nadia mohya - la fête des kabytchous

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  • N adia M O H IA

    La fte des Kabytchous

    Editions Achab

  • Editions Achab, 2009.1, Boulevard Hadadou Mohand-Arezki 15000 Tizi-Ouzou [email protected]

    Illustration de couverture :Esquisse par Assia KHARIF.Photographie de Muljend-u-Yehya, vers 1955. Composition par Nicolas KN1TTL.

    ISBN : 978-9961-9867-2-1 Dpt lgal : 3447-2009

    Du mme auteur :

    - Les thrapies traditionnelles dans la socit kabyle. Pour une anthropologie psychanalytique (prface du Professeur Sami-Ali), Paris, LHarmattan, 1993.

    - Ethnologie et psychanalyse. L autre voie anthropologique (prface du Professeur Y van Siinonis), Paris, L Harmattan, 1995.

    - De l'exil. Zehra, une femme kabyle. Un essai d'anthropologie, Genve, Georg, 1999.

    - L exprience de terrain. Pour une approche relationnelle dans les sciences sociales, Paris, La Dcouverte, 2008.

  • Remerciements

    Ce livre existe grce mes frres : Mouloud, Hamid, Mohemmed et Mhenna. Leur confiance affectueuse m a stimule, soutenue, guide en chaque page.

    Immense est ma dette intellectuelle envers le Professeur Sami-Ali. Outre sa prface clairante, et prcieuse pour cela mme, linfluence de sa pense est diffuse dans tout ce livre.

    Khalida Toumi m a fait lamiti de rdiger quelques lignes (ici en postface) : pour moi, elles ont la mme valeur que sa prsence laroport d Alger, quand elle est venue accueillir la dpouille de mon frre.

    Jacqueline Delorme-Fuz (la grande sur que je nai jamais eue), Alain Ercker, Thodore M bemba et Mohamed Benhamadouche ont accept de lire une premire version de ce livre. Leur amiti, leur vif intrt et leurs remarques judicieuses mont encourage le mener bien.

    Mokrane Taguemout, Boubekeur Almi (alias Koukou), Tahar Slimani, Youcef Yalali, Idir Nat-Abdellah, Cherif Sid Ahmed, Sad Hammache et Djamal Abbache m ont apport une aide apprciable par leurs relations avec mon frre, mais aussi, par leur connaissance des subtilits de notre langue maternelle. Ce livre leur doit beaucoup.

    Bien quils naient en rien contribu ce livre, je tiens nanmoins citer Sad Doumane, Malika Baraka, Arnaud Dartige du Fournet, Sadia Mohammedi, E!-Madjid AHaoui, Hakim et Farida Smal : leur prsence toute dvoue aux cts de mon frre mourant fut, pour moi galement, un secours et un rconfort inestimables.

    Je ne saurais oublier Ramdane Achab, mon diteur, pour lattention et la bienveillance avec lesquelles il a accueilli ce livre.

    Que tous trouvent ici lexpression de ma profonde gratitude !

  • A mes neveux et nices : Tamila, Assia, Djamal, Ramdane-Abdellah,

    Morad, Tinhinane, Yidir, Rilas, Yasmin et Lyna.

    Mon histoire est peu rjouissante. Je lcris tout de mme ; ou mieux : cest justement pour cela que je lcris. Jai dcid de tout crire et je trouve que cest fort bien ainsi. Quand on est battu, on crie. Crier aussi est irrationnel. Cela ne sert rien non plus et cela na pas de sens, mais cest plus ou moins dans lordre des choses que lon rponde aux coups reus par des cris. Cest tout bonnement bien ainsi. Cest pourquoi, aussi, cest bien pour moi que j crive mon histoire.

    Fritz Zorn, Mars, Paris, Gallimard, 1979.

    Dis ce qui test le plus personnel, dis-le, il ny a que cela qui importe, nen rougis pas : les gnralits se lisent dans les journaux.

    Elias Canetti, Le cur secret de I horloge, Paris,Albin Michel, 1989.

  • Prface

    Ni journal intime ni essai d anthropologie alors quil participe de lun et de lautre, le trs beau texte de Nadia Mohia semble avoir t crit dans lurgence, sous le coup d un branlement motionnel extrme, qui se trouve en fait condens dans le titre mme de luvre venir, La f te des Kabytchous. Titre qui dsigne simultanment, par un jeu paradoxal dont Grand-frre - le personnage principal - avait le secret, les rjouissances populaires et sa propre mort. On est d emble confront une ralit contradictoire qui demande tre comprise dans toutes ses ramifications, prsentes et passes, tenant en main comme un fil conducteur qui ne demande que d tre droul, au gr d une dmarche qui ncessite un immense retour en arrire pour reconstituer toute une histoire, non seulement d une famille, mais surtout, dune socit et d une culture qui peine se faire reconnatre. Et cela sans chercher expliquer quoi que ce soit, mais simplement pour saisir de plus prs une ralit humaine laquelle on appartient corps et me, du fait mme quon partage la mme langue, soudain devenue mmoire collective et lien charnel, lieu de tous les rves, de toutes les contradictions, et aussi, miraculeusement, la possibilit non pas tant de les rsoudre, ce qui constitue dj un procd intellectuel, mais de les dissoudre. Les dissoudre en revenant toujours ce qui rend possible la raison et la folie, la parole et le silence, la prsence et labsence, et surtout, toutes les motions qui constituent autant dactions magiques sur le monde : une racine commune, un originel par-del la causalit. Et c est vers ce point le plus recul de nous-mmes, le plus profond sans tre localis dans nimporte quel espace, que tend lextraordinaire entreprise de Nadia Mohia, qui semploie simplement comprendre les lments disparates d une ralit qui ressemble un immense puzzle, dfiant toutes les rductions, commencer par celles de lanthropologie elle-mme.

    Mais ie fil que Nadia Mohia tire ainsi savre tre une corde intensment tendue qui vibre constamment, pour confrer au rcit qui se veut

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    direct et le plus proche possible des vnements, une intensit motionnelle qui ne se relche aucun moment. La langue maternelle en constitue laxe fondamental autour duquel se structure tout lensemble. Langue de vrit, de soi et des autres, ce qui garantit quon est la fois corps et me, aussi bien quune identit qui nous constitue autant que le visage et le sexe. Dans le rcit de Nadia Mohia, elle se trouve non seulement la racine du travail crateur du Grand-frre, pote et dramaturge remarquable, mais aussi, de cette forme ethnique particulire de pathologie mentale dont la mre est affecte, travers une possession se manifestant par des voix terribles et menaantes, venant de nulle part. La conscience dmesurment largie, communiquant avec linvisible, la mre est aussi cratrice dune uvre impalpable, non crite, qui simprovise au jour le jour, mais traverse par la mme thmatique, la mme certitude inbranlable. uvre qui reste de part en part relationnelle, objet dune mmoire qui senracine dans une tradition, un hritage qui se confond avec le passage des gnrations, avec la vie mme en tant que temps qui passe et pourtant demeure.

    Or, si le texte de Nadia Mohia agit comme une puissance qui se renouvelle constamment, c est que la trame mme de lhistoire, on lapprendra au fur et mesure, a la forme d une impasse relationnelle, d une situation impossible quon ne peut ni changer ni quitter. Ni quitter ? Il reste bien sr lexil qui est la solution choisie par Grand-frre, son corps dfendant, pour chapper aux sortilges d une mre qui, elle-mme, vit la mme situation denfermement, dont la seule issue fut la pathologie mentale. Cependant, lexil ne parvient qu instaurer une distance spatiale, l o la distance relle lgard d une figure maternelle toute prsente, savre inconcevable du fait mme que tout le travail crateur du fils seffectue dans la langue maternelle. Le cul-de-sac est total, vcu dans un corps douloureux, meurtri, subissant coup sur coup trois infarctus, avant de connatre lagonie d une tumeur crbrale. Tout se passe ainsi comme si la maladie mentale et la pathologie organique taient les deux rponses extrmes une situation d impasse qui plonge ses racines dans deux vies parallles, deux destins diffrents et identiques, tout ensemble.

    On comprend ds lors par quelle ncessit interne Nadia Mohia a entrepris la rdaction dun texte dont toute la problmatique est inscrite dans une double impasse personnelle et ethnique, chez la mre et le fils, et sans doute aussi, un degr moindre, chez la fille unique de la fratrie : une manire d exorciser le sort en transposant limpasse dans une autre langue,

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    suffisamment distante pour permettre de dcouvrir dautres issues possibles, commencer par celle, inespre, dcrire pour chapper lalination et la mort. crire dans une langue trangre parfaitement matrise, et russir le tour de force de crer laltrit en tant que sensibilit autre.

    Mahmoud SAMI-ALI

    Professeur mrite de lUniversit Paris-VII Directeur scientifique du Centre International de Psychosomatique

    Paris, 8 juin 2009

  • 1Dix-huit ans auparavant, dans les premiers jours de septembre, un matin tout imprgn de latmosphre de ces fins quon redoute et qui surviennent toujours, Mouloud maccompagnait laroport. travers la vitre de la voiture, j envoyais un dernier signe Yemma qui me regardait de son balcon. Elle pleurait. Je venais de passer plus de deux mois avec elle, mais les derniers jours, elle ne cessait de dire :

    Oh, ma fille ! Tu es arrive hier et tu t en vas dj. Les jours se sont couls comme dans un rve,

    Les mmes mots chaque fois que je partais, depuis mes annes d universit Alger. Et comme en ces annes-l, il m 'tait douloureux de labandonner sa solitude. Ses souffrances - tout ce quelle possdait, au fond - avaient toujours t miennes. Elle me les confiait comme un secret, ces souffrances innombrables qui, mes yeux, la transfiguraient en un personnage de conte ; ces contes de mon enfance quelle racontait comme sils disaient sa propre histoire, souffrant et pleurant des preuves de leur hros ou hrone.

    En cet instant d adieu, je les sentais qui menvahissaient, ces souffrances inextricables, comme pour me freiner, m 'empcher de suivre mon destin, d prouver enfin ma vie de femme et de mre. Si seulement il suffisait de ne pas la quitter pour quelle ne souffrt plus ! Quand j tais une petite fille, elle me battait souvent. Une fois sa rage dcharge, elle regrettait son geste :

    A taqecci'... murmurait-elle, pourquoi l'ai-je frappe ? Qua-t-elle fait ?

    1 Expression dtonnement.

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    Et de lentendre se reproqher ainsi sa violence me faisait plus mal que les coups reus ; cela creusait mon me, me troublait comme tu nen as pas ide. Quand j tais devenue adolescente, elle refusait de m adresser la parole. Quil tait atroce, ce mutisme par lequel Yemma me rayait, me sortait de sa vie ! Parfois, c tait comme si le monde, les tres, tout avait disparu. Ne subsistait alors plus quelle, l, des jours durant, dans une prsence crasante et terrifiante, distillant son angoisse absolue en toutes choses.

    Aussi, comment maurait-elle supporte si, devenue adulte, j avais continu vivre auprs d elle ? Elle m aurait traite comme une trangre ; elle maurait repousse, mprise comme tamagwart (une laisse-pour- compt). Chez nous, les filles savent ds leur plus jeune ge quelles ne sont pas chez elles sous le toit de leurs parents.

    La voiture a dmarr, Yemma me suivait toujours de son regard tremp. J avais limpression que ses larmes coulaient par flots, inondant la faade de limmeuble, le monde entier, de leur got amer. J ai serr dans mes bras ma fille toute jeune encore, retenu mes larmes en une boule douloureuse dans ma gorge et c est alors quune voix ma souffl :

    Va, a suffit ! Tu ne reviendras en ce pays que lorsque... Lorsque, quoi ? La phrase est reste en suspens. Cinq ans aprs,

    Yemma mourut. Je ne lavais pas revue. Le jour o mes frres m ont annonc notre perte, je me suis dit : La voici, la rponse que tu attendais ! Tu ne reviendras que lorsque ta mre... Naturellement, j allais rentrer pour ses obsques. Mais quelques jours avant, un groupe arm stait empar dun avion dAir France laroport dAlger, et il ny avait plus aucune liaison entre mes deux pays. Jaurais pu rentrer plus tard. Pour y faire quoi ? Pour retrouver la maison sans Yemma et me mettre la chercher dans chaque recoin avec ma douleur folle ? Pour me rendre sur sa tombe et me convaincre quelle tait bien... A quoi bon ?

    Deux ou trois semaines avant, nous nous tions parl au tlphone. N e viens pas quoi quil se produise, mavait-elle conseill. Ne

    t inquite pas sur mon sort. J accueille les jours comme ils viennent. Quand elle se prsentera, je serai prte. Va, cest tout.

    Elle avait court la communication de crainte d tre entendue, comme si ce que nous avions nous dire et t un secret dEtat. La mme peur des autres depuis des annes. Mais pour une fois, elle avait peut-tre raison, elle qui avait vcu la guerre et ses tratrises. Les mouchards, la dlation... Yemma parlait dexprience.

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    Tu ne reviendras que lorsque... Lorsque quoi ? Cette question ma taraude pendant des annes, tandis

    que la dcision de rentrer se compliquait de jour en jour. Comment dire ? Quest-ce que je peux bien expliquer ? Cela ne tenait pas debout. Pourtant, c tait vrai, aussi vrai que ltait mon supplice intrieur. En attendant je-ne sais-quoi, je m inventais des excuses pour ne pas rpondre aux appels de mes frres. Je craignais de les revoir, eux, mes frres comme tous les gens que je connaissais. Japprhendais leurs regards, aux uns et aux autres, marqus par les annes qui nous avaient traverss. J avais peur d entendre leurs souffrances. Et aussi... de croiser mon sort! Combien avaient rencontr le leur sans le reconnatre, sans mme savoir pourquoi ? Combien se terraient dans leurs cachettes ou fuyaient le pays comme des btes pourchasses ? Certains jours, la seule ide du retour me plongeait dans une trange panique tant la chose me semblait exclue, comme un passage barr pour toujours, une montagne infranchissable... d autres moments, j y songeais comme un de ces merveilleux voyages qui te font rver, sans doute parce que tu sais bien que jamais tu ne les accompliras.

    En fait, je ne percevais plus mon pays plein de vie, baign de soleil, par de ses mille couleurs chatoyantes, ptillant de sa jeunesse avide de rythmes et de chants. Son image qui, nagure encore, pouvait parfois m blouir, cette image stait gare dans le labyrinthe de mes jours gris. De ce que j y avais vcu, ne me restaient que des bribes de souvenirs, des dbris d une mmoire dcompose, des visages sans me, des choses sans nom, des mots sans contenu, des chemins qui naboutissaient nulle part. Jusque dans mes rves, je n en avais plus que des visions fugaces, des images floues de lieux, de personnes, de moments vanouis. Pourtant, au rveil, le rve semblait se prolonger. J prouvais comme une envie de persvrer dans une certaine direction, de m y engager plus avant. Et j y allais, en appuyant sur mes paupires closes. Je descendais alors comme dans une mer sans fond, jusqu ressentir cet tourdissement des hauteurs qui m obligeait me ressaisir pour ne pas cder la chute. Je ne cherchais rien prcisment, ne voulais surtout rien retrouver (et pour en faire quoi, dis ? Cela na pas de place l o je vis !) Je vrifiais les liens tnus qui me rattachaient encore une poque de ma vie. Nostalgie ? Pas vraiment. J tais en qute de Y ailleurs, de cet ailleurs qui m a t donn comme il est donn chacun, non du pass o j aurais t tente de me rfugier ; de cet ailleurs qui se tient au-del, englobant le pass bien avant mon pass dfini, et lavenir bien aprs mon avenir dtermin.

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    Jy allais donc, en pratiquant cet exercice de funambule comme dautres sadonnent au yoga, au jogging ou la peinture. J y allais pour me rassembler en dedans, un peu comme le font les Indiens Emrillon en Guyane franaise, les mres en particulier. Avant de quitter le lieu dont leur enfant a explor les recoins, elles balaient de la main lespace autour de lui. De cette faon, elles ramnent son propre corps lme qui, n tant pas encore fixe cet ge, risque tout instant de se perdre.

    Il en irait de mme pour lme de lexil. Sans doute finit-elle par rejoindre le corps arrach sa terre natale ; mais elle demeure longtemps instable et fragile, ballotte et trouble par le priple qui la mne dun monde lautre, tiraille entre un dsir et une ncessit : retourner ses racines nourricires ou rintgrer son corps maintenant implant en terre trangre.

    *

    Il me fallait ladmettre, la Kabylie que j avais connue appartenait un autre monde. Je pouvais encore limaginer, les yeux ouverts ou ferms, mais elle navait plus rien de rel. Ce qui tait rel, c tait la guerre civile, la folie meurtrire des hommes, les mes dfaites, la terreur sur le visage des femmes, les nuits remplies de cauchemars des enfants, les rivires de larmes, les mares de sang, les cris de dsespoir lancs un ciel indiffrent... Ce que je percevais de lautre ct de la Mditerrane ressemblait un gigantesque nuage noir qui avait tout recouvert, une sorte de monstre sans visage, sans forme ni consistance, de plus en plus effrayant mesure que les annes se succdaient. Il grossissait, ce monstre, enflait en mme temps que mes peurs grandissaient, indicibles, insenses. tait-ce mes peurs qui nourrissaient le monstre ou linverse ?...

    J tais tombe dans le lacs. Comme tant dautres ! Tu ne reviendras que lorsque... Je n en pouvais plus d endurer les souffrances de Yemma. Elles se

    dversaient, ces souffrances qui se multipliaient linfini, se rpandant en moi comme si rien ne me sparait delle. J y voyais une sorte d injustice. Je me rebellais. J ignorais, alors, quels tourments mattendaient en exil.

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    Dans deux heures, lavion atterrira Alger, et je poserai le pied sur le sol natal. Si Dieu veut ! Les coudes sur la tablette devant moi, la tte entre les mains, je pleure doucement. Rien ne peut retenir ces torrents dmotions contradictoires qui fondent sur moi telles des vagues sur un esquif perdu au milieu d une mer dmonte. Des images, comme le film dun mauvais rve, dfilent devant mes yeux ; un rve qui dure encore. Treize mois d attente, de prires et d implorations adresses tous les Cieux, tous les Saints de ce pays-ci et de lautre, l-bas, pour quils accordent une nouvelle chance, un sursis, rien quun sursis, Grand-frre.

    Tu ne reviendras que lorsque... Comme j ai essay de contredire ce qui simposait avec la force dune

    vidence ! Comme j ai voulu nier ce qui semblait crit depuis toujours quelque part, l, dans ltendue du non-connu ! Jour aprs jour, Mouloud m a presse, sans rien deviner des penses qui me tourmentaient :

    Tu vas venir avec lui. Tous ces mois, tu tes tenue ses cts ; tu ne peux pas t arrter l...

    - Non, je ne vais pas venir !- Pour quelle raison ?- Je nai rien faire au pays ! Je nai pas le temps ! Ce n est pas le

    moment ! Maintenant, donne-moi la paix ! Devant linsistance de Mouloud, je navais d autre chappatoire que

    limpertinence. Il lui en fallait plus pour renoncer me faire changer davis : Il faut quand mme que tu viennes !- Laisse-moi, je t en prie. J ai peur, voil !- Peur de quoi ? De qui ? C est ton pays, ta famille... a n a pas de

    sens.

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    - J ai peur de ne plus rien contrler, peur de ce que je vais trouver...- Ce que tu vas trouver... Que du bien ! Voyons, rflchis un peu.

    C est loccasion...- Loccasion, dis-tu ? Je ne veux pas ! Je ne peux pas ! Mon frre, tout affectueux, sinquitait de ce que je ne lcoutais pas.

    Lentendais-je seulement ? Depuis des mois, je vivais avec notre frre mourant, m endormant et me rveillant avec son visage de plus en plus angoissant. prsent, je refusais de profiter de sa mort pour accomplir enfin le pas que je m 'tais longtemps interdit. Comme si, en rentrant ce moment prcis, je confirmais cette promesse obscure souffle par le sort des annes auparavant. Je navais pas encore compris que je l'avais dj accepte, cette promesse, l'instant mme o je l'avais perue, et que j en tais maintenant son excution.

    Ne sachant plus que faire avec moi, Mouloud sen remit deux amis proches. leur tour, Abdenour et Hassan multiplirent les arguments ; ils sadressrent ma raison, me traitant sans mnagement ni sentimentalisme. Je devais y aller parce que c tait le mieux faire ; parce qu'il ne servait rien d avoir peur et quil valait mieux regarder la ralit en face ; parce quune fois le pas franchi, mes peurs fondraient comme neige au soleil ; parce que mes autres frres, l-bas au pays, avaient besoin de me voir parmi eux en ces jours daffliction... ces amis providentiels, je rpondais par d autres larmes, des larmes sereines, presque agrables.

    Je cdais peu peu : De toute faon, je nai mme pas un passeport...- Le passeport, c est tout le problme ? Ne t en fais pas, nous irons au

    Consulat et tu lauras, ton passeport. Je ne fermai pas lil de la nuit, comme si de la dcision que j allais

    prendre dpendait dsormais le restant de mes jours. Cependant, je ny pensais pas vraiment, tant mon esprit tait agit. Je navais pas mieux dormi les nuits prcdentes, Grand-frre tait parti depuis quatre jours. Ds l'aurore, j appelai Mouloud.

    Merci !... Merci !... Merci !... disait-il en entrecoupant ses parolesde sanglots retenus.

    Il pleurait. Et pourquoi me remerciait-il ?Restait le passeport dont je devais faire la demande le jour mme. (Ou

    jamais !) Javais tent de proroger mon ancien passeport, mais laccueil mprisant et inquisiteur des agents administratifs mavait dcourage. J en tais l ce samedi matin, en me prsentant aux guichets du Consulat avec

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    Mouloud et ses amis ; je redoutais encore davoir affaire un de ces fonctionnaires zls.

    Quest-ce que je vais encore entendre ? Que vont-ils encore me raconter ? rptais-je tout le long du trajet.

    - Quest-ce quils vont te raconter... Allons, ne te tracasse pas, rpondait Abdenour. Les choses ne sont plus comme avant, notre pays a beaucoup chang. Ce nest pas rien, ce quil a souffert toutes ces annes. Tu le constateras toi-mme, nous sommes mieux reus, plus respects et couts dans nos bureaux que dans nimporte quelle administration franaise.

    Jobtins mon passeport en quelques minutes, grce une succession d interventions. En tenant des deux mains ce livret vert, j avais limpression de recevoir enfin la permission dentreprendre le retour tant espr. Je ntais pas quitte de la question pour autant : qui m avait juge, condamne lexil ? Mais cette question mapparut tout dun coup drisoire au regard de la mort de mon frre. Je compris alors toute ltroitesse, lerreur monumentale des penses qui mavaient guide pendant des annes.

    En ralit, il n y avait eu ni jugement ni condamnation ; simplement, un ordonnancement des choses, une logique des faits, la trame des vnements qui suivaient leur cours, le courant de la vie qui venait de loin, un courant qui charriait une multitude d tres, une multitude qui portait le courant. Je fais partie de la multitude. Et personne nest matre ni du dbut ni de la fin...

    *

    J prouvais une curieuse sensation, comme une sensation de libration. Je respirais un rythme diffrent. Sans doute avais-je parfois souhait pendant toutes ces annes quon me pousst ragir contre lexil. Ah ! Que na-t-on fait pareil geste pour Grand-frre ! Celui qui laurait bouscul, au risque de se voir rabrou, lui rappelant quil tait venu de quelque part, quil avait une famille, celui-l aurait t plus quun ami, plus quun frre : un sauveur !

    Mais il ncoutait personne quand il sagissait de sa vie. depuis sa tendre enfance. Dailleurs, quelle famille avait-il ? Il en tait sorti trs tt pour sen loigner au fil des ans : linternat au lyce Amirouche (pour lui, lyce eanrnii xuc , Oncle dodo ) Tizi-ouzou, luniversit Alger, la France, enfin. Il fuyait ce quil ne pouvait ni supporter ni changer. Conduite aussi dsesprante quinutile, car ce quil fuyait ainsi, Grand-frre, ctait

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    une partie de lui-mme : il fuyait Yemma, notre me meurtrie. Desse toute- puissante qui avait rgn sur notre enfance.

    Yemma tait hante par des voix hostiles ; elle tait cerne par une arme d ennemis . Elle les affrontait sans relche, chaque instant, jours et nuits, ces ennemis , tous odieux et envieux, les uns autant que les autres. Et comme par un hasard vraiment importun, c tait surtout lorsque nous tions runis, bavardant ou partageant quelque joie, que ses ennemis survenaient pour nous gcher le moment. Nous devions cesser de parler, parce qu ils nous coutaient, se moquaient de nous ou nous menaaient. Et mon pre ou mes frres ntaient que des lches sils nallaient pas sans dlai rparer notre honneur bafou. Alors, chacun de son ct, nous ragissions selon nos habitudes. Mon pre laissait clater sa colre, mes frres sortaient en claquant la porte, et moi, j essayais de ramener le calme, tout en regrettant le prcieux moment perdu. Tous, nous navions cependant quune envie : fuir, partir loin, trs loin, au bout du monde, l o la vie pouvait enfin tre possible. Certains jours, notre vie familiale ressemblait un calvaire ; elle tait comme une torture quotidienne qui nous sparait les uns des autres, isolant chacun dans sa souffrance et sa colre. On aurait dit quil nous tait dfendu dtre ensemble, de nous parler, de nous entendre, de rire des mmes choses..., tandis que nous vivions sous le mme toit.

    Cela n empchait pas Yemma de remplir son rle de mre. Mais il lui arrivait de se rvolter aussi contre ce rle. Elle se rfugiait dans un coin et se tenait l, prostre, les bras croiss, le visage scell par la colre, pleurant parfois, ne buvant ni ne mangeant rien, ne soccupant que de renvoyer aux ennemis leurs insultes et autres menaces. En gnral, la grve domestique durait jusquau lendemain. mon retour du collge, je trouvais la maison nettoye de fond en comble, la marmite sur le feu, et Yemma dans un tat d apaisement ou d'agitation dont personne ne pouvait jamais prvoir la suite.

    En dehors de ces jours particuliers, lesquels restaient secrets, Yemma parvenait sauver les apparences. la rflexion, cela ne devait pas lui demander de grands efforts. Sa manire dtre et de penser nous gtait la vie au-dedans ; vu de lextrieur, il ny avait l rien d'anormal ni mme d'alarmant : les msententes avec les voisins, les rivalits entre les femmes, la dlectation de ton entourage te voir dans une mauvaise passe, la dfiance que t inspirent tous ceux qui nappartiennent pas ta famille proche, les ennem is intraitables qui t pient de tous cts..., c est ce qui anime encore largement la socit o je suis ne.

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    Mais y regarder de prs, Yemma semblait d une certaine faon au- del du normal , et voil peut-tre, au fond, tout son problme. Car si les ennem is sont, pour chacun, un moyen coutumier d introduire une distance ncessaire dans la relation aux autres omniprsents, chez elle, le phnomne dbordait le familier. De mme, lorsque les gens nont que quelques ennemis plus ou moins dclars, en fonction desquels ils pensent et agissent, Yemma, elle, non seulement multipliait les siens, mais encore elle se disputait avec eux. En fait, ses ennemis ne ressemblaient ceux de tout le monde quen surface. Dabord, ils avaient lair d exister plus que ceux de tout le monde. Ensuite, quand ces derniers se cantonnent leur place, en dehors des personnes quils aident vivre suivant les normes de leur groupe, ceux de Yemma se tenaient dans sa tte, ils encombraient toute sa vie intrieure, influaient sur ses penses et sur ses actions, dictaient ses propos et, finalement, lempchaient de vivre avec les autres. Elle paraissait vivre comme tout le monde ; en ralit, elle navait plus affaire quavec elle- mme.

  • 3Nous avions continu nous dbattre dans nos difficults, tandis que Grand-frre, lui, semblait avoir russi les viter, du moins, pour un temps. Il tait parti repu de colre. Yemma, il ne voulait pas la comprendre, ou alors, il ne le pouvait pas. Comme notre pre, il avait plutt tendance la juger. Chacun se dfendait selon ses moyens contre cette violence incomprhensible qui semparait delle jusqu la rendre mconnaissable. Pour ma part, je n ai commenc y voir un peu plus clair quavec mes tudes de psychologie clinique : ce n tait ni par mchancet ni par got des disputes que Yemma se prenait nos voisins. Elle ne sappartenait pas. Elle souffrait. Elle ntait pas elle-mme, ne contrlait rien de ce quelle ressentait ou entendait du fond de sa dtresse. Voil ce que j essayai d expliquer dans une lettre Grand-frre, migr en France depuis deux ans, le suppliant de revenir parmi nous. J esprais le ramener la maison, peut- tre pour nous aider. Il me rpondit quil ne fallait pas accorder aux choses plus d importance quelles nen avaient en ralit. Manifestement, il voulait oublier. Il avait lge o prvaut l apptit de vivre. Ou bien encore, il ntait pas disponible : il militait pour la dmocratie dans notre pays, luttait contre le mpris dont souffrait notre langue maternelle, et pour la reconnaissance de la culture de ceux quil appelait les Brobro . (Il les appelait ainsi par drision certes, mais aussi, par affection ; il donnait un surnom tous ceux avec qui il se plaisait ; les autres, il oubliait jusqu leurs noms.) Enfin, il pensait peut-tre comme notre pre qui accueillait mes tentatives dexplication par ces mots :

    Ah bon ! Elle est malade. Elle t envoie pour me le dire. Va donc t occuper de tes affaires !

  • 28

    J enrageais devant tant de... de quoi, donc ? Longtemps, je lai jug, non sans svrit, ce pre irrprochable pour le rle quil avait tenu auprs de ses enfants. Mais avec leur mre, il se sera montr injuste, vraiment injuste. Il la frappait comme si elle tait fautive, il la battait comme sil ny avait rien au-dessus de lui. 11 la frappait parce quelle lexasprait par ses vocifrations, lagonissait d injures et de reproches lorsquil contestait ses litanies daccusations. Je voulais quil vt sa souffrance derrire ses divagations enfivres. En vain. Un jour, pourtant, il cessa de la battre.

    Ce jour-l, elle bouillonnait de colre contre ses voix. Mon pre venait de rentrer, il tait fatigu, le visage en sueur. Sans mme lui donner le temps de se poser, Yemma se prit lui :

    Entends-les, ils t insultent. Et toi, tu ne dis rien, tu as peur d eux !...

    A bout de patience, mon pre saisit une lourde chaise en mtal et la jeta sur elle. Elle touffa un cri. J accourus en mme temps que Mohemmed, mon frre cadet. Yemma cachait son il droit de sa main sanglante. Mohemmed articula un pathtique Oh pre, quas-tu fait !... puis il partit la recherche d une voiture pour emmener Yemma lhpital. Moi, affole lide quelle venait peut-tre de perdre un il, je me tournai vers mon pre et, d une voix o je mis toute laudace de mes seize ans, je lui dis :

    S il lui arrive quelque chose, tu auras affaire moi ! Au fond, je nen pensais rien. Quaurais-je bien pu faire contre mon

    pauvre pre ? ... J tais en colre, en colre et impuissante face ce qui nous martyrisait. Pour toute rponse, mon pre me donna une gifle - et quelle gifle ! Mais quimporte ! De ce jour, il ne lvera plus jamais la main sur Yemma.

    Vingt-huit ans aprs sa disparition, je me refuse tout jugement. Il aurait pu partir, fuir, sexiler lui aussi. Il aurait pu imiter ses semblables, nombreux, qui abandonnaient femme et enfants au village pour aller refaire leur vie ailleurs, dans le pays des Arabes , du ct d Oran, par exemple. Mon pre tait rest avec nous. Il s'tait efforc de maintenir notre famille malgr tout, en lui assurant au moins un toit et le pain de tous les jours. Suffit-il, cependant, davoir un toit et du pain pour avancer dans lexistence d un pas sr, avec une volont de vivre toute preuve ? Yemma, elle aussi, rclamait d tre tranquillise chaque seconde tant tait profonde son angoisse de perte et dabandon. Elle ne tenait qu lui, mon pre, et nous, leurs enfants. Sil avait pu reconnatre un peu de sa souffrance !...

    Petite mre chrie ! Aujourdhui, je vois mieux ta dtresse. Tu navais aucun recours, rien quoi te raccrocher pour prserver ta maisonne, ton

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    univers, ta vie tout entire, sinon ce combat permanent que tu menais contre tes sombres ennemis . Tu ne pouvais vivre qu cette seule condition. On t aurait dbarrasse de tes ennemis , tu ny aurais pas survcu un jour. Je le sais : navais-je pas essay moi-mme ? Javais parl de toi un de mes collgues franais, psychiatre lhpital. Pendant quelques semaines, je mettais en cachette des gouttes dans ta nourriture. Tu ne t agitais plus, mais quelle piti de te voir aller comme une coquille vide ! Tu te plaignais :

    Oh ma fille ! Je ne sais pas ce qui me prend encore comme a... Ma bouche est sche, tout mon corps est raide, comme si on m avait ligote des pieds la tte...

    Je suivais des yeux lombre de toi-mme que tu devenais de jour en jour et, ne le supportant plus, je renonai te gurir . Dailleurs, quy avait-il gurir ? Etre ou ne pas tre. Pour toi, c tait ou cette raison singulire qui inventait des ennemis tout autour de notre famille ou rien, linexistence, la mort. Ne le savais-tu pas toi-mme ? Quelques jours avant ton dpart, tu lavais dit Mhenna :

    Mon fils, quelquun ma appele ce matin, j ignore qui c tait. Le tlphone a sonn, j ai dcroch et j ai cout. Une voix me disait : Cette semaine, tu vas gurir. Ne tinquite plus, tous tes maux vont disparatre, tu ne souffriras p lus... Crois-moi, mon fils, c est bien ce que j ai entendu.

    Ensuite, tu lavais rpt Fazia, ta premire bru : Ils m ont dit : Nous allons te librer, tu vas gurir. Ne te tourmente

    plus ! Depuis, c est vrai, je me sens bien. Plus de douleur ni fatigue. Je me sens comme neuve. C est incroyable...

    Et deux jours avant de t teindre, tu lui avais encore confi : Je me sens gurie. Mais je sais maintenant de quelle gurison il

    s agit. Cette fois, crois-moi ma fille, je ne passerai pas le mois de Ramadhan avec vous.

    Non, il ny avait rien faire, Yemma. Tout ce que nous pouvions faire, c tait de t accepter telle que tu tais. Nous devions t aimer encore et encore, et nous ne savions ni comment taimer vraiment pour allger tes souffrances, ni comment te har pour nous en protger. Moi, je t coutais de longues heures. Tu me rapportais les mchantes paroles de nos ennemis , leurs terribles menaces, leurs affreuses malfaisances, leurs complots diaboliques. Je ressentais ton angoisse qui me dsesprait et, la fin, je te disais :

    N aie pas peur, Yemma, il ne se produira rien. Cela te calmait et nous donnait un peu de rpit.

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    Il ne se produira rien , tout au fond de moi, je ny croyais pas vraiment. Je te les disais, ces mots futiles, faute de mieux. Que te dire d autre ? J entendais tes paroles de tout mon tre, je percevais la prsence dont elles tmoignaient, et face cela, mes mots me semblaient approximatifs, insignifiants, creux. Ce que je sentais ton contact, tel un vent travers la fentre, ctait le souffle de Tailleurs, latmosphre dun monde non perceptible par nos sens communs. Il existe, ce monde part. Il ne relve ni de la pense rationnelle ni de lautre, celle quon dit irrationnelle . Avec toi Yemma, j'entrapercevais lautre versant du monde, je touchais Vextraordinaire.

    *

    Trs jeune encore, je me suis demand quelle tait la cause de notre malheur. Il me suffisait dcouter Yemma. Elle m avait racont une histoire. Ah ! Ce quelle men disait, de choses ! Sans arrt. Rien quen ce verbe intarissable, elle reprsentait dj un mystre pour moi. Do tirait-elle toute cette matire raconter? Durant une grande partie de son existence, elle tait par coutume confine la maison, occupe par ses corves quotidiennes et sa guerre continuelle avec les voisins. Au demeurant, ils ntaient pas tous des ennemis , ces voisins ; et pas en mme temps, non plus. En rgle gnrale, il y avait 1 ennemie du moment, la plus menaante, qui vivait dans la maison la plus proche. Lorsque nous habitions en immeuble, 1 ennemie tait forcment ltage suprieur. Yemma ne supportait pas d entendre des bruits de pas au-dessus de sa tte. Ds lors que Yemma lavait dsigne comme telle, 1 ennemie devenait de plus en plus virulente , communiquant sa haine dabord ses proches sur le mme palier, puis aux autres voisins des diffrents tages, pour finir par former une ligue contre elle, Yemma. Si bien qu en croire cette dernire, notre famille tait en permanence cerne par de nombreux ennemis . Nous dmnagions souvent. Au bout de quelques semaines, Yemma reprait son ennemie et linfernal scnario recommenait. Que dnergie elle aura gaspille rester vigilante jour et nuit ! Elle montait la garde contre les ennemis , comme s ils ne se reposaient jamais, eux non plus. Et lorsquelle tombait de fatigue, elle nous demandait, nous ses enfants, de prendre la relve. Je me rveillais alors vers trois heures du matin pour lire ou tudier tranquillement, la lumire vacillante dune chandelle. Do je tiens d tre matineuse.

    Yemma n avait commenc sortir qu'aprs avoir largement entam la cinquantaine. Mais elle sortait peu, juste pour aller bavarder une petite heure

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    chez une parente, dans un autre quartier de la ville. Elle aimait mieux rester chez elle, prs de son poste de radio constamment rgl sur la chane kabyle. La tlvision lagaait ; elle ne parlait jamais le kabyle, la seule langue quelle, Yemma, connaissait. En coutant la radio, elle semblait oublier ses voix morbides. Elle slectionnait les missions, sintressait aux informations, et mme, les commentait.

    Cependant, rien, dcidment, ne pouvait tre banal avec Yemma. Ma fille, ils parlent de moi la radio..., m apprit-elle un jour, voix

    basse, non sans d abord fermer portes et fentres.- Et que disent-ils ?- Je n ai pas compris. C tait comme des informations, ils disaient

    mon nom...- Qui peut bien parler de toi, Yemma ? Qui te connat la radio ?

    Pourquoi parlerait-on de toi ?- Je me le demande, moi aussi. Jai entendu mon nom, ils lont

    prononc plusieurs fois. Oh ma fille ! Que peuvent-ils bien raconter sur moi ?

    - Mais il ny a rien, Yemma ! Tu as entendu un nom qui ressemble au tien, voil tout.

    J essayais de la ramener elle-mme. Elle tait partout, gare dans les replis de sa pense alambique et ailleurs, dans la tte des gens et dans leurs bouches. Elle se rpandait hors delle-mme par son imagination bouillonnante, englue dans ses croyances, enferme dans une langue qui tissait tout son monde sans en prciser les confins. Et il suffisait de frler ce monde, telle une bance dans le nant, pour ressentir langoisse quelle y respirait. C tait intenable, mon impuissance adoucir sa condition plus encore. Tout ce que je pouvais faire : lcouter sans lui opposer aucune rsistance, quitte la suivre parfois dans ses raisonnements ddalens. mon corps dfendant.

    J prouvais une sensation affolante. Je me surprenais comme dans un espace prilleux. Sans men apercevoir, j avais pntr le monde de Yemma. Un monde ouvert de tous cts, sans sol ni ciel, sans limites ni repres, sans ombres ni lumires, une immensit o il ny avait rien autre que des mots. Des mots vivants qui sagitaient dans tous les sens. Des phrases, longues et compliques, qui tourbillonnaient dans un mouvement vertigineux. Des paroles que j avalais, qui devenaient mon esprit, mon corps, mon tre tout entier. Je me sentais sur le point de me diluer dans une matire vanescente ; alors, je ragissais. Je fermais les yeux, les ouvrais. Je me secouais, me levais et m loignais. Je feignais de m intresser un autre sujet ou une

  • 32

    autre personne pour dtourner sa pense de ce qui loccupait. Je sortais reculons de ce monde hallucinant o je venais d entrer sans le vouloir, comme aimante par les mots de Yemma ; je le quittais sur la pointe des pieds ; je m en cartais doucement, lentement, sans rien brusquer, et Yemma lacceptait. Elle se mettait biller, puis disait :

    Nous avons assez bavard, il est tard. Allons prparer le repas, tes frres vont rentrer.

    Comme dans un clair de lucidit, elle percevait mon malaise et consentait desserrer son emprise.

    Il ny a rien, il ny aura rien... lui disais-je sans relle certitude. J avais limpression que ces mots flottaient devant moi, linstant mme o je les prononais. C tait bien des mots en lair, puisquil y avait quelque chose : cette inquitude, cette angoisse diffuse que Yemma me transmettait et que j acceptais d prouver avec elle. Avais-je le choix ? Et quallais-je en faire, de cette angoisse reue comme une faveur ? En attendant, elle tait bien l, en moi, agissant mon insu.

    (Jai fini par parler d elle, Yemma, sur les ondes de cette mme radio o elle avait cru entendre son nom ! Je lai fait incidemment, presque sans m en rendre compte, au cours d'une interview tlphonique donne un an aprs la mort de Grand-frre.)

    Elle avait la tte bourre de mots, de phrases, dintrigues, de discours qui, en eux-mmes, taient d une cohrence, dune pertinence inattaquable. Elle mavait racont une histoire. La premire fois, sans sy appesantir, comme si elle craignait de me la rvler, ou bien encore, comme si elle me racontait un mauvais rve. (Pour les Kabyles, il nest pas bon de raconter ce genre de rves. Le mieux, c est de le confier leau vive pour quelle lemporte loin de toi, aux toiles du matin qui leffaceront de ton esprit comme elles seffacent du jour naissant. Mais si, malgr tout, tu ressens le besoin de le dire quelquun, alors, choisis la bonne personne : celle qui, par sa sagesse, saura le comprendre ; par sa bienveillance, lui enlever sa signification ngative et lui donner un aboutissement heureux.)

    Lhistoire que m avait raconte Yemma, ctait celle de son pre dont elle avait gard un vif souvenir. Intresse, comme toutes les fois o elle tait dispose me livrer un fragment de sa vie passe, je dus y revenir souvent, cette histoire, pour lui en soutirer chaque dtail. Elle se montrait rticente, ne voulait plus rien me dire, alors quelle m avait dj tout dit d une certaine faon.

    Son pre mourut vers lge de vingt-cinq ans. Deux jours avant, il besognait dans sa figueraie quun rocher bornait d un ct. Ce rocher fich l

    33

    par la main de Dieu ntait pas un caillou quelconque ; c tait un Asessas {Gardien), un lieu sacr, hant par une puissance invisible, dans lequel les passants dposaient de menues offrandes : une part de galette, deux beignets, une poigne de figues sches, un sou...

    Mon grand-pre avait besoin de quelques pierres pour reconstruire un mur de sa maison. Arm d une pioche, il se mit creuser au pied du rocher quand, soudain, il entendit un bruit, comme un cliquetis. Sil avait t sage, sil avait t bien inspir, mon grand-pre aurait immdiatement pos sa pioche et, genoux, il aurait implor le pardon de l'Asessas. Ensuite, il serait all chercher un animal, un mouton, un chevreau, un coq, un pigeon mme, et il laurait immol au pied du rocher. En change du sang vers, VAsessas lui aurait peut-tre cd le trsor sur lequel il veillait depuis plusieurs gnrations. C est quon en parlait quelquefois, dans la famille, toujours entre quatre murs et mots couverts, de lamphore remplie de louis dor quun anctre aurait enterre quelque part, dans un de ses champs.

    Lesprit troubl par la richesse sa porte, mon grand-pre continuait de creuser, tandis que le bruit se faisait plus net ses oreilles. En retournant une dernire pierre, il ne vit quun tas de cailloux noirs qui roulaient au fond du trou. Il remonta chez lui, hagard, le corps tremp de sueur, grelottant en pleine canicule. Les femmes de la maison se dpchrent d aller consulter un voyant-gurisseur dans le village voisin. Aprs quil eut palp la chemise du malade, le vnrable ccix2 leur dit :

    Cet homme a t frapp. Prenez ceci, c est tout ce que je peux faire. Dieu vous donne la patience !

    Et, en effet, ni lamulette pingle sur sa poitrine ni la potion quon lui fit boire ne gurirent mon grand-pre. Il rendit lme sans avoir ouvert les yeux ni dit mot.

    Enfant, je croyais cette histoire. Par la suite, plus j y songeais, plus le doute sinsinuait dans mon esprit. Yemma ne devait pas avoir plus de cinq ans lpoque o les vnements se seraient produits. Cette histoire, elle la tenait donc de quelquun. Je lavais parfois prie :

    Sil te plat, Yemma, claire-moi. Comment sais-tu ce qui sest rellement pass, puisque ton pre na rien pu dire ?

    - Mais nous y sommes alls, dans notre champ ! Et l, nous avons trouv les traces de ce quil avait fait. La pioche, le trou sous le rocher, les cailloux noirs comme du charbon... Mme un enfant pouvait comprendre.

    - Cette histoire, ta mre te la donc raconte plus tard ...

    2 Ccix : prononcer Cheikh ; voyant-gurisseur.

  • 34

    - Ma mre ?... Toi alors ! Quand aurait-elle pu me raconter des histoires ?... Elle a quitt la maison avant que la terre se soit tasse sur la tombe de mon pre. Sa tanuf craignait de voir son mari la prendre, elle ma mre, comme seconde pouse. La pratique tait coutumire, mais ma mre nen voulait pas, de ce mariage avec le frre de mon pre ; ni mme d un autre mariage, ce quelle disait et rptait. La femme de mon oncle ntait pas rassure pour autant. Elle et sa mre, une faiseuse de malfices redoute de tout le village et au-del, taient dcides rendre folle ma mre ou la chasser de la maison. N en pouvant plus, ma mre sest rsigne nous abandonner, ta tante et moi. Mais elle na pas tard souffrir de sa flonie, la maudite Faffa At-Hmizit ! Ne loublie jamais, tout se paie dans cette vie, non dans lautre. Ce que tu fais, tu le retrouves tt ou tard. Un jour ou lautre, tu trbuches sur tes mauvais actes. Ils sont la part de ton destin que tu fabriques de tes propres mains. Ensuite, je disais... peu de temps aprs, ils mont donne en mariage chez les At-Abbas. Quel ge avais-je ?... Neuf ou dix ans, pas plus. Ma mre, je ne lai revue que deux ans aprs, son enterrement. Ils ne m'autorisaient pas lui rendre visite, il y avait tant faire, jour et nuit, la maison et dans les champs ; ils ne pouvaient pas se passer de moi... Ce jour-l, je suis arrive au village au moment mme o ils lemmenaient au cimetire. Lorsquils ont soulev le linceul pour me montrer son visage, la civire sest mise trembler comme si quelquun la secouait, et, crois-le si tu veux, ma mre a remu ses lvres. Les gens tout autour, criaient, stupfis : Recouvrez vite son visage, dpchez-vous ! Quavait-elle essay de me d ire ? ...

    Je voulais en avoir le cur net : Cette histoire de ton pre, tu las entendue quand tu tais une petite

    f ille ...

    - Je ne me rappelle pas lavoir entendue. Je savais ce qui stait pass dans notre champ, c est tout. a suffit maintenant ! Mais quest-ce qui ma pousse te parler encore !

    J en savais assez, moi aussi : cette histoire de mon grand-pre navait jamais exist que dans la tte de Yemma ! Elle l avait imagine avec son me d orpheline maltraite pour sexpliquer la misre dans laquelle elles taient plonges, elle et sa jeune sur, aprs avoir connu une vie heureuse, une sorte d ge d 'or imprissable dans sa mmoire :

    Mon pre travaillait en France. Il revenait deux ou trois fois dans lanne. Il nous apportait tant de belles choses ! Ma sur et moi, nous avions

    3 Tanut : pouse du frre du mari.

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    les plus belles robes quaucune fillette du village n et jamais portes, et nous nattendions mme pas les jours de fte pour les mettre. Tout le monde se nourrissait de couscous d'orge ; chez nous, il y avait du couscous de bl tous les jours. Une fois, il mavait rapport une cuelle dcore de fleurs multicolores. Ah ! Comme j aimais manger dans cette assiette ! Nous vivions bien, beaucoup mieux que tout le monde dans le village. Ma mre venait davoir un garon et elle en tait comble. Mais tout ce bonheur a disparu en un clin d il. Ma mre est retourne chez ses parents et le nouveau-n a rejoint son pre deux mois aprs. Du jour au lendemain, notre maisonne a t dmantele et un voile noir est tomb sur nos vies, comme si...

    Yemma connaissait le pouvoir des mots. (Ne le dtenait-elle pas ? Je lai cru parfois.) Son histoire ma longtemps aide supporter notre malheur, et le vivre comme une exprience contre laquelle il n y avait rien faire, sauf sarmer de courage. Que peux-tu faire quand tu dcouvres que le sort qui frappe les tiens, donc, qui te frappe aussi, tu le dois limprudence dun aeul aggrave par l'garement d un autre ? Lun, se croyant immortel, avait omis de rvler la cachette de son trsor aucun des siens ; lautre, se croyant fort, stait dispens de prier VAeessas pour mriter dhriter du trsor ancestral.

    Yemma devait penser de mme, elle qui disait tout bout de champ : Ddaswessu xedmen lejdud, teffey di S id i M essu d ! (Les

    sacrilges commis par les anctres, ce sont leurs descendants qui les payent ! )

    Ou encore : Lkurag kan, d aya i d ddwa-s. (Le courage, c est son seul

    remde. )

    *

    Depuis que Yemma nest plus de ce monde, j ai moins besoin de justifier la souffrance qui lhabitait. Du coup, je la vois mieux, cette souffrance, dans sa fascinante tranget comme dans son affligeante banalit, dans son tendue gnalogique comme dans ses dimensions familiale et culturelle. Telle quelle fonctionnait sous lempire de Yemma, notre famille tait comme une reprsentation accentue de la socit kabyle, une expression exagre de sa culture et de ses principes sclross. Cette famille tait la production de Yemma, sa cration majeure, luvre de sa vie, par laquelle, tel un artiste, elle exprimait la vrit passe et actuelle de la

  • 36

    Kabylie sculaire : lorsque, pour affirmer leur existence, les Kabyles ne savent plus trouver en eux-mmes cfautre ressort que ce combat permanent quils se croient obligs de soutenir contre 1 ennemi du dehors. Lorsquils discourent sur lunion ou chantent l'entente, alors quen ralit, ils apprennent se mfier les uns des autres ds le berceau. Lorsquils senorgueillissent dune culture qui, telle une toile daraigne, tient chacun dans ses mailles enchevtres, lisolant dans une solitude sournoise tout en lenchanant aux autres par des liens la fois invitables et insupportables. Lorsquils se complaisent dans des conflits insolubles, refusant obstinment de renoncer ce quils ne possdent pas. Lorsquils instituent la discorde, la suspicion ou le mutisme comme mode de communication. Lorsque, suivant le mot courant Anef-asentlean adyum m ent! ( Laisse-les voiles ! ), ils enjolivent leurs extrieurs pour camoufler leurs ruines intrieures. Lorsque, embourbs dans leurs contradictions, ils se vantent de leurs hauteurs. Lorsquils se dfendent de confier leurs maux leurs proches par peur quun jour, ces derniers les leur renvoient la figure comme autant d'insultes ou de moqueries...

    *

    Voil, c est tout ce que Grand-frre avait tent de fuir pour ne jamais cesser d y tre au trfonds de son me. Pouvait-il faire autrement ? Comme me le faisait remarquer Alain Ercker, en sexilant, on emporte toujours avec soi plus quon voudrait en emporter. Quoi quil en soit, c est l, je crois, que se trouve une des sources dinspiration qui nourrissait la crativit de Muliend-u-Yeljya. Tel est le fond tragique de ce g n ie quil est possible de lui reconnatre enfin (puisque, de son vivant, il ne le permettait pas). Aussi, peut-on dire de son uvre potique, littraire et thtrale, ce que lon pourrait dire de lamour, le vrai, lainour sans rserve ni calcul : le malheur aussi y travaille.

    Et voil aussi pourquoi son humour, ses boutades dsopilantes et autres persiflages amusants nous laissent toujours, mes autres frres et moi, comme un arrire-got amer. Aujourdhui, plus encore quhier.

    4

    Pour me prparer la suite, je me rpte : Tu t es absente quelques annes, tu reviens aujourdhui ; il ny a

    pas de quoi en faire un drame de plus... Rien ny fait. travers le hublot, je prends Alger la blanche comme

    une grosse claque sur la figure. Ce dimanche, la ville est baigne de lumire. Il me semble que je vais atterrir dans un autre monde, dans l'autre monde. Ces dernires annes, chaque fois que lenvie me prenait de retrouver lAlgrie, quelque chose dans ma tte me disait :

    Si tu rentres, tu meurs ! Menace ou mise en garde ? Je ne sais.Sans perdre de vue Morad, je me laisse entraner par la foule des

    passagers qui se htent vers la sortie de lappareil. Mouloud est arriv plus tt, par un autre vol. Nous sommes conduits dans la salle d honneur de laroport o, nous explique-t-on, nous attend Khalida Toumi. Je me sens mal, le cur serr devant elle.

    Nous sortons de la salle. Un soleil clatant frappe mes yeux douloureux. Je ressens la douceur de lair sur mon visage. Dans le ciel, accourent de petits nuages blancs. Une camionnette arrive, tranant une remorque charge d un cercueil. Le nom du dfunt nest pas celui de mon frre. O est-il encore pass ?

    Le vhicule revient une demi-heure plus tard, charg d un autre cercueil.

    Donc, cest ainsi : les morts voyagent avec les vivants. Combien taient-ils dans lavion ? Combien d migrs rentrent de cette faon ? Hier, ils se contentaient de ramasser un modeste pcule et se dpchaient de revenir au pays pour reprendre leur vie davant comme si de rien ntait.

  • 38

    Aujourdhui, mme aprs la retraite, ils hsitent rentrer. Ils ont fait construire de vastes et luxueuses demeures dans le village, mais ils ne les habitent pas ; leurs familles non plus. Elles vont les rejoindre en France pour sentasser les uns sur les autres dans un petit appartement. N est-ce pas une damnation ? Eux-mmes le reconnaissent :

    Yewt-ay B-ebbi. Nessa iirnessi! ( C est un chtiment divin. Nous avons [des biens], mais c est comme si nous n avions rien ! )

    Sur le second cercueil, ltiquette porte bien le nom et prnom de mon frre. Je tiens vrifier quand mme. Morad ouvre la petite fentre perce sur le couvercle du cercueil de faon quon puisse voir le visage de son pre. Pas de doute, c est bien lui derrire la vitre ; il est l, tout contenu dans une caisse en bois. A kem-ixdas Rebbi a ddunit, a tamyerrit! (Maudis sois-tu, monde trompeur /)

    Ses mots, lui, sont plus directs :

    Urgay mmutey...Nniy-as :A y ul-iw ifna-k ssbef Ma tellil d Iher A ql-ak zdaxel n tebwat tura...

    ( J ai rv que j' ta is mort...Je me suis dit :Mon cur, tu es tenu la patience Si tu es bien nTe voil dans une bote prsent...)

    Incapable de contenir mes larmes, sature de chagrin et d amertume, je lui dis tout haut :

    Te voici au pays, Grand-frre. Et en plus, je t accompagne !

    *

    Un jour, ayant appris quil tait sur le point de rentrer enfin, je lui crivis pour le prier de me laisser aller avec lui. 11 ne me rpondit pas, je n insistai pas. C tait loccasion de revoir une dernire fois Yemma, et il me la refusait, du moins, je le croyais. Longtemps, je lui en ai voulu pour cette raison. A tort, je dus vite ladmettre :

    39

    C est incroyable, tout de mme..., disait-il, dans sa chambre d'hpital, un visiteur qui lui racontait son dernier voyage en Algrie, ce pays est devenu pour nous comme un monstre !

    Il disait bien lwehc ( un monstre ) ! Alors, tu savais tout, Grand-frre bien aim ! lui criai-je en pense.

    Tu savais et tu nas eu aucune compassion envers m oi... II nen savait rien. Comment aurait-il pu deviner ce que je ressentais ?

    Je ne lui avais rien dit. rien expliqu de mon marasme. Ai-je jamais pu terminer une phrase avec lui ? Je redoutais ses colres pouvantables, disproportionnes, incomprhensibles. Avec lui. je perdais tous mes moyens, bgayais, tremblotais ; je devenais cette petite fille terrifie devant une mre exalte aux prises avec son fils an, encore jeune adolescent mais au caractre dj bien affirm. Tout comme notre pre, il tait peu dispos couter Yemma, faire le moindre pas dans son monde. Il se montrait intraitable avec elle, rprimait toute sensibilit pour ne lui prsenter qu'un visage dur et froid. Il tait inflexible devant ses larmes, imperturbable devant ses supplications :.

    Prends garde mon fils, kkes alar-ik y e f y ir i n tqabact ! (Enlve ton pied du tranchant de la hache !) Les Saints te prservent de la maldiction de ta mre !

    Je ntais pas encore en ge de saisir toute la porte de ces mots quelle lui adressait sur un ton dsagrable, avec svrit et colre ; cependant, ils me remplissaient deffroi. Yemma parlait avec une telle gravit ! Et ce pouvoir, cette force occulte, effrayante et poignante, qui manait delle, si faible, si souffrante ! Elle n'avait pas seulement le sens de la tragdie ; elle tait une tragdie elle-mme, tout entire, dans ses paroles comme dans ses attitudes.

    Pendant des annes, il ny avait entre Yemma et Grand-frre quun silence terrible ; un silence pais et glacial qui le protgeait delle, de ce quil refusait en elle, de ce quil voyait en elle comme une menace. Il sabritait derrire une carapace rigide construite de toutes pices avant mme davoir atteint lge adulte. Devant elle, il se rebellait. Il rsistait en se renfermant, allant, plus tard, jusqu loublier. Du moins, en apparence, car au fond, il ne lavait jamais oublie, pas un seul.instant.

    Ce que j aurais voulu lui dire par-dessus tou t? Quil navait jamais cess d tre de toutes les prires de Yemma, qu'elle avait pens lui chaque jour, rptant :

    Dieu, je lui pardonne, je labsous. Je vous prie, Saints-gardiens, o quil soit, soyez avec lui, prservez-le, lui et toute sa descendance !

  • 40

    Mais peut-tre le lui ai-je dit comme j ai pu, au moment o, sa manire, il a exprim le dsir de lentendre. Yemma, il lavait revue cinq mois avant quelle steigne. Je ntais pas l, et comme je le regrette ! Aujourdhui encore, je me prends parfois douter quils se soient rellement revus, tant le fait sapparente, mes yeux, au choc des cieux ou la rencontre de deux montagnes. Quest-ce quils ont bien pu se dire ? Pas grand-chose certainement, lui se bornant rpondre, un peu par automatisme, comme son habitude :

    a va, a va... a suffit, a suffit... Quant elle, elle a d changer de comportement avec lui, matriser ses

    mots, contenir ses propos, canaliser sa parole par le rcit rebattu des difficults ordinaires qui rendaient malaiss ses vieux jours, ressassant les formules dusage :

    A m nekw ni am medden (Nous sommes comme tout le monde). A yen yuran ad isaddi (Ce qui est crit se produira). A nesber, terra tmara (Nous patientons, obligs).

    Yemma parlait ainsi autrefois, lorsque Grand-frre revenait la maison pour quelques jours ou quelques heures. Rfrnant ses divagations, elle s'agrippait ces expressions toutes faites et revtait le masque du commun. Elle a d encore prendre sur elle-mme, sur ses mille et une douleurs physiques, faisant de son mieux pour que tout ft la convenance de son premier fils si dlicat, lui prparant ses repas comme pour un invit de marque. A-t-elle au moins pens lui expliquer comment les choses staient passes avec notre pre ? Elle avait demand ses fils autour delle de ne pas rajouter nos tourments dexils . Mais nous finmes par apprendre que notre pre ntait plus. Des mois aprs. Grand-frre, par un ami qui venait lui prsenter ses condolances ; moi, par un de nos frres qui mcrivit une lettre. Le choc fut rude, pour lui surtout. 11 avait manqu ce moment unique qui donne toute sa force, sa pleine signification la relation entre un fils an et son pre.

    J ai bien essay, quelque occasion, de rparer lerreur de Yemma, marmonnant quelque chose comme ceci :

    A moi non plus, ils nont rien dit... Je ne me rappelle pas lavoir entendu ragir autrement que par un de

    ces longs et profonds silences dont il usait pour dire lindicible - et comme il le disait bien ! Il ntait pas sans le savoir : Ula f-asustnif-fimenna (Se taire, c est aussi dire). Il nempche ! Sur lessentiel, comme sur le superflu, il nous tait difficile de nous parler.

    41

    Ce retour inopin, aprs vingt ans dabsence, Yemma laurait-elle provoqu ? Aucun doute, elle a appel son premier fils par son me souffrante de mre qui aimait ses enfants jusqu les touffer. Deux semaines avant, elle avait dit Mila, sa petite-fille alors ge d une dizaine dannes :

    Yya a m-iniy lhaga yer umezzuy-im... Ataya Dadda-m Muhend-u- Yehya a d-iteddu. Amaeni, awal agi ad yeqqim da. Tesh'd ? ( Viens, je vais te dire quelque chose Voreille... Ton Grand-frre va bientt tre l. Muhend-u- Yehya arrive. Mais ne le rpte personne, tu entends ? )

    En entrant la suite de Hemza, lami d enfance qui lavait accompagn depuis Paris, il la trouva sommeillant sur le canap de sa salle de sjour. Elle tait malade et trs fatigue. Hemza scria :

    Je vous amne Muljend-u-Yehya ! Yemma se redressa, affole. Ils se serrrent la main. Plus tard, elle dit

    Fazia : Ma fille, quand je lai vu apparatre dans lembrasure de la porte, je

    me suis mise trembler des pieds la tte. Je nen croyais pas mes yeux ! De son ct, il semblait navoir rien prvu non plus, comme il

    lexpliquait qui voulait savoir : Les jours prcdents, je ne cessais d entendre un avion voler dans

    ma tte. Ensuite, je ne sais plus comment je suis parti ni comment je suis arriv. Tout coup, je me suis retrouv Tizi-Ouzou, et le moteur dans ma tte sest arrt. Voil tout ce dont je me souviens...

    Pour mes autres frres et moi, ce retour de notre frre an tait comme une sorte de miracle qui nous laissa bouche be. Il aura survcu Yemma neuf ans, presque jour pour jour. Quand je sus que Yemma ntait plus, mon premier geste fut de lappeler. Je ne voulais pas que recomment lhistoire de notre pre, et quil apprt la chose par quelquun d autre :

    Grand-frre, notre mre-l, elle est morte aujourdhui.- Ah bon ? Aprs un silence ponctu de longs soupirs caverneux, il dit, sur un ton

    agac, comme sil voulait en finir au plus vite :- Tu sais... Nous y allons tous. J en suis mon troisime infarctus.

    Alors, hein... c est comme a ! Cela ma glace entirement. J ai cess de pleurer. Merveilleux

    Grand-frre ! Comme paroles d apaisement, c tait assez foudroyant. 11 avait lart de te dcontenancer - que dis-je ? - il tait le dcontenancement mme, le trouble absolu, saisissant, ptrifiant. Trois infarctus quarante-cinq ans ! Je pensais dj moins Yemma ; sa mort tait devenue un sujet secondaire.

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    Que dire de plus ? De nouveau, ce silence charg, dstabilisant, accablant. Enfin, il dit :

    Je lai vue rcemment. Ddeqs-is ! Le courage, c est tout ! Ensuite, plus rien, que des soupirs encore et encore ; ces gros soupirs

    insupportables par lesquels il vomissait ce dont il ne pouvait se librer par la parole, parce que c tait plus fort que tous les mots runis, parce que c tait l, en lui, avant le langage. Cela a dur, dur... Langoisse me montait au cur, insoutenable. J ai raccroch brusquement.

    Yemma et Grand-frre... Je savais quils taient lis par une certaine relation, une de ces relations indissolubles, faite d une souffrance ancienne. Une souffrance partage au-del des mots. Une souffrance qui les prcdait, les commandait, les soudait, les enveloppait jusqu couvrir lamour profond quils avaient lun pour lautre. Et ctait comme si, layant toujours su, j en ' tais devenue le tmoin privilgi . Ils avaient tous les deux une vision claire de lunit de toutes choses, de la vie, de leurs existences avant tout. Une vision absolue quils exprimaient par leurs faons droutantes d'tre et de penser. Ils n taient pas dans la confusion, oh non, loin de l ! Ils taient imprvisibles, jamais l o on les supposait tre. Ils comprenaient, percevaient, voyaient au-del du commun. Dieu ! Quil tait difficile de les suivre ! Q uils taient difficiles vivre !...

    Quest-ce qui nous empchait de retrouver notre pays natal ? Peut- tre, une sorte d accoutumance lexil ; la guerre civile, certainement. En ralit, nous avions peur de nous retrouver face nous-mmes tels que nous avions t, peur de revivre cet affreux cauchemar qui nous avait chasss du pays de notre enfance. Le monstre qui stait empar de notre pays pendant que nous croyions lui chapper en nous exilant, c tait, avant tout, le mal de Yemma, le mal de notre culture ; c tait limage de notre mre habite par ltrange ; c tait ce malheur dont nous avions t nourris, empoisonns, gavs jusqu ne plus vouloir vivre.

    Bon apptit existentiel ! disait Grand-frre qui il apprciait.A notre insu, ce mal log au plus profond de notre tre avait pris des

    proportions dmesures. Nous croyions pouvoir le vaincre en le ngligeant, en le mprisant, en l'liminant de nos mmoires ; en fait, nous lavions laiss crotre sa guise. Nous aurions d nous en occuper srieusement, en parler entre nous, au moins pour lui ter son venin, diminuer son tranget destructrice et, par nos mots, par notre raison d adultes, le reconnatre enfin comme une partie de nous-mmes.

    Pourtant, ce ntait pas faute d avoir essay, plus d une fois ; je ne trouvais pas, avec mon frre, le premier mot pour parler franchement, objectivement, de notre malheur fondamental. Je ne voyais pas le moindre fil sur lequel tirer pour dmler le paquet de nuds douloureux qutait devenue notre histoire. Do aurions-nous tenu la possibilit de nous parler ? Nous navions gure appris discuter ensemble sans nous emporter. Si encore il mencourageait ! Mais il ne semblait pas prt m entendre, accapar comme il tait par sa lutte intrieure, sa rsistance dsespre la

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    partie menaante de lui-mme, cette reprsentation ngative quil avait conserve de notre mre, mais aussi, de notre pays et de ses habitants.

    Par-dessus tout, il y avait la colre qui ne le quittait jamais et qui me dsarmait face sa fragilit. Elle me dsaronnait, cette colre, faisait trembler le sol sous mes pieds, ouvrait le vide devant moi. Nous nous battions, chacun de notre ct, contre le mme monstre. Il suffisait de nous voir, d'changer quelques mots, pour que nous retrouvions aussitt notre famille telle que nous lavions endure. Elle devenait prsente, l, entre nous deux, en nous-mmes, avec ses peurs et ses angoisses, ses tensions et ses blocages, ses paniques et ses orages. Avec Yemma, notre plaie ouverte. Avec notre pre, dpass, prouvant notre malheur comme nous, les enfants, alors quil aurait d se tenir une autre chelle, au-dessus de nous, entre nous et notre mre, pour nous prserver d elle. Mais comment aurait-il pu ? Que pouvait-il contre la violence ordinaire, la raison follement logique de Yemma ? Nous navions pas la moindre chance de nous en sortir. Sauf avec le temps, peut-tre... Ula d Ihem yetfasyu (Mme le malheur s puise), n est-ce pas ce que disent ceux qui ont beaucoup vcu ?

    Malgr les dcennies coules, Grand-frre en tait rest la mme attitude lgard de Yemma. Quant notre pre... Inna-yas baba-s im m i- s... (Le pre a dit son fils4...). De ce que mon pre disait son fils an, je ne sais pas grand-chose. Il lui crivait rgulirement et lui demandait de rentrer. Mon frre lui rpondait quil ne le pouvait pas, et quen ltat, il ntait point responsable. Objecteur de conscience comme bien des tudiants de sa gnration, il aurait t conduit illico la caserne ds son retour au pays.

    Je connais mieux la parole et lhistoire de Yemma (ce qui est conforme lordre culturel kabyle selon lequel une mre instruit sa fille, un pre son fils). Sa fuite ne lui aurait donc servi rien ? Pis : ne lui aurait-elle pas fait perdre la chance de rparer un tant soit peu de son enfance comme de son adolescence sur lesquelles Yemma avait pes de toute son tranget ?

    D a whid i d-tegga yemma-s,Ccafuea din ur telli.Lqaea nfeddu felJ-as,Ma d nek la (edduii fell-i.

    4 Expression consacre qui traduit la relation ducative pre-fils, tout en soulignant limportance de la parole du pre dans une tradition essentiellement patrilinaire.

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    Ugadey a /-ntiwel,Medden a s-inin d imenfi.Aql-ay kan seddu ssnasel,A m zal am y id d akwerfi.

    Ssefray, ad ssefmy,D aya i y-d-igwran tura.Widak-nni umihekkuy,Ahaat a y-hemmlen kra.

    (Un homme seul depuis toujours,L, aucune compassion.Nous marchons sur le sol,Moi, ils me marchent dessus.

    L 'exil sera long, je le crains,On dira : il a t banni.Nous sommes enchans,Jour et nuit besogner.

    Je versifie, versifierai encore,C est tout ce qui nous reste.Ceux-l qui je parlais,Peut-tre nous aimeront-ils un peu.)

    Il avait commenc exprimer sa dtresse ancienne, lexorciser par la posie. Ensuite, il est pass autre chose, en quoi il paraissait sloigner de lui-mme. Mais le Mulj ou le Muljend (personnage rcurrent dans ses textes), ce Kabyle moyen, donc, aurait-il cette ralit criante de vrit sil ne comportait quelque ressemblance avec son auteur ? La crature contient son crateur, c est bien connu.

    *

    Comment pouvais-je lui parler de ce qui, au fond, nous tenaillait tous les deux quand il semblait lui-mme le reprsenter ? II se battait contre la mre de notre enfance, mais il se comportait avec moi comme elle le faisait quand j tais enfant et adolescente ; il me terrorisait comme elle me

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    terrorisait, il me repoussait comme elle me repoussait, ddaignant mes efforts, critiquant le moindre de mes gestes, dnigrant mes comptences. (Pourtant, les rares fois o il a parl de moi certaines de ses connaissances, il la fait, m a-t-on appris, en montrant une relle fiert.)

    Yemma et Grand-frre... Je savais, oui, j avais toujours su quils taient proches lun de lautre d une faon particulire, sans comprendre quel point cela tait vrai. Mon frre semblait avoir t model limage de Yemma, voil ce que je dcouvrais de jour en jour, durant tous ces mois qui nous avaient rapprochs, tandis quil tait prs de mourir. Et cette dcouverte m'inquitait : mes autres frres, moi-mme, navions-nous pas tous pti du mme modelage ?... Mais nous, nous avions malgr tout continu vivre avec elle, ce qui nous avait permis de nous ramnager par rapport elle qui, de son ct, changeait sensiblement, samliorait en prenant de lge. Grand- frre, lui, en partant pour longtemps, stait priv de cette possibilit dvolution.

    Lexil, n est-ce pas cela aussi ? Coupe de ce qui la nourrissait jusque- l, une partie essentielle de la personne se fige. Elle semble geler, cette partie, durcir comme un morceau de chair pris dans un bloc de glace. Elle nest pas morte pour autant, mais elle ne vit plus que par ses traits rigidifis. Elle vit de sa vie ancienne sans cesse reproduite dans ses contenus comme dans ses formes, dans ses penses comme dans ses motions, dans ses rires comme dans ses larmes. Pendant ce temps, la personne, elle, croit encore la permanence de ce que les ans ont, en ralit, modifi et rorganis chez ceux rests derrire elle. Elle ne sait pas quune partie delle-mme lui chappe, allant son chemin de toutes parts bouch, guide par des fantmes de plus en plus troublants, jusqu lusure, jusqu leffondrement dans le trou ainsi creus. En effet, o va le chemin ferm qui, pourtant, se poursuit, sinon en lui-mme ?

    J aurais pu le lui dire, sur le ton dune plaisanterie par exemple, en lui envoyant ces mots prts dans mon esprit :

    Quoi, ta mre-l ? Grand-frre, on dirait que tu as tout fait pour lui ressembler ! Tu serais revenu la maison, tu l'aurais constat toi-mme, et a t aurait peut-tre mis au pied du mur. a t aurait ouvert les yeux sur notre problme, et sur ta vie tout entire !

    Plaisanter avec lui ? Dans son tat, en plus ? Je ny songeais mme pas ! Tout de mme, si j avais pu au moins lui dire comme il ressemblait Yemma... 11 aurait explos! Dailleurs, ne le savait-il pas d une certaine manire ? Non, il ny avait pas dautre solution que la sienne : conserver la distance tout prix. Or, mme cette distance laquelle il sobligeait, et que

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    je respectais scrupuleusement, il la vivait tout aussi mal. Alors, o tait lissue ?

    Yemma, elle aussi, cultivait ces situations o, quoi que nous fassions, elle ntait pas contente. A la suivre, nous tions souvent rduits nous comporter comme loiseau de la fable, qui ne devait ni voler ni se poser.

    *

    Grand-frre ne pouvait pas m emmener avec lui au pays, lui-mme navait pu partir quavec l'aide dun ami. Je ne pouvais rien pour lui, moi non plus. C est gal, je me suis montre faible devant ses faiblesses. Et comme je le dplore ! J aurais d insister pour trouver le chemin vers son tre pacifi. Il devait bien exister en lui, cet tre apais : ne stait-il pas sauv durant toutes ces annes ? Mais, ce chemin vers lui, encore fallait-il le trouver dj en moi-mme !

    Il me reste esprer lentrevoir enfin, cet tre pacifi en moi aussi, grce lui, mon frre, qui continue de m inspirer par-del la mort.

    Attention, la pente est glissante ! Cette phrase, il me la lance de son lit d hpital. Je venais dentrer

    dans la chambre. Il m a demand comment a va ? , je lui ai rpondu par un haussement dpaule. Alors, il a agit la main, ouvert de grands yeux perants et, de sa voix formidable, il m a cri cette phrase surprenante :

    Attention, la pente est glissante ! Depuis, j y pense constamment. Impossible d oublier ces mts : ils

    tournent dans ma tte comme un-gyrophare. Mon frre ma cri gare. Il ma alerte. Mais de quoi parlait-il? Dune limite ne pas franchir? Dune direction ne pas prendre ? Quel est le danger ? O se tient-il ? Il le voyait, lui : n y tait-il pas, sur cette pente glissante ?

  • 6Je nai pas vu qui a recouvert le cercueil du drapeau national, on la fait sur lordre de Khalida Toumi. Il faut que j en sache plus.

    Dites-moi, sil vous plat, ce que signifie ce drapeau.- Je pense que la mort de votre frre reprsente une perte nationale,

    voil toute la signification de ce drapeau ! me rpond-elle sur un ton appuy.

    Je ne trouve rien redire ; mes frres, non plus. Quant Grand-frre, cause de toute cette animation, nous savons bien quil naurait pas apprci ce crmonial inattendu, dire vrai, limit ltalage du drapeau. Mais ce nest plus son affaire dsormais. Le chagrin ne mempche pas de ressentir de lirritation. qui en ai-je ? Peut-tre refus-je encore d admettre les vnements, alors que j y suis pleinement, depuis des mois.

    Une foule afflue vers le cercueil. Des mains sen emparent, le soulvent et lemportent dans un dsordre gnral. Je m affole.

    O allez-vous comme a ?- C est pour que les gens le voient, nayez pas peur, madame ! La foule se dirige vers une grille derrire laquelle se presse une masse

    compacte d hommes. Q uest-ce que les gens vont voir ? Vous nallez pas lexhiber comme

    un objet de curiosit, tout de mme ! Posez-le, je vous dis !- Mais les gens sont venus exprs, ils sont venus de tout le pays pour

    le voir...- Je vous dis de le poser tout de suite ! Pour le coup, c en est trop ! Je suis vraiment furieuse. Dans de telles

    circonstances ! Je ne mattendais pas me mettre dans ce genre de colre. La cohue grossit autour du cercueil dont je ne m'carte pas d un centimtre. La plupart sont de jeunes garons venus du pays kabyle accueillir celui quils nont jamais rencontr ou dont ils ont peine entendu parler. Ils sont attentionns, pathtiques dans leur excitation, et prts prendre en main la

  • 50

    suite des vnements. Ds ce moment, je me sens en confiance malgr tout. Je reconnais cette solidarit pratique, toute mcanique et nanmoins relle, dont savent faire preuve les gens de mon pays quand ils sont confronts la mort d un des leurs. Sils pouvaient en sus tre un peu moins maladroits...

    On me tire par lpaule. Je me retourne : cest Hamid. Calme-toi, murmure-t-il, nous sommes l. Ici. c est notre affaire. Hamid tait venu Paris. Un soir, il sest attard dans la chambre et,

    en tte--tte, il a parl longuement notre frre, bien que ce dernier ne ft plus en tat de lui rpondre. Percevait-il au moins la prsence du frre avec qui il aimait discuter, se promener dans la nature, et mme rire ?

    Je repousse une jeune fille qui veut membrasser : Qui es-tu, toi ?- Je suis Mila ! Ne crains rien, Nanna Nadia. Nous sommes tous l.

    me rpond-elle d une voix trangle.Cette jeune fille resplendissante malgr les larmes qui altrent son

    visage, c est lane de Hamid, le premier bb dans notre maison, que j avais berce quelques semaines dans mes bras avant de mexpatrier. Je lai revue petite fille. Ensuite, elle a grandi en mon absence.

    Mon regard tombe sur Mokrane. Je le sais au pays depuis des semaines.

    T u nous as tellement m anqu! lui dis-je, en me rappelant son loquence dans notre langue, ses paroles vraies, si profondes, quil offrait mon frre. 11 lapaisait visiblement lorsquil lui disait dune voix sre :

    Muh, ur k-lfeffey ara laeqel. T-tag 1 d ddunit. Ur tneqq ccedda, ur tfreggu talwit. ( Ne perds pas ton calme. C est a, la vie. Le malheur ne tue pas, le bonheur ne ressuscite pas. )

    Comme Djaafer : Muh, ur ffagwad ara. A y yezzifed ay id, a leqrar-ik [-(a$ebl;i( !

    (N'aie pas peur. Aussi longue sois-tu, oh nuit, le matin se lvera !) Et Youcef, la fin, d une voix frmissante :M uh, a n e f i wanian ad Itwn... (laisse couler l eau...) Laisse

    scouler la rivire de boue. Lche prise, cher ami, puisque telle est Sa dcision...

    Cest lui, Mokrane, que Grand-frre avait demand, un mois avant de perdre lusage de la parole :

    Fket-ay ddaswa n Ixir, di lasnaya-nnwen ! (Donnez-nous une bndiction, je vous prie !)

    - Une bndiction ? Par Dieu, Muh, je ne sais mme pas comment la commencer.

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    - Commence-la comme tu veux ! Dis-la seulement.- Alors, la voici rien que pour toi ! Et s en remettant aux formules apprises, d une voix solennelle,

    Mokrane a rcit quelques versets du Coran suivis dune suite de bons vux :

    A d ig Rebbi ncalleh ur tdasd ara ! A k-icfu Rebbi ! (Dieu fasse, s'Il veut, que tu ne sois pas perdu ! Qu 'Il te gurisse !)

    - A -yessu feyR ebbiyerlx ir! {Q uIl l exauce !) a conclu mon frre.Lorsque j ai estim le moment venu, c est encore lui, Mokrane, que

    j ai demand de faire entendre Grand-frre des paroles de vrit , celles qui lui parleraient clairement de sa fin, au lieu de continuer lui rpter des Muh, tu vas gurir ! indignes de lui, de sa lucidit comme de sa remarquable personnalit. Et Mokrane la fait avec intelligence, srnit et gnrosit.

    Pour tout dire, j avais moi aussi besoin d entendre ces mmes paroles, ayant du mal admettre linluctable, pendant que mon frre, lui, lavait compris et accept. Il se voyait avec cette facult de clairvoyance incontestable, cette sagacit jamais dmentie (sauf, peut-tre, en ce qui concernait sa famille - la partie gele chez lui !), sagacit dont la maladie aura finalement raison.

    Cette fois, je sens que j ai franchi la ligne rouge, disait-il ds le dbut. C est sr, je nen reviendrai pas. Tout de mme, la cinquantaine, cest encore jeune, non ? Si cela dpendait de nous, ce nest pas encore le moment, le travail nest pas termin...

    Plus tard, quand on lui demandait : Muh, quoi penses-tu ? Quas-tu nous dire aujourdhui ?- Aql-ay la nefmeffat. {Nous sommes en train de mourir.) rpondait-

    il d une voix matrise, lair un peu dsol, comme sil constatait simplement le fait.

    Il mimpressionnait par son calm e; il minquitait surtout. Il ne se fchait plus contre personne. II se laissait faire par le personnel soignant sans se plaindre, sans rien rclamer ni refuser. Les visiteurs affluaient, il les recevait dans une sorte d'indiffrence, par un mot, un lger pincement des lvres, un bref signe de la tte. Quelque chose de nouveau le proccupait. Lorsque je me trouvais seule avec lui, je surprenais parfois son regard pos sur moi. Alors, je levais les yeux et lui demandais :

    Q uy a-t-il, Grand-frre ? Dis-le-moi...

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    II dtournait son regard. Puis, de longues minutes aprs, du fond de son silence qui m enveloppait, j entendais sa voix, une voix claire et profonde :

    C est une preuve... Et jamais je navais encore prouv son contact cette sensation de

    douceur, cette attention dlicate. Comment dire... cela me divertissait . Je ne voyais pas la mort qui rdait. Je ne voyais que lui qui, de jour en jour, devenait mort grand-frre comme il ne lavait jamais t. Comment pouvais- je accepter de le perdre, ce frre, au moment mme o je commenais le dcouvrir? Quant lintraitable ravisseuse, je laurai ignore jusquau bout. Ou alors... C est sans doute vrai : nous nous apprivoisons avec la mort par les tres chers quelle nous enlve.

    Quand, cette seconde fatidique, il a cess de respirer, je me suis prcipite vers le bureau du mdecin :

    Docteur, je crois que mon frre vient de mourir. me suis-je entendu dire d une voix trange, comme si quelquun d'autre et articul cette phcase.

    Je suis vite retourne dans la chambre, suivie du mdecin. Il allait me dire (ah ! Comme je lesprais !... Dieu ! Comme je lesprais !...) :

    Rassurez-vous, votre frre est toujours l. Mourir est donc aussi simple que cela !Tout comme a t simple de nous montrer notre attachement mutuel.

    Nous lavons fait autant quil nous a t possible de le faire, ds ma premire visite lhpital de La Salptrire o il tait admis depuis quelques semaines :

    Comment te sens-tu, Grand-frre ? Jai fait naufrage. Tout est sens dessus dessous, rien quoi se

    raccrocher. Un raz de mare. Tout sen va, tout sombre, je ne peux plus rien rattraper...

    Je ne lavais pas revu depuis ce jour o, des mois auparavant, il mavait fait une scne au beau milieu de la rue ; une de ces scnes innarrables quil se plaisait m'infliger quelquefois. Il cumait, gesticulait, vocifrait comme un forcen, sous les regards curieux et dsapprobateurs des passants. Sur le moment, je ne comprenais pas pourquoi il semportait. Les mots, les phrases se prcipitaient dans sa bouche :

    T u ne changeras jamais, hein ! Tu penses encore lanthropologie. Je t ai pourtant dit de laisser tomber toutes ces btises !... Quand tu marches, tu dois lever la tte et regarder droit devant toi. Quand tu tengages dans une rue, tu dois regarder son nom avant de faire le premier pas. Il faut toujours

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    savoir o lon met les pieds, non ? Toi, tu marches les yeux par terre. Les mots de ta mre-I, toute lducation quelle ta donne, il faut les oublier ; a ne vaut rien dans ce pays, tu devrais lavoir compris, non ? Depuis combien d annes vis-tu ici, dis ?...

    Sidre, fige sur place, sans raction face cette colre ancienne qui me terrifiait. J ai fondu en larmes. Il sest calm. Avant de tourner les talons et de disparatre au coin de la rue, il a lch :

    Voil trois quarts d heure que je te suis. Je marchais juste derrire toi et tu ne t es aperue de rien. Adieu !

    Mon inattention mritait-elle une telle colre ? Je pleurais non parce quil me sermonnait comme si j tais une enfant, mais parce quil parlait de Yemma avec rage une fois de plus. Je pleurais, ma faon de le supplier, den appeler son cur fraternel. Il mettait le doigt l o j avais mal, l o j ai toujours mal, moi aussi, tout comme lui. Voil ce que j aurais d lui dire ! Ce jour-l ou un autre. J y avais souvent pens ; et je laurais fait, ntait ma crainte daugmenter sa souffrance. Dun autre ct, il ne m offrait aucune ouverture. Il vivait'dans la colre comme sil tait branch un courant lectrique qui le grillait littralement ; une colre totale qui portait la moindre chose un point beaucoup trop douloureux. La douleur vinait les mots, rendait impossible tout dialogue.

    A lhpital, ce jour-l, je ne suis pas entre tout de suite dans la chambre. Comment aurais-je pu ? Je tournais en rond dans le couloir, le cur palpitant, lesprit confus, essayant dsesprment de rassembler toutes mes forces. Par moments, j allais jeter un coup dil travers la vitre de la porte, puis je mloignais, saisie par lenvie de courir vers la sortie. Enfin, j ai fonc dans la chambre comme si je me lanais dans le vide. Il tait allong sur le lit. A ma vue, il s est mis pleurer. De grosses larmes coulaient sur son visage maci, et de le voir ainsi me faisait mal comme si on menfonait une lame dans la poitrine. Je sentais les fissures, toujours les mmes, l, au cur de mon tre, qui souvraient, se creusaient, slargissaient...

    Voil o nous en sommes... Vous croyiez que nous vous dtestions. Vous le croyiez, nest-ce pas ?...

    Je ne mattendais pas le retrouver dans cet tat, encore moins entendre ces paroles venant de lui. Je le dcouvris tout d un coup : le sort imprvu, le funeste, lignoble sort qui, pour saccomplir, va jusqu se servir des curs purs, des sentiments les plus tendres... Sa droute semblait complte. En mme temps, il tait identique lui-mme. Sauf ces larmes tonnantes, si bouleversantes ! Pour la premire fois, j ai pu trouver les mots :

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    C est dans ta tte, Grand-frre. Je ne pense rien de tout a et personne ne dteste personne. Tu te tourmentes, tu rumines des ides noires. Je t ai appel plusieurs fois, je t ai propos de t accompagner, de te prparer tes repas, de te laver ton linge. Je t ai suppli de me laisser t aider. Tu me rpondais Je nai pas besoin ! Rappelle-toi ce que tu as dit Djamal. Tu ne voulais pas me voir, tu n 'es pas maso. Me voici maintenant...

    Il a dtourn son regard, frott ses yeux d un geste enfantin, et m a rpondu d un air penaud :

    J ai dit a ?... Ce nest que des mots, des btises comme nous en sortons souvent.

    Je lui ai pris la main. quel moment ? Mais, je ne sais plus, c est peut-tre lui qui a pris la mienne. Un instant, j ai cru quil allait retirer sa main. 11 nen fit rien. J avais sa main dans la mienne, et je regardais cela comme une chose inoue. Submerge par une motion neuve, je lui ai dit :

    N aie pas peur, Grand-frre, il ne se produira rien. Par Dieu, il ny aura que du bien. Je suis avec toi, les choses vont sarranger, tu verras.

    J tais calme, bien moi-mme, et... j prouvais une sorte de joie ! Oui, ce que je ressentais face mon frre en larmes, dans un tat d'abattement incroyable, je ne sais pas le dire autrement que par ce mot. J ai souvent connu cette vive motion qui sexprime par les larmes et cette tristesse persistante dans lme ignorante des gaiets parfaites. C est pourquoi je nomme joie toute motion qui me remue et me transporte au- del de moi-mme, du monde, du temps.

    Grand-frre avait besoin de moi. Je croyais mes propres mots que je prononais dune voix assure, comme si, par eux, j agissais dj sur les vnements. J tais remplie d'un espoir infini. Il allait se relever sans le moindre doute, lui si intelligent, si circonspect, s i..., il ne pouvait pas tre battu par cet abominable cancer qui attaquait son cerveau ! Je m emballais, porte par le bonheur dexister enfin lun pour lautre, en tant que frre et sur.

    Jusqu la dernire seconde, il aura gard ce pouvoir quasi sacr que je ne reconnaissais mme pas notre pre. Il navait jamais lev la main sur moi ni sur aucun de nos frres. Il tonnait contre nous, c est tout. Il clatait comme un orage, puis senfermait dans un silence aussi affolant que ses vocifrations. Je n tais encore quune petite fille, mais je devais, comme Yemma, me soumettre la rclusion domestique. Ds qu'il me trouvait sur le seuil de notre maison, il m ordonnait :

    Rentre la maison !

    55

    Je lui obissais. Personne, en dehors de lui, navait exerc une telle autorit sur moi. Je me souviens dun t. Comme notre pre travaillait Tizi-Ouzou et que nous vivions encore Azazga, il devait, lui, Grand-frre, prendre un peu trop au srieux son rle d'an, du moins, durant ces vacances scolaires quil passait avec nous. Du haut de ses quinze ans, il veillait la marche tranquille de notre maison. Il sinstallait une extrmit de la cour, dans une grande brouette cale sur ses manches et, pareil un prince souverain, il commandait, imposait sa discipline, dfinissait les tches de chacun. Mes autres frres et moi, nous devions faire des exercices de mathmatiques ou recopier des pages entires de nos livres de franais. Pendant ce temps, lui lisait, tout en gardant un il sur nous.

    Grand-frre et les livres. A une poque, il en avait plusieurs milliers dans sa cave. Aprs les avoir lus, il les vendit aux bouquinistes. Il aura vcu une grande partie de son existence dans les livres, les seuls objets auxquels il sattachait, quil rvrait mme, allant jusqu les ramasser dans les poubelles :

    Ce nest pas leur place... disait-il.Ou dans le march aux puces de Saint-Ouen, en mare basse ,

    aprs que les marchands ont emball leurs marchandises, laissant par terre les livres qui leur ont sembl sans valeur, c est--dire invendables. Mon frre les rcuprait alors, ces livres jets par les ignorants. Il les prenait non pour lui-mme, mais pour les envoyer au pays.

    Sils en sont sentrgorger l-bas, c est quils ne lisent pas de livres... pensait-il.

    Cet t donc, pour la premire fois sans doute, il sest trouv directement aux prises avec Yemma, et avec ce qui lagitait. Elle tait alors clotre, entoure de tant d ennemis ! (Cet enfermement domestique des femmes, dans mon pays : quelle abomination, quelle violence faite lhumain !) Des ennemis par lesquels elle existait en dehors de sa prison ; des ennemis qui avaient aussi une certaine ralit pour nous, mes plus jeunes frres et moi. Grand-frre, lui, ne voyait que de la provocation hargneuse, de lagressivit gratuite de la part de Yemma qui pestait contre nos voisins partir de la cour ou travers les murs mitoyens. Et cela, il ne voulait pas lentendre, ne pouvait pas le supporter ; il se sentait responsable de nous en labsence de notre pre. Donc, il sen prenait elle, la forant se taire, pendant que Mouloud intervenait pour la dfendre. Mes deux grands frres se disputaient alors, et, parfois, ils en venaient aux mains. Tout de mme, ils nen taient pas une guerre fratricide. Mais pour

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    Yemma, ctait une souffrance de plus. La chanson de Slimane Azem, Azger yaeqel gma-s (Le b uf reconnat son frr