en Dieu demeurent sains et saufs en toute circonstance505
Au travers de la construction antitheacutetique (flammaerefrigerium) que
Cyprien eacutetablit nous deacutegageons le double sens de refrigerium Si le sens
physique srsquoimpose par le fait du diptyque contradictoire fournaise-fraicirccheur la
connotation meacutetaphorique renvoie agrave la soteacuteriologie et agrave lrsquoeschatologie La
fraicirccheur dont jouissent les condamneacutes indemnes au milieu de la fournaise a
sa source en Dieu Malgreacute lrsquoincandescence des flammes ils sont dans la paix
dans le rafraicircchissement (refrigerium) promis aux justes et agrave ceux qui restent
fidegraveles dans lrsquoaffirmation de leur foi La derniegravere attestation du terme ougrave
Cyprien donne du courage aux confesseurs dans les durs supplices contient
une connotation imageacutee qui fait penser agrave la reacutecompense promise agrave ceux qui
restent fidegraveles jusqursquoau bout laquo Le corps dans les mines nrsquoest pas tenu au
chaud au moyen drsquoun lit et de matelas mais est conforteacute par le
505 Idem Correspondance VI III 1 laquo Ac ne quid deesset ad gloriam numeri uestri ut omnis uobis cum et sexus et aetas esset in honore pueros etiam uobis gloriosa confessione sociauit diuina dignatio repraesentans nobis tale aliquid quale Ananias Azarias Misael inlustres pueri aliquando fecerunt quibus inclusis in caminum cesserunt ignes et refrigerium flammae dederunt praesente cum illis Domino et probante quod in confessores et martyras eius nihil posset gehennae ardor operari sed quod qui in deum crederent incolumes semper et tuti in omnibus perseuerarentraquo Texte eacutetabli et traduit par le chanoine Bayard Paris Les Belles Lettres
225
rafraicircchissement et la consolation du Christ raquo 506 Le sens mateacuteriel de
refrigerium exprime par meacutetaphore la destineacutee des justes et des chreacutetiens Il
renvoie au mecircme but qui est le Seigneur en qui les fidegraveles trouvent le veacuteritable
rafraicircchissement
Du cocircteacute de Lactance le terme refrigerium ou refrigerare nrsquoapparaicirct nulle
part Il utilise un autre terme pour en traduire la reacutealiteacute crsquoest le verbe dormire
dont nous relevons sept occurrences dans ses œuvres La premiegravere mention
qui est englobeacutee dans le contexte preacutecis de la mort et de la reacutesurrection du
Christ est une citation partielle de lrsquohistoire de David Sur lrsquoordre de Dieu
Nathan doit se rendre chez David pour lui signifier que ce nrsquoest pas lui qui lui
bacirctira une maison de priegravere507 Dormire au futur anteacuterieur (dormieris) indique le
repos futur de David dans la mort aupregraves de ses pegraveres dont la succession
sera assureacutee par son fils Salomon bacirctisseur de la maison pour le Seigneur (1
Chroniques 17 1-4) La mort future de David est meacutetaphoriquement compareacutee
au sommeil dans le repos de la seacutepulture au seacutejour des morts Crsquoest dans
cette mecircme perspective que Lactance cite le Psaume 3 6 qursquoil charge drsquoun
sens soteacuteriologique laquo De mecircme le troisiegraveme jour je me suis endormi
(dormivi) jrsquoai sombreacute dans le sommeil (somnum cepi) et je me suis leveacute
(surrexi) car le Seigneur est mon aide raquo508 Le troisiegraveme jour (in tertio) est une
allusion claire agrave la mort de Jeacutesus qui est resteacute trois jours dans le tombeau
avant de ressusciteacute Le verbe suggere qursquoil emploie ne fait aucun doute sur
cette allusion agrave la reacutesurrection du fidegravele agrave lrsquoimage de celle de Jeacutesus Le juste
dans le sommeil de la mort ne peut connaicirctre la deacutecheacuteance dans la mesure
ougrave son Dieu veille sur sa destineacutee finale Le terme dormire pour exprimer de
faccedilon meacutetaphorique le sommeil de la mort nrsquoest pas lrsquoapanage de Lactance
506 Ibid LXXVI II 4 laquo Non fouetur in metallis lecto et culcitis corpus sed refrigerio et solacio Christi fouetur raquo Traduction personnelle plus pregraves du texte qui permet de rendre compte du parallegravele antinomique chaleur-fraicirccheur douleur-douceur
507 Lactance Institutions divines IV XIII 22 laquoEt fuit uerbum domini ad Nathan dicens uade et dic seruo meo Dauid haec dicit dominus deus omnipotens non tu aedificabis mihi domum ad inhabitandum sed cum inpleti fuerint dies tui et dormieris cum patribus tuis suscitabo semen tuum post te et parabo regnum eius raquo 508 Ibid IV XIX 8 laquo Item in tertio ego dormiui et somnum cepi et surrexi quoniam Dominus auxiliatus est mihi raquo Nous trouvons dans la mecircme citation du Psaume 3 chez Cyprien Ad Quirinum (CPL 0039) II XXIV 6
226
En effet les autres auteurs lrsquoutilisent dans le mecircme sens eschatologique et de
faccedilon plus abondante que ne le fait Lactance Il deacutesigne sous leur plume le
repos en Jeacutesus dont beacuteneacuteficient ceux qui croient en Lui et qui srsquoendorment
dans sa paix Crsquoest ainsi que nous rencontrons les expressions laquo in Christo
dormire raquo509 laquo dormire per Iesum raquo 510 laquo dormire in Iesu raquo511 pour signifier le
repos et la paix dans la perspective soteacuteriologique
Enfin Augustin emploie abondamment refrigeriumrefrigerare dans ses
Commentaires de psaumes et dans ses Sermons Il preacutecise le sens du terme
en lui attribuant comme synonyme laquo quies raquo lorsqursquoil parle du baptecircme en tant
que sacrement qui se vit au travers de signes visibles Le rafraicircchissement que
procurent in fine les sacrements vient du repos qursquoils donnent (refrigerium
propter quietem dicitur) 512 Augustin affirme que les sacrements ont pour
finaliteacute le refrigerium dans la vie eacuteternelle Nous sommes ici dans la
perspective soteacuteriologique Les sacrements sont des moyens efficaces qui
assurent le refrigerium Tantocirct chez Augustin le terme est en lien avec le
repos de lrsquoecirctre que procure une vie vertueuse comme la laquo repos de la
chasteteacute raquo (refrigerium castitatis) qui est lrsquoapanage du juste opposeacutee agrave la
laquo flamme de la libido raquo (flamma libidinis)513 qui est le supplice du pervers
Tantocirct il emploie refrigerium pour exprimer lrsquoeacutetat de lrsquohomme qui abandonne le
peacutecheacute qui se convertit pour retrouver sa place dans lrsquoEacuteglise Ainsi en il est du
509 Tertullien De resurrectione mortuorum 48 laquo Nam si mortui non resurgunt nec Christus resurrexit si Christus non resurrexit uana est fides uestra quia adhuc in delictis uestris estis et qui in Christo dormierunt perierunt raquo Nous avons la reprise de la citation de la premiegravere lettre de lrsquoapocirctre Paul aux Corinthiens (1 Co 15 16-19)
510 Ibid 24 8 laquo De quorum dormitione minus maerenda docens simul et tempora resurrectionis exponit [dicens] si enim credimus quod iesus mortuus sit et resurrex[er]it sic et Deus eos qui dormierunt per Iesum adducet cum ipso raquo 511 Cyprien Ad Quirinum III 58 laquo Si enim credimus quia iesus mortuus est et resurrexit sic et Deus eos qui dormierunt in Iesu adducet cum eo raquo Idem De mortalitate 21 laquo Si enim credimus quia iesus mortuus est et resurrexit sic et Deus eos qui dormierunt in Iesu adducet cum eoraquo Nous constatons la parfaite similitude quant agrave la reprise de la citation de la premiegravere lettre lrsquoapocirctre Paul aux Thessaloniciens (1 th 4 14) dans les deux œuvres
512 Cf Augustin Enarrationes in Psalmos 65 17 laquoJam cum transierimus ad illum refrigerium fratres carissimi nullum ibi timebimus inimicum nullum tentatorem nullum inuidum nullum ignem nullam aquam perpetuum ibi refrigerium erit Refrigerium propter quietem dicitur raquo 513 Ibid 57 22 laquo Si autem uidet illam uidet quid intersit inter contenebratum oculum cordis et oculum illuminatum cordis inter refrigerium castitatis et flammam libidinis inter securitatem spei et timorem facinoris raquo
227
chreacutetien qui ayant verseacute dans lrsquoastrologie momentaneacutement et srsquoen eacutetant
deacutetourneacute plus tard demande agrave reacuteinteacutegrer lrsquoEacuteglise Apregraves avoir fait brucircler les
livres de sa science drsquoantan qui le condamnait au feu eacuteternel lrsquohomme fut agrave
mecircme de passer dans le repos pour sa vie (in refrigerium transire)514 Pour
Augustin si lrsquohomme preacuteoccupeacute par sa mort future aspire au refrigerium la
condition sine qua non pour en jouir est de vivre en juste Cette vie du juste est
parfaitement incarneacutee par les martyrs de la foi Si le refrigerium est le repos
que donne la fideacuteliteacute agrave Dieu les martyrs sont des exemples qui ont goucircteacute
pleinement ce rafraicircchissement par leur mort heacuteroiumlque Les chreacutetiens doivent
donc les imiter pour vivre aussi ce refrigerium inteacuterieur qui passe par la
maicirctrise des passions deacutesordonneacutees
Ainsi remplis pour eux damour et de zegravele agrave les imiter remplis non pas dun amour steacuterile mais dun amour qui nous porte agrave les prendre pour modegraveles ceacuteleacutebrons les fecirctes des martyrs et tempeacuterons par le rafraicircchissement de la joie inteacuterieure (gaudiorum refrigerio) ce que ces chaleurs ont dextrecircme Nous reacutegnerons sans fin avec ces bienheureux si nous avons pour eux non pas un amour vain mais un amour fidegravele515
Lrsquoexpression laquo gaudiorum refrigerio raquo renverrait agrave une notion de
satisfaction psychologique ou morale qui nrsquoocculte pas la perspective
soteacuteriologique omnipreacutesente Les auteurs chreacutetiens ne visent pas agrave eacutelaborer
un discours qui incite agrave donner un espoir de paix sur cette terre surtout en
peacuteriode de perseacutecutions mais agrave ouvrir lrsquoauditoire ou les destinataires agrave
lrsquoespeacuterance en une vie de paix et de repos en Dieu Le refrigerium nrsquoest donc
pas un beacuteneacutefice preacutesent agrave saisir par les chreacutetiens comme une fin en soi pour
une quelconque satisfaction psychologique Il est plutocirct un bienfait agrave venir que
Dieu leur reacuteserve et dont ils peuvent avoir lrsquoavant-goucirct dans les sacrements et
dans la ceacuteleacutebration de la meacutemoire des martyrs devenus des exempla fidei agrave
imiter Chez Augustin refrigerium nrsquoest pas directement lieacute agrave la mort il est le
don que Dieu accorde agrave ceux qui imitent les martyrs Il est perccedilu comme la
514 Ibid 61 23 laquo Perierat ergo iste nunc quaesitus inuentus adductus est portat se cum codices incendendos per quos fuerat incendendus ut illis in ignem missis ipse in refrigerium transeat raquo 515 Augustin Sermon 331 laquo Amantes ergo et imitantes non inaniter amantes sed amantes et imitantes dies martyrum celebremus et aestus istos nostros gaudiorum refrigerio mitigemus raquo
228
reacutecompense ultime drsquoune vie chreacutetienne fidegravele malgreacute les tribulations de
lrsquoexistence preacutesente Le chreacutetien fidegravele agrave Dieu traverse la mort pour entrer
dans son refrigerium Ainsi Augustin eacutecrit laquo Or quand nous serons arriveacutes agrave
ce repos (refrigerium) mes fregraveres bien-aimeacutes nous nrsquoaurons plus agrave craindre
aucun ennemi aucun tentateur aucun jaloux aucun feu aucune eau ce sera
un repos continuel On dit refrigerium agrave cocircteacute de quies raquo516 Augustin fait un
rapprochement de refrigerium et de quies qursquoil considegravere comme des
synonymes Le refrigerium est en deacutefinitive lrsquoeacutetat de paix et de bonheur dont
jouit le chreacutetien deacutesormais deacutebarrasseacute de toute souillure et de tout
vieillissement de toute souffrance et de toute perseacutecution Crsquoest lrsquoeacutetat de repos
eacuteternel qui est la paix en Dieu pour toujours
516 Augustin Enarrationes in Psalmos 65 17 laquo Jam cum transierimus ad illum refrigerium fratres carissimi nullum ibi timebimus inimicum nullum tentatorem nullum inuidum nullum ignem nullam aquam perpetuum ibi refrigerium erit Refrigerium propter quietem dicitur raquo
229
Conclusion partielle
Dans notre parcours concernant les modes de seacutepulture nous avons pu
eacutetablir leur pratique gracircce aux renseignements que nous fournissent
lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire ainsi que la litteacuterature paiumlenne et chreacutetienne Dans un
premier temps nous avons meneacute une eacutetude sur la typologie des tombes de
surface et des catacombes par le biais de lrsquoarcheacuteologie qui nous a permis de
deacuteterminer les lieux de seacutepulture en Afrique du Nord paiumlenne et chreacutetienne
Ces lieux eacutetaient des constructions ou des monuments visibles qui rendaient
possible la ceacuteleacutebration de la meacutemoire des deacutefunts Les vivants pouvaient srsquoy
rendre pour se recueillir se remeacutemorer la vie de leurs deacutefunts prier et se
confier agrave ceux qursquoils croient ecirctre en odeur de sainteteacute Ensuite notre approche
nous a permis de certifier au travers de la litteacuterature paiumlenne la pratique de la
creacutemation et de lrsquoinhumation Cette litteacuterature reacutevegravele eacutegalement que des
courants philosophiques tels que le stoiumlcisme et le pythagorisme se sont
opposeacutes au rite de la creacutemation du fait de croyances lieacutees au feu perccedilu comme
sacreacute Dans notre troisiegraveme chapitre nous nous sommes inteacuteresseacute aux deux
modes de seacutepulture dans le judaiumlsme Il en ressort que la creacutemation relegraveve de
cas exceptionnels laissant ainsi une large place au rite de lrsquoinhumation En
effet les eacutecrits bibliques teacutemoignent plutocirct de la pratique de lrsquoinhumation Les
deux exceptions sont celles de la creacutemation des corps drsquoAkacircn (Js 7 1-26) et
de Sauumll (1 Sm 3112) dans des situations exceptionnelles qui ont imposeacute des
mesures de circonstance Dans le quatriegraveme chapitre nous avons analyseacute les
rites de la creacutemation sur la base des donneacutees de lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire et de
la litteacuterature paiumlenne biblique et chreacutetienne Lrsquoarcheacuteologie fournit des preuves
de la pratique de la creacutemation drsquoapregraves les eacutetudes meneacutees par Serges Lancel et
Heacutelegravene Beacutenichou sur la reacutegion de Carthage celles de Paul-Albert Feacutevrier pour
la Maureacutetanie et la Numidie sur lesquelles nous nous sommes appuyeacute Enfin
la litteacuterature chreacutetienne nous renseigne sur les deux modes de seacutepulture en
Afrique du Nord au temps de Tertullien Cyprien Lactance et Augustin Ils ont
eacuteteacute pratiqueacutes par les paiumlens et les chreacutetiens Si la creacutemation eacutetait le mode le
plus pratiqueacute dans les deux premiers siegravecles apregraves J-C selon Tacite un
basculement srsquoest opeacutereacute vers le IIIe siegravecle de notre egravere en faveur de
230
lrsquoinhumation Crsquoest ainsi que la prioriteacute eacutetait accordeacutee agrave lrsquoinhumation du IVe au
VIIIe siegravecle apregraves J-C drsquoapregraves les donneacutees de lrsquoarcheacuteologie funeacuteraire De
plus bien que les auteurs africains chreacutetiens aient opteacute pour lrsquoinhumation et
lrsquoaient deacutefendue comme le seul mode digne du chreacutetien ils nrsquoont pas reacuteussi agrave
infleacutechir radicalement le choix de tous leurs contemporains chreacutetiens Ceux-ci
pratiquaient la seacutepulture par lrsquoinhumation des corps ou apregraves leur creacutemation
La seacutepulture se passait dans un cimeacutetiegravere ougrave des tombeaux abritaient des
tombes agrave inhumation ou des restes apregraves creacutemation Crsquoest ce que nous avons
analyseacute agrave travers les termes sepultura sepulcrumsepulchrum coemeterium et
cimiterium contenus dans les œuvres des auteurs africains chreacutetiens Agrave cela
srsquoest ajouteacutee lrsquoeacutetude du terme area chez nos auteurs chreacutetiens Notre attention
srsquoest porteacutee essentiellement sur lrsquoexpression areae sepulturarum nostrarum de
lrsquoAd Scupulam de Tertullien Nous sommes parvenu agrave la conclusion qursquoil nrsquoest
pas une expression qui deacutesigne des lieux de seacutepulture propres aux chreacutetiens
loin des tombes paiumlennes dans la mesure ougrave les seacutepultures se faisaient sans
souci drsquoexclusion Le chreacutetien qui meurt cherche agrave reposer dans la paix de
Dieu il cherche le refrigerium Ce terme est passeacute du sens mateacuteriel au sens
soteacuteriologique voire eschatologique Il signifie ainsi dans les œuvres de
Tertullien Cyprien Augustin la paix en Dieu le rafraicircchissement promis agrave
ceux qui vivent fidegravelement leur foi Lactance qui nrsquoemploie pas le terme traduit
neacuteanmoins la reacutealiteacute par le verbe dormire Refrigerium renvoie finalement agrave
lrsquoimage de la reacutesurrection bienheureuse opeacutereacutee par Dieu au beacuteneacutefice de ses
fidegraveles La ceacuteleacutebration de la meacutemoire du deacutefunt eacutemane de la volonteacute des
vivants de ne pas laisser dans lrsquooubli ceux qui quittent cette terre Cette
ceacuteleacutebration meacutemorielle pourrait bien renvoyer agrave une forme de quecircte
drsquoimmortaliteacute pour le mort qui continue drsquoexister avec et par les vivants Crsquoest
cette question de la ceacuteleacutebration de la memoria defunctorum dans le
paganisme et dans lrsquoEacuteglise du 3e au 5e siegravecle en Afrique du Nord qui guidera
notre derniegravere partie
231
TROISIEgraveME PARTIE LES CEacuteLEacuteBRATIONS DE LA MEMORIA DEFUNCTI
Des rites funeacuteraires compleacutementaires sont ceacuteleacutebreacutes apregraves lrsquoinhumation ou
la creacutemation La depositio du corps par inhumation ou des reliques apregraves
creacutemation se fait dans un lieu de seacutepulture qui peut ecirctre une tombe priveacutee une
neacutecropole ou une catacombe Parmi les rites funeacuteraires paiumlens et chreacutetiens de
la memoria mortuorum figurent les banquets ou repas funeacuteraires autour
dequels srsquoarticule notre premier chapitre Dans le deuxiegraveme chapitre nous
analyserons principalement le thegraveme de la memoria mortuorum sur la base
des renseignements fournis par les auteurs africains chreacutetiens Cette section
prend en compte la ceacuteleacutebration eucharistique qui est offerte pour le repos des
morts ainsi que les soins rendus aux martyrs et aux confesseurs de la foi
chreacutetienne Le troisiegraveme chapitre consacreacute au culte des morts et des martyrs
ainsi que le quatriegraveme ougrave nous traitrons la question du culte des martyrs et de
leurs reliques portent surtout la marque de toute la pastorale augustinienne
dans lrsquoEacuteglise africaine Nous y percevons lrsquoeacutevolution de la penseacutee drsquoAugustin
sur le culte des morts sur celui des martyrs et de leurs reliques Les
renseignements drsquoAugustin nous permettent drsquoappreacutecier son combat toute la
strateacutegie pastorale qursquoil deacuteploie pour parvenir agrave ses fins Cette partie montre
aussi lrsquoimportance de la dimension eccleacutesiale de la memoria defuncti La
ceacuteleacutebration de la meacutemoire des deacutefunts reacutevegravele les preacuteoccupations pastorales de
toute lrsquoEglise agrave travers ses pasteurs agrave la gestion du culte des morts
232
CHAPITRE I LES BANQUETS FUNEacuteRAIRES
A Rome et dans ses provinces en Afrique du Nord paiumlens et chreacutetiens
partagaient la coutume qui consistait agrave prendre des repas agrave la meacutemoire du
deacutefunt Ces repas srsquoappellent parentationes et parentalia Les parentationes
concernent les banquets funeacuteraires priveacutes qui touchent surtout le cercle
familial tandis que les parentalia plus larges rassemblent un groupe humain
la socieacuteteacute la Reacutepublique ou lrsquoEmpire Ces banquets funeacuteraires composeacutes
drsquoaliments solides et liquides de mets varieacutes et de boissons nous sont deacutecrits
par la litteacuterature tant paiumlenne que chreacutetienne Le fait est eacutetabli que les
parentalia eacutetaient ceacuteleacutebreacutes agrave Rome et dans ses colonies agrave la fin des Feralia517
au mois de feacutevrier Ils deacutebutaient aupregraves de la tombe de Tarpeia 518 par
lrsquointervention des Vestales Au cours des parentalia les magistrats qui y
participaient abandonnaient leurs insignes afin de marquer lrsquoeacutegaliteacute commune
entre les citoyens devant la mort Cette memoria communis pour les morts
nrsquoexcluait pas la memoria familiaris les parentationes pour les deacutefunts
particuliers Les parentalia qui eacutetaient speacutecifiques aux ceacuteleacutebrations publiques
et communautaires des morts ont eacutevolueacute en inteacutegrant les parentationes
priveacutees que les familles ceacuteleacutebraient lors des anniversaires de leurs
deacutefunts Les parentalia sont des rites reconnaissables agrave leur caractegravere social
rassemblant tout lrsquoEmpire reacutepeacutetitif puisqursquoils se deacuteroulaient annuellement
517 Le terme signifie dans son eacutetendue la fecircte que lrsquoon ceacuteleacutebrait agrave Rome au mois de feacutevrier en lrsquohonneur des morts Au sens restreint il srsquoapplique au dernier jour de ces fecirctes crsquoest-agrave-dire le jour ougrave les Macircnes eacutetaient lrsquoobjet de culte public par toute la citeacute crsquoest veacuteritablement le jour des morts dans la religion romaine Les calendriers conserveacutes marquent la date du 21 feacutevrier et Ciceacuteron corrobore dans une de ses lettres la mecircme date (Lettre agrave Atticus VIII 14) contrairement agrave Ovide qui la situe le 17 feacutevrier date tregraves probablement erroneacutee Idem Les fastes Tome I Livre II 530-635
518 Dans la mythologie romaine Tarpeia est une heacuteroiumlne de la guerre sabine fille de Sempronius Tarpeius que Romulus avait nommeacute gouverneur du capitole Crsquoest Tarpeia qui aurait livreacute la citadelle de Rome aux Sabins qui livraient bataille contre les Romains Selon Plutarque elle est une des quatre premiegraveres vestales Plusieurs variantes sur cette leacutegende donnent les raisons de la trahison de Tarpeia soit par la passion amoureuse du roi des Sabins Titus Tatius soit par la convoitise des bracelets drsquoor qui ornaient le bras gauche des Sabins
233
I1 La parentationes et les parentalia dans la litteacuterature paiumlenne519
Apregraves lrsquoenterrement du deacutefunt la famille les proches et les amis se
reacuteunissaient autour drsquoun repas Cette coutume des retrouvailles est une
constante des ceacuteleacutebrations funeacuteraires que nous retrouvons dans les traditions
africaines et romaines pendant la peacuteriode chreacutetienne
De prime abord il est agrave noter que paiumlens et chreacutetiens vivaient le mecircme rite
compte tenu des relations sociales complexes et des traditions auxquelles les
chreacutetiens ne pouvaient pas se soustraire Nous sommes face agrave une question
culturelle dont la question cultuelle et religieuse des banquets funeacuteraires est
un aspect Partout dans lrsquoEmpire il nrsquoy a point de ceacuteleacutebrations de funeacuterailles
dans lrsquoAntiquiteacute chreacutetienne africaine et romaine qui nrsquoaillent pas sans rites
autour du boire et du manger mecircme symboliques Comme le souligne John
Scheid ce rite est indissociablement culturel social et religieux laquo Le banquet
constitue un rite de sociabiliteacute important en contexte religieux toutefois il est
un eacuteleacutement inseacuteparable du sacrifice Et dans lrsquoeacuteconomie du sacrifice le
banquet joue un rocircle central en tant qursquoil traduit et prolonge le partage de
lrsquooffrande sacrificielle raquo520 Si dans un contexte profane le banquet peut ecirctre
pris en dehors de toute sacraliteacute lorsqursquoil touche le religieux il ne peut se
deacutefaire de la dimension sacrificielle Lagrave ougrave il y a sacrifice lagrave aussi se trouve le
lien avec la diviniteacute agrave laquelle on offre le sacrifice au cours du banquet Si lrsquoon
peut imaginer un banquet sans sacrifice il est difficile de penser un sacrifice
sans un banquet Des eacutecrits litteacuteraires attestent le rite des parentationes Mais
agrave cause des donneacutees impreacutecises dont nous disposons de la part des teacutemoins
litteacuteraires la reconstitution des parentationes srsquoavegravere ardue Le rite semble
consister en une ceacuteleacutebration familiale de la meacutemoire du deacutefunt Le cercle des
parents des enfants et des proches avait le devoir de ceacuteleacutebrer la memoria du
membre deacutefunt par des sacrifices des offrandes des repas et des honneurs
519 Dictionnaire des antiquiteacutes grecques et romaines Hachette 1877-1919 Article Parentatio p 333-334 520 SCHEID J Quand faire crsquoest croire Les rites sacrificiels des Romains Paris Flammarion 2005 p167
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Cette memoria defuncti pouvait se deacuterouler aupregraves de la tombe le jour
anniversaire du deacutecegraves ou des funeacuterailles autour drsquoun repas
En ce qui regarde les parentalia un texte fondateur pour la culture
impeacuteriale romaine est celui que nous trouvons dans lrsquoEneacuteide de Virgile ougrave
Eacuteneacutee le heacuteros troyen est preacutesenteacute comme lrsquoinitiateur des parentalia En effet
Eacuteneacutee apregraves la guerre de Troie parvint en Sicile Avant de prononcer un
discours rassemblant ses compagnons il ceacutelegravebre la meacutemoire de son pegravere
Anchise mort voilagrave un an il veut honorer cet anniversaire de deacutecegraves par un
culte fait de sacrifices avec des demandes qui sont adresseacutees agrave son pegravere afin
qursquoil rende les vents favorables agrave la navigation jusqursquoagrave bon port Voici lrsquoappel
solennel drsquoEacuteneacutee laquo Venez donc et rendons-lui de riches honneurs
demandons-lui des vents favorables et puisse-t-il accorder que chaque
anneacutee quand jrsquoaurai fondeacute ma ville je lui fasse dans les temples qui lui seront
deacutedieacutes de pareils sacrifices raquo521
Cet eacuteveacutenement singulier serait comme lrsquoeacuteleacutement fondateur lrsquoaition des
parentalia Le discours drsquoEacuteneacutee qui invite agrave rendre hommage agrave son pegravere
contient des accents de divinisation drsquoAnchise Celui-ci y est eacutevoqueacute comme
un demi-dieu Il contient la volonteacute que la meacutemoire de son pegravere soit eacutevoqueacutee
annuellement dans un culte public dans les sanctuaires qui lui seront
consacreacutes Cette meacutemoire sera ceacuteleacutebreacutee agrave la faccedilon dont est ceacuteleacutebreacutee celle des
diviniteacutes crsquoest-agrave-dire au moyen de sacrifices drsquoanimaux drsquoaliments solides et
liquides Nous sommes dans la dimension institutionnelle du rite inscrit dans
un calendrier annuel Sans la ceacuteleacutebration des parentalia le temps du deuil ne
pouvait ecirctre veacutecu convenablement et la meacutemoire du deacutefunt honoreacutee
conformeacutement aux dispositions coutumiegraveres En donnant le reacutecit de lrsquoorigine
du rite Virgile souligne lrsquoimportance des parentalia dans les ceacuteleacutebrations
funeacuteraires Le rite mecircme srsquoil deacutepasse le cercle familial lrsquoenglobe dans un tout
unifieacute
521 Virgile LrsquoEacuteneacuteide Livre V 55-60 laquo Ergo agite et laetum cuncti celebremus honorem poscamus ventos atque haec me sacra quotannis urbe velit posita templis sibi ferre dicatis raquo Texte eacutetabli par Henri Goelzer et traduit par Andreacute Bellessort Paris Les Belles Lettres 1974 p 130
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Dans les Fastes Ovide confirme la paterniteacute drsquoEacuteneacutee au sujet des
parentalia Il nous raconte la neacutecessiteacute de ces ceacuteleacutebrations pour la paix des
morts et des vivants Il rappelle lrsquohistoire des ceacuteleacutebrations agrave Rome des dies
parentales qui commenccedilaient de 13 feacutevrier et se terminaient le 23 du mecircme
mois avec les feralia en lrsquohonneur des acircmes des ancecirctres les macircnes
Crsquoest aussi le moment drsquohonorer les tombeaux (est honor et tumulis) drsquoapaiser les acircmes des ancecirctres (animas placare paternas) et drsquoapporter de menues offrandes sur le tertre des seacutepultures Les macircnes (manes) demandent peu de chose ils estiment la pieacuteteacute toute seule agrave leacutegal des plus riches preacutesents il ny a pas de dieux avides dans les profondeurs du Styx (non auidos Styx habet ima deos) Ils se contentent du don des couronnes qui recouvrent une tuile de quelques grains drsquoune pinceacutee de sel de pain trempeacute dans le vin et de violettes eacuteparses deacutepose ces offrandes dans un vase en terre cuite que tu laisseras au milieu du chemin Je ne mrsquooppose pas agrave une grande geacuteneacuterositieacute mais ces offrandes suffisent agrave apaiser les ombres le foyer une fois eacuterigeacute ajoute les priegraveres et les paroles approprieacutees Cette tradition crsquoest Eacuteneacutee maicirctre qualifieacute en pieacuteteacute qui lrsquoa introduite dans tes terres ocirc vertueux Latinus Crsquoest lui qui portait au Geacutenie de son pegravere les offrandes annuelles crsquoest de lui que le peuple a appris les rites de la pieacuteteacute522
La paterniteacute des parentalia que lrsquoon fait remonter agrave Eacuteneacutee est ainsi renforceacutee
par Ovide Drsquoabord Ovide deacutecrit les ceacuteleacutebrations des parentalia quand il
eacutevoque lrsquohonor tumulis Ensuite Ovide nous renseigne sur les aliments qui
sont lrsquoobjet du sacrifice aux macircnes du bleacute du sel du pain et du vin pur sans
oublier les fleurs Ils nrsquoexigent pas des dons exceptionnels et fastueux ils
savent se contenter de peu donnant ainsi aux humains une leccedilon de sobrieacuteteacute
et de simpliciteacute dans lrsquoacceptation des offrandes et la consommation des
aliments Ovide sous-entend-il que les humains doivent aussi prendre exemple
sur les macircnes et bannir de leurs banquets excegraves et orgies Lrsquoimportant nrsquoest
pas lrsquooffrande mais la symbolique agrave laquelle elle renvoie lrsquoexpression de la
pieacuteteacute envers les macircnes Enfin ces sacrifices aux macircnes sont accompagneacutes de
522 Ovide Fastes Livre II 533-545 laquoEst honor et tumulis animas placare paternas parva que in exstructas munera ferre pyras Parva petunt manes pietas pro divite grata est munere non avidos Styx habet ima deos Tegula porrectis satis est velata coronis et sparsae fruges parca que mica salis in que mero mollita Ceres violae que solutae haec habeat media testa relicta via Nec maiora veto sed et his placabilis umbra est adde preces positis et sua verba focis Hunc morem Aeneas pietatis idoneus auctor attulit in terras iuste Latine tuas Ille patris Genio sollemnia dona ferebat hinc populi ritus edidicere piosraquo Texte eacutetabli traduit et commenteacute par Robert Schilling Paris Les Belles Lettres 1992
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priegraveres et de paroles rituelles Nous sommes dans une liturgie sacrificielle avec
tous les eacuteleacutements neacutecessaires pour son deacuteploiement les humains qui en sont
les acteurs les priegraveres et paroles rituelles prononceacutees les aliments solides et
liquides les fleurs offertes Lrsquooffrande faite dans la pieacuteteacute a cette capaciteacute
drsquoapaiser les acircmes des ancecirctres (animas placare paternas) Crsquoest ce qui
justifie peut-ecirctre le cocircteacute coercitif des parentalia qursquoOvide souligne dans la suite
de son reacutecit
Mais un jour alors que nos pegraveres menaient une longue guerre aux combats acharneacutes ils neacutegligegraverent les jours des morts Ce ne fut pas impuneacutement On dit en effet que cette malencontreuse neacutegligence valut agrave Rome de pacirctir de la chaleur deacutegageacutee par les bucircchers des faubourgs Jrsquoai peine agrave le croire des tombes sortirent dit-on les ancecirctres qui se reacutepandirent en plaintes dans la nuit silencieuse et agrave travers les rues de la Ville et lrsquoeacutetendue de la campagne on entendit les hurlements drsquoacircmes sans visage drsquoune foule sans consistance Par la suite les honneurs aux morts sont rendus aux tombes raquo523
Cette pietas est tregraves exigeacutee par les manes Dans la croyance elle a la
capaciteacute drsquoapaiser les esprits des ancecirctres dans leur repos comme si ceux-ci
eacutetaient dans un eacutetat inconfortable apregraves leur mort et que leur quies deacutependait
du culte des humains Dans la croyance des sacrificateurs ou des participants
ces sacrifices sont neacutecessaires pour le repos des macircnes Les vivants sont
donc tenus drsquohonorer cette tradition et la perpeacutetuer au risque de sanctions
seacutevegraveres de la part des macircnes Agrave chaque fois que la posteacuteriteacute oublia cette
pietas quelles que fussent les circonstances les manes des ancecirctres se
vengegraverent Un tel oubli ou une telle neacutegligence est impardonnable et par
conseacutequent paisible de lourde punition Ovide rapporte que les macircnes des
ancecirctres sugirent des tombeaux pour exprimer leur colegravere dans la nuit Si les
macircnes des ancecirctres ne peuvent se passer des parentalia crsquoest parce qursquoils
apaisent leurs acircmes garantissent leur requies in pace et la tranquilliteacute des
vivants
523 Ibid Livre II 546-555 laquoAt quondam dum longa gerunt pugnacibus armis bella Parentales deseruere dies Non impune fuit nam dicitur omine ab isto Roma suburbanis incaluisse rogis Vix equIdem credo bustis exisse feruntur et tacitae questi tempore noctis avi per que vias Urbis latos que ululasse per agros deformes animas volgus inane ferunt Post ea praeteriti tumulis redduntur honores prodigiis que venit funeribus que modusraquo
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Ciceacuteron teacutemoigne lui aussi des parentalia dans la premiegravere Philippique et
montre que ce rite nrsquoest pas sans difficulteacute Il srsquoinsurge contre le fait que les
seacutenateurs ont adopteacute le deacutecret qui associe au mecircme culte les morts et les
diviniteacutes de lrsquoEmpire Crsquoest sous son consulat qursquoil tient le discours
cateacutegorique que voici
Pensez-vous donc seacutenateurs que moi jrsquoaurais voteacute le deacutecret que vous avez adopteacute agrave contrecœur et qui mecirclait le culte des morts aux supplications (parentalia cum supplicationibus) qui introduisait dans la religion officielle des pratiques sacrilegraveges qui deacutecreacutetait des supplications agrave un mort (supplicationes mortuo) 524
Il affirme qursquoil ne convient pas que la Reacutepublique traite les morts sur le
mecircme pied drsquoeacutegaliteacute que les dieux Il srsquoagit dans le cas preacutecis de Ceacutesar En
effet celui-ci est eacuteleveacute au rang de diviniteacute par apotheacuteose apregraves sa mort et il
beacuteneacuteficie des supplicationes gracircce agrave un nouveau deacutecret voulu par les
seacutenateurs Les supplicationes525 jadis adresseacutees aux dieux sont deacutesormais
adresseacutees aussi aux morts Les supplicationes qui engageaient les dieux agrave
proteacuteger la Reacutepublique et agrave lui eacutepargner quelques malheurs eacutetaient aussi
adresseacutees agrave Ceacutesar diviniseacute Les supplicationes qui srsquoadressaient
originellement aux diviniteacutes en vue drsquoobtenir des largesses ou en action de
gracircces pour des faveurs reccedilues seraient deacutevoyeacutees dans leur finaliteacute premiegravere
Crsquoest pourquoi Ciceacuteron srsquoinsurge contre ce culte qui lui paraicirct ecirctre un sacrilegravege
Ce deacutevoiement serait-il de nature agrave expliquer la vraie nature des dieux dans la
logique ciceacuteronienne Si tel est le cas nous retrouvons la theacuteorie de
lrsquoeacutevheacutemeacuterisme drsquoapregraves laquelle les dieux ne sont rien drsquoautres que des morts
diviniseacutes 526 Cela pourrait eacutegalement faire eacutecho au De natura deorum de
Ciceacuteron qui est une approche philosophique concernant lrsquoexistence les dieux
524 Ciceacuteron Philippiques I VI 13 laquo An me censetis patres conscripti quod vos inviti secuti estis decreturum fuisse ut parentalia cum supplicationibus miscerentur ut inexpiabiles religiones in rem publicam inducerentur ut decernerentur supplicationes mortuo raquo Texte eacutetabli et traduit par Andreacute Boulanger et Pierre Wuilleumier Paris Les Belles Lettres 1959 p 61 525 Dictionnaire des antiquiteacutes romaines et grecques Supplicatio Singapour Eacuteditions Moliegravere p 616
526 Supra p 40-45
238
Enfin nous faisons mention du Satyricon de Peacutetrone œuvre satirique
eacutecrite avant la fin du 1er siegravecle Le passage auquel nous nous reacuteferons atteste
le rite des parentalia et suggegravere que ces ceacutereacutemonies pouvaient ecirctre marqueacutees
par une certaine leacutegereteacute des mœurs Le titre du chapitre 78 laquo Trimalcion
donne agrave ses inviteacutes un avant-goucirct de ses funeacuterailles raquo est eacuteloquent du point de
vue du regard sarcastique de Peacutetrone Nous sommes dans un contexte de
repas offert par Trimalcon un riche affranchi Pygmalion lrsquoun des personnages
deacuteclare agrave Stichus en ces termes
laquo Je veux avoir un bel enterrement afin que tout le peuple beacutenisse ma meacutemoire raquo Aussitocirct il deacutebouche une fiole de nard et nous en fait frictionner agrave la ronde laquo Jespegravere dit-il quil me fera autant de plaisir apregraves ma mort que maintenant raquo Il fit verser du vin dans un grand vase et dit laquo Supposons que vous ecirctes inviteacutes agrave mon repas de funeacuteraillesrsquo (ad parentalia) raquo527
Ce passage nous reacutevegravele dans un style satirique le rite des parentalia que
tout le peuple (totus populus) ceacuteleacutebrait agrave Rome en lrsquohonneur des morts Le rite
des parentalia est public car il concerne tous les habitants de lrsquoUrbs
Somme toute les parentationes et les parentalia sont un culte rendu aux
dieux et aux morts qui se ceacutelegravebrent par des sacrifices et autour drsquoun repas
Lorsque nous nous situons du cocircteacute des auteurs africains chreacutetiens nous
constatons que les deux termes ne se trouvent que chez Tertullien et
Augustin Cependant ils connaissent tous la reacutealiteacute des repas rituels
funeacuteraires tant priveacutes que publics Nous nous inteacuteressons agrave preacutesent aux
renseignements qursquoils nous livrent au travers de leurs œuvres
527 Peacutetrone Le satyricon 78 3 laquoEgo gloriosus volo efferri ut totus mihi populus bene imprecetur Statim ampullam nardi aperuit omnes que nos unxit et spero inquit futurum ut aeque me mortuum iuvet tamquam vivum Nam vinum quIdem in vinarium iussit infundi et putate vos ait ad parentalia mea invitatos essersquo raquo Traduction nouvelle et complegravete avec introduction et notes par Louis de Langle Paris Bibliothegraveque des curieux 1923 p 198-199
239
I2 Tertullien et les banquets funeacuteraires
Tertullien traite la question des banquets funeacuteraires dans un vocabulaire
dont voici quelques termes silicernium cena cenula triclinium convivium
epulum et parentatio et agapegrave Ce lexique concerne les banquets paiumlens et
chreacutetiens agrave lrsquoexception du terme agapegrave qui deacutesigne exclusivement les repas
fraternels des chreacutetiens et lrsquoEucharistie Dans son Apologeacutetique il eacutetablit une
similitude entre les repas offerts aux diviniteacutes et ceux qui le sont en lrsquohonneur
des morts laquo Quelle diffeacuterence y a-t-il entre le banquet de Jupiter (epulum
Jovis) et le repas funegravebre (silicernium) entre le vase agrave sacrifice et le vase agrave
libation funegravebre entre lrsquoharuspice et lrsquoembaumeur raquo528 Tertullien eacutetablit un
parallegravele entre lrsquoepulum Jovis qui rappelle le banquet cultuel en lrsquohonneur des
dieux et le silicernium pour les morts Parmi les auteurs africains chreacutetiens de
notre eacutetude il est le seul agrave employer le terme silicernium dont le sens reste agrave
preacuteciser En dehors drsquoeux nous trouvons le terme chez Arnobe dans son
oeuvre Contre les gentils lorsqursquoil discute de la nature des dieux du
paganisme auxquels on attribue la faculteacute de faire le bien et le mal Il nrsquoadhegravere
pas agrave cette theacuteologie paiumlenne car Arnobe considegravere que la diviniteacute est bonne
par essence qursquoaucun mal par conseacutequent ne peut eacutemaner drsquoelle Crsquoest en
eacutenumeacuterant les banquets qursquooffrent les paiumlens pour obtenir la faveur des
diviniteacutes qursquoArnobe emploie le terme silicernium laquo Que signifient dis-je ces
apexabones ces hirciae ces silicernia ces longaui noms donneacutes agrave diverses
sortes de boudins les uns faits de sang de bouc les autres fourreacutes de mou
hacheacute menu raquo529 Le silicernium chez Arnobe est un mets du banquet cultuel
en lrsquohonneur des morts Le silicernium auquel Tertullien fait allusion eacutetait une
ceacuteleacutebration festive accompagneacutee drsquoun repas somptueux selon le rang du mort
le jour du deacutecegraves ou quelques jours apregraves Les deacutebordements les excegraves dans
la consommation de nourriture ou de boisson ne manquaient pas lors de ces
528 Tertullien Apologeacutetique XXIII 7 laquo Quo differt ab epulo iouis silicernium a simpulo obba ab haruspice pollinctor raquo Paris Les Belles Lettres 2003 529 Arnobe Contre les gentils VII 24 3 laquoQuid inquam sibi haec volunt apexabones hirciae silicernia longaui quae sunt nomina et farcimimum genera hirquino alia sanguine comminutes alia inculcate pulmonibus raquo Texte eacutetabli traduit et commenteacute par Bernard Fragu Paris Les Belles Lettres 2010
240
circonstances funeacuteraires Ce repas pouvait ecirctre pris agrave la tombe ou agrave proximiteacute
de la seacutepulture
Varron dans les Satires meacutenippeacutees nous renseigne sur le rite du
silicernium chez les Romains laquo Apregraves avoir suivi le convoi mortuaire nous
avons fait pregraves du tombeau selon la coutume antique un repas funegravebre
(silicernium) somptueux puis repus nous nous disons lrsquoun agrave lrsquoautre en
partant ldquoPorte-toi bienrdquo raquo530
Les Grecs aussi pratiquaient le silicernium avec cette diffeacuterence que les
repas eacutetaient toujours pris au domicile drsquoun parent du deacutefunt Nous en avons
lrsquoattestation chez Deacutemosthegravene (384-322 av J-C) dans son traiteacute Sur la
couronne531 composeacute vers 330 av J-C Deacutemosthegravene y eacutevoque le banquet
funeacuteraire grec le laquo περιδειπνον perideipnon raquo qui est le pendant du
silicernium Ciceacuteron sans utiliser le terme grec fait mention de ce repas dans
son De legibus Crsquoest en rappelant les lois antiques qui interdisaient les
profusions les lamentations et le luxe des tombeaux qursquoil eacutecrit
A Athegravenes crsquoest une coutume eacutetablie depuis Cecrops drsquoinhumer les morts Les plus proches parents jetaient de la terre et une fois la fosse combleacutee on semait du grain sur cette terre pour quelle reccedilucirct le mort en quelque sorte dans un sein maternel En mecircme temps purifieacutee par ce grain elle eacutetait rendue aux vivants Venait ensuite un repas (epulae) auquel assistaient les parents couronneacutes de fleurs532
Ciceacuteron rappelle les banquets paiumlens chez les Atheacuteniens qui pratiquaient le
rite drsquoinhumation Apregraves la mise en terre du cadavre un banquet eacutetait
organiseacute auquel prenaient part les proches du deacutefunt
530 Varron Satires meacutenipeacutees fragment 303 laquoFunus exequiati laute ad sepuchrum antiquo more silicernium confecimus (id est περιδειπνον) quod pransi discedentes dicimus alius alii lsquovalersquo raquo Eacutedition traduction et commentaire par Jean-Pierre Cegravebe Rome Collection de lEacutecole franccedilaise de Rome 98 1987 531 Deacutemosthegravene Sur la couronne sect 288 laquo Le repas funegravebre (perideipnon) qui se donne ordinairement chez le plus proche parent ils le donnegraverent chez moi Ils ne se trompaient point en effet si par le sang chacun deux tenait aux morts de plus pregraves comme citoyen je leur eacutetais plus uni que personne raquo Texte eacutetabli et traduit par G Mathieu Introduction et notes par C Mosseacute p 397 Texte grec in Demosthenes On the crown (De corona) Translated with an introduction and commentary by S Usher England Aris and Phillips Ltd sect 288 1993 p 150 532 Ciceacuteron Les lois II 25 laquo Athenis iam ille mos a Cecrope ut aiunt permansit hoc ius terra humandi quam cum proximi iniecerant obductaque terra erat frugibus obserebatur ut sinus et gremium quasi matris mortuo tribueretur solum autem frugibus expiatum ut uiuis redderetur Sequebantur epulae quas inibant propinqui coronati raquo
241
Les auteurs africains chreacutetiens prendront position contre ces repas En
effet Tertullien srsquoattaque agrave cette tradition antique pratiqueacutee aussi en milieu
chreacutetien il la met en parallegravele avec le repas propre aux chreacutetiens crsquoest-agrave-dire
avec lrsquoagapegrave qui drsquoapregraves lui est supeacuterieure aux epulae ou au silicernium des
paiumlens agrave tous points de vue Avec ce mot le repas nrsquoest plus deacutesigneacute par le
mets qursquoon y mange (silicernium) mais par le sentiment qui unit ceux qui y
prennent part Il explique que lrsquoagapegrave chreacutetienne est un repas non seulement
fraternel qui exprime le lien entre les disciples du Christ mais aussi qursquoelle est
une Eucharistie qui les unit au Christ Celle-ci leur donne force dans toutes les
situations de leur vie quotidienne Il deacutenonce les fausses accusations porteacutees
contre les repas des chreacutetiens qui nrsquoont drsquoautre but que lrsquoeacuteleacutevation de la
chariteacute du disciple agrave la hauteur de celle de son maicirctre Jeacutesus
Quoi donc drsquoeacutetonnant qursquoune si grande chariteacute ait des repas communs Car nos modestes repas (cenulae) eux-mecircmes vous les deacutecriez comme coupables non seulement drsquoune criminelle infamie mais encore de prodigaliteacute533
Tertullien preacutesente le repas chreacutetien qursquoil deacutefend afin de mieux railler les
banquets des paiumlens en lrsquohonneur des diviniteacutes Il justifie la convenance et la
neacutecessiteacute du repas eucharistique qui rassemble ordinairement les chreacutetiens
tout speacutecialement le dimanche Cela le motive agrave deacutevelopper un argumentaire agrave
finaliteacute apologeacutetique pour blanchir les chreacutetiens accuseacutes drsquoanthropophagie du
fait de leurs rassemblements eucharistiques Lorsque Tertullien aborde les
banquets pratiqueacutes par Rome et ses colonies drsquoAfrique du Nord il met cela au
compte de la deacutecadence des mœurs de lrsquoeacutepoque caracteacuteriseacutee par une rupture
avec ce que les anciens ont mis leur point drsquohonneur agrave construire et agrave
respecter le mos majorum Tertullien ironise en ces termes laquo Tu dois aduler
ceux (les morts) gracircce auxquels tu vis bien grassement raquo534
533 Tertullien Apologeacutetique XXXIX 14 laquo Quid ergo mirum si tanta caritas conuiuatur nam et cenulas nostras praeterquam sceleris infames ut prodigas quoque suggillatisraquo 534 Tertullien De testimonio animae IV laquo Debes adulari propter quos lautius vivis raquo Traduction personnelle
242
La mort devient lrsquooccasion drsquoexcegraves de ceux qui manquent drsquohonneur
Tertullien nrsquoheacutesite pas agrave faire du persiflage contre les paiumlens agrave travers leurs
banquets en lrsquohonneur de leurs dieux et des morts Cela lui permet en mecircme
temps de faire lrsquoapologie de lrsquoagapegrave chreacutetienne contre les banquets paiumlens535
535Tertullien Apologeacutetique XXXIX 14-15 laquoNam et cenulas nostras praeterquam sceleris infames ut prodigas quoque suggillatis De nobis scilicet diogenis dictum est megarenses obsonant quasi crastina die morituri aedificant uero quasi numquam morituri Sed stipulam quis in alieno oculo facilius perspicit et quam in suo trabem Tot tribubus et curiis et decuriis ructuantibus acescit aer saliis cenaturis creditor erit necessarius herculanarum decimarum et polluctorum sumptus tabularii supputabunt apaturiis dionysiis mysteriis atticis cocorum dilectus indicitur ad fumum cenae serapiacae sparteoli excitabuntur raquo laquo Crsquoest agrave nous sans doute que srsquoapplique le mot de Diogegravene lsquoLes Meacutegariens mangent comme srsquoils allaient mourir demain et ils bacirctissent comme srsquoils ne devaient jamais mourirrsquo Mais on voit plus facilement une paille dans lrsquoœil drsquoautrui qursquoune poutre dans le sien Pendant que tant de tribus de curies et de deacutecuries rotent lrsquoair srsquoempeste Quand les Saliens srsquoapprecirctent agrave banqueter il leur faudra un creacutedit ouvert pour supporter les deacutepenses qursquooccasionnent les dicircmes drsquoHercule et les banquets sacreacutes il faudra des teneurs de livres aux Apaturies aux Dionysies aux mystegraveres attiques on mobilise des cuisiniers en voyant la fumeacutee du banquet (cena) de Seacuterapis on donnera lrsquoalarme aux pompiers raquo Le style hyperbolique est reconnaissable dans la description des banquets paiumlens greacuteco-romains Dans un premier temps Tertullien passe en revue les cultes romains agrave travers des personnages Nous avons drsquoabord les Saliens qui eacutetaient des precirctres consacreacutes au culte de Mars Ensuite il y a Hercule qui est le pendant drsquoHeacuteraclegraves en Gregravece Enfin du cocircteacute de la Gregravece nous avons lrsquoallusion aux Apaturies aux Dionysies aux mystegraveres attiques et au culte de Seacuterapis Tous ces cultes eacutetaient bien preacutesents dans la Rome antique Pour Tertullien ils ont tous une caracteacuteristique commune les excegraves dans les banquets cultuels Dans un deuxiegraveme temps Tertullien fait lrsquoapologie du seul vrai repas celui des chreacutetiens qursquoil traduit par trois termes eacutequivalents le triclinium la cena et le convivium Tertullien Apologeacutetique XXXIX 15-17 laquo De solo triclinio Christianorum retractatur Cena nostra de nomine rationem sui ostendit id uocatur quod dilectio penes Graecos Quantiscumque sumptibus constet lucrum est pietatis nomine facere sumptum siquIdem inopes quosque refrigerio isto iuuamus non qua penes vos parasiti affectant ad gloriam famulandae libertatis sub auctoramento ventris inter contumelias saginandi sed qua penes Deum maior est contemplatio mediocrium Si honesta causa est convivii reliquum ordinem disciplinae de causa aestimate Quot sit de religionis officio nihil uilitatis nihil immodestiae admittit raquo laquo Seul le repas (triclinium) des chreacutetiens est un objet de commentaires Notre repas (cena) on lrsquoappelle drsquoun nom qui signifie lsquoamourrsquo chez les Grecs (agapegrave) Quelles que soient les deacutepenses qursquoil coucircte crsquoest profit que de faire des deacutepenses par une raison de pieacuteteacute en effet crsquoest une reacutefection par laquelle nous aidons les pauvres non que nous les traitions comme des parasites qui aspirent agrave la gloire drsquoasservir leur liberteacute agrave condition qursquoils puissent se remplir le ventre au milieu des avanies mais parce que devant Dieu les humbles jouissent drsquoune consideacuteration plus grande Si le motif de notre repas (convivium) est honnecircte jugez drsquoapregraves ce motif la discipline qui le reacutegit tout entier Comme il a son origine dans un devoir religieux il ne souffre ni bassesse ni immodestie raquo Tertullien donne au repas chreacutetien toutes les vertus qui font deacutefaut dans les banquets paiumlens Drsquoabord le repas chreacutetien brille par sa sobrieacuteteacute Il est offert aux pauvres dans le respect de leur digniteacute il ne les meacuteprise pas Au cours de ce repas lrsquoeacutegaliteacute entre les participants est assureacutee Tertullien preacutesente lrsquoagapegrave des chreacutetiens comme le repas ideacuteal Il nous renseigne aussi sur le contenu du banquet des chreacutetiens Il srsquoouvre par la priegravere qui est une priegravere de beacuteneacutedictions ou drsquoactions de gracircces ou les deux agrave la fois Ensuite les commensaux deacutegustent ensemble les mets preacutesents et boivent dans le souci de la sobrieacuteteacute Enfin apregraves le repas tous se lavent les mains le rassemblement se poursuit et se termine par la priegravere qui avait eacuteteacute au commencement de la cena Crsquoest alors que les chreacutetiens se seacuteparent ayant agrave cœur de vivre dans la vertu contrairement aux paiumlens qui perdent leur luciditeacute agrave cause des excegraves Lisons la description preacutecise de Tertullien
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Selon Tertullien les repas paiumlens sont marqueacutes par lrsquoidolacirctrie et la superstition
que le chreacutetien doit absolument fuir pour preacuteserver lrsquointeacutegriteacute et la digniteacute de son
nouvel ecirctre Tertullien laisse cependant comprendre que les chreacutetiens ne sont pas
non plus agrave lrsquoabri drsquoeacuteventuels deacutebordements au cours des repas
Ibid XXXIX 17-20 laquo Non prius discumbitur quam oratio ad Deum praegustetur editur quantum esurientes capiunt bibitur quantum pudicis utile est Ita saturantur ut qui meminerint etiam per noctem adorandum Deum sibi esse ita fabulantur ut qui sciant Deum audire Post aquam manualem et lumina ut quisque de scripturis sanctis uel de proprio ingenio potest prouocatur in medium Deo canere hinc probatur quomodo biberit Aeque oratio conuiuium dirimit Inde disceditur non in cateruas caesionum nec in classes discursationum nec in inceptiones Iasciuiarum sed ad eandem curam modestiae et pudicitiae ut qui non tam cenam cenauerint quam disciplinam Haec coitio Christianorum merito sane illicita si illicitis par merito sane damnanda si non dissimilis damnandis si quis de ea queritur eo titulo quo de factionibus quarela est raquo laquo On se met agrave table qursquoapregraves avoir goucircteacute auparavant drsquoune priegravere agrave Dieu On mange autant que la faim lrsquoexige on boit autant que la sobrieacuteteacute le permet On se rassasie comme des hommes qui se souviennent que mecircme la nuit ils doivent adorer Dieu on converse en gens qui savent que le Seigneur les attend Apregraves qursquoon srsquoest laveacute les mains et qursquoon a allumeacute les lumiegraveres chacun est inviteacute agrave se lever pour chanter en lrsquohonneur de Dieu un cantique qursquoon tire suivant ses moyens soit des saintes Eacutecritures soit de son propre esprit Crsquoest une eacutepreuve qui montre comment il a bu Le repas (convivium) finit comme il a commenceacute par la priegravere Puis chacun va de son cocircteacute non pas pour courir en bandes drsquoassassins ni en troupes de flacircneurs ni en eacutequipes de libertins mais avec le mecircme souci de modestie et de pudeur en gens qui ont pris agrave table une leccedilon plutocirct qursquoun repas (cena) Oui crsquoest agrave juste titre que cette lsquocoalition des chreacutetiens est deacuteclareacutee illicite si elle est semblable aux reacuteunions illicites crsquoest agrave juste titre qursquoon la condamne si elle ne diffegravere pas de celles qui sont condamnables si elles donnent lieu aux mecircmes plaintes que les lsquofactionsrsquo raquo Le repas des chreacutetiens est pris dans une sorte de liturgie ougrave la priegravere est agrave lrsquoalpha et agrave lrsquoomeacutega Par le terme praegustare appliqueacute agrave lrsquooratio des chreacutetiens Tertullien fait ainsi un rapprochement entre la priegravere et le repas Lrsquooratio est symboliquement un repas une nourriture spirituelle que les chreacutetiens prennent avant de prendre la nourriture mateacuterielle Si nous recourons au vocabulaire culinaire nous pouvons dire que lrsquooratio est lrsquoapeacuteritif (oratio praegustetur) de lrsquoagapegrave des chreacutetiens Puis vient le plat drsquoentreacutee par lequel les commensaux se rassasient de pain et de boisson dans le souci de la sobrieacuteteacute Ensuite arrive le moment du dessert ougrave lrsquoassembleacutee goucircte encore agrave la nourriture spirituelle par la louange Enfin les participants rassasieacutes agrave la table du pain mateacuteriel et du pain spirituel prennent congeacute les uns des autres dans la digniteacute et la preacuteservation de leur identiteacute de chreacutetiens Si nous avons tenu agrave citer ce passage en inteacutegraliteacute cela est ducirc au fait qursquoil contient lrsquoapologie de Tertullien de lrsquoagapegrave chreacutetienne par opposition au repas funeacuteraire paiumlen Pour eacutevoquer le repas des chreacutetiens Tertullien emploie trois termes tantocirct cenula pour exprimer la sobrieacuteteacute de ce repas tantocirct cena et convivium pour en traduire la digniteacute et la noblesse Ces termes pourraient renvoyer au repas sacreacute de lrsquoEucharistie chez les chreacutetiens Lrsquoapologie de Tertullien bien hyperbolique vise agrave railler les repas paiumlens dont certains auteurs tels que Martial Horace et Juveacutenal535 avaient deacutejagrave pointeacute le ridicule agrave cause de la gourmandise deacutebordante qui les caracteacuterisait Ces reproches semblent un topos moralisant commun aux eacutecrivains paiumlens et chreacutetiens Tertullien affirme ainsi que les assembleacutees fraternelles et eucharistiques des chreacutetiens nrsquoont rien de comparable agrave celles des paiumlens535 Le repas des chreacutetiens porte la marque de lrsquoamour et de la miseacutericorde car ils prennent en compte les besoins des pauvres deacutemunis du neacutecessaire Ils traduisent en acte le devoir drsquoamour et lrsquoeacutelan de solidariteacute qui incitent les chreacutetiens agrave porter secours agrave ceux qui vivent des situations de preacutecariteacute alimentaire ou de manque quelconque Le chreacutetien ne peut donc pas freacutequenter dans le mecircme temps lrsquoagapegrave et les banquets funeacuteraires paiumlens qui sont diameacutetralement opposeacutes quant agrave la finaliteacute et agrave lrsquoesprit
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Drsquoapregraves Tertullien si de tels cas se produisaient ils seraient vite condamneacutes sans
aucune reacuteserve
Notons que pour traduire la reacutealiteacute des repas funeacuteraires Tertullien utilise
un vocabulaire qui nrsquoest pas nouveau puisque les auteurs paiumlens
lrsquoemployaient deacutejagrave comme nous lrsquoavons analyseacute anteacuterieurement 536
parentare-parentatio537 La parentatio drsquoapregraves Tertullien est un repas paiumlen
en lrsquohonneur des dieux et des morts par lequel on entre en communion non
seulement avec les offrants mais aussi avec les deacutefunts
La parentatio comme sacrifice offert aux dieux et aux morts diviniseacutes est en
droite ligne de la theacuteorie de lrsquoeacutevheacutemeacuterisme Tertullien se sert de ce locus
communis dans sa poleacutemique pour bannir les banquets funeacuteraires et montrer
ainsi leur inaniteacute En voici quelques arguments laquo Et si nous nous abstenons
des deux sortes drsquoidolacirctrie crsquoest que les deux sortes drsquoidoles sont de mecircme
nature puisque dieux et morts ne font qursquoun raquo538 Il dit ailleurs laquo Aussi nrsquoy a-
t-il pas lieu de srsquoeacutetonner si vous (paiumlens) immolez les mecircmes victimes pour
vos morts et pour vos dieux si vous leur brucirclez les mecircmes parfums raquo539
Tertullien se sert de la deacutemarche de saint Paul dans sa lettre aux
Corinthiens quand il met en garde contre les repas sacreacutes les viandes offertes
aux idoles par les paiumlens avec lesquels les chreacutetiens ne doivent pas ecirctre en
536 Supra p 233-238 537 Nous eacutenumeacuterons ici les allusions au substantif et au verbe Ad nationes II 14 14 laquo Athenienseshellip inter mortuos parentant raquo De testimonium animae 4 4 laquo Si quando extra portam cum obsoniis et matteis tibi potius parentans raquo Les spectacles (de spectaculis) VI 3 laquo Privatorum memoriis legatariae editiones parentant raquo Ibid XII 4 laquo Quod ergo mortuis litabatur utique parentationi deputaturhellip quoniam et idolatria parentationis est species raquo Ibid XIII 4 laquo Non sacrificamus non parentamus neque de sacrificio et parentato edimus raquo Ibid XIII 5 laquo Ab idolothytis et necrothytis voluptatibus abstinemus raquo Ad Uxorem 1 6 1 laquo Pleraeque gentilium feminarium memoriae carissimorum maritorum parentant raquo De resurrectione mortuorum 1 2 laquo Existimans nihil superesse post mortem et tamen defunctis parentat raquo De exhortatione castitatis 12 3 laquo Relictis filiis forsitan qui illi parentent raquo
538 Tertullien Les spectacles XIII 3 laquo Propterea igitur quoniam utraque species idolorum conditionis unius est dum mortui et dii unum sunt utraque idololatria abstinemus p 218-219 539 Tertullien Ad nationes 1 10 28 laquo Nihil itaque mirum si hostias easdem mortuis quas et deis caeditis eosdemque odores excrematis raquo In Corpus Christianorum 55 1953 ndash Series Latina Traduction par Andreacute Schneider Ad Nationes Paris Neuchacirctel 1967 p 186-187