temps de l'histoire, temps du cinéma

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Christian Delage Temps de l'histoire, temps du cinéma In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 25-35. Abstract Historical time and time of the cinema, Christian Delage. The filmmaker reconstructs the past rather than reconstituting it, and thus meets the historian. The analysis of two major works by John Ford and Michael Cimino shows how the cinema historicizes a past event through the indirect agency of the narrative. In the fiction presented to the audience, the filmmaker, like the historian, faces representations inscribed in general history, while simultaneously modifying its meaning. American cinema carries on an almost ontological relation with duration and time; the question of its truthfulness presents the same methodological challenge as that driving contemporary historical research. Citer ce document / Cite this document : Delage Christian. Temps de l'histoire, temps du cinéma. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 25-35. doi : 10.3406/xxs.1995.3151 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3151

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Cinema, temps.

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  • Christian Delage

    Temps de l'histoire, temps du cinmaIn: Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N46, avril-juin 1995. pp. 25-35.

    AbstractHistorical time and time of the cinema, Christian Delage.The filmmaker reconstructs the past rather than reconstituting it, and thus meets the historian. The analysis of two major works byJohn Ford and Michael Cimino shows how the cinema historicizes a past event through the indirect agency of the narrative. In thefiction presented to the audience, the filmmaker, like the historian, faces representations inscribed in general history, whilesimultaneously modifying its meaning. American cinema carries on an almost ontological relation with duration and time; thequestion of its truthfulness presents the same methodological challenge as that driving contemporary historical research.

    Citer ce document / Cite this document :

    Delage Christian. Temps de l'histoire, temps du cinma. In: Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N46, avril-juin 1995. pp. 25-35.

    doi : 10.3406/xxs.1995.3151

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3151

  • TEMPS DE L'HISTOIRE

    TEMPS DU CINMA

    Christian Delage

    En quoi le western, ce genre cinmatographique si typiquement amricain, peut-il aider les historiens rflchir sur leurs propres mthodes? En comparant les uvres de John Ford et de Michael Cimino, Christian Delage nous invite revenir sur la question des temporalits et des reprsentations de la dure.

    l'occasion de la sortie en France de la version intgrale & Heaven's late, un critique, titrant son article

    Le temps retrouv, s'interrogeait sur la dure du film et la temporalit de sa diffusion: Pourquoi Cimino a-t-il besoin de 3h 40 pour raconter l'histoire de la guerre de Johnson County?. Il avanait cette rponse: Parce qu'il ne fait pas que la raconter. Il la reconstitue. C'est tonnant de voir combien la critique amricaine a contest la vracit historique du film. Et pourtant, rien n'est aussi tudi, conforme l'Histoire. Mais c'est le temps qui donne au film l'espace ncessaire pour dcrire une poque1. Il nous semble prcisment que si ce film, comme l'uvre tout entire de Michael Cimino, est une rflexion sur le rapport du cinma et de

    l'histoire au temps, c'est pour la raison inverse de celle qui vient d'tre voque. C'est parce qu'il reconstruit le pass, et non parce qu'il le reconstitue, que le cinaste rejoint l'historien ; et c'est le rcit cinmatographique, en donnant cette reconstruction la forme d'une narration historique, qui nous permet d'apprhender le temps si, comme Paul Ricur nous y invite, on considre que le temps devient humain dans la mesure o il est articul de manire narrative; en retour, le rcit est significatif dans la mesure o il dessine les traits de l'existence temporelle2.

    O L'HISTOIRE CHEZ JOHN FORD ET MICHAEL CIMINO

    Commence en 1974, l'uvre de Michael Cimino s'offre nous dans une relation encore sensible et pourtant dj distancie. En effet, elle est pour ainsi dire arrte depuis dix ans, aprs le dsastre critique et financier

  • CHRISTIAN DELAGE

    n'avoir pas su trouver la bonne temporalit, aussi bien au tournage qu'au montage de son film. Cette discordance peut se rapprocher de celle qui a conduit un autre cinaste amricain, John Ford, se retourner au dbut des annes I960 vers son uvre pour en interroger la prennit, au moment prcis o la tlvision impose son rythme et sa reprsentation impersonnelle du monde aux spectateurs.

    Nous avons souhait confronter la ralisation majeure de Cimino, Heaven's gate (1980), au film de Ford, The man who shot Liberty Valance (1962). Ce rapprochement se justifie plusieurs titres. Cimino reconnat volontiers en Ford l'un de ses matres1. Au moment o il tourne Liberty Valance 2, Ford exhume les traces du pass qu'il avait lui-mme compos, et remonte la fin du 19e sicle, priode o se droule galement le film de Cimino. Les deux films partent du mme constat: le temps de l'innocence, du rve amricain, est rvolu. Le cinma va-t-il pouvoir continuer tenir la promesse du

    1. Dans un casting memo- envoy United Artists par Michael Cimino le 18 fvrier 1975, lors de la prsentation d'une des versions du scnario d' Heaven's gate, on trouve les noms des deux acteurs principaux de Liberty Valance, John Wayne et James Stewart. Voir Steven Bach, Final cut, dreams and disaster in the making /Heaven's gate, New York, Quill, 1985, p. 141-142.

    2. Le film dbute par le retour d'un snateur amricain, Ransom Stoddard, dans le petit village de Shinbone pour l'enterrement d'un de ses vieux amis, Tom Doniphon. Interrog par le journal local sur le lien qui l'unissait Doniphon, Stoddard voque, dans un premier flash-back, son arrive en diligence Shinbone, alors qu'il venait juste d'obtenir son diplme d' Attorney at law sur la cte est, l'attaque dont il est victime par Liberty Valance, un bandit qui fait rgner la terreur en toute impunit, la protection que lui offre Tom Doniphon; s'il gagnera le cur de Miss Hallie, la serveuse d'un restaurant de la ville dont Doniphon tait amoureux, en lui apprenant lire et crire, il lui faudra cependant accepter de s'entraner avec Doniphon au maniement des armes pour affronter bientt Liberty Valance, qui se moque de la loi que Stoddard voudrait faire appliquer. Le duel tourne son avantage, contribuant ainsi le faire lire au Congrs aprs avoir t choisi comme dlgu la Convention territoriale. Alors qu'il est prs de refuser cet honneur, par mauvaise conscience d'avoir tu un homme, Doniphon, dans un second flash-back, lui explique que c'est lui qui a tu Liberty Valance, le librant ainsi du poids de cet acte. Stoddard, rentrant Washington, bnficie cependant des gards du contrleur du train, soucieux de rendre agrable et rapide le voyage en train de l'homme qui tua Liberty Valance.

    monde? Ford, abandonnant le lieu de mmoire qu'il avait faonn comme la mtaphore originelle de la naissance de la nation amricaine, se replie sur l'espace clos du studio pour filmer la scne de cette prise de conscience; Cimino confronte deux des ples spatio-temporels constitutifs de la nation amricaine, le territoire idologique de la vieille Universit Harvard et le grand espace ouvert de l'Ouest. l'idal pionnier de la conqute se substitue une socit se reconnaissant comme une communaut dsormais soucieuse du maintien de son intgrit.

    Les deux cinastes ont-ils eux-mmes dfini le rapport qu'ils entretiennent avec l'histoire? J'essaie simplement de faire comme Ford, explique Michael Cimino, de raconter une histoire intressante, propos de gens intressants. Je n'ai jamais t capable, admet-il, de rpondre de faon satisfaisante la question de l'origine du film: je ne sais d'o viennent les films; de mme, je ne sais pas pourquoi tel paysage amricain peut ce point devenir une obsession. Peut-on vraiment savoir ce qui, dans Monument Valley, obsdait Ford?3 Interrog par Bertrand Tavernier sur son souci de la ralit historique, John Ford, en gnral trs va- sif sur l'criture de ses films, rpond: Toujours. Fort Apache, c'est une variation inspire par la dernire bataille de Custer. Nous avons chang les tribus et la topographie ... Liberty Valance tait ... aussi un fait historique. C'tait une trs belle histoire. Je me suis battu pour la tourner4. Ce n'est certes pas parce que Ford rpond qu'il y a bien une source historique l'origine du scnario de Liberty Valance qu'il faut prendre la lettre une intention qu'il manifeste aprs coup et dont il ne donne d'ailleurs aucun dtail prcis. L' histoire dont il est question qualifie aussi bien le

    3. -Entretien avec Bill Krohn-, Les Cahiers du cinma, 337, juin 1982, p. 4.

    4. Entretien avec Bertrand Tavernier -, Positif, 82, mars 1967, p. 17.

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  • TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA

    fait survenu que sa narration cinmatographique. On notera galement l'ide de variation, fonde sur le dveloppement de la richesse fictionnelle de l'vnement choisi, la reprsentation de l'action. Cette histoire raconte, est-ce seulement le rsultat de la translation qui s'opre entre l'Histoire et le cinma 1 ? Doit-on l'apprhender comme relative la ralit historique ou comme excdant cette ralit, dans l'expression d'un monde irrductible la dimension factuelle d'une reconstitution2?

    Si Monument Valley symbolise le temps de la conqute de l'Ouest, le genre du western et l'univers de John Ford, c'est d'abord par l'esthtique de son identit cinmatographique puis par sa progressive constitution en un lieu de mmoire3. Peut-tre avons-nous l une premire illustration de Phistoricisation produite par la mdiation du rcit. Aucun vnement historique ne s'est droul dans ce dsert situ aux confins de l'Utah et de PArizona. Dans un geste thique, Ford projette sur ce paysage l'idal de perfection originelle de la nation amricaine4.

    1. Voir Marc Ferro, Y a-t-il une vision filmique de l'histoire?-, Cinma et histoire, Paris, Gallimard, 1993, p. 217-226, (Folio, nouvelle dition refondue). 2. Cette question ne renvoie pas l'opposition entre -texte et contexte-, si l'on conoit, comme nous engage le faire D.F. McKenzie, le texte qu'est le fdm dans son historicit: Christian Metz tablit une distinction entre le film en tant que systme textuel (qu'il s'agisse d'une uvre unique ou du texte infini de ce qu'il est convenu d'appeler genre cinmatographique) et le cinma, dfini comme le complexe social complet qui va de la production la rception d'un film. mon avis, bien entendu, cette distinction ne tient pas, tant donn que la dtermination de la signification par l'interprtation des dtails conventionnels d'un texte dcoule logiquement des dcisions qui ont prcd sa production et de ses effets sociaux-, La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, ditions du Cercle de la librairie, 1991, p. 102 (1 d., Londres, 1986).

    3. Pour Jean-Louis Leutrat et Suzanne Iiandrat-Guigues, la force de Ford a t d'avoir associ si troitement Monument Valley son uvre qu'il a envelopp l'une dans l'autre. Il n'est plus possible de rappeler l'une sans l'autre, si bien que la dcantation qu'a opre le regard du ralisateur sur la Valle s'applique du mme coup son uvre, et que ce travail donne sentir un peu de temps l'tat pur, dans Patrice Rollet, Nicolas Saada (dir.), John Ford, Paris, Les Cahiers du cinma, 1990.

    4. En ce sens, Monument Valley est un quasi-personnage, comme la Mditerrane tudie par Fernand Braudel: -Avec Braudel, crit Paul Ricceur, l'histoire devient mme une gohistoire, dont le hros est la Mditerrane et le monde mditerranen-, Temps et rcit, op.cit., p. 185.

    Le parcours qu'il dessine dans les sept films qu'il y a tourns rvle l'volution qui conduit du surinvestissement mmo- riel vers une reconstruction historique. Il y a bien, comme le demande Pierre Nora, une volont de mmoire, et non pas seulement un objet virtuellement digne d'un souvenir, s'il est vrai que la raison d'tre fondamentale d'un lieu de mmoire est d'arrter le temps, de bloquer le travail de l'oubli, de fixer un tat des choses, d'immortaliser la mort, de matrialiser l'immatriel5. Dans Liberty Valance, Ford n'a film ni Monument Valley, ni aucun autre grand paysage de l'Ouest. Il a dispos dans un dcor en studio l'un des vestiges de l'histoire qu'il avait raconte dans Stagecoach, vingt-trois ans plus tt, une trace, un tmoignage de ce qui s'est pass: une diligence. C'est en la voyant et en la reconnaissant comme celle qui Pavait men de la cte est Shinbone, la fin de ses tudes, que James Stewart commence le rcit de sa premire confrontation avec l'Ouest.

    O LES LIEUX DE LA MISE EN INTRIGUE

    En quels lieux et selon quel principe de continuit s'organise et se fixe la mise en intrigue6? Dans la premire fiction de Michael Cimino, Thunderbolt and light- foot (1974), les deux personnages principaux du film semblent autant gars l'un que l'autre dans l'Amrique des annes 1970, malgr leur diffrence de gnration. Le rcit de cette dambula- tion, qui rapproche le film de la tradition des Road Movies, ne doit cependant pas faire illusion. Le temps est loin o le prsident Thomas Jefferson vantait, dans un

    5. Pierre Nora, Entre mmoire et histoire. La problmatique des lieux, dans P. Nora (dir.), Les lieux de mmoire, tome I, La Rpublique, Paris, Gallimard, 1984, p. XXXV.

    6. La mise en intrigue est au cur de la rflexion dveloppe par Paul Ricur sur l'histoire et le rcit. -Ma thse, expose-t- il, repose sur l'assertion d'un lien indirect de drivation par lequel le savoir historique procde de la comprhension narrative sans rien perdre de son ambition scientifique, Temps et rcit, op. cit., p. 166.

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  • CHRISTIAN DELAGE

    message confidentiel au Congrs, la porte historique de la mission d'exploration du continent amricain mene par Lewis et Clark1. Des reprsentations en ont t conserves ici et l, en particulier dans le Montana, o vcut le peintre Charles Russell2. Clint Eastwood confie ainsi son jeune compagnon, Jeff Bridges, qu'il a cach en lieu sr l'argent drob plusieurs annes auparavant dans une banque, derrire le tableau de la salle de classe de son cole, dans la petite ville de Warsaw (Montana). Quand ils y arrivent, c'est un tablissement moderne qu'ils dcouvrent au mme endroit. Presque par hasard, ils finissent par reprer l'ancienne salle de classe, au bord d'une autoroute. Un panneau indique l'origine du btiment et le motif de son transfert, opr le 4 juillet 1972, jour de la fte nationale amricaine3. Jeff Bridges: Pourquoi l'ont-ils dplace?. Clint Eastwood: L'Histoire. L'Histoire avec un grand H!. Plus tt, Jeff Bridges, revenant au cours de leur escapade sur l'un des lieux de son enfance, un paysage presque dsertique, le dcrit ainsi Clint Eastwood: Hell's Canyon. Snake River. Beaucoup de chasseurs et beaucoup d'leveurs....

    Les chasseurs, on les retrouve dans The deer hunter (1978), o le rcit se construit en particulier dans l'accomplissement

    1 . Selon Michael Kmmen, One of the most astounding passages in our entire history involving public policy and American space, yet one of the most neglected by artists, is Lewis and Clark's expedition across the continent between 1803 and 1806 , Meadows of memory, images of time and tradition in American art and culture, Austin, University of Texas Press, 1992, p. 67.

    2. C'est dans le Montana que fut tourn Thunderbolt and lightfoot. C'est une tendue sans limites -, explique Michael Ci- mino. C'est en grande partie la rgion de Charlie Russell ; au Sud de Great Falls, il y a un bar o se trouvaient beaucoup de ses tableaux, une certaine poque ; et si l'on continue au Sud de Great Falls, on reconnat beaucoup des formations qu'il reprsente sur ses toiles , Entretien avec Bill Krohn , ait. cit, p. 6. Voir la reproduction d'une des toiles de Russell, Lewis and Clark on the lower Columbia (1905), dans Michael Kmmen, op. cit., p. 69. 3. Warsaw. The one room Schoolhouse evokes a vision of a vanished America. The Warsaw School, founded 1841, was a part of Montana oldest pioneer community'. L'cole avait t dplace par le Highways Department du Montana.

    d'un rite qui soude la petite communaut des mineurs de Clairton: l'exaltation de la chasse au daim, en une lente monte, quasi religieuse, vers les cimes enneiges des rgions des cascades la frontire du Canada, qui s'instrumentalisera plus tard dans le jeu de la roulette russe au Vit- nam. Si ce voyage s'apparente, pour ces ouvriers dont l'identit amricaine n'a pas encore recouvert l'origine russe, une descente en enfer, c'est surtout par la perte des repres physiques et mentaux qui s'taient fixs dans la projection, l'chelle de l'ensemble du territoire, d'un sentiment national forg dans l'tat clef de vote de l'Union4. La transition entre les pisodes amricain et vietnamien s'effectue ainsi, aprs un temps comme suspendu, la fois par une csure brutale et dans un mouvement enchan par la musique. Le temps dpend du mouvement, expose Gilles Deleuze, mais par l'intermdiaire du montage ; il dcoule du montage, mais comme subordonn au mouvement.5 Au lieu de nous plonger directement dans la guerre du Vit-nam, donc de subordonner son rcit la trop grande vidence du quotidien de l'engagement militaire, Cimino consacre plus du tiers du film mettre en scne ses personnages, en leur donnant une paisseur, un pass qui nous permet de les voir voluer aussi bien dans leur vie prive que dans leurs relations sociales6. Toute fic-

    4. La Pennsylvanie est le deuxime tat fondateur de l'Union (1787). C'est l que fut signe en 1776 la Dclaration, rdige par Thomas Jefferson. Par sa richesse conomique, il constitua l'arsenal du Nord durant la guerre de Scession, dont l'une des phases dcisives se droula Gettysburg.

    5. L'image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 52. Sur la confrontation entre les thses de Deleuze et Ricur autour du rcit et du temps, voir Olivier Mongin, Paul Ricur, Paris, Les Contemporains, Le Seuil, 1994, p. 127-129.

    6. Renaud Bezombes avait not que, pour Michael Cimino, le droulement narratif de The deer hunter participe davantage du choix trs spcifique des lieux ... Afin de mieux les mmoriser, il utilise des btiments, des espaces caractristiques facilement reconnaissables : l'imposante silhouette de l'usine, le toit typique de l'glise orthodoxe, le supermarch, le caf et son billard, l'trange baraque de Michael surplombant les aciries, enfin la cabane dans la montagne, tous ces lieux soigneusement tablis, dlimits, sont des bornes qui jalonnent le rcit, Cinmatographe, 46, avril 1979-

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  • TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA

    tion, pour exister, se construit autour de destins individuels, auxquels les acteurs amricains ont toujours donn un corps singulier. Il est cependant plus difficile de filmer une reprsentation, la conscience diffuse qu'une communaut forme par des personnages va bientt se dfaire. Ces mineurs de Clairton ont leurs propres traditions, leurs rites, leur espace de socialisation; paralllement, ils se sont assimils la nation amricaine qui s'est toujours enrichie des sous-cultures des groupes ethniques dont elle est le creuset. L'hritage de la culture qui les a ports, travers les gnrations, dfinit un outillage mental presque aussi mystrieux que la cosmogonie qui marque leur rapport la nature amricaine. Il faudra un choc brutal avec l'autre, ici l'Asiatique, pour dcouvrir avec mauvaise conscience ce qui jusqu'alors tait indfini : le sentiment national.

    Les leveurs, ce sont ceux du Wyoming qui, dans Heaven's gate, provoquent une autre guerre, connue sous le nom de Johnson County War. Elle est prsente par Cimino comme ayant t mene par les hritiers des premiers immigrants forms l'Universit de Harvard contre les plus pauvres venus d'Europe centrale la fin du 19e sicle en esprant pousser la porte du paradis1. Constitue-t-elle un vnement historique? Non, si l'on en

    1. 1870 : James Averill et Bill Irvine figurent parmi les tudiants diplms de Harvard, dans le Massachusetts. Vingt ans plus tard, Averill, sheriff de Johnson County, dans le Wyoming, revoie Casper Irvine, devenu un alcoolique, dans le sillage de la puissante Association des leveurs, et apprend que le chef de ceux-ci, Frank Canton, a tabli une liste de 125 noms de fermiers immigrs liminer. Une bande de mercenaires a d'ailleurs t engage cet effet. Nate Champion, qui travaille pour l'Association, est l'amant d'Ella Watson, la prostitue qui est galement la compagne d'Averill. Ce dernier incite Ella quitter la rgion o elle est en danger. Mais la jeune femme est dcide rester par amour pour Champion qui veut l'pouser. Ce dernier est abattu par ses matres qui lui reprochent d'avoir pris le parti des immigrs. Ceux-ci affrontent les mercenaires de Canton et subissent de lourdes pertes. Averill les rejoint et organise leur stratgie. Les immigrs remportent alors un dbut de victoire jusqu' l'arrive de la Garde nationale. Ella est abattue par Canton que russit tuer Averill. 1903 : Averill repart pour l'Est (Rsum tabli par Patrick Brion, Le Western, Paris, ditions de la Martinire, 1992, p. 359).

    juge par son absence de prennit histo- riographique ou mmoriele2. Quasiment inconnue aujourd'hui des Amricains, son importance est d'ailleurs toute relative. Seul le regard port par le cinaste peut la disposer sur la scne thtrale d'un vnement fondateur. C'est une guerre civile qui rejoue celles qui ont marqu par la violence la naissance de l'Amrique : rejet des Indiens, esclavage des noirs, discrimination entre les immigrants, loi du plus fort. Le cinaste agit ici comme l'historien; il le prcde mme, en dcouvrant un champ encore inexplor. Les faits qui inspirent sa cration ne sont pourvus dans leur rapport la ralit d'aucune pr- gnance historique. Leur connaissance n'est soumise aucun discours dj tabli, leur mmoire aucune reprsentation ins- trumentalise 3. Le cinaste se trouve donc questionner, par leur mise en intrigue, des vnements qui se sont drouls il y a presque cent ans. Il peut faire sienne une tradition pistmologique qui conduisait d'une recherche monographique sur un fragment isolable dans le temps et dans l'espace vers l'application une plus grande chelle des rsultats obtenus. C'est ce qui conduisait nagure tenter une histoire globalisante ou totale partir d'une relle rudition et d'une problmatique patiemment labore.

    Dans Heaven's gate, Michael Cimino part d'un minuscule foyer d'observation, une rivalit entre des leveurs et des

    2. Parmi les rares ouvrages disponibles la Library of Congress, Washington, signalons -, Jack R. Gage, The Johnson County war, Cheyenne, Wyoming, Flintock Publishing Company, 1967 ; Oscar H. Flagg, A review of the cattle business in Johnson County, Wyoming, since 1892 (i.e. 1882) and the causes that led to the recent invasion, New York, Arno Press, 1982; Malcom Campbell, Malcom Campbell sheriff, Casper (Wyoming), Wyomingana incl., 1932.

    3. C'est la situation inverse qui caractrise l'histoire raconte par Manoel de Oliveira dans NON, ou la vaine gloire de commander (1990), comme le souligne justement Antoine de Baecque : Oliveira confronte ainsi le texte du discours sur soi des diffrents moments de l'histoire portugaise avec la reprsentation de l'histoire telle que l'historien-cineaste qu'il est devenu a pu la retrouver, non pas, bien sr, grce des documents films, mais par une pense de l'histoire, Les Cahiers du cinma, 436, 1990.

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  • CHRISTIAN DELAGE

    voleurs de btail en 1890 dans un Wyoming peu enclin laisser s'installer les nouveaux immigrants, et valide son questionnaire dans une rflexion gnrale sur la gense de la nation amricaine1. Ce faisant, il documente son point de vue en acceptant la contingence du rel mais en le faisant dpendre, dans sa mise en vidence, de la vraisemblance de l'intrigue. Il dispose de traces documentaires qui sont plus ou moins parcellaires selon le type de sources requis. Dans ce film, explique-t-il, il n'y a pas un seul difice, un seul dcor intrieur qui ne soit inspir, d'une manire ou d'une autre, de photographies d'poque. Chaque lment de garde-robe, les principaux costumes, les costumes des figurants...2. L'histoire se droule au moment mme o nat et se dveloppe la photographie: cette documentation, ces images, personne ne les avait encore utilises. Le ralisateur ne voue cependant aucun culte positiviste ces archives, fussent-elles pares des vertus supposes de la vrit photographique3. Paradoxalement, observe-t-il,

    notre perception de l'Ouest a t faonne plus par les films que par la vritable histoire de l'Ouest. Mme les gens dont nous estimons qu'ils sont plus cultivs ont le sentiment que l'Ouest a quelque chose voir avec ce que le cinma nous en a montr ... Ce qui impressionne toujours, c'est le dynamisme de ces villes en dveloppement, en construction; la raideur des difices, des gens, des vtements ; mais l'activit, l'nergie, la foule qui se pressait dans les grand'rues, le commerce, on ne nous

    1. Dans la rgion des Montagnes (Montana, Idaho, Wyoming, Colorado, Nouveau-Mexique, Arizona, Nevada, Utah), la population sera cinq fois plus importante en 1900 qu'en 1870. C'est le temps des grandes vagues d'immigration. l'arrive, rappelle Andr Kaspi, point de comit d'accueil, une vie rude et primitive ... Ils ont quitt l'Est, la civilisation, persuads qu'ils allaient entrer dans un nouveau jardin d"Eden, tel que le dcrivent les brochures et les guides ; ils dcouvrent la sauvagerie des pistes mal traces, des espaces illimits, la solitude, Les Amricains, tome I, Naissance et essor des tats-Unis, 1607- 1945, Paris, Le Seuil, 1986, p. 227-229.

    2. Entretien avec Bill Krohn, art cit, p. 101. 3. Roland Barthes parie ainsi de l'crasement du temps

    produit par la photographie historique: Le temps comme punctum ; La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Les Cahiers du cinma, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 150.

    a jamais montr cela. Nous sommes habitus voir des dcors de cinma, par des endroits rels ... Ce qu'on compose, en fait, c'est une ralit cinmatographique plutt qu'une ralit historique4.

    La Johnson County War est trop loigne des Amricains des annes 1980 pour qu'ils s'en souviennent, puisqu'elle n'a gnr aucune mmoire savante ou publique. Dans le rcit qu'il va en offrir la socit, le cinaste, comme l'historien, ne peut cependant faire abstraction des reprsentations qui en masquent l'inscription dans une histoire plus gnrale5 ou qui disposent peu l'opinion le recevoir6. L'objectif de Cimino est moins gnalogique que problmatique: s'il choisit cet vnement, c'est davantage pour le laboratoire de rflexion qu'il offre sur l'Amrique. De l vient le caractre presque dconstruit de son rcit sur le plan narratif, la dimension volontiers abstraite de sa perception du temps. Il est comme l'historien dcrit par Franois Furet, qui a renonc l'immense indtermination de l'objet de son savoir: le temps, en tant conscient que, dans le pass, il choisit ce dont il parle, et que, ce faisant, il pose, ce pass, des questions slectives7.

    O LE REL ET LE VRAISEMBLABLE

    John Ford avait dj procd de la mme manire en ralisant Liberty Va-

    4. Ibid., p. 101. 5. -L'historien, rappelle Henry Rousso, doit en effet situer

    sa recherche dans la chane des reprsentations qui ont prvalu avant et qui prvalent au moment o il l'amorce. Autrement dit, il doit situer son propos dans sa contemporanit -, -Pour une histoire de la mmoire collective: l'aprs- Vichy-, dans Denis Peschanski, Michael Pollak, Henry Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 246.

    6. Naomi Greene observe que The deer hunter a t ralis dans un moment historique de trouble profond, une poque qui avait vu non seulement le Watergate et le Vit-nam, mais aussi la fin d'un certaine conception de l'Amrique, tandis que l'chec public de Heaven's gate pourrait tre partiellement attribu au fait que, au moment o le film fut montr, l'tat d'esprit de la nation tait dj en train de changer, -Coppola, Cimino : the operatics of history, Film Quarterly, 38 (2), hiver 1984-1985, p. 29.

    7. -De histoire-rcit l'histoire problme , L'atelier de l'histoire, Paris, Flammarion, 1982, p. 76.

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  • TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA

    lance, mais, nous l'avons vu, en partant d'un pass qu'il avait lui-mme compos dans son uvre. Ses films, en exprimant une vision sensible de l'histoire, avaient t instrumentaliss dans les vecteurs traditionnels de la mmoire publique, en particulier la tlvision qui, au dbut des annes I960, commenait populariser une mdiation triviale du rcit. Phistoricisation d'un lieu de mmoire comme Monument Valley succdait une standardisation des signes de l'Ouest amricain: les clichs proposs appauvrissaient l'univers forg par Ford, Hawks, et d'autres ralisateurs, en mme temps qu'ils obscurcissaient le rapport de la socit amricaine son histoire. La posie comme l'intelligibilit de l'histoire n'y trouvaient plus leur place. Contre la trop grande autonomisation et la fluidit du rcit. Il faudra renouer le lien avec le rel, avec ce qui s'est pass, mme si - et surtout si - il faut prendre en compte les reprsentations et s'extraire d'un temps qui se dissout dans le prsent de l'actualit. Contre la fausse vidence du fait historique brut, il faudra justifier le choix des questions slectives et d'une approche seulement heuristique.

    C'est le sens du flash-back de Liberty Valance, quand le snateur Ransom Stoddard (James Stewart) accepte de faire le rcit de sa rencontre avec Tom Doniphon (John Wayne) pour le journal local, intrigu par la venue d'une telle personnalit pour saluer la mmoire d'un citoyen dont le dcs tait pass inaperu dans la petite ville de Shinbone. L encore, ce qui apparat comme un non- vnement doit tre recadr dans le temps et dans l'espace, et replac dans un rcit qui lui donne sens. Ce sera le deuxime retour en arrire, vers la fin du film, sur le duel entre Stoddard et Liberty Valance (Lee Marvin). Cette squence, qui dure seulement 44 secondes, est filme selon deux axes et dcoupe en quatre plans. Premier axe, plan large: entre dans le

    champ de Doniphon, dos la camra. Il se dplace vers la gauche du cadre, dans la perspective o se trouve Stoddard. On ne voit pas Liberty Valance. Deuxime axe, premier plan : raccord sur Doniphon en plan serr qui entre dans la lumire et dont le regard fixe, hors champ, Liberty Valance. Premier axe, deuxime plan: Doniphon voit Stoddard ramasser le revolver, se relever pour aller vers Liberty Valance, hors champ. Deuxime axe, deuxime plan: Doniphon interpelle son boy, Pompey, sans bouger les yeux et en fixant toujours Liberty Valance. Premier axe, troisime plan : la camra pivote lgrement vers la droite, en accompagnant un mouvement du bras de Doniphon vers Pompey qui lance une carabine; la camra revient sa position initiale tandis que Liberty Valance, entrant dans le champ, prvient: Cette fois, entre les deux yeux!. On entend trois coups de feu simultans, Liberty Va- lance s'effondre, Doniphon recharge la carabine, attend qu'il morde la poussire, la relance Pompey et sort du cadre par o il tait entr, face la camra. L'homme qui tua Liberty Valance est donc Doniphon et non Stoddard.

    Comparons cette squence la version que John Ford nous a donne plus tt: force est de constater une grande diffrence de traitement. Prise dans toute sa longueur, la premire est dcoupe en 24 plans ; considre dans le seul segment correspondant au moment o commence la deuxime version, quand Stoddard ramasse le revolver et se dirige vers Liberty Valance, il n'y plus que trois plans, dont deux dcoups dans le mme cadre. Autant ce morceau de rcit trouve sa place dans la temporalit gnrale du premier flash-back et, singulirement, dans la squence elle-mme, autant le deuxime flash-back parat comme un supplment dlibrment artificiel. Quand Doniphon avance dans la lumire (deuxime axe, premier plan), il est comme un acteur

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    entrant en scne et se plaant ostensiblement sous les projecteurs du studio. Il semble galement peu raliste, la distance o il se trouve, que Lee Marvin ne le voie pas. Dans la premire version, le dialogue joue constamment sur ce registre. Stoddard l'image, on entend un tmoin prvenir: On dirait bien que c'est Liberty Valance qui est l; Liberty Va- lance l'image, on le voit interpeller Stoddard hors champ: Avance, que je te voie! ... Sors de l'ombre!. Les costumes soulignent cette opposition, Lee Marvin tant habill en noir et gris, James Stewart tout de blanc. C'est comme si John Ford, en se mettant lui-mme en position de spectateur, voulait nous prouver combien une image, en s'imposant apparemment d'elle-mme, est vide de sens et dpourvue de temporalit.

    Quelle est la bonne distance entre le spectateur, le ralisateur et l'acteur, celle o la vrit de l'action reprsente se rvle1? cette question, le contraste entre la placidit du geste de l'assassinat de Liberty Valance, de sang froid, presque dans le dos, et la neutralit frontale de l'axe de la prise de vue semble apporter une rponse en deux temps: cela, le meurtre de Lee Marvin, s'est effectivement pass, semble nous dire John Ford. Mais qu'est-ce qu'un tel fait nous apprend2? Quand nous retournons au rcit de Stoddard, celui-ci sollicite le journaliste: Allez-vous vous servir de cette

    1. En livrant ses mmoires de -cin- fils, Serge Daney voquait, propos de Mizoguchi, l'ide de l'empathie, voire de la compassion, que le spectateur peut prouver la vision d'un film : J'ai beaucoup de compassion pour les paysans du Moyen ge japonais qui se font tuer chez Mizoguchi, parce qu'il a une faon de les filmer - au 12e sicle, ils parlent japonais et je ne comprends rien - telle que je sais que c'est vrai. Je sais que c'est comme cela que a s'est pass, que le mouvement tait vrai, pas la scne, pas les costumes. Tant que le cinma fait a, moi je suis citoyen du monde et mme du monde qui est pass, mme de l'histoire, Ocaniques, -FR3, 1992.

    2. On retrouve le mme type de cadre et la mme violence frontale dans Heaven's gate, quand Nate Champion assassine bout portant un immigrant, Michael Kowach. Celui-ci ne verra de son meurtrier que son ombre porte sur le drap blanc tendu comme une tente autour de son foyer. Dans la dchirure provoque par le coup de feu se loge le visage de Nate Champion, avec, en perspective, la cime des montagnes enneiges.

    histoire?. Pour le directeur du Shinbone Star, la rponse est vidente: Quand la ralit dpasse la lgende, imprimez la lgende. Ce n'est pas l'opposition entre le mensonge et la vrit qui est en jeu ici3, mais la ncessaire coexistence de l'vnement et de son rcit4. Ce qui s'expose trop facilement notre regard tend en ralit un voile qui masque les ressorts de l'action, surtout quand elle s'accomplit de manire individualise5. J.A. Place comme Tag Gallagher en conviennent tous les deux6: c'est bien Ransom Stoddard qui a tu Liberty Va- lance, si l'on prend en considration la mmoire savante, c'est--dire la rvlation aprs-coup du choc de l'appropriation par l'Ouest des vertus de la loi et de la dmocratie7. Pour s'incarner l'image, cette vrit doit se rvler par sa mise en intri-

    3. Voir l'analyse de Potemkine (S.M. Eisenstein, 1925) propose par Marc Ferro dans deux articles : Lgende et histoire : Le Cuirass Potemkine' et -Le paradoxe du Cuirass Potemkine', Cinma et histoire, op.dt., p. 103-105, 211-216.

    4. Le rcit peut ainsi construire des dures, des temporalits, qui ne s'inscrivent pas dans une chronologie prcise. Ford a soigneusement vit toute rfrence de date, allant jusqu' ne pas en faire figurer sur la manchette du Shinbone Star qu'il montre en gros plan dans le cours de sa narration.

    5. Dans la brillante analyse qu'il propose du film, Tag Gallagher expose que Doniphon et Stoddard, -as representatives of two different orders of society ... could be said to represent a Fordian philosophy of History. But it is not so simple. Fate, or the unperceived forces of society, plays the game it will, but plays it with human agents, persons who to some extent (what?) exercise free will. It is this free will that will alter the nature of fate somewhat, even if it cannot change its course , John Ford, the man and his films, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 404-405.

    6. J.A. Place, The films of John Ford, Secaucus, Citadel Press, 1974, p. 216-226 ; Tag Gallagher, op. cit., p. 384-413. Voir galement Peter Stowell, John Ford, Boston, Twayne Publishers, 1986, p. 95-120; David F. Coursen, -John Ford's wilderness. The man who shot Liberty Valance , Sight and Sound, 47 (4), automne 1978, p. 237-241 ; Claude Oilier, Souvenirs cran, Paris, Les Cahiers du cinma, Gallimard, 1981.

    7. C'est pourquoi nous ne partageons pas l'analyse de Jean Roy qui propose de voir le film directement comme une analyse sociale et politique. Le film ne s'interroge pas sur le fait que le temps du chemin de fer n'est peut-tre pas tellement diffrent du temps des diligences, ni sur la nature du jardin obtenu , Pour John Ford, Paris, Le Cerf, 1976, p. 147. propos de la technique du flash-back, Gilles Deleuze note au contraire : Ce sont les bifurcations du temps qui donnent au flash-back une ncessit, et aux images-souvenir une authenticit, un poids de pass sans lequel elles resteraient conventionnelles. Mais pourquoi, comment? La rponse est simple: les points de bifurcation sont le plus souvent si imperceptibles qu'ils ne peuvent se rvler qu'aprs-coup une mmoire attentive, L'image-temps, op. cit., p. 70.

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    gue. Stoddard est bien en situation de reprsentation, dans les deux sens du terme: par sa formation intellectuelle, comme par le mandat que lui confre son lection, il reprsente la nation, aussi bien dans l'hritage thique de la communaut des pionniers que dans la passion dmocratique. Par la lgende qui l'entoure, il prolonge la mmoire orale de l'Ouest, que Doniphon ne peut plus ni incarner ni prenniser1. Le quasi-vnement de la mort de Liberty Valance nous permet de mesurer dans un temps court ce qui ressortit d'un changement fondamental. Ce qui intresse l'historien, rappelle Paul Ri- cur, ce sont non seulement les systmes de valeur et leur rsistance aux changements, mais aussi leurs mutations ... On peut en effet se demander si, pour rester historique, l'histoire ne doit pas laborer en quasi-vnements les mutations lentes qu'elle abrge dans sa mmoire, par un effet d'acclration cinmatographique2.

    O DUREE ET TEMPS SOCIAL

    Exemple de ces mutations lentes, le prologue d' Heaven's gate fut gnralement incompris par la presse amricaine et volontiers qualifi d'inutile3. D'une dure de 17'40", il peut se rapprocher d'une ouverture d'opra o, la diffrence du prlude, les leitmotive les plus importants sont dj en place, de telle

    1. Les repres de Doniphon sont d'ailleurs plutt gographiques qu'historiques. Ils recouvrent moins l'opposition de l'Ouest et de l'Est, que celle, marque par les fils de fer barbel, entre les pturages du Nord et les espaces clos du Sud.

    2. Temps et rcit, op. cit., p. 196. 3. Heaven's gate fut prsent en avant-premire au cinma I

    New York le 18 novembre 1980 dans sa version initiale de 3h39- Devant les critiques dsastreuses qui l'accueillent, le film est retir de l'affiche au bout d'une semaine d'exploitation. Ds le 19 novembre, Michael Cimino propose d'annuler les avant- premires de Toronto et de Los Angeles et de reprendre le montage du film. Une deuxime version, d'une heure plus courte, est prsente au Filmex de Los Angeles le 23 avril 1981 avant d'tre diffuse dans 810 salles aux tats-Unis, sans cependant rencontrer un public nombreux. Le 15 mai, la MGM rachte United Artists pour 350 millions de dollars. Voir -The sabotaging of Heaven's gate; dans Michael Bliss, Martin Scorsese and Michael Cimino, Metuchen, Londres, Scarecrow Press, 1985 et le tmoignage de Steven Bach, Final cut, op.cit.

    sorte que la fin de l'histoire peut se deviner ou se comprendre l'avance.

    Quand la promotion 1870 fte son dpart de l'Universit Harvard, c'est dans une ambiance mle de respect des traditions et de fte joyeuse. Les tudiants sont tous runis pour couter le discours du Reverend Doctorat la rponse du Class Orator. Le doyen s'exprime d'abord avec solennit :

    Si vous refusez de considrer comme une pure farce cette allocution de fin d'anne, et cette crmonie sacre, si vous y adhrez de cur et d'me, et je sais que c'est le cas, toutes deux prennent vos yeux valeur d'impratif catgorique. Ce n'est en rien la fortune seule qui btit la bibliothque et fonde l'universit, et ce faisant diffuse une connaissance et une culture meilleures un peuple, c'est la rencontre de l'esprit de culture avec l'inculte. S'il est vrai que le fondement de la socit amricaine est particulirement rfractaire de nos jours tout mode de rflexion et de mditation, il nous incombe doublement d'tre attentif l'influence que nous pouvons exercer. Un grand idal: l'ducation d'une nation.

    La rponse du Class Orator, Bill Irvine, dveloppe assez laborieusement l'ide que, pour la gnration laquelle il appartient, il est vain dsormais de vouloir agir autrement qu'en grant une situation acquise4. Le temps des hritiers est venu: Nous dmentons toute vellit de changement, conclut-il. Nous estimons que l'ensemble s'agence assez bien. Jean- Pierre Coursodon voit dans cette attitude un des thmes essentiels du film: le mpris de l'aristocratie capitaliste pour la masse, qu'elle tient dlibrment dans l'ignorance comme dans la sujtion conomique5. Il nous semble plutt que Cimino procde avant tout dans ce pro-

    4. Cette scne figure parmi celles que Michael Cimino sera conduit couper dans la version raccourcie de son film, ce qui rend ainsi particulirement incomprhensible le sens du prologue.

    5. Pour n'en pas finir avec Heaven 's gate , Cinma 81, 270, mai 1981, p. 115. Voir galement Heaven's gate. Requiem pour un pome mort-n-, Cinma 81, 266, janvier 1981.

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    logue la mise en place des temporalits qui vont structurer la dure de son rcit, mme si cette ambition parviendra difficilement se concrtiser. Thunderbolt and lightfoot, aprs une longue dambu- lation, voquait seulement la fin le poids de l'histoire; The deer hunter rendait perceptible le point de non retour franchi par les mineurs de Clairton aprs une heure de projection. Heaven's gate s'attaque d'emble la reprsentation du temps, en tentant un pari : saisir le moment o l'Amrique, aprs la guerre civile, entre dans l'histoire commune des nations parvenues maturit. La sortie de la scne du thtre de la fondation scularise des croyances portes jusqu'ici par les pionniers et leurs descendants. On pourrait comparer l'Amrique une grande fort perce d'une multitude de routes droites qui abordent au mme endroit, crivait Alexis de Tocqueville. II ne s'agit que de rencontrer le rond- point, et tout se dcouvre d'un seul coup d'ceil. 1 Ce qui tait encore possible dans les annes 1830 ne l'est plus en 1870: au principe dmocratique l'uvre s'est substitu ce qui jusqu'alors singularisait l'tat des nations europennes, mi-chemin entre aristocratie et dmocratie, dchires par le conflit des deux principes et des deux mondes2.

    Si Liberty Valance illustre l'adoption par l'Ouest du principe dmocratique, Heaven's gate en montre l'volution conflictuelle. Pourtant, chez Ford, il y a dj conscience, comme nous l'avons vu, de l'vanescence d'une certaine harmonie originelle : magnifie dans la danse qu'effectuent Henry Fonda et Linda Darnell sur le rond-point de Monument Valley, elle n'existe plus qu' travers des traces, des

    souvenirs dans Liberty Valance^. Malgr la similitude de leur figure circulaire, les deux bals d' Heaven's gate soulignent bien le foss qui spare les communauts qui vont bientt s'affronter dans la bataille de Johnson County. Le premier marque, dans le prologue, le dbut des festivits aprs la crmonie officielle du dpart de la promotion 1870. Les tudiants, issus de l'aristocratie WASP, invitent des jeunes filles aux toilettes lgantes danser sur une valse de Strauss, Le Danube bleu. Ce mimtisme des traditions de la Vienne impriale peut paratre trop dlibr chez Cimino pour tre dans la vraisemblance que suppose son intrigue. Le dialogue presque inaudible entre James Averill et sa cavalire contraste d'ailleurs avec le brio d'une mise en scne presque arienne. Les danses des immigrants s'inscrivent ensuite dans un double espace- temps: celui de la symtrie et du contrepoint avec le bal du prologue; celui de la superposition et de l'agencement mobile des trois tats du devenir de la communaut qui s'animent dans la porte du paradis: l'ivresse du mouvement circulaire de la danse, la rsignation l'coute de la liste noire et l'esprance du sursaut collectif contre les leveurs.

    Le bal, dans la halle de la porte du paradis, possde une authentique grce, tout en assumant parfaitement sa place dans le rcit. L encore, la plupart des critiques ont relev l'invraisemblance de cette scne, en dcidant qu'il tait impossible que des immigrants dcrits comme pauvres et malheureux puissent tous ensemble chausser des patins roulettes

    1. Cit par Franois Furet, -Le systme conceptuel de De la dmocratie en Amrique; dans L'atelier de l'histoire, op. cit., p. 224.

    2. Ibid., p. 224.

    3- Dans My darling Clementine (1946). Les bals, si souvent prsents dans les films de Ford, que sont-ils, s'interroge Jean- Louis Comolli, sinon la runion dans l'espace et le temps clos d'une reprsentation (de nature thtrale: danse, spectacle, parade, dsuet bouquet de rites, rare occasion de se conformer aux rgles les plus rigides et les plus abstraites) donne aux autres, de forces antagonistes, de formes dtonnantes, dont l'affrontement ou l'appariement constituent dj la matire du film, ordonnent son cours et dfinissent, au fond, sa mise en scne?-, Bals-, dans Patrice Rollet, Nicolas Saada (ed.), John Ford, op.dt., p. 69.

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    et se mettre avec insouciance danser sur un air cajun1. La justification de ce choix du ralisateur ne peut cependant tre tablie en exaltant la fiction contre l'histoire, ou en annulant leurs diffrences. Georges Duby avait but sur cet obstacle, quand on lui proposa d'adapter le Dimanche de Bouvines au cinma2. La mdiation du discours indirect de la narration doit se garder d'une prtention

    1. Jean-Pierre Coursodon lui-mme pense que Cimino joue en esthte de cette masse immigrante, n'hsitant pas la faire servir son plaisir, mme si, pour cela, ralisme et vraisemblance doivent tre jets aux orties. preuve, la squence du patinage ... o 200 300 de ces immigrants, qu'on nous montre par ailleurs misreux et famliques, se trouvent tous, comme par enchantement, quips de patins roulettes et voluent sur la piste avec une gracieuse insouciance, art. cit, p. 17. Quant la conclusion de Naomi Greene, elle nous parat relever d'un contre-sens : le film nous exhorte regretter le pass, oublier l'histoire, et se complaire dans le spectacle pour le plaisir, art. cit, p. 37. En revanche, Yann Lardeau observe avec raison que la dimension progressiste du film n'est pas dans une reprsentation positive de ces troupeaux humains en qute d'une terre conscutive une dvalorisation des matres du Wyoming : elle consiste plutt dans cette volont de briser la circularit des reprsentations, qui les ferme et les protge de toute confrontation, par des lignes de fuite qui constamment les croisent et les font bouger, -Le cercle bris, Les Cahiers du cinma, 336, juillet-aot 1981, p. 54.

    2. -Je proclame le droit qu'a l'historien d'imaginer. Cependant son devoir est aussi de contenir son rve dans les limites du connaissable, de demeurer vridique et de veiller s'interdire tout anachronisme, L'historien devant le cinma , Le Dbat, mai 1984, p. 83.

    l'autonomie du sens. L'histoire, expose Roger Chartier, est un discours qui met en uvre des constructions, des compositions, des figures qui sont celles de l'criture narrative, donc de la fiction, et qui, en mme temps, produit un corps d'noncs prtendant un statut de vrit.3

    La promesse du monde qu'offre le cinma, mme dans ses apories, requiert une temporalit dont l'lucidation est une exigence commune l'historien et au cinaste4. L'tude des modalits de sa mise en rcit peut ainsi contribuer, du moins l'esprons-nous, relever les nouveaux dfis de la mthode historique.

    3. -Le temps des dfis , Le Monde, 18 mars 1993. 4. Christian Delage, Cinema, history, memory , Persistence

    of vision (New York), paratre.

    D

    Matre de confrences l'cole polytechnique et l'Universit Paris Mil, chercheur associ l'IHTP et responsable du programme de recherche sur le centenaire du cinma, Christian Delage a coordonn avec Nicolas Roussellier ce numro spcial de Vingtime sicle.

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    PlanHistoire chez John Ford et Michael CiminoLes lieux de la mise en intrigueLe rel et le vraisemblableDure et temps social