Titredel’éditionoriginale:

SILENCE

PubliéeparSimon&SchusterBFYR,undépartementdeSimon&SchusterChildren’sPublishingDivision.

©2011byBeccaFitzpatrick.©2012,éditionsduMasque,undépartementdeséditionsJean-Claude

Lattès,pourlatraductionfrançaise.ISBN:978-2-7024-3683-7

www.msk-la-collection.comwww.lemasque.com

DUMÊMEAUTEUR

DANSLAMÊMECOLLECTION

Hush,HushCrescendo

PourRileyetJace.

Prologue

Coldwater,MaineTroismoisplustôt

L’Audinoireetrutilantes’immobilisasurleparkingsurplombantlecimetière,maislestroishommesàsonbordn’étaientpasvenushonorerlesmorts.Minuitallaitsonner,leterrainétaitferméauxvisiteurs.Unecurieusebrumedechaleur,fineetterne,s’élevaitdansl’aircommedesspectressurgisdusol.Mêmelemincecroissantdelunefiguraitlapaupièretombanted’uneapparitionfantomatique.Dansunnuagedepoussière,leconducteurbonditpourouvrirlesportesarrière.Blakelysortitlepremier.Grand,lescheveuxgrisonnantsetlevisagetailléàlaserpe,ilparaissait,aux

yeuxdeshumains,avoirunetrentained’années,maislesnéphilimslesavaientbienplusvieux.Unsecondnéphillesuivait,HankMillar.Exceptionnellementgrand,luiaussi,ilétaitfacilementreconnaissableàsachevelureblonde,sonregardd’unbleuintense,sestraitsfinsetcharismatiques.Sadevise,«Lajusticeplutôtquelapitié»,combinéeàsonascensionfulgurantedanslemilieunéphilim,luiavaitvaluplusieurssurnoms.Onl’appelaitlaPoignedefer,leDoigtdelajusticeou,plusfréquemment,laMainnoire.Ilétaitconsidérécommeunmeneurvisionnaire,unrédempteur.Maisquelquescerclesclandestinsemployaient,duboutdeslèvres,unautrenom:laMainsanglante.Certainsmurmuraientqu’iln’étaitpaslerédempteurtantattendu,maisundespotecruel.CettedissidencetimideamusaitbeaucoupHankMillar.Unvéritabledespotepossédaitunpouvoirabsoluetéliminaittouteformedecontestation.Ilespéraitpouvoirunjoursemontreràlahauteurdecesallégations.Hanks’avançaenallumantunecigaretteettiraunelonguebouffée.—Tousmeshommessontenplace?—Dixgarsau-dessus, réponditBlakely.Dixautresdansdesvoiturespostéesauxdeux issues.Cinq

sontdisséminésdanslecimetière,troisderrièrelaportedumausoléeetdeuxcontrelaclôture.Iln’étaitpaspossibledefaireplussansnousfairerepérer.J’imaginequevotrerendez-vousamènerasespropresrenforts.—Ça,j’endoute,ditHankavecunsourirequiseperditdansl’obscurité.— Vous avez réquisitionné vingt-cinq de nos meilleures recrues pour un seul homme ? s’étonna

Blakely,lesyeuxécarquillés.—Cen’estpasunhomme,rappelaHank.Etjeveuxquetoutsedéroulecommeprévu.—Nous tenonsNora. S’il crée des problèmes, il suffira de lui passer la gamine au téléphone.Les

anges n’éprouvent aucune sensation physique, à ce qu’il paraît, mais rien n’interdit de jouer sur lesémotions.Ill’entendrahurler,ça,j’ensuiscertain.EtDaggerestprêt,ilattendlesordres.HanksetournaversBlakely.Unsouriresatisfaitsedessinasursonvisage.—C’estDaggerquilasurveille?Cen’estpasleplus…raisonnable.—Vousdisiezvouloirlabriser.

—J’aiditça?demandaHank,songeur.Hank l’avait enlevée dans une remise du parc deDelphic, quatre jours plus tôt,mais il avait déjà

déterminéquellesleçonsluiinculquer.D’abord,nejamaissapersonautoritédevantsesrecrues.Ensuite,embrassersesoriginesnéphilims.Et,sansdouteleplusimportant,traitersonpèreavecrespect.Blakelyluitenditunpetitappareil.Aucentre,unboutonbrillaitd’uneétrangelueurbleutée.—Gardez-ledansvotrepoche.Ilvoussuffitdepresserl’interrupteurpourralliervoshommes.—A-t-onaugmentéavecledémonium?demandaHank.—Lorsqu’onledéclenche,réponditBlakelyavecunhochementdetête,ilestprévupourimmobiliser

l’angemomentanément.J’ignorepourcombiendetemps.Cen’estqu’unprototypeetlestestsnesontpasterminés.—Àquias-tuparlédeceprojet?—Vousm’avezordonnédeneriendire,chef.Hankempochal’objetd’unairsatisfait.—Souhaite-moibonnechance,Blakely.—Vousn’enavezpasbesoin,réponditsonamienposantunemainsursonépaule.Jetantsonmégot,Hankdescenditl’escalierdepierrequimenaitjusqu’aucimetière.Levoiledebrume

neutralisaitquelquepeul’avantagedesapositionélevée.Ilespéraitapercevoirl’angelepremier,maislaprésencedesagarderapprochée,triéesurlevoletetsurentraînée,lerassura.Au bas des marches, Hank scruta les alentours d’un regard méfiant. Un léger crachin dissipait les

nappesdebrouillard.Ildistinguaitàprésentlestombesquidominaientlecimetièreetlestroncsnoueuxdesarbres.Lavégétationquienvahissaitl’endroitlerendaitpresquelabyrinthique.Riend’étonnantàcequeBlakelyaitchoisiunlieupareil.Leschancesd’êtresurprispardeshumainsétaientminimes.Là. Droit devant lui. L’ange était appuyé contre une stèle, mais se redressa en apercevant Hank.

Entièrementvêtudenoir,jusqu’àsonblousondecuir,ilétaitdifficilementvisibledanslesténèbres.Ilnes’était pas rasé depuis des jours, avait les cheveux en bataille et ses lèvres pincées trahissaient soninquiétude.Ladisparitiondesapetiteamiel’avaitdoncaffecté?Parfait.—Tuasl’airépuisé…Patch,c’estbiença?Lesouriredel’angen’auguraitriendebon.—Jepensaisquetuaurais toi-mêmepasséquelquesnuitsblanches!Aprèstout,c’est lachairdeta

chair.Maisj’imaginequ’iltefauttadosedesommeilpoursoignertonapparence.Rixont’avaittoujourstrouvédesairsdeminet.Hank ne releva pas. Rixon, le déchu qui avait possédé son corps chaque année durant le mois

d’Heshvan,étaitmort–oupresque.Maintenantqu’ilenétaitdébarrassé,ilneredoutaitplusrien.—Alors?Qu’as-tudenouveaupourmoi?J’espèrepourtoiquec’estintéressant.—J’aifaitundétourparcheztoi.Maisondiraitbienquetuasdéguerpi,laqueueentrelesjambes,

pourmettretafamilleàl’abri.Derrièresavoixgrave,ilexprimaitunsentimentqueHankneparvenaitpasàdiscerner.Quelquechose

entrelemépriset…ladérision.—Oui.Jemedoutaisquetutenteraisquelquechosededésespéré.«Œilpourœil»,n’est-cepaslàla

devisedesdéchus?Hank ignorait s’il était impressionné ou agacé par cette froideur et ce détachement. Il comptait le

retrouverauxabois,prêtàtout,etsurtoutviolent.Dequoijustifierl’interventiondeseshommes.Riendetelqu’unbaindesangpourexalterlacamaraderiedesestroupes.—Trêvedecivilités,coupa-t-il.Tum’apportesquelquechosed’utile?—Plutôtquedejouerlesratspourtoncompte,j’aipréféréchercherl’endroitoùtuavaisplanquéta

fille.LamâchoiredeHankseraidit.—Çan’étaitpascequiétaitconvenu.—J’obtiendrai les informationsque tudésires, répondit l’autred’un tondétaché,malgréson regard

glaçant.Maisd’abord,relâcheNora.Appelletesgorilles.—Jedoism’assurerquetucoopérerassurlelongterme.Jelagardejusqu’àcequetuaiesrespectéta

partdumarché.—Jenesuispasicipournégocier,ditl’angeavecunsourireencoinlégèrementmenaçant.—Et tun’espasenpositiondelefaire,répliquaHankenprenantsontéléphonedanssapoche.Ma

patienceadeslimites.Situm’asfaitperdremasoirée,tapetiteamievapasserunmauvaismoment.Uncoupdefil,etonl’affame…Avantd’avoirpumettresamenaceàexécution,Hanksesentitprojetéenarrière,lesoufflecoupépar

le bras de l’ange qui sembla sortir de nulle part. Sa tête heurta quelque chose de dur et des formessombrestroublèrentsonchampdevision.—Voilàcommentçavafonctionner,sifflal’ange.Hanktentadepousseruncri,maislamaindesonadversairecomprimaitsagorge.Hanksedébattit,en

vain.L’angeétait tropfort.Paniqué,ilessayad’atteindreleboutondumécanisme,danssapoche,maissesdoigtsserefermèrentsurduvide.L’oxygèneseraréfiait.Desétoilespourpresdansaientdevantsesyeuxetsapoitrineétaitcommeécraséesousunpoidsinvisible.Animéd’uneinspirationsoudaine,Hankenvahitl’espritdesonadversaire,cherchantàdénouerlefil

desespensées,etentrepritdemodifier lecoursdeses intentions,d’affaiblir sesmotivations, répétantdansunmurmureunephrasehypnotique:—RelâcheHankMillar.Relâche-leimmédiatement.—Manipulationmentale?ironisasonassaillant.Netedonnepascettepeine.Maintenant,composece

numéro.Sionlalibèredanslesdeuxminutes,jet’achèverairapidement.Siçaprenddavantagedetemps,jetemetsenpièces,morceauaprèsmorceau.Etcrois-moi,jesavoureraichacundetescris.—Tune…peuxpas…metuer,s’étranglaHank.Une douleur fulgurante s’empara de sa joue droite. Il hurla,mais le son ne parvint pas jusqu’à ses

lèvres.L’angeluibroyaitlatrachée.Lasensationdévorante,insupportable,s’intensifiaetHankpercevaitàprésentl’odeurdusang,mêléeàcelledesapropresueur.—Morceau aprèsmorceau, cingla son adversaire en agitant quelque chose de fin dégoulinant d’un

liquidesombre.Hankécarquillalesyeux.Sapeau!—Appelleteshommes,ordonnal’ange,quicommençaitàperdrepatience.—Peuxpas…parler,postillonnaHank.Siseulementilparvenaitàatteindreleboutond’alerte…Faislesermentdelarelâchermaintenantetjetelaisseraiparler.

Lamenaces’imprima,limpide,danssespensées.Tucommetsunegrossièreerreur,gamin,répliquaHank.À tâtons, il glissa sa main dans sa poche et l’en ressortit pour presser le déclencheur. Avec un

grognementimpatient,l’angebalayad’ungestel’appareilquiseperditdanslabrume.Jure,oujet’arrachelebras.Jemaintiensnotreaccordinitial,insistaHank.J’épargneraisavieetoublieraitoutdésirdevenger

lamortdeChaunceyLangeaissitumefournislesinformationsdontj’aibesoin.Jusque-là,jeprometsdelatraitercorrectement…Sonadversaire luicognaviolemment lecrânecontre lesol.Prisentre ladouleuret lanausée,Hank

entenditl’autreluidire:Jenelalaisseraipascinqminutesdeplusavectoi.Etencoremoinsletempsqu’ilmefaudraitpour

rassemblercequetucherches.Hanktentadejeterunœilpar-dessusl’épauledesonagresseur,maisiln’apercevaitqu’uneforêtde

stèles.Plaquéausol,seshommesnepouvaientlevoir.L’angenepouvaitletuer,puisqu’ilétaitimmortel,maisilcontinueraitàlemutilerjusqu’àcequesoncorpsaitl’apparenced’uncadavre.Labouchedéformée,ilregardasonennemidanslesyeux.Jamaisjen’oublieraisescrislorsquejel’aiemmenée.L’as-tuentenduehurlertonnom?Ellen’a

pascessédet’appeleretrépétaitquetuviendraislachercher.C’étaitlesdeuxpremiersjours.Jecroisqu’ellecommenceenfinàsefaireàl’idée:tun’espasdetailleàm’affronter.Le visage de son opposant s’empourpra, comme sous l’effet d’un afflux de sang. Ses épaules se

soulevaientparsaccadesetlacolèredilataitsespupillesnoires.Toutsepassatrèsvite,dansuneagoniefulgurante.AlorsqueHankétaitsurlepointdes’évanouir,terrasséparlasensationcuisantedesachairàvif,ilvitlespoingsrougisdel’anges’abattresurlui.Ilpoussauncriassourdissant.Cetteexplosionbrutalededouleurfaillitluifaireperdreconscience.Au

loin,ilentendaitlespasprécipitésdesesnéphilsquiaccouraient.—Débarrassez-moidelui,grogna-t-iltandisquel’angelemassacrait.Chaqueterminaisonnerveuseparaissaitseconsumer.Iln’étaitplusquechaleuretsouffrance.Ilaperçut

les os déformés de samain, dépourvue de chair. L’ange allait le pulvériser. Les cris étouffés de seshommesrésonnaient,maissonadversairelemaintenaittoujoursàterre,sesmainscreusantdessillonsdefeusursapeau.Hankjura.—Blakely!—Attrapez-le,maintenant!grondaBlakely.Enfin,ilsmaîtrisèrentl’ange.Étendusurlesol,àboutdesouffle,Hankbaignaitdansunemaredesang.

Lesélancementsdesesblessuresvibraientencoredanstoutsoncorps.IlécartalamaintenduedeBlakelyetparvint,auprixd’unterribleeffort,àserelever.Égaréparladouleur,ilchancela.Auxregardsahurisqueluilançaientseshommes,ildevinaqu’ilfaisaitpeuràvoir.Comptetenudelagravitédeslésions,illuifaudraitunebonnesemainepourseremettre,mêmeavecl’aidedudémonium.—Onl’embarque,chef?Avecunmouchoir,Hanképongeasalèvrebéante,d’oùs’échappaitunlambeaudechairàvif.—Non.Enfermé,ilnenoussertàrien.DisàDaggerquelafillen’auraquedel’eaupendantquarante-

huitheures,reprit-il,lesoufflecourt.Sinotrejeuneaminecoopèrepas,c’estellequipaiera.

Blakelyopinaduchefets’éloigna,portableenmain.Hankrecrachaunedent,examinaquelques instants la racineensanglantéeavantde la rangerdanssa

poche.Ilregardaalorssonennemi,quigardaitlespoingsserrés,seulsigneextérieurdesafureur.— Je répète les termes de notre accord, afin que les choses soient claires une fois pour toutes.

D’abord,tugagneraslaconfiancedesdéchus,turejoindrasleursrangs…—Jetetuerai,menaçal’angecalmement.Cinqhommesleceinturaient,maisilnesedébattaitplus.Ilsetenaitimmobile,raidecommelamort,et

dans ses yeux sombres brûlait le feu de la vengeance. Comme une étincelle, Hank sentit une brèveangoissel’étreindre.Maisilaffichauneparfaiteindifférence.—Ensuite,tulessurveillerasetm’informerasdirectementdeleursintentions.— J’en fais le serment, répliqua son adversaire, le souffle courtmais posé, que ces hommesm’en

soienttémoins:jenem’arrêteraipasavantdetevoirexpirer.—Tu gaspilles ta salive. Tu ne peux pasme tuer.Aurais-tu oublié de qui les néphils tiennent leur

immortalité?Unrireétoufféparcourutsongroupedenéphils,maisHanklesfittaired’ungeste.—Lorsque tum’auras fourni suffisammentd’informations etque je serai enmesured’empêcher les

déchusdeposséderlesnéphilsauprochainHeshvan…—Dèsquetuposeraslamainsurelle,jeteleferaipayeraucentuple.Lesprémicesd’unsouriresedessinèrentsurleslèvresdelaMainnoire.—Uneintentiontoutàfait inutile, tunecroispas?Quandj’enauraifiniavecelle,elleauraoublié

jusqu’àtonnom.—Souviens-toidecemoment,ilreviendratehanter.—Assez, coupaHank en se dirigeant vers la voiture avec un geste agacé. Ramenez-le au parc de

Delphic.Jeveuxqu’ilrejoignelesdéchusleplusvitepossible.—Jet’offremesailes.Hanks’immobilisa,certaind’avoirmalcompris.Unrirerauqueluiéchappa.—Quoi?—FaislesermentderelâcherNoraimmédiatementetellessontàtoi.Letondéfaitdel’angetrahissaitpourlapremièrefoissadétresse.Unedoucemusiqueauxoreillesde

Hank.—Queferais-jedetesailes?Il conservait un air détaché, mais l’ange avait attisé sa curiosité. À sa connaissance, aucun néphil

n’avaitjamaisarrachélesailesd’unange.C’étaitunepunitionquecescréaturess’infligeaiententreelles,et l’idée qu’un néphil puisse jouir de cette puissance était inédite. Et infiniment tentante. Un tel faitd’armesserépandraitparmilesnéphilscommeunetraînéedepoudre.—Tutrouverasbien,répliqual’autre,deplusenplusdésespéré.—JejuredelarelâcheravantHeshvan,proposaHank,tâchantdedissimulersaconvoitise,conscient

qu’ellepourraitbienleperdre.—Çanemesuffitpas.—Tesailesferaientunjolitrophée,maismesprojetssontplusimportants.Jelalibéreraiàlafinde

l’été et c’est ma dernière offre, annonça-t-il avant de tourner les talons, ravalant son enthousiasme

grandissant.—J’accepte,ditsonadversaired’untonrésigné.Hankpoussaunbrefsoupirdesoulagementetseretourna.—Commentprocède-t-on?—Teshommesvontlesarracher.Hanks’apprêtaitàrépliquer,maisl’angel’interrompit:—Ilssontsuffisammentforts.Puisquejenemedéfendraipas,neufoudixd’entreeuxdevraientfaire

l’affaire. Je regagnerai les souterrains deDelphic et prétendrai que les archangesm’ont privé demesailes.Maispourquecelafonctionne,toietmoinedevronsavoiraucunlienapparent.Sansattendre,Hankversaquelquesgouttesdesangdesamainmutiléesurlesol.—Jefais lesermentderelâcherNoraà la finde l’été.Si jemanqueàmaparole,puissé-jemourir

dansl’instantetretourneràlapoussière.L’ange se débarrassa de son tee-shirt et posa sesmains sur ses genoux. Sa poitrine se soulevait à

intervallesréguliers.—Finissons-en,dit-ilavecuncouragequeHankenviaitethaïssaittoutàlafois.Ilauraitaiméouvrirlui-mêmeleshostilités,maisilétaitàboutdeforces.Deplus,ilredoutaitquela

présencedudémoniumsoitencorevisiblesursoncorps.Silesrumeursétaientvraies,l’emplacementdesailesétaitinfinimentsensibleetlemoindreeffleurementpourraitletrahir.Ilavaittropmisépouréchouersiprèsdubut.Ravalantsafrustration,Hanksetournaversseshommes.—Arrachez-luisesailesetnelaissezaucunetrace.Vousl’abandonnerezauxportesdeDelphic,afin

d’êtrecertainqu’onleretrouve.Etsurtout,nevousfaitespasrepérer.Il leur aurait volontiers ordonné demarquer l’ange de son signe – un poing fermé.Ce symbole de

triompheauraitaccrusonautoritéchezlesnéphilims,maissonadversaireavaitraison:pourqueleplanfonctionne,ilnepouvaitsepermettrededivulguerleurrelation.Arrivédevant lavoiture,Hank jetaun regardaucimetière.C’étaitdéjà fini.L’ange, torsenu,gisait

prostréàterre.Iln’avaitriensenti,maisaprèsunetellemutilation,soncorpsparaissaitenétatdechoc.Toujoursd’aprèslesrumeurs,lesailesdesangesétaientleurtalond’Achille.—Onrentre?demandaBlakelyquis’avançaitverslui.—Jedoispasserunderniercoupdefil,réponditHankd’unairentendu.Àlamèredelagamine.Ilcomposalenuméroetseraclalagorge,adoptantuntoninquietetcontrit:—Blythe,machérie, jeviensd’avoir tonmessage.J’étaisenvacancesavec lafamilleet jesuisen

routepourl’aéroport.Jerentreparlepremieravion.Raconte-moitout.Commentça,«kidnappée»?Tuenessûre?Etqueditlapolice?Ils’interrompit,écoutantsessanglots.—Blythe, reprit-il d’un ton déterminé. Tu peux compter surmoi. Jemettrai tousmesmoyens à ta

disposition,s’illefaut.SiNoraestquelquepartdanslesenvirons,nouslaretrouverons.

1.

Coldwater,Maine,Aujourd’hui

Avantmêmed’avoirouvertlesyeux,jesentisledanger.Des pas se rapprochaient et je sortis dema torpeur, encore prisonnière d’un demi-sommeil. J’étais

allongée sur le dos.Un froid glacial s’insinuait sousmes vêtements. Prenant conscience dema nuquerenversée,douloureuse,j’entrouvrislespaupières.Desformesoblonguessedressaientdanslebrouillardopaque et bleuté. Je crus apercevoir, l’espace d’un instant, unemâchoire déformée,mais je finis pardiscernerlessilhouettes.Destombes.Jetentaidemeredresser,maismesmainsglissèrentsurlesoldétrempé.Engourdieparlesbrumesdu

sommeil,jeroulaisurlecôtépourm’extraired’unedénivellation.Àtâtons,jerampaientrelesstèlesetlesmonuments, sentant l’humidité imprégnermon jean. L’endroitm’était vaguement familier,mais unedouleurfulguranterésonnaitdansmatêteetm’empêchaitdepenserclairement.Longeant la grille du cimetière, je pataugeai dans un amas de feuilles mortes qui stagnaient

probablement depuis des années. Un cri lugubre retentit au-dessus de moi, mais ces bruits de pasm’effrayaient davantage. J’étais incapable de déterminer s’ils se rapprochaient. Je perçus un éclat devoixdanslebrouillard.Moninstinctmedisaitdemecacher,maisj’étaisdésorientée,commehypnotiséeparcettebrumebleutéequiprojetaitdesmiragesdanslenoir.Plus loin, prisonnier d’arbres noueux et touffus, j’aperçus un caveau de pierre blanche, nimbé d’un

halo blafard. Je me relevai et me mis à courir. Je me faufilai entre deux stèles de marbre, mais ilm’attendaitde l’autrecôté.Unesilhouetteélancée sedressaitdevantmoi, lebras levé,prêt à frapper.Dansunmouvementderecul,jetrébuchaietcomprisalorsmaméprise:unestatue!Sursonpiédestal,unangeveillaitsurlesmorts.Unrirenerveuxm’échappa,maismatêteheurtaaumêmeinstantquelquechosededuretlemondeparutbasculer.Toutdevintnoir.Je ne dus m’évanouir que quelques secondes, car j’étais encore essoufflée lorsque je repris mes

esprits.Jesavaisquejedevaismerelever,mais j’ignoraispourquoi.Immobile, jesentis l’humiditédusolrafraîchirmoncorpsensueur.Jefinisparclignerdesyeuxetremarquailatombelaplusproche.Leslettresgravéesdanslemarbres’alignèrentdistinctement:

ICIREPOSEHARRISONGREY

UNPÈREETUNÉPOUXDÉVOUÉDÉCÉDÉLE16MARS2008

Je me mordis les lèvres pour ne pas fondre en larmes. Je reconnaissais à présent cette sensationmorbide et familière, omniprésente depuismon réveil.Ce cimetière était celui deColdwater, où étaitenterrémonpère.

C’estuncauchemar,pensai-je,jesuisencoreendormie.Cen’estqu’unrêveatroce…Soussesailesébréchées,l’angem’observait.Sonbrasdroitpointaitdansladirectionopposée.Malgré

sonexpressiondétachée,prudente, sabouchemoqueusen’évoquait riendebienveillant.L’espaced’uninstant,j’auraispucroirequ’ilétaitréeletquejen’étaisplusseule.Je luisourisetmes lèvres tremblèrent.Sansmêmeréaliserque jepleurais, j’essuyaimes larmesdu

reversdemamanche.J’auraisvoulumeloverdanssesbrasetsentirlebattementdesesailestandisqu’ils’élèveraitau-dessusdesgrillespournousemmenerloind’ici.Unéchomesortitdemastupeur.Denouveau,despas foulaient lesolàunecadenceaccrue.Enme

retournant,jefusaveugléeparunelueurquiclignotaitdanslabrumeépaisse.Lefaisceausebalançaitenrythmeaveclebruitdelacourse,balayantlesténèbresàchaquefoulée…unelampetorche.Jeplissailesyeuxlorsqu’onlabraquasurmoi.Soudaintoutmeparutterriblementréel.—Hé,toi,pestaunhommequejenediscernaipas.Tun’asrienàfaireici.Lecimetièreestfermé!Jemedétournai.Despointsincandescentsparsemaientmonchampdevision.—Vousêtescombien,là,exactement?—Que…quoi?demandai-jed’unevoixéraillée.—Vousêtescombienàvousbaladerderrièrelestombes?reprit-ild’untonplusagressif.Vouspensiez

vousamuserunpeudenuit,c’estça?Unepartiedecache-cachepoursefairepeur?Ohnon!Pasdeçaavecmoi.Quefaisais-jedansunendroitpareil?Étais-jevenuemerecueillirsurlatombedemonpère?J’eus

beau chercher, mamémoire paraissait curieusement vide. Je ne me rappelais pas être entrée dans lecimetière.D’ailleurs, jeneme rappelaispasgrand-chose.Comme si toute cettenuit avait été effacée.Pire,mamatinéem’échappaitelleaussi…Jenemerevoyaispasm’habiller,prendremonpetit-déjeuneroualleraulycée.Avais-jeseulementeucours,aujourd’hui?Oubliant quelques instants mon angoisse croissante, je tentai d’abord de retrouver l’équilibre.

Acceptantlamaintenduedel’inconnu,jemeredressaipourm’asseoir.—Quelâgeas-tu?demanda-t-ilenpointantunenouvellefoissalampeversmoi.Enfinunequestionàlaquellejepouvaisrépondre!—Seizeans.Presquedix-sept,d’ailleurs.Monanniversaireétaitenaoût.—Etonpeutsavoircequetufichesicitouteseule?Tuasvul’heure?—Je…,balbutiai-jeavecunregardéperduautourdemoi.—Tun’aspasfugué,aumoins?Tuasquelquepartoùaller?—Oui.Notreferme.Lesouvenirintactdenotremaisonmesoulageaquelquesinstants,avantquelapaniquene

reprenneledessus.Quelleheureétait-ilexactement?J’essayaidenepassongeràlafureurdemamèreenmevoyantrentreràlanuit.—«Oui»,c’est-à-dire?Tuasuneadresse?—HawthorneLane.Je tentaideme lever,mais la têteme tournait.Pourquoiétais-je incapabledemerappelercomment

j’avaisatterridanscecimetière?Jenepouvaisêtrevenuequ’envoiture.Maisoùavais-jegarélaFiat?Etoùétaitmonsac?Mesclés?

—Tuessoûle,ouquoi?demanda-t-ild’unairsuspicieux.Jesecouailatête,toujoursaveugléeparlalampetorche.— Attends un peu, reprit-il d’une voix qui ne me plaisait guère. Tu ne serais pas cette fille, par

hasard?Cette…NoraGrey,ânonna-t-ilcommes’ilrécitaituneleçon.—Comment…connaissez-vousmonnom?m’exclamai-jeavecunmouvementderecul.—Onaparlédetoiàlatélé…HankMillarapromisunerécompense…Jen’entendisriend’autreque«Millar».MarcieMillarétaitenquelquesortemonennemiejurée.Que

venaitfairesonpèredanscettehistoire?—Ilstecherchentdepuisledébutdumoisdejuin.—Juin?répétai-je,abasourdieetpaniquée.Commentça,juin?Noussommesenavril.PourquoiHankMillaraurait-iltentédemeretrouver?—Avril?Fautseréveiller,petite!Noussommesenseptembre!Septembre?Impossible!Jenemerappelaispasavoirachevémonannéedepremière.J’auraisdes

souvenirsdevacances…J’étaispeut-êtregroggy,maispasfolle.Maispourquoicethommem’aurait-ilmenti?Lorsqu’ilbaissasatorcheélectrique,jel’observaipourlapremièrefoisetremarquaisonjeantaché,

sa figure sale,mal raséeet sesongles longs et crasseux. Il ressemblait à cesvagabondsqui traînaienthabituellementducôtéde lavoiedecheminde feret s’établissaient l’étésur lesbergesde la rivière.Toutlemondesavaitqu’ilsétaientarmés.—Vousavezraison,jeferaismieuxderentrerchezmoi,dis-jeenm’éloignantàreculons.J’effleurailapochedemonjean,maisn’ysentispasmonportable.Del’autrecôté,mesclésdevoiture

avaientégalementdisparu.—Attendsunpeu,oùtuvas,commeça?lança-t-ilenmesuivant.Sonmouvementbrusquemefitl’effetd’unegifleetjedétalai.Jecourusdansladirectionqu’indiquait

l’ange,espéranttrouveruneissueausud.Cetypelouchemebarraitlaroutedel’entréenord,dontj’avaisl’habitude.Lesoldéfilaitsousmesyeuxtandisquejedévalaislapente.Lesbranchesgriffaientmesbrasetmespiedsglissaientsurleterraininégaletgraveleux.—Nora!crial’homme.Quelleidiote!Jeluiavaisdonnémonadresse!Ets’ilmesuivaitjusque-là?Sesfouléesétaientpluslonguesquelesmiennesetjel’entendisserapprocher.Jegesticulaidanstous

lessenspourécarter lesbranchesquiagrippaientmesvêtements. Ilmesaisitpar l’épaule,mais jemedégageai.—Nemetouchezpas!—Attends une seconde. Il y a toujours la récompense et je compte bien l’empocher ! ragea-t-il en

essayantdem’attraperparlebras.Sousl’effetdel’adrénaline,jeluidécochaiunfurieuxcoupdepieddansletibia.Poussantuncri,ilse

torditdedouleur,unemainsurlajambe.Laviolencedemongestemesurpritmoi-même,maisjen’avaispaseulechoix.Jereculaienjetantunregardangoisséautourdemoipourtâcherdem’orienter.Lasueurperlait dans mon dos et me donnait la chair de poule. Quelque chose clochait. Même sonnée, jeconnaissaisparfaitementladispositionducimetière,oùjevenaisfréquemmentsurlatombedemonpère.Chaque détail m’était familier : l’odeur caractéristique de végétation en décomposition et de l’eau

croupissantedelamare.Maisaujourd’hui,quelquechosenecollaitpas.Enfin,jeréalisai.Surlesarbres,lesfeuillescommençaientàjaunir.L’automneapprochait.C’étaitpourtantimpossible.

Nousétionsenavril!Commentlanaturepouvait-elledéjàchanger?L’inconnum’avait-ilditlavérité?Jetantunregardenarrière,jel’aperçus.Ilmesuivaitenboitant,letéléphonecontrel’oreille.—C’estelle,l’entendis-jeexpliquer,j’ensuiscertain.Ellequittelecimetière,parlesud.Mon angoisse redoubla et je reprisma course.Saute par-dessus la grille. Trouve un endroit bien

éclairé,pleindemonde.Appellelapolice.AppelleVee…Vee. Ma meilleure amie, en qui j’avais toute confiance. Sa maison était plus proche d’ici que la

mienne.Ilmesuffisaitdelarejoindre.Samèrepréviendraitlessecours.Jeleurdonneraislesignalementde cet homme et ils pourraient le retrouver. Ils s’assureraient qu’il me laisse tranquille. Puis ils meramèneraientsurleslieux.Enrevenantsurmespas,lessouvenirsreferaientsurfaceetjepourraisrepartirdezéro.Jemedébarrasseraisenfindecettesensationd’isolement,decetteimpressionden’êtreplusquel’ombredemoi-mêmedansununiverspourtantfamilier.Je stoppaima course et entrepris d’escalader la grille.Unpeu plus loin, je reconnus un champ, de

l’autrecôtédupontWentworth.Ilmesuffiraitensuitedetraverserlequartierencoupantparlesruellesetlescoursintérieuresjusqu’àrejoindreledomiciledesSky.Jemedirigeaisverslepontlorsqu’unesirènestridenterésonnaàl’angledelarue,etdeuxpharesme

clouèrentsurplace.Avecungrandcoupdefrein,uneberlinemunied’ungyropharebleus’immobilisaàl’extrémitédupont.Monpremierréflexeauraitétédemeprécipiterverslepolicier,pourréclamersonaideetluidécrire

monagresseurducimetière,maisjen’étaisplussûrederien,nidepersonne.Etsicen’étaitpasunpolicier?Sisongyrophareétaitunleurre?N’importequipouvaits’enprocurer

un.Lerestede lavoituresemblaitparfaitementbanaliséet,àyregarderdeplusprès,sonoccupantneparaissaitpasporterd’uniforme.Toutcelam’avaittraversél’espritenquelquessecondesetjeralentisaussitôtpourm’arrêteraupied

dupont.J’ignoraissileconducteurm’avaitvue,maisjepréféraimeglisserentrelesarbresquibordaientla berge.Du coin de l’œil, je surveillais les eaux sombres du fleuveWentworth. Enfants,Vee etmoivenionsicipêcherdesécrevisses,àl’aidedemorceauxdeviandepiquéssurdesbâtonsenguised’appât.Lefleuveaulitprofondserpentaitentredessecteurspeudéveloppésdelaville,oùpersonnen’avait

crubondefaireinstallerunéclairage.Àl’autreboutduchamp,lecoursd’eauseperdaitdanslazoneindustrielle,zigzaguantentrelesusinesabandonnées,avantdecontinuerverslamer.Aurais-jelecouragedesauter?J’avaislevertigeetlasensationdelachutemeterrifiait,maisj’étais

bonnenageuse.Ilfallaitseulementquej’arriveàplonger…Leclaquementd’uneportièremefitbondir.Leconducteursortaitdesavoiture.Aucunsignevraiment

distinctif.Descheveuxfrisésbrunsetdesvêtementsstricts:chemisenoire,cravatenoireetpantalonnoir.Quelquechosechezluimeparutbrièvementfamilier,maisjen’euspasletempsdesavoirquoi.Ma

mémoireserefermacommeunehuître,melaissanttoutaussiperplexe.Jebaissailesyeux,cherchantdequoimedéfendre.Parmilesbranchesetbrindillesquijonchaientle

sol,j’enchoisisunelargecommemonpoignet.Lesoi-disantpolicierfitminedenepasvoirmongourdin,maisj’étaiscertainequemongestenelui

avaitpaséchappé.Ilaccrochasonbadgeàsachemiseetlevalesmainsàlahauteurdesesépaulespour

signifierqu’ilnemevoulaitpasdemal.Jen’ycruspasuneseconde.Ilfitquelquespasdansmadirection,sansmouvementbrusque.—Nora,c’estmoi.En entendant cette voix inconnue prononcer mon nom, je grimaçai. Les battements de mon cœur

devinrentsisourdsqu’ilsrésonnèrentjusqu’àmesoreilles.—Es-tublessée?reprit-il.Jel’observaiavecuneangoissecroissanteetmespenséessedissipèrent.Lebadgeauraitaussibienpu

êtreunfaux.J’étaisdéjàconvaincuequelegyropharel’était.Maiss’iln’étaitpasdelapolice,quemevoulait-il?—J’aiappelétamère,dit-ilendescendantlemonticuledeterre.Elledoitnousrejoindreàl’hôpital.Jenelâchaipasmonbâton.Jesentaismesépaulessesouleveràchaquerespirationetl’airsifflerentre

mesdents.Unegouttedesueurroulasousmesvêtements.— Tout ira bien, Nora. C’est fini. Je ne laisserai plus personne te faire demal. Tu es à l’abri, à

présent.Jen’aimaisnisadémarche,troplesteettropassurée,nisesfamiliarités.Monbâtonglissaitentremes

paumesdéjàmoites.—N’approchezpas!—Nora…Mamaintrembla.—Commentconnaissez-vousmonnom?Je tâchaideconserverun ton ferme,pourdissimulermapeur,mais ilme terrorisait. Il scrutaitmon

expression,commes’ils’attendaitàcequejelereconnaisse.—C’estmoi,répéta-t-il.L’inspecteurBasso.—Jenevousconnaispas.Aprèsunsilence,iltentauneautreapproche:—Tesouviens-tuoùtuétais?Je lui jetai un regardméfiant. J’avais beau fouiller chaque recoin, même les plus sombres, dema

mémoire, son visage ne me disait toujours rien. J’aurais pourtant voulu me le rappeler. Trouver unélément connu, familier, auquelme raccrocher pour enfin remettre un peu d’ordre dans cemonde quin’avaitplusaucunsens.—Comment t’es-tu retrouvée là-bas ? demanda-t-il avecunmouvement de tête à peineperceptible

dansladirectionducimetière.Quelqu’unt’adéposéeàcetendroit?Tuesvenueàpied?J’aibesoinquetumel’expliques,Nora.C’esttrèsimportant.Ques’est-ilpassécesoir?Ça,j’auraisbienaimélesavoir.—Jeveuxrentrerchezmoi,gémis-je,soudainprisedenausée.Je perçus un choc sur le sol et compris trop tard que j’avais lâchémon arme. Je sentis une brise

glaciale surmesmains.Que faisais-je dans un endroit pareil ?Toute cette nuit était une erreur…uneénormeerreur.Ou plutôt non. Pas toute la nuit. Car une grosse partiemanquait. Je neme rappelais rien avant ce

moment,relativementproche,oùjem’étaisréveilléesurcettetombe,perdueetgelée.

Jesongeaiànotremaisonetlesentimentdechaleur,desécuritéqu’ellem’évoquaitm’émutauxlarmes.— Je vais te ramener chez toi, reprit-il d’un air plus doux. Mais d’abord, je dois te conduire à

l’hôpital.Jefermailesyeuxetpleuraimalgrémoi.Jenevoulaispasluimontreràquelpointj’étaisterrifiée.Il

poussa un soupir, à peine audible, comme s’il préférait m’épargner ce qu’il était sur le point dem’annoncer.—Nora,tuasdisparudepuisprèsdetroismois.Est-cequetucomprends?Onignoreoùtuaspassé

toutescessemainesetilfautqu’ont’examine,afindes’assurerquetuvasbien.Je l’observai sans vraiment le voir. Des sons, pareils à des grelots, tintaient à mes oreilles, mais

parurentlointains.Unhaut-le-cœurmesaisit,maisjelemaîtrisai.Pasquestiondememontrerencoreplusvulnérable.—Onpensequetuasétéenlevée,ajouta-t-il.Sonexpressionferméenedévoilait rien. Ils’étaitapprochéetse tenaitmaintenantbien tropprèsde

moi,m’expliquantdeschosesquejenecomprenaispas.—Kidnappée.Jeclignaidesyeux.Jenepouvaisrienfaired’autre.Unesensationaffreusemeremuaitlecœur.Mes

membresseraidirentetjechancelai.L’éclatjaunâtreetfloudeslampadaires,legrondementducourantsouslepont,l’odeurdegazd’échappementquiémanaitdesavoiture…toutmeparutdistant,aussivaguequ’unepenséeaprèscoup.Etsanscriergare,moncorpssemità tanguer, tanguer lentement.Ilglissavers levide.Avantmême

d’avoirtouchélesol,j’avaisperduconnaissance.

2.

Àmonréveil,j’étaisàl’hôpital.Jediscernaiunplafondblanc,puisdesmursd’unbleupaisible.Ilrégnaitdanslapièceuneodeurde

lys, d’adoucissant et d’ammoniac. Près de mon lit, deux gros bouquets enveloppés d’un papier iriséétaient disposés sur une table roulante et on y avait accroché des ballons qui portaient l’inscription«Prompt rétablissement».D’abordflous, lesnomssur lescartesdevinrentprogressivementplusnets.«DOROTHEAETLIONEL»puis«VEE»Jeperçusunmouvementdanslecoindelapièce.—Oh,monpoussin!s’exclamaunevoixfamilière.Jevisuneombreseredressersurlefauteuiletseprécipiterversmoi.—Machérie, souffla-t-elle en s’asseyant surmon lit avant deme serrer très fort dans ses bras. Je

t’aime,reprit-elledansunsanglot,jet’aimetellement.—Maman.Prononcersonnomsuffitàdissipermescauchemars.Unesensationdecalmeemplitmapoitrine,levant

l’angoissequilacomprimait.Blottiecontreelle,jedevinaiqu’ellepleurait.Soncorpsfutd’abordparcourudelégersfrémissements

quisetransformèrentensecoussesbrutales.—Tutesouviensdemoi,gémit-elle,lavoixbriséeparlesoulagement.J’aieusipeur.J’aipensé…

oh,machérie,j’aiimaginélepire!Lecauchemarréapparut,cettefoisplusinsidieux.—Est-cequec’estvrai?demandai-je,l’estomacnoué.Cequ’aditlepolicier?Est-cequ’onm’a…et

pendanttroismois…Jenepusprononcerlemot.Kidnappée.Ilparaissaitsifroid,presqueimpossible.Mamèreétouffaungémissementdésespéré.—Quem’est-ilarrivé?Elleséchaseslarmes.Jecomprisqu’ellesemaîtrisaitpourmieuxmerassureretmepréparaiaupire.—Lapoliceatoutmisenœuvrepourrassemblerlespiècesdupuzzle.Sonsourirevacillaaussitôtetelleserramamaindanslasienne,commepourseraccrocheràquelque

chose.—Leplus importantestqu’on t’ait retrouvée.Nousallonsrentrerà lamaison.Leresteestderrière

nous.Nousallonsnousensortir.—Quandetcommentm’a-t-onenlevée?C’était davantage à moi-même que je posais la question. Comment une telle chose avait pu se

produire ? Qui m’aurait kidnappée ? Une voiture s’était-elle arrêtée à ma hauteur, sur le bord de laroute?M’avait-onpousséedanslecoffrependantquejetraversaisunparking?Était-ceaussisimpleque

cela?Non…Carjemeseraisenfuie,débattue!Pourquoinem’étais-jepaséchappéeplustôt?Était-cevraimentainsiqueleschosess’étaientdéroulées?Peut-êtrepas.L’absencederéponsemerendaitfolle.—De quoi te souviens-tu ?L’inspecteurBasso dit que lemoindre détail peut être utile.Réfléchis.

Essaiedeterappeler.Commentes-tuarrivéejusqu’aucimetière?Oùétais-tuavantcela?—Jenemesouviensderien.C’estcommesimamémoire…Je n’achevai pas ma phrase. C’était comme si on m’avait dérobé ma mémoire. Qu’on me l’avait

arrachéeenylaissantunvideterrifiant.Jeressentisunterriblechoc,commesionmeprécipitaitdanslenéant, et cette sensationm’effrayait davantage que l’impact. La chute était sans fin… seule la gravités’imposaitetmedominait.—Quelleestladernièrechosedonttutesouviennes?demandamamère.—Lelycée.La réponse me vint automatiquement. Lentement, mon passé refaisait surface, des fragments se

remettaientenplacepourformerpeuàpeuunebaseplussolide.—Jepréparaisuneinterrodebiologie,maisjel’aisansdoutemanquée,ajoutai-jeenprenantsoudain

lamesuredessemainesquis’étaientécoulées.JemerevoyaisassiseaucoursdeMcConaughy.Jediscernaisencorel’odeurdelacraie,desproduits

denettoyage,del’atmosphèreétouffantedelasallequisentaitlefauve.Veeétaitinstalléeàcôtédemoiet nous travaillions en binômes. Nos manuels étaient ouverts sur les paillasses, mais Vee feuilletaitdiscrètementunexemplaired’USWeeklydissimuléentrelespagesdusien.—Tuveuxdiredechimie,merepritmamère.Pendantlescoursd’été?Déconcertée,jelevailesyeuxverselle.—Jen’aijamaissuividecoursd’été…Livide,mamèrepressasamaincontresabouche.Danslapièce,seulrésonnal’échodelapendulequi

tintadoucement,dixfois,avantquejeneretrouvemavoix.—Queljoursommes-nous?Quelmois?Jerepensaiaucimetière.Auxfeuillesmortesquis’amoncelaientdans lefossé,auventcurieusement

froid.L’hommeà la lampeélectrique avait parléde septembre.Mais jenepouvaisy croire.Non,merépétai-je.Plusieursmoisdemonexistencen’avaientpaspudisparaîtreainsi,sansraison.Jeréfléchis,àlarecherched’unindicepouvantrelierlemomentprésentaucoursdebiologie.Maisjenetrouvaisrien.Lemoindresouvenirdel’étésemblaits’êtrevolatilisé.—Çavaaller,machérie,murmuramamère.Turetrouveras lamémoire.D’après leDrHowlett, la

plupartdespatientsremarquentunenetteaméliorationaufildutemps.Jevoulusm’asseoir,maisplusieursfilsetcathétersmereliaientaumoniteurdesurveillance.—Quelmoissommes-nous?m’écriai-je,prochedel’hystérie.—Septembre,répondit-elled’unairdécomposéquejenepouvaissupporter.Le6septembre.Jemelaissairetombersurl’oreiller,déboussolée.—J’étaispersuadéequenousétionsenavril.Jenemerappelleriendepuis.Redoutantunecrisedepanique,jetentaivainementdemeressaisir.—Est-cequel’étéestvraimentterminé?Commeça?—Commeça? répéta-t-elleamèrement.Pourmoi, iln’en finissaitpas !Chaque jour,chaqueheure

passaient sans que j’aie de nouvelles. Onze semaines sans rien savoir… L’angoisse permanente,

l’inquiétude,lapeuretledésespoiromniprésents!Jefisunrapidecalcul.—Sinoussommesle6septembreetqu’onm’acherchéependantonzesemaines,çaveutdirequej’ai

disparu…—Le21juin,réponditmamèredutacautac.Lesoirdusolstice.—Maisjen’aiaucunsouvenirdumoisdejuin!Nimêmedumoisdemai!Nouséchangeâmesunregardquiendisaitlong.Monamnésiepouvait-elleremonterplusloinquemon

enlèvement,jusqu’aumoisd’avril?Commentétait-cepossible?—Qu’aditlemédecin?repris-jeenhumectantmeslèvres,quimeparaissaientaffreusementsèches.

C’estuntraumatismecrânien?Est-cequej’aiétédroguée?Pourquoiest-cequejenemesouviensderien?—D’aprèsleDrHowlett,ils’agitd’uneamnésierétrograde.Elleempiètesurunepériodeantérieureà

tadisparition,maisnous ignorions jusqu’où elle remonterait.Avril…,murmura-t-elle pour elle-même,avecunregardabattu.—Amnésie?Commentça,amnésie?—C’estsansdoutepsychologique.Jepassaimesmainsdansmescheveux,salesautoucher.Oùavais-jebienpumetrouverdurant tous

ces mois ? Je ne m’étais même pas encore posé la question…M’avait-on séquestrée dans une cavesordide?Attachéeaufondd’unbois?Visiblement,jen’avaispasprisdedouchedepuisplusieursjours.Mesbrasétaientcouvertsdetracesdeboue,d’égratignuresetdebleus.Quem’était-ilarrivé?—Psychologique?Il était facile de céder à la paranoïa et d’imaginer toutes sortes de scénarios.Cependant, je devais

restercalme.Sijevoulaistrouverdesréponses,jenepouvaispasmepermettredecraquermaintenant.Jedevaisparveniràmeconcentrer,maisdecurieusesombresdansaientdevantmesyeux…—Ilpensequeturefoulescessouvenirspourocculterquelquechosedetraumatisant.—Jenerefouleriendutout!m’exclamai-jeenfermantlespaupières,incapablederetenirmeslarmes.J’inspiraiprofondément,lespoingsserréspournepastrembler.—Pouroubliercinqmoisdemavie, il faudraitd’abordque jecomprennepourquoi, repris-jeplus

calmement.Jeveuxsavoircequim’estarrivé.Jecraignisdem’êtremontréetropdure.Entoutcas,mamèreneréagitpas.—Essaiedetesouvenir,poursuivit-elledoucement.Était-ceunhomme?Yavait-ilunhommeavectoi

duranttoutcetemps?Commentlesaurais-je?Jusque-là,jen’avaispassongéàmettreunvisagesurleravisseur.Laseule

imagequiseformaitdansmonespritétaitcelled’unmonstre,tapidansl’ombre.L’ignorancepesaitsurmoicommeunnuagenoiretmenaçant.—Tun’aspasbesoindeprotégerquiquecesoit,insistamamère.Situsaisquiétaitavectoi,tupeux

meledire.Peuimportecequ’onaputeraconter,tuesensécuritéàprésent.Onnepeutplustefairedemal.Cequ’on t’a fait subirest terrible, traumatisantet cen’estpas ta faute.Tum’entends,Nora?Cen’estpastafaute.Unsanglotrageurm’échappa.Jamaisl’expression«fairetablerasedupassé»nem’avaitparuaussi

appropriée.J’allaisévoquermonsentimentd’impuissancelorsqu’uneombregranditdansl’encadrementdelaporte.L’inspecteurBassos’avançasurleseuildelachambre,lesbrascroisésetl’airvigilant.Aussitôt,jemefigeai.Mamèreduts’enapercevoir,carellesuivitmonregard.—J’aipenséqu’en tête-à-tête,Norase rappelleraitpeut-êtrequelquechose,s’excusa-t-elle.Jesais

quevoussouhaitiezl’interrogervous-même,maisj’aicrubonde…Illarassurad’unsignedetête,puiss’approchadulitetm’observaattentivement.—Tudisaisnepasavoird’imageclaire,maislepluspetitdétail,mêmeimprécis,pourraitnousaider.—Comme…unecouleurdecheveux,intervintmamère.Ilétait…peut-êtrebrun?J’aurais voulu lui répondre que tout m’échappait, jusqu’à la moindre couleur ou forme, mais en

présencedel’inspecteurBasso,jemetus.Jen’avaisaucuneconfianceenlui.Instinctivement,jedécelaischezluiquelquechosedesuspect.Lorsqu’ils’approcha,unfrissonglacialmeparcourutledos.—Jeveuxrentrerchezmoi.Bassoetmamèreéchangèrentunregardinquiet.—LeDrHowlettdoitencorefairequelquesexamens.—Dequelgenre?—Eh bien, tout ce qui touche à ton amnésie.Ça ne sera probablement pas long.Lorsque tout sera

terminé,nousrentreronsàlamaison.Sonairévasifnefitqu’accroîtremaméfiance.JemetournaiversBasso,quiparaissaitdécidémenttout

savoir.—Qu’est-cequevousmecachez,exactement?Le policier demeura de marbre. Ses années d’expérience lui avaient sans doute appris à ne rien

dévoiler.—Nousattendonslesrésultatsdesexamens.Afindes’assurerquetoutvabien.Bien?Quiétaitcenséallerbien,aujuste?

3.

Mamèreetmoihabitonsuneancienneferme,àlapériphériedeColdwater,quijouxtel’unedeszonesles plus rurales duMaine. Il suffit de regarder par la fenêtre pour avoir l’impression de remonter letemps : d’un côté, de vastes prairies vierges ; de l’autre, d’immenses champs blonds bordés d’arbrescentenaires.LamaisonsesitueauboutdeHawthorneLane,etnosplusprochesvoisinssontàplusd’unkilomètre de là. La nuit, lorsque les lucioles scintillent entre les branches touffues et que la senteurmusquéeetrésineusedespinsembaumel’atmosphère,ildevientfaciledesecroirerevenuàuneépoquelointaine.Enfermantlesyeux,j’imagineunegrangeauxmursrougesetuntroupeaudemoutonsdansleprécontigu.Autourdelavieillebâtisseblancheauxvoletsbleuscourtunevérandaàbalustradesdontledénivelé

estvisibleàl’œilnu.Lesfenêtressonthautes,étroitesetgémissentdèsquel’ontentedelesouvrir.Monpère en riait, disant qu’il était inutile de faire installer une alarme dans ma chambre. C’était uneplaisanterieentrenous:ilsavaitpertinemmentquejen’étaispasdugenreàfairelemur.Peuavantmanaissance,mesparentsavaienteulecoupdefoudrepourcequis’étaitdepuistransformé

engouffrefinancier.Leurdésirétaitsimple:rendreprogressivementàlamaisonsoncharmed’origine(1771, environ), pour un jour convertir les lieux en chambres d’hôtes, où ma mère servirait à sesconviveslameilleurebisquedehomarddetoutelacôteduMaine.Maislerêvepritfinunsoirdemars,dansuneruesombredePortlandoùmonpèrefutassassiné.Aprèsunebatteried’examen, j’avais finalementpuquitter l’hôpitalquelquesheuresplus tard.Seule

dansmachambre,allongéesurmonlit,jeserraismonoreillercontremoietobservaislasériedephotosaccrochéessurlemur.Ilyavaitquelquesclichésdemesparents,aprèsuneexcursionàRaspberryHill;Vee, moulée dans son catastrophique costume de Catwoman, qu’elle avait elle-même réalisé pourHalloween, quelques années plus tôt. Puis venait la photo de ma classe de seconde. J’examinai nosvisagessouriants,tâchantdemepersuaderquej’étaisdésormaissaineetsauvedansmonunivers.Maislavérité,c’étaitquejamaisjeneretrouveraisunsentimentdesécuritéouunsemblantdenormalitétantquej’ignoreraiscequej’avaisvécudurantlescinqderniersmois,etenparticulierpendantlesonzesemainesde ma disparition. Au fond, cinq mois ne représentaient que peu de chose face à dix-sept annéesd’existence.Mais cette absencem’obsédait. Comme un cratère surma route, ilme bloquait la vue etm’empêchaitd’allerplus loin.Jen’avaisplusdepasséetpasd’avenir.Rienqu’ungrandvide,quimehantait.LesanalysesduDrHowlettavaientconfirméque«toutallaitbien».Del’avisgénéral,outrequelques

égratignuresetecchymoses,j’étaisaussienformequelejourdemadisparition.Maisauplusprofonddemoi,l’invisible,cequisetrouvaitsouslasurfaceetqu’aucunexamenn’aurait

puévaluer,mettaitmaraisonàrudeépreuve.Quiétais-je,àprésent?Qu’avais-jeenduréduranttouscesmois ? Le traumatisme subi m’avait-il transformée sans que je comprenne comment ? Pire, m’enremettrais-jeunjour?Mamère,soutenuepar leDrHowlett,avait interdit toutevisitedurantmonséjourà l’hôpital.Leurs

inquiétudesétaientnaturellesetmamèrenevoulaitquemonbien,maismaintenantquej’étaisderetouret

enquêtede repères,pasquestiondeme laisseremmurervivante.Leschosesavaientpeut-êtrechangé,maispasmoi.J’avaisl’habitudedetoutdireàmameilleureamie.Je me faufilai jusqu’à la cuisine pour subtiliser le BlackBerry de ma mère avant de regagner

discrètementmachambre.Privéedetéléphoneportable,j’étaiscontraintedefairequelquesemprunts.Jepianotaisurleclavier.C’ESTNORA.TUPEUXPARLER?IlétaittardetchezlesSkylecouvre-feuétaitfixéàvingt-deuxheures.Jenepouvaisprendrelerisque

del’appeleretdeluicauserdesennuis.Auboutdequelquesinstants,unsignalderéponseretentit.MABELLE?!!!J’ANGOISSEÀMORT.LARUINETOTALE.TOÙ?APPELLE-MOISURCEN°Le portable posé sur les genoux, je me mordillai nerveusement un ongle. Mon appréhension était

absurde.Vee étaitmameilleure amie.Mais aprèsplusieursmois de séparation involontaire et dont jen’avaismêmepaseuconscience, comment les choses sedérouleraient-elles ?Avais-jebrilléparmonabsenceouserait-ceplutôt«loindesyeux,loinducœur»?J’avaisbeaul’attendre,lasonneriedutéléphonemefitsursauter.—Allô?Nora,c’esttoi?Lesondesavoixm’émutauxlarmes.—C’estmoi,soufflai-je,étrangléeparleslarmes.—Ilétaittemps!grommela-t-elle,chevrotante.J’aipassélajournéeàl’hôpitalhier,maisonnem’a

pas laisséeentrerdans tachambre.J’aifaussécompagnieà lasécurité,alors ilsontdéclenchél’alerterougeetças’estterminéencourse-poursuitedanslescouloirs.Lapolicem’asortiedelàmanumilitarietaveclesmenottes.Etquandjedis«manumilitari»,jesous-entendsquelescoupsdepiedetlesinsultesont fusé des deux côtés. Si tu veux mon avis, la criminelle dans l’histoire, c’est ta mère. Visitesinterdites?Elleestaucourantquejesuistameilleureamieouquelqu’unaoubliédeluifaxerlemémodurant les onze dernières années ?La prochaine fois que je viens chez toi, je te jure, je lui passe unsavon.Prise entre les rires et les larmes, je pressai le téléphone contrema poitrine pour dissimulermon

émotion.Commentavais-jepudouterdeVee?Lacertituded’avoiràmescôtéslaplusformidabledesamies éclipsait tous les traumatismes de cette soirée. Le reste avait peut-être changé, mais notrecomplicitéétaitindéfectible.Nousétionsinséparablesetriennipersonnen’enviendraitàbout.—Vee…,soufflai-jeavecunsoupirdesoulagement.Jesavouraicemomentdenormalité.Laclandestinitéfamilièredecesconversationsnocturnes,alors

quenousétionscenséesdormir.L’annéeprécédente,MmeSkyavaitsurprissafilleautéléphoneavecmoiendehorsdesheuresditesréglementairesetjetésonportableàlapoubelle.Lelendemainmatin,souslesregardsmédusésdesvoisins,Veeavaitplongédanslabenneàordurespourlerécupérer.Ellen’enavaitjamaischangédepuisetletéléphoneavaitécopédusurnomd’Oscar,carsonsauvetageenméritaitun.—J’espèreaumoinsque lesmédicamentsqu’ils tedonnentvalent ledétour.Apparemment, lepère

d’AnthonyAmowitzestpharmacien,alorsjepourraist’avoirquelquestrucsdétonants.—Hein?m’exclamai-jeenhaussantlessourcils.Anthonyettoi…?—Ouhla,non!Nevarienimaginer!J’aidéfinitivementreniélesgarçons.Etquandjesuisenmanque

deromantisme,ilyatoujourslesvidéosàlademande.J’attendsdelevoirpourycroire,pensai-jeavecunsourireencoin.

—Allô?Quiêtes-vousetqu’avez-vousfaitdeVee?—Jesuisendésintox.C’estcommemesrégimes,maiscettefoisc’estdemasantéémotionnellequ’il

s’agit.Etpuiszut!Nebougepas,j’arrive!J’étaisséparéedemameilleureamiedepuistroismoisetlesretrouvaillespartéléphone,c’estnul.Mabelle,prépare-toiàrecevoirungroscâlin.—Boncouragepouréchapperàmamère,répondis-je.ElleadéclenchéleplanVigipirateparental.—Celle-là!sifflaVee.Jetejure,ilvafalloirlacombattreavecdel’ail.J’ignorais si ma mère s’était transformée en vampire et de toute façon, j’avais plus important à

discuter.—Vee,j’aibesoind’unrésumédesderniersjoursavantmadisparition,repris-jed’untonplusgrave.

J’ailaconvictionqu’onnem’apasenlevéeauhasard.Ilyacertainementeudessignesavant-coureurs,mais jenemesouviensderien.D’après lemédecin,monamnésieest temporaire,mais jusqu’àcequej’aieretrouvélamémoire,tudoismedonnertouslesdétails:leslieuxoùjemetrouvais,cequej’aifait,etquij’aivudurantlasemaineprécédente.Unrécapitulatif,quoi.—Tuessûrequec’estunebonneidée?réponditVeeaprèsunehésitation.Ilestencoreunpeutôtpour

t’angoisseràcesujet.Tamèrem’aditpourtonamnésieet…—Sérieusement?Tuvasprendresonparti?—Arrête!grommela-t-elle,prêteàcéder.Pendant vingt minutes, Vee me décrivit dans les moindres détails la dernière semaine avant mon

enlèvement.Maispluselleparlait,plus jemedécourageais.Aucuncoupdefilbizarre.Aucun inconnusurgidenullepart.Aucunevoituresuspectequinousauraitsuiviesenville.—Etlanuitoùj’aidisparu?l’interrompis-jefinalement.—Nousétionsauparcd’attractionsdeDelphic.Jesuispartieacheterdeshot-dogsetc’estlàquetout

abasculé.J’aientenduuncoupdefeuetunebousculades’estdéclenchée.J’aitournéenrondpourtenterdeteretrouver,maistut’étaisvolatilisée.J’aid’abordcruquetuavaissuivilafouleetfichélecamp.Maistunem’attendaispassurleparking.J’aivouluretournertechercher,maislapoliceétaitdéjàsurleslieuxetafichutoutlemondedehors.J’aibienessayédeleurexpliquerquetutetrouvaiscertainementencoreà l’intérieur,mais ilsn’étaientpasd’humeuràm’écouter. Ilsontdispersé lesderniersbadauds.J’ailaisséunmilliondemessagessurtonrépondeur,maistun’asplusjamaisdonnésignedevie.J’accusailecoup,péniblement.Unefusillade?Delphicavaitmauvaiseréputation,maispasàcepoint-

là…C’étaittellementétrange,dérangeantmême,quejen’auraispuycroiresiquelqu’und’autrequeVeemel’avaitraconté.—Jenet’aipasretrouvée,ajoutaVee.Plustard,j’aiapprisqu’ont’avaitretenueenotage.—Quoi???—Apparemment,lecingléàl’originedescoupsdefeut’aenferméedansunlocaltechnique,ausous-

sold’uneattraction.Personnenesaitpourquoi.Ilafiniparterelâcheravantdefiler.J’ouvrislaboucheetlarefermai.Ilmefallutquelquessecondespourretrouvermavoix.—Hein?—Quandlapolicet’adélivrée,ilsontpristadépositionpuist’ontramenéecheztoiversdeuxheures

dumatin.Pluspersonnenet’arevueaprèsça.Quantautypequit’amenacée…,ils’estévanouidanslanature.D’unseulcoup,touslesélémentssemblaientconverger.—C’est donc qu’onm’a enlevée dans lamaison, conclus-je en replaçant peu à peu les pièces du

puzzle.Aprèsdeuxheures, j’aidûallermecoucher.Celuiquim’apriseenotagem’aurasuiviejusquechezmoi.J’ignorecequ’ilvoulaitfaireàDelphic,maispuisqu’iln’yestpasparvenu,ilestrevenumechercher.Iladûs’introduirepareffraction.—C’est justement leplusbizarre.Chez toi,onn’a retrouvéaucune tracede lutte.Lesporteset les

fenêtresétaienttoutesverrouillées.Découragée,jepressaimamainsurmonfront.—Lapoliceavait-elledespistes?Ce…typen’étaitquandmêmepasunfantôme.—Dans ta déposition, tu l’avais identifié : un certain Rixon.Mais d’après les enquêteurs, c’était

sûrementunpseudonyme.—Rixon?Jeneconnaispersonnedecenom.—C’est bien le problème, soupiraVee. Personne ne le connaît. Et il y a autre chose, ajouta-t-elle

aprèsunsilence.Parfois,j’ail’impressionquecenomm’estfamilier,maisquandj’essaiederéfléchir,matêtesevide.C’estcommeunsouvenirque jeneparvienspasàatteindre.Commesi…ilnerestaitqu’un trou à la place de ce nom. C’est une sensation vraiment effrayante. C’est sans doute de lafrustration.J’aimeraistellementmelerappeler,qu’onpuissecoincercetypeetlemettreaufrais.Oui,çaserait trop simple, je sais… Et il faut que j’arrête de dire n’importe quoi. Pourtant, reprit-elle plusdoucement,j’auraispujurerque…Aumêmeinstant,laportedemachambregrinçaetmamèrepassalatêtedansl’entrebâillement.— Je vaisme coucher, annonça-t-elle en jetant un regard appuyé auBlackBerry. Il est tard et nous

avonstouteslesdeuxbesoinderepos.Messagereçu.—Vee,jedoistelaisser.Jet’appelledemain.—Embrasselevampiredemapart,siffla-t-elleavantderaccrocher.—Tuastoutcequ’iltefaut,demandamamèreenrécupérantsonbien.Veux-tuunverred’eau?Une

couverturesupplémentaire?—Non,toutvabien.Bonnenuit,Maman,dis-jeavecunsourireforcé.—Tuasfermétafenêtre?—J’aivérifiéàtroisreprises.Elletraversalapiècepours’enassurer.Envoyantleverroupoussé,ellelaissaéchapperunpetitrire.—Çanecoûterienderegarderunedernièrefois,non?Bonnenuit,machérie.Ellepassatendrementlamaindansmescheveuxetdéposaunbaisersurmonfront.Lorsqu’ellesortit,jemeglissaisouslesdraps,éteignismalampeetréfléchisàcequeVeevenaitde

m’apprendre.Une fusillade àDelphic ?Mais pourquoi ?Quelles étaient les intentions du tireur ? Etpourquoi,parmilesmilliersdegensprésentssurleslieuxcesoir-là,m’avait-ilchoisiecommeotage?Ce n’était peut-être qu’une terrible coïncidence, mais quelque chose ne collait pas. Cette sensationd’inconnum’obsédajusqu’àcequelafatiguel’emporte.Siseulement…Siseulementjepouvaismesouvenir.Jebâillaietrésolusdedormir.Quinzeminutess’écoulèrent.Puisvingt.Allongéesurledos,lesyeuxrivésauplafond,jetâchaisde

prendremamémoireparsurprise.N’obtenantaucunrésultat,jetentaiuneapprocheplusdirecte.Jetapai

ma tête contre l’oreiller, dans l’espoir de débloquer une image.Une parole. Un parfum qui aurait pudéclencher quelque chose.N’importe quoi.Mais je dus viteme rendre à l’évidence : pas lemoindredétail,rienqu’ungrandvide.Lematin,enquittantl’hôpital,j’étaispersuadéed’avoirperdulamémoirepourdebon.Maispasséle

chocinitial,maintenantquej’avaislesidéesplusclaires,jen’enétaisplusaussicertaine.Jevoyaismonpassécommeunpontrompuet lavéritése trouvaitde l’autrecôté.Or,si j’avaismoi-mêmecréécettebéance par un mécanisme d’autodéfense, j’étais sans doute capable de la combler. Il me fallaitsimplementdécouvrircomment.Tout commençait par une couleur. Le noir. Profond, insondable, mystérieux. Je n’en avais parlé à

personne,maiscettecouleurmevenaità l’espritauxmoments lesplus inattendus.Etdansces instants,j’étaisparcourued’undélicieuxfrisson,commesilenoirmecaressaitlajoueetglissaitsousmonmentonpourmereleverlevisage.Personnifier à cepoint une couleur paraissait absurde,mais à uneoudeux reprises, j’étais presque

certained’avoirvuquelquechoseprendrecorpsderrièrel’impression.Desyeux.L’intensitéd’unregardquimedévorait.Maisunsouvenirdecettepériodetraumatisanteauraitdûinduiredelapeineetnonduplaisir.Je poussai un long soupir. J’éprouvais le désir irrépressible de suivre cette couleur, où qu’elleme

mène.Jerêvaisderetrouvercesyeuxnoirs,delescontemplerfaceàface.Jedevaisdécouvriràquiilsappartenaient.Lenoirm’hypnotisait,m’attiraitverslui.D’unpointdevuerationnel,celan’avaitaucunsens. Mais c’était une idée fixe. J’étais obsédée, envoûtée par l’envie de me laisser guider. Sonmagnétismeétaitsipuissantquemêmelalogiquenepouvaitlecombattre.Elle s’insinuait enmoi jusqu’à devenir épidermique.Mes couverturesm’étouffaient. Je les rabattis.

Toutsebousculaitdansmatêteetjetournaietretournaidansmonlit.Lachaleurmedonnaitdessueursfroides.Uneétrangefièvremontaitenmoi.Lecimetière,pensai-je.Toutacommencéaucimetière.Une nuit noire, un brouillard noir. L’herbe noire, les tombes noires. Les eaux noires du fleuve qui

scintillentdansl’obscurité.Etàprésent,deuxyeuxnoirsm’observent.Jenepouvaisignorerlesvisionsténébreusesquim’invitaientàagir.Jenepourraistrouverlesommeilavantdel’avoirfait.Jebondishorsdemon litetpassaiun tee-shirt,un jeanetungilet.Devant laportedemachambre,

j’hésitai.Danslecouloirrégnaitunsilencetotal,àl’exceptiondutic-tacdel’horlogequimontaitdepuislerez-de-chaussée.Mamèren’avaitpascomplètementfermésaporte,maislalumièreétaitéteinteet,entendantl’oreille,jeperçusunlégerronflement.Jemeglissaisansbruitaubasdesescaliers,saisissantaupassageune lampeélectriqueetmesclés

avantdesortirpar laportedederrière.Jecraignaisque lesplanchesvermouluesde lavérandanemetrahissent.Sansparlerdupolicierenuniformestationnéauxabordsdelamaison.Ilétaitcensééloignerlesreportersetlescurieux,maisn’auraitpasmanquéd’avertirl’inspecteurBassoenmevoyantfiler.Unepetitevoixmedisaitqu’iln’étaitpasprudentdetraînerdehorsàuneheurepareille,maisj’étais

mueparuneétrangeforce,proched’unétatsecond.Lanuitnoire,lebrouillardnoir.Lesherbesnoires,lestombesnoires.Lefleuvenoirquiscintille.Ceregardnoirquim’observe.Jedevaistrouvercesyeux.Euxconnaissaientlesréponses.Quaranteminutesplus tard, je franchis leporcheducimetièredeColdwater.Les feuillesdesarbres

tournoyaientdans labrisecommedesmoulinets. Jemedirigeaid’abordvers la stèledemonpère.Lefroidhumidemefaisaitfrissonner,maisjefinistantbienquemalparretrouvercettetombeaffaisséeoù

toutavaitcommencé.Jem’accroupisetpassaimondoigtlelongdumarbreérodéparletemps.Lesyeuxfermés,j’occultai

les bruits nocturnes, à la recherche des yeux noirs. Et je posai ma question, espérant qu’elle seraitentendue.Commentenétais-jevenueàmeréveillerdansuncimetière,aprèsavoirdisparudurantonzesemaines?Je promenai mon regard autour de moi, les sens en alerte, consciente de tout ce qui m’entourait.

L’odeurcaractéristiquede l’automne, lavégétationendécomposition, leparfumde l’herbefraîchementcoupée, lebattementd’ailesdes insectes…Cependant, riende toutcelanemedonnait laréponsedontj’avais tantbesoin.Uneboulese formadansmagorgeet je tentaivainementde ravalermadéception.Cettecouleurnoire,quinecessaitdemetourmenter,m’avaitabandonnée.J’enfonçaimesmainsdansmespochesettournailestalons.Maisducoindel’œil,jeperçusunetachesurlesol.Jemepenchaietsaisisuneplumenoire,longue

commemonavant-bras.Fronçant les sourcils, jemedemandaiàquelgenred’oiseauellepouvaitbienappartenir.Elleétaitbientropgrandepourêtrecelled’uncorbeau.Bientropgrandepourn’importequeloiseau,d’ailleurs.J’effleuraidudoigtlecontourveloutédesbarbes,quiens’agitantparurentremuerunsouvenir.Monange,semblachuchoterunevoixsuave.Tuesàmoi.Maréactionfutinstantanée,aussidéroutantequeridicule:jerougis.Jejetaiunregardautourdemoi,

pourm’assurerquelavoixn’étaitpasréelle.Jenet’aipasoubliée.Parfaitementimmobile,j’attendisqu’ellesemanifesteànouveau,maislemurmures’évanouit,emporté

parlevent.Touslessouvenirsqu’ilauraitpudéclencherdisparurentavantquej’aiepulessaisirauvol.J’étaisdéchiréeentrelavolontédemedébarrasserdecetteplumeetledésiréperdudel’enterrerlàoùpersonnenelatrouverait.J’avaislasensationd’avoirdécouvertunobjetsecret,intime,quinedevaitpastomberentren’importequellesmains.Unevoiturefitmarchearrièredansleparkingquisurplombaitlecimetière,lamusiqueàpleinvolume.

Enentendantdescrisetdeséclatsderire,jen’auraispasétésurprisedemeretrouvernezànezavecdesgensdulycée.Cettepartieboiséedelaville,àl’écartdel’agitationducentre,étaitunlieutranquilleetdiscret où traîner les soirs et les week-ends. Je n’avais aucune envie de croiser des têtes connues,particulièrementmaintenantquemasoudaineréapparitionfaisaitlaunedesmédiaslocaux.Jeglissailaplumesousmonbrasetpressailepaslelongdel’alléedegraviersquimenaitjusqu’àlaroute.Versdeuxheurestrentedumatin,jerentraiàlafermesurlapointedespiedset,aprèsavoirverrouillé

laporte,grimpaijusqu’àmachambre.Indécise,jedemeuraiquelquesinstantsimmobileaumilieudelapiècepuiscachai laplumedans ledeuxième tiroirdemacommode,parmi leschaussettes, leggingsetécharpes. À bien y réfléchir, j’ignorais pourquoi je l’avais rapportée chez moi. Je n’avais pas pourhabitude de ramasser ce genre de choses et encore moins de les dissimuler entre mes vêtements.Cependant,laplumeavaitpresquedéclenchéunsouvenir…Jemedéshabillaietétouffaiunbâillement.Enm’approchantdemonlit,jem’arrêtainet.Unefeuillede

papier était posée sur l’oreiller. Or j’étais certaine qu’elle n’y était pas lorsque j’avais quitté machambre.Jemeretournai,pensant trouvermamèrederrièremoi, furieuseet inquiète.Mais je l’imaginaismal

exprimersacolèreparécrit,aprèstoutcequiétaitarrivé.Lesmainstremblantes,jeprislemorceaudepapier.C’étaitunefeuilledecarnetsimilaireàcelledont

jemeservaisencours.Lemessageavaitététracéàlahâte,aumarqueurnoir.Tuespeut-êtrerentrée,maistun’espashorsdedanger.

4.

Jefroissailafeuilleetlajetairageusementcontrelemur.Enpremierlieu,jem’assuraiquelafenêtreétaitbienverrouillée.Jen’osailarouvrirpourobserverlejardin,maispressaimesmainscontrelavitreet tentaidedistinguerquelquechoseentre lesombresqui s’étendaient sur lapelouse, aussi longuesetfinesquedescouteaux.Unechoseétaitcertaine,j’avaisfermélaporteenquittantlamaison.Etplustôtdans la soirée, avant de rejoindre ma chambre, j’avais vu ma mère vérifier les loquets de chaqueouvertureaumoinstroisfois.Alorsquiavaitpudéposercettemissiveetparoùl’intrusétait-ilpassé?Et que signifiait ce message cryptique, exactement ? S’agissait-il d’une plaisanterie malsaine et

cruelle?Pourl’instant,jenevoyaisaucuneautrehypothèse.Jemeglissaijusqu’àlachambredemamèreetentrebâillailaporte.—Maman?—Nora?marmonna-t-elleensedressantimmédiatementdanssonlit.Quesepasse-t-il?Quet’est-il

arrivé?Unmauvaisrêve?Tu…Tuterappellesquelquechose?J’allumaisalampedechevet,soudainterrifiéeparl’obscuritéetcequ’ellecachait.—J’aidécouvertunpapiersurmonlit.Ilm’avertitquemêmederetourchezmoi,jenesuispashors

dedanger.Aveugléeparl’éclatdel’ampoule,elleclignadesyeuxetjelavisaccuserlecoup.Lechocachevade

laréveiller.—Oùl’as-tutrouvé?—Je…Jecraignaisdetoutluiavouer.Àbienyréfléchir,j’avaisprisunrisqueénormeaveccetteescapade

nocturne.Maiscommentredouterunsecondenlèvementlorsqu’onneserappellemêmepaslepremier?Il avait fallu que je retourne au cimetière, pour ne pas perdre la raison. La couleur noire m’y avaitconduite.C’étaitpeut-êtreidiot,irrationnel,maisvrai.—Ilétaitsousmonoreiller.Jenel’avaissansdoutepasremarquéavantd’allermecoucher,mentis-je.

J’aidûremuerdansmonsommeiletlebruitdupapierfroissém’aréveillée.Elleenfilasarobedechambreetseprécipitapourexaminermonlit.—Oùestcettefeuille?s’exclama-t-elle.Jeveuxlavoir!Ilfautimmédiatementprévenirl’inspecteur

Basso.Déjà,ellecomposaitdemémoireunnumérosursonportable.Jen’avaispasréaliséquecessemaines

d’angoissedurantmadisparitionlesavaientsansdouterapprochés.—Quid’autrealaclédelamaison?demandai-je.Ellemefitsigned’attendre.—Répondeur,me souffla-t-elle, avant de laisser unmessage :C’estBlythe.Rappelez-moi dès que

possible.Noraaretrouvéunpapierdanssachambre.Ilpourraitvenirduravisseur,ajouta-t-elleenme

jetantun regardencoin. Jemesuisassuréeque toute lamaisonétaitbien fermée,avantdemontermecoucher.Onaforcémentdéposécettefeuilleavantnotreretourdel’hôpital.Elleraccrochaetsetournaversmoi.—Ilvaviterappeler.Jedevraisremettrecepapieraupolicierdegarde.Ilvoudrasansdoutefouiller

lespièces.Qu’enas-tufait?Immobile, je fis un geste en direction du papier froissé au pied dumur. Je refusais de revoir cette

inscription,quipouvaitêtreunefarce,autantqu’uneréellemenace.Tuespeut-êtrerentrée,maistun’espashorsdedanger.Latournuredelaphraseétaitvolontairementintimidante.Mamèredéfroissalafeuilleenlapressantcontrelemur.—Nora…cettefeuilleestvierge.—Quoi?Elledisaitvrai.Lemessageavaitdisparu.Jeretournaivivementlafeuille,maisleversoétaitluiaussi

entièrementblanc.—C’étaitlà,insistai-jed’untonéperdu.Jet’assure.— Tu l’as sans doute imaginé. La projection d’un rêve, suggéra doucement mamère en m’attirant

contreellepourpassersamaindansmondos.Songestenem’offritcependantaucunréconfort.Était-ilpossiblequej’aietoutinventé?Quejesois

victimed’unaccèsdeparanoïa?D’unecrised’angoisse,peut-être?—Jenel’aipasimaginé,affirmai-jed’untonquitrahitpourtantmonincertitude.—Çanefaitrien,murmuramamère.LeDrHowlettm’avaitavertiedecegenredechoses.—Quelgenredechoses?—Selonlui,ilyadefortesprobabilitéspourquetuentendesdeschosesquin’existentpas.—Comme?—Desvoix,oud’autressons,poursuivit-ellecalmement.Iln’avaitpasparlédevisions,maistoutpeut

arriver,Nora. Ton corps lutte pour se remettre. Il est soumis à un stress énorme et nous devons nousmontrerpatientes.—Doncd’aprèslui,jeseraissujetteauxhallucinations?—Chhhut,souffla-t-elleenprenantmonvisagedanssesmains.Ilfautpeut-êtreenpasserparlàpourte

rétablir.Tonmentalchercheàretrouversesrepèresetilfautluilaisserletempsnécessaire,commepourn’importequelleblessure.Ensemble,nousyarriverons.Des larmes me picotaient les yeux, mais je les retins. Pourquoi moi ? Pourquoi moi, parmi tant

d’autres ?Quim’avait fait cela ?Envainmon esprit décrivait des cercles autour d’un coupable sansvisage.Jen’avaisrien:nitraitsdistincts,nivoix,pasmêmeunpetitboutdecertitude.—Est-cequetuaspeur?murmuramamère.—Jesuisfurieuse,répondis-jeendétournantleregard.

Je regagnaimon lit et, curieusement, jem’endormis très vite. Prise dans cette zone étourdissante et

confuse qui sépare la conscience du rêve, j’arpentai un long tunnel obscur qui paraissait se rétrécir àchaquepas.Jeplongeaidansleslimbesd’unsommeilprofond,bienvenuaprèsunetellenuit.

Uneporte apparut auboutdu tunnel.Elle s’ouvrit de l’intérieur.De l’autre côté, une faible lumièrebrillait,éclairantunvisagesifamilierqu’enlevoyant,jemanquaidetrébucher.Jereconnussesmèchesbrunes,encorehumidesetplaquéesautourdesesoreilles.Jereconnuslapeaulisse,fermeetambrée;cette silhouette élancée qui dépassait lemètre quatre-vingt-cinq.Le jean tombant sur ses hanches, uneserviettenégligemmentjetéesurlesépaules,ilétaitpiedsettorsenus.Nosregardssecroisèrentetsesyeuxsombresscrutèrentlesmiensavecunmélangedesurpriseetdeméfiance.—Qu’est-cequetufaisici?demanda-t-ild’unevoixgrave.Patch,pensai-je,lecœurbattant.C’est…Patch.J’étaisincapabledemerappelercomment,maisj’étaiscertainedeleconnaître.Dansmatête,cepont

étaittoujoursrompu,maisenl’apercevantdepetitespiècesdupuzzleseremirentenplace.Ilsévoquaientdessouvenirs,palpitantsetélectrisants.Desimagesbrèvesmetraversèrentl’esprit:ils’installaitàcôtédemoiencoursdebiologie,ilsepenchaittoutcontremoipourm’apprendreàjoueraubillard.Unautreflashbrûlantmerevint,oùseslèvreseffleuraientlesmiennes.Lesréponsesquejecherchaism’avaientmenéejusqu’ici.Jusqu’àPatch.J’avaistrouvéunmoyende

détournerl’amnésie.Cen’étaitpasunsimplerêve,maisunefaçonpourmonsubconscientderetrouverPatch,quiqu’ilfût.Jecomprenaisenfincemanqueeffrayantquimesubmergeaitconstamment.Auplusprofonddemoi, jedevinaicequemoncerveauétait incapabled’analyser. J’avaisbesoindePatch.Etsans savoir si ledestin, la chanceoumaseulevolontém’avaient conduite jusqu’à lui, jevenaisde lerejoindre.Endépitduchoc,jeretrouvaimavoix:—Àtoidemeledire.Ilpassalatêteparlaporte,inspectantletunnel.—Turéalisesquetuesentrainderêver,non?—Alorspourquoicrains-tuqu’onm’aitsuivie?—Tunedevraispasêtreici.—On dirait, rétorquai-je d’une voix blanche, que j’ai trouvé le moyen de communiquer avec toi.

Pourtantl’accueiln’estpasaussichaleureuxqueprévu.Dis-moi,c’esttoiquidétienstouteslesréponses,pasvrai?Ilpassasesdoigtssurseslèvres,sansjamaismequitterdesyeux.—J’espèresurtouttegarderenvie.Mespenséessebousculaientet, incapabledecomprendreentièrement lesenjeux, jenesaisispas le

sous-entendu.Uneidéefixedontj’ignoraisl’originem’obsédait.Jel’airetrouvé.Aprèstoutce temps,j’ai retrouvé Patch. Et loin de partager mon enthousiasme, la seule chose qu’il semble éprouverc’est…del’indifférence.Delafroideur.—Pourquoiest-cequejenemerappellerien?demandai-je,réprimantlaboulequiseformaitdansma

gorge.Pourquoiest-cequejenemesouvienspasdumomentoudelafaçondonttum’asquittée?Carc’estsansdoutecequis’estproduit.S’ilnem’avaitpaslaissée,nousserionsencoreensemble.—Pourquoin’as-tupas tentédemeretrouver?Qu’est-cequim’estarrivé?Qu’est-cequinousest

arrivé?Patchcroisasesmainsderrièresanuqueetfermalesyeux.Ilsetenaitparfaitementimmobile,maisje

décelaiunfrémissement,uneémotionquil’ébranlait.—Pourquoim’as-tuabandonnée?

—Tucroisvraimentquej’auraisfaitça?demanda-t-ilenseredressant.Saréactionnefitqu’accentuermonmalaise.—Qu’est-cequejesuiscenséecroire?Tudisparaispendantdesmoisetquandenfinjeteretrouve,tu

nepeuxmêmepasmeregarderenface?—Jen’avais pas le choix.Si je voulais te sauver, je devais renoncer à toi, lâcha-t-il, lamâchoire

crispée.Çan’apasétéunedécisionfacile,maisc’étaitlabonne.— Renoncer à moi ? Comme ça, sans hésitation ? Combien de temps t’a-t-il fallu pour t’en

convaincre?Quelquessecondes?Unsouvenirparutéteindresonregard.—C’estàpeuprèscequ’onm’alaissépourtrancher.D’autrespiècesseremettaientenplace.—Qu’essaies-tudemedire?Qu’ont’aobligéàm’abandonner?Ilsetut,maisj’avaismaréponse.—Quit’aforcé?Quit’effrayaitàcepoint?LePatchquej’aiconnunecraignaitpersonne.Etjeme

seraisbattuepourtoi,Patch,lançai-jeenélevantlavoixpourmieuxcombattrelasoudainedouleurquiéclataitenmoi.J’auraistouttenté!—Ettuauraiséchoué.Ilsétaienttropnombreux.Ilt’amenacéeetilauraitmissamenaceàexécution.

Puisqu’iltetenait,ilmetenaitmoiaussi.—Il?Quiça,«il»?Maisunefoisdeplus,ilgardalesilence.—As-tuseulementessayédemeretrouver?Oubienétait-cesifaciledem’oublier?Patchtiralaservietted’uncoupsecetlajetadecôté.Sonregardlançaitdeséclairsetsesépaulesse

soulevaientparsaccades,maisj’avaiscommel’impressionquesacolèren’étaitpasdirigéecontremoi.—Tunepeuxpasresterici,dit-ildurement.Tunedoispaschercheràmerevoir.Reprendstavieet

vis-ladumieuxquetupourras.Paspourmoi,ajouta-t-il,sentantmarépartievenir,maispourtoi.J’aifaittoutmonpossiblepourl’éloignerdetoietj’ail’intentiondecontinuer,maistudoism’yaider.—T’yaidercommetum’asaidée?répliquai-je.C’estmaintenantquej’aibesoindetoi,Patch!Je

suisperdueetterrifiée.Savais-tuquejenemesouviensderien?Évidemmentquetulesais,poursuivis-jeamèrement.Etc’estpourçaquetun’aspascherchéàmeretrouver.Monamnésiet’offraituneportedesortie.Jen’auraisjamaiscruquetutedéfileraisaussilâchement.Ehbienjenet’aipasoublié,Patch.Jete vois partout, dans chaque petite chose. Ces visions de noir, de la même couleur que tes yeux, tescheveux.Jesensencoretesdoigtssurmoi,jen’aipasoubliélafaçondonttumeserraisdanstesbras…Jenepuspoursuivre,étoufféeparmessanglots.Saréponsefutcatégorique:—Mieuxvautquetunesachesrien.C’estsansdoutelaplusmauvaiseraisonquejepuissetedonner,

maispourtapropresécurité,ilyadeschosesquetunepeuxpassavoir.J’éclataid’unrireforcéetdésespéré.—Alors,c’estfini,c’estça?Il s’approchademoi. Je crusqu’il allaitme serrer contre lui,mais il se reprit et s’arrêta.Avecun

soupir,jeravalaimeslarmes.Ilappuyasoncoudecontrelechambranledelaporte,justeau-dessusdemonoreille.Sonparfummebouleversa…cetteodeurfamilièredesavon,d’épicesétaitsicapiteusequelacohortedesouvenirsqu’elledéclenchafutpluspénibleencore.J’éprouvaisuneirrésistibleenviedele

toucher.Depromenermondoigtsursapeauetdesentirl’étreinterassurantedesesbras.Jevoulaisqu’ilenfouisse son visage au creux demon cou et l’entendremurmurer àmon oreille desmots secrets quin’appartenaientqu’àmoi.Jevoulaisletenirtoutprès,toutcontremoi,etneplusjamaislelâcher.—Çan’estpasterminé,dis-je.Aprèstoutcequenousavonsvécuensemble,tun’aspasledroitdete

débarrasserdemoicommeça.Tunet’ensortiraspasaussifacilement.Était-ce une menace, une ultime bravade, ou mon cœur en lambeaux me dictait-il ces paroles

insensées?Jel’ignorais.—Jenecherchequ’àteprotéger,répondit-ilsimplement.Ilétaitsiprèsdemoi…Ilirradiaitunepuissance,unechaleuretunpouvoirobsédants.Jenepourrais

pas lui échapper, ni maintenant ni jamais. Sa présence demeurerait intacte, hanterait chacune de mespenséesetemprisonneraitmoncœur.J’étaisattiréeversluipardesforcesquejenepouvaiscomprendreetencoremoinscombattre.—Etpourtant,tunel’aspasfait.Avecuneinsoutenabletendresse,ilglissasesdoigtssousmonmenton.—C’estvraimentcequetucrois?Jefisunevainetentativepourmedégager.Mais,commetoujours,j’étaisincapabledeluirésister.—Jenesaisplusquoipenser.Çatesurprend?—Monhistoireestlongueetpeuglorieuse.Jenepeuxpasrevenirenarrière,maisj’ail’intentionde

nepluscommettred’erreur.Surtoutpasavecdesenjeuxaussiimportantsetsurtoutpassituesconcernée.J’aiunplan,maisilnécessiteradutemps.Cette fois, il me prit dans ses bras et écarta quelques mèches de mon visage. Sous ses caresses,

quelquechoseenmoiparutsebriser.Degrosseslarmesbrûlantesroulèrentsurmesjoues.—Sijeteperds,jeperdstout,murmura-t-il.—Dequias-tusipeur?demandai-jeunefoisencore.Ilposasesmainssurmesépaulesetappuyasonfrontcontrelemien.—Tuesàmoi,monange.Etriennipersonnen’ychangerarien.Tuasraison:cen’estpasterminé.Ce

n’est que le début et ce qui se prépare ne sera pas facile, poursuivit-il avec un soupir las. Tu ne terappelleraspascetterencontreettunereviendraspas.J’ignorecommenttum’asretrouvé,maisjedoism’assurerquetunerecommenceraspas.Jevaiseffacercerêvedetamémoire.Pourtapropresécurité,tunedoispasmerevoir.Aussitôt,jemedégageai,avecl’intentiondeprotester,maisladéterminationquejelussursonvisage

meterrifia.J’allaisouvrirlabouche,maislerêves’effritatoutautourdemoietm’ensevelitcommedusable.

5.

Le lendemainmatin, je me réveillai avec un torticolis et la vague impression d’avoir fait un rêveétrangeetterne.Aprèsmadouche,j’enfilaiunerobeavecdesleggingsetdesbottines.Extérieurementaumoins, je renvoyaisunsemblantdenormalité. Ilm’auraitétédifficilederemettrede l’ordredansmonéquilibreintérieurenmoinsdequarante-cinqminutes.Je trouvaimamèredans lacuisine,penchée surunemarmitedeporridgemaison. Jamais,depuis la

mortdemonpère, jene l’avaisvuepréparerquelquechosed’aussi élaborépour lepetit-déjeuner. Jedevinaisanspeine,aprèslanuitprécédente,queleporridgeétaitcensémeréconforter.—Déjàdebout?demanda-t-elleencoupantdesfraises.—Ilesthuitheurespassées.Est-cequel’inspecteurBassoarappelé?Jebrossaiunpandemarobe,feignantledétachement.—Jeluiaiexpliquéqu’ils’agissaitd’uneerreur.Ils’estmontrécompréhensif.Ilsavaientdoncdécrétéquej’avaisrêvé.Désormais,jeseraislamythomanedeservice.Pauvrepetite.

Nefaitespasattention…—Pourquoinepasterecoucher?Jet’apportelepetit-déjeuneraulit?suggéramamèreencontinuant

àjouerducouteau.—Paslapeine,jesuisdéjàhabillée.—Aprèstoutcequiestarrivé,jepensaisquetupréféreraisprendreunpeuderecul.Fairelagrasse

matinée,lireunbonroman,peut-êtreteprélasserdansunbain.Demémoire,c’étaitlapremièrefoisquemamèremeproposaitdesécherlescours.Habituellement,

noséchangesdurantlepetit-déjeunerselimitaientà«As-tuterminétadissertation?»,«As-tupréparétondéjeuner?»,«Est-cequetuasfaittonlit?»ouencore«Peux-tuposterlechèquepourlafactured’électricitésurlechemindulycée?»—Alors?insistamamère.Lepetit-déjeuneraulit,c’estlerêve,non?—Etlescours?—Lescourspeuventattendre.—Jusqu’àquand?—Ehbien,jen’ensaisrien,dit-elled’untonguilleret.Peut-êtreunesemaineoudeux.Letempsquetu

retrouvesunevienormale.Visiblement,ellen’yavaitpasvraiment réfléchi.Pourmapart, ilneme fallutpasplusdequelques

secondespourmedécider.J’auraispuprofiterdesonlaxisme,maislaquestionn’étaitpaslà.— J’ai donc une ou deux semaines pour retrouver une vie normale.C’est gentil demeprévenir du

délai.—Nora…,dit-elleenlâchantlecouteau.—Oublionsquejenemerappelleriendescinqderniersmois.Oublionsqu’àpartirdemaintenant,dès

qu’unétrangerauralemalheurdeposerlesyeuxsurmoi,jemedemanderaisic’estlui.Oh,etjegardelemeilleurpourlafin:monamnésieestàlaunedetouslesjournauxlocaux,cequidoitbienlefairerire.Ilsait que je suis incapable de l’identifier.Mais ne nous affolons surtout pas, parce que d’après leDrHowlett«toutvabien»,riendeterriblenem’estarrivéduranttoutcetemps.Quisait,jemesuispeut-êtredoré la pilule sur uneplage, auMexique.Après tout, pourquoi pas ?Mon ravisseur apuvouloirdonnerdans l’original.Fairecequepersonnen’attendaitetgâtersavictime.Désoléede te l’annoncer,Maman: leretourà lanormalepourraitprendredesannées.Iln’yaurapeut-être jamaisderetourà lanormale.Maisunechoseestcertaine,çan’estpasentraînantdevantlatélé,àoublierdevivremavie,que ça arrivera.Alors aujourd’hui, je vais au lycée, conclus-je fermement,même si cette perspectivem’angoissaitgrandement.Jeravalaimonanxiétéettentaidemepersuaderquec’étaitl’uniquemoyenpourreprendrelecoursde

monexistence.—Aulycée?s’exclamamamère,laissantsesfraisesetsonporridge.—D’après le calendrier,nous sommes le9 septembre.Lescoursont commencédepuisdeux jours,

ajoutai-je,lorsquemamèreneréponditpas.—Jesuisaucourant,répliqua-t-elled’unairpincé.—Alors,est-cequemaplacen’estpaslà-bas?—Si,quandlemomentseravenu.Elle essuya longuement ses mains sur son tablier, soit à court d’arguments, soit choisissant

soigneusement ses mots. Quoiqu’il en soit, j’aurais préféré qu’elle se montre directe. Une disputem’auraitparuplussainequecettemolleempathiedontellefaisaitpreuve.—Depuisquandtuapprouvesl’absentéisme?—Nora,jen’aipasàtedictertaconduite,maisjecroisquetuferaisbiendeleverlepied.—Lever lepied?Alorsquecinqmoisdemonexistenceontdisparudemamémoire? Jen’aipas

l’intentiondeleverlepied,niderisquerdeperdredéfinitivementmessouvenirs.Monuniquechancedem’ensortir,c’estdereprendremavielàoùjel’avaislaissée.Jevaisaulycée.Etaprèslescours,j’aiprévudevoirVee.Elleauracertainementenvied’undonutoud’unequelconquepâtisseriebiengrasse.Ensuite, je rentrerai pour travailler, et une foismesdevoirs terminés, jem’endormirai en écoutant lesvieuxdisquesdePapa.J’aiperdupresquetousmesrepèreset lepeuqu’ilmeresteestmaplanchedesalut.—Beaucoupdechosesontchangédepuistadisparition…—Merci,jesuisaucourant.J’avaisconsciencedem’enprendreinjustementàelle,maisjenesupportaispassafaçonstoïquede

dispenserdesconseils.Ellen’avaitaucuneidéedecequejepouvaisvivreetn’avaitpasledroitdemedictermonattitude.—Crois-moi,poursuivis-jeplusposément,j’ensuisparfaitementconsciente.Etçameterrifie.Jene

peuxpasrevenirenarrière,etçaaussi,çameterrifie.Maisd’unautrecôté…Commentaurais-jepuluiexpliquercequej’étaismoi-mêmeincapabledecomprendre?Avant,j’étais

ensécurité.Avant,j’avaislecontrôledelasituation.J’étaiscenséefaireungrandbonddansleprésent,maislesolvenaitdes’écroulersousmespieds.Mamèrepoussaunsoupirrésigné.—HankMillaretmoisommesensemble.

Sesmotsmeparurentlointains.Jelaregardai,ahurie.—Pardon?—C’estarrivéaprès tadisparition,expliqua-t-elleenposantunemainsur la table,commepour se

raccrocheràquelquechose.—HankMillar?bredouillai-je,avec lanette impressiond’avoir tropentenducenomaucoursdes

derniersjours.—Ilestdivorcé,maintenant.—Divorcé?Enmoinsdetroismois?—Nora, tunepeuxpascomprendreceque j’aivécu.Ces journées interminables,où j’attendaisen

vaindesnouvelles,sansmêmesavoirsituétaisencoreenvie.Jen’avaisplusquelui.—LepèredeMarcie?répétai-je,hébétée.Lastupéfactionparalysaitmaréflexion.Mamèreavaitentaméune relationavec lepèrede l’unique

fillequejehaïssais?Unefillequiavaitrayémavoitureàcoupsdeclé,bombardémoncasieravecdesœufsetlancélamodedusurnom«NoraMort-aux-rats»?—Nous…étionsensemble.Aulycée,puisàlafac.Avantquejerencontretonpère,ajouta-t-elleun

peutroprapidement.—Toi,vociférai-jesoudain,etHankMillar?Elledébitasondiscoursàunevitessehallucinante:—Jesaisquetuserastentéedelejugerd’aprèsMarcie,maisc’estvraimentunhommeadorable.Ilest

siattentionné,sigénéreuxetsiromantique,acheva-t-elleavecunsourirebéat,avantdepiquerunfard.J’étaisscandalisée.Voilàcommentmamères’étaitconsoléedemonabsence.—C’estça.Jesaisisunebananedanslecompotierettournailestalons.Tandisquejemedirigeaisverslaporte,

lespaspressésdemamèrerésonnèrentsurleparquet.—Nora,est-cequ’onpeutendiscuter?Tuneveuxpasaumoinsm’écouter?—C’estunpeutard.Visiblement,onnem’apasconviéeàlaréuniond’information.—Nora!—Quoi?m’écriai-jeenmeretournant.Queveux-tuquejetedise?Quejesuisheureusepourtoi?Eh

bien non ! Tu as oublié toutes les fois où nous nousmoquions desMillar, de leur arrogance ? Tu terappelles:ondisaitquelaméchancetédeMarcieétaitdueaumercure,carvoilàcequiarrivequandonmangetropdesaumonfumé.Etàprésent,tusorsaveclui?—Oui,Nora.Aveclui,pasavecMarcie!—C’estpareil!Dis-moi:as-tuaumoinsattenduquelespapiersdudivorcesoientsignés?Out’es-tu

jetée sur lui alors qu’il était encore marié à la mère de Marcie ? Parce que trois mois, ça paraîtfranchementcourt.—Je…n’aipasàrépondreàcettequestion.Elledutréaliserqu’ellerougissait,carellefermalesyeuxetsemassalanuque.—Tuasl’impressionquejetrahistonpère,c’estça?Crois-moi,jemesuissuffisammenttorturéeàce

sujet.Quelestledélairaisonnablepourpasseràautrechose?L’éternité,peut-être?MaisNora,tonpèreauraitsouhaitémevoirheureuse.Iln’auraitpasvouluquejelepleuredurantlerestantdemesjours.—Est-cequeMarcieestaucourant?

Maquestionlapritdecourt.—Hein?Non…JenecroispasqueHankluienaitparlé.End’autres termes, jepouvais respirer,sanscraindreque ladécisiondenosparentsnemeretombe

dessus.Car dès qu’elle apprendrait la nouvelle,Marciem’en tiendrait responsable et rendraitma vieimpossible.—Jesuisenretard,repris-jeenremuantlecontenuduvide-poches,dansl’entrée.Oùsontmesclés?—Là,réponditmamèreenpointantuntrousseau.—C’estcelledelamaison.Jeparlaisdesclésdemavoiture.—J’aivendulaFiat,dit-elleensepinçantl’arêtedunez.—Pardon?demandai-jeenlafusillantduregard.Tuveuxrépéter?Certes,j’avaissouventcritiquélaFiat:sapeinturemarronécaillée,lecuirdesessiègesuséjusqu’à

lacorde,etsonlevierdevitessequiavaitlafâcheusehabitudedemeresterdanslamain.Maistoutdemême,c’étaitmavoiture !Mamère s’était-elle sivite résignéeàmadisparitionqu’elleavait aussitôtbradétoutesmesaffaires?—Quoid’autre,encore?m’emportai-je.Qu’as-tuvendudurantmonabsence?—Jel’aivendueavanttonenlèvement,murmura-t-elle,lesyeuxbaissés.Magorgeseserra.J’avaisunjoursuquecettevoitureavaitétévendue.Peut-êtreavions-nousdéjàeu

cette conversation.Mais aujourd’hui, ces détails avaient disparu de mamémoire. La mesure de monimpuissancemerevintenpleinefigure.Jenepouvaismêmeplusdiscuteravecmamèresanspasserpourune idiote. Incapabledem’excuser, j’ouvrisrageusement laported’entréeetdescendis lesmarchesduperrond’unpaslourd.—Etcettevoiture,àquiest-elle?m’exclamai-jeenapercevantuneVolkswagendécapotableblanche

dansl’allée.Vu la couche de poussière sur la carrosserie, elle devait se trouver là depuis un moment. Encore

déboussolée, je ne l’avais sûrement pas remarquée la veille, en rentrant de l’hôpital. Et lors de mapromenadenocturne,j’étaissortieparlaportedederrière…—Àtoi.—Commentça,àmoi?m’emportai-jeenprotégeantmesyeuxdusoleiléblouissant.—ScottParnelltel’aofferte.—Qui?—Safamilleestrevenuehabitericiaudébutdel’été.—Scott?Cenomvaguementfamiliersollicitaitmamémoireancienne.—Legarçonquiétaitavecmoienmaternelle?QuiadéménagéàPortlandilyadesannées?Mamèrehochalatêted’unairlas.—Pourquoim’aurait-ilpayéunevoiture?— Je n’ai jamais eu l’occasion de te poser la question. Tu as disparu le soir où il est venu te

l’apporter.—Onm’enlève le soir où ce Scott m’offre une voiture sans raison apparente et ça n’a interpellé

personne?Unadoquipaieunedécapotableàunefillequ’ilconnaîtàpeineetqu’iln’apasrevuedepuisdesannées,çaneparaîtpasunpeubizarre?Quelquechoseclochedanscettehistoire.Imaginequecette

voituresoitunepreuveincriminanteetqu’ilaitdûs’endébarrasser.Çanet’ajamaistraversél’esprit?—Lapolice a fouillé levéhicule et interrogé leprécédentpropriétaire.Mais je croisqueBasso a

exclusonimplicationlorsquetuluiasdonnétaversiondesévénementsdelasoirée.Tuavaisétéblesséeetl’inspecteurBassoavaitd’abordsuspectéScottd’êtrel’agresseur,maistuluiasexpliquéquec’étaitenfait…—Blessée?demandai-je,stupéfaite.Commentça,blessée?—Ont’atirédessus,souffla-t-elleenfermantbrièvementlespaupières.—Quoi?CommentVeeavait-ellepuomettreundétailpareil?—Ça s’est passé au parc deDelphic.Rien qu’en y repensant, j’en tremble encore,murmura-t-elle

d’unevoixbrisée.J’étaisendéplacementquandonm’aprévenue.Jenesuispasrentréeàtemps.Jenet’aipas revueetcelam’ahantéechaque jourde tadisparition.Avant tonenlèvement, tuasexpliquéàBassoqu’unhommenomméRixont’avaittirédessusdansl’unedesattractions.D’aprèscequetuluiasrévélé,Scott était présent etRixon l’ablessé, lui aussi.Lapolice a recherché ceRixon,mais il s’estvolatilisé.L’inspecteurestconvaincuqu’ils’agissaitd’unefausseidentité.—Oùai-jeétéblessée?Unfrissondésagréablemeparcourut.Jen’avaispourtantremarquéaucunecicatrice.— À l’épaule gauche, souffla ma mère, qui semblait souffrir à cette seule évocation. La balle a

traversé la chair de part en part et n’a touché que dumuscle.Nous avons eu beaucoup, beaucoup dechance.Jetiraisurlecoldemarobeetjetaiunregardàmonépaule.Effectivement,unecicatriceindiquaitla

présenced’uneancienneblessure.—LapolicearecherchéceRixonpendantdessemaines.Ilsontexaminétonjournal intime,mais tu

avais arraché plusieurs pages et ils n’ont retrouvé aucunemention de ce nom.Vee a assuré ne pas leconnaîtreetlelycéen’avaitaucunetracedelui.Ilsontcherchéunvéhicule,unpermissouscenom,sanssuccès.—J’aiarrachédespagesdemonjournal?l’interrompis-je.Çanemeressemblaitabsolumentpas.Pourquoiaurais-jefaitunechosepareille?—Tesouviens-tudecequetuenasfait?Decequ’ellespouvaientcontenir?Je secouai distraitement la tête.Quevoulais-je cacherpourm’acharner à cepoint ?Mamèreparut

déçue.—CeRixonétaitunvraifantôme,Nora.Etoùqu’ilaitdisparu,ilaemportétouteslesréponsesavec

lui.—Çanemesuffitpas,répliquai-je.EtScott?Qu’a-t-ilditquandBassol’ainterrogé?—L’inspecteuraconcentréson investigationsurRixon,pour tenterde le retrouver.Jenepensepas

qu’ilaitparléàScott.Ladernièrefoisquej’aieudesnouvellesdeLynnParnell,Scottavaitdéménagé.Jecroisqu’ilestdansleNewHampshireàprésentetqu’iltravaillepouruneentreprisedepesticides.—Etc’est tout?m’exclamai-je, incrédule.Basson’amêmepascherchéàconnaîtresaversiondes

faits?Monesprits’emballait.QuelquechosechezceScottmeparaissaitcurieux.D’aprèscequevenaitde

m’expliquermamère,j’avaisditàlapolicequeceRixonl’avaitblessé,luiaussi.C’étaitdoncl’uniquetémoin de l’existence de Rixon. Et quel était le rapport avec cette voiture ? Il manquait sûrement un

morceaudupuzzle.—Ilavaitsansdoutedebonnesraisonspournepasl’interroger.—Oh,jen’endoutepas,grinçai-je.Sonincompétence,parexemple?—Situluilaissaisunechance,tuverraisqu’ilestextrêmementperspicace.C’estunexcellentpolicier.Jenevoulaisrienentendredetoutcela.—Etmaintenant?répliquai-je.—Iln’yaqu’uneseulechoseàfaire.Essayerdepasseràautrechose.L’espaced’uninstant,j’oubliaimesdoutesausujetdeScottParnell.J’avaistantdechosesàaffronter.

Combien de centaines de détails resteraient pour toujours dans l’ombre ? Était-ce ce qui m’attendaitdorénavant?Endurerl’humiliationperpétuelled’avoiràréclamerunrécapitulatifdemaproprehistoire?J’imaginaisd’icicequemeréserveraitlelycée.Lapitié,lesregardsdétournés,lessilencesgênésetlesgestesvagues.Ou,plussimple,onm’éviteraittotalement.Lacolèremontaitenmoi.Jerefusaisdemetransformerenphénomènedefoire,dedevenirl’objetde

spéculations sordides.Quel genre de rumeurs glauques circulaient déjà au sujet demon enlèvement ?Commentmeverraientlesgens,àprésent?—SituaperçoisScott,n’oubliepasdemelemontrerafinquejepuisseleremercierpourlavoiture.

J’en profiterai pour lui demander la raison d’une telle générosité. L’inspecteur Basso et toi semblezconvaincusdesoninnocence,maissonattitudemeparaîtlouche.—Nora…—Jevoudraislaclé,dis-jeentendantlamain.Aprèsunehésitation,mamèreôtauneclédesontrousseauetmeladonna.—Soisprudente.—Oh,rienàcraindre.Laseulechosequejerisque,c’estdepasserpouruneimbécile.Y’a-t-ilencore

beaucoupdegensquejepourraiscroisersanslesreconnaître?C’estunechancequejemerappellelechemindu lycée.Ça alors, je crois que jeme souviensmême comment conduire, dis-je en ouvrant laportièredelavoitureavantdemeglisserderrièrelevolant.—Cen’estpeut-êtrepaslebonmomentdetel’annoncer,maisnoussommesinvitéesàdînercesoir.—Ahoui?répliquai-jeavecunregardfroid.—HankvoudraitnousemmenerchezCoopersmith.Pourfêtertonretour.—Commec’estcharmant.J’enfonçailaclédanslecontactetdémarrai.Autoussotementdumoteur,jecomprisqu’iln’avaitsans

doutepastournédepuislejourdemadisparition.—Il faitsonpossible, lançamamèrepar-dessus levrombissementplaintif. Il fait toutcequ’ilpeut

pourqueleschosescollent.Je ravalai la répartie cinglante que j’avais sur le bout de la langue et optai pour une confrontation

directe,sansmesoucierdesconséquences:— Et toi ? Tu veux que ça colle ? Alors je vais être franche avec toi : c’est lui, ou c’est moi.

Maintenantsituveuxbienm’excuser,j’aiunevieàretrouver.

6.

Quand j’arrivai au lycée, le parking était déjàbondé. Je trouvai uneplace au fond et coupai par lejardin pour atteindre l’entrée secondaire. Cette dispute avecmamèrem’avait définitivementmise enretardetaprèsavoirquittélamaison,piedauplancher,jem’étaisarrêtéeunequinzainedeminutessurleborddelaroutepourtenterderetrouvermoncalme.UnerelationavecHankMillar?Mamèreétait-ellesadique?Voulait-ellemepourrirlavie?Peut-êtrelesdeux…Je sortis leBlackBerryque je lui avais une fois deplus subtilisé et réalisai que j’avaismanqué la

premièreheuredecours.Ilmerestaitdixminutesavantlasonnerie.J’appelaiVee,pensanttombersursamessagerie.—Âllôôô?répondit-elledesavoixlaplussuave.C’esttoi,monange?Elleplaisantait,maisjefaillistrébucher.Monange.Les mots, comme une douce chaleur, coururent le long de ma peau. Une fois encore, le noir

m’enveloppaitcommeunrubanbrûlant,maisilnes’arrêtapaslà.L’intensitédelasensationmeclouasurplace:jeperçusuneirrésistiblecaressesurmajoue,suivied’uneffleurementenjôleursurmeslèvres…Tuesàmoi,monange.Etjesuisàtoi.Riennepeutchangercela.—C’estdingue,soufflai-je.L’obsessiondunoirétaitunechose,maissentirsescaressesenétaituneautre.Jedevaiscesserdeme

torturerdelasorte,ouj’allaisfinirparenperdrelaraison.—Tupeuxrépéter?demandaVee.—Euh,leparking,repris-jehâtivement.J’aieudumalàtrouveruneplace.—Devinequicommencesamatinéeparuncoursdesport?Tulecrois,ça?Jetranspirecommeun

éléphantenrutetjedoispasserlerestedelajournéecommeça.Lesgensquidécidentdesemploisdutempsn’ontaucunrespectpourl’hygiène,jetejure.Nipourlesfrisottis.—Pourquoinem’as-turienditausujetdeScottParnell?J’avaisoptépouruneentréeenmatièreneutreavantdelacuisinerdavantage.Sonsilencefutéloquent

etconfirmamessoupçons:ellem’avaitvolontairementcachécertainséléments.—Ah,oui,Scott,répondit-elle,embarrassée.IlyaScott…—Lanuitoùj’aidisparu,ilalaisséuneVolkswagenchezmoi.C’estundétailquit’aéchappé,hier

soir?Oubientun’aspastrouvélachosesuffisammentimportante,curieusemême,pourm’enparler?Jen’auraisjamaiscruçadetoi,Vee!Jel’entendispresquesemordreleslèvres.—J’ai…peut-êtreomisquelquesdétails.—Commelefaitqu’onm’aittirédessus,parexemple?—Jevoulaist’épargnerunchoc,répliqua-t-elle.Tuasvécuquelquechosedetraumatisant.C’estpire

queça,d’ailleurs.Ettupensesvraimentqu’enbonnecopine,j’avaisenvied’enremettreunecouche?—Alors?— D’accord, d’accord. J’ai entendu dire que Scott t’avait offert cette voiture. Sans doute pour

s’excuserdes’êtrecomportécommeunsalemacho.—Développe,tuveux?—Tuterappelles,àl’école,quandnosmèresnousexpliquaientquesiungarçonnousembêtait,c’est

parcequ’aufond,ilnousaimaitbien?Ilfautcroirequesurleplanémotionnel,Scottn’ajamaisdépassélestadeduCM2.—Tuveuxdirequejeluiplaisais?demandai-jed’unairdubitatif.Maintenantquejel’avaisprisesurlefait,jel’imaginaismalmementirànouveau.Cependantmamère

luiavaitbourré lecrâneavec l’idéeque j’étais tropfragilepourentendre lavérité.EtVeecherchaitàgagnerdutemps.—Assezpourtepayerunevoiture,oui.—Étais-jeencontactavecluilasemaineavantmadisparition?—Laveillede tonenlèvement, tu t’es introduitechez luipour fouiller sachambre.Maisendehors

d’unplantdemarijuanadesséché,tun’asriendécouvertd’intéressant.Enfin,onavançait!—Qu’est-cequejecherchais?— Je ne t’ai pas posé la question. Tum’avais dit que ce Scott était cinglé, il nem’en fallait pas

davantagepourtesuivre.Jen’endoutaispas.Veenerataitjamaisuneoccasiondefairedesbêtises.Moinonplusd’ailleurset

c’étaitbienleproblème.—Jenesaisriendeplus,insista-t-elle.Jetelejure.Juré,craché.—Net’aviseplusdemecacherquoiquecesoit.—Çaveutdirequetumepardonnes?J’étais agacée, mais malgré moi je comprenais pourquoi elle m’avait menti. Il est normal qu’elle

chercheàpréserversameilleureamie,pensai-je.Dansd’autrescirconstances,j’auraispeut-êtreadmirésongesteetàsaplace,j’auraisététentéed’enfaireautant.—Çava,çava.Ausecrétariat,jem’apprêtaisàmebattrepourjustifiermapremièreheured’absence,maislaréaction

delasurveillantemesurprit.—Nora!minauda-t-elleaprèsm’avoirobservéedespiedsàlatête.Commentvas-tu?—Jevienscherchermonemploidutemps,répondis-je,ignorantl’intonationmielleuse.—Ah.Mondieu,déjà?Tun’espasobligéedeteprécipiter, tusais,machérie.Nousendiscutions

aveclescollèguescematinmême:tudevraist’accorderunesemaineoudeuxpour…Elletentavainementdeformuleruneexpressionpolitiquementcorrecte,fautedetermeapproprié.Me

remettre?M’adapter?Pasvraiment…—T’acclimater,articula-t-elleenfin.Jevoyaispresqueunnéonclignoterau-dessusde sa tête.Queldrame !Pauvrepetite !Mieuxvaut

prendredesgants!Jeposaimoncoudesurlebureauetmepenchaiverselle.

—Jesaisquejesuisprête,c’estcequicompte,non?Heureusement,danscelycée,onnousapprendàêtreindépendant,ajoutai-jeavechumeur.Elleouvritlabouche,puisseravisaavantderetournerplusieursdossierssursapile.—Attends,jesuiscertainedel’avoirparici…Ah!Nousyvoilà,reprit-elleenmetendantunefeuille.

Çateparaîtnormal?J’observai l’emploi du temps, truffé d’options supplémentaires : histoire des États-Unis, littérature,

santé, journalisme, anatomie et physiologie, cours de musique et maths intensives ? Quelle mouchem’avaitpiquée?Avais-jesouhaitémapropreperteenchoisissantmescours,l’annéeprécédente?—C’esttrèsbien,répliquai-jeensoulevantmonsacavantdetournerlestalons.Jerejoignislecouloirmaléclairé.Lesnéonsprojetaientsurlesolunelueurblafarde.Jemerépétai

que j’étais en terrain connu. C’était mon lycée et j’y avais ma place. Je devais constamment meremémorerquej’étaisenpremière,carjen’avaispaslesouvenird’avoirterminémonannéedeseconde.Maisjemepersuadaiquecettesensationbizarrefiniraitpardisparaître.Illefallait.La sonnerie retentit. Presque instantanément, les portes des salles s’ouvrirent et un flot d’élèves

s’engouffradanslecouloir,sedirigeantverslestoilettes,lesdistributeursdeboissonsoulesrangéesdecasiers. Je suivis lemouvement, la tête aussi haute que possible, regardant droit devantmoi.Mais jesentis toutes les têtes se tournerversmoi.Tousmedévisageaient, clairement surpris. Ils savaient sansdoutequ’onm’avaitretrouvée,carlanouvelles’étaitrépanduedanslesenvironsetlefaitdemevoirenchairetenosdonnaitcorpsàl’information.Lacuriositéselisaitdansleursyeux.Oùétait-elle?Quil’akidnappée?Quelgenredesévicessordides,inavouablesa-t-ellesubis?Est-cequ’elleneserappellevraimentrien?devaitêtrelaplusbrûlantedesquestions.Ellefaitsemblant,c’estcertain,devaient-ilssedire.Commentpeut-onoublierplusieursmoisdesavie?J’ouvris lecarnetqueje tenaisserrécontremoiet fismined’ychercherquelquechosed’important,

comme pour leur dire : je ne vous aimême pas remarqués. Jeme redressai, affichant une expressiondétachée.Presqueindifférente.Maisj’avaisdumalànepastrembler.Jepressailepas,obnubiléeparunseulobjectif : les toilettes. Jem’y faufilaietm’enfermaiderrière ladernièreporte libre.Brusquementsaisiedenausée,jem’adossaiaumuretmelaissaiglisserjusqu’ausol.Jenesentaisplusmesbras,nimesjambes.Meslèvresdemeuraientfigées.Leslarmescoulaientsurmonmenton,maisj’étaisincapabledefaireungestepourlesessuyer.J’avais beau fermer les yeux, tenter de chasser ces visions, je revoyais leurs visages moqueurs,

inquisiteurs.Jen’étaisplusl’uned’entreeux.Sansquejecomprennepourquoi,oucomment,onm’avaitmiseàl’index.Jedemeuraiquelquesminutesimmobile,afinderetrouvermoncalmeetdecontenirmessanglots.Je

n’avaisaucuneenvied’allerencours,maisjenevoulaispasnonplusrentrerchezmoi.Cequejevoulaisvraiment, c’était l’impossible. Remonter le temps et obtenir une deuxième chance. Repartir de zéro,depuislanuitdemonenlèvement.Jem’étaisàpeineredresséequ’unmurmureseglissaàmonoreille,commeunsouffleglacial.Ausecours.La voix était faible, à peine audible. Je crus d’abord l’avoir rêvée. Après tout, les hallucinations

devenaientmaspécialité.Viensàmonsecours,Nora.Enentendantmonnom,j’eneuslachairdepoule.Figée,jetendisl’oreille.Lebruitsemblaitproche,

maisj’étaisseuledanslestoilettesetilneparaissaitpasnonplusprovenirdel’extérieur.Lorsqu’ilenaurafiniavecmoi,jeseraicommemorte.Jamaisjenepourrairentrer.Cettefois,legémissementsefitplusintenseetplusdésespéré.Jelevailatêteverslagrilled’aération.—Quiestlà?appelai-jed’unevoixméfiante.N’obtenant pas de réponse, je songeai aussitôt aux hallucinations annoncées par leDrHowlett. En

proieàuneangoissegrandissante,jesusqu’ilmefallaitsortirdelà.Refoulermesdémonsavantqu’ilsnemedépassent.Je voulus repousser le loquet,mais une image se forma dansmon esprit, brouillantmon champ de

vision.Unchangementradicald’environnements’opéradevantmesyeux.Jen’étaisplusdanslestoilettesdulycée, lescarreauxausolavaientdisparu, laissantplaceàdubéton.Au-dessusdemoi,despoutresmétalliquess’entrecroisaientauplafond,commeunetoiled’araignée.Unpandemurétaitoccupépardesquaisdechargementpourpoidslourds.Mondélirem’avaitconduitedans…unentrepôt.Ilm’acoupélesailes,gémitlavoix.Jenepeuxplusvoler,nirentrer.Mais je ne voyais personne.Une ampoule nue pendait au-dessus d’un tapis roulant au centre de la

pièce.Àl’exceptiondecettemachine,l’endroitétaitdésert.Ungrondement résonna subitement et le tapis semit en route.À l’autre extrémitédumécanisme,un

fracasmétalliqueserapprochait.—Non,soufflai-je,carjenesavaisplusquoidired’autre.J’agitai les mains devant moi, cherchant la porte des toilettes. J’étais victime d’une hallucination,

exactement commemamère l’avait annoncé. Je devais l’ignorer et retrouver le monde réel.Mais leterriblecliquètementserapprochaittoujours.Jem’écartaidutapisetbattisenretraitejusqu’àheurterlemurenbéton.Acculée,sansnullepartoùme

réfugier,jevisunecageenfersortirdel’ombre.Elletressautaitaugrédesvibrationsdutapisetavançasousunflotdelumière.Unelueurbleutée,spectrale,nimbaitsesbarreaux,maiscenefutpascequiretintmon attention.Quelqu’un était accroupi à l’intérieur.Une fille, recroquevillée dans l’espace exiguquipouvaitàpeinelacontenir,agrippaitlesbarreaux.Sescheveuxd’unnoirbleutéétaientemmêlés,tombantenrideauxdevantsonvisage.Derrièresesmèchesenbataille,jedistinguaisesyeux,commedeuxorbesincolores.Unecordedecemêmebleuétrangeétaitattachéeautourdesoncou.Aide-moi,Nora.Je cherchais une échappatoire. Je songeai à passer par les plateformes de chargement, mais je

craignaisdem’empêtrerplusprofondémentencoredanscecauchemar.Ilfallaitquejetrouvemapropreportedesortie.Cellequej’allaismoi-mêmecréerpourquittercettevisionetretournerdanslestoilettesdulycée.Neluidonnepaslachaîne,imploralajeunefilleensecouantviolemmentlesbarreauxdelacage.Il

pensequ’elleestentapossession.S’ilmetlamainsurcettechaîne,plusriennepourral’arrêter.Jen’auraipluslechoix.Jedevraitoutluidire!J’étaisennage.Unechaîne?Quellechaîne?Iln’yapasdechaîne,mepersuadai-je.Cettefilleetcequ’elleracontesontlefruitdetonimagination

tropfertile.Refoule-les.REFOULE-LES!Unesonneriestridenteretentit.Aussitôt,mon rêve s’évanouit. Juste devantmonnez se trouvait la porte des toilettes, constellée de

graffitis :M.SARRAFFESTNUL.B.L.+J.F=♥ Je tendis lamaineteffleurai lessillonscreusésaustylo.Ilsétaientréels.Submergéeparlesoulagement,jem’effondrai.Des voix résonnèrent alors du côté des lavabos.Ces intonations normales, joyeuses et bavardes ne

firentqu’accentuermonmalaise.Paruninterstice,jevistroisfillesseplacerdevantlesmiroirs,pourserecoifferouremettreunetouchedegloss.—Çavousdiraitdelouerunfilmetdecommanderdespizzas,cesoir?proposal’uned’elles.—Paspossible,lesfilles.Cesoir,c’estjusteSusannaetmoi,réponditcelledumilieu.Jereconnuscettevoix.MarcieMillarréajustaitsaqueue-de-chevalàl’aided’unélastiqueàfleurs.—Tunouslaissestomberpourtamère?Pascool.—Ilvafalloirt’yfaire,répliquaMarcie.Lesdeuxfillesquil’entouraientaffichèrentunairboudeur.IlmesemblaapercevoirAddysonHaleset

CassieSweeney.Addyson,commeMarcie,faisaitpartiedel’équipedespom-pomgirls.QuantàCassie,j’avaisunjourentenduMarcieprétendrequeleuramitiéétaitbaséesurlesimplefaitqu’elleshabitaientlemêmequartier.End’autrestermes,ellesavaientlemêmestyledevie…depestestropgâtées.—Arrêtez,lesfilles,coupaMarcie,clairementflattéeparleurinsistance.Mamèreabesoindemoien

cemoment.C’estunesoiréeentrefilles.—Elledoitêtrecomplètementdéprimée,observacellequejepensaisêtreAddyson.—Tuplaisantes?Elleagardélamaison,elleesttoujoursmembreduclubnautique.Etellearéussià

sefaireoffrirparmonpèreuneLexusSC10.Cettevoitureesta-do-raaable.Jevousjure,lamoitiédescélibatairesdelavilleontdéjàtrouvélemoyendel’appeleroudepassercheznous,énuméraMarcieencomptantsursesdoigts,commesiellerécitaituneleçon.—Elleesttellementbelle,soupiraCassie.—Exactement.Mêmesimonpèreretrouvequelqu’un,ilperdraauchange.—Ilsortavecquelqu’un?—Pasencore.Mamèreadescopinesdanschaquerecoindelavilleetpersonnen’arienremarqué.

Aufait,ajouta-t-elled’unairconspirateur.Voussavezlanouvelle?AusujetdeNoraGrey?Enl’entendantprononcermonnom,jesentismesgenouxsedéroberetm’appuyaicontrelemur.—Ilsl’ontretrouvéedanslecimetièreetilparaîtqu’ellenesesouvientderien,repritMarcie.Elle

esttellementperturbéequ’elleamêmetentédefuirlapolice…pensantqu’ilslapoursuivaient.—D’aprèsmamère,sonravisseuradûluilaverlecerveau,ajoutaCassie.Imagineuncinglé,quila

persuaderaitqu’ilssontmariés…—Beuuuurk!s’écrièrentlesfillesàl’unisson.—Enfin,quoiqu’ilensoit,ellesetraîneunesacréecasserole,observaMarcie.Elleprétendqu’elle

neserappellerien,maisinconsciemment,ellesaitcequiluiestarrivé.Ellegarderacepoidslerestantdesavie,c’estcommesielleavaitunepancartesurlefront:«attention,fillepaumée».Elleséclatèrentderire.—Les filles, conclutMarcie, on feraitmieux d’y aller. La surveillante ne veut plusme donner de

billetsderetardetellelesgardedansuntiroirferméàclé.Lagarce.J’attendis quelques minutes, le temps de m’assurer qu’elles étaient retournées en cours et ne

traîneraientplusdans lescouloirs,puis je filaivers la sortie. Jequittai lebâtimentd’unpaspresséetfranchisleportail,avantdetraverserencourantleparking.

Une foisdans lavoiture, jemedemandai comment j’avaispu imaginer arriver au lycée commeunefleuretreprendremavielàoùjel’avaislaissée.Carc’étaitbienleproblème.Lavien’étaitpluslàoùjel’avaislaissée.Elleavaitcontinuésansmoi.

7.

Pourledîneraurestaurant,jechoisisunerobeampleàmotifsetdesballerines.C’était fairebeaucoupd’honneuràHank,mais j’avaisunplanetdeuxobjectifs.D’abord, leur faire

regretter de m’avoir invitée et ensuite leur expliquer tout le bien que je pensais de leur relation. Jepréparaimentalementunmonologueacerbe,quejecomptaisdébiterdeboutettoutfort,avantdejeterlecontenudemonverreàlafiguredeHank.Cesoir,auméprisdelabienséance,j’allaisvoleràMarciesontitredereinedespestes.Maisavantcela,ilmefallaitamadouerlesdeuxtourtereauxetlespersuaderquej’étaisdansdebonnes

dispositions.Si jesortaisdemachambrel’écumeauxlèvres,vêtued’untee-shirtscandantunmessagehaineux,monplantomberaitimmédiatementàl’eau.Jepassaiplusd’unedemi-heure sous ladouche,gommageetépilationcompris, etdorlotaimapeau

encore couverte d’égratignures en l’enduisant d’huile corporelle. Les petites coupures et les bleuscicatrisaient rapidement,mais cesmarques dérangeantesme rappelaient sans cesse ce que j’avais puvivredurantmacaptivité.Àmonarrivéeàl’hôpital,l’étatcrasseuxdemesvêtementssemblaitindiquerqu’onm’avaitretenueprisonnièredansunbois.Dansunendroitsireculéqu’aucunpromeneurn’auraitpume retrouver.Dansunenvironnement si hostilequemeschancesde survie auraient étéquasinulles sij’avaistentédefuir.Pourtant, il avait falluque jem’échappe.Sinon, comment serais-je rentrée chezmoi ?Commepour

étayermesspéculations,jevisualisailesimmensesforêtsdensesquis’étendaientàlafrontièreduMaineetduCanada.Jen’avaisaucunepreuvedecequej’avançais,maiscelameparaissaitlogique.Jem’étaisenfuieet,contretouteattente,jem’enétaissortie.C’étaitlaseulethéorieplausible.Avantdequitter lasalledebains, j’hésitaidevant lemiroiret relevai finalementmescheveux.Plus

longs, ilsm’arrivaientdans ledos.Le soleil d’été avait éclairci lesmèches, leurdonnantunecouleurcaramel. J’avaisdoncpassédu tempsà l’extérieur.Etmon légerhâlen’était certainementpasdûàunséjourprolongédansunecabined’UV.Jesongeaibrièvementàracheterdumaquillage,maismeravisaiaussitôt.Jenevoulaispasd’unenouvelleapparence,maisplutôtretrouverl’ancienne.JerejoignisHanketmamèreenbas,dansl’entrée.Unrapideregardmeconfortaimmédiatementdans

monopinion:HankétaitunKengrandeurnatureavecsesyeuxbleusetfroids,unbronzagefacticeetuneraiedecôtéimpeccable.Seulesasilhouettefrêledétonnait.Dansuncombatàmainsnues,Kenl’auraitemportéhautlamain.—Tuesprête?demandamamèrequis’étaitmisesursontrente-et-un.Jeremarquailepantalonàpince,lechemisieretlechâleensoie,maissurtoutl’absenceflagrantede

sonallianceàl’annulaire,oùl’onnedevinaitplusqu’uneauréoleblanche.—Jeprendsmavoiture,décidai-jesoudain.—Marcie est pareille, déclaraHank en serrant affectueusementmon épaule, sans que je puisseme

dégager.Maintenantqu’elleasonpermis,onnel’arrêteplus.Tamèreetmoiteretrouveronssurplace,ajouta-t-ilavecungestecompréhensif.

Jemeretinsderépliquerquel’obtentiondemonpermisn’avaitrienàvoirlà-dedansetquesaseuleprésencesuffisaitàm’indisposer,etjemetournaiversmamère.—Tumeprêtesunpeud’argentpourfaireleplein?Leréservoirestpresquevide.—Àvraidire, repritmamèreavecun regardappuyéàHank, j’aurais aiméquenousprofitionsdu

trajetpourdiscuterunpeu.Viensavecnousetjetedonneraidequoifairelepleindemain.Ellen’élevapaslavoix,maisletonétaitclair:ellenemelaissaitpaslechoix.—Soisgentilleetfaisplaisiràtamère,intercédaHankavecunsourired’uneblancheuréclatante.—Nousauronstoutletempsdebavarderdurantledîner,jenevoispasenquoim’yrendreseulepeut

êtregênant.—Certes,maistuvasquandmêmemonteravecnous.Parcequejen’aiplusuncentimesurmoi.Pour

mémoire,jeviensdeteracheterunmobileetçan’étaitpasvraimentdonné.—Tun’asqu’àmepassertacartedecrédit,proposai-je,bienquejeconnussedéjàlaréponse.ContrairementàlamèredeVee,lamiennenemelaissaitjamaissacartebleueetjen’avaispasleculot

delalui«emprunter».J’auraispupayerl’essencemoi-même,maisjen’avaispasl’intentiondecéder.Avantqu’elleaitpurefuser,jetentaiautrechose:—Hankpourraitcertainementmeprêtervingtdollars.Pasvrai,Hank?Rejetantlatêteenarrière,iléclataderire,maissonregardtrahitsonagacement.—Tafilleestdureenaffaires,Blythe.Quelquechosemeditqu’ellen’apashéritédetoncaractère

facileetréservé.—Nora,netemontrepasgrossière!Etcessedemontercettehistoireenépingle.Untrajetenvoiture

avecnousnetetuerapas.N’ensoispassisûre,grinçai-jeintérieuremententoisantHank,regrettantqu’ilnepuisseliredansmes

pensées.Avantquej’aiepurépliquer,ilouvritlaporteetnousentraînaàl’extérieur.—C’esttavoiture,Nora?LaVolkswagen?Quandtuvoudrasenchanger,passedoncaugarage.Pour

lemêmeprix,j’auraisput’avoiruneCelicadécapotable.—C’étaituncadeaudel’undesesamis,expliquamamère.Hankémitunsifflementadmiratif—Tuasdesamisgénéreux,ondirait.—Ils’appelleScottParnell.Unvieilamidelafamille.—ScottParnell,tudis?demandaHankentapotantsesdoigtssurseslèvres.Cenomm’estfamilier.

SesparentssontdeColdwater?—Samère,Lynn,habiteDeaconRoad,maisScottaquittélavilledurantl’été.—Intéressant.Sais-tuoùilestallé?—QuelquepartdansleNewHampshire.Pourquoi,tuleconnais?Hankréponditparunsignedetêtenégatif.—LeNewHampshire,c’estunpetitcoindeparadis,murmura-t-ild’unairsongeur.Savoixsuavemetapaitsurlesnerfs.Sansparlerdufaitqu’ilauraitpupasserpourlejeunefrèrede

mamère.C’était troublant.Sousunebarbenaissante,quicouvrait lebasdesonvisage, jedevinaisunteint clair et quelques rares rides d’expression. J’avais déjà envisagé quemamère puisse fréquenterquelqu’un,oumêmeseremarier,mais j’auraispréféré lavoiraubrasd’unhommedistingué.Dansson

costumegris,HankMillaravaitplutôtdesairsdegigolo.Hanktrouvauneplacederrière le restaurant.Tandisque jedescendais, lasonneriestridentedemon

portableflambantneufretentit.J’avaisenvoyémonnouveaunuméroàVee,déjàsurlepieddeguerre.MABELLE!JESUISCHEZTOI.TOÙ?—Jevousrejoins,annonçai-jeenlevantmontéléphone.J’aiunmessageàenvoyer.Avecunregardnoir,mamèrem’avertitdemedépêcheretpritlebrasdeHank.DEVINEOÙJESUIS?tapai-jesurleclavier.1INDICE?TUJURESDENERIENDIRE?POURQUOIDEMANDER?AURESTOAVECLEPÈREDEMARCIE?#?@#$?!!!MAMÈRESORTAVECLUIVENDUE!IMAGINES’ILSSEMARIENT,TOI&MARCIE…MERCIDEMEREMONTERLEMORAL!ILSSONTAVECTOI,LÀ?NON.ILSSONTRENTRÉS.SUISSURLEPARKINGDECOOPERSMITH.COOPERSMITH,CARRÉMENT!ILESTTROPSNOBPOURLAPIZZERIA.JE VAIS FAIRE EXPLOSER L’ADDITION. SI TT VA BIEN, JE LUI JETTE SONVERREÀ LA

FIGURED’ICILAFINDUREPAS.OUBLIE-LE.JEVIENSTECHERCHER.ILFAUTQU’ONPARLE.ÇAFAITTROPLONGTEMPS.

JEVEUXTEVOIR!PEUXPAS.DOISRESTERAVECEUXSINONMAMÈREPIQUEUNECRISE.TUMELAISSESTOMBER?OBLIGATIONFAMILIALE.PEUXPASYCOUPER.J’AIDIT:VEUXTEVOIR!MOIAUSSI.T’ESLAMEILLEURE,TULESAIS?Y’AINTÉRÊT!RDV@ENZODEMAINPOURDÉJ.ÀMIDI?ÇAMARCHE.

Je rangeaimonportable et traversai l’alléedegravillonspour rejoindre le restaurant.À l’intérieur,

l’ambianceétaitrustique,virileavecdeslumièrestamisées,desmursdebrique,desbanquettesencuirrougesetdesappliquesenboisdecerfs.Uneodeurdegrilladesrégnaitdanslasalleet,ducôtédubar,latélévisionalluméediffusaitàpleinvolumelesrésultatssportifs.Jem’approchaidelaréceptionniste.—Excusez-moi, je rejoinsdeuxpersonnesquiviennentde s’installer.La réservationest aunomde

Millar.— Bien sûr, répondit-elle avec un large sourire. Hank vient d’arriver. C’est un vieil ami de ma

famille:monpèreet lui jouaientensembleaugolf.Noussommestrèsproches…Jesuisraviequ’ilse

remetteàvoirdesgens.Sondivorcel’asansdouteminé…LecommentairedeMarciemerevintenmémoire.Sielledisaitvraietquesamèreavaitdesamisdans

touslescoinsdelaville,j’espéraisquecerestaurantéchapperaitàleursurveillanceetquelanouvelledecedîneravecmamèrenes’ébruiteraitpas.—Çadépenddupointdevue…,marmonnai-je.—Oh,biensûr,serepritlajeunefemme.C’estmalvenudemapart.Jesuiscertainequesonex-femme

nevoitpasleschosesdelamêmemanière.Maremarqueétaitdéplacée.Parici,jevousprie.Ellem’avaitmalcomprise,maismieuxvalaitnepasrelever.Jelasuivislelongdubaret,descendant

quelques marches, je rejoignis la salle du restaurant en contrebas. Des clichés en noir et blanc degangsterscélèbresornaientlesmurs.Enguisededécoration,desécoutillesencuivreétaientencastréesdanslestableset,àencroirelesrumeurs,lesolenardoiseavaitétéchinéenFrance,dansunchâteauduXVIesiècle.Hanksemblaitapprécierlesantiquités.Enmevoyantarriver,ilseleva.Quelgentleman!Siseulementilavaitsucequejeluiréservais…—C’étaitVee?demandamamère.Jemelaissaitombersurmonsiègeet,pouréviterleregarddeHank,meplongeaidanslalecturedela

carte.—Oui.—Commentva-t-elle?—Bien.—Ellen’apaschangé,jeparie.J’acquiesçaivaguement.—Vousdevriezvousvoir,ceweek-end,suggéra-t-elle.—Déjàprévu.Mamèreexaminaàsontourlemenu.—Ehbien,toutmeparaîtsucculent.Difficiledechoisir!Sais-tucequetuvasprendre,Nora?J’épluchais la colonne de prix, cherchant le plus exorbitant, lorsque Hank se mit à toussoter en

desserrantsacravate,commes’ilavaitavalédetravers.JesuivissonregardéberluéetaperçusMarcieMillar à l’entrée du restaurant en compagnie de samère. SusannaMillar accrocha sa veste au portemanteauetsuivitavecsafillelaréceptionnistequilesinstallaquelquestablesplusloin.Susannanoustournaitledos.J’étaispresquecertainequ’ellenenousavaitpasremarqués.Marcieen

revanche, assise en face de samère, leva les yeux et faillit lâcher le verre d’eau qu’on venait de luiapporter.Sonregardsidérépassadesonpèreàmamèreavantdes’arrêtersurmoi.EllesepenchaenavantetmurmuraquelquesmotsàSusanna,quiparutseraidir.Saisied’unmauvaispressentiment,j’observaiMarcierepousserviolemmentsachaise.Samèretenta

delaretenirparlebras,maisellefuttroprapide.—Alors?s’exclama-t-elleens’approchant.Onpasseunebonnesoirée?Hanks’éclaircitlagorge,puisjetaàmamèreunregardcontrit.—Tuveuxquejetedise,Papa?poursuivitsafilled’unevoixcurieusementguillerette.—Marcie,coupaHankd’untondereproche.—Maintenantquetuesdenouveaucélibataire,tuvasdevoirsurveillertesfréquentations.

Malgrésesbravades,jenotaiquelebrasdeMarcietremblaitlégèrement.Decolèrepeut-être,maisjepenchaisplutôtpourlapeur.—Marcie, je te demande de rejoindre ta mère et de profiter de votre dîner, siffla son père sans

desserrerlesdents.Nousparleronsdetoutcelaplustard.MaisMarcienes’avouapasvaincueetpoursuivit,lesyeuxrivéssurmamère:— Écoute, Papa, cela va sans doute te paraître injuste, mais je dis cela pour ton bien. Certaines

femmessontdescroqueusesdediamants.Elless’intéressentàtoiuniquementpourtonargent.J’étais outrée. À l’entendre, on aurait pu croire que sa famille avait un pedigree et une fortune

colossale,maissonpèren’étaitqu’unsimpleconcessionnaire!Ilyavaitpeut-êtredequoiimpressionnerlapopulationdeColdwater,maiscertainementpasmamère.Sielleavaitétévéritablementmotivéeparl’argent,elleauraitpufairemieux,beaucoupmieuxquecevulgairevendeurdevoitures.— Et chez Coopersmith, en plus ! renchérit Marcie qui ne cachait plus son dégoût. Quelle

mesquinerie ! C’était notre restaurant. Nous y avons fêté des anniversaires, des soirées avec tesemployés,toutessortesd’occasionsparticulières.Vraiment,c’estdemauvaisgoût.Hankfermalesyeux,excédé.—C’estmoi qui ai choisi cet endroit,Marcie, intervint calmementmamère. J’ignorais qu’il avait

autantd’importancepourtafamille.—Restezendehorsdeça,rétorquaMarcie.C’estuneconversationentremonpèreetmoi.Mêlez-vous

devosaffaires.Jemelevaibrusquement.—Oùsontlestoilettes?demandai-jeavecunregardcompliceàmamère.Je lui offrais l’occasion de s’éclipser, car tout cela ne nous concernait pas. SiMarcie et son père

voulaientendécoudre,c’étaitleurproblème,maisjen’avaispasl’intentiondemedonnerenspectacle.MaisMarciemepritdecourt:—Jeviensavectoi.Avantquej’aieputrouveruneexcuse,ellem’attrapaparlebrasetm’entraînaverslefonddelasalle.—Tupeuxm’expliqueràquoitujoues?demandai-je,lorsquenousnousfûmeséloignées.—Disonsquec’estunetrêve,déclara-t-elle.Cetteconversationdevenaitsurréaliste.—Unetrêve?Etcombiendetempsva-t-elledurer?—Jusqu’àcequemonpèrerompeavectamère?—Boncourage,grommelai-je.Ellelâchamonbrasetnouspénétrâmesdanslestoilettesdurestaurant.Unefoislaportefermée,elle

s’assuraquenousétionsseulesavantdepoursuivre:—Nefaitpassemblant.Jet’aibienvue,aveceux.Tuparaissaisprêteàvomirdanstonassiette.—Oùveux-tuenvenir?—Nousavonsunintérêtcommun.J’éclataiderire.—Tuaspeurdet’allieravecmoi?—Disonsquejememéfie.Jen’aimepasparticulièrementmefairepoignarderdansledos.

—Jeneferaispasça.Pasdansunesituationaussigrave,ajouta-t-elleavecungesteimpatient.—Notepourplustard:Marcienetrahitlesgensquesurdespointsdedétail.Ellesehissasurlereborddulavaboetm’observadehaut,avecunregardcondescendant.—C’estvraiquetunetesouviensderien?Cettehistoired’amnésie,c’estsérieux?Restecalme,pensai-je.—Tum’astraînéejusqu’icipourparlerdenosparents,ouc’estmoiquit’intéresse?—Doncs’ils’étaitpasséquelquechose,entrenous,ça t’échapperait,n’est-cepas?demanda-t-elle

d’unairsongeur.Çaseraitcommesi…çan’étaitjamaisarrivé.Dumoins,pourtoi…Ellemefixait,guettantmaréaction.Jelevailesyeuxauciel,deplusenplusagacée.—Alors,crachelemorceau!Ques’est-ilpassé«entrenous»?—C’estpurementhypothétique.Jen’ycruspasuneseconde.Avantmadisparition,Marciem’avaitcertainementhumiliéeunefoisde

plusetmaintenantqu’elleavaitbesoindemoi,elleespéraits’entireràboncompte.Quoiqu’elleaitpumefaire,j’étaispresquesoulagéedenepasm’ensouvenir.J’avaisdesproblèmesbienplusimportantsàréglerquesesmesquineries.—Alors,c’estvrai,conclut-ellesanstriompheniregret.Tuneterappellesvraimentrien?J’hésitai,àcourtderépartie.Etjepréféraiséviterqu’ellemesurprenneàmentir.—Monpèreditquetuascomplètementoubliélescinqderniersmois.Pourquoitonamnésieremonte-

t-ellesiloin?Pourquoineselimite-t-ellepasàlapériodedetonenlèvement?Marcieétaitbienladernièrepersonneavecquij’auraisvouludiscuterdecesujet.—Jen’aipasletempspourcegenredebavardages,répliquai-je,perdantpatience.Jeretourneàma

table.—Jem’informe,riendeplus.—Turéalisesquetoutcelaneteregardeabsolumentpas?grinçai-jeenmedirigeantverslaporte.—Donc,tuprétendsnepastesouvenirdePatch?Patch.Àpeineeut-elleprononcécenomquelenoiremplitmonchampdevision.L’images’évanouitpresque

instantanément, mais me laissa une étrange impression, cuisante et choquante. Comme une gifle, siviolentequ’ellemecoupa le souffle et résonnadans toutmoncorps. Je connaissais cenom. Ilm’étaitfamilier…—Qu’est-cequetuasdit?murmurai-jeenmeretournantlentement.—Tum’asbienentendu:Patch.Jetentaivainementdedissimulermasurpriseetmaperplexité.—Ahah…Devantmavulnérabilité,ellenejubilaitpourtantpas.J’auraisdûm’enaller,maiscettevaguesensation

dedéjà-vumeclouaitsurplace.Enpoursuivantcetteconversation,avais-jeunechancedemesouvenir?Enfaisantdurerl’impression,unindicepourraitmerevenir.—Tuvascontinuerlongtempsavectes«ahah»,outucomptesm’expliquer?—Patcht’adonnéquelquechose,cetété,déclara-t-ellesansdétour.Quelquechosequim’appartient.—QuiestPatch?demandai-jeenfin.

Marcie cherchait àmemanœuvrer, c’était évident. Je devais obtenir quelques éléments de réponse,mêmes’ilm’étaitdifficilederattrapercinqmoisd’ombreentredeuxportes.—Untypeavecquijesortais.Unehistoiredevacances,quoi.Une émotion nouvelle, curieusement proche de la jalousie, me submergea, mais je la refoulai

obstinément.Marcieetmoinepourrionsjamaisnousintéresseraumêmegarçon!Elleétaitattiréeparlesgenssuperficiels,médiocresetégocentriques,cequin’étaitpasvraimentmatassedethé.—Etquem’a-t-ildonné?L’idée paraissait aberrante. Je m’imaginais mal avoir un quelconque contact avec le petit ami de

Marcie.Nous n’avions ni lesmêmes amis, ni lesmêmes centres d’intérêt, ni lesmêmes activités. Enrésumé,nousn’avionsrienànousdire.—Unechaîneenargent.Oubliantmaméfiance,jesavouraimontriompheenluiservantunsourirecompatissant.—MapauvreMarcie.Navréed’être franche,maisungarçonquioffredesbijouxàuneautre fille,

c’estmauvaissigne…Elleéclatad’unriresinarquoisqu’ilmemitunefoisdeplusmalàl’aise.—Tuestellementàcôtédelaplaque,jen’arrivepasàdécidersic’esttristeousimplementcomique.Jecroisailesbras,feignantl’agacement,maisàlavérité,j’eussoudaintrèsfroid.Unfroidglaçantet

quin’étaitpasdûàlatempératuredelapièce.CetteconfrontationavecMarciemedonnaitunavant-goûtdecequisepréparait.—Jen’aipascettechaîne.—C’estcequetucrois,parcequetunet’ensouvienspas.Maisjesuiscertainequetul’asgardée.

Ellesetrouveprobablementdanstaboîteàbijoux.TuavaispromisàPatchdemelarendre,ajouta-t-elleenmetendantunmorceaudepapier.Voilàmonnuméro.Appelle-moiquandtul’aurasretrouvée.Jeprislepapier,maisnecomptaispasmelaisserembobineraussifacilement.—Pourquoinetel’a-t-ilpasremiselui-même?—Nousétionstouteslesdeuxamiesaveclui.Quoi?rétorqua-t-elleenvoyantmonairsceptique.Il

fautunepremièreàtout.—Jen’aipascecollier,répétai-jefermement.—Sietjeveuxlerécupérer.Pourquoisemontrait-elleaussicatégorique?—Sij’aiunpeudetempsceweek-end,jejetteraiunœil.—Situpouvaislefairerapidement,çam’arrangerait.—Jesuistrèsoccupée.C’estàprendreouàlaisser.—Tuteprendsunpeuausérieux,non?répliqua-t-elleenagitantlesbras.Jelaregardaiavecunsourireinsistant,réprimantungesteplusgrossier.—TusaisMarcie,j’aipeut-êtreoubliélescinqderniersmois,maislesseizeannéesprécédentessont

limpides.Particulièrementcellesoùj’aidûtesupporter.—Ah,donctucherchesàtevenger.Quec’estpuéril!—C’estunequestiondeprincipe. Jen’ai aucuneconfianceen toi, car tun’as jamais rien faitpour

cela.Situveuxqueçachange,ilvafalloirmepersuader.

—Ceque tupeuxêtre cruche !Essaiede te rappeler !Patchavait réussi ànous rapprocher.Tuesmêmevenueàma fête, juste avant l’été !Renseigne-toi, on te le confirmera. Je t’avais invitée en tantqu’amie.Patchm’afaitvoirunefacettedetapersonnalitéquejeneconnaissaispas.—J’étaisprésenteàl’unedetessoirées?demandai-je,deplusenplussceptique.Cependant, pourquoi m’aurait-elle menti ? Il me suffisait effectivement d’interroger quelques

personnes.Pourquoiraconterunehistoirequ’ilétaitsifacilededémentir?—Jet’assure,ajouta-t-ellecommesielledevinaitmespensées,vérifie!Appellelesgensdulycée,tu

verrasbien.Là-dessus,ellepassasonsacsursonépauleetquittalestoilettesd’unpaschaloupé.Médusée,jeconsidéraiunehypothèseaussisurprenantequedémoralisante.Marcieavait-elleditvrai?

CePatchétait-ilparvenuàeffacerdesannéesd’inimitiépournousrapprocherl’unedel’autre?L’idéeparaissaitgrotesqueetilallaitmefalloirdespreuves.Plusquejamais,lamémoiremefaisaitdéfautetcetteabsencedesouvenirm’irritaitd’autantplusqu’elledonnaitl’avantageàMarcie.EtsicePatchétaitàlafoisunehistoiredevacancesetunamicommun,oùétait-ilàprésent?En regagnant la salle, je remarquai queMarcie et samère avaient disparu.Avaient-elles changéde

placeouquittépurementetsimplementlerestaurant?Je m’approchai de notre table, mais m’arrêtai net en voyant Hank et ma mère échanger un regard

tendre,maindanslamain.Autourd’eux,lemondeavaitcesséd’exister.LorsqueHanktenditlebraspourrepousserl’unedesesmèchesderrièresonoreille,mamèrerougitdeplaisir.Sans même m’en rendre compte, je m’étais éloignée à reculons, écœurée. Cette scène était un

insupportablecliché,maisellen’enétaitpasmoinsréelle.JeterleverreàlafiguredeHanknem’auraitavancéeàrien.Sinonàdevenirmoi-mêmeunepetitepesteprêteàleurgâcherlasoirée.Sansréfléchir,jemedirigeaiverslaportedurestaurant.Encroisantuneserveuse,jeluidemandaiàla

hâted’avertirmamère,prétextantquemonamieVeemeramenaitchezmoi.Lesyeuxembrumésparleslarmes,jesortisencourantdanslanuit.Après quelques profondes inspirations, je sentis mon cœur retrouver un rythme normal et ma vue

redevint plus nette. Au-dessus de moi, quelques timides étoiles scintillaient tandis que les dernièreslueursdujourdisparaissaientà l’ouest.L’airétaitfrais,suffisammentpourmefaireregrettermaveste,oubliée sur mon siège. Mon téléphone se trouvait dans la poche, mais je n’avais pas l’intention deretourner leschercher.Puisque j’avaissurvécu troismoissansportable,unenuitdeplusnechangeraitpasgrand-chose.Au loin, j’aperçus l’enseigne lumineuse d’une supérette. Il n’était guère prudent d’arpenter les rues

seule lesoir,mais jenepouvaispaspasser le restantdemes joursdans lapeur.Sicertainesvictimesd’attaquesderequinpouvaientremettreunpieddansl’océan, j’étaisparfaitementcapabledeparcourirquelques centaines de mètres. Cette partie de la ville était sûre et bien éclairée, soit le parfaitenvironnementpouraffrontermesangoisses.Laclochettetintalorsquejepoussailaportedumagasin,perduedansmespensées.Plusieurssecondes

s’écoulèrentavantquejeréalisequequelquechosen’allaitpas.Laboutiqueétaitétrangementcalme.Jesavais pourtant que je n’étais pas seule, car en traversant le parking, j’avais cru apercevoir quatresilhouettesautraversdelavitrine.Commentavaient-ellespudisparaîtreaussirapidement?Iln’yavaitpluspersonnederrièrelacaisse.Jamaisjen’avaisvuunmagasinlaissésanssurveillance.Denuit,c’étaitpresqueuneincitationaucambriolage.—Bonsoir?appelai-je.

J’arpentai les allées mal rangées, où l’on trouvait pêle-mêle paquets de gâteaux et articles deparapharmacie.—Ilyaquelqu’un?J’aibesoindemonnaiepourlacabinetéléphonique.Unmurmureétouffémeparvintdufonddumagasin.Jem’approchaiducouloirobscur,quimenaitsans

douteverslestoilettes.Jetendisl’oreille,pensantavoirmalentendu.Depuisquelesfaussesalertessemultipliaient,jeredoutaisconstammentdenouvelleshallucinations.Puis jeperçusunautrebruit.Le légergrincementd’uneportequ’onferme.Certaineque lesonétait

réel,jecomprisquequelqu’unétaitcachéaufonddelaboutique.Saisieparl’angoisse, jemeprécipitaiàl’extérieurverslacabineetcomposailenumérod’urgence.

J’eusàpeineletempsd’entendrelatonalitéqu’unemainsurgiedenullepartcoupalacommunication.

8.

Jemeretournaibrusquement.Ilmedépassaitd’unebonnetêteetcomptaitquelqueskilosdemusclesdeplusquemoi.Les lumièresduparkingéclairaient faiblementcecoinde la rue,mais jenotaiquelquessignesdistinctifs.D’abord, des cheveux blonds tirant sur le roux, coiffés en piques, des yeux d’un bleu limpide, des

piercings aux deux oreilles et un pendentif en dent de requin. Ensuite, une légère acné sur la partieinférieureduvisageetuntatouagesurlebicepsreprésentantundragoncrachantdesflammes.—Besoind’aide?susurra-t-ilduboutdeslèvres.Ilmetenditsonportableetsepenchaversmoiens’appuyantcontrelacabine,mecollantd’unpeutrop

près.Sonsourirenarquois,presquecondescendant,n’auguraitriendebon.—Jenevaispaslaisserunejoliefillegâchersonargentpouruncoupdefil.Jenerépondisrienetilfronçalessourcils.—Àmoinsbiensûrquecenesoitunappelgratuit,observa-t-ilensefrottantlajoued’unairsongeur.

Orleseulnumérogratuitqu’onpeutjoindred’unecabine,c’est…lapolice.Sonexpressionangéliques’évanouitaussitôt.J’osaisàpeinerespirer.—Jen’aivupersonnederrièrelacaissedanslemagasin.J’aipenséqu’ilyavaitunproblème.Car à l’évidence, un problème se posait. Si ce type voulaitm’empêcher d’appeler la police, c’est

parcequ’ilredoutaitqu’onlesurprenne…enpleinbraquage,peut-être?— Je vais tâcher d’être clair, énonça-t-il lentement en approchant son visage dumien, comme s’il

parlaitàuneenfant.Turemontesdanstavoitureettufilesloind’ici.Jecomprisqu’ilnem’avaitpasvuearriveràpied.Maiscedétailm’échappalorsquedesbruitsdepas

résonnèrentdanslaruelle.Unevoléedejuronsprécédaungrognementdedouleur.J’évaluaimesoptions.J’auraispuécouterDentderequinetm’esquiverenfeignantden’avoirrienvu

ni entendu. J’aurais pu rallier la station-service la plus proche et prévenir la police. Mais le tempsd’arriver jusque-là, il serait peut-être trop tard. Si ce type et ses acolytes braquaient véritablement lasupérette, ilsnes’attarderaientsansdoutepas.La troisièmepossibilitéétaitde tenirmapositionetdefaireunetentativedediversion.Uneidéeaussistupidequecourageuse.—Qu’est-cequevousfabriquez,là-bas?demandai-jeinnocemment,avecunsignedetêteendirection

dumagasin.—Jetteunœilautourdetoi,murmura-t-ild’unevoixdoucereuse.L’endroitestdésert.Personnenesait

quetueslàetpersonnenet’avuepasser.Maintenant,soisunegentillefilleetremontedanstavoiture.—Je…,bafouillai-je.Ilposaundoigtsurmeslèvres.—Jenetelerediraipas.L’intonationsuave,procheduflirt,détonnaitavecsonregardglaçant.

Jeprislepremierprétextequimetraversal’esprit:—J’aioubliémesclésprèsdelacaisse,quandjesuisentrée.Ilme saisit par le bras etm’entraînavers la supérette. J’avais dumal à suivre sonpas degéant et

cherchais désespérément une excuse à lui servir lorsqu’il s’apercevrait que j’avais menti. J’ignoraiscommentilréagiraitetjepréféraisnepaslesavoir,carmonestomacfaisaitdéjàdesbonds.Ilpoussaviolemmentlaporteetlaclochettetrembla.M’attirantverslacaisse,ilbalayad’unreversde

mainunprésentoirdebaumesà lèvresetunbolenplastique remplideporte-clés.Ne trouvantpasdetrousseau,ilpassaàladeuxièmecaisseetrépétal’opérationavantdesoudains’immobiliser.—Tuvoudraismedireoùsontcesclés?melança-t-ilenseretournantlentementversmoi.Si je partais en courant, parviendrait-il àme rattraper ?Quelles étaient les chances qu’une voiture

arriveàl’instantprécisoùjesortiraisdelaboutique?Pourquoi,pourquoiavais-jequittélerestaurantsansmavesteetmonportable?—C’estquoi,tonpetitnom?—Marcie,répondis-jedutacautac.—Laisse-moit’expliquer,Marcie…,dit-ilenaccrochantunemècherebellederrièremonoreille.Jetentaidereculer,maisilmesaisitparl’oreille.Jedemeuraifigée,répugnéeparsoncontact,tandis

qu’ilglissaitsondoigtlelongdemamâchoirejusquesousmonmentonpourm’obligeràleregarderdanslesyeux,cesyeuxsipâles,presquetranslucides.—Onne racontepasd’histoire àGabe.SiGabedemande àune fille depasser son chemin, elle a

intérêt à obéir. Sinon,Gabe se fâche et c’est là que ça devient dangereux, parce queGabe amauvaiscaractère.Etquandjedis«mauvais»,c’estuneuphémisme.Tupiges?Si sa tirade à la troisième personne n’avait pas été aussimalsaine, j’aurais éclaté de rire.Mais je

m’abstinsdetoutcommentaire.«Gabe»n’aimaitpasnonplusqu’onlecontredise,niqu’onlepoussedanssesretranchements.—Je…jesuisdésolée.Commefaceàunchienenragé,jecraignaisdeluitournerledos.—Jeveuxquetudisparaisses.Ettoutdesuite,poursuivit-ildesavoixdevelours.Je hochai la tête etm’éloignai à reculons.Monbras heurta la porte qui s’ouvrit, laissant passer un

courantd’air.Dèsquejefussortie,Gabe,accoudéaucomptoir,melançaavecunsourire:—Dix.Sanscomprendrecequ’ilcherchaitàmedire,jecontinuaiàreculerd’unpaspluspressé.—Neuf.C’étaitdoncça.Dixsecondespourfiler.—Huit.Ils’approchadelavitrine,avantdeposerlesmainssurleverreetd’ytraceruncœurinvisibledubout

dudoigt.Voyantmonexpressionpaniquée,ilsemitàrire.—Sept!Cettefois,jedétalai.Unbruitdemoteurmontaitetjehurlaienagitantlesbras.Maisj’étaistroploin.

Lavoiturefilasansralentir,avantdedisparaîtreaucoindelarue.En atteignant la route, je tournai la tête à droite, puis à gauche. Sans réfléchir, jeme dirigeai vers

Coopersmith.

—Attention,j’arrive!appelaGabederrièremoi.De toutes mes forces, j’accélérai la cadence. Les fines semelles de mes ballerines claquaient

bruyammentsurlebitume.Hésitantàjeterunregardpar-dessusmonépaule,jemeconcentraifinalementsurlarueettentaideconservermonavance.Unevoituresortiraitdel’ombre,c’étaitcertain.Illefallait.—C’esttout?Tunepeuxpascourirplusvite?Il était sur mes talons. Pire, il ne paraissait absolument pas essoufflé. J’eus soudain la terrible

impressionqu’ilneforçaitmêmepasetprenaitplaisiràcejeuduchatetdelasouris.Sichaquefouléem’épuisaitunpeuplus,ellenelerendaitqueplusenthousiaste.—Allez,continue!railla-t-ild’untonlancinant.Maisnetefatiguepastrop.Tudevrastedéfendreun

peuquandjet’attraperai.Etjeveuxm’amuserunpeu.Auloin,leronronnementd’unmoteurmontapeuàpeu.Soudain,deuxpharesdéchirèrentl’obscuritéet

jemedéportaiaumilieudelaroute,enagitantfrénétiquementlesbras.Gaben’oseraitpass’attaqueràmoidevanttémoin.Dumoins,jel’espérais.—Stop!criai-jeendiscernantunpick-up.Leconducteurs’arrêtaàmahauteuretbaissalavitre.D’âgemoyen,ilportaituneépaissechemiseen

flanellequisuintaitl’odeurdelacriée.—Quelestleproblème?demanda-t-il.Sonregardseposaderrièremoi.Commeuncrépitementglacialdansl’air,laprésencedeGabeétait

palpable.—Onfaitunepetitepartiedecache-cache,intervintcedernierenm’enlaçant.—Jeneconnaispascetype,répliquai-je,cherchantàmedégager.Ilm’amenacéeetjecroisqueluiet

sescopainsessayaientdebraquerlasupérette.J’aientendudesbruitsdeluttedansl’arrière-boutique.Ilfautprévenirlapolice.Avez-vousuntéléphone…Jen’euspas le tempsde luidemandersonportable.Sidérée, je levis tourner la têteet remontersa

vitre,avantdeverrouillersesportières.—Qu’est-cequevousfaites?luicriai-jeenfrappantlecarreau.Maisilgardaitlesyeuxrivéssurlaroute.Tétanisée,jeréalisaiqu’ilneferaitrienpourmeveniren

aide. Il comptait poursuivre son chemin et m’abandonner à Gabe, qui éclata de rire et me singea entambourinantàlavitredupick-up.—Eh,m’sieur,m’sieur!Gabeetsespetitscopainsvontbraquerlasupérette.Ilfautm’aiderm’sieur!

brailla-t-il.Aussimécaniquequ’unrobot,l’hommetournamachinalementlatêteversnous.Lesyeuxécarquillés,il

necillaitpas.—Maisenfinqu’est-cequivousprend?m’emportai-jeententantvainementd’actionnerlaportière.

Appelezlapolice!L’homme enclencha une vitesse. Le pick-up repartit d’abord lentement et je le suivis en courant,

agrippantlapoignéepouressayerdel’ouvrir.Maisilaccélérad’unseulcoupetjefusprojetéecontreletrottoir.Aussitôt,jemeretournaiversGabe.—Qu’est-cequetuluiasfait?Ça.Sesparoles résonnèrentdansmonesprit,commeuneprésencefantomatiquequimefitgrimacer.Ses

pupilleschangèrentdecouleur,soudainsinoiresquesonregardparutvide.Sescheveuxpoussaientàvued’œil, enmême tempsque sesmembres se couvraient d’unduvet sombre, de plus en plus dense.Unefourrurebrune,saleetnauséabondecamouflaitentièrementsoncorps.Lacréaturesedressa,menaçante,etj’aperçussesgriffes.Puiselleretombalourdementàquatrepattes,pointasonmuseaunoirethumideversmonvisage et émit un grognement agressif, caverneux. J’écarquillai les yeux, n’osant y croire. Ils’étaittransforméengrizzly.Terrorisée,jetrébuchaiettombaiàlarenverse.Jerampaisàtâtonslelongdubitume,àlarecherche

d’ungroscaillou.Enfin,j’ensaisisunetleluijetai,maisleprojectileletouchaàl’épauleetdéviadecôté. J’enprisunautreet,cette fois,visai la tête.Lapierre l’atteignità la truffeet l’ours sedétournabrutalement,l’écumeauxbabines.Ilgrognadenouveauetmechargeaavantquej’aiepum’enfuir.D’uncoupdepatte,ilmeclouaausol,m’écrasantlescôtes.—Arrête!Je tentai demedégager,mais il était bien trop fort. Pouvait-il seulement encorem’entendre, oume

comprendre?Était-cetoujoursGabesousl’apparencedecemonstre?Jamaisdemaviejen’avaisvuquelquechosed’aussieffrayant.Leventselevaetmescheveuxbalayèrentmonvisage.Entremesmèches,jevislesrafalesemporter

avecelleslafourruredel’ours,quis’échappaitparpoignéesdanslanuit.Enbaissantlesyeux,jetrouvaiGabepenchésurmoi.Sonsouriresadiquesemblaitm’avertir:jen’étaisqu’unemarionnetteetilferaitdemoicequ’ilvoudrait.J’ignoraisquidel’oursoudeGabemeterrifiaitleplus.—Allez,lève-toi,dit-ilenmeremettantsurmesjambes.Ilmepoussalelongdutrottoirverslasupérette.J’avaisl’espritcurieusementembrumé.M’avait-il…

envoûtée ? M’avait-il donné l’illusion de s’être changé en ours ? Pouvait-il y avoir une autreexplication?Jedevaismesortirdecetraquenardetchercherdusecours,maiscomment?Ses complices s’étaient réunis à l’angle du bâtiment, dans la ruelle.Deuxd’entre eux portaient des

vêtements streetwear similaires à ceux de Gabe. Le troisième arborait un polo vert avec le logo dumagasinetlesinitiales«B.J.»,sansdoutelessiennes,brodéessurlapocheÀgenoux,B.J.setenaitlescôtesenpoussantdesgémissementsplaintifs.Sespaupièresétaientcloses

etunfiletdesalives’échappaitdeseslèvres.L’undesacolytesdeGabe,soussavesteàcapuchegrisetroplargepourlui,sepenchaverslemalheureux,arméd’unebarredefer.Ils’apprêtaitàlefrapperànouveau.Jecontemplais lascène, labouchesèche, lesgenouxflageolants.Jenepouvaisdétacher lesyeuxde

cettetacheécarlatequis’étendaitsurlepolodeB.J.—Arrêtez,soufflai-je,épouvantée.Vousallezletuer!D’ungeste,Gaberéclamal’arme,quesoncompagnonluiremitaussitôt.—Quoi?Avecça?ironisa-t-il.Illuiassenauncoupsurledosetj’entendisunsinistrecraquement.B.J.poussaunhurlementavantde

s’effondrersurlecôtéensetordantdedouleur.Gabepassalabarredeferderrièresesépaules, laissantpendresesbrascommeil l’auraitfaitavec

unebattedebaseball.—Strike!brailla-t-il.Lesdeuxautresricanèrent.J’étaissinauséeusequej’enavaisdesvertiges.

—Prenezl’argent!suppliai-je,presquedansuncri.Vousallezfinirparletuer!Lecambriolageavaità l’évidencemal tourné.Mais les troisbraqueurséchangèrentun rirepleinde

sous-entendus.Lascènecachait-elleautrechose?—Letuer?Çam’étonnerait,objectaGabe.—Iladéjàperduénormémentdesang.Gabe haussa les épaules, parfaitement indifférent. Il n’était pas seulement dangereux : il était

complètementfou.—Ils’enremettra.—Passionnel’emmènepasimmédiatementàl’hôpital.Duboutdupied,Gabe secouaB.J. qui appuyait son front sur ladallede cimentdevant laportede

servicedumagasin.Toutsoncorpsétaitparcourudetremblementsetjecraignaisdesconvulsions.—Tul’asentendue?hurlaGabeensepenchantsursavictime.Ilfautquetuaillesàl’hôpital.Situ

veuxquejet’yemmèneetquejetebalanceàl’entréedesurgences,tudoisprononcerleserment.Jure!Auprixd’uneffortconsidérable,B.J.parvintàredresserlatêtepourjeterunregardmeurtrieràGabe.

Ilentrouvritleslèvresetjecrusd’abordqu’ilallaitobtempérer.Aulieudecela,ilcrachasurlajambedeGabe.—Vousnepouvezpasmetuer,souffla-t-il,pleindemépris.LaMainnoiremel’adit.Ilsemblaitsurlepointdes’évanouir.Lesyeuxrévulsés,ilclaquaitviolemmentdesdents.—Mauvaiseréponse.Gabe jongla avec l’arme avant de l’abattre dans un arc parfait sur le dos deB.J., le touchant à la

colonnevertébrale.Lejeunehommeseraiditenlaissantéchapperuncriquimedonnalachairdepoule.Jeplaquaiunemainsurmabouche,figéeparl’horreur.Unehorreurprovoquéeàlafoisparlascène

épouvantabledontj’étais témoin,maisaussiparunétrangemotquimepritparsurprise.Commesi,sedétachantdemoninconscient,ilavaitrefaitsurface.Néphilim.B.J.estunnéphilim,pensai-je,sansensaisirlesens.Etilsveulentluifaireprêterallégeance.Cette révélation soudainem’effrayaitd’autantplusque j’ignorais sa signification.D’oùmevenaient

toutesces idéessaugrenues?Commentpouvais-jecomprendrecequise jouaitdevantmesyeux,alorsquejen’avaisjamaisétéconfrontéeàunetellescène?Maisjen’euspasletempsd’yréfléchir,carlespharesd’un4x4blancilluminèrentlaruelleetnous

surprirent.Gabe baissa discrètement son arme et la dissimula derrière sa jambe. Je priai pour que leconducteurfasseaussitôtdemi-touretalertelapolice.Jenetentaimêmepasdeluifairesigne–jesavaiscedontGabeétaitcapable.Lestroisbraqueursdistraits,j’entrevisbrièvementlapossibilitédefilerenentraînantB.J.avecmoi,lorsqueletypeàlavestegrisedemanda:—Desnéphilims,tucrois?Encorecemot!Etcettefois,onl’avaitprononcéàvoixhaute.Loindemerassurer,cetéchonefitqu’accroîtremonappréhension.Lemotm’étaitfamilieretGabeet

sesacolytes leconnaissaienteuxaussi.Commentpouvais-jeavoirquelquechoseencommunaveccesmonstres?—Non,réponditGabeensecouantlatête.Ilyauraitplusd’unvéhicule.LaMainnoiren’oseraitpas

nousattaquersansaumoinsunevingtainederenforts.

—Lapolice,alors?C’estpeut-êtreunevoiturebanalisée.Jepeuxyaller,lespersuaderqu’ilssesonttrompés.Cette dernière phrase acheva deme convaincre :Gabe n’était pas le seul à posséder des pouvoirs

hypnotiques.Celuiàlavestegrises’avança,maisGabeleretint.—Attends.Le4x4s’approchalentement.Lesgravillonscrissaientsoussesroues.Dansunsursautd’adrénaline,

jesentismesjambesfléchir.Siunebagarreéclatait,lesbraqueursseraientdistraitsetj’auraisl’occasiond’empoignerB.J.etdeletraînertantbienquemalhorsdecetteruelle.Nousn’avionsqu’unetoutepetitechance,maisilfallaitlatenter.Toutàcoup,Gabelaissaéchapperunrirefrancetdonnaunetapeamicaleàsoncompagnon.—Ehbien,lesgars,regardezunpeuquivientsejoindreàlafête!

9.

Lavoiture s’immobilisaet lebruitdumoteur s’évanouit.Laporteduconducteur s’ouvrit et,malgrél’obscurité, je distinguai une silhouette sur le trottoir.Un homme. Plutôt grand. Je remarquai son jeanbaggy,sontee-shirtbleumarineetblanc,dontilavaitrelevélesmanchesjusqu’auxcoudes.Sonvisageétaitdissimulésouslavisièredesacasquette,maisjediscernailamâchoirevolontaireetledessindeseslèvres.Commeunedéchargeélectrique, les traitsme frappèrent.Cette sombrechimère s’emparaitunefoisencoredemonesprit,sipuissantequ’ellebrouillapresquemavision.—Alors,tut’esdécidéànousrejoindre?Lenouveauvenuneréponditpas.—Celui-cisemontrecoriace,poursuivitGabeenpoussantB.J.,toujoursrecroquevillésurlesol,du

bout du pied. Il ne veut pas jurer. Il s’imagine être trop bien pourmoi. Plutôt gonflé, non ? Pour unbâtard…UnriregrasfusaentreGabeet lesdeuxautres.Si leconducteurdu4×4comprit l’allusion, iln’en

laissarienparaître.Ilenfonçasesmainsdanssespochesetnousobservasansunmot.J’ignoraissimesangoissesmejouaientdestours,maisjesentissonregards’attarderpluslonguementsurmoi.—Etelle?Qu’est-cequ’ellefaitici?demanda-t-ilenmedésignantdumenton.—Mauvaisendroitaumauvaismoment.—Maismaintenant,ellevousavus.—Jeluiaibienditdeprendresavoitureetdeficherlecamp.Était-cemoi,ouGabesemblaitsurladéfensive?Pourlapremièrefoisdepuismonarrivée,quelqu’un

sapaitsonautoritéet,dansl’air,l’antagonismedevenaitpalpable.—Et?—Ehbien,ellen’arienvoulusavoir.—Elleserappelleradetout.Gabefittournerlabarredeferentresesdoigts.—Jepourraislaconvaincredetenirsalangue.—Commetuasréussiàconvaincrecelui-làdeparler?insistal’inconnuenjetantunregardàB.J.Gabefronçalessourcilsetagrippaplusfermementsonarme.—Tuasunemeilleureidée?—Oui:laisse-lafiler.Gabepassasonindexsurl’arêtedesonnezetéclataderire.—Lalaisserfiler?répéta-t-il.Etsiellevatoutraconteràlapolice.Hein,Jev?Tuyaspensé?—Maistunecrainspaslapolice,réponditJevd’unevoixposée,avecunriendedéfi.UnedeuxièmeattaqueindirecteenversGabe.Jeprislerisquedem’immiscerdanslaconversation.

—Je…jevousprometsdeneriendire.Laissez-moisimplement l’emmeneravecmoi,ajoutai-jeenm’approchantdelasilhouetteeffondréedeB.J.Mais il me serait impossible de me taire. Je ne pouvais laisser une telle violence impunie. Rien

n’empêcherait Gabe de continuer à torturer et tourmenter des innocents. Je chassai brusquement cespensées,craignantqu’ilnevoieclairdansmonjeu.—Tul’asentendue,insistaJev.—Non,répliquaGabe, lamâchoirecrispée.Ilestàmoi.Voilàdesmoisquej’attendsqu’ilatteigne

enfinsesseizeans.Pasquestiond’abandonnermaintenant.—Tu en trouveras d’autres, répondit Jev d’un air curieusement détaché, tout en croisant sesmains

derrièresatête.Oublie-le.—Etfairecommetoi?Tun’aspasdevassalnéphil.Heshvanvateparaîtrelong,monpote.—IlresteplusieurssemainesavantHeshvan.Tuasencoreletemps.Tusoumettrasquelqu’und’autre.

Laissepartirlafilleaveclenéphil.GabefitunpasversJev.Sicedernierétaitplusgrand,plusmalinetsavaitgardersonsang-froid,Gabe

avaitcependantl’avantagedesacarrure.Avecsasilhouettesvelteetgracile,taillécommeunguépard,Jevn’étaitpascertaindefairelepoidsdevantunetellearmoireàglace.—Tunousaslaissétomber,toutàl’heure,quelquechoseàfaire,selontoi.Tuveuxquejetedise?

Toutçaneteregardeplus.J’enaimarrequetutepointesàladernièreminutepourdéciderdequifaitquoi.Jenelâcheraipascenéphilavantqu’ilm’aitjurésonserment.Ce«sermentd’allégeance»,dontilétaitbeaucoupquestion,merappelaitvaguementquelquechose,

sanspourautantévoqueruneréalitétangible.Sij’enavaisunjourcomprislesens,monsouvenirrestaitprisonnierdemamémoire.JedevinaisnéanmoinsquelesconséquencesseraientdramatiquespourB.J.—Cesoir,c’estmonsoir,conclutGabeencrachantparterrepourdavantaged’effet.Etjecomptebien

qu’ilseterminecommejel’aidécidé.—Attendsunpeu, l’interrompit le type à la vestegrised’un air stupéfait.Gabe !Tonnéphil ! Il a

disparu.Ilsscrutèrentlesalentours,maisB.J.s’étaitbeletbienvolatilisé,nelaissantderrièreluiqu’unetache

sombresurlesgraviers.—Iln’apaspuallerbienloin!Dominic,cherchedececôté,ordonnaGabeenpointantl’extrémitéde

laruelle.Jeremiah,fouillelemagasin.Celuivêtud’untee-shirtàlogodisparutàl’angleaupasdecourse.—Etelle?demandaJevenmedésignantd’unsignedetête.—Pourunefois,rends-toiutileetramène-moimonnéphil,coupaGabe.L’estomacnoué,jeréalisaiquec’étaitlafin.Jev,monuniqueespoirdem’ensortir,allaitmelaisserlà.

Malgréson lienévidentavecmonagresseur, ilavaitsansque jecomprennepourquoiprismadéfense.S’ildisparaissait,jemeretrouveraisànouveauseulefaceàcemalade.Jevétaitsansdoutedangereux,maisilsecomportaitenmeneuretlesdeuxautresnesemblaientpasdisposésàluitenirtête.—Tunevasquandmêmepasm’abandonnerici?lançai-jeàJev,quis’éloignait.Mais aumême instant, je reçusunviolent coupdepiedderrière le genou etm’effondrai sur le sol.

Avantd’avoirpuréagir,j’euslesoufflecoupé.—C’estplussimplesituneregardespas,avertitGabe.Ilsuffitdebienviserettunesentirasrien.

Je plongeai vers l’avant pour m’échapper, mais Gabe me rattrapa par les cheveux et me tirabrutalementenarrière.—Tunet’ensortiraspasaussifacilement!criai-je.Tunepeuxpasmetuercommeça!—Tiens-toitranquille,gronda-t-il.Jenepouvaispaslevoir,maisl’absencedebruitmeconfirmaqueJevn’étaitpasremontédansson

4x4.—Jev!Nelelaissepasfaireça!Jemedébattisafindemeretourneretdetâcherd’esquiverlabarredefer.Saisissantunepoignéede

cailloux,jeparvinsàmecontorsionnersuffisammentpourapercevoirmonagresseuretviser.Unemaingigantesquemeretintpar lanuqueetmonfrontheurta lesol.Jesentaismonnezécrasése

tordreetlesgraviersentaillermesjouesetmonmenton.UnhorriblecraquementmesoulevalecœuretGabes’effondrasurmondos.Dansunmomentdepanique,jecrusqu’ilcherchaitàm’étouffer,s’offrantundernierplaisirsadiqueavantdem’éliminerpourdebon.Àboutdesouffle,jeluttaibecetonglespourmedégager.Unefoisdeboutjemeretournai,surladéfensive,mepréparantàunnouvelassaut.Maisenbaissantles

yeux,jelevisétendusurlesol,sonarmeplantéedansledos.Onl’avaitattaquépar-derrière.Jev essuya son visage ruisselant de sueur d’un revers de manche. À ses pieds, le corps de Gabe

tressautait.Entre ses tremblements convulsifs, il jurait commeunbeaudiable,parfaitement incohérent.Commentpouvait-ilêtreencoreenvie?Labarredeferavaittranspercélacolonnevertébrale.—Tu…tul’astué?balbutiai-je,horrifiée,enregardantJevdonneruntoursupplémentaireàlabarre

defer.—Ilnevapasêtrecontent,alorsjeteconseilledefilerd’ici.Etvite,ajouta-t-il,lessourcilslevés.—Ettoi?insistai-je.Ilm’observalonguement,cequimeparutcurieuxdanscettesituation.Jecrusvoirl’ombred’unregret

passerdanssesyeux.Enversetcontretout,jetentaisdereconstruirecepont,auboutduquelmamémoireattendait d’être reconquise. J’ouvris la bouche, mais ma pensée semblait déconnectée de ma parole.J’avaisquelquechoseàluidire,maisj’étaisincapabledetrouverquoi.—Prendstontemps,maisjesuisprêtàparierquenotreamiB.J.adéjàprévenulesflics,poursuivit

Jevenremuantlabarredeferqui,commelefild’unemarionnette,animaitlecorpsdeGabe.Àpointnommé,lehurlementdessirènesretentitdanslanuit.JevsaisitGabesouslesbrasetletraînaderrièredesbuissons,del’autrecôtédelaruelle.—Ensuivantlespetitesroutesetenfaisantvite,tugagnerasquelqueskilomètresd’avanceenunrien

detemps.—Jen’aipasdevoiture.Illevaaussitôtlesyeuxversmoi.—Jesuisvenueàpied.—Oh,monange,souffla-t-ilcommes’ilespéraitsincèrementquejeplaisantais.L’emploi de familiarités entre nousme semblait quelque peu prématuré, mais mon cœur s’emballa

lorsqu’il prononça ce surnom.Mon ange. Comment aurait-il pu savoir que ces mots me hantaient ?Commentaurais-jepuexpliquerlesvisionsnoiresquis’intensifiaientàmesurequ’ilserapprochait?Etplusencore,sijetentaisdereliercesdétailsentreeux…

Patch,soufflaunepetitevoixdansmatête.Unesimplesyllabequi,auplusprofonddemoi,ébranlaitlesbarreauxd’unecageinvisible.TuaséprouvélamêmesensationlorsqueMarcieamentionnélenomdePatch.Cenom,sicourtetsicurieux,melaissaitenproieàcettedéferlantenoire,troublante,envoûtante,qui

m’assaillaitde toutepart.Endépitdecemagnétismeoppressant, jegardai lesyeux rivéssur Jev,afind’identifierunsentimentquejenereconnaissaispas.Ilensavaitpluslongqu’ilneledisait.Peut-êtreausujet de cemystérieux Patch, ou peut-être surmoi. Probablement surmoi. Sa présence réveillait desémotionstropinstinctivespourqu’ils’agissed’unecoïncidence.MaisenquoiPatch,Marcie,Jevetmoiétions-nousliés?—Est-ce…est-cequ’onseconnaît?murmurai-je,àcourtd’explicationspossibles.Ilsoutintmonregardsansbroncher.—Donc,pasdevoiture?insista-t-ilsansrépondre.Ilrenversalatêteenarrièreetfixalalunecommepourluidemander«pourquoimoi»?Puisilfitun

gesteendirectiondu4x4blanc.—Monte.Jefermailesyeux,tâchantderéfléchir.— Non. Nous devons attendre la police et faire une déposition. Déguerpir maintenant paraîtrait

suspect.JeconfirmeraiquetuasattaquéGabepourmedéfendre.IlfautaussiretrouverB.J.etl’obligeràtémoigner,ajoutai-je,soudaininspirée.—Toutcelaseraitparfait,répondit-ilenouvrantlaportière,sionpouvaitcomptersurlapolice.— Comment ça, « compter sur la police » ? Mais c’est le but ! C’est leur métier d’attraper les

criminels.Nousn’avonsrienfaitdemal.Situn’étaispasintervenu,Gabem’auraittuée.—Ça,jen’endoutepas.—Alors?—Alorscen’estpasexactementlegenredecasquelapoliceesthabilitéeàtraiter.—Jesuiscertainequ’unmeurtretombesouslecoupdelaloi.—Deuxchoses,expliqua-t-ilpatiemment.D’abord,jen’aipastuéGabe,jel’aisimplementmisK.O.

Ensuite,jepeuxt’assurerqueJeremiahetDominicneselaisserontpasembarquersansrésistance,ettoutsetermineradansunbaindesang.J’allaisarguerlorsque,ducoindel’œil,j’aperçusGabequiremuait.Miraculeusement,ilétaitencore

vivant. Jeme rappelai la facilité avec laquelle il s’était jouédemoi, soit parunepuissante techniqued’hypnose, soit par un tour de passe-passe. Et à présent, il surmontait une blessure fatale. J’avais lacurieuse impressiondevoirsedéroulersousmesyeuxdesévénementsdont l’importancem’échappait.Mais…lesquels,exactement?—Àquoipenses-tu?demandaJevàvoixbasse.Jen’avaisplusletempsd’hésiter.SiJevconnaissaitGabeaussibienquejelecroyais,ilconnaissait

égalementses…capacités.—Ilm’ajoué…untour.C’étaitsurréaliste.Jevparaissaitplustenduquesurpris.—Ilacrééuneillusion.Ils’estmétamorphoséenours.—Quandonsaitcedontilestcapable,cen’estquelapartievisibledel’iceberg.

Labouchesèche,j’eusdumalàdéglutir.—Commenta-t-ilfait?Est-cequ’ilm’aensorcelée?—Quelquechosedanscegenre.—Tuveuxdirequec’étaitdelamagie?Jusque-là,j’yavaissongésansoserycroire.—Presque.Maislà,oncommenceàmanquerunpeudetemps.JejetaiunregardauxbuissonsquidissimulaientenpartielecorpsdeGabe.Unprestidigitateurpouvait

créeruneillusion,pasdéfierlamort.Iln’yavaitaucuneexplicationplausibleaufaitqu’ilsoittoujoursenvie.LebruitdessirènesserapprochaitetJevm’attiraversle4x4.—Finidejouer.Jenebougeaipas.Jenepouvaispaspartir.J’avaisuneobligationmorale…—Siturestesicipourbavarderaveclapolice,avertitJev,jenetedonnepasunesemaine.Ettousles

flicsimpliquésdisparaîtrontavectoi.Gabemettrafinàl’enquêteavantmêmequ’elleaitdébuté.J’hésitaiencorequelquessecondes.Jen’avaisaufondaucuneraisondeluifaireconfiance.Maisdes

intuitionstropcompliquéesàdémêlersurl’instantmepoussèrentàcéder.Jegrimpaietbouclaimaceinture,lecœurbattant.Ildémarralavoiture,dontjereconnaissaisàprésent

lemodèle:uneTahoe.Passantlebrasderrièremonsiège,ilenclenchalamarchearrièreetremontalaruelle pour regagner l’axe principal. Il repassa la première et accéléra en direction du croisement.J’aperçusunstop,maisilneralentitpas.Jemecramponnaiàlapoignée,redoutantqueJevnesoitpasdugenreàrespecterlespriorités.Unesilhouettes’avançasurlaroute.Danslalumièrecruedesphares,jereconnuslabarredeferquisaillaitdanssondos,semblableàuneailebrisée.Jevaccéléra.Lemoteurrugitetlavoituregagnaencoredelavitesse.Gabeétaittroploinpourqueje

puissediscernersonvisage,maisils’accroupitaumilieudelachaussée,lesgenouxrepliésetlesbrastenduscommes’ilcomptaitnousintercepter.J’agrippaimaceintureetm’enfonçaidanslesiège.—Tuvaslepercuter!—Ilvas’écarter.Parréflexe,j’écrasaiunepédaledefreinimaginaire.Gabeserapprochaitàunevitessevertigineuse.—JEV!ARRÊTE-TOI!—Çanonplus,çaneletuerapas.Ilmitlepiedauplancherettoutsepassatropvite.Gabeplongeaversnousetheurtadepleinfouetle

pare-brise, qui se lézarda comme une toile d’araignée. En une seconde, il avait disparu. Un crid’épouvanteemplitl’habitacleetjeréalisaiquec’étaitlemien.—Ilestsurletoit,annonçaJev.Ilprit letrottoiràpleinevitesse,renversaunbancetfonçaversunarbreauxbranchesbasses.D’un

mouvementbrusque,ilsedéportasurlagaucheetlavoitureretrouvalaroute.—Ilesttombé?Oùest-il?Ilesttoujourslà-haut?Levisagecolléàlavitre,j’essayaisd’apercevoirquelquechose.—Accroche-toi.—Àquoi?hurlai-jeencherchantdésespérémentlapoignéeau-dessusdemoi.

Jenesentispaslecoupdefrein,maisJevavaitdûpiler,carlaTahoefitunspectaculairetête-à-queueavantdes’immobiliserdansuncrissementdepneus.Monépauleheurtalavitre.Ducoindel’œil,jevisunemassesombrevoltigerdanslesairsavantderetomberavecl’agilitéd’un

chat,surlesol.Gabedemeuraquelquesinstantsfigé,ledostourné.Jevenclenchalapremière.Gabejetaunœilpar-dessussonépaule.Levisageruisselantdesueur,ses

cheveuxhumidescolléssurlestempes,ilcroisamonregardetlescoinsdesaboucheserelevèrentdansun rictus diabolique. Il remua les lèvres aumoment où la voiture repartait et, si je n’entendis pas sesparoles,jelesdevinaissanspeine.Cen’estpasfini.Plaquéecontremonsiège,j’étouffaiuncritandisqueJevfonçait,laissantprobablementdestracesde

gommesurlaroute.

10.

Jevneparcourutquequelqueskilomètres.Jen’avaismêmepassongéàluidemanderdemeramenerchezCoopersmithetilavaitdetoutefaçonoptépourdesruespeufréquentées.Ilgarale4x4surlebas-côtéd’uneroutepaisible,bordéed’immenseschampsdemaïs.—Tupeuxrentrerseule,d’ici?—Tucomptesm’abandonnersurleborddelaroute?Mais la question la plus pressante était de savoir pourquoi Jev, l’un d’entre eux, avait tenté

l’impossiblepourmesauver.—Sic’estGabequitefaitpeur,crois-moi,ilad’autreschatsàfouetterpourl’instant.D’abord,ilva

devoirsedébarrasserdecettebarredefer.Jesuissurprisqu’ilaiteulaforcedenouspoursuivreaussilongtemps.Ensuite, ilvasouffrirdecequ’onpourraitdécrirecommeunemonstrueusegueuledebois.Durantlesprochainesheures,ilneferapasgrand-choseàpartdormir.Situcherchaisl’occasiondefilersansdanger,tun’entrouveraispasdemeilleure.Commejenebougeaispas,ilfitunsigneendirectiondelaroute.—Jedoisretournerm’assurerqueDominicetJeremiahvidentleslieux.Ilessayaitdesedébarrasserdemoi,maisjen’étaispasconvaincue.—Pourquoilescouvrir?demandai-je,sceptique.Cependant,ilavaitpeut-êtreraison.Cesdeuxtypesneserendraientpassansdéclencherunebagarre

sanglante.Maisnevalait-ilpasmieuxcourircerisque,plutôtquedeleslaissers’échapper?Lesyeuxrivéssurlepare-brise,Jevsemblaitscruterlesténèbres.—Parcequejesuisl’und’entreeux.—C’est faux, tu n’espas commeeux. Ilsm’auraient tuée et tu es revenume chercher.Tu as arrêté

Gabe…Pour toute réponse, il sortit de la voiture et fit le tour pourm’ouvrir la portière. Il fit un geste en

directiondeschamps.—Continuedanscettedirectionpourterapprocherducentre.Sitonportablenepassepas,poursuis

tonchemintoutdroit jusqu’àcequelavégétationsoitmoinsdense.Tôtoutard, tufinirasparavoirduréseau.—Jen’aipasmonportablesurmoi.Iln’hésitaqu’uninstant.—TuvascroiserWhitetailLodge.Àlaréception,demandequ’ontéléphonecheztoi.Jedescendisdelavoiture.—Mercidem’avoirsauvée,lâchai-jefroidement.Etdem’avoirdéposée.Maisàl’avenir,sacheque

jen’aimepasqu’onmemente.Orjesuisconvaincuequetunem’aspastoutdit.Tucroispeut-êtrequejeneméritepasdeconnaître lavérité.Ou,puisque tunemeconnaispas,que jen’envauxpas lapeine.

Maisaprèscequ’ilvientdem’arriver,j’estimeavoirledroitdesavoir.Àmagrandestupéfaction,ilacquiesça,peuenthousiaste,commes’ilcomprenaitmonpointdevue.—Jelesprotègeparcequejenepeuxpasfaireautrement.Silapolicelessurprendenpleineaction,

notrecouvertureserafichue.Etcettevillen’estpasprêtepourDominic,Jeremiah,nid’aucundenous,d’ailleurs.Enm’observant,sonregarddurparuts’attendrir.Ilyavaitquelquechosed’envoûtantàsentirsesyeux

seposersurmoi,commeunecaresse.—Etjenesuispasencoredécidéàquitterlaville,murmura-t-ilsansdétournerlesyeux.Ils’approchaetmarespirations’emballa.Àcôtéde lamienne,sapeauapparaissaitplusmate,plus

rugueuse.Sonphysiquen’étaitpasassezlissepourêtreparfait.Ilétaitanguleux,tailléàlaserpe.Etsoncomportement ledémarquaitdu lot. Ilne ressemblaiten rienauxgarçonsque jeconnaissais,mais ilyavait autre chose.C’était un être singulier, àpart. Jem’accrochai à cenométrange, qui avait résonnéduranttoutecettesoirée.—Es-tuun…néphilim?Lemot,commeunedéchargeélectrique,lefittressaillir.L’instantfutaussitôtbrisé.—Rentrecheztoi,reprendstavie.Suisceconseiletilnet’arriverarien.Blesséeparletonbrusque,jesentisleslarmesmonter.Lorsqu’ils’enaperçut,ilparuts’envouloir.—Écoute-moi,Nora,souffla-t-ilenposantlesmainssurmesépaules.—Commentconnais-tumonnom?dis-jeenmeraidissantcontrelui.Un rayon de lune filtra au travers des nuages et j’aperçus son regard. Sa douceur veloutée avait

disparu,remplacéeparuneimpénétrablenoirceur.Unregardpleindesecrets,quidupaitsansjamaisrientrahir.Unregardimpossibleàfuirdèslorsqu’onl’avaitcroisé.Nousétionstousdeuxennage.Jeperçussonodeur,probablementcelledesongeldouche,teintéede

mentheetd’épices.Unsouvenirressurgitsivitequ’ilm’étourdit.Sansquejesachecomment,ceparfumm’étaitfamilier.Plusdérangeantencore,j’étaisàprésentcertainedeconnaîtreJev.Qu’il ait joué un rôle insignifiant ou crucial dans ma vie, Jev en avait un jour fait partie. C’était

l’uniqueexplicationàcesflashsfulgurantsinduitsparsaprésence.Ilauraitpus’agirdemonravisseur,maisl’idéemeparutsaugrenue.Jen’ycroyaispas.Peut-êtreparce

quejenevoulaispasycroire.—Onseconnaissait,c’estça?demandai-je,sentantunfrissonserépandrejusqu’àmesextrémités.Tu

savaispourmonamnésie.Tusavaisquejenemerappellerien.Ettupensaispouvoirt’entirerenfaisantminedenem’avoirjamaisvue.—Oui…,avoua-t-ild’unevoixlasse.—Pourquoi?repris-je,lecœurbattant.—Jenevoulaispas fairede toiuneciblemouvante.SiGabeavaitcomprisquenousétions liés, il

auraitcherchéàm’atteindreàtraverstoi.Bon.Unepremièreréponse.Maisçan’étaitpasdeGabedontilétaitquestion.— Comment nous sommes-nous connus ? Pourquoi n’as-tu rien dit plus tôt ? Qu’est-ce que tu me

caches?Tucomptesmel’expliquer?poursuivis-jeimpatiemment.—Non.—Commentça,non?

C’estàpeines’ilmeregardait.—Tuveuxquejetedise?Tun’esqu’unpauvretypeégoïste.Lesmotsm’avaientéchappé,maisjen’avaispasl’intentiondemerétracter.Ilm’avaitpeut-êtresauvé

la vie, mais puisqu’il refusait dem’avouer ce qu’il savait de ces cinqmois oubliés, il perdait toutecrédibilité.—Sij’avaisquelquechosedepositifàteraconter,crois-moi,jememettraisàtable.—Lesmauvaisesnouvellesnemefontpaspeur,répliquai-jefroidement.Ilsecoualatêteetsedirigeaverslaportière,maisjeleretinsparlebras.Ilobservamamaind’unair

surpris,maisnesedégageapas.—Dis-moicequetusais.Quem’est-ilarrivé?Quim’afaitça?Pourquoiai-jetoutoubliédescinq

derniersmois?Qu’a-t-ilpuseproduiredesiterriblepourqu’inconsciemment,jerefoulecessouvenirs?Son visage, unmasque impassible, dissimulait prudemment lamoindre émotion. Seule samâchoire

crispéesemblaitindiquerqu’ilm’avaitentendue.—Jevaistedonnerunconseilet,pourunefois,jetedemandedem’écouter.Retourneàtavieetpasse

à autre chose. Repars de zéro, s’il le faut. Tente l’impossible pour tout laisser derrière toi. Si tut’obstinesàregarderenarrière,çafiniramal.—Quoi?Qu’est-cequeçaveutdire?Jenepeuxpas«passeràautrechose».Jeveuxcomprendrece

quim’estarrivé.Sais-tuquim’aenlevée?Sais-tuoùonm’aséquestréeetpourquoi?—Est-cequeçachangequelquechose?— Comment oses-tu me poser cette question ? m’emportai-je sans mesurer le son de ma voix.

Commentpeux-tumeregarderenfaceetprétendrequecelan’aaucuneimportance!—Situdécouvresquit’akidnappée,tupensesqueçat’aideraàoublier?Pourras-tuenfinretrouver

unevienormale?Non,conclut-il.—Si,justement!CequeJevnecomprenaitpas,c’estquelemoindredétailcomptait.Leverreàmoitiépleinvautmieux

que le verre vide. Pour moi, l’ignorance représentait la forme d’humiliation et de douleur la pluscuisante.Ilpoussaunlongsoupiretpassalamaindanssescheveux.—Oui,onseconnaissait.Ons’estrencontrésilyaenvironcinqmoiset,dèsledépart,tuauraismieux

faitdem’oublier.Jemesuisservide toiet je t’ai faitsouffrir.Heureusement, tuaseu leréflexede tedébarrasser demoi avant que je puisse remettre ça. La dernière fois que nous nous sommes parlé, tum’avais juréque si tume revoyaisun jour, tu t’arrangeraispourme tuer. J’ignore si tu étais sérieuse.Maisentoutcas,tonressentimentétaitprofondetréel.C’estçaquetuvoulaisentendre?Je le regardai, ahurie.Unemenaceaussi crueneme ressemblaitpas.La seulepersonneque j’avais

réussiàhaïrétaitMarcieMillaretjen’auraisjamaisimaginém’enprendreàelledecettefaçon.J’étaisparfoisfaible,c’estvrai,maisjen’étaispasunmonstre.—Pourquoiaurais-jeditunechosepareille?Qu’avais-tupufairedesiterrible?—J’aitentédetetuer.Jeledévisageai.Sonexpression,duremaisdéterminée,m’assuraqu’ilneplaisantaitpas.—Tuvoulaislavérité,monange.Maintenantilfautl’assumer.—Assumerquoi?Çan’aaucunsens!Pourquelleraisonaurais-tufaitcela?

—Parjeu,pourtromperl’ennui…quelleimportance?J’aibienfaillitefairedisparaître.Non.Quelquechosenecollaitpas.—Situavaisvraimentcherchéàmetuer,pourquoim’avoiraidée,cesoir?—Làn’estpaslaquestion.J’auraispumettreuntermeàtavie,tuentends?Alors,rends-toiserviceet

prendstesdistances.Aussivitequepossible.Ilsedétournaet,d’ungestedédaigneux,mefitsignedem’éloigner.Jecomprisquejenelereverrais

pas.—Tun’esqu’unmenteur.Ilsetourna,lesyeuxbrillants.—Jesuisunvoleur,unjoueur,untraîtreetunmeurtrier.Maispourunefois,jetedislavérité.Rentre

cheztoietestime-toiheureusedepouvoirfairetablerase.Peudegensontcetteoccasion.Jecherchaisàdénouerlemystère,maisilnefaisaitques’épaissir.Commentunepremièredelaclasse

plutôtcoincéecommemoiavait-ellepucroiserlechemind’untypepareil?Qu’avions-nousencommun?Sousdesdehorsaguicheurs,jen’avaisjamaisrencontréuneâmeaussitorturée.Lacolèremontait,deplusenplussourde.Non,nousn’avionsrienencommun.Jevétaitvif,mordantetdangereux.Terrifiant,même.Depuis l’instant où je l’avaisvudescendrede son4x4, ce soir-là,moncœur avait été incapablederetrouverunecadencenormale.Ensaprésence,chaquenerf,chaquesynapsesechargeaitd’électricité.—Unedernièrechose,ajouta-t-il.Cessedechercheràmerevoir.—Jenecherchepasàterevoir,rétorquai-je,outrée.Ilposasonindexsurmonfrontetmapeauseréchauffaaussitôtàsoncontact.Ilnesemblaitjamaisà

courtderaisondeleprolonger.Quantàmoi,jen’essayaipasdel’enempêcher.—Quelquepartlà-dedans,unepartiedetoisesouvient.Etc’estellequiestvenueàmarencontre,ce

soir.Etsitun’espassuffisammentprudente,çapourraitt’êtrefatal.Nousnoustenionsfaceàface,lesoufflecourt.Auloin,lessirènesretentissaientencore.—Qu’est-cequejesuiscenséeraconteràlapolice?—Tuneleurraconterasriendutout.—Oh, vraiment ? C’est drôle, parce que j’avais justement l’intention de leur expliquer que tu as

attaquéGabepar-derrière,avecunebarredefer.Àmoinsbiensûrquetunetedécidesàrépondreàmesquestions.—Duchantage?lança-t-il,brusquementamusé.Tuaschangé,monange.Unefoisdeplus,ilvisaitmonpointfaible,volontairement.J’avaisbeaumecreuserlacervellepour

tenterdelereplacerdansuncontexte,j’échouaislamentablement.Etpuisquejenepouvaiscomptersurmamémoire,j’allaisdevoirjouersurunautretableauetprierpouratteindremacible.—Si tumeconnaisaussibienque tu ledis, tudoissavoirque jen’abandonneraipasavantd’avoir

identifiémonravisseur.Quellequesoitlafaçondontçaseterminera.—Laisse-moi t’expliquercommentçase terminera,attaqua-t-ild’unevoix rauque.Dansune tombe.

Unefossecreuséeàlava-vitedansuncoinreculédelaforêt,làoùpersonneneteretrouverajamais.Làoù personne ne viendra te pleurer. Car aux yeux de l’humanité tout entière, tu te seras purement etsimplement volatilisée. Ta mère ne s’en remettra pas. Elle restera dans l’ignorance, constante etmenaçante.Etcesentimentlarongera,lentement,lapoussantauborddugouffrejusqu’àcequ’ellefinisseparbasculer.Etaulieud’êtreprèsdetoi,làoùceuxquivousaimaientpourraientserecueillir,elleseraseule.Ettoiaussi.Pourl’éternité.

Jen’avaispasl’intentiondemedémonteretj’entendaisluimontrerquesonpetitdiscoursnemefaisaitpaspeur.Mais,commeuneprémonition,unvides’emparademoi.—Dis-moi ce que tu sais, grinçai-je violemment, ou je te jure que je te balance aux flics. Je veux

savoiroùj’étais.Etjeveuxsavoirquim’akidnappée.Caressantsamâchoire,illaissaéchapperunpetitrirelas,tendu.—Quim’aenlevée?répétai-je,àboutdenerfs.J’avaisdécidédenepasbouger avantqu’ilm’ait tout révélé.Soudain, je lui envoulusdem’avoir

sauvée. Je ne lui témoignais que du mépris et de l’animosité. Je le dénoncerais sans remords s’ils’obstinaitàgarderlesilence.Illevaceregardinsondableverslemien,avecunemouepincée.Ilnefronçaitpaslessourcilsetn’en

paraissaitqueplusmenaçant.—Tun’espluscenséeêtreimpliquée.Etmêmemoi,jenepeuxplusteprotéger.Iln’avaitpasl’intentiond’endiredavantageets’éloigna,maisjen’allaispasmecontenterdesipeu.

C’était peut-être mon unique chance de comprendre ce qui m’était arrivé. Je le rattrapai et agrippaiviolemmentsontee-shirt.Celui-cisedéchira,maisçam’étaitégal.J’avaisplusimportantentête.—Dequeltableauparles-tu?Etpourquoienfaisais-jepartie?Maismesmotsneparvinrentjamaisjusqu’àmeslèvres.Ilss’évanouirentaumomentmêmeoùj’eusla

sensationqu’uncrochetselogeaitdansmonestomacetmeretournaittoutentière.Aveclasensationd’êtreprojetéedanslesairs,jesentistouslesmusclesdemoncorpsseraidir,redoutantl’inconnu.Ladernièrechosedontj’eusconsciencefutlebourdonnementdel’airàmesoreillesetlenoirquiengloutitlerestedumonde.

11.

Lorsquej’ouvrislesyeux,l’environnementavaitchangédutoutautout.Le4x4,leschampsdemaïsetlecielétoiléavaientdisparu.Jemetrouvaisaucentred’unepiècebétonnéeoùrégnaituneodeurdeboismêléeàquelquechosedeplusmétallique,commelarouille.Jetremblaisetpourtantjen’avaispasfroid.Enagrippantle tee-shirtdeJev, j’enavaisdéchiréletissu,effleurantsondos.Etàprésent…j’étais

projetéeaumilieud’unhangardésaffecté.Devantmoi,j’aperçusdeuxsilhouettes.JevetHankMillar.D’abordsoulagéedenepasmeretrouver

seule,jem’avançaiverseux,espérantqu’ilsmefourniraientuneexplication.—Jev!criai-je.Ni l’un ni l’autre ne levèrent la tête. Ils m’avaient pourtant forcément entendue ! Un écho atroce

résonnaitd’unboutàl’autredelapièce.Jem’apprêtais à appelerune seconde fois,maism’arrêtai subitement.Derrièreeux, jevisdépasser

sousunmorceaudetoiledejutelesbarreauxnettementespacésd’unecage.D’uncoup,toutmerevint.Lacage.La filleauxcheveuxnoirs.Les toilettesdu lycée,où j’avaisquelques instantsperdu toutcontactaveclaréalité.Lesmainsmoites, jecomprisqu’ilnepouvaityavoirqu’uneexplication.Unenouvellevision.—Tum’asfaitvenirjusqu’icipourça?soufflaJevavecundégoûtmaitrisé.Est-cequetumesuresle

risque que je cours pour te retrouver ? Nem’appelle pas pour bavarder. Nem’appelle pas pourmeracontertesmalheursetnem’appellesurtoutpaspourmeprésentertesdernièresconquêtes.—Passivite,gamin.Jet’aimontrél’archangeparcequej’aibesoindetonaide.Àl’évidence,nous

avonstouslesdeuxdesquestionsauxquellesellealesréponses,acheva-t-ilavecunregardappuyéàlacage.—Macuriositépourcettevies’esttariedepuislongtemps.—Quetuleveuillesounon,«cettevie»esttoujourslatienne.J’aibienessayédeluidélierlalangue,

maiselleestplutôt« renfermée»,si tumepardonnescemauvais jeudemots,continuaHankd’unairsatisfait.Situt’arrangespourluifairedirecequejedésiresavoir,elleestàtoi.Jen’aipasbesoindeterappelerceque tuassubiauxmainsdesarchanges.Lapossibilitéd’unevengeancedevrait te tenter…Dois-jepoursuivre?—Commentas-turéussiàlaretenircaptive?demandafroidementJev.Hankeutunsourireamusé.—J’aisciésesailes.Jenepeuxcertespaslesvoir,maisj’avaisunevagueidéedeleuremplacement.

C’estd’ailleurstoiquim’asmissurlavoie,carjen’auraisjamaiscruqu’unnéphilpuissearracherlesailesd’unange.—Unesimplescienepourraitenveniràbout,observaJev,leregardsombre.—Jen’aipasemployéuninstrumentordinaire.—J’ignoreàquoituesmêlé,Hank,maisjeteconseilled’ensortir.Vite.

—Situsavaisàquoijesuismêlé,tumesupplieraisd’enfairepartie.Lerègnedesarchangestoucheàsafin.Cemonderecèledespuissancessupérieuresàlaleur.Unepuissancequiattendd’êtredomptée,sionsaitoùchercher…,conclut-ild’unairsibyllin.Avecungestededégoût,Jevtournalestalons.—Nousavonsunaccord,gamin!luilançaHank.—Çan’enfaisaitpaspartie.—Nouspourrionspeut-êtretrouverunterraind’entente.D’aprèslesrumeurs,tun’aspasretrouvéde

néphilpourtejurerallégeance.EtHeshvanapprocheàgrandspas.Iln’achevapassaphraseetJevsefigea.—Serais-tuentraindem’offrirl’undeteshommes?— Eh bien, dans l’intérêt du plus grand nombre, oui. Et je te laisserais même choisir. C’est une

propositionqu’onnepeutpasrefuser,tunecroispas?—Quepenseraientteshommess’ilssavaientquetulesvendsauplusoffrant?—Metstafiertédanstapoche.Çan’estpasenmeprovoquantquetuaurastarevanche.Permets-moi

de t’expliquercomment j’ai survécu toutescesannées : jen’en fais jamaisuneaffairepersonnelle.Tudevraissuivremonexemple.Oublienosdifférendspassésetconcentre-toisurnotreentente.Nousavonsunintérêtcommun.Aide-moietjet’aideraienretour.C’estaussisimplequecela.Ils’interrompitetlaissaàJevletempsderéfléchir.— La dernière fois que tu as refusé l’une demes offres, ça s’est mal terminé, ajouta-t-il avec un

souriremenaçant.—Jenepasseraiplusd’accordavectoi,réponditprudemmentJev.Maisjevaistedonnerunconseil:

rends-luilaliberté.Tôtoutard,lesarchangess’apercevrontdesonabsence.L’artdukidnappingn’asansdoute plus de secret pour toi,mais je te suggère de ne pas jouer avec le feu.Nous savons tous deuxcommentcelafinira.Lesarchangesneperdentjamais.—Oh,maissi,rétorquaHank.Ilsontdéjàperdulorsqu’ilst’ontbanni, toiet tessemblables.Ilsont

perdu quand les déchus ont engendré les néphilims. Ils peuvent encore perdre et ils perdront. Voilàpourquoi tudevraisdèsàprésentchoisir toncamp.Entenant l’uned’entreeux,nousavonsl’avantage.Ensemble,nouspouvonschangerladonne.Nousdevonsagirimmédiatement.Adossée au mur, je me laissai glisser jusqu’au sol et ramenai mes genoux contre ma poitrine. Je

renversai la tête jusqu’à ce qu’elle touche le béton. Soudain, j’éprouvais des difficultés à respirernormalement.J’étaisdéjàparvenueàcombattreunehallucinationetjepouvaisrecommencer.Épongeantmon front en sueur, je me concentrai sur la situation réelle avant que la vision ne débute. Tu doisretrouverJev–levéritableJev.Ouvreuneportedanstonespritetsorsdelà.—Jesuisaucourant,pourlachaîne.Àcesmots,mespaupièresserouvrirentaussitôt.Jelesobservaitouslesdeuxetplusparticulièrement

Hank.Pouvait-ils’agirdelamêmechaîne?Non, c’est impossible. Une hallucination est une chimère, un jeu de l’esprit. Rien n’est réel. Ton

subconscientacréécettescènedetoutespièces.Focalise-toisuruneportedesortie.Jevarquaunsourcilinterrogateur.—Jepréféreraisnepasrévélermasource,repritvivementHank.Toutcedontj’aibesoinàprésent,

c’estdelachaîneelle-même.Commetuesmalin,tutedoutesquec’estlàquetuinterviens.Aide-moiàtrouverunechaîned’archange.N’importelaquelleferal’affaire.

—Tuferaismieuxdevoirçaavecta«source»,répliquaJev,nonsansironie.—Deuxnéphilims,proposaHank,leslèvrespincées.Tuferaistonchoix,bienentendu.Ettupourrais

alterner…—Jen’aiplusmachaîne,l’interrompitJevd’ungeste,sic’estlàoùtuveuxenvenir.Lesarchanges

mel’ontconfisquéelorsqu’ilsm’ontbanni.—Cen’estpascequeprétendmasource.—Alorstasourcement,réponditplatementJev.—Unautreinformateuraffirmet’avoirvulaportercetété.Quelquessecondess’écoulèrent.Jev,incrédule,secoualatêteavantd’éclaterderire.—Tun’aspasfaitça?demanda-t-il,retrouvantaussitôtsonsérieux.Dis-moiquetun’aspasmêléta

filleàtoutecettehistoire!—Ellearemarquéunechaîneenargentàtoncou.Enjuindernier.Jevscrutasoninterlocuteur.—Quesait-elle,exactement?—Demoi?Ellecommenceàapprendre…Çanemeplaîtguère,maisjesuisaupieddumur.Si tu

acceptaisnotrearrangement,jen’auraisplusbesoind’elle…—Tut’imaginesquetafillem’intéresse?—L’uned’ellest’intéresse…Out’intéressait.HankguettalaréactiondeJev.Envoyantcedernierseraidir,iléclataderire.—Après tout ce temps, tu es toujours incapable de te dominer. Et dire que désormais, elle ignore

jusqu’à tonexistence.Enparlantdemonautre fille,on l’aurait elleaussivueporter tachaîneen juin.C’estellequil’a,n’est-cepas?Laquestionsonnaitdavantagecommeuneaffirmation.MaisJevnetrahitrien.—Non,ellenel’apas.—J’avouequeleplanauraitétéparfait,poursuivitnéanmoinsHankquineparaissaitpasdupe.Jene

peux pasm’employer à la faire parler, puisqu’elle ne sait plus rien. Voilà qui est ironique. La seuleinformationdontj’aibesoinsetrouveenfouiedansunemémoirequej’aimoi-mêmeentièrementeffacée.—Dommage.D’un geste théâtral,Hank tira lemorceau de toile qui recouvrait la cage.D’un coup de pied, il la

poussasouslefaisceaudelumière.Lemétalraclabruyammentlesol.Lescheveuxemmêlésdelajeunefemmecachaientsonvisage,sesyeuxcernésbalayaientéperdumentl’entrepôt,commepourenmémoriserchaquedétailavantd’êtreànouveauplongéedansl’obscurité.—Alors ? lui demandaHank.Qu’endis-tu, petit oiseau ?Penses-tuque l’onpourra te trouverune

chaîned’archangeàtemps?LorsqueleregarddelafilleseposasurJev,elleécarquillalesyeux.Elleagrippafrénétiquementles

barreauxdesacage,lespressantentresespoingsexsangues.Uncripresqueintelligibleluiéchappaetjecrus reconnaître le mot « traître ». Elle observa les deux hommes avant de pousser un hurlementretentissant.L’intensitédusonmeprojetaenarrièreetmoncorps traversa lemurduhangar.Catapultéedans les

ténèbres,machutemeparutsansfin.Jesentismonestomacsesoulever,provoquantunevaguedenausée.Brusquement,jebasculailatêtelapremièresurlesol,auborddelaroute.Lesgravierss’enfonçaient

dans lapaumedemesmains.Jeparvinsàm’asseoiret inspirai l’airchargéde l’odeurdeschampsdemaïs.Lebruissementdes insectesmontait dans la nuit. Tout était exactement tel que je l’avais laissé.Combien de temps avais-je perdu connaissance ?Dixminutes ?Une demi-heure, peut-être ?Une finepelliculedesueurrecouvraitmapeauet,cettefois,jefrissonnaipourdebon.—Jev?appelai-jed’unevoixétranglée.Ilavaitdisparu.

12.

SurleconseildeJev,jemarchaidroitdevantmoijusqu’àWhitetailLodge.Depuislaréception,jefisappeleruntaxi.Mamèresetrouvaitpeut-êtreencoreaurestaurantet,detoutefaçon,jenel’auraispasprévenue.Jen’étaispasenétatdeparler.Matêtebourdonnaitd’idéesquidéfilaient,sanslogique,etjen’avaispaslaforced’yremettredel’ordre.Terrasséeparlafatigue,j’étaistropperturbéepourdémêlerlesévénementssuccessifsdecettesoiréemouvementée.Unefoischezmoi,jemontaiaussitôtdansmachambre.Mécaniquement,jemedéshabillai,passaiune

chemise de nuit et me glissai dans mon lit. Pelotonnée sous les couvertures, je m’endormisinstantanément.Unbruit de pas pressés sur le parquetme réveilla en sursaut. J’avais dû rêver de Jev, car dans un

demi-sommeil,jepensaiimmédiatement:«c’estlui».Tirantmesdrapsjusqu’aumenton,jemepréparaisàlevoirfranchirleseuildemachambre.Mamèrepoussasiviolemmentlaportequ’elleclaquacontrelemur.—Elleestlà!cria-t-ellepar-dessussonépaule.Danssonlit!Elles’approchademoi.Lepoingpressécontresoncœur,ellesemblaitcraindrequ’ilnelâche.—Nora!Pourquoinem’as-tupasditoùtuallais?Noust’avonscherchéepartoutenville!s’exclama-

t-elle,lesoufflecourtetleregardfou.—J’aidemandéàlaserveusedet’avertirqueVeemeraccompagnait,balbutiai-je.Aveclerecul,jeréalisaicombienjem’étaismontréeimpulsive.Maisenapercevantmamère,radieuse

etmaindanslamainavecHank,jem’étaissentiedetrop.—J’aiappeléVee.Ellen’étaitaucourantderien!Évidemment… Je n’avais pas eu le temps de prévenir Vee. Gabe était apparu avant que j’aie pu

l’appeler.—Nerecommencejamais!repritmamère.Nerefaisjamaisça!C’était inutileet ridicule,mais je fondisen larmes. Jen’avaispasvoulu l’affoler,ni la fairecourir

danstoutelavillepourmeretrouver.MaislavoiravecHank…déclenchaituneréactionépidermique.Etpuis, il y avait Gabe… J’étais certaine qu’il ne réapparaîtrait plus dans ma vie, mais sa menacesilencieuseétaitencoreprésenteàmonesprit.Dansquellesituationm’étais-jefourrée?Lasoiréeauraitprisunetournurebiendifférentesi j’avais tenumalangueetquitté lasupérettequandGabem’enavaitdonnél’occasion.J’avaisfaitlebonchoix,pourtant.Sijenem’étaispasinterposée,B.J.n’auraitpeut-êtrepassurvécu.—Oh,Nora.Jelaissaimamèrem’envelopperdesesbrasetenfouismonvisagecontresachemise.—J’étaisangoissée,voilàtout.Nousseronstousplusvigilantslaprochainefois.Dans le couloir, leparquetgémit. Je levai lesyeuxet visHank, appuyécontre le chambranlede la

porte.

—Tunousasfaitunebellepeur,jeunefille.Malgréletonlégeretlavoixcalme,l’éclatcarnassierdesonregardmedonnadesfrissons.—Jeneveuxpasdeluiici,soufflai-jeàmamère.Monhallucinationnesebasaitsurrienderéel,pourtantellemehantait.JerevoyaisHanktirerlatoile

decettecage.L’échodesesparolesrésonnaitdansmatête.J’avaisconsciencedeprojetermespeursetmesangoissessurlui,maissaprésencem’étaitinsupportable.—Jet’appelleplustard,Hank,luiditmamèresansmelâcher.UnefoisqueNoraseracalmée.Merci

encorepourledîneret…navréepourcettefaussealerte.—Net’enfaispas,machérie,répondit-ild’ungesteévasif.J’aimaproprepetitedivaàlamaison,

quoiqu’ellen’aitjamaisrienfaitd’aussifou.Ilsemitàrire,commesilasituationl’amusaitauplushautpoint.J’attendis que le bruit de ses pas ait disparu dans l’entrée. Je ne savais quoi raconter àmamère.

D’après Jev, on ne pouvait compter sur la police et je craignais que la moindre de mes paroles nerevienneauxoreillesde l’inspecteurBasso.Cependant, tropdechoses s’étaientproduitespourque jetiennemalangue.—J’ai croiséquelqu’unce soir, avouai-je.Après avoirquitté le restaurant. Jene l’ai pas reconnu,

mais ilm’aditquenousnousconnaissions.Nousavonsdûnous rencontreraucoursdescinqderniersmois,maisjen’enaiaucunsouvenir.—T’a-t-ilditsonnom?demandamamère,quiresserrabrutalementsonétreinte—Jev.Elle laissa échapper le soupirqu’elle avait sur leboutdes lèvres. J’ignorais cequecela signifiait.

Avait-elleredoutéunautrenom?—Tuleconnais?poursuivis-je,pensantqu’ellepourraitm’éclairer.— Non. T’a-t-il dit où vous vous étiez rencontrés ? Au lycée, peut-être ? Chez Enzo, quand tu

travaillaislà-bas?J’avaistravailléchezEnzo?Premièrenouvelle.J’allaisexigerdesexplications,maissonregardsefit

plusperçant.—Attends, comment était-il habillé ?Enfin, précisa-t-elle avecungeste impatient, ses vêtements ?

Commentétaient-ils?—Quelleimportance?demandai-jeenfronçantlessourcils.Elleselevaetfitlescentpas.Elledutprendreconsciencedesonattitudepourlemoinsdéroutante,car

ellefinitpars’appuyersurmacommodeetexaminanonchalammentunflacondeparfum.—Peut-êtreununiforme,avecunlogo?Oupeut-êtresesvêtementsétaient-ilsentièrementassortis…

Dunoir?Àl’évidence,elleorientaitmaréponse,maisdansquelbut?—Ilportaitunjean,avecuntee-shirtbleumarineetblanc.Labouchepincée,levisageinquiet,ellesemblaitperduedanssespensées.—Qu’est-cequetumecaches?Ellefermalesyeux,prêteàcéder.—Qu’yavait-ild’autre?—Ilyaeu…ungarçon,lâcha-t-elleenfin.

—Quelgarçon?demandai-je,piquée.Jemesurprisàespérerqu’ils’agissaitdeJev.Jevoulaisenapprendredavantagesurlui,etmêmetout

savoir.—Ilestquelquefoisvenu ici. Ilneportaitquedunoir,ajouta-t-elleavecunméprisévident. Ilétait

plus âgé que toi et sincèrement, ne le prends pasmal, mais je n’arrive pas à comprendre ce qui luiplaisait en toi. Il avait laissé tomber le lycée, se contentait d’un boulot de plongeur auBorderline etsouffrait apparemment d’une addiction aux jeux. Peut-être s’imaginait-il que tu allais passer ta vie àColdwater.Ilnepouvaitenvisageraucundetesrêvesetencoremoinss’yadapter.J’auraisétésurprisequ’iltrouvelamotivationsuffisantepours’inscrireàlafac.—Etmoi,j’étaisamoureuse?SadescriptionnecorrespondaitpasvraimentàJev,maisjevoulaisenavoirlecœurnet.—Jenecroispas,non.Tutedérobaischaquefoisqu’ilappelait.Ilafiniparcomprendreett’alaissée

tranquille.Unebrèvehistoire,quiauradurédeuxsemaines,toutauplus.Sijet’enparle,c’estuniquementparcequ’ilm’avait toujoursparu louche.Et jemesuismêmedemandés’il étaitmêléà tadisparition.Sansvouloirexagérer,dujouroùtul’asrencontré,tavies’estassombrie.—Qu’est-ildevenu?poursuivis-je,lecœurbattant.— Il a quitté la ville. Tu vois ? insista-t-elle en secouant la tête. Ça ne pouvait pas être lui. J’ai

paniqué,voilàtout.Oublie-le.Ilaprobablementéchouéàl’autreboutdupays,àl’heurequ’ilest.Elletapotamongenoucommepourmieuxserassurer.—Comments’appelait-il?— Ça alors, répondit-elle après une brève hésitation. Je ne m’en souviens absolument pas. Ça

commençaitparun«p».Peter?proposa-t-elleavecunrireforcé.Tuvois,ilétaitvraimentinsignifiant.JeluioffrisunsouriredistraittoutenmeremémorantlesparolesdeJev.Oui,onseconnaissait.Ons’estrencontrésilyaenvironcinqmoisetdèsledépart,tuauraismieux

faitdem’oublier.EnadmettantqueJevetcemystérieuxgarçonne fussentqu’uneseuleetmêmepersonne,onm’avait

forcémentcachéquelquechose.EtsiceJevgarantissaitlesennuis,j’auraiseutoutintérêtàprendremesjambesàmoncou.Cependant,j’étaispersuadéequesabrusquerieetsondétachementn’étaientqu’unefaçade.Justeavant

d’avoircettevision,ilm’avaitdit:Tun’espluscenséeêtreimpliquée.Etmêmemoi,jenepeuxplusteprotéger.Ce qui signifiait qu’il l’avait fait par le passé.Ce soir, ses actes l’avaient prouvé.Or les actes ne

pèsent-ilspaspluslourdquelesparoles?pensai-jeamèrement.J’étaisenproieàdeuxquestions.Dansquoi,exactement,n’étais-jepluscenséeêtreimpliquée?Etqui,

demamèreoudeJev,m’avaitmenti?S’ils s’imaginaient que j’allaisme contenter de réponses évasives, comme la petite fille bien sage

qu’ilsauraientaimévoirenmoi,ilssetrompaientlourdement.

13.

Lesamedimatin,jemelevaidebonneheure.J’enfilaiunshortetuntee-shirtetsortiscourir.Ilyavaitquelque chose d’étrangement grisant à sentir mes foulées frapper le bitume. Avec l’effort, j’avais lasensation d’évacuer tousmes ennuis pressants et chassai soigneusement les souvenirs de la veille.Envoulantmeprouverquej’étaiscapabledem’aventurerseulelesoirenville,j’avaisétéservie.J’avaislaferme intention de ne plus remettre le nez dehors une fois la nuit tombée. Ou de retourner faire desemplettesdanscettesupérette.Contre toute attente, ce n’était pas Gabe qui hantait mes pensées. Plutôt ce regard d’une noirceur

indécentequi,enm’observant,étaitpassédel’indifférenceàunedouceurinfinie,presquesensuelle.Jevm’avait demandé de ne pas tenter de le retrouver, mais je ne pouvais m’empêcher d’inventer millesituationspropicesàunenouvellerencontre.Ensonge,j’avaisarpentélaplaged’OgunquitavecVeeetl’avaiscroisé,alerteetsérieux,surveillantlacôte.Jem’étaisréveilléeensursaut,lecœurbattant,avecun sentiment douloureux quime traversait de part en part.Nul besoin d’aller chercher bien loin pourinterpréterlerêve:quoiquetroubléeetagacéeparsonattitude,jedésiraisdésespérémentlerevoir.Lecielétaitbasetl’airrelativementvif.Monpodomètremesignalaquejevenaisdefranchirlescinq

kilomètres.Avecunsouriresatisfait,jememisaudéfid’enfaireunsupplémentaire.TouslesprétextesétaientbonspourpenseràJevetprolongerleplaisirdelacourse.J’avaisfaitdusportensalleavecVeeet suiviquelquescoursdezumba,mais rienne remplaçait l’euphoried’uneffortenpleinair. Jecédaimêmeàlatentationd’ôtermesécouteursetsavourailesbruitsmatinauxdelanatureenéveil.Deretourchezmoi,jeprisunlongbainpuisdevisaidevantmonplacard,mordillantmonpoucetouten

passantenrevuelecontenudemagarde-robe.J’optaifinalementpourunjean,desbottesetunchemisierturquoise.Veen’auraitpasoubliécesvêtements,qu’ellem’avaitpersuadéed’acheterdurantlesdernièressoldes.Enmeregardantdanslaglace,ilsemblaitsisimpled’incarnerl’ancienneNoraGrey.C’étaitunpremierpasdanslabonnedirection.Plusqu’unmillierd’autresàfranchir.Jeredoutaismes

retrouvaillesavecVee,carl’évocationdemadisparitionparaissaitinévitable,maisnotrecomplicitémerassurait quelque peu. Avec Vee, il serait facile d’orienter la conversation vers certains sujets, surlesquelselleétaitintarissable.Ilmesuffisaitd’amorcerlesbonnesdiscussions.J’observaimonreflet,aveclasensationqu’ilmanquaitquelquechose.Unaccessoire.Unbijou,peut-

être,ouplutôtuneécharpe.J’ouvris le tiroir demacommodeet aperçus, enproie àunbrusquemalaise, la longueplumenoire

oubliée sous mes chaussettes. Je songeai à m’en débarrasser immédiatement, mais quelque chose meretenait.Malgrémaméfiance,j’étaisintriguée.D’abord,jevoulaisdécouvriràquelanimalellepouvaitappartenir,etensuitecomprendred’oùmevenaitcebesoindelacacher.Cettecurieuseobsessionn’avaitaucunsens,maisdepuismonréveilmouvementédanscecimetière,plus riennemeparaissait logique.Repoussantlaplumeaufonddutiroir,j’attrapailepremierfoulardquejetrouvai.Arrivée en bas, je saisis au passage un billet de dix dollars dans le pot commun que ma mère

fournissaitchaquesemaine,etgrimpaiauvolantdelaVolkswagen.Jedusjouerdupoingsurletableaude

bord pour aider au démarrage,mais jeme persuadai qu’il n’y avait là rien d’inquiétant. Le véhiculeprenait de l’âge, comme… un grand millésime. Elle avait vu du pays. Elle avait peut-être mêmetransportéquelquespersonnagesintéressants.Aguerrie,expérimentée,mavoitureavaitconservétout lecharmedesannées1980.Mieux:ellenem’avaitpascoûtéuncentime.Après avoir mis pour quelques dollars d’essence dans le réservoir, je rejoignis le bistrot « Chez

Enzo»,notreQ.G.habituel.Jemerecoiffaiàlahâtedevantlavitrineavantdepénétreràl’intérieur.J’ôtaimeslunettesdesoleil,impressionnéeparlenouvelaspectdeslieux.L’endroitavaitétéremanié

de fond en comble et n’était plus du tout tel que je me le rappelais. Une grande volée de marchesdescendait depuis le bar jusqu’à la salle de restaurant en contrebas. Deux galeries circulaires labordaient,partantducomptoir,oùétaientdresséesdestablesenaluminiumquiconféraientàl’espaceunstylerétroetchic.Lastéréofredonnaitensourdinedesairsdejazzet,unbrefinstant,j’eusl’impressiond’avoirtraverséletempsetdemeretrouverdansuntroquetclandestinàl’époquedelaprohibition.Vee,dresséeàgenouxsursachaise,agitaitfrénétiquementlamain.—Parici,mabelle!Ellemerejoignitàmi-cheminetmeserradanssesbras.—J’aicommandédesmokasglacésetdesdonutspourfêterça!Bonsang,onvaavoirdeschosesàse

raconter!Jenevoulaispasteledire,maistantpispourlessurprises!J’aiperduunkilo!Çasevoit?demanda-t-elleentournoyantdevantmoi.—Tuessplendide!Etj’étaissincère.Aprèstoutcetemps,nousnousretrouvionsenfin.Elleauraitpuprendrecinqkilos,

jel’auraistrouvéesublime.—D’aprèslemagazineSelf,lesformesserontàlamodecetautomne,doncçameremontelemoral,

annonça-t-elleenselaissanttombersursonsiège.Plutôtquedem’installerfaceàelle,jetirailachaiseàsagauche.—Alors, reprit-elled’unair complice.Raconte-moi la soiréed’hier.Nomd’unevache, jen’arrive

pasàlecroire.TamèreetHanky-quineur?—Hanky-quineur?répétai-je,moqueuse.—Çaserasonpetitsurnom.Enplus,çaluivacommeungant.—Jepenchaisdavantagepour«legigolo».—Carrément!s’emportaVeeenfrappantlatableduplatdelamain.Non,maisfranchement!Quelâge

acetype,àtonavis?Vingt-cinqans?Aufond,c’estpeut-êtrelegrandfrèredeMarcie.Imagine:ilaunsévèreproblèmed’Œdipeetsafemmeestaussisamère.Hilare, je laissai échapper un grognement peu élégant, ce qui nous plongea dans un fou rire plus

retentissantencore.— Allez, arrête, dis-je, posant les mains sur mes cuisses et tâchant de retrouver un semblant de

sérieux.C’estméchant.EtsiMarcieentraitetnousentendait?— Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse ? Qu’elle nous empoisonne avec sa dose quotidienne de

laxatif?Avant d’avoir pu répondre, un raclement de chaise attira mon attention. Owen Seymour et Joseph

Mancusi s’assirent à notre table. Ils fréquentaient tous les deux notre lycée. L’année précédente, nousavionseuuncoursdebiologiecommunavecOwen,ungrandgarçondégingandéqu’onnevoyaitjamaissanssespolosRalphLaurenetseslunettesd’intello.Ensixième,ilm’avaitbattuepourreprésenternotre

sectionauconcoursmunicipald’orthographe,maisj’avaiseuletempsdem’enremettre.QuantàJoseph,dit « Joey », nous n’étions plus ensemble en classe depuis des années, mais nous nous connaissionsdepuis l’école primaire. Son père était l’unique chiropraticien de Coldwater. Signe distinctif : il sedécoloraitlescheveux,portaitdestongsentoutessaisonsetmaniaitlagrossecaissedanslafanfaredulycée.IlraflaitlesmeilleuresnotesdanstouteslesmatièresetjesavaisdesourcesûrequeVeeavaiteuunfaiblepourluiaucollège.Owenrepoussaseslunettessursonnezetnousadressaunsourire.Jecraignaisqu’ilnememitraillede

questionsausujetdemonenlèvement,maisilsecontentadebredouiller,d’unairgêné:—Envousapercevantaufonddelasalle,ons’estditqu’onpourrait…euh…s’inviteràvotretable.—Benvoyons.S’inviterànotretable?Vousenfaites,debellesphrases!LafroideurdeVeemesurprit,ellequiassumaitsanscomplexesoncôtéaguicheur.S’agissait-ild’une

nouvelletechniquedeséduction?—Alors…vousavezprévuquelquechose,ceweek-end?demandainnocemmentJoeyencroisantses

mainssurlatable,frôlantcellesdeVee.—Oui,etvousn’êtespasauprogramme,répliqua-t-elleensereculantbrusquement.Pasdenouvelletechnique,donc.J’essayaid’attirersonattentionenluifaisantlesgrosyeux,maiselle

toisaitfurieusementOwen.—Siçanevousennuiepas,onvoudraitreprendrenotreconversation,poursuivit-elle,signifiantqu’il

étaittempspoureuxdes’éclipser.OwenetJoeyéchangèrentunregard,perplexe.—Tutesouviens,encinquième,quandonétaitensembleencoursdesport,Vee?tentaJoey.Tuétais

ma partenaire de badminton. Tu étais vraiment excellente. Si jeme rappelle bien, nous avionsmêmegagnéletournoidelaclasse.Illevalamainpourqu’elletapedanslasienne,maisellelefixasansréagir.—Jenesuispasvraimentd’humeuràparlerdubonvieuxtemps.—Ah…euhOK,réponditJoeyenlaissantmollementretombersonbrasderrièrelatable.Onnepeut

vraimentpasvousoffrirunelimonade,ouquelquechosed’autre?— Pour que vous y glissiez une drogue quelconque ? Non merci. Et si vous cessiez de fixer nos

poitrines,vousremarqueriezquenousavonsdéjààboire,grinça-t-elleenagitantsonmokaglacé.—Vee!soufflai-je,mortifiée.NiOwenniJoeyn’avaienteuderegardsdéplacés!Quellemouchel’avaitpiquée?—Euh, eh bien, désolés de vous avoir dérangées, balbutiaOwen en se levantmaladroitement.On

pensaitjusteque…—Ehbien,vousvousêtes trompés,coupaVee.J’ignorequelsplans tordusvousaviezentête,mais

c’estraté.—Desplansquoi?répétaOwen,lesyeuxécarquillés,enrepoussantmachinalementseslunettes.—Messagereçu,intervintJoey.Vouspapotiezentrefillesetnousn’aurionspasdûvousinterrompre.

J’aideuxsœurs,ajouta-t-ild’unairentendu.Laprochaine,onvouseuh…demanderad’abord.—Iln’yaurapasdeprochainefois.ConsidérezqueNoraetmoi,conclut-elleennousdésignantdu

pouce,nesommesplussurlemarché.Jem’éclaircis lagorge,cherchantvainementàclorecetéchangesurunenotepluspositive.Àcourt

d’idées,jeleurservisunsourirenavré.—Euh,merci.Passezunebonnejournée,leurlançai-jed’unairincertain.—Oui, c’est ça.Mercidedébarrasser leplancher ! criaVee tandisqu’ils s’éloignaientà reculons,

complètementeffarés.Lorsqu’ilsfurentpartis,ellesetournaversmoi.—Non,maistulecrois,toi?Ilss’imaginentqu’ilsuffitdenousaborderpourqu’onleurtombedans

lesbras,commeça?Ilssontcinglés,ouquoi?Onaunetêteàselaisserprendreaussifacilement?C’estuneinsulteànotreintelligence!Ilspeuventallerfaireleurnuméroailleurs,cesdeux-là.—Ehben,soufflai-je,sidérée.—Nemefaispaslamorale.Toiaussi,tuvoyaisclairdansleurjeu.—Àvraidire,observai-jeenmegrattantdistraitementlesourcil,jecroisqu’ilsvoulaientsimplement

bavarder.Mais,jepeuxmetromper,m’empressai-jeenvoyantsonairfuribond.— Quand deux types qu’on connaît à peine s’approchent sans raison apparente en nous jouant la

sérénade,tupeuxêtresûrequ’ilsontuneidéederrièrelatête.Ça,j’ensuiscertaine.Jemordillaimapaille,nesachantquoirépondre.Cedontj’étaiscertaine,c’estquejen’oseraisplus

jamais regarderOwenouJoeyen face,maisVeeétait sansdoutedemauvaisehumeur. J’avaisun jouréprouvéuneméfiancesimilaireaprèsavoirvuunfilmoùlecharmantvoisindel’héroïnesetrouvaitêtreunserialkilleretilm’avaitfalluquelquesjourspourm’enremettre.Veetraversaitpeut-êtrecettemêmephase.Jem’apprêtaisàluiposerlaquestionquandjefuscoupéeparlasonneriedemontéléphone.—Nemedispas.C’esttamèrequivientauxnouvelles?J’étaisd’ailleurssurprisequ’elletelaisse

sortir.Çan’estpasunsecret,ellenem’ajamaisaimée.Pendantquelquetemps,jecroisqu’elleapenséquejepouvaisavoirunrapportavectadisparition,conclutVeeavechumeur.—Nesoispasridicule.Ellenetecomprendpastoujours,voilàtout.MaisleSMSprovenait,contretouteattente,deMarcieMillar.AUFAIT,disait-il,C’ESTUNECHAÎNED’HOMMEENARGENTQUEJECHERCHE.TUL’AS

TROUVÉE?—Fiche-moilapaix,sifflai-je.—Alors?mepressaVee.Surquelprétextebidonelletedemandederentrer,cettefois?COMMENTAS-TUEUMONN°?répondis-jeàMarcie.NOSPARENTSN’ÉCHANGENTPASQUEDELASALIVE,ANDOUILLE.Toi-même,pensai-jeavantderefermermontéléphoned’uncoupsec.—Jepeuxteposerunequestionidiote?—Cesontmespréférées,assuraVee.—Avais-jeassistéàunefêtechezMarcie,l’étédernier?Jepensaisqu’elleéclateraitderire,maisellemorditsondonutd’unairmaussade.—Ouais,ettum’yastraînée!Tum’endoisune,d’ailleurs.Jem’étaispréparéeàtout,saufàça.—Questionplusbizarre:est-cequ’elleetmoiétionsdevenues…amies?achevai-jeaprèsunelongue

hésitation.Enfinvintlaréactionquej’attendais:Veemanquades’étouffer.

—Toietlagrue?Amies?Jesaisquetuasunlégerproblèmedemémoire,maisaurais-tuparhasardoubliélesonzeannéesoùellenet’apaslâchée?Onavançait!—Alors, c’est quoi cette histoire ? Puisque rien n’a changé, pourquoim’aurait-elle invitée à cette

fête?—Parcequetoutlemondeétaitinvité.Ellecherchaitàrécolterdesfondspourdenouveauxuniformes

de pom-pom girls. Elle nous a réclamé vingt dollars à l’entrée. On a failli partir, mais on voulaitespionner…—Espionnerqui?—Marcie.OnyestalléespourespionnerMarcie.C’étaitl’idée,achevaVeeenhochantunpeutrop

vigoureusementlatête.—Et?—On voulait zieuter son journal et publier les passages les plus croustillants dans lewebzine du

lycée.Unequêteépique,hein?Jescrutaisonregard,avecl’impressionquesondiscourssonnaitfaux.Pourquoi?—Tuterendscomptequeçan’aaucunsens?Jamaisonnenousauraitlaissépublierça.—Bah,çanecoûteriend’essayer.—Vee,jesaisquetunemedispastout,contrai-jeavecungesteaccusateur.—Qui?Moi?—Allez,avoue.Tum’avaispromisdeneplusrienmecacher.—D’accord,d’accord!Nousvoulionsespionner…AnthonyAmowitz,acheva-t-elleaprèsunsilence

théâtral.—AnthonyAmowitz?Anthony était avec moi en cours de sport l’année précédente. Taille moyenne, physique moyen et

comportementdeporc.EtVeem’avaitdéjàjuréqu’iln’yavaitrienentreeux.—Turacontesn’importequoi,conclus-je.—Je…j’avaisunfaiblepourlui,reprit-elleenpiquantunfard.—Unfaible?PourAnthonyAmowitz?—Uneerreurdejeunesse.Onpeutchangerdesujet,s’ilteplaît?Aprèsonzeansd’amitié,Veeparvenaitencoreàmesurprendre.—D’abord,promets-moiquetunemecachesrien.Parcequetoutecettehistoirenetientpasdebout.—Paroledescout,répliqua-t-elleenmeregardantdanslesyeuxsansciller.Nousvoulionssurveiller

Anthony,riendeplus.Ets’ilteplaît,netemoquepastrop,jesuissuffisammentmortifiéecommeça.Après tout ce que nous avions partagé, Vee nem’aurait jamaismenti. Je décidai donc de lui faire

confianceetattribuaisesquelquesinvraisemblancesàsonembarras.—Bon.RevenonsàMarcie.Ellem’apriseàpartchezCoopersmith,hiersoir,pourm’expliquerque

soncopain,uncertainPatch,m’avaitoffertunechaînequej’étaiscenséeluirendre.Veemanquadecracherdanssonverre.—Ellet’aditquePatchétaitsoncopain?—Letermeemployéétait«histoiredevacances».Elleprétendaitqu’ilétaitunamicommun.

—Ahbon?—Pourquoiai-jel’impressiondemetrouverunefoisencoredansl’impasse?demandai-jeentapotant

latableduboutdesdoigts.—JeneconnaisaucunPatch,queldrôledenom!Ellel’aurasansdouteinventé,cettegrossemytho.Tu

devraisoubliercePatchetMarcie,tantquetuyes.Ahlàlà,cesdonutssontvraimentàtomber.Tiens,insista-t-elleenagitantunepâtisseriejustesousmonnez.Jeprisledonutetlemisdecôté.—Est-cequelenomdeJevteditquelquechose?—Jev?Toutcourt?C’estundiminutif?Veesemblaitsincèrementsurprise.—J’aicroiséuntype,hier.Jecroisquej’aidûlerencontrercetété.Ils’appelleJev.—Là,jenepeuxpast’aider,mabelle.—C’estpeut-êtreundiminutif…Jevin,Jevon,Jevro…—Euh,non,nonetnon.Jereprismonportable.Veeparuts’alarmer.—Qu’est-cequetufais?—J’envoieunSMSàMarcie.—Pourluidemanderquoi?Écoute,Nora…,dit-elleenseredressantbrusquement.Maisjedevinaisespenséesetsecouailatête.—Crois-moi, jen’aiaucuneintentiondecopiner.C’esten toiquej’aiconfiance,pasenMarcie.Je

vaissimplement lui laisserunderniermessagepour lui fairecomprendrequesesbobardsnemarchentpas.FOUILLÉPARTOUT.PASDECHAÎNE.DÉSOLÉE.Moinsd’uneminuteplustard,jereçuslaréponse.CHERCHEMIEUX.JelevaimontéléphoneetprisVeeàtémoin.—Toujoursaussisympathique.—Tuveuxquejetedise?TamèreetHanky-quineur,çan’estpeut-êtrepasunesimauvaisechose.Si

çapeuttedonnerunelongueurd’avancesurMarcie,soutienslarelationàfond.—Voyez-vousça?rétorquai-jed’unairaccusateur.—Tumeconnais:pasuneoncedeméchancetéchezmoi.—Plutôtquelquesdizainesdekilos?—Tusaisquetum’asmanqué,toi?répliquaVeeavecunlargesourire.

14.

Jerentraidirectementchezmoiaprèsledéjeuner.Jem’engageaisdansl’alléequandlavoituredemamère apparut derrière moi. Elle était encore chez nous lorsque j’avais quitté la ferme. S’était-elleéclipséepourretrouverHank?Jesortistoutsourire,maismonhumeurchangearapidement.Mamèreparquasonvéhiculesouslegarageetvintmerejoindre.—C’étaitbien,cedéjeuneravecVee?—Oh,laroutine.Ettoi?Unrendez-vous?demandai-jeinnocemment.—Plutôtleboulot,répondit-elleenpoussantunlongsoupir.Hugom’envoieendéplacementàBoston,

cettesemaine.Hugo Renaldi, son employeur, était à la tête d’une société de vente de biens. Il organisait des

transactionspourdespropriétésdeluxeetmamèredevaits’assurerdubondéroulementdesventes,untravailqu’ellenepouvaiteffectueràdistance.Constammentsur laroute,ellemelaissaitsouventseulecheznousetnoussavionstouteslesdeuxquelasituationn’étaitpasidéale.Biensûr,elleavaitdéjàsongéà démissionner, mais l’aspect financier n’était pas négligeable. Hugo lui offrait un salaire de loinsupérieuràceluiqu’onluiauraitproposéenville.Enrenonçantàcetemploi,illuiauraitfallusacrifierun certain nombre de choses, à commencer par notre maison. Notre vieille ferme abritait tous messouvenirsdemonpèreetj’yétaistropattachéepourenvisagerdelaquitter.— J’ai refusé, poursuivitmamère. Je lui ai expliqué que j’allais devoir prendre un travail qui ne

nécessiteaucundéplacement.—Tuluiasditquoi?Maismasurprisefuttrèsviteremplacéeparl’inquiétude.—Tuasdémissionné?Tuastrouvéunautreemploi?Çasignifiequenousallonsdevoirdéménager?Jen’arrivaispasàcroirequ’elleaitprisunetelledécisionsansmeconsulter.Parlepassé,nousétions

toujourstombéesd’accord:vendreétaithorsdequestion.—Hugoapromisdefairesonpossiblepourmeproposerunpostefixe,maisjen’ycomptepastrop.

Sasecrétaireestàsonservicedepuisdesannéesetilenesttrèscontent.Ilnevacertainementpass’ensépareruniquementpourm’arranger.Sidérée, j’observai notre maison. L’idée qu’une autre famille puisse s’y installer me retournait.

Feraient-ils des transformations ? Réaménageraient-ils le bureau de mon père de fond en comble, ycomprisleparquetencerisierquenousavionsnous-mêmesposé?Etqueferaient-ilsdesabibliothèque,notrepremièretentativedemenuiserie?Lesétagèresn’étaientpasparfaitementhorizontales,maisellesavaientducachet…—Jenepensepasvendrepourlemoment,m’assuramamère.Noustrouveronsunesolution.Quisait?

Hugo réalisera peut-être qu’il a besoin de deux secrétaires. Nous verrons bien ce que l’avenir nousréserve.—Serait-ceHankquiterendaussiconfiante?Tuasl’intentiondel’épouserettucomptessurluipour

noussortirdelà?rétorquai-je.Cetteremarquecyniquem’échappaet,aussitôt,jemesentiscoupable.Jen’avaispaspourhabitudede

memontrerimpertinente,maislasensationdevideetdepeurquej’éprouvaisavaitparlépourmoi.Mamère se figea un bref instant, avant de tourner les talons, pressant violemment l’interrupteur du

garagedontlaportes’abaissaderrièreelle.Je demeurai quelques instants interdite, partagée entre l’envie d’aller m’excuser et l’angoisse que

suscitaitsonsilence.J’avaisdoncvujuste.MamèrefréquentaitHankdansl’espoirdel’épouser.EllesecomportaitexactementcommeMarciel’avaitprévu:enmatérialiste.Jesavaisquel’étatdenosfinancesn’étaitguèreprobant,maisjusque-là,nousnousétionstoujoursdébrouillées.J’envoulusàmamèredefairepreuved’unetellebassesseetàHankdeluioffrirunealternativeànotrequotidiendifficile.Furieuse, je repris le volant etmeperdis dans laville. Jedépassais largement la vitesse autorisée,

maispourunefois,çam’étaitégal.Jeconduisaissansbutprécis,mueparleseulbesoindem’éloignerdemamère.D’abordHank,maintenantsontravail.Pourquoiavais-jel’impressiondeneplusêtreunfacteurdanssesdécisions?Aux abordsde l’entréede l’autoroute, je bifurquai sur la droite pour longer la côte. J’empruntai la

dernièrebretelleavant leparcdeDelphicet suivis lespanneaux indiquant lesplagespubliques.CettepartieduborddemerétaitnettementmoinsfréquentéequelesudduMaine.Lelittoral,plussauvage,étaitsurplombépardesfalaisesetlesconifèresprospéraientàl’abridelamarée.Lestouristes,qu’oncroisaittoujours armés de serviettes ou de paniers à pique-nique, avaient déserté les lieux et je ne rencontraiqu’uncampeuravecsonchien,chassantlesmouettessurlagrève.C’était exactement cedont j’avaisbesoin : unpeude solitude afinde remettrede l’ordredansmes

idées.Jemegarai le longde la route.Dans le rétroviseur,unegrossecylindrée rougese rapprocha. Ilme

semblaitl’avoirdéjàaperçuesurl’autoroute.Commemoi,leconducteurvoulaitsansdoutes’offrirunedernièreaprès-midideplageavantquel’automnenes’installepourdebon.Jesautaipar-dessuslabarrièreetdévalailesrochers.L’airétaitplusfraisqu’àColdwateretunvent

piquantmefouettait ledos.Lebleuducielviraitaugrisetsechargeaitdenuages.Jemetins loindesvaguesetprisdelahauteur.Leterrainsefitplusescarpé,cequimepermitd’oubliermadisputeenmeconcentrant sur mes appuis. Ma semelle dérapa sur la roche et je perdis l’équilibre, me rattrapantmaladroitementsurlecôté.Jelaissaiéchapperunjuronetmeredressai,lorsqu’uneombreformidableseglissadevantmoi.Surprise,jemeretournaietreconnusleconducteurdelagrossecylindréerouge.Uncolosse,quidevaitavoirunanoudeuxdeplusquemoiavecdescheveuxchâtainclaircoupéscourt,dessourcilsbroussailleuxetunebarbenaissante.Mêmesoussonpull,sacarrured’athlèteétaitvisible.— J’ai bien cru que tu ne sortirais jamais de chez toi, me lança-t-il en jetant un œil méfiant aux

alentours.Voilàdesjoursquej’essayedetevoirseulàseul!Jemerelevai,enéquilibresurlerocher.J’étudiaisonvisage,cherchantdestraitsfamiliers,maisson

physiquenemerappelaitrien.—Désolée,maisest-cequ’onseconnaît?—Tupensesqu’onapunoussuivre?demanda-t-ilenpromenantsonregardlelongdelacôte.J’ai

essayéd’identifiertouslesvéhicules,maisl’und’euxapum’échapper.J’auraispréféréquetufassesletourduquartieravantdetegarer.—Jeeuh…n’aipaslamoindreidéedequivousêtes.—Curieusefaçonderemercierletypequit’apayétavoiture!

Ilmefallutunesecondepourréaliser.—Attends.Tues…ScottParnell?Jenel’avaispasrevudepuisdesannées,maisjefinisparreconnaîtrelepetitgarçonquej’avaisquitté.

Lamêmefossetteaumenton,lesmêmesyeuxnoisette.Lacicatriceàsajouedroiteétaitcertainementplusrécente,ainsiquelabarbenaissante.Saboucheétaitsensuelle,sestraitsfinsetharmonieux.—Onm’aparlédecettehistoired’amnésie.C’étaitdoncvrai?Apparemment,c’estaussigravequele

disaitlarumeur.Etoptimiste,avecça.Jecroisaifermementlesbrassurmapoitrine.— Puisque nous sommes sur le sujet, répliquai-je froidement, tu pourrais peut-être m’expliquer

pourquoituaslaissécettevoiturechezmoilesoiroùj’aidisparu.Situesaucourantpourmonamnésie,tusavaisprobablementqu’onm’avaitenlevée.—Lavoiture,c’étaitpourm’excuserdem’êtreconduitcommeungoujat,rétorqua-t-il,lesyeuxrivés

surlesbouquetsd’arbresau-dessusdenous.Quicraignait-ilautant?—Parlonsunpeudecettefameusesoirée.Le littoral désert n’était sans doute pas le cadre idéal pour entamer cette conversation, mais la

nécessitéd’obtenirdesréponsesl’emporta.—Ilparaîtquenousavonstous lesdeuxétéblessésparRixon,cettenuit-là.C’estdumoinsceque

j’auraisracontéàlapolice.Toi,moietRixon,seulsdansuneattractiondeDelphic.EnadmettantbiensûrqueceRixonexistevraiment.Tuveuxquejetedise?J’ignorecommenttuasfait,maisjecommenceàcroirequetul’as inventé.J’ai lacurieuseimpressionquec’est toiquim’astirédessusetquetuavaisbesoind’uncoupable.M’as-tuforcéeàmentionnerceRixonàlapolice?Et,plusimportant,est-cetoiquim’asblessée?—Nora,Rixonestenenfer,àprésent.Jetressaillis.Ilavaitprononcésaphrasesanslamoindrehésitationetavecjusteassezdemélancolie

pourparaîtresincère.S’ilmentait,c’étaitunexcellentcomédien.—TuveuxdirequeRixonestmort?—Ilbrûleenenfer,maisc’estàpeuprèslamêmechose.Pourmoi,c’estdupareilaumême.Jescrutaisonexpression,cherchantàydécelerunfaux-semblant.L’au-delàn’étaitpasunsujetdontje

souhaitaisdiscuteraveclui,maisjedevaism’assurerqueRixonavaitbeletbiendisparu.—Commentpeux-tuenêtrecertaine?As-tuprévenulapolice?Quil’atué?—J’ignore qui nous devons remercier,mais je sais qu’il ne reviendra pas.Les nouvelles circulent

vite,tupeuxmecroire.—Ilvafalloirfairemieuxqueça.Turéussispeut-êtreàtrompertonmonde,maisjenesuispasaussi

crédule.Tuaslaisséunevoituredevantchezmoilanuitoùonm’aenlevée.Puis,tut’esévanouidanslanature… Ou plutôt dans le New Hampshire, c’est bien ça ? Excuse-moi, mais ton comportement nerespirepasvraimentl’innocence.Ettut’endoutessûrement,maisjenetefaisabsolumentpasconfiance.—AvantqueRixonnenousattaque,tum’asconvaincuquej’étaisvraimentunnéphilim.C’esttoiqui

m’asapprisquej’étaisimmortel.Etc’estàcausedetoiquej’aidisparu.Tuavaisraison.Jen’avaispasl’intention de finir dans les pattes de la Main noire. Il n’était pas question de l’aider à trouver denouvellesrecruespoursonarmée.

Le vent cinglant s’immisçait sous mes vêtements, comme un souffle glacé sur ma peau.Néphilim.Encorecemot,quimesuivaitpartout.—Moi?Jet’aiditquetuétaisunnéphilim?Nerveuse, je fermai les yeux, espérant qu’il se reprendrait. Que son emploi de l’expression

«immortel»étaitimagé.Qu’ilavoueraitêtrelederniermaillond’unénormecanularmontélaveilleparGabe.Unevasteblaguedontj’étaisl’objet.Mais la vérité était là, tapie dans quelque obscur recoin de ma mémoire. J’étais incapable de

rationaliser ces informations,mais je le sentais, comme un incendie qui ravageaitma poitrine : Scottn’inventaitrien.—Ceque j’aimeraiscomprendre,c’estpourquoi tune te rappelles riende toutcela,pensa-t-il tout

haut.Jecroyaisqu’uneamnésien’étaitquetemporaire.Alors,oùestleproblème?—Jen’ensaisrien,d’accord?Jetedisquejen’ensaisrien!Jemesuisréveilléeilyaquelques

joursenpleinenuit,aubeaumilieud’uncimetière,sanslemoindresouvenir.J’ignoremêmecommentj’aiatterrilà-bas.Pourquoiéprouvais-je lebrusquebesoindevidermonsac?Jenepusm’enempêcher. Jesentis les

larmesmonteretm’essuyailenezsurmamanche.—Lapolicem’aretrouvéeetemmenéeauxurgences.C’est làqu’onm’aapprisquej’avaisdisparu

depuisprèsde troismois.D’après lemédecin, l’amnésieestunmécanismededéfense,qui refouleuntraumatisme.Maistuveuxsavoirleplusdingue?C’estquejen’aipasl’impressionderefoulerquoiquecesoit.Quelqu’uns’estintroduitdansmachambreetadéposéunmessagesurmonlit,meprévenantquej’avaisbeauêtrerentréechezmoi,jen’étaispaspourautantensécurité.Quelqu’unestderrièretoutça.Quelqu’unquisaitcequej’aioublié,quisaitcequim’estarrivé.Aussitôt, je sentis que j’en avais trop dit. Je n’avais pas la moindre preuve de l’existence de ce

message.Pire:selontoutelogique,ilétaitlefruitdemonimagination.Maissicemorceaudepapierétaitirréel, pourquoi son souvenir refusait-il de s’effacer ? Pourquoi ne parvenais-je pas à accepter quej’avaisrêvé,inventéouhalluciné?—Quelqu’un?répétaScottenm’observant,lessourcilsfroncés.—Laissetomber.—Quedisait-ild’autre,cemessage?—Jet’aidit:oublie!Tuasunmouchoir?demandai-je,levisagebouffidelarmes.—Hé,soufflaScottenm’attrapantparlesépaules.Toutvas’arranger.Nepleurepas,d’accord?Je

suisdetoncôté.Jet’aideraiàyvoirclairdanstoutça.Je ne résistai pas et ilme serra contre sa poitrine enme tapotant affectueusement le dos.D’abord

gauche,songestesefitrassurant.—Lanuitoùtuasdisparu,jesuispartiencavale.Jesuistoujoursendanger,maisquandj’aiappris

quetuavaisréapparuetquetuavaisperdulamémoire,j’aisuquejedevaisrevenir.Ilfallaitquejeteretrouve.Jetedevaisaumoinsça.J’aurais dû le repousser. Je voulais le croire,mais pouvais-je lui faire entièrement confiance ?Ou

abaisser si rapidementma garde ? Cependant, j’étais lasse deme heurter à desmurs et je sentismarésistance s’affaiblir. J’étais incapable de me rappeler la dernière fois où j’avais ressenti une telleimpressiondesécurité.Blottie toutcontre lui, j’avaispresque la sensationdeneplusêtre seule.Scottm’avaitpromisquenousnoussortirionsensembledecettehistoire,etcelaaussi,jevoulaislecroire.

Et puis, ilme connaissait. C’était un lien avecmon passé quime rassurait plus que je n’aurais sul’exprimer.Aprèstantdetentativesinfructueusespourinterrogermamémoirecapricieuse,ilétaitapparu,sansquejefasselemoindreeffort,etm’avaitdonnédesréponses.C’étaitplusquejen’enespérais.—Pourquoin’es-tupasensécurité,ici?demandai-jeenséchantmeslarmes.—LaMainnoiren’estpasloin.Ilparutréaliserquecenomm’étaitinconnu.—Histoiredeclarifierleschoses:tuneterappellesvraimentrien?Paslemoindredétail?—Rien.Cepetitmotcachaitungigantesquelabyrinthequis’étendaitàpertedevue.—Pasgéniale,tavie,hein?Derrièrelaremarquemaladroite,jedécelaiunevéritableempathie.—LaMain noire, reprit-il, c’est le surnom qu’on donne à l’un des plus puissants néphilims. Il se

constitue une armée secrète et j’étais l’un de ses… soldats, si l’on peut dire. À présent, je suis undéserteur,ets’ilmerattrape,çairamalpourmoi.—Tempsmort.Qu’est-cequ’unnéphilim?— Prépare-toi à recevoir un choc, Grey, annonça-t-il d’un air moqueur. Un néphil, c’est un être

immortel.Onnepeutpasmetuer,précisa-t-ilavecunsourirepluslargeencore.Onnepeuttueraucundenous.Nous?Ilsétaientdoncnombreux?—C’est-à-dire?Il ne pouvait employer le mot « immortel » au sens littéral du terme ! Il désigna les rochers en

contrebas,surlesquelssefracassaitlahoule.—Sijesautais,jem’ensortirais.Admettons qu’il ait été assez stupide pour tenter un tel plongeon et s’en soit tiré indemne.Cela ne

prouvait rien. Personne n’était indestructible. Il souffrait simplement de cette illusion typiquementadolescenteetmasculine,courantechezlestêtesbrûléesdesonâge,quisevantaientdeleursbêtisesets’imaginaientinvincibles.Illevalessourcils,affectantunairvexé.—Tunemecroispas?Lanuitdernièrej’aipasséplusdedeuxheuresdansl’eauglacée,pourpêcher,

etjenesuispasmortdefroid.Jepeuxretenirmarespirationpendanthuitàneufminutes.Ilm’arrivedem’évanouir,maisjefinistoujoursparremonteràlasurfaceetmoncorpsfonctionnecorrectement.J’ouvrislabouche,maisilmefallutquelquesinstantspourformulerlesmots:—Çan’aaucunsens!—Sauf…pourquelqu’und’immortel.Sansquejepuisseintervenir,iltiradesapocheuncanifetleplantadanssaproprecuisse.J’étouffai

uncrid’effroietbondis,nesachants’ilvalaitmieuxretirerlecouteauoucraindreunehémorragie.Avantquej’aiepumedécider,ill’ôtalui-même,laissaéchapperunjurontandisquelesangimbibaitlatoiledesonjean.—Scott!hurlai-je.—Reviensdemain,dit-ild’unevoixplusfaible.Iln’yauraplusaucunetrace.—Ahoui?rétorquai-je,brusquementfurieuse.

Était-ilcomplètementmalade?Pourquoitenterquelquechosed’aussistupide?—Jen’ensuispasàmoncoupd’essai.J’aimêmeessayédem’immolerparlefeu.Mapeauagrillé,

carbonisée.Deuxjoursplustard,j’étaiscommeneuf.Déjà, jevoyais lesangséchersoussonjean.Laplaienesaignaitplus.Il…cicatrisait.Maisloinde

prendreplusieurssemaines,leprocessuss’étaitaccomplienquelquessecondes.Jen’encroyaispasmesyeuxetpourtant,c’étaitbeletbienréel.Toutàcoup,lesouvenirdeGabemefrappa.Plusclairementquejenel’auraisvoulu,jevisualisaila

barredeferplantéedanssondos.Jevm’avaitaffirméquelablessureneletueraitpas…ExactementcommeScottm’avaitassuréseremettresansunecicatrice.—Bon,çava,soufflai-je,mêmesiçan’allaitdécidémentpasdutout.—Tuessûredemecroire?Parcequejepourraismejetersousunevoituresitudésiresdavantagede

preuves…—Je…jetecrois,bredouillai-jesansparveniràcachermastupéfaction.Jem’obligeaiàsortirdematorpeur.Carpourl’instant,jecomptaisenapprendreautantquepossibleet

acceptercequejevoyais.Unechoseaprèsl’autre,medis-je.Scottestimmortel.Bon.Ensuite?—QuiestlaMainnoire?Soudain, mon appétit de détail devenait insatiable. Quelque chose m’échappait, mais quoi ? Scott

allait-ilencoreébranlermescertitudesetdéfier les loisde la raison?Etsurtout,pouvait-ilm’aideràretrouverlamémoire?—Ladernièrefoisquenousnoussommesvus,nouscherchionstouslesdeuxàlesavoir.J’aipassé

l’étéàsuivredifférentespistes,cequin’apasétésimple,étantdonnéquejesuisenfuite,quejen’aipasuncentime,quej’agisseuletquelaMainnoiren’estpasunpersonnage…imprudent.Maisenprocédantparélimination,ilnerestequ’unepossibilité.Tuesprête?demanda-t-ilavecunregardencoin.LaMainnoire,c’estHankMillar.—Quoi?

Nousétionsassissuruneénormeracinedansunegrottenaturelle,àquelquescentainesdemètresdela

côte, nichée derrière une falaise à pic invisible depuis la route.L’abri était sombre, exigu,mais nousprotégeaitduvent,etScottavaitinsistépournousmettreàcouvert,redoutantd’éventuelsespionsdelaMainnoire.Ilavaitrefuséd’endiredavantageavantd’avoirlacertitudequenousserionsseuls.Frottantuneallumettecontresasemelle,ilenflammaunamasdebrindillesentredespierres.Lalueur

dufeusereflétasurlesparoisdéchiquetéesdelacaverne,quej’aperçusenfinclairement.Derrièremoi,je remarquai un sac à dos et un sac de couchage. Sur une aspérité naturelle de la roche était posé unmiroirfenduàcôtéd’unebombedemousseàraser,d’unrasoirenplastiqueetd’unflacondedéodorant.Prèsdel’entréetrônaitunegrandecaisseàoutils,oùs’empilaientquelquesassiettes,descouvertsetunepoêle à frire. Je notai également une canne à pêche et un piège. L’endroit impressionnait autant qu’ilapitoyait.Loind’êtresansdéfense,Scottparaissaitparfaitementapteàsurvivreseulennecomptantquesursaforceetsescapacités.Maisqu’attendredecetteviesolitaire,toujoursenfuite,courantderefugeenrefuge?—Jelesurveilledepuisdesmois,repritScott.Çan’estpasunesimplesupposition.—Es-tucertaindecequetuavances?Sansvouloirmettretaparoleendoute,iln’apasleprofild’un

instigateurdemilicesecrèteou…

D’unimmortel.L’idéesemblaitirréelle.Absurde.—C’estleconcessionnaireautomobileleplusprospèredeColdwater!m’exclamai-je.Ilestmembre

duclubnautiqueetfinancedesassociationssportives!Pourquois’intéresserait-ilaumondedesnéphils?Ilpossèdedéjàtoutcedontilpourraitrêver.—Parce qu’il est luimême un néphil, expliqua Scott. Et tous ses rêves sont loin d’être exaucés !

Chaque année, aumois hébreu d’Heshvan, chaque néphilim ayant prêté allégeance à un déchu doit sesoumettrependantdeuxsemaines.Iln’apaslechoix.Durantcelapsdetemps,lesdéchuss’emparentducorpsde leurvassal.Rixonétaitundéchu, suzerainde laMainnoire.C’estcommeçaque j’aiapprisqu’on l’avait envoyé en enfer. LaMain noire est peut-être libérée de son emprise,mais il n’aura pasoublié cequ’il a enduré et ne l’oubliera jamais.Voilà lebutde son armée. Il cherche à renverser lesdéchus.—Attends.Quisontces«déchus»?S’agissait-il d’un gang ? Ça m’en avait tout l’air. Et cette histoire paraissait de plus en plus

invraisemblable.HankMillarétaitbienladernièrepersonnedeColdwaterquiauraitvoulusecommettreavecdesbandesorganisées.—Etqu’est-cequetuentendspar«s’emparerdeleurcorps»?À son sourire tendu, je devinai l’impatience de Scott, mais il poursuivit inlassablement ses

explications:—Définitiond’unangedéchu:rebutduparadisetpirecauchemard’unnéphilim.Ilsnousobligentà

leur prêter allégeance et habitent notre corps durant Heshvan. Ce sont des parasites. Leur enveloppecharnelleneleurpermetpasd’éprouverdesensationsphysiques,c’estpourquoiilsseserventdelanôtre.Héoui,Grey,ajouta-t-ilenvoyantmonexpressionhorrifiée.Ilsseglissentlittéralementdansnotrepeauetutilisentnotrecorpscommeleleur.Lesnéphilsdemeurentmentalementprésents,maisn’ontplusaucuncontrôle.LesrévélationsdeScottétaientdifficilesàcroire.Chacunedesesphrasessonnaitcommeunépisode

deLaQuatrièmeDimension.Maisaufond, j’étaiscertainequ’ilnemementaitpas.Celamerevenait.Des lambeaux de souvenirs, fragmentés, incomplets, mais tout était là. J’avais su toutes ces chosesauparavant.Quandoucomment,jel’ignorais.Maisj’avaiseuconnaissancedecequ’ilm’expliquait.—L’autresoir,intervins-je,j’aisurpristroistypesentraindepasserunnéphilàtabac.C’étaitdoncça

qu’ilscherchaient?Ilsvoulaientl’obligeràsoumettresoncorpsdurantdeuxsemaines.C’estinhumain!C’est…monstrueux.Scott se baissa pour attiser son feu de fortune à l’aide d’une branche. Trop tard, je réalisai ma

maladresse.—Oh,Scott,murmurai-je, honteuse. Pardonne-moi. Je suis désolée qu’il te faille en passer par là.

J’imaginemalcombiencequetudoissubirestabominable.—Jen’aiprêtéaucunserment.Etjen’enaipasl’intention.Il jeta labrancheau feu.Les flammescrépitèrent, crachantunepluied’étincellesdans l’atmosphère

sombreethumidedelagrotte.—C’estl’unedesraresleçonsquem’auraenseignéeslaMainnoire.Lesdéchuspeuventbiententer

toutes lesmanipulationsmentales qu’ils voudront. Ils peuventme décapiter,me couper la langue,meréduire en cendres, si ça leur chante.Mais jamais je ne prononcerai ce serment. Je ne crains pas ladouleur.Maislesconséquencesdecetteallégeance,si.

—Desmanipulationsmentales?Unefoisencore,jesongeaiàGabeetfrémis.—L’undesatoutsdesdéchus,reprit-ilavecamertume.Ilspeuventjoueravecl’espritdesgens.Leur

fairevoirdeschosesquin’existentpas.Etlesnéphilsonthéritédecedon.Jenem’étaispastrompéausujetdeGabe.Maisiln’avaiteurecoursàaucuntourd’illusionnistepour

mepersuaderdesamétamorphose,commeJevmel’avaitlaissécroire.Ils’étaitservidel’unedesarmesdesnéphils.Uneformed’hypnose.—Montre-moicommentçamarche.Jeveuxsavoir.—J’aiperdulamain,répondit-ilens’adossantaumurpourcroiserlesbrasderrièresatête.—Tunepourraispasessayer?insistai-jeenluidonnantuncoupdegenoucomplice,espérantdétendre

l’atmosphère.Scott gardait les yeux rivés sur le feu dont la lueur éclairait ses traits.En l’observant,mon sourire

disparut.Pourlui,toutcecin’avaitriend’uneplaisanterie.— Voilà le problème, dit-il enfin. On devient vite accro. Lorsqu’on y a goûté, c’est difficile de

s’arrêter.Quandjemesuisenfui,ilyatroismois,j’aicompriscedontj’étaiscapableetj’utilisaismespouvoirsautantquepossible.Sij’avaisfaim,ilmesuffisaitd’entrerdansunmagasin,d’attrapercequimefaisaitenvieetdepersuaderlecaissierdemelaisserpartirsanspayer.C’étaitfacile,grisant.Jemesentais invincible.Maisun jour,alorsque je surveillais laMainnoire, je l’ai surprisà faire lamêmechoseetcelaasuffiàmedissuader.Jenecomptepasmenercetteviepourlerestantdemesjours.Jeneveuxpasêtrecommelui.Iltiraunebaguedesapocheetlalevapourmieuxl’examiner.C’étaitunanneaudefer,dontlechaton

représentaitunpoingfermé.L’espaced’un instant, jecrusvoirunhalobleuténimber lemétal.Mais ildevaits’agird’unjeudelumière,carildisparutsur-le-champ.—Touslesnéphilspossèdentdescapacitéssurprenantes,quileuroffrentunesupérioritéphysiquesur

leshumains,maislorsquejeportecetanneau,mesforcessemblentdécupler,annonça-t-ilsolennellement.LaMainnoiremel’adonnéententantdem’enrôlerdanssonarmée.J’ignorequelsortouquelmaléficeila jetésurcetobjet,oumêmes’ilestenvoûté,mais ilyaquelquechose.Quiconquepassecettebaguedevient pratiquement invincible.Avant ta disparation, en juin, tume l’avais dérobée. J’étais tellementobsédéparl’idéedelaretrouverquej’enétaisincapablededormir,demanger,depenser.J’étaiscommeun drogué qui cherche sa dose à tout prix. Je suis rentré chez toi par effraction, un soir, après tonenlèvement.Elleétaitcachéedanstachambre,dansl’étuiàviolon.—Violoncelle,lerepris-jedistraitement.L’impression,lasensationpalpabled’avoirdéjàvucetobjetmontaitenmoi.—Jenesuispasletypeleplusbrillantquisoit,maisjesaisquecetanneauesttoutsaufinoffensif.La

Main noire l’a trafiqué, d’une façon ou d’une autre. Il cherchait à donner l’avantage à chacun de sessoldats.Mêmelorsquejeneportepaslabagueetquejemesersuniquementdemescompétencesetdemaforcenaturelles,ledésird’accroîtrel’unetl’autreestirrépressible.Laseulemanièredecombattrecetattraitestdelesutiliserlemoinspossible.J’avaisbeaucomprendreseshésitations,j’étaisnéanmoinsdéçue.JedevaisapprendrecommentGabe

étaitparvenuàm’envoûter, aucasoù il réapparaîtrait.Et siHankétaitvraiment laMainnoire,maîtred’une armée nébuleuse constituée de créatures surhumaines, sa présence dans ma vie était-elle aussianodinequ’ilyparaissait?Aprèstout,s’ils’employaitvraimentàaffronterdesangesdéchus,commenttrouvait-illetempsdes’occuperdesongarage,dejouerlespèresattentionnésetdefréquentermamère?

J’étaispeut-êtreparanoïaque,maisaprèslerécitdeScott,maméfiancesemblaitjustifiée.J’auraisbesoind’unalliécontreHank.Pourl’instant,l’uniquepersonnesusceptiblederemplircerôle

était Scott. Je ne voulais pas lui faire courir de risque inutile, mais il était le seul capable de lecombattre.—Tupourraisteservirdel’anneaupourunebonnecause,suggérai-jeaprèsunsilence.Scottsegrattalatête,visiblementpressédechangerdesujet.—Troptard,j’aidéjàprismadécision.Plusjamaisjen’utiliseraicettebaguequimelieàlui.—Ettunecrainspasdedonnerl’avantageàHank?Sonregardcroisalemien,maisilesquiva.—Tuasfaim?Jepeuxessayerdenousattraperunbar.Biengrillé,çan’estpasmauvais.Sansattendremaréponse,ils’emparadesacanneàpêcheetdévalalesrochersquimenaientjusqu’à

lamer.Je luiemboîtai lepas, regrettantdenepasavoirenfilédesbasketsplutôtquedesbottes.Scottbondissaitentrelespierresetjelesuivispéniblement,avançantavecprudencesurlesolglissant.—Çava,jeneparleraiplusdetespouvoirs!luicriai-je.Maisnousn’enavonspasfini,ilrestetant

de choses que j’ignore. Revenons à la nuit de ma disparition. Tu as une idée de l’identité de monravisseur?Scott s’assit sur le rocher et entreprit d’attacher un appât à l’hameçon.Le tempsde le rejoindre, il

avaitpresqueterminé.—Audébut,jepensaisquec’étaitRixon,maisapparemment,ilcroupitenenfer.Jevoulaisreveniret

melanceràtarecherche,maisçan’étaitpassisimple.LaMainnoireadesyeuxetdesoreillespartout.AprèslasoiréeàDelphic,jecraignaisd’avoirlesflicssurledos.—Mais?—Maisçan’apasétélecas,medit-ilavecunregardencoin.Çaneteparaîtpasbizarre?Lapolice

savaitforcémentquejemetrouvaisdanscetteattractionavecRixonettoi.Tuavaisdûleleurraconter,les prévenir que j’étais blessé, moi aussi. Alors pourquoi n’ont-ils jamais tenté de me retrouver ?Pourquoim’ont-ilslaissédisparaîtredanslanature?C’estcommesi…Ils’interrompit.—Commesi?—Commesiquelqu’unétaitpasséderrièrenouspoursupprimertouteslestraces.Etjeneparlepasde

preuvesmatérielles,maisdemanipulationmentale.D’effacerdesmémoires.Quelqu’undesuffisammentinfluentpourpousserlapoliceàchercherailleurs.—Tuveuxdire,unnéphil?—Çaparaîtplausible,non?répondit-ilenhaussantlesépaules.LaMainnoirenepréféraitpeut-être

pasquelapolicemeretrouve.Ilentendaitmecapturerluimêmeets’occuperpersonnellementdemoncassansquepersonnene le sache.Car s’ilm’attrape, je t’assure qu’il neme livrera pas aux autorités. Ilm’enfermeradansl’unedesesprisonsetmeferaregretterdeluiavoirfaussécompagnie.Nouscherchionsdoncunindividuassezpuissantpourmanipuler l’espritdesgensou,commel’avait

ditScott,effacerlamémoire.Etlelienavecmapropreamnésienem’échappaitpas.Unnéphilaurait-ilpuanéantirmessouvenirs?L’estomacnoué,jeconsidéraicettehypothèse.—Combiendenéphilspossèdentcegenredepouvoirs?—Quisait?LaMainnoire,entoutcas.

—As-tudéjàentenduparlerd’unnéphilappeléJev?Ouunangedéchu?ajoutai-je,convaincuequ’ilétaitl’unoul’autre.D’ailleurs,cetteidéenemerassuraitguère.—Non,maisçaneveutriendire.Aussitôtaprèsavoirdécouvertl’existencedesnéphils,jesuisparti

encavale.Pourquoicettequestion?—L’autresoir, j’ai fait laconnaissanced’uncertainJev.Ilétaitaucourant,pour lesnéphilims.Ila

arrêtécestroistypesqui…J’hésitai à acheverma phrase.Mieux valaitmemontrer franche,même si j’aurais préféré éviter le

sujet.—Ilaempêchécesdéchusdetorturerunnéphil,nomméB.J.Çavatesemblerdingue,maiscegarçon

dégageaituneénergie…presqueélectrique.Sonauraparaissaitpluspuissantequecellesdesautres.—Çadonne sansdouteune idéede sa force, observaScott.S’il s’est opposé à troisdéchus, c’est

plutôtparlant.—Ilseraitsiredoutableetsonnomneteditrien?—Crois-leounon,maislà-dessus,jen’ensaispasplusquetoi.Les paroles de Jevme revinrent à l’esprit. J’ai tenté de te tuer. Qu’est-ce que cela pouvait bien

signifier?Sepouvait-ilqu’ilfûtmêléàmonenlèvement,enfindecompte?Avait-illepouvoird’effacermamémoire?Àencroire l’impressionqui sedégageaitde lui, il était largementcapabledemanipulation…etde

biend’autreschosesencore.—D’aprèscequejesaisdelaMainnoire,jesuissurprisd’êtretoujoursenliberté,remarquaScott.Je

l’airidiculiséetiln’apasdûapprécier.—Àcepropos,pourquoias-tudéserté?Scottpoussaunlongsoupir,laissantsesmainsretombersursesgenoux.—C’estunediscussionquej’auraispréférééviter.J’ignoraiscommentt’avouerça,alorsjevaisme

contenterd’énumérerlesfaits.Lesoirdelamortdetonpère,j’étaiscensélesurveiller.LaMainnoirem’avaitconfiécettemission.Sijeréussissais,celasignifiaitqu’ilpouvaitcomptersurmoi.Ilmevoulaitdanssonarmée,maismoi,jen’avaisaucuneenvied’enfairepartie.Une affreuse prémonition me saisit. Je ne m’attendais pas du tout à ce que Scott établisse un

quelconquelienavecmonpère.—Monpère…connaissaitHankMillar?— J’ai ignoré l’ordre de la Main noire. Je pensais qu’en l’envoyant balader, il comprendrait le

message.Maistoutcequej’airéussiàfaire,c’estàprovoquerlamortd’uninnocent.LesmotsdeScottmefirentl’effetd’unedouchefroide.—Tuaslaissémonpèresefairetuer?Tusavaisqu’ilétaitendangerettun’asrienfait?—Jenemedoutaispasqueleschosessepasseraientainsi,répliqua-t-ilavecungested’impuissance.

JepensaisquelaMainnoireétaitunfou,unmégalomanehystériqueetj’ignoraistoutdesnéphilims.Cen’estqueplustard,bientroptard,quej’aiapprislavérité.Leregardbraquédroitdevantmoi,jefixail’océan.Unegênelancinantes’étaitlogéedansmapoitrine.

Monpère.Scottsavait,depuisledébut.Etjusqu’àcequ’iln’aitplusd’autrechoix,ilm’avaitcachétoutcela.Savoixinterrompitlefildemespensées:

—Rixon a pressé la détente. J’ai laissé ton père s’aventurer dans ce traquenard, c’est vrai, maisl’assassin,c’étaitRixon.—Rixon,répétai-je.D’amèresimpressionsrefaisaientsurface.D’horriblesvisionssesuccédaient.Rixonm’entraînantdans

lamaisondel’étrange;Rixonavouantsansremordslemeurtredemonpère.Rixonsortantsonarme.Lesimages n’étaient pas suffisamment précises pour constituer de réels souvenirs, mais ces mirages merendaientmalade.—Sicen’estpasRixonquim’aenlevée,alorsqui?—Jet’aiditquej’avaispassél’étéàsuivrelatracedelaMainnoire.Audébutdumoisd’août,ilest

parti pour le parc national deWhiteMountain. Il a roulé à travers bois jusqu’à une petite cabane, unrefuge, où il n’est resté qu’une vingtaine deminutes.Un tel trajet pour une visite aussi courte, c’étaitsuspect,non?Jen’aipasosém’approcherpourregarderparlesfenêtres,maisdeuxjoursplustard,j’aisurprisl’unedesesconversationstéléphoniques.Ilinformaitsoninterlocuteurquelafilleétaittoujoursdans la cabane et qu’il devait savoir si on avait fait « table rase ». Ce sont ses mots exacts. Et jecommenceàmedemandersilafilledontilparlait…—N’étaitpasmoi…soufflai-je,stupéfaite.HankMillar,l’immortel.HankMillar,laMainnoire.Etàprésent,peut-êtremonravisseur.—Ilyauntypequidoitavoirquelquesréponses,ditScottensegrattantlesourcil.Siquelqu’unsait

commentobtenirdesinformations,c’estlui.Biensûr,leretrouverpourraits’avérercompliqué.J’ignoreparoùcommencer.Etdans lescirconstancesactuelles, ilnesauterasansdoutepasde joieà l’idéedenousaider.Ladernièrefoisquejel’aivu,ilafaillimefracasserlamâchoireparcequej’avaisessayédet’embrasser.—Hein?Dem’embrasser?Quiestcetype?—Évidemment,réponditScottenfronçantlessourcils.Tunetesouviendraspasnonplusdelui.C’est

tonex,Patch.

15.

—Uneseconde!l’arrêtai-je.Commentça,mon«ex»?Celanecollaitenrienàl’histoiredeMarcie.OucelledeVee,d’ailleurs.—Vousaviezrompu.ÀcausedeMarcie,jecrois.Eh,sedéfendit-il,enlevantlesmains.Jenesais

riendeplus.J’airéemménagéàColdwateraubeaumilieudelatragédie.—Tuescertainquenousétionsensemble?—C’esttoiquil’avaisdéfinicommeça.—Dequoiavait-ill’air?—Flippant.—Etoùest-il,àprésent?insistai-je.—Commejetel’aiexpliqué,ilneserapasfaciledeleretrouver.—Est-cequetusauraisquelquechoseausujetd’unechaînequ’ilm’auraitdonnée?—Tuposesdecesquestions!—Marciem’aracontéquePatchétaitsoncopain.Elleprétendaitqu’ilm’avaitoffertunechaînequi

lui appartenait, etmaintenant, elleveut la récupérer.Elledisaitqu’il lui avait faitdécouvriruneautrefacettedemapersonnalitéetqu’ilnousavaitrapprochées.Scottcaressasonmentond’unairmoqueur.—Ettul’ascrue?Mon esprit s’emballait. Patch, mon petit ami ? Pourquoi Marcie m’avait-elle menti ? Afin de me

reprendrecettechaîne?Quevoulait-elleenfaire?Toutcelaexpliquaitlesflashsquimerevenaientdèsquel’onmentionnaitsonnom,mais…Etsij’avaiseuunequelconqueimportanceàsesyeux,oùétait-ilpassé?—Qu’est-cequetupeuxmedired’autresurlui?—Jeneleconnaissaispasvraiment,maislepeuquejesavaismefilaitunetrouillebleue.Jeverraisi

jepeuxtenterdeleretrouver,maisjeneteprometsrien.Enattendant,concentrons-noussurleprincipal.Si je peux déterrer suffisamment d’informations sur Hank, nous découvrirons peut-être pourquoi ils’intéresseàtoiettamèreetaussiquelssontsesplans,pourmieuxlecontrer.C’estdansnotreintérêtàtouslesdeux.Tumarches,Grey?—Oh,jemarche,répondis-jed’unairfarouche.

Jetouchaiàpeineaupoissongrillé,maistinscompagnieàScottjusqu’àcequelesoleildisparaisse

derrièrel’horizon.Scottmeraccompagnalelongdesrochersjusqu’àlabarrièrequidélimitaitlaroutedubord demer. Il demeuraitméfiant et, à en croire ce qu’ilm’avait raconté au sujet deHank et de sesindics,jenelecomprenaisquetropbien.Jeluiproposaiderevenirlevoir,maisilrefusa.Tropd’alléesetvenuesdevantlagrotteattireraientl’attention,dit-il.Mieuxvalaitqu’ilmeretrouvelui-même.

Surlecheminduretour,j’analysaichaqueélémentrévéléparScott.Unétrangesentiments’emparaitdemoi.Ledésirdevengeance,peut-être?Oulahaine,danssapluspureexpression.Jen’avaispasencoresuffisammentdepreuvepour incriminerHank,mais j’avaispromisàScottdefairemonpossibleetdedécouvrirlefindemotdel’histoire.EtsiHankyétaitmêléd’unequelconquefaçon,jeleferaispayer.RestaitlemystérieuxPatch.UnpersonnageayantfaitforteimpressionsurMarcieetmoi-même,avant

de disparaître sans laisser de trace. Je m’imaginais mal avec un petit ami, mais j’aurais sans douteenvisagéplus facilementungentilgarçon,normal, studieux,qui rendait sesdevoirsà tempset joueraitpeut-êtredansuneéquipedebaseball.PourtantceportraitnecollaitabsolumentpasàcequejesavaisdePatch,c’est-à-direpeudechose.Deslacunesquej’allaisrapidementdevoircombler.Àlamaison,jetrouvaiunPost-itsurlecomptoirdelacuisine.MamèrepasseraitlasoiréeavecHank.

Un dîner, suivi d’un concert de l’orchestre symphonique de Portland. L’imaginer seule avec cepersonnagemeglaçaitlesang,maisScottavaitétéclair:jenedevaislaisserparaîtremessoupçonssousaucunprétexte,quecesoitdevant luioumamère.Hankpensaitavoir le jeuenmainetpour l’instant,mieux valait qu’il continue à le croire. Je devais rongermon frein enme persuadant quemamère necraignaitrien.J’hésitaisàappelerVeepour laconfondreausujetdePatch,mais jen’étaispasd’humeurpourune

confrontation. Jepréférais la laissermarinerquelque temps, afinqu’elle s’interrogeelle-mêmesur lesraisonsdemonsilence.Lorsqu’ellecommenceraitàpaniquer,elleseraitcontraintedemedirelavérité–pleine et entière, cette fois. Ses mensonges m’avaient blessée et elle avait intérêt à me fournir uneexplicationvalable.Jem’installaidevantlatéléavecunpotdeglaceauchocolatetmecollaidevantunesérie.Onzeheures

sonnèrentetjegrimpaifinalementdansmachambre.Enrangeantmesvêtements,j’aperçusunenouvellefois laplumenoiredansmontiroir.Brillanteetdouce,ellemerappelaleregarddeJev.Decenoirsidense qu’il absorbait la moindre particule de lumière. À côté de lui, dans la voiture, même sous lamenacedeGabe,jen’avaispaseupeur.Saprésencesuffisaitàmerassurer.Unesensationapaisantequej’auraisaimémettreenbouteille,afindem’enserviràloisir.Plusquetout,j’auraisaimélerevoir.

Jerêvaisdeluilorsquej’ouvrislesyeux.Ungrincements’étaitinsinuédansmonsommeiletm’avait

réveilléeensursaut.Accroupiesurlereborddemafenêtre,uneombresedessinaitsouslalumièredelalune.Lasilhouettebonditsansbruitavecl’agilitéd’unchat.Jem’assisdansmonlit,lesoufflecourt.—Chhhut,murmuraScott,ledoigtsurseslèvres.Ilnefautpasalertertamère.—Qu’est-ce…qu’est-cequetufaislà?finis-jeparbredouiller.Ilrefermalafenêtrederrièrelui.—Jet’avaisditquejereviendraissanstarder.Jemelaissai retombersurmonoreiller, lecœurbattant.Lessituationsangoissantescommençaientà

devenirunehabitude,maisj’avaisbienfaillipousserunhurlementstrident.—Tuavaisomisdepréciserquetunepasseraispasparlaporte.—Hankestici?—Non,ilestdesortieavecmamère.Jemesuisendormie,maisjenelesaipasentendusrentrer.

—Habille-toi.MonregardahurisepromenaentreScottetleréveil.—Scott,ilestpresqueminuit.—Bienobservé,Grey.Pourtagouverne,làoùnousallons,ilestbienplussimpled’entrerdenuit.Allonsbon.— Entrer ? J’imagine que là-bas non plus, on ne passera pas par la porte, répliquai-je, toujours

grognonaprèsceréveilabrupte,d’autantqueScottavaitencorequelqueseffractionsenréserve.Tandisquemesyeuxs’habituaientàcetteobscuritétrouble,jesurprissonsourire.—Onapeurdesedévergonder?—Pasdutout.Pourquoinepasétofferunpeumoncasierjudiciaire?Çan’estpascommesij’avais

l’intentiondefairedesétudes,oudetrouveruntravail,ironisai-je.Ilneréponditpas,maistraversalapiècepourjeterunœilaucouloir.—J’ailocalisél’undesentrepôtsdelaMainnoire.Tuescertainequ’ilsnesontpaslà?—Hankenpossèdesansdouteplusieurs.Ilvenddesvoitures,ilfautbienlesstockerquelquepart.Jeroulaisurlecôté,remontantmesdrapsjusquesousmonmenton,etfermailesyeux.J’espéraisqu’il

comprendrait lemessage.La seulechosequim’intéressait, c’étaitde retrouver Jevdansmon rêve.Legoûtdesonbaisers’attardaitsurmeslèvresetjevoulaisfairedurerlemoment.—Lehangarsesituedanslazoneindustrielle.Conserverdesvoituresdansunquartierpareil,c’estun

appel au vol. C’est notre occasion, Grey, je le sens. Ce qu’il planque là-bas a beaucoup plusd’importancequedesimplesvéhicules,j’ensuispersuadé.Nousdevonstrouverquoi.Nousavonsbesoind’unmaximumd’élémentscontrelui.—Pénétrerdansun lieupareffractionest illégal.SionveutcoincerHank,nousdevons le fairede

manièrelégitime.Scotts’approchademonlitetbaissalesdrapspourdécouvrirmonvisage.—Hanknerespectepaslesrègles.Sinousespéronsavoirunechance,ilfaudras’assurerquelapartie

estéquilibrée.Tun’esdoncpascurieusedesavoircequ’ilcachedanscetentrepôt?Jerepensaiàmavision,àcehangaroùj’avaisvul’angeencage…—Passijerisqued’êtrearrêtée,non,mecontentai-jederépondre.—Jecroyaisquetudevaism’aideràfairetomberlaMainnoire,ditScottens’asseyantsurmonlit.Etc’étaitbienlàleproblème.Aprèsquelquesheuresderéflexion,mesbellesrésolutionspartaienten

lambeaux.SiHankétaittelqueScottl’avaitdécrit,quepouvaientdeuxadolescentscontreunpersonnageaussidangereux?Ilnousfallaitunplanplusingénieux.—Jeveuxt’aideret j’ai l’intentiondelefaire,maisriennesertdeseprécipiter.Ilest tard, jesuis

épuisée et incapabledepenser.Retourne à ta grotte et reviens àuneheureplus raisonnable.Peut-êtrepourrais-jepersuadermamèredeleretrouveràcetentrepôtetdejeterunœilàl’intérieur.— Si je me débarrasse de la Main noire, je pourrais reprendre une existence normale, dit-il. Je

n’auraisplusàmecacher,niàfuir.Jepourraisrevoirmamère.Etlatienneseraitenfinensécurité.Jesaisqu’aufond,tusouhaitesexactementlamêmechosequemoi,murmura-t-ild’untonquinemeplaisaitguère.Ilsous-entendaitmeconnaîtremieuxquejenelepensaisetcelamemettaitmalàl’aise.Jenevoulais

pas lui laisser une telle emprise surmoi.Certainement pas àminuit passé.Et encoremoins alors que

j’étaisàdeuxdoigtsderetrouverJevdansmonsommeil.—Jeteprotégerai,reprit-ilplusdoucement,sic’estcequit’inquiète.—Commentpuis-jeenêtrecertaine?—Tune le peux pas.C’est l’occasion dememettre à l’épreuve.De voir ce dont je suis vraiment

capable.Je me mordillai la lèvre et réfléchis. Filer en douce n’était pas vraiment mon genre. Pourtant, je

m’apprêtais à faire le mur pour la deuxième fois de la semaine. Je commençais à croire que j’étaisprécisémenttoutl’inversed’unefilleraisonnable.Peut-êtrepasunesainte-nitouche,aprèstout,semblaitmurmurermonmauvaisgénie.L’idéedem’introduiredanscehangaràuneheurepareillenem’enchantaitpasparticulièrement,mais

d’unautrecôté,Scottresteraitavecmoiet,sijedésiraisunechose,c’étaitqueHankMillardisparaissedemavie.Unnéphilimétaitsansdoutecapabledetromperunoudeuxinspecteurs.Maismêmemêléàuntraficde

grande envergure,Hank ne pouvait tout demême pas échapper à toutes les autorités. Tout à coup, laperspectivedepousserlapoliceàmettresonnezdanssesaffairessemblaitunbonmoyendecontrecarrersesplans,quelsqu’ilsfussent.—Tuessûrquec’estsansdanger?Commentêtrecertaindenepassefaireprendre?—Ça fait des jours que je quadrille le périmètre. La nuit, l’endroit n’est pas gardé. Il suffira de

s’approcherdesfenêtrespourprendrequelquesphotos.Lerisqueestplutôtminime.Alors,tumarchesoupas?Jepoussaiunsoupirrésigné.—D’accord.Tourne-toi,quejepuissem’habiller.Pasquestiondelelaisserapercevoirledébardeuretlecaleçonquimetenaientlieudepyjama.—Eh,tuparlesàunmec,réponditScott,l’airamusé.Autantdemanderàungamindenepasregarder

unstanddebonbons.Ausecours!Lafossettequisecreusaitsursonmentonn’ychangeraitrien,madécisionétaitprise.Sinousdevions

agirensemble,notrerelationnepourraitêtrequeplatonique.D’unairpolisson,illevalesmainsenl’airensignederedditionetmetournaledos.Jebondishorsdu

lit, fonçai jusqu’auplacardetm’yenfermai.Derrière lesportes légèremententrebâillées, jecherchaiàtâtonsmesvêtements.J’enfilaiun jean,un tee-shirtetunevesteàcapuche.Cette fois, j’optaipourdesbaskets,redoutantlapossibilitéd’unecourse-poursuite,aucasoùl’aventuretourneraitcourt.Boutonnantmonjean,jepoussailaporte.—Tusaiscequejepense?—Quetuesmignonnequandtut’habillesdécontracté?répondit-ilenm’observantdespiedsàlatête.Pourquoifallait-ilqu’ilmesortedesrépliquespareilles?Jesentismes jouess’empourpreretpriai

pourqueScottneleremarquepasdanslapénombre.—Qu’ilvaudraitmieuxpourtoiquejeneleregrettepas,rétorquai-je.

16.

Pouruntypequicherchaitàpasserinaperçu,Scottn’avaitpaschoisiunevoiturediscrète.Sonantiquecoupé des années 1970 semblait avoir perdu son pot d’échappement. J’étais presque certaine qu’onl’entendaitpétaraderàquelquescentainesdemètresàlaronde.Entreleraffutdesontacotetnoscapuchesenfoncéessurlesoreilles,nousparaissionsplussuspects

qu’autrechose,maisScottn’avaitpasvouluendémordre.—LaMainnoireadesespionspartout,merépéta-t-ilpourlaénièmefoisenjetantunregardinquietau

rétroviseur,commepourillustrersonpropos.S’ilnousprenaitàrôderensembledanslecoin…Iln’achevapassaphrase.—Çava,j’aicompris.En dépit de mes airs bravaches, je n’étais pas tranquille. Je n’osais imaginer ce dont Hank serait

capables’ilnoussoupçonnaitdecomplotercontrelui.— Je n’aurais pas dû te conduire à la caverne. Il ferait n’importe quoi pourme retrouver. J’ai été

stupideetjet’aimiseendanger.—Ça ne fait rien, l’assurai-je,malgrémon angoisse. Tu étais surpris deme revoir et tu n’as pas

réfléchi.Moinonplus,d’ailleurs,conclus-jeavecunrirenerveux.Sij’avaisunpeudejugeote,jen’iraispasfouinerducôtédesonhangar.Etsilebâtimentétaitsousvidéo-surveillance?—Non.Àmonavis,laMainnoireneveutaucunepreuvematériellequipuissetrahirsesactivités.Des

vidéos,çatournefacilement,ajouta-t-ild’unairentendu.ScottgaralecoupésurlabergedelarivièreWentworth,souslesbranchesbassesd’unarbre.Enme

retournant,quelquesmètresplusloin,lavoituren’étaitdéjàplusvisible.C’étaitsansdoutesonintention.Nousavançâmeslelongdufleuve,sousunelunetropdiaphanepourprojeternosombresderrièrenous.Aprèsavoir traverséFrontStreet, jesuivisScottquiserpentaitentre lesvieuxhangars,auxmursde

brique hauts et étroits.L’architecte avait clairement cherché à réduire les espaces.Les ouvertures desbâtimentsétaientnoircies,condamnéespardelatôleourecouvertesdel’intérieuravecdupapierjournal.Lesorduresetlechiendentprospéraientpêle-mêledanslesfossés.—VoilàlerepairedelaMainnoire,murmuraScottendésignantunentrepôtsurquatreniveaux,pourvu

d’uneéchelled’incendiebranlanteetdefenêtresarrondies.Jel’aivuentrericiàcinqreprisesrienquecettesemaine.Ilarrivesystématiquementjusteavantl’aube,pendantquelerestedelavilledortencore.Il se gare à quelques pâtés demaisons et vient jusqu’ici à pied. Parfois, il fait deux fois le tour dupérimètrepours’assurerquepersonnenelesuit.Ettupensestoujoursqu’ilvenddesvoitures?Je devais bien l’admettre, de telles précautions pour faire l’inventaire de ses Toyota semblaient

superflues. Un atelier de démantèlement pour un trafic de pièces détachées paraissait tout aussiinvraisemblable.Jevoyaismall’undeshommeslesplusrichesetlesplusinfluentsdelavillerecouriràdepareillesmagouillespourarrondirsesfinsdemois.Non,ilsetramaitautrechose.Etlesentimentdepaniquequis’intensifiaitàchaqueinstantn’auguraitriendebon.

—Tupensespouvoirjeteruncoupd’œilàl’intérieur?demandai-je,craignantquelesfenêtresdecehangarsoientellesaussicondamnées.Nousétionsencoretroploinpourlesapercevoir.—Nousseronsbientôtfixés.Nous rasions les murs de si près que mon pull frottait contre la brique. Au coin de la rue, nous

distinguâmes les fenêtres des deux premiers niveaux, recouvertes de papier. Cependant, celles desdeuxièmeettroisièmeétagesn’étaientpascalfeutrées.—Tupensesàlamêmechosequemoi?medemandaScott,l’œilpétillantdemalice.—Ongrimpeàl’échelleetonjetteuncoupd’œil?—Exact.Ontireàlacourtepaille?—Pasquestion.C’étaittonidée.Àtoil’honneur.—Dégonflée, lâcha-t-ild’unairmoqueurmalgrélasueurquiperlaitàgrossesgouttessursonfront.

Mêmedans l’obscurité, je devrais pouvoir prendre quelques clichés corrects, ajouta-t-il en sortant unappareiljetabledesapoche.Sans un mot, nous traversâmes précipitamment la rue et nous engouffrâmes dans l’allée bordant

l’entrepôt,avantdenouscacherderrièreuncontainerpoubelleconstellédegraffitis.Pantelante,jeposailesmainssurmesgenoux.Était-celacourseoul’angoissequim’ôtaitlesouffle,jel’ignorais.Maintenantquenousétionsaupieddumur,jeregrettaisdenepasavoirattenduScottdanslavoiture.Oumêmed’êtrerestée dansmon lit.À ce stade,ma plus grande peur était queHankme surprenne. Scott était-il biencertainqu’aucunecaméradesurveillancenenousfilmait?—Alors,tumontes?J’espéraissecrètementque,commemoi,Scottseraitprêtàsedégonfleretàrebrousserchemin.—Ilsepourraitmêmequejemeglisseàl’intérieur.Àtonavis,quellessontleschancespourqu’ils

aient oublié de fermer les portes ? demanda-t-il avec un signe de tête en direction des quais dechargement.Jenelesavaispasremarquéesjusqu’àcequeScottmelesmontre.Surélevées,ellesétaientencastrées

dans un renfoncement du bâtiment. Idéal pour débarquer ou faire partir des marchandises en toutediscrétion.Devantces troisportes successives,quelquechose fit tilt.Elles ressemblaientcommedeuxgouttes d’eau à celles que j’avais vues dans cette hallucination, enfermée dans les toilettes du lycée.L’entrepôtprésentaitégalementd’étrangessimilaritésaveccetteautrevisionquim’avaitsaisie,alorsquejeme trouvaisavecJevsur lebordde la route.Descoïncidencespour lemoinscurieuses,que j’étaisincapabled’expliqueràScott.Difficiled’embrayersurunephrasecomme«J’aidéjàvucetendroitdansmatête»sanspasserpourunehystérique.Tandisquejem’interrogeaissurcessurprenantesressemblances,Scottsautasurlaplateformeenbéton

ettentalapremièreporte.—Fermée, annonça-t-il en se tournant vers le digicode.Quel est le code, à ton avis ? Sa date de

naissance?—Tropévident.—Celledesafille,alors?—Çam’étonnerait.Hankétaitsansdouteplusfinquecela.—RetourauplanA,donc.

Ilbonditets’agrippaaupremierbarreaudel’échelledesecours,dispersantunnuagederouilleautourde lui. Le métal émit un grincement plaintif, mais le mécanisme s’enclencha, libérant la chaîne, etl’échelles’abaissa.—Sijetombe,tumerattrapes,hein?lança-t-ilavantdesemettreàgrimper.Il posa prudemment le pied sur les deux premiers barreaux pour tester leur solidité. Ils semblèrent

supportersonpoids,aussireprit-ilsonascension,lentementetleplusdiscrètementpossible.Enlevoyantatteindre lepremierétage, jepris soudainconsciencededevoirmonter lagarde. Je jetaiun regardaucoindubâtiment.Devantmoi,aucroisement, l’ombredécoupéed’unesilhouettemasculineseprofilaitsurletrottoir.Jem’écartai.—Scott!soufflai-je.Mais il était déjà trop haut pour m’entendre. L’homme s’était arrêté à l’angle de l’entrepôt et me

tournaitledos.Entresesdoigtsbrillaitlalueurorangéed’unmégot.Ilsepenchaetparcourutlarueduregard. Iln’avaitpas l’aird’attendrequelqu’un.Laplupartdeceshangarsétaientdésaffectéset,passéminuit,jedoutaisquedesouvriersprennentencoreleurpausecigarette.Cetypesurveillaitlebâtiment,c’étaitcertain.PreuvesupplémentairedesactivitéssuspectesdeHank.L’hommeécrasasonmégot,consultasamontre

puisfitquelquespasdanslaruelle,désœuvrée.—Scott!sifflai-je,lesmainsenporte-voix.Onaunproblème.Il avait déjà dépassé le premier étage et s’approchait du deuxième, appareil photo en main.

Comprenantqu’ilnem’entendraitpas,jesaisisunpetitcaillouetvisaisondospourattirersonattention.Aulieudel’atteindre,leprojectilericochaplusieursfoisavecunéchométalliqueassourdissant.Jeplaquaimamaincontremabouche,osantàpeinerespirer.Scottbaissa lesyeuxetsefigea.D’un

gesteinquiet, jedésignail’angledubâtimentavantdemeprécipiterentrelemuretlabenneàordures.Parl’interstice,jevislasentinelleaccourir.Devinantl’originedubruit,ilbraquaautomatiquementsonregardsurl’échelledesecours.— Hé ! cria-t-il à Scott, en bondissant pour se lancer à sa poursuite avec une agilité dont peu

d’humainsauraientsufairepreuve.Luiaussiétaitgigantesque,untraitquiselonScottétaitcaractéristiquedesnéphils.Cedernieraccéléralacadence.Danssaprécipitation,illâchal’appareilphotoquisefracassasurle

bitume.Illuijetaunregardéperduavantdereprendresonascension.Autroisièmeétage,ilsehissasurletoitetdisparut.J’envisageai toutes lespossibilités.Lenéphil était sur ses talons,prêt à le rattraper.Qu’allait-il lui

faire ? Le forcerait-il à redescendre pour l’interroger ? L’estomac noué, je redoutais soudain qu’ilprévienneHankafinquecelui-cisechargelui-mêmedeScott.Je fis le tour du hangar et jetai des regards désespérés vers le toit pour tenter de l’apercevoir.Au

même instant, une ombre fila dans les airs, passant d’un toit à l’autre. Je clignai des yeux, tâchant dedistinguer quelque chose, lorsqu’une seconde silhouette s’élança au-dessusduvide, avecune cabrioledesplusathlétiques.J’en restai bouchebée.Scott et lenéphil sautaientdebâtiment enbâtiment. J’ignorais commentune

telle prouesse était possible et le moment était mal choisi pour se pencher sur le caractèreinvraisemblabledelasituation.Jememisàcourirendirectionducoupé,anticipantladécisiondeScott.Sinousparvenionstousdeuxàatteindrelavoitureavantquelenéphilnenousrattrape,nousavionsune

chancedenousensortir.Redoublantd’efforts,jesuivisàl’aveugletteleclaquementdeleurssemellessurlestoits.Àmi-chemin,Scottvirabrutalementsurladroiteetlenéphilluiemboîtalepas.Lebruitdeleurcourse

inouïesemblas’évanouirdanslanuit.Aumêmeinstant,uncliquetisattiramonattentionsurletrottoir.Jemebaissaietramassailesclésducoupé.Aussitôt,jecompris:Scottcherchaitàfairediversionpourmelaisserlapossibilitéd’atteindrelevéhicule.Cesdeuxnéphilsétaientrapides,beaucoupplusrapidesquemoi, et sans ce laps de temps supplémentaire, je n’avais pas la moindre chance. Mais Scott neconserveraitpassonavancebienlongtemps.Jedevaismedépêcher.Piquantun sprint surFrontStreet, je longeai ledernierpâtédemaisonsavant lavoiture.Àboutde

souffle,mavuesebrouillait.Jetouchailaportière,haletanteetcourbéeendeuxparunpointdecôté.Lesyeuxrivéssurlestoits,jeguettailemoindresignedeScottoudunéphil.Unesilhouettesejetaduhautdel’immeuble,enfaisantdegrandsmoulinetsaveclesbras.Scottatterrit

en effectuant une roulademaladroite.Derrière lui, le néphil, réussit une réception parfaite. SaisissantScottparlecol,illerelevaetluidécochaunviolentcoupdepoingàlatête.Scottchancelasansperdreconnaissance.Jecraignaiscependantqu’unseconduppercutnelelaisseK.O.Sansréfléchir,jemeglissaiàl’intérieurducoupéetdémarrai.J’allumailespharesetfonçaidroitvers

eux,lesmainscrispéessurlevolant.Pourvuqueçamarche…Scott et sonassaillant se retournèrentvers lavoiture, éblouispar lesphares.Scottmecriaquelque

chose,maisjenel’entendispas.Lenéphilhurlait, luiaussi.Àladernièreseconde,il lâchaScottpouréviterdejustesselepare-choc.Scottn’eutpascettechance.Jelepercutaietilrebonditsurlecapot.Jen’euspas le tempsdemedemander s’il était sévèrementblessé, carpresqueaussitôt, il se jeta sur lesiègepassageretclaqualaportière.—Fonce!J’écrasailapédaled’accélérateur.—C’était quoi ce délire ? hurlai-je. Tu sautais entre les toits comme si c’était une simple course

d’obstacles!—Jet’avaisbienditquej’étaispluscostaudquelamoyenne.—Peut-être,maistunem’avaispasditquetupouvaisvoler!Ettuprétendaisneplusvouloirteservir

decespouvoirs!— Disons que tu m’as fait changer d’avis, répliqua-t-il avec un sourire satisfait. Alors,

impressionnée?—Cenéphilabienfaillit’étriperetc’esttoutcequit’intéresse?—J’enétaissûr!Contentdelui, ilouvraitetfermait lepoing,l’anneaudelaMainnoireàsonmajeur.Lemomentme

parut inopportun pour exiger davantage d’explications, mais sa décision de le porter à nouveau mesoulageait quelque peu.Avec cette arme, Scott avait une chance contreHank. Et dumême coup,moiaussi.—Sûrdequoi?demandai-je,excédée.—Turougis.—Je suis à bout de souffle !Et je ne suis pas impressionnée, ajoutai-je précipitamment lorsque je

comprisoùilvoulaitenvenir.Cequetuasfait…Enfin,turéalisescequiauraitput’arriver…Tuesuninconscientetunirresponsable.Pire:tutecomportesmaintenantcommesitoutcecin’étaitqu’unevaste

blague,bafouillai-jeenécartantlesmèchesenbataillesurmonvisage.—Jeneposeraiplusdequestion,claironna-t-il,hilare.J’aimaréponse.

17.

Scottmeraccompagnachezmoi,aumépristotaldeslimitationsdevitesse.Ilsegaraavantd’atteindrela ferme,comme je le lui avaisdemandé.Durant tout le trajet, j’avais jongléentredeuxangoisses.Lapremière,c’étaitquelenéphilnousaitsuivis,endépitdesprécautionsdeScott,et laseconde,quemamère soit rentrée avant nous.Mais en trouvantmon lit vide, ellem’aurait immédiatement appelée. Àmoinsquesafureurneluiaitôtélaparole.—Ehbien,lançai-jeàScottd’unevoixblanche,onpeutdirequelasoiréeétaitanimée.Ilfrapparageusementlevolant.—Trente secondesdeplus !C’est tout ce qu’ilme fallait. Si je n’avais pas lâché l’appareil, nous

aurionsdesphotosdel’entrepôt,grinça-t-ilensecouantlatête.J’allais répliquer que s’il avait l’intention d’y retourner, il devrait trouver un autre acolyte,mais il

recouvrasoncalme.—Silegardem’areconnu,ilavertiraHank.Etmêmes’iln’apasclairementdiscernémonvisage,ila

peut-êtreaperçumacicatrice.Hanksauraaussitôtquec’étaitmoi.Etilenverrauneéquipepourratisserlesenvirons.J’aientendudirequ’ilenfermaitindéfinimentcertainsnéphilsdanssesprisonssouterraines,danslesboisoudansdesbâtimentsisolés.Onnepeutpastuerunnéphil,maisonpeutletorturer.Jevaisdevoirdisparaîtrequelquetemps.—Quellecicatrice?Scottatirasursoncol,révélantuneparcelledechairmarquéedumêmepoingferméprésentsurson

anneau. La brûlure avait cicatrisé, mais j’imaginais péniblement la douleur crue causée par une tellemeurtrissure.—LesceaudelaMainnoire.Voilàcommentilm’aenrôlédeforce.Labonnenouvelle,c’estqu’iln’a

paspenséàyincrusterdemouchard.Jen’étaispasd’humeuràplaisanteretneluirendispassonsouriretimide.—Tupensesquelegardeapuapercevoirtamarque?—Aucuneidée.—Tucroisqu’ilm’avue?—Non,réponditScottensecouantlatête.Impossiblededistinguerquoiquecesoitderrièrelalumière

desphares.J’aisuquec’étaittoiuniquementparcequej’aireconnulecoupé.Celaauraitdûmerassurer,maisj’étaisnouéeetincapabledepousserunsoupirdesoulagement.—Hankva raccompagner tamèred’uneminuteà l’autre, repritScott endésignant la route. Jevais

faireprofilbaspendantquelquessemaines.Avecunpeudechance,legarden’aurapasvumamarque.Ilm’auraprispourunpetitvoyou.—Ilsaitquetuesunnéphil.C’estcertain.Tuconnaisbeaucoupd’humainscapablesdejoueràsaute-

moutonsurdesimmeubles?EtquandHankl’apprendra,ilnecroirasûrementpasàunecoïncidence.—Raison de plus pourme cacher. Si je disparais,Hank s’imaginera que j’ai pris peur et que j’ai

quittélaville.Quandleschosesseseronttassées,jeviendraiteretrouver.Nousétablironsunautreplanettenteronsunenouvelletactique.—Etmoi,danstoutça?rétorquai-je,àboutdenerfs.C’esttoiquim’asmiscetteidéedanslatête.Tu

nepeuxpasmelaissertombermaintenant.Ilsortavecmamère!Moijenepeuxpasm’offrirleluxededéguerpir. S’il est lié à mon enlèvement, je veux qu’il paye. Imagine qu’il prépare quelque chosed’encorepire!Çan’estpasdansquelquessemaines,ouquelquesmois,quenousdevonsl’arrêter,maistoutdesuite!—Etd’aprèstoi,quivas’endébarrasser?répondit-ilfermement,maissanss’énerver.Lapolice?La

moitié des flics en service luimangent probablement dans lamain.Quant à l’autremoitié, il n’auraitaucunmalà lesmanipuler.Écoute-moi,Nora.Notrebut,c’estd’aller jusqu’aubout.Maisnousdevonsd’abordlaisserleschosessecalmeretlaMainnoirepenserqu’ilestànouveaumaîtredujeu.Onpourrapasseràl’offensiveetfrapperlorsqu’ils’yattendralemoins.—Ilestmaîtredujeu!Sasoudainerelationavecmamèren’estpasunhasard.Jedoutequ’ellesoit

uneprioritépour luimaintenantqu’il aunearméeàconstituer.Heshvandébutera lemoisprochain,enoctobre.Alorspourquoielle?Etpourquoiencemoment?Enquoipourrait-elleluiêtreutiledanssesplans?Jedoisledécouvriravantqu’ilnesoittroptard!Scottsetouchanerveusementl’oreille.—Jesavaisquejen’auraisriendûtedire.Tuvascraquer!LaMainnoires’enapercevraettefera

parler.Tuluidiraspourmoi,etpourlagrotte.—Net’enfaispasàmonsujet.Jesortisdelavoitureetrepris,avantdeclaquerlaportière:—Faislemort,siçatechante,parcequetamère,elle,necraintrien.Ellen’estpasentraindetomber

amoureusedecemonstre.Jetrouveraiunmoyendeleperceràjour,avecousanstoi!Évidemment, j’ignorais totalement comment m’y prendre. Hank s’était imposé si férocement à

Coldwater que son influence s’étendait à toute la ville. Partout, il avait des amis, des relations, desemployés. Ilpossédait les ressources financières, logistiques, jusqu’à saproprearmée.Plus inquiétantencore,iltenaitmamèredanslecreuxdesamain.

Les deux jours suivants passèrent dans un calme relatif. Fidèle à sa résolution, Scott disparut. Je

regrettais de m’être emportée. Il faisait ce qu’il avait de mieux à faire et je ne pouvais pas le luireprocher.Jel’avaisaccusédesedérober,àtort.Ilsavaitquandattaqueretquandsereplier.Scottétaitplusmalinquejenel’auraiscru.Etsurtoutpluspatient.Cen’étaitpasmoncas.J’avaistoujoursdétestéHankMillar,etmalgrémaméfiancegrandissante, je

devaisdécouvrirauplusvitesesintentions.Commeunnuagemenaçant,Heshvanapprochait,unrappelconstantdesesmanigances. Jen’étaispasencorecertainequemamère fassepartiedesonplan,maiscertainssignesm’alarmaient.IlluirestaitfortàfaireavantHeshvan,commederecruteretd’entraînersesnéphilsafindecombattrelesdéchusetleuremprisesurleursvassaux.Pourquoidoncconsacrerautantdetempsàmamère?Pourquoivouloirgagnersaconfiance?Pourquoiluitournerautour?Ce ne fut qu’en cours d’histoire, tandis que j’écoutais d’une oreille distraite les vicissitudes de la

Réformeprotestante,qu’uneidéesoudainmevint.HankconnaissaitScott.Et s’il le soupçonnait d’avoir furetédu côtéde son entrepôt, il savait aussi

qu’ilnereparaîtraitpasdesitôt.HankdevaitprévoirqueScottdisparaîtraitdelacirculation.Jamaisil

n’imagineraitqu’onreviennetraînerdanslesparagesaussivite.Jamais…

Lasoirées’écoula,tranquille.Versdixheures,mamèremesouhaitabonnenuit.Uneheureplustard,je

vissalumières’éteindre.J’attendisquelquesminutes,puisrepoussaimescouvertures.Déjàtouthabillée,j’attrapaisousmonlitunsacentoiledanslequelj’avaisglisséunelampedepoche,unappareilphotoetmesclés.JepoussailaVolkswagenlelongdenotreallée,puissurHawthorneLane,remerciantsilencieusement

Scottdem’avoiroffertunvéhiculeaussiléger.Unpick-upauraitétépluscompliquéàdéplacer.Lorsquejemefussuffisammentéloignéedelaferme,jemislemoteurenroute.Vingtminutesplustard,jeparquailavoitureprèsdel’endroitoùScottavaitgarélecoupé.Jenenotai

aucunchangement.Mêmesbâtimentscondamnés,mêmeslampadairesaveugles.Auloinuntrainémitunsifflementlugubre.Puisque le hangar de Hank était gardé, j’écartai la possibilité de m’en approcher. J’allais devoir

trouverunautremoyendejeterunœilàl’intérieur.Soudain,j’eusuneidée.Danscettejungledésaffectée,unélémentjouaitenmafaveur:l’architecture.Lesconstructionsétaienttrèsprocheslesunesdesautres.Ilmeseraitdoncfaciledesurveillerl’entrepôtdeHankdepuislebâtimentvoisin.ReprenantlecheminqueScottetmoiavionssuivi,jerejoignislerepairedeHankaupasdecourse.

Tapie dans l’ombre, je commençai par observer les alentours. L’échelle de secours avait été aussitôtretirée.Hanksemontraitprudent.Lesfenêtresdudeuxièmeétageavaientététapisséesdepapierjournal,maisonnes’étaitpasencoreoccupédutroisième.Avecuneprécisiondiabolique,touteslesdixminutes,unevigiesortaitpoursurveillerlequartier.Convaincuededisposerdesuffisammentd’informationspourpoursuivremonexpédition,jefisletour

dupâtédemaisonsetrejoignisl’arrièredubâtimentleplusproche.Dèsquelegardeeutterminésarondeetregagnélehangar,j’émergeaidel’ombreetmemisàcourir.Maiscettefois,jenemecachaipasdanslaruelleadjacente,maisdansuneautre,pluséloignée.Jegrimpaisurunepoubellepourtirerl’échelledesecours.Malgrélevertige,jen’avaispasl’intention

de laisser mes angoisses gâchermon expédition. Le souffle court, je parvins jusqu’au premier étage.J’essayaisdemepersuaderdenepasbaisserlesyeux,maislatentationfuttropforte.Jepromenaimonregarddanslaruelleencontrebas,quel’enchevêtrementdeferrailledissimulaitenpartie.Monestomacsenouaetmavuesebrouilla.Ravalantmapeur,jepoursuivismonascensionjusqu’audeuxième,puistroisièmeniveau.Lecœurau

bord des lèvres, je tentai de forcer les fenêtres. Les premières étaient solidement bloquées, mais latroisièmecédaavecungrincementsourd.Jesortismonappareiletmeglissaiàl’intérieur.Jemeredressailorsqu’unelumièrecruem’aveugla.Protégeantmesyeux,j’entendistoutautourdemoi

descorpss’agiter.Enrouvrantlespaupières,j’aperçusdesrangéesdelitsdecamp.Tousétaientoccupéspardeshommesexceptionnellementgrands.Desnéphilims.Avantd’avoireuletempsderéfléchir,unbrass’enroulaautourdematailleetm’attiraenarrière.—Vite!soufflaunevoixgrave,tandisqu’onm’entraînaitverslafenêtreparlaquellej’étaisentrée.Stupéfaite,jesentisdeuxbraspuissantsmefairepassersouslavitrejusqu’àl’escalierdesecours.Jev

metoisaitdehautenbas,leregardnoir.Sansunmot,ilmepoussaenavant.Tandisquenousdévalionsleséchelons,descrisretentirentaupieddubâtiment.D’uneminuteàl’autre,nousserionscernés.Avecuneexclamationagacée,Jevmetintserréecontrelui.

—Quoiquetufasses,surtoutnemelâchepas.J’avais à peine eu le temps de m’agripper que nous basculions dans le vide. Jev avait décidé

d’accélérerladescenteensautantpar-dessusl’échelle.Jesentisl’airfouettermonvisagetandisquelebitume se rapprochait dangereusement.Tout fut terminé avant que j’aie pu pousser un cri.Une simplesecousseetjemeretrouvaisurmesjambes.Jevsaisitmamainetm’entraînaloindel’entrepôt.—Mavoitureestgaréeunpeuplusloin.Aucoindelarue,ilmefitfranchirlecroisementetcouperparuneautreruelle.Devantmoi,contrele

trottoir,j’aperçusson4x4blanc.Ildéverrouillalesportesàdistanceetnousnousruâmesàl’intérieur.À tombeau ouvert, Jev rogna chaque virage et accéléra dans les lignes droites, jusqu’à s’assurer

d’avoir semé d’éventuels poursuivants. Enfin, il s’arrêta devant une minuscule station-service, sur laroute qui reliait Coldwater à Portland. Une pancarte « FERMÉ » pendait à la fenêtre et de faibleslumièresfiltraientderrièrelesstores.Ilcoupalemoteur.—Onpeutsavoircequetufichaislà-bas?demanda-t-ild’unevoixgraveetrageuse.—J’escaladaisl’échelledesecours,çanesevoyaitpas?répliquai-je.Avecun jeandéchiré, les genoux égratignés et lesmains entaillées, seule la colèrem’empêchait de

fondreenlarmes.—Ehbienc’estfait.Félicitations.Tuasbienfaillitefairetuer.Etnemedispasquetutetrouvaislà

parhasard.Personnenesepromènelanuitdansuncoinpareil.Tuessayaisd’entrerdansunrepairedenéphils,doncencoreunefois,jenecroispasàunecoïncidence.Quit’ademandéd’yaller?—Unrepairedenéphils?répétai-jeenécarquillantlesyeux.—Enplustufaisl’imbécile?Incroyable,s’emporta-t-ilensecouantlatête.— Je pensais qu’il s’agissait d’un bâtiment désaffecté. C’est l’entrepôt d’à côté qui grouille de

néphilims!—Lesdeuxappartiennentaumêmenéphil.Undangereuxpersonnage.L’unsertde leurreetenviron

quatrecentsdeseshommesdormentdansl’autrechaquenuit.Devinedanslequeltuastentédepénétrer?Un leurre.Évidemment,Hank n’était pas aussi imprudent.Dommage que je n’y aie pas songé vingt

minutes plus tôt. Car dès le lendemain, il déménagerait sûrement ses recrues et j’aurais perdu toutechancedesuivrecettepiste.Aumoins,jesavaismaintenantcequ’ildissimulait.Cetentrepôtservaitdecaserneàunepartiedesonarmée.—Jecroyaist’avoirditd’arrêterdechercherlesennuis,repritJev.Jecroyaist’avoirditdemenerune

vienormale,pourchanger.—Lanormalitén’apasdurélongtemps.Aprèst’avoirvu,j’airetrouvéunvieuxcopain.Unnéphilim.J’avaisparlésansréfléchir,maisquelmalyavait-ilàmentionnerScott?Après tout,enprenantma

défense,JevavaitpersuadéGabederelâcherB.J.Ilnepouvaitdonchaïrlesnéphilsàcepoint.—Quelcopainnéphil?gronda-t-il.—Çaneteregardepas.—Paslapeine.Jesais.Leseulnéphilquetuseraisasseznaïvepourconsidérercommeunami,c’est

ScottParnell.Jen’euspasletempsdedissimulermasurprise.—TuconnaisScott?

Aussicalmequemeurtrière,sonexpressionmelaissadevinerqu’ilnel’appréciaitguère.—Oùest-ilàprésent?Jesongeaiàlagrotteetàmapromessedenejamaisenrévélerl’emplacement.—Il…ilnemel’apasdit.Jel’aicroisépendantmonjogging.Nousn’avonspasparlélongtempset

n’avonspaseuletempsd’échangernosnumérosdetéléphone.—Unjogging,oùça?—En ville, répliquai-je sans difficulté. Il sortait d’un restaurant à l’instant où je passais et ilm’a

reconnue.Nousn’avonsdiscutéqu’uneminuteoudeux.—Tumens.Scottnesemontreraitjamaisaugrandjour,alorsquesatêteestmiseàprixparlaMain

noire.Jeparieraisquetul’asretrouvédansunendroitplusreculé.Danslesbois,derrièrecheztoi?—Commentsais-tuoùj’habite?demandai-je,anxieuse.—Unnéphilquin’estpasdignedeconfianceestsurtatraceet,àtaplace,çam’inquiéteraitdavantage.—Pasdignedeconfiance?Luiaumoinsm’atoutexpliquéausujetdesnéphilsetdesdéchus,ceque

tut’esbiengardédefaire!Jetâchaideretrouvermoncalme.Çan’étaitpasdeScottquejevoulaisparler,maisdenous,afindele

forcer à révéler la nature de notre ancienne relation. Depuis des jours, j’avais rêvé de le revoir etmaintenantquej’enavaisl’occasion,jenecomptaispaslalaisserpasser.Jedevaissavoircequ’ilavaitreprésentépourmoi.—Etquet’a-t-ildit?Qu’ilétaitlavictime?Quetoutétaitlafautedesdéchus?Ilpeutleurreprocher

l’existencedesarace,maisScottn’estpasunevictimeetilesttoutsaufinoffensif.S’iltetourneautour,c’estparcequ’ilabesoindetoi.Toutleresten’estqu’unefaçade.—C’estdrôle,carjusqu’ici,ilnem’ariendemandédutout.Iln’aagiquedansmonintérêt.Iltentede

m’aideràretrouverlamémoire.Oh,n’aiepasl’airsisurpris.Çan’estpasparcequetuesunsaleégoïstequelerestedumondel’estaussi.Aprèsm’avoiréclairéesur leconflitentre lesnéphilset lesdéchus,Scottm’aapprisqueHankMillarseconstitueunearméesouterraine.Çanesignifiesansdouterienpourtoi,maispourmoi,c’estd’autantplusgravequecetypesortavecmamère.Aussitôt,sonexpressionfuribondedisparut.—Qu’est-cequetuviensdedire?demanda-t-ild’unevoixmenaçante.—Jet’aitraitédesaleégoïsteetjemaintiens.Ilparutréfléchir,lesyeuxdanslevague,etj’euslanetteimpressionquemarévélationl’avaitprisde

court. La mâchoire crispée, il devenait soudain froid et terrifiant. La tension était palpable et unepuissanteémotionleparcourut.—Àquias-tuparlédemoi?—Parcequetut’imaginesquej’aiparlédetoi?—Est-cequetamèreestaucourant?insista-t-ilenmedévisageant.Jevoulaism’entirerparunepirouette,maisj’étaistropépuiséepourchercherunerépartiecinglante.—Ilsepeutquej’aiementionnétonnom.Quineluidisaitrien,d’ailleurs.Alorsnousrevoilààlacase

départ.Commentest-cequ’ons’estconnus,Jev?—Sijetedemandaisdefairequelquechosepourmoi,j’imaginequeturefuseraisdem’écouter?Je

vaisteramenercheztoi,reprit-illorsquejemetournaiverslui.Essayed’oubliercequis’estpassécesoir.Ettâchedefairecommesiderienn’était,surtoutenprésencedeHank.Neparlejamaisdemoi.

Pourtouteréponse,jeluilançaiunregardmauvaisetdescendisdelavoiture.Ilmerattrapaetsoufflad’unevoixplusdouce:—Cen’estpasuneréponse,ça.Jem’éloignaidu4x4,craignantqu’ilnem’yfasseremonterdeforce.—Jeneveuxpasrentrerchezmoi.Pasmaintenant.Depuisquetum’assauvédesgriffesdeceGabe,

j’ai envisagé tous les moyens possibles pour te retrouver. J’ai passé bien trop de temps à tenter decomprendrecommentetoùjet’avaisrencontré.Jenemesouvienspeut-êtrepasdetoi,oudecequiapuseproduiredurant lescinqderniersmois, Jev,maisçanem’empêchepasde ressentir leschoses !Etquandjet’aiaperçu,l’autresoir,j’aiéprouvéunsentimentquejen’avaisjamaisconnuauparavant.Jenepouvaispasteregardersansavoirlesoufflecoupé.Qu’est-cequeçasignifie?Pourquoineveux-tupasmerendrelamémoire?Quies-tu?Je m’immobilisai pour lui faire face. Ses yeux d’un noir intense semblaient contenir toutes sortes

d’émotions.Ladéception,ladouleur,laméfiance.—L’autresoir,pourquoim’as-tuappelée«monange»?—Sij’avaislesidéesclaires,jeteramèneraisimmédiatementcheztoi.—Mais?—Jesuistentédefairequelquechosequejevaisprobablementregretter.—Commemedirelavérité?demandai-je,pleined’espoir.Sesyeuxsombresmejaugèrent.—D’abord,jedoistemettreàl’abri.LeshommesdeMillarnedoiventpasêtreloin.

18.

Commepourluidonnerraison,uncrissementdepneusretentitderrièrenous.Hankauraitétésatisfait:seshommesn’abandonnaientpasfacilement.Jevm’attiraderrièreunmurdebriquecroulant.—Onnepourrapaslessemeravecle4x4et,mêmesic’étaitpossible,jenet’entraîneraispasdans

unecourse-poursuiteaveceux.Ilss’ensortiraientsansuneégratignure,maispas toi.Mieuxvaut tenternotrechanceàpiedetrevenirchercherlavoitureplustard.Jeconnaisunclub,pasloind’ici.Cen’estpas l’endroit lemieuxfréquentéde laville,maisonpourras’ycacher,conclut-ilenmeprenantpar lebras.—EtsileshommesdeHankfouillentceclub?Ilsseraientidiotsdenepaslefaire,carilsverrontle

4x4etcomprendrontquenousnepouvonspasêtreloin.Ilsvontmereconnaître!Àl’entrepôt,lapièces’estéclairéependantplusieurssecondesavantquetumefassesressortir.Quelqu’undanscettepiècem’aforcément aperçue. Je peux tenter de me cacher dans les toilettes, mais s’ils se mettent à poser desquestions,jenepourraipasyresterlongtemps.—Lebâtimentdanslequeltuaspénétréestréservéauxnouvellesrecrues.Ilsontseizeoudix-septans

d’âgehumainetontétérécemmentinféodés,cequisignifiepasplusd’unanchezlesnéphilims.Jesuisplusfortqu’euxetmieuxexpérimentéenmatièredemanipulationmentale.Jevaisprojeteruneillusion.S’ilsnousaperçoivent,ilsverrontuntypeavecdesjambièresencuiretuncollieràpointeetuneblondeplatineavecunbustieretdesrangers.Latêtemetournait.Uneillusion?C’étaitdoncainsiquefonctionnaientceshypnoses?Parunesorte

d’enchantement?Jevrelevamonvisageverslesien.—Tumefaisconfiance?Làn’étaitpaslaquestion.Carconfianceoupas,jen’avaispasd’autrechoix.Monuniquealternative

étaitd’affronterseuleleshommesdeHanketjen’imaginaisquetropbienl’issue.Jehochailatête.—Bon.Suis-moi.Ilmeconduisitjusqu’àunefabriquedésaffectéequiaccueillaitdésormaisuneboîtedenuitappeléele

BloodyMary. Tandis qu’il payait nos entrées, jem’habituai aux flashs du stroboscope qui crépitaientdanslasalleobscure.Lescloisonsavaientétéabattuespourélargirlapistededanse,pleineàcraquer,oùunemultitudedesilhouettessetrémoussaientaugrédelamusique.Laventilationlaissaitàdésireretuneodeurnauséabondeflottaitdansl’air,mêlantsueur,parfum,tabac

et vomis. L’âgemoyen de la clientèle était environ de quinze ans supérieur aumien et je devais êtrel’uniquepersonnehabilléeetcoifféenormalement.Lestoursdepasse-passedeJevavaientcependantdûfonctionner,cardanscetocéandechaînes,declous,decuiretderésille,personnenejetaunregarddansmadirection.

Nousnousfrayâmesuncheminverslemilieudelapisteafindenousmêleràlafouletoutengardantunœilsurlesissues.—LeplanA, c’estde rester ici jusqu’à cequ’ils arrivent !mecria Jevpar-dessus le fracasde la

musique.Ilsfinirontparabandonneretretourneràl’entrepôt.—EtleplanB?—S’ilnousrepèrent,onfileparlaportedederrière.—Commentsais-tuqu’ilyauneportedederrière?—Jeconnaisl’endroit.Jenel’affectionnepasparticulièrement,maismessemblablesl’adorent.Jepréféraisnepas imaginerquiétaient« ses semblables». Jemeconcentrai surmonobsessiondu

moment:parveniràrentrerchezmoienunseulmorceau.—Jepensaisquetupouvaismanipulertouslesbadauds,dis-jeenregardantautourdemoi.Pourquoi

ai-jel’impressionquetoutlemondenousobserve?—Parcequenoussommeslesseulsànepasdanser.Danser?Lesgensquim’entouraientsemblaienttoutdroitsortisdufan-clubdeKissetsecontentaient

deremuer la tête, lesépauleset la langue.Untypecouvertdechaînesgrimpaàuneéchelle fixéed’uncôtédumuretsejetadanslafoule.Chacunsontruc,pensai-je.—Meferez-vousl’honneur?melançaJevavecunsourireencoin.—Etsioncherchaitplutôtunmoyendefilerd’ici?Uneoudeuxsolutionsderepli?Jevsaisitmamainetm’attiraà lui,m’entraînantdansunedansequidétonnaitcomplètementavec la

musiquetonitruantequirésonnaitdanslasalle.Commes’ilpouvaitliredansmespensées,ilsepenchaàmonoreille.—Ilsnenousobserverontpaslongtemps.Ilssonttropoccupésàsavoirquiremporteraleconcoursde

lafigurelaplusextrêmedelasoirée.Essayedetedétendre.Parfois,lameilleureattaque,c’estunebonnedéfense.Moncœurs’emballa,maislamenacedesnéphilsn’yétaitpourrien.SiprèsdeJev,j’étaisincapable

de contrôlermes émotions.Sesbras étaientpuissants, son corps irradiait une chaleur rassurante. Il neportait pas de parfum, mais lorsqu’il me serra contre lui, je perçus son odeur, un mélange d’herbefraîchementcoupéeetd’eaudepluie.Etcesyeux…profonds,mystérieux,insondables.Endépitdureste,jevoulaismeblottircontreluiet…toutoublier.—C’estmieux,memurmura-t-il.Avantquej’aiepuréagir,ilmefittournersurmoi-même.Jamaisjen’avaisdansécommecela,etses

talentsmesurprenaient.Sespasetsonassuranceévoquaientuneépoqueetdeslieuxdifférents.Ilétaitsûrdelui,élégant…suaveetsexy.—Arrêteoutuneseraspluscrédibleavectesjambièresencuir,ironisai-jelorsqu’ilmerattrapa.—Continuecommeçaetc’esttoiquifinirasdanslesjambières.Il ne se départissait jamais de son sérieux,mais je devinais le ton amusé.Aumoins, l’un de nous

trouvaitçadrôle.—Commentçamarche,cetteillusion?Commeunenvoûtement?—C’estunpeupluscompliquéqueça,maislerésultatestlemême.—Tupourraism’apprendre?—Jepourraist’apprendretoutcequejesais,maisçanousdemanderaitdelonguesheuresentête-à-

tête.N’étantpascertainedusous-entendu,j’insistai:—Onpourraitfaireensortequeleschosesrestent…professionnelles.—Parlepourtoi,répondit-ildecemêmetonneutre.Ilpressaitsamainaucreuxdemondos,meserracontreluietjeprisconsciencedemonembarras.Je

medemandaisi,parlepassé,notrerelationavaitprovoquéautantd’étincelles.Cetteimpressionbrûlante,vive,intenseetimprudentedejoueraveclefeum’avait-elletoujoursrongéelorsquejemetrouvaisprèsdelui?Craignantquelaconversationnedérape,j’appuyaimajouecontresapoitrine.J’étaisconscientedes

risques.Cegarçonrespiraitledanger.Soussesdoigts,toutmoncorpsfrémissait,commeparcourud’unesensation aussi nouvelle que fascinante. Mon côté raisonnable cherchait à analyser ces émotions, àdisséquercetteattirancedemanièrerationnelleetcomplexe.Maismoninstinctselassaitdela logiquequimepoussaitàtournerenrond,ressassantmonamnésie.Suruncoupdetête,jedécidaidemelaisseraller.Peu à peu, je permis à Jev de venir à bout demes réticences. J’ondulais et tanguais au gré de ses

mouvements.Unedoucechaleurm’enveloppait,l’ambianceenfuméem’entêtaitetlascènemeparuttoutàcoup irréelle, comme pourmieuxme convaincre que plus tard, si je devais la regretter, il serait plussimple de croire que j’avais rêvé.Là, prise au piège de ce club, de son regard, il devenait facile desuccomber.Salèvreeffleuramonoreille.—Àquoitupenses?Jefermaibrièvementlespaupièresetm’imprégnaidel’atmosphère.Àcette tiédeurquim’envahit.À l’impressionquechaquemillimètredemapeaus’anime,vibreet

s’emballequandjesuisprèsdetoi.Unsourireirrésistiblesedessinasurseslèvres.—Hmmm.Lesjouesenfeu,jedétournaileregard,cherchantàcachermonembarrasderrièredel’agacement.— Comment ça, « hmmm » ? Ça t’arrive d’employer des mots de plus de deux syllabes, ou ton

vocabulaireestvéritablementaussilimité?Çafaitpresque…primaire.—Primaire?s’esclaffa-t-il.—Tuesinfernal!—MoiJev,toiNora.—Arrête!grondai-je,manquantmalgrémoid’éclaterderire.—Puisqu’onresteaustadeprimaire,tusensbon.Il se rapprocha et j’eus brusquement conscience de sa taille, de sa poitrine qui se soulevait à

intervallesréguliers,delasensationbrûlantedesapeaucontrelamienne,commeunedéchargeélectriquequimeprocuraunfrissondeplaisir.—Ças’appelleprendreunedouche,répondis-jedutacautac,avantdem’interrompre.Messouvenirsétaienteneffervescence.Priseaudépourvu,j’étaisenproieàuneétrangeetpuissante

impressiondedéjà-vu.—Tusais:savon,shampooing,eauchaude,ajoutai-jedistraitement.

— Toute nue. Oui, je connais le principe, souffla Jev, tandis qu’une expression indéfinissabletraversaitsonregard.Àcourtd’arguments,jetentaid’allégerl’atmosphèreparunéclatderire.—Est-cequetuflirteraisavecmoi,parhasard?—Qu’est-cequitefaitdireça?— Je ne te connais pas suffisamment pour en être certaine, répondis-je d’une voix qui se voulait

détachée.—Alorsilvafalloirremédieràcela.Doutanttoujoursdesesintentions,jem’éclaircislagorge.Cepetitjeupouvaitcontinuerlongtemps.—Donc,pourmieuxséduirelesfilles,tulesembarquesdansdescourses-poursuites?—Non,jetenteplutôtça.Ilmefitbasculerenarrièrepuismeredressalentement,jusqu’àcequemoncorpssoittoutcontrele

sien. Dans ses bras, je me sentais fondre et j’abaissai ma garde tandis qu’il m’entraînait dans cettecadence langoureuse.Soussesvêtements, jedevinais lesmusclescontractés.Sans jamaismelâcher, ilmeguidait,memenaitlàoùillevoulait.J’avaislesjambesencoton,maiscen’étaitpasdûàladanse.Lorsquemonsoufflesefiterratique,je

susque jem’aventuraissurun terrainminé.Sa jambefrôla lamienne.Siprèsde lui,aucontactdesapeau, nos regards se croisaient dans le noir et mes sensations, cette douceur enivrante, devenaientgrisantes.Soudainperturbéeparcetteeuphorie,jemedégageailentement.— Je… je n’ai pas la silhouette adéquate, prétextai-je en désignant du menton une jeune femme

pulpeusequisedéhanchaitprèsdemoi.Pasdeformes.—Tumedemandesmonavis?rétorquaJevensoutenantmonregard.—Celle-là,jel’aibiencherchée,murmurai-jeenrougissant.Il se pencha vers moi et je sentis son souffle contre ma peau. Ses lèvres effleurèrent mon front,

caressantescommeuneplume.Jefermailespaupières,réprimantledésirabsurdequesabouchetrouvelechemindelamienne.Jev, voulais-je articuler, mais son nom resta prisonnier de ma gorge. Jev, Jev, Jev, scandai-je en

silence,aurythmedesbattementsdemoncœur,jusqu’àcequemalitaniemetournelatête.L’infimeespacequiséparaitseslèvresdesmiennesm’obsédait,commeuninterditquiattendaitd’être

franchi. Il était siproche…etmoncorps répondaitausiend’une façonquime fascinaitautantqu’ellem’effrayait.Jepatientai,blottiecontrelui,lesoufflecourt…Brusquement,iltressaillit,creusantirrévocablementl’écartentrenous.Jemereculaietlecharmefut

rompu.—Onadelavisite,medit-il.Jem’apprêtaisàmedégagercomplètement,maisilmeretint,m’obligeantàpoursuivrelamascarade.—Restecalme,murmura-t-il.Rappelle-toi,s’ilsteregardent,ilneverrontquedescheveuxblondset

desrangers.Ilsneremarquerontpastavéritableapparence.—Est-ce qu’il ne s’attendent pas à ce genre demanipulations ? demandai-je, tentant d’apercevoir

l’entrée,cachéederrièreplusieurstypesimmenses.J’ignorais si les hommesdeHank semêlaient à la foule ou se contentaient de l’observer depuis la

porte.

—Ilsn’aurontpasaperçumonvisage,maisenmevoyantsauterdutroisièmeétage,ilsaurontdevinéque je ne suis pas humain. Ils cherchent un type avec une fille, mais ce ne sont pas les couples quimanquent,ici.—Qu’est-cequ’ilsfont?insistai-je,toujoursincapablededistinguerl’entrée.—Ilsjettentunœil.Continueàdanseret,surtout,neregardepasdeleurcôté.Ilssontquatreetilsse

dispersent, grinça Jev.Deux se dirigent par ici. Je crois qu’on est repérés. LaMain noire les a bienformés.Jen’avaisjamaisvudenéphilsaussijeunesaptesàperceruneillusion,maisondiraitbienqu’ilsvontréussir.Avanceverslestoilettesetfileparlaporte,auboutducouloir.Dépêche-toi,maisnecourspaset,surtout,neteretournepas.Siquelqu’unessaiedet’aborder,ignore-leetnet’arrêtepas.Jevaistenterdelesbernerpourgagnerdutemps.Jeteretrouvedanslaruelled’icicinqminutes.Jevpartitdesoncôtéetmoidumien,lecœurserré.Jefendislafoule,lesmainsrenduesmoitespar

l’angoisse et l’insupportable chaleur qui régnait dans la salle. Je suivis le corridor en direction destoilettes qui, à en juger par les mouches et l’odeur nauséabonde, étaient tout sauf propres. Plusieurspersonnespatientaientetjedusmefaufilerdanslaqueue,bredouillantquelquesmotsd’excuse.CommeJevl’avaitprédit,uneporteapparutauboutducouloir.Jesortisetmemisàcourir.Iln’était

guèreprudentd’attendreàdécouvertetjecomptaismecacherderrièreunepoubellejusqu’àcequeJevreviennemechercher.Maisàpeinequelquessecondesplustard,j’entendislaporteserouvrir.—Parici!criaunevoix.Elleessayedefiler!Jemeretournaibrièvementetaperçuslesnéphils.Aussitôt,jeprislafuite.J’ignoraisoùj’allais,mais

Jevdevraitmerejoindreparunautremoyen.Jedétalailelongdelarue,endirectiondel’endroitoùnousavionsgaréle4x4.J’espéraisqu’ilauraitlaprésenced’espritdemeretrouverlà-bas.Mais lesnéphilsétaient trop rapides. J’avaisbeaugaloper leplusvitepossible, je lesentendais se

rapprocher. Pour eux, tout était plus facile, réalisai-je dans un moment de panique. Alors qu’ilss’apprêtaientàm’attraper,jefisvolte-face.Lesdeuxnéphilsralentirent,méfiants.Jelesobservail’unaprèsl’autre,àboutdesouffle.Jepouvais

reprendremacourse,maisjesavaisquejenepourraisleuréchapper.JepouvaistenterdemedéfendreoupousserdeshurlementsstridentsenespérantqueJevm’entendrait.Maistoutsemblaitperdud’avance.—C’estelle?demandalepluspetitdesdeux.Jecrusreconnaîtreunaccentanglais.Ilmedévisageaitd’unairsuspicieux.—C’estbienelle,confirmal’autre–unAméricain.Ellecréeuneillusion.Concentre-toisurundétail

àlafois,commenousl’aapprislaMainnoire.Sescheveux,parexemple.Lepetitmefixaavecunetelleintensitéqu’ilsemblaitcapabledevoiràtraversmoi.—Çaalorss’exclama-t-ilaprèsquelquesinstants.Unerousse,hein?Jetepréféraisblonde.Avecunerapiditéinouïe,ilsseruèrentsurmoietmesaisirentviolemmentparlesbras.—Qu’est-cequetufabriquaisàl’entrepôt?demandaleplusgrand.Commentl’as-tudécouvert?—Je…,balbutiai-je.Maisj’étaistropterrifiéepourinventeruneexcuseplausible.Sijereconnaissaism’êtreintroduitedans

leurrepaireparerreur,ilsnemecroiraientjamais.—T’asperdutalangue?crachalepluspetitenmecaressantlementon.J’eusungestederecul.—Ondevraitlaramenerjusqu’auQ.G.,suggéral’autre.LaMainnoirevoudrasansdoutel’interroger.

—Ilsneserontpasde retouravantdemain.Onpourraitpeut-être lui soutirerquelques informationstoutdesuite.—Etsiellerefusedeparler?Lepetitsepourléchaleslèvres,unelueurterrifiantedansleregard.—Onferaensortequ’ellecause.—Elleleurdiraittout,objectal’autre.—Alorsoneffacerasamémoireunefoisqu’onsauracequ’onveut.Elleneserendracomptederien.—Nousnesommespasassezpuissantspourça.Mêmesionparvenaitàensupprimerunepartie,çane

seraitpassuffisant.—Etsionessayaitledémonium?proposalepetitd’unairilluminé.—Ledémoniumestunmythe.LaMainnoireaétéclairesurcepoint.—Tucrois?Silesangespossèdentcegenredepouvoirs,ilseraitlogiquequelesdémonsdel’enfer

enaientautant.Tuvoisçacommeunmythe,pourmoic’estunemined’or.Imaginedequoinousserionscapablessinousmettionslamaindessus.—Mêmesiledémoniumexiste,onnesauraitpasoùletrouver.Lepetitsecoualatête,agacé.—T’esunvraiboute-en-train,toi,hein?Bon.Ilfaudraaccordernosversions.Ceseranotreparole

contre la sienne.D’abord, on l’a poursuivie depuis l’entrepôt, ensuite, on l’a retrouvée dans ce club,poursuivit-ilenénumérantlesfaitssursesdoigts,etpendantqu’onlaramenaitaurepaire,elleapaniquéetnousa toutbalancé.Ellepourra racontercequ’elleveut.Étantdonnéqu’ellea réussiàs’introduiredanslehangar,laMainnoirepenseraqu’ellement.Leplusgrandneparutguèreconvaincu,maisn’objectapas.— Toi, tu viens avec moi, grogna le petit en m’entraînant dans un passage exigu entre les deux

bâtimentsderrièrenous.Ilseretournaverssonacolyte.— Toi, reste ici et assure-toi que personne ne nous surprenne. Si on arrive à lui tirer quelques

informations,çapourraitmêmenousrapporterquelquesprivilèges.Onprendraitdugrade.Jemefigeai,effrayéeàl’idéedemeretrouverseuleaveccemalade.Maisd’unautrecôté,jen’étais

pasdetailleàaffronter lesdeux.Lasituationpourrait tourneràmonavantage.J’espérais,mêmesi leschancesétaientminces,pouvoirlecontrer.Jelaissailenéphilmetraîneràl’autreboutdel’allée,priantpourquemonplanfonctionne.—Tucommetsunegraveerreur,luidis-je,d’untonaussimenaçantquepossible.Jesuisiciavecdes

amis.Etilsmecherchentsansdouteencemomentmême.Ilretroussasesmanches,découvrantdesmainsauxbaguespointues.Jesentismoncouragefaiblir.—ÇafaitdessemainesquejesuisauxÉtats-Unis,qu’onmeréveilleàl’aube,qu’untyranmemèneà

labaguetteetqu’onm’enfermedansunbaraquementlanuit.Aprèssixmoisd’unevieaussirude,laisse-moitedirequejevaisapprécierdepouvoirmedéfouler,conclut-ilenpassantsalanguesurseslèvres.Ohoui,majolie,jevaismefaireplaisir.—Tum’ôteslesmotsdelabouche,grinçai-jeenenvoyantmongenouentresesjambes.Jesavaisqueladouleurnel’immobiliseraitpasentièrement,maisjenem’attendaispasàcequ’ilse

lanceaussitôtàmapoursuite,nelaissantéchapperqu’ungrognementplaintif.

En le voyant se précipiter vers moi, je saisis un morceau de bois à mes pieds. Les clous quidépassaientdesonextrémitéenfaisaientunearmeredoutable.Maislenéphilconsidéral’objetd’unœilmoqueur.—Vas-y,cogne.Çanemeferarien.J’agrippaimonbâtoncommeunebattedebaseball.—Tun’auraspeut-êtrepasdecicatrice,maiscrois-moi,tuvaslesentirpasser.Il feinta à droite,mais jem’y attendais. Lorsqu’il bascula surma gauche, je frappai de toutesmes

forces.Unbruitatroceprécédasoncridedouleur.—Tuvasmelepayer.Soncoupdepiedmesurpritetilmedésarmaavantquej’aiepuréagir.Ilmeprojetaausoletmaintint

fermementmesbrasau-dessusdematête.—Lâche-moi!hurlai-jeenmedébattantsoussonpoids.—Pasdeproblème,majolie.Dis-moisimplementcequetufichaisdansnotrerepaire.—Lâche-moi!—Ellet’ademandédelalâcher.Ausond’unevoixinconnue,lenéphileutungesteagacé.—Quoiencore?brailla-t-ilenseretournant.—C’étaitunerequêteassezbasique,observaJevavecunterriblesourireencoin.—Commetulevois,monpote,jesuisoccupé,aboyalenéphilavecunregardversmoi.Alors,siça

net’ennuiepas…—Ilsetrouvequesi.Jevsaisitlenéphilparlesépaulesetleplaquacontrelemur.D’ungestevif,illuibroyad’unemainla

trachée.—Présente-luitesexcuses,siffla-t-ilavecunsignedetêtedansmadirection.Levisagecramoisi,lenéphiltentadeluifairelâcherprise.Ilouvraitetfermaitlabouchecommeun

poissonhorsdel’eau,cherchantvainementl’oxygène.—Dis-luique tu regrettes,ou jem’arrangepourque tun’aiesplus rienà raconterpendantquelque

temps.Desamainlibre,Jevtirauncouteauàcrand’arrêtetjecomprisqu’ilmenaçaitdeluicouperlalangue.

J’étaishorrifiée,maispasvraimentcompatissante.—Alors?Qu’est-cequetuchoisis?L’autrenousobserval’unaprèsl’autre,leregardmeurtrier.Savoixfurieusepénétramapensée.Pardon.—Çan’estpasdigned’unOscar,maisçaira,conclutJevavecunsourirevicieux.Ehbien,tuvois,ça

n’étaitpassidifficile!Lenéphilselibéraetmassasagorgemeurtrie.—Onseconnaît?Tuesunange–avecuneforcepareille,c’estobligé.Tuasdûtomberdehaut,mon

vieux.Unarchange,peut-être?Maiscequejeveuxsavoir,c’estsions’estdéjàcroisés.C’étaitunpiège.Lenéphilcherchaitunmoyenderetrouversatrace,plustard.MaisJevnemorditpas

àl’hameçon.

—Pasencore,maisjevaisfairederapidesprésentations,répliqua-t-ilenenvoyantlepoingdanssescôtes.Lesyeuxetlaboucheparfaitementronds,sonadversairetombaàgenouxetneserelevapas.Jevsetournaversmoi.Jecraignaisqu’ilmereprochedenepasl’avoirattendudanslaruelle,comme

ilmel’avaitdemandé,maisilsecontentad’essuyermajouepleinedepoussièreetdereboutonnerlehautdemablouse.—Est-cequeçava?murmura-t-il.Jehochailatête,maisj’étaisauborddeslarmes.—Allons-nous-en,souffla-t-il.Pourunefois,jeneprotestaipas.

19.

Jevétaitauvolant.Latêteappuyéecontrelavitre,jenedisaisrien.Ilempruntalespetitesroutes,lesitinéraireslesmoinsfréquentés,maisjedevinaipeuàpeunotredestination.Aprèsquelquesdétours,jereconnusl’environnement.Devantnous,immenseetsquelettique,sedressaitl’entréeduparcd’attractionsdeDelphic. Jev gara le 4 x 4 dans le parking désert.Quatre heures plus tôt, il aurait été difficile detrouveruneplacesiprèsdesgrilles.—Quefait-onici?demandai-jeenmeredressantsurmonsiège.Ilcoupalemoteuretmeregarda,unsourcillevé.—Tuvoulaisdiscuter,non?—Oui,maiscetendroitest…Vide.—Tuhésites encore àme faire confiance, répliqua-t-il avecun sourire amer.Pourquoi ai-je choisi

Delphic?Parcequejesuisungrandsentimental.Jenesaisispasl’allusion,maislesuivistoutdemêmejusqu’auxportes,qu’ilfranchitsansdifficulté

ensautantpar-dessuslagrilleavantdel’entrouvirdel’intérieurpourmepermettredepasser.—Onnerisquepasd’ennuis?Questionidiote.Sinousnousfaisionsprendre,nousaurionsévidemmentdegrosproblèmes.MaisJev

semblaitsavoircequ’ilfaisait.Au-dessusdulampadaire,j’aperçuslasilhouetted’unemontagnerusse.Uneimages’imprimadansmatête.Jemevisprojetéehorsdumanègeettombantdanslevide.Jechassaiaussitôtcettevision,convaincuequelevertigemejouaitdestours.Chaqueminute qui passaitme rendait plus nerveuse. Jevm’avait sauvé lamisepar deux fois,mais

était-il pour autant judicieux de me retrouver seule avec lui dans un lieu désert ? Cependant, laperspectived’obtenirenfindesréponsesm’attiraitcommeunaimant.Ilm’avaitpromisunediscussionetlatentationétaittropforte.Il ralentit et s’engagea sur un petit sentier menant à un abri de service, plongé dans l’ombre des

montagnesrussesd’uncôté,etcelled’unegranderouedel’autre.Cettecabanedélabréenerisquaitpasd’attirerl’attentiondesvisiteurs.—Oùsommes-nous?—Chezmoi.Chez lui?Était-ceune tentatived’humour,oubien leminimalismearchitecturalavait-ilprisun tout

nouveausens?—Charmant.—J’aisacrifiélestyleàlasécurité,répondit-ild’unairmalicieux.Dubitative,j’observailapeintureécaillée,letoitdeguingois,lesmursbranlants.—Lasécurité?Mêmemoijepourraisdéfoncerlaporteàcoupsdepied…

—Lesarchangesnepeuventpass’approcherd’ici.Le mot me replongea dans une atmosphère dérangeante. Celle de ma dernière vision. Aide-moi à

trouverunechaîned’archange,avaitdemandéHank.Lacoïncidencemefitfrémir.Queconnaissais-jedecesêtresmythiques?Jevintroduisitsaclédanslaserrureetmelaissafranchirleseuil.—Quand comptes-tum’en dire plus au sujet de ces archanges ? lançai-je d’un air désinvolte pour

mieuxmasquermonmalaise.Combienexistait-ild’anges,exactement?—Toutcequetudoissavoirc’estquepourl’instant,ilsnesontpasdenotrecôté.—Maisilsepourraitqu’ilschangentd’avis?insistai-je,sentantsontonprudent.—Jesuisunéterneloptimiste.Jefranchisleseuildelacabane,certainequ’ellerenfermaitquelquessecrets.Lamoindrerafaleaurait

euraisondemurssifrêles.Leplanchergrinçasousmonpoidsetuneodeurdemoisirégnaittoutautourdemoi.L’endroitétaitexigu,sansdoutemoinsd’unequinzainedemètrescarrés,etdépourvudefenêtres.Jevlaissalaporteserefermer,nousplongeantdansuneobscuritétotale.—C’esticiquetuvis?demandai-je,caruneconfirmations’imposait.—Ehbien,c’estplusuneantichambre…Sansautreformed’explication,iltraversalapièce.Ungrincementindiquaqu’ilouvraituneporteet,

lorsqu’ilm’appela,savoixmeparutpluslointaine.—Donne-moilamain.Courbée en deux, jem’avançai à pas prudents dans le noir, jusqu’à ce qu’il agrippemes doigts. Il

semblaitsetenirencontrebasd’unespaceencastrédanslesol.Sesmainsglissèrentversmatailleetilmefitdescendre.Nousétionsau sous-sol.Faceà lui, sans levoir, jepercevais sa respiration, calmeet régulière.La

miennel’étaitnettementmoins.Oùm’emmenait-il?—Qu’est-cequec’estquecetendroit?soufflai-je.—C’estunréseaudetunnelsquiserpentesousleparc.Strateaprèsstrate,cen’estqu’ungigantesque

labyrinthe.Avant, les anges n’approchaient pas les humains.Reclus, ils demeuraient près des côtes ets’aventuraientuniquementdanslesvillesdurantHeshvan,pourhabiterlescorpsdeleursvassaux.Deuxsemainesde«vacances»,aucoursdesquelscesvillessetransformaiententerraindejeux.Ilsyfaisaientce qu’ils voulaient, pillaient et s’emparaient des biens des néphils. À l’époque, ces falaises étaientéloignéesdetout,maisparprécaution,lesdéchusavaientbâtiunecitésouterraine.Ilssavaientqu’avecletemps,leschoseschangeraient.Etilsavaientraison.Leshumainssesontétendusetleslimitesentreleurterritoireetceluidesdéchussontdevenuesplusfloues.Pourmieuxdissimulerleurrepaire,lesangesontérigéleparcdeDelphicàlasurface.Etl’argentqu’ilgénéraitleurpermettaitdesurvivre.Savoixmesurée,posée,nerévélaitriendecequ’ilpensaitdetoutcela.Jenesavaisquoiluirépondre.

Sonrécitsonnaitcommeuncontedefées,étrangeetsombre,quiseracontaitauxfrontièresdusommeil.J’avaisl’impressiondeflotterdansunrêveimprécis,flou,maispourtantbienréel.Jev disait la vérité, cela ne faisait aucun doute. Non seulement sa version des faits concernant les

déchus et les néphils corroborait celle de Scott, mais chacun de ses mots semblait éveiller dans mamémoiredesfragmentsdesouvenirsquej’avaiscruperdusàjamais.— J’ai failli t’amener ici, un jour, poursuivit-il. Mais ce néphil, dans le repaire duquel tu t’es

introduitecesoir,m’enaempêché.Riennem’obligeaitàmemontrerfranche,maisjedécidaidecourirlerisque.—JesaisquetufaisréférenceàHankMillar.Etc’estàcausedeluiquej’aicherchéàpénétrerdans

cet entrepôt. Je voulais découvrir ce qu’il y cachait. Scott disait que si nous parvenions à déterrersuffisammentdechosessursoncompte,nouspourrionsdevinersesplansettrouverunmoyendel’arrêter.Jecrusliredelapitiédanssonregard.—Nora,Hankn’estpasunnéphilordinaire.—Jen’endoutepas,Scottm’atoutraconté.Hankseconstitueunearméeafinderenverserlesdéchus

et de les empêcher de prendre possession des néphils. Je sais que c’est un homme de pouvoir etd’influence.Cequejenecomprendspas,c’estcequetuviensfairedanstoutecettehistoire.Quefaisais-tudanscetentrepôtcesoir?Ilneréponditpasimmédiatement.—Hanketmoiavonsunarrangement.Iln’estpasrarequejeluirendedepetitesvisites.Malgrémasincérité,Jevdemeuraitdélibérémentvague.Rechignait-iltoujoursàmedirelavéritéou

cherchait-ilàmeprotéger?Ilpoussaunlongsoupir.—Ilfautqu’onparle.Ilmepritpar lecoudeetm’attiraaucœurde l’obscuritéparfaitequi régnaitdans le souterrain.Au

détourdeplusieurscorridors,nousnousenfoncionsdeplusenplusprofondémentdanslesous-sol.Enfin,ilsebaissapourramasserquelquechose.Jereconnuslecraquementd’uneallumetteetlevisapprocherlaflammed’unebougie.—Bienvenuechezmoi.Aprèslenoirleplustotal,lachandelleoffraituneclartésurprenante.Nousnoustrouvionssurleseuil

d’unimmensevestibule taillédanslegranit,quiouvraitsurunevastepièce,elleaussicreuséedanslaroche. Des tapis de soie aux teintes sombres et monochromes ornaient les sols. Les meubles, épars,étaientdestylecontemporain,auxlignesépuréesetesthétiques.—Waouh.—J’amène rarementdumonde, ici.Cen’est pasun endroit que j’aimepartager avec les autres. Je

préfèrel’intimitéetlasolitude.Danscettegarçonnièresouterraine,Jevjouissaitclairementdesdeux.Àlalueurdelabougie,lesmurs

noirsscintillaient,commeincrustésdediamants.JepoursuivisnonchalammentlavisitetandisqueJevfaisaitletourdelapiècepourl’éclairer.—Lacuisineestsurlagauche,indiqua-t-il.Lachambre,aufond.—Voyons,Jev,serait-ceuneinvitation?dis-jeencroisantsonregardsombre.Jecommenceàpenser

quetuessaiesdem’entourlouper.Jepromenaimondoigtsurl’uniqueantiquitédumobilier,unepsychéenargent,qu’onauraitcrusortie

d’unchâteaumédiéval.Mamèreauraitétéimpressionnée.Jev se laissa tomber sur le canapé en cuir noir d’inspiration art déco, et allongea les bras sur le

dossier.—S’ilyaentourloupe,çanevientpasdemoi.—Ahnon?Etdequidonc,alors?Jelesentismedévorerdesyeuxtandisquejetraversaislesalon.Sansjamaisciller,ilmedéshabilla

duregardetundouloureuxfrissonmeparcourut.Unbaisern’auraitpasétéplusbrûlant.Réprimantlasensationfébrilequ’ildéclenchaitenmoi,jem’arrêtaidevantunetoileimpressionnante.

Unehuiledontlescouleursflamboyantesaccentuaientlaviolencedusujet.—LaChutedePhaéton,commenta-t-il.Ilétaitlefilsd’unemortelleetd’Hélios,ledieusoleil,qui

s’élançaitchaquejoursursoncharàtraversleciel.Phaétonpersuadasonpèredelelaisserprendrelesrênes, alors qu’il ne possédait ni la force, ni les capacités nécessaires pour dompter l’attelage.Naturellement,leschevauxs’emballèrentetlecharretombasurterre,embrasanttoutsursonpassage.Ils’interrompit.—Tuesconscientedel’effetquetumefais,non?—Tuessaiesdemetaquiner.—J’adoretetaquiner,c’estvrai.Maissurcertainssujets,jeneplaisantejamais.Oubliantsonhumour,ilretrouvatoutàcoupsonsérieux.Prisonnièredesonregard,j’acceptaipeuà

peu l’évidencedouloureuse. Jevétaitunangedéchu. Il irradiaitune forcehorsducommun, infinimentplus imposante et plus incisive que celle de Scott. Il suffisait qu’il apparaisse pour que l’atmosphèredevienne électrique. Chaque atome de mon corps guettait sa présence, réagissant au moindre de sesmouvements.— Je sais que tu es un déchu, déclarai-je prudemment. Tu fais partie de ceux qui contraignent les

néphilimsàleurprêterallégeance.Danscetteguerre,Scottesttonennemi,c’estnormalquetuteméfies.—Tucommencesàtesouvenir.—J’ensuisloin.Situesundéchu,quelgenred’accordpeux-tuavoiravecHank,lechefdesnéphils?

N’êtes-vouspascensésêtredesadversaires?Ma voix paraissait plus assurée que je ne l’étais. Au fond, j’ignorais comment réagir. Jev était un

déchu, et donc un dangereux personnage. Et à l’instant où cette brutale révélation menaçait de toutrenverser,jeréalisaissoudainquequelquesmoisauparavant,j’avaisdéjàappristoutcela.Sij’avaispul’accepteralors,jelepouvaisànouveauaujourd’hui.Unefoisdeplus,ilmelançaunregardapitoyé.—AusujetdeHank…,reprit-ilenpassantunemainlelongdesamâchoire.—Ehbien?J’attendais,sanscomprendrecequ’ilsemblaitréticentàm’avouer.Ilparutsoudainsinavréquejeme

préparaiaupire.Jevselevaetvints’appuyercontrelemur.Ilretroussasesmanchesetbaissalatête.—Jeveux toutsavoir, insistai-je.Àcommencerpar toi. Jeveuxmerappelernotrepassé.Comment

noussommes-nousconnus?Qu’étions-nousl’unpourl’autre?Aprèsça,jetedemandedemerévélertoutcequetusaisdeHank,mêmesitucrainsmaréaction.Aide-moiàmesouvenir.Jenepeuxpascontinuercommeça.Jenepourraipasavancertantquejen’auraipasprisconsciencedecequej’ailaisséderrièremoi.Etjen’aipaspeurdelui,ajoutai-je.—Ehbien,moij’aipeurdecedontilestcapable.Ilneconnaîtaucunelimite,nereculedevantrien.

Pire,onnepeutpasluifaireconfiance.Àaucunsujet.Ilhésita.—Jeserai franc.Je tedirai tout,uniquementparcequeHankm’adoublé.Tun’espluscenséefaire

partiedecettehistoire.J’aifait toutmonpossiblepourt’épargner.Hankm’avaitdonnésaparolequ’ilgarderaitsesdistancesavectoi.Imagineunpeumasurpriseenapprenantcesoirqu’ilfaisaitdesavancesà ta mère. S’il est revenu dans ta vie, ce n’est pas par hasard. Ce qui signifie que tu es en danger.

Puisqu’onrepartàzéro,touttedirenechangerarienàlasituation.Monpoulss’accélérait,àmesurequelamenaces’intensifiait.Hank.Toutserapportaittoujoursàlui.—Aide-moiàretrouverlamémoire,Jev.—Tuescertainequec’estcequetuveux?Ilcherchamonregard,mettantmadéterminationàl’épreuve.—Oui,affirmai-jed’untonplusdécidéquejenel’étaismoi-même.Jevs’inclina sur lecanapé.Lentement, ildéboutonnasachemise.Surprise, j’écoutai cependantmon

instinct et attendis. Il enveloppa ses genoux de ses bras et baissa la tête, révélant ses épaules nues.L’espace d’un instant, je crus reconnaître le Phaéton du tableau, chaque muscle, chaque ligamentparfaitementdessiné, sculpté. Je fisunpasvers lui,puisunautre.La lueurvacillantede la flammeseréfléchitsursapeau.Jeretinsmonsouffleenapercevantdeuxlacérationsquimarquaientsondos.Lachairparaissaitencore

àvifetjesentismonestomacsenouer.Quelmartyreilavaitdûendurer!Jen’osaisimaginerlacaused’aussiterriblesblessures.— Il te suffit de les effleurer, me dit Jev en levant les yeux où, sous ce noir insondable, poignait

l’incertitude.Concentre-toisurcequetuveuxsavoir.—Je…jenecomprendspas.—L’autresoir,endéchirantmontee-shirt,tuastouchélescicatricesdemesailes.Tuasvul’undemes

souvenirs.Jeclignaidesyeux.Ilnes’agissaitdoncpasd’unehallucination?Hank,Jevetcettejeunefemmeen

cage…sortaientdesapropremémoire?Mesderniersdoutess’effacèrent.Sescicatrices…Biensûr!Carilétaitundéchu.Jenelecomprenais

pas vraiment, mais l’emplacement de ses ailes servait de portail à des informations que seul Jevconnaissait.Maintenantquej’avaisenfincequejevoulais,unefenêtreouvertesurlepassé, l’angoissemenaçaitdeprendreledessus.—Jedoist’avertir,poursuivit-il,situaccèdesàunsouveniroùtujouesunrôle,leschosespourraient

secompliquer.Ilsepeutquetutedédoubles.Toietl’imagedetoidansmonsouvenirserezprésentesaumêmemoment et tu seras forcée d’observer la scène, comme un témoin invisible. L’autre éventualité,c’est que tu te retrouves dans la peaude tonpropre personnage.Tu revivras l’évocationde ta propreperspective. Si cela se produit, tu ne te dédoubleras pas.Tu seras l’unique version de toi-même. J’aientendudirequelesdeuxpouvaientarriver,maislapremièrepossibilitéestlapluscourante.—J’aipeur,avouai-je,lesmainstremblantes.—Jetedonnecinqminutes.Situn’espasrevenued’icilà,jeromprailelienmoi-même.Je me mordis les lèvres.Nous y voilà. Trop tard pour faire marche arrière. La vérité peut-être

effrayante, mais rester dans l’ignorance est plus terrible encore. Tu devrais le savoir mieux quequiconque.—Donne-moiunedemi-heure,répliquai-je.Jetâchaidefairelevide,demelibérerdecespenséescontradictoires.Jen’avaispasbesoindetout

comprendremaintenant.Ilmefallaitseulementfairecegrandsaut.Jetendislamainetfermailesyeux,rassemblanttoutmoncourage.JefussoulagéelorsqueJevpritmamainpourlaguider.

20.

En reprenant conscience, j’eus d’abord l’impression d’être plaquée à terre ou plutôt… enfermée.Confinéedansleplusétroitdescercueils.Priseaupiège.Impuissanteetguidéeparunautrecorpsquelemien,quoiqu’illuiressemblâtpourtantsingulièrement:mêmesmains,mêmescheveux.Identiquejusquedans lesmoindresdétails,mais refusantdem’obéir.Cetteenveloppes’animait sansquemavolonté lapropulseetm’entraînaitendépitdemoi-même.Masecondepenséefut«Patch».Patchm’embrassait,d’unemanièrequimeterrifiaitplusencorequecettefigureétrangèresurlaquelle

je n’avais aucune emprise. Ses lèvres étaient omniprésentes. La pluie était tiède et douce. Au loingrondaitletonnerre.Etsaprésence,toujoursplusforte,siproche,quidégageaituneimpossiblechaleur.Patch.Surprise,ébranlée,jemedébattisintérieurement,suppliantqu’onmelaissesortir.

Suffocante, je refis surface avec l’impression qu’onm’avait maintenu la tête sous l’eau. Aumême

instant,j’ouvrislesyeux.—Que s’est-il passé ?me demanda Jev enme prenant par les épaules tandis que jem’effondrais

contrelui.J’étaisderetourdanssonappartementsouterrain,oùlalueurdesbougiesdansaittoujourssurlesmurs

degranit.Enreconnaissantl’endroit, jefussoulagée.Lacraintederesteràjamaisprisonnièredecetteenveloppequejenepouvaiscontrôlerm’avaitterrifiée.— C’était un souvenir de moi, dis-je d’une voix étranglée. Mais je n’étais pas un double, j’étais

enferméedansmonproprepersonnage,jenepouvaisplusbouger.C’était…atroce.—Qu’est-cequetuasvu?Crispé,soncorpsparaissaitrigidecommelapierre,tendu,prêtàvolerenéclataumoindrechoc.—Nousétionsau-dessus…dansl’abri.J’aiprononcétonnom,maisjen’aipasdit«Jev».J’aidit

«Patch».Ettu…tum’embrassais.J’étaistropperturbéepoursongeràrougir.Jevpritmonvisageentresesmainsetécartamescheveux

enmecaressantlajoue.— Tout va bien, souffla-t-il. C’est comme ça que tu m’appelais. À l’époque de notre rencontre,

j’utilisaiscenom.Jel’aiabandonnéquandjet’aiperdue.Depuis,onmenommeJev.Jeme sentis idiote de fondre en larmes,mais je ne pusm’en empêcher. Jev était donc Patch.Mon

ancienpetitami.Toutdevenaitclair.Pasétonnantquepersonnen’aitreconnusonnom:ilenavaitchangéaprèsquej’avaisdisparu.—Moiaussi,jet’embrassais,repris-jeentredeuxsanglots.Danstonsouvenir.Saraideurparuts’atténuer.

—Sihorriblequeça,hein?Commentluiexpliquercequecebaiseravaitprovoquéenmoi?Unesensationdeplaisirsieffrayante

qu’elleseuleavaitsuffiàmeprojeterhorsdesamémoire.Jepréféraiéluderlaquestion.—Tu disais tout à l’heure que tu avais failli m’amener ici, un jour,mais queHank nous en avait

empêchés.Jecroisquec’estlascènequej’airevisitée,maisHankn’yétaitpas.Jenesuispasarrivéejusque-là,j’aibrisélaconnexion.Jenesupportaispasdemeretrouverenferméedansmonproprecorpssanspouvoirlecontrôler,jen’imaginaispasunesensationaussiintense.— C’était pourtant toi qui le guidais, me rappela-t-il. Ton toi passé. Avant que tu ne perdes la

mémoire.Jemelevaid’unbondetfislescentpas.—Jedoisyretourner.—Nora…—Si jedois affronterHank, jenepourrai le faire avantd’avoir fait face à son souvenir, dis-je en

désignantsescicatrices.Tudevrasaussit’affrontertoi-même,pensai-je.Tudoisbravercettepartiedetoi-mêmequiconnaîtla

vérité.Cellequetuaslaisséederrièretoi.Jevm’observaitprudemment.—Quandveux-tuquejeteramèneàlaréalité?—Non.Cettefois,j’yvaispourdebon.

Alors que je réintégrais la mémoire de Jev, j’eus l’impression qu’on pressait un interrupteur.

Brutalement, je replongeai dans ce souvenir précis, à travers le regardde celle que j’étais avantmonamnésie.Soncorpsremplaçalemien,sespenséeséclipsèrentmesidées.Ignorantmonangoisse,jeprisuneprofondeinspirationetmelaissaienvahirparelle,ouplutôt…moi.Dehors, lapluiesur la tôledu toit.Patchetmoiétions trempés.Ilaspiraunegouttedepluiesurma

bouche.Jeglissaimesdoigtsdanssaceinturepourl’attirertoutcontremoi.Noslèvressetouchèrent,unetiédeurquitranchaitavecl’airglacédelacabane.Ilblottitsonvisageaucreuxdemoncou.—Jet’aime.Jenemerappellepasavoirétéplusheureuxqu’aujourd’hui.J’allais lui répondre lorsqu’unevoixgrave,curieusement familière,montad’un recoinsombrede la

pièce:—Commec’esttouchant.Emparez-vousdel’ange.Quelques hommes anormalement grands, sans doute des néphilims, sortirent de l’ombre et

empoignèrentPatchparlesbras.J’eusàpeineletempsderéaliserquelavoixdePatchrésonnadansmatête,aussiclairequ’unmurmureàmonoreille.—Quandjecommenceraiàmebattre,cours.Prendsle4x4.Nerentrepascheztoi.Attendsdansla

voiturejusqu’àcequejet’aieretrouvée.Lemeneur s’était tenuà l’écart, supervisant l’opération. Il s’avançadans la lumière fluorescentedu

parcquifiltraitparlesintersticesdesmurs.Étrangementjeunepoursonâge,sonregardétaitd’unbleuglacéetilarboraitunsinistrerictus.—MonsieurMillar,soufflai-je.

Commentpouvait-ilsetrouverici,autermed’unenuiteffrénéeoùj’avaisfailliperdrelavie,apprisles sordides circonstancesdemanaissance, avantde tout abandonnerpour suivrePatch?La situationparaissaitabsurde.—Laisse-moimeprésenter,déclara-t-il.JesuislaMainnoire.J’aibienconnutonpère,Harrison.Je

suisheureuxqu’ilnesoitpluslàpourtevoirtecompromettreavecl’undecesrejetonsdudiable.Ilsecoualatête.—Tu n’es pas la jeune fille que j’espérais te voir devenir,Nora. Tu fraternises avec l’ennemi, tu

bafoues tesorigines.Jepeuxpardonner toutcela,ajouta-t-ilavantdemarquerunsilenceentendu.Dis-moi,Nora.Est-cetoiquiastuémoncherami,ChaunceyLangeais?Monsangseglaça.J’étaispriseentreleréflexedumensongeetlacertitudequ’ilnechangeraitrien.Il

savait que j’étais derrière lamort deChauncey. Samoueméprisante se fit plus dure.Le cri de Patchpénétramespensées.Maintenant!Sauve-toi!Jeme ruai sur la porte de l’abri,mais immédiatement, un néphilme rattrapa par le coude.Rapide

comme l’éclair, il me saisit par l’autre bras. J’essayai vainement de me débattre, chacun de mesmouvementsconcentréssurlasortie.Derrièremoi,lespasdeHankMillarserapprochaient.—JeledoisàChauncey.Lefroidglaçantdelapluieavaitdisparu.Lasueurperlaitsousmontee-shirt.—Nouspartagionsunemêmevision,poursuivitHank.Unevisionquenousentendionsbienréaliser

ensemble.Detousnosennemis,quiauraitcruquetoi,tuauraisfailliymettreunterme?J’avaisbienquelques répartiescinglantes sur leboutde la langue,mais jen’osai leprovoquer.Ma

seulechanceétaitdegagnerdutemps.LenéphilmeretournaversHanktandisquecelui-ci tiraitdesaceintureunpoignardàlongueetfinelame.Touchemesailes.LavoixdePatchtranchaitaveclapaniquequibourdonnaitàmesoreilles.Jeluijetaiunregardéperdu.Réfugie-toidansmamémoire.Touchelajonctiondemesailes.D’unsignedetêteimpatient,pourmepousseràagir.C’estvitedit,pensai-jeàmontour,mêmesiluinepouvaitpasm’entendre.Prèsdedeuxmètresnous

séparaient,etpourl’atteindreilfallaitqueluioumoinouslibérionsdesnéphils.—Lâchez-moi, lançai-jeàceluiquime retenait. Jene tenteraipasdem’enfuir, c’estévident. Jene

peuxpasvoussemer.LenéphiljetaunregardincertainàHank,quihochalatêteenpoussantunsoupirlas.—Navréd’enarriverlà,Nora,maisjusticedoitêtrerendue.Chaunceyauraitfaitlamêmechosepour

moi.Jemassaimesbrasendolorisparlapoignedeferdesonsbire.—Lajustice?Etlafamille?Noussommesliésparlesang,lâchai-je,dégoûtéeparmespropresmots.—Tufaishonteàtonascendance,Nora,répliqua-t-il.Tul’astrahie.Bafouée.Jeluijetaimonregardleplusnoir,endépitdelapeurquimetenaillaitleventre.—Êtes-vouslàpourvengerChauncey,oupournepasperdrelaface?Voirvotreproprefilleavecun

déchuvousdécrédibilisaitauxyeuxdevotrepetitearméedenéphils,peut-être?Jebrûle? insistai-je,

faisantfidelaprudence.Hankfronçalégèrementlessourcils.Çat’ennuieraitdeteglisserdansmamémoireavantqu’ilnetecoupeendeux?s’impatientaPatch.Jen’osaispasleregarder,craignantdeperdrecourage.Noussavionstousdeuxquemeréfugierdans

sessouvenirsnemeprojetteraitpasphysiquementhorsdelà.Jemecontenteraisderevisitersonpasséetc’étaitsansdoutecequ’ilavaitentête:mefairebasculerdansuneréalitéparallèle,tandisqueHanksedébarrasseraitdemoi.Patchsentaitquelafinétaitprocheetvoulaitm’épargnerl’horreurdemapropremort.L’imaged’uneautruche,latêteplongéedanslesablemevintàl’esprit,etjefailliséclaterderire.Pas question de renoncer avant d’avoir assené quelques vérités qui, je l’espérais, hanteraientHank

pourl’éternité:—VousaviezchoisidegarderMarcieplutôtquemoietvousavezbienfait.Elleestjolie,populaire,

ellesortavecdes typesquinevousgênentpasetelleest tropstupidepours’intéresserdeprèsàvosmagouilles.Maisj’aiapprisunechosecesoir,c’estquelesmortspeuventrevenir.J’aivumonpèretoutàl’heure…Monvraipère.Hankserenfrogna.—Et s’il a pu réapparaître, riennem’empêcherade rendredepetitesvisites àMarcie, ou àvotre

femme.Et je nem’arrêterai pas là. Je sais quevous revoyezmamère endouce.Etmorte ouvive, jem’arrangeraipourqu’elle apprenne lavérité àvotre sujet.Combiende tête-à-têtepensez-vousobteniravantqu’ellenedécouvrequevousêtesl’assassindesafille?Je n’eus pas le temps d’en dire davantage : Patch envoya son genou dans le ventre du néphil qui

retenaitsonbrasdroit.Celui-cis’effondraetPatchdécochauncoupdanslenezdusecond.Unsinistrecraquementretentit,suivid’ungémissementconfus.JemeprécipitaiversPatchetmejetaicontrelui.—Dépêche-toi,souffla-t-ilenguidantmamain.Je pressaima paume contre son dos, cherchant à tâtons l’endroit où ses ailes immatérielles, et par

conséquent invisibles,se rejoignaient.Jedevinaisqu’ellesétaient immenses, il seraitdoncdifficiledelesmanquer.Quelqu’un–Hankoul’undesessbires–m’agrippaparlesépaules,maisneputm’arracheràPatch.Il

m’enveloppadesesbrasetmeserracontrelui.Désespérée,j’effleuraiunesecondefoissapeau,lisseetambrée.Oùétaientsesailes?Ilpressaseslèvressurmonfront,murmurantquelquechosed’inintelligible.Jen’euspasletempsde

réagir.Unelumièreblafardem’aveugla.J’étaissuspenduedansununiversobscur,piquédemillionsdepoints colorés. Chacun d’eux correspondait à un souvenir dont je devais m’approcher, mais ilsparaissaientinaccessibles.EnentendantlescrisdeHank,jesusquejen’avaispasentièrementbasculé.Peut-êtremamainn’était-

elle pas suffisamment en contact avec la jointure des ailes. Des visions d’horreur se succédaient :j’imaginaisHankmettreuntermeàmonexistencedemillefaçons,toutespluscruelleslesunesquelesautres.DéterminéeàrevoirunedernièrefoisPatchdanssessouvenirsavantquetoutnesoitfini,jeluttaispouravancerdanslesténèbres.Les larmes brouillaient ma vue. Était-ce la fin ? Je ne voulais pas que ce moment survienne

brutalement, comme si la vie s’évanouissait derrièremoi sans crier gare. J’avais encore tant à dire àPatch. Savait-il à quel point il comptait pourmoi ?Notre histoire venait à peine de commencer. Les

chosesnepouvaientpasfinirainsi…J’imaginaisonvisage,lorsdenotretoutepremièrerencontre.Sescheveuxpluslongsbouclaientautour

desesoreillesetrienn’échappaitàsonregardperçant,commes’ildevinaitmessecretsetmesdésirslesmieuxenfouis.JemeremémoraisasurpriseenmevoyantdébarquercommeunefuriechezBo,afinqu’ilm’aide à terminer un devoir de biologie. Son sourire de loup me poussait au défi, tandis qu’ils’approchaitpourm’embrasserpourlapremièrefoisdanslacuisine…Patchcriaitluiaussi.Ilnem’appelaitpasduplusprofonddesessouvenirs,maisdeplusbas,comme

si je dominais la scène. Sa voix résonna tout en bas, dans la cabane. Je saisis deuxmots, parmi sesparoles,discordantesetdéformées,quisemblaientsepropageràtraversl’immensitédel’espace.Accord.Compromis.Jefronçailessourcilsettâchaid’enentendredavantage.Quedisait-il?Jel’ignorais,maisredoutaisle

pire.Non!hurlai-je.Jedevaisl’arrêter,mepropulserànouveaudanscetabri,cependantj’étaisimpuissanteetflottaisdans

lenéant,incapabled’avancer.Patch?Queluiproposes-tu?Unecurieuseimpressiondetiraillementmesaisit,commesionm’avaitagrippéeparledos.L’échodes

crisdisparutdansun tourbillonderrièremoi tandisque j’étaisprécipitéeversune lumièreaveuglante,quelquepart,dansunrecoindesamémoire.Encore.

Enuninstant,jefusprojetéedansunsecondsouvenir.Mêmedécor,danscetabrihumide,avecHank,sesnéphilsetJev.Sansenavoirlacertitude,j’imaginai

quecetévénementreprenaitlàoùleprécédents’étaitachevé.J’éprouvaiunefoisdepluscerevirementbrutal,commeunemanetterenversée,maisjen’étaiscettefoisplusenferméedansmonavatardupassé.Mes pensées, mes actions, se déroulaient dans le présent. J’étais un double, un témoin invisible dusouvenirdeJev,telqu’ill’avaitvécu.Moncorps inerte reposaitentre sesbras.L’ancienneNoragisait inanimée,à l’exceptiond’unemain

résolumentpresséecontresondos.Onnevoyaitplusqueleblancrévulsédemesyeuxetjemedemandaibrièvementsi,àmonretourdanslaréalité,jemerappelleraislesdeuxréminiscencesdanslesquellesjemetrouvaissimultanémentplongée.—Ah,biensûr.J’aientenduparlerdecetourdepasse-passe,intervintHank.C’estdoncvrai?Elle

parcourttamémoireencemomentmême,rienqu’entouchanttesailes.J’observai ce personnage, impuissante. Qu’avais-je dit ? Qu’il était mon père ? Aucun doute.

J’éprouvail’enviesoudainedefrappersapoitrinejusqu’àcequ’ilnie,maisladouleurmebrûlaitcommeunefièvre.Jepouvaislehaïr,celanechangeraitrienaufaitquesonsangviciécoulaitdansmesveines.HarissonGreym’avaitofferttoutl’amourd’unpère.HankMillarm’avaitdonnélavie.—Jeteproposeunmarché,grinçaJev.Épargne-laetenéchange,jeteprocureraicequetudésires.LabouchedeHankfrémit.—Jevoismalcequetupourraism’offrird’intéressant.—TuconstituesunearméedanslebutderenverserlesdéchusdèsleprochainHeshvan.N’aiespas

l’airaussisurpris.Jenesuispasleseulàconnaîtretesplans.Déjà,desgroupesdedéchusforgentdes

alliancesetilsentendentbienfaireregretteràleursvassauxd’avoiroséserebeller.Lemoisd’HeshvanseradifficilepourlesnéphilsquiporterontlamarquedelaMainnoire.Etcen’estqu’unavant-goûtdelaripostequ’ilspréparent.Tunepourrasjamaisarriveràtesfinssansunespiondansleursrangs.D’ungeste,Hankcongédiaseshommes.—Laissez-moiseulavecl’ange.Etemmenezlafille.—Situt’imaginesquejevais laperdredevueneserait-cequ’uneseconde, tute trompes,répliqua

Jev.—Çava,repritHankavecunéclatderireamusé.Garde-latantquetupeux.—TuépargnesNoraetjeseraitoninformateur.Hanklevasessourcilsblonds.—Çaalors.Tessentimentssontplusprofondsque jene l’auraiscru,commenta-t-ilenme jetantun

regardoblique.Situveuxmonavis,ellen’envautpaslapeine.Malheureusementpourtoi,jemefichedeceque toi et tespetits camaradesgardienspensezdemesplans.Cesont lesdéchusquim’intéressent.Leurs intentions, leurs préparatifs de ripostes…Puisque tu n’en fais plus partie, comment comptes-tut’infiltrerparmieux?—C’estmonaffaire.HanktoisaJevd’unregardméfiant.—D’accord.Tuattisesmacuriosité,ajouta-t-ilavecunhaussementd’épaules.Commejen’airienà

perdredanscettehistoire,j’imaginequetuvasexigerunepromessedemapart.—C’estuneconditionnonnégociable,répliquafroidementsonadversaire.Hanktiraunenouvellefoissonpoignarddesaceintureetrefermasapaumesurlalame.—Jefaislesermentdelaisserlaviesauveàcettefille.Sijemanquaisàmaparole,puissé-jemourir

etretourneràlapoussière.Jevpritsonarmeet,àsontour,entaillasamain,puisserra lepoing,versantquelquesgouttesd’une

substancepareilleausang—Je jurede te transmettre toutes les informationspossibles concernant lesplansdesdéchus.Si je

manquaisàmaparole,jemesoumettraisdemonpleingréauxchaînesdel’enfer.Ilsseserrèrentlamain,afindemêlerleurssangs.Lorsqueenfinilss’écartèrent,leurpeauneportait

pluslamoindretrace.—Passedoncmevoir,ironisaHankenépoussetantavecdégoûtsachemise,commesil’atmosphèrede

lacabanel’avaitsouillée.Ilsaisitsontéléphoneportableetlepressacontresonoreille,sansquitterJevduregard.—Jem’assurequemavoitureestprête,déclara-t-il.Maislorsquesoninterlocuteurdécrocha,Hankadoptauntonnettementplustranchant:—Envoyezmeshommes.Tous.Jeveuxqu’onemmènelafille.Jevseraidittandisquedehors,despaslourdsébranlaientlesol.—Qu’est-cequeçasignifie?—J’aijurédeluilaisserlaviesauve,pasdelarelâcher.C’estmoi,etsurtouttoiquidétermineronsla

durée de sa captivité. Elle te sera rendue lorsque tum’auras fourni suffisamment d’informations pourm’assurer une victoire contre les déchus d’ici Heshvan. Nora est ce qu’on pourrait appeler une…garantie.

LeregarddeJevglissaverslaporte,maisHankrepritcalmement:—N’ypensepas.Noussommestropnombreux.Etni toinimoinevoudrionsvoirNorainutilement

blesséedansunerixe.Nefaispasl’idiotetlaisse-la-moi.JevsaisitHankparlamanchepourl’attirerbrutalementverslui.—Situl’emmènes,jeveilleraipersonnellementàcequetoncadavrefertiliselesolsousnospieds,

lâcha-t-il,d’unevoixvenimeusequejeneluiconnaissaispas.Hanknetrahitaucunepeur.Ilparutpresquesatisfait.—Moncadavre?Est-cequejedoisrire?Hankouvritlaporte.Unedizainedenéphilsfirentirruptiondanslacabane.

Commelesrêves,lesouvenirdeJevs’achevaavantmêmed’avoirvéritablementcommencé.Quelques

secondesdeconfusionetleflousedissipa,laissantplaceàl’appartementsouterrain.LasilhouettedeJevsedessinadanslalueurdelachandelle.Laclartéétaitsuffisantepourquejediscernel’éclatsévèredesesyeux.Unangenoir,sansl’ombred’undoute.—D’accord,soufflai-jedansundemi-vertige.Bon…d’accord.Ilsourit,maisparuthésitant.—«Bon…d’accord»?C’esttout?Je levai la tête.Àprésent, comment le regarder de lamêmemanière ?Sansmêmeque je les sente

monter,meslarmescoulèrent.—TuasconcluunmarchéavecHank…pourmeprotéger.Pourquoi?—Mon ange,murmura-t-il en traversant la pièce pour prendremon visage entre sesmains. Tu ne

réalisespascequejeseraisprêtàfairepourtegarderici,avecmoi.L’émotionmelaissaitsansvoix.HankMillarétaitdevenul’hommedel’ombre.Ilm’avaitdonnélavie,

puisavait tentédemedonner lamortetc’étaitgrâceàJevque j’yavaiséchappé.HankMillars’étaitintroduit dans mon quotidien, ma maison, comme s’il en avait toujours fait partie. Tout sourire, ilembrassaitmamère, s’adressait àmoi avec une familiarité presque affectueuse…Enfin, le puzzle semettaitenplace.J’yavaisdéjàsongé,maislessouvenirsdeJevlevaientdéfinitivementlevoile.—Ilafaitlesermentdenepasmetuer,maisilm’agardéeenotagepours’assurerquetujoueraisles

espions. Pendant trois mois… Il a trompé son monde pendant trois mois, tout cela pour obtenir desinformationsconcernantlesdéchus.Ilalaissémamèrecroirequej’avaisdisparu,quej’étaispeut-êtremorte…Évidemment.Hank avait prouvé qu’il n’avait aucun scrupule à se salir lesmains.C’était un néphil

puissant, extrêmementdouéenmatièredemanipulationmentale.Et aprèsm’avoir abandonnéedans cecimetière,ils’enétaitservipourreléguermessouvenirsauxoubliettes.Biensûr,commentaurait-ilpumerelâchersanss’assurerquejenerévéleraisriendesesmanigances?—Jelehais.Iln’yapasdemotpourdécriremacolère.Etjesouhaitequ’ilpaie.Jeveuxlevoirmort,

crachai-je,soudainrésolue.—Là,surtonpoignet,repritJev,cen’estpasunetachedenaissance,deuxautrespersonneslaportent.

D’abordmon ancien vassal néphil, Chauncey Langeais. HankMillar porte cettemêmemarque, Nora.Vousêtesliésparlesang,etcettetache,commeuneempreintegénétiqueouuneséquenced’ADN,prouvequeHankesttonpèrenaturel.

—Jesais,répondis-je,pleined’amertume.Ilserramamaindanslasienneetdéposaunbaisersurmesdoigts.Lapressiondeseslèvresm’ébranla

toutàcoup.—Tuterappelles,àprésent?—Je ledisais,dans tonsouvenir,maisau fond, jecroisque j’enétaisdéjàconsciente. Jen’aipas

éprouvé de surprise, seulement de la colère. J’ignore comment je l’avais appris, poursuivis-je enappuyant mon pouce sur ma tache de naissance. Mais… je le sens. Ma raison semblait totalementdéconnectéedemesémotions,maislavéritéestunesensationàpart.Onditquelorsquequelqu’unperdla vue, son ouïe s’intensifie considérablement. Qui sait ? Peut-être qu’en perdant la mémoire, j’aidéveloppémonintuition.Unlongsilences’installa.Cequejen’avaispasexpliquéàJev,c’estquecetteintuitionnes’appliquait

pasqu’àmesvéritablesorigines.—Cen’estpasdeHankquejeveuxparler.Pasmaintenant.Jeveuxparlerd’unechosequej’aivue,ou

plusexactementquej’aidécouverte.Il me dévisagea, partagé entre la curiosité et la méfiance. Je pris une profonde inspiration et me

lançai:—J’étaisfolleamoureusedetoioujedéployaisdestalentsd’actricesinsoupçonnés.—Tupenchespourquelleexplication?demanda-t-ild’untonprudentquitrahitnéanmoinsunelueur

d’espoir.Unseulmoyend’enêtrecertaine,pensai-je.—D’abord, jedois savoir cequ’il s’est exactementpasséentreMarcie et toi.Et il seraitdans ton

intérêtd’êtrehonnêteavecmoi, l’avertis-je.ElleprétendaitquetuétaisunamourdevacancesetScottm’aconfirméqu’elleavaitjouéunrôledansnotrerupture.Ilnememanquequetaversiondesfaits.—J’ail’aird’unamourdevacances?J’imaginai Jev sur la plage, arméd’unFrisbeeoud’un tubede crème solaire, à offrir desglaces à

Marcietoutensubissantsesbavardagesincessants.Desvisionstoutesplusgrotesqueslesunesquelesautres.—Trèsbien,tuasgagné.Alors,explique-toi.—Marcien’étaitqu’unemission.Jenem’étaispasencorerebelléetj’avaistoujoursmesailes.J’étais

ungardienauxordresdesarchanges,quim’avaient confié la surveillancedeMarcie.C’est la filledeHank et, par conséquent, elle était exposée au danger. Veiller à sa sécurité n’a pas été une partie deplaisiretj’aifaitmonpossiblepourl’oublier.—Donc,ilnes’estrienpassé?Salèvrefrémit.—J’aibienfaillil’étrangleràuneoudeuxreprises,maisças’estarrêtélà.—Dommage.—Peut-êtreuneautrefois,ironisa-t-ilenhaussantlesépaules.TuveuxtoujoursparlerdeMarcie?Soutenantsonregard,jesecouailatête.—Jen’aipasvraimentenviedeparler,avouai-jeàvoixbasse.Jeme levai et l’entraînai avecmoi, surprise parmapropre audace.Des émotions insaisissables se

succédaientetjen’enreconnusquedeux.

D’abord,lacuriosité.Ensuite,ledésir.—Monange,souffla-t-ild’unvoixrauqueendemeurantparfaitementimmobile.Ilcaressamajouedesonpouce,maisjemedérobai.—Nemepressepas.S’ilmerestelemoindresouvenirdenous,jenepeuxpasleforcer.Cen’étaitpastoutàfaitvrai,maisjegardaislesdétailspourmoi.J’avaisrêvédecemomentdepuis

mapremièrerencontreavecJev.Dèslors,jel’avaisimaginédemillefaçons,maisjamaismesfantasmesn’avaientprovoquédetellessensations.J’étaisattirée,irrésistiblement,inexorablement.Quoiqu’ilsepasse,jenevoulaispasoubliercequejeressentaispourJev.Jesouhaitaisancrerenmoi

le souvenir de ses caresses, de sa saveur, de son odeur, afin que jamais personne ne puisse me lesprendre.J’effleuraisapoitrine,mémorisantchaqueondulationdesmusclessoussapeau.Cemêmeparfumque

j’avaisperçu,cepremiersoir,dansle4x4,flottait.Lecuir,lesépicesetlamenthe.Jesuivisduboutdesdoigtslecontourdesonvisage.Jevnebougeaitpasetmelaissafaire,lespaupièrescloses.—Monange,répéta-t-ild’unevoixtendue.—Attends.Passantmesmainsdans ses cheveux, je les sentis ondoyer entremesdoigts. Je fixais chaquedétail

dansmamémoire.Sa peau ambrée, sa posture décidée, ses longs cils. Ses traits n’étaient pas en touspointsparfaitsousymétriques,maisiln’endevenaitqueplusséduisant.Assezhésité,pensai-jeenfin.Jem’avançaiversluienfermantlesyeux.Seslèvress’entrouvrirentsouslesmiennesetsoncorpsvibratandisqu’illuttaitpourrestermaîtrede

lui-même. Ses bras m’emprisonnèrent et son baiser se fit plus audacieux. L’intensité de ma réactionm’effraya.Mesjambessedérobèrentetjem’écroulaicontreJev,adosséaumur.Ilselaissaglisser,m’entraînant

sursesgenoux.Uneclartérayonnaitenmoi,aussiterrifiantequefamilière.Jesusalorsquetoutétaitréel.J’avaisdéjàembrasséainsi.J’avaisembrasséPatch.Jenemerappelaispasl’avoirappeléautrementqueJev,maiscelameparaissaitsoudain…naturel.Unedélicieusechaleurm’envahit,prêteàm’emporter.Jereculailapremière,passantmalanguesurmeslèvres.—Plutôtpasmal,non?demandaJevd’unevoixgrave.Jemepenchaiverslui.—Ilsuffitd’unpeud’entraînement…

21.

J’ouvris les yeux, clignai des paupières et la pièce prit forme autour demoi. Les lumières étaientéteintes,ilfaisaitfrais.Uneétoffeluxueuse,veloutéecaressamapeau.Lesouvenirdelanuitprécédentemerevintd’unseulcoup.J’avaispassé lasoiréedans lesbrasdePatch…Jemerappelaisvaguementavoirditêtretropépuiséepourconduire.J’avaisdoncdormichezlui.—Mamèrevametuer,pensai-jetouthautenmeredressantbrusquement.Cematin-là,j’étaiscenséeavoircours.Etj’avaisdécouchésansmêmeprévenir.—Problèmeréglé,m’informaPatch,assissurunechaisedansuncoin,lementonposésurlamain.J’ai

appeléVee.ElleaacceptédetecouvrirenexpliquantàtamèrequevousétiezchezelleetavezregardéOrgueiletpréjugés–laversiondecinqheures.Vousavezoubliél’heure.Samèreapréférételaisserdormirsurplace.—TuasappeléVee?répétai-je,sceptique.Etelleafaittoutcelasansposerdequestions?Celaneluiressemblaitguère.SurtoutpasàlanouvelleVee,quiparaissaitfâchéeàvieaveclegenre

masculin.—Çan’apasétéaussisimple.Iln’eutpasbesoind’endiredavantage.—Tul’asmanipulée!—EntredemanderlapermissionàVeeetimplorertonpardon,jepenchepourlasecondesolution.—C’estmameilleureamie!Tunepeuxquandmêmepasluifaireça!J’envoulaisàVeedem’avoirmentiausujetdePatch,maiselleavait sansdouteses raisons. Jene

cautionnaispassonattitudeetj’avaisbienl’intentiondeleluifairesavoir,maisVeem’étaittropchèrepourlaisserPatchfranchircettelimite.—Tuétaisépuisée.Ettudormaissibiendansmonlit…—C’estparcequ’ildoitêtreensorcelé,grommelai-je,moinsférocementquejenelesouhaitais.On

pourraitpassersavieallongédansdesdrapspareils.C’estdusatin?—Delasoie.De la soie noire. Mieux valait ne pas en imaginer le prix. Une chose était certaine, leur douceur

presquemagnétiqueétaitdéconcertante.—Promets-moideneplusjamaishypnotiserVeedecettemanière.—Juré,répondit-ildutacautacsansmêmeavoireuà«implorermonpardon».—SijetedemandepourquoiVeeetmamèreontobstinémentniétonexistence,tuvasmedirequetu

n’ensaisrien?ParcequelesdeuxseulespersonnesquiontavouésesouvenirdetoisontMarcieetScott.—L’étédernier,VeeestsortieavecRixon.LorsqueHankt’aenlevée,j’aieffacéRixondelamémoire

deVee. Ils’estservid’elleet l’abeaucoupfaitsouffrir.Commetout lemonde,d’ailleurs. Ilétaitplus

simplepourtonentouragedel’oublierplutôtquedecomptersuruneimpossiblearrestation.Quandj’aivouluéradiquersessouvenirs,Veealutté.Etdepuis,sacolèreperdure.Elleignorepourquoi,maisc’estancréenelle.Effacer lamémoiredequelqu’unestmoinsfacilequeçaena l’air.C’estunpeucommeenlever les pépites de chocolat d’un cookie. Ça ne sera jamais parfait. Il restera des fragments. Descertitudesdemeurent, inébranlables,aussifamilièresqu’énigmatiques.Veeneserappellepascequejeluiaifait,maisellesaitqu’ellenepeutpasmefaireconfiance.EllenesesouvientpasdeRixon,maisellesentqu’ungarçonluiafaitdumal.Toutceciexpliquaitsonagressivitélatenteenverslagentmasculineetmaméfianceacharnéeàl’égard

deHank.Onavaitpeut-êtregomméunepartiedenotrepassé,maisnosimpressionsdemeuraientintactes.—Netemontrepasaussidureavecelle,suggéraPatch.Elleteprotège.Lafranchiseestunequalité,

maislaloyautél’estégalement.—End’autrestermes,jelaissecouler?—Àtoidevoir,répondit-ilenhaussantlesépaules.Vee m’avait menti sans l’ombre d’une hésitation et ce n’était pas rien. Mais je comprenais ses

motivations. Patch avait altéré sa mémoire et je ne connaissais que trop bien cette sensation detraumatisme,que lemot«vulnérable»nesuffisaitpasàdécrire.Veem’avaitcaché lavéritépourmeprotégeret,aprèstout,j’enavaisfaitautant:jeneluiavaisjamaisrienditdesdéchus,desnéphils,eninvoquant lamêmeraison.Jepouvaisdéciderquecesrèglesnes’appliquaientpasàmoi,ousuivre leconseildePatchetenresterlà.—Etmamère?repris-je.Tupeuxaussiluitrouveruneexcuse?—Ellepensequej’aiquelquechoseàvoirdanstadisparation.Mieuxvautquesessoupçonspèsent

surmoiquesurHank,ajouta-t-ild’untonglacial.S’ilvenaitàdouterdetamère,ilagiraitsansdouteenconséquence.Patchrestaitévasif,maisj’imaginaissanspeineHankcapabledetoutpourarriveràsesfins.Mamère

nedevaitriensavoir…pourl’instant.Jenevoulaisni lui trouverd’excuse, ni chercher à le rendreplushumain,mais jeme surpris àme

demander quel genre de personnage il avait pu être plusieurs années auparavant, lorsqu’il était tombéamoureux de ma mère. Avait-il toujours été aussi monstrueux ? Avions-nous eu une quelconqueimportanceàsesyeux…avantqu’ilnebâtissesonuniversautourdesnéphilsetquelerestenesignifieplusrien?Jen’yréfléchispaspluslongtemps.Hankavaitchoisisoncamp.Ilm’avaitkidnappéeetj’allaislelui

fairepayer.—TudisaisqueRixonneseraitjamaisarrêté,cardésormaisilestenfer,c’estbiencela?Etapparemment,cen’étaitpasunemétaphore.Patchconfirmad’unhochementdetête,maissonregards’assombrit.Iln’aimaitsansdoutepasparler

del’enfer.Laplupartdesdéchuspréféraientsûrementéviterlesujet.—Danstonsouvenir,j’aiapprisquetuavaisacceptéd’infiltrerleclandesdéchuspourlecomptede

Hank.—Oui,afindedécouvrirleursintentions.JeretrouvaisHankunefoisparsemainepourluitransmettre

cesinformations.—Etsilesdéchuss’apercevaientquetulesastrahis?—Espéronsqueçanesoitpaslecas.

Sonattitudedésinvoltenemerassuraitguère.—Qu’est-cequeturisques?—Jemesuissortidesituationsbienpluscompliquées,répliqua-t-ilavecunsourireencoin.Depuis

toutcetemps,tun’astoujourspasconfianceenmoi.—Çat’arrived’êtresérieux,deuxminutes?Ilsepenchaetdéposaunbaisersurmamain.— Ilsm’enverraient en enfer, répondit-il plus honnêtement. Normalement, ils devraient laisser aux

archangeslesoindes’encharger,maisleschosesnemarchentpastoujoursaussisimplement.—Cequiveutdire?insistai-je.—Leshumainsnesontpascenséss’entretuer,poursuivit-ilavecundétachementpresquearrogant.La

loileproscrit.Pourtant,desmeurtressontcommischaquejour.Monmonden’estpastellementdifférent.Pourchaquerègleédictée,ontrouvedesindividusprêtsàlavioler.Jeneprétendspasêtreblanccommeneige.Ilyatroismois,j’aienvoyéRixonenenfer,alorsqu’ilnem’appartenaitpasdefairejusticemoi-même.—Toi?C’esttoiquil’ascondamné?—Ilfallaitqu’ilpaie,argua-t-ilenmejetantunregardsurpris.Ilavaittentédetetuer.—Scottm’avait parlé deRixon,mais ignorait qui l’avait envoyé en enfer et comment. Je lui ferai

savoirquiildoitremercier.—La gratitude de ce sang-mêlé nem’intéresse pas,mais je peux t’expliquer comment on procède.

Lorsque les archanges bannissent l’un d’entre eux, ils lui arrachent les ailes et gardent l’une de sesplumes. Celle-ci est méticuleusement répertoriée et conservée. Au cas où le déchu serait damné, lesarchanges retrouvent la plume et l’enflamment. Le geste est symbolique, mais les conséquences sontinéluctables.Onparlede«brûlerenenfer»etcen’estpasunefiguredestyle.—Tupossédaisl’unedesplumesdeRixon?—Avantqu’ilnemeprenneàrevers,Rixonétaitcommeunfrèrepourmoi.Ilavaitconservél’unede

sesplumesetjesavaisoùillacachait.Iln’avaitaucunsecretpourmoi.C’estpeut-êtrepourcetteraisonquejeneluiaipasfaitd’adieux…impersonnels.L’expressiondePatchsevoulaitimpassible,maisjevissamâchoiresecrisper.—Jel’aitraînéjusqu’enenferetj’aibrûlélaplumesoussespropresyeux.Sonrécitmedonnaitlachairdepoule.MêmesiVeemetrahissaitunjourdemanièreaussicruelle,je

nepensaispasêtrecapabledelui infligerunetellesouffrance.Jecomprenaistoutàcoupl’importancequ’ilattachaitàcesévénements.Chassantcettevisionsordide,jesongeaialorsàlaplumeretrouvéedanslecimetière.— Ces plumes peuvent-elles se disperser ? Sont-elles susceptibles d’être retrouvées par des

inconnus?— Les archanges n’en conservent qu’une seule, expliqua-t-il en secouant la tête. Il arrive que des

déchus,commeRixon,terminentleurchuteenayantgardéuneoudeuxplumesintactes.Danscecas,ilss’arrangent évidemment pour que ces spécimens ne tombent pas entre demauvaisesmains. Et toi quipensaisquenousn’étionspassentimentaux,conclut-il,avecl’ombred’unsourireaucoindeslèvres.—Pourquoi?Quedevientlerestedesailes?— Elles se détériorent très vite durant la chute. Dégringoler du paradis n’est pas exactement un

parcoursdesanté.—Ettoi?Tuenasgardéquelques-unesauchaud?—Onchercheàsedébarrasserdemoi?demanda-t-ilenarquantunsourcil.Malgrélagravitédusujet,jesouris.—Jepréfèreavoirquelquesoptionsenréserve.—Désolédetedécevoir,maispasdeplume.JesuistombésurTerrecomplètementnu.—Mmmh,répondis-jed’unairdétaché.Ce seulpetitmot avait suffi àme faire rougir.Mieuxvalait éviterd’avoir l’imagination trop fertile

alorsquejemetrouvaisdanssachambreultra-secrèteetultra-chic.—Çameplaît assezde tevoirdansmon lit, observaPatch. Jedorspeu. Jeme feraisvolontiers à

l’idée.—Tum’offresuntoit?—Ledoubledelacléestdéjàdanstapoche.Entâtonnantmonjean,jesentisunpetitobjetrigidesousletissu.—C’est…charitabledetapart.—Pourtant,jemesenstoutsaufcharitable,dit-ild’unevoixgraveetpleinedesous-entendus.Tum’as

tellementmanqué,monange.Pasunjournepassaitsansquelevidedetonabsencenesefasseressentir.Tumehantais,àtelpointquej’aicruqueHankétaitrevenusursonsermentett’avaittuée.Jevoyaistonfantômepartout.J’étaisincapabled’échapperàcesvisionset,d’ailleurs,jen’essayaismêmepas.Tumemettaisausupplice,maisjepréféraiscelaàl’idéedeteperdre.—Pourquoinem’as-tupastoutraconté,l’autresoir,danslaruelle?Tut’esmontrési…froid,dis-je

enmeremémorantsesmotsdursettranchants.J’avaisl’impressionquetumedétestais.—LorsqueHankt’afinalementrelâchée,jet’aisurveilléedeloin,pourm’assurerquetuallaisbien.

Maispourtapropresécurité,jem’étaisjurédeneplust’approcher.J’avaispriscettedécisionetcroyaispouvoirm’ytenir.Jemepersuadaisqueplusrienn’étaitpossibleentrenous.Maisquandjet’airetrouvéel’autresoir,danscette ruelle,mesbeauxdiscourssesontévanouis. Jevoulaisque tu tesouviennesdemoi,telquej’étais.Jen’avaispascessédepenseràtoi.Maistunem’aspasreconnu,évidemment.Jem’enétaismoi-mêmeassuré,avoua-t-il,leregardrivésursesmains,mollementcroiséessursesgenoux.Jetedoisdesexcuses.Hankaeffacétamémoireafinquetuoubliescequ’ilt’avaitfaitsubiretjeluiaidonnémabénédiction.Jeluiaimêmedemandéderemonterplusloinetd’anéantirtoustessouvenirsdemoi.Jelevailesyeuxverslui.—Quoi?—Jevoulaisterendretavieavantqu’ellenesoitbouleverséeparlesdéchus,lesnéphilimsetmoi.Je

pensaisquecelatepermettraitdereprendrepied.Jet’aicompliquél’existence,nitoinimoinepouvonsle nier.Malgrémes efforts pour faciliter les choses, les événements n’ont pas toujours tourné enmafaveur.Aprèsmûreréflexion,j’ensuisvenuàlaconclusionquelameilleuresolutionétaitdedisparaître.—Patch…—QuantàHank,iln’étaitpasquestiondelelaissertefairedumal.Nidedétruiretonavenir,outes

chances de t’épanouir en te condamnant à garder éternellement de tels souvenirs.Tu as raison : il t’aenlevée,certaindepouvoirmecontrôleràtraverstoi,dejuinjusqu’àseptembre.Tuaspasséchaquejourdecestroismoisseuleetenfermée.L’isolementvientparfoisàboutdessoldatslesplusaguerrisetHank

savaitquec’était làmaplusgrandecrainte.Ilexigeait toujoursplusdemoi,despreuvesdebonnefoi,alorsquej’avaisprêtéserment,enfaisantpesersurtoicettemenaceconstante.Sonregardsefitplusdur.—Ilpaierapourcela,etdelafaçondontjel’entends,reprit-ild’untonquim’effrayait.Cettenuit-là,

danslacabane,nousétionsencerclés.Jenepensaisqu’àunechose:l’empêcherdetetuersur-le-champ.Seul,j’auraislutté.Maisjenetecroyaispascapablederésisteràuntelaffrontement.C’estuneerreurquej’aiamèrementregrettée.Jenepouvaispassupporterl’idéedetevoirblesséeetcelam’aveuglait.J’aisous-estimétoutcequetuavaisdéjàvécuetlaforcequetuenavaisretirée.Hanklesavaitetjesuistombédanssonpiège.»Jeluiaidoncmislemarchéenmain:s’iltelaissaitlaviesauve,jedevenaissoninformateur.Ila

accepté,puisarappeléseshommespourt’emmener.Jemesuisbattujusqu’aubout,monange.Ilsétaientsévèrementamochéslorsqu’ilsontenfinréussiàt’enlever.J’airetrouvéHankquatrejoursplustardetluiaioffertmesailescontre ta libération. Jen’avaisplus riend’autreà luiproposeret il a consenti à terelâcher,maispasavantlafindel’été.Durantlestroismoisquiontsuivi,jet’aicherchéepartout,maisHank avait bien préparé son plan. Il s’est démené pour conserver le lieu de ta captivité secret. J’aiinterceptéettorturéplusieursdeseshommes,maisilsnesavaientrien.JeseraistrèssurprisqueHankl’aitrévéléàplusd’uneoudeuxpersonnesdeconfianceafindes’assurerquetunemanquesderien.»Une semaine avant de te libérer, ilm’a envoyé l’unde ses émissaires.Ce sbirem’a informéque

Hank avait l’intention d’effacer ta mémoire avant de te relâcher et me demandait si j’avais desobjections. Je luiai fait ravaler son rictuset je l’ai ramené,ensang,chezHank.Nous l’avonsattendujusqu’aulendemainmatin.Jel’aiaverti:s’ilnevoulaitpasfinirdanslemêmeétatquesonmessager,ils’arrangerait pour que tu n’aies jamais de flashback. Je souhaitais que le moindre souvenir de moidisparaisseetsurtoutqueceuxdetacaptiviténepuissentt’ôterlesommeil.Jecraignaisquetesnuitsnesoientpeupléesdecauchemars,quetuteréveillesenhurlantsansmêmecomprendrepourquoi.Jevoulaisterendreunsemblantdenormalité.Orl’uniquefaçondeteprotéger,c’étaitdetelaisserendehorsdetoutça.J’aidoncexigédeHankqu’ilnes’approcheplusdetoi.J’aiététrèsclair :s’ilposaitneserait-cequ’unregardsurtoi,jedécouvriraisunmoyendeleretrouver,deletaillerenpièce–quelqu’ensoitleprix, je le tuerais. Je l’avais cru suffisammentmalin pour tenir parole, jusqu’à ceque tum’apprennesqu’ilfréquentaittamère.Etjedoutequeseulssessentimentsamoureuxmotiventcetterelation.Ilmijotequelquechose.J’ignorequoi,maisilsesertdetamère,ouplutôtdetoi,pourparveniràsesfins.—Quelmonstre!crachai-je,lecœurbattantàtoutrompre.—J’auraisemployéunmotunpeuplusfort,maisonpeutledirecommeça,réponditPatchavecun

rirejaune.CommentHankavait-ilpumefaireunechosepareille?Mêmes’ilavaitchoisidem’abandonner, il

n’en restait pasmoinsmonpère.Les liens du sangne représentaient donc rien à ses yeux ?Commentavait-iltrouvél’audacedemeregarderenface,cesderniersjours?D’arborercettemineréjouie,cetairsatisfait?Ilm’avaitarrachéeàmamère,séquestréependantdessemaineset,àprésent,ils’invitaitcheznousenfeignantdebeauxdiscourssurlafamille?—J’ignoreexactementquelestsonmobile,maisunechoseestsûre:iln’estpasanodin.D’instinct,je

devinequ’ilchercheàmettresonplanàexécutionavantHeshvan, repritPatchen levant lesyeuxversmoi.C’estdansmoinsdetroissemaines.— Je te vois venir, tu veux te lancer seul à sa poursuite. Cette vengeance m’appartient, tu ne me

priveraspasdeceplaisir.

Patchpassasonbrasautourdemoncouetpressafiévreusementseslèvressurmonfront.—Jen’oseraispasfaireunetellechose.—Alors?— Alors, Hank garde une longueur d’avance, mais j’ai bien l’intention d’égaliser. Et puisque les

ennemisdemesennemissontmesamis,l’unedemesvieillesconnaissancespourraitnousêtreutile.À sa façon d’employer le mot « connaissance », je sus que la personne en question n’était pas

exactementuneamie.—Elles’appelleDabriaetjepensequ’ilesttempsdeluipasseruncoupdefil.PuisquePatchavaitdécidéde laprochaineétape, je fisdemême.Sautantaubasdu lit, je ramassai

monpulletmeschaussures,qu’ilavaitdéposéssurlacommode.—Jenepeuxpas rester ici, jedois rentrerchezmoi.Pasquestionde laisserHankseservirdema

mèresanslaprévenir.— Tu ne peux rien lui dire, avertit Patch avec un soupir inquiet. Elle ne te croira pas. Il l’a

certainementmanipuléecommejel’aifaitavecVee.Mêmesiellenevoulaitpasluifaireconfiance,ellen’a pas eu le choix. Il la tient sous sa coupe et, pour l’instant, nous ne pouvons rien y changer.Nousdevonspatienterencoreunpeu,jusqu’àcequej’aiedécouvertlesplansdeHank.Macolèredécuplaitàl’idéedelaisserHankdomineretmanœuvrermamère.—Tunepeuxpassimplementallerlà-basetletaillerenpièces?m’emportai-je.Ilméritebienpire,

maisçarégleraitaumoinsleproblème.Etmesoulageraiténormément—Nousdevonslefairetomberpourdebon.Nousignoronsl’identitédesesalliésetlaportéedeses

intentions.Ilrassemblepeut-êtreunearméedenéphilimspourdéfierlesdéchus,maisilsaitaussibienquemoiqu’aprèsledébutd’Heshvan,aucunelégionnepourrarenverserunsermentprononcédevantleciel.Lesdéchusdéferlerontenmasseetprendrontpossessionducorpsdeseshommes.Ilaforcémentunautreatoutdanssamanche,maisquelestlerapportavectoi?sedemandaPatchtouthaut.Soudain,sonregardsefitplusperçant.—Quoiqu’ilaitentête,ilabesoindesinformationsquedétientl’archange.Maispourlafaireparler,

illuifautunechaîne.Sesmotsmefirentl’effetd’unegifle.Priseparlesrévélationsencascadedelanuitprécédente,j’en

avaistotalementoubliémavision,enréalitéunsouvenir,decettefilleenferméedansunecage.Cen’étaitpasunecaptiveordinaire,maisunarchange.—Désolé,monange,soupiraPatch.Jevaistropvite.Laisse-moit’expliquer.—Jesuisaucourant,pourlachaîne,l’interrompis-je.J’aivul’archangeemprisonnéedansunecageet

jesuiscertainequ’elleatentédem’avertir,pourempêcherHankdemettrelamainsurlachaîne.Maisj’aicruàunehallucination.Patchm’observasansunmotavantdereprendre:— C’est un archange, elle a la possibilité de s’infiltrer dans tes pensées conscientes. Elle a

visiblementjugénécessairedeteprévenir.—Oui,carHankestpersuadéquetachaîneestenmapossession.—Maisc’estfaux!—Vadoncleluidire.—Alors,c’estça?Hankcroitquejetel’aiconfiée.

—Sansdoute.Patchfronçalessourcils,lesyeuxdanslevague.—Sijeteramènecheztoi,tesens-tucapabledeluifairefaceetdeleconvaincrequetun’asrienà

cacher?Ilnedoitriensoupçonnernisavoirdecettenuit.Personnenetereprocheraitderefuser,surtoutpasmoi.Maisjedoisteposerlaquestion.Es-tuprête?Jen’hésitaipasuneseconde.Aucunsecretn’étaittroplourdàporterpourprotégerceuxquej’aimais.

22.

Le pied sur l’accélérateur, j’espérais ne pas croiser de policier désœuvré, n’ayant rien demieux àfairequedem’arrêter.Jeroulaiendirectiondelamaison,aprèsavoirquittéPatchàcontrecœur.Maisl’idée d’abandonnermamère à lamerci deHank, telle unemarionnette qu’ilmanipulerait à sa guise,m’était insupportable. En dépit de toute logique, je me persuadai quema présence contribuerait à laprotéger.PlutôtmourirquedelaisserHankpoursuivretranquillementsesplans.Après avoir usé d’arguments peu scrupuleux pour me garder près de lui jusqu’à une heure plus

convenable,Patchm’avaitraccompagnéepourrécupérermaVolkswagen.Curieusement,elleavaitpassélanuitdanslazoneindustriellesanssubirlemoindredommage.J’auraispariéqu’aumoinslelecteurCDauraitdisparu.De retour à lamaison, je gravis rapidement lesmarches du perron etme glissai sans bruit dans la

cuisine.Enallumant,j’étouffaiuncri.Accoudéderrièrelebar,HankMillartenaitnégligemmentsonverred’eau.—Bonjour,Nora.Immédiatement, j’affectai unemine indifférente pourmieux dissimulerma peur. Je plissai les yeux,

espérantsimplementparaîtreagacée.—Qu’est-cequevousfaiteslà?—Tamèreadûpartirtôtaubureau,dit-ilavecunsignedetêteverslaported’entrée.Uneurgenceque

Hugoluiaconfiéeàladernièreminute.—Ilestcinqheuresdumatin,observai-je.—TuconnaisHugo.Non,maistoi,jeteconnais.Jesongeaibrièvementqu’ilauraitpuhypnotisermamèredefaçonàlui

fairequitterlamaisonpourmieuxmeprendreàpart.Maiscommentaurait-ilpusavoirl’heureàlaquellejerentrerais?L’idéenemeparutcependantpasimpossible.—Ilm’asemblépluscorrectdeme levermoiaussietdecommencerplus tôtma journée.Dequoi

aurais-jel’airenfaisantlagrassematinéependantquetamèresetueautravail?Ilavaitpassélanuitchezmoietnes’encachaitmêmepas.C’étaitlapremièrefoisdepuismonretour.

Manipulermamèreétaitunechose,maisdormirdanssonlitenétaitunetoutautre…—JecroyaisquetuétaisrestéecheztonamieVee.Lafêtes’estdoncterminéesitôt?Oudevrais-je

dire«sitard»?Aveclacolère,monpoulss’emballaitetjedusmemordrelalanguepournepasrépliquer.—J’aipréférédormirdansmonproprelit,répondis-je,espérantqu’ilcomprendraitl’allusion.—Biensûr,susurra-t-ilavecunsourirecondescendant.—Vousnemecroyezpas?—Épargne-moiteshistoires,Nora.Unejeunefillequiprétenddormirchezunecopinenelefaitque

dans quelques cas bien précis, ajouta-t-il en éclatant d’un rire froid. Alors, dis-moi, qui est le petit

veinard?Ilhaussasessourcilssiclairsetportaleverreàseslèvres.Mon cœur battait à tout rompre, mais je conservai mon calme et tâchai de me montrer aussi

convaincantequepossible.Ilbluffait.Hankn’avaitaucunmoyendesavoirquej’avaispassélanuitchezPatch.Lesseulesinformationsqu’ilpourraitobtenirétaientcellesquejeluirévélerais.Jemecontentaidoncd’unregardoutré.—Pourvotregouverne,Veeetmoiavonspassélasoiréedevantlatélé.Marcieapeut-êtrel’habitude

defaire lemurpourretrouversescopains,maisjecroisqu’onpeutdiresanstrops’avancerquejenesuispascommeelle.Tropméprisante.Sijevoulaismesortirdecemauvaispas,j’allaisdevoirfairepreuved’unpeumoins

d’agressivité.Hanknesedépartitpasdesonsourirenarquois.—Vraiment?—Oui,vraiment.—J’aipasséuncoupdefilàlamèredeVeepouravoirdesnouvellesetelleavendulamèche.Quelle

surprised’apprendrequetun’avaispasmislespiedschezeux,hier.—Pouravoirdesnouvelles?—Jecrainsquetamèrenesemontreunpeutroppermissive,Nora.Maistonpetitmanègenemarche

pasavecmoietj’aicrubondeprendreleschosesenmain.Jesuisravidemetrouverseulàseulavectoipourquenouspuissionsavoircetteconversation.—Jenevoispasenquoicelavousregarde.—Pour l’instant, c’est vrai.Mais si j’épouseBlythe, il y auradu changement.Nous formeronsune

familleet,avecmoi,onnefaitpascequ’onveut.Ilm’adressaunclind’œil,bienplussinistrequ’espiègle.—Trèsbien,admis-je,cherchantàluifairepeur.Jen’étaispaschezVee.J’aimentiàmamère,car

j’avais besoin dem’aérer un peu l’esprit et je suis partie pour une longue balade en voiture.Depuisquelques jours, il sepassequelquechosedebizarre, là-dedans, soufflai-jeen tapotantma tempe.Monamnésiesemblesedissiper.Lesderniersmoisnemeparaissentplusaussiflous.Unvisagemerevientdeplus en plus fréquemment : celui de mon ravisseur. Je n’ai pas encore d’image assez nette pourl’identifier,maiscen’estsansdoutequ’unequestiondetemps.Sonexpressiondemeuraitneutre,maisjecrusvoirlacolèreenflammersonregard.C’estbiencequejepensais,espèced’immondesalopard.—Malheureusement,surlecheminduretour,l’épavequimetientlieudevoitureesttombéeenpanne.

Mamèren’auraitpasaimémesavoirtraînantsurlesroutesaumilieudelanuit,alorsj’aiappeléVeeetluiaidemandédemecouvrir.J’aipassélesdernièresheuresàessayerderemettrelemoteurenmarche.— Je pourrais y jeter unœil ? proposa-t-il sans ciller. Si je ne peux pas identifier la panne d’une

voiture,jeneconnaisplusmonmétier!—Pas lapeine. Je l’amènerai cheznotregaragiste.Maintenant, ajoutai-jepour enfoncer le clou, je

doismepréparerpourlareprisedulycée.Jepréfèrelecalmeetlasolitude.— Si j’étais soupçonneux, répliqua-t-il avec un sourire forcé, je croirais que tu essaies de te

débarrasserdemoi.—J’appelleraimamèrepourlaprévenirquevousêtesparti,conclus-jeendésignantostensiblementla

porte.

—Ettavoiture?Bonsang!Ilsemontraitobstiné.—Jevousaiditquejelaporteraischezlegaragiste.—C’estridicule,objecta-t-il.Pourquoiinfligeràtamèrelecoûtd’uneréparationalorsquejepeux

parfaitementréglerleproblème?LaVolkswagenestdehors,jesuppose?Avantque j’aiepu l’arrêter, ilouvrit laported’entrée.Je lesuivissur leperron, l’estomacnoué. Il

s’avançaversmavoiture,remontasesmanchesetglissalamainsouslagrillepoursouleverlecapot.Jelerejoignis,priantpourquePatchaitréussisoncoup.Ilavaiteul’ingénieuseidéed’unesolutionde

secours, au cas où le récit de Vee ne les aurait pas convaincus. Hank avait visiblement déjoué sesmanipulationsmentalesens’adressantdirectementàMmeSkyetjeremerciaisilencieusementPatchdesaprudence.—C’est ici, annonçaHank en désignant une petite fissure dans l’un des nombreux tuyauxnoirs qui

entouraientlemoteur.Voilà,c’estréglé.Çatiendraencorequelquesjours,maisilfaudralafaireréparerrapidement.Amène-laplustardaumagasin,jedemanderaiàmesemployésd’yjeterunœil.Commejenerépondaisetilajouta:—Jemedoisd’impressionnerlafilledecellequejecompteépouser,non?Ill’avaitditd’unairdésinvolte,maislesous-entenduavaitquelquechosedemenaçant.—Oh,Nora?merappela-t-ilaprèsquejeluieustournéledos.Cepetitincidentresteraentrenous,

mais dans l’intérêt de tamère, je ne tolérerai plus aucunmensonge, quelles que soient les raisons.Sijamaisjet’yreprends…Sansunmot,jeregagnailamaisond’unpaslentetmesurésansosermeretourner.Jen’enavaispas

besoin.LeregardfroiddeHanksemblaittranspercermondos.

Unesemaines’écoulasansnouvellesdePatch.Avait-illocaliséDabriaouavancédanssesrecherches

surlesmotivationsdeHank?Jel’ignorais.Plusd’unefois,jeréprimail’enviederoulerjusqu’auparcdeDelphic pour tenter de retrouver le chemin de son appartement souterrain. Bien que j’aie acceptéd’attendredesonretour,jecommençaisàperdrepatience.Ilm’avaitfaitlapromessedenepasm’écarterdujeuencequiconcernaitHank,maisj’étaisdemoinsenmoinscertainequ’illatiendrait.Mêmesisesrecherchesn’aboutissaientpas,j’auraisvouluqu’ilm’appelleparcequejeluimanquaisautantqu’ilmemanquait.Nepouvait-ilpassimplementdécrochersontéléphone?Scottn’avaitpasreparunonpluset,tenantparole,jen’avaispastentédelecontacter.Maissil’unoul’autrenesemanifestaitpasrapidement,plusriennetiendrait.Maseuledistractionétaitlelycée,maismêmelescoursneparvenaientpasvraimentàmechangerles

idées. J’avais toujoursétéuneélèvemodèle,maiscomparéeà l’urgencede la situationavecHank, laperspectivedelafacsemblaitsoudainbiendérisoire.— Félicitations ! me lança Cheri Deerborne tandis que nous entrions en cours d’anglais pour la

deuxièmeheuredelajournée.Jemedemandaisbiencequilafaisaitautantsourire.—Pour?—Lesnominationspourlebaldepromoontétéaffichéescematin.Apparemment,tuessélectionnée

pourletitredesclassesdepremière.

Jeladévisageaisanscomprendre.—Letitredesclassesdepremière,répéta-t-elleenaccentuantchaquemot.—Tuplaisantes?—J’aiaperçutonnomsurlaliste.Çapeutdifficilementêtreuneerreur.—Quim’auraitinscrite?—N’importequipeutproposer ta candidature, répliqua-t-elleenme jetantun regard surpris.Tuas

besoin de 50 signatures pour valider la demande, un peu comme une pétition. Plus tu obtiens designatures,mieuxc’est.—JevaisétriperVee,marmonnai-je,nevoyantaucuneautreexplication.SuivantleconseildePatch,jeneluiavaispasreprochésesmensonges,maisc’enétaittrop.Untitre

pourlebaldepromo?Cettefois,mêmePatchnepourraitstoppermafureur.Je m’installai à ma place et dissimulai mon portable sous le bureau. M. Sarraf ne tolérait aucun

téléphoneenévidencedanssoncours.LETITREDESCLASSESDE1RES?envoyai-jeàVee.Lasonnerien’avaitpasencoreretentietVeemeréponditaussitôt.J’AIVUÇA.EUH…FÉLICITATIONS?T’ESMORTE.PARDON?JEN’AIRIENÀVOIRLÀ-DEDANS!—Pourdireleschosesclairement,m’avertitunevoixguillerette,Sarraft’adansleviseur.MarcieMillars’installaàcôtédemoi.C’étaitnotreseulcourscommun,qu’ellepassaitgénéralement

au fondde la salle encompagniede JonGalaetAddysonHales. Il étaitdenotoriétépubliquequecepauvreM.Sarrafétaitpresqueaveugleetqu’onpouvait fairepresquen’importequoi–sauf,peut-être,allumerunjoint–sansqu’ils’enaperçoive.—C’estmauvaispourlui,poursuivit-elle.Tucroisqu’onpeutsecréerdeshémorroïdescérébralesen

fixantlesgens,commeça?—Marcie,tuesvraimenttropdrôle.Ont’adéjàditquetonhumourétaittrèsfin?Sanssaisirl’ironie,elleseredressasursachaise,ravie.—J’aivuquetuavaiséténominéepourletitredereinedubal.Letonneparaissaitpasvraimentmoqueur,maisaprèsonzeansdemauvaiscoups,j’avaisapprisàme

tenirsurmesgardes.—D’aprèstoi,quiseraéluroi?reprit-elle.JepariesurCameronFerria.Espéronsqu’ilsaientpassé

les vêtements de cérémonie au nettoyage à sec depuis l’an dernier. Je sais de source sûre que KaraDarlingavaitlaissédesacréesauréolessurlarobe.Imagineavoiràlaportertellequelle,ajouta-t-elleenplissantlenez.Etsisarobeestdanscetétat,jen’osepaspenseraudiadème…Malgrémoi,jesongeaiàl’uniquebaldepromoauquelj’avaisassistédepuismonentréeaulycée.En

seconde,Veeetmoi avions été attiréespar l’effetdenouveauté.Unmatchde football américain avaitprécédélesfestivitéset,àlami-temps,leclubdessupporterss’étaitavancésurleterrainpourannoncerles lauréats.Après avoir enfilé des robes de cérémonie aux couleurs de l’école et reçu couronnes etdiadèmes,lesnouveauxroisetreinesavaienteffectuéuntourd’honneursurlestade,embarquésdansdesvoiturettesdegolf.Lagrandeclasse.Marcieavaitremportéletitredessecondes,m’ôtanttouteenviedeparticiperàcettemascarade.

— C’est moi qui t’ai inscrite, claironna Marcie en secouant sa chevelure, arborant un sourireétincelant.Jecomptaisgarderlesecret,maisl’anonymatn’estpasvraimentmontruc.—Tuasfaitquoi?m’exclamai-je,sonnée.—Tutraversesunemauvaisepasse,répliqua-t-elleavecunregardfaussementcompatissant.Jesuisau

courant pour l’amnésie et… les visions, souffla-t-elle à voix basse. Mon père m’a tout raconté enprécisant que je devrais me montrer particulièrement sympa avec toi. Mais je ne savais pas biencomment.Jemesuiscreusélesméningesetpuisj’aivul’annoncepourlescandidaturesdestitresderoisetreines,pourlebaldepromo.Évidemment,toutlemondes’attendaitàcequejemeprésente,maisj’airéussi à convaincremes copainsde reporter leursvotes sur toi. Il sepeutque j’aie fait allusionà tesvisions,enexagérantquelquepeuleurgravité.Maisqueveux-tu,pourgagner,ilfautparfoissavoirforcerun peu les choses. La bonne nouvelle, c’est qu’on a récolté plus de deux cents signatures, plus quen’importequelleautreprétendante!Médusée,j’oscillaisentreincrédulitéetdégoût.—Tum’aspriseenpitié,c’estça?—Exactement!s’écria-t-elleenbattantdesmains,extatique.Jemepenchaienluilançantmonregardleplusnoiretleplusvenimeux.—Tuvasretournerausecrétariatetannulermacandidature.Jeneveuxpasvoirmonnomsurcette

liste.Loindes’offusquer,Marcieposalespoingssurleshanches.—Maisçachambouleraittout!Ilsontdéjàimprimélesbulletins:j’aijetéunœilauxliassesarrivées

cematin.Tun’oseraisquandmêmepasgâcherautantdepapier.Penseauxarbresquisesontsacrifiéspourfournircesramettes!Etilyapire:moi!Jemesuismiseenquatrepourtefaireplaisir,tunepeuxpasmelerenvoyeràlafigure.Je rejetai la tête en arrière et jetai un regard désespéré aux taches d’humidité qui constellaient le

plafond.Pourquoimoi?

23.

En rentrant du lycée, je trouvai unpetitmot accroché à la porte d’entrée :GRANGE. Je froissai lamissiveavantde l’enfouiraufonddemapocheet fis le tourde lamaison.Laclôturedécatieséparaitnotreterraind’unchampenfriche.Unpeuplusloin,unevieillegrangeauxmursblanchisàlachauxtenaitencoredeboutaumilieudesherbesfolles.Encoremaintenant,jenesavaispasquienétaitlepropriétaire.Enfants,Veeetmoiavionsdécidéd’enfairenotrerepairesecret.Notrerêveavait tournécourtsitôt laportefranchieendécouvrantdeschauves-sourispenduesàunepoutre.Jen’avaisplusjamaistentéd’ypénétreret,mêmesij’espéraisavoirdépassémahantisedesrongeurs

volants,jemesurprisàtirerlebattantavecuneinfinieprécaution.—Ilyaquelqu’un?appelai-je.Scottétaitétendusurunbancdélabréaufonddelagrange.Enmevoyantentrer,ilseredressa.—Toujoursfurieusecontremoi?demanda-t-ilenmâchonnantunbrind’herbe.Sans son tee-shirtMetallica et son jean déchiré, il aurait presque pu paraître dans son élément. Je

promenaimonregardlelongdespoutres.—Est-cequetuasaperçudeschauves-souris?—Oncraintleschauves-souris,Grey?Jem’assislourdementprèsdelui.—Cessedem’appelerGrey!Çasonnecommeunnomdegarçon.CommeDorianGray.—Dorianqui?—Laissetomber,dis-jeavecunsoupir.Trouveautrechose.«Nora»m’iraittrèsbien,tusais.—Pasdeproblèmes,Bouledegomme.—Finalement,jecroisquejepréfèreGrey.—Jevenaisauxnouvelles.Si tuavaisdes informationsau sujetdeHank,çam’aiderait.Tupenses

qu’ilnousaidentifiésl’autresoir,prèsdesonentrepôt?J’étais presque certaine que Hank ne soupçonnait rien. Il ne m’avait pas paru plus angoissant que

d’habitude,cequi,enyréfléchissant,nesignifiaitpasgrand-chose.—Non,jecroisqu’onesttranquilles.—C’estbien.Excellent,même,commentaScottenfaisanttournerl’anneaudelaMainnoireautourde

sondoigt.J’étaissoulagéequ’ilnes’ensoitpasséparé.—Ilsepeutquejesortedel’ombreplustôtqueprévu.—Pourl’instant,tunem’aspasl’airvraimentdansl’ombre.Commentpouvais-tuêtrecertainqueje

trouveraistonmotsurlaporteavantHank?—Hankestaugarage.Etjesaisàquelleheureturentresdulycée.Net’offusquepas,maisilm’arrive

detesurveillerdetempsàautre.Jedevaissaisirlemomentidéalpourtecontacter.Aufait,taviesociale

faitpitié.—Latiennefaitrêver,peut-être?Scottéclataderire,maisjedemeuraisilencieuse.Ilmepritparl’épaule.—Ondiraitqueçanevapasfort,Grey.—MarcieMillarm’ainscriteàlacourseautitredubaldepromo,expliquai-jeenréprimantunsoupir.

Lescrutinauralieuvendredi.Ilmedonnal’unedecespoignéesdemainchorégraphiéesquel’onvoitparfoisà la télé,commeun

signedereconnaissanceentremembresd’unmêmegang.—Bienjoué,championne.Pourtouteréponse,jeluijetaiunregardrépugné.—Qu’est-cequiteprend?Jepensaisquelesnanasadoraientcegenredetruc.Trouver«la»robe,se

fairefaireunbeauchignonetportercemachinquibrillesurlatête.—Onappelleçaundiadème.—C’estça,undiadème.Alors,oùestleproblème?—Jemesensdébiledeconcourirfaceàquatreautresfillesquiontvéritablementleurchance.Jevais

me ramasser etpasserpourune idiote.Envoyantmonnom,certainsontdemandé s’il s’agissaitd’uneerreur.Enplus, jen’aipasdecavalier. JepourraisproposeràVeedem’accompagner,mais j’imaginedéjàlesblaguesgraveleusesdeMarcie.Mêmesiçan’estpaslafindumonde…Scottécartalargementlesbras,commesilasolutionétaittoutetrouvée.—Problèmeréglé:allons-yensemble.Jelevailesyeuxauciel,regrettantd’avoirabordélesujet.Enfait,jen’avaispaslamoindreenvied’y

penser,encoremoinsd’endiscuter.—Tun’esmêmepasinscritaulycée,repris-je.—Et alors ?Çan’est pasune loi, que je sache.Àcegenrede soirées, les fillesdemonécolede

Portlandinvitaienttoujoursdesétudiantsplusâgés.—Çan’estpasexactementunerègle…—Si c’est laMain noire qui t’inquiète, répondit-il après un silence, je doute qu’un néphil de son

importances’intéressedeprèsauxdistractionsdesadolescents.Ilnepenserapasquejepuisseyassister.EnimaginantHankarpenterungymnaseremplidelycéens,jenepusm’empêcherdem’esclaffer.—Turigoles,maistunem’aspasvuensmoking.Oupeut-êtrequelescarruresd’athlète, lestorses

musclésetlesabdosderêvenesontpastontruc…Jememordislalèvrepourétoufferunautreéclatderire.—Allez,arrêted’essayerdem’impressionner.OncroiraituneversioninverséedeLaBelleetlaBête.

Onsaitquetuesmagnifique,Scott.Ilmeserraaffectueusementcontrelui.—Jenetelerediraipasdeuxfois,Grey,alorsécoute-moi:tuesunejoliefille.Suruneéchelled’unà

dix,tuesdéfinitivementau-dessusdelamoyenne.—Merci,Scott.Vraiment.—Tun’espaslegenredefillesaprèsquij’auraiscouruàPortland,maisjenesuispluslemêmetype

nonplus.Tuesquelqu’und’unpeutropbienet,soyonshonnêtes,d’unpeutropbrillantpourmoi.

—Maistuesungarçonpleinderessources,Scott.—Arrêtedem’interrompre,tumeperturbes.—Tuavaismémorisécepetitdiscours?—J’aiunpeutropdetempslibre,répliqua-t-ilavecunsourireencoin.Enfin,commejeledisais…

Mince!Qu’est-cequejedisaisdéjà?—Quej’étaisplusjoliequelamoitiédesfillesdemonlycée.—C’étaitunefaçondeparler.Situveuxêtreplusprécise,ehbien,tuesplusjoliequequatre-vingt-

dixpourcentd’entreelles.Àquelquechoseprès.—J’enrestesansvoix!m’exclamai-jed’unairmoqueur.Scotts’agenouilladevantmoietmesaisitlamaind’ungestethéâtral.—Oui,Nora!Oui,jet’accompagneraiaubaldepromo.—Tunedoutesvraimentderien,rétorquai-jeenpouffant.Jenet’airiendemandé.—Tuvois?Tropintelligente.Maisenfin,quelestleproblème?Tuasbesoind’uncavalieret,même

sijenesuispaslecandidatidéal,jeferail’affaire.Une imagenettedePatchse formadansmonesprit,mais je l’enchassaiaussitôt.BienqueScottne

puissepasliremespensées,laculpabilitémerongeait.Jenemesentaispasencoreprêteàluiavouerquenousn’étionspluslesseulsàluttercontreHank,maisquej’avaisdemandél’aidedemonex-petitami,quiétaitbeaucoupplusingénieux,beaucoupplusdangereux,infinimentplusséduisant…etundéchu.JenevoulaissurtoutpasblesserScott.Curieusement,jem’étaisattachéeàlui.Sisasoudainevantardisem’étonnait,enparticulierdanslaperspectived’unaffrontementavecHank,

jen’avaispaslecœuràluirefuserunesoiréededétente.Commeill’avaitlui-mêmeremarqué,lebaldepromodulycéen’éveilleraitsûrementpaslaméfiancedelaMainnoire.—D’accord,d’accord,cédai-jeen luidonnantune tapeamicalesur l’épaule.Nous ironsensemble.

Maistun’aspasintérêtàmedécevoirencostume,repris-jed’unairsévère.Cen’est queplus tarddans la soiréeque je réalisai n’avoir riendit àScott de l’entrepôt-leurrede

Hank et du repaire de son armée. Qui aurait cru que ce bal ridicule aurait pu éclipser la menacenéphilim?Unefoisdeplus,jeregrettaidenepasavoirsonnumérosouslamain.Bof,ilnedevaitmêmepasavoirdetéléphone,aprèstout.Cesoir-là,jedînaitôt,versdix-huitheures,avecmamère.—Comments’estpasséetajournée?s’enquit-elle.—Jepourraisteraconterqu’elleétaitfantastique,si tuveux,répondis-jeenavalantunebouchéede

cannellonis.—NemedispasquelaVolkswagenestencoretombéeenpanne?Hankestvraimentgentild’avoir

proposédelaréparer.Etjesuiscertainequ’ilpourraitt’aiderplussouvent,situleluidemandais.L’admirationaveuglequ’elleluivouaitmerendaitfolleetjedusprendreuneprofondeinspirationpour

mecalmer.—C’est pire.Marcie s’est débrouillée pour poserma candidature pour le titre de reine du bal de

promo.Pireencore:jesuisnommée.Mamèrereposalentementsafourchette,stupéfaite.—NousparlonsbiendelamêmeMarcie?—Àcequ’ellem’adit,Hankluiauraittouchéunmotdemeshallucinationset,depuis,elleveutme

faireunefleur.C’estcurieux,jenemesouvienspasd’avoirparlédetoutcelaàHank.—Non,c’estmoiqui l’aimisaucourant, répondit-elle,deplusenplus surprise. Jen’arrivepasà

croirequ’ill’aitrépétéàMarcie.Jemerappelleclairementluiavoirdemandédegardercelapourlui.Ellerouvritlabouche,puislarefermalentement.—Dumoins…j’ensuispresquecertaine,reprit-elleenposantsescouvertssurlatable.Jet’assure,je

commence à me faire vieille. Certaines choses m’échappent complètement. Je t’en prie, ne sois pasfurieusecontrelui.Toutestmafaute.Jenepouvaissupporterdesentirmamèreperdue,presquedésemparée.L’âgen’étaitpourriendans

ses trous demémoire. Patch avait vu juste, cela ne faisait aucun doute.Hank la tenait sous sa coupe.L’envoûtait-il jour après jour ou avait-il implanté en elle une notion inéluctable d’obéissance et deloyauté?—Aucuneimportance,murmurai-je.Jeremuaimafourchettedansmonassiette,maisj’avaisperdul’appétit.Patchm’avaitconvaincuede

nepas tenterd’expliquer la situationàmamère– ellenem’aurait pas crue–,mais jen’enavaispasmoinsenviedehurler.Jen’étaispascertainedepouvoir jouercettecomédiebienlongtemps:manger,dormir,sourire,commesiderienn’était.— Voilà pourquoi il m’a proposé que Marcie t’accompagne pour acheter une nouvelle robe !

s’exclamamamère. Je lui ai réponduqu’il serait surprenant que tu veuilles assister à cette soirée dulycée,mais il devait déjà connaître les projets de sa fille.Bien sûr, tu n’es pas obligéede fréquenterMarcie,s’empressa-t-elled’ajouter.Çaseraitgénéreuxdetapart,maisHankneréalisesansdoutepaslanaturedevosrelations.Jecroisqu’ilrêveraitdevoirnosfamilless’entendre,conclut-elleavecunpetitrireamer.Vulescirconstances,j’étaisincapabledel’imiter.Commentdiscernersesparoleslesplussincèresde

celles dictées parHank et sesmanœuvres ?Mais puisqu’elle songeait déjà aumariage, Patch etmoidevionsaccélérernosplans.—Marciem’a interceptée à la sortie des cours pourm’informer–oui, «m’informer»–quenous

irions acheter une tenue ensemble ce soir. Comme si je n’avais pas mon mot à dire dans l’affaire.Heureusement,Veeavaitprévulecoup.J’aienvoyéunSMSàMarcie,expliquantquejen’avaispaslesmoyensdem’offrirunenouvellerobe,enprécisantàquelpointj’étaisdéçue,carjecomptaisvraimentsursonavis.Ellem’arépondupresqueaussitôtenm’annonçantqueHankluiavaitprêtésacartedecréditetqu’ellepaieraitlarobe.Malgréuneexclamationoutrée,jesurprisleregardamusédemamère.—Nora,dis-moiquejet’aiélevéemieuxqueça.—J’aidéjàchoisilarobe,poursuivis-je,toutexcitée.Marciepasseraàlacaisseet,ensortantdela

boutique,Veesetrouveralà,commeparhasard.Monachatsouslebras,ilnemeresteraplusqu’àplanterMarcieetàallerprendreundonutavecVee!—Etàquoiressemblecettemerveille?—Veeetmoil’avionsrepéréechezSilkGarden.C’estunerobedesoiréeau-dessusdugenou.—Dequellecouleur?—Ah…surprise,esquivai-jeavecunsourirediabolique.Sacheseulementqu’ellecoûte150dollars.—Hankneremarquerasansdouterien,soupira-t-elleavecungesteévasif.Ilnecompteabsolument

pas.

Jemeredressaisurmachaise,contentedemoi.—Alorsj’imaginequ’ilneverrapasd’inconvénientàm’offrirleschaussuresassorties.

J’étais censée retrouverMarcie à dix-neuf heures, devant la boutique deSilkGarden, une enseigne

assezchic,situéeàl’angledeladixièmerueetdelarueAsher.Vuedel’extérieur,l’entréeressemblaitàcelled’unchâteau,avecsalargeporteenchêneetenferforgé,précédéed’unealléepavée.Dechaquecôté, des buis étaient décorés de lumignons bleutés.Les vitrines regorgeaient demannequins vêtus derobesadorables.Lorsquej’étaisenfant,monrêveétaitdedeveniruneprincesseetd’éliredomiciledanscemagasin.Àdix-neufheuresvingt,jefaisaistoujourslescentpassurleparking,guettantlaToyotadeMarcie,un

modèleflambantneufetbienévidemmentsuréquipé.Elle,aumoins,n’avaitpasàréemboîtersonlevierdevitesseouàtambourinersurletableaudebordpendantdixminutesavantquelemoteurdaigneréagir.JetantunregarddésespéréàmaVolkswagengaréeunpeuplusloin,jesoupirai.Enfin,lavoiturerutilantedeMarcies’engouffradansleparking.—Désoléepourleretard,melança-t-elleenpassantsonsacàmainsursonépaule.Monchienaeudu

malàmelaisserpartir.—Tonchien?—Boomer.Tusais,leschienssontcommeleshumains.Ilsontdessentiments.Jesaisisl’occasion.—Aucuneimportance.J’enaiprofitépourjeterunœildanslaboutiqueetj’aitrouvémarobe.Onpeut

réglerçaenunclind’œiletnepasfaireattendreBoomer.—Etmonavis,alors?riposta-t-elle,laminedéfaite.Tucomptaissurmonavis.Non,c’estsurlacartedecréditdetonpère,quejecompte.—Ehbien,euh,jevoulaisvraimentquetum’aidesàchoisir.Maisenvoyantlarobe,j’aieulecoupde

foudre…—Vraiment?—Vraiment.C’était comme…un signe du ciel, tu sais, la lumière divine et les anges qui chantent

«Alleluia!».Cequ’ilnefallaitpasfairepourlaconvaincre…—Montre-la-moi,ordonna-t-elle.Tuasprisencompte ton teint jaunâtre, j’espère?Si tuchoisis la

mauvaisecouleur,tuparaîtrascomplètementéteinte.Une fois dans lemagasin, je conduisisMarcie jusqu’à la robe.C’était unmodèle court, à carreaux

vertsetbleu-marine,avecune jupebouffante.D’après lavendeuse,ellemettaitmes jambesenvaleur.D’aprèsVee,elledonnaitl’impressionquej’avaisunepoitrine.—Beurk!s’exclamaMarcie.Descarreaux?Çafaituniformedepensionnat!—C’estcelle-ciquimeplaît.Ellepassaenrevuelesrobes,cherchantmataille.—Voyonscequeçadonnesurtoi.Maisjenepensepaschangerd’avis.Jemedirigeaiverslescabinesd’essayagepresqueensautillant.C’étaitLAtenue.Marciepouvaitbien

direcequ’ellevoulait,elleneparviendraitpasàmeconvaincre.Jemedébarrassaidemonjeanetmeglissaidans la robe.LafermetureÉclair refusade remonter.Tournant levêtement, je jetaiun regardà

l’étiquette. Un 36. C’était peut-être une erreur, mais connaissant Marcie, elle l’avait sans doute faitexprès.J’espéraispouvoirluiclouerlebecenrentrantleventreet,l’espaced’uneseconde,jecrusqueçamarcherait,avantdemerendreàl’évidence.—Marcie?appelai-jeàtraverslerideau.—Mmmh?Jeluitendislarobe.—Çan’estpaslabonnetaille.—Oh,tropgrand?demanda-t-elleavecunenaïvetéexagérée.Jesoufflaisurmesmèchesenbataillepouréviterdel’envoyerpromener.—Un38iratrèsbien,merci.—Ah.Donctroppetit.Jeremerciailecield’êtreensous-vêtements.J’auraisététentéedesortirpourlagifler.Quelques instants plus tard, elle passa le 38 dans l’interstice du rideau ainsi qu’une robe fourreau

écarlate.— Sans vouloir t’influencer, je pense que le rouge serait beaucoup plus judicieux. Nettement plus

glam’!J’accrochailaroberougeauportemanteauetluitirailalangue,avantdemeglisserdansmarobeà

carreaux.Jetournaisurmoi-mêmedevantlemiroir,étouffantuncrienthousiaste.Jem’imaginaisoudainchezmoi,lesoirdubal,enhautdel’escalierqueScottmeregarderaitdescendre.Etd’unseulcoup,cen’étaitplusScottque jevoyais,maisPatch.Accoudéà la rambarde, ilportait smokingnoiretcravategrise.Je lui adressai un sourire audacieux et ilm’offrit son bras pour franchir la porte. Son parfum était

suave,ambré,commelesableréchaufféparlesoleil.Incapabledemecontrôler,jel’attrapaiparlesreversdesavesteetl’attiraipourl’embrasser.—Onpariequej’arriveàtefairesourirecommeça?EtsansTVA.JemeretournaietvisPatchderrièremoi,danslacabined’essayage,enjeanettee-shirtblanc.Lesbras

croisés,ilmetoisaitdesonregardnoiretmalicieux.Unfrissontiède,quin’étaitpastoutàfaitdésagréable,meparcourut.—Jepourraisfairetoutessortesdeblaguessurlespervers,luilançai-je.—Jepourraistedirecombientumeplaisdanscetterobe.—Commentes-tuentré?—Mesvoiessontimpénétrables.— Je crois que ce sont celles du Seigneur, qui sont impénétrables. Toi, tu aurais tendance à faire

commelafoudre.Tutombestoujourslorsqu’onnet’attendpas.Çafaitlongtempsquetueslà?ajoutai-je,mortifiéeàl’idéequ’ilm’aitvuemetortillerdanslarobetroppetite,oupire,medéshabiller.—J’auraisvolontiersfrappé,maisjenevoulaispascroiserMarcie.Hanknedoitpassavoirquetoiet

moisommesderetourauxaffaires.Jetentaidenepasm’attardersurlasignificationdu«retourauxaffaires».—Ilyadunouveau,poursuivitPatch.J’aicontactéDabria.Elleacceptedenousaider,maisd’abord,

je te dois la vérité.Dabria est plus qu’une simple connaissance.Nous étions proches, bien avantmachute.Pourellecommepourmoi,c’étaitunerelationintéressée,maisilyaencorepeudetemps,ellet’a

causéquelques…ennuis,expliqua-t-ilavantdemarquerunepause.Cequiestunefaçonédulcoréedetedirequ’elleatentédetetuer.Premièrenouvelle.—Elleasurmontésa…jalousie,maisjepréféraistemettreaucourant,conclut-il.—Ehbien,maintenantjelesuis,murmurai-jed’unairahuri.Jen’avaispasl’intentiond’étalermescomplexes,maisn’aurait-ilpaspumeracontertoutcelaavant

del’appeler?—Etcommentpeut-onêtrecertainsqu’ellenerejouerapaslesassassins?—J’aiprisdesgaranties,réponditPatchavecunsourire.—Desgaranties?Tupourraisêtreplusvague?—Fais-moiunpeuconfiance.—Àquoiressemble-t-elle?— Grande, plate, cheveux gras, poignées d’amour et monosourcil, énuméra-t-il, l’air moqueur.

Rassurée?Traduction:elleétaitpulpeuse,splendideetpossédaitleQ.I.d’uningénieurenaérospatiale.—Tul’asdéjàrevue?—Çaneserapasnécessaire.Cequejeluidemanden’estpassorcier.Avantsachute,Dabriaétaitun

angede lamort et pouvait voir l’avenir.Elle prétend avoir conservé ce donqui lui rapporte pasmald’argentparl’intermédiaire–crois-leounon–declientsnéphils.Jecomprispeuàpeuoùilvoulaitenvenir.—Etellevaouvrirgrandlesoreillesetespionnersesclientsafind’apprendrecequeHankprépare?—Élémentaire,moncherange.—Etcommentcomptes-tulapayer?—Laisse-moim’occuperdesdétails.—Ça,c’estlamauvaiseréponse,répliquai-jeenposantlespoingssurleshanches.—Dabrianes’intéresseplusàmoi.Cequil’intéresse,c’estl’argentetriend’autre.Ils’approchaet,d’ungesteaffectueux,passaledoigtlelongdemoncollier.—Etellenem’intéresseplusnonplus.J’ail’œilailleurs.J’esquivaisamain,conscientequ’ilpouvait,aumoindreeffleurement,dissipermespensées lesplus

sérieuses.—Peut-onluifaireconfiance?—Lorsqu’onl’abannie,c’estmoiquiaiarrachésesailes.J’enaiconservéuneplume,aucasoù,et

ellenel’apasoublié.Àmoinsqu’elleneveuilletenircompagnieàRixonpourl’éternité,Dabriasauraresterdansmesbonnesgrâces.Pourlesgaranties,Patchavaitfaitfort.—Jenepeuxpasm’attarder,conclut-ilavecunbaiserfurtif.J’explorequelquespistesetjetetiendrai

aucourantsiellesaboutissent.Tuserascheztoi,cesoir?—Oui,répondis-jed’untonhésitant.MaisHank?Ilestdeplusenplussouventchezmoi.Ilvafinir

parfairepartiedesmeubles.—J’aiunmoyendelecontourner,assura-t-ilavecunéclatmystérieuxdansleregard.Jem’inviterai

danstesrêves.Jepenchailatêtedecôté,sceptique.—C’estuneplaisanterie?—Pourqueçamarche,ilfautquetusois…réceptive.Maisçameparaîtbienparti.J’attendaislachute,maisjefinisparcomprendrequ’ilétaitparfaitementsérieux.—Commentçafonctionne?—Pendant ton sommeil, jem’introduis dans ton rêve. Si tu n’essaies pas deme bloquer, je pense

qu’ondevraitfacilementyarriver.Jepréférainepasluiavouerqu’enmatièrederêve,j’étaisparfaitementincapabledeluirésister.—Unedernièrechose,ajouta-t-il.Selonmessources,HankaapprisqueScottestderetourenville.Je

mefichecomplètementqu’ilsefasseprendre,mais jesaisque tu tiensà lui.Qu’ilgardeunprofilbasquelquetemps.Hankn’aimepasbeaucouplesdéserteurs.Unefoisencore,jeregrettaiden’avoiraucunmoyendecontacterScott.Derrière le rideau, Marcie se chamaillait avec une vendeuse. Sans doute se plaignait-elle d’avoir

repéréundemi-graindepoussièresurlemiroir.—Marciesaitquiestvraimentsonpère?—Marcievitdansunebulle,mêmesiHankmenaceàtoutinstantdelafaireéclater.Aufait,c’estpour

quelleoccasion?demanda-t-ilendésignantmarobedumenton.—Lebaldepromo,dis-jeenexécutantunepirouette.Elleteplaît?—Jecroismesouvenirquecegenred’événementrequiertuncavalier,non?— Euh, d’ailleurs, à ce sujet, balbutiai-je. J’y vais avec… Scott. Nous sommes tous les deux

d’accord:Hanknelechercherasansdoutepasàunefêtedelycée.LesouriredePatchsefigea.—Jeretirecequej’aidit.SiHankveuttruciderScott,ilamabénédiction.—C’estjusteunami.Ilrelevamonmentonpourm’embrasser.—Jel’espèrebien.Scottnepourrapasdirequejenel’aipasprévenu,lança-t-ilentirantseslunettes

aviateurdesoncolavantdelespoussersurl’arêtedesonnez.Jedoisfiler,maisjetetiendraiaucourant.Ilpassasouslerideauetdisparut.

24.

AprèsledépartdePatch,jedécidaid’arrêterdejouerlesprincessesetderepassermesvêtementsdeville.Jevenaisd’enfilermontee-shirtlorsquejeremarquaiquequelquechosemanquaitdanslacabine.Etsoudain,jeréalisai:monsacàmainavaitdisparu.Je jetai un œil sous le banc dans le coin, mais il n’y était pas. J’étais certaine de ne pas l’avoir

accrochéauportemanteau,maisjevérifiaitoutdemêmesouslaroberouge.J’enfilaimeschaussuresàlahâteetrejoignisMarcie,auxprisesavecunétalagedesoutiens-gorge.—Tun’auraispasaperçumonsacàmain,parhasard?Ellehésitaavantderépondre:—Tul’asgardéavectoidanslacabine,non?Unevendeuses’approcha.—C’étaitunpetitsacmarron?medemanda-t-elle.—Oui!— J’ai vu un homme quitter la boutique avec. Il est entré et ressorti sans un mot. Je… j’ignore

pourquoi,maisj’aicruqu’ils’agissaitdevotrepère.Elleposasamainsursonfront,visiblementperturbée.—D’ailleurs,j’auraisjuréquec’estcequ’ilm’avaitdit…maisjel’aipeut-êtrerêvé.Toutcelam’a

parusiétrange.Unemanipulationmentale,pensai-jeaussitôt.—Ilavaitdescheveuxgrisonnants,poursuivit-elle,etportaitunpullàlosanges…—Dequelcôtéest-ilparti?l’interrompis-je.—Laportequidonnesurlarue,versleparking.Jemeprécipitaiàl’extérieur,Marciesurlestalons.—Tucroisvraimentquec’estunebonneidée?lança-t-elle,essoufflée.Ets’ilétaitarmé?Sic’était

undétraqué?—Tuasdéjàvuunhommefaucherunsacàmainsousunrideaudecabined’essayage?m’emportai-je.—Ilétaitpeut-êtredésespéré…Ilavaitpeut-êtrebesoind’argent.—Alorsc’estletienqu’ilauraitdûprendre!—ToutlemondesaitqueSilkGardenestuneboutiquechic,insistaMarcie.Letypeadûsedirequ’il

toucheraitlegroslot,detoutefaçon.Je penchais plutôt pour un néphilim, ou un déchu,mais je gardai cette information pourmoi.Mon

instinctmedisaitquedesraisonsbienplusinsidieusesqu’unepoignéedebilletsavaientmotivélevoleur.Jedéboulaisurleparkingàl’instantmêmeoùuneberlinenoirequittaitsonstationnement.L’éclatdes

pharesm’éblouitetjenepusdistinguerl’hommederrièrelevolant.Lemoteurrugitetlevéhiculefonçasurnous.

—Bouge,espèced’andouille!mecriaMarcieenmetirantparlamanche.Dans un crissement de pneus, la voiture nous frôla avant de s’engager dans la rue. Son conducteur

grillalestop,éteignitsesfeuxetdisparutlanuit.—Tuasreconnulemodèle?medemandaMarcie.—UneAudiA6.Jen’aivuqu’unepartiedelaplaqued’immatriculation.—Pasmal,championne,melançaMarcieenmeregardantdehautenbas.—Pasmal?rétorquai-je,agacée.Cetypeafiléavecmesaffaires.Çaneteparaîtpasunpeucurieux

qu’unhommeavecunegrossecylindréevoledessacsàmain?Lemienenparticulier?Cequiamenaituneautrequestion:quecomptait-ilenfaire?—C’étaitunsacdemarque?—Àtonavis?—Bon, c’était l’aventure du jour, commentaMarcie en haussant les épaules. Qu’est-ce qu’on fait,

maintenant?Onlaissetomberetonretournefairenoscourses?—J’appellelapolice.Trenteminutesplustard,unevoituredepatrouilles’immobilisadevantleSilkGardenetl’inspecteur

Basso en sortit. Je regrettai aussitôt de ne pas avoir suivi le conseil deMarcie et oublié toute cettehistoire.Lasoirée,déjàmauvaise,tournaitàlacatastrophe.Marcie etmoi attendionsdans lemagasin, à faire les centpasderrière lavitrine.Enm’apercevant,

l’inspecteurparut toutd’abord surpris,mais lorsqu’ilpassa le reversde samaindevant sabouche, jecomprisqu’ildissimulaitunsourire.—Onm’avolémonsac,expliquai-je.—Lesdétails?—Jesuisentréedansunecabine,pouressayerunerobe.Enmerhabillant,j’airemarquéquemonsac

n’était plus là où je l’avais posé. La vendeuse m’a affirmé qu’elle avait vu un homme sortirprécipitammentaveclesacàlamain.—Ilavaitdescheveuxgrisetunpullàlosanges,répétagentimentlavendeuse.—Ilyavaitunecartedecréditàl’intérieur?—Non?—Duliquide?—Nonplus.—Àcombiens’élèvelemontantduvol?—Soixante-quinzedollars.Lesacnem’avaitcoûtéquevingtdollars,maislesdeuxheuresdequeuequej’allaisdevoirsubirafin

d’obtenirunnouveaupermisvalaientbiencinquantedollars.—Jeprendrailadéposition,maisnousnepourronspasfairegrand-chose.Danslemeilleurdescas,le

voleur se débarrassera du sac et quelqu’un nous le rapportera.Dans le pire, tu devras en racheter unautre.Marciemepritparlebrasenmetapotantlamain.—Voislecôtépositif.Tuasperduunsacbonmarché,maistuasgagnéunesuperberobe.Voilà,c’est

toutréglé.Tumeremercierasplustard,ajouta-t-elleenmetendantunpaquetimprimé«SilkGarden».Jejetaiunœilàl’intérieur.Lefourreaurougeyétaitsoigneusementplié.

Seuledansmachambre, j’engloutissais rageusementunmorceaudegâteauauchocolaten lançantunregardmauvaisàlarobeécarlate,quej’avaissuspendueàlaporteduplacard.Jenel’avaispasencoreessayée,mais j’avais la nette impression que j’allais ressembler à Jessica dansQui veut la peau deRogerRabbit,sanslapoitrine.Oubliant ma contrariété, je me brossai les dents, me passai un peu d’eau sur le visage avant de

m’enduiredecrèmehydratante.Jesouhaitaibonnenuitàmamèreetrejoignismachambre,oùj’enfilaimonplusjolipyjamaenflanelleetéteignislalumière.SuivantlesinstructionsdePatch,jefislevidepourmepréparerausommeil.D’aprèslui,pourqu’il

entredansmesrêves,ilsuffisaitquejesoisréceptive.J’hésitaisentrelescepticismeetl’optimisme.Entoutcas, j’étais loind’êtreopposéeà l’idée.Uneseulechoseauraitpurattrapercetteaffreusesoirée :quePatchmeprennedanssesbras.Mêmesicen’étaitqu’ensonge.Allongéedansmonlit,jepensaiàlajournéeécoulée,laissantmoninconscientdéformerlaréalitépour

entirerlasubstancedesrêves.Monespritjonglaitavecdesfragmentsdedialogues,desvisionscolorées.Toutà coup, jeme retrouvaidans la cabined’essayagedeSilkGardenavecPatch.Maiscette fois, ilagrippaitlespassantsdemonjeanetmesmainsglisséesentresesmèchesébouriffaientsescheveux.Noslèvressetouchaientpresque,etjepouvaissentirsonsouffle.Cettechimèrem’avaitpresqueentièrementabsorbéelorsqu’ontirabrutalementmescouvertures.Enme

redressant, j’aperçusPatch,deboutprèsdemoi. Ilportait lemêmejeanet lemêmetee-shirtque je luiavaisvusplustôtdanslasoirée.Repliantlecouvre-lit,illejetadecôté.—Onfaisaitdebeauxrêves?melança-t-il,lesyeuxpleinsdemalice.Autourdemoi,danslachambre,riennemesemblaitdifférent.Laporteétaitfermée,lalampeallumée.

Mes vêtements étaient posés sur le fauteuil, là où je les avais laissés, et la robe de Jessica Rabbitdemeuraitaccrochéeauplacard.Maismalgrétout,quelquechoseparaissait…bizarre.—C’estlaréalité,oubienmonrêve?—Tonrêve.—Waouh,répondis-jeavecunrireimpressionné.C’estàs’yméprendre.Çasemblesiréel.—Commelaplupartdesrêves.C’estauréveilqu’onremarquelesincohérences.—Explique.—Jefaispartiedupaysagedetonrêve.Imaginequetonsubconscientetlemienentrenttouslesdeux

parunemêmeporte,crééepartonesprit.Noussommesensembledanscettechambre,quin’estpourtantpasunenvironnementtangible.Lapièceestfictive,maisnospenséesnelesontpas.C’esttoiquidécidesducadre,desvêtementsquetuportesetdetesparoles.Maismoi,jemetrouveavectoidanstonrêve,jenesuispasunereprésentationmentale,aussicequejedisoufaisnefaitpaspartiedetonimagination.Jecontrôleceséléments.J’encomprissuffisammentpouravancer.—Etnoussommesensécurité,ici?—SitucrainsqueHankviennenousépier,jepensequeleschancessontminces.—Maispuisquetuenescapable,qu’est-cequil’enempêche?Jesaisqu’iln’estpasundéchu,mais

d’aprèscequej’aipucomprendre,lesnéphilspossèdentcertainspouvoirssimilaires—Jusqu’àcequejetentedeterejoindredanstesrêves,ilyaquelquesmois,leprocédém’échappait

unpeu.J’aidepuisapprisqu’ilnécessitaituneforteconnexionentrelesdeuxsujets.Celuiquirêvedoitêtre dans une phase de sommeil profond. Trouver le bon moment peut s’avérer compliqué et cela

demande beaucoup de patience. Si l’on pénètre trop tôt dans le songe, on court le risque de réveillerl’autre. Si deux anges, deux néphils ou une combinaison des deux font irruption au même moment,bousculantchacunlerêveavecdesintentionsdifférentes,ilestprobablequeceluiquirêveseréveillera.Queçateplaiseounon,cetteforteconnexionexisteentreHankettoi.Maispuisqu’iln’ajamaistentédes’introduiredanstonsommeil,jenevoispaspourquoiilcommenceraitaujourd’hui.—Commentsais-tutoutcela?—Partâtonnements,répondit-ild’untonhésitant,commeréticentàendiredavantage.J’aiaussireçu

quelquesconseilsd’unangerécemmentdéchu.Avantd’êtrebannie,elleconnaissaitlesloisdesanges,cequin’étaitpasmoncas.Jeneseraispassurprisqu’elleaitapprisparcœurleLivred’Hénoch,unécritrelatant l’histoire des déchus. Je savais que si quelqu’un possédait les réponses, cela ne pouvait êtrequ’elle.J’aidûlui…forcerlamain,maiselleafiniparvidersonsac.Quandjedis«elle»,jeparledeDabria,conclut-il,impassible.Malgrémoi,jesentismoncœurseserrer.Jenevoulaispasmemontrerjalouse.Jen’étaispasdupe:

Patchavaitforcémenteud’autreshistoires.Pourtant,j’éprouvaisuneaversionirrépressibleenverscetteDabria. Peut-être était-ce de la colère ? Après tout elle avait tenté de me tuer. Ou mon instinctm’avertissait-ilqu’ellen’hésiteraitpasànoustrahirunefoisencore?—Nousnoussommescroisés,ilyaquelquesjours,etpendantquejel’avaissouslamain,j’aidécidé

decreuserquelquessujetsquimetracassaient.Jecherchaisunefaçond’entrerencontactavectoisansêtrerepéréetjen’allaispasgâcherl’opportunitéd’obtenirdesréponses.Jel’entendisàpeine.—Commentt’a-t-elleretrouvé?—Ellenemel’apasditetc’estsansimportance.Nousavonscequenousvoulions,c’esttoutcequi

compte.Nousavonsdésormaislemoyendecommuniquersansquepersonnenelesache.—Elleatoujourssespoignéesd’amour?Patchlevalesyeuxauciel,maisj’avaisbienconsciencequ’iléludaitlaquestion.—Elleestvenuecheztoi?—Çacommenceàressembleràuninterrogatoire,monange.—Çaveutdireoui?—Non,ellen’étaitpaschezmoi,réponditPatchavecunsoupir.Est-cequ’onpeutchangerdesujet,

maintenant?—Alors,quandest-cequejelarencontrerai?Histoiredel’avertirdenepass’approchertropprès.Patchsefrottalajoue.Jevisqu’iltiquait.—Çan’estsansdoutepasunetrèsbonneidée.—Cequiveutdire?Tupensesque jenesuispascapabledemetenir?Mercipour laconfiance!

grinçai-jeenmaudissantmescomplexes.— Si tu veux mon avis, Dabria est une narcissique et une mégalomane. Mieux vaut garder ses

distances.—Unconseilquetudevraistoi-mêmesuivre.J’allaismedétourner,maisPatchmerattrapaparlebrasetpressasonfrontcontrelemien.Jecherchai

àmedégager,maisilmepritparlamainpourmeserrercontrelui.

—Quedois-jefairepourteconvaincrequej’utiliseDabriadansunbutetunseul:anéantirHank,letaillerenpiècess’illefautetluifairepayerlemalqu’ilafaitàcellequej’aime?—Jen’aiaucuneconfianceenDabria,grommelai-jed’untonrancunier.Ilfermalesyeuxetlaissaéchapperunsoupiràpeineaudible.—Enfin!Ontombed’accordsurquelquechose!— Je préférerais ne pas me servir d’elle, même si elle peut infiltrer les proches de Hank plus

rapidementquenous.— Si je disposais de davantage de temps, ou d’une autre solution, je n’hésiterais pas.Mais pour

l’instant,Dabriarestenotremeilleurechance.Ellenemetrahirapas,elleesttropfutéepourcela.Ellesecontenteradel’argentquejeluiproposeet,mêmesicelaluiencoûte,ellemettrasafiertédanssapoche.—Çanemeplaîtpas,insistai-jeenmeblottissantdanssesbras,qui,mêmeenrêve,dégageaientune

chaleurdissipanttousmesfrissons.Maisj’aiconfianceentoi.Ilmedonnaunbaiser,longetréconfortant.— Il est arrivé quelque chose de bizarre, ce soir. Quelqu’un m’a volé mon sac, dans la cabine

d’essayage.Aussitôt,Patchfronçalessourcils.—C’estarrivéaprèsmondépart?—Oualors,avanttonarrivée.—Tuasvulevoleur?—Non,maislavendeuseaidentifiéunhommeassezvieuxpourêtremonpère.Ellel’alaissésortir

tranquillementdumagasin,maisilapul’hypnotiser.D’aprèstoi,est-ceunecoïncidencesiunimmortelavolémonsac?—Jenecroispasauxcoïncidences.Marcieavuquelquechose?—Apparemmentpas,mêmesilaboutiqueétaitpresquedéserte,dis-jeenscrutantsonregard,calme,

maisréfléchi.Tupensesqu’elleestmêléeàcettehistoire,c’estça?—Difficile d’imaginer qu’elle n’ait rien remarqué. J’ai comme l’impression que toute cette sortie

n’étaitqu’unpiège.Lorsquetuesentréedanslacabine,elleauraitpupasseruncoupdefiletprévenirlevoleurquelavoieétaitlibre.Elleauraitpuapercevoirtonsacsouslerideau,etpréparercettemiseenscène.—Maispourquoidérobermonsac?m’exclamai-jeavantdem’interrompresubitement.Ellecroyait

quej’avaislachaîne!Hankl’apersuadéedemontercecanularetelleajouélesintermédiairespourlui.—Iln’hésiteraitpasàplacersafilleenpremièreligne,observaPatchavecunemouelugubre,avant

d’attardersonregardsurmoi.Ill’aprouvéavectoi.—EttuimaginestoujoursqueMarcieignorequiestvraimentsonpère?—Ellenelesaitpas.Dumoins,pasencore.Hankapuluimentirsursesmotivationspourrécupérer

cette chaîne. Il a pu prétendre qu’elle lui appartenait, afin qu’elle ne pose pas de question. Dès queMarcieaunecible,ellesetransformeenpitbull.Unpitbull.C’étaitexactementça.—Autrechose:j’aiaperçulavoitureduvoleuravantqu’ilneprennelafuite.C’étaituneAudiA6.Jecomprisimmédiatementquecedétaill’intéressait.—LebrasdroitdeHank,unnéphildunomdeBlakely,auneAudi.

—Toutçacommenceàmefairepeur,dis-jeenrefoulantmonangoisse.Hankestpersuadéqu’ilpeutfaireparler l’archangeaveccetobjet.Qu’a-t-il tantbesoindesavoir?Quelle information lepousseàrisquerlacolèredesarchanges?—Etsiprèsd’Heshvan,murmuraPatch,lesyeuxdanslevague.— On pourrait tenter de libérer cet archange, proposai-je. Même si Hank mettait la main sur une

chaîne,iln’yauraitpluspersonnepourluifairederévélations.—J’yaipensé,maisnousavonsdeuxgrosproblèmes.Primo,l’archangeseméfieplusdemoiquede

Hanket siellemevoitprèsdesacage,ellenese tiendrapas tranquille.Secundo, l’entrepôtdeHankgrouilledenéphils.Ilmefaudraitmaproprearméededéchuspourlesaffronteretj’auraisbeaucoupdemalàlesconvaincredesauverunarchange.Nousétionsdansl’impasseetévaluâmeslespossibilitésensilence.—Qu’est-ilarrivéàl’autre?demandaenfinPatch.Jesuivissonregard,braquésurlarobedeJessicaRabbit.—Marcieapenséquelerougem’iraitmieux,admis-jeavecunsoupir.—Ettoi,qu’est-cequetuenpenses?—JepensequeMarcieetDabrias’entendraientàmerveille.Patchéclatad’unriregrave,quifitcourirunfrémissentlelongdemapeau,commes’ill’avaiteffleuré

duboutdeslèvres.—Tuveuxmonavis?—Pourquoipas,puisquetoutlemondeyvadusien.Ils’assitsurmonlit,s’appuyantnonchalammentsursescoudes.—Essaie-la.—Elleestsansdouteunpeuserrée,avouai-jeenpiquantunfard.LaseulechosesurlaquelleMarcie

radine,c’estlestailles.Patchparutamusé.—Etelleestfenduejusqu’àlacuisse.Sonsourires’élargit.Jemeréfugiaiderrière lesportesduplacardetenfilai larobe,quiglissacommeunliquidesurmes

courbes.Lafentes’ouvritau-dessusdugenou,révélantmajambe.J’avançaidanslachambrefaiblementéclairée,enrelevantmescheveux.—Tupeuxm’aider?demandai-jeendésignantlafermetureÉclair.Patchmedévoraitduregard,lesyeuxsoudainplusnoirsqued’habitude.—JevaisavoirdumalàtelaisserauxmainsdeScottdanscettetenue.Petitavertissement:siàton

retour,larobealemoindreaccroc,jel’étripe.—Jetransmettrailemessage.—Situmerévélaissacachette,jepourraisleluidonnermoi-même.—Quelquechosemeditquelesargumentsseraientplus…percutants,remarquai-jeenluttantpourne

pasrire.—Disonssimplementqu’ilsnelaisseraientpasdeplaceaudoute.Patchm’attira par le poignet pourm’embrasser,maisquelque chosen’allait pas.Le contourde son

visage devenait flou et disparaissait. Lorsque ses lèvres touchèrent lesmiennes, je les sentis à peine.Pire, j’eus l’impressiond’êtrearrachéeà luicommeunmorceaudeScotchqu’onauraitdécolléd’unevitre.Patchparutremarquerlamêmechoseetjuradanssabarbe.—Quesepasse-t-il?demandai-je—Encorelui!gronda-t-il.—Scott?—Ilfrappeàlafenêtredetachambre.D’unesecondeàl’autre,tuvasteréveiller.Ilrôdesouventpar

ici,aubeaumilieudelanuit?Jecrusplusprudentdenepasrépondre.Dansmonrêve,Patchnepourraitrienfairededrastique,mais

jenevoulaispasattiserleurrivalité.—Nousreprendronstoutçademain!luidis-je,justeavantquePatchnedisparaissedemonesprit.Lesonges’effilochaet,commeprévu,jetrouvaiScottdansmachambre,refermantlafenêtrederrière

lui.—Debout,marmotte,lança-t-il.—Scott,grommelai-je,évitelesvisitesnocturnes.J’aicoursdanslamatinée.Etj’étaisaubeaumilieu

d’unrêvetrèsagréable.—J’yétais?demandaScottavecunsouriresatisfait.—Tuasintérêtàavoirdunouveau,mecontentai-jederépondre.—Unpeu!J’aidégotéuneplacedebassistedansungroupequis’appelleSerpentine.Ondonneun

concertauSacdudiable leweek-endprochain.Lesmembresontdeux invitationschacunetellessontpourtoi,petiteveinarde.Avecungestethéâtral,iljetadeuxbilletssurmonlit.—Tuesdingueouquoi?m’emportai-je,soudainparfaitementréveillée.Tuescenséêtreencavale!

Assisteraubaldulycéeestunechose,maislà,tudépasseslesbornes!Saminejovialedisparut,remplacéeparunrictusdépité.—Jepensaisquetuteréjouiraispourmoi,Grey.Jesuisrestédeuxmoisenplanque.Maintenantjevis

dans une grotte, je dois chercher ma propre nourriture, ce qui s’avère de plus en plus difficile àl’approchede l’hiver. Jedoisme jeter dans l’océan trois fois par semainepourprendreunbain et jepasseleplusclairdemontempsàgrelotterdevantunfeudecamp.Jen’ainitélé,niportable.Tuveuxquejetedise?J’enaiassez.Çan’estpasunevie!Autantêtremort,conclut-ilenfaisanttournerl’anneaudelaMainnoireautourdesondoigt.Jesuisheureuxquetum’aiespersuadédel’utiliserdenouveau.SiHanktentequelquechose,ilserasacrémentsurpris.Mespouvoirssesontintensifiés.Jerepoussaimescouverturesetbondishorsdulit.—Scott,Hankaappristonretour.Seshommessontàtarecherche.Tudoisrestercaché…aumoins…

jusqu’àHeshvan,bredouillai-je,persuadéeque l’intérêtdeHankpourScotts’amenuiseraitaprèsavoirmissonmystérieuxplanàexécution.— C’est ce que je croyais, mais au fond il ne sait peut-être rien ! rétorqua-t-il. Et s’il m’avait

complètementoublié?Sij’avaispristoutescesprécautionsinutilement?—Jet’assurequ’iltecherche!J’ensuiscertaine.—Tul’asentendudesabouche?insista-t-il.

—Enquelquesorte.Vusonétatd’esprit,mieuxvalaitnepasmentionnermasource.Scottn’accorderaitaucuncréditaux

avertissementsdePatch.Etilm’auraitaussifalluexpliquerleretourdePatchdansmavie.—L’informationvientd’unepersonnedeconfiance.—Tuessaiesdem’effrayer,rétorqua-t-ilensecouantla tête,maismadécisionestprise.J’yaibien

réfléchietquoiqu’ilarrive,jen’aipaspeur.Quelquesmoisdelibertévalentmieuxqu’uneviepasséeàfuir.—Tu ne peux pas risquer queHank te retrouve ! contrai-je. S’ilmettait lamain sur toi, tu serais

enfermé, torturé. Tu dois ronger ton frein encore quelque temps, je t’en supplie. Rien que quelquessemaines.—Tantpis.Çam’estégal.JejoueraiauSacdudiable,quetuviennesounon.Sonattitudebrusquementdésinvoltemesurprit.Ilavaitjusque-làfaitpreuved’uneprudenceacharnée.

Àprésent,ilrisquaitsatêtepourquelquechosed’aussiinsignifiantqu’unbaldelycée…etunconcert?Unidéeterrifiantemefrappaalors.—Scott, tuasadmisque l’anneaude laMainnoire te liaità lui.Crois-tuqu’ilpuisse t’attirervers

lui?Labaguefaitpeut-êtreplusqu’accroîtretescapacités.Çapourraitêtre…unsignal.—LaMainnoiren’estpasprèsdem’attraper,s’offusqua-t-il.—Tu te trompes.Et si tu continues commeça, il te retrouveraplus tôt que tune l’imagines, dis-je

doucement,maisfermementJevoulusleretenir,maisilsedégagea.Avantquej’aiepul’enempêcher,ilseglissaparlafenêtrequ’ilrefermad’uncoupsec.

25.

Nousétionsvendredietlesélectionspourletitredereinedubaldevaientavoirlieupendantlapausedéjeuner.Assise en coursdebiologie, je guettais la finde l’heure. J’essayais denepas imaginer quemoinsdedixminutesplustard,tousceuxqu’ilmefaudraitcroiserchaquejouraulycéeprendraientunfourireenvoyantmonnomsurlaliste.JepréféraimeconcentrersurScott.Je devais absolument le convaincre de se terrer dans sa grotte jusqu’àHeshvan et, par précaution,

l’ameneràôterl’anneaudelaMainnoire.Puisqu’iln’étaitpasdisposéàm’écouter,jedevaistrouverlemoyen de l’y forcer. J’envisageai brièvement de requérir l’aide de Patch. Il connaissait sans doutequelquesendroitsoù retenirScott,maisprendrait-ilcettepeine?Etmêmesi jeparvenaisàpersuaderPatch dem’épauler, regagnerais-je jamais la confiance de Scott ? Il se sentirait trahi et refuserait decomprendre que j’agissais pour son bien. La veille, ilm’avait clairement signifié qu’il n’avait aucunscrupuleàmettresavieendanger.J’enaiassezdemecacher.Autantêtremort.Lasalledecoursétaitreliéeausecrétariatparuninterphone.Lorsquecelui-cisonna, jefustiréede

mespensées.Lavoixdelasurveillanteretentit.—MademoiselleJarbowski?Voudriez-vousenvoyerNoraGreyaubureaudelascolarité?demanda-

t-elled’untonemphatique.Furieused’êtreinterrompue,maprofesseuragitalamaindansmadirection.—Prendstesaffairesavectoi,Nora.Jedoutequetuaiesletempsdereveniravantlafinducours.Je rangeai mon livre dansmon sac et me dirigeai vers le couloir, intriguée par cette convocation.

Généralement, elle ne pouvait avoir que deuxmotifs : absence injustifiée, ou problèmes en cours. Jen’avaisnil’unnil’autreàmonactif.Je tirai la porte et l’aperçus. HankMillar, assis dans la salle d’attente, les épaules voûtées, l’air

hagard.Lementonposésursamain,ilavaitlesyeuxdanslevague.Instinctivement, j’eus un mouvement de recul. Trop tard. En me voyant, il se leva. Sa mine

compatissantemedonnaitlanausée.—Quesepasse-t-il?m’entendis-jebredouiller.—Unaccident,répondit-ilenévitantmonregard.Sesmots résonnèrent,commeunéchodansduvide.Mapremière réaction fut l’indifférence.Lui,un

accident?Etalors?Pourquoivenirjusqu’aulycéepourm’eninformer?—Tamèreafaitunechutedanslesescaliers.Elleportaitdestalonshautsetelleaperdul’équilibre.

C’estuntraumatismecrânien…Submergéeparlapanique,jebalbutiaiquelquechosequiauraitpuressemblerà«non»ou«nous».

Non,çanepouvaitpasêtrevrai!Nousdevionsnousretrouver,immédiatement!Jeregrettaiaussitôttousmesmotsdursdes semainespassées.Mesangoisses lesplus sombres refaisaient surface. J’avaisdéjàperdumonpère.Etsimamère,elleaussi…—C’estgrave?demandai-jed’unevoixchevrotante.

Jenevoulaispaspleurerdevantlui,maiscettefiertéidiotes’évanouitenimaginantlevisagedemamère.Jefermailesyeuxpourretenirmeslarmes.—Quandj’aiquittél’hôpital,ilsnepouvaientencorerienmedire.Jesuisaussitôtvenutechercher.

J’aidéjàsigné l’autorisationdesortiepour lasecrétaire,expliquaHank.Jevais teconduire jusqu’auxurgences.Ilme tint la porte et jemebaissai automatiquement pour éviter sonbras.Mes jambesmeportèrent

laborieusement le longducouloir.Dehors, la lumièremeparut tropcrue.Ce jour resterait-il à jamaisgravé dans ma mémoire ? Y associerais-je désormais et pour toujours les mêmes insupportablessentiments qui accompagnaient le souvenir de la mort de mon père : la confusion, l’amertume,l’impuissance?L’abandon?Incapabledemecontrôlerpluslongtemps,jesanglotai.Hank m’ouvrit sans un mot la porte de son Land Cruiser. Il leva la main, comme pour serrer

affectueusementmonépaule,maishésita,refermalepoingetlaissaretombersonbraslelongducorps.Soudain, je réalisai.Toutparaissait unpeu tropconvenu.Était-cemonaversionpourHank…ou se

pouvait-ilqu’ilaitinventétoutecettehistoirepourmepersuaderdemonterdanssavoiture?—Jevoudraisappelerl’hôpital,dis-jedebutenblanc.Savoirs’ilsontdunouveau…—Noussommesenroute,objectaHankenfronçantlessourcils.Nousseronsauxurgencesd’icidix

minutesettupourrasparlerdirectementaumédecin.—Désoléedememontrerangoissée,répliquai-jed’unevoixdoucequoiquedéterminée,maisils’agit

demamère.Hank composa un numéro sur son portable et me le tendit. Le répondeur automatique de l’hôpital

s’enclencha me proposant plusieurs options. Moins d’une minute plus tard, j’étais en ligne avec unesecrétaire.— Pourriez-vous me confirmer que Blythe Grey a été admise aux urgences ? demandai-je à

l’opératrice,sansregarderHank.—Oui,nousavonsuneBlytheGreysurnotreregistre.Jepoussaiunsoupir.Hankn’avaitpasmentiausujetdel’accident,maisçaneprouvaitpaspourautant

soninnocence.Toutescesannées,jamaismamèren’avaitglissédanslesescaliers.—Jesuissafille.Pouvez-vousmedonnerdesinformationsconcernantsonétat?—Jepeuxlaisserunmessageaumédecin,afinqu’ilvousrappelle.—Merci,dis-jeavantdeluiindiquermonnumérodeportable.—Desnouvelles?demandaHank.—Commentsaviez-vousqu’elleétaittombée?Vousl’avezvue?—Nousdevionsdéjeunerensemble.J’aifrappé,maisellenerépondaitpas,alorsjesuisentréetl’ai

trouvéeenbasdesescaliers.Avait-ilsentilasuspiciondansmavoix?Iln’enlaissarienparaître.Ilsemblaitsimplementinquietet

dénouanerveusementsacravateavantd’épongerlasueursursonfront.—S’illuiarrivaitquelquechose…,murmura-t-ilpourluimême,sansacheversaphrase.Onyva?Monte dans cette voiture, m’intima une petite voix dans ma tête. Et aussitôt, mes soupçons

s’évanouirent.Uneseulepensées’imprimaitdansmonesprit:ilfallaitsuivreHank.Cette petite voix avait quelque chose d’étrange, mais mon cerveau embrumé ne parvenait pas à

comprendrepourquoi.Monraisonnements’effondrait, laissantplaceàunordreuniquequiserépétaità

l’infini:montedanscettevoiture.Je redressai la tête.Hankclignait innocemmentdesyeux.Sur l’instant, jevoulus l’accuser,maisde

quoi,exactement?Aprèstout,ilétaitlàpourm’aider.Etiltenaittantàmamère…Docilement,jemeglissaisurlesiègepassager.J’ignore combien de temps nous roulâmes en silence. Dans mon esprit, une idée chassait l’autre,

jusqu’àcequ’enfin,ilseraclelagorge.— Nora, sache qu’elle est entre de bonnes mains. J’ai demandé au Dr Howlett de s’occuper

personnellement de son cas.C’est un vieil ami, nous partagions une chambre à l’université duMaineavantqu’iln’intègrelafacJohnHopkins.LeDrHowlett?Jeduslutterpouridentifiercenom.C’étaitlemédecinquim’avaitexaminéeàmon

retour.Ouplutôt,àmalibération.Etj’apprenaisàprésentqueledocteuretHank,monravisseur,étaientproches?L’anxiétééclipsabrutalementmonapathie.CeDrHowlettm’inspirauneméfianceinstantanée.Préoccupéepar lecurieux lienentrecesdeuxhommes, jeneprêtaiaucuneattentionauvéhiculequi

arrivaànotrehauteurpournousdoubler.Brusquement,ilpercutalenôtre.Projetésurladroite,leLandCruiserheurtaleraildesécurité.Lefrottementdelacarrosseriesurle

métalprovoquaunepluied’étincelles.Àpeineeus-jeletempsdepousseruncriquelechauffardnoustouchaunesecondefois.Hankfituneembardéeetlavoiturepartitentête-à-queue.—Ilessaiedenousfairesortirdelaroute,avertitHank.Accroche-toi!—Quiest-ce?répliquai-jeenm’assurantquemaceintureétaitsolidementattachée.D’uncoupdevolant,Hankévitaunenouvellecollision.Jeconcentraimonattentionsur la routequi

suivaitunvirageenépingle,lelongd’unravinprofondetabrupt.Hankaccélérapourtenterdedistancerlevéhicule,unpick-upmarron,mais ilnous rattrapaet fitunécartbrutal sur lachausséedevantnous.Derrièrelepare-brise,jedistinguaitroissilhouettes:troishommes.Immédiatement,jesongeaiàGabe,DominicetJeremiah.Cen’étaitqu’unehypothèse,puisquej’étais

incapabledevoirleurvisage,maiscettesimpleperspectivem’arrachaunhurlement.—Arrêtez-vous!lançai-jeàHank.C’estunpiège!Faitesdemi-tour!Au tournant, les pneus du pick-up crissèrent, et le véhiculemordit la ligne blanche.Hank le suivit,

frôlantdangereusementlegarde-fou.Lacourbedonnaitàpicdansleravin.Delà,onn’apercevaitqueduvide,etHankrasaitleprécipice.Terrifiée,jemecramponnaiàl’accoudoir.Devantnous,lesfeuxarrièredupick-uplancèrentdeséclairsrouges.—Attention!hurlai-jeenplaquantunemaincontrelavitreetl’autresurl’épauledeHank,cherchant

vainementàstopperl’inévitable.Hank donna un coup de volant qui fit passer le 4 x 4 sur deux roues. Je fus projetée en avant,

violemmentretenueparmaceinturedesécurité.Matêteheurtalavitreetaussitôt,mavuesebrouilla.Unfracasassourdissantrésonnaittoutautourdemoi.Jereconnuslebruitdelatôlequisefroisse,duverrequisebriseetdumétalquigrincedanstouteslesdirections.JecrusentendreHankgrommelerquelquechose–«Foutusdéchus!»–avantd’êtrecatapultéedans

lesairs.Ouplutôt…detomber,entraînéedansunechutesansfin.Jenesentispaslechoc,maislorsquejereprisenpartieconnaissance,j’étaisallongéesurledos.Je

n’étaisplusdanslavoiture.Jereconnuslaterre.Lesfeuilles.Lesrocailless’enfonçaientcontremapeau.Duretmal.Duretmal.Commeune litanie se limitant à ces troispetitsmots. Je lesvoyaisdanser

devantmesyeux.—Nora!criaHankd’unevoixlointaine.J’étaiscertained’avoirouvert lespaupières,maisnedistinguairien.Des lumièresvivesobstruaient

monchampdevision.Jeluttaipourmeredresser.Lesordrestransmisàmesmusclesdurentseperdreenchemin:j’étaisincapabledebouger.Onm’attrapa, d’abord par les chevilles puis par les poignets, et je fus traînée dans la terre et les

feuillesmortes, avec un curieux bruit de froissement. Jeme passaima langue sur les lèvres et tentaid’appelerHank,maislorsquej’entrouvrislabouche,lesmauvaismotss’enéchappèrent.Duretmal.Duretmal.Je voulais sortir de cette stupeur. Non ! hurlai-je intérieurement. Non ! Non ! Non ! Patch ! Au

secours!Patch,Patch,Patch!—Dur…et…mal,murmurai-jeconfusément.Mais il était trop tard pour me reprendre. Ma bouche se referma pour de bon, tout comme mes

paupières.

Deuxmainsm’agrippèrentfermementparlesépaulespourmesecouer.—Nora,tum’entends?N’essaiepasdetelever.Resteallongée.Jet’emmèneàl’hôpital.Jeclignaidesyeux.Au-dessusdemoi,lesbranchesdesarbrestanguaient.Ellestamisaientlaclartédu

soleilquiprojetaitd’étrangesombres.Lemondeoscillaitentrelenoiretlalumière.HankMillarsepenchaversmoi.Levisagelacéré,lesjoues,lescheveuxmaculésdesang.Ilremuales

lèvres,maistenterdefairesensdesesparolesdevenaittropdouloureux.Jemedétournai.Duretmal.

Je me réveillai à l’hôpital, sur un lit dissimulé derrière un rideau blanc. La chambre était calme,

presquetrop.Desfourmillementssepropageaientdansmesdoigtsetmesorteilset j’avaislasensationd’avoirlatêtetapisséedetoilesd’araignées.Lesmédicaments,pensai-jedistraitement.Unvisageinconnusepenchaversmoi.LeDrHowlettsourit,toutefoissansdécouvrirlesdents.— Vous avez pris un sacré choc, jeune fille. Des ecchymoses en pagaille, mais rien de cassé.

L’infirmièrevousadonnédel’ibuprofèneetjevousprescriraidesmédicamentsavantvotresortie.Vousallezvoussentirsonnéependantquelquesjours,maisauvudescirconstances,jecroisquevouspouvezvousestimerchanceuse.—Hank?articulai-jeentremeslèvresdesséchées.LeDrHowlettsecoualatête,laissantéchapperunpetitrirerauque.—Celavavousparaîtreinjuste,maisluis’enesttirésansuneégratignure.L’espritembrumé,jeréfléchis.Quelquechoseclochait.Etmamémoiresemitenmarche.—Non…ilétaitblessé…Etperdaitbeaucoupdesang.—Vousvoustrompez.Lorsqu’ilestarrivé,Hankétaitcouvertdesang,maisc’étaitlevôtre.C’estvous

quiavezsubilepire.—Maisjel’aivu…—HankMillar se porte comme un charme, coupa-t-il. Et vous ferez demême, dès que les points

aurontsauté.Vouspourrezsortiraussitôtvospansementschangés.Endépitdesesparolesrassurantes,j’auraisdûpaniquer.Tropdequestionsdemeuraientsansréponses.

Duretmal.Duretmal.L’éclatdesphares.L’accident.Leravin.—Voilàquidevraitfairel’affaire,commentaHowletttandisqu’unpincementsurmonbrasmesurprit.Unlégerpicotementaccompagnalefluidequ’ilm’injectadanslesang.—Mais…jeviens justede reprendreconnaissance,murmurai-je tandisqu’unedélicieusesensation

d’épuisementartificiellem’enveloppaittoutentière.Commentpuis-jesirapidementêtresurpied?Jenemesenspastrèsbien.—Vousvousremettrezplusvitechezvous,s’esclaffa-t-il.Ici,lesinfirmièrespasseraientlanuitàvous

inspecterdeprès.Lanuit?—Comment peut-il déjà faire nuit ? Il était à peinemidi.Avant queHank… le cours de bio… je

n’avaispasdéjeuné.—Lajournéeaétélongue,acquiesçaleDrHowlettavecempathie.Souscesstratesdecalmants,jevoulaishurler.Maisseulunfaiblesoupirm’échappa.—Jemesenstoutechose,remarquai-jeenposantunemainsurmonventre.—D’après l’IRM,aucun risqued’hémorragie interne.Ne forcezpas troppendantquelques jours et

vousserezsurpiedenunriendetemps.Enrevanche,jenevousprometspasquevousserezd’humeuràremonterenvoituredesitôt!Aumilieudubrouillard,jesongeaialorsàmamère.—Est-cequeHankestauprèsdemamère?Commentva-t-elle?Quandpourrai-jelavoir?Est-elle

aucourant,pourl’accident?—Mme Grey se remet très vite, m’assura-t-il. Elle est toujours en soins intensifs et ne peut pas

recevoir de visiteurs pour l’instant,mais nous la transférerons dans une chambre individuelle demain.Vous pourrez revenir la voir. Entre nous, ajouta-t-il en se penchant d’un air complice, si le règlementn’étaitpassidrastique,jevouslaisseraisyallertoutdesuite.C’estunvilaintraumatismecrânienetilad’abord paru s’accompagner d’une perte demémoire.N’ayez crainte, elle se remettra vite.La chancesemblevoussourire,danslafamille,conclut-ilenmetapotantlajoue.—Lachance,répétai-jed’untonapathique.Rongée par l’angoisse, j’avais la certitude que la chance n’était pour rien dans nos rémissions

respectives.Etencoremoinsdansnosaccidents.

26.

AprèsqueleDrHowletteutsignémadécharge,jem’engouffraidansl’ascenseurpourregagnerlerez-de-chaussée. Jecomposai lenumérodeVee. Jen’avaispersonnepourvenirme raccompagner, à cetteheure-cietsamèrenel’empêcheraitpasdesortir.L’ascenseurs’immobilisa.Lorsquelesportess’ouvrirent,jelâchaimontéléphone.—Bonsoir,Nora,meditHank.Lessecondess’égrenèrentavantquejeneretrouvemavoix.—Vousmontez?demandai-jed’untonquej’espéraisposé.—Àvraidire,c’esttoiquejecherchais.—Jesuisassezpressée,m’excusai-jeenramassantmonportable.—Puisquetudoisrentrer,j’aiappelélegarage,afinquel’undemesemployésm’amèneunelocation.—Merci,j’aidéjàprévenuuneamie.Sonsouriresefigea.—Laisse-moiaumoinsteraccompagnerjusqu’àlasortie.—Jedoispasserauxtoilettes,esquivai-je.Paslapeinedem’attendre.Jevaistrèsbienetjesuissûre

queMarcieestimpatientedevousretrouver.—Tamèrepréféreraitquejeveillesurtoi.Lesyeuxinjectésdesang,ilparaissaitàboutdenerfs,maisjenecruspasunesecondeàsonnuméro

d’amantdésespéré.LeDrHowlettpouvaitbienmeracontercequ’ilvoulait,j’avaisvudemesyeuxHankblessé,bienplusquemoi.Bienplusqu’iln’auraitdûl’être,d’ailleurs.Dansmonsouvenirtrouble,jedevinaissonvisage,lachairàvif,déchiquetée.Saconstitutiondenéphil

l’avaitinstantanémentguéri,maisj’avaissuàl’instantoùils’étaitpenchésurmoiquequelquechoseluiétait arrivé durant ces brèvesminutes où j’étais restée inconsciente. Il pouvait tout nier en bloc,maisj’étaiscertainedecequej’avaisvu:ilparaissaitsortirdelafosseauxlions.Sonairhagard,épuisé,étaitlerésultatd’unaffrontementavecunebandededéchus.C’étaitdumoins

mapremièreimpressionetlaseuleexplicationlogique.«Foutusdéchus!»N’était-cepascequ’ilavaitcrié,quelquesfractionsdesecondeavantl’accident?Ilnes’attendaitpasàcroiserleurroute…Quellesavaientétésesvéritablesintentions?Unaffreuxpressentimentmesaisit.Unesensation,jeleréalisaisoudain,quim’avaittenailléedepuis

qu’ilétaitvenumechercher,aulycée.Hankétait-ilà l’originedecettechaîned’événements?Avait-ilpoussémamèredansl’escalier?LeDrHowlettavaitparléd’unepertedemémoire,untouraisépourHank,qui l’auraitemployéafinde lui faireoublier l’incident. Il s’étaitensuite rendu jusqu’au lycée…maisdansquelbut?Undétailm’échappait,maislequel?—Çachauffelà-dedans,ironisaHankquisurpritmonairconcentré.Onsecreuselesméninges?Jelevailesyeuxverslui,espérantquesonexpressiontrahiraitquelquechose,etremarquaiqu’ilme

dévisageaitaveclamêmeintensité.Sonregardsipénétrantdevenaitpresquehypnotique.

Laconclusiondemonraisonnementfutaussitôtbalayée.Uncurieuxvideéclipsalereste.Maréflexionm’échappa totalement.Toutesmes tentativesparaissaient reléguermes idéesdansun recoinsombredemonesprit,horsd’atteinte.Un épais cocon semblait se former,muselant tout processus cognitif. Encore cette sensation !Cette

impressionconfuse,lourde,d’êtreincapabledecontrôlermesproprespensées.—Tonamiea-t-elleacceptédevenirtechercher,Nora?demanda-t-il,aveccettemêmeimplacable

sagacité.Quelquepart,aufonddemoi-même,jesavaisquej’auraisdûesquiver.J’auraisdûprétendrequeVee

devaitmeretrouver.Maispourquoiluimentir?Sijenevoulaispaspasserlanuitàl’hôpital,jedevaisluidirelavérité.—J’aiappeléVee,maisellenem’apasrépondu.—Jeserairavideteramener,Nora.—Oui,merci,acceptai-jeenhochantlatête.Incapable de me concentrer, je suivis Hank le long du couloir. Mes mains glacées tremblaient.

Pourquoicescraintes?Hankmeproposaitgentimentdemeraccompagnerchezmoi.Il tenait tantàmamèrequ’ilétaitprêtàsemettreenquatrepourmerendreservice.Letrajetsepassasansincidentet,unefoisàlaferme,Hankm’escortajusqu’àlaporte.—Qu’est-cequevousfaites?demandai-jeaprèsunehésitation.—J’aipromisàBlythedeveillersurtoi,cesoir.—Vouscomptezrestertoutelanuit?Mesmains tremblaient et, du tréfonds demon esprit embrumé, la prudencem’intima l’ordre de le

dissuader.Lelaisserdormirchezmoin’étaitpasunebonneidée.Maiscommentl’enempêcher?Ilétaitbienplusfortquemoi.Etmêmesijeparvenaisàlemettredehors,mamèreluiavaitrécemmentdonnéuneclédelamaison.Ilpouvaitrentreràsaguise.—Ilyauncourantd’air,remarquaHankenôtantmesdoigtsdelapoignée.Laisse-moifaire.Biensûr,pensai-je,m’amusantdemapropreméfiance.Ilétaitlàpourm’aider.Hankjetasescléssurlatableets’installasurlecanapé,allongeantsesjambessurlerepose-pied.—Tuveuxtedétendredevantlatélé?proposa-t-il.—Jesuisfatiguée,répondis-jeenserrantmesbrasflageolantscontremapoitrine.—Tuaseuunelonguejournée.Etlerepos,c’estprécisémentcequelemédecinpréconise.Jeluttai,envain,pourmedébarrasserdecesténèbresoppressantes.—Hank?demandai-jesoudain.Pourquoivouloirpasserlanuitici?—Nora,tum’asl’airabsolumentterrifiée,s’esclaffa-t-il.Soisraisonnableetmontetecoucher.Jene

vaispast’étranglerduranttonsommeil.Unefoisdansmachambre,jepoussaimacommodepourbloquerlaporte.J’ignoraispourquoi,puisque

jen’avaisrienàcraindredeHank.S’ilétaitlà,c’étaitpourtenirunepromessefaiteàmamère.Ilvoulaitmeprotéger.D’ailleurs,s’ilfrappait,jeluiouvriraisaussitôt…Etpourtant…Jemeglissaisouslescouverturesetfermailesyeux.Terrasséeparlafatigue,jetremblaisàprésentde

tousmesmembresetredoutaid’avoirprisfroid.Lorsquejesentis lesommeilm’engourdir, jeneluttaipas.Derrièremespaupièrescloses,desformesetdescouleursflouesdansaient.Mespenséesplongèrent

plusprofondémentversl’inconscient.Hankavaitraison:lajournéeavaitétélongue.J’avaisbesoindedormir.Enmeretrouvantdevantl’appartementdePatch,jeréalisaiquequelquechosen’allaitpas.Àmesure

quecetétrangebrouillardsedissipait,jecomprisqueHankm’avaitmanipuléepourmieuxmesoumettre.Jepoussailaporteetmeprécipitaiàl’intérieurenappelantPatch.Jelerejoignisdanslacuisine,oùilétaitaccoudéaubar.Unseulregardetilsautadesontabouretpour

s’avancerversmoi.—Nora?Commentes-tuarrivéejusqu’ici?Tu…t’esglisséedansmonesprit!s’exclama-t-il.Est-ce

queturêves?Ilscrutaitmonvisage,cherchantuneréponse.—Jenesaispas.Jenecroispas.Jemesuiscouchéeenespéranttrouverunmoyendeteretrouveret…

mevoilà.Toiaussi,tuesendormi?—Jesuiséveillé,expliqua-t-ilensecouantlatête,maistuasinfiltrémespensées.J’ignorecommenttu

yesparvenue.—Ils’estproduitquelquechosedegrave,soufflai-jeenmejetantdanssesbraspourmieuxréprimer

mes tremblementsconvulsifs.D’abord,mamèrea faitunechutedans l’escalier.Hankmeconduisaitàl’hôpital lorsqu’unevoiturenousapercutés.Avantdeperdreconnaissance, j’aientenduHankdirequedesdéchusétaientauvolant.Ensortantdel’hôpital,Hankm’aramenéechezmoi,jeluiaidemandédemelaisser,maisilainsistépourrester…—Attends,coupa-t-ild’unairinquiet,tuveuxdirequetuesseulecheztoiavecHankencemoment

même?Jehochailatête.—Réveille-toi.J’arrive.Quinzeminutesplustard,ontapotadoucementàmaporte.Poussantlacommode,j’entrouvrislaporte

etj’aperçusPatchdanslecouloir.Agrippantsamanche,jel’attiraidansmachambre.—Ilestenbas,devantlatélé,soufflai-je.Hankavaiteuraisonsurunpoint:lesommeilm’avaitfaitunbienfou.Ensortantdemonrêve,j’avais

retrouvémesesprits,dumoinsassezpourréalisercequim’avaitjusque-làéchappé:j’avaisétévictimed’unemanipulationmentale. J’avais laisséHankme raccompagner sansopposer lamoindre résistanceavantde luipermettred’entrerdans lamaisonetdes’y installercommechez lui. Ilm’avaitpersuadéequ’ilcherchaitàmeprotéger,maisjen’étaisplusdupe.Patchrefermadoucementlaporteduboutdupied.Ilm’observadehautenbas.—J’aidûpasserpar lescombles.Est-cequeçava?demanda-t-il, le regard furieux,ensuivantdu

doigtlepansementsurmonfront,quirecouvraitunecoupure.—Hankm’amanipuléetoutelasoirée.—Raconte-moitout,encommençantparlachutedetamère.Jeprisuneprofondeinspirationetluifislerécitdemajournée.—Àquoiressemblaitlevéhiculedesdéchus?—Unpick-up.Marron.Patchcaressadistraitementsonmenton.—Tupensesquec’étaitGabe?Çanecorrespondpasàsavoiturehabituelle,maisçaneveutpasdire

grand-chose.— Ils étaient trois. Je n’ai pas aperçu leur visage. Mais il aurait pu s’agir de Gabe, Dominic et

Jeremiah.—Oun’importequelsautresdéchusquichercheraientàsedébarrasserdeHank.MaintenantqueRixon

esthorsjeu,satêteestmiseàprix.IlestlaMainnoire,lepluspuissantnéphilencoreenvie,etonnecompteplusceuxqui,parvanité,souhaiteraientl’avoirpourvassal.Combiendetempses-turestéesansconnaissanceavantqueHankneteconduiseauxurgences?—Jedirais…quelquesminutes, tout auplus.Lorsque je suis revenue àmoi,Hank était en sang et

paraissaitépuisé.Ilaàpeineréussiàmeporter jusqu’àlavoiture.Etsesblessuresnesemblaientpasrésulterdel’accident.Ilestpossiblequ’onaittentédeluifaireprêterallégeance.—Ça suffit ! s’emporta Patch dont la colère déformait les traits. Il n’est plus question que tu sois

mêléeàtoutcela.Jesaisquetuesdéterminéeàcausersaperte,maisjerefusedetemettreendangerunefoisdeplus.Laisse-moim’encharger,reprit-iltoutenfaisantlescentpas,clairementperturbé.Laisse-moileluifairepayer!—Patch,c’estmoncombat,pasletien,répondis-jed’unevoixcalme.Sonregardbrillaitd’unelueurquejeneluiconnaissaispas.—Tuesàmoi,monange,nel’oubliejamais.Tescombatssontlesmiens.Ets’ilt’étaitarrivéquelque

chose,aujourd’hui?J’aisuffisammentsouffertenpensantquetumehantais,lorsquetuavaisdisparu,jenecroispaspouvoiraffrontercetteréalité.Jemeglissaiderrièreluipourl’enlacer.—Ilauraitpuarriverquelquechose,maistouts’estbienterminé,repris-jedoucement.Etmêmes’il

s’agissaitdeGabe,iln’avisiblementpasobtenucequ’ilcherchait.— Je me fiche de Gabe ! Hank mijote quelque chose qui t’implique. Ta mère est peut-être aussi

concernée.Concentrons-nous là-dessus. Jeveuxque tu tecachesquelque temps.Si tu refusesdevenirchezmoi,çanefaitrien,noustrouveronsunautreendroit.Ettun’ensortiraspastantqueHankneserapasmort,enterréetréduitenpoussière.—Impossible:Hanksedouteraitaussitôtdequelquechose.Etjenepeuxpasfaireçaàmamère.Sije

disparaissaisunefoisdeplus,ellenes’enrelèveraitpas.Regarde-la!Ellen’estpluslamêmequ’ilyatroismois.C’estsansdouteenpartiedûauxhypnosesprolongéesdeHank,maismonenlèvementalaissédesséquellesdontelleneseremettra jamais, jedois l’accepter.Dèssonréveil,chaquematin,elleestterrifiée.Lesentimentdesécuritén’existepluspourelle.—Etunefoisencore,c’estlafautedeHank,répliqua-t-ilfroidement.—JenepeuxrienchangeràcequeHanknousafaitsubir,maisjepeuxdéciderdecequejedoisfaire.

Etjenepartiraipas.Tul’ascompris:jen’aipasl’intentiondem’effacerpourtelaisseraffronterseulHank Millar. Promets-moi que quoi qu’il arrive, tu ne me trahiras pas. Promets-moi de ne rienmaniganceràmoninsupourtedébarrassertranquillementdelui,mêmesituespersuadéd’agirpourmonbien.—Oh,jedoutequ’ilselaissefaire«tranquillement»,s’emportaPatch.—Promets-le-moi,Patch.Ilm’observalonguementensilence.Noussavionstouslesdeuxqu’ilétaitplusrapide,plusaguerriau

combatet,lorsqu’illefallait,semontraitplusimpitoyable.Àplusieursreprises,ilm’avaitsauvélavie,maispourunefois,uneseule,jedevaislivrermoi-mêmecettebataille.

Àcontrecœur,ilfinitparacquiescer.—Necomptepassurmoipourjouerlesspectateurs,maisjeteprometsdenepasagirseul.Avantde

luimettrelamaindessus,jem’assureraiquec’estbiencequetuveux.Ilmetournaitledos,maisjepressaimajouecontresonépauleetleserraicontremoi.—Merci.—Silesdéchusattaquaientunefoisdeplus,viseleurscicatrices.Jenecomprispasimmédiatement,maisilpoursuivit:—Frappecepointavecunebattedebaseball,ouplanteunbâtondanslescicatrices,si tun’asrien

d’autresous lamain.Lescicatricesdenosailessontnotre talond’Achille.Lesdéchusnepeuventpasressentirladouleur,maisunchocsurcesstigmateslesparalyse.Enfonctiondelagravitédesblessures,tupeuxlesimmobiliserpendantplusieursheures.Terappelles-tulecoupdebarredeferquej’aiassenéàGabe?Jedoutequ’ilaitpus’enremettreavanthuitbonnesheures.—J’essaieraidem’ensouvenir,soufflai-je,avantdereprendre:Patch?—Mmmh?répondit-il,nerveux.—Jeneveuxpasmedisputer.Jesuivisduboutdudoigtledessindesesomoplates,desesmusclescontractésparlacolère.Toutson

corpsétaittendu,enproieàuneinsupportablefrustration.— Hank m’a déjà privée de ma mère et je refuse qu’il nous sépare, nous aussi ? Tu comprends

pourquoijedoislefaire?Pourquoijenepeuxpast’envoyertebattreàmaplace,mêmesinoussavonstouslesdeuxquetugagnesàtouslescoupssurceterrain?Lentement,ilpoussaunsoupiretjesentissoncorpsserelâcher.—Jenesuispluscertainqued’unechose.Ilseretourna,lesyeuxnoirs,commeduvelours.—C’estque je feraisn’importequoipour toi,même si jedevais reniermon instinctoumapropre

nature.Jedonneraistoutcequejepossède,jusqu’àmonâme,pourtoi.Etsiça,cen’estpasdel’amour,jen’airiendemieuxàt’offrir.Jenesusquoi lui répondre.Rienneparaissaitapproprié.Aussi jeprissonvisagegrave,déterminé

entremesmainsetl’embrassai.Lentement,leslèvresdePatchépousèrentlesmiennes.Unetensiondélicieusesillonnaitmapeautandis

quesabouchesefaisaitplusaudacieuse.Jenevoulaispasqu’ilm’enveuille,maisplutôtqu’ilmefasseconfiance,commej’avaisconfianceenlui.—Monange,souffla-t-il,maismonnommourutsurseslèvres.Ilserecula,leregardincertain.Incapabledelesentirsiprochesanscherchersoncontact,jecroisai

mes doigts derrière sa nuque et l’attirai versmoi pour l’embrasser à nouveau. Son baiser se fit plusardent,plusintenseetsesmainsparcoururentmoncorps,provoquantenmoidesfrissonsélectriques.Duboutdel’index,ildétachaun,deux,trois,puisquatreboutonsdemoncardigan,quiglissasurmes

bras.Patchjouadistraitementavecl’ourletdemondébardeur,passantsonpoucelelongdemonventre.Brusquement,marespirationdevinterratique.Sonsouriredeloupselisaitdanssesyeuxtandisqu’ilconcentraitsonattentionplushautetenfouissait

sonvisagecontremoncouoùildéposadesbaisers,rugueuxcommesabarbenaissante.Ilmerenversadoucementsurmonlit,sepenchaau-dessusdemoiet,soudain,ilétaitpartout.Jesentis

songenouparalysermajambeetl’effleurementdeseslèvres,chaudes,brusques,sensuelles.Ildéployaunemainaucreuxdemondospourmieuxmeserrercontrelui,m’incitantàpressermesdoigtscontresapeau.Jemecramponnaisàluicommesi,enlelâchant,jepouvaisperdreunepartiedemoi-même.—Nora?Jelevailesyeuxverslaporteetpoussaiuncri.Hanksetenaitdansl’embrasure,accoudéauchambranle.Ilbalayalapièceduregard,levisagetendu,

enalerte.—Qu’est-cequevousvoulez?hurlai-je,lecœurbattant.Ilneréponditpas,lesyeuxtoujoursrivéssurlesrecoinsdemachambre.J’ignoraisoùPatchs’étaitcaché,commes’ilavaitsentilaprésencedeHankunefractiondeseconde

avantquecelui-cinetournelapoignéedemaporte.Ildevaitêtretoutprès,tapidansl’ombre,peut-êtresurlepointd’êtredécouvert…Jebondishorsdulit.—Sortezd’ici!Vousavezuneclédelamaison,maisçanevousdonnepasledroitd’entrerdansma

chambre.Jevousl’interdis!Iljetaunrapidecoupd’œilauplacard,légèremententrouvert.—J’aicruentendredubruit.—Désoléed’existeretderespirer,maisoui,ilm’arriveparfoisdefairedubruit!Là-dessus, je lui claquai laporte aunez etm’yappuyai avantdem’effondrer sur le sol.Moncœur

battaitàtoutrompre.Hankdemeuraquelquesinstantsdanslecouloir,probablementpourtenter,unefoisencore, de comprendre l’origine du bruit qui l’avait attiré jusque-là. Enfin, il s’éloigna. Son irruptionm’avaitterroriséeetj’étaisauborddeslarmes.Cependant,jelesséchaiaussitôtetmerepassaienbouclelascène,àl’affutd’unindice.Hanksavait-ilounonquePatchsetrouvaitdansmachambre?Cinqinterminablesminutess’écoulèrentavantquejen’oseentrouvrirmaporte.Iln’yavaitpersonne

danslecouloiretjemeretournaiversmachambre.—Patch?appelai-jedansunmurmureàpeineaudible.J’étaisseule.Cen’estqu’enmerendormantquejeparvinsàleretrouver.Dansmonrêve,jetraversaisunchampen

friche,écartantlesherbeshautesquifrôlaientmeshanches.Devantmoi,j’aperçusunarbremortautroncnoueuxettortueux.Patchs’yadossait,lesmainsenfoncéesdanslespoches.Entièrementvêtuedenoir,sasilhouettetranchaitdansleblanccrémeuxdefleurs.Jecourusjusqu’àluietilrefermasurnoussavesteencuir,ungestepluspossessifqueprotecteur.—Jeveuxresteravectoi,cesoir,luidis-je.JecrainsqueHanknetentequelquechose.—Jenevousperdspasdevue,monange,nitoi,nilui,répondit-ild’untonpresquemenaçant.—Tucroisqu’ilsaitquetuétaisdansmachambre?J’entendisàpeinesonsoupirtroublé.—Unechoseestcertaine,ilaperçuquelquechose.J’aisansdoutefaitforteimpression,assezpour

qu’il soitmonté vérifier. Je commence àme demander s’il n’est pas plus fort que je l’imaginais. Seshommessontparfaitementorganisésetentraînés.Ilaréussiàcapturerunarchange.Etàprésent,ilpeutsentirmaprésencesanssetrouverdanslamêmepièce.Celanepeutsignifierqu’unechose:ilsesertdudémonium.Iladécouvertlemoyendelemaîtriser,ouaconcluunmarché.Quoiqu’ilensoit,ilinvoquelesforcesdel’enfer.

—Tumefaispeur,répondis-jeavecunfrisson.L’autresoir,devantleBloodyMary,lesdeuxnéphilsquimepoursuivaientontfaitallusionàcedémonium.Maisselonleursdires,Hankauraitdéclaréqu’ils’agissaitd’unmythe.— Hank cherche sans doute à dissimuler ses plans. Cela expliquerait pourquoi il pense pouvoir

renverserlesdéchusdèsHeshvan.Jenesuispasunexpertenlamatière,maisilparaîtqueledémoniumpourraitêtreemployéafinde renierunserment,mêmeprononcédevant leciel. Ilcomptepeut-être là-dessuspourabjurerdescentainesdemilliersd’allégeancesprêtéesparlesnéphilimsauxdéchusaufildessiècles.—End’autrestermes,tunecroispasqu’ils’agissed’unmythe.—J’étaisunarchange.Toutcecinemeconcernaitpas,mais j’avaisconnaissancede sonexistence.

C’estd’ailleursàpeuprèstoutcequ’onensavait,leresten’estquespéculations.Ledémoniumtrouvesesoriginesenenferet,horsdesesfrontières,ilestproscrit.Lesarchangesauraientdûsuivretoutceladeprès,conclut-ilavecunagacementperceptible.—Ets’ilsn’étaientpasaucourant?SiHankavaitdécouvertlemoyendeleleurcacher?Peut-êtrele

manie-t-ilavecprécaution,afinqu’ilsneserendentcomptederien.— En voilà, une bonne nouvelle, ironisa Patch avec un rire forcé. En imaginant qu’il emploie le

démoniumpourmanipulerlesparticulesdel’air,celaexpliqueraitpourquoij’aieutantdemalàlepister.Depuis plusieurs mois, je l’espionne et surveille ses activités, pour tenter de comprendre à quoi luiservent les informationsque je lui ai fournies.Et cen’est pas facile, car il file commeun fantôme. Ildevraitlaisserdestracesderrièrelui,maisaucunenesubsiste.Ilsepeutqu’ilutiliseledémoniumafind’altérerpurementetsimplementlamatière.J’ignoredepuisquandillemaîtriseetàquelpoint.Nous réfléchîmes à ces éventualités dans un silence glaçant. Altérer lamatière ? Si Hank avait la

capacitédemanipulerlesélémentslesplusessentielsdenotremonde,quelleétaitlavéritableétenduedesespouvoirs?Aprèsquelquesinstants,Patchglissasesdoigtssouslecoldesachemiseetdétachaunechaîned’une

extrêmefinesse.Elleétaitconstituéedepetitsmaillonsenargentmassifquelquepeuterni.—L’étédernier,jet’aioffertcettechaîne.Tumel’avaisrendue,maisjeveuxquetulareprennes.Elle

nefonctionnepluspourmoi,maisellepourraits’avérerutile.—Hankferaitn’importequoipours’enemparer!protestai-jeenécartantsamaintendue.Garde-la.Tu

doislamettreensécurité.Ilnedoitpaslaretrouver,àaucunprix.—SiHankpassecettechaîneaucoude l’archange,ellen’aurapasd’autrechoixquede luidire la

vérité. Elle lui transmettra volontairement une version pure et impartiale des faits. Sur ce point, tu asraison.Maiscetéchangeseraégalementconsignédanslachaîne,quienconserveral’empreinte.Tôtoutard,Hankparviendraàseprocurerl’unedeceschaînes.Mieuxvautqu’ilseservedelamienne.—Uneempreinte?— Je voudrais que tu trouves lemoyen de la faire passer àMarcie sans qu’elle se doute de rien,

expliqua-t-il en l’attachant autour de mon cou. Elle doit croire qu’elle te l’a dérobée. Hank val’interroger,ilfautdoncqu’ellesoitpersuadéedet’avoirbernée.Tupensesyarriver?Jemereculaienluijetantunregarddubitatif.—Onpeutsavoirquelesttonplan?—Jen’appelleraispasçaunplan,dit-ilavecunbrefsourire.Plutôtunedernièreprièreavantquele

compteàreboursnes’arrête.

Jeréfléchislonguementàcequ’ilexigeaitdemoi.— Je pourrais inviterMarcie chez moi, déclarai-je enfin. Je prétexterai avoir besoin d’aide pour

choisirlesbijouxassortisàmarobe,pourlasoiréedulycée.SiellesecondeHankdanssesrecherchesetqu’ellepensequec’estmoiquiailachaîne,ellesauterasurl’occasionpourfouillermachambre.L’idéequ’ellefourresonnezdansmesaffairesnem’enchantepas,maisjeleferai.Maisavant,repris-jeaprèsunsilenceéloquent,jeveuxsavoirexactementpourquoi.—Hankdoitfaireparlerl’archange.Dansnotreintérêt.C’estleseulmoyendeprévenirlesarchanges

qu’ilutiliseledémonium.Jesuisundéchuetjamaislesarchangesnem’écouteront,maissiHanktouchemachaîne,celle-ciengardera la trace.Elledétecteraégalement l’emploidudémonium.Maparolenevautrienpourlesarchanges,maiscegenredepreuvesuffiraitàlesconvaincre.Toutcequ’ilresteraitàfaire,c’estderemettrelachaîneentreleursmains.Jedemeuraissceptique.— Et si ça ne marchait pas ? Si Hank obtenait les informations qu’il recherche sans que nous

parvenionsàlepiéger?Ilacquiesçad’unlégerhochementdetête.—Quepréférerais-tuquejefasse?Je réfléchis, sans résultat. Patch avait raison. Nous manquions de temps et de possibilités. Notre

position devenait intenable, mais quelque chose me disait que Patch avait, au cours de sa longueexistence,faitlesbonschoixdanslessituationscritiques.Etdansunpariaussidangereuxquecelui-ci,ilétaitlaseulepersonnequejedésiraisavoiràmescôtés.

27.

Levendredisuivant,Hanketmamèreétaientpelotonnésl’uncontrel’autredevantlatélé,avecdupop-corn.Jem’étaisisoléedansmachambre,ayantpromisàPatchdenepaséveillerlessoupçonsdeHank.Depuisquelques jours,cedernieravaituséd’unférocenumérodecharme.Ilavait ramenémamère

chez nous à sa sortie de l’hôpital, s’invitait chaque soir après être passé chez le traiteur et, lematinmême,avaitnettoyé toutes lesgouttièresautourde lamaison.Jen’étaispasprèsdeme laisserberner,maisjedevenaisfolleenessayantdecomprendresesmotivations.Ilpréparaitquelquechose,maisquoi?Leriredemamère,quiportajusqu’àl’étage,achevadem’agacer.Rageusement,jecomposaiunSMS

pourVee.YO!répondit-ellequelquesinstantsplustard.J’AI2TICKETSPOURSERPENTINE.ÇATEDIT?SERPENTQUOI?NOUVEAUGROUPED’1COPAINDELAFAMILLE.PREMIERCONCERTCESOIR.JEPASSETEPRENDREDANS20MIN.Avecuneprécisiondiabolique, lespneusdesavoiturecrissèrentdans l’allée.Jedévalai l’escalier,

espérantatteindrelaportéed’entréeavantd’avoirpuentendremamèreembrassergoûlumentHankqui–j’avaiseulajoiedel’apprendre–donnaitdesbaisersmouillés.—Nora?appelamamèreàl’autreboutducouloir.Oùvas-tu?—Jesors,avecVee.Jeseraiàlamaisonversvingt-troisheures.Avantqu’elleaitpus’interposer,jemeprécipitaiàl’extérieuretmejetaidanslavieilleNeondeVee.—Fonce!Fonce!Fonce!m’exclamai-je.Unechoseétaitcertaine,encasd’échecàlafac,Veepourraittoujoursserecyclerdanslescascades

automobiles. Ellem’offrit une échappée spectaculaire, suffisamment bruyante pour effrayer un grouped’oiseauxquis’enfuirentaussitôtdel’arbreleplusproche.

—À qui était cette voiture, dans l’allée ?me demanda-t-elle en traversant la ville à toute allure,

ignorantlespanneauxdelimitation.Elleétaitparvenue,àgrand renfortde larmes, àesquiver troisamendespourexcèsdevitesseet se

persuadaitdepuisqu’aucuneloinepouvaitluirésister.—Hank,ill’arécupéréeaprèsl’accident.—NotretrèschèreMarcieaditàLexiHawkins,quiaditàMichelleVanTassel,quimel’arépété,

queHankoffreunecoquettesommeàquidonneradesinformationsmenantàl’arrestationdesbarjotsquivousontpercutéssurlaroute.Bonnechance,pensai-je.Maisjemecontentaidesourire,afindenepaséveillerlessoupçonsdeVee.Idéalement,j’auraisvoulu

tout lui raconter, à commencer par la façon dont Hank avait effacé mes souvenirs. Mais comment ?Commentluiexpliquercequej’avaismoi-mêmedumalàcomprendre?Commentluirévélercemondecauchemardesquedontj’étaisincapabledeprouverl’existence?—Combienpropose-t-il ?demandai-je.Çamepersuaderaitpeut-êtredeme remémorerunoudeux

détails.—Oublieça.Vole-luisacartebancaire,ceseraplusrapide.Jedoutequ’ilremarqueladisparitionde

quelquescentainesdedollars.Etpuis,mêmesitutefaisaisprendre, iln’oseraitpasporterplainte.Çaficheraitparterretoutesseschancesavectamère.Si seulement c’était aussi simple, songeai-je avec amertume. Si seulement Hank était celui qu’il

semblaitêtre.LeminusculeparkingsituéderrièreleSacdudiableétaitbondé.Veetournaenrondpendantquelques

minutes,sanssuccès.Elles’aventuradoncquelquespâtésdemaisonsplusloin,etfinitpareffectueruncréneauapproximatif,laissantl’arrièredesavoituredépasserlargementàl’intersection.Ellesortit,observasonœuvreethaussalesépaules.—Cequicompte,c’estl’originalité,conclut-elle.Nousralliâmeslasalledeconcertàpied.—Alors,quiestcemystérieuxamidelafamille?Ilestsexy?Célibataire?—Ehbien,oui,jecrois.Jeteprésente?—Merci,maisnonmerci. Jevoulaissimplementsavoirs’il fallait l’avoirà l’œil. Jememéfiedes

hommesetmonradaranti-goujats’affoled’autantplusquandils’agitdejolisgarçons.Jem’esclaffai,imaginantunScottreluisantetapprêté.—ScottParnellesttoutsaufunjoligarçon.—Quoi?Attendsuneseconde.C’estquoicettehistoire?Tunem’ajamaisditquel’amienquestion

étaitScottyledieudulit.Jenepouvais lui expliquerpourquoi jedésiraisnepas ébruiter le retourdeScott, craignantque la

nouvellenerevienneauxoreillesdeHank.—Désolée,çam’estsortidel’esprit,répondis-jeinnocemment.—NotreScottyauncorpsqu’onn’oubliepas.Ilfautleluireconnaître.Elle avait raison. Sans être une armoire à glace, Scott était très musclé et arborait une carrure

parfaitement proportionnée qui n’avait rien à envier aux plus grands athlètes. S’il n’affichait pasperpétuellementcetairnarquois,presqueméprisant,Scottauraitsansdouteattirédeswagonsdefilles.MêmeVee,quis’autoproclamaitpourtantennemiedelagentmasculine.Àl’angledelarue,leSacdudiableapparut.C’étaitunbâtimentsansâmedetroisétages,àlafaçade

recouverte de lierre et aux fenêtres condamnées. À droite du club, on trouvait le mont-de-piété et àgauche,unecordonneriequejesuspectaisdetremperdansletraficdefaussescartesd’identité.Denosjours,quichangeaitencoresessemelles?—Ilsfiltrent,àl’entrée?—Pascesoir. Ilneservirontpasd’alcool,puisque lamoitiédesmembresdugroupesontmineurs.

Scottn’aparléquedesbillets.Nous rejoignîmes la file qui s’était formée et, cinqminutes plus tard, nous passâmes les portes.La

salle était spacieuse, avecdesbox àbanquettes contre le bar et des tablesdisperséesplusprèsde la

scène.Ilyavaitdumonde,laqueues’allongeaitencoreàl’entréeetsoudainjem’inquiétaipourScott.J’observailafoule,guettantd’éventuelsnéphils.JedoutaisquelessbiresdeHankfréquententl’endroit,cependantmieuxvalaitrestersursesgardes.Veeetmoinousdirigeâmesverslebar.—Vousprenezquelquechose?nouslançaleserveur,unjeunehommerouxquinelésinaitnisurl’eye-

liner,nisurlespiercings.—Un«suicide»,réponditVee.Voussavez,c’estquandonmélangeunpeudetoutdansleverre?—Vee,onaquelâge,là?luisoufflai-je.—Puisquenousn’avonspasl’âgedeboire,autantprofiterdenotreenfance.—UnCherryCoke,dis-jeaubarman.Tandisquenoussirotionsnossodas,nousfondantpeuàpeudansl’ambiancedelasalle,uneblonde

filiforme, ses longs cheveux négligemment ramenés en chignon, s’approcha d’un pas nonchalant. Elles’accoudaaucomptoirenm’adressantunbrefregard.Elleportaitunegranderobedestylebohémienneetadoptait sans effort un stylehippie chic.Ellen’était pasmaquillée, à l’exceptiondu rouge carminquiattiraitl’attentionsurseslèvresdessinéesetsamoueboudeuse.—C’estlapremièrefoisquejevousvois,lesfilles,nouslança-t-elle,lesyeuxrivéssurlascène.—Etalors?rétorquaVee.Lajeunefemmeéclatad’unriredouxetenfantin,quiavaitpourtantquelquechosedeglaçant.—Lycéennes?devina-t-elle.Veeparutméfiante.—Peut-être,peut-êtrepas.Ettues…?—Dabria,seprésentalablondeavecunsourireravageur,toutenmedévisageant.J’aientenduparler

decettehistoired’amnésie.Pasdebol.Jemanquaidem’étoufferavecmonCherryCoke.—Tonvisagemeditquelquechose,intervintVeed’unairpincé.Maispastonnom.Pourtouteréponse,Dabrialatoisafroidement.—Non,jenet’aijamaisrencontrée,repritVeed’unevoixmonocordeetlointaine.C’estlapremière

foisquenousnousvoyons.—Est-cequ’onpeutparler?Seules?demandai-jeàDabria.—J’attendaisquetumeleproposes!Jefendislafouleetsuivislecouloirmenantauxtoilettes.Unefoisàl’écart,jeluifisface.—Primo,cessed’hypnotisermonamie.Secundo,qu’est-cequetufichesici?Tertio,tuesnettement

plusjoliequePatchl’avaitdit.J’auraissansdoutepumedispenserdecettedernièreremarque,maismaintenantquenousétionsseulà

seul,jen’étaispasd’humeuràtournerautourdupot.Autantêtredirecte.—Ettoi,répliqua-t-elleavecunsourirecondescendant,tuesnettementplusquelconquequedansmon

souvenir.Jeregrettaisoudaindenepasavoirpasséquelquechosedeplushabilléqu’unjeanboyfriend,untee-

shirtetunecasquette.—Histoired’êtreclaire,tunel’intéressesplus,attaquai-je.

Dabriaexaminasesonglesavantdemejeterunregardsousseslongscils.—J’aimeraispouvoirendireautant,répondit-ellesansdissimulersonamertume.Qu’est-cequejet’avaisdit?pensai-jeàl’intentiondePatch.—Aimersansretour,c’estmoche,philosophai-jeplatement.Dabrialevalatêtepourobserverlafoule.—Ilestici?—Non.Maistulesavaissansdoutepuisquetut’ingéniesàlesuivre.—Oh?demanda-t-ellemalicieusement.Alors,ill’aremarqué?—Difficiledefaireautrementpuisquetonbutdanslavie,c’estdetejeteràsoncou.— Soyons claires, contra-t-elle avec un sourire brusquement plus menaçant, si Jev n’était pas en

possessiond’unesdemesplumes, je t’emmènerais faireunpetit tourdans la ruepour te flanquersanshésitationsouslesrouesd’unevoiture.Tonchevalierservantaprisl’habitudedetesauverlamise,maisàtaplace,jememéfierais.Aufildesannées,ilacollectionnélesennemis,etinutiledetedirecombiend’entreeuxrêveraientdel’enchaînerenenfer.Onnepeutpastraiterlesgenscommeill’afaitetdormirsursesdeuxoreilles.Unefroideurmenaçantes’insinuaitdanssavoix.—S’ilentendrestersurTerre,ilseraitpréférabledenepasselaisserdistraireparune…,hésita-t-elle

enmedévisageantde la têteauxpieds,…gaminecomme toi.Cedont il abesoin,c’estd’unallié.Dequelqu’unquipuissesurveillersesarrièresetluiêtreutile…—Ettupensesêtrelapersonneidéale?grinçai-je.—Jepensesurtoutquetuferaismieuxdeviserparmitessemblables.Jevneveutpasd’attache.On

voittoutdesuitequ’aveclui,tuasdupainsurlaplanche.—Ilachangé,répliquai-je.Iln’estplusceluiquetuasconnu.Sonrirerésonnadanslecouloir.—Jen’arrivepas àdécider si tanaïvetém’enchanteoumériteunebonnepairedeclaques. Jevne

changerajamais.Ilnet’aimepas.IlsesertdetoipouratteindrelaMainnoire.As-tuuneidéeduprixsurlatêtedeHankMillar?Desmillions.Jevveutcetargentautantquelesautresdéchus,etpeut-êtremêmedavantage,carilluipermettraitdesedébarrasserdesesennemisqui,crois-moi,nelelâcherontpassifacilement.Avectoi,l’héritièredelaMainnoire,ilaunelongueurd’avance.Tupeuxl’approcherd’unefaçonquiferaitrêvern’importequeldéchu.—Tumens,répondis-jesansciller.— Je sais que tu souhaites la chute deHank, chérie. Je sais aussi que tu désires l’anéantir de tes

propresmains.Cen’estpasuneminceaffaire,maisimaginonsuninstantquecesoitpossible.Crois-tuvraimentqueJevteserviraitHanksurunplateaualorsqu’ilpourraitleremettreauxbonnespersonnes,quileluiéchangeraientcontrequelquesdizainesdemillions?Réfléchisàtoutça.Lessourcilslevés,elletournalestalons.—Jenesaispas toi,melançaVeelorsque jeregagnai lebar,maiscettefillenemeplaîtpas.Mon

détecteurdegarcesmeditqu’ellepourraitbienrivaliseravecMarcie.Elleestpire,grinçai-jeintérieurement.Bienpire.—Enparlantd’instinct,j’ignorequoipenserdeceRoméo,là-bas,reprit-elleenseredressantsurson

tabouret.

JesuivissonregardetaperçusScott,quisefrayaituncheminversnousetdépassaitlerestedelafouled’une bonne tête. Ses cheveux bruns décolorés par le soleil retombaient en bataille. Avec son jeandéchiréetsontee-shirtàlogo,ilincarnaitàmerveillelerôledebassisteduderniergroupeàlamode.—Tuesvenue!melança-t-il.Àsonsourireencoin,jecomprisqu’ilétaitravidemevoir.—Jen’auraismanquéçapourrienaumonde,plaisantai-jepourmieuxdissimulermonmalaisequantà

sanouvelleattitude.Unbrefregardendirectiondesesdoigtsm’appritqu’ilportaittoujoursl’anneaudelaMainnoire.—Scott,jeteprésentemameilleureamie,VeeSky.Jenesaisplussivousvousétiezdéjàrencontrés.—Enfinquelqu’undeplusgrandquemoiici,déclaraVeeenluiserrantlamain.—Euhoui,c’estdefamille,ducôtédemonpère,réponditScott,cherchantàéluder.Ausujetdubalde

promo,poursuivit-ilensetournantversmoi.Unevoiturepasserateprendredemainsoiràvingtetuneheures.Lechauffeurteconduirajusqu’augymnaseetjeteretrouverailà-bas.Oh,j’étaiscensét’apportercemachinenformedefleurs,quetuaccrochesàtonpoignet?Jen’yavaispaspensé!—Vousallezaubalensemble?s’exclamaVee, lessourcilsfroncés,agitantsonindexentreScottet

moi.Quelleimbécile!J’avaisoubliédeluienparler.Àmadécharge,j’avaisdesennuispluspressants.—Enamis,larassurai-je.Veux-tutejoindreànous?Plusonestdefous,plusonrit.—Maisc’esttroptardpourdénicherunerobe!gémit-elle.—NousironschezSilkGardendemainmatin,promis-jepourtrouveruneparade.Nousavonstoutle

temps.Tulouchaissurlemodèlemauveàsequins,danslavitrine!Scottfitungesteendirectiondelascène.— Je vais m’échauffer un peu. Si ça vous dit de rester après le concert, retrouvez-moi dans les

coulissespourunaccèsVIP!AuregardquemelançaVee,jesusqueScottvenaitdemarquerdespoints.Pourmapart, j’espérais

queScottvivraitassezlongtempspourhonorersapromesse.Scrutantdiscrètement la foule, jeguettai lemoindre signedeHank,de seshommesoude tout autre

problème.Serpentinearrivasurscène,effectuantlesderniersréglagessurlesinstruments.Scottbondit,fermantla

marche,etpassa labandoulièredesabassederrièresonépaule.Lemédiatorentre lesdents, ilessayaquelquesnotesendodelinantdelatêteenrythme.JemetournaiversVee,quitapaitdéjàdupied,dansleton.—Tuauraisquelquechoseàmedire?demandai-jeavecuncoupdecoude.—Ilestsympa,admit-elleendissimulantunsourire.—Jecroyaisquetuétaisendésintox?Ellemerenditviolemmentmoncoupdecoude.—Nejouepaslesrabat-joie.—Jevoulaisjustetirerleschosesauclair.—Imagine:sionfinitensemble,ilm’écriradeschansons.Ilfautlereconnaître:rienn’estplussexy

qu’unmusicien.—C’estça,ironisai-je.

—Gnagnagna.Lesingénieursdusonaidaientlegroupedanssesbalances.L’und’eux,àgenoux,fixaitdescâblesavec

duchattertonlorsqu’ilrelevalatêtepours’épongerlefront.Monregardseposasursonbrasetsoudain,j’eusunmouvementderecul,surpriseparuneviolentesensationdedéjà-vu.Troismotsétaient tatouéssursapeau.DURAUMALJ’ignoraiscequecettecombinaisondemotspouvaitsignifier,maisj’étaispersuadéedelesavoirdéjà

vus.Unvoileselevasurmamémoireetjemesouvinsl’avoiraperçu,quelquesinstantsaprèsavoirétéprojetéehorsdelavoituredeHank.Duretmal,avais-jecrulirealors.Cedétailm’étaitsortidel’esprit,mais j’étais certainedenepasme tromper.L’homme sur scène s’était trouvé là, immédiatement aprèsl’accident.Ilm’avaitsaisieparlespoignetstandisquejeperdaisconnaissanceetm’avaittraînéesurlesol,danslaboue.C’étaitforcémentl’undespassagersducoupémarron.Tandisque je tiraiscesstupéfiantesconclusions, ledéchuépoussetasesmainset sautaaubasde la

scène,sefrayantuncheminparmi lesspectateurs.Iléchangeaquelquesmotsavecplusieurspersonnes,s’avançantpeuàpeuverslefonddelasalle.Brutalement,ilchangeadetrajectoireets’engouffradanslemêmeétroitcouloiroùjem’étaistrouvéeavecDabriaquelquesminutesauparavant.—Jefileauxtoilettes,soufflai-jeàVee.Garde-moilaplace.Longeantlafouleamasséedevantlebar,jesuivisledéchu.Auboutducorridor,jel’aperçus.Ilétait

légèrementpenchéenavantet,entournant,sonprofilsedessinasouslalumière.Ilapprochaunbriquetdelacigarettecoincéeentreseslèvres.Exhalantunpanachedefumée,ilsortit.Je lui laissaiquelquessecondesd’avanceetentrouvris laporte.Quelquesfumeurs traînaientdansle

passage,maisilsnem’accordèrentqu’unregarddistrait.Jem’avançaietcherchailedéchu.Ilregagnaitlarue.Ilpréféraitpeut-êtres’isolerpourfumer,maisj’avaisplutôtl’impressionqu’ilquittaitleslieux.Que faire ? J’aurais pu retourner prévenir Vee, mais je voulais autant que possible éviter de

l’impliquer.J’auraispupasseruncoupdefilàPatch,mais le tempsqu’ilmerejoigne, ledéchuauraitfilé.Restait lasolutionproposéeparPatch : immobiliser ledéchuenfrappantsescicatricesetensuitedemandersonaide.Je décidai donc de l’avertir en priant pour qu’il se dépêche. Nous avions convenu de limiter nos

communications aux cas d’extrême urgence, afin d’éviter toute trace d’appel. Mais si cette situationn’étaitpascritique,j’ignoraisquandj’enverraisune.SUISDANSRUELLEDERRIÈRESACDUDIABLE,pianotai-jeàlahâte.VUDÉCHUIMPLIQUÉ

DSL’ACCIDENT.VISERAILESCICATRICES.J’atteignislaportedeservicedelacordonnerieetremarquaiunepelleàneigeappuyéecontrelemur.

Sansréfléchir,jem’ensaisis.Jen’avaispaslemoindreplan,maispourfrapperledéchu,ilmefallaitunearme.Toutengardantmesdistances,jelesuivisjusqu’auboutdupassage.Iltournaaucoindelarue,jetasonmégotdanslecaniveauetcomposaunnumérosursonportable.Dissimuléedansl’ombre,jesaisisdesbribesdeconversation.—C’estfait.Ilestici.Oui,j’ensuiscertain.Ilraccrochaensegrattantlanuqueetpoussaunsoupirhésitant.Oupeut-êtrerésigné.Profitantdece

momentdeflottement,jemeglissaiderrièreluietenvoyaiférocementlapelledanssondos.Lechocfutbienpluspuissantquejenel’auraiscru.Danslemille.Ledéchuchancelaetplialegenou.

Jefisunesecondetentative,plusdécidée,cettefois.Puisunetroisième,unequatrièmeetencoreunecinquième.Sachantque jenepouvais le tuer, je lui assenaiunderniercoupà la têtepour fairebonnemesure.Flageolant, ilperdit l’équilibreets’effondrasur lesol.Duboutdemachaussure, jem’assuraiqu’il

étaitbeletbiensonné.L’échodepaspressésrésonnaderrièremoietjemeretournai,agrippantfermementlemanche.Patch

sortitdel’ombre,essouffléparsacourse.Ilregardaledéchu,puismoi.—Je…jel’aieu,balbutiai-je,encoreébahied’êtreparvenuesifacilementàmesfins.Doucement, Patchme prit la pelle desmains et la déposa sur le côté, un léger sourire au coin des

lèvres.—Monange,cetypen’estpasundéchu.—Quoi?m’exclamai-jeenclignantdesyeux.Ils’agenouillaprèsdemavictime,dontildéchiralachemise.Jescrutaisondos,lisseetmusclé,qui

neportaitpaslamoindrecicatrice.— J’en étais pourtant certaine, bredouillai-je. J’étais persuadée que c’était lui ! J’ai reconnu son

tatouage.Patchlevalesyeuxversmoi.—C’estunnéphil.Unnéphil?J’avaismisunnéphilK.O.?Patchlefitroulersurledosetdéboutonnasachemise,examinantsapoitrine.Nosregardsseposèrent

simultanémentsurunemarquejusteau-dessousdelaclavicule.Ellereprésentaitunpoingfermé,devenubientropfamilier.—LesymboledelaMainnoire,commentai-je,surprise.Ceuxquinousontattaquéscejour-làetont

provoquél’accidentétaientdeshommesdeHank?Qu’est-cequecelapouvaitbiensignifier?EtcommentHankavait-ilpusetromperàcepoint?Ilavait

pourtantditqu’ils’agissaitdedéchus…Ilparaissaitsisûrdelui.—Tuespersuadéedelereconnaître?Ilétaitdanslavoituremarron?Lacolèrebouillonnaitenmoitandisquejeréalisaisl’étenduedemonerreur.—Certaine.

28.

—Hank a orchestré cet accident, repris-je avec un calme effrayant. J’avais d’abord cru que cetteembardéecontrariaitsesplans,maisriendetoutcelan’étaitdûauhasard.Ilaordonnéàseshommesdenouspercuter,pourmepersuaderqu’ils’agissaitdesdéchus.Etj’aiétéassezstupidepourtomberdanslepanneau!Patchdissimulatantbienquemallenéphilderrièreunehaieenvahieparlesherbes.—Comme ça, personne ne le remarquera avant qu’il ne se réveille, expliqua-t-il. Est-ce qu’il t’a

reconnue?—Non, je l’ai pris par surprise, répondis-je distraitement.Mais pourquoiHank aurait-ilmonté ce

canular ? Cela semble complètement inutile. Il a démoli son 4 x 4 et reçu quelquesméchants coups,pourquoi?Çan’aaucunsens.—Etc’estpourquoijeneteperdsplusdevueavantd’avoirrésolulemystère,déclaraPatch.Retourne

àl’intérieuretexpliqueàVeequeturentressanselle.Jeteretrouvedevantl’entréedanscinqminutes.J’eussoudaintrèsfroidetfrictionnaivigoureusementmesbras.—Viensavecmoi.Jeneveuxpasresterseule.Etsid’autressbiresdeHanksepromenaientdansla

salle?Iljura,trahissantsonimpuissance.—SiVeenousaperçoitensemble,leschosesrisquentdesecompliquer.Trouveunprétextepourt’en

alleretdis-luiquetul’appellerasplustard.Jet’attendsdevantlesportesetjenetequittepasdesyeux.— Elle ne marchera pas. Elle est devenue bien trop méfiante. Je rentre avec elle, proposai-je,

cherchantunealternative.Dèsqu’elleserapartie,jeteretrouveraisurlaroute,enbasdechezmoi.Hankestavecmamère,doncnet’approchepastropprès.Patchm’attiracontreluipourmedonnerunbaiserbrefetdéterminé.—Soisprudente.Danslasalle,unerumeurimpatienteparcouraitlepublic.Lesgensjetaientdesserviettesenpapieret

des pailles en plastique sur la scène. Sur le côté droit, une bande d’ados se mit à scander«REMBOURSEZ!».Jemefrayaiuncheminjusqu’àVee.—Quesepasse-t-il?—Scotts’estdébiné.Ilaprissesjambesàsoncou.Etlegroupenepeutpasjouersanslui.Jepâlis.—Débiné?Maispourquoi?—J’auraispuluiposerlaquestionsijel’avaisrattrapé,maisilafiléplusvitequesonombrepour

rejoindrelasortie.Audébut,toutlemondeacruàuneblague.—Onferaitmieuxdepartird’ici.Çarisquedetourneràl’émeute.—Jevotepour,acquiesçaVeeenselaissantglisserdutabouretavantdesedirigerverslesportes.

Veemeraccompagnajusquechezmoi.Elleimmobilisasavoituredevantlamaisonetreprit:—D’aprèstoi,quellemouchel’apiqué?Jefustentéed’éluder,maisj’étaisfatiguéedecesmensonges.—Jecrainsqu’iln’aitdesennuis.—Quelgenred’ennuis?—Ilafaitpasmaldebêtisesets’estmislesmauvaisespersonnesàdos.Toutd’abordstupéfaite,Veeparutsoudainsceptique.—Desmauvaisespersonnes?Qui,parexemple?—Desgenstrèsdangereux,Vee.Paslapeinedeluiendiredavantage.—Alorsqu’est-cequ’onfaitencoreici?s’exclama-t-elleenpassantaussitôtlamarchearrière.Scott

estseulquelquepartetilabesoindenotreaide.—Onnepeutrienpourlui.Ceuxquisontàsarecherchen’ontaucunscrupuleetn’hésiteraientpasà

s’enprendreànous.Mais jeconnaisquelqu’unqui,avecunpeudechance, luipermettradequitter lavilledèscesoir.—Quitterlaville???—Iln’estplusensécurité,ici.Sespoursuivantssedoutentprobablementqu’ilessaieradefiler,mais

Patchtrouveralemoyendelesberner.—Minute !Attendsunpeu,c’estcecingléque tuaschargéd’aiderScott?s’écria-t-elle, le regard

furibond.Tamèresaitquetulerevois?Etçanet’ajamaiseffleurée,neserait-cequ’uneseconde,dememettre au courant ? Je t’aimenti à son sujet, prétendant qu’il n’avait jamais existé, et pendant tout cetempstuleretrouvaisendouce?Cetteconfessionéhontée,quinetrahissaitpaslemoindreremords,memithorsdemoi.—Alors,tut’esdécidéeàavouer,ausujetdePatch.—Avouer?Avouer?Jet’aimentiparceque,contrairementàcetteordure,jem’inquiètepourtoi.Ce

typeestunmalade.Depuisqu’ilestapparu,tavieacomplètementchangé.Lamienneaussi,puisqu’onenparle. Je préférerais en découdre avec des repris de justice plutôt que de croiser Patch dans une ruesombre.Ilsaitexactementcommentseservirdesgenset,visiblement,iladéjàrecommencé.J’ouvrislabouche,siulcéréequej’avaisdumalàpenserclairement.—Situlevoyaiscommejelevois…—Siçadevaitarriver,jem’empresseraisdem’arracherlesyeux!Jefisdemonmieuxpourmedominer.Mêmehorsdemoi,jedevaisresterlogique.—Tum’asmenti,Vee.Tum’asmentisanshésiter.Çanem’apassurprisdelapartdemamère,dela

tienne, si ! conclus-je en poussant la portière. Comment comptais-tu te justifier une fois que j’auraisretrouvélamémoire?— J’espérais que ça n’arriverait pas ! rétorqua-t-elle en levant lesmains.Voilà, c’est dit. Si ça te

permettaitd’oubliercetordu,c’étaitmieuxpourtoi.Quandtuesaveclui, tun’esplustoi-même.C’estcommesitunevoyaisqueleminusculefragmentdetypehonnêtequisubsisteenlui,enoubliantqu’ilestàquatre-vingt-dix-neufpourcentpsychopathe.J’enrestaibouchebée.—Autrechose?grinçai-je.

—Non.Çarésumeassezbienmonsentimentsurlesujet.Jebondishorsdelavoitureetclaquailaportière.Veeouvritsavitrepourypasserlatête.—Quandtureprendrastesesprits,tusaisoùmejoindre,lança-t-elle.Ellefitvrombirlemoteuretfitdemi-tour,avantdedisparaîtredanslanuit.Je me tins dans l’ombre de la maison, tâchant de retrouver mon calme. Je songeai aux bribes de

réponses, toujours vagues, queVee s’était contentée deme donner àma sortie de l’hôpital, alors quej’étaistotalementimpuissante,etjesentismacolèresurlepointd’exploser.Jeluiavaisfaitconfiance.Jecomptaissurellepourmerévélercedontj’étaisincapabledemesouvenir.Pire,elleavaitcomplotéavecmamèrederrièremondos,seservantdemonamnésiepourmecacherlavérité.Parleurfaute,j’auraispunejamaisretrouverPatch.Follederage,jefaillisenoubliermonrendez-vousaveclui,enbasdelaroute.Muselantmacolère,je

quittai lamaison en courant, guettant lemoindre signe de sa présence. Lorsque enfin je distinguai sasilhouette,l’impressiond’avoirététrahies’estompaitpeuàpeu,maisjen’étaispasprèsdepardonneràVee.Patchm’attendaitsurlebas-côté,juchésurunevieilleHarley-DavidsonSportsternoire.Enlevoyant,

jeperçusunchangementpalpabledansl’atmosphère;unesensationenivrantededangervibraitdansl’aircommeuneondeélectrique.Jel’aperçusetm’arrêtainet.Moncœurpalpitait,commesiPatchletenaitserréaucreuxdesamainetluiintimaitsesvolontés,pard’étrangesetsecretsdesseins.Baignantdanslerayondelune,ilauraitpresqueprisdesalluresdecriminel.Lorsquejem’approchai,ilmetendituncasque.—Qu’as-tufaitdu4x4?—J’aidûm’endébarrasser.Tropreconnaissable,surtoutpourleshommesdeHank.Jel’aiabandonné

dansunchampenfriche.UnclocharddunomdeChambersyaéludomicile.Malgrémonhumeurmassacrante,j’éclataiderire.Patchlevaunsourcil,surpris.—Aprèslasoiréequejeviensdepasser,j’avaisbesoindeça.Ilm’embrassa,puisajustalasanglesousmonmenton.—Ravid’êtreutile.Allez,grimpe,monange.Jeteramèneàlamaison.

Malgrésasituationsouterraine,unedoucechaleurrégnaitdansl’appartementdePatchlorsquenousy

pénétrâmes.Jemedemandaibrièvementsilestuyauxdevapeurquiparcouraientlesous-soldeDelphiclemaintenaientàunecertainetempérature.Ilyavaitaussiunecheminée,quePatchs’empressad’allumer.Ilsuspenditmonmanteaudansunplacard,derrièrel’entrée.—Tuasfaim?s’enquit-il.—Nemedispasquetuasfaitlescoursespourmoi!répondis-je,abasourdie.Il m’avait expliqué que les anges ne possédaient pas le sens du goût et n’avaient pas besoin de

nourriture,cequirendaitcegenredecorvéesuperflu.—Ilyaunsupermarchébioàlasortiedel’autoroute.Jen’avaisplusmislespiedsdanscetypede

magasinsdepuisdeslustres!ajouta-t-il,lesyeuxrieurs.Jemesuispeut-êtreunpeuemballé.Jepénétraidanslacuisineflambantneuve.Elleétaitéquipéed’appareilsderniercri,avecunplande

travailengranitnoiretdesplacardsennoyer.Lestyleavaitquelquechosedeviriletracé.Jepassaienrevuelecontenuduréfrigérateur.

Outre des bouteilles d’eau diverses, je dénombrai un assortiment hétéroclite de salades, poussesd’épinards,champignons,gingembre,gorgonzola,fêta,beurredecacahuèteetlaitd’uncôté,puisdehot-dogs,charcuterie,Coca,mousseauchocolatetchantillydel’autre.JeluttaipourréprimerunfourireenimaginantPatchpousseruncaddiedanslesrayonsetlerempliraugrédesafantaisie.J’attrapaiunpotdemousseetluienproposaiun,qu’ilrefusad’unsignedetête.Ilsehissasurl’undes

tabouretsets’accoudaaubar,pensif.— Est-ce que tu te rappelles quelque chose d’autre après la collision, avant que tu ne perdes

connaissance?Jedénichaiunecuillèredansuntiroiretentamailamousseauchocolat.—Non.Maisilyaquelquechosedebizarre:l’accidents’estproduitjusteavantlapausedéjeuner.

J’aid’abordcruavoirperduconscienceseulementquelquesminutes,maisquandjemesuisréveilléeàl’hôpital,ilfaisaitdéjànuit.Cequiimpliqueuntroudesixheures,durantlesquellesj’ignorecequiapuarriver.Étais-jeavecHank?Auxurgences?L’inquiétudeparutlegagner.—Jesaisqueçane teplairapas,maissiDabriapouvaitapprocherHank,ellepourrait tenterd’en

apprendredavantage.Ellenepeutvoirsonpassé,maissivraimentellepossèdetoujourscertainsdesespouvoirsetpeutliresonavenir,nousaurionsquelquespistes.Quoiqu’illuiréserve,lefuturdépenddesonpassé.Cependant, ilneserapassimpledemettreDabriaenprésencedeHank.Celui-cisemontreparticulièrement prudent et ne se déplace jamais sans une bonne vingtaine d’hommes qui forment unebarrièreinfranchissableautourdelui.Mêmelorsqu’ilestcheztoi,sessbiresmontentlagardeprèsdelamaisonetquadrillentleschampsavoisinants,jusqu’àlaroute.Jenem’enétaisjamaisrenducompteetcettenouvellenefitqu’accentuermonimpressiond’intrusion.—EnparlantdeDabria,elleétaitauSacdudiable,cesoir,repris-je,feignantledétachement.Elleest

gentimentvenueseprésenter.Je guettai la réaction de Patch. J’ignorais ce que je cherchais, mais je savais reconnaître un signe

lorsquej’envoyaisun.Àsadécharge,etàmagrandefrustration,ilnetrahitrien.—ElledisaitquelatêtedeHankétaitmiseàprix,poursuivis-je.Dixmillionsdedollarsaudéchuqui

pourralelivrer.D’aprèselle,certainsvoudraientétoufferdansl’œufsarébellionet,mêmesiellenem’apasdonnédedétails,jepensepouvoircomprendreseulelereste.Jeneseraispassurprisequequelquesnéphils s’opposent à l’ascensiondeHank.Desnéphils qui préféreraient le voir enfermé.Desnéphils,repris-jeaprèsunepauseemphatique,quivonttenterdelerenverser.—Dixmillions,c’estunejoliesomme,commenta-t-ilavectoujoursautantd’indifférence.—Tucomptaismevendreàceprix,Patch?Unlongsilences’installaet,lorsqu’ilmeréponditenfin,savoixcontintmalsonironie.—TuréalisescequeDabriaessaiedefaire?Ellet’asuiviejusqu’auSacdudiabledansunbutetun

seul:tefairedouterdemoi.Quet’a-t-elleraconté?Quej’aiperdutoutemafortuneaujeuetquejenerésisteraispasàunerécompenseaussitentante?Non,àvoirtonexpression,çan’estpasça.Alorsellet’asûrementditquej’avaisdesfillesdanschaqueportetquedixmillionsneseraientpasdetroppourtouteslesentretenir,peut-être?Lajalousieseraitdavantagesonstyle,etjepariequesijen’aipasencoretouchéaubut,jebrûle…Jerelevailementon,dissimulantmescraintesderrièreuneautrebravade.—D’aprèselle,tuasunelonguelisted’ennemisdonttusouhaiteraistedébarrasseravecdel’argent.

Patchéclataderire.—Effectivement, jenecompteplus lesennemis. Jen’aipas l’intentionde lenier.Pourrais-jem’en

libéreravecdixmillions?Peut-être,peut-êtrepas, laquestionn’estpas là. J’ai toujoursune longueurd’avance surmesadversaires et j’entends lagarder.Obtenir la têtedeHank surunplateau représentebiendavantagepourmoiqu’unegrossesomme,etmaintenantquetupartagescedésir,madéterminationestencoreplusgrande,néphiloupas.Jenesusquoirépondre.Patchavaitraison.Onnepouvaitsecontenterd’enfermerHankpourlerestant

desesjours.Ilavaitdétruitmavie,mafamilleetneméritaitriendemoinsquededisparaître.Il pressa son index sur ses lèvres et aussitôt, jeme tus.Quelques instants plus tard, on tambourina

énergiquementàlaporte.NouséchangeâmesunregardetlavoixdePatchs’insinuadansmespensées.Jen’attendaispersonne.Enferme-toidanslachambre.J’acquiesçaid’unsignedetêteettraversaifurtivementl’appartementpourmeréfugierdanslachambre

dePatch.Àtraverslaporte,jel’entendiséclaterd’unrirerauque.Lesparolesquisuivirentmeparurentmenaçantes.—Qu’est-cequetufaislà?—Jetombemal?réponditunevoixétouffée.Unevoixfémininequim’étaitétrangementfamilière.—Commetudis.—C’étaitimportant.L’inquiétudeetl’agacementmontèrentenmoitandisquejedevinaispeuàpeul’identitédecevisiteur.

Dabrias’étaitinvitéeàl’improviste.—J’aiquelquechosepourtoi,susurra-t-elle,unrientropmielleuse,unrientropaguicheuse.Ben voyons. J’étais tentée de sortir pour lui souhaitermoi aussi la bienvenue,maisme retins.Elle

seraitsansdoutemieuxdisposéeàparlersielleignoraitmaprésence.Entremafiertéetlaperspectivederenseignements,cettedernièrefinitparl’emporter.—Lachanceestavecnous.LaMainnoirem’acontactéeunpeuplustôtdanslasoirée,poursuivit-elle.

Ilmeproposaitunrendez-vouscontreunerétributionalléchanteetj’aiaccepté.—Ilveutquetuluiprédisessonavenir.—Exact,pourlasecondefoisendeuxjours.Nousavonsunnéphiltrèsprécautionneuxentrelesmains.

Ilestminutieux,maismoinsprudentqu’ilnel’était.Ilcommetquelquespetiteserreurs.Cettefois,iln’amême pas pris la peine de s’encombrer de ses gardes du corps. Sans doute voulait-il garder notreconversationsecrète.Ilm’ademandédeliresonaveniràdeuxreprises,afindes’assurerquelesdeuxversionsconcordaient. J’ai faitminedenepasm’enoffusquer,mais jen’appréciepasqu’onmettemaparoleendoute.—Queluias-tudit?— En théorie, les visions doivent rester entre le client et la prophétesse, mais je suis disposée à

conclureunmarché,annonça-t-elle,d’unairenjôleur.Qu’as-tuàmeproposer?—Prophétesse?—Çasonnebien,tunetrouvespas?J’entendispresquePatchleverlesyeuxauciel.

—Dixmilles.—Quinze.—Douze.Nepoussepastrop.—Toujoursunplaisirdetraiteravectoi,Jev.Commeaubonvieuxtemps.Nousformionsunebelle

équipe.Cefutàmontourdeleverlesyeuxauciel.—Àprésent,parle,intimaPatch.—J’aivulamortdeHanketlaluiaiannoncésansdétour.Jenepouvaisluidonnerlesdétails,mais

j’aipréditquelemondeperdraitl’undesesnéphilstrèsbientôt.Jecommenceàcroirequel’expression«immortel»estabusive.D’abordChauncey,maintenantHank…—Saréaction?—Aucune.Ilaquittéleslieuxsansunmot.—Autrechose?—Tudoissavoirqu’ilestenpossessiond’unechaîned’archange.J’aisentisaprésence.Marcieétait-elleparvenueàmevolercelledePatch?Bizarrement,elleavaitdéclinémaproposition

et refusédevenirchezmoiafinde trouver lesbijouxassortisàmarobe.Biensûr, jen’auraispasétésurprisequeHankluiaitdonnélesclésdelamaisonpourfouillermachambrependantmonabsence.—Tuneconnaîtraispasunancienarchangequiauraitperdusachaîne,parhasard?demandaDabria,

suspicieuse.—Jetevirerail’argentdèsdemain,secontentaderépondrePatch.—PourquoiHankvoulait-ilcetobjet?insista-t-elle.Lorsqu’ilestsorti,jel’aientenduordonnerqu’on

l’emmèneà«l’entrepôt».Qu’ya-t-ildanscetentrepôt?—C’esttoilaprophétesse,non?répliqua-t-ild’untonmoqueur.LerirecristallindeDabriarésonnadansl’appartement.Ellesefitplustaquine.—Jedevraispeut-êtreregardertonavenirdeplusprès.Ilsepourraitquejesoisconcernée.Là-dessus,jebondisetsortisdelachambre,toutsourire.—Bonsoir,Dabria.Quellebonnesurprise!Elleseretournaetm’observad’unairfurieux.Jem’étirai.—Jefaisaisunepetitesieste.Tavoixsimélodieusem’aréveillée.—Dabria,intervintPatchd’untonjovial.Jecroisquetuconnaismapetiteamie.—Oh,onseconnaît,répondis-je.J’aimêmesurvécuànotrerencontre.Dabriaouvritlaboucheetlareferma.Sesjouessecoloraientd’unrosedeplusenplusvif.—IlsemblequeHankaitmislamainsurunechaîned’archange,m’informaPatch.—Onpeutdirequeçatombebien.—Maintenant,nousdevonsdécouvrircequ’ilal’intentiond’enfaire.—Jeprendsmonmanteau.—Turestesici,monange,ordonnaPatchd’unevoixquinemeplaisaitguère.Il n’avait pas pour habitude de laisser paraître ses émotions, mais je décelai dans son ton une

déterminationmêléeà…l’inquiétude.—Tucomptesyallerseul?

—D’abord,Hanknedoitpasnousvoirensemble.Ensuite,jeneveuxpast’attirerdansunesituationqui pourrait rapidement dégénérer. Et s’il te faut une troisième raison, je t’aime. Pour l’instant, jem’aventuredanslenoir,maisj’aibesoindesavoirqu’àlafindelanuit,jepourraiteretrouver.Je clignai des yeux. Jamais Patch n’avait prononcé de paroles aussi tendres. Mais il n’était pas

questiondecéder.—Tuavaispromis,luirappelai-je.—Etjetiendraimapromesse,répondit-ilenenfilantsonblousondecuir.Iltraversalapièceetinclinalatêteversmoi.Nesongemêmepasàmettreunpieddehors,monange.Je reviendrai leplusvitepossible.Jene

peux pas laisser Hank passer la chaîne au cou de l’archange sans écouter leur conversation. Enrestant àdécouvert, tu risques tropgros. Il adéjàobtenu l’unedes chosesqu’il désirait, ne lui enoffronspasuneautre.Nousallonsenfinir,unefoispourtoutes.—Promets-moiderester ici,où je tesaisensécurité, insista-t-ilàvoixhaute.Sinon, jedemandeà

Dabriadejouerleschiensdegarde.Illevaunsourcil,commepourmedire«àtoidechoisir».J’échangeaiunregardavecDabria,quiparaissaitaussifurieusequemoi.—Reviensvite,lesuppliai-je.

29.

Jefislescentpasdansl’appartementenmepersuadantdenepasmelanceràsapoursuite.Ilm’avaitpourtantpromis–promis!–denepassechargerseuldeHank.Cecombatétaitautant lemienquelesien, peut-être même davantage. Après ce que Hank m’avait fait subir, j’avais gagné le droit de luiinfliger moi-même son châtiment. Patch m’avait assuré qu’il trouverait le moyen de tuer Hank et jevoulaisêtrecellequil’enverraitdansuneautrevie,oùlescrimesqu’ilavaitpucommettrelehanteraientpourl’éternité.Maislapetitevoixdudoutes’insinuaitdansmonesprit.Dabriaaraison…Patchabesoind’argent.

Il compte livrer Hank aux bonnes bonnes personnes, me donner ma part et s’en tenir là. Entredemanderlapermissionetimplorerlepardon,ilpréféraittoujoursladeuxièmesolution.N’était-cepascequ’ilavaitditlui-même?J’agrippailedossierducanapéetprisuneprofondeinspirationafindemecalmer,toutenimaginant

desraffinementsdetorturesquejeréservaisàPatchs’ils’avisaitderentrersansramenerHank–envie.Lasonneriedemonportableretentitaufonddemonsac.—Oùes-tu?répondis-jeaussitôt.Àl’autreboutdelaligne,jeneperçusd’abordqu’unerespirationsaccadée.—Ilssontsurmestraces,Grey.IlsétaientauSacdudiable.LeshommesdeHank.J’aifilé.—Scott!Çan’étaitpaslavoixquej’attendais,maiscelle-cin’endemeuraitpasmoinsimportante.—Oùes-tu?— Je ne peux rien dire au téléphone. Je dois quitter la ville. En atteignant la gare des bus, j’ai

découvertqueHankavaitdéjàfaitsurveillerl’endroit.Iladeshommespartout,desamisdanslapolice,auxquels il a sans doute transmis mon signalement. Deux flics m’ont pris en chasse jusque dans unesupérette,maisj’aipulessemerenfilantparlaportedederrière.J’aidûabandonnermoncoupéet jen’aiplusdevéhicule.Ilmefautdel’argent,autantdeliquidequetupourrasenréunir,dequoiteindremescheveuxetdenouveauxvêtements.Si tupeux tepasserde laVolkswagen, je te l’emprunteaussi. Je terembourseraidèsquepossible.Tupeuxmeretrouverd’iciunedemi-heuredansmacachette?Que pouvais-je répondre ? Patch m’avait demandé de ne pas bouger, mais comment attendre

tranquillement son retour alors que l’étau se resserrait autour de Scott ? PuisqueHank était occupé àl’entrepôt,lemomentsemblaitidéalpourtenterdeluifairequitterlaville.Moiaussi,j’imploreraissonpardonplustard.Dèsquej’eusraccroché,jeretournail’appartement,fouillantplacardettiroirsàlarecherchedetout

cequipourraitêtreutileàScott:jeans,tee-shirt,chaussettes,chaussures…Ilétaitlégèrementplusgrand,maisçaferaitl’affaire.Enouvrantunearmoireancienneenacajou,jem’arrêtainet,stupéfaiteparsoncontenu.Sagarde-robe

était impeccablementorganisée.Lespantalonss’empilaient sur lesétagères, leschemises repassées se

succédaientsurdescintres.Patchpossédaitpasmoinsdetroiscostumes,unnoirajustéauxreversétroits,un autre à rayures, et un dernier, gris anthracite à surpiqûres. Une boîte renfermait un assortiment depochettesensoieet,dansuntiroir,jeremarquaiunecollectiondecravatescouvranttouteunegammedecouleurs, des rouges au noir en passant par le mauve. Parmi ses chaussures, on trouvait des basketsnoires,desConverse,desmocassinsetmêmeunepairedetongsencuirpourfairebonnemesure.L’odeurboiséeducèdreembaumaitlemeuble.Jedécouvraisunaspectdesapersonnalitéquim’étaittotalementétranger.LePatchque je connaissais neportait quedes jeans, des tee-shirts et une casquette informe.Verrais-je jamais cette facette de son personnage ? Y’avait-il une limite au nombre de visages qu’ilpouvaitarborer?Plusjepensaisleconnaîtreetpluslemystères’épaississait.Etcettenouvellevaguededoutesravivamesinterrogations:Patchs’apprêtait-ilàmetrahir?Jerefusaisd’ycroire,maisjedevaismerendreàl’évidence:j’étaisaupieddumur.Danslasalledebains,jefourraiunrasoir,dusavonetdelacrèmeàraserdansunsacdevoyage.Je

dénichaiensuiteunbonnet,desgantsetunepairedeRay-Banauxverresfumés.Dansl’undestiroirsdelacuisine,jemislamainsurplusieursfaussescartesd’identitéainsiquesurunrouleaudebilletsquisemontaitàunpeuplusdecinqcentsdollars.Patchneseraitpasravid’apprendrequejeledétroussaisauprofitdeScott,maisétantdonnélescirconstances,jen’avaisd’autrechoixquedejouerlesRobindesBois.Je n’avais aucunmoyen de locomotion,mais la grotte de Scott ne pouvait se trouver à plus de six

kilomètresduparc.Je longeai larouteàpetitesfoulées,dissimulantmonvisagesouslacapuched’unevesteempruntéeàPatch.Àmesurequeminuitapprochait,unflotcroissantdevoituresquittaitleparkingdeDelphic.Enmedépassant,certainesklaxonnèrent,maisjeparvinsàmefairerelativementdiscrète.Laissant les lumièresdeDelphicderrièremoi, je finis par reconnaître au loin labretelled’accès à

l’autoroute. Jesautaipar-dessus labarrièreetmedirigeaivers laplage.Mefélicitantd’avoirpenséàprendreunelampe,j’entamailaportionlaplusdifficiledutrajetenpromenantlefaisceaulelongdelarocheinégale.Jecomptaivingtminutesdemarche.Puistrente.J’ignoraisoùj’étais,incapabledemerepérersurcette

partiedulittoraloùl’océan,noiretscintillant,s’étendaitàpertedevue.JesongeaiàcrierpourprévenirScott,maism’abstins,tenailléeparlacraintequeleshommesdeHankluiaienttenduunpiège.Detempsàautre,j’orientaismalampeélectriqueverslaplage,dansl’espoirdeluiindiquermaprésence.Dixminutesplustard,unétrangecrid’oiseaumeparvintdesrochers,unpeuplushaut.Jem’arrêtaiet

tendisl’oreille.L’appelreprit,plusfort.Jelevailatorche.—Baissetalampe!sifflaScott.Jegrimpaisurlesrochers,traînantlaborieusementlesacdevoyagederrièremoi.—Désoléed’êtreenretard,dis-jeenlâchantlesacàsespiedsavantdem’effondrersurunepierre,à

boutdesouffle.J’étaisàDelphicquandtum’asappelée.Jen’aipaslaVolkswagen,maisjet’aitrouvédesvêtementschaudsetunbonnetpourdissimulertescheveux.Ilyaaussicinqcentsdollarsenliquide.Jen’aipaspufairemieux.Certainequ’ilmequestionnerait sur l’originedesaffairesetde l’argent, ilmesurprit enmeserrant

danssesbras.—Merci,Grey,murmura-t-ilavecferveuràmonoreille.—Tuvast’ensortir?soufflai-je.—Cequetum’asapportém’aidera.Jepeuxpeut-êtrequitterlavilleenstop.—Sijetedemandaisd’aborddefairequelquechosepourmoi,tuseraisprêtàm’écouter?

Ilparutintriguéetjeprisuneprofondeinspiration.— Je veux que tu te débarrasses de l’anneau de laMain noire. Jette-le dans l’océan. J’y ai bien

réfléchi.Labaguet’attireversHank.Ill’asûrementensorceléeet,enlaportant,tuluipermetsd’exercerunpouvoirsurtoi.J’étaisdésormaispersuadéequeHanks’étaitservidudémoniumsurl’anneau.Plusilresteraitaudoigt

deScott,plusilluiseraitdifficiledel’enlever.—C’estlaseuleexplicationpossible.Réfléchis!Hankveutteretrouver.Ilchercheàt’attirerdansun

piègeetcettebagues’avèreparticulièrementefficace.Jem’attendais à des protestations,mais à son expression résignée, je compris qu’il partageaitmes

conclusions.Ilavaitsimplementrefusédelesadmettre.—Etlespouvoirs?—Ilsn’envalentpaslapeine.Tuastenutroismoisennecomptantquesurtespropresforces.Quel

quesoitlesortilègejetésurl’anneau,ilestplusdangereuxqu’utile.—Çaatellementd’importancepourtoi?medemandadoucementScott.—C’esttoiquiasdel’importance.—Etsijerefuse?—Jetenteraide te l’enleverdeforce.Jen’aiaucunechancedetebattre,mais jemedoisaumoins

d’essayer.—Tuterisqueraisàm’affronter,Grey?dit-ild’untonpleindedérision.—Nem’obligepasàteleprouver.Stupéfaite,jeleregardaiôterl’anneau.Illetintentresesdoigtsetleconsidéralonguement.—Voilàtaminuteémotion,lança-t-ilenjetantlabaguedanslesvagues.Jepoussaiunprofondsoupir.—Merci,Scott.—D’autresrequêtesdedernièreminute?—Oui:file!grinçai-je,tâchantdedissimulermonchagrin.Maintenantque lesévénementsprenaientune tournure inattendue, je réalisaisbrusquementque jene

voulais pas le voir partir. Et si nos adieux étaient définitifs ? Je clignai furieusement des yeux pourravalermeslarmes.—Turendrasvisiteàmamère,detempsàautre?medemanda-t-ilensoufflantsursesmainsglacées.

Pourt’assurerqu’elletientlecoup?—Biensûr.—Tunedoisrienluidire,àmonsujet.LaMainnoirenelalaisserapastranquilles’ilpensequ’elle

saitquelquechose.—Jeveilleraisurelle,promis-jeenlepoussantlégèrement.Maintenant,va-t’en,avantquejeneme

metteàpleurer.Scottsetintuninstantimmobile.Unecurieuseexpressionpassasursonvisage.Ilparaissaitnerveux,

mais pas tout à fait. Plus optimiste qu’angoissé. Il se pencha etm’embrassa, pressant tendrement seslèvrescontrelesmiennes.Abasourdie,jen’euspasletempsderéagir.—Tuaurasétéuneamiefidèle,déclara-t-il.Mercidem’avoiraidé.

Jeposailesdoigtssurmeslèvres.J’avaistantàluidire,maislesmotss’évanouirent.Carcen’étaitplusScottquejevoyais,maisleshommesderrièrelui.Ungroupedenéphilsgrimpaientsurlesrochers,armés,leregardaussidurquedéterminé.Lesmainsenl’air!Lesmainsenl’air!Jeperçus l’ordre,mais lesvoixmeparurentcurieusementdéformées,commepasséesau ralenti.Un

bourdonnement étrange résonna à mes oreilles et s’amplifia jusqu’à devenir un rugissement. Leursbouches,contractéespar lacolère,s’ouvraientetserefermaient.L’acierdesarmesluisaitdans lanuit.Arrivantdetouteslesdirections,ilsnousavaientencerclés.Lalueurd’espoirquiéclairaitleregarddeScottdisparut,remplacéeparlapeur.Illâchalesacdevoyageetplaçalesmainsderrièrelatête.Quelquechose,uncoudepeut-être,sortit

denullepartets’abattitviolemmentsursoncrâne.LorsqueScotts’effondra,jecherchaisencoremesmots.Lapeuragissaitcommeunbâillon,quemême

uncrineputfranchir.Auboutducompte,entrenous,seuldemeuraitlesilence.

30.

Onm’enfermadanslecoffred’uneAudi,lespoingsligotésetlesyeuxbandés.J’avaishurléjusqu’àperdrelavoix,maisleconducteuravaitdûemprunteruneroutedéserte,cariln’avaitmêmepastentédemefairetaire.J’ignoraiscequ’ilétaitadvenudeScott.LeshommesdeHanknousavaientencercléssurlaplage,puis

traînés dans des directions opposées. Je l’imaginai enchaîné, prisonnier d’une geôle souterraine, à lamercideHank…Jemedébattisàcoupsdepied,jurantetvociférant.Unsanglotm’échappaetjefondisenlarmes.Enfin,levéhiculeralentitets’arrêta.Despascrissèrentsurdesgraviersetjeperçuslegrincementde

la clé dans la serrure. Le coffre s’ouvrit et deux paires demainsme soulevèrent avant deme laissertomber sur le sol. Engourdies durant le trajet,mes jambes fourmillaient comme si onm’enfonçait descentainesd’épinglesdanslaplantedespieds.—Etcelle-ci,qu’est-cequ’onenfait,Blakely?demandal’undemesravisseurs.Savoixindiquaitqu’ilnedevaitpasavoirplusdedix-huitoudix-neufans.Saforceétaitherculéenne.—Àl’intérieur,réponditunautre–sansdouteBlakely.Onme poussa le long d’une rampe d’accès, puis onme fit passer une porte. Le froid et le silence

régnaientdanslebâtiment.Lapièceempestaitl’essenceetlatérébenthine.Étais-jedansl’undeshangarsdeHank?—Vousmefaitesmal,dis-jeauxdeuxhommesquim’encadraient.Vousvoyezbienquejenepeuxpas

m’enfuir,détachez-moiaumoinslesmains!Sansmêmerépondre,ilsm’entraînèrentenhautd’unescalier,puisautraversd’unesecondeporte.On

mefitensuiteasseoirsurunsiègeenmétal,auquelonm’attachaleschevilles.Quelquesminutes plus tard, la porte se rouvrit.Avantmêmequ’il ait prononcé unmot, je reconnus

Hankàsonparfumécœurantquimeglaça.Ses doigts fins dénouèrentmon bandeau, qui retomba surmon cou. Je clignai des yeux, tâchant de

discerner la pièce autour demoi.À l’exceptiond’une table et d’une seconde chaise pliante, elle étaittotalementvide.—Qu’est-cequevousvoulez?lançai-je,d’unevoixlégèrementtremblante.—Discuter,répondit-ilentirantlachaisequ’ilpositionnafaceàmoi.—Jenesuispasd’humeur,répliquai-jeplacidement.Ilsepenchaversmoietplissalesyeux,accentuantlesridulesquiencadraientsespaupières.—Sais-tuquijesuis,Nora?—Auhasard?rétorquai-jeavecdessueursfroides.Unmenteur,unmanipulateur,uneespècedesale

petit…Lagiflepartitavantquej’aieeuletempsd’esquiver.Laviolenceducoupmefitreculer,tropchoquée

pourpleurer.

—Sais-tuquejesuistonvéritablepère?demanda-t-ild’untonquim’agaçait.—Unpère,c’estuneidéesiabstraite.Uneordure,enrevanche…—Alors laisse-moi te poser la question, poursuivit-il avec un bref hochement de tête.Est-ce ainsi

qu’onparleàsonpère?Cettefois,jesentisleslarmesmonter.—Riendecequevousavezfaitnevousdonnecedroit.—Peut-être,maislefaitestquemonsangcouledanstesveines.Tuportesmamarque.Jenepeuxplus

lenier,Nora,commetunepeuxreniertondestin.Jetentai,envain,dem’essuyerlenezsurmaveste.—Mondestinn’estcertainementpasliéauvôtre.Vousm’avezabandonnée,alorsquejen’étaisqu’un

bébé,cequivousôtetoutdroitderegardsurmonexistence.—Contrairementàcequetuimagines,j’aitoujoursétéimpliquédanstavieetce,depuistanaissance.

Jet’aiabandonnéepourmieuxteprotéger.Àcausedesdéchus,j’aidûsacrifiermafamille…Jel’interrompisd’unrireméprisant.—Épargnez-moilerôledelapauvrevictime.Nerendezpaslesdéchusresponsablesdevospropres

choix.Vousavezdécidédem’abandonner.Àcetteépoque,jereprésentaispeut-êtrequelquechoseàvosyeux,maisaujourd’hui,seulecomptevotreconfrériedenéphils.Vousn’êtesqu’unfanatique.Vousêtesleseulcoupable.Seslèvrespincéessemblaientaussimincesqu’unfil.— Je devrais te tuer sur-le-champ, pour avoir oséme ridiculiser,moi,mon organisation et la race

néphiltoutentière.—Alors,qu’est-cequevousattendez?grinçai-je,lacolèrel’emportantsurlapeur.Ilplongea lamaindanssapocheetensortitune longueplumenoirequi ressemblaitétonnammentà

cellequej’avaisdissimuléedansmacommode.—L’undemesconseillersa retrouvécecidans tachambre.C’est laplumed’undéchu. Imaginema

surpriseendécouvrantquemapropreprogéniturepactiseavecl’ennemi.Tum’asbieneu.Ilsemblequetu aies fréquenté les déchus trop longtemps : leur goût dumensonge a déteint sur toi.Ce déchu, c’estPatch?demanda-t-ilsansdétour.—Vous êtes un paranoïaque. Vous avez trouvé une plume en fouillant dansmes tiroirs, et alors ?

Qu’est-cequecelaprouve?Quevousêtesunpervers?Ils’enfonçadanssachaiseetcroisalesjambes.—C’estvraimentl’attitudequetucomptesadopter?Jen’aipaslemoindredoutesurtarelationavec

Patch.J’aisentisaprésencel’autresoir,danstachambre.—C’estcurieux,vousm’interrogezalorsquevousensavezvisiblementbienplusquemoi.Ondevrait

peut-êtreéchangerlesrôles,non?—Vraiment?Alorsàquiappartientcetteplume,quisetrouvaitdanstesaffaires?reprit-ilavecun

riend’amusement.— Aucune idée, répliquai-je avec tout le défi que je pus rassembler. Je l’ai ramassée dans le

cimetière,lesoiroùvousm’yavezabandonnée.Unsourirediaboliquesedessinasurseslèvres.—Meshommesontarrachésesailesdanscemêmecimetière.J’enconclusdoncqu’ils’agitdel’une

desesplumes.Ettucommencesàt’embrouillerdanstespropresmensonges.Je haussai les épaules,mais la situation était critique.Hank avait-il conscience du pouvoir que cet

objetluidonnaitsurPatch?Jepriaipourquecenesoitpaslecas.—Jesaisquel’accidentétaituncoupmonté,poursuivis-je,cherchantàchangerdesujet.Jesaisque

cesontvoshommesquinousontpercutés.Pourquoicettemascarade?Sonsourireméprisantmetroubla.—Voilàl’unedeschosesdontjesouhaitaisteparler.Alorsquetuétaisinconsciente,jet’aitransfusé

dusang,déclara-t-iltranquillement.Monsang,Nora.Celuid’unnéphildepremièregénération.Unsilenceélectriquesuivit.—Cegenredeprocédureétait totalement inédite,oudumoins,ellen’avait jamaisabouti,mais j’ai

trouvé comment altérer les lois de la nature. Jusqu’ici, les choses se sont déroulées au-delà de mesespérances.Maplusgrandecrainte,sij’osetel’avouer,étaitquetun’ysurvivespas.Jecherchaisdésespérémentdesréponses,unmoyendefairesensdesmonstruositésqu’ilm’énonçait,

maismesidéesdevenaientconfuses.Unetransfusion?Pourquoi?Pourquoi?Pourquoi?Celaexpliquaitmonmalaiseàl’hôpital.Etl’épuisementdeHank.—Vousavezemployéledémoniumpouryparvenir!déclarai-je,horrifiée.—Tuasdoncentenduparlerdudémonium,s’étonna-t-il,avantdedeviner,l’airmauvais:l’anges’en

estaperçu?—Pourquoicettetransfusion?Jetentaisd’encomprendrelebut,envain.Avait-ilbesoindemoipourunsacrifice?Lacréationd’un

double?Uneexpériencesordide?Quoi?—Tuportesmonsangdepuisquetamèret’amiseaumonde,maisiln’étaitpassuffisammentprésent.

Tun’étaispasunenéphildepremièregénérationetilfallaitquetusoisderacepure,Nora.Àprésent,tuenessiproche…Ilnerestequ’àprononcerlesermentdelamétamorphosedevantlecieletl’enfer,etlatransformationseracomplète.J’accusailecoup,répugnée.—Vouscomptiezfairedemoil’undevossoldatsnéphils,asservispardeslavagesdecerveau?criai-

jeenmedébattantsurmachaise,dansunevainetentativepourmedéfairedemesliens.—Uneprophétieannoncemamortprochaine.Jel’aid’abordapprisegrâceàunetechniqueaugmentée

parledémonium,etunesecondeprédictionl’aconfirmée.Je l’écoutais à peine. Son aveu me mit hors de moi. Hank m’avait détruite, de toutes les façons

possibles.Aprèsavoirbouleversémavie,ilcherchaitàfairedemoisacréature.Ilm’avaitinjectésonsangvicié,meurtrierdanslesveines!—Vous êtes un néphil, Hank. Vous ne pouvez pas mourir et vous ne mourrez pas, même si je ne

souhaiteriend’autre.—Matechniqueetl’angedelamortontconcluàlamêmechose.Ilnemerestequepeudetemps.Je

consacreraimesderniersjourssurcetteterreàtepréparer,afindemenermonarméecontrelesdéchus,déclara-t-ilavec,pourlapremièrefois,unrienderésignation.Peuàpeu,toutprenaitdusens.—VouscomptezfondervosplanssurlaparoledeDabria?Sesdonssontfictifsetellen’estmotivée

queparl’argent.Ellenepeutpasprédirel’avenir,pasplusquevousoumoi.Ilnevousestjamaisvenuàl’espritqu’encemomentmême,ellepuisseencoreriredutourqu’ellevousajoué?

—Ça,j’endoute,ironisa-t-il,commes’ilsavaitquelquechosequej’ignorais.Ilfallaitquetusoisunenéphil de sang pur,Nora, afin de commandermon armée.De dirigermon organisation.De trouver taplaceentantqu’héritièrelégitime,etd’affranchirlesnéphilims.AprèscetHeshvan,nousredeviendronsnospropresmaîtresetnouslibéreronsdujougdesdéchus.—Vousêtescomplètementfou.Jamaisjenevousaiderai,nineprêteraivotrestupideserment.—Tuporteslamarque,c’esttondestin.Crois-tuvraimentquejesouhaitequetuprenneslatêtedetout

ce que j’ai créé ? s’emporta-t-il. Tu n’es pas la seule à qui on impose des choix.C’est le destin quidécidepournous,pasl’inverse.D’abord, ilyaeuChauncey.Puismoi.Àprésent,cetteresponsabilitét’incombe.Jelefusillaiduregard,laissantlibrecoursàmahaine.—Sivousvoulezqu’unparentdesangdirigevotrearmée,adressez-vousàMarcie.Ellen’aimerien

tantquecommandersonpetitmonde.Elleestfaitepourça!—Samèreestunenéphildepremièregénération.—Envoilàunequejen’avaispasvuevenir,maisc’estencoremieux.CelasignifiedoncqueMarciea

aussidusangnéphil«pur».Queljoyeuxtriodesuprémacistes!LeriredeHankparutdeplusenplustendu.—Nous n’avions jamais cru que Susanna pourrait concevoir. Les néphils de race pure ne peuvent

normalement pas procréer entre eux. Depuis le début, nous avions conscience que Marcie était unvéritablemiracleetqu’ellenevivraitpaslongtemps.Ellenepossédaitpasmamarque.Elleatoujoursétéuneenfantchétive,malingre,quiluttaitpoursurvivre.Ilneluirestequepeudetemps,samèreetmoil’avonstouslesdeuxsenti.Unefouledesouvenirssemblarefairesurface.Jemerappelaiavoirdéjàévoquécela.Commenttuerun

néphil.Lesacrificedel’unedesesdescendantes,quiauraitatteintl’âgedeseizeans.Jemeremémoraimesinterrogationsausujetdemonvéritablepère,desraisonsqu’ilauraiteuesdem’abandonner.Enfin,jeretrouvailamémoire…Àcetinstant,toutdevintclair.—Voilàpourquoivousn’avezpascachéàRixonl’existencedeMarcie.Voilàpourquoivousm’avez

rejetée,moi,etpaselle.Vouspensiezqu’ellenevivraitpasassezlongtempspourêtresacrifiée.Moi,enrevanche,j’avaisleprofilidéal:jepossédaislamarquedeHanketd’excellenteschancesde

survie.Enfant,onm’avaitdissimuléeafind’empêcherRixondeme retrouver.Mais,paruncapricedusort, Hank s’attendait désormais à ce que jemène sa révolution. Je fermai résolument les paupières,regrettantdenepouvoirteniràdistancecetteterriblevérité.—Nora,repritHank.Ouvrelesyeux.Regarde-moi.—Jeneprêteraiaucunserment,lâchai-jeensecouantlatête.Nimaintenant,niplustard,nijamais.Jesentaismonnezcouleretmeslèvrestrembler.J’ignoraiscequiétaitleplushumiliant.—J’admiretabravoure.Maisilexistetoutessortesdecourageetcelui-cineteconvientpas.Sadouceursonnaitfaux.Jetressaillislorsqu’ilramenal’unedemesmèchesderrièremonoreille,d’un

gestepresquepaternel.—Jurededevenirunenéphildesangpur,decommandermonarmée,et jevousrelâcherai, toiet ta

mère.Jeneveuxpastefairedemal,Nora.Lechoixt’appartient.Prêtesermentettupourrastireruntraitsur cette nuit. Elle ne sera plus qu’un souvenir, ajouta-t-il en dénouant les liens demes poignets, qui

tombèrentsurlesol.Jefrottaimesmainstremblantessurmesgenoux.Sesparoles,plusquelefroid,lesfaisaientfrémir.—Mamère?—Exact.Elleestici.Elledort,dansl’unedespièces,enbas.Jesentiscetodieuxpicotementreveniraucoindemesyeux.—Queluiavez-vousfait?Ilneréponditpasdirectementàmaquestion.—JesuislaMainnoire.Jesuisunhommetrèsoccupéet,pourêtrefranc,j’auraispréférémetrouver

ailleurs. J’aurais préféré faire autre chose. Mais je suis impuissant, car c’est toi qui dois décider.Prononcecesermentettamèreettoipourrezrepartir.—L’avez-vousseulementaimée?Ilclignadesyeux,surpris.—Blythe?Évidemmentque je l’aiaimée !Àunecertaineépoque,elle représentaitbeaucouppour

moi.Maisàprésent, lemondeestdifférent. J’aidûsacrifiermonamourdans l’intérêtdemarace toutentière.—Vouscomptezlatuer,n’est-cepas?Sijerefuse,vousn’hésiterezpas.—Toutemavieaétérégiepardeschoixdifficiles.Etjen’entendspaslesarrêtercesoir.Ilesquivait,maisnemelaissaitaucundoutequantàsesintentions.—Jeveuxlavoir.Hankdésignalesbaiesvitrées,àl’autreboutdelapièce.Trèslentement,jemelevai,redoutantlepire.

Jetant un regard à travers la vitre, je réalisai que nous nous trouvions dans une sorte de bureau, quisurplombaituneanciennemanufacture.Mamèreétaitpelotonnéedansunlitdecamp,surveilléedanssonsommeilpartroisnéphilsarmés.Jemedemandaisi,commemoi,sesrêvesluiavaientpermisd’yvoirplusclairetsiellecomprenaitàprésentlemonstrequeHankétaitdevenu.Lorsqu’ilsortiraitpourdebondesonexistenceetcesseraitdelamanipuler,leverrait-elleenfintelquejelevoyais,moi?Laréponseàcesquestionsmedonnalecouragedemeretourner.—Vousavezfaitsemblantdel’aimerpourpouvoirm’approcher?Tantdemensongespourunsibref

instant…—Tuesgelée,observaHanksanss’énerver,fatiguée,affamée.Jureetfinissons-en.—Si jeprononcecesermentetquevouscontinuezmalgrétoutàvivre, j’exigequevousmefassiez

vousaussiunepromesse:vousquitterezlavilleetdisparaîtrezdelaviedemamère.—C’estd’accord.—Etavanttout,jeveuxprévenirPatch.—Pasquestion,rétorquaHankenéclatantderire.Tupourrastoi-mêmeluiannoncerlanouvelleaprès

avoirprêtéserment.Saréponsenemesurpritpas,maiscelavalait lapeined’essayer.Jerassemblai toutmoncourageet

adoptaiunairdedéfi.—Cen’est pas pour vous que je le fais,mais pour elle, repris-je avec un regard en direction des

vitres.Hankmemituncouteauàcrand’arrêtentrelesmains.—Entailletapeau.Juresurtonsangdedevenirunenéphilderacepureet,àmamort,deprendrele

commandementdemonarmée.Situbrisaistonserment,lasentenceseraitimmédiate:lamortpourtoi…ettamère.—Çan’étaitpascequiétaitconvenu,dis-jeenleregardantdanslesyeux.—Àprésent,çal’est.Ettuascinqsecondespouraccepter.Maprochainepropositioncompteraaussi

lamortdetonamie,Vee.J’étaisincrédule,furieuse,maispriseaupiège.—Vousd’abord,exigeai-je.Derrièresonmasquededétermination,ilparutpresqueamusé.Illacérasapeauetdéclara:—Sijevisau-delàdumoisprochain,jejuredequitterColdwateretdenejamaisplusapprocherta

mèreoutoi.Sijebrisaismonserment,quemoncorpsretourneàlapoussière.Je pris le couteau et enfonçai la pointe dans ma paume, versant quelques gouttes de sang, comme

j’avais vu Patch le faire dans son souvenir. En silence, je priai pour qu’il me pardonne ce que jem’apprêtais à faire, pour qu’en dépit de tout, l’amour que nous partagions dépasse le sang, les races.Maisj’arrêtailàmesréflexions,caràtroppenseràPatch,jecraignaisdeperdrecourage.Déchirée,jefislevidepouraffronterl’horriblegestequ’ilmerestaitàaccomplir.—Jejureàprésentqu’unnouveausangcouledansmesveines,quejenesuisplushumaine,maisune

néphildesangpur.Etquesivousveniezàmourir,jemèneraisvotrearmée.J’aiconsciencequerompremapromessesignifieraitlamort,pourmamèrecommepourmoi.Comparéesaupoidsdeleurconséquence,lesparolesmeparurentbiendérisoires.Jejetaiunregard

acéréàHank.—Était-cecorrect?Faut-ildireautrechose?Sonhochementdetêteempressém’apprittoutcequej’avaisbesoindesavoir.Maviehumainevenaitdeprendrefin.

JenemerappelaipasavoirquittéHank,oum’êtreéloignéeduhangarensoutenantmamère,qu’ilavait

droguée,chancelante.Commentétais-jepasséedecettepièceexiguëauxruessombresde laville?Jel’ignorais.Mamère,secouéedetremblements,murmuraitdesparolesincohérentesàmonoreille.J’avaisfroid,moiaussi,maisleremarquaisàpeine.Jesoufflaisdepetitsnuagesdebuéeglacée.Jeredoutaisquemamèren’entreenhypothermieavantquejenel’aiemiseàl’abri.Lasituationétait-elledésespérée?Commentsavoir?Désormais,jen’étaisplussûrederien.Pouvais-

jemourirdefroid?Pouvais-jemourirtoutcourt?Qu’avaitchangéceserment,exactement?Tout?J’aperçus une voiture garée un peu plus loin dans la rue. L’un de ses pneus était marqué pour un

prochain enlèvement par la fourrière. Sansmême réfléchir, j’essayai d’ouvrir la portière. Ce futmonpremiercoupdechancedelasoirée:ellen’étaitpasverrouillée.J’étendisavecprécautionmamèresurlabanquettearrière,puistripotailesfilsderrièrelevolant.Aprèsquelquestentatives,lemoteurrugit.—Net’enfaispas,soufflai-jeàmamère.Nousallonsrentreràlamaison.C’estfini.C’estenfinfini.C’étaitsurtoutpourmoi-mêmequejerépétaiscesmotsauxquelsj’avaisbesoindecroire.Jerefusais

de songer à ce que je venais de faire. Je ne pouvais concevoir quelles transformations lentes,douloureuses peut-être, risquaient de s’opérer lorsque tout se déclencherait. Mais allaient-elless’opérer?Merestait-ilquelquechoseàaffronter?Pasquelquechose,maisquelqu’un.Patch.Jedevaistoutluiavouer.Meprendrait-ilencoredansses

bras?Commentimaginerqueriennechangerait?Jen’étaisplussimplementNoraGrey.J’étaisdevenueunevéritablenéphil.Sonennemi.J’écrasailapédaledefreinenapercevantunesilhouettepâlesurlaroute.Lavoiturepila.Deuxyeux

apeuréssebraquèrentsurmoi.Lajeunefilletrébucha,serelevaettitubasurlebas-côté,commesielleessayaitdecourir,maisincapabledecoordonnersesmouvements.Sesvêtementsétaientdéchirésetsonvisage,unmasquedeterreur.—Marcie?Immédiatement,j’ouvrislaportièrecôtépassager.—Monte!luiordonnai-je.Elledemeuraitimmobile,lesbrasserréscontresonventre,etpoussaitdepetitsgémissementsplaintifs.M’extirpantde lavoiture, jemeprécipitaiversellepour l’installersur lesiège.Ellepencha la tête

entresesgenoux,lesoufflecourt,erratique.—Je…vais…vomir.—Qu’est-cequetufaisici?Sansréagir,elleinspiraparà-coups.Jerepassaiderrièrelevolantetdémarraientrombe,presséede

quittercequartierdélabré.—Tuastonportablesurtoi?Pourtouteréponse,Marcieémitunsanglotétranglé.—Marcie,aucasoùtunel’auraispasremarqué,lasituationdevienturgente,repris-je,plusdurement

quejenel’auraisvoulu,maintenantquejeréalisaisquisetrouvaitàmescôtés.JevenaisderecueillirlafilledeHank.Masœur,puisqu’ilfallaitl’appelerainsi.Masœur,unepetite

menteuse,perfideetimbécile.—Tonportable:ouiounon?Lorsqu’ellesecoualatête,jenecomprispassiellemedisaitouiounon.—Tum’enveuxd’avoirvolélachaîne,bafouilla-t-elle,àpeineintelligibleentredeuxhoquets.Ilm’a

menti.Ilprétendaitvouloirtejoueruntour.C’estmoiquiailaissélemot,surtonoreiller,cettenuit-là,pourtefairepeur:«Tun’espashorsdedanger.»Monpèrem’afaitquelquechose,afinquenitamèrenitoinemevoyiezentrer.J’étaiscommehypnotisée.Jenemesuispasméfiéeetjeneluiaipasposédequestion.J’étaisnerveuse,maisgrisée.Etenfindecompte,tun’étaismêmepasdanstachambre.Monpèreaaussitrafiquél’encrepourqu’elles’effaceaprèslalecturedumessage.Jepensaisqueçaseraitdrôle.Jevoulaistevoircraqueretjen’aipasréfléchi.J’aisuivisansbroncherlesinstructionsdemonpère.C’étaitcommes’ilexerçaitunpouvoirsurmoi…—Écoute-moibien,Marcie,dis-je fermement.Jevaisnoussortirde là.Maissi tuasun téléphone,

j’enauraisvraimentbesoin.Lesmainstremblantes,elleouvritsonsac,fouillasoncontenuetentirasonportable.— Il s’est servi de moi, gémit-elle, au bord des larmes. Je pensais qu’il était mon père… Qu’il

m’aimait. J’ignore si ça change quelque chose, mais je ne lui ai pas donné la chaîne. J’en avaisl’intention. Je l’ai apportée à l’entrepôt, ce soir, comme il me l’avait demandé. Mais… en fin decompte…quandj’aiaperçucettefilleenferméedansunecage…Ellen’achevapassaphrase.Marcie nem’inspirait rien qui ressemblât à de la pitié. Je ne voulais pas d’elle dans cette voiture,

voilàtout.Jenevoulaispasqu’ellecomptesurmoi,nicomptersurelle.Enclair,jenevoulaisaucunlienavecelle.Pourquoi,alors,nepouvais-jem’empêcherdelesressentir?—Jet’enprie,donne-moiletéléphone,repris-jeplusdoucement.Ellepressaleportabledansmamain.Ramenantsesgenouxcontresapoitrine,elleyenfouitsonvisage

etsanglotaensilence.JecomposailenumérodePatch.Jedevaisl’avertirqueHankn’étaitpasenpossessiondelachaîne,

avantdeluirévélerlaterribleréalitédecequejevenaisd’accomplir.Àchaquesonnerierésonnantdansle vide, la barrière émotionnelle que j’avais érigée se fissurait. J’imaginai son visage lorsque je luiapprendrais lavérité,etcettevisionmeglaça.Sonrépondeursedéclencha.Mes lèvresfrémirentet jesentismonsoufflesecouper.JeraccrochaipourappelerVee.— J’ai besoin de ton aide, lui dis-je simplement. Je voudrais que tu t’occupes de mamère et de

Marcie.J’éloignailetéléphonedemonoreillepouréchapperàlasalvedehurlementsàl’autreboutdelaligne.—Oui,tuasbienentendu,MarcieMillar.Jet’expliqueraiplustard.

31.

Ilétaitprèsdetroisheuresdumatinlorsquej’abandonnaimamèreetMarcieàVeesansautreformed’explication.J’étaisrestéerésolumentsourdeauxquestionsdeVee,pourmieuxgardermesémotionsàdistance.Jelaquittaisansunmot,avecl’intentiondetrouveruneroutedéserteoùjepourraisroulersansbut,maisildevintviteévidentquemonerranceenavaitun.LeskilomètresdéfilaienttandisquejefonçaisàtouteallureendirectionduparcdeDelphic.Avecun

crissementdepneus,jegarailavoituredansleparking,absolumentvide.Jusque-là,jem’étaisinterditderéfléchiràcequejevenaisdefaire,maisdansl’immobilitédelanuit,moncouragem’abandonnait.Jen’étaispassuffisammentfortepourtoutmaîtriser.Lefrontappuyécontrelevolant,jesanglotai.Jepleuraispourlechoixquej’avaisdûfaire,pourcequ’ilm’enavaitcoûté.Maissurtoutparceque

j’ignoraiscommenttrouverlesmotspourl’expliqueràPatch.Jedevaisluiannoncerlanouvelledevivevoix,maiscetteperspectivemetétanisait.Commentluiapprendre,alorsquenousvenionsenfindenousretrouver,quej’étaisvolontairementdevenueunêtrequ’ilméprisaitpar-dessustout?Unefoisdeplus,jecomposaisonnuméro,tirailléeentrelesoulagementetl’angoisselorsquej’obtins

sa messagerie. Était-il déjà au courant ? M’évitait-il le temps de faire le point sur ses propressentiments?Memaudissait-ilpouravoirprisunedécisionaussistupide, imbécile,mêmesi jen’avaispasd’autrechoix?Non,medis-je.Cen’était riende toutcela.Patchnefuyait jamais lesconfrontations–c’étaitplutôt

monhabitude.Jesortisdelavoitureetm’avançaisolennellementversl’entrée.Jepressaimonvisagecontrelagrille.

Lefroidglacédumétalpiquaitmapeau,maiscettedouleurn’étaitrien,comparéeausentimentderegret,detristessequimeconsumait.Patch!pensai-je.Qu’est-cequej’aifait?Nevoyantaucunmoyendem’introduiredansleparc,jesecouailesbarreaux,lorsqu’ungrincementme

surprit.Entremesmains, l’acieravaitployé,aussimouque l’argile. Jeclignaidesyeux, sidérée,puissoudainjecompris.Jen’étaisplushumaine.J’étaisunevéritablenéphilimetjepossédaisdésormaisleurforce.Laperspectivedecesnouveauxpouvoirsmefascinaitetmeterrifiaitàlafois.Sij’avaisuninstantespérépouvoirmedéfairedeceserment,j’approchaisdupointdenon-retour.J’écartaisuffisammentlesbarreauxdelagrillepourm’yglisserettraversaileparcencourant.Jene

m’arrêtaiqu’enatteignantl’abriquiservaitd’antichambreàsonappartement.D’unemaintremblante,jetournailapoignée.J’entraidanslacabaned’unpaslourdetsoulevailatrappe.Àtâtons,maissurtoutdemémoire,jeretrouvailabonneporte.Enpénétrantchezlui,jem’aperçustout

desuitequequelquechosen’allaitpas.Sansque jepuisseexpliquercomment, la traced’uneviolentealtercationflottaitdansl’air.L’impressionétaitnette,aussipalpablequesionl’avaittranscritenoirsurblanc.Suivant cette invisible traînée d’énergie, j’avançai prudemment de pièce en pièce, ne sachant que

penserdecesétrangesvibrationsquim’entouraient.Duboutdupied,j’entrouvrislaportedesachambreetc’estlàquejedécouvrislepassagesecret.

L’unedesparoisdegranit,légèrementincurvéesurladroite,donnaitsuruncorridorobscur.Lesolenterrebattueétaitjalonnédeflaques.Accrochéeslelongdesmurs,destorchesenflamméesprojetaientunelueurvaporeuse.Desbruitsdepasrésonnaientaufondducouloiretserapprochaient.Moncœurseserra.Patch. La lumière des flambeaux accentua les traits anguleux de son visage et la noirceur de ses

prunelles.Perdudanssespensées,ilmeregardaitsansmevoir.Sonexpressionimplacablemeclouasurplace,commeparalysée.Jenepouvaispasluifaireface,maisjenepouvaispasnonplusmedétourner.Monespoirs’amenuisaitàmesurequelahontem’emplissaittoutentière.J’allaisfermerlespaupièresetlaissercoulermeslarmeslorsqu’ilbraqualesyeuxsurmoi.Unregardéchangésuffitàmelibérerdecepoids.Jesentismacarapacesefendiller.Tremblante,j’avançaiverslui,d’abordlentement,puismejetaidanssesbras,incapablededemeurer

loindeluipluslongtemps.—Patch,je…j’ignoreparoùcommencer,soufflai-jeavantd’éclaterensanglots.Ilmeserracontrelui.—Jesais,murmura-t-ild’unevoixrauqueàmonoreille.—Non,tunesaispastout,melamentai-je.Hankm’afaitprêterunserment.Jenesuispas…enfin,je

nesuisplus…Je ne pus me résoudre à le lui avouer. Pas à lui. Je n’aurais pas supporté qu’il me repousse. Le

moindrechangementdanssonattitude,lamoindretracedeméprisdanssonregard…—Toutvabien,monange,dit-ilenmesecouantlégèrement.Écoute-moi.Jesaispourlesermentdela

métamorphose.Crois-moi,jesaisvraimenttout.J’agrippaisontee-shirtetsanglotaicontresapoitrine.—Maiscomment?—Quandjesuisrevenu,tun’étaispluslà.—Jesuisdésolée.Scottavaitbesoind’aide.Jenepouvaispasl’abandonner.Etj’aitoutgâché!—Jemesuislancéàtarechercheetj’aibiensûrcommencéparHank.J’étaispersuadéqu’ils’était

arrangépourtefairesortirdel’appartement.Jel’aitraînéjusqu’icipourl’obligeràavouer.Ilpoussaunsoupirharassé.— Je pourrais te raconter comment s’est déroulée ma nuit, mais autant le voir par toi-même,

poursuivit-ilenenlevantsontee-shirt.Jeposaimesdoigtssursacicatriceetmeconcentraisurcequejevoulaisytrouver.Principalement,ce

qu’ils’étaitpassé,depuisquePatchavaitquittél’appartement,quelquesheuresplustôt.Happée dans les recoins sombres de sa mémoire, je perçus un chœur de voix cacophoniques,

discordantes,tandisqu’unenuéedevisagesflousdéfilaient,méconnaissables.J’avaislasensationd’êtreallongée sur une route, au beaumilieu de la circulation, cernée par le son strident des klaxons et descrissementsdespneus,dangereusementproches.Hank,pensai-jeavectoutemonénergie.Qu’est-ilarrivélorsquePatchestpartiretrouverHank?L’unedesvoituresfonçadroitsurmoietjeplongeailatêtelapremièreverssesphares.

Lesouvenirdébutasuruncoinderuesombreetbrumeux,devant l’entrepôtdeHank.Cen’étaitpas

celuioùj’étaisparvenueàm’introduire,maisleleurrequeScottavaittentédephotographier.L’airétaithumideetlourd,lesétoilessecachaientderrièreunépaisrideaunuageux.Patchavançaitsansbruitsurle

trottoir,cherchantàprendrel’homme–sansdouteungardedeHank–parsurprise.Ilbonditsurlui,leceinturaet le fitbasculerenarrièreavantque l’autreaitpupousseruncri.Patch ledépossédadesesarmes,qu’ildissimuladanslaceinturedesonjean.Àmagrandesurprise,jevisGabe–celuiquiavaittentédemetuerdanslaruellederrièrelasupérette

– sortirde l’ombred’unairnonchalant.Dominicet Jeremiah le suivirent.Tous les trois arboraientunsourirediabolique.—Çaalors,maisquivoilà?s’exclamaGabed’untonmoqueurenépoussetantlecoldunéphil.— Faites-le taire jusqu’à ce que je vous donne le signal, lança Patch en poussant le garde vers

DominicetJeremiah.—Nenousdéçoispas,monpote. J’entendsbien trouver laMainnoirederrièrecetteporte,déclara

Gabeendésignantlaporteduhangar.Situnousépaulesjusqu’aubout,j’oublieraimesgriefs.Situnousasbernés, tucomprendrascequeçafaitd’avoirunebarredeferplantéedans ledos…tous les jours,pendantuneannéeentière.Pourtouteréponse,Patchluiservitunregardfroid,détaché.—Attendezmonsignal.Ilseglissaprèsdelaporteetjetaunœilparlapetitevitre.Je vis d’abord l’archange dans sa cage, quelques-uns des néphils de Hank, mais curieusement,

j’aperçus aussiMarcieMillar, en retrait, les yeux écarquillés, comme terrifiée.Aubout de ses doigtsexsangues,jereconnusuncollierenargent,probablementceluidePatch.Ellelouchaducôtédelaportederrièrelaquellenousnoustrouvions.Unterriblevacarmeretentitlorsquel’archangesedébattitviolemmentdanssacageàcoupsdepied.

LeshommesdeHankrépondirentinstantanémentetfirentclaquerdeschaînescontrelesbarreaux.Ellesirradiaientunelumièrebleutée,sansdouteensorceléesgrâceaudémonium.Sousleurscoups,lecorpsdel’angepritcettemêmeteinteirréelleetellefinitpars’écrouler,vaincue,surlesol.—Àtoil’honneur,ditHankentendantlebrasverslecollierquetenaitMarcie.Ou,situpréfères,je

mechargeraidel’accrocheràsoncou.Marcies’étaitmiseàtrembler.Livide,ellereculasansrépondre.—Viens,machérie, insistaHank.Tun’asabsolument rienàcraindre.Meshommes l’ontmaîtrisée.

Elleneteferaaucunmal.C’estlelotdesnéphils:affronternosennemis.—Qu…Qu’est-cequetucomptesluifaire?Hankéclataderire,maisperdaitpatience.—Passercettechaîneàsoncou,biensûr.—Etensuite?—Ensuite,ellerépondraàmesquestions.—Situcherchesseulementàluiparler,pourquoiest-elledansunecage?LesouriredeHanks’assombrit.—Donne-moilachaîne,Marcie.—TuprétendaisvouloircecollierpourjoueruntouràNora.Nousdevionsluifaireuneblague.Tune

m’asjamaisrienditàsonsujet,gémitMarcie,observantl’archanged’unairterrifié.—Lachaîne,ordonnaHank,lamaintendue.Marciebattitenretraiteverslemur,maissesyeuxlatrahirent lorsqu’ilssebraquèrentsurlasortie.

Hank eut un bref mouvement dans sa direction, maisMarcie fut plus rapide. Elle poussa la porte etpercutaPatchdepleinfouet.Illarattrapaetsonregards’attardasurlachaînequ’elletenaittoujours.—Faislebonchoix,Marcie,luidit-ilàvoixbasse.Cecinet’appartientpas.Jeréalisaiquecettescèneavaitdûsedéroulerjusteaprèsmondépartdel’entrepôt,etjusteavantque

jeneretrouveMarciesurmonchemin.Patchetmoinousétionsmanquésàseulementquelquesminutesd’intervalle.Duranttoutcetemps,ilavaitrassembléGabeetsesacolytespouraffronterHank.Lementontremblant,Marciehochalatêteettenditlamain.Sansunmot,Patchempochalachaîne.—Cours,ordonna-t-ild’unevoixferme.Unefractiondesecondes’écoulaetilfitsigneàGabe,JeremiahetDominic.Ceux-cis’engouffrèrent

aussitôtparlaporte.Patchfermalamarcheenpoussantdevantluilegarde.Hankaperçutlesdéchusetétranglauncridesurprise.—Pasunseuldecesnéphilsn’aprêtéallégeance,annonçaPatchàGabe.Fais-toiplaisir.Gabeesquissaunsourireetexaminalesnéphilsàtourderôle.Sonregards’attardasurHankavecune

aviditéévidente.—Ce qu’il voulait dire c’est qu’aucun de vous, charmants jeunes gens, n’a prêté allégeance,pour

l’instant.—Qu’est-cequevousfaites?grinçaHank.—À ton avis, grosmalin ? répliquaGabe en faisant craquer ses poings.Quandmon pote Jevm’a

apprisqu’ilsavaitoùseterraitlaMainnoire,ilaquelquepeuéveillémaconvoitise.J’oubliedepréciserquejesuisenquêted’unnouveauvassal.Lesnéphilimsdemeuraientimmobiles,maisaucunneparvenaitàdissimulersanervositéetsapeur.Je

n’étais pas certaine de comprendre le plan de Patch,mais il semblait sûr de lui. Il craignait que lesdéchus refusent de voler au secours d’un archange, mais avait finalement trouvé le moyen de lesconvaincre:enleurfaisantmiroiterdesprisesdeguerre.Gabefitsigneàsesdeuxcompagnonsdesedéployersurtoutelalargeurdelapièce.—Vousêtesdixetnoussommesquatre,lança-t-ilàHank.Faislecompte.—Noussommesplusfortsquevousnelecroyez,rétorquaHankd’unairsournois.Dixcontrequatre.

L’issuenemesemblepassiévidente.—C’estcurieux,àmoiellemeparaîtpourtantclaire.Tuterappelleslaformuleconsacrée,n’est-ce

pas,Mainnoire?«Seigneur,jesuistonhomme».Tudevraist’exercer,parcequejenepartiraipasd’iciavantquetunemel’aieschantée.Tuesàmoi,néphil…Àmoi,conclutGabeavecunsignedel’indexenjôleur.—Nerestezpasplantéslà,grondaHank.Mettez-moicedéchuarrogantàgenoux!MaisHanknes’attardapaspoursurveiller laprogressiondeseshommes.Ilseruaà l’extérieur.Le

riredeGaberésonnaentre lespoutresmétalliques.Ils’avançanonchalammentvers laporteet l’ouvritnégligemment.Savoixportadanslanuit.—Onapeur,néphil?Jel’espèrebien,parcequej’arrive!À ces mots, tous les néphils se précipitèrent vers les différentes issues sans demander leur reste.

JeremiahetDominiclesprirentenchasse,hilares,enpoussantdescrisaigus.Patchdemeuraseuldansl’entrepôtdésert,faceàlacage.Lorsqu’ils’approcha,l’archangeserecula

avecunsifflementmenaçant.—Jeneteveuxaucunmal,luiditPatchenlevantlesmains.Jevaisouvrirlacageettelaissersortir.—Pourquoiferais-tuunetellechose?demanda-t-elled’unevoixéraillée.—Parcequetun’appartienspasàcemonde.Lesyeuxcernésdel’angescrutaientsonvisage.—Etqu’exigeras-tuenretour?Quelsmystèresdel’universsouhaiterais-tupercer?Quelsmensonges

murmureras-tuàmonoreillepourobtenirlavérité?Patchouvritlaportedelacageetpassalentementlebrasàl’intérieurpourprendresamain.—Jedemandeseulementàêtreécouté.Jen’aipasbesoindechaînepourtefaireparler,carlorsquetu

aurasentenducequej’aiàtedire,tuaccepterasdem’aider.L’archange sortit de sa cage chancelante, s’appuyant à contrecœur sur Patch pour se redresser. Ses

jambesportaientencorelatracebleutéedudémonium.—Combiendetempsresterai-jedanscetétat?gémit-elle,leslarmesauxyeux.—Jel’ignore,maistusaiscommemoiquelesarchangespourrontyremédier.—Ilacoupémesailes,souffla-t-elled’unevoixéteinte.Ilhochalatête.—Maisilnelesapasarrachées,ilyadoncunespoir.—Unespoir?s’exclama-t-elle,leregardfuribond.Vois-tudel’espérancedanstoutceci?Tuesbien

leseul!Pourquoidésires-tumonaide?—JeveuxtuerHankMillar,répondit-ilsansdétour.Lerirelasdel’archangerésonnadansl’entrepôt.—Alorsnoussommesdeux.—Tupeuxyremédier.Elles’apprêtaitàrépliquer,maisill’interrompit.—Lesarchangesontdéjàaltérélecoursdelamort.Ilspourraientrecommencer.—Queveux-tudire?s’étrangla-t-elle.—Ilyacinqmois,l’unedesdescendantesdeChaunceyLangeaiss’estjetéeduhautd’unepoutre,dans

legymnasedesonlycée.SonsacrificeaprécipitélafindeLangeais.SonnomestNoraGrey,maisàtonexpression,jedevinequ’ilnet’estpasinconnu.Sesparolesmechoquèrent,mêmesi jesavaisàquoi il faisaitallusion.Dans l’undecessouvenirs,

j’avais moi-même avoué avoir tué Chauncey Langeais, mais une fois sortie de sa mémoire, j’avaisrésolumentrefuséd’ycroire.Àprésent,jenepouvaisignorerlavéritépluslongtemps.Lebrouillarddemonamnésiesemblaitseleveretunesuccessiondeflash-backmerappelacegymnaseetcequis’yétaitproduit, plusieursmois auparavant.Ce néphil avait voulum’assassiner, pour atteindre Patch à traversmoi,sansréaliserquej’étaisl’unedesesdescendantes.—Ceque j’essaie de comprendre, c’est pourquoi son sacrifice n’a pas anéantiHankMillar, reprit

Patch.Hankétaitsonplusprocheparentetquelquechosemeditquelesarchangesnesontpasétrangersàtoutecettehistoire.L’archangeledévisageasansrépondre.Patchavaiteuraisondesonimpassibilité,qu’elleavaitdumal

àconserverdepuisledébut.Avecunpetitsouriremoqueur,ellefinitparrépliquer:—As-tud’autresthéoriesfantaisistesdecegenre?

Patchsecoualatête.—Çan’estpasunethéorie.C’estuneerreur:cellequ’ontcommiselesarchanges.Ellem’avaittout

d’abord échappée, puis j’ai fini par réaliser ce qu’il s’était produit et j’ai aussitôt compris que lesarchangesavaientmodifiélecoursdelamort.VousavezlaisséChaunceypériràlaplacedeHank.Etvulesproblèmesqu’ilvousacausés,jeveuxsavoirpourquoi.—Tut’imaginesvraimentquej’aborderaiscesujetavectoi?—Alorsjevaistefairepartdemonhypothèse.Voilàcequejecrois:ilyacinqmois,lesarchanges

ontdécouvertqueChaunceyetHankexpérimentaientledémoniumetilsontcherchéàlesarrêter.Pensantque,comparéàChauncey,Hankétaitunmoindremal,lesarchangesl’ontapproché.UneprédictionleuravaitannoncélesacrificedeNoraet ilsontproposéunmarchéàHank.IlspermettaientqueChaunceymeureàsaplacecontresapromessedeneplustoucheraudémonium.—Quelleimagination!ironisal’archange.SavoixmanquaitdeconvictionetjedevinaiquePatchavaitviséjuste.—Tun’aspasentendulafindel’histoire.JepariequeHankasautésurl’occasiondetrahirChauncey.

Ensuite,ilatrahilesarchanges.ReprenantleursmaniganceslàoùChaunceylesavaitlaissées,iln’apascesséd’employerledémoniumdepuis.Lesarchangesdésirentl’élimineravantquesonsavoirnetombedans d’autresmains. Leur but est que le démonium retourne d’où il vient : en enfer. Et c’est là quej’interviens. Je leur demande de modifier les choses une dernière fois. Laissez-moi tuer Hank. Ilemportera dans sa tombe les secrets du démonium et, si j’ai vu aussi juste que je le crois, c’estexactementcequevoussouhaitez.Vousavezchacunvos…raisonspourvouloir fairedisparaîtreHankMillar,conclut-ild’unairentendu.—Imaginonsun instantquenousayons lepouvoird’interférerdans lamort.Jenepeuxpasprendre

seulecegenrededécision.Ilfautunvoteunanime.—Alors,passonsauxurnes.L’archangeeutungested’impuissance.—Aucasoùtunel’auraispasremarqué,jen’ysuispas.Jen’aiaucunmoyendepartird’ici.Jene

peuxplusvoler,jenepeuxpasappelerausecours,Jev.Tantquejeseraisousl’emprisedudémonium,jeresteunindétectable.—Lepouvoird’unechaîned’archangedépasseceluidudémonium.—Jen’aipasmachaîne,trancha-t-elle,agacée.—Sers-toidelamienne.Avertistessemblables.Exposemonidéeetsoumets-laauvote.Ilsortitsachaînedesapocheetdétachalefermoir.—Commentêtrecertainequ’ilnes’agitpasd’unpiège?Commentsavoirquetunem’obligeraspasà

répondreàtesquestions.—Tunelepeuxpas.Pourl’instant,tuvasdevoirmefaireconfiance.—Etmefieràuntraître?Unangebanni!Elleleregardadanslesyeux,scrutantsonexpression,aussiinsondablequ’unlacdanslanuit.—C’étaitilyalongtemps,souffla-t-ilenluitendantlachaîne.Tourne-toietjel’attacheraiautourde

toncou.—Confiance…,répéta-t-elledansunmêmemurmure.L’hésitationselisaitsursonvisage.SefieràPatchourésoudreseulesesproblèmes…

Enfin,elleseretournaetrelevasachevelure.—Vas-y.

32.

Ma respiration redevint plus régulière à mesure que je pris conscience des bras de Patch quim’entouraient. Assise sur le sol, dans sa chambre, j’étais appuyée contre lui. Il me berçait tout enmurmurantdesparolesrassurantesàmonoreille.— Alors, c’est vrai, déclarai-je. J’ai réellement tué Chauncey. J’ai supprimé un néphil. Un être

immortel.J’aituéquelqu’un.Indirectement,maisjel’aifait.—C’estHankquetonsacrificeauraitdûfairedisparaître.Jehochaidistraitementlatête.—C’estcequetudisaisàl’archange.J’aitoutvu.Tut’esservideGabe,JeremiahetDominicpour

éloignerlesnéphilsdel’entrepôtetluiparlerseulàseul.—Oui.—Est-cequeGabeacontraintHankàprêterallégeance?—Non.Ilyseraitsansdouteparvenu,maisj’airattrapéHankavantlui.Jen’aipasjouéfrancjeuavec

Gabe. Je lui ai fait croire que je lui laisseraisHank,mais j’avais postéDabria à l’extérieur.Lorsquecelui-ci s’est enfui, elle l’a intercepté. Àmon retour, j’ai trouvé l’appartement vide, j’ai pensé qu’ilt’avaitenlevée.AprèsuncoupdefilàDabria,j’aitraînéHankjusqu’icipourl’interroger.DésolépourDabria,s’excusa-t-il.Jel’aiemmenéeparcequejememoquedecequipeutluiarriver.Contrairementàtoi,ellenereprésenterienpourmoi.—Çam’estégal,répondis-je.Dabriaétaitlecadetdemessoucis.J’étaisvictimed’angoissesbienpluspressantes.—Etlesarchanges?Qu’ont-ilsdécidé?Qu’adviendra-t-ildeHank?—Avantdevoter,ilsvoulaientmevoir.Aprèstoutcequiestarrivé,ilsnemefontpasconfiance.Je

leuraiditques’ilsmelaissaientmechargerdeHank,ilsn’auraientplusàs’inquiéterdudémonium.Jeleur ai aussi rappelé qu’à la mort de Hank, tu prendrais sa place au commandement de l’armée desnéphils.Jeleuraipromisquetumettraisuntermeauconflit.—Quelqu’ensoitleprix,affirmai-jeavecunhochementdetêteimpatient.Hankdoitdisparaître.Le

votea-t-ilétéunanime?— Ils veulent en finir avec cette pagaille. Ilsm’ont donné carte blanche pourme charger deHank.

Nousavonsjusqu’àl’aube.C’estlàquejeremarquailerevolver,posécontresajambe.—Je t’ai promisdenepas te voler cemoment, et si c’est vraiment ceque tu souhaites, je nem’y

opposeraipas.Maisjerefusedet’impliquersansconnaissancedecause.LamortdeHanktemarquerapourtoujours.C’estunchoixirréversiblequetunepourrasjamaisoublier.Jepourraisletuer,Nora.Situmelaissesfaire,jem’enchargeraipourtoi.Maiscettedécisiont’appartient,etquellequ’ellesoit,jetesoutiendrai,maisjeveuxquetuysoispréparée.Sanstrembler,jesaisislerevolver.

—Jeveuxlevoir.Jeveuxleregarderdanslesyeuxetylireleremords,lorsqu’ilcomprendraoùseschoixl’ontmené.Unbrefinstants’écoulaavantquePatchn’acceptemarésolutiond’unsignedetête.Ilm’entraînadans

lepassagesecret.Lestorcheslelongdesmursoffrirentunelumièrediffusesurlespremiersmètresducouloir,maisau-delà,d’épaissesténèbresengloutissaienttout.Je suivis Patch, le long du boyau en pente douce, au plus profond du souterrain. Enfin, une porte

apparut.Patchtirasurl’anneaudeferpourl’ouvrir.À l’intérieur,Hanknousattendait. Il se jeta surPatch,mais les chaînesqui entravaient sespoignets

l’arrêtèrent.Iléclatad’unrirededément.—N’imaginepaspouvoirt’entireràsiboncompte,grinça-t-ilavecunregardaussiimpressionnéque

haineux.—Ettoi,tuascrupouvoirtromperlesarchanges?réponditPatchsurlemêmeton.Méfiant,Hankplissalesyeux.Ilaperçutlerevolverdansmamainetcomprit.—Qu’est-cequeçasignifie?demanda-t-ild’untonglaçant.Jebraquail’armesurlui.Lastupéfactionetlacolèrequisesuccédaientsursonvisagemeprocurèrent

unecertainesatisfaction.—Expliquez-vous,cracha-t-il.—C’estfinipourtoi,réponditPatch.—Nousavonspassénotrepropreaccordaveclesarchanges,ajoutai-je.—Quelaccord?grondaHank,bouillonnantderage.Jepointailecanonendirectiondesapoitrine.—Tun’espluséternel,Hank.Lamortvientfinalementfrapperàtaporte.Illaissaéchapperunrirebref,incrédule,maissonregardtrahitsonangoisse.—Jemedemandeàquoiressemblerataviedansl’au-delà.Dis-moi,encetinstantprécis,remets-tuen

questionl’existencequetuaschoisie?Doutes-tudechaquedécision,encherchantàcomprendreoùleschosesontmaltourné?Tesouviens-tudetouslesgensdonttut’esservi,deceuxquetuasbrisés?Terappelles-tuleursnoms?Revois-tulevisagedemamère?Jel’espère.Jesouhaitequ’iltehante.C’estlong,l’éternité,Hank…Iltirasiviolemmentsurseschaînesquejecrusuninstantqu’ellescéderaient.—Jeveuxquetutesouviennesdemonnom,repris-je.Jeveuxqueturappellescequejefaispourtoi

etquetuauraisdûfairepourmoi:lapreuved’unpeudeclémence.Sonexpressiondéforméeparlacolèrevirasoudainàlaméfiance.Malgrésonintelligence,iln’avait

pasencoredevinémesintentions.—Jenemèneraipastarévoltenéphil,luidis-je,cartunemourraspas.D’ailleurs,tuvivrasunbon

boutdetemps.Évidemment,ceneserapasleRitz,àmoinsquePatchn’aitdesprojetsd’embellissementpourcecachot…JelevailesyeuxversPatch,comptantsursonsoutien.Qu’est-cequetufais,monange?souffla-t-ildansmatête.Àma grande stupéfaction, la transmission de penséeme vint naturellement. Un interrupteur sembla

s’enclencherdansmonespritetjepusluiimprimermesparolesparmasimplevolonté.Jen’aipasl’intentiondeletuer.Etnet’emballepas,tuneletueraspasnonplus.

Etlesarchanges?Nousavionsunaccord.Cen’estpasunesolution.Lechoixdesamortnenousappartientpas.Jecroyaislevouloir,maistu

avaisraison.Jerefusedeporterlefardeaudesamort.Ellemehanteraittoutemavieetjesouhaitepasseràautrechose.C’estlabonnedécision.Jegardaicetteopinionpourmoi,maisj’étaiségalementconvaincuequelesarchangesseservaientde

nouspourexécuterleursbassesbesognes.Etj’enavaisassezdemesalirlesmains.Curieusement,Patchnefitaucuneobjection.IlsetournaversHank.— Pour ma part, j’ai un faible pour le froid, l’obscurité et les petits espaces. Oh, et je le ferai

insonoriser.Tupourrashurleraussi fortetaussi longtempsque tu levoudras, tun’aurasque tapropresolitudepourcompagnie.Merci,soufflai-jeàPatch,espérantqu’ilsentiraitàquelpointj’étaissincère.Ilesquissaunsouriremachiavélique.Lamortétaittropdoucepourlui.C’estplusdrôlecommeça.Sil’atmosphèreavaitétémoinspesante,j’auraispuéclaterderire.—VoilàcequiarrivequandonécouteDabria,dis-jeàHank.Cen’estpasuneprophétesse,maisune

psychopathe.Retienslaleçon!J’offrais àHank l’opportunitédequelquesdernièresparoles,maiscommeprévu, il resta sansvoix.

J’aurais cru qu’il essaierait au moins, même maladroitement, de demander pardon, mais en guised’excuses,ilesquissaunsourireétrange,presqueprémonitoire.Ilparvintàmedéstabiliser,cequiétaitsansdoutesonintention.Lesilenceretombadansl’étroitecellule.Latensionquis’étaitaccumuléedansl’airs’évanouitpeuà

peu.OubliantHank, je pris conscience de la présencedePatchderrièremoi.L’atmosphère changeait,l’incertitudelaissantplaceausoulagement.Jemelaissaienvahirparl’épuisement.Ileutd’abordraisondemesmains,quisemirentàtrembler,

puisgagnamesgenoux,etmesjambes.Commeunsoudainmalaise,j’euslasensationdemevider.Lesparoisducachot,l’airhumide,mêmeHankparaissaienttourbillonnerautourdemoi.Laseulechosequimemaintenaitdebout,c’étaitPatch.Sansprévenir,jemejetaidanssesbras.Laforcedesonbaisermerepoussacontrelemur.Unfrisson

de soulagement sembla le secouer et j’agrippai fébrilement sa chemise pour l’attirer contre moi.J’éprouvais le besoin de son contact comme jamais je ne l’avais ressenti auparavant. Ses lèvrespressaient,goûtaientlesmiennes.Safaçondem’embrassern’avaitplusriend’experte,cardansl’ombreglacéedececachot,seulcomptaitnotreempressementbrûlant.—Partonsd’ici,murmura-t-ilàmonoreille.J’allaisacquiescer, lorsqueducoindel’œil, j’aperçusuneflamme.Jepensaid’abordquel’unedes

torches avait glissé de son logement.Mais c’était dans lamain deHank que dansait ce feu d’un bleuétrange,presquehypnotique.Jemisquelquesinstantsàcomprendrecequejevoyais,sansycroire.Peu à peu, je réalisai ce qu’il se passait. D’une main, Hank maniait une boule brillante

incandescendente et tenait la plume noire de Patch dans l’autre. Deux objets radicalement différents,comme l’ombre et la lumière.Qui se rapprochaient inexorablement l’un de l’autre.Un filet de fumées’échappadel’extrémitédelaplume.Jen’euspasletempsdecrier.Jen’eusletempsderien.Enuninstantridiculementcourt,j’avaislevélerevolveretpressailadétente.

LaviolenceducoupdefeuprojetaHankcontrelemur,lesbrasécartés,laboucheouverte,figéedanssasurprise.Ilnebougeaplus.

33.

Patch ne prit pas la peine de creuser une tombe. Il faisait encore nuit, et une ou deux heures avantl’aube,illetraînajusqu’àlacôte,derrièrelesportesdeDelphic,etdelapointedesabottefitbasculerlecorpsdeHankverslesrochersoùsebrisaientlesdéferlantes.—Qu’adviendra-t-il?demandai-jeenmelovantdanssesbraspourmeréchauffer.Unvent vif s’insinuait entremesvêtements, cinglantmapeau commedugivre,mais le froidque je

ressentaisvenaitdel’intérieuretmeglaçaitlesos.—Lamaréel’emporteraetlesrequinsferontunrepasfacile.Ilnem’avaitpascompris.—Queva-t-ilarriveràsonâme?Lesmenacesquej’avaisfaitesàHankpouvaient-elless’avérerréelles?Souffrirait-ilpourl’éternité?

Jechassaimesremords.Jen’avaispaseul’intentiondeletuer,maisilnem’avaitpaslaissélechoix.Patchdemeuraitsilencieux,maisjeremarquaiqu’ilresserraitsonétreinte,plusprotectrice.—Tuesgelée,dit-ilenfrictionnantmesbras.Jeteramènechezmoi.—Qu’allons-nousfaire,àprésent?murmurai-jesansbouger.J’aiéliminéHank.Jedoisdirigerses

hommes,maisqu’est-cequecelasignifie,exactement?—Noustrouverons.Nousélaboreronsunplanetjeresteraiàtescôtésjusqu’àcequenousl’ayonsmis

àexécution.—Tucroisvraimentqueceseraaussisimple?Patcheutunpetitrireamusé.—Sijevoulaisfairesimple,j’iraisdirectementm’enchaînerenenferprèsdeRixon.Onpourraitsela

coulerdoucetouslesdeux…Jejetaiunregardencontrebas,oùlesvaguessecouaientlacôte.—Quelquechosem’échappe.Tuaspasséunaccordaveclesarchanges,maisnecraignaient-ilspas

que tu parles ? Pour eux, c’est risqué. Il te suffirait de faire courir le bruit qu’on peut maîtriser ledémoniumpourétablirunesortedemarchénoirentrelesnéphilsetlesdéchus.—J’aifaitlesermentdeneriendire.Celafaisaitpartiedenotrearrangement.—Pouvais-tuexigerquelquechoseenéchangedetonsilence?demandai-jeàvoixbasse.Ilseraiditetjesentisqu’ilcomprenaitoùjevoulaisenvenir.—Qu’est-cequeçachange?répliqua-t-il.Tout.Hankmort,l’épaissebrumequienveloppaitmamémoireselevaitenfin.Lessouvenirsn’étaient

pas précis, mais les images demeuraient intactes. Des flashback, des fragments s’intensifiaient. Lepouvoir de Hank, l’influence qu’il avait exercée sur moi disparaissaient avec lui et me laissaient lechamplibrepourretrouvercequePatchetmoiavionsvécuensemble.Lesépreuvesdelatrahison,delaloyauté,delaconfiancequenousavionstraverséesmerevenaient.Jesavaisdésormaiscequilefaisait

rire, ou rentrer dans des colères noires. Et je connaissais son désir le plus profond. Je le discernaisoudainclairement,siclairementquej’eneuslesoufflecoupé.—Tuauraispuleurdemanderdedevenirhumain?Ilpoussaunlégersoupiretrepritlaparoleavecuneabsoluefranchise:—Pourfairecourt,oui.Oui,j’auraispuledemander.Leslarmesmebrouillaientlavue.Jen’avaispaspriscettedécisionpourlui,maisellereflétaitmon

égoïsme.Laculpabilitémerongeait,aussilancinantequeleressacsurlafalaise.— Nora, écoute-moi, intervint Patch en voyant ma réaction. La vérité, c’est que depuis que je te

connais,j’aichangé.Radicalement.Mesdésirsnesontpluscequ’ilsétaientilyacinqmois.Jevoulaisuneapparencehumaine,oui, c’est vrai.Aujourd’hui, çan’aplusd’importancepourmoi, poursuivit-il,déterminé.J’airenoncéàundésirpourunenécessité.Parcequej’aibesoindetoi,monange.Plusquetunepourrasjamaisl’imaginer.Àprésent,tuesimmortelle.Etmoiaussi.C’estunbondébut.—Patch…Jefermailesyeux,commesimoncœurnetenaitplusqueparunfil.Seslèvreseffleurèrentmonoreille,unepressionàpeineperceptible,maisbrûlante.— Je t’aime, souffla-t-il d’une voix claire et affectueuse.Avec toi, je souhaite redevenir celui que

j’étais.Quandtuesdansmesbras,j’ail’impressionquenousavonsunechance,aussiminimesoit-elle,d’yarriverensemble.Jesuisàtoi,situveuxdemoi.J’oubliai soudain que j’étais trempée, frigorifiée et l’héritière d’une organisation néphilim dont je

refusaisd’entendreparler.Patchm’aimait.Plusriend’autrenecomptait.—Moiaussijet’aime.Ilenfouitsonvisageaucreuxmoncou,laissantéchapperunprofondsoupir.— Je t’aimais bien avant que tu ne tombes amoureuse de moi. Pour une fois, une seule, je t’ai

devancée,etj’aibienl’intentiondetelerappeleraussisouventquepossible.Contremapeau,jesentisunsouriredeloupsedessinersurseslèvres.—Allons-nous-en.Jeteramènechezmoiet,cettefois,pourdebon.Nousavonsunepetiteaffaireà

régleretjecroisqu’ilestdetempsd’yremédier.J’hésitai, préoccupée par cette grande question. Le sexe était une étape que je ne souhaitais pas

franchirà la légère.Jen’étaispascertainedevouloircompliquernotrehistoire–etmavie–decettemanière,etlalistedesrépercussionsrisquaitdes’allonger.Siundéchuetunhumainpouvaientcréerunnéphil,unêtrequin’étaitpasfaitpourcemonde–quesepasserait-ilentreundéchuetunnéphil?Lesliens entre ces deux clans n’étant pas des plus cordiaux, j’imaginais que la situation ne s’était encorejamaisprésentée,cequinefitqu’augmentermescraintes.Parlepassé,j’avaisprisl’habituded’accuserlesarchangesdetouslesmaux,maisledoutes’insinuait

peuàpeudansmonesprit.Avaient-ilsdebonnesraisonsdecondamnerlesrelationsamoureusesentrelesanges et les humains ou, dans mon cas, les néphils ? S’agissait-il d’une loi immémoriale destinée àdiviserlesraces…oud’ungarde-fou,afind’empêcherlebouleversementdesforcesdelanatureetdudestin?Patchavaitunjourditquelesnéphilsétaientlefruitdel’orgueildesdéchus,furieuxd’avoirétébannisduciel.Enprenantleurrevanchesurlesarchanges,lesdéchusavaientséduitleshumainsqu’ilsétaientjusque-làcensésprotéger.En assouvissant leur vengeance, les déchus avaient entretenu pendant des siècles un conflit occulte

entreeux,lesnéphilsetleshumains,simplespionsprisaupiègedeleurantagonisme.Jepréféraisnepas

ysonger,maisPatchavaitpréditquecetteguères’achèveraitparl’anéantissementd’uneracetoutentière.Laquelle?Nousl’ignorionsencore.Ettoutcelaparcequ’undéchus’étaitaventurédanslemauvaislit.—Pasmaintenant,esquivai-je.Patchlevaunsourcilinquisiteur.—Tuneveuxpaspartir?Outuneveuxpaspartiravecmoi?—D’abord,j’aiquelquesquestions,répliquai-jed’unairentendu.Unsouriresedessinaaucoindeseslèvres,maisilnetrahitpaslamoindrehésitation.—J’auraisdûmedouterquetumegardaissouslecoudepourobtenirdesréponses.—Çaetlesbaisers.Ont’adéjàditquetuembrassaisdivinementbien?— La seule opinion qui m’importe, c’est la tienne, s’amusa-t-il en relevant mon menton pour me

regarderdanslesyeux.Nousn’avonspasbesoinderentrerchezmoi,monange.Jepeuxteramenercheztoi,situveux.Ousitupréfères,nouspouvonsresterchacundenotrecôtédelachambreentraçantuneligneinfranchissableaumilieu.Çanem’emballepas,maisjeleferai.Émueparsasincérité,jeglissaimesdoigtssoussontee-shirt,cherchantàluiexprimermagratitude.

Mamaineffleurasapeauambréeetledésirm’ébranla.Pourquoi?Pourquoiétait-ilsisimpleavecluid’éprouvertropdechoses,deselaisserconsumer,dévorerparcessensationsetd’oublierlaraison?—Tul’aurassûrementdeviné,assurai-jed’untonvibrantdeferveur,maisjecomptesurtoi!—Alorsc’estoui?Ilpassasesmainsdansmescheveuxqu’ilfitretombersurmesépaules,scrutantmonvisage.—Jet’enprie,disoui,souffla-t-ild’unevoixrauque.Resteavecmoicesoir.Laisse-moiteprendre

dansmesbras,rienquecela.Laisse-moiteprotéger.Sansunmot,jeglissaimesmainsdanslessiennes,serrantnosdoigtsmêlés.Jerépondisàsonbaiser

avecuneaudaceéhontée,avideetéperdue,tandisquesescaressesrelâchaientmestensionsetquejemesentais fondre,m’égarerdansdesabyssesdont j’ignorais l’existence.Aufildesesbaisers, ilvenaitàboutdemaretenueetjeperdaispeuàpeulecontrôlepourneplusressentirquecettechaleur,sombreetprovocante, jusqu’à cequ’il n’y ait plusque lui etmoi. Jusqu’àneplus savoiroù je finissais etoù ilcommençait.

34.

Le soleil avait effectué la moitié de sa course lorsque Patch arrêta la moto devant la ferme. Jedescendisdelaselle,unsourireidiotfigésurleslèvres,unedoucetiédeurréchauffantlemoindreatomedepeau.Unmomentd’uneperfectionabsolue.Jen’étaispasasseznaïvepourcroirequ’ildureraittoujours,maisvivredansl’instantprésentavaitses

avantages.Jedevraisaffrontermanouvelleidentitédenéphilpureettoutessesconséquences,ycomprislafaçondontsemanifesteraitmatransformation,lecommandementdel’arméedeHanketlesproblèmesquiendécouleraient.Pour l’instant, j’avais tout ce que je désirais. La liste n’était pas longue, mais gratifiante, et elle

commençaitparavoirretrouvél’amourdemavie.—J’aipasséuneexcellentesoirée,luidis-jeendétachantlabridedemoncasquepourleluirendre.

Jesuisofficiellementamoureusedetesdraps.—Demesdraps?Seulement?—Non.Detonmatelas,aussi.Sesyeuxpétillèrentdemalice.—Monlitestuneinvitationsanscesserenouvelée.Nousn’avionspasdormiavecunelignetracéeaumilieudulit,carnousn’avionstoutsimplementpas

dormiensemble.J’avaisprislelit,etPatch,lecanapé.Jesavaisqu’ilvoulaitdavantage,maiségalementqu’ilpréféraitmemettreàl’aise.Ilm’avaitpromisd’attendreetjenedoutaispasdesasincérité.—Attention,çapourraittemenerloin!Jerisqueraisdeteleconfisquer.—Jeseraisleplusheureuxdeshommes.— Le seul problème, avec ton appartement, c’est qu’il manque d’articles féminins. Pas d’après-

shampooing,nidebaumeàlèvres,oumêmedecrèmesolaire!J’aibesoindemebrosserlesdents…etdeprendreunedouche.—C’estuneproposition?s’esclaffa-t-ilendescendantdelamoto.Jemehissaisurlapointedespiedspourl’embrasser.—Quandj’auraifini,c’estlejourJ.JepasseraichezVeepourramenermamèreetjeleurdiraitout.

MaintenantqueHankestmort,ilesttempsdetoutavouer.Laperspectivedecetteconversationnem’enchantaitguère,maiselleétaitdevenueinévitable.Pendant

toutcetemps,jem’étaispersuadéequemonsilenceprotégeaitVeeetmamère,maisjeleurmentaispourmieux garder les faits à distance. Je les avais laissées dans l’ombre, convaincues qu’elles nesupporteraientpaslavérité.Or,cettelogiquen’étaitpaslabonne.J’ouvris laported’entréeet jetaimesclésdans levide-poche. J’avais àpeine fait troispasque je

sentisPatchm’attraperparlecoude.Unregardetjesusimmédiatementquequelquechoseclochait.Avantqu’il aitpu faireunmouvementpourm’écarter,Scott émergeade la cuisine. Il fitungesteet

deuxnéphilssortirentdel’ombrepourseplaceràsescôtés.IlsparaissaientavoirlemêmeâgequeScott.

Grands,musclés,levisagedur,ilsm’observaientavecunecuriositénondissimulée.— Scott ! m’exclamai-je en contournant Patch pour le serrer dans mes bras. Que s’est-il passé ?

Commentt’es-tuéchappé?—Vulescirconstances,ilsavaientdécidéquejeseraisplusutilesurlechampdebataillequ’enfermé.

Nora, je te présente Dante Matterazzi et Tono Grantham, dit-il. Ils sont tous les deux lieutenants del’arméedelaMainnoire.Patchfitunpasenavant.—TuasamenécestypeschezNora?siffla-t-il,prêtàétranglerScott.—Ducalme,mec.Iln’yapasdedanger.Onpeutleurfaireconfiance.—Rassurant,delapartd’unmenteur,répliquaPatchavecunriregraveetmenaçant.—À ta place, je n’entrerais pas dans ce jeu, rétorqua Scott, lamâchoire crispée. Tu as toi-même

quelquescadavresdansleplacard.Çacommençaitbien.—Hank estmort, annonçai-je à Scott, préférantmemontrer directe et couper court à ce concours

d’insultesetdetestostérone.—Noussommesaucourant,réponditScottenhochantlatête.Montre-luilesigne,Dante.Dante tendit lebras.Àson index, je reconnusunebaguesimilaireàcellequeScottavait jetéedans

l’océan. Surprise par son éclat, je fermai les paupières,mais le reflet intense et céruléen continua dedanserdevantmesyeux.—LaMainnoireavaitpréditquel’anneauréagiraitainsis’ilvenaitàmourir,expliquaDante.Scotta

raison,c’estunsigne.—C’estpourcelaqu’onm’a relâché, repritScott.L’armée sombredans le chaos.Personnene sait

quoi faire. Heshvan approche et la Main noire avait des projets d’offensive, mais ses hommescommencentàs’agiter.Maintenantqu’ilsontperduleurchef,ilspaniquent.J’écoutaipéniblementcesdernièresrévélations.Etsoudain,uneidéemevint.—Ilst’ontlibéréparcequetusavaisoùmetrouver,moi,ladescendantedirectedeHank?devinai-je

entoisantDanteetTonod’unairméfiant.Scottavaitbeausefieràeux,jedevaismeforgermapropreopinion.— Comme je te l’ai dit, ces gars sont nets. Ils ont déjà déclaré leur loyauté envers toi. Il faut

rassemblerautantdenéphilsquepossiblederrièretoiavantquetoutnes’écroule.Unerébellionestbienladernièrechosedontnousavonsbesoinencemoment.La tête me tournait. À dire vrai, une rébellion m’aurait parfaitement convenu. Quelqu’un voulait

prendremaplace?Jelaluidonnaisavecjoie.—Jem’appelleDante,déclaral’undesnéphilsens’avançantversmoi.Ildépassaitlargementlemètrequatre-vingt-dixetsonphysiquelatinfaisaithonneuràsonnom.—Avant samort, laMainnoirem’a informéque tuavaisacceptéde lui succéderdansson rôlede

commandantenchef.Jedéglutispéniblement,réalisantquecemomentarrivaitbienplustôtquejenel’auraiscru.Jesavais

cequej’avaisàfaire,maisj’avaisespérédavantagedetemps.Direquejeredoutaiscetinstantétaituneuphémisme…Jelesregardaitouslestroisdanslesyeux.

—Oui,j’aifaitlesermentdedirigerl’arméedeHank.Etvoicicequ’ilvaseproduire.Iln’yaurapasde guerre. Retrouvez vos camarades et demandez-leur de se disperser. Les néphils qui ont prêtéallégeance sont liés par une loi qu’aucune armée, quelle que soit sa puissance, ne peut défaire.À cestade,lanceruneoffensiveseraitsuicidaire.Lesdéchuspréparentdéjàlariposteetnotreseulespoirestdeleurmontrerquenousn’avonspasl’intentiondenousbattre.Pasdecettemanière.C’estfini–etvouspouvezdireàvoshommesquec’estunordre.LesouriredeDanteparutsefiger.—Jepréféreraisnepasdiscuterdetoutcelaenprésenced’undéchu,marmonna-t-ilavantderegarder

Patchdanslesyeux.Tuveuxbiennouslaisser,uneminute?— Il est inutile de lui demander de sortir, parce qu’il saura tout. J’ai accepté de prêter serment,

poursuivis-jeenvoyantl’airpincédeDante,pasderompreavecPatch.Ehoui,votrenouveauchefaunerelationavecundéchu.Àprésent,ilspouvaientparler…Dantehochafaiblementlatête,maisnes’avouapasvaincu.—Quecesoitclair.Leschosessontloind’êtreterminées.Ralenties,peut-être,maispasterminées.La

Mainnoireafomentéunerévolutionettoutannulermaintenantnecalmerapaslejeu.—Jemefichedecalmerlejeu.Cequim’importe,c’estlaracedesnéphilstoutentière,lebienduplus

grandnombre!Scott, Dante et Tono se regardèrent sans un mot. Enfin, Dante reprit la parole et parla pour ses

camarades:—Alorsilvayavoirunproblème.Carlesnéphilspensentquecetterébellionestdansleurintérêt.—Combiend’entreeux,exactement?intervintPatch.—Desmilliers.Assezpouroccuperunevilleentière.Etsitunelesmènespasàlaliberté,poursuivit

Danteenmeconsidérantfroidement, turompstonserment.Pourfairecourt,c’est ta têtequiestenjeu,Nora.JedévisageaiPatch.Necèdepas,souffla-t-ilcalmement.Dis-leurquecetaffrontementn’aurapaslieuetquecen’estpas

négociable.—J’aijurédeconduirel’arméedeHank,répondis-jeàDante.Jen’aijamaispromisdeleurrendrela

liberté.—Situnedéclarespaslaguerreauxdéchus,tucompterasaussitôtdesmilliersdenéphilsparmites

ennemis,répliqua-t-il.Etsitelestlecas,pensai-je,désespérée,autantdéclarerlaguerreauxarchanges.IlsavaientprovoquélamortdeHankuniquementparcequePatchleuravaitassurédemettreunterme

auxhostilités.Jemetournaiversluietjesusquenouspartagionstousdeuxlamêmeidéenoire.D’unemanièreoud’uneautre,uneguerreauraitlieu.Àprésent,toutcequ’ilmerestaitàfaire,c’étaitchoisirmonennemi.

Remerciements

Voicilapartieoùl’onfaittoujourspreuved’humilité.Tout d’abord, un coup de chapeau àma famille quim’offre son soutien, ses encouragements et une

infiniepatience365joursparan.Justin,direquetuesmapom-pomgirlpréféréenefaitsansdoutepashonneuràtavirilité,maistuleméritesbien.Tuesmamoitié,lameilleuredesdeux.Merci à mes amis pour leur aide incommensurable, du baby-sitting à la relecture des premières

moutures du texte, en passant par le rire, qui est bien lemeilleur des remèdes. SandraRoberts,MaryLouiseFitzpatrick,ShannaButler,LindseyLeavitt,RachelHawkins,EmilyWingSmith,LisaSchroeder,Jenn Martin, Rebecca Sutton, Laura Andersen, Ginger Churchill, Patty Edsen, Nicole Wright et MegGarvin:j’aidelachancedevousavoir.Je ne peux omettre d’exprimer ma gratitude à Jenn Martin et Rebecca Sutton, le duo dynamique

derrièrelesiteFallenArchangel.cometdelesremercierd’informermesfans,bienplusrégulièrementquejenepourraislefairemoi-même.Votreefficaciténecessedem’étonner.MerciàJamesPorto,legéniecréatifàl’originedessuperbescouverturesdemeslivres.DestonnesderemerciementsàLyndseyBlessing,monagentpourlesdroitsétrangers,quiacontribuéà

fairecirculermesromansdeparlemonde.Merciàmonagent,CatherineDrayton,pour…tout(etsurtoutpourm’avoirpersuadéed’achetercettemerveilleusepairedechaussuresàBologne).Comme toujours, j’ai la chance d’être appuyée par une équipe motivée et talentueuse chez

Simon& Schuster BFYR.Merci à Courtney Bongiolatti, JuliaMaguire et Venetia Gosling pour leursprouesses éditoriales. Toutema gratitude à Justin Chanda,Anne Zafian, JenicaNasworthy, LucyRuthCummings, Lucille Rettino, Elke Villa, Chrissy Noh et Anna McKean pour avoir chamboulé monexistence.J’aivraimentl’impressiond’avoirlatâchefacile!JesalueValerieShea,illustrecorrectrice,sansquiceromanauraitpuparaîtrerisible,maispasplus

drôle!UngrandmerciàDayanaGomesMarquezetValentineBulgakovquiontbaptisédeuxpersonnagesde

Silence,DanteMatterazzietTonoGrantham.Enfinledernier,maispaslemoindre,decesremerciementsvaàmeslecteurs,qu’ilssoientprochesou

lointains.Écrirepourvousestincroyablementprenantetgratifiant.J’aiétéraviedepartagerl’histoiredePatchetNoraavecvoustous.

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