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    Actes du colloque international Projections : des organes hors du corps (13-14 octobre 2006)

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    Sylvie Roques(Paris 8 UMR 8037)

    Des organes hors du corpschez Valre Novarina

    Ma contribution sinscrit dans lhorizon des interrogations rcentes sur le

    phnomne thtral qui accompagnent limpulsion de praticiens, explorent les relationsdes arts vivants et des sciences humaines, et appartiennent au champ de rflexion delethnoscnologie1, discipline dfinie par Jean-Marie Pradier comme ltude despratiques performatives dans divers groupes et communauts culturels du mondeentier2. Lethnoscnologie et ses analogons disciplinaires (anthropologie du thtre et,dans une certaine mesure, performances studies) reprennent et dveloppent desintuitions relativement anciennes, notamment celles de Marcel Mauss selon lesquelles lemoindre comportement humain correspond un savoir corporel organis et renvoie aux techniques du corps 3. Tout en mettant laccent sur limportance de linterdisciplinarit,elles considrent que ltude des pratiques spectaculaires ne peut tre dissocie delexamen diachronique et synchronique du rapport au corps dans une socit ou une

    culture donnes. linstar des ethnosciences, elles estiment que toute dfinition ducorps sinscrit dans un contexte historique et culturel. De ce fait, il est lgitime destimerque la langue porte en elle les lments constitutifs dune pense du corps.

    Or, labord des images du corps au thtre renvoie gnralement des registresdiffrents, depuis la dramaturgie et la mise en scne des acteurs jusquaux textes dethtre, cest--dire lcriture dramatique. Jai choisi de situer mon questionnementdans lhorizon des critures du corps. Plus prcisment, ma recherche, sappuyant surles rsultats dune tude lexicale recensant les items les plus frquemment rencontrs,cherche apprhender les reprsentations du corps au niveau zro de la langue,telles quelles se prsentent dans le thtre de Valre Novarina, auteur vivant qui vientdentrer au rpertoire la Comdie Franaise en fvrier 2006 avec LEspace Furieux.

    1Le nom a t adopt par une communaut de chercheurs et de praticiens la suite dun colloque international ducentre de lEthnoscnologie qui a eu lieu lUNESCO le 3 mai 1995. On peut lire en ce sens larticle de Jean-MariePradier, Ethnoscnologie : la profondeur des mergences , Internationale de limaginaire [La scne et la terrequestions dethnoscnologie], 5, Paris, Actes Sud Babel/ Maison des cultures du monde, 1996, p. 13.2Jean-Marie Pradier, Lethnoscnologie vers une scnologie gnrale , in C. Amey, J.-P. Berthet et M. Jimenezd., Luvre dart et la critique, Paris, Klincksiek, 2001, p. 157.3Marcel Mauss, Les techniques du corps , Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950/1936, p. 365. [Extrait duJournal de psychologie, XXXII, 3-4, 15 mars-15 avril 1936. Communication prsente la Socit de Psychologie le17 mai 1934].

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    Une nouvelle gographie du corpsLa recension des diffrentes rfrences au corps dans le thtre de Novarina

    montre que litem corps est trs frquemment cit de mme que les items chair , viande ou encore trou . Ltude a t effectue avec le logiciel Alceste mis aupoint par Max Reinert. La mthodologie quil met en uvre est dnomme AnalyseLexicale par Contexte ou A.L.C. par son auteur4.

    Si lon cherche cerner le corps dont il est question, une certaine organicit5semble se dgager. Les rfrences anatomiques ou physiologiques retiennentparticulirement lattention. Elles induisent une nouvelle gographie du corps mlantorganes et orifices, humeurs et muscles, comme si lauteur avait voulu puiser toutes lespossibilits du corps humain et instaurer une circulation nouvelle.

    Le corps de lacteur

    Le modle choisi est lacteur de thtre. Pourtant, ce nest plus lexpressivit qui estla qualit essentielle du comdien. En effet, pour Novarina, celle-ci consiste plutt en sacapacit dvoiler un passage, un ailleurs. Assurment, dans la tradition, il est peuquestion du corps vivant, des os et des muscles, des liquides et des nerfs. Lart delacteur est essentiellement peru alors comme un art de la parole et de la dclamation.A la fin du XXe sicle, un changement sopre : avec lacteur, cest tout un processusdynamique qui se met en place. Il nous est montr comment descendre dans le corpscomme dans la langue, et utiliser ses poumons, sa respiration. Il importe alors de

    retrouver cette libert du souffle qui va jusquaux limites, jusqu lasphyxie :Respirez, poumonez ! Poumoner, a veut pas dire dplacer de lair, gueuler, se gonfler,

    mais au contraire avoir une vritable conomie respiratoire, user tout lair quon prend, toutldpenser avant den reprendre, aller au bout du souffle, jusqu la constriction de lasphyxiefinale du point, du point de la phrase, du poing quon a au ct aprs la course. 6

    Dans cette perspective, le comdien est limage du sportif ou de lathlte affectifquvoque Artaud. Dans le cas de Novarina, cest bien lintrieur du corps qui nous est dvoil avec lacteur, puisque lorsque celui-ci joue, son piderme devient transparentet on voit ce quil y a dedans. Il sagit bien dune transparence symbolique : lacteur nepeut videmment pas montrer son intrieur. Il a en charge de le suggrer. Il ne

    svide pas sur scne, mais en profrant le texte il nous rvle le passage de lamatrialit du langage travers son corps, son rythme physique est sensible. Il rendainsi prsent son intrieur . Il exhibe donc ses profondeurs, limage de lcorch deHonor Fragonard, et montre les systmes vasculaire, lymphatique et nerveux :

    jouer cest avoir sous lenveloppe de peau, lpancras, la rate, le vagin, le foie, le rein etles boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux, les chairs battantes sous la peau, tout le corps

    4Max Reinert, Un logiciel danalyse lexicale : A.L.C.E.S.T.E. , Les Cahiers de lanalyse des donnes, XI, 4, 1986,p. 472.5On peut entendre ce terme organicit comme li la notion dimpulsion et inscrit dans la vie intime du corps.6Valre Novarina, Lettre aux acteurs , Le Thtre des paroles, Paris, P.O.L., 1989, p. 9. Dans la suite de larticle,nous abrgerons la rfrence lauteur par les initiales V.N.

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    anatomique, tout le corps sans nom, tout le corps cach, tout le corps sanglant, invisible,irrigu, rclamant, qui bouge dessous, qui sranime, qui parle.7

    Cependant, il nous faut souligner qu la diffrence du clbre croplasticien, lecorps chez Novarina nest pas verniss et sec, mais appartient lordre de lhumide et duvivant. Ce discours sur le corps nous invite comprendre le fonctionnement interne delacteur-performeret nous interroger sur un tel intrt pour ce qui est habituellementcach lintrieur du corps. Vouloir nous montrer lintrieur du corps, nest-ce pas vouloirrorganiser les signifiants du corps et de lesprit et faire exister du fond corporel ?

    Un autre fonctionnement

    Dans cette perspective, Novarina rappelle quavec son jeu, lacteur donne voir un corps qui fonctionne dans lautre sens 8.Aussi pour lacteur sagit-il de retourner lapeau comme les apparences et de transgresser les frontires corporelles comme leprcise Novarina, cest son corps-dedans, le corps pas visible , le corpsdlintrieur

    9qui veut sortir. Comment entendre ces termes ?

    Par un retournement transgressif, lenveloppe extrieure, faite de peau quidhabitude sert de barrire infranchissable entre le dedans et le dehors, devientenveloppe intrieure. Novarina prcise encore que cest :

    son corps profond, du dessous sans nom, sa machine rythme, l o a circule entorrent, les liquides (chyme, lymphe, urine, larmes, air, sang), tout a qui, par les canaux, lestuyaux, les passages sphincters, dvale les pentes, remonte press, dborde, force lesbouches, tout ce qui circule dans le corps ferm, tout a qui saffole, qui veut sortir, pouss etreflu, qui, force de se prcipiter dans des circuits contraires, forces de courants, forcedtre renvoy et expuls [] finit par se rythmer, se rythme force, dcuple sa force en serythmant le rythme a vient de la pression,de la rpression et sort, finit par sortir, ex-cr,ject, jacul, matriel.10

    Ce renversement du fonctionnement habituel du corps induit une nouvelle visibilitpour le spectateur et renvoie toute une machinerie corporelle. Le comdien nousdvoile ainsi sa chair constitue de muscles et de viscres, les mcanismes internes quiparticipent au processus motionnel et leur fonctionnement. Par consquent, laconception que dveloppe Novarina renouvelle la vision que lon peut avoir de lacteur.Celui-ci nest plus peru comme une simple silhouette chic de marionnette style ouun pantin excuteur 11. Il nest pas davantage un interprte ou un instrument, mais le seulendroit o a se passe 12. Le corps du comdien cesse alors dtre un lieu clos

    et devient espace ouvert.

    Novarina nous donne donc lire un corps devenu transparent o les organessemblent quitter de manire fantasmatique et quasi obscne leur positionnement interneet, en franchissant les limites, prendre place dans le monde.

    7V.N.,id., p. 22.8V.N.,ibid.9V.N., id., p. 23.10V.N.,ibid.11V.N., ibid.12V.N.,id., p. 22.

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    Un corps-animalDans les pices de Novarina, le regard sur le corps dmontre aussi un intrt pour

    ses limites et semble inverser les donnes usuelles, lintriorit devenant extriorit. Cerenversement des contraires brouille les frontires des corps. Tout est symbolique, toutest mtaphore, mais retourner la peau , essentiellement avec la matrialit dulangage, cest finalement suggrer les orifices, la chair ou la viande, et donner voir cequi habituellement nous est cach. Cette lecture organique du corps attire notre attentionsur des repres et des objets qui animalisent.

    Le corps viande

    Les termes mmes de chair et viande sont frquemment cits. Or, la chairnest pas dcrite mais perue plutt dans sa globalit, comme quelque chose dinformeet sans contour. Tout compte fait, selon Novanina, la chair, source de manque, doit trequitte cest la chair aux huit mille trous13 dont lacteur se spare. Pour lespersonnages, la chair est lobjet d valuation qualitative , et prend lacception de viande , comme en tmoigne, dans LOrigine rouge, le personnage d Une Femmepar la fentre : Ah, votre viande est considrablement sale ! Tu sens bon lacaverne 14. La notion de viande renvoie une zone commune lhomme et lanimal, une zone dindcidabilit ; mais rapprocher la chair de la viande cest aussi suggrer unecontinuit entre le corps vivant et le cadavre, la chair en dcomposition.

    Si lon cherche plus prcisment cerner ce corps-viande dans lunivers

    novarinien, un dplacement sopre, puisque cest une dfinition toute mtaphysique quinous en est donne. LHomme , dans LInquitude, prcise ainsi :

    Celui qui entrera me hurla aux oreilles de sortie : Viande de Dieu, sortez-moi des tteset mangez-moi mon rien ! Viande de deux naissez pour me remordre la viande qui est !Viande de Dieu entrez-sortez dans mon cadavre pour voir sil vit ! Viande de deux mangezmes restes o vous avez assassin mes esprits ! Viande de Dieu, laissez mes restes en donaux animaux et aux oiseaux chanson qui vole ! 15

    Le corps-viande sinscrit donc dans cette qute spirituelle o le rien et labmepourraient tre conditions de plnitude. Cependant, le corps ainsi saisi sinscrit pluttdans la confusion. Il semble cartel entre lEtre et le nant et appartenir cet entre-

    deux situ entre vivants et morts.

    La question des orifices

    La question des frontires et des marges semble donc rcurrente dans le domainecorporel du thtre de Valre Novarina. Habituellement, cest la peau qui est envisagecomme interface entre le dedans et le dehors ; or litem peau est trs rarementrencontr dans les textes du dramaturge. Cette interrogation sur les limites du corpsrepose donc sur dautres repres. De fait, les rfrences nombreuses aux orifices du

    13V.N., Pour Louis de Funs , Le Thtre des paroles, Paris, P.O.L., 1989, p. 121.14V.N., LOrigine rouge, Paris, P.O.L., 2000, p. 48.15V.N., LInquitude, Paris, P.O.L., 1993, p. 45.

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    corps, dfinis comme limites, sinsrent dans une interrogation centrale : par ocommence le corps humain ?

    Ces allusions aux orifices chez Novarina peuvent tre perues comme tentative derapprochement entre lhomme et lanimal et induire une perspective inquitante. Il

    semble quune rotation intervienne alors, nous faisant passer dune perspective verticale une perspective horizontale. En ce sens, laxe bouche/il qui caractrise le visagehumain, se substitue laxe bouche/anus, qui caractrise lanimal quatre pattes. Cetteinversion des axes, que lon retrouve notamment dans les textes Lettre aux acteurs(1979/1989) et La Fuite de bouche(1978), brouille limage du corps et le rend informe etdiffus. De plus, la signification accorde aux orifices, nomms les troisembouchures 16(bouche, anus, vagin) ou les trois sphincters 17, varie galement enfonction de la relation dehors/dedans. Le corps parat souvrir ou se fermer au monde. Ence sens, les orifices sont perus comme les ouvertures du corps. Aussi ce jeu avec leslimites entrane-t-il une nouvelle confusion.

    Un glissement des frontires

    Cette rfrence au bas du corps dans plusieurs pices de Novarina est proche ducorps grotesque quvoque Michal Bakhtine et constitue en quelque sorte, selon laformule de Daniel Arasse, le contre-modle 18dun corps civilis qui aurait intriorisles contraintes comme les rgles de biensance. Cependant, une distinction est faireavec Novarina. En effet, bien que celui-ci paraisse privilgier le bas du corps, il nenretient que les orifices, qui prennent une acception bien particulire puisquils sontrversibles et paraissent se substituer les uns aux autres. Parlant des employs deLAtelier Volant, il crit : Lanus , ils savent ce que cest, ils ne connaissent que a. Et

    ils apprennent parleravec, ilscommencent parler avec 19. Novarina va plus loindans cette ide de circularit entre le dedans et le dehors, puisquune sorte demtaphore du langage nous est donne, qui sappuie sur la dualit entre absorption etjection. Comme lindique Christian Prigent, Valre Novarina reprend ce mythe trivialdune langue interdite de parole et doncjecte par lorgane symtrique et bas 20. Onpeut songer laphorisme attribu Heine selon lequel Le chien qui on met unemuselire aboie par le derrire , et qui indique le lien entre lactivit des deux ples delappareil digestif. Lmission vocale ne serait ds lors que limage renverse delmission fcale. Novarina ajoute dans cette optique : Ce sont les mmes muscles duventre qui, pressant boyaux ou poumons, nous servent dfquer ou accentuer laparole 21. On peut y voir lintention dancrer le corps dans la matrialit et dans un cycle

    mlant destruction et rgnration.

    16V.N., Lettre aux acteurs , d. cit., p. 15.17V.N.,id., p. 19.18Daniel Arasse, La chair, la grce, le sublime , in Histoire du corps, t. I, A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello dir.,Paris, Seuil, 2005, p. 446.19V.N., Lettre aux acteurs , d. cit., p. 12.20Christian Prigent, La langue contre les idoles , in Alain Berset d., Valre Novarina thtres duverbe, Paris, JosCorti, 2001, p. 13.21V.N., Lettre aux acteurs , d. cit., p. 10.

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    La question du genre

    Il importe dajouter cette description des images du corps tendant vers lorganique

    et lanimalit que nous avons galement affaire un corps sexu, qui soppose lavision dun corps neutre. Plus prcisment, le corps du comdien voque un corpsfminin :

    cest le corps pas nomm qui joue, cest le corps dlintrieur, cest le corps organes.Cest le corps fminin. Tous les grands acteurs sont des femmes. Par la conscience aiguquils ont de leur corps de dedans. Parce quils savent que leur sexe est dedans. Les acteurssont des corps fortement vagins, vaginent fort, jouent dlutrus ; avec leur vagin, pas avecleur machin.22

    Cette fminit de base du comdien joue sur la confusion des genres, faisantpasser du genre masculin au genre fminin. Ce changement de genre apparat plusieurs reprises et questionne lidentit du personnage, qui serait la fois homme etfemme. Dans LInquitude, ce phnomne se rpte avec la question pose par LHomme , qui met au jour la question de lapparence : Quest-ce que jai eu danstoute ma vie dhomme nu dguis en femmes ? 23. De la mme faon, un renversementde genre seffectue dans La Fuite de bouche, avec les propos de Pre Plican : Jaides seins, Marie, je te jure. Je suis couvert de seins 24. Ces paroles indiquent unerversibilit et un bouleversement du corps : la diffrence ne serait plus seulementfonde sur lapparence mais plutt sur une transgression au niveau biologique. Novarinava plus loin en parlant de lacteur, qui est non seulement trans-sexuel mais trans-vivant. Lacteur, cest un pas vers la suite, quelquun qui veut sauter 25. Dans cette

    perspective, cest surtout un corps-limite, sans dedans ni dehors, qui nous est montr, etqui fait chec tout essai de catgorisation. Les frontires corporelles tombent et lesfonctions anatomiques se mlangent, comme parler et manger. Il sagit dun principetouchant lensemble des dlimitations : une subversion des ancrages physiques. Ainsi,les sexes se confondent : les personnages passent du genre masculin au genre fminin.Cette confusion est galement perceptible dans le domaine de lexistence puisquecomme le note trs justement Annie Gay26, la vie et la mort senchevtrent.

    Un corps glorieuxUn second type dimages du corps est discernable dans les pices tudies,

    renvoyant un corps non-organique, qui ne sprouve pas comme un corps personnel,mais sapparente un corps glorieux.

    22V.N., id., p. 25.23V.N.,LInquitude, d. cit., p. 8.24V.N.,La Fuite de Bouche, Marseille, Jeanne Laffite, coll. Approches rpertoire , 1978, p. 21.25V.N., Pendant la matire, Paris, P.O.L., 1991, p. 67.26Annie Gay, Une spirale respire , in Valre Novarina thtres du verbe, A. Berset dir., Paris, Jos Corti, 2001,p. 162.

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    Les figures du vide

    Le corps de lacteur est qualifi de glorieux parce cest un corps dfait 27. Unepratique de la destruction est donc mise en place dans la mesure o tre acteur, cest

    pas aimer paratre, cest aimer normment disparatre

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    . Novarina prcise que cettedisparition se manifeste sous la forme dun sacrifice, car lacteur bien avis est celui qui sassassine lui-mme avant dentrer 29. Aussi le principe qui en dcoule estdextnuer le corps premier pour trouver lautre corps. Pour Novarina, le travail sur lesouffle chez le comdien conduit dj vider le corps du sang, des viscres, desmuscles, afin de devenir seulement parole. Deux directions semblent simposer chez sespersonnages : dune part, le corps est le signe dun passage entre deux mondes, dautrepart, il est synonyme de leurre, de mensonge ou de danger. En ce sens, il est lobjetdune inquitude, dun questionnement perptuel. De manire rcurrente, Novarina nousamne donc nous interroger sur lincarnation, sur cette tranget dtre dans un corps.Il est question du souvenir dune chute et de ltonnement comique de natre cest--

    dire de tomber dun corps dans un autre 30

    . Il y a comme une sidration du personnage se retrouver comme lintrieur dune enveloppe corporelle intrieure lunivers 31dira Novarina. Le corps est alors peru comme enveloppe qui nest plus protectrice maislimage dune prison. Dans cette perspective, lincarnation est perue comme erreur oupige.

    Dans LAnimal du temps, lhomme sinterroge : Dites Octeur, quand on sesttromp de corps32. Linadaptation engendre par ce corps inconnu se lit dans lespropos de Lenfant des cendres dans Vous qui habitez le temps : Mon corps est entrop abb, jai trop tort dtre dedans 33. Une impression dtranget sen dgage, lespersonnages semblant comparables des revenants, hypothse confirme par les

    paroles de Lenfant des cendres : Moi aussi, jai d tre en mort pour avoir uncorps ; si jtais esprit je ne serais pas dici 34. Le corps se situe donc dans uneproximit avec la mort. Dans cette optique, tous les personnages novaviniens semblentavoir expriment ce passage avec la mort, qui les fait ressembler aux fantmes et quirend le deuil impossible.

    Lidentit

    De la mme manire quil existe une incertitude au niveau des frontires du corps, ilexiste une incertitude au niveau des frontires du moi. Un identique phnomne de

    dcentrement est luvre, qui conduit les personnages sinscrire dans les marges,dans un monde de lentre-deux o ils sont susceptibles de basculer tantt au centre,tantt sur les bords.

    27V.N., Lhomme hors de lui , [Entretien avec Jean-Marie Thomasseau], Europe, n 880-881, 2002, p. 164.28V.N., Pour Louis de Funs , Le Thtre des paroles, p. 118.29V.N., ibid.30V.N., LHomme hors de lui , p. 166.31V.N., ibid.32V.N., LAnimal du temps, Paris, P.O.L., 1993, p. 24.33V.N., Vous qui habitez le temps, Paris, P.O.L., 1989, p. 24.34V.N.,id., p. 25.

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    Dans cette perspective, les propos du Veilleur dans Vous qui habitez le tempssont clairants lorsquil dit Lenfant des Cendres : Vous avez perdu les bords 35.Or, perdre les bords signifie perdre les limites, les bornes. Une telle proposition indiqueune perte de repres ainsi quune possible confusion : perdre les bords serait alorscomparable se confronter ltranget ou la folie. Une dsagrgation semble

    luvre.

    En effet, le personnage, tout comme il cherche atteindre lanantissement ducorps par une pratique de la knse, tend la destruction de son moi. Il est ainsiconfront lexprience de son propre nant et se trouve mis en danger. Une scissionsemble intervenir entre le corps et la conscience, ce qui entrane un dsquilibre. Ledoute surgit ainsi lorsque Lenfant des Cendres se demande sil meurt ou sil vit : Venez dans moi lire dans mes yeux, me dire si vous le pouvez si jagonise ou si jenais[] 36. Tout compte fait, le personnage novarinien semble gar, il a besoin duregard de lAutre, pour confirmer son existence, son sentiment dexister. Ainsi, cettemme incertitude jaillit avec Sosie dans LEspace Furieux (1997). Lorsque La figure

    Pauvre le questionne et lui demande ce quil dit chaque matin ses mains, lorsquil lesvoit, celui-ci rpond : Elles sont moi. Cest parce je leur ai rpt le cri que le monde apouss en naissant et que personne na entendu.37. On peut en dduire que pourSosie, ce corps nest pas pos comme demble sien. Cette mme incertitude apparat nouveau dans les propos de Panthe dans LOrigine rouge, et va jusqu la dissociation : Je souffre dans mon corps sans avoir la preuve quil est moi 38. La perte desfrontires corporelles, qui a t mise en vidence avec le modle dun corps transparentdu comdien ou la rorganisation des organes hors du corps, avec le cas des orifices,conduit la mise distance du corps qui nest pas reconnu. Cette perte de repres auniveau corporel peut rappeler certains symptmes de la maladie mentale. Un glissementsest opr : la problmatique de la confusion au niveau des limites corporelles atteint lasphre de lidentit.

    Dans cette perspective, cest le cogito de Descartes qui est remis en question,puisque le Je pense donc je suis ne conduit plus une vrit premire. En ralit, lespersonnages novariniens dnoncent peut-tre cette illusion dun sujet monadique,dune personne totale assure de sappartenir 39voque par Pontalis : limage dupersonnage moderne, qui nen finit pas de creuser comme on creuse sa tombe sapropre absence didentit 40, ils ont perdu toute unit, et demeurent dans la confusion,au niveau corporel et identitaire.

    35V.N.,id., p. 25.36V.N.,id., p. 23.37V.N., LEspace furieux, Paris, P.O.L., 1997, p. 52.38V.N., LOrigine rouge, p. 66.39Jean- Bertrand Pontalis, Entre le rve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 161.40Jean-Pierre Sarrazac, Limpersonnage. En relisant La crise du personnage" , Etudes Thtrales, 20, 2001, p. 47.

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    Annexe

    Jai appliqu la mthodologie A.L.C.E.S.T.E. un corpus de quarante-quatre pices de thtre dedix-huit auteurs contemporains41. Cette mthodologie sinscrit principalement dans le courant de lastatistique textuelle selon la terminologie de Ludovic Lebart et Andr Salem 42 et sapproche aussi de

    lanalyse de discours dveloppe par Pierre Achard43

    . Dans cette perspective, lobjectif de la mthodologieA.L.C.E.S.T.E. se rapproche davantage de celui de lanalyse de discours que de la lexicomtrie44.Autrement dit, il sagit dune analyse qualitative plus que dun comptage brut. Les rsultats de lanalyse despices de Valre Novarina prsentes dans cet article constituent une partie de lanalyse globale ralisedans le cadre de ma thse. Il sagit de la classe 4 dgage par le logiciel correspondant lunivers lexicalde Valre Novarina. Dans chaque classe de lanalyse initiale, on dispose de la liste de mots les plussignificativement prsents. Pour chaque item est calcul un coefficient dassociation. Plus cette valeur estforte plus litem sera fortement associ au contexte. Le tableau suivant prsente la liste des baseslexicales des mots pleins pour la classe 4. Cette liste est ordonne par valeur dcroissante, la frquencede mots est note entre parenthses. Il faut retenir que les classes obtenues dcrivent des thmatiquesqui ne sont pas exclusivement centres sur la thmatique corporelle, toutefois, il peut en tre question. Ence sens, nous avons pu nous interroger : de quel corps sagit-il ? quelles sont les reprsentationscorporelles mises en jeu ?

    Liste non exhaustive du vocabulaire spcifique de la classe consacre Valre Novarina :

    parole+(184)anima+l(121)matiere+(105)act+ion(118)monde+(246)trou+(138)suite(94)homme+(277)terre+(156)

    vivant+(93)humain+(97)espace+(78)corps+(229)objet+(87)vie+(239)chanson+(66)mot+(155)langage+(55)

    interieur+(85)chose+(225)caillou+(44)lieu+(114)humanite+(34)esprit+(67)parl+er(269)gloire+(28)nom+(109)

    mort+(197)dieu+(112)chut+er(47)cadavre+(53)neant+(28)pierre+(35)phrase+(46)futur+(26)nomm+er(31)

    design+er(25)theatre+(36)nomm+er(31)face+(57)lumiere+(80)cerveau+(37)tombe+(77)silence+(62)tete+(176)

    milieu+(45)naissance+(33)chair+(55)

    jour+(186)cercueil(18)prire(19)univers(18)

    joie+(31)viande+(31)

    temps(185)exprim+er(26)muet+(21)nombre+(28)instant+(63)

    Docteure en esthtique sciences et technologies des arts, Sylvie Roques est chercheuse associe auCentre Edgar Morin (CETSAH)-EHESS/CNRS. Elle est lauteure de plusieurs articles portant sur laquestion des reprsentations du corps dans le thtre contemporain notamment chez Valre Novarina,Philippe Minyana et Marie Ndiaye parus dans les revues Thtre Public et Degrs. Elle a coordonn lenumro Thtres daujourdhui de la revue Communications (Seuil, septembre 2008). Ses recherchesportent galement sur le thtre de Jules Verne avec la parution dun article Le voyage thtral chezJules Verne et la difficult de son incarnation dans le volume Thtre et Voyage (Presses Universitairesde la Sorbonne, 2008).

    Pour citer cet article, utiliser la rfrence suivante : ROQUESSylvie, Des organes hors du corps chez

    Valre Novarina , in H. Marchal et A. Simon dir., Projections : des organes hors du corps (actes ducolloque international des 13 et 14 octobre 2006), publication en ligne, www.epistemocritique.org,septembre 2008, p. 92-100.

    Pour joindre lauteure, remplacer ltoile par le signe @ : sroques!noos.fr

    41Sylvie Roques, Analyse des donns textuelles et littrature dramatique contemporaine : une tude desreprsentations du corps , Degrs [Smiologie du spectacle vivant 2], Universit Libre de Bruxelles, d1-d20.42Ludovic Lebart, Andr Salem, Statistique textuelle, Paris, Dunod, 1994.43Pierre Achard, Analyse du discours et sociologie du langage , Langage et socit, 37, 1986, pp. 5-60.44Max Reinert, Mondes lexicaux et topodans lapproche Alceste , Mots chiffrs et dchiffrs-mlanges offerts Etienne Brunet, Genve, Slatkine, 1998, p. 289.