travail, langue, pensée: aspects de l'épistémologie
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Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologiesovieacutetique des anneacutees 30 dans lrsquooeuvre de Konstantine
MegrelidzeElene Ladaria
To cite this versionElene Ladaria Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30 danslrsquooeuvre de Konstantine Megrelidze Philosophie Universiteacute Toulouse le Mirail - Toulouse II 2018Franccedilais NNT 2018TOU20073 tel-02466480
THEgraveSEEn vue de lrsquoobtention du
DOCTORAT DE LrsquoUNIVERSITEacute DE TOULOUSE
Deacutelivreacute par lUniversiteacute Toulouse 2 - Jean Jauregraves
Preacutesenteacutee et soutenue par
Elene LADARIA
Le 16 octobre 2018
Travail langue penseacutee aspects de leacutepisteacutemologiesovieacutetique des anneacutees 30 dans loeuvre de Konstantineacute
Megrelidzeacute
Ecole doctorale ALLPHA - Art Lettres Langues Philosophie Communication
Speacutecialiteacute Philosophie
Uniteacute de recherche ERRAPHIS - Eacutequipe de Recherches sur les Rationaliteacutes Philosophiques et les
Savoirs
Thegravese dirigeacutee parGuillaume SIBERTIN-BLANC
JuryM Etienne BALIBAR Rapporteur
M Giga ZEDANIA RapporteurM Evert VAN DER ZWEERDE Examinateur
M Jean-Christophe GODDARD ExaminateurM Guillaume SIBERTIN-BLANC Directeur de thegravese
Thegravese
En vue de lrsquoobtention du
Doctorat de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
Deacutelivreacute par
Universiteacute Toulouse Jean Jauregraves
Preacutesenteacutee et soutenue par
Elene LADARIA
Le 16 octobre 2018
Titre
Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30
dans lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute
Eacutecole Doctorale ALLPh
Directeur de thegravese
Guillaume SIBERTIN-BLANC (Universiteacute Paris 8 Vincennes - Saint-Denis)
Membres du jury
Eacutetienne BALIBAR (Universiteacute Paris-Nanterre) (Rapporteur) Jean-Christophe GODDARD (Universiteacute Toulouse - Jean Jauregraves)
Giga ZEDANIA (Universiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi) (Rapporteur) Evert van der ZWEERDE (Radbound University Nijmegen)
2
Reacutesumeacute
Cette thegravese porte sur la version sovieacutetique de la sociologie du savoir telle qursquoelle a eacuteteacute
deacuteveloppeacutee par le penseur geacuteorgien-sovieacutetique Konstantineacute Megrelidzeacute dans son livre reacutedigeacute
dans les anneacutees 30 et intituleacute Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee
Premiegraverement nous proposons une esquisse biographique de cet auteur qui ne jouit pas de
notorieacuteteacute ainsi qursquoun reacutesumeacute de lrsquohistoire de son livre qui a eacuteteacute censureacute agrave plusieurs reprises et
doit ecirctre envisageacute comme un palimpseste comportant des traces de la conjoncture changeante au
cours de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique
Deuxiegravemement nous proposons quelques reacuteflexions sur le mode de fonctionnement de la
censure sovieacutetique et formulons quelques preacutesupposeacutes que doivent ecirctre pris en compte par toute
lecture des textes sovieacutetiques
Ensuite ce travail propose un commentaire extensif de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en vue de
reconstituer sa structure et de saisir lrsquoessence du projet theacuteorique proposeacute qui par son caractegravere
theacutematiquement et theacuteoriquement heacuteteacuterogegravene pose des problegravemes de compreacutehension
Enfin la thegravese se conclut par une analyse geacuteneacuterale en trois temps Drsquoabord une tentative est
faite pour tracer une cartographie des sources theacuteoriques dont le projet philosophique et
sociologique de Megrelidzeacute est tributaire agrave savoir la pheacutenomeacutenologie le marxisme le
Gestaltpsychologie la theacuteorie du systegraveme et la linguistique marriste Puis cette laquo science
historique de la penseacutee raquo est envisageacutee dans sa parenteacute avec les interrogations qui occupaient
drsquoautres theacuteoriciens sovieacutetiques contemporains de Megrelidzeacute Et enfin deux interpreacutetations
possibles de ce projet theacuteorique sont avanceacutees 1) une philosophie de lrsquohistoire qui permet de
situer historiquement lrsquoeffort theacuteorique de Megrelidzeacute lui-mecircme 2) ce qui pourrait ecirctre appeleacute la
paleacuteontologie de la penseacutee donnant un cadre meacutethodologique qui permet une reconstruction des
modes de penseacutee propres agrave des socieacuteteacutes diverses
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Abstract
This thesis examines a Soviet version of the sociology of knowledge as it was elaborated by
the Georgian and Soviet thinker Konstantine Megrelidze in his work Fundamental problems of
the sociology of the thought written in the 1930s Firstly the thesis offers a sketch of the not particularly well-known authorsrsquo biography as
well as the peculiar and instructive history of his work subjected to censorship a number of times
and seen here as a palimpsest - the layers of which reveal the changing currents of Soviet
intellectual history
Secondly it draws some wider conclusions about the way that Soviet censorship functioned
in general furnishing some hermeneutical guidelines necessary for the interpretation of the work
Finally the thesis engages in a detailed three-step analysis of the work In the first step an
attempt is made to delimit the intellectual sources of Megrelidzersquos project namely
phenomenology Marxism Gestaltpsychologie Marrist linguistics The second step considers the
ldquohistorical science of thinkingrdquo in terms of its relationship with the dominant theoretical debates
in Soviet intellectual culture at the time Finally two possible readings of Megrelidzersquos
theoretical project are discussed (1) as a social ontology ndash which takes seriously Megrelidzes
commitment to a certain philosophy of history and emphasises the ways in which his own project
could be regarded as structurally important within this context and (2) as a paleontology of
thinking - which provides a methodological framework allowing a reconstructing of the modes of
thinking characteristic to different historical and contemporary societies
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Remerciements
Je suis reconnaissante agrave Jean-Christophe Goddard pour entre autres un simple geste de la main
qui a produit en moi un deacuteclic et mrsquoa donneacute lrsquoaudace de commencer agrave eacutecrire agrave Guillaume
Sibertin-Blanc pour sa confiance dont je nrsquoai jamais toucheacute les limites agrave Giga Zedania pour
mrsquoavoir inspireacute le sujet de cette thegravese agrave Lukas Sosoe et Luka Nakhutsrishvili qui mrsquoont precircteacute
leurs yeux et leurs esprits et mrsquoont permis de trouver la bonne distance par rapport agrave mon texte agrave
Judith Lebiez pour mrsquoavoir encourageacutee et avoir surveilleacute mon franccedilais agrave Norman pour des
choses qui nrsquoont pas de compte et agrave mes parents Rusiko et Nodar qui ont toujours empecirccheacute que
le monde ne srsquoeffondre
Je deacutedie ce travail agrave Rusiko ma megravere dont la preacutesence est autant importante qursquoimperceptible
En meacutemoire de Professeur Guram Tevzadzeacute
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Table des matiegraveres
En guise drsquointroduction 6
Ire Partie
Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire 11
Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute 11
Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication 24
Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente 29
IIe Partie
Question de la censure 40
Quelques remarques geacuteneacuterales 41
Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences 50
Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo 57
Staline theacuteorie et pratique dans les sciences 79
IIIe partie
Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal 93
Bibliographie des textes de Megrelidzeacute 94
Structure du livre ndash I 96
Structure du livre ndash II 161
IVe Partie
Aspects de la construction theacuteorique 221
Esquisse cartographique 222
Complexe social 231
Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee 240
Conclusion 252
Annexe 1
Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee 255
Annexe 2
Tableau chronologique 258
Bibliographie 267
6
Travail langue penseacutee
Aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30 dans
lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute
En guise drsquointroduction
Le penseur dont lrsquoœuvre principale sera lrsquoobjet de commentaire dans cette eacutetude est neacute en 1900
agrave Khrialeti dans un village de la Geacuteorgie de lrsquoeacutepoque tsariste et mort en 1944 durant son
emprisonnement dans un camp de travail sovieacutetique de la reacutegion de Kai appartenant agrave la
circonscription administrative de Kirov Une courte notice bibliographique sur la quatriegraveme de
couverture de son livre eacutecrit au milieu des anneacutees 1930 puis paru pour la premiegravere fois en
Geacuteorgie en 1965 et ensuite reacuteimprimeacute plusieurs fois y compris en 2007 agrave Moscou nous informe
faussement qursquoil est mort en 1943 laquo dans la grande guerre patriotique raquo1 La raison de cette
falsification est eacutevidente Avec le commencement de la deacutestalinisation et de la peacuteriode de
lrsquohistoire sovieacutetique connue sous le nom de deacutegel une fois que Konstantineacute Megrelidzeacute avait eacuteteacute
reacutehabiliteacute et preacutesenteacute comme un philosophe psychologue et sociologue pionnier dans la sphegravere
de la sociologie marxiste de la penseacutee il a ducirc ecirctre plus commode de lui inventer une mort
heacuteroiumlque que de provoquer chez le public des sentiments eacutequivoques en rappelant les
vicissitudes de son sort eacutetroitement lieacutees agrave des aspects facirccheux du reacutecent passeacute sovieacutetique
Voici quelques facettes subjectives ou objectives de la figure de Konstantineacute Megrelidzeacute Il
est drsquoabord de nationaliteacute geacuteorgienne Il a grandi en Geacuteorgie et crsquoest lagrave qursquoil a reccedilu sa formation
universitaire et deacutebuteacute ses activiteacutes acadeacutemiques et politiques Apregraves son relacircchement drsquoun
1 Dans ses introductions agrave la premiegravere et agrave la deuxiegraveme eacuteditions du livre lrsquoeacutediteur Anguia Botchorichvili demeure encore plus vague sur les circonstances et raisons de la mort de Megrelidzeacute et nrsquoen indique que lrsquoanneacutee Cf Ангия БОЧОРИШВИЛИ Предисловие к первому изданию Предисловие ко второму изданию in Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Тбилиси Мецниереба 1973
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premier emprisonnement agrave Leningrad il est retourneacute en Geacuteorgie comme on revient chez soi
Dans sa correspondance avec sa fille il fait preuve drsquoun attachement particulier agrave la langue
geacuteorgienne et bien qursquoil ait reacutedigeacute la quasi-totaliteacute de ses eacutecrits en langue russe dans une lettre
il souligne lrsquoimportance de la langue maternelle pour une laquo veacuteritable raquo eacutecriture2 Cependant en
tant que marxiste convaincu son identification avec la langue geacuteorgienne ne comporte aucune
implication nationaliste Il srsquoagit donc avant tout drsquoun penseur sovieacutetique car la figure
intellectuelle qursquoil est nrsquoest pas dissociable du moment particulier dans lequel il reacutedigea son livre
et eacutelabora sa theacuteorie sociale Malgreacute son caractegravere profondeacutement intellectuel il eacutetait eacutegalement
un homme drsquoaction non seulement il fut degraves sa premiegravere jeunesse porteacute agrave organiser des
activiteacutes de formation dans des cadres informels visant de nombreuses personnes et comportant
une certaine orientation politique mais une fois politiquement engageacute avec les bolcheviques il
se mit au service des institutions de lrsquoEtat sovieacutetique dans la lutte contre lrsquoeacutemigration
mencheacutevique geacuteorgienne en Allemagne et en Reacutepublique Tchegraveque Lrsquoon pourrait aussi le
preacutesenter principalement comme un auteur russe car ses eacutecrits reacutedigeacutes comme on vient de
lrsquoindiquer presque exclusivement en langue russe tombent de nos jours dans la sphegravere
drsquointeacuterecirct drsquoun cocircteacute des linguistes qui se speacutecialisent dans les langues slaves et les theacuteories
linguistiques russes et sovieacutetiques ou de lrsquoautre cocircteacute des chercheurs qui dans le cadre de
recherches sur lrsquohistoire intellectuelle russe et sovieacutetique se focalisent sur lrsquohistoire de la penseacutee
marxiste en Union Sovieacutetique
Dans le premier volet de notre thegravese qui comprend ses deux premiegraveres parties nous
poursuivrons le but drsquoune documentaliste en proposant de notre penseur la biographie la plus
complegravete qui puisse ecirctre reconstitueacutee agrave partir des mateacuteriaux disponibles sans pourtant nous
laisser divertir par des deacutetails anecdotiques ou inessentiels pour la probleacutematisation de son
ouvrage sa facture et sa lecture Puis nous reconstituerons lrsquohistoire de ce livre une histoire
scandeacutee par les traitements qursquoil a subi agrave travers la censure agrave deux reprises si bien que nous
disposons deacutesormais apregraves que la version originelle a eacuteteacute deacutecouverte il y a quelques anneacutees de
pas moins de trois versions Dans les chapitres deacutedieacutes agrave cette histoire du livre nous nous
2 A premiegravere vue il peut paraicirctre paradoxal que la lettre elle-mecircme soit eacutecrite en langue russe Mais cela a une
explication assez banale Il srsquoagit drsquoune lettre qui a eacuteteacute envoyeacutee agrave partir du camp de travail et a ducirc donc passer le controcircle de lrsquoadministration du camp Seule la langue russe rendait possible un tel controcircle Cf მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990 p 607
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attacherons agrave deacuteployer sa texture comme une sorte de palimpseste qui par les couches qui srsquoy
sont superposeacutees agrave la fin des anneacutees 1930 puis au milieu des anneacutees 1960 enfin au milieu des
anneacutees 1970 laisse lire la trajectoire de la conjoncture changeante dans lrsquoatmosphegravere
intellectuelle sovieacutetique Si lrsquohistoire de la conjoncture sovieacutetique nrsquoest pas inconnue ndash notre
analyse ne fera que confirmer un savoir relativement conventionnel ndash les conseacutequences drsquoun
inteacuterecirct plus speacutecifique pourront en ecirctre tireacutees concernant drsquoune part les modes de
fonctionnement et les motivations complexes de la censure et drsquoautre part la qualiteacute de lecture
qursquoun livre pouvait espeacuterer dans le public acadeacutemique de la peacuteriode du deacutegel Enfin nous
tacirccherons drsquoidentifier une premiegravere seacuterie de fils conducteurs agrave partir de la faccedilon dont le texte a
eacuteteacute traiteacute par la censure et des contraintes drsquoordre theacuteorique auquel lrsquoauteur a pu ecirctre confronteacute
Partant du constat que la censure vise les points conjoncturellement les plus sensibles nous
entreprendrons lrsquoanalyse des eacuteleacutements textuels (passages ou concepts) toucheacutes par la censure ce
qui nous permettra alors de preacuteciser les questions que nous devons poser agrave son ouvrage pour en
comprendre le projet theacuteorique mais eacutegalement pour situer celui-ci dans les horizons
scientifiques et ideacuteologiques qui srsquoouvrent dans des moments diffeacuterents de lrsquohistoire sovieacutetique
Mettant en place une telle strateacutegie de lecture trois probleacutematiques seront discuteacutees la place de
la psychologie dans une conjoncture changeante au sein de la science sovieacutetique le rapport entre
le mateacuterialisme historique et la sociologie et enfin la valeur politique et ideacuteologique de la
technique dans lrsquoUnion Sovieacutetique des anneacutees 1930
Le second volet internaliste de notre eacutetude est agrave son tour composeacute de deux parties La
premiegravere (partie III) proposera une lecture analytique lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute la
derniegravere (partie IV) srsquoattachera agrave en ressaisir de faccedilon synoptique les lignes de force et de
tension pour mettre en lumiegravere la faccedilon dont le projet est construit Une telle division des
approches est motiveacutee par les difficulteacutes que soulegraveve la saisie de lrsquouniteacute mecircme du projet
theacuteorique de lrsquoauteur Celui-ci de fait ne donne drsquoindications claires ni quant agrave son mode de
proceacutedeacute ou sa meacutethodologie ni quant agrave lrsquoobjet de sa theacuteorisation Seul lrsquoobjectif poursuivi est
explicitement eacutenonceacute au cours drsquoune discussion critique tourneacutee contre lrsquoorganisation
disciplinaire tant de la science bourgeoise que sovieacutetique il srsquoagit de deacutevelopper laquo une science
historique de la penseacutee raquo Nous sommes donc informeacutes de lrsquoobjectif theacuteorique et en mecircme
temps priveacutes des repegraveres conventionnels pour le situer et le rendre intelligible Srsquoannonce ainsi
degraves son seuil la difficulteacute de la lecture de lrsquoouvrage ougrave Megrelidzeacute sans faire connaicirctre les
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conditions de sa deacutemarche la performe drsquoembleacutee agrave travers son traitement de questions drsquoune tregraves
grande diversiteacute Partant un travail de reconstruction devient neacutecessaire pour comprendre lrsquouniteacute
(ou ce qui revient au mecircme les problegravemes de lrsquouniteacute) du projet Une telle reconstruction est en
mecircme temps le gage drsquoune compreacutehension adeacutequate de chacun de ces propos locaux Le
problegraveme de lrsquouniteacute du projet theacuteorique se situe ainsi agrave la fois dans son mode drsquoexposition et dans
ce que nous voudrions appeler une surdeacutetermination theacuteorique des instances de theacuteorisation
Crsquoest agrave la reacuteponse agrave la premiegravere de ces deux exigences que la Partie III proposera une lecture
lineacuteaire du livre En exposant pas agrave pas le chemin suivi par lrsquoauteur elle permettra drsquoy mettre en
lumiegravere des problegravemes de structure drsquoexposition et de tensions argumentatives en vue de les
mettre au service drsquoune interpreacutetation de lrsquoensemble du projet et de ses ambiguiumlteacutes Ainsi nous
identifions deux lignes argumentatives contradictoires dans la maniegravere dont Megrelidzeacute
deacuteveloppe sa conception du laquo complexe social raquo envisageacute comme un tout dialectique articulant
les formes du travail de la penseacutee et la langue lrsquoune part du refus de toute analyse geacuteneacutetique
pour les moments de lrsquouniteacute dialectique qui se deacutefinissent reacuteciproquement lrsquoautre srsquoattache au
contraire agrave la question de lrsquoeacutemeacutergence de la conscience humaine ce qui deacutebouche dans des
interrogations sur les liens causales entre les moments complexe social Dans la Partie IV nous
arriverons agrave cette mecircme question mais en passant par un chemin diffeacuterent En effet lrsquoapproche
synoptique adopteacutee dans cette derniegravere partie visera en premier lieu agrave cartographier pour elles-
mecircmes des influences theacuteoriques repeacuterables dans lrsquoouvrage ougrave se deacutetachent drsquoabord certains
blocs theacuteoriques principaux (la pheacutenomeacutenologie husserlienne un certain marxisme la
psychologie de Gestalt la theacuteorie linguistique de Marr une certaine theacuteorie de systegraveme) qui sont
agrave la base de la construction de Megrelidzeacute tout en entretenant entre eux des relations tantocirct de
recouvrement tantocirct de compleacutementariteacute et en produisant ainsi une surdeacutetermination theacuteorique
dans la maniegravere dont certaines probleacutematiques sont traiteacutees Ainsi nous constaterons que chez
Megrelidzeacute qui construit sa theacuteorie agrave partir de la question de la conscience humaine celle-ci
eacutetant envisageacutee comme le support psychologique du complexe social cette premiegravere instance de
theacuteorisation ndash la question de la conscience humaine ndash est celle qui relegraveve de la plus grande
surdeacutetermination theacuteorique Un tel eacutepaississement theacuteorique trouve sa reacuteponse dans le fait que la
conscience elle-mecircme est consideacutereacutee comme un moment surdetermineacute du complexe social
Ensuite ce caractegravere pluri-deacutetermination de la conscience se propage sur les diffeacuterents niveaux
auxquels Megrelidzeacute deacuteploie son analyse (les questions de la perception de lrsquoexpeacuterience de la
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langue de la culture du savoir des ideacutees en circulation sociale du champ sociale du champ des
inteacuterecircts sociaux) afin de couvrir en derniegravere instance le tout de lrsquoensemble dialectique qui est
en mecircme temps le lieu de lrsquohistoriciteacute Pour cette raison dans les deux derniers chapitres de la
Partie IV parmi les eacuteleacutements surdeacuteterminants par nous repeacutererons nous choisirons comme fil
conducteur pour notre analyse la conception megredlizienne de la dialectique qui en conjonction
avec une certaine ideacutee de systegraveme et celle de champ nous semble permettre drsquoenvisager la
construction theacuteorique de notre auteur de la maniegravere la plus complegravete
En partant drsquoune certaine contradiction agrave laquelle nous amegravenera notre analyse sur la
structuration drsquoun tel ensemble theacuteorique enfin dans le dernier chapitre nous proposerons deux
interpreacutetations possibles du projet de Megrelidzeacute qui ne sont pas neacutecessairement conflictuelles
mais qui se situent neacuteanmoins agrave deux niveaux diffeacuterents global et local La premiegravere conduirait agrave
envisager ce projet en deacutefinitive comme celui drsquoune certaine philosophie de lrsquohistoire ce qui
nous permettra drsquoarticuler une reacuteponse agrave la question de savoir comment ce projet lui-mecircme se
projette dans lrsquohistoire dont il fait une esquisse Quant agrave la deuxiegraveme possibiliteacute de lecture qui se
concentre localement sur les instances dans lesquelles Megrelidzeacute interpregravete ou reacutesout divers
problegravemes tant theacuteoriques qursquoempiriques nous proposerons de lrsquoenvisager comme cadre de
recherche dont lrsquoaire drsquoapplicabiliteacute est deacutefinie par cette-mecircme philosophie de lrsquohistoire et que
nous suggeacutererons drsquoappeler une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo Ce syntagme agrave laquelle notre
analyse de lrsquoouvrage nous amegravenera comme agrave la deacutesignation la plus adeacutequate de ce que dans une
ambiguiumlteacute persistante au cours de la lecture nous aurons deacutesigneacute simplement comme laquo projet
theacuteorique raquo est utiliseacute par Megrelidzeacute une seule fois dans un de ces articles quoique drsquoune
maniegravere deacutenueacutee de toute speacutecificiteacute Nous en revanche prenons cela comme une confirmation
de notre hypothegravese de lecture
11
Ire Partie
Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire
Cette premiegravere partie tacircchera drsquoesquisser un tableau historique agrave plusieurs plans pour fournir
des preacuteliminaires agrave la lecture de lrsquoœuvre Cela se fera tout drsquoabord par lrsquoexposition de la
biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute agrave laquelle est deacutedieacute le premier des trois chapitres Ensuite
dans les deux chapitres qui suivront il srsquoagira de lrsquohistoire du livre qui est non seulement lrsquoopus
magnum de notre auteur mais son opus postumus eacutegalement Le dernier des chapitres integravegre
eacutegalement lrsquohistoire de la maigre reacuteception de lrsquoœuvre
Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute
La biographie la plus complegravete de Konstantineacute Megrelidzeacute est exposeacutee par Janette Friedrich
dans son livre Der Gehalt der Sprachform3 mecircme si une reconstruction de la biographie nrsquoa pas
eacuteteacute lrsquoobjectif principal de cette chercheuse qui srsquoest occupeacutee principalement de lrsquoanalyse de la
theacuteorie de la conscience deacuteveloppeacutee dans le livre de Megrelidzeacute Malgreacute cela Friedrich a
effectueacute un travail preacutecieux Les sources qui lui ont servi drsquoappui pour reconstituer les
eacuteveacutenements principaux de la vie du penseur ainsi que son parcours intellectuel sont agrave preacutesent
en grand partie rendues disponibles dans lrsquoannexe agrave la traduction du livre de Megrelidzeacute en
langue geacuteorgienne Il srsquoagit des meacutemoires de la fille de lrsquoauteur Manana Megrelidzeacute4 drsquoune
partie de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des amis de
quelques publications sovieacutetiques deacutedieacutees agrave son œuvre des meacutemoires de quelques autres
3 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Akademie Verlag
Berlin 1993 4 Манана МЕГРЕЛИДЗЕ ldquoДва слова об отцеrdquo in Философская и социологическая мысль Киев 21989
93-106
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personnes etc5 Mais Friedrich srsquoappuie eacutegalement sur les documents qursquoelle a retrouveacutes dans
des archives (les archives du Museacutee des relations internationales ou celles de lrsquoUniversiteacute
Humboldt agrave Berlin) ainsi que sur le livre drsquoune ancienne communiste Hilda Vitzthum intituleacute
Mit der Wurzel ausrotten6 qui fournit des informations sur la derniegravere peacuteriode de la vie du
penseur Mais agrave ce tableau biographique le plus complet et le mieux documenteacute que dresse
Friedrich manquent des eacuteleacutements drsquoune signification non neacutegligeable qui remettent la
personnaliteacute de Megrelidzeacute dans une nouvelle lumiegravere et que le reste des documents passe sous
silence Il srsquoagit des informations que Megrelidzeacute rapporte dans une autobiographie reacutedigeacutee en
1936 agrave Leningrad7 Ce document nouvellement deacutecouvert nrsquoa fait lrsquoobjet de commentaire que
dans une reacutecente introduction agrave lrsquoœuvre de Megrelidzeacute eacutecrite par Giga Zedania8 Ces eacuteleacutements
biographiques sont importants dans la mesure ougrave comme on le verra plus bas ils ne sont pas
sans reacutesonance avec les prises de position theacuteoriques de Megrelidzeacute
Mais bien eacutevidemment les eacuteleacutements de sa biographie dont on prend connaissance agrave partir
de sources diffeacuterentes ne sont pas homogegravenes et donc ne se laissent pas ajouter lrsquoun agrave lrsquoautre
sans analyse et confrontation Ces sources diffegraverent en ce qursquoelles jettent des lumiegraveres diffeacuterentes
sur les faits et eacuteveacutenements de sa vie et relegravevent soit drsquoun certain point de vue subjectif soit drsquoune
certaine conjoncture Mecircme lrsquoautobiographie ne peut ecirctre consideacutereacutee comme la source la plus
sucircre car de toute eacutevidence il srsquoagit drsquoun texte agrave un haut degreacute conjoncturel ougrave Megrelidzeacute eacutevite
de mentionner un grand nombre de faits importants et par contre considegravere comme avantageux
de mettre en avant ses activiteacutes politiques ainsi que de se concentrer sur les transformations qursquoil
a subies pour en fin de compte acqueacuterir une laquo conscience politique raquo Cela srsquoexplique par le fait
que cette autobiographie destineacutee apparemment aux fonctionnaires du parti voire composeacutee agrave
leur demande a eacuteteacute reacutedigeacutee agrave un moment ougrave la question de son exclusion du parti avait eacuteteacute poseacutee
Ainsi ce texte remonte-t-il au moment qursquoon peut caracteacuteriser sinon comme la fin du moins
comme le deacutebut du deacuteclin de sa carriegravere tant acadeacutemique que politico-organisationnelle Le texte
5 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 6 VITZTHUM Hilda Mit der Wurzel ausrotten Erinnerungen einer ehemaligen Kommunistin Muumlnchen
1984 Traduction en anglais Torn out by the roots The recollections of a former communist Lincoln London 1993 pp 187-225
7 Архив Академии Наук ndash Санкт-Петербург Ф 77 оп 5 ед 106 Выписка из приказа 14 по личному составу Института языка и мышления им Н Я Марра АН СССР от 11II-38 г
8 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017
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est impreacutegneacute drsquoune tonaliteacute drsquoautodeacutefense et expose sa vie comme un processus de graduelle
conversion au bolchevisme et ensuite comme une continuelle affirmation et renforcement de
cette conviction par des actions En revanche lrsquoon cherchera en vain des informations sur ses
convictions ou ses activiteacutes politiquement significatives dans la biographie de Megrelidzeacute
proposeacutee par Manana Megrelidzeacute la fille de lrsquoauteur On peut seulement speacuteculer sur le degreacute
auquel elle eacutetait informeacutee de cet aspect de la vie de son pegravere mais il est sucircr que ces eacuteleacutements
auraient deacutetruit lrsquoimage qursquoelle a voulu construire drsquoun Megrelidzeacute laquo naiumlf raquo et pourquoi pas
opposeacute aux autoriteacutes Ainsi sa fille mentionne bien volontiers la meacutesentente qui srsquoest deacuteveloppeacutee
entre Megrelidzeacute et Lavrenti Beria en 1931 quand Megrelidzeacute srsquoest publiquement opposeacute agrave la
fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie alors que Megrelidzeacute lui-mecircme dans son
autobiographie a preacutefeacutereacute passer ce fait sous silence pour ne pas accentuer les conflits qursquoil a pu
avoir avec des autoriteacutes du parti et ne pas mettre en question sa fideacuteliteacute agrave celui-ci Au fond on
pourrait dire que les diffeacuterentes motivations dans lrsquoexposition de la vie de Megrelidzeacute reacutepegravetent le
scheacutema des transformations qursquoont ducirc subir ses eacutecrits par lrsquointervention de la censure qui agrave son
tour srsquoorientait suivant une rapide eacutevolution de la situation politique au cours des anneacutees 30 et
plus tard un radical changement de la conjoncture apregraves la mort de Staline Cette derniegravere
question nous occupera un peu plus bas quand on abordera la question de lrsquohistoire de son livre
et plus particuliegraverement celle de la censure Mais drsquoabord on proposera un aperccedilu biographique
ougrave lrsquoon privileacutegiera les aspects relevant de sa vie drsquo laquo intelliguente raquo (интеллигент) ndash le terme
par lequel dans son autobiographie il se qualifie lui-mecircme Lrsquoon notera que ce terme diffegravere du
plus habituel laquo repreacutesentant de lrsquointelligentsia raquo En effet en Union Sovieacutetique lrsquointelligentsia
comme classe a eacuteteacute clairement articuleacutee et mecircme institutionnaliseacutee plus tard9 Il est donc eacutevident
que Megrelidzeacute pense agrave sa propre identiteacute non pas agrave partir de son appartenance agrave une classe mais
agrave partir drsquoune certaine compreacutehension comme il dira bolchevique de ce qursquoest le rocircle drsquoun
intellectuel dans la socieacuteteacute Crsquoest cet aspect de sa biographie qui nous est le plus preacutecieux car il
nrsquoest pas sans lien avec son projet theacuteorique Cela eacutetant dit nous tenons agrave souligner que nous
nrsquoavons nulle intention de forcer lrsquointerpreacutetation des faits de sa biographie pour les faire
9 Si selon lrsquoarticle Ndeg1 de la premiegravere chapitre de la constitution de 1937 laquo La Republique Socialiste Feacutedeacuterative
Sovieacutetique de Russie est un Etat socialiste des travailleurs et paysans raquo le mecircme article de la version suivante de la constitution datant de 1978 integravegre lrsquointelligentsia dans la composition de la socieacuteteacute sovieacutetique en proclamant le RSFSR comme un laquo hellip Etat populaire socialiste repreacutesentant la volonteacute et les inteacuterecircts des travailleurs paysans et de lrsquointelligentsiahellip raquo
14
coiumlncider avec sa theacuteorie Pour nous il srsquoagit drsquoecirctre attentif agrave la maniegravere dont Megrelidzeacute lui-
mecircme se deacutecrit et explique ses objectifs theacuteoriques et pratiques (qursquoil se pose en tant que partisan
bolchevique) sans pour autant oublier que lui-mecircme ce faisant pouvait ecirctre forceacute de les
interpreacuteter dans le sens de la conjoncture telle qursquoil se la repreacutesentait
Megrelidzeacute fils drsquoun precirctre orthodoxe est donc neacute en 1900 dans le village de Khrialeti
situeacute agrave lrsquoouest de la Geacuteorgie dans la reacutegion de Gouria Dans son autobiographie il rapporte qursquoen
1922 (alors que les bolcheviques venaient de prendre le pouvoir en Geacuteorgie) il a convoqueacute une
reacuteunion du village et par son discours a convaincu les villageois que lrsquoeacuteglise du village soit
fermeacutee et que le bois de construction soit utiliseacute pour reconstruire une eacutecole Ainsi deacutepourvu de
la possibiliteacute drsquoexercer son meacutetier son pegravere a pourtant continueacute agrave porter la soutane pendant cinq
ans jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave laquo agrave Gouria il eacutetait devenu impossible de porter cet habit qui provoquait
la deacuterision agrave tous les coins de rue raquo
Il qualifie les six premiegraveres anneacutees de sa vie comme celle drsquoun laquo sauvage raquo car il nrsquoa reccedilu
aucune formation dans sa famille et laquo personne ne contraignait sa liberteacute drsquoenfant raquo A lrsquoacircge de 6
ans il commence agrave freacutequenter lrsquoeacutecole de son village apregraves la mort de sa megravere son oncle et sa
femme tous les deux membres du parti social-deacutemocrate qui avaient pris en tutelle Megrelidzeacute
alors acircgeacute de 10 ans lrsquoenvoient agrave lrsquoeacutecole preacuteparatoire de Poti un port au bord de la Mer Noire A
partir de lrsquoacircge de 15 ans il commence agrave gagner lui-mecircme sa vie avec les leccedilons priveacutees qursquoil
donne agrave des eacutecoliers retardataires Crsquoest gracircce agrave ses efforts eacutegalement que son fregravere cadet a reacuteussi
dans ses eacutetudes et est devenu plus tard dans les anneacutees 30 professeur de litteacuterature geacuteorgienne
A lrsquoeacutecole ougrave les cours eacutetaient tenus en langue russe il eacutetait deacutefendu aux eacutecoliers de parler en
geacuteorgien ce qui dans le cercle des amis de Megrelidzeacute adolescent provoquait des fantaisies
heacuteroiumlques de libeacuteration de la Geacuteorgie du pouvoir tsariste Mais bientocirct les inteacuterecircts mutent et
Megrelidzeacute avec ses amis forme un cercle de jeunes marxistes au sein duquel sous la direction
drsquoun membre de lrsquoorganisation locale du parti social-deacutemocrate il deacutecouvre la litteacuterature
socialiste et des auteurs comme Bebel Guesde etc En relatant ces faits Megrelidzeacute bolchevique
deacutejagrave accompli nrsquooublie pas de faire remarquer qursquoil nrsquoapprenait lagrave que des laquo sagesses raquo de
lrsquoeacuteconomie politique theacuteorique et abstraite et ne connaissait strictement rien de laquo la lutte des
classes du parti de la vie partisane10 raquo En 1917 apregraves la reacutevolution de feacutevrier Megrelidzeacute et ses
10 Mecircme si les mots laquo partial raquo et laquo partialiteacute raquo sont bel et bien preacutesents dans la langue franccedilaise (le premier
deacutesignant le caractegravere de ce qui est attacheacute agrave un parti alors que le second exprime la laquo disposition desprit attitude
15
amis essaient drsquoimpliquer plus de jeunes dans leur cercle et le transforment en une union de
jeunes marxistes Megrelidzeacute y eacutetait tregraves actif et faisait de nombreuses interventions Il eacutetait
eacutegalement reacutedacteur de la revue Le jeune marxiste qui eacutetait imprimeacutee et distribueacutee avec les
moyens de Megrelidzeacute et de ses amis
En 1919 Megrelidzeacute deacutemeacutenage dans la capitale du pays et srsquoinscrit agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi
qui venait drsquoecirctre fondeacutee en 1918 Il entame ses eacutetudes agrave la faculteacute de philosophie et devient
passionneacute de philosophie et de psychologie Parallegravelement agrave ses eacutetudes il travaille comme
employeacute de bureau chez un inspecteur des impocircts Mais contrairement agrave la passion qursquoil eacuteprouve
pour ses eacutetudes il ne trouve pas drsquointeacuterecirct dans son travail et avoue plus tard dans son
autobiographie que mecircme srsquoil a pu garder son poste durant trois ans il nrsquoa pas compris quoi que
ce soit agrave lrsquoimposition financiegravere11 En parlant de cette peacuteriode Megrelidzeacute se deacutecrit comme un
jeune et fier marxiste qui avait rompu tous les liens avec lrsquounion des jeunes marxistes car il ne
supportait pas les tendances reacutevisionnistes et empiriocriticistes qui y reacutegnaient et qui ne servaient
dune personne partiale raquo (сf Grand Robert de la langue franccedilaise 2005) on voudrait souligner qursquoil srsquoagit de traduire les termes russes partijnij et partijnostrsquo de maniegravere agrave faire ressortir le fait qursquoici on les utilise comme des termini technici Ils font reacutefeacuterence agrave lrsquoun des principes fondamentaux de la philosophie sovieacutetique et peuvent ecirctre reconduits agrave la notion heacutegeacutelienne de Parteilichkeit (cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer Science+Business Media Dodrecht 1997 p 30) Hegel introduit cette notion dans sa conception de lrsquohistoire de la philosophie qui selon lui ne peut pas ecirctre exposeacutee comme une accumulation ou une simple suite de conceptions philosophiques dans le temps mais doit ecirctre subordonneacutee agrave un principe qui serait en mecircme temps son preacutesupposeacute Hegel souligne que les concepts philosophiques ainsi que tous les faits ou pheacutenomegravenes historiques qursquoon envisagerait drsquoexposer doivent ecirctre relativiseacutes en fonction du but et de lrsquointeacuterecirct qui transparaissent dans la repreacutesentation qui eacutetait lieacutee agrave chacun drsquoeux au moment historique donneacute Lrsquohistoire de la philosophie doit donc ecirctre partiale Mais cette partialiteacute loin drsquoecirctre de caractegravere subjectif relegraveve drsquoun radical historicisme (сf HEGEL W F G Vorlesungen uumlber die Geschiche der Philosophie I Werke Band 18 Suhrkamp Frankfurt am Main 1986 pp 16) En revanche on utilisera lrsquoexpression laquo la vie partisane raquo pour deacutesigner toute activiteacute lieacutee au parti ou encore lrsquoimpeacuteratif qui proscrivait agrave lrsquoindividu de seacuteparer dans ses actions la pratique (individuelle) et la theacuteorie (partiale)
11 Dans son autobiographie Megrelidzeacute en parlant de sa jeunesse souligne un deacutesinteacuterecirct ndash vrai ou inventeacute - qursquoil portait aux choses qui relevaient de lrsquoancien ordre et qui agrave cette eacutepoque srsquoimposaient agrave lui Ainsi tout drsquoabord il affirme drsquoavoir eacuteteacute degraves sa premiegravere enfance laquo naturellement raquo indiffeacuterent par rapport agrave la religion Il se montre soucieux de ne pas ecirctre compromis par le fait qursquoil est fils drsquoun precirctre et agrave cet effet dans son autobiographie qui ne compte que quelques pages il raconte extensivement et en deacutetails un eacutepisode de son adolescence ougrave il avait voleacute la soutane de son pegravere pour lrsquoutiliser comme un costume dans la mise en scegravene drsquoune piegravece de theacuteacirctre dans laquelle on voyait une figure de precirctre mise en ridicule Puis Megrelidzeacute aborde lrsquoeacutepisode de sa vie ougrave il a eacuteteacute convoqueacute au service militaire Ici il est obligeacute de garder une certaine ambiguiumlteacute Drsquoun cocircteacute crsquoest avec faciliteacute qursquoil nous informe avoir deacuteserteacute son service militaire vers la fin de la guerre contre la Turquie et donc nrsquoavoir jamais eacuteteacute seacuterieusement engageacute dans lrsquoarmeacutee tsariste Mais de lrsquoautre cocircteacute il empecircche toute possibiliteacute qursquoon lrsquoaccuse drsquoavoir manqueacute agrave son devoir et explique que crsquoest le reacutegiment dont il faisait partie qui avait eacuteteacute atteint drsquoun manque drsquoorganisation le menant agrave une deacutesagreacutegation pure et simple Enfin crsquoest le fait drsquoavoir travailleacute durant trois ans dans le bureau drsquoun inspecteur des impocircts qui neacutecessite drsquoecirctre mis au clair Megrelidzeacute souligne que crsquoest par neacutecessiteacute qursquoil a ducirc mener ce travail en mecircme temps il se deacuteresponsabilise du fait drsquoavoir participeacute agrave la maniegravere bourgeoise de geacuterer les finances en insistant sur le fait que quoiqursquoil ait occupeacute ce poste durant trois ans il nrsquoa jamais fini par comprendre lrsquoessence de ces activiteacutes Crsquoest lrsquoignorance qui lui aurait gardeacute la pureteacute
16
qursquoagrave lrsquoinfusion des ideacutees mencheviques chez la jeunesse Pourtant lui-mecircme nrsquoeacutetait pas encore
tout agrave fait libeacutereacute des ideacutees mencheviques Sa conversion au bolchevisme Megrelidzeacute lrsquoassocie
avec lrsquoexpeacuterience qursquoil a faite durant les habituelles disputes qursquoil menait le soir avec ses amis et
camarades de chambre deacutejagrave engageacutes du cocircteacute des bolcheviques Face agrave ces amis bolcheviques il
finissait toujours perdant ce qui apparemment touchait son amour propre Et comme il ne se
croyait ni moins intelligent ni moins preacutepareacute compareacute agrave ces amis il prit ses propres eacutechecs pour
la preuve de la veacuteriteacute de leur propos Il commenccedila agrave eacutetudier LrsquoEtat et la reacutevolution de Leacutenine et
bientocirct se deacuteclara bolchevique Pourtant il nrsquoeacutetait pas entreacute en contact avec lrsquoorganisation du
parti bolchevique car laquo il existe une distance eacutenorme entre une simple deacuteclaration drsquoecirctre
bolchevique et le veacuteritable ecirctre bolchevique raquo Ce qui lui manquait pour ecirctre un vrai bolchevique
et ce qui relevait encore de son menchevisme eacutetait la prise au seacuterieux de lrsquoalternative suivante
soit choisir le chemin de la science et alors srsquointerdire toute activiteacute politique ainsi que
lrsquoappartenance au parti soit se consacrer agrave la vie du parti et laisser de cocircteacute la science Cette ideacutee
qursquoil y aurait une relation irreacuteconciliable entre la science et la politique relegraveve de laquo lrsquoillettrisme raquo
aux yeux drsquoun Megrelidzeacute mature car du point de vue bolchevique ces deux moments non
seulement ne srsquoexcluent pas mais se neacutecessitent reacuteciproquement Mais agrave lrsquoeacutepoque il ne put
trouver une solution de principe agrave cette question et la laissa ouverte en deacutecidant de remettre son
entreacutee dans les rangs du parti pour plus tard Faute de solution il opta pour une atteacutenuation du
problegraveme et diffeacutera les deux moments dans le temps en se concentrant en premier lieu sur ses
eacutetudes
A ce moment le pouvoir en Geacuteorgie eacutetait dans les mains du parti social-deacutemocrate Mais en
1921 quand Megrelidzeacute avait 21 ans lrsquoarmeacutee rouge envahit le pays forccedilant le gouvernement agrave
srsquoenfuir Les nouvelles circonstances dans lesquelles le parti bolchevique eacutetait sorti de
lrsquoilleacutegaliteacute et avait acquis une position dominante de nouveau confrontent Megrelidzeacute agrave la
susdite question et encore une fois il deacutecide de patienter avant de devenir membre du parti car
cette fois-ci lrsquoentreacutee dans le parti lui apparaicirct comme un acte qui nrsquoa plus besoin de passer agrave
travers une reacutesistance et donc trop direct et lacircche En revanche degraves le deacutebut de la bolchevisation
du pays quand les mencheviques nrsquoavaient pas encore perdu la possibiliteacute de srsquoexprimer et de
deacutefendre ouvertement leur position Megrelidzeacute excelle dans la deacutefense de la politique des
bolcheviques Par cela il attire lrsquoattention du parti et bientocirct il est affecteacute comme secreacutetaire du
comiteacute local En cette qualiteacute Megrelidzeacute organise le cercle de lecture pour les membres du parti
17
ougrave il enseigne lrsquohistoire du parti communiste En mecircme temps il participe agrave des reacuteunions du
Deacutepartement pour lrsquoagitation et la propagande de culture et en 1923 le Commissariat du peuple agrave
lrsquoEducation lrsquoattache avec quelques autres communistes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme
il lrsquoeacutecrit demeurait le nid de lrsquointelligentsia chauviniste La tacircche dont il eacutetait chargeacute consistait
en une preacuteparation des cadres communistes au sein de lrsquouniversiteacute Dans la mecircme anneacutee il fut
affecteacute comme directeur des eacutetudes agrave lrsquoeacutecole centrale du parti et donna des cours en eacuteconomie
politique et en mateacuterialisme historique Parallegravelement agrave cela Megrelidzeacute finalement deacuteposa une
demande pour devenir membre du parti mais drsquoabord lrsquoinadvertance bureaucratique et plus
tard lrsquoarrecirct drsquoaccueil de nouveaux membres ducirc au procegraves de purification du parti lrsquoempecircchegraverent
de mener agrave bien la proceacutedure drsquoentreacutee dans le parti avant de partir en Allemagne pour ses eacutetudes
Crsquoest en 1924 que Megrelidzeacute suite agrave une deacutecision prise par le Comiteacute central du Parti
Communiste de la Geacuteorgie fut envoyeacute agrave Freiburg Lagrave Megrelidzeacute srsquoinscrivit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-
Universitaumlt pour lrsquoanneacutee acadeacutemique 19241925 et comme la matricule gardeacutee dans lrsquoarchive de
lrsquouniversiteacute le confirme12 il assista au cours sur lrsquohistoire de la philosophie contemporaine donneacute
par Edmund Husserl mais eacutegalement agrave ses seacuteminaires en pheacutenomeacutenologie On ne dispose pas de
manuscrit de Husserl lieacute agrave ce cours mais Zedania suggegravere que dans les traits geacuteneacuteraux on peut
juger des thegravemes dont il srsquoagissait en partant drsquoun autre manuscrit datant drsquoun an plus tocirct et
srsquointitulant La premiegravere philosophie Premiegravere partie une histoire critique des ideacutees13 On peut
donc supposer qursquoau centre de la discussion se trouvait la tradition empirique anglaise et
notamment les philosophies de Locke Berkeley et Hume A part cela les systegravemes de Descartes
Leibniz et Kant ont ducirc ecirctre traiteacutes eacutegalement14
Dans son autobiographie Megrelidzeacute omet complegravetement les aspects lieacutes agrave sa formation et se
concentre exclusivement sur les activiteacutes politiques dont il a eacuteteacute chargeacute quelques mois apregraves son
deacutemeacutenagement en Allemagne Degraves son arriveacutee il noua des contacts avec des membres du parti
communiste allemand commenccedila agrave assister agrave leurs reacuteunions et devint bientocirct membre du Parti
Communiste Allemand (ce qui plus tard en 1936 sera la raison pour laquelle il sera exclu du PC
sovieacutetique) Les autoriteacutes sovieacutetiques le chargegraverent de la mission de diriger lrsquoUnion des eacutetudiants
sovieacutetiques en Allemagne Comme il lrsquoexplique agrave lrsquoeacutepoque les universiteacutes en Allemagne en
12 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 95 13 Edmund HUSSERL Erste Philosophie Erster Teil Kritische Ideengeschichte Den Haag 1956 14 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია Op cit
p 25-26
18
France en Reacutepublique tchegraveque etc comptaient un nombre consideacuterable drsquoeacutetudiants sovieacutetiques
qui se regroupaient par nationaliteacute (les ukrainiens les russes les caucasiens etc) et srsquoopposaient
localement agrave des groupements des eacutetudiants laquo eacutemigrants raquo (эмигрантщина) La tacircche de
Megrelidzeacute consistait agrave unifier les groupements des eacutetudiants sovieacutetiques et agrave coordonner leur
travail ce qui devait renforcer leurs positions contre les eacutemigrants crsquoest-agrave-dire les
mencheviques Il garda son poste de directeur de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques jusqursquoagrave son
deacutepart de lrsquoAllemagne en 1927 En cette qualiteacute il organisait des confeacuterences et drsquoautres activiteacutes
en vue de lrsquoeacuteducation politique des eacutetudiants sovieacutetiques
Un an plus tard Megrelidzeacute deacutemeacutenagea agrave Berlin et srsquoinscrivit de novembre 1925 jusqursquoagrave
janvier 1927 agrave la faculteacute de philosophie de la Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt agrave Berlin Crsquoest lagrave
qursquoil deacutecouvrit la psychologie de la Gestalt en assistant aux cours des fondateurs de cette eacutecole
Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler dont lrsquoinfluence sur son travail theacuteorique sera beaucoup
plus preacutegnante mais aussi plus manifeste que celle de Husserl Quant agrave sa vie partisane agrave Berlin
ses activiteacutes contre les eacutemigrants deviendront encore plus intenses Il sera chargeacute de la tacircche de
deacutesinteacutegrer la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens berlinois et plus tard avec la mecircme mission
il sera envoyeacute agrave Prague en Reacutepublique tchegraveque Suite agrave ses efforts dans les deux villes une
partie consideacuterable de la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens srsquoeacutetait deacutetacheacutee du reste du
groupe en publiant des deacuteclarations contre la politique des mencheviques geacuteorgiens Plus tard ces
scissionnaires rentregraverent en Union Sovieacutetique pour y vivre et œuvrer
Il est curieux de noter qursquooutre ses eacutetudes mais aussi son travail pour la mobilisation des
eacutetudiants sovieacutetiques ainsi que sa lutte contre les eacutemigrants mencheviques geacuteorgiens Megrelidzeacute
trouvait encore des ressources pour ecirctre actif pour la cause des eacutetudiants communistes allemands
En 1926 agrave Berlin il fut choisi comme membre du bureau central des eacutetudiants allemands aupregraves
du Comiteacute Central du Parti Communiste Allemand et srsquoengagea dans la lutte contre les
laquo gauchistes raquo korschistes et trotskystes Il travaillait surtout avec les eacutetudiants eacutetrangers venant
des pays laquo coloniaux et semi-coloniaux raquo comme les chinois coreacuteens indiens afghans
eacutegyptiens turcs etc Le reacutesultat de ses efforts fut drsquoabord la creacuteation des parlements des eacutetudiants
eacutetrangers dans les universiteacutes allemandes Dans certains de ces parlements les eacutetudiants
communistes avaient obtenu la majoriteacute des places
En rentrant en Geacuteorgie Megrelidzeacute obtint le titre de membre du parti communiste
sovieacutetique pour lequel il avait postuleacute en 1924 avant son deacutepart en Allemagne A Tbilissi il se
19
mit agrave donner des cours dans maintes eacutecoles supeacuterieures et instituts (y compris agrave lrsquoUniversiteacute
Communiste de la Transcaucasie ndash ЗКУ) dans lesquels il occupait des postes administratifs
aussi En mecircme temps il commenccedila agrave gravir les eacutechelons de la hieacuterarchie du Parti sous-chef du
Deacutepartement pour lrsquoAgitation et la Propagande de la Culture Leacuteniniste du Comiteacute Central du
Parti (bolcheacutevique) de la Geacuteorgie (Kulrsquotprop) ensuit chef de lrsquoAdministration des Organisations
Scientifiques Scientifico-Artistiques et Museacuteales (Glavnaouka) qui existait dans le cadre du
Commissariat du peuple agrave lrsquoEducation
Crsquoest en cette derniegravere qualiteacute justement que Megrelidzeacute a drsquoabord avanceacute lrsquoideacutee de creacuteer
en Geacuteorgie lrsquoAcadeacutemie des Sciences et puis un an plus tard en 1931 a ducirc srsquoopposer agrave sa
fermeture voulue par Staline On a des raisons suffisantes pour penser que crsquoest bien lrsquoaffaire de
lrsquoAcadeacutemie des Sciences qui a rapprocheacute Megrelidzeacute de Nikolas Marr15 Il est connu que depuis
longtemps Marr nourrissait lrsquoideacutee de creacuteer cette institution et deacutejagrave en 1905 avait non seulement
formuleacute ses objectifs (consistant principalement en une stimulation du travail scientifique en
langue geacuteorgienne mais eacutegalement en une promotion des recherches sur la Geacuteorgie) mais avait
conccedilu sa structure et mecircme deacutefini son budget Neacuteanmoins ce projet nrsquoeut pas de suite et plus
tard toutes les ressources intellectuelles geacuteorgiennes furent investies dans la creacuteation de
lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme on vient de voir eacutetait consideacutereacutee par les dirigeants
bolcheviques comme une demeure des nationalistes geacuteorgiens En revanche en 1930 lrsquoenjeu de
la creacuteation de lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait la centralisation des nombreux instituts qui
entretemps srsquoeacutetaient multiplieacutes hors de lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Une telle centralisation devait
rendre possible de diriger la totaliteacute des activiteacutes de recherche vers la construction de lrsquoEtat
socialiste en reproduisant la structure deacutejagrave existante en Russie Pourtant il ne srsquoagissait pas de
creacuteer une succursale de lrsquoAcadeacutemie des sciences de la Russie mais une institution autonome au
niveau national En 1930 Nikolas Marr srsquoest de nouveau activeacute pour contribuer agrave la formation
de lrsquoAcadeacutemie des Sciences A cette eacutepoque il travaillait agrave Leningrad dans lrsquoInstitut de la langue
15 Nikolas Marr (1864-1934) eacutetait un linguiste sovieacutetique qui avait deacutebuteacute sa carriegravere comme historien
archeacuteologue philologue et linguiste deacutejagrave dans la Russie tsariste et qui apregraves la reacutevolution socialiste avait reacuteorienteacute sa theacuteorie linguistique en y injectant un certain marxisme Il consideacuterait la langue tel un pheacutenomegravene superstructurel Il a deacuteveloppeacute une approche dans la linguistique qui se voulait anti-indoeuropeacuteenne et anti-comparatiste niait lrsquoexistence drsquoun proto-langage et insistait sur lrsquoideacutee de lrsquohybriditeacute des langues Dans les anneacutees 20 son approche connu sous le nom du marrisme (mecircme si lui-mecircme ainsi que ses disciples srsquoy reacutefeacuteraient comme agrave la Japheacutetologie ou agrave la nouvelle doctrine de la langue) a monopoliseacute la linguistique sovieacutetique et jusqursquoagrave 1949 mecircme apregraves la mort de Marr continuait agrave marginaliser voire eacuteliminer les linguistes qui ne la partageaient pas Lrsquoeacutecole du marrisme a connu une fin brusque et deacutecisive par lrsquointervention deacutenonciatrice de Staline
20
et de la penseacutee aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ci-apregraves lrsquoILP) mais collaborait eacutetroitement
avec lrsquoInstitut Historico-Archeacuteologique Caucasien de Tbilissi A sa fondation Marr est devenu le
preacutesident de lrsquoAcadeacutemie Evidemment cette nouvelle institution lui permettait de solidifier sa
position dans le milieu acadeacutemique geacuteorgien Son deacutesaccord voire sa querelle avec des
linguistes et historiographes geacuteorgiens nrsquoest pas un secret Ceux-ci consideacuteraient que Marr avec
sa theacuteorie japheacutetique16 de la langue nivelait lrsquooriginaliteacute de la langue geacuteorgienne en preacutesentant
celle-ci comme le reacutesultat drsquoune hybridation linguistique En effet ses conclusions portaient une
attaque contre les principes mecircmes de lrsquohistoriographie traditionnelle des nations porteuses des
langues japheacutetiques y compris la langue geacuteorgienne Sa meacutethode paleacuteontologique dont nous
devrons discuter plus extensivement un peu plus bas ndash eacutetant donneacute que Megrelidzeacute en fait un
usage consideacuterable dans sa theacuteorie de la culture mateacuterielle ndash fut jugeacutee radicalement inacceptable
car elle deacutemontrait le caractegravere hybride de la langue geacuteorgienne ce qui eacutetait un coup agrave
lrsquohistoriographie traditionnelle et agrave des repreacutesentations nationalistes dont celle-ci est grosse
Ainsi deacutejagrave en 1925 Marr eacutecrivait ceci concernant lrsquoindignation de ses collegravegues geacuteorgiens
laquohellipA Tiflis plus qursquoailleurs elle rencontre de lrsquoopposition dans les cercles les plus eacuteclaireacutes
mecircme chez mes eacutelegraveves qui en proie au romantisme national renient aujourdrsquohui dans leur milieu
natal le peu dideacutees scientifiques qursquoils avaient bien professeacutees agrave Petersburg-Petrograd Je les
comprends bien parce que cette theacuteorie menace les ideacutees fondamentales du nationalisme
moyenacircgeux des classes dominantes elle deacutetruit son romantisme de mecircme () qursquoelle deacutetruit le
fonds romantique de la theacuteorie indoeuropeacuteenne raquo 17
En feacutevrier 1931 agrave la reacuteunion ougrave le sort de lrsquoAcadeacutemie devait ecirctre deacutecideacute Megrelidzeacute le chef
de lrsquoAdministration des Organisations Scientifiques auquel lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait
subordonneacutee mais eacutegalement lui-mecircme akademik18 de la section de philosophie eut un eacutechange
verbal deacutesagreacuteable avec Lavrenti Beria qui agrave ce moment-lagrave eacutetait deacutejagrave nommeacute secreacutetaire-geacuteneacuteral
du Parti Communiste geacuteorgien Beria a bien pu accomplir sa tacircche LrsquoAcadeacutemie fut fermeacutee agrave la
16 La theacuteorie japheacutetique de langue ou la japheacutetidologie (lrsquoappellation deacuterive du nom du troisiegraveme fils de Noeacute ndash Japhet) est un des noms de la theacuteorie linguistique de Marr Elle concerne lrsquoeacutetude des langues japheacutetiques qui drsquoabord eacutetaient comprises comme lrsquoensemble des langues ou une famille alors que plus tard Marr les avait consideacutereacutes comme une eacutetape ou stade dans le deacuteveloppement de la langue
17 Николай МАРР laquo Послесловие raquo in Яфетический Сборник ndash III 1925 p 175 (citeacute agrave partir de la traduction franccedilaise httpcrecleco seriot chtextesMarr25c html)
18 Le titre de membre de lrsquoAcadeacutemie de Sciences
21
suite drsquoun vote par ses membres dont beaucoup eacutetaient des fonctionnaires du parti et se pliaient
agrave la nouvelle conjoncture Une semaine plus tard Megrelidzeacute eacutetait destitueacute de son poste de chef
de Glavnaouka19 Crsquoest donc dans ces conditions qursquoil srsquoadressa agrave Marr qui lui avait proposeacute de
se transfeacuterer agrave Leningrad et drsquooccuper un poste de chercheur dans son Institut de la langue et de
la penseacutee Dans son autobiographie Megrelidzeacute eacutevite de mentionner lrsquoaffaire de lrsquoAcadeacutemie
Quant agrave son deacutepart de la capitale de la Geacuteorgie en 1932 il lrsquoexplique par la surcharge dans son
travail acadeacutemique et partisan qui lrsquoempecircchait de mener agrave bien ses recherches pour lesquelles il
avait depuis quelque temps deacutejagrave recueilli des mateacuteriaux Dans son autobiographie Megrelidzeacute
exprime sa gratitude envers le parti qui suite agrave sa demande lui avait accordeacute un congeacute en vue de
la reacutedaction de son œuvre Pourtant lrsquoimage du Parti bienveillant envers Megrelidzeacute que celui-ci
preacutesente dans le but de se proteacuteger de ce parti mecircme est atteacutenueacutee par ce que Ioseb Megrelidzeacute
un chercheur agrave lrsquoILP qui jouera un rocircle deacutecisif dans le sort du livre de Megrelidzeacute aura agrave se
rappeler quelques dizaines drsquoanneacutees plus tard Selon lui le transfert de Megrelidzeacute agrave Leningrad a
eacuteteacute rendu possible non seulement gracircce agrave lrsquoinvitation de Marr mais gracircce agrave la requecircte faite par
Sergueiuml Kirov qui agrave lrsquoeacutepoque occupait le poste de premier secreacutetaire du Comiteacute Reacutegional du
Parti agrave Leningrad20 Quant au livre que Megrelidzeacute eacutecrivit en 1933-34 et qui fut en 1936 pour la
premiegravere fois envoyeacute agrave la typographie pour la composition crsquoeacutetait sa thegravese de doctorat Le livre
ne put pas voir le jour et sa parution fut empecirccheacutee agrave la suite drsquoune seacuterie drsquoarrestations des
personnes engageacutees dans son eacutedition Megrelidzeacute fut eacutegalement sa victime en 1938 Mais avant
cela dans son autobiographie eacutecrite le 2 feacutevrier 1936 Megrelidzeacute dit avoir lui-mecircme contribueacute agrave
lrsquo laquo eacutepuration raquo du parti des laquo eacuteleacutements zinovievo-trotskystes raquo effectueacutee par lrsquoorganisation de
parti de lrsquoILP dont il avait eacuteteacute eacutelu directeur en janvier 1935 apregraves lrsquoassassinat de Serguei Kirov21
19 Les faits autour de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteogie sont rapporteacutes ici АНАСТАСЬИН Д
ВОЗНЕСЕНСКИЙ И laquoНачало трех национальных академийraquo in Память Исторический сборник Выпуск 5 1982 pp 165-225
20 Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Тбилиси 68 21 марта 1967
21 La structure de lrsquoILP comprenait la direction partiale responsable de la conformiteacute des recherches agrave la tacircche de la construction socialiste De toute apparence le procegraves drsquoeacutepuration agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoinstitut eacutetait permanent ce qui srsquoexplique par la neacutecessiteacute drsquoune continuelle adaptation agrave des impeacuteratifs poseacutes par la preacutesidence du parti Pourtant on aurait tort de penser que le seul exercice du pouvoir passait par la ligne verticale et du haut vers le bas Les critegraveres de discrimination entre la vraie et la fausse science pouvaient ecirctre saisis et instrumentaliseacutes par des chercheurs eux-mecircmes qui srsquoavisaient drsquoaffaiblir leurs collegravegues Ainsi par exemple dans lrsquoarticle de Bertaev Ermolenko et Filin laquo Contre les perversions du marxisme-leacuteninisme au sein de lrsquoILP raquo (БЕРТАГАЕ ЕРМОЛЕНКО ФИЛИН Ф П laquoПротив извращений марксиз-ленинизма в ИЯМraquo in Ленинградская правда 1932 3 3 января p 3) publieacute en 1932 les auteurs en appellent agrave la direction du parti de lrsquoinstitut pour lutter
22
Comme on le sait cet assassinat servit agrave Staline pour deacuteclencher les grandes purges qui ont
commenceacutees en 1934 et ont eacuteteacute renouveleacutees en 1937-1938 Il est difficile de juger agrave quel point ce
qui est rapporteacute par Megrelidzeacute dans son autobiographie est veacuteridique En revanche ce qui est
sucircr et certain crsquoest son intention de se preacutesenter comme un ardent bolchevique Dans son texte
on tombe sur des phrases comme celles-ci
laquo Je me suis toujours cru et je continue agrave me croire le fils non pas adoptif mais authentique du
Parti Communiste Il a transformeacute le jeune niais et lrsquoenthousiaste abstrait et exalteacute que jrsquoeacutetais en un
homme mucircr et un fidegravele soldat du parti communiste [hellip] Dans ma vie partisane je nrsquoai jamais pris
de position eacutequivoque Je nrsquoai jamais deacutevieacute de la ligne geacuteneacuterale du parti et jrsquoai toujours lutteacute contre
les ennemis manifestes ou latents du parti raquo
Durant lrsquoeacutecriture de ce texte Megrelidzeacute va tellement loin dans son intention de se preacutesenter
comme fidegravele membre du parti ineacutebranlable dans ses convictions qursquoil altegravere mecircme le titre de
son ouvrage en le reformulant comme Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de
la penseacutee alors que en veacuteriteacute le mot laquo marxiste raquo en eacutetait absent Son inquieacutetude nrsquoeacutetait pas sans
fondement car la menace eacutetait reacuteelle et il a effectivement eacuteteacute exclu du Parti Communiste
sovieacutetique en 1936 La raison de son exclusion a eacuteteacute une soi-disant violation de proceacutedure
commise au cours du transfert de son statut de membre du Parti Communiste allemand au Parti
Communiste sovieacutetique Pourtant pendant les deux ans qui ont suivis son exclusion du parti
Megrelidzeacute a pu encore continuer ses activiteacutes agrave lrsquoIPL Il travaillait agrave son livre et se preacuteparait agrave la
soutenance de la thegravese doctorale dont le projet a eacuteteacute accepteacute le 16 avril 193622 alors que la
soutenance eacutetait preacutevue pour 1938 Mais la soutenance nrsquoeut jamais lieu car au deacutebut de 1938 il
contre laquo lrsquoldquoacadeacutemismerdquo deacutetacheacute de la tacircche de construction du socialisme raquo et repousser les tendances ideacutealistes et meacutecanistes libeacuterales et laquo empiricisantes raquo tout un eacuteventail drsquoeacutetiquettes consideacutereacutees comme des deacuterives de la ligne magistrale Les chercheurs les plus proeacuteminents de lrsquoinstitut eacutetaient accuseacutes drsquoavoir repris la theacuteorie japheacutetique comme la meacutethodologie pour les sciences de la culture par quoi le marxisme se trouvait supplanteacute par le marrisme Entre autres cet article deacutelateur accuse certains des chercheurs de mener la laquo contrebande raquo de Plekhanov-Bogdanov tout comme quatre ans plus tard Megrelidzeacute parle drsquoavoir lutteacute contre la contrebande trotskyste On peut voir que les conflits et rivaliteacutes portaient des caractegraveres diffeacuterents et se manifestaient diversement La prise en compte de cela multiplie dans notre vision lrsquoamplitude des raisons probables de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute et nous aide agrave nous accommoder de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ce fait reste plongeacute
22 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических исследований Наука Санкт-Петербург 2013 p 397
23
fut arrecircteacute La raison officielle de son arrestation consistait en sa preacutesumeacutee adheacutesion au groupe
nationaliste armeacutenien des Dachnaks
Apregraves avoir passeacute un an en prison contre toute attente au deacutebut de 1939 Megrelidzeacute est
remis en liberteacute Mais un an plus tard le Commissariat du peuple aux Affaires Inteacuterieures
(NKVD) lrsquoarrecircte de nouveau Une explication possible est proposeacutee par Friedrich Beria qui
entretemps avait atteint le poste de Commissaire du peuple aux Affaires inteacuterieures aurait pris la
deacutecision de relacirccher une partie des prisonniers pour un certain temps en vue de calmer lrsquoopinion
publique23 Le 31 deacutecembre 1940 Megrelidzeacute a eacuteteacute donc de nouveau arrecircteacute et envoyeacute dans le
camp de travail forceacute de la reacutegion de Kai au nord de la circonscription administrative de Kirov
Le temps eacutecouleacute entre les deux arrestations Megrelidzeacute le passe agrave Tbilissi ougrave il renouvelle ses
activiteacutes acadeacutemiques
Helga Vitzthum une communiste autrichienne qui seacutejourna au camp ougrave Megrelidzeacute veacutecut
de 1940 jusqursquoagrave sa mort en 1944 est la seule personne agrave nous donner des indications sur cette
eacutetape de sa vie Dans le camp Megrelidzeacute srsquooccupait des bains ce qui eacutetait un travail
physiquement assez exigeant En revanche cet office lui permettait de ne pas ecirctre logeacute dans une
baraque commune et lui laissait la possibiliteacute de poursuivre son travail theacuteorique et drsquoeacutecrire Un
mois avant sa mort dans une lettre adresseacutee agrave Vitzthum et dateacutee du 5 aoucirct Megrelidzeacute dit avoir
fini le manuscrit de son deuxiegraveme livre dans lequel il a pu enfin ducircment arranger et
systeacutematiser ce qursquoil avait de plus preacutecieux ndash ses penseacutees Apregraves la mort soudaine de Megrelidzeacute
Vitzthum cacha drsquoabord le manuscrit mais au moment de son transfert dans un autre camp elle
le leacutegua agrave la pharmacienne du camp de la reacutegion de Kai qui devait le garder et quand la
possibiliteacute se preacutesenterait lrsquoenvoyer en Geacuteorgie Apregraves que les deux femmes furent relacirccheacutees des
camps Vitzthum essaya de retrouver le manuscrit chez la pharmacienne mais celle-ci affirma
qursquoil avait disparu de la pharmacie ougrave elle lrsquoaurait cacheacute Selon la conjecture de Vitzthum le
manuscrit qui eacutetait un objet comportant un risque pour la pharmacienne aurait eacuteteacute deacutetruit par
celle-ci ou leacutegueacute aux dirigeants du camp
Megrelidzeacute mourut suite agrave une soudaine crise cardiaque le 17 septembre 1944 mais cela nrsquoa
eacuteteacute officiellement communiqueacute agrave sa famille que quinze ans plus tard en 1959 La femme de
Megrelidzeacute Aleksandra Karcivadze qui a eacuteteacute eacutegalement arrecircteacutee juste avant la deuxiegraveme
arrestation de son mari drsquoabord condamneacutee agrave mort a essuyeacute la peine commueacutee et nrsquoa pu rentrer
23 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 94
24
en Geacuteorgie qursquoen 1956 Avec le soutien de sa fille et de ses amis elle a demandeacute la reacutehabilitation
de son mari ce qui apregraves quelques tentatives avorteacutees a eacuteteacute obtenu le 8 septembre 1958 par
deacutecision de la cour suprecircme de RSFS de Russie
Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication
Si la deuxiegraveme monographie de Megrelidzeacute a eacuteteacute irreacutemeacutediablement perdue ce nrsquoest que par
chance que son premier livre Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee a
eacutechappeacute au mecircme sort Lrsquoœuvre nous a eacuteteacute preacuteserveacutee gracircce agrave un seul exemplaire un bon agrave tirer
qui par un heureux concours de circonstances a pu ecirctre sauveacute alors que le tirage entier stockeacute
et en attente de mise en circulation a eacuteteacute deacutetruit apregraves la premiegravere arrestation de lrsquoauteur en 1937
Le travail sur le livre a deacutebuteacute au moment ougrave apregraves la fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences
de Tbilissi et sa destitution de son poste de chef de la Glavnaouka Megrelidzeacute srsquoest rendu agrave
Leningrad agrave lrsquoILP de Nikolas Marr Selon lrsquoautobiographie qui comme on lrsquoa vu fait le silence
sur les raisons de ce transfert Megrelidzeacute aurait demandeacute au Commissariat populaire agrave
lrsquoEducation de la RSS de Geacuteorgie de lrsquoenvoyer en mission en vue de travailler agrave la reacutedaction de
lrsquoouvrage que jusque-lagrave il avait eacuteteacute empecirccheacute drsquoeacutecrire agrave cause de la surcharge dans ses
occupations drsquoenseignant et de fonctionnaire La demande lui a eacuteteacute accordeacutee drsquoautant plus que
lrsquoinvitation venait de Kirov ainsi que de Marr qui agrave quelques anneacutees de sa mort (Marr est
deacuteceacutedeacute en deacutecembre 1934) eacutetait une figure incontournable dans la vie intellectuelle sovieacutetique
et qui en 1932 avait pris connaissance du projet du futur livre de Megrelidzeacute et donneacute son
approbation La mission a deacutebuteacute agrave Gagra ougrave au cours de trois mois Megrelidzeacute a eacutecrit un tiers
du livre en se servant des mateacuteriaux qursquoil avait petit agrave petit assembleacutes deacutejagrave agrave Tbilissi Le reste du
livre a eacuteteacute reacutedigeacute agrave Leningrad ougrave il a occupeacute un poste de chercheur au Deacutepartement des eacutetudes
du Caucase agrave lrsquoILP Le livre a donc eacuteteacute reacutedigeacute entre 1933 et 1934 mais nrsquoa eacuteteacute precirct agrave la parution
qursquoen 1936 Dans lrsquointroduction (agrave la version de 1937) Megrelidzeacute remarque que la parution a ducirc
ecirctre plusieurs fois remise pour des raisons indeacutependantes de lrsquoauteur A preacutesent il est impossible
drsquoeacutetablir la nature de ces raisons ainsi que celle des modifications que le texte a ducirc subir avant
que la version composeacutee comme le bon agrave tirer ait eacuteteacute deacutefinitivement fixeacute La seule modification
dont on peut ecirctre sucircr concerne le titre de lrsquoouvrage Dans la documentation de lrsquoILP qui contient
25
la liste des ouvrages preacutepareacutes pour la parution au cours de lrsquoanneacutee 1936 le livre de Megrelidzeacute
figure sous le titre Pheacutenomeacutenologie marxiste de la penseacutee alors que selon le bon agrave tirer le titre
est Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee24 Nous reviendrons sur la question
concernant le titre de lrsquoouvrage en peu plus bas Quant au retard de la parution du livre tregraves
probablement il a eacuteteacute lieacute agrave lrsquoexclusion de Megrelidzeacute du parti et agrave des procegraves politiques internes
agrave lrsquoILP (dans lrsquoautobiographie comme on lrsquoa vu Megrelidzeacute parle de lrsquolaquo eacutepuration raquo qui a ducirc
consideacuterablement agiter la vie de lrsquoinstitut (voir eacutegalement la note [21] en bas des pages 21-22)
En juin 1936 le livre a eacuteteacute composeacute en typographie Un an plus tard en juin 1937 le reacutedacteur
professeur Leon Bachindjagian a donneacute lrsquoautorisation drsquoimpression Mais les exemplaires nrsquoont
eacuteteacute imprimeacutes que vers la fin de lrsquoanneacutee car Bachindjagian a eacuteteacute arrecircteacute (avec la mecircme accusation
qui quelques mois plus tard serait porteacutee contre Megrelidzeacute ndash lrsquoadheacutesion au groupe nationaliste
armeacutenien des Dachnaks) et il a fallu que le nouveau reacutedacteur Ivan Mechtchaninov qui eacutetait en
mecircme temps le reacutedacteur geacuteneacuteral de lrsquoeacutedition donne une nouvelle autorisation
Le livre avait eacuteteacute conccedilu comme la thegravese doctorale de Megrelidzeacute Friedrich rapporte dans
son livre qursquoen mai 1936 agrave lrsquoILP Megrelidzeacute avait deacutejagrave obtenu le titre de laquo candidat des
sciences raquo qui au sein du systegraveme sovieacutetique le rendait recevable pour la thegravese La deacutecision de
lui confeacuterer ce titre a eacuteteacute signeacutee par Deborin Mechtchaninov et Frank-Kamenetzki25 Quant agrave la
soutenance de la thegravese doctorale elle a eacuteteacute tout comme la parution du livre drsquoabord remise agrave
plus tard agrave cause de lrsquoarrestation du directeur de la thegravese qui eacutetait eacutegalement le premier eacutediteur
de son livre Leon Bachindjagian Les fonctions de celui-ci ont eacuteteacute reprises par Mechtchaninov
(qui apregraves la mort de Marr est devenu directeur de lrsquoILP et passe pour le plus eacuteminent des
repreacutesentants du marrisme) qui comme on vient drsquoindiquer a donneacute le feu vert agrave lrsquoimpression du
livre Mais agrave cause de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute en feacutevrier de lrsquoanneacutee 1938 la soutenance de la
thegravese a ducirc ecirctre reporteacutee pour plus tard encore une fois et nrsquoa jamais pu avoir lieu Quant aux
exemplaires de son livre qui au moment de son arrestation eacutetaient stockeacutes mais pas encore mis
en circulation ils furent entiegraverement aneacuteantis Le bon agrave tirer a eacuteteacute sauveacute par lrsquoun des chercheurs
de lrsquoILP Ioseb Megrelidzeacute Il lrsquoavait clandestinement retireacute du bureau deacutejagrave scelleacute de Konstantineacute
Megrelidzeacute Puis comme nous le rapporte la fille de Megrelidzeacute Ioseb Megrelidzeacute aurait gardeacute
24 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических
исследований Op cit p 397 25 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 93
26
cet exemplaire chez soi emballeacute dans une fausse couverture rouge qui appartenait agrave un des
volumes des œuvres de Leacutenine
De toute apparence Konstantineacute Megrelidzeacute a reacutecupeacutereacute cet exemplaire agrave la fin de 1939
quand il a eacuteteacute mis en liberteacute drsquoune maniegravere aussi inattendue que courte Il lrsquoa apporteacute agrave Tbilissi
ougrave au deacutebut de 1940 il a renoueacute le contact avec des professeurs drsquoinfluence agrave lrsquoUniversiteacute de
Tbilissi le recteur lrsquohistorien Ivaneacute Djavakhichvili son ancien professeur de psychologie
Dimitri Uznadzeacute lrsquohistorien Simon Djanachia Ceux-ci apregraves avoir pris connaissance du livre de
Megrelidzeacute deacutecident de le publier Mais la nouvelle arrestation de Megrelidzeacute advenue le 31
deacutecembre de la mecircme anneacutee empecircchera ce projet de se reacutealiser
A cette eacutetape on pourrait se poser la question suivante est-ce que lrsquoarrestation et la
deacuteportation de Megrelidzeacute dans le camp de travail qui a reacutesulteacute dans sa mort eacutetaient lieacutees au
caractegravere de son travail theacuteorique agrave ses ideacutees Jusque-lagrave nous nrsquoavons pas fait allusion au
contenu de ces ideacutees et pourtant cette question nrsquoest pas preacutematureacutee car il est possible drsquoy
reacutepondre en faisant appel exclusivement aux eacuteleacutements biographiques tandis que lrsquoanalyse de ses
positions theacuteoriques ne mettrait pas de nouvel eacuteleacutement dans lrsquoaffaire
Contrairement agrave ce qui semblerait ecirctre lrsquoexplication la plus immeacutediate et intuitive rien ne
nous permet drsquoaffirmer que lrsquoarrestation de Megrelidzeacute avait pour but son eacutecartement de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Comme on a vu lrsquoaccusation nrsquoa pas eacuteteacute centreacutee sur ses activiteacutes
acadeacutemiques mais sur lrsquoimputation drsquoune adheacutesion agrave un groupe extreacutemiste de nationalistes
armeacuteniens Il est vrai que cette accusation par son absurditeacute laisse entendre que la vraie raison
en eacutetait une autre (il nrsquoest pas sans importance de noter que Megrelidzeacute nrsquoa jamais donneacute son
aveu et nrsquoa pas signeacute les protocoles de police) mais il est tout aussi clair qursquoau deacutebut de la
peacuteriode des grandes purges lorsque tombe lrsquoarrestation il nrsquoaurait pas eacuteteacute gecircnant pour le NKVD
de construire une accusation avanccedilant des raisons ideacuteologiques
En outre notre affirmation peut ecirctre appuyeacutee par le fait que la preacutesence des ideacutees de
Megrelidzeacute dans le milieu acadeacutemique de lrsquoeacutepoque eacutetait assez reacuteduite et crsquoest avec difficulteacute
qursquoon pourrait parler des effets produits par ses textes
Les effets de son activiteacute intellectuelle pourraient ecirctre reacutesumeacutes dans les quatre points
suivants
27
Premiegraverement son livre et donc le seul texte qui expose les positions de Megrelidzeacute drsquoune
maniegravere systeacutematique et aurait une certaine force pour imposer telles ou telles ideacutees nrsquoa pas pu
voir le jour ni avant son arrestation ni durant le reste de sa vie
Deuxiegravemement le constat qursquoon peut faire agrave partir des trois autres textes tous parus en 1935
durant la vie de lrsquoauteur ne serait pas essentiellement autre Son texte le plus extensif paru dans
la revue Langue et penseacutee26 et qui srsquointitulait laquo De la conscience animale agrave la conscience
humaine raquo (plus tard ce texte sera converti en deuxiegraveme chapitre de son livre) ne contient rien
qui precircte agrave des conclusions politiquement significatives et pouvant ecirctre imputeacutees agrave lrsquoauteur Il en
va de mecircme de son deuxiegraveme article paru dans un recueil deacutedieacute agrave la meacutemoire de Nikolas Marr
laquo Sur les superstitions et le mode de penseacutee ldquopreacutelogiquerdquo (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Quant agrave son
troisiegraveme texte srsquointitulant laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo publieacute dans la revue
Les problegravemes de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes il nrsquoy a rien de non orthodoxe dans ce
texte entiegraverement impreacutegneacute des louanges de Nikolas Marr qui est preacutesenteacute comme celui qui a
fourni agrave la science marxiste de la culture mateacuterielle une meacutethodologie approprieacutee
Troisiegravemement il est agrave noter que Megrelidzeacute a eu quelques occasions pour partager les
reacutesultats provisoires de ses travaux avec ses collegravegues et en discuter avec eux Crsquoest le moment
ougrave Megrelidzeacute acquiert une certaine notorieacuteteacute dans les cercles acadeacutemiques de Leningrad de
lrsquoeacutepoque Drsquoune lettre eacutecrite par Megrelidzeacute agrave sa femme27 nous apprenons qursquoen 1933 il eut la
possibiliteacute de faire quelques preacutesentations au sujet de quelques-uns des eacuteleacutements que plus tard il
inclurait dans son livre notamment les questions relatives agrave la psychologie Son intervention agrave
Leningrad agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences28 aurait provoqueacute un tregraves vif inteacuterecirct suite agrave quoi on lui
aurait demandeacute de faire une session suppleacutementaire Cette fois-ci le public srsquoest reacuteuni plus large
car les chercheurs drsquoautres instituts ayant entendu parler de sa premiegravere intervention sont venus
lrsquoeacutecouter A la fin de la session une discussion srsquoest animeacutee qui quelque peu regrettablement
pour Megrelidzeacute eacutetait drsquoun caractegravere plutocirct laudatif que critique Parmi ceux qui avaient pris la
parole se trouvaient Ivan Meschaninov Izrailrsquo Frank-Kamenetski29 Vasili Struve30 Boris
26 Il srsquoagit de la revue eacutediteacutee au sein de lrsquoILP de 1933 jusqursquoagrave 1948 27 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 602-603 28 LrsquoILP de Marr ougrave travaillait Megrelidzeacute eacutevidemment eacutetait un des instituts au sein de lrsquoAcadeacutemie des
Sciences de RSFSR 29 Seacutemitologue et bibliste theacuteoricien du mythe de la litteacuterature et de la religion Il collaborait avec Nikolas
Marr et travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut Japheacutetologique qui en 1931 srsquoest transformeacute en lrsquoIPL Il y dirigeait
28
Ananrsquoev31 Comme nous apprenons de cette lettre les eacutechanges oraux avec ses collegravegues ne sont
apparus agrave Megrelidzeacute ni porteurs drsquoeffets ni fructueux ou stimulants Ainsi eacutecrit-il
laquo Ma chegravere Tsoutsa je sais bien qursquoils ont appreacutecieacute mon travail Mais je sais tout aussi bien que
malgreacute leur eacutevaluation positive ils nrsquoarrivent pas agrave prendre en compte toutes les conseacutequences qui se
laissent tirer de certaines de ces ideacutees ni agrave envisager tout ce qui devrait deacutecouler de ces postulats
Mais peut-ecirctre est-il impossible qursquoune telle prise en compte par des personnes inconnues ait lieu
Et ainsi ce succegraves me trouble tout autant qursquoun insuccegraves mrsquoaurait inquieacuteteacute raquo32
Neacuteanmoins ce manque de compreacutehension ne change rien par rapport agrave la question qursquoon est
en train de se poser ici car lrsquoincompreacutehension est tout autant un effet vrai drsquoune proposition
theacuteorique que sa compreacutehension On sait eacutegalement que Megrelidzeacute a fait une intervention
publique agrave Tbilissi en 1940 dans la peacuteriode entre ses deux arrestations lorsqursquoil travaillait sur un
petit ouvrage agrave preacutesent perdu srsquointitulant Lrsquohistoire des couleurs agrave la lumiegravere des problegravemes
geacuteneacuteraux de perception33 Mais bien eacutevidemment tous ces faits ne sont pas suffisants pour
qursquoon puisse affirmer que le travail de Megrelidzeacute aurait produit des effets quelque peu seacuterieux
et durables Qui plus est les sujets qursquoil avait choisi de traiter en vue des eacutechanges avec ses
collegravegues (psychologie animale question du nombre theacuteorie des couleurs) relevaient du
caractegravere empirique et plutocirct illustratif ne portant qursquoobliquement sur les enjeux theacuteoriques qui
sont au cœur de sa reacuteflexion
Enfin et quatriegravemement il faut attirer lrsquoattention sur le fait que dans lrsquohistoriographie de la
philosophie sovieacutetique on ne trouve aucune mention qursquoelle soit positive ou neacutegative de notre
auteur Quant agrave son eacutepoque il nrsquoy a eu qursquoune petite recension que en 1935 Aleksandr Louria
le cabinet des langues seacutemito-hamitiques ainsi que le secteur de la litteacuterature orale de la socieacuteteacute primitive Il publiait dans la revue laquo Recueil japheacutetologique raquo
30 Deux ans plus tard en 1935 Vasili Struve sera nommeacute comme membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il est lrsquoorientaliste marxiste sovieacutetique le plus renommeacute qui srsquoeacutetait speacutecialiseacute en eacutegyptologie et en assyriologie Il est consideacutereacute comme le fondateur de lrsquoeacutecole sovieacutetique de lrsquohistoire de lrsquoAncient Orient
31 laquo Le jeune psychologue Ananrsquoev raquo (comme le deacutecrit Megrelidzeacute) agrave cette eacutepoque travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut psychoneacutevrologique de Bekhterev agrave Leningrad Plus tard il sera le fondateur et lrsquoauteur de la conception du deacutepartement de psychologie agrave lrsquoUniversiteacute drsquoEtat de Leningrad et deacuteveloppera un modegravele systeacutemique de la conscience humaine qui accentue le mode de recherche interdisciplinaire dont le centre est la psychologie
32 La lettre de Megrelidzeacute agrave sa femme dateacutee du 30 avril de 1933 in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit თბილისი 1990 p 603
33 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 67
29
avait deacutedieacutee agrave son article sur la psychologie animale et humaine34 Mecircme si un Louria laudatif
remarque que Megrelidzeacute est le premier agrave poser la question de la conscience (сознание) dans de
nouveaux termes proprement marxistes et historicistes diffeacuterents de ceux qui eacutetaient proposeacutes
par les courants conflictuels de laquo la psychologie ideacutealiste raquo et de laquo la psychologie meacutecaniste raquo ce
nrsquoest eacutevidemment pas une reacuteaction assez forte pour qursquoelle ait marqueacute son milieu intellectuel
ainsi que le souvenir qui en a eacuteteacute gardeacute
Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente
Sans doute la source de lrsquoimportance ou puissance qursquoon peut attribuer agrave un texte
quelconque ne reacuteside pas tant dans son caractegravere intrinsegraveque que dans les effets qursquoil a geacuteneacutereacutes
au cours du temps et des contextes changeants mais eacutegalement dans le fait qursquoil continue de les
geacuteneacuterer jusqursquoau moment preacutesent Comme on vient de voir le livre de Megrelidzeacute donne
lrsquoexemple drsquoun texte qui nrsquoa entraicircneacute quasiment aucune exteacuteriorisation dans son propre contexte
immeacutediat On va maintenant essayer de donner lrsquoaperccedilu des deacuteveloppements qui ont eu lieu
apregraves la parution du livre en 1965 rendue possible par le bon agrave tirer qui avait eacuteteacute preacuteserveacute par la
famille de lrsquoauteur35
Paru avec presque trente ans de retard et transposeacute dans un milieu qui lui eacutetait eacutetranger
lrsquoouvrage a rencontreacute un public dont la deacutemotivation intellectuelle eacutetait proportionnelle agrave la
stagnation de la penseacutee soumise agrave une pression ideacuteologique aigueuml depuis une longue peacuteriode de
temps Degraves sa parution le livre a acquis une certaine notorieacuteteacute dans les cercles philosophiques
sovieacutetiques et il a surtout inspireacute toute une geacuteneacuteration drsquoeacutetudiants de la faculteacute de philosophie de
lrsquoUniversiteacute de Rostov Le livre est devenu un sujet de discussions lors des sessions du
deacutepartement de philosophie de cette universiteacute agrave une desquelles en 1966 il a eacuteteacute deacutecideacute de le
preacutesenter pour le hautement prestigieux prix Leacutenine (qursquoil nrsquoa jamais obtenu) Comme le
34 Александр Романович ЛУРИЯ laquo К Р Мегрелидзе От животного сознания к человеческомуraquo in Язык
и мышление V 1935 изд Академии наук СССР Вестник АН СССР 8-9 Москва-Ленинград 1936 35 La publication a eacuteteacute rendu possible gracircce aux efforts de la femme de lrsquoauteur rentreacutee agrave Tbilissi apregraves 16 ans
passeacutes dans un camp de concentration et bannissement et sa fille qui avait 7 ans au moment de lrsquoarrestation du pegravere et qui a eacuteteacute gardeacutee agrave Tbilissi par la belle-megravere de lrsquoauteur Cela a eu donc lieu apregraves sa reacutehabilitation en 1958 et 21 ans apregraves la mort de lrsquoauteur
30
protocole des sessions le montre36 les discussions portaient un caractegravere assez sommaire et se
sont borneacutees agrave lrsquoexposition des divers eacuteleacutements de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave lrsquoaccentuation de
la contribution de Megrelidzeacute agrave laquo la sociologie marxiste toujours peu eacutelaboreacutee raquo et agrave de mineures
deacuteviations (parfois de caractegravere purement terminologique) par rapport aux classiques du
marxisme-leacuteninisme
Le commentaire sovieacutetique qui provoque le plus drsquointeacuterecirct est celui drsquoOtar Djioev un
philosophe geacuteorgien auteur de lrsquoarticle laquo Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee dans
lrsquoœuvre de K R Megrelidzeacute raquo (1979)37 ainsi que drsquoune brochure laquo Kita Megrelidzeacute raquo (1982)38
Ces textes sont drsquointeacuterecirct dans la mesure ougrave Djioev va un peu plus loin qursquoune superficielle
constatation des reacutesultats obtenus par Megrelidzeacute et essaye de replacer son livre dans le contexte
des travaux laquo bourgeois raquo dont certains lui sont contemporains Dans cette juxtaposition ndashun
proceacutedeacute courant agrave partir des anneacutees 70 car depuis quelque temps deacutejagrave lrsquoUnion Sovieacutetique avait
commenceacute agrave se deacutelier de la politique isolationniste y compris dans le domaine de la science et agrave
srsquoorienter vers lrsquoeacutemulation du monde laquo capitaliste raquo ndash Megrelidzeacute est preacutesenteacute comme
laquo philosophe marxiste-leacuteniniste raquo (une expression encore absente chez Megrelidzeacute) qui aborde la
mecircme probleacutematique que lrsquoon trouverait chez Husserl Scheler ou Habermas Djioev rassemble
ceux-ci dans le groupe des philosophes qui en se rendant compte que la question de la penseacutee ne
peut pas ecirctre pertinemment poseacutee dans le cadre de la conscience en tant que telle cherchent des
voies pour laquo socialiser raquo la compreacutehension de lrsquohumain et laquo deacutepasser lrsquoopposition entre la
conscience ou [autrement dit] la penseacutee et lrsquoecirctre raquo Selon lrsquoestimation de Djioev ni la solution
de Husserl qui part de la conception du laquo monde de la vie raquo ou encore de la laquo socialiteacute
universelle raquo ni celle de Scheler qui a accentueacute ce moment dans sa sociologie
pheacutenomeacutenologique ni non plus celle de Habermas qui examine le lien entre la laquo connaissance raquo
et lrsquolaquo inteacuterecirct raquo nrsquoont atteint leur but car dans les trois cas la maniegravere dont le lien entre lrsquoecirctre
36 Le protocole drsquoune des sessions a eacuteteacute publieacute dans la revue principale en philosophie Les questions de philosophie А В ПОТЕМКИН В П ЯКОВЛЕВ laquo 30 лет спустя raquo in Вопросы философии 4 1968 Cf eacutegalement С МИКУЛИНСКИЙ Г ВОЛКОВ laquoСамопознание наукиraquo in Правда 13 февраля 1967 Certains eacuteleacutements du protocole ont eacuteteacute publieacutes aussi en geacuteorgien ბრონსკი ნ ქოზაევი ა bdquoკაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებldquo in საქართველოს კომუნისტი N3 pp 91-94 Enfin il a eacuteteacute recenseacute dans la liste bibliographique des publications sovieacutetiques en philosophie laquo 1967 Discussion at Rostov (on the Don) Univesity on The Basic Problems of the Sociology of Thought a book written in the thirties by Georgian philosopher K R Megrelidze raquo (laquo Chronology raquo in Studies in Soviet thought Vol 8 No 23 (1968) p 254)
37 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Издательство Наука Москва 1979
38 Отар ДЖИОЕВ Кита Мегрелидзе Мецниереба Тбилиси 1982
31
(social) et la penseacutee est postuleacute relegraveve de lrsquoabstraction Or ce nrsquoest que sur la base marxiste-
leacuteniniste dit Djioev qursquoon peut comprendre ce lien drsquoune maniegravere concregravete en accentuant non
pas une simple socialiteacute de conscience mais la pratique sociale car ce nrsquoest que la pratique qui
laisse les aspects drsquoactiviteacute et de passiviteacute apparaicirctre dans un eacutequilibre dialectique Suite agrave cette
reacuteflexion Djioev oppose Megrelidzeacute agrave Althusser Selon lui Althusser retombe dans ce que
Megrelidzeacute aurait appeleacute le sociologisme qui implique une deacutetermination sociale de lrsquohomme
laquo Selon lrsquointerpreacutetation althusseacuterienne de la theacuteorie de la connaissance marxiste le [caractegravere]
actif de conscience celui de lrsquoactiviteacute drsquoun homme connaissant se marie avec la neacutegation du
[caractegravere] actif du sujet de connaissance Cette attitude deacutecoule du structuralisme qui se repreacutesente
la penseacutee telle une activiteacute interpersonnelle et au bout de compte glisse vers lrsquoaffirmation selon
laquelle ce sont les structures qui laquo pensent raquo pas les hommesraquo39
Quant agrave Megrelidzeacute lui en revanche dit Djioev refuse de poser la question de la
deacutetermination sociale de lrsquohomme sans en mecircme temps srsquointerroger sur la nature de la pratique
humaine et laisser place au principe actif qui en deacuterive
Une conclusion semblable trouve une forme beaucoup moins sophistiqueacutee on pourrait dire
mecircme peacutenible chez un autre commentateur sovieacutetico-geacuteorgien Zourab Kakabadzeacute qui
qualifie Megrelidzeacute drsquohumaniste pour laquo la place exceptionnelle que Megrelidzeacute attribue agrave
lrsquohomme dans le monde raquo40 On fera observer que chez ce commentateur nous trouvons une
autre ligne drsquoopposition au monde bourgeois agrave laquelle Megrelidzeacute pouvait ecirctre associeacute dans le
contexte de lrsquoUnion Sovieacutetique tardive Megrelidzeacute eacutetait notamment preacutesenteacute comme le chef de
file dans la lutte contre les cyberneacuteticiens bourgeois qui soulevaient des preacutetentions absolues
tacircchant de modeler le cerveau humain et de substituer la machine agrave lrsquohomme Evidemment
Megrelidzeacute au milieu des anneacutees 30 ne pouvait pas encore critiquer la cyberneacutetique Mais la
reacutefeacuterence ici est faite agrave la critique acharneacutee que Megrelidzeacute lance au physiologisme et agrave ses
preacutetentions (virtuelles) de donner une explication deacutefinitive de la penseacutee de lrsquohomme
La double critique des attitudes reacuteductionnistes - sociologisante drsquoun cocircteacute et empiriciste de
lrsquoautre cocircteacute ndash observeacutees par Megrelidzeacute dans les explications de ce qursquoil appelle la laquo penseacutee
humaine raquo a eacuteteacute donc exploiteacutee par les commentateurs sovieacutetiques des anneacutees 70 pour srsquoopposer
39 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 127 40 Зураб КАКАБАДЗЕ laquo Второе рождение книги raquo in Заря востока 88 14 апреля 1967
32
aux deacuteveloppements theacuteoriques et scientifiques du monde capitaliste qui leur eacutetaient
contemporains Cela en mecircme temps leur permettait drsquoinsister sur lrsquoactualiteacute de lrsquoœuvre de
Megrelidzeacute et son caractegravere anticipateur Ainsi en placcedilant au preacutealable Althusser dans la
continuiteacute avec la theacuteorie sociologique de Durkheim les arguments anti-durkheimien de
Megrelidzeacute par extension pouvaient ecirctre adresseacutes agrave lui aussi De la mecircme faccedilon lrsquoinsistance de
Megrelidzeacute sur les limitations de la recherche en physiologie et ses raisonnements anti-
pavloviens pouvaient ecirctre remis en emploi dans la critique de la cyberneacutetique En anticipant le
cours de notre analyse nous voudrions remarquer ici que les passages critiques deacutedieacutes agrave Pavlov
que la censure avait effaceacutes dans lrsquoeacutedition de 1965 du livre sont reacuteapparus dans la version du
1973 Vu le besoin de nouveaux instruments critiques dans la philosophie et la science sovieacutetique
des anneacutees 70 la motivation derriegravere un tel changement dans le fonctionnement de la censure est
assez claire
Enfin pour des raisons drsquoexhaustiviteacute nous voudrions ajouter que quelques dizaines
drsquoarticles faisant reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ont eacuteteacute publieacutes en Union Sovieacutetique ainsi
qursquoen Russie postsovieacutetique et contemporaine Ces articles ne meacuteritent strictement aucune
attention vu leur qualiteacute acadeacutemique extrecircmement basse Non seulement ils nrsquoeacuteclairent en rien
lrsquoœuvre de Megrelidzeacute mais ils ne peuvent mecircme pas ecirctre consideacutereacutes comme des exemples de sa
reacuteception41 Les citations tireacutees du livre de Megrelidzeacute y apparaissent drsquoune maniegravere sporadique
hasardeuse et inattendue sans preacutemisses ou raisons apparentes et ne servent que pour fournir
drsquoappui agrave telle ou telle position que lrsquoauteur de lrsquoarticle donneacute voudrait deacutefendre De telles
apparitions sont signe non pas de lrsquoimportance qui serait geacuteneacuteralement reconnue agrave Megrelidzeacute
mais justement de lrsquoinsouciance que les auteurs drsquoarticles pareils deacutemontrent dans leur incapaciteacute
agrave prendre en compte le fait qursquoil existe une diffeacuterence dans lrsquoimportance ou si lrsquoon veut une
certaine hieacuterarchie entre les auteurs qui dicte les regravegles de reacutefeacuterences (inavoueacutees car allant de
soi) dans tout travail acadeacutemique deacutecent
Quant aux retentissements que la parution du livre a eus dans le milieu acadeacutemique
occidental ils se bornent principalement agrave des mentions dans les listes des nouvelles parutions
sovieacutetiques Il srsquoagit des listes bibliographiques qui embrassaient un nombre tregraves complet de
41 A titre drsquoexemple on ne va indiquer qursquoun article publieacute en Reacutepublique Tchegraveque dans les temps sovieacutetiques
Jan KAPARYT Rudolf STEINDL laquo Historicity materiamismus a etologicka redukce socialniho na biologickerdquo in Sociologicky Casopis Czech Sociological Review Roc 16 Cis 5 (1980) p 483
33
livres et de revues en philosophie parus en Union Sovieacutetique Elles eacutetaient conccedilues comme
instrument de recherche pour les sovieacutetologues qui eacutevidemment rencontraient des difficulteacutes
peu neacutegligeables quant agrave lrsquoaccegraves agrave la production intellectuelle sovieacutetique42 Ces listes proposent
seulement les informations bibliographiques et mecircme un rangement en rubriques y est absent43
A part cela nous pouvons citer quelques phrases qui constituent les mentions les plus
extensives de lrsquoœuvre de Megrelidzeacute que lrsquoon peut trouver dans le monde universitaire
occidental pendant la peacuteriode drsquoexistence de lrsquoUnion Sovieacutetique Lrsquoune appartient agrave Thomas J
Blakeley qui dans les notes agrave lrsquoun des volumes de la seacuterie Studies in Soviet thought eacutenumegravere
quelques livres sovieacutetiques qui traitent les questions meacutethodologiques relatives au peuple classes
et valeur et qui font preuve drsquoune certaine distanciation laquo analytique raquo par rapport aux aspects
les plus obscurs du marxisme-leacuteninisme Ainsi eacutecrit-il
laquo Basic Problems of Sociology of Knowledge (Osnovnye problem sociologii myslenija Tbilisi
Mecniereba 1973 438 str) by K R Megrelidze is a breath of fresh air from the past First published
posthumously in 1965 after having been ready for publication in 1938 it shows a strong mind at
work on problems of import not just to Soviet science but also to world science at that time Class
interests class consciousness and the like are handled with a sophistication that Soviet theory of
culture has yet to regain raquo44
Lrsquoautre commentaire est agrave trouver dans un article drsquoAsh Gobar ougrave celui-ci deacutepeint le
panorama des recherches dans des diverses branches de la philosophie en Geacuteorgie
laquo hellipMegrelidze utilizing the insights of Gestalt psychology describes ldquoconsciousnessrdquo and
ldquothoughtrdquo as dynamic processes with Gestalt properties He criticizes ldquobourgeois sociologistsrdquo who
42 Le but ainsi que la structure des listes bibliographiques preacutepareacutees au sein de The institute of East-European
studies (University of Frieburg) sont expliqueacutes par BLAKELEY J Thomas laquo A bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought I D Reidel Publishing Company Dodrecht 1961 pp 12-15
43 Cf laquo Books received raquo in Studies in Soviet Thought Vol 14 (1974) p 343 laquo Foreign-language books received raquo in The review of Metaphysics Vol 20 No 2 (Dec 1966) p 387 Ash GOBAR laquo Bibliography of Georgian philosophy (1946-1976) raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No
3 (Aug 1978) p 253 laquo Bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought Vol 15 No 1 (Mar 1975) p 86 Joacutezef Maria BOCHENSKI (eacuted) Bibliographie der Sowjetischen Philosophie VII D Reidel Publishing
Company Dodrecht 1968 p 113 44 Thomas J BLAKELEY Franccedilois PERROUD laquo Notes and Comments raquo in Studies in Soviet Thought Vol
17 No 2 (Aug 1977) p 142
34
describe personalsocial consciousness as a mere ldquocopyrdquo of a given culture ignoring the ldquothird
factorrdquo of creativity which mediates between the person and his culture raquo45
Megrelidzeacute figure dans les livres deacutedieacutes agrave lrsquohistoire de la philosophie geacuteorgienne publieacutes en
Geacuteorgie46 mais comme nous le voyons crsquoest bien la sovieacutetologie elle-mecircme qui degraves les anneacutees
60-70 lrsquoy avait inscrit
Le troisiegraveme bloc dans lrsquohistoire de la reacuteception du livre de Megrelidzeacute est constitueacute par des
publications relativement reacutecentes ougrave la question nrsquoest plus du tout celle de la nature de son
travail theacuteorique mais celle de sa place dans lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique Il srsquoagit de
remarques tout agrave fait marginales souvent en bas de page dans lesquelles Megrelidzeacute nrsquoest
envisageacute qursquoobliquement comme une figure de lrsquoentourage de Nikolas Marr A titre drsquoexemple
lrsquoarticle de Perlina dont le but est de deacutemontrer que dans les anneacutees 20-30 les œuvres de Leacutevy-
Bruhl Freud et Cassirer eacutetaient bien connues des speacutecialistes sovieacutetiques du folklore de la
mythologie et de lrsquoethnographie Megrelidzeacute nrsquoest eacutevoqueacute que pour en faire une preuve parmi
drsquoautres par les quelques reacutefeacuterences agrave Leacutevy-Bruhl et agrave Cassirer que lrsquoon trouve dans son livre47
Les mentions de ce type se sont surtout multiplieacutees dans la derniegravere deacutecennie ougrave la relecture des
œuvres de Nikolas Marr a eacuteteacute mise agrave lrsquoordre du jour En effet si dans la derniegravere deacutecennie le nom
de Megrelidzeacute resurgit crsquoest ducirc au reacuteveil de lrsquointeacuterecirct plus large pour la linguistique marriste qui
malgreacute son caractegravere deacutesuet relegraveve des eacuteleacutements remarquables pour une critique de la
linguistique indoeuropeacuteenne48
Lrsquoœuvre de Megrelidzeacute nrsquoest donc jamais devenue lrsquoobjet drsquoune recherche seacuterieuse La seule
chercheuse qui se deacutemarque par lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave ce penseur est Janette Friedrich que
nous avons deacutejagrave mentionneacutee au sujet de la biographie de Megrelidzeacute dont elle fournit la version
45 Ash GOBAR laquo Contemporary philosophy in Soviet Georgia raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No 3
(Aug 1978) p 179 46 Cf მახარაძე მიხეილ ქართული ფილოსოფიური აზრის ისტორია ოთხტომეული უნივერსალი
თბილისი 2013 47 Nina PERLINA laquo Olrsquoga Freidenbert on Myth Foklore and Literature raquo in Slavic Review Vol 50 No 2
(Summer 1991) p 375 48 Cf Craig BRANDIST laquo Semantic paleontology and the passage from myth to science and poetry the work
of Izrailrsquo Frank-Kamenetskij (1880-1937) raquo in Studies in East European Thought Vol 63 No 1 Fifty Years of Studies (February 2011) p 44
Craig BRANDIST Katya CHOWN (Ed) Politics and the theory of language in the USSR 1917-1938 The birth of sociological linguistics Anthem Press London 2011 p 171
Vladimir ALPATOV laquo Que peut apporter lrsquoheacuteritage de Marr raquo in Un paradigme perdu la linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL No 20 2005
35
la plus complegravete Dans sa thegravese doctorale qui a pris la forme drsquoune monographie deacutedieacutee aux
paradigmes de la langue dans des conceptions psychologiques sovieacutetiques agrave cocircteacute de Bachtin et
Vygotskij elle analyse cet aspect speacutecifique chez Megrelidzeacute aussi Par ce livre auquel se joint
un article49 elle a fait connaicirctre Megrelidzeacute dans le milieu germanophone Et crsquoest toujours elle
qui avec un article en langue franccedilaise50 ougrave est tenteacute une reconstruction des traces de la theacuteorie
de Nikolas Marr dans lrsquoœuvre de Megrelidzeacute a pour la premiegravere fois introduit cet auteur dans
lrsquoespace francophone
Crsquoest dans le sillage drsquoune reacuteactualisation de Marr que dans les anneacutees reacutecentes Megrelidzeacute
est tombeacute au centre de lrsquointeacuterecirct plus focaliseacute chez des chercheurs de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Cela
a reacutesulteacute dans une journeacutee drsquoeacutetude un cours universitaire quelques articles et une petite
monographie de Zedania Le preacutesent travail a eacuteteacute eacutegalement inspireacute par ces deacuteveloppements
Apregraves cet aperccedilu de lrsquohistoire de lrsquoouvrage nous voudrions maintenant revenir plus
speacutecifiquement sur lrsquohistoire du texte du livre Comme on vient de dire Friedrich a consacreacute un
article aux traces de la conception linguistique de Nikolas Marr dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute
Les versions du livre que lrsquoon connaissait jusqursquoagrave il y a quelques anneacutees au long de ses cinq cent
pages ne comportait quasiment aucune mention significative de Nikolas Marr51 ce qui il nrsquoest
pas eacutetonnant paraissait eacutetrange vue les circonstances de la reacutedaction du livre et la biographie de
lrsquoauteur Il eacutetait bien clair que le livre avait ducirc ecirctre censureacute ou pour utiliser lrsquoeupheacutemisme
sovieacutetique courant laquo nouvellement eacutediteacute raquo Si ce livre tronqueacute il y a quelques anneacutees encore
obligeait donc ses commentateurs agrave faire des conjectures et agrave essayer de reconstruire ce qui
hypotheacutetiquement pouvait ecirctre sa version originale agrave preacutesent il peut devenir lrsquoobjet drsquoune
analyse concregravete gracircce au fait que lrsquounique bon agrave tirer datant de 1937 ndash la seule source donc des
eacuteditions de 1965 et 1973 - a eacuteteacute reacutecemment retrouveacute dans lrsquoarchive du Museacutee de la litteacuterature de
Tbilissi Evidemment il nous permet de voir tregraves exactement les modifications que le texte a
49 Janette FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen
Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004 pp 109-124
50 Janette FRIEDRICH laquo Les traces de N Marr dans le livre de K Megrelidze Osnovnye problem sociologii myslenija (1937) raquo in Cahiers de lrsquoILSL Ndeg20 2005 pp 109-125 (Voir eacutegalement lrsquoarticle de Sylvie ARCHAIMBAULT qui integravegre les reacutesultats apporteacutes par Friedrich dans le tableau qursquoelle dresse de lrsquousage de la notion de lrsquoaperception parmi les linguistes russes et sovieacutetiques mais qui nrsquoa pas de preacutetention drsquoapporter de nouvelles connaissances sur Megrelidzeacute agrave proprement parler laquo La notion drsquoaperception raquo in Slavica Occitania Toulouse 30 2010 95-114)
51 Plus preacutecisement dans la version de 1965 le nom de Marr apparaicirct agrave deux occasions tout agrave fait marginales alors que dans la version de 1973 ses occurrences se multiplient mais restent tout aussi inessentielles
36
subies ulteacuterieurement On nrsquoa pourtant pas de possibiliteacute de porter le jugement sur ce que lrsquoauteur
lui-mecircme a (probablement) ducirc changer dans la peacuteriode entre 1933 et 1937 (exception faite du
titre du livre dont nous connaissons trois versions)
Le bon agrave tirer garde les traces de corrections orthographiques faites par un correcteur
speacutecialiste au mois de mai 1937 ainsi que des corrections mineures faites par la main de
Megrelidzeacute lui-mecircme Sur la page numeacutero un ougrave commence lrsquolaquo Exposition geacuteneacuterale de la
question de la penseacutee raquo52 le premier reacutedacteur du livre Leon Bachindjagian a fait deux
remarques dateacutees du 2VI37 1) laquo Imprimer agrave partir de la page 1 jusqursquoagrave la page 464 raquo (il nrsquoest
donc pas clair si lrsquointroduction qui preacutecegravede la page numeacutero 1 et est numeacuteroteacutee en chiffres
romains eacutetait censeacutee ecirctre imprimeacutee ou pas) et 2) laquo Les citations des classiques du marxisme sont
veacuterifieacutees raquo Sur les marges de lrsquoexemplaire on trouve eacutegalement de petits passages par lesquels
Megrelidzeacute a voulu amplifier le texte parfois en rajoutant des notes de bas de page ou encore des
pages entiegraveres (ces morceaux ont eacuteteacute effectivement inteacutegreacutes dans la version de 1965 par
lrsquoeacutediteur) Il nrsquoest pourtant pas clair si ces ajouts marqueacutes sur les marges datent de 1937 ou de
1940 ougrave se trouvant de seacutejour agrave Tbilissi Megrelidzeacute espeacuterait encore faire publier son ouvrage
(sur le frontispice on voit la note du professeur Djanachia dateacutee de 13XII1940 qui donne lrsquoordre
drsquoimprimer le bon agrave tirer en quatre exemplaires mais lrsquoauteur sera de nouveau arrecircteacute deux
semaines plus tard le 31 deacutecembre 1940) Si lrsquoon juge selon le contenu de certains des
commentaires on aurait tendance agrave penser qursquoils sont tardifs car Megrelidzeacute srsquoy attaque au
fascisme ou par exemple deacuteplore la deacutesertion des universiteacutes allemandes par des chercheurs
comme Max Wertheimer ou Kurt Lewin ce qui relegraveve de ce qui devait ecirctre drsquoactualiteacute en 1940
Mais une telle conclusion trouve vite ses limites si lrsquoon considegravere que depuis des anneacutees il eacutetait
ordinaire en Union Sovieacutetique de srsquoexprimer contre le fascisme (agrave titre drsquoexemple le mecircme
Louria en 1933 eacutecrit lrsquoarticle srsquointitulant laquo lsquoPsychologie des racesrsquo et la science fasciste raquo53) et
que les psychologues de la Gestalt avaient ducirc eacutemigrer drsquoAllemagne bien des anneacutees plus tocirct en
1933
En outre dans cet exemplaire on trouve des ratures Ce sont les traces tardives relevant de
la censure que le livre a subie avant sa parution en 1965 La comparaison de la version parue en
52 Pour le contenu du livre voir lrsquoannexe 53 Александр Романович ЛУРИЯ laquo lsquoПсихология расlsquo и фашистская наука raquo in Фронт науки и техники
12 ВАРНИТСО и СНР Москва 1933 pp 97-108
37
1965 avec le bon agrave tirer de 1937 redeacutecouvert met agrave la lumiegravere la maniegravere dont le texte a eacuteteacute
tronqueacute Degraves le premier coup drsquoœil on sent les tendances conjoncturelles dans le choix des
morceaux de texte qui ont eacuteteacute eacutelimineacutes On peut distinguer trois grands thegravemes qui sont tombeacutes
sous le coup de la censure Drsquoabord ce sont les pages entiegraveres consacreacutees aux questions de la
langue dans la perspective marriste qui comme Friedrich avait correctement conjectureacute avaient
eacuteteacute effectivement contenues dans le texte original mais ont eacuteteacute eacutelimineacutees pour une raison
eacutevidente Depuis la fameuse querelle en linguistique drsquoabord initieacutee et puis conclue par Staline
lui-mecircme en 1949 le marrisme a eacuteteacute reacuteduit agrave lrsquoinexistence alors que le nom de Marr nrsquoeacutetait plus
accepteacute comme une reacutefeacuterence possible54 Au total ce sont agrave peu pregraves 35 pages qui ont eacuteteacute
eacutelimineacutees du livre mais la coupure la plus seacutevegravere a toucheacute son cinquiegraveme chapitre deacutedieacute
justement agrave la question de la langue et de la conscience de soi Sa longueur a eacuteteacute reacuteduite de 15 agrave 4
pages Ensuite ce sont quelques larges passages consacreacutes agrave la psychologie et agrave la reacuteflexologie
Et enfin ce sont les passages relativement courts consacreacutes agrave Staline qui ont disparu du texte
Evidemment la description qursquoon vient de faire ne recouvre pas toutes les occurrences de la
censure mais tout ce qui reste hors cette description et pourrait relever drsquoun certain inteacuterecirct sera
mentionneacute dans notre analyse theacuteorique du texte selon la neacutecessiteacute
Lrsquohistoire de la modification du texte ne finit pas ici Sept ans plus tard en 1973 le livre a
eacuteteacute reacuteeacutediteacute laquo suite agrave une demande des lecteurs raquo55 comme le preacutecise lrsquoeacutediteur des deux eacuteditions
(1965 et 1973) Anguia Bochorishvili philosophe geacuteorgien membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences
de la Geacuteorgie sovieacutetique56 Cette fois-ci dans lrsquoavertissement agrave cette deuxiegraveme eacutedition il se
54 Sur la querelle en linguistique voir Reneacute LrsquoHERMITTE Science et perversion ideacuteologique Marr
marrisme marristes une page de lrsquohistoire de la linguistique sovieacutetique Paris Institut drsquoeacutetudes slaves 1987 Quoi qursquoil srsquoagisse de la monographie la plus reacutefeacutereacutee et connue en langue franccedilaise sur ce sujet sa probiteacute scientifique est mise en question par lrsquoautre eacuteminent chercheur de lrsquohistoire de la linguistique russe et sovieacutetique Alpatov Il a de son cocircteacute consacreacute une monographie agrave lrsquohistoire du marrisme АЛПАТОВ В М История одного мифа Марр и марризм Едиториал УРСС 2004 Sur le deacuteroulement de la querelle voire eacutegalement MARCELLESI Jean-Baptiste GIRARD Nicole laquo Ni cet excegraves drsquohonneur ni cette indigniteacute raquo in Langages No 46 Langage et classes sociales Le marrisme (juin 1977) pp 3-23
55 Il ne faut pourtant pas penser qursquoil srsquoagissait drsquoune demande populaire Cette phrase fait reacutefeacuterence aux demandes qui ont eacuteteacute exprimeacutees dans les protocoles des sessions qui ont eu lieu agrave lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-lendashDon A part le tirage reacuteduit du livre les participants aux sessions se lamentaient sur les fautes drsquoorthographes ainsi que sur le manque drsquoun index des noms agrave la fin du livre Mais ce qui est le plus curieux crsquoest qursquoils demandaient eacutegalement de laquo reacuteeacutediter raquo certains passages pour que les mineures deacuteviations du marxisme-leacuteninisme soient eacutecarteacutees De fait il srsquoagissait drsquoune demande de censure suppleacutementaire Cf ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in საქართველოს კომუნისტი N3
56 Il ne srsquoagit pas de la mecircme institution qui a eacuteteacute fondeacutee par les efforts de Megrelidzeacute Comme on a vu celle-ci avait eacuteteacute fermeacutee en 1931 En 1940 ans la succursale de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de RSFSR a eacuteteacute ouverte en Geacuteorgie Crsquoest ici que Megrelidzeacute avait reacutesumeacute son travail quand entre les deux arrestations il habitait agrave Tbilissi
38
feacutelicite de pouvoir preacutesenter au public une version plus complegravete du livre Et effectivement nous
y voyons apparaicirctre certains passages qui ne sont pas trouvables dans la version preacuteceacutedente
Notamment ce sont les paragraphes regardant les psychologues Pavlov et Vygotskij qui
reacuteapparaissent Un peu plus haut nous avons deacutejagrave effleureacute cette question mais dans ce qui suivra
nous deacutecrirons de plus pregraves ces diffeacuterences en nous interrogeant sur les raisons possibles pour la
reacuteinsertion de tel ou tel passage
En addition agrave ce que nous venons de rapporter sur lrsquohistoire du livre il y a deux moments
quelque peu anecdotiques que nous voudrions mentionner eacutegalement mecircme srsquoils ne revecirctent pas
drsquointeacuterecirct proprement analytique Lrsquoun de ces moments advient en 2007 lorsque le livre fut
reacuteimprimeacute agrave Moscou Etrangement ce reprint fut fait non pas agrave partir de la version de 1973 mais
de celle de 1965 qui est la version la plus tronqueacutee Cela est drsquoautant plus dommage
qursquoactuellement seul ce tirage est disponible agrave la vente Quant agrave lrsquoautre moment il est lieacute agrave la
traduction du livre en langue geacuteorgienne parue en 1990 agrave Tbilissi Cette traduction se base bien
sur la version de lrsquoanneacutee 1973 mais eacutetrangement elle est plus laquo complegravete raquo encore que lrsquooriginal
car y apparaissent deux pages entiegraveres drsquoune provenance inconnue et qui discutent quelques
eacuteleacutements de la theacuteorie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze Le
rapprochement des propos de Megrelidzeacute avec la psychologie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par Uznadze
est loin drsquoecirctre illeacutegitime mais le changement de style et drsquointonation laisse penser que dans ces
deux pages nous avons affaire agrave une manœuvre arbitraire de lrsquoeacutediteur Outre cela le titre porteacute
par la traduction geacuteorgienne du livre est le suivant La pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee Il
srsquoagit donc drsquoune quatriegraveme version du titre Un peu plus bas nous reviendrons sur la question
du changement multiple du titre de lrsquoouvrage et proposerons quelques reacuteflexions sur ses raisons
possibles ainsi que ses effets
Comme on peut voir avec cet ouvrage nous nous trouvons devant un objet assez complexe agrave
aborder Pour revenir agrave la question poseacutee au deacutebut de ce chapitre on peut constater que
lrsquoouvrage agrave aucune des eacutetapes de son histoire ne peut se vanter de la richesse des effets qursquoil
aurait produits dans le milieu intellectuel Par contre cette histoire lrsquoa rendu lui tellement
complexe qursquoil est un objet particuliegraverement inteacuteressant agrave traiter dans la mesure ougrave il peut faire
parler beaucoup drsquoaspects de lrsquohistoire intellectuelle et philosophique sovieacutetique Il peut ecirctre
envisageacute comme une sorte de palimpseste dont les couches se superposent agrave la fois
diachroniquement et synchroniquement Dans le chapitre qui suit nous tenterons justement de
39
deacutecortiquer ces couches agrave partir de la question de la censure qui est preacutesente non seulement dans
la dureacutee (1937-1965-1973) mais eacutegalement dans la simultaneacuteiteacute de chacun de ces moments
temporels (et pour des raisons bien claires crsquoest plutocirct la version initiale qui sera lrsquoobjet de notre
analyse lagrave ougrave il srsquoagira drsquoen parler dans cette perspective de simultaneacuteiteacute) La censure appelle
donc une analyse agrave la fois extensive et intensive De son cocircteacute cet examen du texte relegravevera
certains eacuteleacutements du mode de fonctionnement de la censure sovieacutetique qui risquent de laisser
perplexe ceux qui ont tendance agrave se repreacutesenter la censure sovieacutetique comme un meacutecanisme plus
sophistiqueacute qursquoil nrsquoeacutetait Dans la partie qui suit consacreacutee agrave la question de la censure on essaiera
donc drsquoexaminer les formes les raisons et les effets de la censure sur le mateacuteriel concret qui est
celui de lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute
40
IIe Partie
Question de la censure
Cette partie approfondit le moment le plus important on pourrait dire mecircme constituant de
lrsquohistoire du livre qui est la censure En confrontant dans le premier chapitre les ideacutees reccedilues au
sujet du fonctionnement de la censure sovieacutetique on tacircchera par la suite de proposer agrave lrsquoaide
drsquoun mateacuteriel concret certaines conclusions de caractegravere geacuteneacuteral Pour ce faire lrsquoon discutera
trois aspects particuliers de la censure lisible dans lrsquoœuvre et par cela on embrassera en mecircme
temps tous les effets que la censure a infligeacutes au texte sauf ce qursquoil en est des reacutefeacuterences agrave la
theacuteorie linguistique de Nikolas Marr On reacuteservera cette question speacutecifique pour plus tard
Quant aux trois points dont on discutera immeacutediatement ndash psychologie et science sovieacutetique
mateacuterialisme historique et sociologie et enfin politique et theacuteorie ndash ils seront exposeacutes dans trois
chapitres respectifs
La signification de cette partie pourtant ne srsquoarrecircte pas agrave la question particuliegravere de la
censure Si lrsquoon essaie de tirer des conseacutequences du fait que lrsquoaction de la censure prend comme
cible toujours les moments historiquement et conjoncturellement les plus sensibles cette
question particuliegravere de la censure peut devenir un outil opeacuteratoire pour lrsquoanalyse et ecirctre mise au
service drsquoune laquo contextualisation raquo historico-intellectuelle du livre Nous mettons ce mot entre
guillemets car pour nous il ne srsquoagira pas drsquoentourer le texte par des faits historiques et
intellectuels choisis suivant le principe du paralleacutelisme chronologique qui ne relegraveveraient donc
que de liens meacutecaniques Lrsquoeffet de la censure dont la motivation se laisse bien discerner et qui
arrive du dehors (la censure subjective dont il srsquoagira eacutegalement nrsquoeacutetant qursquoune forme
internaliseacutee de cette mecircme contrainte venant du dehors) traverse la capillariteacute argumentative du
livre et le met dans une lumiegravere sous laquelle le lien entre le texte et son milieu se laisse
entrevoir drsquoune faccedilon assez organique
41
Quelques remarques geacuteneacuterales
Si nous prenons en consideacuteration les eacuteleacutements biographiques et historiques que nous venons
drsquoexposer lrsquoon est vite convaincu que le texte de Megrelidzeacute ne se laisse pas pertinemment
deacutecrire par le scheacutema tout aussi abstrait que simple mais pour autant pas moins largement
reacutepandu dans lrsquoimaginaire postsovieacutetique selon lequel sous un reacutegime totalitaire tel que lrsquoUnion
Sovieacutetique on a affaire agrave des individus pensants et autonomes qui luttent contre les impeacuteratifs
theacuteoriques ideacuteologiquement prescrits et essayent en mecircme temps de se proteacuteger du meacutecanisme
reacutepressif de lrsquoEtat en faisant recours agrave des techniques drsquoeacutecriture speacuteciales On va nous reacutetorquer
que lrsquoautobiographie de Megrelidzeacute est justement lrsquoexemple drsquoun tel texte Mais agrave notre avis
cela ne relegraveve que drsquoune premiegravere impression En effet Megrelidzeacute eacutecrit son texte avec
lrsquointention de convaincre les lecteurs de la veacuteriteacute du sens litteacuteral de ce qursquoil eacutecrit (la question de
savoir agrave quel degreacute il est sincegravere et srsquoil ment est secondaire) Alors que lrsquoopinion reacutepandue parle
de textes transmettant un sens qui diffegravere voire est contraire au sens litteacuteral du texte Ces
tactiques drsquoeacutecriture sont le plus souvent deacutecrites par la meacutetaphore de lrsquolaquo eacutecriture entre les
lignes raquo Mais comme mecircme chez Leo Strauss57 lrsquoauteur incontournable pour les questions lieacutees
agrave ce pheacutenomegravene lrsquoexplication de cette meacutetaphore reste toujours sommaire elle eacuteveille
lrsquoimaginaire le plus fantaisiste et se laisse utiliser comme une expression deacutesignant une figure
drsquoauteur ruseacute et en totale conscience de ses propres modes de faire Cette image de lrsquoauteur est
redoubleacutee par lrsquoimage drsquoun lecteur tout aussi savant qui est en mesure de deacutechiffrer le sens
receleacute dans le texte du premier Strauss souligne que ce type de litteacuterature est adresseacute agrave une
minoriteacute intelligente des lecteurs58 Or lrsquoobscuriteacute geacuteneacuterale sur ces questions a fait que dans le
discours postsovieacutetique la capaciteacute de lire laquo entre les lignes raquo a acquis des extensions
deacutemesureacutees au point drsquoecirctre parfois proclameacutee un attribut caracteacuteristique de lrsquolaquo homme
sovieacutetique raquo On suppose ainsi une transparence entre les eacutecrivains et les lecteurs les deux eacutetant
pareillement compeacutetents alors que laquo la langue drsquoEacutesope raquo qui est un autre terme courant pour
deacutesigner la dissimulation du sens dit vrai ne serait qursquoun jeu se deacuteroulant entre eux et ayant
comme but de creacuteer un eacutecran de poussiegravere aux yeux de la censure qui est agrave la fois dans son
eacuteleacutement intellectuel et reacutepressif identifieacutee agrave lrsquoEtat Mecircme si cette maniegravere quelque peu exageacutereacutee
57 STRAUSS Leo laquo Persecution and the art of writingrdquo in Social Research 814 (1941) 58 Ibid p 491
42
drsquoexposer les choses peut paraicirctre outreacutee elle nrsquoest pourtant pas deacutenueacutee drsquoutiliteacute car elle
souligne lrsquoimportance de reacuteeacutevaluer les notions qursquoon a sur la censure Le livre de Megrelidzeacute qui
a eu une histoire compliqueacutee et dont nous disposons de trois versions permet de faire ce travail
sur un mateacuteriel concret Mais sans avoir la preacutetention de tirer des conseacutequences larges comme
celles viseacutees par Strauss qui propose une analyse de la tension entre lrsquoeacutecrivain et lrsquoinstance de
perseacutecution applicable agrave toute eacutetape historique de la penseacutee occidentale on se concentrera sur le
cas de lrsquoUnion Sovieacutetique et plus particuliegraverement sur celui de Megrelidzeacute
Au cours de notre analyse des eacutecrits de Megrelidzeacute quand cela sera neacutecessaire nous
soulignerons les points relevant de la censure ou de lrsquoalteacuteration du texte ainsi que les effets
qursquoelles produisent Mais au preacutealable nous voudrions proposer quelques remarques geacuteneacuterales agrave
ce sujet Il est important de tenir compte du fait que toute lecture de textes produits sous les
conditions drsquoun reacutegime politique totalitaire a besoin drsquoecirctre consciente de ses propres preacutemisses
ou si lrsquoon veut des preacutemisses du texte qursquoon envisage de lire Et en vue justement drsquoune
meilleure identification de ces preacutemisses je propose drsquoinsister sur la notion de censure en
prenant comme point de deacutepart le cas de la monographie de Megrelidzeacute Mais eacutevidemment si on
parle de preacutemisses cela ne veut point dire qursquoil srsquoagirait de quelque chose qui serait donneacute hors
du texte Au contraire agrave certains eacutegards crsquoest le texte lui-mecircme qui peut laisser transparaicirctre ses
propres preacutemisses et crsquoest sur cela que je voudrais mettre lrsquoaccent dans ce qui suivra Sur ce point
on retiendra les remarques faites par Strauss qui souligne lrsquoimportance qursquoune perspective sur
lrsquointeacutegraliteacute du texte peut avoir pour sa lecture intelligente
La suggestion que nous voudrions avancer consiste agrave distinguer entre deux instances de la
censure Drsquoun cocircteacute crsquoest la censure objective et de lrsquoautre cocircteacute la censure subjective qui agrave son
tour peut se manifester de deux maniegraveres neacutegative et positive La premiegravere de celles-ci cest-agrave-
dire la censure objective consiste en un controcircle exteacuterieur qui srsquoeffectue apregraves coup alors que la
deuxiegraveme cest-agrave-dire la censure subjective est le controcircle inteacuterieur ou autrement dit
lrsquoautocensure que lrsquoauteur lui-mecircme met en place pour garantir la conformiteacute de son texte agrave des
impeacuteratifs exteacuterieurs qui lui sont bien connus et ne sont pas questionnables dans le cadre du texte
donneacute Il peut srsquoagir de censure subjective neacutegative ou positive suivant que la conformiteacute est
obtenue en dissimulant les eacuteleacutements inacceptables pourtant preacutesents dans le texte comme sa
partie essentielle (crsquoest-agrave-dire incontournable) ou en mettant un accent trop prononceacute sur des
eacuteleacutements qui font partie de lrsquoinventaire conceptuel ou symbolique de lrsquoideacuteologie mais qui si on
43
tient compte de lrsquointeacutegraliteacute du texte nrsquoont qursquoun caractegravere accidentel Cela veut dire que le texte
ne perdrait rien du point de vue de son argumentation intrinsegraveque si on lui enlevait les eacuteleacutements
de lrsquoautocensure positive
Crsquoest lrsquoensemble de toutes ces instances de censure qui constituent ce que nous avons appeleacute
les preacutemisses de lecture Cette grille de lecture permet de gagner une vue beaucoup plus nuanceacutee
et concregravete du texte ce qui demeurerait insaisissable si on restait dans le cadre du scheacutema
auteurautoriteacute Qui plus est ce dernier scheacutema ne permet pas de prendre en compte lrsquoexistence
drsquoauteurs qui ne sont pas opposeacutes agrave lrsquoautoriteacute crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en partageant les
convictions marxistes se caracteacuterisent par une creacuteativiteacute conceptuelle et ne se laissent pas deacutecrire
dans des termes binaires Crsquoest justement pour apporter plus de nuances dans cette
probleacutematique que lrsquoon peut introduire la notion de culture philosophique sovieacutetique proposeacutee
par Evert Van der Zweerde dans sa monographie consacreacutee agrave lrsquohistoriographie sovieacutetique de la
philosophie59 qui selon la deacutefinition de lrsquoauteur est la discipline responsable de lrsquoauto-
conscience historique de la philosophie sovieacutetique Quant agrave la philosophie sovieacutetique elle est ici
comprise dans un sens large pas uniquement et surtout pas en premier lieu comme une theacuteorie
mais comme un meacutedium par lequel le reacutegime sovieacutetique srsquoauto-leacutegitimise et se garantit un
fonctionnement effectif mais qui de lrsquoautre cocircteacute doit ecirctre controcircleacute pour que la production de
repreacutesentations qui mettraient le reacutegime dans une lumiegravere deacutesavantageuse soit bloqueacutee Ainsi
conclut Van der Zweerde en Union Sovieacutetique il nrsquoy avait pas de lieu pour une discussion
meacutetaphilosophique (crsquoest-agrave-dire pour une discussion sur la philosophie officielle) ce qui a
transformeacute la philosophie sovieacutetique en une science cumulative au lieu qursquoelle soit le lieu
drsquoaffrontements De notre cocircteacute on voudrait preacuteciser qursquoeacutevidemment il y a eu des discussions
voire des querelles au sein de la philosophie sovieacutetique surtout agrave une premiegravere eacutetape de son
histoire (cela est bien deacutecrit par Van der Zweerde aussi) Mais effectivement ces discussions
nrsquoont jamais interrogeacute les cadres dans lesquels elles eacutemergeaient Ce cadre eacutetait constitueacute par des
signifiants tels que le mateacuterialisme ou la dialectique Les discussions concernaient donc la
question de la conformiteacute de telle ou telle conception agrave ces critegraveres Mais ceux-ci nrsquoont jamais eacuteteacute
eux-mecircmes questionneacutes (crsquoest pour cela que nous eacuteviterions de les appeler concepts ndash justement
parce qursquoils nrsquoeacutetaient pas discutables ndash et preacutefeacuterons lrsquoappellation laquo signifiants raquo) Lrsquoon discutait
59 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer
Science+Business Media Dodrecht 1997
44
donc sur les meilleurs modes de conformer les meacutethodes des divers domaines de savoir agrave ces
impeacuteratifs Dans ce sens Van der Zweerde a tout agrave fait raison quand il deacutefinit la culture
sovieacutetique entre autres comme le pourvoyeur des critegraveres de distinction de la philosophie et de
la non-philosophie Dans ce travail agrave plusieurs reprises nous devrons revenir plus
fondamentalement agrave ce point magistral Mais ce qui nous inteacuteresse maintenant crsquoest un autre
aspect de la culture sovieacutetique telle qursquoelle est deacutefinie par Van der Zweerde laquo Soviet
philosophy does not denote a philosophical school or theory but an historically limited type of
philosophical culture a complex of opportunities restrictions institutions organisations and
traditions within which philosophy was done raquo La culture philosophique est comprise ici
comme un savoir normatif internaliseacute elle implique laquo the ways in which philosophical texts
were to be produced with the ideological conditions of philosophical discussions and with the
possibilities and impossibilities of making onersquos ideas public raquo60
La culture philosophique sovieacutetique se trouve donc en eacutetroite relation avec les meacutecanismes
de la censure Ce nrsquoest qursquoelle qui peut rendre intelligible chaque occurrence concregravete
drsquointervention dans le texte Ayant preacutealablement distingueacute les trois instances de la censure nous
pouvons voir qursquoil srsquoagit drsquointerventions qui diffegraverent en caractegravere La particulariteacute des
Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee est que ce livre gracircce agrave son histoire
illustre simultaneacutement ces trois instances de censure Les eacuteleacutements de la censure objective
(lrsquointervention apregraves-coup) se laissent repeacuterer par une simple comparaison entre diverses
versions du texte (ce nrsquoest que la toute premiegravere version qui manque de pair ndash qui lui preacuteceacutederait
ndash pour ecirctre compareacutee) Mais quant aux eacuteleacutements de la censure subjective (lrsquointervention
preacuteventive) la tacircche est plus compliqueacutee Comme par principe la censure subjective ne se
manifeste en aucun support fixeacute (tel un texte) elle ne peut ecirctre saisie qursquoen tant que reacutesultat
drsquoune reconstruction Mais pour reacutealiser cette reconstruction on a besoin de mettre en
conjonction deux versants drsquoun cocircteacute en accord avec lrsquoideacutee de Strauss crsquoest une analyse du
texte dans son entiegravereteacute et sa mise agrave lrsquoeacutepreuve selon le critegravere de coheacuterence qui peuvent nous
aider agrave discerner entre ce qui est essentiel du texte et ce qui y est accidentel (relevant de la
censure positive) et de lrsquoautre cocircteacute crsquoest la prise en compte de ce qui suivant le raisonnement
de Van der Zweerde se laisse deacutecrire comme la culture philosophique sovieacutetique
60 Ibid p 26
45
Passons donc au livre La censure on lrsquoa deacutejagrave dit est preacutesente dans ce livre tout drsquoabord en
qualiteacute drsquoune instance exteacuterieure Celle-ci nrsquoest pas lrsquoEtat ni une institution eacutetatique agrave
proprement parler mais un groupe de collegravegues hautement placeacutes dans la hieacuterarchie de
lrsquoinstitution acadeacutemique Ils exeacutecutent la censure en se reportant non pas agrave un observateur plus
haut placeacute ayant une autoriteacute supeacuterieure agrave la leur mais agrave la communauteacute des collegravegues elle-
mecircme Il nrsquoest donc pas eacutetonnant que ce type de controcircle srsquoexerce gracircce agrave une proceacutedure
reacuteglementeacutee Ainsi dans lrsquoavertissement agrave lrsquoeacutedition de 1965 lrsquoeacutediteur du livre Anguiumla
Botchorichvili donne quelques preacutecisions sur le proceacutedeacute de la censure qui est toujours deacutesigneacute
par lrsquoeupheacutemisme laquo eacutedition raquo
laquo La question de lrsquoeacutedition du livre a eacuteteacute poseacutee en 1956 A lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la
Reacutepublique Sovieacutetique de la Geacuteorgie une commission speacuteciale a eacuteteacute creacuteeacutee constitueacutee par les
professeurs Ch Dzidzigouri S Nariqachvili S Tsereteli G Tchitaiumla Th Charachenidze Le livre
a eacuteteacute remis agrave la commission pour qursquoelle formule un avis La commission a estimeacute que lrsquoouvrage
nrsquoavait pas perdu de son importance scientifique ni de son actualiteacute Nous [lire laquo moi raquo - nous
notons] avons effectueacute la reacutevision et correction deacutefinitives du livre en prenant en compte toutes les
remarques suffisamment fondeacutees des lecteurs [nous soulignons] raquo61
En reacuteaction agrave lrsquoeacutedition de 1965 les repreacutesentants du deacutepartement de philosophie de
lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don ont adresseacute leurs recommandations agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences
de la Geacuteorgie (cest-agrave-dire agrave lrsquoorgane qui avait eacuteteacute chargeacute de cette eacutedition) Ils ont souhaiteacute que le
livre soit reacuteeacutediteacute en vue drsquoune augmentation du tirage de la correction des erreurs
orthographiques mais ils insistaient eacutegalement sur la neacutecessiteacute drsquoune intervention dans le texte
pour qursquoil soit mis en meilleure adeacutequation avec les principes du marxisme-leacuteninisme A titre
drsquoexemple spectaculaire et pour illustrer le niveau de discussion citons le passage respectif en
entier
laquo Lrsquoouvrage de Megrelidzeacute nrsquoest pas assureacute contre certaines imperfections Il est douteux que
lrsquoemploi de lrsquoadjectif ldquoquasi-indeacutependantrdquo comme le fait lrsquoauteur soit pertinent pour caracteacuteriser le
rocircle actif des ideacutees Dans notre litteacuterature il est deacutejagrave de coutume drsquoutiliser agrave cet effet la notion de
61 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы
социологии мышления Op cit 1965 p 4-5
46
lrsquoldquoautonomie relative de lrsquoideacuteologierdquo La supposition selon laquelle sous le communisme la
conscience sociale deacutetermine lrsquoecirctre social et non pas lrsquoinverse est contestable et manque
drsquoargumentation A notre avis la question de la philosophie de B Spinoza est eacutegalement mise dans
une lumiegravere erroneacutee A ce propos lrsquoavis de K Megrelidzeacute est quelque peu en contradiction agrave
lrsquointerpreacutetation eacutetablie dans la litteacuterature marxiste contemporaine de la qualification que le penseur
du XVIIe siegravecle donnait au mateacuterialisme et agrave lrsquoatheacuteisme raquo62
Aucune de ces trois recommandations venant des philosophes chez qui la lecture de
lrsquoouvrage de Megrelidzeacute avait produit le plus drsquoenthousiasme et dont le but paradoxalement
eacutetait une plus stricte reacutealisation de la censure objective nrsquoa eacuteteacute prise en compte dans la troisiegraveme
eacutedition de lrsquoouvrage en 1973 effectueacutee par le mecircme eacutediteur Nous nrsquoirons pas plus loin en
conjectures concernant le caractegravere de la communication entre les deux institutions se situant
dans deux reacutepubliques sovieacutetiques diffeacuterentes Et soulignerons seulement que ce qui par les
critiques a eacuteteacute qualifieacute comme un traitement deacuteviant de la philosophie de Spinoza avait eacuteteacute mis
en valeur deacutejagrave dans lrsquointroduction agrave lrsquoeacutedition de 1965 eacutecrite par lrsquoeacutediteur comme un laquo jugement
original qui repense drsquoune maniegravere critique certaines des opinions geacuteneacuteralement reacutepandues raquo 63
sur Spinoza
A cette censure de caractegravere objectif se rajoute donc la censure subjective cest-agrave-dire
lrsquoautocensure de lrsquoauteur Celle-ci se manifeste sous deux formes drsquoabord neacutegative ndash crsquoest le
cas quand lrsquoauteur enlegraveve du texte ce qursquoil y aurait mis si lrsquoaberration ideacuteologique ne srsquoimposait
pas ndash et puis positive ndash par exemple quand lrsquoauteur rajoute dans le texte des eacuteleacutements que pour
la mecircme raison il nrsquoy aurait pas mis Conjointement les trois instances garantissent au texte une
conformiteacute agrave des impeacuteratifs ideacuteologiques La censure objective est anticipeacutee par lrsquoautocensure
qui implique agrave la fois une censure neacutegative par la renonciation aux eacuteleacutements indeacutesirables et une
censure positive par lrsquoinsertion des eacuteleacutements deacutesirables Pour lrsquoillustrer nous pourrions revenir
aux exemples de Marr et Staline dans le texte de Megrelidzeacute Dans sa version originale la
reacutefeacuterence agrave Staline est un eacuteleacutement qui relegraveve drsquoune censure positive64 alors que celle agrave Marr est
62 ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in
საქართველოს კომუნისტი N3 p 94 63 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы
социологии мышления Op cit 1965 p 6 64 Plus bas nous proposerons une analyse plus nuanceacutee des occurrences de Staline dans ce texte mais la
conclusion sommaire qursquoon propose agrave cette eacutetape nrsquoest pas essentiellement autre
47
une reacutefeacuterence essentielle Par contre une fois la conjoncture changeacutee dans les anneacutees 60 les
deux deviennent des eacuteleacutements indeacutesirables aux yeux de la censure objective Non seulement
Marr est deacuteleacutegitimeacute par Staline en 1949 mais Staline lui-mecircme est deacuteleacutegitimeacute par le fameux
laquo rapport raquo secret divulgueacute au XXe congregraves du Parti communiste sovieacutetique par son secreacutetaire
geacuteneacuteral Nikita Khrouchtchev deacutenonccedilant le laquo culte de la personnaliteacute raquo
Maintenant que nous avons proposeacute une premiegravere caracteacuterisation des instances de la
censure nous pouvons reprendre avec plus de vigueur le point indiqueacute agrave titre preacuteliminaire dans le
chapitre preacuteceacutedent et mieux articuler ce en quoi le texte auquel nous avons affaire peut ecirctre
envisageacute comme un palimpseste Il srsquoagit effectivement drsquoun objet textuel complexe qui a une
mateacuterialiteacute agrave couches multiples Il nrsquoest pas identique agrave soi-mecircme non seulement parce qursquoil est
une coagulation des multiples instances de censure qui se laissent deacutecortiquer dans une
perspective synchronique mais eacutegalement par le fait que lrsquoon a agrave affronter des moments
temporellement diffeacutereacutes Autrement dit on a deux points temporellement diffeacutereacutes dont chacun a
son propre assortiment de censures Au surplus chacune de ces instances de censure se laisse
saisir diffeacuteremment par comparaison ou par reconstruction
Mais eacutevidemment cette description reste abstraite tant qursquoon ne voit pas cette complexiteacute
dans la chair du texte in concreto A cet effet dans les trois chapitres suivant nous reprendrons
trois aspects qui au cours de lrsquohistoire du livre ont fait preuve du plus grand dynamisme
drsquointerpretation Drsquoabord il srsquoagira de la question de la psychologie sovieacutetique qui dans les trois
instances temporelles de lrsquohistoire du livre se preacutesente diffeacuteremment Ensuite crsquoest la question
du titre de lrsquoouvrage dont on dispose de quatre versions et de la place du terme laquo sociologie raquo agrave
travers la conjoncture en changement En connexion avec ce terme en concurrence avec lrsquoautre
terme de laquo pheacutenomeacutenologie raquo nous tenterons de toucher un point de la censure neacutegative qui est
lrsquoaspect le plus hypotheacutetique au sein de la probleacutematique de la censure Et enfin nous nous
contenterons de nous concentrer sur lrsquousage de la figure de Staline relevant de lrsquoautocensure
positive Par ces trois points nous espeacuterons donner un tableau suffisamment complet de lrsquoaspect
proprement diachronique du livre de son histoire pour ensuite passer agrave lrsquoexposition de la
conception de Megrelidzeacute agrave partir de la version originale de 1937 Cela toutefois ne signifie pas
que agrave cette nouvelle eacutetape nous aurons enfin affaire agrave un texte unidimensionnel et que lrsquoon
pourra complegravetement se passer de cette probleacutematique En effet la complexiteacute du livre se
manifeste deacutejagrave dans sa version originale notamment par son heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute assez prononceacutee Le
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livre est non seulement heacuteteacuterogegravene mais pourrait-on mecircme dire eacuteclectique non seulement par
les questions qursquoon y trouve poseacutees mais eacutegalement en vertu de la diversiteacute des attitudes
theacuteoriques ou des preacutemisses auxquelles recourt lrsquoauteur
Avant de passer aux trois points qui viennent drsquoecirctre annonceacutes deux remarques nous
semblent essentielles
La premiegravere concerne lrsquoaspect formel de la censure Si lrsquoon voulait classifier les types
drsquoeacuteliminations entreprises pour lrsquoeacutedition du livre en 1965 on pourrait en deacutegager trois La
premiegravere la plus eacuteleacutementaire consiste en lrsquoeffacement des noms propre dont la mention a eacuteteacute
rendue impraticable suite au changement de la conjoncture (tels sont Bekhterev Pavlov Staline
Marr etc) Il srsquoagit parfois drsquoune eacutelimination du nom seulement (par exemple dans les simples
eacutenumeacuterations de noms) ou bien de lrsquoeacutelimination drsquoune phrase contenant un nom ou drsquoune partie
de la phrase dans laquelle le nom est inseacutereacute Deuxiegravemement il srsquoagit des passages qui
comportent une certaine charge eacutemotionnelle Cela peut ecirctre une critique acircpre voire agressive
ou un eacuteloge excessif Dans le cas de ce type drsquoeacuteliminations les raisons de ces appreacuteciations ou
deacutepreacuteciations ne sont pratiquement jamais toucheacutees et restent tout agrave fait lisibles Ce nrsquoest donc
pas lrsquoessentiel des qualifications qui tombe sous le coup de la censure mais leurs expressions les
plus prononceacutees Voici deux exemples rapides Dans la preacuteface du livre qui se distingue du reste
du livre par une maniegravere particuliegraverement aceacutereacutee de poser des oppositions Megrelidzeacute essaie de
se positionner comme un vrai marxiste et agrave cet effet ressort agrave la critique du travail scientifique
tel qursquoil est meneacute en Union Sovieacutetique Il accuse la psychologie lrsquoeacutecole physiologique au sein de
la psychologie et de la reacuteflexologie de continuer agrave recourir agrave des meacutethodes de la vieille science
bourgeoise qui deacutecompose lrsquohumain en des eacuteleacutements atomiseacutes et de cantonner la dialectique
mateacuterialiste et historique exclusivement au domaine des sciences sociales Il faut dire que cette
critique est tout agrave fait saisissable dans le reste du texte aussi et nrsquoa pas provoqueacute la censure Le
seul passage qui a eacuteteacute eacutelimineacute est celui qui se caracteacuterise par une radicaliteacute de toute eacutevidence
trop excessive On y lit que la litteacuterature actuelle en psychologie en peacutedologie et en reacuteflexologie
deacutemontre que laquo les camarades qui se veulent marxistes raquo65 en veacuteriteacute sans srsquoen rendre compte
sapent les fondements du marxisme Lrsquoautre exemple est un passage cette fois-ci approbatif
deacutedieacute agrave Koumlhler laquo hellipsi dans toute la litteacuterature mondiale une preuve claire de lrsquoexistence du
65 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Издательство Академии
Наук СССР Москва-Ленинград 1937 p VI
49
comportement raisonnable chez les animaux peut ecirctre trouveacutee crsquoest bien chez ce remarquable
expeacuterimentateur raquo66 Pourtant rien des expeacuteriences de Koumlhler exposeacutees juste avant ces lignes
eacutelimineacutees nrsquoa poseacute problegraveme agrave la censure Si aucun de ces deux types drsquoeacuteliminations nrsquoentraicircne
de modifications ou deacuteformations argumentatives crsquoest en revanche le cas pour le troisiegraveme type
de censures On pourrait les caracteacuteriser comme des versions amplifieacutees du premier type des
eacuteliminations dans la mesure ougrave ce ne sont plus simplement les noms des personae non gratae
mais des passages entiers exposant leurs conceptions qui sont effaceacutes Ainsi la censure a eacutelimineacute
plusieurs passages qui deacutecrivent la theacuteorie de Pavlov et celle de Vygotskij Cependant parmi les
eacuteliminations de ce type touchant le contenu du texte seules celles lieacutees agrave Marr avegraverent la
deacuteformation signifiante que la censure a infligeacutee agrave lrsquoouvrage Cela est ducirc au fait que la reacutefeacuterence
agrave Marr nrsquoest nullement marginale (comme crsquoest le cas avec la psychologie sovieacutetique) ni ne
relegraveve de lrsquoautocensure positive (comme crsquoest le cas avec Staline) mais touche le cœur mecircme de
la proposition theacuteorique de lrsquoouvrage
Ces constatations conduisent agrave notre deuxiegraveme et derniegravere remarque preacutealable Il srsquoagit drsquoun
cocircteacute de deacutesigner la mission dont les censeurs de ce livre se chargeaient dans les anneacutees 1960 et
de lrsquoautre cocircteacute drsquoarticuler ce en quoi pourrait consister notre positionnement propre Si lrsquoon y
regarde de pregraves en prenant en compte les aspects formels de la censure que nous venons de
caracteacuteriser lrsquoon constatera paradoxalement que la censure nrsquoeacutetait pas un agent du mal adverse agrave
lrsquointention de lrsquoauteur et au livre Mais si lrsquoon tient compte de la distinction qui seacutepare la position
des censeurs et la nocirctre on sera vite convaincu du caractegravere seulement apparent du paradoxe Si
pour nous le livre indeacutependamment de son aspect actuel est inteacuteressant principalement dans son
historiciteacute il ne peut en ecirctre de mecircme pour les censeurs des anneacutees 1960 qui ne veulent qursquoy voir
de lrsquoactualiteacute laquo scientifique raquo Par conseacutequent toute eacutelimination agrave laquelle ils ont recours nrsquoa
pour but que de vider le texte des eacuteleacutements scientifiquement et ideacuteologiquement deacutesuets et donc
de mettre agrave jour lrsquoouvrage En ce sens bien que leur attitude envers le texte nous paraisse
excessivement libre on ne peut pas pour autant leur nier un inteacuterecirct beaucoup plus immeacutediat et
urgent que ne lrsquoest notre attitude historique qui fait preuve drsquoun respect absolu du texte Qui plus
est si lrsquoon veut bien se mettre dans la perspective qui eacutetait celle des censeurs qui ne voulaient
voir dans le texte que ce qui relevait de lrsquoactuel et essayaient de rectifier les propos contenus
dans le livre (mecircme srsquoil ne srsquoagissait jamais de les changer mais drsquoen eacuteliminer des parties) selon
66 Ibid p 50
50
les demandes que leur culture philosophique (prenant ce syntagme dans le sens zweerdien) leur
dictait on peut ecirctre eacutetonneacute de constater que les meacutethodes auxquelles ils ont recouru sont encore
en pratique aujourdrsquohui Drsquoun cocircteacute ils ont eacutelimineacute les reacutefeacuterences aux auteurs que lrsquoeacutetat de la
science agrave lrsquoeacutepoque et les critegraveres qursquoil leur fournissait ne laissaient pas qualifier comme
scientifiquement valables Cela est toujours vrai et mecircme si nrsquoimporte quel auteur peut ecirctre
constitueacute en un objet drsquoanalyse ce nrsquoest pas nrsquoimporte quel auteur qui peut ecirctre consideacutereacute comme
autoriteacute et servir de reacutefeacuterence drsquoune maniegravere positive et immeacutediate Drsquoun autre cocircteacute tout comme
les censeurs qui eacuteliminaient des expressions eacutemotionnellement trop prononceacutees de nos jours le
style et les standards acadeacutemiques imposent une neutraliteacute du ton qui rend une grande partie de la
production textuelle acadeacutemique steacuterile et assureacutement drsquoune lecture moins reacutejouissante que le
style militant et plein de meacutetaphores imageacutees et agressives si caracteacuteristique des eacutecrivains
marxistes reacutevolutionnaires et dont la science sovieacutetique des anneacutees 1960 eacutetait depuis un temps
deacutejagrave deacutebarrasseacutee
Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences
Dans son ouvrage agrave plusieurs reprises Megrelidzeacute consacre des passages critiques voire
ironiques agrave Ivan Pavlov physiologiste russe qui dans les anneacutees 1910 a eacutelaboreacute la theacuteorie de ce
qursquoil appelait lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure Pavlov qui avait 68 ans quand la reacutevolution russe
eacuteclata a gardeacute une relation ambigueuml avec les principes du marxisme sovieacutetique et nrsquoa jamais
tenteacute drsquoadopter drsquoune maniegravere deacutelibeacutereacutee le mateacuterialisme dialectique comme la base
meacutethodologique de ses recherches Or comme Loren Graham le remarque dans sa monographie
Science Philosophy and Human Behavior in the Soviet Union67 la theacuteorie de Pavlov comportait
des traits qui la rendaient reacutecupeacuterable par la science sovieacutetique Par une interpreacutetation
tendancielle de certains points de sa theacuteorie ou par une maniegravere drsquoen mettre certains en avant au
deacutetriment drsquoautres la science sovieacutetique srsquoest drsquoabord approprieacute la theacuteorie pavlovienne68 et
67 Loren R GRAHAM Science philosophy and human behavior in the Soviet Union Columbia University
Press New York 1987 68 En Union Sovieacutetique lrsquoeacutepisteacutemologie philosophique dominante eacutetait la laquo theacuteorie du reflet raquo precircteacutee agrave Leacutenine
qursquoil avait deacuteveloppeacutee contre lrsquoideacutealisme Le psychisme y est conccedilu comme le produit supeacuterieur de la matiegravere crsquoest-agrave-dire comme une fonction du cerveau humain (Cf В И ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм
51
ensuite une fois que cette interpreacutetation concregravete eut eacuteteacute fixeacutee et eacutetablie elle fut transformeacutee en
un critegravere de distinction entre la vraie et la fausse science et instrumentaliseacutee par le reacutegime contre
une partie des physiologistes en 1950
Exposant les traits geacuteneacuteraux de la theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure et la faccedilon dont
elle a eacuteteacute inscrite dans le contexte de la science sovieacutetique qui se voulait mateacuterialiste et
dialectique Graham remarque que Pavlov qui eacutetait un heacuteritier de la physiologie russe
preacutereacutevolutionnaire a eacuteteacute injustement repreacutesenteacute comme un psychologue qui voyait la meacutethode
objective des sciences de la nature comme la seule meacutethode adapteacutee agrave lrsquoeacutetude du psychisme
humain Lrsquoobjectif de sa mise dans une telle lumiegravere eacutetait de prouver le caractegravere mateacuterialiste de
lrsquoapproche de Pavlov Pourtant selon Graham il srsquoagit drsquoune qualification erroneacutee car elle fait
eacuteconomie du fait que Pavlov avait clairement insisteacute sur la diffeacuterence qualitative entre le
psychisme animal et le psychisme humain Il y avait aussi la tendance agrave neacutegliger le fait que
Pavlov agrave la fois refusait de reacuteduire la psychologie agrave la physiologie et niait la possibiliteacute drsquoune
psychologie des animaux (qui eacutetaient les sujets privileacutegieacutes de ses eacutetudes) partant du constat que
la vie inteacuterieure de ceux-ci est par principe inatteignable Comme il est bien connu Pavlov a
deacuteveloppeacute la theacuteorie des reacuteflexes inconditionnels et conditionnels sur la base des expeacuteriences
qursquoil effectuait sur le systegraveme nerveux animal Il a trouveacute que agrave cocircteacute des formes du
fonctionnement du systegraveme nerveux qui sont inneacutees et heacuteriteacutees il existe des reacuteflexes qui
srsquoappuient sur des formes inneacutees mais qui sont acquis par lrsquoorganisme au cours de sa vie Pour
Pavlov cela est vrai pour tout psychisme mais les instincts crsquoest-agrave-dire les reacuteflexes inneacutes sont
moins caracteacuteristiques de lrsquohomme que de lrsquoanimal Le comportement humain est en grande
partie deacutefini par des reacuteflexes acquis car lrsquohomme possegravede un instrument additionnel qui permet agrave
son psychisme de prendre des extensions illimiteacutees Cet instrument eacutetant la langue Pavlov a
proposeacute la notion de laquo systegraveme secondaire de signaux raquo (par opposition aux laquo reacuteflexes signaux raquo
qui deacutesignent des reacuteflexes conditionnels) pour caracteacuteriser le psychisme humain qui
Издательство политической литературы Москва 1986 p 95) Quant agrave Pavlov il a eacuteteacute recupeacutereacute comme lrsquoauteur de la theacuteorie scientifique qui aurait fourni agrave la theacuteorie du reflet leacuteniniste une base scientifique Voici ce qursquoen dit un dictionnaire des anneacutees 1950 laquo Sa doctrine sur lactiviteacute nerveuse supeacuterieure est une des bases du mateacuterialisme dialectique dans le domaine des sciences de la nature Elle a doteacute dune base rigoureusement scientifique la theacuteorie du reflet (V) mateacuterialiste Pavlov a deacutemontreacute que sans laction exerceacutee par le monde exteacuterieur sur les organes des sens ainsi que sur le cerveau aucune activiteacute psychique ne serait possible et que le psychisme animal est le reflet du monde objectif ambiant raquo (laquo Pavlov Ivan Peacutetrovitch raquo in Marc ROSENTAHL Pavel IOUDINE Petit dictionnaire philosophique Moscou 1955)
52
contrairement au mode de fonctionnement nerveux animal ne se laisse pas deacutecrire par le scheacutema
laquo stimulus ndash reacuteaction raquo
Malgreacute les eacuteleacutements de lrsquoheacuteritage theacuteorique de Pavlov qui pourraient lui eacutepargner la
qualification de reacuteductionniste voulue par les soviets et dans la bouche desquels cette
qualification signifiait laquo mateacuterialisme raquo il faut reconnaicirctre que la notion pavlovienne de
laquo systegraveme secondaire de signaux raquo est resteacutee peu deacuteveloppeacutee Pavlov nrsquoa pas pu articuler et
donner agrave la psychologie un objet suffisamment autonome en lrsquoespegravece drsquoun laquo psychisme
humain raquo ni une meacutethode de recherche qui lui serait propre En revanche chez lui la tendance agrave
tirer les explications de la physiologie demeure assez forte A ce propos Megrelidzeacute eacutecrit
laquo LrsquoAkademik Pavlov geacuteneacuteralise toute sorte de reflexes tels les reflexes ldquoalimentairesrdquo de
ldquopeurrdquo de ldquobutrdquo () de ldquoliberteacuterdquo () etc et en tire des conclusions geacuteneacuterales pour lrsquohomme
parfois allant jusqursquoaux geacuteneacuteralisations sur la question de lrsquoldquoesprit russerdquo et sur ses cocircteacutes faibles
et forts raquo69
Comme on lrsquoa dit cette tendance rendit la theacuteorie de Pavlov pleinement reacutecupeacuterable par la
science sovieacutetique Ainsi par exemple la continuiteacute entre lrsquoaspect physiologique et lrsquoaspect
psychologique (qui est admirablement exprimeacutee dans la notion de laquo seacutecreacutetion psychique raquo
deacutecrivant le fait tireacute de ses expeacuterimentations sur les chiens ou drsquoune maniegravere encore plus
prononceacutee dans le nom mecircme qursquoil donna agrave sa propre theacuteorie ndash laquo theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse
supeacuterieure raquo) a eacuteteacute interpreacuteteacutee comme la reacutealisation du principe mateacuterialiste et moniste
Autrement dit le psychisme nrsquoest que le type drsquoorganisation le plus complexe de la matiegravere qui
ne diffegravere pas fondamentalement de celui qursquoon trouve aux niveaux organique ou biologique
Cette diffeacuterence quantitative implique pour Pavlov la transition drsquoun type de causaliteacute agrave un
autre ce qui selon les interpreacutetations faites du point de vue du mateacuterialisme dialectique eacutetait la
reacutealisation du deuxiegraveme principe fondamental du mateacuterialisme dialectique formuleacute par Engels et
notamment de celui de la transformation de la diffeacuterence quantitative en une diffeacuterence
qualitative70
69 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 62 70 Voici un passage de lrsquoarticle deacutedieacute agrave Pavlov dans M ROSENTAHL P IOUDINE Petit dictionnaire
philosophique op cit Dans les formules de cette deacutefinition on trouve mobiliseacutees toutes les cateacutegories principales de la dialectique mateacuterialiste laquo La doctrine de Pavlov est peacuteneacutetreacutee de lideacutee du deacuteveloppement du changement continuel des choses elle renverse linterpreacutetation meacutetaphysique des lois de lactiviteacute psychique Pavlov conccediloit dialectiquement lactiviteacute reacuteflexe des animaux comme une substitution incessante de reacuteflexes et une lutte de processus contraires excitation et inhibition irradiation et concentration etc La geacuteneacuteralisation philosophique de la
53
Au moment ougrave en 1936-1937 Megrelidzeacute fait ses remarques critiques contre Pavlov la
reacuteflexologie de celui-ci joue deacutejagrave un rocircle proeacuteminent dans la science sovieacutetique Mais ce nrsquoest
qursquoun peu plus tard en 1950 qursquoelle srsquoassurera une place monopoliste dans la physiologie et
psychologie sovieacutetiques On pourrait dire que dans sa critique Megrelidzeacute attaque justement
lrsquoaspect de la theacuteorie de Pavlov qui la rendait acceptable du point de vue du mateacuterialisme
dialectique Megrelidzeacute aborde la question de la reacuteflexologie au moment ougrave il deacuteveloppe sa
critique des attitudes naturalistes dans les eacutetudes de la penseacutee humaine Tout en reconnaissant les
progregraves faits par Pavlov dans la sphegravere de la physiologie Megrelidzeacute signale lrsquoinsuffisance de sa
meacutethode qui en derniegravere instance cherche agrave traduire les pheacutenomegravenes psychiques dans des
termes meacutecanistes Megrelidzeacute cite donc Pavlov laquo lrsquoexplication veacuteritablement meacutecaniste [des
pheacutenomegravenes psychiques ndash nous notons] demeure lrsquoideacuteal de toute recherche naturaliste et
scientifique Au fur et agrave mesure qursquoon srsquoapprochera de lrsquoaccomplissement de cette tacircche tous ces
pheacutenomegravenes leur meacutecanisme seront expliqueacutes drsquoabord par la chimie et enfin par la
physique raquo71 Ainsi conclut Megrelidzeacute selon Pavlov la physique est destineacutee agrave supprimer le
reste des sciences Abstraction faite des nuances terminologiques par lesquelles se distinguent les
discours des deux penseurs ndash Megrelidzeacute parle de laquo мышлениеraquo (la penseacutee) alors que Pavlov
utilise le mot laquo ум raquo (lrsquointelligence la raison) ndash la constatation est agrave elle seule suffisante pour
deacutegager le point critique majeur pour Megrelidzeacute De son point de vue qui est ne lrsquooublions pas
celui drsquoun marxiste convaincu la penseacutee humaine est un pheacutenomegravene intrinsegravequement historique
et lrsquoappareil conceptuel propre agrave la physiologie comprenant des notions comme le reacuteflexe
lrsquoorganisme lrsquoirritation etc ne permettent pas drsquoen rendre compte On voit ici se deacutegager deux
maniegraveres concurrentes de tracer la ligne de deacutemarcation entre ce qui est marxiste et ce qui ne
lrsquoest pas Cette dualiteacute traverse lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique La premiegravere consiste en une
approche ontologisante qui trace cette distinction en fonction de lrsquoopposition monistedualiste ou
encore dialectiquemeacutecaniste alors que lrsquoautre qui est lrsquoapproche historisante adopte comme doctrine pavlovienne est dune grande importance car elle enrichit et concreacutetise les principes du mateacuterialisme philosophique et dialectique marxistes appliqueacutes agrave la nature Les deacutecouvertes de Pavlov repreacutesentent une arme dans la lutte ideacuteologique contre toutes les manifestations de lideacutealisme et de lobscurantisme raquo
71 Иван ПАВЛОВ laquo Последние сообщения по физиологии и патологии высшей нервной деятельности raquo citeacute selon Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 3 Notons en passant lrsquousage ici du mot laquo meacutecaniste raquo avec le laquo mateacuterialisme raquo et la laquo dialectique raquo la notion de laquo meacutecanicisme raquo fait partie de lrsquoensemble des signifiants constituant le cadre de la culture philosophique sovieacutetique dans le sens expliqueacute au chapitre preacuteceacutedent Mais agrave la diffeacuterence des deux premiegraveres celle-ci a une connotation strictement neacutegative Le fait que Pavlov utilise cette notion dans le sens positif montre la justesse de lrsquoaffirmation de Graham selon laquelle Pavlov ne se pense pas dans les termes du marxisme sovieacutetique
54
critegravere la distinction entre ce qui est historique et ce qui est anhistorique Comme on le voit
Megrelidzeacute ne srsquoattarde pas sur le fait que Pavlov exige une explication laquo veacuteritablement
meacutecaniste raquo et nrsquoexige pas que la rectification soit faite par le biais drsquoune substitution de la
causaliteacute dialectique agrave la causaliteacute meacutecaniste Tout au contraire le cœur de la critique de
Megrelidzeacute qui srsquoen tient au critegravere historiciste reacuteside en ceci qursquoil reproche agrave Pavlov ce gracircce agrave
quoi celui-ci a eacuteteacute reacutecupeacutereacute par la science sovieacutetique Ainsi Megrelidzeacute eacutecrit-il
laquo Penser que de cette maniegravere on peut comprendre la veacuteritable ldquonature de lrsquohommerdquo est tout
aussi faux que la supposition des anciens scolastiques qui employaient une analogie inverse ils
prenaient les mouvements les reacuteactions la croissance et la procreacuteation des animaux pour les
manifestations des buts eacuteternels ainsi que pour une ldquorechercherdquo de la veacuteriteacute et espeacuteraient gagner de
cette maniegravere la compreacutehension parfaite et veacuteritable des lois secregravetes de la nature raquo72
Megrelidzeacute reproche donc agrave Pavlov sa meacutethode anhistorique et preacutevient du danger
monopoliste qui se cache derriegravere le reacuteductionnisme Mais il ne faut pas penser que cette critique
chez Megrelidzeacute soit motiveacutee uniquement par lrsquoenvie de faire place agrave lrsquoapproche qui sera la
sienne et qui sera distante des sciences dures mettant lrsquoaccent sur lrsquoaspect historiciste dans
lrsquoeacutetude de la penseacutee humaine Dans ce reacuteductionnisme Megrelidzeacute entrevoit un danger pour la
science elle-mecircme Comme on lrsquoa vu en tirant les conseacutequences des propositions avanceacutees par
Pavlov il parle de la suppression de toutes les sciences par la physique Ce qui est effectivement
advenu par contre crsquoest que quand une dizaine drsquoanneacutees plus tard la reacuteflexologie a acquis le
monopole dans les eacutetudes de physiologie et de psychologie celles-ci se sont trouveacutees bloqueacutees
dans leur deacuteveloppement pendant des deacutecennies Si Megrelidzeacute a bien entrevu les possibles
reacutesultats du renforcement de la reacuteflexologie en revanche il aurait eu du mal agrave preacutevoir les
moyens par lesquels ce renforcement allait ecirctre mis en place En effet le renforcement de la
reacuteflexologie en Union Sovieacutetique nrsquoa pas eacuteteacute ducirc agrave des raisons proprement scientifiques mais au
fait que laquo lrsquoenseignement de Pavlov raquo a eacuteteacute politiquement instrumentaliseacute Autrement dit dans la
peacuteriode du stalinisme avanceacute qui eacutetait accompagneacute par lrsquoaffermissement de la perspective qursquoon
vient de qualifier drsquoontologisante la reacuteflexologie a eacuteteacute adopteacutee comme instrument pour purger
les rangs des scientifiques Crsquoest en 1950 qursquoa eu lieu ce qui est connu sous le nom de laquo la
72 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 4
55
session pavlovienne raquo deacutedieacutee aux problegravemes de la reacuteflexologie et qui a eacuteteacute organiseacutee sur la
demande oblique de Staline Hormis le fait que suite aux discussions auxquelles donna lieu la
session certains des psychologues furent eacutevinceacutes de leurs activiteacutes scientifiques la session eut
des conseacutequences majeures eacutegalement pour lrsquoorientation future de la psychologie sovieacutetique Il
fut imposeacute que la psychologie srsquooriente vers la physiologie pavlovienne et trouve appui sur la
nature reacuteflexionnelle (рефлекторный) du psychisme
Ces deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique expliquent le traitement que les
passages relatifs aux psychologues et aux physiologistes ont reccedilu dans lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage de
Megrelidzeacute en 1965 On peut toujours y voir lrsquoacharnement de Megrelidzeacute contre les
reacuteductionnismes mais tous les passages comportant des mentions directes agrave Pavlov (sauf un
passage ougrave Megrelidzeacute se reacutefegravere agrave Pavlov drsquoune maniegravere tout agrave fait neutre pour lui emprunter la
deacutefinition du laquo reacuteflexe raquo73) sont effaceacutes Il en va de mecircme avec les noms des autres psychologies
sovieacutetiques toutes associeacutees agrave la reacuteflexologie Ainsi la censure a-t-elle eacutelimineacute les passages
critiques que Megrelidzeacute consacre aux psychologues suivants Beritachvili qui avait adopteacute la
meacutethode expeacuterimentale pavlovienne est critiqueacute pour avoir tireacute une conclusion douteuse quant agrave
la capaciteacute des chiens de garder des souvenirs visuels distincts Kornilov qui eacutetait le premier agrave
tenter drsquoeacutelaborer une psychologie marxiste apregraves la reacutevolution est critiqueacute pour avoir envisageacute le
comportement humain comme lrsquoensemble des reacuteactions de lrsquoorganisme humain agrave son milieu ou
encore drsquoavoir conceptualiseacute le langage (compris comme une capaciteacute) comme un systegraveme de
reacuteflexes relevant des contacts sociaux et enfin Vygodskji par rapport auquel Megrelidzeacute est le
plus cleacutement est accuseacute de ne pas avoir pu se deacutefaire de la reacuteflexologie orthodoxe Comme
lrsquoobjet de ce chapitre est drsquoeacuteclairer la question de la censure on va se contenter de ces quelques
remarques geacuteneacuterales avant de revenir agrave la question de la critique de Pavlov et de Vygotskij
Pour reacutesumer les effets que la censure qui avait pris comme cible les parties du livre
deacutedieacutees agrave des questions de psychologie a produit dans la version de 1965 de lrsquoouvrage on peut
dire que les arguments critiques de Megrelidzeacute adresseacutes agrave la reacuteflexologie et au privilegravege que
celle-ci confeacuterait agrave la physiologie dans la psychologie sont tout agrave fait lisibles et nrsquoont rien perdu
en compleacutetude Mais lrsquoeacutelimination des noms et des mentions de figures concregravetes a confeacutereacute agrave ses
raisonnements un caractegravere geacuteneacuteral et a arracheacute son texte agrave lrsquohistoriciteacute qui lui est propre
73 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 56
56
Autrement dit suite agrave lrsquointervention de la censure il est devenu difficile drsquoentrevoir la maniegravere
dont Megrelidzeacute srsquoinsegravere dans les deacutebats des anneacutees 30 qui lui sont contemporains
Enfin on voudrait attirer lrsquoattention sur quelques points lieacutes agrave lrsquoeacutetape suivante de lrsquohistoire
du livre Dans la version de 1973 nous sommes teacutemoins drsquoune reacuteapparition de quelques
mentions de Pavlov ainsi que drsquoune partie de la critique de Vigotskj dans le texte Cela nrsquoest pas
sans raison et pourrait ecirctre reconduit agrave des deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique qui
ont deacutebuteacute quelques anneacutees avant la parution de cette version de lrsquoouvrage
Deacutejagrave dans lrsquoanneacutee 1962 la question concernant les fondements philosophiques de la
physiologie et de la psychologie a eacuteteacute de nouveau mise agrave lrsquoordre du jour74 Dans le cadre des
discussions agrave ce sujet deux positions diameacutetralement opposeacutees se sont articuleacutees Les uns
affirmaient que la theacuteorie de Pavlov nrsquoavait pas perdu de son actualiteacute et pouvait toujours ecirctre
envisageacutee comme le fondement de la psychologie alors que les autres affirmaient que le
paradigme pavlovien eacutetait deacutesuet Pourtant le consensus srsquoest instaureacute pour reconnaicirctre que la
physiologie et la psychologie avaient le mecircme objet ndash lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure en tant que
fonction du cerveau Ces deux disciplines se diffeacuterenciaient seulement par leurs perspectives
mettant lrsquoaccent respectivement sur les aspects psychologique et physiologique de ce mecircme
objet Il reacutesulta de ces deacutebats que Pavlov ne fut pas deacutetrocircneacute mais que lrsquoon reconnut que sa
theacuteorie neacutecessitait drsquoecirctre compleacuteteacutee par drsquoautres approches Comme exemple drsquoune telle
reacuteorientation on pourrait citer un psychologue et philosophe geacuteorgien repreacutesentatif de
lrsquoatmosphegravere dans laquelle la deuxiegraveme eacutedition augmenteacutee de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute devait
ecirctre preacutepareacutee Il srsquoagit drsquoApollon Cherozia qui en 1969 et 1973 publie deux volumes intituleacutes
Contribution agrave la probleacutematique de la conscience et de lrsquoinconscience qui suivant la vague
drsquoune nouvelle politique sovieacutetique qui atteacutenuait son isolationnisme et srsquoorientait vers une
eacutemulation avec le reste du monde tente de trouver un eacutequivalent socialiste agrave la conception
psychanalytique de lrsquoinconscient propre au monde et au systegraveme scientifique bourgeois Mais ce
qui nous inteacuteresse chez cet auteur crsquoest son interpreacutetation alteacutereacutee quoique toujours respectueuse
de Pavlov Il va chercher une citation de Pavlov ougrave celui-ci affirme que la meacutethode objective est
applicable tant aux animaux qursquoagrave lrsquohomme mais que dans le cas des humains elle fait preuve
74 laquo La probleacutematique philosophique de psychologie raquo impliquait les questions comme la relation entre le
psychisme et son milieu celle entre les procegraves psychiques et physiologiques la question de la deacutetermination psychique relation entre les deacuteterminants biologiques et sociaux etc Cf Е БУДИЛОВА Философские проблемы в советской психологии Наука Москва 1972 p 6
57
drsquoinsuffisance et reacutevegravele la neacutecessiteacute drsquointroduire la meacutethode drsquoauto-observation ou introspection
Cherozia utilise donc lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Pavlov et par son interpreacutetation srsquoen sert pour
leacutegitimer lrsquointroduction drsquoun eacuteleacutement subjectiviste dans le systegraveme de la science sovieacutetique75
Dans ces conditions permuteacutees la critique que Megrelidzeacute avait adresseacutee agrave la
physiologisation du psychisme est devenue acceptable voire deacutesirable Ce changement
drsquoatmosphegravere se confirme eacutegalement par la qualification que dans son article dateacute de 1978
Djioev donne agrave lrsquoentreprise de Megrelidzeacute Soulignant ses meacuterites il eacutecrit laquo En mettant en
opposition au naturalisme le point de vue marxiste K Megrelidzeacute visait une tendance qui avait
reacuteellement existeacute agrave son eacutepoque et qui consistait agrave reacuteduire lrsquoactiviteacute de la conscience humaine agrave
des lois biologiques aux reacuteflexes physiologiques raquo76
Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo
Non seulement le texte de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute srsquoest modifieacute agrave travers les diffeacuterentes
conjonctures mais le titre de lrsquoouvrage eacutegalement provoque des questions quant agrave son
authenticiteacute Dans la litteacuterature sur Megrelidzeacute77 il est geacuteneacuteralement admis que le titre que
lrsquoouvrage porte dans ses eacuteditions russes (y compris dans le bon agrave tirer de 1937) ne correspond
pas au titre que lrsquoauteur preacuteconisait de lui donner originairement et dont on connaicirct la
formulation gracircce agrave une tradition orale Les traducteurs de lrsquoouvrage en geacuteorgien ont donc
modifieacute le titre selon ce qursquoils savaient du dessin original de lrsquoauteur Mais les documents
additionnels que nous avons pris en compte en deacutecrivant la biographie de lrsquoauteur ainsi que
lrsquohistoire du livre complexifient cette question car ils fournissent deux versions suppleacutementaires
75 Апполон ШЕРОЗИЯ К проблеме сознания и бессознательного психического Т I II Мецниереба Тбилиси 1969 1973 Il nrsquoest pas sans importance de noter que chez Cherozia la psychologie objectiviste de Pavlov est compleacutementeacutee par la theacuteorie de lrsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze qui eacutetait le professeur de Megrelidzeacute durant ses eacutetudes universitaires agrave Tbilissi et avec qui Megrelidzeacute se trouvait en une certaine affiniteacute intellectuelle Comme le montre une remarque faite de la main de Megrelidzeacute en marge drsquoune des pages du bon agrave tirer de 1937 il envisageait mecircme de rajouter un passage consacreacute agrave son maicirctre
76 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 125 77 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 68
Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Op cit p 122 გერმანე ფაცაცია laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit p 690
58
du titre Nous voudrions maintenant proposer quelques reacuteflexions sur la maniegravere dont certains
des eacuteleacutements de ces quatre titres pourraient ecirctre lieacutes avec le projet global de Megrelidzeacute Nous ne
nous aventurerons pas dans le questionnement sur lrsquoauthenticiteacute de telle ou telle version du titre
Cela relegraveverait drsquoune preacuteoccupation purement historique et factuelle Il srsquoagira plutocirct de voir
comment le terme laquo sociologie raquo tel qursquoil est preacutesent dans la version principale du titre peut ecirctre
expliqueacute et comment il srsquoinsegravere dans le milieu intellectuel changeant
On a donc quatre versions du titre de lrsquoouvrage Dans ses eacuteditions russes il porte le titre
repris du bon agrave tirer de 1937 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Pour la
traduction geacuteorgienne en 1990 le titre a eacuteteacute reformuleacute comme Pheacutenomeacutenologie sociale de la
penseacutee Dans son autobiographie dateacutee de 1936 Megrelidzeacute nous informe avoir eacutecrit un ouvrage
intituleacute Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de la penseacutee Enfin dans le
compte rendu de lrsquoILP deacutecrivant les activiteacutes effectueacutees par lrsquoinstitut au cours de lrsquoanneacutee 1934
sur la liste des ouvrages precircts agrave ecirctre composeacutes en typographie on trouve le titre Pheacutenomeacutenologie
marxiste de la penseacutee78 Les diffeacuterences qui srsquoeacutetablissent suite agrave la comparaison de ces quatre
formulations ne sont pas drsquoeacutegale importance Ainsi il est eacutevident que dans la Geacuteorgie de 1990
lrsquoaccentuation du caractegravere marxiste de la theacuteorie de Megrelidzeacute ne pouvait pas ecirctre une prioriteacute
drsquoautant plus que les eacutediteurs se sont laisseacute guider par leurs consideacuterations sur lrsquoauthenticiteacute du
titre En revanche ce mecircme accent eacutetait de premiegravere importance pour le Megrelidzeacute auteur de
son autobiographie extrecircmement conjoncturelle qui probablement eacutetait enclin agrave hyperboliser
les faits qursquoil y rapportait Qui plus est le fait que cette version du titre souligne lrsquoorientation
marxiste de sa sociologie est une donneacutee peu informative et ne deacutevoile rien de nouveau sauf
probablement lrsquoacceptation par Megrelidzeacute de la diffeacuterence que Boukharine avait introduite
entre la sociologie bourgeoise et la sociologie socialiste (on reviendra sur ce point) Dans ce cas
eacutevidemment le but de Megrelidzeacute serait drsquoeacutelaborer une sociologie marxiste Parmi les
diffeacuterences qui se deacutegagent de la comparaison des titres la seule qui meacuteriterait drsquoecirctre analyseacutee
est donc celle qui srsquoeacutetablit entre les termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo
Il serait vain de chercher des deacutefinitions de ces termes dans le corps du livre ou de tacirccher de
gagner une compreacutehension concregravete de la maniegravere dont lrsquoauteur envisage la pheacutenomeacutenologie ou
la sociologie pour pouvoir ensuite les inscrire dans ses objectifs En effet les occurrences des
78 Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических
исследований Op cit p 397
59
deux termes dans le texte sont extrecircmement reacuteduites en nombre laquo La pheacutenomeacutenologie raquo est
utiliseacutee agrave deux reprises seulement et dans les deux occurrences elle est inseacutereacutee dans le syntagme
laquo la pheacutenomeacutenologie sociale (общественный) de la penseacutee raquo que Megrelidzeacute deacutefinit comme
laquo les transformations sociales des ideacutees sur les affaires (дела) faits historiques valeurs
culturelles etc raquo79 Il faut preacuteciser ici que Megrelidzeacute distingue deux eacutetapes qui sont propres agrave
lrsquoexistence de lrsquoideacutee Drsquoabord agrave son eacutetape originale lrsquoideacutee existe dans un eacutetat subjectif cest-agrave-
dire dans son actualiteacute en tant que penseacutee individuelle Mais ensuite elle passe agrave son existence
socio-historique Autrement dit elle se pheacutenomeacutenalise dans les dimensions sociale et historique
Lrsquoobjectif de la pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee serait donc de deacutecrire et drsquoexpliquer ses
transformations
A la deacutefense de ceux qui considegraverent que Megrelidzeacute envisageait son projet comme une
pheacutenomeacutenologie plutocirct qursquoune sociologie de la penseacutee on pourrait avancer lrsquoargument suivant
Contrairement agrave ce que le titre officiel de lrsquoouvrage semble suggeacuterer jamais dans son ouvrage
Megrelidzeacute ne deacutefinit son projet comme une sociologie (une seule fois il parle de la laquo sociologie
marxiste raquo et il revient une seule fois sur le titre de lrsquoouvrage dans les remarques finales du livre
qursquoil attaque par les mots suivants laquo Au cours de notre analyse des problegravemes fondamentaux de
la sociologie de la penseacuteehellip raquo) A part cela le terme laquo sociologie raquo ne lui sert qursquoagrave se reacutefeacuterer agrave
laquo lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo et agrave des laquo sociologues neacuteo-positivistes raquo comme Durkheim
Leacutevy-Bruhl etc Dans ce sens la sociologie est synonyme du laquo sociologisme raquo qui implique pour
lui une maniegravere restrictive de poser la question de la penseacutee car cette approche prend comme
point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes (ou lrsquointersubjectiviteacute) et ne prend pas en
compte le fait que comme Megrelidzeacute essaie de le deacutemontrer toute intersubjectiviteacute et
communication entre les hommes ont comme condition les liens mateacuteriels et choseaux
(вещественный) engendreacutes dans lrsquoactiviteacute creacuteatrice du travail Evidemment il est eacutetrange de
voir Durkheim accuseacute de prendre comme point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes
alors que sa tentative de faire ressortir lrsquoobjectiviteacute sociologique sui generis repose justement sur
une stricte distinction entre les domaines de la sociologie et de la psychologie80 Il est vrai que
par endroit Megrelidzeacute manque drsquoun discours bien diffeacuterencieacute et parle drsquoune maniegravere
indiscrimineacute drsquoauteurs comme Durkheim Leacutevy-Bruhl Sombart et autres Mais tout de mecircme il y
79 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 395 80 Cf Emile DURKHEIM Les regravegles de la meacutethode sociologique Editions Flammarion Paris 2010 p 82
60
a une critique lisible de Durkheim qui selon la reconstruction que nous en faisons consiste en
ceci que lrsquoautonomisation de la laquo reacutealiteacute sociale raquo consistant en des repreacutesentations collectives
(ou en lrsquo laquo a priori social raquo) solidifieacutees et gardeacutees dans la dureacutee par la force de la tradition
provoque un double effet ideacutealiste drsquoun cocircteacute lrsquoensemble des repreacutesentations collectives ainsi
preacutesenteacute qui puise sa force coercitive du meacutecanisme de la tradition ne peut qursquoavoir des liens
faibles avec les inteacuterecircts des groupes sociaux (alors que pour Megrelidzeacute ce sont les inteacuterecircts reacuteels
qui sont la seule source de puissance des ideacutees et repreacutesentations) et de lrsquoautre cocircteacute la
perspective autonomisante de la reacutealiteacute sociale provoque comme son correacutelat une perspective
tout aussi autonomisante de la nature humaine car lrsquohomme est consideacutereacute comme le porteur des
repreacutesentations (en vertu de sa nature psychique) au lieu drsquoecirctre lui-mecircme envisageacute tout court
comme le produit de la reacutealiteacute sociale (qui pour Megrelidzeacute consiste tout drsquoabord en lrsquoensemble
des rapports interindividuels meacutedieacutes par le travail) tant dans sa constitution psychique que dans
lrsquoanatomie de ses organes de sens etc Ainsi agrave la lumiegravere de cette critique de Megrelidzeacute la
distinction durkheimienne entre les faits sociaux et psychiques perd sa pertinence et le
psychologisme (ou tout au moins lrsquoabsence de radicaliteacute dans le refus du psychologisme) de la
position de Durkheim ne paraicirct plus incommensurable avec son insistance sur une position
sociologique Ici nrsquoest pas lrsquoendroit de pleinement deacutevelopper la critique adresseacutee par Megrelidzeacute
agrave la sociologie Cela nous occupera plus bas quand nous passerons agrave lrsquoexposition plus deacutetailleacutee
de sa conception A cette eacutetape nous ne voudrions que souligner que contrairement aux deux
occurrences les deux positives de la laquo pheacutenomeacutenologie de la penseacutee raquo la laquo sociologie raquo est
donc pour Megrelidzeacute toujours synonyme drsquoune approche theacuteorique tronqueacutee ainsi que drsquoune
maniegravere de poser des questions qui ratent leurs buts Ce contraste entre drsquoun cocircteacute la sociologie
donneacutee dans le titre et annonccedilant donc le nom du projet positif de lrsquoauteur et de lrsquoautre cocircteacute la
sociologie dont nous parle le livre et qui est toujours objet de critique et tout simplement reacuteduite
au laquo sociologisme raquo dans la mesure ougrave celle-lagrave relegraveve drsquoun caractegravere ideacutealiste ne suffit pourtant
pas pour deacutefinir le sens positif de ce que devrait ecirctre la sociologie marxiste pour Megrelidzeacute Ce
raisonnement nous amegravene drsquoabord agrave lrsquoideacutee que le titre le plus leacutegitime de cet ouvrage est
effectivement celui qui fait reacutefeacuterence agrave la pheacutenomeacutenologie Mais la conclusion qursquoon peut en
tirer est que la pheacutenomeacutenologie de la penseacutee pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose que la sociologie
marxiste Cette explication tout en eacutetant juste est pourtant peu fructueuse car elle efface la
61
diffeacuterence entre les termes laquo pheacutenomeacutenologie raquo et laquo sociologie raquo dont on eacutetait parti et annule
donc notre question de deacutepart
Pour que le lecteur familier avec lrsquohistoire de la penseacutee philosophique et sociologique ne
nous adresse pas une objection preacutematureacutee on voudrait ouvrir ici une courte parenthegravese et faire
remarquer que bien eacutevidemment la sociologie et la pheacutenomeacutenologie ne srsquoexcluent pas
neacutecessairement car la premiegravere est une discipline qui a son objet propre (cependant cela eacutetant
dit on devrait se garder de minimiser le fait que cet objet ndash la socieacuteteacute ndash pose drsquoincessants
problegravemes si bien que toute nouvelle theacuteorisation dans ce domaine implique une nouvelle
deacutefinition de cet objet et crsquoest souvent lrsquoinsuffisance drsquoune telle deacutefinition agrave laquelle les
sociologues sont ameneacutes agrave faire face qui les pousse ou les oriente vers de nouvelles eacutelaborations
theacuteoriques) alors que la deuxiegraveme se veut comme une meacutethode On a donc tout un courant de la
penseacutee sociologique ougrave les theacuteories sociales se marient avec la meacutethode pheacutenomeacutenologique
husserlienne Cela concerne la sociologie pheacutenomeacutenologique (Alfred Schuumltz qui dans le sillage
de la Verstehenssoziologie de Max Weber reprend lrsquoideacutee husserlienne du monde de la vie ou
encore celle drsquointersubjectiviteacute telle que celle-ci est deacutegageacutee par la reacuteduction pheacutenomeacutenologique
du premier degreacute ndash la reacuteduction psychologique mais aussi les concepts de conscience de sens
drsquoexpeacuterience etc pour agrave travers cet appareil conceptuel mettre en relief lrsquoencadrement social du
savoir individuel cest-agrave-dire les facteurs qui circonscrivent lrsquoaction de la subjectiviteacute dans son
monde de vie sociale reconnaissance du sens des choses des autres subjectiviteacutes et de leurs
intentions ainsi que le deacuteterminisme biographique unique agrave chaque individu81) la sociologie de
la connaissance (par exemple Karl Mannheim qui dans Ideacuteologie et utopie introduit une
conception eacutelargie de lrsquoideacuteologie et qui agrave la diffeacuterence de lrsquousage restrictif de ce terme qursquoil
precircte agrave Marx la reacuteduisant agrave une conscience fausse eacutetend le caractegravere ideacuteologique agrave tout savoir et
affirme que toute conscience sociale est situeacutee et deacutefinie par la structure sociale la seule
possibiliteacute drsquoatteindre un savoir non-ideacuteologique est donc lieacutee agrave des techniques de rationalisation
pousseacutee que les intellectuels qui se distinguent par leur position sociale sont en mesure de
pratiquer) ou plus reacutecemment le constructivisme de Peter L Berger et Thomas Luckmann (qui
srsquointeacuteressent agrave toute sorte de savoirs que ce soit des savoirs quotidiens ou professionnels aux
liaisons qui existent entre des savoirs diffeacuterents et diverses situations sociales ainsi qursquoau
81 Cf Alfred SCHUTZ On phenomenology and social relations The University of Chicago press Chicago and
London 1970 1973
62
caractegravere objectif des savoirs qui est garanti sociologiquement et non pas philosophiquement82)
ainsi que la theacuteorie des systegravemes de Niklas Luhmann qui dresse une construction theacuteorique
complexe empruntant agrave maints domaines de savoir mais qui srsquoaligne avec les penseurs
preacuteceacutedents non seulement parce qursquoil se reacutefegravere agrave son tour explicitement agrave Husserl (auquel il
emprunte le modegravele de systegraveme que celui-ci construit agrave lrsquoexemple du mode drsquoopeacuteration de la
conscience83) mais en ce qursquoil vise une sociologie du savoir ouverte aux changements
seacutemantiques qui accompagnent les changement structuraux de la socieacuteteacute84 Quant agrave Megrelidzeacute
il est clair qursquoil deacuteveloppe une certaine sociologie de la connaissance ou du savoir (dans sa
version il srsquoagirait donc plutocirct drsquoune laquo sociologie de la penseacutee raquo) mais son proceacutedeacute est trop
particulier et diffeacuterent pour se laisser facilement classer dans une continuiteacute avec les theacuteoriciens
que lrsquoon vient drsquoeacutenumeacuterer Megrelidzeacute nrsquoessaie ni de donner une deacutefinition de la socieacuteteacute ni
drsquoaffiner une description de la structure sociale (les composants de la structure sociale sont les
classes ndash impliqueacutees dans une dynamique de lutte ndash et le parti qui a un rocircle incontournable dans
lrsquoeacuteconomie du savoir et qui acquiert donc une signification proprement sociologique) On aurait
eacutegalement difficulteacute agrave affirmer que la pheacutenomeacutenologie soit son point de deacutepart meacutethodologique
car mecircme lrsquoidentification de sa meacutethode pose problegraveme Une chose est claire en revanche toute
affirmation quant agrave son objet et sa meacutethode ne peut ecirctre faite que sur la base drsquoune lecture
approfondie et reconstructrice Crsquoest pour cette raison qursquoagrave cette eacutetape nous insisterons moins
sur le sens des termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo chez Megrelidzeacute que nous ne
tenterons de saisir la diffeacuterence factuelle entre les deux termes dans les versions du titre de son
ouvrage ainsi que la signification qursquoelle pourrait revecirctir agrave la lumiegravere de la culture philosophique
sovieacutetique
Revenons donc agrave notre raisonnement il faudrait poser la question de la diffeacuterence entre les
versions du titre de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute autrement pour aboutir agrave un reacutesultat plus significatif
qursquoune dissolution de la diffeacuterence entre laquo la sociologie raquo et laquo la pheacutenomeacutenologie raquo agrave laquelle
nous a ameneacute notre tentative drsquoexpliquer ces termes agrave partir de la logique interne de lrsquoouvrage
82 Cf Peter L BERGER Thomas LUCKMANN The social construction of reality a treatise in the sociology
of knowledge Penguin Books 1991 p 13-15 83 Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener
Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996 84 Les quatres volumes de ses eacutetudes des diffeacuterents complexes seacutemantiques Niklas LUHMANN
Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Suhrkamp Frankfurt am Main
63
Pour comprendre la raison de cette diffeacuterence qui apregraves tout est un fait cru manifesteacute dans la
multipliciteacute des titres de lrsquoouvrage on devra se deacutefaire de lrsquoideacutee que sa raison puisse ecirctre
immanente agrave lrsquoouvrage ou agrave la theacuteorie Il faut se placer agrave un autre niveau et se demander ce que
cette diffeacuterence peut signifier au sein de la culture philosophique sovieacutetique A ce propos
Friedrich propose une explication et suggegravere que le terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo embrassait une
reacutefeacuterence trop marqueacutee et explicite agrave une conception ideacutealiste et bourgeoise pour qursquoil soit
accepteacute au sein du discours acadeacutemique agrave cette eacutepoque de lrsquoUnion Sovieacutetique85 Mais si on
accepte lrsquohypothegravese selon laquelle Megrelidzeacute avait pour intention de mettre le terme
laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son ouvrage alors il faut aussi admettre que le terme
laquo sociologie raquo nrsquoest apparu dans le titre effectif du livre que par deacutefaut
Le titre du livre serait donc une sorte de vide qui pouvait ecirctre occupeacute par divers signifiants
interchangeables dans ce rocircle (du moins il est impossible de prouver qursquoils ne sont pas
interchangeables) Cette place a eacuteteacute occupeacutee pour des raisons conjoncturelles par la
laquo sociologie raquo Mais si lrsquousage du terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo eacutetait interdit ou indeacutesirable lrsquoon
doit tout de mecircme se demander agrave quel point lrsquousage du terme laquo sociologie raquo eacutetait-il innocent ou
eacutevident Ce qui serait donc une voie productive ce serait de srsquointerroger sur lrsquoenjeu que le
recours au terme laquo sociologie raquo pouvait avoir dans le contexte sovieacutetique ou si lrsquoon veut au sein
de la culture philosophique sovieacutetique agrave travers ses acircges et usages
Nous remarquions preacuteceacutedemment que si Megrelidzeacute parle de la laquo sociologie marxiste raquo (qui
est la seule occurrence positive du terme laquo sociologie raquo dans lrsquoouvrage entier) cela pourrait
indiquer son acceptation de la dichotomie entre sociologie bourgeoise et sociologie marxiste
Jamais Megrelidzeacute ne mentionne Nikolaj Boukharine dans son livre mais la lecture comparative
de certains passages de son livre et de la Theacuteorie du mateacuterialisme historique manuel populaire
de la sociologie marxiste de Boukharine ne laisse pas de doute que Megrelidzeacute devait ecirctre
familier avec ce dernier On le verra mieux quand on touchera la question de la meacutethode et de la
dialectique chez Megrelidzeacute Il faut ajouter que lrsquoon ignore si Megrelidzeacute connaissait
personnellement Boukharine mais on dispose drsquoune lettre ineacutedite (citeacutee par deux des
commentateurs86) dateacutee du 2 mars 1936 La lettre a ducirc accompagner le manuscrit de lrsquoouvrage
85 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Op cit p 68 86 Ibid p 78 96 (Selon Friedrich le document a eacuteteacute gardeacute agrave llsquoArchiv Muzeja Meznacionalrsquonych Ornosenij
Akademii Nauk Gruzinskoj SSR Tbilissi (document 199949))
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de Megrelidzeacute que celui-ci aurait envoyeacute agrave Boukharine On ignore si cette lettre eut une reacuteponse
mais il est clair que Megrelidzeacute consideacuterait Boukharine comme son lecteur privileacutegieacute On prendra
cette occasion pour remarquer que depuis lrsquoanneacutee 1929 apregraves ecirctre tombeacute en deacutefaveur aupregraves de
Staline Boukharine avait perdu son autoriteacute politique Et mecircme si pour quelques anneacutees encore il
continua agrave ecirctre actif comme directeur de lrsquoInstitut de lrsquohistoire de la science et de la technique
laquo ce poste pourrait ecirctre consideacutereacute comme un exil dans la mesure ougrave il eacutetait incommensurable
avec les hauts postes eacutetatiques qursquoil occupait auparavant raquo87 Dans les pages de la revue Sous la
banniegravere du marxisme il eacutetait deacutejagrave de coutume de parler de Boukharine au passeacute (laquo il ne
comprenait pashellip raquo) ainsi que de le mettre sur la mecircme ligne que les ennemis du socialisme tels
que les mencheviques trotskystes zinovjevistes etc Megrelidzeacute le savait bien88 Il ne devait
donc pas ecirctre speacutecialement avantageux pour un bolchevique ardent tel que Megrelidzeacute se veut
dans son autobiographie de communiquer avec Boukharine Crsquoest le seul point dans tout ce
qursquoon sait de sa vie (mis agrave part la leacutegende que Megrelidzeacute avait composeacutee pour sa fille peu avant
sa mort dans le camp de travail) ougrave nous avons la possibiliteacute de saisir la dissonance entre ses
convictions et son milieu
Ce qui drsquoune maniegravere tregraves geacuteneacuterale peut ecirctre constateacute de la sociologie en Union Sovieacutetique
crsquoest que cette discipline dans sa composante empirique crsquoest-agrave-dire en tant qursquoensemble de
meacutethodes de recueil de donneacutees empiriques et statistiques et de techniques pour leur
interpreacutetation a eacuteteacute tregraves vite degraves le deacutebut des anneacutees 1920 liquideacute alors que la sociologie dans
sa composante theacuteorique crsquoest-agrave-dire en tant que theacuteorie sociale a eacuteteacute identifieacutee avec le
mateacuterialisme historique Les professeurs qui srsquooccupaient de sociologie depuis la peacuteriode
preacutereacutevolutionnaire ont eacuteteacute renvoyeacutes du pays alors que la multipliciteacute des courants sociologiques
syntheacutetiques (tels le darwinisme social le freudisme la reacuteflexologie sociale la phytosociologie
la zoo-sociologie la sociologie physiologique etc qui pullulaient comme les rejetons des
diverses disciplines aspirants agrave tirer de leurs domaines des conseacutequences pour la compreacutehension
de la socieacuteteacute) ont eacuteteacute marginaliseacutes89 La sociologie nrsquoa pas trouveacute de place dans lrsquoeacuteconomie du
ფაცაცია გერმანე bdquoდაბრუნებაldquo in op cit p 682 87 Валентин Александрович БАЖАНОВ laquoСоциальный климат и история науки Парадоксы
марксистской теории и практикиraquo in Эпистемология и философия науки т XI 1 p 155 88 Une des articles avec une deacutenonciation publique de Boukharine est contenu dans le mecircme numeacutero de la
revue dans lequel Megrelidzeacute avait publieacute son article sur Marr et marxisme Cf lrsquoarticle eacuteditorial laquo Социализм и кадры raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo
89 С С НОВИКОВА История развития социологии в России Москва ndash Воронеж 1996 p 139
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savoir sovieacutetique Drsquoun cocircteacute le savoir supposeacute scientifique et exhaustif sur le mode de
fonctionnement et de deacuteveloppement de la socieacuteteacute eacutetait donneacute par le mateacuterialisme historique ce
qui enlevait agrave la sociologie sa raison drsquoecirctre La sociologie eacutetait consideacutereacutee comme un savoir
reacuteactionnaire et laquo objectiviste raquo cest-agrave-dire laquo impartial raquo en conseacutequence de lrsquoaccent qursquoelle
mettait sur les raisons de lrsquoordre social Lrsquoexplication des conditions drsquoun ordre social donneacute
eacutetait donc consideacutereacutee en mecircme temps comme lrsquoinstrument de sa preacuteservation De lrsquoautre cocircteacute la
sociologie eacutetait inacceptable du point de vue tactique car le savoir sur les effets des actions
dirigeacutees vers la construction de lrsquoeacutetat socialiste ne pouvait qursquoempecirccher la puissance drsquoaction
politique90 Suite agrave cela la sociologie en tant que theacuteorie de la socieacuteteacute eacutetait convertie en
mateacuterialisme historique qui proposait des scheacutemas a priori tant pour le deacuteroulement du procegraves
historique que pour la constitution de la socieacuteteacute Quant aux eacutetudes de la socieacuteteacute sovieacutetique selon
des paramegravetres quantitatifs les donneacutees statistiques eacutetaient recueillis exclusivement par lrsquoEacutetat qui
en faisait usage agrave ses propres fins mais les gardait classeacutees et indisponibles au public
acadeacutemique
Mais penchons-nous de plus pregraves sur la question de la reacuteception de la sociologie ou de la
theacuteorie sociale chez les marxistes sovieacutetiques Trois figures ont joueacute un rocircle deacutecisif dans la
formation de lrsquoapproche dans ce domaine du savoir Plekhanov Leacutenine et Boukharine Nous
lrsquoexposerons en trois temps le contexte dans lequel Megrelidzeacute choisit le titre de son ouvrage
les caracteacuteristiques de la peacuteriode pendant laquelle le livre de Megrelidzeacute attend encore sa
parution en 1965 et les changements de la position de la sociologie contemporains agrave la parution
de lrsquoouvrage Lrsquohistoire de la sociologie et son aspect lieacute au marxisme constituent une
probleacutematique tregraves riche et complexe et pour lrsquoaborder nous prendrons comme fil conducteur
lrsquohistoire de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo chez les susdits auteurs sovieacutetiques
Si lrsquoon veut donc tracer la ligne des usages ou qualifications que la sociologie a reccedilus chez
les penseurs marxistes russes lrsquoon devrait commencer par Leacutenine et notamment par son Ce que
sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates publieacute en 1894
ougrave Leacutenine discutant sur la contribution faite par Marx agrave la compreacutehension du mode de
90 laquo Leninist-Stalinist Marxism [hellip] in its ideological as well as in its conceptual meanings [hellip] continually demonstrated its complete incompatibility with the idea and the practice of scientific social knowledge The main orientation of Leninist-Stalinist Marxism [hellip] was an attempt [hellip] to elaborate pragmatically efficient ideological schemas of reality which could play the role of directives for successful political action irrespective of their correspondence with the reality of society raquo Nikolai NOVIKOV laquo The sociological movement in the U S S R (1960-1970) and the institutionalization of sociology raquo in Studies in Soviet thought vol 23 2 1982 p 96
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fonctionnement de la socieacuteteacute et qui consiste en une dissolution de la repreacutesentation de la socieacuteteacute
tel un agreacutegat des individus deacutefinit le mateacuterialisme historique comme la sociologie scientifique
La scientificiteacute pour Leacutenine ainsi que pour toute la penseacutee sovieacutetique est synonyme de lrsquoeacutetude
des lois neacutecessaires que cela soit dans la nature ou dans la socieacuteteacute humaine Et comme lrsquohistoire
est le lieu privileacutegieacute ougrave la neacutecessiteacute propre agrave la socieacuteteacute humaine se manifeste en lrsquoespegravece des lois
de deacuteveloppement des formes de la socieacuteteacute la sociologie scientifique ne peut que concerner
lrsquohistoire des socieacuteteacutes et la succession de ses formations Ce deacuteveloppement qui suit une logique
neacutecessaire est qualifieacute comme un procegraves historico-naturel et en tant que tel peut devenir lrsquoobjet
drsquoune connaissance objective91 La position de la sociologie sur une base scientifique est rendue
possible par le fait que Marx rejetant le point de vue de la sociologie subjectiviste qui se limite agrave
deacutecrire les rapports sociaux en fonction de ce qui est ideacuteologique cest-agrave-dire de ce qui se traduit
par la conscience humaine avait articuleacute son objet comme les rapports de production qui pour
srsquoeacutetablir nrsquoont pas besoin drsquoecirctre rendus conscients Deacutejagrave ici Leacutenine deacutegage toutes les cateacutegories
qui par la suite vont deacutefinir le discours sovieacutetique sur la sociologie Ce discours ne subira que
des changements cosmeacutetiques dus agrave des recombinaisons de ces cateacutegories Il srsquoagit donc de la
critique de la sociologie subjectiviste de la relation entre la sociologie subjectiviste et
objectiviste (lire marxiste) ou autrement dit entre la sociologie et lrsquohistoire mateacuterialiste et
des critegraveres drsquoobjectiviteacute et de scientificiteacute Quand plus tard agrave lrsquoeacutepoque du Stalinisme avanceacute la
doctrine sera deacutefinitivement codifieacutee la deacutefinition du mateacuterialisme historique et les critegraveres de
scientificiteacute resteront les mecircmes A cette diffeacuterence pregraves que la sociologie deacutesertera sa place
comme un nom possible de la probleacutematique de lrsquohistoire mateacuterialiste et prendra le rocircle drsquoun
nom agreacutegeant toutes les approches de lrsquoanalyse de la socieacuteteacute qui diffegraverent de lrsquohistoire
mateacuterialiste Mais avant cela elle fera plusieurs virages Et cela deacutebutera deacutejagrave chez le Leacutenine
tardif Son changement drsquoavis est clairement discernable dans la critique qursquoil adressera agrave
LrsquoEconomie de la peacuteriode transitoire de Boukharine
Nikolaj Boukharine membre du Parti Communiste Sovieacutetique eacutetait lrsquoun des plus eacuteminents
intellectuels parmi les dirigeants bolcheviques lrsquoauteur drsquoouvrages en eacuteconomie mais aussi de
manuels destineacutes au proleacutetariat eacutecrits avec clarteacute eacutelan combattif et mecircme humour Ayant des
91 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-
демократов raquo in Полное собрание сочинений т 1 Издательство политической литературы Москва 1967 p 139
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ideacutees modeacutereacutees et qualifieacutee entre autres de laquo reacuteformiste raquo en matiegravere de politique eacuteconomique
sovieacutetique en 1938 finalement il tombera victime de la purification du parti et de la
solidification deacutefinitive du stalinisme Mais cette accusation et ce fut le premier coup politique
seacuterieux qursquoil dut essuyer de la part de Staline tombe degraves 192992 Cette mecircme anneacutee dans la seacuterie
des laquo Recueils leacuteniniens raquo sont parues les notes dont certaines critiques que Leacutenine avait eacutecrites
en marge des pages du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire (paru en
1920) Jusqursquoalors cette critique (globalement assez positive) qui nrsquoeacutetait connue que drsquoun cercle
restreint de marxistes y compris Boukharine lui-mecircme nrsquoavait pas eu de grande publiciteacute Mais
agrave partir de cette publication il est devenu avantageux de souligner le deacutesaccord entre Boukharine
et lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Leacutenine93 derriegravere laquelle Staline dissimulait sa propre autoriteacute
croissante94
Ces petites notes de Leacutenine ne constituent pas une reacuteflexion critique bien deacuteveloppeacutee
Neacuteanmoins ses remarques porteuses drsquoun style deacutesinvolte et libre laissent entrevoir le fait que
Leacutenine avait changeacute drsquoavis sur la place de la sociologie dans lrsquoeacuteconomie du savoir socialiste
92 Boukharine avec deux autres membres du parti communiste bolchevique eacutetait accuseacute drsquoavoir creacuteeacute une
fraction de lrsquoopposition droitiegravere qui srsquoexprimait contre le rythme trop eacuteleveacute de lrsquoindustrialisation et de la collectivisation ainsi que contre lrsquoaneacuteantissement de la classe des koulaks Outre le fait que ces propos laquo reacuteformistes raquo et laquo deacutefaitistes raquo eacutetaient consideacutereacutes inacceptables le fractionnarisme aussi posait problegraveme pour le parti bolchevique qui se voulait monolithe et ne toleacuterait aucun pluralisme interne Cf Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Группа Бухарина и правый уклон в нашей партии из выступлений на объединенном заседании Политбюро ЦК и Президиума ЦКК ВКП(б) в конце января и в начале февраля 1929 г raquo in Cочинения т 11 Москва ОГИЗ Государственное издательство политической литературы 1949 pp 318ndash325
93 Il ne faut pas sous-estimer lrsquoeffet qursquoa eu la publication de ces notes de Leacutenine Celles-ci sont devenues une vraie arme contre Boukharine dans la main des laquo deacuteborinistes raquo (ou les laquo dialecticiens raquo - le groupe des philosophes sovieacutetiques qui partageaient la position de Deborin) qui lrsquoavaient attaqueacute en lrsquoaccusant de meacutecanicisme Cf П ВЫШИНСКИЙ Я ЛЕВИН laquoЕще раз о механистах и о новой путанице тов Сарабьяноваraquo in Под знаменем марксизма 1 1930 p 13 35
94 Lrsquoexemple frappant drsquoun tel geste rheacutetorique de la part de Staline est le discours prononceacute en 1927 contre lrsquoopposition trotskiste deux ans avant son attaque contre Boukharine Il deacutebute son discours en disant que les opposants ont intensifieacute leurs attaques contre lui car manifestement ils savent bien qursquoil nrsquoy a personne qui serait mieux capable que Staline de percer leur conspiration Dans la phrase suivante pourtant il se contredit en amoindrissant son importance laquo Mais qui est Staline Staline crsquoest un petit homme raquo Ensuite il continue agrave se contredire en faisant cette fois appel agrave la figure de Leacutenine pour se preacutesenter dans une position analogue agrave celui-ci et srsquoidentifier agrave son autoriteacute ineacutebranlable laquo Prenez plutocirct lrsquoexemple de Leacutenine Personne nrsquoignore que lrsquoopposition guideacutee par Trotski dans les temps du bloc drsquoaoucirct menait une chasse encore plus insolente contre Leacutenine raquo (Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Троцкистская оппозиция прежде и теперь речь на заседании объединенного пленума ЦК и ЦКК ВКП(б) 23 октября 1927 г raquo in Сочинения т 10 Государственное издательство политической литературы Москва 1949 p 172) Ainsi toute personne deacutenonceacutee par Staline devait en mecircme temps ecirctre mise agrave lrsquoeacutepreuve dans sa relation avec Leacutenine En 1929 dans le XI volume des laquo Recueils leacuteniniens raquo ndash le recueil dont 36 volumes sont sortis dans les anneacutees 1924-1959 et qui comprenait tout type de production eacutecrite appartenant agrave Leacutenine manuscrits des textes preacutepareacutes pour la parution discours projets de lois esquisses notes marginalia lettres teacuteleacutegrammes etc ndash on voit apparaicirctre les notes critiques que Leacutenine avait eacutecrites dans les marges du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire
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Drsquoapregraves lui Boukharine aurait gacirccheacute le marxisme avec du scholasticisme laquo sociologique raquo et de
lrsquoacadeacutemisme95 Il critique par exemple le sous-titre du livre laquo La theacuteorie geacuteneacuterale du procegraves de
transformation raquo Ce sont les mots laquo geacuteneacuterale raquo ainsi que laquo transformation raquo qui ont attireacute ses
remarques sarcastiques Le premier il le trouve trop laquo agrave la Spencer raquo par son manque de
concreacutetude Quant au deuxiegraveme mot Leacutenine deacutenonce lrsquousage drsquoun mot latin (трансформация)
et en revanche complimente Boukharine quand au deacutebut de lrsquointroduction dans une phrase
celui-ci fait recours agrave son eacutequivalent russe (превращение) On insiste sur ces deacutetails qui au
premier abord semblent ecirctre deacutenueacutes drsquointeacuterecirct car agrave y voir de pregraves ils sont assez
symptomatiques Ils mettent agrave deacutecouvert deux points primo le meacutepris que Leacutenine porte agrave la
sociologie et la raison pour laquelle il y voit scholasticisme et acadeacutemisme sont lieacutes au fait que
en vertu de son caractegravere geacuteneacuteral la sociologie nrsquoarrive pas agrave respecter la principale exigence que
Leacutenine fixe agrave toute analyse Cette exigence est exprimeacutee dans sa fameuse injonction laquo analyse
concregravete drsquoune situation concregravete raquo sous laquelle il faut entendre laquo la speacutecificiteacute de lrsquoanalyse
politique de la conjoncture dans ses liens avec lrsquointervention politique effective raquo96 Secundo
Leacutenine deacutepreacutecie lrsquousage des mots issus du latin quand ils ont un eacutequivalent russe Outre le couple
laquo transformatsija raquolaquo prevrachtchenije raquo quelques pages plus loin on en trouve un autre
laquo sotsialrsquonyj raquolaquo obchtchestvennyj raquo dans lequel srsquoopposent les versions latiniseacutee et russe de
lrsquoadjectif laquo social raquo Curieusement plus tard cette diffeacuterence des termes se transformera en un
marqueur pour la dichotomie entre deux sciences de la socieacuteteacute Nous y reviendrons tout agrave
lrsquoheure
Malgreacute cette critique adresseacutee au penchant sociologique de Boukharine celui-ci continuera
agrave insister sur sa position et en 1921 il publiera le livre intituleacute Theacuteorie du mateacuterialisme
historique Manuel populaire de la sociologie marxiste97 ougrave il systeacutematisera la question de la
place du mateacuterialisme historique au sein des sciences humaines et preacutecisera ce qursquoil entend par
approche sociologique agrave la fois dans lrsquoeacutetude de la socieacuteteacute et dans la pratique du proleacutetariat Mais
nous y reviendrons ulteacuterieurement Insistons agrave preacutesent uniquement sur la perspective dans
laquelle Boukharine place la sociologie
95 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 429
96 Jean-Pierre COTTEN laquo Analyse raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 p 27
97 Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Популярный учебник марксистской социологии Государственное издательство Москва-Ленинград 1928
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Dans ce livre Boukharine deacuteveloppe donc lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste opposeacutee agrave la
sociologie bourgeoise preacuteservant au terme laquo sociologie raquo le droit de citeacute dans le vocabulaire
marxiste Tout le premier chapitre du livre ne fait qursquoinsister sur la diffeacuterence qui existe entre le
savoir social (obshestvennie nauki) tel qursquoil est compris drsquoun cocircteacute par les bourgeois et de lrsquoautre
cocircteacute par les proleacutetaires La dichotomie entre ces deux types de savoir est soutenue par plusieurs
paires oppositionnelles Ainsi par exemple du point de vue du rocircle social de ces savoirs le
premier est utiliseacute pour perpeacutetuer lrsquoordre existant alors que lrsquoautre se constitue en tant
qursquoinstrument de la lutte sociale Du point de vue de lrsquoorganisation interne de ces savoirs le
premier est satureacute par lrsquoideacutee drsquoun observateur distancieacute qui par son impartialiteacute produit du
savoir pur le seul qui soit digne de porter le nom de scientificiteacute selon lrsquoaxiologie qui lui est
immanente alors que lrsquoautre considegravere que le lieu de sa propre eacutemergence est la pratique Les
sciences sociales sont de caractegravere de classe car agrave travers leurs savoirs respectifs elles insistent
sur les inteacuterecircts de leurs porteurs respectifs Pourtant nous rassure Boukharine cela ne megravene pas
dans une impasse de symeacutetrie ou de relativisme entre deux points de vue drsquoune eacutegale importance
La science bourgeoise qui tend agrave construire son savoir en vue de stabiliser le status quo est
porteacutee agrave envisager lrsquoordre des choses comme immuable et selon Boukharine se voile la face sur
le fait non questionnable que les socieacuteteacutes voient changer leur forme au cours du procegraves
historique Ce savoir contient comme un de ses eacuteleacutements la croyance en lrsquoeacuteterniteacute du capitalisme
ce qui fait que les aspects du capitalisme qui sont agrave la base de son instabiliteacute et de sa vulneacuterabiliteacute
lui eacutechappent La vision de la reacutealiteacute des savants bourgeois est restrictive ce qui explique le fait
que les bouleversements historiques majeurs tels que la guerre mondiale ou la reacutevolution russe
les ont pris au deacutepourvu En revanche les proleacutetaires nrsquoeacutetant pas porteacutes agrave conserver lrsquoordre
existant deacuteveloppent un savoir clairvoyant et leur faccedilon drsquoappreacutehender la reacutealiteacute porte un
caractegravere profond Quant agrave la sociologie comme discipline pour la deacutefinir Boukharine la situe
dans un scheacutema dichotomique ougrave elle fait face au domaine de lrsquohistoire Les deux disciplines
srsquointerrogent sur la totaliteacute de la vie sociale mais si lrsquohistoire le fait du point de vue diachronique
et factuel la sociologie se pose des questions drsquoun ordre plus geacuteneacuteral et theacuteorique laquo qursquoest ce
que la socieacuteteacute De quoi deacutependent son deacuteveloppement et sa perdition Quels sont les rapports
entre les diffeacuterents ordres des pheacutenomegravenes sociaux (eacuteconomie droit science etc) Comment
srsquoexplique leur deacuteveloppement Quelles sont les formes historiques des socieacuteteacutes Comment
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srsquoexplique leur alternance Etc raquo98 Lrsquohistoire fournit agrave la sociologie de la matiegravere pour des
geacuteneacuteralisations alors que la sociologie procure agrave lrsquohistoire une meacutethode crsquoest-agrave-dire un laquo point
de vue raquo conclut Boukharine
Apregraves avoir exposeacute les deux dichotomies entre le savoir bourgeois et proleacutetaire drsquoun cocircteacute et
entre les approches historique et sociologique dans les eacutetudes de la socieacuteteacute de lrsquoautre
Boukharine est precirct pour deacutefinir la theacuteorie du mateacuterialisme historique dont lrsquoeacutelaboration est le but
principal de son livre Le mateacuterialisme historique serait la sociologie proleacutetaire car ici il srsquoagit
drsquoune adoption de la meacutethode mateacuterialiste dans lrsquoeacutetude de lrsquohistoire La sociologie proleacutetaire est
un outil de penseacutee de connaissance et de lutte car elle permet au proleacutetariat de srsquoorienter dans
les questions complexes et intriqueacutees de la vie sociale Crsquoest bien elle qui aurait permis aux
communistes de preacutedire la guerre la reacutevolution ainsi que la dictature du proleacutetariat
Ce que Boukharine propose dans son livre crsquoest de voir le deacuteveloppement historique des
socieacuteteacutes selon un modegravele drsquoeacutequilibre Selon ce modegravele la reacutevolution serait le moment de
deacuteseacutequilibre entre les forces sociales qui ensuite tendraient agrave un regroupement social et au
reacutetablissement drsquoun eacutequilibre nouveau Bien eacutevidemment Boukharine orne ce modegravele avec tous
les qualificatifs indispensables qui sont censeacutes faire preuve du caractegravere profondeacutement marxiste
de sa theacuteorie Ainsi eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoenvisager la socieacuteteacute dans les termes
drsquoeacutequilibredeacuteseacutequilibre il propose une vision de la socieacuteteacute comme totaliteacute dont les parties
seraient relieacutees les unes avec les autres et ne se laisseraient pas analyser partiellement99 En
outre ce modegravele permettrait de comprendre les forces opposeacutees qui luttent entre elles durant des
peacuteriodes de relative accalmie et stabilisation car une totale absence drsquoopposition rendrait
impossible tout deacuteseacutequilibre futur et arrecircterait le procegraves dialectique Donc cette socieacuteteacute totale
consisterait en un ensemble drsquoeacuteleacutements interconnecteacutes et se trouverait dans un mouvement
98 Ibid p 12 99 Ce point appelle une explication et preacutecision car dans lrsquohistoriographie de la philosophie sovieacutetique
Boukharine est avant tout connu justement par sa position meacutecaniste Mais mecircme srsquoil est effectivement consideacutereacute comme le repreacutesentant majeur du camp des laquo meacutecanistes raquo (Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 pp 3 5) cette appellation relegraveve de lrsquoaccusation qui lui a eacuteteacute lanceacutee plutocirct que du laquo titre raquo qursquoil aurait revendiqueacute Ainsi dans son livre sur le mateacuterialisme historique il souligne que les marxistes (laquo nous les marxistes raquo) ont tout agrave fait raison de srsquoopposer au meacutecanisme compris agrave la faccedilon de lrsquoancien mateacuterialisme qui exportait lrsquoideacutee de lrsquoatome qui compose la matiegravere dans les sciences sociales en produisant la repreacutesentation drsquoune socieacuteteacute comme somme des individus Marx et Engels avaient raison de rejeter cette robinsonnade des sciences sociales Mais la science contemporaine a selon Boukharine transformeacute notre savoir sur la matiegravere ainsi que sur lrsquoatome et deacutemontreacute que ce sont les liens la reacuteciprociteacute la progression des qualiteacutes qui les caracteacuterisent et que la vieille opposition entre le meacutecanisme et organiciteacute a perdu de valeur Cf Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Op cit 1928 p 360)
71
permanent eacutevoluant suivant la triade heacutegeacutelienne ce qui relegraveverait de la dialectique Voici donc
tous les ingreacutedients des lois dialectiques canoniques
On suspend ici notre ligne drsquoexposition de la sociologie boukharinienne et de son insertion
dans le marxisme sovieacutetique et avant de la reprendre en articulant les oppositions qui se
deacutegagent entre les positions de Boukharine et de Leacutenine on voudrait faire remarquer qursquoau
milieu des anneacutees 30 quand Megrelidzeacute eacutecrit son livre et choisit le titre deacutefinitif (de toute
apparence il srsquoagit de lrsquoanneacutee 1936) cest-agrave-dire avant que Boukharine ne soit incarceacutereacute jugeacute et
fusilleacute en 1938 et avant que la vie acadeacutemique sovieacutetique ne soit totalement encadreacutee suite agrave la
publication de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline le terme laquo sociologie raquo est deacutejagrave rendu
ambigu du point de vue marxiste mais nrsquoa pas encore perdu toute sa leacutegitimiteacute comme cela sera
bientocirct le cas sous le marxisme-leacuteninisme Le terme laquo sociologie raquo reste leacutegitime justement dans
le cadre de lrsquoopposition sociologie marxistesociologie bourgeoise
Cela nrsquoa pourtant pas dureacute longtemps car cette tentative de Boukharine ne pouvait pas faire
concurrence agrave la position leacuteniniste Maintenant que nous avons dans ses grandes lignes exposeacute
lrsquoapproche de Boukharine nous pouvons maintenant revenir rapidement mais plus concregravetement
sur lrsquoopposition qui existe entre les deux marxistes Comme nous lrsquoavons vu Leacutenine avait accuseacute
Boukharine de spencerisme En effet depuis ses premiers eacutecrits par laquo Spencer raquo Leacutenine deacutesigne
lrsquoensemble des sociologues bourgeois Crsquoest un mot peacutejoratif agrave un tel degreacute que parfois Leacutenine
lrsquoutilise au pluriel (ex laquo (il est futile de) discuter avec des Spencers raquo) On peut se reacutefeacuterer agrave son
Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates pour voir
ce qursquoil entend sous ce mot tout questionnement au sujet de lrsquoessence ou du but de la socieacuteteacute en
geacuteneacuteral ainsi que tout raisonnement qui part drsquoune conception des besoins individuels et tacircche
de faccedilonner la structure drsquoune socieacuteteacute qui serait conforme agrave lrsquoideacutee de la justice qui reacutesulte de
cette conception des besoins Le mot laquo Spencer raquo joue donc chez Leacutenine le rocircle drsquoun concentreacute
de tout un eacuteventail drsquoapproches antimarxistes subjectivisme theacuteorisations de caractegravere geacuteneacuteral
laquo organisationnisme raquo100 utopisme qui neacutecessairement relegraveve de lrsquoideacutealisme101 Evidemment
100 Le terme laquo organisationnisme raquo connoteacute chez Leacutenine tout aussi neacutegativement que le terme laquo sociologie raquo
fait reacutefeacuterence agrave la laquo science geacuteneacuterale de lrsquoorganisation raquo deacuteveloppeacutee par Aleksandr Aleksandrovitch Bogdanov dans son ouvrage agrave trois volumes Tectologie science organisationnelle universelle La tectologie est une theacuteorie des lois de lrsquoorganisation ou du systegraveme et est applicable dans les sciences sociales eacuteconomique biologique physique etc Elle est consideacutereacutee comme le preacutecurseur de la cyberneacutetique Bogdanov par sa nouvelle science propose de voir les procegraves (sociaux ou naturels) comme un eacutequilibre ou comme des systegravemes mouvants et dynamiques qui au cours de leur contact avec leur milieu passent drsquoun eacutetat drsquoeacutequilibre agrave un eacutetat de relatif deacuteseacutequilibre puis agrave un nouvel
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tous ces peacutecheacutes ne sont pas reprochables agrave Boukharine mais ils sont assez lourds Ainsi sa
theacuteorie de lrsquoeacutequilibre non seulement est porteuse drsquoun caractegravere geacuteneacuteral et deacutebouche sur des
questionnements sur lrsquoessence de la socieacuteteacute en tant que telle mais exclut deux points
incontournables pour toute position marxiste Leacutenine les formule dans son Mateacuterialisme et
empiriocriticisme Premiegraverement crsquoest la question de lrsquoeacutegaliteacute la sociologie se basant sur le
modegravele de lrsquoeacutequilibre propose une image du proleacutetariat dans laquelle lrsquoideacutee de lrsquoeacutegaliteacute est
niveleacutee car lrsquoorganicisme justifie lrsquoineacutegaliteacute Deuxiegravemement crsquoest lrsquoimportance de lrsquoanalyse
concregravete les theacuteories sociologiques reconnaissent la seule voie eacutevolutionniste du deacuteveloppement
de la socieacuteteacute et ne fournissent pas drsquooutils qui permettraient de saisir la reacutevolution dans son
eacuteveacutenementialiteacute brusque102
La sociologie marxiste comme champ de recherche nrsquoa donc pas eacuteteacute viable dans
lrsquoarchitectonique des savoirs en Union Sovieacutetique et nrsquoa pas pu se trouver de raison drsquoecirctre ni
tactique ni ideacuteologique ni philosophique Tant qursquoon parle de lrsquoarchitectonique des savoirs en
Union Sovieacutetique il faut insister sur sa speacutecificiteacute La raison en est la mecircme que celle que Van
der Zweerde souligne en ce qui concerne la philosophie sovieacutetique qursquoon aurait tort de la
consideacuterer comme une eacutecole philosophique parmi drsquoautres Cette erreur serait lieacutee au rocircle que la
philosophie jouait dans la constitution ainsi que dans la conservation du reacutegime totalitaire
sovieacutetique La philosophie avait une double deacutetermination elle eacutetait agrave la fois subordonneacutee agrave
lrsquoideacuteologie marxiste-leacuteniniste et en mecircme temps par son caractegravere marxiste-leacuteniniste elle
fournissait au reacutegime qui se voulait philosophiquement fondeacute sa leacutegitimiteacute103 Cette deacutefinition
tautologique formuleacutee particuliegraverement pour le domaine du savoir qui est celui de la philosophie
relegraveve du paradoxe fondationnel du systegraveme de savoir (ou des sciences) sovieacutetique en geacuteneacuteral qui eacutequilibre Le passage agrave lrsquoeacutetat de deacuteseacutequilibre est lieacute agrave lrsquoaccroissement des contradictions internes au systegraveme Lrsquoaspect pratique de la tectologie est lieacute agrave lrsquoideacutee que la productiviteacute ou lrsquoeffet drsquoun eacuteleacutement donneacute peut augmenter ou deacutecroitre dans le cadre de telle ou telle organisation du tout dont il fait partie La tectologie donc par la theacuteorisation du facteur de lrsquoorganisation peut rendre possible lrsquoaugmentation drsquoeffectiviteacute du systegraveme Ces ideacutees de Bogdanov ont eacuteteacute reprises par Boukharine La critique de Leacutenine adresseacutee contre lrsquoorganisationnisme et la sociologie tombe donc sur les deux penseurs Cela est lieacute eacutegalement au fait que Bogdanov partage certaines positions de Spencer Comme on sait le mateacuterialisme et empiriocriticisme de Leacutenine est en grande partie deacutedieacute agrave une acircpre critique de Bogdanov En revanche on nrsquoy trouvera pas de critique de lrsquoorganisationnisme car les travaux de Bogdanov sur la tectologie ont eacuteteacute reacutedigeacutes plus tard en 1913-1922
101 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-демократов Op cit p 133
102 Владимир Ильич ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм Критические замечания об одной реакционной философии Издательство политической литературы Москва 1986 p 201
103 Cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26
73
a eacuteteacute clairement articuleacute dans le cadre de la theacuteorie des systegravemes104 Cette theacuteorie montre que la
constitution de type totalitaire srsquoefforce de preacuteserver et drsquoimmobiliser son paradoxe de base (que
nous avons tout agrave lrsquoheure exprimeacute par une formulation tautologique) au lieu de recourir agrave des
strateacutegies de deacute-paradoxifisation et aboutit agrave lrsquoeacutetouffement et au blocage du systegraveme suite agrave la
suppression des lieux de reacuteflexiviteacute interne du systegraveme Ce mecircme mode de fonctionnement est
deacutecrit par Van der Zweerde
laquo If the Soviet system was not always and not in every respect what it claimed to be and
produced an ideological image of itself we may assume that Soviet philosophical culture in its
outward presentation did not necessarily represent its reality either At the same time these self-
produced ideological representations are not mere illusions but part of the reality they represent
[hellip] The ideology of Soviet philosophy obviously did not represent its reality but blocked other
representations The place of a representation of reality which is what people base their actions
upon can be occupied only once raquo105
Ce qui vient drsquoecirctre dit de la philosophie srsquoapplique de plein droit agrave la sociologie eacutegalement
car comme nous lrsquoavons vu la sociologie dans sa version marxiste bien eacutevidemment faisait
concurrence au mateacuterialisme historique pour occuper la place de la laquo production de lrsquoimage de la
reacutealiteacute raquo Il est donc clair que la stabilisation du lieu de production de cette image ou si lrsquoon veut
la neacutecessiteacute de recouvrir le paradoxe de base exigeait non seulement que soient eacutecarteacutes les
mediums de production drsquoimages alternatives mais eacutegalement que soit proscrite toute ambiguumliteacute
de la repreacutesentation laquo officielle raquo Ainsi il nrsquoest pas eacutetonnant que le mateacuterialisme historique ne
puisse pas toleacuterer la sociologie mecircme dans sa version marxiste Lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste
a eacuteteacute complegravetement liquideacutee par la theacuteorie mateacuterialiste de lrsquohistoire (Istmat) alors que lrsquousage du
syntagme laquo sociologie marxiste raquo est devenu inconcevable A partir de la fin des anneacutees 30 la
sociologie a eacuteteacute doucement cantonneacutee agrave la rubrique de la science bourgeoise
Pourtant comme on lrsquoa deacutejagrave indiqueacute la laquo sociologie raquo nrsquoa pas eacuteteacute complegravetement eacutelimineacutee et
bannie du vocabulaire sovieacutetique comme cela a eacuteteacute le cas avec drsquoautres termes tels que la
laquo pheacutenomeacutenologie raquo ou lrsquolaquo inconscient raquo Deacutesormais par sociologie on deacutesignait toute theacuteorie
104 Cf Gunther TEUBNER Vefassungsfragmente Gesellschaftlicher Konstitutionalismus in der
Globalisierung Suhrkamp Berlin 2012 pp 41-44 105 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26
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sociale qui eacutetait autre que le mateacuterialisme historique106 Dans les anneacutees 40 on voit se former un
certain style voire genre107 de la critique mais eacutegalement une maniegravere drsquoexposition des theacuteories
sociales bourgeoises
En effet la neutralisation de toute repreacutesentation alternative de la socieacuteteacute neacutecessitait une
certaine strateacutegie dans lrsquoexposition de telles repreacutesentations afin drsquoeacutecarter celles-ci sans entrer en
dialogue avec elles Un moyen sucircr pour discerner les lois de ce laquo genre critique raquo et pour voir en
quoi consistait la critique de conceptions sociologiques deacuteveloppeacutee dans les anneacutees 40-50 serait
drsquoen voir des exemples donneacutes par le dictionnaire philosophique eacutediteacute en 1955 agrave Moscou108
Celui-ci peut ecirctre consideacutereacute comme la source la mieux controcircleacutee et donc la plus essentielle du
marxisme-leacuteninisme non pas pour ses principes (pour ceux-ci il vaudrait mieux faire reacutefeacuterence
directement aux textes par lesquels ils ont eacuteteacute codifieacutes et en premier lieu agrave lrsquoHistoire du Parti
Communiste Bolchevique de lURSS109 de Staline) mais dans la mesure ougrave on les y voit
appliqueacutes agrave un grand nombre de probleacutematiques y compris agrave la sociologie bourgeoise Lrsquoexamen
de ces articles laisse donc constater que la laquo sociologie bourgeoise raquo eacutetait conccedilue en exacte
inversion de la deacutefinition du mateacuterialisme historique comme une pseudoscience laquo des lois du
deacuteveloppement de la socieacuteteacute raquo qui regroupait des theacuteories diverses comme celles de Comte
Durkheim Spencer Nietzsche Darwin Malthus Les expositions de toutes ces conceptions sont
tailleacutees selon un seul et mecircme patron et cette uniformisation concerne non seulement la forme de
leur description mais aussi la critique qui leur est adresseacutee Les principes drsquoexposition sont
puiseacutes de deux auteurs canoniques en matiegravere de critique de la sociologie bourgeoise Leacutenine
106 On peut observer ce mecircme deacuteveloppement du terme laquo sociologie raquo dans un autre domaine liminal agrave la sociologie Lrsquoexemple en est le livre de Rosalia Chor qui srsquointitule Langue et Socieacuteteacute publieacute en 1926 Il srsquoagit drsquoun manuel qui a introduit dans lrsquoespace sovieacutetique ce que lrsquoauteur appelle la laquo sociologie du langage raquo ou encore la laquo theacuteorie sociale du langage raquo Comme le commentateur contemporain le plus renommeacute de la linguistique sovieacutetique Vladimir Alpatov souligne lrsquoeacutetiquette de laquo sociologie de la langue raquo srsquoeacutetait pour longtemps eacutetablie dans la science sovieacutetique La viabiliteacute de cette expression srsquoexplique par le fait que laquo lrsquoeacutecole sociologique de la linguistique raquo dont parle le livre de Chor regroupait des chercheurs exclusivement laquo bourgeois raquo principalement franccedilais mais eacutegalement ameacutericains et allemands comme Saussure Meillet Bally Sapir Marty etc On voudrait enfin faire remarquer que Chor avait mobiliseacute les travaux de ces chercheurs pour laquo deacutevoiler le moment social du langage de la langue raquo et eacutecrire un manuel de ce qui en 1926 au moment de la publication du livre nrsquoeacutetait pas encore eacutetabli comme une discipline nouvelle - la sociolinguistique (ШОР Розалия Осиповна Язык и общество Либроком Москва 2010 Владимир АЛПАТОВ laquoРозалия Осиповна Шор и ее книгаraquo in Р О Шор Язык и общество Либроком Москва 2010 p VII)
107 Cf Г С БАТЫГИН laquo Институционализация российской социологии преемственность научной традиции и современные изменения raquo in Op cit p 21
108 М М РОЗЕНТАЛЬ П Ф ЮДИН (eacuteds) Краткий философский словарь Издательство политической литературы Москва 1955
109 Иосиф Виссарионович СТАЛИН История всесоюзной коммунистической партии (большевиков) Краткий курс Издательство ЦК ВКП(б) laquoПравдаraquo 1938
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(Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates) et
Plekhanov (Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire)110 On doit y rajouter eacutevidemment Marx et
Engels qui de leur cocircteacute sont les auteurs de la seule veacuteritable science des lois du deacuteveloppement
de la socieacuteteacute donc du mateacuterialisme historique et qui deacutemontrent la fausseteacute des autres tentatives
theacuteoriques et rendent possible leur qualification de pseudoscience Deux critegraveres sont repris de
Plekhanov Drsquoabord crsquoest le principe du facteur Lrsquoexposition de nrsquoimporte quelle theacuteorie se base
sur le facteur deacutecisif dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute qursquoelle propose (par exemple pour
Spencer le deacuteveloppement de la socieacuteteacute serait soumis aux lois biologiques pour le social-
darwinisme ndash agrave la lutte pour la vie pour Nietzsche ndash au principe volontariste pour Montesquieu
ndash au milieu geacuteographique etc) Il est possible qursquoune theacuteorie combine plusieurs facteurs Dans
ce cas il srsquoagit drsquoeacuteclecticisme Le seul facteur vrai est bien eacutevidemment celui proposeacute par Marx
et Engels cest-agrave-dire le laquo mode de production des biens mateacuteriels raquo Il faut dire que le facteur est
le seul point par lequel les descriptions des diffeacuterentes theacuteories se distinguent lrsquoune de lrsquoautre car
le reste du texte des articles est rempli par des formules conventionnelles tout agrave fait deacutenueacutees de
speacutecificiteacute Le deuxiegraveme critegravere repris de Plekhanov crsquoest le rocircle que telle ou telle theacuteorie
attribue agrave lrsquoindividu dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute Toutes les theacuteories de la sociologie
bourgeoise sont taxeacutees drsquoune laquo meacutethode subjective raquo qui preacutesente lrsquohistoire comme laquo un reacutesultat
de lrsquoactiviteacute arbitraire des personnaliteacutes eacuteminentes raquo alors que la masse populaire nrsquoest qursquoune
110 Georgij Valentinovic Plekhanov devenu pour le marxisme-leacuteninisme lrsquoauteur incontournable quand il
srsquoagissait de la critique de la sociologie bourgeoise et surtout de lrsquoaspect subjectiviste de celle-ci eacutetait pourtant une figure ambivalente pour les soviets Il repreacutesente la premiegravere geacuteneacuteration des marxistes russes et lrsquoon lui portait donc beaucoup drsquoestime pour ce qursquoil avait fait pour populariser le marxisme en Russie La biographie canonique de Plekhanov comprenait trois phases populiste proprement marxiste et laquo mencheviste raquo Il a eacuteteacute taxeacute du menchevisme car en 1903 il a diffeacutereacute de lrsquoorientation reacutevolutionnaire de Leacutenine et preacutefeacutereacute occuper une position reacuteformiste Pourtant sa contribution laquo agrave la lutte des travailleurs raquo dans la phase laquo marxiste raquo de sa vie le rendait recevable pour lrsquoideacuteologie officielle et les ouvrages eacutecrits durant cette peacuteriode (1883-1903) eacutetaient reconnus comme classiques y compris lrsquoessai intituleacute laquo Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire raquo ougrave il expose des consideacuterations au sujet du rocircle que lrsquoindividu peut jouer dans la vie sociale ainsi que dans le deacuteploiement des deacuteveloppements historiques Autrement dit il pose la question de savoir dans quelle mesure les individus font lrsquohistoire Il poleacutemique agrave la fois avec des historicistes qui expliquent le cours de lrsquohistoire par les actions deacutelibeacutereacutees ou les laquo passions raquo des figures eacuteminentes et avec ceux qui nrsquoy voient que des laquo raisons geacuteneacuterales raquo et des laquo lois du mouvement historique raquo neacutegligeant le facteur individuel Cette opposition Plekhanov la pose comme une antinomie entre la perspective qui envisage lrsquohistoire exclusivement comme une seacutequence de faits hasardeux et celle dans laquelle les eacuteveacutenements nrsquoont pas mecircme de traits individuels car ils sont entiegraverement deacutetermineacutes par des raisons geacuteneacuterales (Bossuet et la providence divine) Le mateacuterialisme historique selon lui est contraire tant au fatalisme qursquoau volontarisme Les individus deacutetiennent une puissance drsquoaction mais leurs actions ne sont pas arbitraires Pleacutekhanov garde lrsquoideacutee des figures eacuteminentes mais les deacutefinit comme ceux qui comprennent plus vite que drsquoautres lrsquoeacutetat des choses actuelles et sont capables de les saisir pour acceacuteleacuterer le procegraves historique (Cf Георгий Валентинович ПЛЕХАНОВ laquoК вопросу о роли личности в историиraquo in Избранные философские произведения т 2 Государственное издательство политической литературы Москва 1956)
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laquo foule raquo chaotique incapable drsquoaction Ne pouvant pas jouer le rocircle deacutecisif dans lrsquohistoire la
foule a besoin drsquoun laquo individu heacuteroiumlque raquo qui lrsquoorganisera en lui confeacuterant une coheacuterence et
lrsquoentraicircnera dans la lutte Quant aux critegraveres repris de Leacutenine lrsquoun drsquoeux est lrsquoideacutee de scientificiteacute
lieacutee au principe de la connaissabiliteacute des lois objectives du deacuteveloppement de la socieacuteteacute Ce
principe se conjugue bien avec le deuxiegraveme critegravere plekhanovien si lrsquoon assume une meacutethode
subjectiviste et fait deacutependre lrsquohistoire des deacutecisions individuelles qui ne relegravevent pas de lois
objectives mais de lrsquoarbitraire de la deacutecision individuelle alors il faut admettre que lrsquohistoire nrsquoa
pas de lois et drsquoobjectiviteacute et qursquoelle nrsquoest qursquoun ramassis chaotique drsquoeacuteveacutenements fortuits A
part cela les critegraveres qui ont eacuteteacute repris de Leacutenine sont plus geacuteneacuteraux en comparaison du critegravere
pleacutekhanovinien de facteur (qui est speacutecifique pour chaque theacuteorie) car ils permettent de grouper
les conceptions dans des cateacutegories meacutethodiques Ainsi par exemple la theacuteorie drsquoeacutequilibre (sous
laquelle tombent Spencer Boukharine le social-darwinisme le malthusianisme etc) ou la
theacuteorie organique de la socieacuteteacute (Spencer le social-darwinisme le malthusianisme le racisme) la
theacuteorie du retour cyclique de lrsquohistoire (Vico Nietzsche Spengler)
Le chercheur ameacutericain Vladimir C Nahirny dans son article laquo Soviet criticism of Western
sociology raquo111 dateacute de 1958 a des mots durs pour caracteacuteriser ce laquo genre de critique raquo de la
sociologie bourgeoise Notre analyse ne fait que confirmer la veacuteraciteacute de ses conclusions
laquo They estimate the scientific value of any sociological work by means of a few ideological
dicta and as befits all the radically oriented polemicists the Soviet critics aim at the total destruction
of opponents One would search in vain therefore in their writings for a logical analysis of
sociological concepts or for a factual critique of hypotheses [hellip] The above appraisal of Western
sociology serves as a basis for apocalyptic predictions of its imminent crisis and disintegration The
existence of diverse sociological schools of different interpretations of social phenomena and of the
absence of unanimity - these are the important symptoms of the approaching doom For as one of
them argues there is only one truth whereas by distorting the facts one can furnish many lies
[hellip] hellipthe only true scientific theory [is] historical materialism [hellip] Needless to say the Soviet
version of historical materialism is neither a research technique nor for that matter a growing
body of a substantive theory It comprises a painfully corrupted scheme of stock Marxist categories
the mode of production and productive relations basis and superstructure and a few dogmatic
111 Vladimir C NAHIRNY laquo Soviet criticism of Western sociology raquo in The American catholic sociological
review Vol 19 3 Oxford University Press 1958
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formulas such as social existence determines social consciousness [hellip]hellipan allegedly valid
methodology has been turned into a series of ossified generalities and the scope of Soviet sociology
narrowed down to the most speculative questions concerned with the evolution of society [hellip]
There is no doubt that the Soviet critics of bourgeois sociology belong to this group of scientists In
an atmosphere of free academic discourse most of them would be relegated to superfluous semi-
intellectuals trained in unmasking and debunking but unfit for any creative and constructive
scientific work raquo112
Dans ce mecircme article on trouve pourtant la remarque suivante qui agrave notre avis demanderait
une correction et preacutecision et qui nous ramegravene agrave la question de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo
laquo In the array of ritualistically adhered-to and unsparingly used classificator terms is
bourgeois of course Whenever the Soviet authors refer to Western sociologists and social
scientists in general they invariably add the epithet bourgeois implying that there is some other
non-bourgeois sociology and that Western social scientists have been turned into servants of the
reactionary bourgeoisie raquo113
Comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer le binarisme sociologie bourgeoisesociologie
marxiste qursquoon trouve chez Boukharine et Megrelidzeacute a eacuteteacute finalement deacutefait et la sociologie a
eacuteteacute entiegraverement placeacutee du cocircteacute de la sociologie bourgeoise Contrairement agrave ce que suppose
lrsquoauteur donc nous ne pensons pas que lrsquousage obsessionnel du qualificatif laquo bourgeois raquo devant
toute occurrence du mot laquo sociologie raquo veuille suggeacuterer une certaine sociologie non-bourgeoise
car celle-ci est en principe impossible Lrsquoinsistance sur cet adjectif srsquoinscrit assez organiquement
dans le style combatif propre agrave la litteacuterature sovieacutetique et nrsquoest qursquoune hyperbole quoique
normaliseacutee ainsi que le signe drsquoune attitude de vigilance
On peut pourtant parler drsquoune autre opposition binaire dans laquelle le terme laquo sociologie raquo
srsquoest trouveacute intriqueacute Ici il faut rappeler les remarques que Leacutenine avait faites sur les marges du
livre de Boukharine concernant sa preacutefeacuterence pour une utilisation des termes russes au lieu de
leurs eacutequivalents latiniseacutes Drsquoun cocircteacute la sociologie a eacuteteacute opposeacutee au mateacuterialisme historique du
point de vue theacuteorique et de lrsquoautre cocircteacute du point de vue lexical le mateacuterialisme historique a
112 Ibid p 242 et suiv 113 Ibid p 240
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refuseacute drsquointeacutegrer dans son usage les mots agrave racine latine Ainsi pour laquo socieacuteteacute raquo on avait eacutetabli le
terme laquo obchtchestvo raquo (substantif) ainsi que ses deacuteriveacutees comme par exemple
laquo obchtchestvennyj raquo (adjectif) etc114 Cela a encore plus marqueacute et augmenteacute la distance entre
les deux approches Dans le mecircme temps la pureteacute du mateacuterialisme historique et sa seacuteparation de
toute perversion bourgeoise a eacuteteacute proteacutegeacute deacutejagrave au niveau de la perception languagiegravere
Le livre de Megrelidzeacute qui est assez ambigu tant par son titre (hellipla sociologie de la
penseacutee) que par ses usages lexicaux a sauteacute cette peacuteriode de lrsquohistoire sovieacutetique Il nrsquoest paru
qursquoen 1965 agrave un moment ougrave le terme laquo sociologie raquo avait commenceacute agrave regagner une certaine
autoriteacute acadeacutemique Cela a eacuteteacute ducirc au renouveau de la sociologie en Union Sovieacutetique En
revanche ce renouveau est passeacute non pas par la reacuteception de theacuteories sociales ou encore moins
par un travail theacuteorique alternatif au mateacuterialisme historique mais par ce qursquoon appelait la
laquo recherche sociologique concregravete raquo Le mateacuterialisme historique et la sociologie se sont trouveacutes
dans une relation qui deacutesormais nrsquoeacutetait ni de concurrence ni drsquoabsorption mais drsquoune reacutepartition
des domaines le premier se chargeait de donner un cadre geacuteneacuteral agrave lrsquoensemble des sciences
humaines en eacutetant leur philosophie inteacutegrative alors que la tacircche qui revenait agrave la sociologie
consistait en une investigation empirique de la structure sociale La doctrine sovieacutetique dans sa
forme stalinienne du marxisme-leacuteninisme qui eacutetait appeleacutee drsquoun cocircteacute agrave garantir une stabiliteacute
ideacuteologique par la production drsquoune perspective theacuteorique ainsi que celle de lrsquoopinion publique
favorable au procegraves de modernisation et de lrsquoautre cocircteacute agrave reacuteveacuteler les fondements
drsquoincompatibiliteacute entre la socieacuteteacute communiste et la socieacuteteacute bourgeoise a eacuteteacute reconnue comme
dogmatique et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute du moment Crsquoest donc apregraves la deacutenonciation du culte de la
personnaliteacute que les recherches sur les questions sociales ont pu deacutebuter en Union Sovieacutetique La
sociologie a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteleacutement indispensable agrave lrsquoingeacutenierie sociale ce qui a depuis
les anneacutees 50 affranchi le terme laquo sociologie raquo de sa connotation neacutegative Le nouvel de ce terme
a eacuteteacute introduite par Nemtchinov un eacuteconomiste et statisticien qui en 1955 a publieacute lrsquoarticle laquo La
sociologie et la statistique raquo qui comme il nrsquoest pas difficile de deviner insistait sur lrsquoimportance
des recherches quantitatives sur la socieacuteteacute qui pouvaient faciliter la planification de la socieacuteteacute
socialiste La premiegravere recherche effectueacutee en Union Sovieacutetique deux ans plus tard par exemple
114 On observe le mecircme deacuteveloppement en langue geacuteorgienne aussi ougrave il srsquoagissait drsquoutiliser le mot
laquo sazogadoeba raquo laquo sazogadoebrivi raquo qui tout comme son eacutequivalent russe est baseacute sur le mot laquo geacuteneacuteral raquo ou laquo universel raquo
79
concernait les changements du niveau drsquoeacuteducation des travailleurs de quelques usines dans lrsquoune
des reacutegions du pays En 1960 a eacuteteacute fondeacute lrsquoinstitut de la recherche sur lrsquoopinion publique115
Le livre de Megrelidzeacute nrsquoavait pourtant rien en commun avec une telle sociologie empirique
et de telles recherches concregravetes Le projet de Megrelidzeacute par ses lecteurs sovieacutetiques nrsquoa pas
eacuteteacute situeacute dans le contexte sovieacutetique des anneacutees 30 ni mis en relation immeacutediate avec le
renouveau de la sociologie Comme il eacutetait donc difficile de lui trouver un contexte familier les
lecteurs ont eu tendance agrave le consideacuterer comme anticipateur de certains deacuteveloppements Son
livre a eacuteteacute perccedilu comme un ouvrage extrecircmement frais et original proposant une approche
macroscopique tout en se deacutemarquant du mateacuterialisme historique dogmatique
Staline theacuteorie et pratique dans les sciences
Outre les psychologues sovieacutetiques qui ont eacuteteacute effaceacutes du livre de Megrelidzeacute car la
lumiegravere critique agrave laquelle ils y eacutetaient mis nrsquoeacutetait pas acceptable dans la conjoncture acadeacutemique
sovieacutetique du deacutebut des anneacutees 1960 ce sont les reacutefeacuterences agrave Staline qui avec celles agrave Nikolas
Marr ont eacuteteacute soumises agrave une eacutelimination systeacutematique Or si dans le cas des psychologues
crsquoeacutetait lrsquoattitude critique adopteacutee par lrsquoauteur qui posait problegraveme dans le cas de Staline crsquoest la
tonaliteacute excessivement laudative dont sont coloreacutes les passages consacreacutes agrave ce dernier qui eacutetait
devenue inacceptable Ici nous nous contredirons tout de suite et remarquerons que dans les
anneacutees 1960 le procegraves de deacutestalinisation qui comme on a deacutejagrave noteacute avait deacutebuteacute en 1956 par le
discours secret de Khrouchtchev deacutenonccedilant le culte de personnaliteacute eacutetait deacutejagrave bien avanceacute et tregraves
probablement agrave ce moment toute mention de Staline aurait eacuteteacute agrave eacuteviter car il ne comptait plus
parmi les classiques du marxisme-leacuteninisme116 Staline comme lrsquoeacuteleacutement qui tombe sous le coup
115 Cf David LANE laquo Ideology and sociology in the U S S R raquo in The Britisch journal of sociology Vol
21 1 (March 1970) 116A partir de la parution de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline la doctrine reacutevolutionnaire marxiste-
leacuteniniste acquiert un statut ideacuteologique neacutecessaire Deacutesormais le leacuteninisme est compris comme le synonyme du stalinisme et les œuvres de Staline srsquoaffirment comme le deacuteveloppement ulteacuterieur de la theacuteorie de Marx-Engels-Leacutenine ce que se traduit en un laquo marxisme-leacuteninisme-stalinisme raquo Mais suite au XX congregraves de 1956 et agrave lrsquointervention de Khrouchtchev et a fortiori apregraves le XXII Congres ougrave la question de la laquo deacutestalinisation raquo a eacuteteacute theacuteoriseacutee le marxisme-leacuteninisme a commenceacute agrave ecirctre repreacutesenteacute dans son opposition agrave Staline Cf LABICA Georges laquo Marxisme-leacuteninisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 716
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de la censure au moment ougrave lrsquoeacutedition de 1965 est en preacuteparation nrsquoest donc pas prometteur
comme entreacutee dans lrsquoanalyse de la censure objective car il preacutesente un cas trop eacutevident et banal
En revanche son importance est peu neacutegligeable pour un autre aspect de la censure notamment
pour celui que nous avons articuleacute comme lrsquoautocensure positive Evidemment tout ce qui relegraveve
de lrsquoautocensure appartient agrave une sphegravere hypotheacutetique Pourtant sa forme positive se laisse saisir
plus facilement que sa forme neacutegative car elle peut ecirctre analyseacutee agrave travers une prise en compte
de lrsquoensemble du texte alors que la forme neacutegative eacutechappe agrave toute fixation exteacuterieure et nrsquoest
qursquoune absence une imperceptibiliteacute deacutelibeacutereacutee
Tout drsquoabord nous devrions porter notre attention sur le mode drsquoinsertion assez particulier
des passages consacreacutes agrave Staline qui se caracteacuterisent par une forte coloration eacutemotionnelle
Lrsquointerruption qursquoils introduisent dans le texte est en effet impressionnante et le lecteur ressent le
superflu et lrsquoartificialiteacute qursquoils apportent dans le corps du texte En geacuteneacuteral lrsquoeacutecriture de
Megrelidzeacute est soutenue dans un style acadeacutemique qui se deacutemarque par une remarquable
simpliciteacute et clarteacute La simpliciteacute du style nrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere aux textes des eacutecrivains marxistes
sovieacutetiques qui souvent eacutecrivaient des monographies entiegraveres pour les proleacutetaires (tout comme
plus tard Louis Althusser essayera drsquoen faire autant) et posaient une exposition facilement
accessible drsquoideacutees complexes comme leur objectif majeur Cela se faisait dans le but de rendre
leurs lecteurs proleacutetaires laquo politiquement conscients raquo de les eacuteduquer et de les motiver agrave la
construction du socialisme A cela est lieacute lrsquoesprit combatif et accusateur qui sature une grande
partie de la litteacuterature de lrsquoeacutepoque faisant fort usage des diverses techniques rheacutetoriques et qui
en revanche est totalement absent du livre de Megrelidzeacute car le public cibleacute par celui-ci ou
pour utiliser une notion seacutemiologique son lecteur modegravele eacutetaient les speacutecialistes les collegravegues
les camarades du cercle acadeacutemique Crsquoest dans ce contexte que les passages ougrave Megrelidzeacute
parle de Staline ressortent spectaculairement du reste de texte Voici quelques citations extraites
des deux premiers passages dans lesquels Megrelidzeacute commente les divers discours prononceacutes
par Staline Elles regardent respectivement le discours de Staline ougrave il propose la fameuse
devise laquo les cadres deacutecident de tout raquo et celui qui a eacuteteacute consacreacute au mouvement nouvellement
eacutemergeacute des stakhanovistes Enfin nous proposons un passage laudatif des chefs socialistes
Staline et Leacutenine ougrave Megrelidzeacute recourt agrave la figure de style de reacutepeacutetition (laquo le nom de raquo)
Comme effet le lecteur se sent subitement deacutepayseacute et croit assister agrave un discours prononceacute pour
encourager une foule plutocirct que de lire le livre qursquoil lisait encore il y a quelques instants
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laquo Ces mots du grand architecte de la socieacuteteacute socialiste qui font preuve drsquoune attitude pleine de
sollicitude envers la personnaliteacute ont retenti pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire mondiale de
lrsquohumaniteacute raquo117
laquo Ces mots acquiegraverent une encore plus grande signification si on pense qursquoils appartiennent agrave un
homme qui gracircce agrave son infatigable travail de 40 ans a concentreacute en soi la sagesse et lrsquoexpeacuterience de
la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le mouvement mondial international et agrave
la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que pratique en construction de la nouvelle
histoire humaine raquo118
laquo Le charme lrsquoautoriteacute colossale et la puissance des chefs geacuteniaux du proleacutetariat consiste en ceci
qursquoils incarnent les ideacutees eacuteternelles et les grands inteacuterecircts de toute lrsquohumaniteacute progressive Crsquoest
gracircce agrave cela que le nom de Leacutenine et le nom de Staline sont devenus le drapeau de victoire des
travailleurs du monde entier raquo119
Cette observation eacuteleacutementaire sur un simple aspect formel du texte suffit pour suggeacuterer que
lrsquoon a agrave faire avec des passages obligeacutes qui ne relegravevent pas de la penseacutee de Megrelidzeacute Ici il
srsquoagira donc pour nous de mettre cette suggestion agrave lrsquoeacutepreuve et de voir quelle est la connexion
entre ces passages et les propos theacuteoriques de Megrelidzeacute Cela agrave son tour nous permettra de
saisir la continuiteacute ou la discontinuiteacute entre ses propos et les impeacuteratifs ideacuteologiques de lrsquoeacutepoque
Ce que les passages consacreacutes agrave Staline pas freacutequents mais disseacutemineacutes tout au long de
lrsquoœuvre ont en commun crsquoest la probleacutematique du rapport de la theacuteorie agrave la pratique Mecircme en
se bornant seulement aux exemples que nous venons de citer une multipliciteacute drsquoentreacutees agrave cette
probleacutematique se laisse deacutevoiler Voyons comment la question du rapport entre la theacuteorie et la
pratique est lieacutee agrave celle de la technique
La deuxiegraveme des trois citations que nous venons de donner est lieacutee chez Megrelidzeacute agrave
lrsquoeacutelaboration de la question de la technique qui est un moment particulier de la question plus
geacuteneacuterale de la reacutealisation de lrsquoideacutee Megrelidzeacute srsquoappuie sur le principe suivant qui est une
117 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 116 118 Ibid p 453 119 Ibid p 341
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reprise leacuteniniste du propos heacutegeacutelien lrsquohomme se dirige vers la veacuteriteacute et vers lrsquoideacutee agrave travers son
activiteacute pratique agrave finaliteacute120 En effet plus bas Megrelidzeacute cite une note de Leacutenine que celui-ci
avait eacutecrit en marge de lrsquoEnzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse de
Hegel et notamment relativement agrave la phrase suivante de la section sect 213 laquo Die Idee ist die
Wahrheit denn die Wahrheit ist dies daszlig die Objektivitaumlt dem Begriffe entspricht raquo121 Leacutenine
commente laquo La vie geacutenegravere le cerveau Dans le cerveau humain se reflegravete122 la nature Crsquoest en
veacuterifiant et en appliquant dans sa pratique et sa technique la justesse de ces reflets que lrsquohomme
atteint la veacuteriteacute objective raquo123 Crsquoest ici justement que prend forme lrsquoun des principes
fondamentaux de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique qui eacutevidemment se voulait comme lrsquoinconditionnel
alternatif agrave toute eacutepisteacutemologie ideacutealiste Selon ce principe la pratique ainsi que la technique
sont le fondement de la connaissance et le critegravere de la veacuteriteacute La connaissance de la nature
srsquoexprime donc dans son utiliteacute pratique Comme le dit Engels ce type de mise en rapport de la
theacuteorie agrave la pratique est une maniegravere proprement mateacuterialiste de poser la question fondamentale
de toute philosophie notamment celle du rapport de la penseacutee agrave lrsquoecirctre Cette approche exprimeacutee
dans un commentaire que Leacutenine consacre agrave Hegel avait de fait comme intermeacutediaire les propos
avanceacutes par Engels dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique
que celui-ci avait conccedilu comme une preacutecision des propos que Marx et lui-mecircme avaient deacutejagrave
commenceacutes agrave exposer dans la Preacuteface agrave la Contribution agrave la critique de lrsquoeacuteconomie politique de
1859 et ougrave ils envisageaient de laquo reacutegler leur comptes avec [leur] conscience philosophique
drsquoautrefois raquo et de deacutecortiquer lrsquoantagonisme qursquoils voyaient entre la position qui eacutetait la leur et
celle de la philosophie allemande qursquoils qualifiaient drsquoideacuteologique
120 Par laquo agrave finaliteacute raquo nous traduisons le mot russe laquo целесообразный raquo Drsquoun point de vue puriste sur la
seacutemantique on devrait faire remarquer que la signification litteacuteraire de cet adjectif est la qualiteacute drsquoecirctre laquo conforme agrave une finaliteacute raquo Mais ce mot est utiliseacute pour souligner le fait que lrsquoactiviteacute ou le comportement est ce qui a bien une finaliteacute qursquoelle est laquo agrave finaliteacute raquo Crsquoest un terme assez important dans la philosophie sovieacutetique et il est eacutetrange qursquoaucune suggestion pour son eacutequivalent franccedilais ne soit trouvable dans BOCHENSKI J M (eacuted) Russian philosophical terminology D Reidel Publishing Company Dordrecht 1964 pp 66-67 Il faudrait aussi faire remarquer que beaucoup de termes philosophiques en langue russe ont eacuteteacute eacutetablis sous forme de calques lexicaux Il en est ainsi du terme laquo целесообразность raquo aussi qui est la traduction litteacuterale du composite allemand laquo Zweckmaumlszligigkeit raquo
121 HEGEL G F W Enzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse Bd 8 Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1970 p 368
122 La theacuteorie du reflet a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par Leacutenine comme la base de la theacuteorie de connaissance dialectico-mateacuterialiste
123 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Полное собрание сочинений т 29 Издательство политической литературы Москва 1973 p 183
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Pour Engels dans cet ouvrage il srsquoagit de reacutecuser lrsquoaspect systeacutematique de la philosophie de
Hegel qui implique une clocircture du procegraves historique ce qui est la source de son caractegravere
conservateur et en revanche de mettre en avant son aspect meacutethodologique cest-agrave-dire la
dialectique qui permet drsquoouvrir un horizon infini aux jeux des contradictions De lagrave deacutecoulent
deux points sur lesquels Leacutenine insistera et qursquoil eacutelegravevera au niveau des principes qui imbiberont
toute la philosophie sovieacutetique Premiegraverement si lrsquoon veut garder la dialectique en rejetant la
systeacutematiciteacute qui entraine neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune finaliteacute on ne peut que remettre la
dialectique sur une base mateacuterialiste cest-agrave-dire rattacher la connaissance agrave la pratique en
confeacuterant agrave celle-ci le rocircle du critegravere de veacuteriteacute dans le sens que nous venons drsquoindiquer et cela au
lieu drsquoenvisager la veacuteriteacute comme la correspondance de lrsquoecirctre agrave une ideacutee ou agrave une totaliteacute
intellectuellement constructible au preacutealable Cela implique en mecircme temps le deuxiegraveme point
selon lequel la connaissance devient un procegraves drsquoapproximation infini car drsquoun cocircteacute lrsquoideacutee de la
finaliteacute meacutetaphysique est eacutevacueacutee et de lrsquoautre cocircteacute la pratique est consideacutereacutee comme une
source permanente drsquoobjectifs toujours nouveaux On voudrait ici ouvrir une parenthegravese pour
faire une preacutecision sur ces deux points qui pourraient sembler aller agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee du
communisme que lrsquoon aurait du mal agrave ne pas qualifier comme la fin dans la penseacutee marxiste En
effet la reacutevolution nrsquoest-elle pas le tournant qui devrait marquer la fin des contradictions
Leacutenine fait une claire distinction entre la contradiction et lrsquoantagonisme124 Lrsquoantagonisme nrsquoest
qursquoun type de contradiction caracteacuteristique de lrsquoopposition existant entre les classes dans la
socieacuteteacute capitaliste Cet antagonisme sera dissolu par la reacutevolution abolissant la proprieacuteteacute priveacutee
qui est la condition drsquoarticulation des classes celles-ci diffeacuterant lrsquoune de lrsquoautre dans la mesure
124 La distinction leacuteninienne entre la contradiction et lrsquoantagonisme pourrait ecirctre comprise comme le
deacuteplacement drsquoune autre distinction entre lrsquoopposition et la contradiction telle qursquoelle est expliqueacutee par Marx dans ses Manuscrits de 1844 Ici faisant recours au langage conceptuel heacutegeacutelien (mecircme si on y lit lsquoindifferenterrsquo au lieu de lsquogleichguumlltigerrsquo) Marx deacutefinit lrsquoopposition comme une relation drsquoexclusion entre des termes encore indiffeacuterents Lrsquoopposition se transforme en une contradiction seulement lagrave ougrave la compreacutehension est acquise de la condition de cette opposition La compreacutehension des raisons structurelles de lrsquoopposition non seulement deacutevoile lrsquoessence de la relation et donc son caractegravere contradictoire mais rend possible sa solution laquo Mais lopposition entre la non-proprieacuteteacute et la proprieacuteteacute est une opposition encore indiffeacuterente qui nest pas saisie dans sa relation active dans son rapport interne qui nest pas encore saisie comme contradiction tant quelle nest pas comprise comme lopposition du travail et du capital Mecircme sans le mouvement deacuteveloppeacute de la proprieacuteteacute priveacutee dans la Rome antique en Turquie etc cette opposition peut sexprimer sous la premiegravere forme Ainsi elle napparaicirct pas encore comme poseacutee par la proprieacuteteacute priveacutee elle-mecircme Mais le travail essence subjective de la proprieacuteteacute priveacutee comme exclusion de la proprieacuteteacute et le capital le travail objectif comme exclusion du travail cest la proprieacuteteacute priveacutee forme de cette opposition pousseacutee jusquagrave la contradiction donc forme eacutenergique qui pousse agrave la solution de cette contradiction raquo Karl MARX Oumlkonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844 Werke Bd 40 Dietz Verlag Berlin 1968 p 533
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ougrave elles participent agrave la proprieacuteteacute priveacutee agrave travers des reacutegimes diffeacuterents et suite agrave cette
asymeacutetrie produisent une dynamique de lutte Quant aux contradictions elles survivront agrave la fin
des antagonismes125 laquo Lrsquoantagonisme et les contradictions ne sont pas la mecircme chose Le
premier disparaicirctra alors que les deuxiegravemes demeureront sous le socialisme raquo126 Sans insister
sur les implications proprement politiques de ce point (sur la diffeacuterence entre le socialisme et le
communisme etc) nous voudrions attirer lrsquoattention sur son aspect eacutepisteacutemologique et
notamment sur le fait que Leacutenine en radicalisant comme il lrsquoaffirme les propos drsquoEngels
confegravere agrave la dialectique le caractegravere de la loi de la connaissance et il lrsquoenvisage en mecircme temps
comme la loi objective du monde127 Donc la veacuteriteacute est relativiseacutee mais non pas la dialectique
qui nrsquoest plus une meacutethode comme crsquoest le cas chez Engels mais la loi du monde objectif128
Leacutenine soustrait ainsi la contradiction agrave lrsquohistoriciteacute et la transforme en une cateacutegorie
eacutepisteacutemologique et ontologique immuable qui fonctionne comme un processus dialectique dans
le rapport entre la theacuteorie et la pratique tout au long de lrsquohistoire de la science Mais en revenant
agrave Engels et agrave la question de la pratique crsquoest la citation suivante tireacutee de Ludwig Feuerbach qui a
eacuteteacute mise en avant par Leacutenine dans son Mateacuterialisme et empiriocriticisme
laquo La reacutefutation la plus frappante de cette lubie philosophique comme dailleurs de toutes les
autres est la pratique notamment lexpeacuterimentation et lindustrie Si nous pouvons prouver la
justesse de notre conception dun pheacutenomegravene naturel en le creacuteant nous-mecircmes en le produisant agrave
laide de ses conditions et qui plus est en le faisant servir agrave nos fins cen est fini de la laquo chose en
soi raquo insaisissable de Kant Les substances chimiques produites dans les organismes veacutegeacutetaux et
animaux restegraverent de telles laquo choses en soi raquo jusquagrave ce que la chimie organique se fucirct mise agrave les
preacuteparer lune apregraves lautre par-lagrave la laquo chose en soi raquo devint une chose pour nous comme par
125 Il srsquoagit des antagonismes en pluriel car si lrsquoantagonisme entre la classe bourgeoise et la classe des
proleacutetaires est lrsquoantagonisme principal Leacutenine parle eacutegalement des antagonismes qui sont des laquo formes primitives des contradictions de classe raquo tels que lrsquoantagonisme religieux culturel national etc Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Пометки и замечания на Брошюре А Паннекука laquo Классовая борьба и нация raquo Рейхенберг 1912 raquo in Ленинский Сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 275
126 Leacutenine eacutecrit cette phrase critique qui deviendra fameuse en marge du livre de Boukharine notamment lagrave ougrave celui-ci qualifie le capitalisme drsquoun systegraveme agrave contradictions (противоречивая система) Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Op cit p 391
127 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 316 128 laquo La dialectique ne se trouve pas dans lrsquoentendement de lrsquohomme mais dans lrsquorsquoideacuteersquo cest-agrave-dire dans la
realiteacute objective raquo Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Op cit 1973 p 181
85
exemple la matiegravere colorante de la garance lalizarine que nous ne faisons plus pousser dans les
champs sous forme de racines de garance mais que nous tirons bien plus simplement et agrave meilleur
marcheacute du goudron de houille raquo129
La meacutethode dialectique heacutegeacutelienne ennoblie agrave la maniegravere mateacuterialiste qui preacutevoit donc drsquoun
cocircteacute la correction de la theacuteorie par lrsquoexpeacuterience et de lrsquoautre cocircteacute la confirmation de la justesse
du savoir ou de la theacuteorie par la capaciteacute de production des effets voulus est censeacutee reacutecuser
lrsquoeacutepisteacutemologie ideacutealiste y compris le transcendantalisme On trouve des propos identiques
eacutegalement dans La dialectique de la nature drsquoEngels
Nous pouvons maintenant preacuteciser la maniegravere dont la probleacutematique du rapport entre la
theacuteorie et la pratique integravegre la question de la technique Voyons encore une note de Leacutenine faite
en marge de lrsquoEnzyklopaumldie de Hegel concernant les sections sectsect 194-212
laquo Les lois du monde exteacuterieur celles de la nature qui se laissent diviser en des lois meacutecanistes
et chimiques (crsquoest tregraves important) sont le fondement de lrsquoactiviteacute agrave finaliteacute de lrsquohomme Lrsquohomme
dans son activiteacute pratique fait face au monde objectif deacutepend de celui-ci deacutefinit son activiteacute en
fonction de celui-ci [hellip]
Si lrsquoon adopte le point de vue de lrsquoactiviteacute pratique (agrave finaliteacute) de lrsquohomme la causaliteacute
meacutecanique (et chimique) du monde (de la nature) est quelque chose drsquoexteacuterieur quelque chose de
secondaire drsquoentrefermeacute (прикрытый) [hellip]
Les fins humaines au premier abord semblent ecirctre eacutetrangegraveres (autres) par rapport agrave la nature
La conscience humaine la science (lsquoder Begriffrsquo) reflegravete lrsquoessence la substance de la nature mais
en mecircme temps cette conscience est exteacuterieure agrave la nature (ce nrsquoest pas drsquoembleacutee et simplement
qursquoelle coiumlncide avec elle)
LA TECHNIQUE MECANISTE ET CHIMIQUE sert aux fins de lrsquohomme dans la mesure ougrave
son caractegravere (essence) consiste agrave ecirctre deacutefini par le biais des conditions exteacuterieures (par les lois de la
nature) raquo130
Lrsquoeacutecart est ducirc au fait que la nature avec la causaliteacute meacutecanique qui lui est propre reste
exteacuterieure agrave lrsquoactiviteacute humaine qui ne peut que srsquoorienter par des fins qui la saturent Lrsquohomme
129 ENGELS Friedrich Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen philosophie Dietz
Verlag Berlin 1983 130 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 169-170
86
par le moyen de son appareil reacuteflectif ne peut srsquoapprocher de la veacuteriteacute des choses de la nature
que partiellement et neacutecessite un medium pour combler cet eacutecart et se donner lrsquoinstrument pour
se poser les fins pertinentes et donner lrsquoessor agrave son activiteacute Crsquoest donc la technique qui elle-
mecircme eacutetant deacutetermineacutee du dehors par les lois de la nature rend possible le deacutepassement du
rapport exteacuterieur et donc indiffeacuterent entre la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine et les lois de la nature
Ainsi la technique est le critegravere de la veacuteriteacute dans la mesure ougrave elle coordonne et ajuste lrsquoun avec
lrsquoautre drsquoun cocircteacute la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine (qui a pour origine la conscience reacutefleacutechissante
et imparfaite) et de lrsquoautre cocircteacute les lois de la nature Cet ajustement est un processus infini
marqueacute par des seacuteries de veacuterifications et de reacutefutations
La technique est donc lrsquointermeacutediaire entre la pratique humaine et lrsquoobjectiviteacute des lois de la
nature La technique elle-mecircme le produit humain permet aux hommes de transformer leur
pratique et de mettre les lois de la nature agrave une eacutepreuve toujours nouvelle Crsquoest la stimulation
circulaire venant de la pratique vers la theacuteorie (le savoir que lrsquoon a de la nature) qui agrave son tour
passe et se concentre drsquoune maniegravere transformative dans la technique qui constitue la relation
dialectique entre la theacuteorie et la pratique Une expression comme laquo lrsquoimpossibiliteacute est
theacuteoriquement attesteacutee raquo (dans un passage drsquoEacuteconomique de la peacuteriode de transition de
Boukharine) provoque lrsquoindignation de Leacutenine qui eacutecrit le commentaire suivant
laquo Lrsquoimpossibiliteacute ne peut ecirctre prouveacutee qursquoen pratique Lrsquoauteur ne pose pas le rapport entre la
theacuteorie et la pratique dans le sens dialectique raquo131
Abordons maintenant la citation (deuxiegraveme dans lrsquoordre) par laquelle Megrelidzeacute commente
le discours de Staline132 prononceacute en 1935 au sujet du mouvement des ouvriers stakhanovistes
qui venait drsquoapparaicirctre Ce discours qui eacutevalue ce que le pheacutenomegravene des stakhanovistes peut
nous apprendre du travail dans le cadre drsquoune socieacuteteacute socialiste sert agrave Megrelidzeacute comme une
illustration du principe leacuteniniste de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute Comme il est bien
connu les stakhanovistes eacutetaient des ouvriers qui dans leur travail deacuteveloppaient une
productiviteacute qui exceacutedait la norme (la premiegravere fois une telle hyper-productiviteacute a eacuteteacute deacutemontreacutee
par le charbonnier Stakhanov et bientocirct apregraves des cas semblables ont pu ecirctre constateacutes dans
drsquoautres branches de lrsquoeacuteconomie chez les miniegraveres les travailleurs en industrie textile les
131 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo
in Ленинский сборник XL Op cit p 395 132 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября
1935 года raquo Сочинения том 14 Издательство laquoПисательraquo Москва 1997
87
fabricants des chaussures les pelletiegraveres etc) Les stakhanovistes eacutetaient reacutecompenseacutes par des
deacutecorations et jouissaient drsquoun droit agrave des repas plus copieux et exquis que le lot du reste des
travailleurs Bien eacutevidemment agrave cette eacutetape lrsquoEtat avait des raisons drsquoordre eacuteconomique ainsi
que politique pour mieux former et stimuler ce mouvement Elles ont eacuteteacute bien reacutesumeacutees par
exemple par Lilly Marcou133 Pour nous crsquoest la signification ideacuteologique de ce pheacutenomegravene qui
est inteacuteressante Dans son discours Staline preacutesente les stakhanovistes comme la preuve que sous
le socialisme le travail atteint une productiviteacute beaucoup plus eacuteleveacutee que celle dont est capable le
systegraveme capitaliste En partant drsquoune supposition marxiste traditionnelle selon laquelle la raison
du remplacement drsquoune formation socio-eacuteconomique par une autre a toujours eacuteteacute le changement
dans la productiviteacute du travail et la croissance de la richesse Staline affirme que les
stakhanovistes sont la preuve que le socialisme sovieacutetique neacutecessairement combattra le
capitalisme dans le reste du monde Par les reacutesultats invraisemblablement eacuteleveacutes de leur travail
les stakhanovistes mettent en marche ce que Staline appelle lrsquoeacutemulation socialiste Cette
eacutemulation a eacuteteacute rendue possible par la technique laquo Lrsquoeacutetape de lrsquoeacutemulation socialiste ougrave nous
sommes ndash le mouvement des stakhanovistes est neacutecessairement lieacute agrave la nouvelle technique Le
mouvement des stakhanovistes serait impensable sans la nouvelle technique suprecircme raquo Les
ouvriers stakhanovistes sont ceux qui ont appris la technique laquo ce sont les gens nouveaux
speacuteciaux raquo laquo Ce mouvement brise les vieilles opinions sur la technique il brise les vieilles
normes techniques raquo Et ici Staline passe agrave la question du rapport entre la pratique et la science
laquo Lrsquoon dit que les donneacutees de la science les donneacutees des guides et les instructions techniques
contredisent les demandes des stakhanovistes de nouvelles normes techniques plus eacuteleveacutees Mais
quelle est la science dont il srsquoagit Les donneacutees de la science ont toujours eacuteteacute veacuterifieacutees par la
pratique et expeacuterience raquo
Les stakhanovistes sont donc ceux qui par leur pratique deacuteplacent les limites du possible
alors que les scientifiques qui posent les limites en fixant laquo les normes techniques raquo sont les
133 laquo La peacutenurie de biens de consommation due au deacuteveloppement prioritaire de lindustrie lourde amegravene le
parti agrave adopter une politique visant agrave garantir un partage des biens proportionnel agrave leffort fait par chacun en vue de lexpansion de leacuteconomie nationale Cest lessence mecircme de la reacutepartition dans la socieacuteteacute stalinienne agrave savoir un eacuteventail de reacutecompensesprimes calculeacutees selon leffort et la contribution individuelle agrave leacutedification du socialisme Dans cette optique les normes de rendement sont baseacutees sur lefficaciteacute et leffort des meilleurs ouvriers et non sur celui des ouvriers moyens Par ce biais on maintient agrave un bas niveau les taux de salaires permettant ainsi dune part une reacuteserve de capital agrave investir dans lindustrie et dautre part une limitation du pouvoir dachat salutaire en raison de la rareteacute des biens de consommation raquo Lilly MARCOU laquo Stakhanovisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 pp 1088-1089
88
reacuteactionnaires qui font reacutesistance au progregraves au mouvement reacutevolutionnaire des stakhanovistes
Pour Staline il srsquoagit donc de convaincre les scientifiques et srsquoil le faut de laquo prendre contre eux
des mesures plus deacutecisives raquo 134
Megrelidzeacute ne va pas dans les deacutetails de ce discours de Staline Il en extrait seulement le
passage relatif agrave la question du rapport entre la pratique et la science et lrsquoinsegravere dans son propre
raisonnement sur le progregraves de la science qursquoil entame agrave partir de la position eacutepisteacutemologique de
Leacutenine Megrelidzeacute continue en donnant des exemples tireacutes de lrsquohistoire de la science ougrave les
scientifiques en mettant des objectifs concrets dans leurs recherches ou expeacuteriences arrivaient agrave
des reacutesultats qursquoils nrsquoavaient pas preacutevus drsquoavance mais qui surgissaient comme les effets
surprenants de la reacutealisation de leurs ideacutees de deacutepart Ainsi il parle de Otto von Guericke qui en
1654 avant Robert Boyle envisageait de prouver lrsquoexistence du vide ndash une ideacutee que la
philosophie de lrsquoeacutepoque avait de la difficulteacute agrave accepter ndash et qui avait agrave la place deacutecouvert la
force de pression et lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoair de Hans Christian Oslashrsted qui ayant en 1820 eacutetabli
lrsquoinfluence du courant eacutelectrique sur une aguille aimanteacutee avait deacutecouvert tout un domaine de
pheacutenomegravenes eacutelectromagneacutetiques et permis plus tard le deacuteveloppement des techniques de radio-
transmission et de radiodiffusion ou encore drsquoAlbert Abraham Michelson et Edward Morley qui
dans leur effort pour trouver la loi de lrsquoaddition des vitesses de la lumiegravere ont eacuteteacute ameneacutes agrave
reacuteviser les principes mecircme de la physique classique concernant le mouvement le temps
lrsquoespace la graviteacute etc Ici Megrelidzeacute revient agrave un point qursquoil avait deacuteveloppeacute un peu plus haut
dans le quatriegraveme chapitre de son livre deacutedieacute agrave la question de la perception Nous pouvons saisir
chez lui dans une forme embryonnaire une approche semblable agrave celle qui a eacuteteacute suggeacutereacutee plus
tard dans la philosophie et histoire de la science quand sous lrsquoinfluence de la psychologie de la
Gestalt les deacutecouvertes scientifiques ou les changements de paradigmes scientifiques ont eacuteteacute
deacutecrits agrave lrsquoimage du changement dans la perception en tant que celui-ci procegravede au niveau du
psychisme individuel Ainsi Megrelidzeacute lui-mecircme reprenant lrsquoapproche gestaltiste eacutecrit
laquo Srsquoapercevoir de quelque chose cela veut dire relever certaines donneacutees du champ commun
(общего поля) les deacuteplacer en avant-scegravene et les transformer en centre de constitution du champ
entier de conscience Dans ce sens-lagrave ecirctre capable de percevoir des choses signifie dans une certaine
134 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября
1935 года raquo Op cit pp 79 80 88 91
89
mesure eacutegalement les lsquodeacutecouvrirrsquo Faire une deacutecouverte cela veut dire atteindre la capaciteacute de
regarder diffeacuteremment et de voir et percevoir autre chose que ce qui eacutetait perccedilu drsquohabitude raquo135
Il est difficile de ne pas repenser ici agrave Thomas S Kuhn qui comme drsquoautres philosophes de
la science avant lui deacutecrivait les reacutevolutions scientifiques comme les deacuteplacements de perception
des scientifiques Pourtant bien eacutevidemment il srsquoagit pour Kuhn eacutegalement drsquoarticuler les
limites que comporte une telle transposition du modegravele de la psychologie vers lrsquoactiviteacute
scientifique136 Quant agrave Megrelidzeacute nous estimons que son but est drsquoaffiner et de compleacuteter la
thegravese leacuteninienne de la primauteacute de la pratique sur la theacuteorie par le modegravele gestaltiste Dans leur
pratique scientifique les scientifiques peuvent rencontrer des pheacutenomegravenes qui reconfigurent leur
maniegravere drsquoenvisager leurs objets voire en deacutecouvrir de nouveaux
Maintenant que nous avons preacutesenteacute le contexte dans lequel la citation de Staline apparaicirct
dans le texte de Megrelidzeacute nous pouvons constater qursquoelle nrsquoy apporte aucune valeur ajouteacutee
argumentative Bien au contraire les contextes du discours de Staline et des propos de
Megrelidzeacute ne se recouvrent point Pour Megrelidzeacute il srsquoagit de comprendre la nature de la
deacutecouverte scientifique alors que la technique fait partie de la pratique scientifique En revanche
Staline attribue une valeur scientifique au travail et agrave la pratique des ouvriers dans la mesure ougrave
ce sont les reacutesultats qursquoils atteignent gracircce agrave la technique et agrave leur force physique qui devraient
servir comme des preuves proprement scientifiques
Dans le texte de Megrelidzeacute la figure de Staline comme celle qui concentre en soi laquo la
sagesse et lrsquoexpeacuterience de la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le
mouvement mondial international et agrave la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que
pratique en construction de la nouvelle histoire humaine raquo joue le rocircle de lrsquoamplificateur de
lrsquoideacutee de Leacutenine sur le laquo rapport entre la pratique et la theacuteorie raquo En effet crsquoest cette derniegravere
formule dans son acception la plus superficielle et abstraite qui fait lrsquoimpression de convergence
entre les propos de Leacutenine Megrelidzeacute et Staline Crsquoest un exemple tregraves repreacutesentatif de
lrsquoautocensure positive qui consiste en ceci que lrsquoapparence de convergence des positions est
creacuteeacutee par des citations incomplegravetes et contextuellement deacuteplaceacutees
135 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 190 136 Cf Thomas S KUHN The structure of scientific revolutions The University of Chicago Press Chicago
London 1996 p 113 et suiv
90
A travers cet exemple nous pouvons entrevoir deux points conjoncturels Le premier
consiste en une indiffeacuterenciation entre Leacutenine et Staline alors que lrsquoautre concerne la question
du rocircle du parti comme le repreacutesentant de la classe ouvriegravere dans la formation du savoir (dans ce
cas preacutecis il srsquoagissait du domaine de la science)
Megrelidzeacute bien conscient de la conjoncture preacutesente Staline dans une stricte continuiteacute
avec Leacutenine ce qui coiumlncide avec la maniegravere dont Staline se preacutesentait lui-mecircme Dans les
anneacutees 1930 Staline qui comme nous lrsquoavons vu avait bacircti son autoriteacute sur celle deacutejagrave bien
eacutetablie de Leacutenine a eacuteteacute mis en avant comme le gardien de la doctrine marxiste-leacuteniniste Ce rocircle
de gardien comme le souligne Van der Zweerde137 eacutetait fondeacute sur la position de pouvoir dont
Staline eacutetait le deacutetenteur Autrement dit le fait que le pouvoir politique domine la pratique
theacuteorique eacutetait consideacutereacute non pas comme corroborant lrsquoautonomie de cette derniegravere mais comme
un moyen sucircr de preacuteserver sa pureteacute Ainsi la doctrine du marxisme-leacuteninisme qui consideacuterait
Leacutenine comme le vrai continuateur de la penseacutee de Marx culminait dans la figure de Staline
investie par un pouvoir politique capable de la stabiliser et de la proteacuteger de toute contagion
Le deuxiegraveme point transparaicirct dans le passage du discours de Staline sur le rocircle exceptionnel
du parti pour prendre des mesures contre les scientifiques indociles Il ne faut pas oublier que
lrsquoanneacutee ougrave ce discours de Staline a eacuteteacute prononceacute est aussi celle qui vit deacutebuter lrsquoascension de
Trofim Lyssenko Dans la bouche de ce dernier ce principe a trouveacute une forme encore plus
explicite laquo il me faut seulement les gens (les chercheurs ndash ma preacutecision) qui atteindront les
reacutesultats dont jrsquoai besoin raquo 138 Il est vrai que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur ce point du discours de
Staline lagrave ougrave il le cite crsquoest-agrave-dire en connexion avec la question de la nature de la pratique
scientifique et des deacutecouvertes scientifiques Pour autant lrsquoaffirmation du caractegravere partial
(laquo partijnyjrsquo raquo) de la science nrsquoest pas tout agrave fait absente de son livre139 En effet il en parle en
connexion avec une autre probleacutematique et notamment lagrave ougrave il deacuteveloppe ses reacuteflexions sur
lrsquoorigine non pas deacutesinteacuteresseacutee mais inteacuteresseacutee du savoir (comme nous le verrons cela deacutecoule
du caractegravere de la conscience humaine tel qursquoil sera theacutematiseacute par Megrelidzeacute) Ces reacuteflexions de
Megrelidzeacute aboutissent dans sa thegravese sur le perspectivisme de toute connaissance A ce point
drsquoargumentation il est pour Megrelidzeacute manifestement plus facile et moins hasardeux pour sa
137 Cf Evert van der ZWEERDE op cit p 34 138 Cf Б А КЕЛЛЕР laquo Совещание по генетике и селекции Спорные вопросы генетики и селекции
(общий обзор совещания) raquo in Под знаменем марксизма 1939 139 Cf Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления 1937 p 172-173
91
bonne conscience sauter agrave la conclusion sur le caractegravere neacutecessairement partial de toute science
car agrave ce niveau de geacuteneacuteraliteacute il nrsquoest pas eacutevident de traduire cette thegravese dans une injonction de
lrsquointervention politique dans la science Nous voyons donc que Megrelidzeacute module son usage de
Staline au niveau de la discussion sur les questions eacutepisteacutemologiques il insiste mollement sur le
caractegravere partial de la science140 mais tout en citant Staline en lien avec sa propre thegravese sur la
philosophie de la science il passe sous silence ce point preacutecis et preacuteserve la science de toute
intervention du dehors Crsquoest un autre exemple inteacuteressant de lrsquoautocensure positive Lrsquoauteur
montre sa capaciteacute de coller agrave la conjoncture tout en demeurant dans une position ambigueuml
Enfin si nous faisons complegravetement abstraction des reacutefeacuterences agrave Staline comme il le faut dans
tout cas de lrsquoautocensure positive le perspectivisme eacutepisteacutemologique procircneacute par Megrelidzeacute ne
contredit en rien agrave sa thegravese de lrsquoordre de la philosophie de la science selon laquelle les
deacutecouvertes scientifiques consistent en une reconfiguration du champ de savoir provoqueacutee et
orienteacutee par la pratique Mais comme il srsquoagit ici de la pratique tant scientifique que sociale la
science ne peut pas ecirctre complegravetement soumise agrave la pratique sociale et perdre toute autonomie
Une telle approche structurelle agrave la science ndash donc la vision de la science comme drsquoun champ de
savoir structureacute qui tout en eacutetant reacuteceptif parvient agrave reacutesister agrave des influences externes et ne peut
changer que par restructuration ou reconfiguration ndash rend impossible chez Megrelidzeacute toute
fusion de la science avec la politique
A la fin de cette partie il faut se demander quelle est la valeur ajouteacutee de lrsquoanalyse que nous
venons de proposer nrsquoavons-nous prouveacute somme toute qursquoune coiumlncidence entre les eacuteleacutements
du livre et ceux de la culture philosophique sovieacutetique Il est vrai que gracircce agrave son sort singulier
ce livre a lrsquoavantage de rendre perceptible le deacuteplacement de ces eacuteleacutements dans le temps Ce
nrsquoest pas pour autant que nous sortirions de la tautologie en concluant que ce livre srsquoinscrit dans
les normes de la culture intellectuelle sovieacutetique et au cours de son histoire et gracircce agrave la censure
objective se conforme agrave certaines des modifications que cette culture subit On pourrait sortir de
la circulariteacute et rendre cette explication productive pourvu qursquoon la projette sur le livre afin drsquoen
140 Il va de soi que ce passage aussi a eacuteteacute eacutelimineacute dans lrsquoeacutedition de 1965
92
identifier la part obligeacutee et donc morte et ainsi rendre visible lrsquohorizon libre dans lequel se
deacuteploie la creacuteativiteacute conceptuelle Autrement dit ce proceacutedeacute permet de discerner et trier ce qursquoest
de lrsquoordre primaire et secondaire dans le texte Il srsquoajoute donc agrave lrsquoinventaire des proceacutedeacutes
propres agrave rendre intelligible un texte quelconque une lecture approfondie une prise en compte
de la conjoncture historique ainsi que du corpus des textes avec lesquels le texte donneacute est en
dialogue manifeste ou latent
93
IIIe partie
Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal
Apregraves le panorama essentiellement historique proposeacute dans les premiegravere et deuxiegraveme
parties de notre travail dans la partie preacutesente nous passerons agrave une exposition systeacutematique de
lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute Tout drsquoabord dans le premier chapitre nous dresserons la
liste complegravete des eacutecrits de lrsquoauteur Et puis dans les deuxiegraveme et troisiegraveme chapitres nous
essaierons de deacutecrire la structure de son Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee
Lrsquoimportance drsquoune telle description tient moins au besoin de combler le manque ducirc agrave
lrsquoindisponibiliteacute en langue franccedilaise de lrsquoouvrage qursquoagrave la neacutecessiteacute de saisir son cœur
conceptuel Cela requiert une lecture et une analyse minutieuse du texte eacutetant donneacute que
lrsquoargumentation se poursuit par des lignes heacuteteacuterogegravenes et Megrelidzeacute reste peu clair sur ses
objectifs Outre que lrsquoouvrage est assez heacuteteacuterogegravene du point de vue discursif il traite des
questions drsquoune tregraves grande diversiteacute Par conseacutequent il ne deacutevoile pas aiseacutement sa coheacuterence (si
tant est qursquoil en ait une) ni son uniteacute Toute tentative donc de le reacutesumer ou drsquoarticuler sa
structure demande drsquoembleacutee un travail probleacutematisant La question se pose donc cette
heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute est-elle le reacutesultat drsquoune synthegravese pas reacuteussie et donc relegraveve-t-elle de lrsquoeacutechec de
lrsquoauteur ou est-elle lieacutee organiquement agrave un projet theacuteorique nouveau qui impliquerait un nouvel
arrangement du savoir Lrsquoaperccedilu de la structure du livre (que nous mettons en eacutevidence par la
table des matiegraveres deacutetailleacutee que nous joignons en annexe) servira au lecteur de moyen
drsquoorientation mais en mecircme temps permettra de discerner la relation difficile entre la mateacuterialiteacute
du texte et lrsquoeacutenonceacute dont il est porteur
94
Bibliographie des textes de Megrelidzeacute
Les eacutecrits de Konstantineacute Megrelidzeacute comme on a deacutejagrave vu ne sont pas nombreux Tout ce
qui est sorti de sa plume et nrsquoa pas eacuteteacute perdu a eacuteteacute publieacute agrave part des textes suivants un manuscrit
dactylographieacute non signeacute reacutecemment retrouveacute dans les archives de lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave
Saint-Peacutetersbourg et dont lrsquoattribution doit encore ecirctre veacuterifieacutee141 une partie de sa
correspondance142 lrsquoautobiographie dateacutee de 1936 lrsquoesquisse des thegraveses principales de ses
Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee dateacutee de 1937143 ainsi que lrsquoesquisse
drsquoun court traiteacute sur lequel il avait commenceacute agrave travailler en 1940 durant son seacutejour agrave Tbilissi
entre ses deux arrestations et qui devait ecirctre intituleacute Histoire des couleurs et des teints agrave la
lumiegravere de la question geacuteneacuterale de la perception144
Pour des raisons de systeacutematiciteacute nous voudrions reacutepeacuteter que son œuvre majeure Problegravemes
fondamentaux de la sociologie de la penseacutee existe en trois versions en langue russe145 Il est
eacutegalement traduit en langue geacuteorgienne146 Une traduction en langue anglaise est en preacuteparation
A part son œuvre majeure on dispose de trois textes mineurs dont deux ont eacuteteacute publieacutes
durant la vie de lrsquoauteur en 1935 le troisiegraveme en revanche beaucoup plus tard en 1990 Il y a
drsquoabord lrsquoarticle laquo Des superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-
Bruhl raquo qui a eacuteteacute publieacute dans le recueil qui srsquointitule laquo LrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave lrsquoAkademik
141 Nous remercions Craig Brandist pour nous avoir communiqueacute cette information 142 Comme sa lettre agrave Nikolaj Boukharine Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Письмо к Н Бухарину от 2 марта
1936 года raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Документ 19949 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)
143 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Основные тезисы к laquoОсновным проблнемам социологии мышления raquo выходит в издательстве Академии Наук СССР 1937 raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19945 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)
144 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo История цветов и красок в свете общей проблемы чувственного восприятия raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19946 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)
145 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под общей ред И И Мещанинова и Ред Изд Л Г Башинджагяна Издательство Академии Наук СССР Москва-Ленинград 1937 ndash 466 с (Труды Института языка и мышления имени Н Я Марра)
Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 1-е ndash Тбилиси Издательство ЛКИ 1965 Изд 3-е ndash Москва Издательство ЛКИ 2007 ndash 488 с (Из наследия отечественной философской мысли социальная философия)
Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 2-е ndash Тбилиси Издательство laquoМецниеребаraquo 1973
146 მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990
95
Marr raquo 147 Citons ensuite lrsquoarticle laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo baseacute sur une
confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue le 27 feacutevrier de 1935 agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de
lrsquoURSS Il a eacuteteacute drsquoabord publieacute dans la revue Sous la banniegravere du marxisme dans son numeacutero du
mois de mars de la mecircme anneacutee148 et repris un mois plus tard dans la revue de lrsquoILP Problegravemes
de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes149 (La seule diffeacuterence entre les deux versions consiste
en ce que la premiegravere a gardeacute les eacuteleacutements propres agrave une confeacuterence comme des adresses au
public alors que la deuxiegraveme version a perdu tout trait drsquooraliteacute) Enfin le troisiegraveme texte
srsquointitule laquo Les noms numeacuteriques en langue geacuteorgienne De lrsquoorigine du nombre et du calcul raquo150
Lagrave aussi on a affaire agrave une confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue en automne de 1940 agrave
lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie peu avant sa deuxiegraveme arrestation Le texte final de
lrsquoexposeacute a eacuteteacute perdu mais sa version brute et preacuteparatoire a eacuteteacute publieacutee agrave partir drsquoun
manuscrit Crsquoest le seul texte de Megrelidzeacute qui ait eacuteteacute reacutedigeacute en langue geacuteorgienne Jusqursquoagrave
preacutesent il nrsquoa eacuteteacute traduit en aucune langue Aucun de ces articles ne traite de questions qui ne
soient deacutejagrave preacutesentes dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Ils
peuvent donc ecirctre consideacutereacutes comme des expositions extensives des thegraveses deacutejagrave preacutesentes dans
lrsquoœuvre principale de lrsquoauteur
Certaines parties de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des
amis ont eacuteteacute publieacutees en annexe agrave lrsquoeacutedition geacuteorgienne de son ouvrage Une de ces lettres
contient la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo 151 composeacutee par lrsquoauteur pour sa fille quelques mois
avant sa mort dans le camp de travail Cette leacutegende peut ecirctre consideacutereacutee comme une conclusion
inattendue de ces efforts theacuteoriques mais tout agrave fait dans la logique du parcours de vie de
147 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo О ходячих суевериях и laquoпралогическомraquo способе мышления (Реплика
Леви-Брюлю) raquo in АН СССР XLV Академику Н Я Марру Москва ndash Ленинград Издательство АН СССР 1935 ndash pp 461ndash496 Traduction geacuteorgienne bdquoმოარულ ცრურწმენათა და აზროვნების bdquoწინარელოგიკურიldquo წესის შესახებ რეპლიკა ლევი-ბრიულსldquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია op cit pp 519-561
148 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Н Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 35-52
149 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Проблемы истории докапиталистических обществ N 3-4 ОГИЗ Москва-Ленинград 1935 p 70-89
150 laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის წარმოშობის შესახებ raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 562-582
151 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo თქმულება bdquoმკვდარ ციხეზეldquo raquo in სოციალური აზრის ფენომენოლოგია Op cit pp 585-600
96
lrsquoauteur Elle meacuterite donc drsquoecirctre mise en avant dans sa bibliographie Elle a eacutegalement paru en
langue russe en tant que texte seacutepareacute152
Comme il a eacuteteacute dit le manuscrit de la monographie que Megrelidzeacute avait finaliseacute quelques
semaines avant sa mort a eacuteteacute perdu Selon Hilda Vitzthum il srsquoagissait de questions qui avaient
deacutejagrave eacuteteacute poseacutees dans la premiegravere monographie Megrelidzeacute lui-mecircme consideacuterait que dans cette
monographie il avait laquo finalement reacuteussi agrave exposer [ses] ideacutees drsquoune maniegravere systeacutematique raquo153
Enfin la seule source qui pourrait nous indiquer les inteacuterecircts que Megrelidzeacute nourrissait quant agrave
ses recherches futures apregraves la reacutedaction de sa premiegravere monographie reste sa lettre destineacutee agrave
Boukharine laquo Le sujet principal de mes eacutetudes futures seront les questions lieacutees agrave lrsquohistoire du
deacuteveloppement stadial de la penseacutee raquo154
Structure du livre ndash I
Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee de Konstantineacute Megrelidzeacute nous
lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute se distingue par une tregraves grande clarteacute et simpliciteacute de style Et si le texte
semble transparent et que la compreacutehension ne pose aucun problegraveme les difficulteacutes surgissent
degraves qursquoon prend de la distance pour eacutelargir lrsquointelligence de lrsquoouvrage Lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoouvrage
se situe donc au niveau de sa forme dont les contours ne sont pas faciles agrave saisir et qui une fois
saisis nrsquoapportent pas de clarteacute mais suscitent de nouvelles interrogations Pour cette raison
nous pensons qursquoune description de la structure du livre pourrait ecirctre une bonne entreacutee pour non
seulement donner un aperccedilu des questions sur lesquelles lrsquoauteur srsquointerroge mais pour les
mettre drsquoembleacutee dans une perspective probleacutematisant et surtout pour en voir drsquoautres que le
texte provoque et qui nrsquoont pas eacuteteacute explicitement abordeacutees par Megrelidzeacute Ainsi dans ce qui
suit nous voudrions donner une description de la structure du livre qui est compleacuteteacutee par la table
des matiegraveres deacutetailleacutee du livre donneacutee en annexe 1
152 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Сказание о laquoмертвом замкеraquoraquo in Литературная Грузия 12
Тбилиси 1980 153 Cf laquo ჰილდა ვიტცტუმისადმი წერილიდან raquo in კონსტანტინე მეგრელძე აზრის სოციალური
ფენომენოლოგია Op cit p 610 154 ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური
ფენომენოლოგია Op cit p 682
97
Mecircme si notre but consiste en une mise en relief du caractegravere probleacutematique de ce qui
pourrait ecirctre le projet de Megrelidzeacute lrsquoaperccedilu que nous proposons en contredisant notre propre
objectif risque drsquoecirctre plus coheacuterent que le texte de lrsquoouvrage ne lrsquoest La raison en est eacutevidente
Tout reacutesumeacute implique un travail de purification ou de reacuteduction agrave lrsquoessentiel (qui peut varier en
fonction de la perspective dans laquelle le reacutesumeacute se fait) En eacutetant dans lrsquoimpossibiliteacute de
dissoudre ce paradoxe inheacuterent agrave notre propre deacutemarche nous essayerons de le deacutenouer avec des
consideacuterations et remarques sur les points probleacutematiques du texte de Megrelidzeacute
A cette eacutetape de notre travail ougrave lrsquoimportant est de rendre le tableau le plus complet de la
conception de Megrelidzeacute nous nous baserons sur la premiegravere version du livre sans insister sur
ses divergences avec ses versions censureacutees et donc moins complegravetes
Le livre consiste en une preacuteface suivie par une exposition geacuteneacuterale de la question de la
penseacutee et de deux parties (sans titres) qui constituent le corps de lrsquoouvrage et qui sont agrave leur tour
diviseacutees en cinq chapitres chacune
Preacuteface Les cinq pages de la preacuteface du livre sont celles qui ont eacuteteacute eacutecrites en dernier155 Il
nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil srsquoagisse du morceau qui se distingue par une densiteacute moindre que le
reste du texte Elle est importante dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute essaie de
donner quelques indications concises sur lrsquoensemble de son projet et formule concregravetement le but
de ses efforts deacutevelopper une science historique de la penseacutee ou autrement dit une science sur
le deacuteveloppement historique de la penseacutee Prenant en compte ce constat et jetant un coup drsquoœil agrave
la table de matiegraveres du livre (voir lrsquoannexe 1) nous pouvons remarquer deacutejagrave ici que la sociologie
de la penseacutee annonceacutee par le titre du livre est une deacutesignation trop maigre pour lrsquoampleur de la
155 Du bon agrave tirer on apprend que la preacuteface se date du 1 mars 1937 Du point de vue historique ce nrsquoest pas un
deacutetail agrave neacutegliger Crsquoest lrsquoanneacutee la plus turbulente dans lrsquohistoire de lrsquoUnion Sovieacutetique qui marque le deacutebut des grandes purges Le fait que la situation eacutetait extrecircmement changeante et la conjoncture difficile agrave suivre ne serait-ce que pour srsquoy conformer transparaicirct mecircme dans ce texte Ainsi par exemple agrave la fin de la preacuteface Megrelidzeacute remercie un certain E Bedia de la Comiteacute Populaire aux Questions de lrsquoEducation de la Reacutepublique Socialiste de la Geacuteorgie Il srsquoagit drsquoErnest Bedia qui dans les anneacutees 1934-35 avec Malakia Torochelidzeacute avait coeacutecrit le livre qui srsquointitule Pour lrsquohistoire des organisations bolcheviques de la Transcaucasie Ce livre commandeacute par Staline eacutetait une falsification historique qui preacutesentait le jeune Staline comme un bolchevik actif et conseacutequent mecircme avant qursquoil devienne familier avec les eacutecrits de Leacutenine Le livre toujours par la deacutecision de Staline et agrave la surprise de ses auteurs avait paru sous la plume de Lavrenti Beria dont la carriegravere eacutetait en train de prendre son essor En revanche deacutejagrave en 1936 Bedia a eacuteteacute accuseacute drsquoune activiteacute terroriste contre Staline Il a eacuteteacute arrecircteacute et fusilleacute (Cf Антон Владимирович АНТОНОВ-ОВСИЕНКО Берия Издательство АСТ Москва 1999) Comme on voit Megrelidzeacute probablement par manque drsquoinformation eacutetait dans lrsquoimpossibiliteacute de prendre en compte ce changement conjoncturel
98
probleacutematique qui sera traiteacutee dans lrsquoouvrage Non seulement la question de lrsquoeacutemergence et celle
de la circulation des ideacutees dans la socieacuteteacute sera preacuteceacutedeacutee par de longues discussions
anthropologiques philosophiques et autres sur la quidditeacute des ideacutees (deacutepassant le cadre de ce qui
pourrait ecirctre consideacutereacute comme une sociologie agrave proprement parler) mais qui plus est une
pareille accentuation de lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee ne rend pas justice au projet de Megrelidzeacute pour
qui si lrsquoon veut rester dans le cadre historico-mateacuterialiste la penseacutee doit ecirctre consideacutereacutee comme
une des composantes de la totaliteacute sociale agrave cocircteacute du travail et de la langue Ainsi le titre de
lrsquoouvrage qui nrsquoen indique que partiellement les buts risque de fourvoyer le lecteur et constitue
un premier obstacle agrave la compreacutehension des objectifs de lrsquoauteur
Megrelidzeacute regrette que la question de la penseacutee nrsquoait pas encore eacuteteacute poseacutee drsquoune maniegravere
pertinente mecircme en Union sovieacutetique ougrave les scientifiques reconnaissent que le deacuteveloppement de
lrsquohomme tombe sous les lois socio-historiques Malgreacute lrsquoinjonction des klassiki du marxisme
drsquoadopter une approche dialectique dans la recherche de la penseacutee les domaines disciplinaires
restent seacutepareacutes comme dans la science bourgeoise Les psychologues eacutetudient les sensations les
repreacutesentations les seuils drsquoirritation le volume de lrsquoattention les lois de la meacutemoire en
dissolvant lrsquohumain en des atomes respectifs pour ensuite les recoller gracircce aux lois
drsquoassociation Il observe le mecircme type de reacuteductionnisme chez les physiologistes et
reacuteflexologues qui eux aussi commencent par un travail de deacutecomposition Dans ce cas lrsquoon se
concentre sur des eacuteleacutements tels que les voies nerveuses ou les nœuds de neurones Mais ces
strateacutegies de recherche orienteacutees vers lrsquoatomisation ne saisissent de la penseacutee humaine ni son
caractegravere historique ni son inscription sociale et empecircchent de jeter les fondements proprement
marxistes de la recherche de la penseacutee
Le deuxiegraveme volet des approches agrave la penseacutee humaine qui tombe sous le feu de la critique
de Megrelidzeacute motiveacutee toujours par lrsquoabsence de la perspective historisante est la philosophie
bourgeoise Il la reacutesume en trois eacuteleacutements qui forment un scheacutema drsquoautant plus abstrait que
logiquement parfait Ces trois eacuteleacutements sont lrsquoobjet de connaissance (Erkenntnisobjekt) le sujet
connaissant (Erkenntnissubjekt) et le lien entre les deux Au fond Megrelidzeacute critique la
philosophie transcendantale et considegravere que les formes a priori de lrsquointuition (lrsquoespace et le
temps) ainsi que les cateacutegories de compreacutehension ne sont que les reacutesultats drsquoune maniegravere
abstraite de poser la question de la relation entre le sujet et lrsquoobjet Ici Megrelidzeacute accentue
lrsquoincapaciteacute de la philosophie transcendantale de mettre en relief la nature historique de la penseacutee
99
et souligne que tout criticisme meacutethodologique qui srsquointerroge sur les limites de la connaissance
et des conditions a priori de la penseacutee eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Plus loin Megrelidzeacute adressera les
mecircmes reproches agrave lrsquoempirisme et il trouvera des raisons pour taxer drsquoanhistorisme mecircme le
systegraveme de Hegel
La philosophie preacute-marxiste nrsquoeacutetait pas consciente de lrsquoorigine socio-historique des formes
de la penseacutee Mais ses meacutethodes et approches ont eacuteteacute mises en eacutechec par la deacutecouverte des
structures de la penseacutee deacutecrites par les ethnologues Ici Megrelidzeacute observe deux strateacutegies par
lesquelles la penseacutee europeacuteenne tacircchait drsquoamortir ce heurt Ces structures de la penseacutee ou bien
on les cantonnait dans la cateacutegorie des formes religieuses de la penseacutee (Edward Tylor James
Frazer) ou bien on les mettait hors de la forme de la penseacutee logique en les qualifiant de
preacutelogiques (Durkheim Leacutevy-Bruhl) Ces strateacutegies permettaient drsquoabsorber la reacutesistance
factuelle opposeacutee agrave la philosophie europeacuteenne en refusant le caractegravere logique aux structures de
la penseacutee propres aux peuples non-europeacuteens la logique restait intouchable dans son statut
universel
Dans son interpreacutetation des donneacutees rapporteacutees par les anthropologues Megrelidzeacute insiste
sur le caractegravere logique de toutes les formes de la penseacutee humaine qui se prouvent comme telles
par leur fonctionnaliteacute au sein de la structure sociale dans lesquelles elles srsquoengendrent Elles
sont logiques non pas dans le sens de relever des principes de la logique formelle Il srsquoagit pour
Megrelidzeacute drsquoinsister sur la multipliciteacute des logiques qui relativisent donc la logique formelle
Celle-ci nrsquoest pas universelle mais est une des logiques possibles et est tout aussi fonctionnelle
pour la socieacuteteacute du type bourgeois que les autres logiques le sont au sein des socieacuteteacutes drsquoun autre
type Pour preacuteciser la question des logiques diffeacuterentes et en mecircme temps affiner sa critique de
la philosophie transcendantale Megrelidzeacute annonce que dans son livre il srsquointeacuteressera eacutegalement
aux questions plus particuliegraveres comme celles de lrsquohistoire des repreacutesentations des nombre du
temps de lrsquoespace et de la causaliteacute
A ces deux moments critiques srsquoen ajoute un troisiegraveme Drsquoapregraves Megrelidzeacute lrsquoabsence
drsquoune repreacutesentation totalisante du procegraves historique dans la penseacutee europeacuteenne srsquoexplique par le
fait que tout comme la penseacutee y est consideacutereacutee comme un mouvement qui se repose sur soi-
mecircme les diffeacuterents domaines de la vie sociale ndash eacuteconomie technique droit langue religion
philosophie ndash sont consideacutereacutes comme des entiteacutes qui srsquoautoreacutegulent drsquoapregraves les principes propres
agrave chacun drsquoeux A son tour lrsquohypothegravese drsquoun principe unique pour chacun de ces domaines est
100
lieacutee agrave la demande criticiste de les garder dans un rapport de seacuteparation car tout meacutelange
risquerait drsquoaller agrave lrsquoencontre des conditions de connaissance et faire srsquoeffondrer toute science
Megrelidzeacute en revanche insiste sur la neacutecessiteacute de se deacutefaire des laquo vieilles frontiegraveres artificielles
qui seacuteparent les sciences lrsquoune de lrsquoautre raquo156 Lrsquoinjonction de Megrelidzeacute est donc de laquo sortir
[dans notre pratique de recherche] de lrsquohorizon eacutetroit des speacutecialisations seacutepareacutees raquo Ce agrave quoi il
voudrait appeler en revanche est une sorte de pratique interdisciplinaire (mecircme si bien
eacutevidemment Megrelidzeacute nrsquoutilise pas ce mot) de recherche Il voit un exemple par excellence
drsquoun tel proceacutedeacute chez Nikolas Marr qui adopte une approche syntheacutetique et laquo inteacutegralisante raquo en
travaillant agrave la fois comme historien linguiste archeacuteologue et philosophe Crsquoest gracircce agrave Marr
que selon Megrelidzeacute la linguistique est le seul domaine de recherche dans lequel en Union
sovieacutetique la question de la penseacutee ait eacuteteacute poseacutee dans des termes veacuteritablement marxistes
Ainsi pour Megrelidzeacute lrsquoapproche interdisciplinaire est la seule qui permette drsquoanalyser la
penseacutee sans faire abstraction de son inscription sociale et historique Deux autres points qui sont
implicites agrave cette affirmation sont les suivants premiegraverement la question de la penseacutee et de la
connaissance est une question particuliegravere de la probleacutematique geacuteneacuterale du deacuteveloppement socio-
historique (Megrelidzeacute ne parle jamais de lsquomateacuterialisme historiquersquo) et deuxiegravemement au cours
du procegraves historique le travail les outils de travail la culture mateacuterielle la langue et la penseacutee
constituent un ensemble Ils se conditionnent et ne peuvent pas ecirctre meacutethodologiquement
dissocieacutes Seule une attitude interdisciplinaire peut de saisir un tel objet complexe
Enfin pour mettre en relief lrsquoun des points difficiles de lrsquointerpreacutetation du projet de
Megrelidzeacute nous voudrions remarquer que malgreacute les attentes il deacutelaisse vite la question de
lrsquointerdisciplinariteacute et ne propose aucune sorte type de consideacuteration meacutetatheacuteorique explicite
Lrsquoanalyse de la penseacutee humaine qui est un objet complexe sera releacutegueacutee sur le compte drsquoune
approche meacutethodologique que Megrelidzeacute qualifiera drsquoabord de dialectique et puis de
systeacutemique Il nrsquoempecircche que la question de lrsquointerdisciplinariteacute soit dans quelques formulations
incisives de la preacuteface envisageacutee comme impeacuterative pour la science historique de la penseacutee
humaine Elle ne perd pas drsquointeacuterecirct au cours de lrsquoouvrage dans la mesure ougrave Megrelidzeacute lui-
mecircme lrsquoapplique Il construit ses eacutelaborations theacuteoriques sur des eacuteleacutements qui proviennent de
domaines diverses comme la philosophie lrsquoanthropologie la linguistique la sociologie la
philosophie des sciences la biologie ou la psychologie Il nrsquoen reste pas moins que
156 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p IX
101
lrsquointerdisciplinariteacute annonceacutee dans la preacuteface manifestement adopteacutee dans la construction de
lrsquoouvrage mais laisseacutee sans une theacuteorisation suffisante reste une question ouverte plutocirct qursquoune
solution proposeacutee par le livre Crsquoest aux lecteurs de conclure sur les modaliteacutes de
lrsquointerdisciplinariteacute telle qursquoelle est mise en œuvre par lrsquoauteur
A la lumiegravere de ces remarques on perccediloit plus concregravetement agrave quel point le titre de
lrsquoouvrage est trompeur La sociologie qui historiquement srsquoinstalle dans le cadre des laquo sciences
bourgeoises raquo est en principe soumise agrave des critegraveres criticistes Pour srsquoaffirmer en effet la
sociologie srsquoest faccedilonneacutee comme une discipline agrave part en mettant beaucoup drsquoefforts pour
articuler et revendiquer son objet speacutecifique et pour bien deacutefinir ses frontiegraveres Megrelidzeacute a
manqueacute drsquoune deacutesignation pour son mode laquo inteacutegralisant raquo de theacuteorisation et il srsquoest servi du mot
laquo sociologie raquo qui ne peut donc qursquoecirctre anachronique par rapport agrave sa propre position theacuteorique
Autrement dit la confusion est due au fait que Megrelidzeacute reprend le terme qui est originaire et
fonctionnel dans le systegraveme de savoir auquel il voudrait eacutechapper
Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Cette petite partie drsquoouverture est deacutedieacutee agrave
la critique des approches naturalistes dans lrsquoexplication du fonctionnement mental de lrsquoecirctre
humain Nous y voyons srsquoannoncer des prises de position theacuteoriques de lrsquoauteur qursquoil preacutecisera
plus loin dans le livre
Ce qui est probleacutematique dans cette partie introductive est le fait que la question de la
penseacutee y est annonceacutee uniquement dans le contexte de la critique adresseacutee aux approches
naturalistes alors que la preacuteface nous avait deacutejagrave indiqueacute deux directions critiques non
seulement le naturalisme mais la philosophie ideacutealiste eacutegalement En effet la place que cette
partie occupe dans la structure du livre ndash sortant du corps principal de lrsquoouvrage ndash precircte agrave penser
qursquoil srsquoagirait drsquoune introduction geacuteneacuterale laquelle devrait de maniegravere preacutealable reproduire le
scheacutema critique reacutealiseacute dans lrsquoouvrage Contrairement agrave lrsquoattente agrave cette eacutetape Megrelidzeacute
deacutelaisse lrsquoun des deux volets de ses eacutelaborations critiques notamment la philosophie Une telle
exposition ineacutegale des consideacuterations critiques dans lrsquoouverture du livre rend difficile de
distinguer entre les points importants et ceux qui le sont moins pour les propos de lrsquoauteur Cela
deacutesoriente le lecteur
Notre hypothegravese de lecture pour expliquer la motivation drsquoun tel deacuteseacutequilibre serait de dire
que mecircme si Megrelidzeacute critique les approches naturalistes et reacuteductionnistes (psychologie
102
reacuteflexologie et physiologie) il en reprend positivement certains eacuteleacutements pour en faire le point
de deacutepart pour sa propre approche de la question de la conscience et de la penseacutee humaine Ici il
ne srsquoagit donc pas uniquement de la critique mais drsquoun projet de fondement pour une deacutefinition
mateacuterialiste de la penseacutee humaine ou de lrsquohomme tout court Crsquoest surtout la diffeacuterence entre
lrsquoorganisme et son milieu comme point de deacutepart ndash que Megrelidzeacute partage avec agrave la fois la
biologie et une certaine psychologie157 ndash qursquoil retiendra pour deacutefinir la conscience
Nous nrsquoavons aucune preuve qui attesterait que Megrelidzeacute connaissait le traiteacute de Max
Scheler Sur la place de lrsquohomme dans le monde158 qui avait paru en 1929 apregraves le deacutepart de
Megrelidzeacute de lrsquoAllemagne et quelques anneacutees avant la reacutedaction de son ouvrage mais
deacutemarches des deux penseurs relegravevent drsquoune similariteacute frappante Tout comme Megrelidzeacute qui
cherche lrsquoorigine de la conscience humaine dans la biologie Scheler pour remettre
lrsquoanthropologie philosophique sur une base nouvelle prend comme point de deacutepart les reacutesultats
les plus reacutecents des recherches scientifiques sur les capaciteacutes intellectuelles des animaux ainsi
que de lrsquohomme pour ensuite poser la question de savoir si la diffeacuterence entre les deux est de
caractegravere purement et simplement quantitatif ou qualitatif Pour Scheler cette diffeacuterence est
qualitative Mais une fois qursquoil lrsquoaffirme il change assez drastiquement de registre comme srsquoil
limitait cette diffeacuterence anthropologique au niveau de son discours et dans une totale
discontinuiteacute avec les argumentations scientifiques dont il eacutetait parti il introduit le concept de la
liberteacute comme le trait essentiel de la conscience humaine La diffeacuterence entre lrsquohomme et
lrsquoanimal pour Megrelidzeacute aussi est porteuse du caractegravere qualitatif mais sa transition est moins
drastique car sa deacutefinition minimale de conscience srsquoapplique tant aux organismes primitifs et
animaux qursquoagrave lrsquohomme La transition qualitative entre lrsquoanimal et lrsquohomme se produit dans le
changement du mode de deacutetermination de conscience qui reacutesiste donc dans sa deacutefinition
minimale aux deux niveaux
Suivons de plus pregraves lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Si lrsquoon remonte lrsquohistoire de la
conscience humaine jusqursquoagrave ces origines biologiques dit-il il faut accepter lrsquoideacutee que
lrsquoeacutemergence de la conscience est lieacutee avec les mouvements adaptatifs les plus eacuteleacutementaires de
lrsquoorganisme La conscience la penseacutee humaine ainsi que la volonteacute ne seraient donc que des
157 Mecircme si Megrelidzeacute ne le cite pas explicitement nous pensons qursquoil est leacutegitime drsquoy entrevoir lrsquoallusion agrave la
theacuteorie drsquoattitude eacutelaboreacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze que Megrelidzeacute connaissait bien 158 Max SCHELER Die Stellung des Menschen im Kosmos Bouvier Verlag Bonn 1991
103
manifestations drsquoun haut niveau de deacuteveloppement des forces physico-chimiques qui sont agrave
lrsquoœuvre deacutejagrave dans les organismes les plus eacuteleacutementaires en qualiteacute de reacuteflexes adaptatifs
primaires Aux approches naturalistes qui considegraverent la conscience humaine comme la
continuation directe ou une forme complexifieacutee de la conscience animale eacutechappe la distinction
essentielle et qualitative entre les deux niveaux Et comme leur meacutethode se base sur ce point
aveugle ces sciences ont tendent agrave absolutiser leurs capaciteacutes explicatives et supposent que lrsquoon
puisse se donner pour perspective de reacutesoudre deacutefinitivement la question du comportement et de
la penseacutee humains Mais la science marxiste ne peut pas accepter lrsquoideacutee de la penseacutee humaine
comme produit de la nature (contrairement agrave ce que certains manuels sovieacutetiques du
mateacuterialisme dialectique affirment par des reacutefeacuterences erroneacutees agrave Engels et Leacutenine) car elle tient
la conscience et la penseacutee humaines pour des pheacutenomegravenes appartenant agrave lrsquoordre social qui
tombent donc hors de la compeacutetence desdites sciences Quant agrave la diffeacuterence entre les niveaux
animal et humain que nous venons de mentionner comme le point aveugle des sciences
naturelles elle consiste en ce que pour Megrelidzeacute la penseacutee humaine existe non seulement
dans un mode subjectif et actuel mais elle est eacutegalement objectiveacutee dans des formes de la culture
mateacuterielle et seacutedimenteacutee en tant que formes ideacuteologiques telles que la langue religion ou le
folklore La deacutefinition geacuteneacuterale et minimale de laquo conscience raquo selon laquelle elle est le mode
drsquoorientation drsquoun individu dans son milieu est toujours pertinente (pas seulement par rapport
aux organismes eacuteleacutementaires ou animaux pour lrsquohomme aussi) Cependant comme le milieu
dans le cas de lrsquohumain nrsquoest pas biologique et seulement naturel mais consiste dans des formes
objectiveacutees de la penseacutee on est ameneacute agrave consideacuterer drsquoautres meacutecanismes drsquoorientation et donc
drsquoautres types de lois ou de modes de deacutetermination de la conscience La constitution de
lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral ne peut pas expliquer les raisons pour lesquelles telles ou telles
penseacutees eacutemergent le contenu de la penseacutee est hors de sa saisie Celui-ci est deacutetermineacute par les
conditions sociales et par la culture mateacuterielle qui dans des eacutepoques historiques diffeacuterentes
provoquent des orientations diverses de la perception et de la penseacutee159 Megrelidzeacute non
seulement souligne le fait que lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral nrsquoexplique rien du mode de penseacutee
et perception humaines mais il renverse la perspective et suggegravere que crsquoest le type de penseacutee et
159 Il est agrave noter que Megrelidzeacute fait un usage quelque peu indiffeacuterencieacute des termes comme laquo conscience raquo
laquo penseacutee raquo et mecircme laquo cerveau raquo ce qui srsquoexplique par le fait qursquoil est obligeacute agrave jouer agrave une multipliciteacute des niveaux biologie physiologie psychologie histoire de la culture mateacuterielle etc
104
perception qui poussent lrsquoappareil psychique et physiologique vers un certain mode de
fonctionnement et le deacutefinissent
Dans cette laquo exposition geacuteneacuterale raquo Megrelidzeacute parcourt un chemin tregraves eacutetroit Par ce que
nous avons appeleacute la deacutefinition minimale de conscience ndash le mode drsquoorientation de
lrsquoorganismeindividu dans le milieu ndash qui srsquoapplique agrave tous les organismes vivants que ce soit les
organismes primitifs ou les ecirctres sociaux comme les humains Megrelidzeacute arrive agrave garder le
principe moniste de la continuiteacute mateacuterialiste sans pourtant tomber dans les reacuteductionnismes
physiologique psychologique ou reacuteflexologique drsquoun certain marxisme perverti et vulgariseacute Il
arrive donc agrave critiquer ces reacuteductionnismes par des arguments subrepticement
pheacutenomeacutenologiques mais sans se laisser glisser agrave un quelconque principe ideacutealiste comme crsquoest
le cas chez Scheler qui comme nous avons vu nrsquoarrive pas agrave expliquer la diffeacuterence
anthropologique sans introduire une ceacutesure radicale entre les discursiviteacutes scientifique et
philosophique La question de la conscience sera centrale agrave toutes les eacutetapes du livre de
Megrelidzeacute et sa conceptualisation trouvera des enrichissements curieux
I Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutees sociales neacutecessaires pour lrsquoeacutemergence du stade
humain de la conscience Dans ce premier chapitre Megrelidzeacute se demande quelles sont les
raisons de lrsquoeacutemergence de la forme de conscience de perception et de compreacutehension
(понимание) humaines (Ces trois eacuteleacutements seront pour lui lrsquoobjet de discussion agrave part entiegravere
mais agrave cette eacutetape les diffeacuterences entre eux ne sont pas mises en relief) En continuiteacute avec
lrsquo laquo exposition geacuteneacuterale raquo nous pouvons dire qursquoil srsquointeacuteresse agrave la raison de lrsquoeacutemancipation de
lrsquohomme de lrsquohistoire naturelle Sa reacuteponse est assez claire et sans eacutequivoque la raison en est
selon lrsquoangle de lrsquoargumentation laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo crsquoest-agrave-dire la relation que lrsquohomme
entretient avec la nature ou bien laquo le produit de travail raquo Il propose de comparer lrsquoanimal et
lrsquohomme selon la relation qursquoils entretiennent avec la nature la relation de lrsquohomme agrave la nature
eacutetant complexifieacutee par lrsquoeacutemergence du travail Lrsquoon peut ecirctre deacuteccedilu de cette reacuteponse simpliste
univoque voir dogmatique ainsi que de la proposition drsquoun tel scheacutema historique speacuteculatif
Mais vers la fin du chapitre Megrelidzeacute dissipe lrsquoimpression drsquoecirctre en train de tacirccher de reacutesoudre
une eacutequation agrave une inconnue et srsquointerroge sur la condition de possibiliteacute de lrsquoactiviteacute de travail
lui-mecircme Par cela il passe de la causaliteacute lineacuteaire agrave une type drsquoargumentation circulaire et fait
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comprendre qursquoil srsquoagit pour lui drsquoune comparaison structurelle entre lrsquoanimal et lrsquohomme et non
pas drsquoun scheacutema historique ou geacuteneacutetique Voyons tout cela de plus pregraves
En partant de lrsquoideacutee selon laquelle la relation de lrsquoorganisme avec son milieu est la condition
de tout ecirctre organique Megrelidzeacute distingue deux modes drsquoappropriation de lrsquoeacutenergie mateacuterielle
propres agrave lrsquoanimal et agrave lrsquohomme Dans le cas de lrsquoanimal la circulation mateacuterielle entre celui-ci et
la nature est de caractegravere immeacutediat car lrsquoon a affaire avec une relation de pure consommation
lrsquoanimal consomme ce qursquoil trouve dans la nature precirct agrave ecirctre consommeacute ou bien il devient lui-
mecircme lrsquoobjet de consommation par drsquoautres organismes Lrsquoanimal ne participe pas agrave la
production des objets agrave consommer et relegraveve seulement de la force destructrice et neacutegative
Quant agrave la force reacutecreacuteative neacutecessaire agrave tout procegraves de circulation dans le cadre de ce type de
relation elle existe seulement dans la mesure ougrave toute destruction de lrsquoobjet est une assimilation
et donc sa transformation en une eacutenergie de lrsquoorganisme Tout acte de consommation est reacutepeacutetitif
aucun des deux relatas ne subit de transformation qualitative et lrsquoon ne voit pas apparaicirctre entre
les deux une reacutealiteacute nouvelle Contrairement agrave cela dans le cas de lrsquohumain lrsquoon constate une
relation meacutedieacutee par une multipliciteacute de chaicircnons entre lrsquohomme et la nature Ici au lieu des
relations directes et naturelles lrsquoon observe une relation artificielle et donc culturelle Lrsquohomme
ne consomme rien qui serait strictement naturel Tout ce dont il srsquoapproprie a eacuteteacute deacutejagrave produit par
lui-mecircme car sa relation agrave la nature est meacutedieacutee par le travail et la production Cela deacuteclenche
toute une chaine de meacutediations telles que les rapports de commerce (Verkehr) de distribution
des rapports eacuteconomiques et juridiques etc Ainsi dans sa relation avec son milieu lrsquohomme
transforme (et creacutee) son milieu et se transforme lui-mecircme qui plus est on constate lrsquoapparition
de nouveaux relata (les produits de travail les moyens techniques le monde de la culture
mateacuterielle etc) ainsi que des nouvelles formes de rapports conditionneacutes par la production et
lrsquoappropriation des biens produits (les rapports sociaux) Si la consommation immeacutediate propre agrave
lrsquoanimal est un acte individuel en revanche la consommation humaine a comme condition le
travail qui par deacutefinition ne peut pas ecirctre individuel mais seulement social Ainsi lrsquoon voit
srsquoarticuler drsquoun cocircteacute une totaliteacute naturelle dont fait partie lrsquoanimal (en consommant ou en eacutetant
lui-mecircme consommeacute) et drsquoautre cocircteacute une totaliteacute sociale preacutesente dans chaque acte humain
dans la mesure ougrave la consommation ici implique la production et donc lrsquoactualisation de tous les
composants de cette totaliteacute Pour la deacutesigner Megrelidzeacute parle de laquo complexe social raquo En
parallegravele agrave ces deux types de totaliteacute il articule aussi la distinction entre lrsquohistoire naturelle et
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lrsquohistoire sociale Cette distinction peut paraicirctre assez banale mais cette impression se reacuteveacutelera
fausse si lrsquoon se rappelle qursquoen Union sovieacutetique comme nous lrsquoavons indiqueacute un peu plus haut
il eacutetait de coutume de parler des lois laquo naturalo-historiques raquo du deacuteveloppement de la socieacuteteacute
Nous reviendrons sur la vision non-teacuteleacuteologique et non-deacuteterministe de lrsquohistoire chez
Megrelidzeacute mais eacutegalement sur les limites dont elle est porteuse
Une fois le travail identifieacute comme lrsquoeacuteleacutement sur lequel se base la diffeacuterence
anthropologique Megrelidzeacute en preacutecise la deacutefinition Celle-ci est double le travail est le rapport
entre lrsquohomme et la nature et en mecircme temps par un deacuteplacement des termes qui est gros de
conseacutequences le travail est le rapport entre le sujet et lrsquoobjet Le travail est donc la pierre de
touche tant de la pratique que de la connaissance Retenons ce point et suivons les speacutecifications
de laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo Dans le travail de point de vue pratique lrsquoon a affaire avec un procegraves
que Megrelidzeacute envisage de deux cocircteacutes comme un procegraves objectif (lrsquoobjet de travail est
transformeacute il acquiert une forme nouvelle) mais aussi comme un procegraves subjectif (lrsquohomme
deacutepense son eacutenergie physique en la transfeacuterant et en la mateacuterialisant dans le produit de travail)
Cependant comme le travail dans son acception la plus large ndash comme le rapport entre le sujet et
lrsquoobjet - comporte une double deacutefinition (pratique mais aussi eacutepisteacutemologique) le produit de
travail en heacuterite un caractegravere non pas double mais quadruple En effet agrave la dupliciteacute du produit
de travail de caractegravere pratique srsquoajoute une dupliciteacute lieacutee agrave la connaissance le produit de travail
est quelque chose de subjectiveacute non seulement gracircce agrave la force physique humaine qui lui est
transfeacutereacutee mais eacutegalement par la raison humaine qui lui est communiqueacutee agrave travers lrsquoactiviteacute de
travail (car le travail est toujours une activiteacute deacutetermineacutee par un but preacutedeacutefini) Mais il est en
mecircme temps quelque chose drsquoobjectif car non seulement il acquiert une forme nouvelle mais il
acquiert des caracteacuteristiques utiles ainsi que du sens Lrsquoon pourrait dire que le travail donne
origine agrave des objets correspondants agrave lrsquoeacutechelle humaine tant du point de vue pratique
qursquointellectuel
Revenons donc agrave la lettre du livre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse ensuite agrave la maniegravere dont le
produit de travail160 donne sa base agrave la socialiteacute Il le fait toujours gracircce agrave son caractegravere double
Drsquoun cocircteacute par son aspect objectif il est le seul moyen de socialisation de lrsquoeacutenergie individuelle
160 Pour eacutecarter une possible confusion ducirc au fait que lrsquoobjet drsquoanalyse de Megrelidzeacute est tantocirct le travail
comme une activiteacute et tantocirct le produit de travail il faudrait preacuteciser que le produit de travail est lrsquouniteacute du travail avec lrsquoobjet de travail bdquoDie Arbeit hat sich mit ihrem Gegenstand verbundenldquo Karl MARX Das Kapital Bd I p 195
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et par lagrave mecircme la seule base pour lrsquointersubjectiviteacute Ici nous voyons que non seulement la
conception de connaissance mais la conception de lrsquointersubjectiviteacute aussi subissent une sorte de
refondation mateacuterialiste dans la mesure ougrave tant la connaissance que lrsquointersubjectiviteacute sont
envisageacutees comme drsquoembleacutee conditionneacutees par lrsquoactiviteacute de travail Drsquoautre cocircteacute le produit de
travail par son aspect subjectif qui se reacutevegravele dans le fait qursquoil est porteur des attributs utiles et est
donc capable de satisfaire les besoins des individus deacuteclenche toute une eacuteconomie du deacutesir Le
produit de travail qui est selon la formulation de Megrelidzeacute agrave la fois lrsquoobjet subjectiveacute et le
sujet objectiveacute est le meacutediateur mateacuteriel entre les hommes et ainsi la condition de tout rapport
social
La question de la nature des rapports sociaux est tregraves importante dans la compreacutehension du
propos de Megrelidzeacute car crsquoest bien autour drsquoelle que srsquoarticule sa distanciation des theacuteories
sociologiques dites bourgeoises Pour cette raison nous pensons qursquoil sera judicieux de ne pas
eacuteviter une speacutecification plus approfondie dans notre exposeacute et de mentionner qursquoici Megrelidzeacute
utilise les notions telles qursquoalieacutenation distribution et appropriation Mais contrairement agrave ce que
lrsquoon pourrait attendre il se sert de ces termes non pas pour caracteacuteriser les types des rapports
sociaux mais pour deacutecrire les eacuteleacutements du procegraves de travail qui est lui-mecircme la condition de tout
rapport social Par lrsquoalieacutenation il faut donc comprendre lrsquoauto-alieacutenation du sujet dans le produit
de travail (objectivation de lrsquoeacutenergie physique creacuteation des attributs utiles de lrsquoobjet) qui est
donc physiquement alieacuteneacute (autonomiseacute) de son producteur Par la distribution Megrelidzeacute
deacutesigne toute mobiliteacute que les produits de travail peuvent effectuer tout en gardant drsquoune faccedilon
seacutedimenteacutee les eacuteleacutements alieacuteneacutes par le sujet durant le travail Et enfin par lrsquoappropriation il faut
comprendre la consommation du produit de travail qui gracircce agrave ses qualiteacutes utiles reproduit et
recreacutee lrsquoeacutenergie qui a eacuteteacute deacutepenseacutee dans sa production Les individus se rendent donc disponibles
non tant agrave travers un contact physique et immeacutediat qursquoagrave travers des produits de travail En mecircme
temps cette meacutediation a lieu non seulement entre les individus mais entre lrsquohomme et la nature
aussi ougrave la relation entre lrsquoorganisme et le milieu nrsquoest plus immeacutediate mais meacutedieacutee par la
technique Lrsquohistoire humaine ainsi que lrsquohistoire de la culture mateacuterielle consiste en une
succession des formes de meacutediations entre les hommes et entre lrsquohomme et la nature
Si le travail est lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance (dans la mesure ougrave
lrsquoobjet produit coiumlncide avec lrsquoobjet connu) lrsquoon pourrait croire qursquoau travail soit attribueacute le rocircle
drsquoune sorte de condition quasi-transcendantale de connaissance Mais Megrelidzeacute hostile agrave tout
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mode de penseacutee transcendantaliste srsquoen eacutechappe en posant une question additionnelle de la
condition de possibiliteacute et notamment celle du travail La condition de possibiliteacute du travail est
selon lui les rapports sociaux entre les hommes (plus preacuteciseacutement le complexe social) Par cela
il passe agrave une vision circulaire et donc dialectique les rapports sociaux sont la condition de
possibiliteacute du travail mais les rapports sociaux agrave leur tour ne sont possibles qursquoen tant que
reacutesultat de la meacutediation engendreacutee par lrsquoactiviteacute du travail Cela annonce une conception
immanentiste radicalement mateacuterialiste et historiciste de la penseacutee et de la connaissance Quant
au transcendantalisme ndash abstrait et anhistorique ndash il sera acircprement critiqueacute et cantonneacute comme
lrsquoopposeacute de la conception marxiste dont Megrelidzeacute se revendique
Ainsi ce chapitre se ferme par des remarques sur ce que Megrelidzeacute appelle le complexe
social crsquoest-agrave-dire le cercle logique dans lequel les eacuteleacutements srsquoengendrent reacuteciproquement la
socieacuteteacute engendre le travail alors que celui-ci engendre la socieacuteteacute Megrelidzeacute souligne que de tels
eacuteleacutements ne peuvent pas toleacuterer une analyse propre agrave la logique formelle qui ne peut saisir les
relations entre des choses autrement que selon le scheacutema lineacuteaire de cause et effet Il nous
indique drsquoautres eacuteleacutements dont la relation relegraveve de la mecircme structure circulaire lrsquooutil de
travail (la main) et la raison ainsi que la langue et la penseacutee Il les discutera plus loin dans le
livre Ici il insiste sur la futiliteacute de tout questionnement qui aurait comme but drsquoidentifier un
facteur un principe ou une cause qui serait agrave lrsquoorigine de la socieacuteteacute du travail de la penseacutee ou de
la langue Il est eacutegalement deacutenueacute de pertinence de se demander lequel des eacuteleacutements constituants
le complexe social preacuteceacutederait les autres car tous ces eacuteleacutements se neacutecessitent et se conditionnent
reacuteciproquement Toute uniteacute dialectique se caracteacuterise par son dynamisme la transformation et le
deacuteveloppement eacutetant son trait essentiel Lrsquoeacutecartement du questionnement geacuteneacutetique nrsquoest donc
pas seulement un geste dirigeacute contre la logique formelle il deacutevoile aussi la volonteacute de
Megrelidzeacute de demeurer agrave cet eacutetape du livre sur une analyse synchronique du complexe social
autrement dit de mettre en lumiegravere sa structure et la maniegravere dont ces eacuteleacutements srsquoarticulent et se
rapportent lrsquoun agrave lrsquoautre On est donc encore loin drsquoune analyse historique et concregravete
Neacuteanmoins comme nous verrons le proceacutedeacute de Megrelidzeacute ne sera pas sans ambivalences et
contrairement agrave sa propre injonction il nrsquoesquivera pas tout agrave fait des interrogations du type
geacuteneacutetique
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II Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Le texte de ce chapitre a eacuteteacute
publieacute en forme drsquoarticle en 1935 dans la revue de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de
Nikolas Marr161 et ce sont bien les thegraveses exposeacutees ici que Megrelidzeacute avait preacutesenteacutees agrave ses
collegravegues agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Leningrad Crsquoest eacutegalement aux propos contenus dans ce
chapitre qursquoAlexandre Louria avait adresseacute quelques remarques critiques dans une recension en
somme bienveillante Dans le livre en reacuteponse agrave cette critique de Louria Megrelidzeacute ajoute
quelques remarques en bas de page
Nous ne savons pas comment proceacutedait Megrelidzeacute durant la reacutedaction Est-ce que ce
segment a eacuteteacute eacutecrit comme un texte indeacutependant et plus tard inteacutegreacute dans le projet plus large du
livre ou bien est-ce que Megrelidzeacute lrsquoavait conccedilu comme une des parties du livre et puis lrsquoa
choisi comme le morceau agrave publier et agrave preacutesenter aux collegravegues Cette derniegravere possibiliteacute
semble assez probable srsquoil est vrai que comme Megrelidzeacute lrsquoindique dans la preacuteface le livre a
eacuteteacute reacutedigeacute essentiellement dans les anneacutees 1933-1934 Mais la premiegravere hypothegravese expliquerait
mieux le fait que le morceau semble assez autonome par rapport aux parties entre lesquelles il est
situeacute Le fait que certains des propos des chapitres contigus y sont reacuteiteacutereacutes et reacutepeacuteteacutes fait preuve
moins drsquoune relation de continuiteacute que celle de la discontinuiteacute avec le reste du texte Autrement
dit la suite des arguments que ce chapitre partage avec les autres (mecircme si ces arguments sont
ici formuleacutes drsquoune maniegravere leacutegegraverement diffeacuterente et plus riche) contribue agrave sa coheacuterence et
indeacutependance interne plutocirct qursquoelle ne le lie avec drsquoautres chapitres Neacuteanmoins il est agrave noter
que dans le livre nous trouvons drsquoautres chapitres qui se distinguent par un certain degreacute
drsquoautonomie et ce chapitre ne fait donc pas exception agrave moins de supposer qursquoeux aussi aient eacuteteacute
conccedilus comme articles indeacutependants
Si nous insistons autant sur ce point crsquoest que crsquoest la seule possibiliteacute pour expliquer
lrsquoeacutetrange fait - relevant le problegraveme de la structuration du livre - que Megrelidzeacute deacutedie bien 50
pages agrave lrsquoexposition des expeacuteriences pratiqueacutees sur les animaux par les psychologues et
physiologistes de diverses eacutecoles en but drsquoexplorer leurs modes de comportement mais surtout
leurs capaciteacutes intellectuelles Lrsquoespace deacutemesureacutement grand imparti agrave ces expositions fait
confusion car le lecteur perd de vue la finaliteacute de lrsquoargumentation de lrsquoauteur et suscite le doute
sur les prioriteacutes de la discussion qui se profilaient agrave partir du chapitre preacutecegravedent Outre ce
161 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo От животного сознания к человеческому raquo in Язык и мышление N 5
1935 pp 5-62
110
problegraveme de structuration lieacute agrave la forme nous voyons un deacutecalage dans le contenu Le chapitre
deacutebute par une double rupture ou tout au moins lrsquoindiffeacuterence par rapport aux aboutissements
du premier chapitre Abandonnant la question du complexe social Megrelidzeacute se concentre sur la
probleacutematique de la conscience Il est vrai que la conscience est lrsquoun des eacuteleacutements de la totaliteacute
dialectique crsquoest-agrave-dire du complexe social mais au lieu de probleacutematiser la conscience agrave partir
du complexe social Megrelidzeacute repart sur les propos deacuteveloppeacutes dans lrsquoexposition geacuteneacuterale qui
preacutecegravede le premier chapitre Il entame donc ce chapitre en eacutevoquant ce que nous avons appeleacute la
deacutefinition minimale de la conscience selon laquelle celle-ci consiste en la relation entre
lrsquoorganisme et le milieu ndash nrsquoeacutetant que lrsquoopeacuteration drsquoorientation de lrsquoorganisme dans son milieu -
et qui peut donc ecirctre repeacutereacutee agrave tous les niveaux de la vie organique (des organismes les plus
simples jusqursquoagrave lrsquohomme) Non seulement Megrelidzeacute remonte agrave lrsquoarriegravere de son texte au lieu de
continuer agrave srsquointeacuteresser agrave la conscience en tant qursquoelle est un eacuteleacutement du complexe social mais il
srsquointerroge sur la conscience telle qursquoelle preacuteceacutederait le mode drsquoecirctre social Qui plus est ce
faisant il neacuteglige sa propre injonction selon laquelle les eacuteleacutements du complexe social ndash et donc la
conscience aussi ndash doivent ecirctre discuteacutes dans un cadre dialectique et pas dans une perspective
geacuteneacutetique Contrairement agrave cela il propose agrave preacutesent drsquoanalyser les racines biologiques de la
conscience humaine Autrement dit il envisage la conscience humaine comme un reacutesultat du
deacuteveloppement des formes de consciences inferieures et suggegravere mecircme drsquoidentifier le facteur
comme il appelle naturalo-historique et donc biologique de ce deacuteveloppement Ce facteur serait
la tendance de lrsquoorganisme drsquooccuper dans son milieu une position toujours meilleure Ainsi
nous pouvons constater que Megrelidzeacute oscille entre les explications synchronique (ou
structurelle ce que pour lui relegraveve de la perspective dialectique) et diachronique Lrsquoon peut
certes ne pas y voir neacutecessairement une contradiction ou une oscillation et supposer que ce qui
(historiquement) preacutecegravede le complexe social pourrait ecirctre deacutecrit par une logique lineacuteaire crsquoest-agrave-
dire par appui sur les explications par des facteurs ou principes alors que la meacutethode dialectique
srsquoappliquerait agrave la reacutealiteacute entraineacutee par lrsquoeacutemergence du complexe social Mais il faudrait alors
expliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre Megrelidzeacute a beau reacutepeacuteter agrave maintes reprises que crsquoest le
travail qui cause un tel passage cela va agrave rebours de son propre argument selon lequel le travail
plutocirct qursquoecirctre la cause de la rupture entre lrsquoindividu et le milieu est le moyen (avec les autres
eacuteleacutements du complexe) pour remeacutedier agrave des problegravemes engendreacutes par cette rupture Le travail
comme eacuteleacutement du complexe social et possible seulement dans son sein ne peut donc pas ecirctre agrave
111
lrsquoorigine de la rupture entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain mais lui-mecircme surgit comme neacutecessiteacute
pour recouvrir cette rupture Les raisons de la rupture restent donc chez Megrelidzeacute obscures et
lrsquoobligent agrave une oscillation maladroite entre des explications synchroniques et diachroniques
Approchons-nous maintenant de plus pregraves au contenu du chapitre Reacutepeacutetons drsquoabord que
chez Megrelidzeacute la conscience se deacutefinit comme lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu Si
on suit cette deacutefinition la conscience animale et la conscience humaine se recouvrent et mecircme si
le but de Megrelidzeacute est de deacutecrire et expliquer le mode de fonctionnement de la conscience
humaine il considegravere que lrsquoeacutetude de la conscience animale peut ecirctre utile pour plusieurs raisons
En premier lieu cela permettra de mettre en eacutevidence certains aspects de la conscience humaine
tant positivement (lrsquohomme preacuteserve certains traits de la conscience animale) que neacutegativement
(par contraste lrsquoon peut mieux articuler la speacutecificiteacute de la conscience humaine ou la diffeacuterence
anthropologique tout court) Deuxiegravemement cela permettra de remonter aux fondements
biologico-historiques de la conscience humaine (nous venons drsquoindiquer lrsquoimpasse dans lequel
Megrelidzeacute se trouve enfermeacute agrave cause drsquoune explication manqueacutee du passage historique de la
biologie au complexe social mais pourtant nous reviendrons sur la question de la base
proprement biologique de la conscience qui meacuterite attention) Dans ce but Megrelidzeacute srsquoengage
dans une discussion passionnante avec les chercheurs du comportement animal (la physiologie et
reacuteflexologie de Pavlov le behaviorisme de Watson et Thorndike le psychovitalisme de Becher
etc) et les critique avec les arguments qui plus tard seront en partie formuleacutes contre ces types
drsquoeacutetude par lrsquoeacutethologie dite classique Ici nous ne pouvons pas entrer dans les deacutetails de cette
discussion critique et devrons nous borner agrave reacutesumer ses reacutesultats sur lesquels Megrelidzeacute fonde
sa conception de la conscience Celle-ci est selon notre interpreacutetation la clef de toutes les
eacutelaborations theacuteoriques ulteacuterieures de Megrelidzeacute
Nous voudrions reacutesumer ce chapitre en trois points Drsquoabord la question du mode de
fonctionnement de la conscience ensuite celle de la communication sociale et enfin ce que
Megrelidzeacute appelle la capaciteacute ideacuteatoire de la conscience humaine
Le comportement animal permet aux organismes de srsquoorienter dans la situation qui est
laquo reacutesoluble raquo par le moyen des reacuteflexes et instincts directs Quant au comportement humain
lrsquoorientation dans la situation procegravede par une double meacutediation subjective (pheacutenomeacutenalisation
interne reacuteflexion retardement) et objective (les instances de comportement provisoires qui
conduisent au but preacutedeacutetermineacute par une voie oblique) La conscience qui se caracteacuterise par la
112
conscience162 crsquoest-agrave-dire la conscience humaine est constitueacutee justement par cette meacutediation
entre la situation objective et la reacuteaction subjective Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ici est de deacutevoiler
le mode de fonctionnement drsquoune telle meacutediation drsquoexpliquer la maniegravere dont srsquoeffectue laquo la
prise en compte par la conscience raquo (осознание) Crsquoest bien agrave cet effet que Megrelidzeacute
srsquointeacuteresse agrave des eacutetudes sur lrsquointelligence des animaux qui lui permettent drsquoarticuler les
conditions qui doivent ecirctre remplies pour que lrsquoeacutetat de conscience puisse advenir En srsquoappuyant
sur les reacutesultats expeacuterimentaux de la fameuse expeacuterience conduite par Wolfgang Koumlhler sur un
chimpanzeacute qui laissent discerner les lignes de partage entre drsquoun cocircteacute lrsquoeacutetat inerte passif
inconscient et de lrsquoautre cocircteacute raisonnable et creacuteatif (du type rudimentaire eacutevidemment) de la
conscience animale Megrelidzeacute souligne que pour que le moment de compreacutehension de saisie
puisse advenir il faut que la situation dans laquelle se trouve le sujet comporte deux conditions
Drsquoun cocircteacute la situation doit ecirctre suffisamment difficile et probleacutematique pour que sa solution ne
puisse pas ecirctre trouveacutee par des actions automatiques et habituelles Le problegraveme doit ecirctre donc
nouveau capable de provoquer la quecircte pour une solution Mais aussi et crsquoest la deuxiegraveme
condition la situation doit ecirctre pertinente coheacuterente et intellectuellement accessible agrave la
conscience (dans son stade de deacuteveloppement) faute de quoi il sera impossible mecircme de la saisir
comme problegraveme La capaciteacute de saisir le sens de la situation en tant que totaliteacute est donc la
condition non seulement de sa solution mais tout drsquoabord de perception de son caractegravere
probleacutematique (Il faut retenir ces constatations agrave premier vu simplistes car plus tard dans le
livre on les verra transformeacutees dans des scheacutemas drsquoexplication des pheacutenomegravenes drsquoordre social et
culturel)
Parmi les approches dans lrsquoeacutetude du psychisme animal crsquoest seulement la psychologie de la
Gestalt que Megrelidzeacute appreacutecie car elle est la seule qui propose un cadre ougrave dans lrsquoexplication
du pheacutenomegravene de compreacutehension et donc de la saisie des objets par la conscience la situation en
tant que totaliteacute pourvue de sens est prise en compte La conception de la perception et de la
construction du sens qui a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par la Gestaltpsychologie agrave la base des expeacuteriences sur
162 Par cette forme maladroite qui drsquoailleurs contient in nuce la particulariteacute de la conception de conscience
de Megrelidzeacute nous traduisons du russe осознанное состояние сознания qui est une expression agrave premiegravere vue tautologique (litteacuteralement laquo lrsquoeacutetat de conscience de la conscience raquo) mais qui combine un et mecircme terme pris agrave la fois dans deux degreacutes de geacuteneacuteraliteacute conscience en geacuteneacuteral (crsquoest-agrave-dire lrsquoorientation dans le milieu qui est propre agrave tous les organismes) et conscience speacutecifiquement humaine qui en srsquoorientant srsquoappuie sur la conscience ou autrement dit sur les objets rendus conscients Lrsquoexpression qui rendrait la mecircme ideacutee dans une forme moins paradoxale serait laquo lrsquoorientation par la conscience raquo
113
les animaux est reprise par Megrelidzeacute pour caracteacuteriser le mode de fonctionnement de la
conscience humaine Dans la saisie du sens de la situation le rocircle essentiel est deacutevolu agrave la
maniegravere dont les choses sont deacuteployeacutees dans lrsquoespace Leur constellation spatiale constitue le
champ situationnel La conscience du sujet (animal) qui a besoin de srsquoorienter crsquoest-agrave-dire de
trouver un mode drsquoaction pour atteindre une meilleure position dans le champ et satisfaire ses
besoins enregistre les choses qui se trouvent dans la situation donneacutee et qui peuvent ecirctre utiliseacutees
(gracircce agrave leur agencement) pour atteindre lrsquoobjectif que la conscience se pose Drsquoun autre cocircteacute
pour que la conscience les enregistre elles doivent ecirctre spatialement deacuteployeacutees de maniegravere agrave
permettre de les entrevoir comme un complexe consistant des eacuteleacutements logiquement connecteacutes
Les objets deacuteployeacutes dans lrsquoespace par rapport auxquels la conscience pouvait ecirctre indiffeacuterente
deviennent objets drsquointeacuterecirct lagrave ougrave ils integravegrent le champ de la perception constitueacute par les objets
qui sont lieacutes entre eux par une certaine logique que la conscience peut discerner gracircce agrave
lrsquoorientation que lui donnent ses besoins ou ses buts (il faut noter que mecircme si ici Megrelidzeacute
parle des liens laquo logiques raquo ces liens peuvent ecirctre laquo reacuteels raquo mais aussi arbitraires erroneacutes ou
laquo irreacuteels raquo et pourtant relevant drsquoune certaine uniteacute) La coheacutesion logique du champ est donc
toujours soutenue par lrsquoobjectif du sujet et surgit dans la conscience sous la lumiegravere de la
neacutecessiteacute de reacutesoudre un problegraveme situationnel Le deacuteploiement spatial des objets (lrsquoaspect
objectif de la situation) peut ecirctre favorable ou moins favorable agrave une constitution du champ
(lrsquoaspect subjectif de la situation) dans la mesure ougrave la proximiteacute ou lrsquoeacuteloignement spatiaux des
eacuteleacutements de la situation influencent la conscience dans son travail drsquoidentification des liens
(pratiques et logiques) entre eux163 Comme conseacutequence drsquoun tel point de deacutepart la
Gestaltpsychologie peut affirmer que ce sont les objets eux-mecircmes qui (dans la mesure ougrave ils
sont situeacutes drsquoune maniegravere favorable pour ecirctre saisis par la conscience) sont porteacutes agrave srsquointeacutegrer
dans la situation et ecirctre donc perccedilus Cette ideacutee tireacutee de la psychologie de la Gestalt est une de
celles qui prendront une grande importance chez Megrelidzeacute et faccedilonneront sa meacutetaphysique
(mecircme si lrsquousage de ce terme de notre part sans doute va agrave rebours des intentions manifestes de
163 Il est curieux de noter que dans la terminologie de Koumlhler crsquoest bien lrsquoensemble des objets situeacutes dans
lrsquoespace et perccedilus comme une totaliteacute qui est deacutesigneacute par le terme laquo complexe raquo Le fait que Megrelidzeacute utilise ce mecircme mot pour deacutesigner lrsquoobjet de sa recherche (laquo complexe social raquo constitueacute du travail penseacutee et langue) montre bien combien il est redevant agrave la Gestaltpsychologie
114
Megrelidzeacute) Ainsi la phrase de Koffka laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo164 trouvera un
retentissement dans la toute derniegravere phrase du livre de Megrelidzeacute laquo Chez Hegel le monde
tirait son origine de la raison selon Marx en revanche il nrsquoest qursquoen train de srsquoacheminer vers la
raison vers la forme raisonnable vers le communisme raquo165 Bien eacutevidemment des pareilles
transpositions ou amplifications des thegraveses sont visibles agrave la superficie du texte Mais loin drsquoecirctre
eacutepisodiques elles sont rendues possibles par le fait que Megrelidzeacute met au cœur de son projet la
conception gestaltiste du fonctionnement de la conscience Crsquoest bien cette parenteacute profonde
qursquoil srsquoagit pour nous de mettre en relief La situation est donc telle dans la mesure ougrave elle
comporte un certain sens et les eacuteleacutements dont elle est composeacutee tendent vers ce sens et y
participent La conscience serait lrsquoacte drsquoentrevoir les rapports qui existent entre ces choses et
entre eux et lrsquoobjectif poursuivi par le sujet
La conscience est penseacutee donc comme un champ qui est constitueacute des eacuteleacutements
seacutelectivement aperccedilus et saisis parmi les choses qui existent dans le champ objectif Cette
seacutelection deacutepend de deux facteurs Dun cocircteacute crsquoest la maniegravere dont les eacuteleacutements du champ
objectif sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace car crsquoest bien leur rapports spatiaux qui renforcent ou
affaiblissent pour chacun drsquoentre eux la possibiliteacute de srsquointeacutegrer dans lrsquoensemble logique et
pratique Ici lrsquoon parle de la pratique dans la mesure ougrave le champ objectif est tout drsquoabord
lrsquoespace drsquoaction et crsquoest la configuration logique de certains de ses eacuteleacutements faite par la
conscience qui rend possible lrsquoaction autrement dit oriente le sujet dans cet espace agrave partir de
lrsquoimage qursquoil en fait Cela nous conduit au deuxiegraveme facteur de la seacutelection qui est lrsquoobjectif
pratique qui meut le sujet Le but de lrsquoanimal est toujours de satisfaire ses besoins qui sont
ressentis par lrsquoorganisme drsquoune maniegravere immeacutediate et vague ndash comme un manque Lrsquohomme en
revanche se pose des buts consciemment deacutefinis et concreacutetiseacutes mecircme si en fin de compte sa
premiegravere source reste toujours la neacutecessiteacute de satisfaire les besoins Ce modegravele de conscience
comme champ ou ensemble pourvu de sens des eacuteleacutements seacutelectionneacutes agrave partir des eacuteleacutements du
champ objectif saisis gracircce agrave leur deacuteploiement spatial et les besoins du sujet joue le rocircle central
dans la conception de Megrelidzeacute car crsquoest autour de ce modegravele que srsquoarticulent les diffeacuterends de
notre auteur avec la tradition philosophique dite ideacutealiste et bourgeoise En effet selon ce modegravele
164 laquo La boite raquo dont nous parle cette phrase est un des objets figurants dans une des expeacuteriences effectueacutees par
Kurt Koffka Cf Kurt KOFFKA Die Grundlagen der psychischen Entwicklung Verlag von A W Zickfeldt Osterwieck am Harz 1921 p 139
165 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 483
115
la conscience ne relegraveve ni des formes a priori (transcendantalisme) ni des regravegles preacute-
expeacuterimentales drsquoorganiser lrsquoinformation (empirisme) La conscience puise tout son contenu du
champ situationnel et instaure des liens logiques entre eux selon ce qursquoelle est capable drsquoy voir agrave
partir de son point de vue La maniegravere dont la conscience integravegre les eacuteleacutements de la situation
objective chez Megrelidzeacute est donc essentiellement perspectiviste pour deux raisons chaque
conscience fait elle-mecircme partie de la situation et lrsquoaperccediloit drsquoun point de vue speacutecifique qui lui
permet drsquoentrevoir seulement certains des liens logiques entre les choses Drsquoun autre cocircteacute la
conscience est un processus agrave chaque moment configureacute drsquoune certaine faccedilon ce qui la
preacutedeacutetermine pour la saisie de certaines choses et certains liens logiques et pas drsquoautres Tout
acte de perception ou de compreacutehension preacutesente donc le moment de reconfiguration du champ
de la conscience Ainsi par les moyens de la Gestaltpsychologie Megrelidzeacute propose une
conception mateacuterialiste de la conscience qui en tant que telle eacutechappe agrave tout transcendantalisme
et maintient un eacutequilibre entre les facteurs objectifs (la situation externe qui est la source du
contenu de la conscience) et subjectifs (la configuration du champ de conscience qui creacutee des
dispositions pour sa reconfiguration et en limite les possibiliteacutes) Disons-le la thegravese selon
laquelle lrsquoorganisation du savoir mais aussi la perception sont deacutependantes (outre la situation
objective) de lrsquoeacutetat de deacutepart de la configuration de conscience (il ne srsquoagit pas bien
eacutevidemment drsquoun eacutetat originaire absolu anhistorique de conscience mais drsquoun eacutetat
temporellement voire historiquement actuel agrave chaque moment donneacute) permettra plus tard agrave
Megrelidzeacute de par sa transposition au niveau historico-culturel de parler des stades voire des
niveaux dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine et deviendra donc un ressort essentiel pour
son projet de la laquo science historique de la penseacutee raquo Du mecircme coup Megrelidzeacute deacuteveloppe une
critique des eacutetudes physiologiques de la conscience qui nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoactualiteacute vu les deacutebats
contemporains entre la philosophie et les neurosciences Mais eacutegalement pour le fait que par son
approche orienteacutee vers lrsquoobjet et le sens dont il est pourvu il partage un nombre de points avec la
pheacutenomeacutenologie qui a eacutegalement entrepris une critique fondamentale des sciences Mais nous ne
pouvons pas nous attarder sur ces deux points
Mecircme si Megrelidzeacute eacutelabore gracircce aux instruments proposeacutes par la Gestaltpsychologie la
conception drsquoune conscience plastique libre des deacuteterminations aprioriques ayant des ressources
drsquoecirctre historiquement situeacutee et qui nrsquoest pas deacuteterministe dans la mesure ougrave la conscience ainsi
comprise reacutesulte de la confluence des facteurs objectifs et subjectifs cette conception neacutecessite
116
des compleacutements essentiels Nous avons vu que dans lrsquoexplication du fonctionnement de la
conscience le rocircle majeur a eacuteteacute imparti au caractegravere probleacutematique de la situation car crsquoest bien
la neacutecessiteacute de trouver une solution qui enclenche le travail de la conscience et permet de poser
lrsquoobjectif autour duquel lrsquoinformation perceptuelle srsquoorganisera en un champ pourvu de sens La
question qui se pose donc maintenant est de savoir le pourquoi de ce caractegravere probleacutematique de
la situation Autrement dit quelles sont les raisons qui rendent la situation probleacutematique Si on
laisse sans explication la maniegravere dont lrsquoobjectiviteacute surgit comme problegraveme le composant
objectif de la conscience comme on vient de le deacutecrire restera obscur Lrsquoon ne saura donc pas
quel est le fondement duquel se nourrit lrsquointeacuterecirct du travail continu de conscience ainsi que la
motivation dans lrsquoorganisation du savoir Ici Megrelidzeacute doit laisser les alentours theacuteoriques de la
Gestaltpsychologie Nous pensons que crsquoest pour trouver la reacuteponse agrave cette question que
Megrelidzeacute introduit ce que nous voyons comme le second point magistral de ce chapitre
Megrelidzeacute revient agrave la comparaison avanceacutee dans le premier chapitre entre les attitudes
que lrsquoanimal et lrsquohomme entretiennent avec leurs milieux respectifs Mais cette fois-ci il formule
cette question en termes de communication Dans notre reacutesumeacute analytique nous avons essayeacute de
motiver cette ceacutesure mais dans le texte ce moment ne transparaicirct pas assez clairement
Poursuivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Tant lrsquoanimal que lrsquohomme srsquoorientent dans le
milieu gracircce agrave la conscience Mais si lrsquoanimal srsquooriente dans une situation qui est immeacutediate
lrsquohomme est capable de se deacutetacher de celle-ci gracircce agrave sa capaciteacute de former les repreacutesentations
Megrelidzeacute les appelle les repreacutesentations reproductives ou internes Quant aux animaux ils
peuvent produire des images mais seulement lieacutees agrave des objets qui se trouvent dans leur champ
sensoriel immeacutediat et qui ne peuvent donc pas ecirctre repreacutesenteacutees indeacutependamment de celui-ci Les
actions raisonnables des animaux (preacutecisons que Megrelidzeacute conformeacutement agrave la
Gestaltpsychologie reconnait aux animaux le comportement raisonnable et les expeacuteriences sur
les reacutesultats desquels il se base pour theacutematiser la question de la conscience sont conccedilues
justement en but de repeacuterer les instances laquo aha raquo ougrave lrsquoanimal dans la situation donneacutee trouve la
solution qui lui permet drsquoatteindre son but) ne se passent pas dans la dimension
repreacutesentationnelle mais exclusivement dans le champ sensoriel (donc dans le complexe
optique) Si les objets sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace drsquoune certaine faccedilon lrsquoanimal est capable de
se rendre compte qursquoun objet peut servir de moyen pour obtenir un autre qui est en mecircme temps
lrsquoobjet de son deacutesir (son but) et agir de maniegravere correspondante Lrsquoanimal reacutesout le problegraveme en
117
saisissant les liens logiques entre les objets mais aussi le sens de la situation dans son entiegravereteacute
En ce moment drsquolaquo aha raquo lrsquoanimal voit le mateacuteriel de sa perception se configurer dans une image
avec les objets articuleacutes par leurs fonctions et illumineacutes par un sens Ce sens est donc configureacute
autour de lrsquoobjectif drsquoobtention de lrsquoobjet de deacutesir Mais lrsquoanimal nrsquoest pas capable de retenir les
images et ne possegravede pas de meacutemoire Quant agrave la conscience humaine elle est capable de retenir
les images les eacutelever donc au niveau de repreacutesentations mais eacutegalement drsquoeffectuer des
opeacuterations diverses sur eux les disjoindre les joindre en faire des compositions Autrement dit
les moments laquo aha raquo de lrsquohumain sont tels que srsquoy configurent en une totaliteacute de sens les
perceptions immeacutediates mais eacutegalement les images des perceptions passeacutees La meacutemoire comme
le reacuteservoir des images passeacutees qui constituent le contenu de la conscience contribue agrave la
formation des preacutedispositions de la conscience agrave comprendre (понимание) crsquoest-agrave-dire agrave se
reconfigurer
Apregraves cette caracteacuterisation typologique des consciences animale et humaine Megrelidzeacute
tacircche de trouver lrsquoexplication geacuteneacutetique de cette diffeacuterence Il reacuteitegravere les thegraveses du premier
chapitre concernant les attitudes de lrsquoanimal et de lrsquohomme agrave leurs milieux naturel et social
respectivement mais amplifie cette description gracircce aux reacutesultats obtenus par lrsquoanalyse de la
conscience et essaie de mettre en avant le travail comme le facteur qui rend possible cette
diffeacuterenciation Pour lrsquohomme la capaciteacute de configurer les objets non seulement dans le
meacutedium de la perception mais aussi dans celle de la meacutemoire aussi est parallegravele agrave la capaciteacute de
joindre disjoindre et composer les choses dans le procegraves de travail Quant agrave lrsquoanimal son
incapaciteacute de retenir les images et avoir des repreacutesentations correspond au fait que sa
communication avec son milieu est immeacutediate et strictement consommatrice Crsquoest ici que
Megrelidzeacute passe agrave lrsquoarticulation de deux types de communication Il part de la relation des
animaux agrave la nature et aux autres animaux et la deacutefinit comme lrsquoeacutetat de lrsquouniteacute originaire La
communication entre les animaux srsquoeffectue sur la base drsquoune reacuteciprociteacute organique Ils restent
indiffeacuterents agrave la diversiteacute des choses de la nature si elles ne sont pas lieacutees agrave leurs besoins
immeacutediats Pour les animaux lrsquoobjectiviteacute nrsquoa rien de probleacutematique ne comporte pas drsquoeacutenigme
Crsquoest une deacuteteacuterioration de cette uniteacute originaire qui donne essor agrave la conscience humaine La
rupture de lrsquouniteacute originaire srsquoexprime dans la disruption de la communication organique baseacutee
sur la corporeacuteiteacute et provoque la formation des contenus diffeacuterents dans les consciences des
individus Lrsquoindividuation des consciences produit un gouffre communicationnel entre les
118
individus qui nrsquoont pas drsquoaccegraves immeacutediat aux contenus des consciences des autres Crsquoest bien
cela qui donne lrsquoorigine au milieu comme problegraveme Apparait la neacutecessiteacute de remplir le vide
communicationnel et restaurer les rapports avec la nature et drsquoautres individus Le travail ainsi
que la langue et la penseacutee sont justement les moyens drsquoinstaurer un nouveau type de
communication
Quant agrave savoir ce qui provoque cette rupture il est difficile de trouver une reacuteponse claire et
nette chez Megrelidzeacute Drsquoun cocircteacute il affirme que crsquoest le travail et la diffeacuterentiation de lrsquoactiviteacute
humaine qui produit cette rupture en donnant origine agrave la diffeacuterentiation des contenus de la
conscience Mais drsquoautre cocircteacute lrsquoactiviteacute de travail implique deacutejagrave la conscience proprement
humaine Il est clair qursquoici Megrelidzeacute tombe dans une contradiction Dans un passage il tente
pourtant de srsquoen eacutechapper en proposant lrsquoexplication suivante lagrave ougrave lrsquoobjet de deacutesir est donneacute
non pas comme un objet precirct mais comme une tacircche comme un objet agrave faire (Megrelidzeacute utilise
ici данзадан qui sont les eacutequivalents russes des termes suggeacutereacutes par philosophe neacuteokantien
Hermann Cohen gegebenaufgegeben166 sans pourtant mentionner cette source peu conforme)
il faut faire un effort continuel pour mobiliser la conscience en vue de la solution du problegraveme
166 La formule de Cohen laquo die Welt ist nicht gegeben sondern aufgegeben raquo qui dans le contexte de la
philosophie transcendantale exprime la tacircche du sujet de tout drsquoabord construire le monde eacutetait apparemment assez courante parmi les intellectuels sovieacutetiques de lrsquoeacutepoque Mecircme si Cohen lrsquoavait formuleacutee dans un cadre eacutepisteacutemologique elle a eacuteteacute facilement transposeacutee dans drsquoautres domaines Ainsi Mikhail Bakhtine lrsquoapplique au pheacutenomegravene de la langue Dans la langue Bakhtine distingue deux types de mouvement lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de la langue (dans son actualisation sociale et ideacuteologique) et la tendance vers une langue unifieacutee (le systegraveme des normes linguistiques) qui rend possible lrsquounification linguistico-ideacuteologique en garantissant sa fonction communicationnelle La langue nationale unifieacutee nrsquoest donc pas donneacutee mais est donneacutee comme une tacircche Cette distinction ne revient pas au mecircme que celle entre la norme et la reacutealiteacute car les normes sont envisageacutees ici non pas comme un devoir mais comme des forces creacuteatives de la langue Cf Михаил БАХТИН Слово в романе Собрание сочинений в семи томах т 3 Языки Славянских Культур Москва 2012 p 24 Crsquoest toujours agrave Bakhtine qursquoest lieacute une autre transposition cette fois-ci de caractegravere eacutethique de cette formule dans le roman Le chant de chegravevre ducirc agrave la plume drsquoun des eacutelegraveves de Bakhtine Konstantin Vaginov le personnage qui est prototype de Bakhtine prononce la formule de Cohen sur le monde La langue ainsi que le monde comme tacircches indiquent pour Bakhtine le fait que les eacutenonceacutes ainsi que les actions ne sont pas precircts (ni mecircme subordonneacutes agrave la normativiteacute) mais se relegravevent comme des procegraves infinis Pour plus drsquoanalyse cf Sylvia SASSE laquo Vorwort raquo in Zur Philosophie der Handlung MSB Matthes amp Seitz Berlin 2011 De son cocircteacute Megrelidzeacute aussi donne un exemple de transposition de cette formule mais il le fait en se distanciant de son contenu proprement transcendentaliste De point de vue de la forme cette appropriation par deacutetournement (ou deacuteplacement) et refus simultaneacutes srsquoexprime par le fait que lagrave ougrave les notions gegebenaufgegeben sont utiliseacutes positivement Megrelidzeacute recegravele la source alors que dans le contexte de la critique de la philosophie kantienne et neacuteo-kantienne (Cf К Р МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 176) il se reacutefegravere volontiers agrave Cohen et cite sa phrase entiegravere en langue allemande Preacutecisons lrsquoideacutee que Megrelidzeacute met dans la notion du monde comme tacircche (aufgegeben) Par cette notion Megrelidzeacute exprime lrsquoideacutee qursquoil vient de deacutevelopper selon laquelle le monde acquiert un caractegravere probleacutematique degraves que la communication immeacutediate est briseacutee Seulement le monde devenu problegraveme dans lequel les objets de deacutesir ne sont pas donneacutes (gegeben) mais doivent ecirctre produits (aufgegeben) contient les conditions pour la formation de la conscience et capaciteacute drsquoimagination chez lrsquohomme
119
drsquoobtention de cet objet La conscience qui fait continuellement lrsquoeffort de concentration de
lrsquoattention avec lrsquoeffort parallegravele du travail et production (preacuteparation obtention) de lrsquoobjet du
deacutesir (destineacute agrave satisfaire un besoin) finit par acqueacuterir la dimension de meacutemoire et se former
comme la conscience humaine Megrelidzeacute nrsquoarrive pas agrave donner une explication geacuteneacutetique plus
convaincante et nrsquoeacutelabore plus ce sujet
Si lrsquoon fait abstraction de cette contradiction on peut tirer des conseacutequences importantes des
efforts theacuteoriques de Megrelidzeacute En effet si nous les envisageons comme des tentatives de
comparaison plutocirct que drsquoeacuteclaircissement de lrsquoorigine nous pouvons y voir une explication
fonctionnelle des pheacutenomegravenes tels que conscience travail et langue (sur cette derniegravere nous
reviendrons plus tard) En comparant les modes de communication animale et humaine lrsquoon
constate que ce dernier a lieu dans un monde qui est devenu probleacutematique Ce problegraveme
srsquoexprime dans lrsquoimpossibiliteacute ougrave est lrsquoorganisme de satisfaire ses besoins car le comportement
perd sa capaciteacute drsquoorientation les instincts eacutetant des moyens insuffisants La conscience le
travail la langue ne sont donc pas envisageacutes par Megrelidzeacute comme des attributs naturels de
lrsquohomme mais comme les moyens de reacutesoudre le problegraveme communicationnel en vue de
satisfaire les besoins organiques En mecircme temps il faut se rappeler que les besoins chez
Megrelidzeacute une fois que lrsquoon est passeacute dans le mode drsquoecirctre social deviennent changeants en se
formant et en se transformant selon les facteurs immanents au complexe social ndash ils acquiegraverent
donc un caractegravere historique En vue de satisfaire ses besoins lrsquohomme produit des biens agrave
consommer ainsi que des outils de travail qui sont des meacutediateurs mateacuteriels garantissant la
communication interindividuelle rendue probleacutematique par la rupture de lrsquouniteacute organique
Pour reacutepondre aux questions que nous avons poseacutees sur le composant objectif de la
conscience nous pouvons dire ceci Le monde ou le milieu probleacutematique apparaicirct agrave cause de la
rupture de la communication organique entre les individus (ce qui est en fait la raison mecircme
drsquoapparition des individus isoleacutes qui sont porteurs de contenus de conscience) Cela rend
impossible lrsquoorientation dans le milieu ainsi que la satisfaction des besoins et entraine la
neacutecessiteacute des medias communicationnels tels que le travail la conscience la langue Ces deux
derniers sont pourtant les eacuteleacutements qui rendent possible et facilitent le travail qui deacutetient le rocircle
privileacutegieacute car crsquoest bien lui qui doit reacutesoudre le problegraveme de subsistance A la conscience revient
donc un rocircle secondaire dans la mesure ougrave elle est deacutefinie par les neacutecessiteacutes lieacutees au procegraves de
travail Drsquoici srsquoensuivent deux reacutesultats importants qui complegravetent la conceptualisation de la
120
conscience chez Megrelidzeacute Le premier consiste en ceci que ce sont les exigences du travail et
donc les neacutecessiteacutes pratiques qui orientent le travail de conscience dans sa quecircte drsquoune logique
pour organiser le mateacuteriel de perception Autrement dit seules les choses qui relegravevent de lrsquoutiliteacute
pour la satisfaction des besoins sont perccedilues et entrent dans le champ de conscience qui
srsquoorganise en vue de trouver la solution Quant agrave la deuxiegraveme conseacutequence qui srsquoensuit de lrsquoideacutee
que lrsquoorganisation du contenu de la conscience deacutepend des neacutecessiteacutes lieacutees au travail elle
implique que toute connaissance est par deacutefinition inteacuteresseacutee Effectivement ce qui ne relegraveve pas
drsquointeacuterecirct pratique reste hors du champ de perception et de la conscience et demeure indiffeacuterent agrave
son eacutegard En un mot il nous semble que la psychologie de la Gestalt combineacutee avec une
theacuteorisation des fonctions du travail dans les termes de communication donne agrave Megrelidzeacute des
instruments conceptuels pour concreacutetiser et solidifier lrsquoideacutee qursquoon peut tirer du chapitre
preacutecegravedent selon laquelle seulement les objets produits par le travail sont intelligibles
Nous voudrions attirer lrsquoattention sur deux autres conseacutequences drsquoune telle explication
fonctionnelle Premiegraverement Megrelidzeacute en partant de lrsquoideacutee de la rupture de lrsquouniteacute organique
donne une premiegravere deacutefinition tout aussi fonctionnelle des rapports sociaux Ceux-ci
commencent avec lrsquoinstauration de la communication sociale crsquoest-agrave-dire dans les conditions
dans lesquelles a lieu lrsquoisolement des consciences individuelles et ougrave le monde devient
probleacutematique sans que lrsquoon puisse srsquoy orienter en vue de satisfaction des besoins Le nouveau
type de communication srsquoinstaure par la production ainsi que lrsquoeacutechange des biens agrave consommer
et actualise le complexe social Deuxiegravemement une telle conceptualisation permet drsquoenvisager
lrsquohomme comme un ecirctre deacute-essentialiseacute et eacutelastique et donc historique de point de vue tant de ses
besoins que sa perception et sa conscience
Une fois que nous avons repeacutereacute dans le texte de Megrelidzeacute quelques preacutecisions concernant
lrsquoaspect objectif de sa conception de conscience qui comme il a eacuteteacute deacutejagrave souligneacute consiste en
une relation eacutequilibreacutee des facteurs objectifs et subjectifs nous pouvons passer au troisiegraveme et
dernier point majeur de ce chapitre par lequel nous voyons mieux articuleacute lrsquoaspect cette fois-ci
subjectif de la conscience Il srsquoagit de ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu ideacuteatoire de la
conscience raquo et qui est en mecircme temps le fondement psychologique du travail comme activiteacute
vu que crsquoest la capaciteacute de porter un tel contenu qui rend possible de poser les objectifs Or le
travail est par deacutefinition impossible sans objectif car il consiste en un procegraves conforme agrave
lrsquoobjectif vers lequel il tend
121
Le contenu ideacuteatoire est le contenu de la conscience qui est deacutetacheacute du champ immeacutediat de
perception Il est rendu possible par la langue Comme nous avons vu le contenu de conscience
se forme comme un ensemble des objets pourvus de sens (lieacute agrave lrsquoutiliteacute pratique et agrave la
satisfaction des besoins) Mais cet ensemble se preacutesente dans une forme spatiale crsquoest-agrave-dire
comme image La fonction de la langue consiste en ceci que les signes langagiers se substituent
aux images et deacutechargent donc la conscience de la neacutecessiteacute drsquoeffectuer des opeacuterations sur une
matiegravere aussi difficilement maniable que les images visuelles La langue permet drsquoeffectuer les
opeacuterations intellectuelles sur les sens dont les images sont porteuses et par la laquo substitution
seacutemantique raquo de mettre en relation directe les opeacuterations intellectuelles avec les objets sans
passer agrave travers lrsquoinstance des images et repreacutesentations Nous avons deacutejagrave souligneacute le rocircle que
Megrelidzeacute impartit agrave la meacutemoire dans la formation de la conscience humaine Or lagrave ougrave il discute
la possibiliteacute des opeacuterations intellectuelles rendues possibles par la substitution langagiegravere il est
ameneacute agrave complexifier la structure temporelle de la conscience Ainsi toute opeacuteration
intellectuelle reconfigurant le contenu de conscience entraine une production des eacuteleacutements de
contenu qui soit nrsquoexistent pas encore (sont situeacutes dans le futur comme par exemple les
objectifs qui sont agrave la base de toute action) soit nrsquoexistent plus (sont situeacutes dans le passeacute mecircme
srsquoil ne faut pas les confondre avec la meacutemoire qui serait un simple reacuteservoir des images perccedilues
dans le passeacutees ndash agrave chaque instant du fonctionnement de la conscience les contenus se
reconfigurent en fonction des deacutefis situationnels la meacutemoire creacutee des dispositions et par cela
reacutesiste partiellement agrave une reconfiguration totale du contenu de la conscience mais il est lui-
mecircme toujours meacutedieacute par les besoins actuels et futurs) Lrsquoimagination est deacutefinie par Megrelidzeacute
justement comme la capaciteacute de formation de tels eacuteleacutements Comme il doit ecirctre deacutejagrave clair
Megrelidzeacute ne distingue pas ce qursquoil appelle la penseacutee (le raisonnement) et lrsquoimagination car
pour lui les deux relegravevent du mecircme problegraveme Cela a des conseacutequences eacutegalement pour la
perception humaine qui ne coiumlncide avec ce qui sont les donneacutees sensorielles mais est elle aussi
meacutedieacutee par lrsquoimagination et la penseacutee Plus tard cela conduira Megrelidzeacute agrave une thegravese concernant
la philosophie des sciences selon laquelle la deacutecouverte scientifique relegraveve de la mecircme question
que celle de la perception
Nous avons deacutejagrave souligneacute et au cours du livre cela devient de plus en plus clair que dans la
conception de Megrelidzeacute lrsquohomme est un ecirctre eacutelastique dans tous ces aspects (besoins
perception penseacutee etc) Si lrsquoon peut trouver chez Megrelidzeacute quelque chose qui deacutefinirait
122
lrsquohomme en tant que tel drsquoune maniegravere universelle crsquoest bien la capaciteacute de former le contenu
ideacuteatoire de la conscience le monde inteacuterieur des repreacutesentations et des ideacutees qui le libegraverent de la
deacutependance de la situation immeacutediate et du champ sensoriel Pourtant cette liberteacute est limiteacutee par
des conditions sociales (nous avons deacutejagrave vu que tout travail de conscience que ce soit
lrsquoimagination ou perception est motiveacute une fois qursquoon est dans la logique de la communication
humaine par les besoins qui ne peuvent ecirctre que socialement et historiquement conditionneacutes)
Pour cette raison Megrelidzeacute considegravere que le contenu de conscience humaine libre du champ
sensoriel mais conditionneacute par le champ social est laquo un monde drsquoideacutees quasi-indeacutependantes raquo167
III Culture mateacuterielle et la penseacutee Le troisiegraveme chapitre reprend et continue les thegravemes du
premier Si dans le premier il eacutetait question du rocircle du travail dans la formation de la socieacuteteacute
humaine ici il srsquoagira du travail du point de vue de son rocircle dans la formation de la penseacutee Dans
ce sens le deuxiegraveme chapitre se preacutesente comme une ceacutesure entre le premier et le troisiegraveme car
crsquoest la question de la conscience qursquoil theacutematise mecircme si crsquoest le terme laquo penseacutee raquo qui figure
dans son titre Il faut remarquer que Megrelidzeacute ne fait pas une distinction claire et nette entre la
conscience (сознание) et la penseacutee (мышление) Dans les quelques passages du deuxiegraveme
chapitre ougrave il utilise le terme laquo penseacutee raquo son intention est plutocirct drsquoeffacer la distinction entre les
deux Son manque drsquoinsistance voire la volonteacute drsquoeffacer la diffeacuterence entre les deux indique la
difficulteacute qursquoil a agrave homogeacuteneacuteiser son argumentation Le terme laquo penseacutee raquo est lieacute agrave la conception
du complexe social (eacutetant un de ses eacuteleacutements agrave cocircteacute de la langue et le travail) conccedilu comme une
totaliteacute dialectique En revanche sa conception de la conscience deacutecoule de la psychologie de la
Gestalt Il essaie drsquointeacutegrer la laquo conscience raquo dans sa conception du complexe social en qualiteacute
du support psychologique de cette totaliteacute Cela dit nous nrsquooublions eacutevidemment pas qursquoil ne
srsquoagit pas drsquoune simple transposition Bien au contraire le deuxiegraveme chapitre est deacutedieacute justement
agrave une reconceptualisation de la conception gestaltiste en vue de sa preacuteparation agrave une telle
inteacutegration Cette reconceptualisation consiste justement en un recentrement de la conscience
gestaltiste autour de lrsquoeacuteleacutement du travail Mais cela veut eacutegalement dire que mecircme si la
conscience comme nous avons dit sert de support psychologique au complexe social qui est un
167 Une des remarques critiques des philosophes de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don adresseacutees agrave lrsquoeacutediteur de
lrsquoeacutedition de 1965 de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute concernait justement ce terme peu courant dans la philosophie marxiste-leacuteniniste sovieacutetique Ils proposaient de le substituer par un plus familier laquo autonomie relative raquo
123
tout dialectique meacutedieacute par la penseacutee il serait erroneacute de penser la diffeacuterence chez Megrelidzeacute
entre la penseacutee et la conscience comme une diffeacuterence entre ce qui serait meacutedieacute par les
conditions sociales et par la culture mateacuterielle et ce qui serait juste un appareil responsable
drsquoenregistrer les donneacutees sensorielles et de les organiser dans des complexes de sens Crsquoest
impossible degraves lors que Megrelidzeacute a deacutemontreacute que non seulement la conscience et
lrsquoorganisation de son contenu mais mecircme la perception sont eacutegalement motiveacutees par le travail et
sont drsquoembleacutee meacutedieacutees par le complexe social
Avant de passer agrave la description du troisiegraveme chapitre il faut donc faire quelques remarques
drsquoapprofondissement relativement au terme laquo penseacutee raquo (en revanche nous nous arrecirctons ici quant
au terme laquo conscience raquo car il nous semble que tant sa conception que son insertion dans le
complexe social ne pose pas de questions particuliegraveres) Lrsquoaiguisement de notre attention agrave la
deacutefinition du terme laquo penseacutee raquo est drsquoautant plus important que le projet (nous utilisons ce terme
qui nous semble plus neutre que celui de philosophie ou sociologie par rapport auxquelles
lrsquoauteur lui-mecircme montre une attitude tout au moins ambigueuml) de Megrelidzeacute est justement de
jeter les fondements drsquoune science historique de la penseacutee
Notre premiegravere remarque concerne le sens du mot russe мышление (mychlenie) la
particulariteacute de son usage par Megrelidzeacute et les difficulteacutes lieacutees agrave sa traduction en langue
franccedilaise Mychlenie (la penseacutee) est un substantif deacuteriveacute du verbe myslitrsquo (penser) qui agrave son tour
est la source du mot myslrsquo (une penseacutee) et se deacutefinit comme la faculteacute de lrsquohomme agrave penser agrave
raisonner agrave faire des conclusions Nous le traduisons en franccedilais comme laquo la penseacutee raquo Mais les
seacutemantiques de ces mots franccedilais et russe ne se recouvrent pas parfaitement Ainsi ce mot en
russe comporte plusieurs sens la faculteacute de penser (attribueacute agrave lrsquohomme) mais eacutegalement la
mentaliteacute (la faccedilon de penser attribueacutee agrave une collectiviteacute) ou encore le raisonnement ou la
reacuteflexion (comme un proceacutedeacutee intellectuelle subjective) A la complication due agrave cette
polyvalence du terme mychlenie srsquoajoute le fait qursquoau cours du livre Megrelidzeacute lrsquoutilise dans des
acceptions diffeacuterentes et qui plus est sans les articuler explicitement et parfois mecircme en
confusion avec drsquoautres termes (nous venons de le voir agrave lrsquoexemple de lrsquoindiffeacuterenciation entre
laquo conscience raquo laquo penseacutee raquo) Le problegraveme lieacute agrave ce terme est tellement intriqueacute qursquoil serait mecircme
possible de faire la lecture de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en prenant comme fil conducteur
lrsquoanalyse de la dynamique de son usage ou autrement dit en reconstituant le nucleus conceptuel
de ce terme agrave diffeacuterentes eacutetapes du livre Une telle lecture nous conduirait au mecircme problegraveme
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que nous tacircchons de mettre en relief agrave travers lrsquoanalyse de la structure du livre Notamment crsquoest
lrsquoambiguiumlteacute provenant du fait qursquoil est difficile de distinguer si chez Megrelidzeacute on a agrave voir avec
une analyse baseacutee sur la diffeacuterence entre les deacutecoupages historique et anhistorique ou avec une
analyse geacuteneacutetique ougrave preacutevaudrait la quecircte de lrsquoorigine Ainsi agrave la fin de la premiegravere partie du
livre Megrelidzeacute deacuteclare que dans la partie suivante il passera agrave lrsquoanalyse de la laquo penseacutee
proprement humaine raquo engendreacutee par lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute priveacutee
Cette affirmation est une source drsquoambiguiumlteacute dans la mesure ougrave dans la premiegravere partie la penseacutee
est continuellement traiteacutee en conjonction avec la question du complexe social qui est lrsquoeacutetat
proprement humain eacutegalement A preacutesent nous ne pouvons pas approfondir ce point et nous nous
bornons agrave formuler cette question que nous devrons poser au texte de Megrelidzeacute
En anticipant quelque peu mentionnons quelques instances de la difficulteacute de lrsquousage du
terme laquo penseacutee raquo dans le livre Quand ce terme est utiliseacute dans le sens de la faculteacute de penser elle
se confond avec la conscience La penseacutee ne coiumlncide pas neacutecessairement avec le raisonnement
logique car les liens que la conscience peut entrevoir entre les eacuteleacutements du champ objectif
peuvent ecirctre arbitraires ou laquo irreacuteels raquo et ne relever ni des relations dites reacuteelles entre les choses
ni des opeacuterations de la logique formelle La penseacutee peut ecirctre comprise comme un procegraves mental
qui nrsquoa pas de forme de reacuteflexion car elle nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur
soi-mecircme et peut fonctionner comme une attention dirigeacutee entiegraverement vers les objets exteacuterieurs
(il faut souligner qursquoici il ne srsquoagit pas drsquoun moment analytique de la penseacutee mais drsquoun mode de
penseacutee caracteacuteristique drsquoune certaine eacutetape du deacuteveloppement historique) La penseacutee peut ecirctre
comprise eacutegalement comme une forme ou un procegraves deacute-subjectiveacute de lrsquoexistence sociale des
ideacutees voire comme une mentaliteacute (collective) mais dans ce cas il ne faut pas la prendre dans le
sens bien eacutetabli dans la langue franccedilaise conditionneacute par la tradition sociologique et
ethnologique franccedilaise Bien au contraire il faut tenir compte de la distinction que Megrelidzeacute
fait entre sa propre conception et celle de Leacutevy-Bruhl
Enfin en revenant sur le problegraveme de traduction du russe en franccedilais mentionnons encore
un mot cette fois-ci un adjectif de la mecircme racine myslitelrsquonyj que Megrelidzeacute utilise tregraves
activement Il peut qualifier un substantif quelconque comme porteur de la nature de penseacutee
Ainsi faute de mieux lrsquointraduisible syntagme мыслительная деятельность pourrait ecirctre
approximativement rendu en franccedilais comme laquo lrsquoactiviteacute de penseacutee raquo
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Par notre deuxiegraveme remarque nous voudrions reacutesumer ce que nous avons deacutejagrave appris sur la
penseacutee agrave partir des chapitres preacuteceacutedents Pour Megrelidzeacute il nrsquoy a pas de distinction de principe
entre la penseacutee et la perception dans la mesure ougrave toute instance de perception lrsquoimplique
neacutecessairement La perception crsquoest-agrave-dire le discernement drsquoun objet est un acte dans lequel
lrsquoobjet se deacutetache de laquo lrsquoarriegravere-plan de la conscience raquo indiffeacuterencieacute srsquoeacutemancipe de lrsquoeacutetat
drsquoindiffeacuterence et se deacuteplace dans le centre de la conscience en reconfigurant son champ et en
articulant se champ comme une nouvelle structure (строение) des objets porteuse drsquoun sens
nouveau Lrsquoobjet est perccedilu quand il srsquointerpose dans la structure existante de la conscience et
dans la mesure ougrave il la reconfigure en entraicircnant des nouvelles relations entre les eacuteleacutements da la
structure de deacutepart La perception est donc un acte de penseacutee Or le mode de fonctionnement de
la penseacutee est tel que chaque nouvel eacuteleacutement (que cela soit lrsquoobjet perccedilu les repreacutesentations ou les
ideacutees) au lieu de simplement srsquoajouter agrave son contenu le restructure et reconfigure le reacuteseau des
relations dont ce contenu est constitueacute Tout agrave lrsquoheure en analysant lrsquousage du terme laquo penseacutee raquo
chez Megrelidzeacute avec un ton de reproche nous avons deacutecrit les diffeacuterentes maniegraveres dont ce
terme se recoupe ou se deacutetache des diverses acceptions de ce terme comme il est connu et bien
eacutetabli ou encore concentre en soi-mecircme les eacuteleacutements des diffeacuterents termes apparenteacutes Lrsquoon ne
peut pourtant pas en vouloir agrave Megrelidzeacute car il est naturel qursquoil ne puisse pas adopter des
termes bien ancreacutes dans la tradition et qui entraicircnent certaines conceptions comme leurs lieux de
naissance comme pertinents et capables de deacutecrire son originale conception de la penseacutee Deacutejagrave
dans cette premiegravere deacutefinition de la penseacutee ndash selon laquelle si on coupe court la penseacutee ne serait
qursquoun reacuteseau de relations qui fonctionne par restructuration et qui est motiveacute par des facteurs
pratiques et non pas en premier lieu theacuteoriques ndash qui eacutebauche une certaine theacuteorie de la
connaissance nous voyons le recul qui est pris par rapport agrave la philosophie transcendentaliste ou
empirique Lrsquoambiguiumlteacute provoqueacutee par un tel usage de ce terme qui ne se laisse pas clairement
situer et confond le lecteur nrsquoest pas eacutetonnante Notre tacircche est justement de deacuteplier tant le reacuteseau
conceptuel au sein duquel ce terme fonctionne chez Megrelidzeacute que ses diverses conseacutequences
Apregraves ses reacuteserves et remarques introductives revenons au troisiegraveme chapitre du livre qui
reprend donc la question du complexe social de point de vue de la conjonction de deux de ses
eacuteleacutements et srsquointerroge sur le rocircle du travail dans la formation ou fonctionnement de la penseacutee
La formule geacuteneacuterale de cette conjonction est la suivante la penseacutee comme le procegraves continuel de
la restructuration du champ de conscience et drsquoinstauration de nouvelles relations entre ces
126
eacuteleacutements correspond au procegraves analogue au niveau du travail et de lrsquoactiviteacute productrice ougrave lrsquoon
observe eacutegalement une restructuration du champ social et lrsquoinstauration des nouveaux rapports
sociaux Ce dernier procegraves pose des problegravemes toujours nouveaux agrave la penseacutee la forcent agrave un
effort continuel et la nourrissent Nous pouvons observer ici que Megrelidzeacute eacutelargit la sphegravere de
lrsquoapplication des instruments gestaltistes et propose drsquoenvisager la socieacuteteacute comme un champ
Ainsi le champ social nrsquoest qursquoun reacuteseau constitueacute par lrsquoentrecroisement des inteacuterecircts particuliers
des individus et de la circulation des produits de travail Qui plus est pour approfondir la
question du lien entre le travail et la penseacutee Megrelidzeacute nrsquoa mecircme pas besoin de situer le champ
social historiquement Toute lrsquoargumentation de ce chapitre se poursuit dans un cadre
anhistorique
Le champ social est mis en contraste avec la relation consommatrice au milieu propre agrave
lrsquoanimal qui agrave la diffeacuterence du champ social est de caractegravere conservateur ne se restructure pas
ne produit rien de nouveau ne met pas les objets dans une lumiegravere toujours nouvelle et ne
transforme pas le sujet (animal) par lrsquoeacutelargissement de son domaine drsquoaction Ici lrsquoon nrsquoobserve
qursquoune reacutepeacutetition des objets des besoins des capaciteacutes des relations qui sont meacutecaniseacutes et
releacutegueacutes au reacutegime drsquoinstincts En somme aucune condition neacutecessaire au fonctionnement de la
penseacutee nrsquoy est remplie
Lrsquohomme pour sa part transforme ce qui est donneacute naturellement se pose continuellement
des questions sur les moyens drsquoune telle transformation et est en permanence obligeacute de sortir du
cercle familier et drsquoenvisager les objets de diffeacuterents points de vue Le sujet humain se trouve en
mecircme temps dans le champ social qui comme nous venons de dire se compose des inteacuterecircts
particuliers et des eacutechanges de biens (production distribution eacutechange) Ces deux moments ndash
relations aux objets et aux individus ndash sont eacutetroitement lieacutes et se rendent reacuteciproquement
possibles Ici Megrelidzeacute syntheacutetise les thegraveses de Hegel et Marx selon Hegel lrsquoobjet perd ses
qualiteacutes et meurt devant lrsquoeacutetant affirmatif qui est lrsquohomme alors que selon Marx lrsquoobjet acquiert
des qualiteacutes utiles que lrsquohomme lui confegravere Pour Megrelidzeacute lrsquoobjet naturel perd sa partie
naturelle mais survit par la partie pertinente et utile agrave lrsquohomme Quand lrsquohomme transforme
donc la chose naturelle il lui confegravere une destination un objectif (цель das Ziel) Les choses se
deacuteplacent de la nature vers la culture et participent agrave la production de la laquo nature humaine raquo
Preacutecisons toute de suite que selon nous la nature humaine pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose
que la puissance de transformation ce que nous avons appeleacute la plasticiteacute de lrsquohumain Drsquoautre
127
cocircteacute au moment ougrave le sujet humain surmonte la chose naturelle et la subordonne agrave sa volonteacute il
srsquoobjective (sich vergegenstaumlndlichen) et se rend disponible dans cet objet pour drsquoautres
individus Autrement dit dans la production de travail lrsquohomme se transforme en un ecirctre-pour-
un-autre Il se transforme en transformant la nature
A partir de ces thegraveses geacuteneacuterales Megrelidzeacute va deacutevelopper dans ce chapitre quelques thegravemes
que nous voudrions articuler en quatre points Le premier consiste en une preacutecision de la thegravese
sur la transformation du sujet par le travail Il est de son cocircteacute diviseacute en deux Megrelidzeacute
analyse drsquoabord la transformation du sujet dans sa relation avec les objets puis dans son rapport
avec drsquoautres sujets Le deuxiegraveme point concerne le rocircle de lrsquooutil dans le travail et la
solidification de la penseacutee humaine Ensuite Megrelidzeacute propose quelques thegraveses ontologiques
Enfin viennent des consideacuterations sur lrsquoeacutethique de connaissance de soi
Voyons donc drsquoabord comment lrsquoactiviteacute de travail transforme le sujet Ici Megrelidzeacute
reprend la thegravese eacutenonceacutee dans le premier chapitre selon laquelle la creacuteation de lrsquoobjet eacutequivaut agrave
sa connaissance Lrsquohomme connaicirct le monde dans la mesure ougrave celui-ci participe dans son
activiteacute de travail La transformation drsquoune chose implique lrsquoeacutetude de sa structure La structure
de la chose reacutesiste agrave la transformation que lrsquohomme voudrait lui infliger Les choses de la nature
ne sont donc pas absolument passives Crsquoest cette reacutesistance qui est le moteur de la penseacutee elle
relegraveve du problegraveme or crsquoest le problegraveme qui pousse la penseacutee agrave un effort et la fait vivre La
connaissance et la transformation (ou creacuteation) srsquoimpliquent neacutecessairement car il nrsquoest pas
possible agrave lrsquohomme drsquoadapter une chose agrave ses objectifs sans prendre en compte les lois qui la
reacutegissent Toute action dirigeacutee contre la nature doit suivre les lois de la nature Autrement dit le
sujet doit opposer les lois de la nature aux lois de la nature La matiegravere de la nature par sa
structure suggegravere la forme rationnelle qursquoelle est capable drsquoassumer Par son inteacuterecirct subjectif
lrsquohomme peut atteindre laquo la veacuteriteacute objective raquo srsquoil prend en compte la structure de la chose et
arrive agrave meacutenager sa reacutesistance
Le travail et lrsquoactiviteacute productrice transforment le sujet en premier lieu par le savoir Mais
ce savoir et lrsquoexpeacuterience que lrsquohomme acquiert seraient voueacutes agrave la disparition srsquoils restaient
enfermeacutes dans la subjectiviteacute et ne trouvait pas de voie agrave leur socialisation (обобществление)
Crsquoest bien la socialisation comprise par Megrelidzeacute comme le partage interindividuel qui rend
possible lrsquoeacutelargissement du savoir et donc le savoir tout court Mais comme nous avons vu dans
le chapitre preacuteceacutedent les individus ne peuvent pas communiquer entre eux car les contenus de
128
leurs consciences diffegraverent et ne sont pas accessibles drsquoune maniegravere immeacutediate Crsquoest justement
gracircce au travail ou plus preacuteciseacutement gracircce au produit de travail que srsquoeacutetablit une communication
entre les individus qui leur permet de surmonter leurs limites individuelles et corporelles Mais
suivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute de plus pregraves Les choses de la nature sont deacutenueacutees de
rationaliteacute Elles sortent de lrsquoeacutetat drsquoindiffeacuterence acquiegraverent du sens et des qualiteacutes au moment ougrave
elles se placent dans le champ de lrsquoactiviteacute humaine Elles deviennent rationnelles Ce passage
est deacutecrit par Megrelidzeacute comme un double mouvement de la subjectivation de lrsquoobjet et de
lrsquoobjectivation du sujet Le sujet srsquoobjective dans la production ou la transformation des objets
car il srsquoauto-aliegravene en confeacuterant agrave lrsquoobjet un but une fonction concregravete une qualiteacute qui la rend
deacutesirable Par cela lrsquoindividu se manifeste drsquoune maniegravere externe Drsquoun autre cocircteacute la penseacutee ou
une ideacutee acquiert une existence mateacuterielle elle se mateacuterialise Ces deux moments permettent agrave
lrsquoindividu de sortir de soi car le sens ainsi que lrsquoideacutee sont deacutesormais lieacutes non seulement agrave
lrsquoindividu qui est leur porteur mais par leur forme mateacuterialiseacutee ils se rapportent agrave lui en tant
qursquoune reacutealiteacute objective exteacuterieure Ainsi voit-on dans le produit de travail coiumlncider la raison et
lrsquoecirctre Donc du point de vue du sujet on pourrait dire qursquoil srsquoexternalise et se manifeste dans le
produit de travail Quant agrave lrsquoobjet ainsi transformeacute par le sujet il est un objet subjectiveacute car il
contient le sujet par les qualiteacutes qui lui ont eacuteteacute confeacutereacutees Mais il se deacutetache du sujet et existe
comme une force indeacutependante produisant des effets qui peuvent aller si loin agrave se rendre
contraires aux intentions initiales du sujet producteur Lrsquoobjet subjectiveacute est donc indeacutependant en
deux sens tant de la volonteacute individuelle que de son corps Les individus qui ne peuvent pas
partager leur expeacuterience par leurs consciences se communiquent donc par les produits de leur
travail qui sont chargeacutes des ideacutees des sens de lrsquoexpeacuterience ainsi que des qualiteacutes de leur
creacuteateur Autrement dit les individus se communiquent agrave travers les meacutediateurs mateacuteriels dans
lesquels ils se manifestent Crsquoest en cela que consiste la particulariteacute du concept de la
communication chez Megrelidzeacute dont il discute dans le deuxiegraveme chapitre mais qui trouve une
plus grande preacutecision ici Cette conception eacutelargie de la communication ne concerne donc pas les
meacutecanismes de transmission de lrsquoinformation mais ambitionne de procurer une fondation
philosophique agrave la probleacutematique de lrsquointersubjectiviteacute Celle-ci aussi est comprise dans un sens
large chez Megrelidzeacute Elle traverse le temps et lrsquoespace Eclairons ce dernier aspect avant de
passer au deuxiegraveme point que nous avons annonceacute En subjectivant et rationalisant les choses de
la nature par le travail lrsquohomme les integravegre dans ce que suivant la terminologie marriste
129
Megrelidzeacute appelle la culture mateacuterielle Elles rendent disponibles les qualiteacutes ou lrsquoinformation
qui leur ont eacuteteacute communiqueacutees par leur producteur non seulement aux autres individus de la
mecircme socieacuteteacute qui participent agrave lrsquoeacutechange que ce soit des biens culturels ou des biens agrave
consommer mais par leurs corps mateacuteriels elles laissent les ideacutees et lrsquoexpeacuterience dont elles sont
devenues porteuses reacutesister au temps agrave la diffeacuterence des ideacutees qui ne sont pas sorties de leur eacutetat
subjectif Le produit de travail ou les biens culturels sont donc capables de communiquer la
raison objectiveacutee dont ils sont porteurs aux individus des autres geacuteneacuterations eacutegalement Une telle
transmission de lrsquoexpeacuterience rend possible le progregraves du savoir et lrsquoeacutelargissement infini de
lrsquoexpeacuterience Crsquoest en cela que consiste la force du produit de travail Lrsquoobjet transformeacute par
lrsquohomme devient le document de la penseacutee qui est propre agrave la socieacuteteacute dans laquelle il a eacuteteacute
produit Il socialise (rend disponible aux autres) une expeacuterience subjective mais ensuite cette
raison socialiseacutee nourrit les expeacuteriences subjectives La penseacutee fait vivre la penseacutee agrave travers du
temps et de lrsquoespace gracircce au meacutediateur mateacuteriel deacutetacheacute et indeacutependant qursquoest le produit de
travail Le savoir srsquoaugmente par le double mouvement de lrsquoappropriation de lrsquoexpeacuterience des
autres agrave partir de la culture mateacuterielle et par lrsquoalieacutenation du sien en elle
Le deuxiegraveme point majeur de ce chapitre concerne le rocircle de lrsquooutil de travail dans la
connaissance Lrsquooutil est lui-mecircme un objet produit par lrsquohomme Lrsquohomme lrsquointerpose entre lui
et la nature en vue drsquoaugmenter sa propre puissance dans la transformation de la nature Crsquoest
bien gracircce agrave lrsquooutil que le milieu humain change et par ce mouvement stimule le travail de la
penseacutee A la diffeacuterence des organes du corps humain lrsquooutil est corporellement indeacutependant et
deacutetacheacute du corps Il peut donc ecirctre soumis agrave des changements arbitraires et adapteacute aux exigences
du travail agrave exeacutecuter La puissance transformative de lrsquooutil est illimiteacutee Ses fonctions sont
multiples et permettent drsquoexeacutecuter des travaux tregraves speacutecifiques sans changement de la structure
corporelle de lrsquohomme Ainsi lrsquooutil renforce la force de lrsquohomme et eacutelargit la sphegravere drsquoaction de
ses organes Neacuteanmoins Megrelidzeacute nrsquoenvisage pas lrsquooutil comme une continuation et extension
des organes ou des capaciteacutes du corps humain (la main la vision le toucher etc) Lrsquooutil gracircce agrave
sa composition mateacuterielle est un point de reacutesistance naturelle qursquoil exerce sur la nature et donc
sur les forces reacutesistantes des choses de la nature Les outils en permettant de franchir les limites
du corps humain sont eux-mecircmes les agents de la transformation de son corps Ici Megrelidzeacute
rejoint encore une fois sa thegravese sur lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoecirctre humain Cette fois-ci lrsquoaccent est mis sur
lrsquoaspect corporel de lrsquohomme qui est faccedilonneacute par lrsquoactiviteacute de travail Ainsi Megrelidzeacute dans une
130
discussion assez eacuterudite ndash Aristote Kant Hegel Darwin Engels ainsi que Nikolas Marr ndash
preacutesente la main humaine comme le reacutesultat du travail et comme lrsquoindirecte raison de lrsquoorigine de
la connaissance et de la penseacutee Ici Megrelidzeacute eacutelargit les moments du complexe social et le
formule de la maniegravere suivante travail ndash outils de travail ndash main ndash penseacutee ndash langue Et souligne
encore une fois que ces moments de la totaliteacute dialectique sont apparus ensemble eacutetant donneacute
qursquoils se neacutecessitent reacuteciproquement Mais encore une fois cette remarque creacutee de lrsquoambiguiumlteacute
quant agrave toute lrsquoargumentation preacuteceacutedente et retombe dans la mecircme contradiction que nous avons
deacutejagrave repeacutereacutee En effet drsquoun cocircteacute lrsquooutil de travail est coextensif du complexe social dans la
mesure ougrave eacutetant lui-mecircme le produit du travail par excellence il eacutelargit la sphegravere du travail
faccedilonne la corporeacuteiteacute humaine (sa main) provoque lrsquoapparition des nouveaux besoins mais
eacutegalement engendre des problegravemes qui agrave leur tour nourrissent le travail de la penseacutee Il participe
donc agrave la totaliteacute dialectique dont les moments se neacutecessitent et se deacutefinissent reacuteciproquement
Mais en mecircme temps Megrelidzeacute tacircche de convaincre le lecteur du rocircle privileacutegieacute qursquoa le travail
dans lrsquoapparition de lrsquooutil de travail Ainsi les relations au sein de la totaliteacute dialectique sont
domineacutees par lrsquoun des eacuteleacutements et notamment par lrsquoactiviteacute de travail qui ressort comme une
sorte de facteur ou principe alors que le reste des eacuteleacutements ainsi que le mouvement de ce tout
dialectique ne seraient que son expression Cela compromet le tout dialectique que Megrelidzeacute
envisage de conceptualiser et ce en deux sens supposer lrsquoexistence drsquoun facteur transforme la
totaliteacute que lrsquoon voulait dialectique en un scheacutema du deacuteveloppement lineacuteaire Autrement dit elle
est bousculeacutee dans une forme ideacutealiste du tout dialectique qui serait lrsquoexpression drsquoun seul
facteur Ce facteur nrsquoeacutetant pas ancreacute dans le tout dialectique lui-mecircme ne pourrait ecirctre fondeacute
que drsquoune faccedilon extra-dialectique et donc arbitraire et ideacutealiste Il y a pourtant deux raisons pour
lesquelles ces contradictions ne sont pas tregraves aigueumls chez Megrelidzeacute lrsquoune est drsquoordre logique
et lrsquoautre de lrsquoordre drsquoexposition Premiegraverement lrsquoactiviteacute de travail malgreacute son rocircle dominant
ne peut pas ecirctre prise pour un principe drsquoune maniegravere univoque car elle-mecircme est soumise agrave
lrsquoinfluence des autres moments du tout dialectique (ainsi par exemple les outils influencent sa
forme) Lrsquoon peut nous reacutetorquer que dans la dialectique heacutegeacutelienne aussi lrsquoesprit qui en est le
principe se pheacutenomeacutenalise diffeacuteremment et ne se preacutesente pas identiquement Mais la diffeacuterence
ici repose sur lrsquoabsence de toute teacuteleacuteologie chez Megrelidzeacute alors que lrsquoidentiteacute et stabiliteacute de
lrsquoesprit agrave travers la seacutequence de ses diverses pheacutenomeacutenalisations reste teacuteleacuteologiquement stable
Quant agrave lrsquoactiviteacute de travail chez Megrelidzeacute comme nous avons souligneacute elle se laisse
131
transformer infiniment gracircce agrave la puissance infinie de transformation propre agrave lrsquooutil de travail
Deuxiegravemement le caractegravere du tout dialectique dont il srsquoagit chez Megrelidzeacute est plus ambigu
qursquoexplicitement contradictoire car au lieu de poser ces questions drsquoune maniegravere scholastique
lrsquoargumentation de Megrelidzeacute se base toujours sur une matiegravere concregravete (que ce soient les
expeacuteriences en psychologie ou les conclusions des analyses linguistiques et seacutemantiques qui
suivent la meacutethodologie proposeacutee par Nikolas Marr) Crsquoest nous qui posons ces questions drsquoune
maniegravere scholastique agrave force de vouloir analyser le fond conceptuel de ses arguments deacuteveloppeacutes
sur la base de mateacuteriaux toujours concrets
Revenons au texte et passons au troisiegraveme point du chapitre trois Comme nous avons
annonceacute Megrelidzeacute pose quelques thegraveses ontologiques mais eacutegalement eacutepisteacutemologiques Deacutejagrave
agrave partir du premier chapitre nous avons repeacutereacute chez lui une thegravese selon laquelle le travail est
lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance dans la mesure ougrave lrsquoobjet produit coiumlncide
avec lrsquoobjet connu La question sur laquelle Megrelidzeacute srsquointerroge ici est celle de savoir
pourquoi serait impossible la connaissance des choses hors du procegraves de travail Pour quelle
raison est-il impossible de connaicirctre les choses par ce qui pourrait ecirctre leur simple donation La
reacuteponse de Megrelidzeacute est la suivante il est impossible de connaicirctre les choses hors lrsquoactiviteacute de
travail car les choses manifestent leurs qualiteacutes seulement lagrave ougrave suite aux actes humaines elles
sont mises en contact lrsquoune avec lrsquoautre Seulement le fait qursquoune chose soit mise par le sujet
dans un certain milieu et en contact avec une autre chose pousse la nature de la chose mais aussi
celle de la chose qui a eacuteteacute toucheacutee agrave se manifester Telle nous paraicirct ecirctre la thegravese ontologique de
Megrelidzeacute les qualiteacutes des choses ne sortent agrave la lumiegravere du jour que dans la reacuteaction produite
par leur contact
La thegravese eacutepisteacutemologique correspondant agrave cette thegravese ontologique consiste en ceci que pour
connaicirctre les choses la conscience nrsquoa pas besoin de formes ou cateacutegories par lesquelles elle
serait faccedilonneacutee drsquoune maniegravere apriorique Il lui suffit de manipuler les choses Une fois
manipuleacutees et mises en eacutepreuve par le milieu ou par le contact avec drsquoautres choses les choses
laquo prennent la parole raquo pour parler drsquoelles-mecircmes elles se deacutevoilent en exposant leur propre
nature Ensuite lrsquohomme en profite et applique dans son activiteacute pratique les caracteacuteristiques que
les choses deacutevoilent drsquoelles-mecircmes Quant agrave lrsquohomme sa tacircche nrsquoest pas de subsumer les choses
sous des cateacutegories mais de trouver les voies de faire parler les choses Car ndash et crsquoest une
132
importante preacutecision de sa thegravese ontologique ndash les choses nrsquoont pas de qualiteacutes qursquoelles ne
manifesteraient pas
En admettant que les choses communiquent entre elles et parlent drsquoelles-mecircmes dans la
situation organiseacutee et controcircleacutee par lrsquohomme Megrelidzeacute arrive agrave deux conseacutequences
importantes qui se recoupent Drsquoabord il reacutefute toute conception anthropocentrique de la veacuteriteacute
Et deuxiegravemement il reacutefute lrsquoideacutee des laquo choses en soi raquo ou autrement dit du reste de la chose qui
ne peut pas ecirctre manifesteacute Ainsi les choses qui ne contiennent pas du reste non-manifestable et
qui racontent eux-mecircmes sur soi-mecircme nient agrave lrsquohomme le rocircle de celui qui introduit dans le
monde ses lois
La conception non anthropocentrique de la veacuteriteacute que nous voyons chez Megrelidzeacute est
celle de la veacuteriteacute relative Lrsquoideacutee de la relativiteacute de la veacuteriteacute est baseacutee sur lrsquoapproche que
Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave partir de la Gestaltpsychologie et selon laquelle lrsquohomme envisage les
choses toujours du point de vue de lrsquointeacuterecirct qui est le sien dans le champ socio-historique donneacute
Ici nous pourrions penser que du refus du caractegravere absolu de la veacuteriteacute devrait deacutecouler la
relativiteacute de la connaissance vu que lrsquointeacuterecirct et donc le point de vue du sujet connaissant peut
varier infiniment dans lrsquohistoire Mais Megrelidzeacute bloque une telle interpreacutetation par un concept
de laquo reacutealiteacute raquo que pourtant il ne concreacutetise pas suffisamment Il affirme que la veacuteriteacute est relative
mais avec la multiplication des chaines de meacutediation une partie toujours plus grande de la reacutealiteacute
est absorbeacutee par lrsquoexpeacuterience de lrsquohomme Au fur et agrave mesure de ce procegraves la penseacutee srsquoeacutelargit et
devient toujours plus rigoureuse Nous pouvons donc observer chez Megrelidzeacute un certain ideacuteal
qui consisterait en une appropriation complegravete de la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire en lrsquoeacutetat de savoir auquel
correspondrait la rigueur maximale de la penseacutee Cette question qui agrave notre avis est formuleacutee ici
pour la premiegravere fois reacuteapparaicirctra dans le livre agrave drsquoautres occasions encore ainsi que dans
lrsquoarticle conccedilu comme une reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl et consacreacute agrave la probleacutematique de la penseacutee
magique et des superstitions Il faut donc la prendre en compte et chercher les reacuteponses que le
livre peut contenir exposeacutees drsquoune maniegravere oblique et dans des lieux inattendus Rappelons-nous
aussi que Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective La veacuteriteacute relative exclut donc la
veacuteriteacute absolue mais nrsquoest pas incommensurable avec lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective En anticipant
disons qursquoagrave notre avis la veacuteriteacute absolue est reacutefuteacutee parce que le sujet qui dans la philosophie
moderne est sa source essentielle est chez Megrelidzeacute deacutes-essentialiseacute et liqueacutefieacute Deacutesormais la
veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel (la transformation de la chose ou plus largement de
133
la reacutealiteacute par une prise en compte de sa structure et par lrsquoapprivoisement de sa reacutesistance) Mais
cette fonctionnaliteacute agrave savoir lrsquoobjectiviteacute de la veacuteriteacute srsquoavegravere toujours dans les limites qui sont
deacutefinies agrave partir du point de vue de la conscience situeacutee selon lrsquoeacutetat de savoir la position dans le
champ social ou de lrsquointeacuterecirct tout court Crsquoest ainsi que le perspectivisme est bien meacutenageacute avec la
veacuteriteacute objective La veacuteriteacute fonctionnelle ou objective se base sur des liens laquo reacuteels raquo
(contrairement aux liens laquo irreacuteels raquo dont prodigue le mode de penseacutee magique) entre les choses
que la conscience situeacutee est capable de repeacuterer selon sa position historique et sociale
Lrsquoeacutelargissement ou le progregraves du savoir consiste justement en la multiplication des liens reacuteels
perccedilus par la conscience Il reste agrave savoir si pour Megrelidzeacute le progregraves peut aboutir agrave la
saturation totale de la conscience du monde par les liens reacuteels (dans la socieacuteteacute communiste) et si
un tel eacutetat de savoir nrsquoinvaliderait pas le perspectivisme que lrsquoauteur tacircche de bien fonder et
mettre au cœur de ses propos theacuteoriques
Enfin passons au quatriegraveme et dernier point majeur de ce chapitre Il srsquoagit drsquoune thegravese
eacutethique qui deacutecoule des thegraveses ontologique et eacutepisteacutemologique que nous avons reacutesumeacutees un peu
plus haut Megrelidzeacute reacutefute donc la distinction entre lrsquoessence cacheacutee et les manifestations ou la
pheacutenomeacutenalisation des choses Cela revient au mecircme que de dire qursquoil nrsquoy a pas drsquoessence qui ne
pourrait pas ecirctre rendue manifeste Evidemment les choses ne sont pas toujours pleinement
manifestes A chaque moment et agrave partir de chaque point de vue ou de lrsquointeacuterecirct ils se deacutevoilent et
se laissent observer drsquoune certaine faccedilon Quant aux expeacuteriences crsquoest justement lrsquoart de rendre
les choses expressives les faire parler drsquoelles-mecircmes Mais cette distinction invalide pour les
choses lrsquoest aussi pour le sujet humain Lrsquoessence du sujet nrsquoest autre que ce qui se manifeste
notamment en qualiteacute de produit de son travail de sa creacuteation ou de son action Drsquoici deacutecoulent
des conseacutequences eacutethiques Ainsi pour Megrelidzeacute les intentions sont nulles car agrave partir du
critegravere qursquoil donne par effacement drsquoune supposeacutee distinction entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur
seulement les actions ou les actes peuvent faire lrsquoobjet drsquoeacutevaluation dans la mesure ougrave lrsquoon ne
peut pas eacutevaluer ce que ne srsquoest mecircme pas manifesteacute et donc nrsquoa pas acquis drsquoexistence
Cela change agrave son tour lrsquoeacutethique de connaissance de soi Pour se connaicirctre lrsquointrospection
est vaine car ne permet pas au sujet de reacutealiser sa propre puissance Lrsquointrospection pousse le
sujet agrave ressentir son eacutetat comme morbide Lrsquohomme se manifeste seulement dans ses actions et
crsquoest seulement agrave travers ses propres actions qursquoil est disponible agrave soi-mecircme Donc il nrsquoy a de
134
connaissance de soi qursquoagrave travers lrsquoexteacuteriorisation du soi Ainsi lrsquohomme se connait agrave travers le
monde Or ce monde est le produit de ses actions et de son travail
Pour reacutesumer nous pouvons dire que crsquoest seulement par lrsquoaction et la production que tant
les individus que les choses peuvent ecirctre connues Mais il en va de mecircme des ideacutees qui ne
peuvent pas ecirctre comprises (autrement dit leur veacuteriteacute ne peut pas ecirctre aveacutereacutee) en soi mais
seulement par leur reacutealisation
IV Question de la perception dans la lumiegravere de la philosophie marxiste Si lrsquoon attend de
ce chapitre qursquoil poursuive lrsquoanalyse du complexe social drsquoun nouveau point de vue encore lrsquoon
sera deacuteccedilu Non seulement ce fil conducteur est rompu de maniegravere inattendue mais au lieu du
laquo complexe social raquo nous voyons apparaicirctre une notion plus traditionnelle et conceptuellement
plus vague celle de laquo conditions sociales raquo En revanche en reprenant les thegravemes discuteacutes dans
le deuxiegraveme chapitre Megrelidzeacute y revient agrave la probleacutematique de la conscience et plus
particuliegraverement agrave la question de la perception Il consacre ce chapitre agrave lrsquoexplication de la nature
de la perception drsquoabord en la situant par rapport agrave la conscience et la penseacutee ensuite en mettant
en lumiegravere sa deacutependance des conditions sociales Ce revirement dans le cours du livre est
neacuteanmoins compreacutehensible car mecircme si preacuteceacutedemment il a eacuteteacute deacutejagrave question de la perception
ce nrsquoest qursquoapregraves avoir deacuteveloppeacute ses propos ontologiques que Megrelidzeacute peut approfondir et
preacuteciser son concept de la perception En mecircme temps il nous semble tout agrave fait justifieacute par
rapport aux tacircches de lrsquoauteur que tout un chapitre soit consacreacute agrave ce sujet En effet crsquoest la
conception de la perception comme conditionneacutee qui agrave notre avis soutient tout le projet de
Megrelidzeacute Autour drsquoelle srsquoarticulent les clivages tant avec les philosophies ideacutealistes (que ce
soit le transcendantalisme ou lrsquoempirisme) qursquoavec les sciences humaines qui mettent agrave la base
de leurs modegraveles explicatifs un preacutesupposeacute universaliste quant agrave la perception humaine Enfin
crsquoest la conception de la perception qui appuie ce qui pourrait ecirctre vu comme la philosophie
immanentiste de Megrelidzeacute
La question de la perception est donc reprise ici agrave partir de la thegravese ontologique exposeacutee
dans le chapitre preacutecegravedent selon laquelle comme nous avons vu les choses se manifestent
pleinement sans reste qui serait leur essence interne cacheacutee Cette vision ontologique est tout agrave
fait conforme au perspectivisme et relationnisme eacutepisteacutemologiques de Megrelidzeacute En effet la
chose se manifeste complegravetement et pleinement mais toujours dans les limites de lrsquointeacuterecirct que le
135
sujet lui porte De leur cocircteacute les manifestations des qualiteacutes de la chose reconfigurent le savoir et
deacuteplacent les frontiegraveres de la perspective du sujet En mecircme temps les choses se manifestent non
pas drsquoune maniegravere isoleacutee (et descriptible par des cateacutegories de lrsquoecirctre ou par celles du sujet
transcendantal) mais toujours en relation avec drsquoautres choses voire en reacuteaction agrave elles De lagrave
deacutecoule la critique que Megrelidzeacute adresse agrave toute position eacutepisteacutemologique eacutetrangegravere au
perspectivisme et au relationnisme et envisage la connaissance des choses de point de vue
absolutiste qui implique une dichotomie asymeacutetrique entre lrsquoessence inteacuterieure et une
manifestation exteacuterieure de la chose Par cette critique Megrelidzeacute conclut le troisiegraveme chapitre
et deacutebute le quatriegraveme chapitre du livre On peut donc envisager ces deux segments du livre
comme un seul bloc contenant sa critique de la meacutetaphysique
Pour Megrelidzeacute la meacutetaphysique crsquoest un domaine de savoir qui srsquointerroge sur les essences
absolues situeacutees hors du monde de la perception La meacutetaphysique donc en tant que science des
principes immuables nrsquoest possible que dans le cadre de la fausse diffeacuterence entre deux mondes
et geacutenegravere agrave partir de cela de fausses interrogations (Est-ce que le savoir peut acceacuteder aux choses
telles qursquoelles sont ou seulement agrave leurs manifestations Comment est-ce que le transcendent
accegravede agrave la conscience en lui devenant immanent ) ainsi que des fausses dichotomies (forme et
matiegravere fini et infini conditionneacute et inconditionneacute relatif et absolu changeant et eacuteternel etc)
Megrelidzeacute constate que la seacuteparation ontologique entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene dont est
impreacutegneacutee toute la tradition philosophique est diffeacuteremment exposeacutee et situeacutee dans des divers
systegravemes ideacutealistes et empiristes Cette dualiteacute ontologique se traduit au niveau eacutepisteacutemologique
par la dualiteacute entre la perception par laquelle on saisit les pheacutenomegravenes drsquoune maniegravere immeacutediate
et la penseacutee dont lrsquoobjectif serait alors de trouver lrsquoessence qui eacutechappe et nrsquoest pas accessible au
niveau immeacutediat La meacutetaphysique tout au long de son histoire eacutetait donc chargeacutee de la tacircche de
deacutevelopper des strateacutegies pour reacutesoudre de faux problegravemes et trouver lrsquoissue des apories qursquoelle
se creacuteait elle-mecircme Suite agrave un examen rapide des principes philosophiques de Berkeley
Descartes Kant et les neacuteo-kantiens Schopenhauer et en accord avec la critique leacuteninienne
exposeacutee dans Mateacuterialisme et empiriocriticisme Megrelidzeacute constate que la fausse diffeacuterence
entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene oblige ces philosophies de discuter non pas la relation qui existe
entre la conscience et les choses mais celle qursquoils instaurent entre la conscience et lrsquoobjet interne
agrave la conscience Ce dernier est une construction subjective et preacutesente le reacutesultat drsquoune supposeacutee
traduction dans la langue des sensations et des perceptions Ainsi la conscience au lieu de saisir
136
ce qui est hors drsquoelle srsquoenferme en soi-mecircme et reste en face de lrsquoobjet subjectif Outre le
dualisme de lrsquoessence et le pheacutenomegravene comme fond pour cette fausse probleacutematique sert
eacutegalement la supposition selon laquelle le savoir sur la reacutealiteacute pour autant qursquoil soit
subjectivement construit se base sur la perception Nous voudrions attirer lrsquoattention sur le fait
que lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave des philosophies ideacutealistes (dont lrsquoempirisme fait partie) est
bien visible dans la diffeacuterence entre les termes laquo lrsquoobjet subjectif raquo et laquo lrsquoobjet subjectiveacute raquo
auxquels il recourt Le premier deacutecrit lrsquoobjet qui est une construction interne agrave la conscience et le
reacutesultat drsquoune traduction dans lrsquoeacuteleacutement de sensations et perceptions alors que le deuxiegraveme est
lrsquoobjet en tant qursquoil est transformeacute par le travail humain Pour Megrelidzeacute il srsquoagit donc de
deacuteplacer le garant de la connaissance de la perception au travail mais aussi de repenser la nature
mecircme de la perception en la faisant sortir du cadre dichotomique de la philosophie ideacutealiste
Lrsquoobjet drsquoattaque de Megrelidzeacute est eacutegalement la psychologie associative (Wundt) et
lrsquoatomisme qui lui est propre Lrsquoatomisme de la psychologie associative consiste en ceci qursquoelle
envisage la perception comme la conjonction du conglomeacuterat des perceptions avec le meacutecanisme
de leur association Megrelidzeacute estime que lrsquoexamen des perceptions dites eacuteleacutementaires ainsi que
des seuils drsquoirritation est une impasse pour deux raisons Reprenant les thegraveses de la psychologie
de la Gestalt (on pourrait y entrevoir lrsquoinfluence de la pheacutenomeacutenologie eacutegalement) il affirme que
premiegraverement la conscience saisit les choses drsquoembleacutee dans leur entiegravereteacute et non pas comme une
association des atomes psychiques qui nrsquoest qursquoune abstraction produite par des fausses theacuteories
psychologiques Et deuxiegravemement loin que le champ ou les objets de perception soient des
sommes des perceptions eacuteleacutementaires toute perception drsquoune qualiteacute particuliegravere (propre agrave un
objet ou agrave la structure du champ) deacutepend de la structure du champ crsquoest-agrave-dire de sa totaliteacute
Ainsi les choses et les qualiteacutes particuliegraveres peuvent ecirctre perccedilues diffeacuteremment dans les champs
drsquoexpeacuterience diffeacuteremment configureacutes
Il est curieux que dans la discussion unifieacutee contre drsquoun cocircteacute lrsquoideacutealisme en philosophie et
drsquoautre cocircteacute lrsquoatomisme en psychologie Megrelidzeacute srsquoarme agrave la fois avec les instruments de la
psychologie de la Gestalt et ceux de la theacuteorie du reflet de Leacutenine mais il le fait sans en articuler
la diffeacuterence explicitement Bien au contraire il essaie drsquoeffacer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de son
argumentation et produit une sorte drsquohybride agrave partir du concept gestaltiste du champ sa propre
thegravese ontologique et les principes de la theacuteorie eacutepisteacutemologique du reflet Donnons-en une
illustration Megrelidzeacute examine lrsquoexemple du champ qui serait constitueacute par la relation des
137
choses physiques (un morceau de fer et drsquoaimant) qui se reflegravetent lrsquoun dans lrsquoautre dans la
mesure ougrave ils produisent des changements mateacuteriels dans leurs corps (mouvement des moleacutecules
changement des qualiteacutes du poids) et se forcent agrave un deacuteplacement Autrement dit ils se reflegravetent
en projetant reacuteciproquement et drsquoune maniegravere reacuteelle leurs qualiteacutes que par cela mecircme ils
poussent agrave la manifestation Il ne se pose donc pas la question de savoir si une chose se reflegravete
dans lrsquoautre drsquoune maniegravere adeacutequate Une chose suite aux changements qursquoelle produit dans
lrsquoautre est refleacuteteacutee pleinement et absolument Megrelidzeacute parle mecircme de lrsquoecirctre-autrement
(инобытие) drsquoune chose dans une autre ou encore de sa preacutesence reacuteelle dans lrsquoautre Il est
difficile de ne pas se rappeler ici eacutegalement les tentatives drsquoEngels dans la Dialectique de la
nature de remettre les relations de causaliteacute dans les sciences agrave la base de la logique dialectique
Mais Megrelidzeacute ne se reacutefegravere pas agrave Engels et au lieu drsquoinsister sur la logique dialectique (dans la
nature) il adopte le modegravele du champ qui se deacutecrit dans des termes structuraux plutocirct que
dialectiques (crsquoest seulement le complexe social que Megrelidzeacute deacutecrit en termes dialectiques
mecircme si dans le sixiegraveme chapitre il qualifiera de dialectique toute uniteacute capable drsquoauto-
transformation y compris les uniteacutes naturelles) Et donc une fois que Megrelidzeacute a creacuteeacute une
synthegravese en mettant en conjonction le modegravele de champ et sa thegravese ontologique (qui entre-
temps a eacuteteacute preacuteciseacutee elle met lrsquoaccent non seulement sur lrsquoinexistence drsquoune essence cacheacutee
dans la chose et sur la manifestation pleine et complegravete de ses qualiteacutes mais eacutegalement sur
lrsquoinfiniteacute des qualiteacutes que la chose pourrait manifester) il lrsquoapplique agrave la conscience et rejoint la
theacuteorie du reflet de Leacutenine Tout comme une chose reflegravete en soi-mecircme une autre chose la
conscience reflegravete les objets exteacuterieurs drsquoune maniegravere pleine et adeacutequate
Or comme nous avons deacutejagrave souligneacute lrsquoobjectif de Megrelidzeacute nrsquoest pas seulement de
remettre le problegraveme de la perception (ou si lrsquoon veut celui de la reacuteflexion) sur une base non-
dichotomique et ainsi reacutefuter la formulation meacutetaphysique de cette question mais de repenser la
nature de la perception plus fondamentalement Pour ce faire il ne se demande plus comment on
perccediloit mais ce qursquoon perccediloit Tout drsquoabord il repousse le preacutesupposeacute bien instaureacute en
philosophie ainsi qursquoen psychologie ndash qui accepte sans critique lrsquoimage physiologique des
organes de sensations ndash selon lequel la perception appartiendrait au domaine de la facticiteacute et en
tant que telle ne se laisserait pas examiner selon ses raisons Megrelidzeacute refuse de consideacuterer la
perception comme le point de deacutepart qui lui-mecircme ne serait pas deacuteriveacute de quelque chose drsquoautre
et il srsquointeacuteresse justement au pourquoi de la perception La vraie question pour lui est donc celle
138
de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles lrsquohomme perccediloit certaines choses mais en
neacuteglige drsquoautres qui pourtant se trouvent dans le champ de sa perception et que ses organes de
sensation sont capables de deacutetecter Il distingue donc entre drsquoun cocircteacute le champ de la perception
qui est un fond indiffeacuterencieacute qui irrite les organes de sens et de lrsquoautre cocircteacute les objets qui srsquoy
articulent crsquoest-agrave-dire sont repeacutereacutes par la conscience et donc perccedilus A la conception selon
laquelle il suffit drsquoavoir les organes de sensation pour percevoir les choses et donner de la
matiegravere agrave la conscience pour les probleacutematiser correspond une certaine vision de lrsquohistoire de
lrsquohumaniteacute Dans ce tableau le premier homme observe le monde srsquoeacutemerveille et commence agrave
le connaicirctre et tirer des conclusions (Taylor) Contrairement agrave cela Megrelidzeacute retient que la
seule question pertinente qui pourrait ecirctre poseacutee ici est celle de savoir ce que le premier homme
pouvait percevoir Lrsquohomme ne perccediloit pas toutes les choses qui sont dans la disponibiliteacute de ses
organes de sens La perception est un acte seacutelectif et deacutepend de lrsquoorientation de la conscience du
sujet qui perccediloit (ce que nous avons appeleacute la preacutedisposition) Il y a ainsi une indeacuteniable
diffeacuterence entre les choses que les civiliseacutes perccediloivent et celles qui eacutechappent agrave leur perception
Crsquoest en srsquoappuyant sur les travaux ethnographiques mais aussi sur des romans comme ceux de
James Fenimore Cooper que Megrelidzeacute compare le mode de perception des primitifs et celui
des hommes civiliseacutes et constate que les deux fonctionnent par des filtres diffeacuterents qui
permettent agrave des objets diffeacuterents de srsquoarticuler sur le fond indiffeacuterencieacute du champ de perception
et de se placer au centre de lrsquoattention Drsquoailleurs Megrelidzeacute critique Cooper drsquoavoir une vision
romantique des primitifs et attire lrsquoattention sur le fait que srsquoil est vrai qursquoils ont des capaciteacutes
pour remarquer dans un milieu forestier des eacuteleacutements qui eacutechappent complegravetement aux hommes
civiliseacutes ils restent cependant aveugles agrave certaines choses qui sont perccedilues par les civiliseacutes Il
ne srsquoagit donc pas pour Megrelidzeacute de formuler des jugements de valeur en comparant
diffeacuterentes socieacuteteacutes ou drsquoexposer lrsquohistoire de lrsquohomme comme un procegraves de deacutegradation Son
objectif est de constater les diffeacuterences structurelles entre les modes de perception dans des
socieacuteteacutes eacutepoques ou groupes sociaux diffeacuterents Ainsi explicitement opposeacute agrave la romantisation
du Naturfolk Megrelidzeacute ne pourrait pas devenir lrsquoobjet drsquoune critique semblable agrave celle qui a
eacuteteacute adresseacutee par Derrida agrave Leacutevi-Strauss pour en deacutevoiler lrsquoethnocentrisme inverseacute168 Ces
remarques rapides qursquoon trouve chez Megrelidzeacute meacuteritent drsquoecirctre prises en compte car certains
points de sa theacuteorisation qui comme nous avons deacutejagrave remarqueacute sont souvent ambigus posent
168 Jacques DERRIDA De la grammatologie Les eacuteditions de Minuit Paris 1967 pp 167-168
139
question sur son attitude concernant ce que pourraient ecirctre les origines de lrsquohumaniteacute En fait
cette probleacutematique srsquoarticule chez Megrelidzeacute diffeacuteremment Si la dynamique de lrsquohistoire se
caracteacuterise par un certain vecteur selon Megrelidzeacute ce nrsquoest pas celui de la deacutegradation mais
celui du progregraves (mecircme si lrsquoambiguiumlteacute persiste quant au point drsquoarriveacutee de ce procegraves est-ce un
procegraves infini et deacutenueacute de teacutelos ndash comme il lrsquoaffirme contre Hegel - ou devrait-il aboutir agrave une
totale maicirctrise par lrsquohomme de la nature et de sa vie sociale ndash comme le lui suggegravere un certain
marxisme ) Plutocirct que de courir le risque de romantiser les socieacuteteacutes primitives le deacutefi auquel il
est confronteacute serait drsquoeacutechapper agrave un jugement de valeur par rapport agrave ces socieacuteteacutes ce agrave quoi
appelle tout scheacutema progressiste Mais lagrave encore les choses ne sont pas tout agrave fait claires car la
romantisation des socieacuteteacutes sans division de travail nrsquoest pas une chose eacutetrangegravere au marxisme ni
agrave la linguistique marxiste de Marr qui inspire Megrelidzeacute Crsquoest donc dans cette constellation
complexe que nous devrions interroger Megrelidzeacute et ses prises de position Mais poursuivons agrave
preacutesent le cours du raisonnement de Megrelidzeacute sur la perception Il conclut donc que la
perception loin drsquoecirctre un procegraves immeacutediat et automatique est conditionneacutee par la concurrence
de deux facteurs la configuration du champ (lrsquoaspect objectif) et la disposition de conscience
crsquoest-agrave-dire lrsquointeacuterecirct qui lrsquooriente (lrsquoaspect subjectif) Pour qursquoun objet puisse ecirctre perccedilu il doit
ecirctre accessible non seulement aux organes des sens mais eacutegalement aux inteacuterecircts du sujet
Lrsquointeacuterecirct qui oriente la conscience est ainsi mis agrave la base de toute perception compreacutehension et
connaissance la capaciteacute de perception nrsquoest pas garantie par les organes de sens mais
conditionneacutee par lrsquoapprentissage et lrsquoexpeacuterience
Par un tel retournement de la question de la perception Megrelidzeacute la fait deacutependre des
conditions sociales Autrement dit il lrsquoinsegravere dans le complexe social car crsquoest bien au sein de
celui-ci que se produit le cercle des objets qui peuvent avoir de lrsquointeacuterecirct pour le sujet Ces objets
sont incommensurablement plus nombreux que ceux qui constituent le monde (de perception)
des animaux et ne cessent de se multiplier et de se transformer Ainsi les inteacuterecircts sociaux font
fonctionner et dirigent la perception dans une certaine faccedilon et forment un certain mode de
penser Ce sont donc les conditions mateacuterielles qui agrave travers un certain apprentissage de la
perception (ce qui nrsquoest autre chose que lrsquoorientation du travail de la conscience) influencent et
donnent une forme agrave la penseacutee
Nrsquooublions pas que le travail est une activiteacute par deacutefinition collective qui rend possible la
communication entre les sujets Par conseacutequent toujours quand Megrelidzeacute parle du mode de
140
perception il ne srsquoagit pas drsquoune caracteacuterisation du sujet tel un individu particulier ou du sujet
dans le sens transcendantaliste mais de la perception sociale qui lrsquoest en vertu de deux raisons
drsquoabord parce quelle est ancreacutee dans le complexe social et ensuite car parce quelle a un
caractegravere neacutecessairement collectif (mais comme ce dernier mot nrsquoest pas neutre dans ce contexte
vu lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave la maniegravere durkheimienne drsquoenvisager le social preacutecisons que
les repreacutesentations ou les capaciteacutes peuvent ecirctre laquo collectives raquo non pas par leur internalisation
par des individus gracircce au partage social drsquoinformation mais par une synchronisation des
consciences individuelles gracircce agrave la meacutediation par lrsquoactiviteacute de travail)
Dans la perspective de Megrelidzeacute la question de la veacuteriteacute des sensations ne se pose pas Les
sensations et perceptions telles un pont reliant la conscience avec le milieu se basent sur le sujet
inteacuteresseacute qui srsquooccupe des objets de son inteacuterecirct Par conseacutequent il retient que les choses que
lrsquohomme a ducirc percevoir en premier lieu ne pouvaient ecirctre que les objets impliqueacutes dans son
activiteacute de travail Le premier homme ainsi que lrsquohomme de toutes les autres eacutepoques y compris
la nocirctre aurait eacuteteacute donc incapable de percevoir le monde en tant que tel Si lrsquointeacuterecirct nrsquoest pas le
reacutesultat mais la condition de la perception et donc de la connaissance il faut alors poser la
question de savoir quelle est lrsquoorigine de lrsquointeacuterecirct Selon Megrelidzeacute le sujet inteacuteresseacute ainsi que
lrsquoobjet drsquointeacuterecirct se constituent reacuteciproquement dans lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme crsquoest-agrave-
dire dans le double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Les objets sont
perccedilus dans la mesure ougrave ils relegravevent des besoins pratiques de lrsquohomme Megrelidzeacute est donc
ameneacute agrave introduire la notion des besoins comme explication de lrsquointeacuterecirct et par conseacutequent de la
perception aussi Mais lagrave encore il reacutepegravete le mecircme geste de deacutes-immeacutediatisations qursquoil effectue
par rapport au concept de la perception Le besoin ne peut pas ecirctre compris comme un fait
biologique limiteacute une fois pour toutes et stable mais doit ecirctre expliqueacute par sa genegravese sociale ou
plus exactement par son mode drsquoancrage dans le complexe social Megrelidzeacute reprend la thegravese
de Hegel selon laquelle les besoins de lrsquoanimal sont limiteacutes alors que les besoins de lrsquohomme
sont illimiteacutes (Philosophie de droit sect 190) et le concreacutetise par une thegravese de Marx (Lrsquoideacuteologie
allemande) les besoins sont des produits de lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme Les besoins
srsquoeacutelargissant au cours de lrsquohistoire (eacutetant potentiellement infinis) diversifient les inteacuterecircts et
donnent des orientations diverses agrave la conscience de lrsquohomme Donc la diversification des
inteacuterecircts par la complexification de la sphegravere de travail de lrsquohomme a provoqueacute lrsquoexpansion et la
diversification des capaciteacutes perceptives de lrsquohomme ainsi que de sa penseacutee dans des socieacuteteacutes
141
diverses On voit donc les besoins le travail la perception la conscience et la penseacutee se mettre
dans une chaicircne dialectique des deacutefinitions reacuteciproques produisant un mouvement de progregraves Le
monde et la nature se traduisent dans les repreacutesentations non pas en raison drsquoirritations des
organes de sens mais en tant que les objets de lrsquoactiviteacute humaine Quant agrave la perception elle est
le reacutesultat du deacuteveloppement historique de lrsquohomme plutocirct que de celui de lrsquohistoire naturelle
Par le deacutetachement du mode de perception de la constitution physiologique de lrsquohomme et
par sa mise dans une perspective historique Megrelidzeacute arrive agrave la thegravese de lrsquoinfiniteacute historique
du sujet humain Lrsquohomme est fini en tant que repreacutesentant drsquoune espegravece biologique mais il est
infini en tant qursquoecirctre social car ni sa perception ni son activiteacute pratique ou sa connaissance ne
sont pas limiteacutees par des preacutesupposeacutes physiologiques Ce en raison de leur provenance
historique et sociale mais aussi gracircce aux appareils techniques que lrsquohomme produit pour
renforcer et eacutelargir la puissance de sa perception Lrsquohomme en tant qursquoecirctre historique est infini
tout comme le sont les objets de son travail et de la culture mateacuterielle qursquoil produit et qui agrave leur
tour modifient sa perception et sa penseacutee Il est donc pourvu non pas des organes physiologiques
et limiteacutes mais des organes techniciseacutes (lrsquoeacutelargissement de la capaciteacute proprement
physiologique) ainsi que socialiseacutes (lrsquoeacutelargissement des inteacuterecircts qui rendent possible une saisie
toujours plus conseacutequente du monde) et illimiteacutes Par la question de la perception Megrelidzeacute
occupe une position radicalement opposeacutee agrave tout reacuteductionnisme ou deacuteterminisme par des
facteurs extra-sociaux
Bien eacutevidemment lrsquoideacutee de lrsquoinfiniteacute de la connaissance humaine nrsquoa rien drsquooriginale mais
ce qui est important ici crsquoest que par la socialisation complegravete de lrsquoecirctre humain ce qui implique
lrsquoeacutevacuation de tout aspect purement physiologique dans le mode de perception lrsquoon aboutit agrave la
deacute-essentialisation et la deacutenaturalisation complegravete de la nature humaine Lrsquohomme est
complegravetement immanent au complexe social et agrave ses transformations Cela nrsquoest pas sans
conseacutequences pour des domaines du savoir tels que lrsquoethnologie et plus geacuteneacuteralement
lrsquoanthropologie En effet ici Megrelidzeacute preacutecise le point de son deacutesaccord avec Leacutevy-Bruhl
laquo Leacutevy-Bruhl retenait que la conscience primitive perccediloit et voit de la mecircme faccedilon que nous
mais qursquoelle pense autrement Nous disons en revanche que lrsquohomme de lrsquoeacutepoque de paleacuteolithique
142
non seulement pense mais aussi perccediloit et voit diffeacuteremment que nous et cela malgreacute le fait qursquoil
regarde et eacutecoute avec le mecircme appareil physiologique que le nocirctre raquo169
Cela a aussi des conseacutequences pour la philosophie de lrsquohistoire dans un sens plus large
Nous avons identifieacute les deacutefis en face desquels se trouve Megrelidzeacute agrave cet eacutegard Nous pensons
que si Megrelidzeacute arrive agrave eacuteviter une attitude ethnocentrique eacutetant donneacute sa vision progressiste de
lrsquohistoire crsquoest justement gracircce agrave lrsquoimmanentisation complegravete de lrsquohomme au complexe social
En eacutecartant tout facteur extra-social que deacutefiniraient dans le mecircme degreacute les hommes de toutes
les socieacuteteacutes et toutes les eacutepoques historiques (comme par exemple le mode de perception
humaine tel qursquoon le voit mis en usage par Leacutevy-Bruhl) lrsquoon deacutefait tout critegravere par lequel il serait
possible de comparer des diverses socieacuteteacutes Autrement dit les socieacuteteacutes ne deacutepartent pas des
conditions eacutegales ou historiquement similaires pour qursquoun jugement de valeur agrave leur eacutegard soit
possible Elles sont toutes eacutegalement leacutegitimes dans leur maniegraveres de probleacutematiser le monde et
de reacutesoudre les problegravemes qui sont suggeacutereacutes par leur pratique et leur type drsquoactiviteacute de travail A
partir drsquoune telle position Megrelidzeacute ne risque ni de romantiser ni de deacutevaluer des cultures ou
des socieacuteteacutes car crsquoest la possibiliteacute de tout jugement de valeur qursquoil repousse
Mais lrsquoanalyse que nous venons de proposer nrsquoarrive pas agrave mettre la conception de
Megrelidzeacute dans un tableau coheacuterent et deacutenueacute de contradictions En effet le jugement de valeur
est immanent agrave toute ideacutee de progregraves Et si par lrsquoeacutecartement de tout critegravere de comparaison en
qualiteacute de(s) facteur(s) extra-sociaux lrsquoon rend impossible le jugement de valeur cela devrait ecirctre
le cas pour toute penseacutee du progregraves eacutegalement Donc nous pouvons dire qursquoil y a chez
Megrelidzeacute tout de mecircme un critegravere stable qui est poseacute exteacuterieurement agrave des socieacuteteacutes prises dans
leur particulariteacute et qui doit coiumlncider avec le critegravere du progregraves qursquoil adopte Ce dernier pour
Megrelidzeacute est la veacuteriteacute autrement dit la maicirctrise de la nature et la conformiteacute des rapports
sociaux aux ideacutees rationnelles (comme nous pourrons le voir plus tard) Il nrsquoeacutechappe donc pas agrave
lrsquoambiguiumlteacute et cette contradiction dans sa theacuteorisation comme nous la lisons se confirmera ou
se dissoudra selon ce qui pourra ecirctre constateacute de ce que Megrelidzeacute pense de lrsquoaboutissement
final du progregraves srsquoagira-t-il drsquoune saturation complegravete tant de la nature que de la socieacuteteacute par les
ideacutees (preacutecisons que comme la veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel il ne srsquoagit pas de
srsquointerroger sur la veacuteriteacute des ideacutees car le fait mecircme de la maicirctrise de la nature et de la socieacuteteacute
169 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 220
143
confirmera leur veacuteriteacute et les rendra vraies) ou bien drsquoun deacuteveloppement sans fin et sans vecteur
deacutefini A preacutesent nous nous contenterons drsquoeacutenoncer ce problegraveme
Il faut enfin remarquer que ce chapitre contient un excursus assez eacutetendu sur la question de
la perception des couleurs agrave travers des acircges et des socieacuteteacutes diffeacuterents Il nrsquoest pas ordonneacute par
une logique historique et repreacutesente plutocirct un agglomeacuterat des exemples qui accompagnent
lrsquoargumentation de lrsquoauteur Les exemples sont tireacutes de sources diffeacuterentes des comptes rendus
drsquoethnographes lrsquoanalyse de textes anciens par des linguistes les conclusions des linguistes de
lrsquoeacutecole de Marr ainsi que des exemples pris par Megrelidzeacute lui-mecircme dans la litteacuterature et la
langue geacuteorgiennes Megrelidzeacute reprend les donneacutees ainsi que les problegravemes formuleacutes pas
certains de ces auteurs pour en les remettant dans la lumiegravere de sa conception de perception leur
trouver une solution Nous ne pouvons pas rendre ici toute la richesse de ce segment du texte et
les points critiques que Megrelidzeacute adresse agrave des diffeacuterents auteurs dans leurs tentatives
drsquoexpliquer certaines bizarreries lieacutees agrave lrsquousage des mots deacutesignant les couleurs Certains
drsquoailleurs voient le problegraveme se poser au niveau de la physiologie des anciens et pas de la
langue comme crsquoest la position de Megrelidzeacute En effet Megrelidzeacute introduit la langue comme
lrsquoinstrument pour reconstituer les diffeacuterents modes de perception des couleurs propres agrave des
socieacuteteacutes diffeacuterentes Pour le redire en deux mots le problegraveme des couleurs consiste en ceci que
dans les anciens textes (comme le Rig-Veacuteda ou les poegravemes drsquoHomegravere) ainsi que dans les
langages des diffeacuterents tribus aux choses sont attribueacutes des couleurs que aujourdrsquohui nous
semblent inadeacutequats les cheveux violets lrsquoarc-en-ciel noir le cheval bleu Certains textes et
langues sont caracteacuteriseacutes par lrsquoabsence des mots qui deacutesigneraient les couleurs comme vert ou
bleu Plutocirct que drsquoexprimer une stupeacutefaction de ce fait ou chercher les raisons dans un supposeacute
deacuteveloppement de la physiologie de lrsquoorgane de vision humaine ou encore dans les qualiteacutes
physiques des couleurs du spectre qui feraient des influences diffeacuterentes sur la reacutetine Megrelidzeacute
explique cette laquo ceacuteciteacute raquo par lrsquoabsence des raisons pour percevoir de telles ou telles gradations
des couleurs conditionneacutees par le type drsquoactiviteacute pratique propre agrave telle ou telle socieacuteteacute Les
couleurs ne sont pas perccedilues tant que lrsquohomme nrsquoa pas besoin de leur trouver un usage (par
exemple dans la pratique drsquoeacutelevage) ou les produire (le deacuteveloppement de la production des
couleurs) Selon le besoin certaines variations des couleurs peuvent ecirctre tregraves minutieusement
diffeacuterencieacutees alors que drsquoautres variations peuvent ne pas ecirctre du tout perccedilues comme des
qualiteacutes diffeacuterencieacutees Ici Megrelidzeacute met en stricte correacutelation les eacuteleacutements perccedilus et la preacutesence
144
des appellations pour ceux-ci dans la langue de la socieacuteteacute donneacutee Les objets nouveaux (produits
etou perccedilus) ne peuvent pas ne pas laisser une trace dans la langue La langue est tregraves flexible
pour leur creacuteer des appellations et produire de nouvelles uniteacutes lexicales Ainsi la langue (ou la
nomenclature) rend avec une tregraves grande exactitude le mode de perception humaine et par cela
permet une reconstitution des modes de penseacutee anciennes
Nous reviendrons plus concregravetement agrave la question des couleurs dans la derniegravere partie de
notre travail Mais ici nous voudrions faire une observation anticipant notre conclusion En lisant
le texte lrsquoon a lrsquoimpression que cette longue digression qui concerne la question des couleurs est
faite par Megrelidzeacute afin drsquoillustrer et renforcer les propos theacuteoriques qursquoil deacuteveloppe Cette
impression est le reacutesultat tout agrave fait logique de la maniegravere dont le texte est construit Pourtant
nous pensons que lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ne pourra ecirctre compris que si lrsquoon lit son livre agrave
rebours de cette impression qursquoil laisse La solution du problegraveme concret des couleurs loin drsquoecirctre
un simple exemple qui confirmerait la justesse de la conception de Megrelidzeacute Elle est agrave notre
avis elle-mecircme le but vers lequel toutes les eacutelaborations theacuteoriques sont dirigeacutees Cette
inversion que nous allons preacuteciser plus loin est donc la clef de notre interpreacutetation du livre et du
projet de Megrelidzeacute
Concluons notre chapitre par une remarque drsquoordre purement textologique Mecircme si
comme nous avons expliqueacute dans les deux premiegraveres parties de notre travail lrsquoeacutedition de 1965 du
livre de Megrelidzeacute a eacuteteacute censureacutee et priveacutee des passages parfois eacutetendus que lrsquoon trouve dans le
bon agrave tirer de 1937 certains passages tregraves peu nombreux et il faut dire drsquoune plus-value
insignifiante ont eacuteteacute inseacutereacutes dans les eacuteditions tardives et ne figurent donc pas dans la premiegravere
version du texte La plupart de ces insertions ont eacuteteacute faites justement dans le segment du texte
deacutedieacute agrave la question de la perception des couleurs Apparemment il srsquoagit des ajouts que
Megrelidzeacute avait preacutepareacutes en 1939 quand entre ses deux arrestations il travaillait agrave Tbilissi et
nourrissait lrsquoespoir de faire paraicirctre son livre Comme nous avons eacutegalement remarqueacute durant
cette peacuteriode il avait prononceacute une confeacuterence sur les couleurs et lrsquohistoire de leur production
dont le texte est perdu On peut penser que les ajouts qursquoil a preacutepareacutes et qui ont eacuteteacute inseacutereacutes par
lrsquoeacutediteurcenseur des eacuteditions tardives du livre contiennent au moins certaines de ses nouvelles
conclusions et de la matiegravere factuelle additionnelle et enrichie Cette remarque textologique loin
drsquoecirctre anecdotique est assez parlant sur lrsquoeacutevolution au cours du temps des inteacuterecircts de recherche
de Megrelidzeacute Ces ajouts agrave cocircteacute de lrsquoarticle sur les numeacuteratifs qui date de la mecircme anneacutee
145
mettent en relief la direction dans laquelle notre auteur envisageait de poursuivre son travail Par
conseacutequent ces quelques bribes de ses efforts theacuteoriques tardifs peuvent nous dire beaucoup sur
son projet global et nous donner une clef drsquointerpreacutetation des Problegravemes fondamentaux de la
sociologie de la penseacutee
V Question de la conscience de soi du sujet Le cinquiegraveme chapitre qui conclut la premiegravere
des deux parties du livre est celui qui a subi les coupures les plus seacutevegraveres Dans lrsquoeacutedition de 1965
les quinze pages de la version de deacutepart ont eacuteteacute reacuteduites agrave seulement quatre La raison en est que
dans ce chapitre Megrelidzeacute reprenant sa thegravese preacuteceacutedemment exprimeacutee en connexion avec la
probleacutematique des couleurs selon laquelle la langue se trouve toujours dans une stricte
correspondance avec le mode de perception caracteacuteristique de telle ou telle socieacuteteacute eacutepoque ou
groupe social donneacute lrsquoappuie avec des principes de la Nouvelle science de la langue de Nikolas
Marr A partir de 1950 comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute la theacuteorie linguistique de Nikolas
Marr fut consideacutereacutee comme deacutenueacutee de toute probiteacute scientifique et bien eacutevidemment ne pouvait
plus ecirctre toleacutereacutee et prise au seacuterieux
Si lrsquoon srsquointerroge sur les effets neacutegatifs que ces eacuteliminations ont ducirc avoir sur la lecture et
compreacutehension du livre on devrait souligner deux points Premiegraverement il est vrai que les thegraveses
exposeacutees dans ce chapitre ont eacuteteacute en grande partie preacuteserveacutees sur les quatre pages qui ont surveacutecu
agrave la coupure en revanche le lecteur a eacuteteacute laisseacute dans une totale ignorance quant aux arguments
par lesquels Megrelidzeacute les appuie Deuxiegravemement agrave notre avis ces eacuteliminations ne relegravevent pas
drsquoun simple problegraveme local qui ne deacutepasserait pas les limites du chapitre en question mais drsquoun
problegraveme global du livre qui rend son interpreacutetation difficile et qui se manifeste ici avec la plus
grande force En reacutesumant ce chapitre nous essaierons justement de mettre en relief ce point
Drsquoapregraves ce que nous avons observeacute les lecteurs ont tendance agrave retenir que le sujet de ce chapitre
est la langue Et en effet comme nous le savons la langue est un des eacuteleacutements du complexe
social et il est logique drsquoattendre que Megrelidzeacute lui consacre un chapitre Mais cette impression
est surtout lieacutee au fait que le chapitre est presque complegravetement satureacute par des analyses
linguistiques Pourtant si on regarde de plus pregraves et comme lrsquoindique drsquoailleurs le titre du
chapitre ici il srsquoagit pour Megrelidzeacute de poursuivre ses eacutelaborations theacuteoriques quant au sujet de
la conscience et cette fois-ci de lrsquoanalyser de point de vue de la question de la conscience de
soi Quant agrave la langue nous voyons que dans cette poursuite elle a un rocircle drsquoinstrument
146
meacutethodologique plutocirct que drsquoobjet drsquoanalyse Dans ce chapitre nous observons donc une eacutetrange
indistinction de lrsquoobjet de recherche et de la meacutethode drsquoanalyse de celui-ci La langue par le
savoir concret dont elle est porteuse srsquoexplique elle-mecircme tout en nous informant sur les formes
historiques de la conscience et de la perception mais eacutegalement de la sensibiliteacute Cette
indistinction est drsquoun cocircteacute une source drsquoambiguiumlteacute qui entrave la compreacutehension mais nous
pensons qursquoelle concentre le caractegravere probleacutematique de toute lrsquoexposition du livre en
lrsquoexprimant drsquoune maniegravere aggraveacutee et par cette tension qui ne peut que sortir agrave la lumiegravere elle
est reacuteveacutelatrice
Comme nous avons dit ce chapitre comporte deux eacuteleacutements deacutejagrave eacutetudieacutes au cours du livre
conscience et langue Autrement dit tant la conscience que la langue ont eacuteteacute lrsquoobjet drsquoanalyse
mais dans des cadres diffeacuterents Nous avons drsquoun cocircteacute la ligne du complexe social celui-ci eacutetant
une totaliteacute dialectique qui srsquoauto-transforme et dont les eacuteleacutements se deacuteterminent
reacuteciproquement La langue est un de ses eacuteleacutements Drsquoun autre cocircteacute nous avons la ligne des
reacuteflexions sur la conscience et ses divers aspects comme la perception et qui sont analyseacutes dans
les termes de champ ou de la structure Bien eacutevidemment les eacuteleacutements de ces deux lignes de
reacuteflexions srsquoentrecroisent Ainsi la conception de la conscience que Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave
partir de la Gestaltpsychologie est inseacutereacutee dans la conception du complexe social Pourtant cette
synthegravese nrsquoarrive pas agrave reacutesoudre la contradiction entre deux injonctions comme nous lrsquoavons
souligneacute Megrelidzeacute oscille entre une analyse dialectique et synchronique et une analyse
geacuteneacutetique A premiegravere vue rien drsquoeacutetrange nrsquoarrive pas dans ce chapitre et on voit un
rapprochement entre ces deux lignes de reacuteflexion Mais ce qui est nouveau crsquoest qursquoentre les
deux on voit apparaicirctre une asymeacutetrie Ils ne sont plus tous les deux objets de reacuteflexion mais
lrsquoun drsquoentre eux la langue assume le rocircle de lrsquoinstrument meacutethodologique qui dirige la
reacuteflexion Crsquoest ce deacuteplacement qui pourrait nous indiquer le statut que lrsquoon devrait assigner au
complexe social Mais nous nrsquoen sommes pas encore lagrave Adressons-nous agrave preacutesent agrave la lettre du
chapitre pour montrer drsquoune maniegravere concregravete ce que nous essayons de dire par ces remarques
abstraites et preacuteliminaires
Ce chapitre concreacutetise donc la conception megrelidzienne de la conscience et notamment
lrsquoaspect de la conscience de soi Le but de lrsquoauteur est de deacutemontrer que la conscience (qui selon
ce que nous avons appeleacute sa deacutefinition minimale est lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu)
pour fonctionner ne neacutecessite pas de conscience de soi Et mecircme si dans ce chapitre agrave diffeacuterence
147
du preacuteceacutedent la discussion avec la philosophie est tout agrave fait marginale nous pensons qursquoavec la
thegravese de la secondariteacute de la conscience de soi qursquoy est deacuteveloppeacutee Megrelidzeacute se deacutemarque
encore plus radicalement de la position qui est celle de la tradition philosophique moderne En
effet nous voyons ici que la conscience est disjointe du sujet si sous le sujet nous comprenons le
Moi qui est conscient de soi dans toutes les opeacuterations de conscience que celles-ci soient lieacutees agrave
la perception agrave des repreacutesentations ou agrave la penseacutee et par cela garantit leur uniteacute Il est vrai que
Megrelidzeacute fait un usage assez freacutequent du terme laquo sujet raquo mais sans en donner une deacutefinition
preacutealable Comme nous avons essayeacute de le montrer Megrelidzeacute deacuteveloppe deux probleacutematiques
agrave la fois Il srsquoagit drsquoun cocircteacute des questions lieacutees au complexe social qui sont nourries
principalement par des propos de Marx et Hegel et de lrsquoautre cocircteacute des questions lieacutees agrave la
conscience deacuteveloppeacutees agrave partir de la psychologie de la Gestalt Le terme laquo sujet raquo apparaicirct
principalement dans la premiegravere de ces deux probleacutematiques et notamment en opposition agrave
laquo objet raquo il deacutesigne lrsquoinstance active qui se trouve dans une relation transformationnelle avec
lrsquoobjet crsquoest-agrave-dire la chose ou la nature (lrsquoobjet toutefois nrsquoest pas tout agrave fait passif et par sa
structure physique fait reacutesistance agrave lrsquoactiviteacute transformationnelle du sujet) Il est porteur
eacutegalement des eacuteleacutements anthropologiques Dans la plupart de ses occurrences en effet on
pourrait remplacer ce terme par laquo lrsquohomme raquo sans que cela pose problegraveme eacutetant donneacute que chez
Megrelidzeacute ce laquo sujet raquo est en mecircme temps toujours deacutefini par sa diffeacuterence drsquoavec lrsquoanimal Il
faut ici eacuteclaircir une apparente ambivalence qui peut troubler le lecteur Drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute
parle de lrsquoopposition sujet-objet et de lrsquoautre cocircteacute il insiste sur la fausseteacute du partage entre
lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur du sujet et notamment lagrave ougrave il discreacutedite toute interrogation sur
lrsquointeacuterieur du sujet refuse lrsquointrospection comme un proceacutedeacute de la connaissance de soi et affirme
que la seule manifestation du sujet est agrave lrsquoexteacuterieur Il est vrai que dans ce cas il nrsquoest mecircme pas
pertinent de parler de manifestation le sujet ne serait donc que la suite de ses actions Ces
problegravemes tant terminologiques que conceptuels ont leur origine dans lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute discursive
du projet de Megrelidzeacute et pourraient ecirctre consideacutereacutes comme lui eacutetant structurels et intrinsegraveques
Mais si nous essayons de faire une lecture bienveillante disons que lrsquoopposition entre le sujet et
lrsquoobjet nrsquoest pas radicale chez Megrelidzeacute car il essaie de la dialectiser et suggeacuterer que mecircme si
le sujet (lrsquohomme) joue un rocircle actif dans cette relation lrsquoobjet nrsquoest pourtant pas passif et
faccedilonne de son cocircteacute le sujet (rappelons-nous que dans lrsquoactiviteacute de travail qui est justement le
lieu drsquoactualisation de la relation sujet-objet laquo le sujet srsquoobjective raquo et laquo lrsquoobjet se subjective raquo)
148
Autrement dit agrave ce niveau drsquoargumentation le sujet est tel dans la mesure ougrave il est objectiveacute
Quant agrave la critique de la diffeacuterence entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur on peut la penser chez
Megrelidzeacute non comme contradictoire avec la thegravese preacuteceacutedente mais comme son compleacutement
En effet si le sujet nrsquoest tel que dans la mesure ougrave il est objectiveacute (dans lrsquoactiviteacute de travail et de
production) il ne peut pas y avoir drsquointeacuterioriteacute qui le constituerait Il est drsquoembleacutee et pleinement
exteacuterieur Selon notre reconstitution de ce en quoi le concept du sujet devrait consister chez
Megrelidzeacute il srsquoagit donc non pas du Moi qui accompagnerait et unifierait les opeacuterations de la
conscience mais de lrsquoagent pratique qui se reacutealise par son activiteacute autrement dit en entrant en
relation avec lrsquoobjet par sa force creacuteatrice et transformatrice En contradiction avec tout usage
connu de ce terme le sujet peut mecircme chez Megrelidzeacute ecirctre deacutenueacute de la conscience de soi car
la relation pratique du sujet avec lrsquoobjet nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur soi-
mecircme Il peut travailler en eacutetant complegravetement absorbeacute par son objet Pour Megrelidzeacute un tel eacutetat
nrsquoest pas un eacutepisode ou un eacutetat temporaire du sujet mais prend la dimension de lrsquoeacutepoque ou du
stade initial de lrsquohistoire humaine
Sauf quelques remarques drsquoouverture contre Fichte ougrave Megrelidzeacute affirme que le devenir
conscient (осознание) commence non pas agrave partir de lrsquoauto-position du sujet comme un ecirctre (un
possible renvoi agrave Descartes) ou moi absolu mais agrave partir des objets exteacuterieurs la question du
devenir auto-conscient de la conscience nrsquoest pas discuteacutee dans des termes philosophiques mais
sur la base de la meacutethode paleacuteontologique deacuteveloppeacutee par Nikolas Marr dans le cadre de sa
Nouvelle science de la langue Cela rend sa reacuteflexion encore plus heacuteteacuterogegravene Dans le chapitre
preacutecegravedent il a deacutejagrave eacuteteacute question de la critique de la conception taylorienne de lrsquohistoire humaine
contre laquelle Megrelidzeacute affirmait que le premier homme percevait non pas tout ce qui lui eacutetait
donneacute dans le monde et la nature mais seulement les objets de son activiteacute Ici Megrelidzeacute
poursuit cette ligne de discussion en insistant encore plus sur les donneacutees linguistiques Si les
choses se font place dans la conscience non en tant qursquoexistants mais comme creacuteeacutees et produites
Megrelidzeacute souligne que cela a des reacutepercussions sur la maniegravere dont nous devrions envisager le
partage entre la nature et la culture Mais au lieu de sa conception de la perception crsquoest donc la
meacutethode paleacuteontologique de la langue qui lui servira drsquoappui Appliqueacutee agrave la langue mais aussi agrave
la mythologie et archeacuteologie cette meacutethode a la preacutetention de permettre une remonteacutee jusqursquoagrave
des eacutetapes reculeacutees dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine Voyons donc cela agrave lrsquoexemple
de lrsquoanalyse paleacuteontologique des mots laquo nature raquo et laquo culture raquo reprise par Megrelidzeacute dans le but
149
drsquoune reconstruction du mode de perception et de penseacutee des premiers hommes Marr constate
que les versions latines de ces mots remontent agrave la mecircme uniteacute seacutemantique qui est le mot
laquo main raquo et donc par leur signification originale impliquent non pas ce qui serait auto-engendreacute
et laquo naturel raquo mais sont porteurs drsquoun indice de leur origine laquo artificielle raquo et laquo produite raquo
Pourtant eacutevidemment ils nrsquoont jamais eacuteteacute tout agrave fait identiques car dans ce cas on nrsquoaurait pas
deux termes diffeacuterents En effet la distinction entre la nature et la culture eacutetait originellement
poseacutee autrement que ce que suppose notre distinction actuelle Elle nrsquoeacutetait donc pas une
diffeacuterence entre drsquoun cocircteacute la culture qui serait produite par lrsquohomme et de lrsquoautre cocircteacute la nature
auto-engendreacutee qui existerait comme un monde mateacuteriel indeacutependant de lrsquoactiviteacute creacuteatrice de
lrsquohomme Cette compreacutehension est le reacutesultat du deacuteveloppement tardif du mode de la production
et de la technique ainsi que de lrsquoordre social et de la penseacutee humaine Aux premiegraveres eacutetapes la
nature et la culture partageaient le caractegravere drsquoartificialiteacute or la culture eacutetait produite par
lrsquohomme alors que la nature eacutetait produite par une force invisible La constatation de
lrsquoindiffeacuterenciation initiale entre la nature et la culture et lrsquoorigine culturelle et artificielle des
deux implique que la notion de la naturaliteacute est secondaire Megrelidzeacute suite agrave Marr avant de
prendre la distinction entre la nature et la culture comme ontologique la historicise Pour ce faire
Megrelidzeacute propose drsquoanalyser une chaicircne des transformations seacutemantiques en remontant agrave des
formes anciennes de la langue geacuteorgienne Voyons lrsquoexemple drsquoanalyse paleacuteontologique qui
serait la preuve de lrsquoindistinction originelle entre le naturel et lrsquoartificiel Il ramegravene les notions
laquo faire raquo ou laquo produire raquo agrave la notion comme il dit naturelle drsquo laquo engendrer raquo Il part du mot
geacuteorgien archaiumlque laquo shua raquo (eacutequivalent du mot laquo engendra raquo dans la citation suivante
laquo Abraham engendra Isaac Isaac engendra Jacob Jacob engendra Juda et ses fregraveres raquo Math 1
2) et lrsquointerpregravete non comme laquo donner naissance raquo (car un homme ne peut pas accoucher) mais
comme laquo faire raquo laquo produire raquo Ensuite il indique les deacutefinitions de ce-mecircme mot en geacuteorgien
moderne (ougrave il a acquis la forme laquo sho-ba raquo) laquo naissance raquo laquo ilelle170 a engendreacute raquo laquo ilelle
fait produit raquo Et enfin en affirmant que les deux mots ont la mecircme racine il relie ce mot avec le
mot laquo shro-ma raquo qui signifie laquo travail raquo La paleacuteontologie de la langue montre donc que sa
seacutemantique historique relegraveve du deacuteveloppement de la penseacutee et les notions que lrsquoon aurait la
tendance de nos jours agrave attribuer aux eacutetats ou modes de fonctionnement de la nature eacutetaient
originellement rameneacutees agrave lrsquoactiviteacute humaine au travail Megrelidzeacute invoque encore une autre
170 La cateacutegorie du genre grammatical est eacutetrangegravere agrave la langue geacuteorgienne
150
analyse paleacuteontologique qui montrerait que la naissance de lrsquohomme eacutetait comprise non
seulement comme la production mais eacutegalement comme un fait social Cette fois-ci il srsquoagit des
mots russes pour laquo engendrer raquo laquo donner naissance raquo qui remontent au mot laquo genre raquo (род) ou
laquo ligneacutee raquo et donc drsquoune cateacutegorie sociale Par conseacutequent la laquo naissance raquo a ducirc ecirctre consideacutereacutee
drsquoembleacutee comme une entreacutee dans le collectif social ou dans lrsquoappartenance agrave un totem et relevait
donc de la dimension sociale et non pas naturelle
Megrelidzeacute essaye de deacute-ontologiser non seulement les cateacutegories de la nature et de la
culture et toujours par la meacutethode paleacuteontologique il historicise la cateacutegorie de laquo lrsquoecirctre raquo
eacutegalement Il affirme que la notion de lrsquoecirctre ndash comme un eacutetat indeacutependant et isoleacute - nrsquoexistait pas
tout comme nrsquoexistait pas lrsquoexpression laquo il y a raquo Pour lrsquoexprimer lrsquoon faisait recours aux verbes
tels que laquo avoir raquo laquo posseacuteder raquo ou bien au mot laquo main raquo (ecirctre dans la laquo main raquo de la collectiviteacute)
Il srsquoappuie eacutegalement sur Levy-Bruhl selon qui on ne connait quasiment aucune socieacuteteacute
primitive qui ait en usage le verbe laquo ecirctre raquo Ses eacutequivalents fonctionnels pouvaient ecirctre les
pronoms de lieu transformeacutes en verbe En mecircme temps comme lrsquoaffirme Marr en langue russe
laquo ecirctre raquo coiumlncidait avec laquo prendre raquo ou laquo posseacuteder raquo et qui plus est si lrsquoon remonte la chaine
seacutemantique encore plus loin dans le temps il deacutesignait le laquo bien raquo la laquo possession raquo
laquo lrsquoopulence raquo
A la base de ces exemples (et quelques autres encore) Megrelidzeacute reacuteitegravere donc la thegravese poseacutee
dans le chapitre preacuteceacutedent sur le lien entre la perception et lrsquoactiviteacute pratique et la langue qui y
est intriqueacutee et en porte lrsquoinformation seacutedimenteacutee
laquo Tout cela deacutemontre que les choses et les pheacutenomegravenes (явления) nrsquoexistaient pour la
conscience humaine aux premiers eacutetapes de son deacuteveloppement que dans la mesure ougrave elles eacutetaient
lrsquoobjet de la possession de lrsquoactiviteacute ou de lrsquointeacuterecirct de lrsquohomme Tout le reste nrsquoayant pas de
rapport agrave sa vie eacuteconomique et sociale nrsquoeacutetait pas aperccedilu nrsquoeacutetait pas pris en compte (не
осознавалось) Ainsi les choses eacuteveacutenements et pheacutenomegravenes naturels marqueraient leur expression
langagiegravere agrave partir des objets artificiels des choses qui ont eacuteteacute deacutejagrave laquo apprivoiseacutees raquo par
lrsquohomme raquo171
171 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 199
151
Le point suivant du chapitre concerne la question de la conscience de soi qui est une des
conseacutequences de la thegravese sur la perception deacutesormais confirmeacutee eacutegalement par la linguistique
marriste Etant donneacute que selon elle la conscience rendait compte des choses agrave travers leur prise
en possession (notons que cela ne veut pas encore dire la proprieacuteteacute mais la disponibiliteacute drsquoune
chose pour la manipulation) lrsquoactiviteacute pratique et lrsquointeacuterecirct dans la vie eacuteconomique de lrsquohomme
alors la conscience de soi crsquoest-agrave-dire la perception du moi a ducirc ecirctre un fait assez tardif
historiquement Lrsquohomme nrsquoavait pas besoin de rendre compte de soi-mecircme Dans lrsquoactiviteacute
pratique crsquoest moins important que de se rendre compte des choses qursquoon travaille La reacuteflexion
sur soi-mecircme peut mecircme empecirccher la compreacutehension des choses car elle deacutetourne lrsquoattention de
lrsquoobjectif pratique et rend les opeacuterations de lrsquoorientation dans le milieu plus difficiles
Voici encore un autre argument de caractegravere logique pour la secondariteacute de la conscience de
soi la reacuteflexion et lrsquoapprofondissement en soi-mecircme ne peuvent pas y trouver du rien si la
conscience est vide de contenu objectif (crsquoest-agrave-dire si elle est deacutenueacutee des images et des
repreacutesentations des objets) Autrement dit le Moi ne peut se penser qursquoagrave travers le contenu
objectif de la conscience Et comme le contenu arrive dans la conscience agrave travers le travail et la
pratique ceux-ci preacutecegravedent logiquement la conscience de soi Evidemment il ne srsquoagit pas
seulement des objets mais de la compreacutehension des eacutetats ou des actions eacutegalement Ainsi par
exemple crsquoest le couteau lui-mecircme un produit de travail humain qui en acqueacuterant la fonction
de lrsquooutil ndash crsquoest-agrave-dire celle drsquoun organe de lrsquoactiviteacute humaine ndash rend possible la compreacutehension
de la notion de lrsquoactiviteacute de laquo couper raquo Crsquoest donc agrave travers les objets qursquoil a lui-mecircme produits
que lrsquohomme srsquoest rendu compte de sa propre existence Lrsquohomme se connaicirct agrave travers le monde
qursquoil creacutee Mais comme nous savons deacutejagrave par son travail lrsquohomme actualise tout le complexe
social et produit donc non seulement les objets et le monde culturels mais les rapports sociaux
eacutegalement Selon Megrelidzeacute historiquement lrsquohomme est arriveacute agrave la connaissance de soi (ce qui
dans le sens strict correspond pour lui au moment de la naissance de la philosophie) non pas par
une reacutealisation immeacutediate de son moi individuel mais suite agrave une tregraves longue eacutetape dans le
deacuteveloppement de la penseacutee humaine ougrave le sujet se comprenait comme un sujet collectif
Crsquoest justement le passage du sujet collectif au sujet individuel ndash ou plus preacuteciseacutement celui
de la conscience collective agrave la conscience de soi individuelle - que Megrelidzeacute discute en
troisiegraveme temps dans ce chapitre Il se sert de la meacutetaphore du miroir pour deacutecrire lrsquoapparition de
la conscience de soi chez lrsquohomme Il srsquoagit du laquo miroir social raquo et de lrsquoimage que les rapports
152
sociaux renvoient aux membres de la socieacuteteacute sur eux-mecircmes La maniegravere dont lrsquohomme se
conccediloit est donc indissociable de lrsquoimage qui lui est renvoyeacutee par les rapports sociaux dans
lesquels il se trouve Le premier homme nrsquoavait pas drsquoimage de son moi individuel car les
rapports sociaux autour de lui eacutetaient de caractegravere greacutegaire (стадность) Il nrsquoavait donc aucune
conception de la personnaliteacute ni de la sienne propre ni de celle de lrsquoautre La penseacutee tant du
moi que de lrsquoautre eacutetait indissociable de leur appartenance au groupe Par conseacutequence la seule
distinction possible eacutetait celle entre les siens et les ennemis A cette eacutetape lrsquoindistinction entre la
personne et son collectif allait de pair avec lrsquoabsence drsquointeacuterecircts particuliers Mecircme la sensibiliteacute
eacutetait collective Les vestiges drsquoune telle penseacutee et drsquoune telle sensibiliteacute Megrelidzeacute les deacutecouvre
dans la coutume de la vengeance par le sang La responsabiliteacute pour une infraction ne tombe pas
sur lrsquoindividu qui lrsquoa commise mais sur toute la collectiviteacute agrave laquelle il appartient (la tribu la
famille) Le chacirctiment est donc juste mecircme srsquoil tombe sur une tierce personne degraves lors qursquoelle
appartient agrave la collectiviteacute du violateur La responsabiliteacute collective implique que drsquoun cocircteacute
lrsquoinfraction devient la responsabiliteacute du collectif entier associeacute au violateur et que de lrsquoautre
cocircteacute le collectif entier de celui qui a subi la violation se considegravere comme victime Par
conseacutequent nrsquoimporte quel membre de la collectiviteacute peut se venger en infligeant le chacirctiment agrave
nrsquoimporte quel membre du groupe victime Mais un tel fonctionnement est rendu possible par le
caractegravere collectif de la sensibiliteacute et par lrsquoindiffeacuterenciation eacutepisteacutemologique de lrsquoindividu de son
groupe
Remarquons rapidement que mecircme si Megrelidzeacute partage un certain scheacutema progressiste du
deacuteveloppement du complexe social il lui est propre de penser la non-contemporaneacuteiteacute de ses
eacuteleacutements La non-contemporaneacuteiteacute srsquoexplique par la notion importante de seacutedimentation En se
seacutedimentant les eacuteleacutements de nature diffeacuterente se fixent ndash dans la mateacuterialiteacute drsquoun objet de la
culture mateacuterielle dans la langue dans des coutumes particuliegraveres ndash et font reacutesistance agrave des
mouvements de transformation Et crsquoest bien la non-contemporaneacuteiteacute des pheacutenomegravenes de la vie
humaine qui rend possible la penseacutee humaine qui comme nous avons vu pour se maintenir dans
la dureacutee ne pas srsquoeacuteteindre et disparaitre neacutecessite une continuiteacute et un effort permanent Drsquoautre
part crsquoest bien la seacutedimentation de la penseacutee qui rend possible la recherche et la reconstruction
de ses formes historiques Donc la penseacutee par sa nature historique et mateacuterialiste exige une
recherche conforme agrave cette nature Encore une fois nous voyons se rapprocher la description ou
153
lrsquoexplication de lrsquoobjet de recherche et la meacutethode de recherche lrsquoun de lrsquoautre Mais Megrelidzeacute
ne parle jamais de sa meacutethode Est-ce pourtant qursquoil ne lrsquoeacutelabore pas
Mais revenons agrave la lettre de son texte Outre ces survivances du type collectif de
lrsquoorganisation de la vie sociale mais eacutegalement de la sensibiliteacute et de la conscience ou maniegravere
de penser que nous avons vu agrave lrsquoexemple de la vendetta crsquoest la langue qui est une source riche
pour remonter agrave ces eacutetapes reculeacutees de lrsquohistoire humaine Cette fois-ci il ne srsquoagit pas des
analyses historico-seacutemantiques des mots (le terme laquo eacutetymologie raquo nrsquoa pas place dans la
terminologie de la theacuteorie de Marr) mais de la forme de la langue et des cateacutegories qui se
deacuteveloppait dans son inteacuterieur (la theacuteorie marriste ne tolegravere pas le terme laquo grammaire raquo non plus
qui est une approche formelle et scholastique et mecircme si dans les exemples qui suivront il
srsquoagira de cateacutegories grammaticales comme les numeacuteratifs et les pronoms elles ne seront pas
envisageacutees du point de vue morphologique comme on aurait tendance agrave srsquoy attendre mais
toujours selon leur fonction seacutemantique relevant drsquoun certain mode de penseacutee) Regardons les
exemples que Megrelidzeacute nous en donne Premiegraverement crsquoest la conclusion agrave laquelle sont
arriveacutes Marr et Mechtchaninov que dans le deacuteveloppement de la langue la cateacutegorie du pluriel
preacutecegravede le singulier Le fait que le pluriel soit plus ancien prouverait que les premiegraveres socieacuteteacutes
ont ducirc ecirctre organiseacutees autour du travail et proprieacuteteacute collectifs Deuxiegravemement selon Marr
lrsquoexamen des couches les plus anciennes de la langue montrerait que les pronoms de la premiegravere
et de la deuxiegraveme personne du singulier (moi toi) sont eacutegalement drsquoorigine tardive Lrsquoapparition
des pronoms dans la langue serait donc lieacutee agrave lrsquoeacutetape ougrave les hommes se repreacutesentaient encore
comme personnes collectives unies sous le mecircme totem comme des laquo moi-totems raquo Crsquoest bien
le totem qui eacutetait deacutesigneacute par le pronom en troisiegraveme personne du singulier Ce dernier faisait
donc reacutefeacuterence agrave la repreacutesentation singuliegravere de la collectiviteacute Ainsi de point de vue geacuteneacutetique
le pronom de la troisiegraveme personne du singulier est plus ancien que les pronoms de la premiegravere et
deuxiegraveme personne du singulier Cela veut eacutegalement dire que la premiegravere notion du singulier
qui soit apparue dans la langue prenait son origine dans le pronom de la premiegravere personne
du pluriel laquo nous ndash le collectif raquo En effet le pronom singulier en troisiegraveme personne eacutetait la
personne collective et deacutesignait le groupe social crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute
Les traces du pronom de la troisiegraveme personne du singulier sont preacuteserveacutes dans certaines
formes des verbes geacuteorgiens en premier personne du singulier comme laquo je suis malade raquo ou laquo jrsquoai
soif raquo (მჭირს მწყურია) qui outre le suffixe de la premiegravere personne du singulier
154
comprennent aussi le suffixe de la troisiegraveme personne du singulier et pourraient ecirctre
analytiquement deacuteconstruits de la maniegravere suivante laquo il crsquoest-agrave-dire (selon lrsquointerpreacutetation de
Marr) le totem ou lrsquoesprit de la maladiede lrsquoeau me possegravede raquo Les verbes qursquoaujourdrsquohui nous
classons comme impersonnels ne lrsquoeacutetaient pas dans les temps preacutehistoriques Ils faisaient
reacutefeacuterence agrave la personne collective surnaturelle ou au totem tout court Il en va de mecircme des
formes verbales telles que laquo il fait chaud raquo en franccedilais ou laquo es regnet raquo en allemand Crsquoest
seulement dans le cadre de la laquo grammaire scholastique raquo qursquoelles sont interpreacuteteacutees comme
impersonnelles En revanche dans le cadre de la linguistique qui est attentive agrave la mateacuterialiteacute de
la langue il devient clair que dans le cas des verbes impersonnels il srsquoagissait des
repreacutesentations de diffeacuterents ecirctres surnaturels censeacutes infliger la maladie la soif la faim ou
provoquer des diverses pheacutenomegravenes meacuteteacuteorologiques
Quant agrave la diffeacuterentiation du moi individuel du moi collectif originairement identifieacute au
totem ce procegraves est lieacute selon Marr agrave lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute
notamment agrave la proprieacuteteacute personnelle La conscience du moi propre est historiquement lieacutee agrave la
proprieacuteteacute personnelle (la proprieacuteteacute priveacutee reacutesulte drsquoun deacuteveloppement encore plus tardif)
laquo Conscience [de soi comme] drsquoun particulier possesseur de certains biens conscience [de soi
comme] du seigneur (хозяйна) est agrave lrsquoorigine historique de la conscience de soi comme drsquoun moi
individuel Mecircme la conscience collective tel le moi toteacutemique ou tribal eacutetait possible gracircce agrave la
possession collective crsquoest-agrave-dire agrave la base de la conscience de la proprieacuteteacute toteacutemique et
patrimoniale raquo172
Par lrsquoanalyse paleacuteontologique du mot geacuteorgien pour la laquo proprieacuteteacute raquo en passant par une
multipliciteacute de langues comme le sсythe lrsquoarabe ou le grec (qui est assez difficile agrave suivre
comme la plupart des analyses de Marr) Megrelidzeacute conclut avec Marr que tout ce qui
appartenait agrave la tribu eacutetait la proprieacuteteacute du totem Et lagrave il srsquoagit non seulement des objets de la
proprieacuteteacute personnelle (le vecirctement les ustensiles) mais des hommes eux-mecircmes Crsquoest donc la
compreacutehension de la proprieacuteteacute dans sa forme collective qui explique le meacutecanisme de la
conscience du moi collectif car celui-ci se comprend comme la proprieacuteteacute du totem crsquoest-agrave-dire
comme faisant partie du collectif
172 Ibid p 207
155
Nous pourrions dire que le moi au lieu drsquoecirctre un eacuteleacutement structurel de la conscience
(contrairement au concept du sujet dans la philosophie moderne structurellement et
originairement conscient de soi) nrsquoest qursquoun de ces objets possibles et comme tous les objets il
ne trouve de place en elle ndash cest-agrave-dire nrsquoest pas compris ou encore nrsquoest pas inteacutegreacute dans le
champ de conscience comme un de ses eacuteleacutements participant dans la structuration de son contenu
ndash qursquoau moment ougrave la vie pratique motive la conscience pour sa perception (crsquoest-agrave-dire pour
son identification en qualiteacute drsquoun objet nouveau) et pour une transformation de son contenu suite
agrave la reconfiguration que lrsquointroduction de ce nouvel objet provoque dans le reacuteseau des relations
qui constituent le contenu de la conscience La perception du moi crsquoest-agrave-dire la reconfiguration
de la conscience en une conscience de soi est le reacutesultat de la croissance de la productiviteacute ainsi
que de la taille de la collectiviteacute qui a creacuteeacute le pheacutenomegravene de la distribution du travail Dans les
nouvelles conditions qui impliquaient lrsquoapparition drsquoune forme individuelle de proprieacuteteacute la
conscience pour pouvoir srsquoorienter dans le milieu changeacute a du se transformer en conscience de
soi Nous voyons donc que les reacutesultats des analyses linguistiques permettent agrave Megrelidzeacute de
rester fidegravele premiegraverement agrave sa conception du complexe social car dans ses explications tous
ses eacuteleacutements sont invoqueacutes et mis au service de lrsquoexplication deuxiegravemement agrave sa thegravese
ontologique et eacutethique selon laquelle le sujet nrsquoa pas de dimension inteacuterieure et se manifeste
pleinement agrave lrsquoexteacuterieur (la conscience de soi srsquoinstaure suite agrave la perception du moi tel un objet
exteacuterieur et notamment comme une image renvoyeacutee par le laquo miroir social raquo)
Nous voudrions conclure notre chapitre par quelques consideacuterations sur la structuration de la
premiegravere partie des Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de Konstantineacute
Megrelidzeacute et poser quelques questions suggeacutereacutees par sa structure Tregraves rapidement par quelques
derniegraveres phrases du cinquiegraveme chapitre et ainsi de la premiegravere partie du livre Megrelidzeacute nous
fait comprendre deux points importants Le premier consiste en ceci que lrsquoapparition de la
conscience de soi est rameneacutee agrave la rupture de la communication organique avec le milieu dont il
srsquoagissait dans le deuxiegraveme chapitre Ainsi cette remarque permet de situer les propos exprimeacutes
dans ce chapitre par rapport agrave ses reacuteflexions preacuteceacutedemment exposeacutees quant au passage de lrsquoeacutetat
de conscience animale agrave la conscience humaine Le deuxiegraveme point consiste en ceci que
156
lrsquoapparition de la conscience de soi marque le deacutebut de la penseacutee proprement humaine alors que
ce qui la preacutecegravede y compris la conscience collective est mis agrave eacutegaliteacute avec lrsquoeacutetat animal Cette
remarque explique la division du livre en deux parties car le sujet de la deuxiegraveme partie est
justement la penseacutee humaine Pourtant cette constatation qui agrave premiegravere vue marque les limites
conceptuelles des deux parties nrsquoeacuteclaire en rien le but de la premiegravere partie Citons ce passage et
soulignons encore que les quelques lignes comprenant ces points nodaux pour la compreacutehension
du tout du livre ont eacuteteacute censureacutees et ne sont lisibles dans aucune des eacuteditions sauf dans le bon agrave
tirer de 1937 La disparition de ces remarques est manifestement un effet collateacuteral de
lrsquoeacutelimination des passages sur Marr car elles y sont organiquement enchevecirctreacutees et ne relegraveve
drsquoaucune autre motivation de la part des censeurs
laquo La penseacutee - dans le sens humain ndash relegraveve avant toute chose de lrsquoorientation individuelle et
non pas drsquoun appareil biologique du caractegravere greacutegaire qui fonctionne sans conscience [de soi] Pour
que la penseacutee commence agrave se deacutevelopper il fallait que la personne se particularise et perde la
conscience greacutegaire Cette eacuteleacutevation de la conscience de soi de la personne a eu lieu comme nous
lrsquoavons vu drsquoabord gracircce agrave la disruption des liens naturels et biologiques et deuxiegravemement gracircce
au deacuteveloppement des nouvelles formes de proprieacuteteacute raquo173
Mais avant drsquoarriver agrave ce passage final le lecteur a lrsquoimpression que dans ce chapitre
Megrelidzeacute discute drsquoune premiegravere socieacuteteacute humaine agrave laquelle il remonte agrave travers lrsquoanalyse
paleacuteontologique de la langue ainsi que par les seacutedimentations de certains des eacuteleacutements de cette
eacutepoque historique dans les coutumes qui ont surveacutecu Il doit donc srsquoagir drsquoune certaine forme de
la socieacuteteacute humaine qui est caracteacuteriseacutee par une certaine pratique (laquo le travail collectif raquo qui
preacutecegravede la division du travail) par une certaine langue ainsi que par un certain type de penseacutee
qui se base sur la conscience collective La conscience est collective dans la mesure ougrave en eacutetant
entiegraverement orienteacutee vers les objets de pratique elle ne contient pas de savoir sur soi-mecircme qui
serait distinct de la nature et des autres consciences A cet eacutetat de conscience correspond
eacutegalement une sensibiliteacute collective Elle implique ceci que lrsquohomme qui fait corps avec la
collectiviteacute se sent affecteacute par ce qui affecte la collectiviteacute dans son entiegravereteacute et nrsquoayant pas de
conscience de son individualiteacute ne peut pas se lrsquoattribuer drsquoune maniegravere individuelle Dans cette
173 Ibid p 210
157
description nous voyons se reacuteunir tous les eacuteleacutements du complexe social qui relegraveve du mode de
vie humaine crsquoest-agrave-dire de la vie sociale et historique Or en allant contre cette impression
dans le passage final de la premiegravere partie du livre que nous venons de citer Megrelidzeacute affirme
que crsquoest bien lrsquoapparition de la conscience de soi qui marque le passage de lrsquoeacutetat animal agrave lrsquoeacutetat
humain Il nous devient clair que lrsquoapparition de la conscience de soi coiumlncide avec ce que en
comparant les modes de communication animal et humain Megrelidzeacute avait deacutecrit comme
lrsquoindividualisation du contenu de la conscience gracircce agrave laquelle le sujet srsquoeacutemancipe de la relation
immeacutediate avec son milieu En effet nous comprenons maintenant que dans le cinquiegraveme
chapitre quand bien mecircme il est question du travail de la conscience et de la sensibiliteacute
collective il ne srsquoagit pourtant pas du complexe social mais de lrsquoeacutetat preacutehistorique et preacute-
humain que Megrelidzeacute qualifie drsquoanimalesque suite aux mots de Marx tireacutes de LrsquoIdeacuteologie
allemande
laquo hellip La conscience de la neacutecessiteacute drsquoentrer en rapport avec les individus qui lrsquoentourent marque
pour lrsquohomme le deacutebut de la conscience de ce fait qursquoil vit somme toute en socieacuteteacute Ce deacutebut est
aussi animal que lrsquoest la vie sociale elle-mecircme agrave ce stade il est une simple conscience greacutegaire et
lrsquohomme se distingue ici du mouton par lrsquounique fait que sa conscience prend chez lui la place de
lrsquoinstinct ou que son instinct est un instinct conscient raquo174
Nous pourrions mecircme dire que lrsquoessentiel des reacuteflexions de Megrelidzeacute jusqursquoici a eacuteteacute de
commenter et preacuteciser ce passage de Marx en srsquoarmant des instruments de la psychologie de la
Gestalt de la linguistique marriste ainsi que des donneacutees ethnologiques Mais ce faisant
Megrelidzeacute se trouve coinceacute dans une contradiction car drsquoun cocircteacute il fait une distinction rigide
entre les modes de communication animal et humain et deacuteveloppe toute une reacuteflexion en
qualifiant cette derniegravere comme une actualisation (permanente) du complexe social mais quand
il srsquoagit drsquoexpliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre il ne peut caracteacuteriser lrsquoeacutetat preacutesocial que dans
des termes qui selon sa propre affirmation ne sont adeacutequats que pour lrsquoeacutetat social La tension
entre les reacuteflexions synchronique et geacuteneacutetique que nous avons identifieacutee degraves le deacutebut du livre ne
fait donc que srsquoaggraver vers la fin de cette partie du livre Par conseacutequent la question que nous
devrions poser concerne le statut du complexe social dans le projet de Megrelidzeacute Pourquoi la
174 Karl MARX Friedrich ENGELS Lrsquoideacuteologie allemande Editions sociales Paris 1968 p 60
158
conception du complexe social qui se veut historisant et mateacuterialiste ne se construit-elle pas agrave
travers une analyse concregravete de la matiegravere historique mais est degraves le deacutebut poseacutee drsquoune maniegravere
laquo ideacutealiste raquo comme une structure composeacutee de trois termes (travail langue et penseacutee auxquels
srsquoajoute lrsquooutil de travail) qui par leur deacutetermination reacuteciproque meacuteriteraient agrave leur ensemble
drsquoecirctre qualifieacute de laquo dialectique raquo et par la dominance de lrsquoeacuteleacutement du travail lui garantirait
eacutegalement le qualificatif laquo mateacuterialiste raquo En prenant en compte la tension entre la preacutetention
historiciste et la theacutematisation du fait anhistorique de la conception du complexe social nous
pourrions formuler la question qui devrait ecirctre poseacutee sur son compte en trois points
1) Faut-il le voir comme une tentative de combler notre savoir quant aux conditions de la vie
humaine agrave lrsquoaube de lrsquohistoire ou autrement dit comme sa reconstruction de point de vue drsquoun
certain marxisme Il est douteux qursquoil puisse ou veuille reacutepondre agrave ce but Les reacuteflexions sont
orienteacutees vers la construction drsquoun certain cadre theacuteorique plutocirct que vers une reconstruction
historique
2) Sert-il agrave constituer une image de la condition humaine qui preacuteceacutederait ses aberrations
historiques et qui agrave lrsquoinstar drsquoune certaine theacuteorie de lrsquoeacutetat de la nature (drsquoorientation
rousseauiste plutocirct que celle qui est agrave lrsquoorigine de la tradition libeacuterale de la philosophie
politique) permettrait de deacuteduire une norme drsquoorganisation de la vie eacuteconomique de la socieacuteteacute
ndash Il nous paraicirct qursquoagrave cet eacutegard aucun romantisme nrsquoest possible chez Megrelidzeacute Crsquoest bien un
deacuteseacutequilibre dans les rapports pratiques et donc sociaux ainsi que la division du travail et le
deacuteplacement des limites eacutepisteacutemologiques qursquoun tel deacuteseacutequilibre a entraineacute qui amegravenent la
conscience agrave se rendre compte de soi-mecircme et devenir reacuteflexive Donc le deacuteseacutequilibre marque
lrsquoavegravenement de lrsquoegravere humaine et historique agrave proprement parler et preacutesente pour Megrelidzeacute un
passage progressiste sans eacutequivoque
3) Est-il ainsi conccedilu par Megrelidzeacute pour proposer une anthropologie marxiste Il est vrai
que drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute srsquoappuie essentiellement sur les textes anthropologiques de Marx
(Ideacuteologie allemande Les manuscrits de 1844) et drsquoun autre cocircteacute il insiste beaucoup sur la
diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal ougrave le complexe social lui sert pour caracteacuteriser la condition
proprement humaine Neacuteanmoins le seul geste diffeacuterentiel ne suffit pas pour deacutevelopper un
projet anthropologique Au contraire le fait que Megrelidzeacute rende lrsquohomme complegravetement
immanent au complexe social lui permet de le deacute-essentialiser et deacutenaturaliser Par conseacutequent
celui de Megrelidzeacute est un proceacutedeacute neacutegatif et reacutesulte en ceci que le savoir sur lrsquohomme pris en
159
tant que tel nrsquoest pas possible car il ne peut pas se charger de contenu hors les donneacutees concregravetes
et historiques sur les eacuteleacutements constituants du complexe social Or tant que la structure du
complexe social reste poseacutee drsquoune maniegravere abstraite comme crsquoest le cas dans la partie du livre
dont nous avons discuteacute jusqursquoici (agrave lrsquoexception de lrsquoexcursion dans lrsquohistoire des couleurs et des
analyses linguistiques) lrsquoon ne peut qursquoen deacuteduire des deacutefinitions neacutegatives sur lrsquohomme
Une lecture possible que nous voudrions deacutefendre serait drsquoenvisager le complexe social non
pas comme lrsquoobjet de recherche mais comme le cadre meacutethodologique que Megrelidzeacute
deacuteveloppe pour ce que dans la preacuteface du livre il a drsquoune maniegravere peu explicite deacutefini comme la
science dialectique de la penseacutee Si lrsquoon adopte une telle perspective qui permettra de distinguer
lrsquoobjet et la meacutethode et de ne pas confondre le discours et le meacuteta-discours un certain nombre
drsquoambiguiumlteacutes dont il a eacuteteacute deacutejagrave question pourront disparaicirctre Si le complexe social nrsquoest qursquoun
cadre meacutethodologique qui permet drsquoexpliquer les modes de penseacutee (comme on verra dans la
deuxiegraveme partie du livre il srsquoagira drsquoideacutees) alors les contradictions que nous avons releveacutees en
connexion avec la probleacutematique de lrsquoorigine du complexe social apparaicirctront comme des
reacutesultats drsquoune fausse maniegravere de poser la question Dans cette perspective le but que se pose
Megrelidzeacute nrsquoest pas drsquoexpliquer lrsquoorigine de la socieacuteteacute humaine deacutecrit comme le complexe
social mais de fonder le complexe social comme un ensemble des paramegravetres qui permettraient
drsquoexpliquer lrsquoorigine des ideacutees ou des modes de pheacutenomeacutenalisation historique et sociale de la
penseacutee Donc on peut envisager le projet de Megrelidzeacute non pas comme une ontologie sociale
mais comme un nouveau type de science qui en partant des thegraveses ontologiques et
eacutepisteacutemologiques (que comme nous avons vu Megrelidzeacute met en opposition avec les
reacuteductionnismes physiologiques et psychologiques ainsi qursquoen opposition avec la philosophie ou
la sociologie bourgeoise) propose un cadre meacutethodologique qui expliquerait lrsquoorigine des modes
de la penseacutee et des ideacutees en connexion avec la totaliteacute sociale Crsquoest cette vision de totaliteacute qui
garantirait le caractegravere dialectique et mateacuterialiste de la nouvelle science de la penseacutee
En justification drsquoune telle lecture nous aurions deux arguments Lrsquoun est lieacute agrave la structure
du livre Lrsquoautre est donneacute dans deux articles de Megrelidzeacute ougrave on le voit appliquer cette
meacutethodologie dans lrsquoexplication de questions tregraves concregravetes Ici nous nous contenterons
drsquoexposer notre premier argument et on preacuteservera le deuxiegraveme pour la partie finale de notre
travail ougrave nous devrons revenir agrave la question des diffeacuterentes lectures possibles du livre qui
160
impliquent bien eacutevidemment des maniegraveres diffeacuterentes de comprendre la nature du projet que
Megrelidzeacute tente de deacutevelopper
Dans la premiegravere partie du livre nous avons pu identifier deux lignes drsquoargumentation
Parmi les cinq chapitres dont elle est composeacutee le premier le troisiegraveme et le quatriegraveme se
prolongent et constituent une ligne argumentative qui touche les questions concernant le
complexe social Chacun de ces chapitres analyse des eacuteleacutements de ce tout dialectique et la
relation circulaire entre ces eacuteleacutements 1) travail-socieacuteteacute 3) penseacutee-travail-socieacuteteacute 5) langue-
travail-socieacuteteacute-penseacutee Chaque chapitre suivant dans cette seacutequence se construit agrave partir des
reacutesultats de(s) chapitre(s) preacuteceacutedent(s) et ils forment une sorte drsquoascension dialectique au cours
de laquelle les eacuteleacutements du complexe social ainsi que leurs relations srsquoarticulent et se
concreacutetisent de plus en plus Cette ligne drsquoargumentation est difficile agrave repeacuterer car la seacutequence
des chapitres qui la constituent est intercaleacutee deux fois notamment par les chapitres deux et
quatre qui constituent une autre ligne drsquoargumentation concernant la question de la conscience
2) conscience 4) perception Remarquons eacutegalement que agrave notre avis cette deuxiegraveme ligne
drsquoargumentation ne finit pas ici mais se prolonge et culmine par le sixiegraveme chapitre ougrave
Megrelidzeacute srsquointerroge sur la nature du concept et sur sa formation dans la conscience crsquoest-agrave-
dire sur son eacutetat subjectif qui est suivie dans le reste du livre par la theacutematisation de lrsquoeacutetat
objectif du concept ou des ideacutees qui se pheacutenomeacutenalisent socialement Pourtant la ceacutesure entre les
deux parties tombe entre le cinquiegraveme et le sixiegraveme chapitres car comme nous avons deacutejagrave dit
elle marque le passage de la conscience non reacuteflexive agrave la conscience reacuteflexive cette derniegravere
eacutetant le lieu drsquoorigine de la penseacutee proprement humaine crsquoest-agrave-dire des concepts et des ideacutees
Mais en revenant agrave notre question il faut dire que les deux lignes drsquoargumentation que nous
avons identifieacutees ne restent pas isoleacutees Bien au contraire la conscience est envisageacutee comme le
support psychologique du complexe social qui apparaicirct comme une probleacutematique de lrsquoontologie
sociale Mais un tournant eacutetrange srsquoeffectue dans le cinquiegraveme chapitre ougrave agrave cocircteacute de la question
de la conscience de soi (deuxiegraveme ligne) lrsquoon trouve poseacutee la question de lrsquoeacuteleacutement du complexe
social qui jusque-lagrave restait sans theacutematisation agrave savoir celle de la langue (premiegravere ligne) Elle y
apparaicirct comme le lieu de seacutedimentation de la penseacutee ce qui est une caracteacuteristique ontologique
et se conforme bien avec une interpreacutetation ontologique du complexe social Mais tout de suite la
langue est exploiteacutee comme une ressource agrave partir de laquelle Megrelidzeacute reconstruit des traits
drsquoun certain mode de penseacutee Donc la langue acquiert un rocircle instrumental Crsquoest ce tournant qui
161
donne agrave penser que tout le complexe social pourrait ecirctre envisageacute comme un instrument
meacutethodologique En effet dans le cinquiegraveme chapitre la subordination de deux lignes
drsquoargumentation subit un changement et la conscience au lieu drsquoecirctre preacutesenteacutee seulement
comme le support psychologique du complexe social est poseacutee comme lrsquoobjet de reconstruction
par le moyen drsquoun des eacuteleacutements du complexe social A la lumiegravere de ces remarques citons un
passage du quatriegraveme chapitre Il est unique dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute
indique la virtualiteacute proprement meacutethodologique du complexe social
laquo Ce postulat sur la correspondance entre le mode de connaissance au mode drsquoappellation (il
srsquoagit des noms des couleurs ndash nous remarquons) est extrecircmement important car par cela srsquoinstaure
lrsquouniteacute originaire entre 1) lrsquoactiviteacute pratique 2) la penseacutee et 3) le langage (речью) Il nous permet de
nous orienter dans le passeacute historique drsquoidentifier des anciens formes de la penseacutee (crsquoest-agrave-dire des
compositions des penseacutees (мыслесложения)) de la langue (le contenu et la structure du langage)
ainsi que de lrsquoactiviteacute pratique (crsquoest-agrave-dire les compositions des choses (вещесложения) des
objets drsquousage courant et des rapports sociaux) dans le cas ougrave un de ces laquo paramegravetres raquo nous est plus
ou moins bien connu raquo175
Bien eacutevidemment nous ne preacutetendons pas que crsquoest la seule lecture laquo juste raquo des propos de
Megrelidzeacute Bien au contraire elle nrsquoest qursquoune des possibles et coexiste avec une lecture
ontologique qui est plus forte car plus eacutevidente mais en mecircme temps plus critiquable Nous y
reviendrons
Structure du livre ndash II
Mecircme si le lien entre la premiegravere et la deuxiegraveme partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute reste
ambigu la deuxiegraveme partie prise agrave part a une structuration plus claire que la premiegravere
Megrelidzeacute lui-mecircme la deacutecrit et formule lrsquoobjectif qursquoil y poursuit
Pour formuler son objectif il part de la constatation que dans les socieacuteteacutes historiquement et
geacuteographiquement distantes on trouve des complexes drsquoideacutees et des Weltanschauungen
175 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 216
162
diffeacuterentes les diffeacuterences eacutetant tellement grandes qursquoelles empecircchent une communication entre
leurs porteurs La question geacuteneacuterale qursquoil se pose donc est celle de savoir quelles sont les raisons
qui conditionnent drsquoune part lrsquoeacutemergence de telle ou telle ideacutee dans une socieacuteteacute donneacutee et
drsquoautre part quels sont les meacutecanismes qui garantissent leur maintien et domination A cette
interrogation il reacutepondra en deux temps premiegraverement du point de vue individuel il
srsquointerrogera sur la maniegravere dont les concepts se forment dans la conscience et deuxiegravemement il
discutera la maniegravere dont les ideacutees acquiegraverent une valeur sociale circulent et se reacutealisent
Lrsquoensemble de ces interrogations constitue la probleacutematique de la laquo pheacutenomeacutenologie sociale de
la penseacutee raquo Rappelons-nous qursquoinitialement Megrelidzeacute envisageait drsquoutiliser le terme
laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son livre Il srsquoagit ici de lrsquoun des rares moments dans le livre
ougrave il recourt agrave ce terme Cependant le sens du terme nrsquoest pas expliqueacute176 Dans la derniegravere partie
du livre nous discuterons les traces de la pheacutenomeacutenologie husserlienne repeacuterables dans lrsquoouvrage
de Megrelidzeacute La quintessence de la probleacutematique deacutesigneacutee comme laquo pheacutenomeacutenologie raquo
consiste en ceci que comme lrsquoaffirme Megrelidzeacute ce nrsquoest que par son existence objective que
la penseacutee devient saisissable pour soi-mecircme Vu que lrsquoexistence objective de la penseacutee consiste
en lrsquoimplication des ideacutees dans une circulation sociale ainsi que dans la reacutealiteacute culturelle investie
par les ideacutees on pourrait penser qursquoil srsquoagit drsquoune laquo pheacutenomeacutenalisation raquo de la penseacutee qui aboutit
agrave une sorte drsquoautoreacuteflexion par la meacutediation de la matiegravere sociale et historique Il serait leacutegitime
de penser que ce terme plutocirct qursquoune reacutefeacuterence agrave Husserl nous renvoie agrave Hegel Autant dire
qursquoau lieu drsquoeacuteclairer les intentions theacuteoriques de Megrelidzeacute ce passage ne les rend que plus
ambigueumls encore
Dans la deuxiegraveme partie du livre Megrelidzeacute entreprend donc lrsquoanalyse de lrsquoeacutemergence
historique des ideacutees dans deux perspectives drsquoabord dans le tregraves riche et ample sixiegraveme
chapitre il srsquoagira de lrsquoeacutemergence de lrsquoideacutee au niveau subjectif et ensuite dans les quatre
chapitres restants il sera question de la sociogenegravese des ideacutees ainsi que de leur circulation et de
leur reacutealisation sociale
VI Emergence de lrsquoideacutee Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute dans ce chapitre le plus long et dense est
de deacutevelopper une conception de ce qursquoest le concept La neacutecessiteacute drsquoune telle conception
srsquoimpose agrave lui de maniegravere tant interne qursquoexterne Drsquoune part il faut expliquer la maniegravere dont
176 Cf Ibid p 228
163
srsquoorganise le contenu de la conscience Et drsquoautre part il est neacutecessaire de deacutevelopper une
conception mateacuterialiste du concept sans quoi la posture singuliegravere de ce projet par rapport agrave des
philosophies ideacutealistes restera ambigueuml
Faisons tout de suite quelques preacutecisions sur les termes A notre avis le titre de ce chapitre
ougrave figure le terme laquo ideacutee raquo ne convient pas au contenu du chapitre Mecircme si Megrelidzeacute
nrsquoexplique pas la diffeacuterence qursquoil y aurait entre lrsquoideacutee et le concept nous pensons que pour lui
lrsquoideacutee est ce qui est socialement incarneacute et ce qui participe agrave la communication que ce soit la
communication litteacuteraire entre des individus ou une exteacuteriorisation des sujets dans leurs
comportements dans les produits du travail ou dans les objets de la culture mateacuterielle (comme
nous lrsquoavons vu tout cela fait partie de la communication dont Megrelidzeacute a une conception
assez large) Alors que le concept se situe au niveau de la conscience et reacutesulte drsquoune certaine
organisation du contenu agrave partir des eacuteleacutements du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Cela ne veut
pourtant pas dire que la formation des concepts se deacuteroulerait drsquoune maniegravere purement subjective
et autonome conformeacutement agrave des formes aprioriques qui seraient propres agrave la conscience
humaine Dans ce cas lrsquoon ne serait pas tombeacute loin des positions ideacutealistes Bien au contraire la
vision mateacuterialiste consiste en une intoleacuterance radicale pour toute diffeacuterence entre la forme et le
contenu au niveau de la conscience Seul le concept a une forme mais cette forme nrsquoest autre
chose que la structuration du sens qui constitue le contenu de ce mecircme concept Or comme le
concept se structure dans une conformiteacute plus ou moins exacte et pleine avec la structuration du
champ objectif de lrsquoexpeacuterience qui de son cocircteacute nrsquoest jamais vide de la preacutesence des autres sujets
ou des eacuteleacutements du monde culturel il est toujours socialement et historiquement situeacute Par
conseacutequent les concepts sont toujours concrets mais en mecircme temps geacuteneacuteraliseacutes Quant aux
ideacutees ce sont les penseacutees en tant que mises en une circulation sociale Elles tombent sous les lois
de celle-ci et exigent une analyse agrave part Dans ce cas srsquoagirait donc drsquoune analyse sociologique
ou plus preacuteciseacutement de la sociologie du savoir agrave laquelle seront deacutedieacutes les chapitres restants du
livre
Pour donner au lecteur un avant-goucirct disons tout de suite que le concept selon Megrelidzeacute
est lrsquoensemble des rapports dans lesquels se trouve lrsquoobjet Autrement dit le concept drsquoun objet
est le scheacutema des rapports saisis par la conscience dans le champ objectif de lrsquoexpeacuterience Lrsquoon
pourrait dire eacutegalement que le concept est le reacuteseau des rapports dans lesquels son objet est
impliqueacute Dans des contextes (ou des reacuteseaux de rapports) diffeacuterents lrsquoobjet physiquement
164
identique aura donc des concepts diffeacuterents Par conseacutequence le concept est agrave la fois 1) concret
(car il est deacutefini comme singulier exclusivement par lrsquoensemble de ses rapports) et 2) geacuteneacuteral
(dans la mesure ougrave il est le centre commun ou geacuteneacuteral pour tous les rapports qui sont impliqueacutes
dans sa deacutefinition) Enfin il srsquoensuit que deux objets physiquement diffeacuterents peuvent avoir le
mecircme concept srsquoils se substituent dans le rocircle de centre des mecircmes rapports car ainsi ils auront
des contenus identiques Megrelidzeacute utilise cette conception du concept pour reacutefuter lrsquoideacutee de
Leacutevy-Bruhl sur la mentaliteacute preacutelogique selon laquelle laquo lrsquoesprit des primitifs est peu sensible agrave la
contradiction raquo177 celle-ci ignorerait la loi de non-contradiction propre agrave la logique formelle et
accepterait de penser un A comme un non-A Ce qui pour Leacutevy-Bruhl serait une diffeacuterence entre
deux formes de conscience (logique et preacutelogique) srsquoexplique donc tregraves bien du point de vue de
Megrelidzeacute par sa conception du concept sans qursquoil ait besoin de faire une quelconque diffeacuterence
entre des types de conscience Crsquoest dans ce sens-lagrave que comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute la
conscience loin drsquoecirctre aprioriquement deacutefinie est le lieu neutre pour la structuration des
contenus en concepts qui en tant que structureacutes en rapports creacuteent eux-mecircmes la forme qui leur
est propre
Megrelidzeacute entame la deacutefinition de ce qursquoest le concept (понятие) par une analyse
paleacuteontologique de ce terme Ce faisant il voudrait non seulement le deacutefinir mais eacutegalement
expliquer son eacutemergence historique Crsquoest bien agrave cette fin qursquoil emploie lrsquoanalyse
paleacuteontologique Celle-ci lui permet de situer lrsquoeacutemergence du concept dans la conscience au sein
du scheacutema stadiologique proposeacute dans la premiegravere partie du livre agrave savoir au moment ougrave la
conscience collective cegravede place agrave la conscience individuelle Ce preacutetendu repeacuterage historique est
donc envisageacute dans un cadre geacuteneacuteral de sa theacuteorie du deacuteveloppement de la conscience humaine et
ne peut ecirctre qualifieacute drsquohistorique que sous reacuteserve car y manque toute identification temporelle
ou geacuteographique Quant agrave lrsquoanalyse paleacuteontologique elle consiste en ceci qursquoil identifie les mots
qui par la ressemblance de leur racines deacutemontrent qursquooriginellement ils eacutetaient eacutetroitement lieacutes
ou coiumlncidaient avec le mot понятие (concept) ou понимание (compreacutehension) Ces eacuteleacutements du
sens se sont diffeacuterentieacutes plus tard en des mots isoleacutes en assumant des sens plus restreints et plus
deacutetacheacutes Par conseacutequent ces mots qui forment une seacuterie peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des
termes qui se deacutefinissent reacuteciproquement Lrsquoanalyse paleacuteontologique repose sur le principe que le
177 Lucien LEVY-BRUHL La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 p 58
165
sens ainsi que la motivation (crsquoest-agrave-dire la raison de lrsquoeacutemergence) de la notion donneacutee ressortit
drsquoautant plus clairement si lrsquoanalyse remonte agrave des eacutetapes de son deacuteveloppement ougrave elle se
trouvait en un eacutetat drsquoindiffeacuterenciation (ou drsquoune diffeacuterentiation faible) par rapport aux autres
termes qui deacutesormais se preacutesentent comme une seacuterie Outre cela lrsquoanalyse paleacuteontologique
preacutetend exhumer le sens ainsi que la motivation drsquoun mot ou drsquoune notion dans la mesure ougrave elle
preacutesuppose une relation de reacuteflexion complegravete entre la penseacutee et la langue (plus haut nous avons
deacutejagrave releveacute ce point)
Megrelidzeacute part donc sur des laquo seacuteries paleacuteontologiques raquo lieacutees au mot russe понятие
(concept) понимать ndash понять ndash внимать ndash имати ndash ять ndash брать ndash взять ndash имя (les jalons
principaux de cette seacuterie sont les suivants comprendre ndash avoirposseacuteder ndash prendre ndash nom) Il
trouve les mecircmes eacuteleacutements dans la langue grecque onoma ndash nomos ndash nemo qursquoil interpregravete
comme nom ndash mot ndash coutume ndash ordre ndash loi ndash distribuer ndash srsquoapproprier Ces seacuteries qui permettent
de remonter au stade laquo magique raquo de la vision du monde selon Megrelidzeacute montrent que la
langue degraves son origine reflegravete drsquoune maniegravere adeacutequate lrsquoessence de lrsquoacte de perception et de
compreacutehension (понимание) Le lien entre laquo comprendre raquo laquo saisir raquo laquo avoir en possession raquo et
laquo nom raquo linguistiquement attesteacute par la meacutethode marriste deacutemontrerait qursquoau stade de la penseacutee
magique lrsquoacte de compreacutehension eacutequivalait agrave lrsquoacte de prise en possession drsquoune chose agrave sa
soumission agrave la volonteacute du sujet agrave la capaciteacute drsquoexercer le pouvoir sur elle Aux actes simultaneacutes
de la saisie des choses par la conscience et de leur soumission agrave la volonteacute du sujet par le travail
se rajoute un troisiegraveme aspect de cet acte donner un nom agrave lrsquoobjet saisi Il srsquoagit donc drsquoun seul
acte ayant trois aspects Ces questions ont deacutejagrave eacuteteacute discuteacutees dans le chapitre V Il est cependant
inteacuteressant de noter que la langue cette fois-ci est la source non seulement de lrsquoinformation sur la
maniegravere dont la conscience saisit les choses les divers eacuteveacutenements ou les faits de la socieacuteteacute ou
autrement dit sur la maniegravere dont elle les perccediloit mais eacutegalement de lrsquoinformation sur le
fonctionnement de la conscience elle-mecircme Or la langue enregistre ce nouveau type
drsquoinformation agrave un certain moment historique celui ougrave apparaicirct la conscience individuelle
Autrement dit dans la langue on voit se seacutedimenter lrsquoinformation sur le fonctionnement de la
conscience au moment ougrave la conscience individuelle fait son apparition Megrelidzeacute propose
deux seacuteries paleacuteontologiques qui deacutevoilent ce passage dans la mesure ougrave il srsquoy agit non seulement
de la saisie pratique des choses ou de leur perception mais de leur compreacutehension intellectuelle
eacutegalement latin concipio ndash percipio ndash ceptum interpreacuteteacutes comme prendre ndash srsquoaccaparer ndash
166
prendre en possession ndash percevoir ndash remarquer ndash embrasser mentalement ndash comprendre ainsi
que lrsquoallemand greifen ndash begreifen ndash Begriff pour saisir - comprendre ndash concept Si dans le
premier groupe de seacuteries la compreacutehension est lieacutee avec la possessionsaisie et lrsquooctroi du nom
dans le deuxiegraveme groupe la possession et la saisie sont comprises non pas dans un sens pratique
mais en tant qursquoopeacuteration intellectuelle comprendre une chose veut dire la saisir ou la prendre
en possession mentalement Ce changement advenu dans la langue marque et reflegravete lrsquoeacutemergence
du concept comme une reacutealiteacute de la conscience humaine Quant agrave lrsquoexplication drsquoune telle
transformation Megrelidzeacute se limite agrave nous en donner des raisons geacuteneacuterales qui ont eacuteteacute articuleacutees
dans la premiegravere partie du livre en connexion avec la psychologie de la Gestalt les choses
peuvent ecirctre embrasseacutees mentalement seulement dans la mesure ougrave les relations objectives des
choses (crsquoest-agrave-dire la structuration du champ objectif) coupleacutees avec les besoins du sujet
orientent et poussent la conscience agrave leur saisie
Nous pensons que le deacutetour que Megrelidzeacute fait par lrsquoanalyse paleacuteontologique est bien
reacuteveacutelateur de son aspiration agrave expliquer la genegravese historique du pheacutenomegravene de compreacutehension et
de concept Mais la valeur ajouteacutee de ce proceacutedeacute est insignifiante car sans avoir pu
historiquement situer et expliquer drsquoune maniegravere mateacuterialiste (crsquoest-agrave-dire selon les standards
que lui-mecircme se pose) une telle transformation de la conscience il finit par revenir agrave la
description de la conscience dans des termes gestaltistes (ce qui a deacutejagrave eacuteteacute proposeacute dans le
deuxiegraveme chapitre du livre) Souvenons-nous que la compreacutehension consiste en un croisement de
deux facteurs subjectif (les relations objectives permettent agrave la conscience de les reproduire et
drsquoen former des concepts) et objectif (dans la seacutelection des relations agrave reproduire la conscience
est motiveacutee par des besoins et orienteacutee par les fins qursquoelle se pose pour les satisfaire) Il donne
donc les deacutefinitions suivantes
laquo La compreacutehension drsquoune chose ou drsquoune situation consiste en une vision (усмотрение) de
leur structure (строй структура) de leur place ou de leur signification dans le systegraveme des
problegravemes dont la conscience est occupeacutee Par conseacutequent le concept serait ce que la conscience voit
(усмотренное) comme la relation de sens (смысловое отношение) des objets la loi de la
structuration interne ou la signification reacuteelle des objets raquo178
178 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 230
167
En partant de ces deacutefinitions Megrelidzeacute pose une seacuterie de questions par lesquelles il entre
en deacutebat avec les philosophies ideacutealistes Ce sont les questions relatives au rapport entre concept
et repreacutesentation ainsi que la question connexe sur la geacuteneacuteraliteacute ou lrsquoabstraction ou encore celles
de la causaliteacute neacutecessiteacute et accidentaliteacute celles de la teacuteleacuteologie et historiciteacute mais eacutegalement la
question du nombre et des concepts matheacutematiques Voyons comment Megrelidzeacute essaie de
mettre ces questions dans une lumiegravere nouvelle agrave partir des preacutemisses gestaltistes qui sont les
siennes
Malgreacute le passage par la paleacuteontologie linguistique le deacutepliement de la probleacutematique de ce
chapitre commence par la reprise du point qui a eacuteteacute introduit dans le deuxiegraveme chapitre du livre
celui qui concernait le rocircle de la perception visuelle dans le devenir de la conscience humaine
(mecircme si lrsquoauteur ne fait plus de renvois explicites aux expeacuteriences sur les chimpanzeacutes effectueacutees
par les psychologues de la Gestalt) Megrelidzeacute en premier lieu tacircche de deacutefaire la diffeacuterence
principielle entre la repreacutesentation et le concept qui supposerait que la premiegravere serait instable et
deacutependrait de lrsquoexpeacuterience concregravete alors que le second serait immuable ayant sa source dans la
nature rationnelle de lrsquohomme Pour ce faire il ramegravene les deux agrave la perception visuelle Tant la
repreacutesentation que le concept impliquent selon lui le mecircme type drsquoopeacuteration intellectuelle Leur
diffeacuterence ne consisterait que dans la diffeacuterence de la matiegravere de perception ainsi que dans la
tacircche qui oriente le travail de la conscience Ainsi la matiegravere de perception peut faire preuve de
diffeacuterents degreacutes drsquouniteacute ou drsquointeacutegration optique Il peut y avoir drsquoune part les formations
indissociables comme par exemple le visage humain que lrsquoon aperccediloit en un coup comme une
uniteacute et non pas comme une addition des parties Le visage se donne immeacutediatement tel une
uniteacute de sens crsquoest-agrave-dire comme une image mais aussi comme une repreacutesentation dans la
mesure ougrave il srsquoagit drsquoune image qui peut ecirctre reproduite gracircce agrave la meacutemoire Mais drsquoautre part
tout ce qui ne remplit pas la condition drsquoindissociabiliteacute visuelle est donneacute agrave la perception
comme une formation faiblement inteacutegreacutee Il srsquoagit ici des complexes drsquoobjets qui peuvent
comporter diffeacuterents degreacutes drsquointeacutegration et peuvent donc avec une plus ou moins grande
difficulteacute ecirctre saisis comme uniteacutes porteuses drsquoun sens Dans le cas des formations faiblement
inteacutegreacutees le sens se donne non pas immeacutediatement (comme crsquoest le cas avec les images et
repreacutesentations) mais tout drsquoabord comme la regravegle ou la structure de lrsquointeacutegration des eacuteleacutements
de la formation donneacutee Megrelidzeacute encore une fois utilise ici agrave son avantage les termes
168
neacuteokantiens les formations optiquement bien inteacutegreacutees sont gegeben (donneacutees) alors que les
formations optiquement mal inteacutegreacutees sont aufgegeben (donneacutees comme tacircche) Dans le premier
cas la conscience est concentreacutee sur lrsquoimage de la chose et aperccediloit sa structure et son sens
immeacutediatement alors que dans le deuxiegraveme cas elle est occupeacutee par les lois qui relient les objets
drsquoune formation structureacutee et porteuse de sens Par la reconstruction des relations constituantes
drsquoune telle formation la conscience produit son concept Or comme cette construction est
deacutependante non seulement de la disposition des objets dans le champ de lrsquoexpeacuterience objective
mais eacutegalement de lrsquoorientation ou preacutedisposition de la conscience la production du concept se
trouve dans une double deacutependance envers lrsquoobjectiviteacute drsquoune part et envers lrsquointeacuterecirct de la
conscience de lrsquoautre part Le concept nrsquoest donc pas une cateacutegorie toujours eacutegale agrave elle-mecircme
ou exprimant toujours le mecircme mais il est changeant selon le changement que peut subir le sens
ou la fonction drsquoune chose ou drsquoun complexe drsquoobjets dans des contextes ou configurations
diffeacuterents Nous pensons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre la repreacutesentation et le
concept dans la theacuteorie eacutepisteacutemologique de Megrelidzeacute sert agrave une radicale refondation de celle-ci
sur une base mateacuterialiste et historiciste La subordination de la production des concepts par la
conscience agrave un principe optique non seulement redeacutefinit le concept mais enlegraveve agrave la conscience
(ou plus geacuteneacuteralement parlant agrave lrsquoappareil de connaissance humaine) toute deacutetermination
universaliste et anhistorique La seule deacutetermination de ce type comme nous lrsquoavons vu
articuleacutee par Megrelidzeacute dans une zone drsquoambiguiumlteacute entre la biologie et lrsquoanthropologie est celle
de la capaciteacute humaine non seulement de refleacuteter les images mais aussi de les retenir et de les
repreacutesenter La conscience est comprise comme un champ dans lequel les eacuteleacutements refleacuteteacutes du
milieu peuvent se grouper en tant que complexes de sens crsquoest-agrave-dire que concepts
Megrelidzeacute propose une seacutequence voire une liste drsquoexemples illustrant la configuration du
champ de la conscience qui produit le concept179 En veacuteriteacute ces exemples ne sont pas analogues
et preacutesentent des opeacuterations logiques diffeacuterentes que Megrelidzeacute pourtant ne preacutecise pas
Choisissons-en trois et essayons de les qualifier 1) On peut avoir la repreacutesentation de
lrsquoalternance de la nuit et du jour des saisons ou encore des tempeacuteratures mais lrsquoon ne peut pas
les comprendre et en former le concept si lrsquoon nrsquointroduit pas le soleil comme le centre autour
179 Il faut souligner qursquoen russe le substantif понятие (concept) a la mecircme racine que le verbe понимать
(comprendre) Par conseacutequent dans le texte de Megrelidzeacute souvent ce qui peut ecirctre traduit en franccedilais comme laquo former un concept raquo se lit en russe comme laquo comprendre raquo tout simplement
169
duquel les eacuteleacutements qui se preacutesentaient comme une simple alternance se concentreront en une
uniteacute de sens Dans ce cas les multiples eacuteleacutements du contenu de la conscience srsquoorganisent
autour drsquoun facteur et les concepts du tout et des eacuteleacutements de ce tout prennent forme Il srsquoagirait
donc ici drsquoune formation du concept par facteur 2) On peut avoir la repreacutesentation drsquoune
personne au chocircmage ainsi que des multiples circonstances concregravetes autour drsquoelle Pourtant
lrsquoon ne peut pas comprendre et former le concept de chocircmage si lrsquoon ne met pas cette
repreacutesentation concregravete en relation avec le systegraveme eacuteconomique (bien eacutevidemment Megrelidzeacute
parle ici du capitalisme pour lequel le chocircmage est structurel) Il srsquoagirait donc ici de la
formation du concept par la totaliteacute qui gicirct derriegravere lrsquoapparence de la repreacutesentation concregravete
mais qui la deacutetermine Ici nous touchons agrave la probleacutematique du fameux cercle dialectique
concret-abstrait qui initieacutee chez Hegel et ensuite reprise par Marx dans les Grundrisse der
Politischen Oekonomie ainsi que dans Le Capital srsquoest trouveacutee au cœur des deacutebats sur la
meacutethode de la critique marxienne de lrsquoeacuteconomie politique180 3) On peut avoir la repreacutesentation
drsquoune table Quant au concept de table il consiste non pas en une abstraction qui serait la somme
des proprieacuteteacutes que lrsquoon retrouve dans de multiples repreacutesentations de tables mais en sa fonction
Toute chose qui dans la pratique exerce la fonction de table est table Il srsquoagit donc ici du concept
qui se forme par la fonction de lrsquoobjet
Le concept consiste ainsi en une compreacutehension ou en une saisie de la localisation drsquoune
chose par rapport aux autres choses selon le sens Le concept loin de pouvoir deacutecrire ou rendre
lrsquoessence drsquoune chose isoleacutee est constitutivement relationnel Il consiste en une composition du
sens (смысловое сочетание) des objets Il nrsquoest pas une entiteacute mais un laquo lsquoscheacutemarsquo de la
penseacutee raquo
Preacutecisons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre repreacutesentation et concept
consiste non seulement en ceci que le concept aussi trouve une deacutefinition dans les termes
spatiaux (la deacutefinition de la conscience comme champ de deacuteploiement des eacuteleacutements en relation
relevant du sens ou celle de la perception comme une reconfiguration de ce deacuteploiement ne
comportent pas de caractegravere meacutetaphorique mais impliquent lrsquoideacutee du sens organiseacute en tant que
180 Cf Andreacute TOSEL laquo Marx et les abstractions raquo in Archives de philosophie 20022 (Tome 65) p 311-334
ainsi que Geacuterard BENSUSSAN laquo AbstraitConcret raquo in Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 4-7 Pour la contribution sovieacutetique des anneacutees 60 dans le deacutepliement de cette probleacutematique voir Эвальд Васильевич ИЛЬЕНКОВ Диалектика абстрактного и конкретного в laquo Капитале raquo Маркса Издательство академии наук СССР Москва 1960
170
reacuteseau qui peut ecirctre cartographieacute) mais eacutegalement en ceci que la relation entre concept et
repreacutesentation est dialectique dans la mesure ougrave ils se neacutecessitent reacuteciproquement Si nous
reprenons le deuxiegraveme exemple de la formation du concept (par totaliteacute) il est donc clair que les
repreacutesentations ne nous donnent pas de savoir concret des choses singuliegraveres Tout au contraire
le savoir concret loin drsquoecirctre la matiegravere premiegravere de la reacuteflexion ne peut qursquoen ecirctre le reacutesultat Le
savoir de la chose individuelle ne repose pas sur la chose elle-mecircme (crsquoest-agrave-dire sur sa
repreacutesentation) mais passe agrave travers un savoir abstrait ce qui est la seule justification de celui-
ci drsquoecirctre la condition du savoir du concret181 Le savoir abstrait pourrait ecirctre deacutefini comme
lrsquoensemble des relations dans lesquelles se trouve lrsquoobjet et qui constitue par cela le savoir
concret sur celui-ci La relation non exclusive entre la repreacutesentation et le concept se traduit donc
dans la relation tout autant non exclusive entre le geacuteneacuteral et le singulier
laquo Le geacuteneacuteral nrsquoest que le comportement similaire des choses Mais la similariteacute du
comportement des choses peut ecirctre conditionneacutee par des fondements structurels semblables de leur
existence Si le singulier ne comprenait pas en soi le geacuteneacuteral et ne lrsquoexprimait pas le monde serait un
chaos deacutenueacute de toute coheacuterence et de toute loi Tout eacuteveacutenement pris dans sa particulariteacute reflegravete en
soi-mecircme les fondements de son existence et par cela mecircme exprime la loi geacuteneacuterale pour les cas
similaires Il est agrave la fois singulier et geacuteneacuteral Le geacuteneacuteral et le particulier ne se contredisent pas lrsquoun
lrsquoautre le particulier est le geacuteneacuteral qui a lieu dans des conditions diffeacuterentes raquo182
Dans le systegraveme de la meacutetaphysique rationaliste (par celle-ci Megrelidzeacute entend la plupart
du temps les philosophies de Spinoza et de Hegel mais souvent il en parle drsquoune maniegravere plus
vague et geacuteneacuterale en se reacutefeacuterant agrave des auteurs diffeacuterents Leibnitz Laplasse et drsquoautres) tous les
eacuteleacutements de lrsquounivers sont deacutetermineacutes des deux bouts ndash du point de vue de la causa finalis et de
celui de la causa efficiens ndash ce qui exclut lrsquoaccidentaliteacute du procegraves de leur deacuteveloppement La
vision sur lrsquohistoire qui deacutecoule drsquoun tel postulat de deacuteterminisme absolu est essentiellement
anhistorique
181 Lrsquoancrage de tout savoir du concret dans un savoir abstrait est un point fondamental pour Leacutevi-Strauss dans
la discussion autour de ce qursquoil appelle laquo la science du concret raquo dans La Penseacutee sauvage A ce propos mais eacutegalement agrave propos des diffeacuterences entre les positions de Leacutevi-Strauss et de Megrelidzeacute voir la note [195] en bas de la page [185] de notre travail
182 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 pp 240-241
171
laquo Cela veut dire que tout ce qui se passe dans lrsquounivers toute lrsquohistoire mondiale est deacutejagrave finie
au moment de son commencement ou bien avant mecircme le commencement car si tout jusqursquoau
moindre deacutetail est preacutedeacutetermineacute en une irreacuteversibiliteacute absolue alors ce qui doit advenir est
ideacutealement deacutejagrave accompli et il est impossible drsquoy changer quoi que ce soit Cela veut dire que le
passeacute et le futur existent tout aussi reacuteellement que le preacutesent raquo183
Cette vision suggegravere une temporaliteacute historique ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterence entre laquo avant raquo
et laquo apregraves raquo car du point de vue teacuteleacuteologique qui est donc la norme et le programme de tout
deacuteveloppement tous les horizons temporels sont deacutefinis agrave un eacutegal degreacute Crsquoest de cette faccedilon que
Megrelidzeacute explique le concept heacutegeacutelien de lrsquoavoir-eacuteteacute (das Gewesensein) Drsquoune part Hegel est
le premier agrave avoir conceptualiseacute le devenir ndash tant dans la nature que dans la socieacuteteacute ndash et agrave
consideacuterer chaque instance temporelle de lrsquoecirctre comme un moment qui comprend preacutealablement
ce qui va advenir Mais malgreacute cette faccedilon tout agrave fait nouvelle et feacuteconde drsquoenvisager le lien
entre les moments temporels Hegel reste captif drsquoune vision anhistorique car il nrsquoarrive pas agrave
inteacutegrer conceptuellement lrsquoeacuteleacutement drsquoaccidentaliteacute dans sa conception du devenir Il en reacutesulte
un fatalisme le monde est accompli rien ne peut y advenir ndash ni de lrsquohistoire ni du devenir
Le postulat du deacuteterminisme absolu du monde par son exclusion de lrsquoaccidentaliteacute
implique neacutecessairement lrsquoideacutee de lrsquoecirctre absolu et rationnel Cela expliquerait donc la tendance
chez Hegel et Spinoza agrave un certain mateacuterialisme car lrsquoecirctre qui est soumis agrave une stricte logique
drsquoineacutevitabiliteacute se preacutesente comme un systegraveme qui ne peut pas toleacuterer une quelconque intervention
divine La logique incarneacutee dans la matiegravere est beaucoup plus puissante qursquoun ecirctre divin
personnaliseacute Crsquoest un monde plein drsquoaccidentaliteacute qui neacutecessite le dieu (der Notstandsgott)
comme la raison supeacuterieure lrsquoautoriteacute morale et le juge Alors que le dieu des rationalistes est
diffus et immanent agrave lrsquoecirctre en tant que sa loi intrinsegraveque (drsquoougrave le deus sive natura de Spinoza)
Quant au concept dans un systegraveme rationaliste il est pourvu drsquoune existence objective dans
trois sens en tant qursquoil est immanent agrave lrsquoecirctre comme son telos en tant qursquoil se deacutefinit
indeacutependamment de la matiegravere (qui lui obeacuteit drsquoune maniegravere tout aussi absolue) et en tant qursquoil est
indiffeacuterent par rapport au sujet connaissant
A ce point sans citer de noms Megrelidzeacute critique ceux qui font une interpreacutetation
deacuteterministe de Marx Pour celui-ci bien au contraire dans la nature qui est indiffeacuterente aucun
183 Ibid p 247
172
concept ou ideacutee nrsquoa drsquoexistence avant que lrsquohomme par son travail transformateur ne la
rationnalise (notons ici-mecircme que crsquoest le point deacutecisif dans la vision de lrsquohistoire que
Megrelidzeacute revendique) Quant aux lois de la nature elles sont certes neacutecessaires mais drsquoune
neacutecessiteacute eacutelargie et plus universelle que celle qursquoon trouve conceptualiseacutee chez les rationalistes
Elle implique lrsquoaccidentaliteacute comme son composant neacutecessaire La loi garde son caractegravere
neacutecessaire malgreacute le caractegravere neacutecessaire de lrsquoaccidentaliteacute car celle-ci existe comme deacuteviation
limiteacutee par un certain intervalle La neacutecessiteacute et lrsquoaccidentaliteacute ne sont plus exclusives au sein
drsquoune telle conception universelle de la neacutecessiteacute Celle-ci permet de penser un monde qui
comprend lrsquoaccidentaliteacute mais nrsquoest pas deacutenueacute de lois et se preacutesente comme un tout bien relieacute
sans pourtant ecirctre deacutetermineacute drsquoune maniegravere fatale Cela ouvre la voie agrave une veacuteritable vision
historique car le fatalisme enleveacute le devenir trouve son espace
Un des points importants qui deacutecoule du rejet de la conception deacuteterministe de la neacutecessiteacute
est une nouvelle conception de la causaliteacute Il ne srsquoagit plus drsquoune causaliteacute qui relie la cause et
lrsquoeffet drsquoune maniegravere lineacuteaire mais drsquoune qui explique le passage drsquoun eacutetat agrave un autre
Evidemment Megrelidzeacute se reacutefegravere ici agrave la physique thermodynamique qui confronteacutee aux
pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune multipliciteacute innombrable drsquoeacuteleacutements (les moleacutecules drsquoune masse de
gaz) qui ne se laissent pas deacutecrire par les instruments de la physique meacutecanique (cela
impliquerait le calcul du mouvement de chaque moleacutecule pris agrave part) a construit son objet (la
masse de gaz) en tant que systegraveme constitueacute par un ensemble de paramegravetres ce qui rend possible
de mesurer le gaz avec des instruments non pas meacutecaniques mais statistiques ou plus
preacuteciseacutement avec la theacuteorie de la probabiliteacute184 La theacuteorie de la probabiliteacute a rendu possible de
saisir expeacuterimentalement les pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune grande masse de moleacutecules alors que
le comportement de chacune pris agrave part reste impreacutevisible et accidentel Il faut retenir ce point
aussi car Megrelidzeacute adoptera un argument similaire pour plus tard faire la distinction entre les
inteacuterecircts sociaux et les inteacuterecircts particuliers Lrsquoensemble drsquoun grand nombre drsquoeacuteleacutements creacutee un
champ commun de forces Cependant les deacuteviations individuelles (eacutetant donneacute que les individus
184 Megrelidzeacute ne cite aucune source et nous ne savons pas drsquoougrave proviennent ses connaissances en physique Mais citons ce qursquoeacutecrit Max Plank sur la maniegravere dont Ludwig Boltzmann avec sa theacuteorie de la probabiliteacute avait reacutesolu le problegraveme que la thermodynamique avait du point de vue de la technique expeacuterimentale laquo [Lrsquohypothegravese du laquo deacutesordre eacuteleacutementaire raquo de Boltzmann] revient en somme agrave admettre que les eacuteleacutements sur lesquels opegravere la statistique agissent tout agrave fait indeacutependamment les uns des autres Cette condition une fois introduite la neacutecessiteacute se trouve reacutetablie dans le cours des choses car il suffit alors drsquoappliquer les regravegles du calcul des probabiliteacutes pour en deacuteduire la loi de lrsquoaugmentation de lrsquoentropie comme une conseacutequence directe raquo Max PLANK Initiations agrave la physique Flammarion Paris 1993
173
agissent selon leur inteacuterecircts immeacutediats et particuliers qui ne coiumlncident pas avec les inteacuterecircts
communs ndash au moins dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes) par leur comportements impreacutevisibles
et accidentels nrsquoempecircchent pas au niveau du deacuteveloppement socio-historique la preacutevisibiliteacute et
le reacutesultat geacuteneacuteral le plus probable
Puis Megrelidzeacute srsquoeacutetend plus longuement sur la question de lrsquoentropie et donc sur
lrsquoinclinaison de la matiegravere vers le deacutesordre par lrsquoeacutegalisation thermique qui devrait reacutesulter en une
mort thermique de lrsquounivers Mais agrave ce point-lagrave lrsquoanalogie qursquoil tire entre la theacuteorie de la chaleur
et le devenir socio-historique trouve ses limites et lrsquoon ne sait pas si de mecircme lrsquoeacutetat le plus
probable auquel le champ social tendrait serait la mort par lrsquoeacutegalisation Ce qui est sucircr en
revanche crsquoest que Megrelidzeacute considegravere lrsquohistoire comme un progregraves irreacuteversible dans lequel le
savoir srsquoaccumule sans rupture en se seacutedimentant dans les produits et en transformant le monde
dont la rationalisation par conseacutequenct est tout aussi irreacuteversible
Cependant pour y voir clair dans le champ social il ne suffit pas de le prendre pour un
champ de forces qui se laissent deacutecrire dans des termes purement statistiques La tacircche est drsquoy
identifier des laquo formations totales raquo (цельные образования) Autrement dit la question
principale dans lrsquoexamen de la socieacuteteacute est celui du critegravere Il peut y avoir deux types de critegravere
le critegravere arbitraire (ainsi lrsquoon peut grouper les individus selon leur poids quantiteacute de leur
cheveux etc) qui produit des cateacutegories ne relevant drsquoaucune connaissance reacuteelle car lrsquoon a
affaire avec un forccedilage des concepts sur la reacutealiteacute ou bien le critegravere probleacutematisant qui identifie
les veacuteritables groupements des individus agrave la base de leurs inteacuterecircts et comme conseacutequence des
rapports conflictuels et solidaires qursquoils entretiennent Citons le rare passage sur la sociologie
empirique chez Megrelidzeacute
laquo Le concept des laquo classes sociales raquo est chez les empiristes une formation purement
rationnelle (рассудочное) qui range les individus en classes selon certains caracteacuteristiques agrave titre
drsquoexemple selon leur revenu hebdomadaire Tous les individus qui gagnent moins de 25 shillings
par semaine appartiennent agrave une classe alors que ceux qui gagnent une somme plus eacuteleveacutee
appartiennent agrave une autre [hellip] Pour les sociologues bourgeois il est bien eacutevidemment avantageux
de feindre que les classes soient des cateacutegories purement rationnelles au lieu de les consideacuterer
comme un partage objectif radical de la socieacuteteacute en groupes particuliers consistant en des individus
reacuteellement relieacutes les uns aux autres par leur statut leurs conditions de travail leur commerce et leurs
174
inteacuterecircts objectifs de classe qui les incitent agrave une auto-organisation agrave lrsquoaction solidaire et les
reacuteunissent reacuteellement en des uniteacutes de classe raquo185
La critique de Megrelidzeacute srsquoadresse ici surtout agrave la theacuteorie de la distribution ainsi qursquoaux
propos de Max Stirner (il srsquoagit drsquoune reprise de la critique de celui-ci par Marx) Quant agrave la
dialectique mateacuterialiste elle chercherait donc seulement des formations reacuteelles qui se preacutesentent
comme uniteacutes closes et capables de transformation ou de devenir dialectique A ce propos
Megrelidzeacute entame une theacuteorisation plus speacutecifique sur la question des formations closes ce qui
au fond repreacutesente son traitement de la question de la dialectique
Megrelidzeacute deacutecrit la formation reacuteelle en termes de systegraveme Il nrsquoest pourtant pas clair
drsquoeacutetablir quelle est la source de la conceptualiteacute systeacutemique chez lui Le systegraveme est un ensemble
qui renferme la condition et le conditionneacute Pourtant les systegravemes ne sont jamais complegravetement
clos crsquoest-agrave-dire complegravetement isoleacutes Lrsquoon a affaire agrave des complexes qui ont leurs propres lois
de structuration ce qui les rend singuliers Un systegraveme serait complegravetement clos si son
changement interne eacutetait conditionneacute par des raisons exclusivement endogegravenes et srsquoil manquait
de sensibiliteacute ou drsquolaquo irritabiliteacute raquo agrave des stimuli venant de lrsquoexteacuterieur Mais un tel changement
nrsquoimpliquerait pas de deacuteveloppement (une progression par spirale) car la condition et le
conditionneacute se consommeraient reacuteciproquement et seraient incapables drsquoinnovation Aucune
formation reacuteelle nrsquoest donc deacutefinie de maniegravere purement interne Crsquoest possible seulement dans
le cas de la formation imaginaire qui est seul dans son genre agrave savoir la matheacutematique Quant
aux formations reacuteelles elles sont deacutefinies par des raisons exogegravenes mais les eacuteleacutements venant de
lrsquoexteacuterieur qui en tant que tels sont aleacuteatoires et contingents du point de vue du systegraveme doivent
ecirctre traduits agrave lrsquointeacuterieur du systegraveme selon les lois de la structuration qui lui est propre Si les
raisons exteacuterieures nrsquoeacutetaient pas absorbeacutees par le systegraveme dans la mesure dans laquelle sa
structuration interne le lui permet chaque irritation provoquerait une refondation radicale de sa
structuration en deacutetruisant le systegraveme et le deacuteveloppement ne serait pas possible agrave cause de
lrsquoabsence de toute continuiteacute Ainsi le devenir reacuteel est possible seulement comme une interaction
entre le systegraveme et le milieu dans laquelle ce dernier est source de contingence
Un autre trait du systegraveme consiste en ceci que toutes ses parties deacutependent et sont conformes
agrave lrsquoeacutetat de lrsquoensemble Par conseacutequent le changement drsquoun eacuteleacutement de lrsquoensemble provoque le
185 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 275
175
changement correspondant dans tous les autres eacuteleacutements En vertu de quoi la demande de
concreacutetude faite au concept par la dialectique mateacuterialiste est remplie toute formation reacuteelle est
comprise drsquoune maniegravere concregravete au moment ougrave elle est prise en compte comme un systegraveme
crsquoest-agrave-dire dans la totaliteacute de ses rapports
Ensuite Megrelidzeacute analyse la matheacutematique qui comme nous avons indiqueacute est le seul
systegraveme complegravetement clos et leacutegitime en tant que tel Cela est ducirc au fait que les concepts
mateacutematiques tels que les chiffres nrsquoexistent pas comme objets du monde Tout comme les
linguistes qui plus tard parleront de laquo lrsquoimposition de forme sur la substance du plan de
contenu raquo186 Megrelidzeacute eacutecrit laquo Crsquoest nous qui jetons sur la reacutealiteacute un certain reacuteseau ideacuteal-
digital (идеально-цифровую сетку) preacutealablement deacuteveloppeacute raquo187 La reacuteflexion sur les objets
(discrets) ou les eacutetats de choses (indiscrets comme la tempeacuterature le temps etc) en termes
matheacutematiques ndash tant arithmeacutetiques que geacuteomeacutetriques ndash relegraveve du pur arbitraire car le nombre ou
les formes geacuteomeacutetriques ne sont pas les qualiteacutes ni des objets ni des eacutetats de choses Il srsquoagit
donc drsquoune application des notions matheacutematiques agrave la reacutealiteacute dont le critegravere ne peut pas ecirctre
donneacute par la matheacutematique elle-mecircme La matheacutematique est un systegraveme clos et tautologique par
excellence qui ne peut que se diffeacuterencier en son inteacuterieur avec le seul souci de rester coheacuterent
avec ses propres postulats Dans la matheacutematique il nrsquoy a pas de veacuteriteacute dans le sens reacuteel mais
seulement les veacuteriteacutes formelles et hypotheacutetiques Autrement dit la matheacutematique et la geacuteomeacutetrie
se basent sur des postulats qursquoelles prennent comme conditionnels et en tirent des conseacutequences
qui sont indiscutables dans la mesure ougrave elles sont tautologiques (drsquoougrave la possibiliteacute de systegravemes
geacuteomeacutetriques diffeacuterents comme ceux drsquoEuclide de Lobatchevski ou de Riemann) La
matheacutematique ne peut pas muter se deacutevelopper ou grandir comme crsquoest le cas avec les systegravemes
reacuteelles
laquo Lrsquounivers des constructions matheacutematiques est essentiellement dogmatique Dans la matheacutematique les
rapports reacuteels nrsquoexistent pas il ne peut y avoir ni conditions ni conditionneacute ni causes et reacuteactions (действий)
ni eacuteveacutenements aleacuteatoires Dans lrsquounivers du dogmatisme matheacutematique rien nrsquoarrive et rien ne se passe Ici
tous les postulats fondamentaux et toutes les conseacutequences sont deacutefinitivement deacutetermineacutes indeacutependamment du
fait que quelqursquoun les connaisse ou pas raquo188
186 John LYONS Introduction to theoretical linguistics Cambridge University Press Cambridge 1968 p 58 187 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 288 188 Ibid p 290
176
Dans les systegravemes matheacutematiques Megrelidzeacute reconnaicirct des veacuteriteacutes eacuteternelles ou plus
exactement des veacuteriteacutes en soi et trouve logique que les philosophies rationalistes se soient
inspireacutees et aient pris la matheacutematique pour point de deacutepart A ce sujet il remarque
sarcastiquement que laquo dans cet univers des cateacutegories et des identiteacutes abstraites deacutenueacutees de
vitaliteacute les rationalistes voyaient lrsquoexemple de la perfection scientifique Force est drsquoavouer que
les philosophes avaient une opinion assez deacutetourneacutee au sujet de la veacuteriteacute raquo189 La matheacutematique
est un systegraveme de cateacutegories abstraites qui sont deacutenueacutees drsquoobjet et de reacutealiteacute Et non seulement il
est hors de la compeacutetence de la matheacutematique de theacutematiser les critegraveres de lrsquoapplicabiliteacute de ses
propres notions au monde mais encore elle demeure essentiellement indiffeacuterente envers la
reacutealiteacute et peut la saisir de maniegravere arbitraire laquo on a tout agrave fait le droit drsquoaffirmer sur le monde
qursquoil est un ou qursquoil est composeacute de deux parties (notamment des mondes stellaires de
lrsquoheacutemisphegravere nord et sud) ou qursquoil se compose de la quantiteacute n des constellations stellaires ou
que enfin il est une multipliciteacute infinie de moleacutecules drsquoatomes etc raquo190 Lrsquoarbitraire est en
mecircme temps synonyme de subjectivisme pour Megrelidzeacute et est proportionnel au manque de
contenu objectif et donc au degreacute drsquoabstraction drsquoune notion donneacutee Ces quatre caracteacuteristiques
atteignent leur maximum dans les notions matheacutematiques Ainsi par exemple les nombres
naturels 2 3 10 nrsquoont aucune correspondance dans le monde objectif car il nrsquoy a pas drsquoobjet qui
serait caracteacuteriseacute par 2 3 ou 10 ils sont donc des notions purement abstraites Ensuite dans la
mecircme mesure que les notions abstraites sont vides de tout contenu et sont indiffeacuterentes agrave la
reacutealiteacute objective elles sont eacutegalement subjectives car dans leur lrsquoapplication lrsquoobjectiviteacute ne
peut leur faire aucune reacutesistance et elles-mecircmes ne contiennent aucun principe drsquoapplicabiliteacute Et
mecircme si au niveau du systegraveme elles sont dans des rapports complegravetement deacutetermineacutes et
tautologiques (le terme que Megrelidzeacute utilise comme lrsquoeacutequivalent du laquo jugement analytique raquo
kantien) elles sont dans un rapport tout aussi arbitraire avec le monde objectif car laquo nous
pouvons en suivant un certain sens grouper les choses en deux en trois etc raquo191
Lrsquoanalyse de la matheacutematique comme drsquoun systegraveme parfaitement clos est sans doute
inteacuteressant Mais cette question prend chez Megrelidzeacute une envoleacutee tout agrave fait original au
189 Ibid p 291 190 Ibid p 288 191 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის
წარმოშობის შესახებ raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 1990 p 563
177
moment ougrave il commence agrave envisager la matheacutematique dans son historiciteacute propre Il ne srsquoagit pas
de lrsquohistoire de la matheacutematique mais de lrsquohistoriciteacute des notions matheacutematiques Ainsi ce que
nous qualifions drsquoabstrait dans les notions matheacutematiques ou autrement dit ce que nous
identifions en elles agrave une absence de contenu objectif ne serait produit que par lrsquoachegravevement du
procegraves de la deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives qui a progresseacute parallegravelement au
deacuteveloppement de la penseacutee et des inteacuterecircts pratiques Si lrsquoon avait donc lrsquoimpression que par
lrsquoassignation agrave la matheacutematique drsquoun caractegravere exceptionnel et universel (comparable agrave son degreacute
de clocircture) Megrelidzeacute ferait preuve drsquoune deacuterive transcendantaliste on peut ecirctre soulageacute
A des eacutetapes de la penseacutee eacuteloigneacutees de la nocirctre (notons que les tribus existant encore
aujourdrsquohui malgreacute leur contemporaneacuteiteacute factuelle sont consideacutereacutees tant par Megrelidzeacute que par
Marr comme distantes dans le temps dans la mesure ougrave il srsquoagit pour eux du temps
stadiologique) les notions numeacuteratives tout comme celles de lrsquoespace et du temps (nous y
reviendrons plus bas) eacutetaient mateacuterielles car limiteacutees par des contenus objectifs Dans son article
sur les noms numeacuteratifs dans la langue geacuteorgienne Megrelidzeacute explique cette question plus
clairement Il faut tenir compte du fait que le geacuteorgien eacutetait consideacutereacute au sein de la theacuteorie
japheacutetique de Marr comme une des langues anciennes Ce qualificatif lui reviendrait en raison de
la seacutemantique et morphologie de ces mots qui garderaient les traces des premiers concepts encore
essentiellement imageacutes Megrelidzeacute lrsquoillustre en dressant toute une classification des noms
numeacuteratifs qui deacutesignent des objets concrets dans leurs deacutefinitions quantitatives Pour donner un
exemple drsquoindiffeacuterenciation entre une deacutetermination quantitative et un certain contenu objectif
prenons le mot franccedilais laquo le jumeau raquo Selon la classification proposeacutee par Megrelidzeacute dans son
article il srsquoagit bien drsquoun nom numeacuteratif dans la mesure ougrave il comporte une certaine
deacutetermination quantitative mais il nrsquoest pas dissociable drsquoun certain type drsquoobjets il srsquoagit de
lrsquoindividu qui a partageacute le mecircme uteacuterus avec un (ou plusieurs) autre(s) et est consideacutereacute en
fonction du fait de nrsquoecirctre pas le seul dans cette fonction Les mots rassembleacutes par Megrelidzeacute
sont classeacutes selon des critegraveres diffeacuterents mais il ne nous est pas possible drsquoapprofondir cette
question agrave preacutesent Soulignons seulement qursquoil srsquoagit dans cette classification des notions
numeacuteratives mais de telles qui ne sont pas opeacuterables drsquoune maniegravere proprement numeacuteratif Pour
cela il faut qursquoelles soient deacutemateacuterialiseacutees
Si pour Leacutevy-Bruhl lrsquoabsence des notions proprement matheacutematiques relevait de la forme
preacutelogique de la penseacutee pour Megrelidzeacute en revanche une telle conclusion est le reacutesultat drsquoune
178
transposition illeacutegitime des concepts modernes agrave des modes de penseacutee qui ne sont pas
essentiellement diffeacuterents (et donc deacutenueacutes de la capaciteacute de calcul) mais sont diffeacuteremment
structureacutes en eacutetant encore tregraves imageacutes et proches drsquoun contenu objectif Cela srsquoaccorde avec la
position de Marr qui remarque que ce que Leacutevy-Bruhl conccediloit comme la penseacutee preacutelogique est
pour sa propre theacuteorie japheacutetique une penseacutee imageacutee192 Souvenons-nous eacutegalement de
lrsquoimportance que Megrelidzeacute soutenu par la Gestaltpsychologie attribue agrave lrsquoaspect visuel du
champ dans la formation de la penseacutee humaine ainsi qursquoagrave la substitution de lrsquoimage par un signe
linguistique qui est justement le premier pas vers une deacutemateacuterialisation de la conscience La
conscience croit en capaciteacute opeacuterationnelle au fur et agrave mesure que les concepts qursquoelle geacutenegravere se
deacutemateacuterialisent et perdent leur forme imageacutee Ainsi pour Megrelidzeacute il ne srsquoagirait pas des
mentaliteacutes qualitativement diffeacuterentes mais du fait que les concepts par lesquels la conscience
opegravere sont deacutemateacuterialiseacute a des degreacutes diffeacuterents Cependant il faut comprendre pourquoi
Megrelidzeacute (ainsi que Marr) sont si porteacutes agrave reacutefuter la diffeacuterence qualitative et radicale entre les
modes de penseacutee comme crsquoest le cas chez Leacutevy-Bruhl Au fond Megrelidzeacute lui-mecircme souligne
des diffeacuterences entre des types de la penseacutee et de surcroicirct insiste sur le fait que la
deacutemateacuterialisation des concepts relegraveve du progregraves de la penseacutee La raison en est que le but
principal tant de Megrelidzeacute que de Marr est drsquoexpliquer les diffeacuterences dans leur devenir
historique ce qui est empecirccheacute par la deacutemarche synchronique et typologique de Leacutevy-Bruhl
Ainsi la relation que Megrelidzeacute entretient avec Leacutevy-Bruhl est positive dans la mesure ougrave il lui
emprunte de la matiegravere empirique (tant dans son article sur les numeacuteratifs ougrave il ne srsquoagit pas
seulement de la langue geacuteorgienne mais des langues de diverses tribus que dans lrsquoarticle sur les
modes de la penseacutee que nous analyserons un peu plus bas) mais il reconfigure ces donneacutees pour
les mettre dans la lumiegravere drsquoune interpreacutetation diachronique Remarquons seulement que dans la
deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives le rocircle principal est attribueacute agrave lrsquoeacutemergence de la
fonction de la mesure qui se faisait drsquoabord par lrsquoapplication sur le contenu objectif de concepts
eux-mecircmes non encore deacutemateacuterialiseacutes en vue de mesurer et deacutemarquer langagiegraverement leur
longueur grandeur ou quantiteacute (Ainsi en franccedilais le mot laquo coude raquo deacutesigne une partie du bras
mais eacutegalement la mesure de longueur baseacutee sur la longueur du bras) Les notions de mesure qui
se sont diffeacuterencieacutees agrave partir des noms numeacuteratifs peuvent indiquer lrsquoimportance que la mesure a
192 Citeacute dans Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007 p
138
179
commenceacute agrave gagner dans la pratique La mesure est donc lrsquoeacuteleacutement qui permettrait de
reconstruire lrsquohistorique du devenir des notions matheacutematiques modernes
VII Sociogenegravese des ideacutees Nous avons souligneacute preacuteceacutedemment que laquo la penseacutee raquo est un
concept singulier chez Megrelidzeacute et nous en avons proposeacute quelques deacutefinitions neacutegatives Une
premiegravere approximation agrave une deacutefinition positive serait de dire que la penseacutee est ce qui srsquoarticule
au sein de la conceptualiteacute du complexe social telle qursquoelle est eacutelaboreacutee par Megrelidzeacute Dans la
premiegravere partie du livre il est question essentiellement de la conscience (mecircme si le terme
laquo penseacutee raquo a eacuteteacute souvent utiliseacute pour deacutesigner la conscience dans sa processualiteacute) La conscience
a eacuteteacute deacutefinie comme le moyen drsquoorientation dans le milieu qui garantit agrave lrsquohomme la survie apregraves
que les liens immeacutediats avec la nature aient eacuteteacute rompus Or la conscience paradoxalement est
eacutegalement le facteur drsquoisolement communicationnel car le contenu drsquoune conscience est
inaccessible pour drsquoautres consciences Crsquoest lrsquoactualisation permanente du complexe social qui
rend possible la subsistance drsquoun terrain commun par lequel lrsquoisolement peut ecirctre franchi Cette
actualisation qui implique une meacutediation chosale et la production de la culture mateacuterielle est
eacutegalement production par lrsquohomme de soi-mecircme et des autres On comprend donc clairement
pourquoi dans le reacutepertoire conceptuel par lequel Megrelidzeacute discute le complexe social la
conscience comme facteur drsquoisolement est remplaceacutee par la laquo penseacutee raquo qui tout comme la langue
et le travail manifeste ce qui met en rapport les hommes individualiseacutes
La penseacutee est donc pour Megrelidzeacute un concept qui implique un lien indissociable avec
lrsquoeacuteleacutement de socialiteacute Cependant le risque ici est que la penseacutee comme le moyen du lien social
peut ecirctre envisageacutee comme eacutetant homogegravene et deacutetermineacutee exclusivement par sa fonction de
comporter des contenus partageacutes Mais pour Megrelidzeacute si la penseacutee neutralise lrsquoisolement entre
les individus elle nrsquoen deacutepend pourtant pas complegravetement et laisse place agrave un isoleacutement drsquoun
type nouveau par rapport agrave celui qui existe entre les consciences La seacuteparation entre les
consciences individuelles peut ecirctre complegravete si elles forment leur contenu indeacutependamment
Mais si la formation du contenu est synchroniseacutee (comme nous le savons la synchronisation est
garantie par la pratique et lrsquoactiviteacute du travail) et permet donc lrsquoeacutemergence de la penseacutee qui nrsquoest
autre chose qursquoun contenu de conscience partageacutee il y reste pourtant lrsquoespace pour une isolation
entre les individus qui nrsquoest pas radicale mais relative Il y a deux moments qui permettent agrave
Megrelidzeacute de tenir cette position non-deacuteterministe Le premier consiste en ceci que la
180
communication le partage des penseacutees ou des contenus des consciences ne sont pas compris par
lui dans le sens drsquoune intersubjectiviteacute immeacutediate et psychologique La formation du contenu des
consciences individuelles passe par la meacutediation des inteacuterecircts sociaux lieacutes agrave la maniegravere dont le
champ social est structureacute Ainsi le contenu de la penseacutee humaine est-il toujours socialement
captureacute et conditionneacute drsquoune part et situeacute ainsi que partiel (voire particulier) drsquoautre part
Cependant ce point aussi comporte le risque du deacuteterminisme car lrsquoon peut alors envisager la
penseacutee comme complegravetement deacutependante des inteacuterecircts sociaux Megrelidzeacute eacutechappe agrave cela par
deux chemins agrave la fois drsquoun cocircteacute il va vers les conditions subjectives de la formation du
contenu de la penseacutee discute la maniegravere dont sont formeacutes les concepts et constate que ce procegraves
tout en eacutetant historiquement et socialement situeacute deacutetient une autonomie agrave lui et drsquoautre cocircteacute il
va vers les conditions objectives de la circulation sociale des ideacutees et constate que cette
circulation aussi a ses propres lois irreacuteductibles Lrsquointerrelation de ces deux niveaux creacutee lrsquoespace
de contingence (dans le sens de Zufaumllligkeit) car les ideacutees produites par la penseacutee peuvent ecirctre
prouveacutees contingentes par la circulation des ideacutees si elles nrsquoarrivent pas agrave survivre dans le procegraves
de circulation et agrave trouver des porteurs pour srsquoeacutetablir et se geacuteneacuteraliser La contingence ainsi
prouveacutee drsquoune certaine partie des ideacutees produites individuellement prouve eacutegalement que les
inteacuterecircts objectifs ne se traduisent pas toujours dans le contenu de la conscience La raison de ce
deacutecalage peut se situer de lrsquoun ou de lrsquoautre cocircteacute des termes impliqueacutes ou bien les hommes
nrsquoarrivant pas agrave saisir leurs inteacuterecircts objectifs produisent des ideacutees qui ne trouvent pas de support
dans la circulation des ideacutees ou bien les hommes ignares de leurs inteacuterecircts reacuteels ne sont pas
capables drsquoidentifier les ideacutees correspondantes agrave ceux-ci et sont incapable de devenir leurs
porteurs Megrelidzeacute en theacutematisant tant la conscience (en tant que productrice de la penseacutee) que
la circulation sociale des ideacutees comme autant de procegraves drsquoune relative autonomie introduit ainsi
la contingence comme facteur dans le fonctionnement du complexe social eacutechappe agrave une
position deacuteterministe et ouvre la voie agrave la discussion sur les questions de lrsquoideacuteologie et de la
conscience sociale Mais nous avons deacutejagrave trop anticipeacute notre exposition En effet nous venons
drsquoesquisser une possible lecture de la deuxiegraveme partie du livre dans son entiegravereteacute Dans le
chapitre preacuteceacutedent Megrelidzeacute a discuteacute les questions lieacutees agrave la production des ideacutees au niveau
subjectif Maintenant que nous avons deacutecrit la structure argumentative entiegravere le lecteur peut
situer les propos du chapitre VI dans la conception de Megrelidzeacute A partir du chapitre VII que
181
nous abordons agrave preacutesent il srsquoagit de la probleacutematique lieacutee agrave lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees et
dans le chapitre suivant on passe agrave la discussion de la circulation sociale des ideacutees
Pour theacutematiser la question de lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees Meacutegrelidzeacute fait un long deacutetour
par les mateacuteriaux ethnologiques et anthropologiques et srsquointerroge sur les raisons des
paralleacutelismes culturels Cela lui permet drsquointerroger la validiteacute explicative de la thegravese de Marx
quant agrave la deacutetermination de la superstructure par la base Il tente de complexifier et de preacuteciser
cette thegravese et propose trois cas concrets de son application Nous ne nous deacuteroberons pas agrave
exposer en deacutetail ces trois cas empiriques car agrave notre avis ils participent de lrsquoune des lignes
dirigeantes de lrsquoouvrage et rendent possible lrsquoune des deux interpreacutetations de lrsquoentreprise
theacuteorique de Megrelidzeacute que nous voudrions proposer dans le dernier chapitre de notre travail
Enfin il est question du rocircle de lrsquoindividu dans lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees mais surtout de
son rocircle dans le deacuteveloppement des ideacutees scientifiques et philosophiques
Premiegraverement Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur les raisons des paralleacutelismes culturels entre
des socieacuteteacutes en lesquelles malgreacute leur distance geacuteographique ou historique les ethnologues
observent des similariteacutes agrave tous les niveaux de la vie sociale eacuteconomie culture mateacuterielle
organisation sociale formations ideacuteologiques telles que les croyances la mythologie et ainsi de
suite Les langues nrsquoy font pas exception Pour expliquer de tels paralleacutelismes un certain nombre
drsquoapproches ont eacuteteacute eacutelaboreacutees Megrelidzeacute les analyse une par une et adresse agrave chacune une
critique meacutethodologique drsquoune part en indiquant les aspects que ces approches nrsquoarrivent pas agrave
expliquer voire agrave prendre en compte et drsquoautre part en mettant en lumiegravere les inteacuterecircts
particuliers ndash politiques et coloniaux ndash dont elles sont porteuses
Tout drsquoabord il analyse la theacuteorie de disseacutemination (расселение) Selon cette approche la
culture a pris origine dans une zone geacuteographique limiteacutee et srsquoest disseacutemineacutee ensuite par la
dispersion des installations sur toute la superficie de la terre ce qui expliquerait donc les
paralleacutelismes Megrelidzeacute souligne que ce scheacutema monogeacuteneacutetique est agrave la base de la linguistique
comparatiste dont lrsquoobjectif est de reconstruire la langue originelle la mythologie originelle
ainsi que drsquoidentifier le peuple originel Cette approche est orienteacutee vers lrsquoeacutetablissement de
similariteacutes mais bute contre ses propres limites quand il srsquoagit drsquoexpliquer les diffeacuterences entre
les cultures Elle nrsquoa pas de moyens drsquoeacutelucider les raisons pour lesquelles certains eacuteleacutements
culturels disparaicirctraient pour reacutesulter dans la diversiteacute culturelle dont nous sommes teacutemoins
182
Megrelidzeacute aborde eacutegalement la theacuteorie des emprunts qui est une variante de lrsquoapproche
mono-geacuteneacutetique Dans ce cas la recherche est centreacutee non pas sur la langue la religion ou le
peuple originel mais sur le lieu drsquoorigine de telle ou telle ideacutee motif mythologique deacutecouverte
technique ou autre Les repreacutesentants que Megrelidzeacute indique pour cette theacuteorie sont
lrsquoeacutegyptologue Julius Braun et le chercheur en mythologies et en histoire des religions Otto
Gruppe Il deacuteplore que cette approche soit trop occupeacutee agrave eacutetablir les coordonneacutes geacuteographiques et
culturelles des emprunts sans expliquer le sens dont sont porteurs les eacuteleacutements qui seraient
lrsquoobjet des emprunts Il souligne que des objets tout agrave fait semblables par leur forme peuvent
avoir des fonctions tout agrave fait diverses dans des cultures diffeacuterentes193
La concentration de la recherche sur les similariteacutes reacutesulte en une vision ougrave tout eacuteleacutement est
consideacutereacute comme emprunteacute ainsi qursquoen une image drsquoune culture universelle qui serait
omnipreacutesente Une telle culture acquiert une importance anhistorique car elle est envisageacutee
comme deacutefinitoire pour toutes les cultures et socieacuteteacutes existantes La theacuteorie des emprunts non
plus nrsquoarrive agrave expliquer lrsquoorigine des formes culturelles dans leur singulariteacute Mais qui plus est
elle envisage lrsquoemprunt comme un procegraves meacutecanique qui nrsquoimpliquerait que des adaptations ou
des ajustements mineurs sans atteindre ni au sens de lrsquoeacuteleacutement emprunteacute ni agrave celui du milieu agrave
inteacutegrer Megrelidzeacute affirme - et crsquoest le point majeur - que pour qursquoun emprunt ou transfert
culturel soit possible il faut que certaines conditions soient remplies la culture pour recevoir
tel ou tel eacuteleacutement doit ecirctre par le niveau de son deacuteveloppement preacutepareacutee pour le laisser entrer
en son sein Autrement dit la culture doit avoir la disposition pour ecirctre capable drsquoidentifier le
sens de lrsquoeacuteleacutement du transfert (drsquoune maniegravere plus au moins adeacutequate) et de lrsquointeacutegrer et donc de
se laisser transformer par lui
193 Il est difficile de ne pas se souvenir de la critique identique que Leacutevi-Strauss adresse agrave Taylor en
commentant le propos suivant de celui-ci laquo La distribution geacuteographique de ces objets et leur transmission de reacutegion agrave reacutegion doivent ecirctre eacutetudieacutees de la mecircme maniegravere que les naturalistes eacutetudient la distribution geacuteographique de leurs espegraveces animales ou veacutegeacutetales raquo A cela Leacutevi-Strauss reacutepond laquo Mais rien nrsquoest plus dangereux que cette analogie [hellip] La validiteacute historique des reconstructions du naturaliste est garantie en derniegravere analyse par le lien biologique de la reproduction Au contraire une hache nrsquoengendre jamais une autre hache entre deux outils identiques ou entre deux outils diffeacuterents mais de forme aussi voisine qursquoon voudra il y a et il y aura toujours une discontinuiteacute radicale qui provient du fait que lrsquoun nrsquoest pas issu de lrsquoautre mais chacun drsquoeux drsquoun systegraveme de repreacutesentations ainsi la fourchette europeacuteenne et la fourchette polyneacutesienne reacuteserveacutee aux repas rituels ne forment pas davantage une espegravece que les pailles agrave travers lesquelles le consommateur aspire une citronnade agrave la terrasse drsquoun cafeacute la laquo bombilla raquo pour boire le mateacute et les tubes agrave boire utiliseacutes pour des raisons magiques par certaines tribus ameacutericaines raquo Claude LEVI-STRAUSS Anthropologie structurale Plon Paris 1958 p 7
183
Il est impossible de ne pas voir comment dans ce propos de Megrelidzeacute se concentrent
plusieurs moments theacuteoriques dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans son livre Premiegraverement crsquoest la
Gestaltpsychologie et la theacuteorie de la perception la culture tout comme la conscience
individuelle srsquoorganise comme un champ constitueacute des relations de sens cela fait que par la
maniegravere dont ce champ est configureacute la culture a ou nrsquoa pas la disposition neacutecessaire pour
repeacuterer (autrement dit percevoir) un eacuteleacutement deacutefini si le repeacuterage aboutit et que la culture
integravegre un nouvel eacuteleacutement son champ de sens se reconfigure neacutecessairement Deuxiegravemement
crsquoest la conception du systegraveme que nous pouvons y entrevoir la culture comme un tout en
deacuteveloppement reccediloit des eacuteleacutements du dehors et les integravegre en les traduisant selon ses propres
regravegles et en mecircme temps se transforme eacutegalement
Ensuite Megrelidzeacute analyse la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine Selon elle la raison
humaine reacuteagit de la mecircme faccedilon aux irritations internes ou externes et se deacuteveloppe de faccedilon
essentiellement identique partout Crsquoest donc lrsquouniteacute de la raison qui expliquerait les
paralleacutelismes observables entre les cultures et socieacuteteacutes diffeacuterentes Megrelidzeacute indique que crsquoest
Wilhelm Wundt qui adopte cette approche dans son Mythos und Religion A la diffeacuterence des
approches preacuteceacutedemment discuteacutees cette theacuteorie tente une explication non seulement des
paralleacutelismes mais aussi des diffeacuterences culturelles en les ramenant aux diffeacuterences
geacuteographiques et eacutecologiques Pourtant la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine selon
Megrelidzeacute est grosse drsquoun paradoxe Pour certains de ses adeptes lrsquouniteacute de la raison explique
les paralleacutelismes culturels alors que pour drsquoautres crsquoest la factualiteacute des paralleacutelismes culturels
qui prouveraient lrsquouniteacute de la raison humaine Les theacuteoriciens qui adhegraverent agrave cette theacuteorie sont
Taylor Frazer Andrew Lang mais aussi Cassirer qui selon Megrelidzeacute preacutesente la mythologie
comme lrsquoanticipation de la science moderne pour ne pas mettre en peacuteril lrsquoideacutee de lrsquouniteacute de la
raison humaine ou encore Durkheim qui deacuteveloppe une version historiquement atteacutenueacutee du
transcendantalisme Megrelidzeacute en revanche est drsquoavis que lrsquohomme pour reacutesoudre un problegraveme
nrsquoa pas besoin des cateacutegories aprioriques Il ne doit que juxtaposer des sens tout comme le fait
lrsquoenfant agrave lrsquoacircge ougrave il nrsquoa pas encore internaliseacute les normativiteacutes sociales ou selon les termes
durkheimiens les cateacutegories socio-aprioriques
Finalement crsquoest le deacuteterminisme geacuteographique repreacutesenteacute par Friedrich Ratzel lrsquoauteur de
la conception de lrsquoanthropogeacuteographie qui tombe sous la critique A cette occasion Megrelidzeacute
nous dit que si lrsquohomme utilise les biens naturels cela nrsquoest pas ducirc au simple fait qursquoils sont
184
disponibles dans son milieu naturel Au contraire crsquoest le travail humain qui les rend utiles en les
transformant
Ensuite Megrelidzeacute passe agrave la critique de la maniegravere dont la question des paralleacutelismes a eacuteteacute
abordeacutee du point de vue marxiste au sein de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee ougrave il travaillait
au moment de la reacutedaction de son livre Sa critique est adresseacutee agrave Mechtchaninov qui dirigeait
lrsquoinstitut depuis la mort de Nikolas Marr et qui est consideacutereacute comme le plus eacuteminent des
marristes Souvenons-nous eacutegalement qursquoapregraves lrsquoarrestation du directeur de la thegravese de
Megrelidzeacute crsquoest Mechtchaninov qui reprend cette fonction et devient eacutegalement lrsquoeacutediteur de son
ouvrage En citant Mechtchaninov Megrelidzeacute remarque que son explication des affiniteacutes dans
des formes culturelles entre des socieacuteteacutes par les affiniteacutes dans leurs formes eacuteconomique et
sociales est trop geacuteneacuterale et nrsquoest qursquoune reprise litteacuteraire de la thegravese de Marx selon laquelle
lrsquoecirctre deacutetermine la penseacutee La valeur explicative drsquoune telle reprise scheacutematique de la thegravese de
Marx est infime car premiegraverement elle ne permet pas de comprendre ce qui conditionne
lrsquoorigine de telle ou telle base eacuteconomique deuxiegravemement il nrsquoest pas eacutevident et prouveacute que des
bases eacuteconomiques similaires produisent des formes culturelles similaires et troisiegravemement il
nrsquoest pas pris en compte que des bases diffeacuterentes peuvent conditionner des eacuteleacutements culturels
similaires (ainsi par exemple les formes matriarcales ont eacuteteacute partout substitueacutees par des formes
patriarcales mais cela pouvait ecirctre ducirc tant au type social seacutedentaire qursquoagrave lrsquoorganisation sociale
autour de lrsquoactiviteacute de la chasse ou encore un motif ornemental peut ecirctre tireacute tant de lrsquoornement
veacutegeacutetal que de la technique de tressage)
Une telle explication est donc insuffisante pour analyser drsquoune maniegravere concregravete lrsquoorigine
des formes culturelles La formule pertinente pour reacutepondre agrave la question des paralleacutelismes
devrait selon Megrelidzeacute ecirctre diffeacuteremment formuleacutee quelle est la raison pour laquelle les
bases eacuteconomiques ou les problegravemes similaires ou divergents produisent des formes de sens ou
des formes culturelles similaires La reacuteponse que lui-mecircme donne agrave cette question est la
suivante La maturation des besoins des objectifs et des problegravemes sociaux est soumise aux lois
objectives de lrsquohistoire (nous en apprendrons plus dans le chapitre IX du livre) Les inteacuterecircts
objectifs des hommes aussi se forment objectivement indeacutependamment de la volonteacute des
hommes suivant les besoins et objectifs existants Quand les inteacuterecircts drsquoun grand nombre
drsquohommes commencent agrave se ressembler leurs consciences aussi prennent des orientations
similaires Faisant face agrave un problegraveme leurs consciences srsquoen occupent reacutepeacutetitivement et se
185
maintiennent dans un eacutetat de mobilisation permanente jusqursquoagrave ce que la solution soit finalement
trouveacutee Or comme tout problegraveme qursquoil soit pratique ou theacuteorique nrsquoa qursquoun nombre fini de
solutions il est probable que les socieacuteteacutes malgreacute leur distance geacuteographique arrivent agrave des
solutions identiques ou agrave la creacuteation de formes culturelles semblables Pour Megrelidzeacute le
scheacutema explicatif base-superstructure dans le cadre de la question des paralleacutelismes culturels
peut donc ecirctre preacuteciseacute et rendu applicable par lrsquointroduction des principes de finitude et de
probabiliteacute laquo Ainsi la question des paralleacutelismes de penseacutees et des formes ressemblantes trouve
son explication dans la similariteacute ou diversiteacute des problegravemes (задач) qui ont pourtant des
solutions coiumlncidentes raquo194 Par exemple si les hommes sont confronteacutes agrave la neacutecessiteacute drsquoutiliser
un certain type de meacutetiers premiers de la nature crsquoest la structure de la matiegravere elle-mecircme qui
suggegravere les voies pour sa maicirctrise Donc lrsquoanalyse concregravete des formes culturelles sera possible si
lrsquoon srsquoarme du laquo critegravere objectif raquo consistant en une prise en compte du caractegravere fonction ou
sens des objets qui doivent ecirctre saisis et compris ou encore ecirctre impliqueacutes dans la pratique
Ensuite Megrelidzeacute entame une discussion extensive de trois exemples empiriques Nous
voudrions rapidement exposer ces analyses pour montrer la maniegravere dont les principes de la
theacuteorie geacuteneacuterale de la penseacutee que Megrelidzeacute eacutelabore sont mis en service de lrsquoexplication des
problegravemes empiriques
Le premier exemple relegraveve de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle Il srsquoagit drsquoexpliquer
lrsquoorigine des techniques drsquoobtention du feu Megrelidzeacute rejette la version de Karl von den
Steinen deacuteveloppeacutee dans son livre Unter den Naturvoumllkern Zentralbrasiliens selon laquelle la
friction observeacutee dans la nature aurait appris agrave lrsquohomme qursquoil est possible drsquoobtenir le feu en
produisant la friction Pour Megrelidzeacute crsquoest une conclusion speacuteculative alors que les sauvages
nrsquoobservent pas la nature et ne sont pas enclins agrave y chercher la causaliteacute195 Lrsquoinvention de la
194 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 336 195 A ce propos revenons encore une fois agrave Leacutevi-Strauss Dans le chapitre laquo La science du concret raquo de sa
Penseacutee sauvage il envisage de reacutefuter lrsquoideacutee que les laquo primitifs raquo sont incapables drsquoune penseacutee abstraite Mecircme si Leacutevi-Strauss et Megrelidzeacute parcourent des chemins diffeacuterents ils partagent lrsquoideacutee que toute penseacutee du concret (ce que nous pourrions appeler laquo concepts mateacuteriels raquo chez Megrelidzeacute et ce que Leacutevi-Strauss appelle la science du concret consiste essentiellement en une organisation des eacuteleacutements sensibles en des classements) comporte de lrsquoabstraction ou comme dirait Megrelidzeacute de la geacuteneacuteralisation Ainsi Leacutevi-Strauss eacutecrit-il laquo Tout classement est supeacuterieur au chaos et mecircme un classement au niveau des proprieacuteteacutes sensibles est une eacutetape vers un ordre rationnel raquo (Penseacutee sauvage PLON Paris 1962 p 29) Une comparaison consistante et approfondie des deux theacuteoriciens serait une entreprise passionnante mais ici nous voudrions souligner une diffeacuterence fondamentale qui les seacutepare Crsquoest la question de la primauteacute entre lrsquointeacuterecirct pratique ou lrsquointeacuterecirct intellectuel dans la penseacutee humaine Leacutevi-Strauss eacutecrit laquo S[i lrsquoappeacutetit de connaissance objective] est rarement dirigeacute vers des reacutealiteacutes du mecircme niveau que celles auxquelles srsquoattache la science moderne il implique des deacutemarches intellectuelles et des meacutethodes drsquoobservation
186
technique du feu ne pouvait donc pas ecirctre un reacutesultat de la reacuteflexion theacuteorique mais une
conseacutequence de la pratique Autrement dit crsquoest la pratique de la friction souvent accompagneacutee
du feu ndash de cet eacuteveacutenement inattendu - qui a du amener lrsquohomme agrave la deacutecouverte de la technique
Autrement dit ce nrsquoest pas la theacuteorie qui indique les moyens mais les moyens eux-mecircmes qui
dans la pratique amegravenent lrsquohomme aux reacutesultats concrets En mecircme temps lrsquohomme devait ecirctre
precirct pour une telle invention et connaicirctre lrsquoutiliteacute pratique de lrsquousage du feu Dans le cas contraire
il aurait pris le feu pour un effet lateacuteral et deacuteplaisant du procegraves de forage drsquoun morceau de bois
qui se pratiquait par exemple pour produire un arc Megrelidzeacute refuse lrsquoideacutee que dans la
technique de lrsquoobtention du feu il y a une ligne eacutevolutive Selon lui des techniques diffeacuterentes ou
semblables sont apparues dans des parties diffeacuterentes du monde et ont eacuteteacute conditionneacutees par le
type de la pratique de chaque socieacuteteacute Quant au fait qursquoelles coiumlncident cela srsquoexplique par le
nombre limiteacute des maniegraveres drsquoobtention du feu
Le deuxiegraveme exemple concerne la mesure du temps Megrelidzeacute considegravere que la
repreacutesentation du temps nrsquoexistait pas avant que lrsquohomme ne commenccedilacirct agrave le mesurer Mais si
pour nous le temps est un continuum ininterrompu et homogegravene pour les hommes de temps
reculeacutes il eacutetait repreacutesenteacute en tranches Les tranches de temps eacutetaient remplies par des eacuteveacutenements
ou procegraves importants de leur vie Ces tranches nrsquoeacutetaient donc pas homogegravenes mais suivaient la
processualiteacute des eacuteveacutenements dont ils eacutetaient coextensifs Elles se trouvaient dans un rapport
indiffeacuterent lrsquoune par rapport agrave lrsquoautre car entre elles le flux du temps cessait Cela est difficile agrave
imaginer pour lrsquohomme moderne mais la langue a preacuteserveacute les traces drsquoune telle repreacutesentation
du temps (par exemple Megrelidzeacute parle des expressions latines comme dies nefasti et dies
fasti) Lrsquoimportant ici est que tout comme crsquoeacutetait le cas avec lrsquoexplication du deacuteveloppement de
la repreacutesentation des nombres Megrelidzeacute souligne la mateacuterialiteacute des premiegraveres repreacutesentations
du temps De mecircme que les premiers concepts de quantiteacute nrsquoeacutetaient pas seacutepareacutes de la mateacuterialiteacute
des choses qui eacutetaient lrsquoobjet de compte (ce qui nous permet de parler des concepts de quantiteacute
au pluriel) les repreacutesentations du temps aussi eacutetaient impossibles agrave deacutetacher de la dureacutee des
eacutevegravenements ou procegraves qui eacutetaient lrsquoobjet de leur captation Mais il faudrait peut-ecirctre que nous comparables raquo (Ibid p 13) Plus loin il poursuit laquo On objectera qursquoune telle science ne peut guegravere ecirctre efficace sur le plan pratique Mais preacuteciseacutement son premier objet nrsquoest pas drsquoordre pratique Elle reacutepond agrave des exigences intellectuelles avant ou au lieu de satisfaire agrave des besoins raquo (Ibid p 21) Bien eacutevidemment Megrelidzeacute refuserait radicalement ce choix Il ne srsquoagit pas drsquoun simple choix theacuteorique mais du fait que lrsquointeacuterecirct intellectuel est pris par Leacutevi-Strauss comme un trait intrinsegraveque de lrsquohumain faisant partie de sa nature et au lieu drsquoecirctre interrogeacute et expliqueacute il se deacutevoile comme un preacutesupposeacute et donc une limitation de son approche
187
nous contredisions tout de suite et disions que crsquoest agrave rebours de lrsquointention de Megrelidzeacute que
nous venons drsquoutiliser le mot laquo captation raquo car pour lui il ne peut pas srsquoagir drsquoune forme a
priori du temps qui srsquoimposerait sur les donneacutees sensibles Megrelidzeacute ne discute point les
aspects de la conscience du temps mais agrave partir de ce que nous savons deacutejagrave sur sa conception de
la conscience nous pourrions affirmer que la perception du temps nrsquoest qursquoune certaine forme
drsquoorganisation logique du champ de perception Les eacuteleacutements du champ objectif lui-mecircme reacuteguleacute
par le temps objectif et ougrave ces eacuteleacutements sont donc deacuteployeacutes en succession sont traduits en un
contenu de conscience par seacutelection de certains eacuteleacutements lieacutes y compris dans lrsquoordre de leur
succession en une uniteacute de sens Crsquoest gracircce agrave une telle conception de la conscience que
Megrelidzeacute rend theacuteoriquement pensable un temps mateacuteriel Si la perception du temps se
produisait comme un lien (de succession) entre des eacuteleacutements de perception les premiegraveres
perceptions du temps devaient ecirctre strictement mateacuterielles Quant au concept moderne de temps
homogegravene il est le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation des premiers concepts du temps entiegraverement
deacutetermineacutes par le contenu objectif Le deacuteveloppement et donc la deacutemateacuterialisation du concept du
temps est lieacute agrave la neacutecessiteacute drsquoune certaine reacutepartition des taches dans la vie pratique quotidienne
Une preuve du fait que lrsquohomme identifiait les peacuteriodes temporelles gracircce aux tacircches pratiques
est visible selon Megrelidzeacute par exemple dans les noms des mois en geacuteorgien (tels que le mois
de fauchaison le mois de moissonnage le mois de vendange etc) ou encore dans la maniegravere des
Tchouktchi drsquoidentifier les saisons de lrsquoanneacutee avec la reacutealiteacute de la vie des rennes Megrelidzeacute
souligne qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun marquage subjectif ou arbitraire du temps Bien au contraire il
est lieacute avec la reacutealiteacute des faits de la vie eacuteconomique qui investissent le temps du contenu Drsquoici
deacutecoule lrsquoexplication des paralleacutelismes culturels dans la mesure du temps Le fait que la division
du temps en des peacuteriodes (nuit-jour mois de lrsquoanneacutee) est agrave observer dans toutes les cultures est
conditionneacute par la reacutealiteacute objective qui donne forme agrave lrsquoactiviteacute de travail et agrave la pratique
eacuteconomique laquo Les activiteacutes meacutenagegraveres qui se structuraient et se groupaient autour de points
temporels deacutefinis conditionnaient telle ou telle division et mesure du temps qui dans la plupart
des cas se fixegraverent dans lrsquoordre du culte raquo196 La mesure du temps prend son essor non pas de
lrsquoobservation du ciel et de la reacutevolution des corps ceacutelestes mais des activiteacutes eacuteconomiques le
temps chaud et froid le temps pluvial et caniculaire le temps des vents des grandes crues etc
sont les uniteacutes temporelles qui facilitent la reacutegulation de lrsquoeacuteconomie
196 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 346
188
laquo La coiumlncidence du nombre des jours dans lrsquoanneacutee est conditionneacutee par le fait que lrsquoanneacutee de
fait comprend 365 frac14 alternances de jour et nuit Quand les peuples arrivegraverent au niveau du
deacuteveloppement ougrave ils devaient pour des raisons eacuteconomiques prendre en compte le peacuteriode de la
reacutevolution du soleil en son entiegravereteacute alors chacun agrave sa maniegravere tocirct ou tard srsquoapprocha de la
reacutealiteacute raquo197
Le troisiegraveme exemple regarde les paralleacutelismes dans les modes de penseacutee198 et notamment
la penseacutee magique que lrsquoon retrouve dans toutes les socieacuteteacutes non seulement agrave une certaine eacutetape
du deacuteveloppement des socieacuteteacutes ougrave ce type de penseacutee est dominant (mecircme si jamais exclusif)
mais mecircme dans la socieacuteteacute moderne ougrave elle subsiste sous la forme reacutesiduelle des superstitions
Selon lrsquoobservation de Megrelidzeacute les superstitions se concentrent autour des sphegraveres drsquoactiviteacute
dans lesquelles le hasard joue un rocircle preacutepondeacuterant et sont donc caracteacuteristiques pour les
cateacutegories drsquoindividus comme les comeacutediens chanteurs politiciens amateurs de jeux de hasard
chasseurs marins etc De lagrave Megrelidzeacute conclut que les superstitions ne pouvant avoir une
origine subjective et volontaire sont les effets drsquoun certain mode de structuration (ou plus
preacuteciseacutement du manque de structuration) du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Dans de telles
sphegraveres drsquoexpeacuterience le milieu nrsquoest pas controcirclable par le sujet et son succegraves ne deacutepend pas des
efforts qursquoil peut faire La raison en est que dans ce type de champs objectifs de lrsquoexpeacuterience les
rapports reacuteels entre les eacuteleacutements du champ ne sont pas discernables et il est impossible pour la
conscience dans le chaos expeacuterientiel de saisir en un complexe de sens lrsquoobjectif que le sujet se
pose et les moyens de son obtention Cela reacuteduit la conscience agrave lrsquoinstauration de rapports
hasardeux et agrave la production de signes superstitieux qui peuvent ecirctre individuels ou geacuteneacuteraliseacutes)
Il ne srsquoagit donc pas ici des rapports de causaliteacute (A provoque B) mais des rapports de
paralleacutelisme (A est accompagneacute ndash est le signe ndash de B) qui peuvent ecirctre absolument arbitraires
Crsquoest ainsi qursquoest deacutecrite eacutegalement la penseacutee magique des sauvages Cependant au fur et agrave
mesure que au cours du procegraves historique la conscience se structure toujours plus
197 Ibid p 347 198 Cette probleacutematique a eacuteteacute plus pleinement discuteacutee dans lrsquoarticle que Megrelidzeacute avait publieacute deacutejagrave en 1935
et qui srsquointitule laquo Sur les superstitions et lrsquoordre lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Dans notre analyse nous nous appuyons donc sur ce texte მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის rsquoპრელოგიკურიrsquo წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990
189
conformeacutement au champ objectif de lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire accumule du savoir et est capable
de saisir des portions consideacuterables du reacuteseau des rapports objectifs la penseacutee devient de plus en
plus satureacutee de liens reacuteels Si le sauvage est incapable drsquoentrevoir un rapport de causaliteacute entre
une blessure par la flegraveche et la mort crsquoest qursquoil lui manque tout un nombre drsquoeacuteleacutements contenus
dans le savoir (le savoir nrsquoeacutetant autre qursquoun reacuteseau de concepts) sur le corps humain - qui selon
Megrelidzeacute a eacuteteacute deacuteveloppeacute au Moyen Acircge avec lrsquoinvention des techniques de torture199 Il est
empecirccheacute drsquoidentifier le rapport de causaliteacute entre ces deux eacuteveacutenements car objectivement ceux-
ci ne sont pas en rapport immeacutediat lrsquoun avec lrsquoautre mais sont lieacutes agrave travers drsquoautres eacuteleacutements qui
srsquoorganisent en un reacuteseau et reacutesultent donc en un savoir physiologique
Megrelidzeacute peut donc contredire Leacutevy-Bruhl ainsi que Durkheim et affirmer que la penseacutee
magique ne relegraveve pas drsquoune mentaliteacute ou drsquoun mode de penseacutee en soi Elle nrsquoest que lrsquoeffet de la
conscience produit par le champ de lrsquoexpeacuterience caracteacuteriseacute objectivement par un haut degreacute de
deacutesordre ou par manque de preacutedisposition de la conscience agrave percevoir des portions du reacuteseau
des eacuteleacutements objectif ce qui au final revient au mecircme Qui plus est lrsquohomme moderne qui
dans une certaine situation agit et pense drsquoune maniegravere tout agrave fait rationnelle peut avoir des
superstitions dans une autre situation (lrsquoexemple en serait un professeur qui va agrave la chasse ou
joue aux cartes) Il en va de mecircme pour le sauvage Leacutevy-Bruhl remarque agrave propos de la
mentaliteacute primitive que parfois les sauvages font preuve drsquoun comportement extrecircmement
rationnel Ainsi les diffeacuterents modes de structuration de la penseacutee peuvent coexister dans un
individu qui peut tregraves bien toleacuterer des ideacutees ou opinions contradictoires quand elles sont
suggeacutereacutees par la pratique et lrsquoexpeacuterience Cela nrsquoest que la preuve pour Megrelidzeacute que ni les
cateacutegories socio-aprioriques ni des modes diffeacuterents de la mentaliteacute nrsquoexistent les penseacutees eacutetant
deacutependantes des facteurs objectifs et de la structuration objective du champ drsquoexpeacuterience
Enfin Megrelidzeacute explique les raisons pour lesquelles dans certaines socieacuteteacutes la penseacutee
magique preacutevaut alors que dans drsquoautres elle est marginaliseacutee sous forme de superstition Cela
deacutepend de lrsquoactiviteacute eacuteconomique principale de la socieacuteteacute donneacutee qui est le champ objectif
drsquoexpeacuterience dans toute socieacuteteacute Ainsi la penseacutee magique est-elle preacutesente surtout dans les
socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs qui pratiquent une vie eacuteconomique extrecircmement instable et
difficilement controcirclable
199 Cf Ibid p 537
190
Cette analyse drsquoun cas concret et empirique fait ressortir les traits de la conception de
Megrelidzeacute plus clairement que ce nrsquoest le cas des longues discussions purement theacuteoriques
Nous y voyons tout un chemin argumentatif qui srsquoeacutetend du type drsquoactiviteacute eacuteconomique de la
socieacuteteacute jusqursquoagrave la maniegravere dont la conscience structure son contenu en passant agrave travers les
questions geacuteneacuterales sur le fonctionnement de la conscience le rocircle du champ objectif de
lrsquoexpeacuterience la production du savoir Et qui plus est toute cette complexiteacute est mise au service
drsquoune analyse comparatiste ou nous pourrions aussi dire que cette complexiteacute elle-mecircme se
deacuteploie gracircce agrave la maniegravere de poser la question dans une perspective comparatiste Enfin nous y
voyons plus clair dans les points par lesquels Megrelidzeacute se distancie de Leacutevy-Bruhl
Passons maintenant agrave lrsquoeacutetape suivante du chapitre Megrelidzeacute arrive donc agrave la conclusion
que malgreacute lrsquoideacutee communeacutement partageacutee selon laquelle les conditions sociales deacuteterminent la
penseacutee sous cette forme simple elle ne relegraveve pas de la penseacutee marxiste Crsquoest plutocirct une penseacutee
deacuteterministe qursquoil attribue avant tout agrave Durkheim pour qui la conscience serait laquo un appareil mort
qui reproduit les formes lui eacutetant eacutetrangegraveres raquo Pour Marx en revanche les conditions mateacuterielles
deacutefinissent la penseacutee mais drsquoune maniegravere oblique crsquoest-agrave-dire seulement dans la mesure ougrave ce
sont elles qui mettent en avant les problegravemes deacutefinissent les groupements de personnes dans le
champ social deacutefinissent leurs inteacuterecircts et ainsi orientent le travail de la conscience qui prend en
compte le sens des nouveaux objets et des nouvelles situations agrave reacutesoudre La deacutetermination
sociale de la penseacutee comme Megrelidzeacute voudrait lrsquoentendre serait donc le reacutesultat des
compromis entre les problegravemes objectivement cristalliseacutes et la conscience qui limiteacutee par sa
structuration et donc reacutesistante cherche agrave les reacutesoudre mais en geacuteneacuteralisant ses reacutesultats
transforme lrsquoobjectiviteacute qui de son cocircteacute lui renvoie des problegravemes nouveaux Cependant ce
procegraves loin drsquoecirctre cyclique produit un effet drsquoaccumulation en impliquant dans la sphegravere de la
connaissance humaine toujours plus grande tant la nature que la reacutealiteacute sociale Plus tard nous
discuterons les conseacutequences drsquoune telle vision sur la philosophie de lrsquohistoire de Megrelidzeacute
Mais revenons agrave la lettre de son livre
Etant donneacute que la conscience pour Megrelidzeacute nrsquoest pas un appareil de reproduction
meacutecanique ou reacuteflectif mais creacuteatif et producteur du sens gracircce agrave sa liberteacute relative le pas
suivant dans son raisonnement est lrsquointerrogation sur le rocircle de lrsquoindividu dans la socieacuteteacute ou
plus preacuteciseacutement dans la production du savoir eacutetant donneacute que la socieacuteteacute est envisageacutee par
Megrelidzeacute toujours comme un tout en deacuteveloppement Mecircme si ce sont bien les conditions
191
historiques et sociales qui mettent lrsquohomme dans une certaine position sociale deacutefinissent ses
inteacuterecircts et donnent une certaine orientation au travail de la conscience une telle deacutetermination ne
srsquoapplique pas aux comportements ou penseacutees individuels Megrelidzeacute distingue drsquoune part
lrsquointeacuterecirct comme une tacircche historique ou un objectif geacuteneacuteral et drsquoautre part les inteacuterecircts proches
de lrsquoindividu qui dirigent ses actions quotidiennement Les consciences individuelles ont leur
maniegravere propre agrave chacune drsquoentre elles de reacutesoudre un conflit ou un problegraveme Cependant les
comportements particuliers et locaux nrsquoont pas la capaciteacute automatique drsquoacqueacuterir une valeur
sociale et drsquoinfluencer lrsquoopinion publique Pour qursquoun eacuteveacutenement particulier puisse se socialiser
il faut que les inteacuterecircts drsquoune multipliciteacute convergent autour de lui Une ideacutee peut avoir une
origine individuelle mais elle peut ne pas attendre le degreacute de geacuteneacuteralisation neacutecessaire pour
subsister
laquo Dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute aucun des grands problegravemes drsquoordre technique ou theacuteorique nrsquoa
eacuteteacute reacutesolu de bout en bout par une personne Drsquohabitude chaque grand problegraveme se reacutesout depuis des
cocircteacutes diffeacuterents partiellement agrave travers le travail de beaucoup drsquoindividus qui attaquent la question
depuis des points du vue diffeacuterents et souvent ne soupccedilonnent mecircme pas lrsquoexistence de ce problegraveme
dans ses dimensions reacuteelles raquo200
Lagrave aussi Megrelidzeacute fait recours au modegravele du champ et considegravere que la reacutesolution de tel ou
tel problegraveme advient au moment ougrave la multipliciteacute des solutions partielles et des efforts
individuels srsquoentrelacent objectivement en srsquoorganisant en un ensemble et en fermant le circuit
Les deacutecouvertes scientifiques sont souvent le reacutesultat de tels efforts drsquoorganisation qui poussent
lrsquoideacutee agrave se cristalliser Et crsquoest souvent un seul individu qui disposant de toutes les avanceacutees
partielles qui le preacuteceacutedent historiquement et eacutetant bien preacutepareacute et preacutedisposeacute par ces savoirs
reconfigure tout le champ de savoir restructure les vieux et les nouveaux eacuteleacutements dans un
nouvel ensemble de sens (ce qui de son cocircteacute provoque une redeacutefinition du sens de chaque
eacuteleacutement) et ainsi arrive agrave une deacutecouverte scientifique201 Le travail long vague et encore disperseacute
et multiple preacutepare le sol pour une soudaine configuration des eacuteleacutements partiels en un champ
geacuteneacuteral pour faire ressortir lrsquoideacutee dans sa clarteacute eacuteclatante Le deacuteclencheur pour ce geste deacutecisif
200 Ibid p 355 201 NB Megrelidzeacute ne parle pas des paradigmes scientifiques mais des deacutecouvertes
192
peut ecirctre une certaine situation ou le travail sur un objet que lrsquoon essaie drsquoinseacuterer dans un
contexte de sens Le champ peut se reconfigurer soudainement pour laisser entrer lrsquoobjet en son
inteacuterieur et permettre une reacutesolution du problegraveme en assignant agrave cet objet un sens nouveau et
clair Megrelidzeacute en conclut que ce qui rend la deacutecouverte scientifique irreacuteversible est le travail
laquo inconscient raquo des multiples individus (et non pas ou pas forceacutement un travail collectif) sur les
problegravemes historiquement mis en valeur
A partir de cette approche Megrelidzeacute eacutelabore une vision singuliegravere de lrsquohistoire des ideacutees et
de la philosophie Les grands penseurs et les creacuteateurs des systegravemes philosophiques y
apparaissent comme des personnes laquo plus ou moins aleacuteatoires raquo Alors que traditionnellement
lrsquohistoire de la philosophie est peupleacutee exclusivement par des intellectuels exceptionnels Cette
image leur est attribueacutee gracircce agrave la structuration du savoir sur lrsquohistoire de la philosophie ougrave tout
un nombre de penseurs sont oublieacutes alors que leurs meacuterites sont reacutesorbeacutes dans des figures qui ne
font qursquoaccomplir le geste deacutecisif de la reconfiguration irreacuteversible du savoir Cela leur confegravere
lrsquoallure drsquoune force intellectuelle deacutemesureacutee et inhumaine La deacutemystification drsquoune telle vision
de lrsquohistoire de la penseacutee est possible si lrsquoon prend en compte la sociogenegravese des ideacutees et que lrsquoon
reconstruit lrsquoeacuteconomie de savoir geacuteneacuteraliseacutee dans laquelle elles se sont cristalliseacutees Pour en
donner une ideacutee plus claire citons le passage suivant
laquo Le fameux laquo Aufhebung raquo de Hegel qui nous frappe aujourdrsquohui par son sens profond eacutetait
plus que courant dans son eacutepoque Schelling parlait de la laquo potenzieren raquo Goethe en lien avec les
questions de la peacuteriodiciteacute et [des procegraves de caractegravere] cyclique appelait la mecircme ideacutee
laquo Steigerung raquo Hegel nrsquoa fait qursquoeacutelaborer preacuteciser et formuler cette ideacutee de la maniegravere la plus
complegravete dont le point de vue ideacutealiste eacutetait capable en creacuteant ainsi lrsquoexpression la plus adeacutequate agrave
cette ideacutee (Aufhebung) Or de nos jours il nrsquoy a presque personne qui se souvienne de toutes les
autres tentatives et avancements raquo202
Il faudrait agrave ce propos que nous eacutevoquions lrsquoarticle intituleacute laquo N Ja Marr et la philosophie
du Marxisme raquo203 paru en 1935 dans lequel Megrelidzeacute touche la question de lrsquohistoire de la
philosophie Il deacuteplore que dans sa version bourgeoise le deacuteveloppement de la philosophie soit
202 Ibid p 358 203 Cf Константин Романович МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем
марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 81-87
193
preacutesenteacute comme laquo une galerie de quelques heacuteros de la raison raisonnante (мыслящего разума) raquo
alors que la philosophie devrait ecirctre soumise agrave lrsquoanalyse dans le cadre geacuteneacuteral du deacuteveloppement
stadiologique car dans son devenir elle se situe sur le mecircme plan que les formes de la
conscience sociale lrsquoideacuteologie et la vision du monde tout court Megrelidzeacute observe deux
tendances dans lrsquohistoriographie bourgeoise de la philosophie Drsquoune part la penseacutee de la Gregravece
antique et plus preacuteciseacutement celle des philosophes preacutesocratiques est preacutesenteacutee agrave travers le
prisme de la philosophie ideacutealiste moderne Alors que des concepts comme lrsquoeau la terre lrsquoair
le feu chez Thales Anaximandre Anaximegravene Heacuteraclite et autres sont des expressions encore
captives de la penseacutee magique et expriment le sens de concepts comme lrsquoesprit ou la raison dans
une forme encore imageacutee non-deacutemateacuterialiseacutee et non-rationaliseacutee (il arrive agrave cette conclusion par
une longue analyse de lrsquousage de ces mots par la meacutethode de la linguistique paleacuteontologique)
Drsquoautre part lrsquoancien Orient est consideacutereacute comme eacutetrange et exotique captif de la penseacutee
mythologique et deacutepourvu de puissance intellectuelle (мыслительных) En srsquoappuyant sur
Johannes Hertel (Die Sonne und Mithra im Awesta) Megrelidzeacute analyse des concepts tireacutes des
anciens textes orientaux tels que le Rig-Veacuteda et lrsquoAvesta ougrave il constate les mecircmes types
drsquoexpressions imageacutees pour des concepts similaires
Il en conclue que la diffeacuterence principielle entre la penseacutee des grecques preacutesocratiques et la
penseacutee orientale nrsquoexiste pas les deux eacutetant situeacutees au stade encore magique de la vision du
monde Il faut qursquoune nouvelle reconstruction de lrsquohistoire de la penseacutee soit effectueacutee pour qursquoil
soit possible drsquoeacutevaluer la penseacutee agrave chaque eacutetape de son deacuteveloppement de la situer par rapport
aux autres stades ou lignes du deacuteveloppement de la penseacutee mais eacutegalement pour montrer que les
concepts philosophiques modernes tels que lrsquoesprit lrsquoacircme la substance lrsquoideacutee le logos etc ne
sont que des remaniements tardifs des repreacutesentations eacutemergeacutees au stade toteacutemique et cosmique
de la penseacutee Lagrave aussi la meacutethode paleacuteontologique de la langue doit jouer le rocircle deacutecisif
VIII Procegraves de circulation sociale des ideacutees Dans ce chapitre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse aux
meacutecanismes et agrave la dynamique de la circulation des ideacutees et cela non seulement dans une socieacuteteacute
moderne (un terme qui lui est eacutetranger) mais aussi agrave lrsquoexemple des reacutecits folkloriques Il
preacutesente sa conception de la conscience sociale et agrave cette occasion critique la sociologie de
Durkheim et la linguistique de Saussure La question qui traverse ces discussions est celle de la
relation entre lrsquoindividuel et le social Megrelidzeacute arrivera agrave une formule dialectique selon
194
laquelle la penseacutee est pleinement remplie par des contenus ayant une valeur sociale mais elle
nrsquoest la penseacutee que dans la mesure ougrave elle individualise le social par lrsquoacte mecircme de la penseacutee
Quant agrave lrsquoindividu dans le champ de la conscience sociale il est important en tant que
lrsquoactualisateur de la penseacutee qui peut non seulement reproduire les ideacutees mais en creacuteer drsquoautres et
les mettre agrave lrsquoeacutepreuve en les faisant circuler Lrsquoindividu participe donc par ses penseacutees et ses
actions au devenir permanent du champ de la conscience sociale Penchons-nous sur cela drsquoun
peu plus pregraves
La conscience individuelle est remplie par des ideacutees sociales La conscience se les
approprie mais aussi les projette dans la socieacuteteacute ndash elle les laquo socialise raquo en les rendant disponible
aux autres pour appropriation - et constitue ainsi un point de force dans le champ de la
conscience sociale Toute deacutecouverte individuelle toutes les penseacutees qursquoun individu diffuse
ainsi que les produits de son activiteacute sont approprieacutes par drsquoautres individus et provoquent des
reacuteactions drsquoacceptation ou de critique Toute exteacuteriorisation ideacuteelle individuelle srsquoinsegravere dans la
circulation sociale et devient lrsquoun des nombreux facteurs de la reacutealiteacute sociale Toute ideacutee a donc
un certain champ de circulation Megrelidzeacute discute les raisons qui peuvent eacutelargir le champ de
circulation drsquoune ideacutee donneacutee la renforcer et la rendre influente dans la structuration de la
conscience sociale Premiegraverement il faut que lrsquoideacutee soit soutenue par les inteacuterecircts reacuteels des
individus ou des groupes Deuxiegravemement elle doit ecirctre accessible agrave des cercles sociaux ecirctre
intellectuellement compreacutehensible pour les membres drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun groupe Ces deux
conditions mettent la source de la puissance de lrsquoideacutee agrave la fois agrave lrsquoexteacuterieur et agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquoideacutee elle-mecircme drsquoune part lrsquoideacutee est complegravetement deacutepourvue de puissance drsquoexistence ses
porteurs eacutetant son seul soutien vivant mais drsquoautre part lrsquoideacutee pour ecirctre soutenue du dehors
ecirctre porteacutee et ainsi pourvue de force sociale doit par son contenu correspondre agrave une certain
demande sociale ndash intellectuelle mais aussi mateacuterielle Quant agrave la force de lrsquoideacutee elle transparaicirct
non seulement dans la largeur du champ de sa circulation crsquoest-agrave-dire dans le nombre des
individus par lesquels elle est porteacutee ndash si crsquoeacutetait la seule explication alors lrsquoideacutee nrsquoaurait qursquoun
caractegravere purement passif ndash mais eacutegalement dans sa capaciteacute de transformer le savoir
socialement preacutesent et de creacuteer une nouvelle compreacutehension de la reacutealiteacute
La reacutesistance que lrsquoideacutee peut rencontrer dans le procegraves de sa socialisation peut ecirctre
conditionneacutee drsquoune part par le caractegravere trop progressif de lrsquoideacutee (le complexe des ideacutees sociales
agrave une certaine eacutetape du deacuteveloppement de la socieacuteteacute peut ne pas permettre lrsquointeacutegration drsquoune
195
ideacutee trop eacuteloigneacutee et peut ne pas se laisser reconfigurer par elle si meacutetaphoriquement parlant
laquo le sol nrsquoest pas preacutepareacute raquo pour lrsquoacceptation drsquoun certain eacuteleacutement) Mais drsquoautre part ce sont
les rapports sociaux et la disposition des forces et des inteacuterecircts sociaux qui peuvent jouer le rocircle
drsquoune barriegravere Nous devons faire remarquer ici que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur le terme
laquo ideacuteologie raquo qursquoil nrsquoutilise que tregraves rarement et contextuellement Ce terme a eu un itineacuteraire
assez compliqueacute dans la penseacutee marxiste prenant des formes diffeacuterentes telles que la laquo fausse
ideacuteologie raquo (Lukacs) ou lrsquolaquo ideacuteologie du proleacutetariat raquo (Leacutenine) Quant agrave Megrelidzeacute agrave cette
eacutetape de son argumentation il ne parle que des complexes drsquoideacutees sans les mettre en relation
avec la structuration des inteacuterecircts dans la socieacuteteacute (cette question est discuteacutee dans le chapitre IX
du livre) et ne peut donc pas formuler les diffeacuterences entre lrsquoideacuteologie et le savoirla science ou
encore entre deux ideacuteologies diffeacuterentes Dans ce contexte lrsquoideacuteologie ne serait qursquoun complexe
drsquoideacutees en circulation compris en un sens neutre Megrelidzeacute souligne seulement que toute
ideacuteologie deacutetient un laquo cocircteacute conservateur raquo Or le conservatisme relegraveve non pas de la nature du
contenu mais de la puissance drsquoecirctre de tout complexe drsquoideacutees en tant que structureacute et reacutesistant agrave
la transformation Sans pouvoir encore preacuteciser la nature de lrsquoideacuteologie Megrelidzeacute fait quelques
remarques sur la maniegravere dont elle circule Le complexe des ideacutees dans lesquelles la classe
dominante se reconnaicirct et qui deacutefinit lrsquolaquo opinion publique raquo puise ses forces de la tradition de la
routine ainsi que des instruments de lrsquolaquo influence spirituelle raquo tels que les eacutecoles les manuels la
presse Cette force conservatrice transparaicirct en ceci que mecircme lorsque les couches domineacutees de
la socieacuteteacute se heurtent dans les ideacutees dominantes qui ne correspondent pas agrave leurs inteacuterecircts agrave des
contradictions ressenties encore vaguement elles continuent pendant une dureacutee plus ou moins
longue agrave penser dans ces termes qui leur sont objectivement eacutetrangers Cette tendance
conservatrice propre au procegraves de la circulation sociale des ideacutees fait que toute ideacutee nouvelle ne
peut srsquoaffirmer que par un combat Son maintien prolongeacute produit un eacutecart entre drsquoune part la
conscience sociale et drsquoautre part le deacuteveloppement tant de la culture mateacuterielle que des
rapports sociaux204 Cet eacutecart ou si lrsquoon veut le retard des ideacutees sur les inteacuterecircts peut ecirctre
204 Cette thegravese pourrait ecirctre vue comme une variation ou un deacutetournement dans les termes de la sociologie du
savoir de la thegravese que lrsquoon trouve dans le manifeste communiste de Marx et Engels La thegravese originelle parle de lrsquoeacutecart entre drsquoune part les forces productrices et surproduction et drsquoautre part les rapports sociaux fondeacutes sur la proprieacuteteacute bourgeoise laquo hellipla socieacuteteacute a trop de civilisation trop de moyens de subsistance trop drsquoindustrie trop de commerce Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le deacuteveloppement des conditions de la proprieacuteteacute bourgeoise au contraire elles sont devenues trop puissantes pour ces conditions qui se tournent en entraves et toutes les fois que les forces productives sociales srsquoaffranchissent de ces entraves elles preacutecipitent dans
196
neutraliseacute par lrsquoeacutetablissement des ideacutees porteacutees par la classe progressive qui est la nouvelle force
creacuteatrice de lrsquohistoire
Dans cette description un passage attire lrsquoattention laquo [la situation est diffeacuterente quand il
srsquoagit de] lrsquoorganisation active du travail socio-eacuteducatif qui permet de restructurer rapidement la
conscience et de faciliter avec le concours de lrsquoinstruction la maicirctrise drsquoideacutees extrecircmement
complexes et la compreacutehension des acquis de la penseacutee raquo205 Evidemment Megrelidzeacute deacutefinit ici
le rocircle du parti dont la mission serait drsquointervenir dans la circulation des ideacutees pour acceacuteleacuterer le
devenir de la classe reacutevolutionnaire
Megrelidzeacute poursuit son analyse geacuteneacuterale une fois que les ideacutees se sont socialiseacutees et
deacutetacheacutees des individus qui les ont produites elles tombent sous lrsquoemprise des meacutecanismes de
circulation sociale des ideacutees Elles sont mises agrave lrsquoeacutepreuve dans des circonstances diffeacuterentes et
sont induites agrave manifester leurs multiples cocircteacutes Au cours de ce procegraves de lrsquoapplication et de la
critique des ideacutees elles se concreacutetisent se preacutecisent se perfectionnent et en mecircme temps
perdent toute trace de leur provenance individuelle Elles se laquo deacutepersonnalisent raquo et acquiegraverent le
caractegravere veacuteritablement social Ce procegraves de seacutedimentation drsquoune grande multipliciteacute
drsquoexpeacuteriences et de savoir dans les ideacutees (ainsi que dans des formes de la culture mateacuterielle) qui
avance agrave travers leur reacutealisation en pratique et la lutte sociale pour une telle reacutealisation coiumlncide
selon Megrelidzeacute avec le procegraves historique de lrsquoapproximation toujours croissante de la penseacutee
humaine agrave la reacutealiteacute objective Le monde de la nature et des rapports sociaux est saisi drsquoune
maniegravere toujours plus pleine Le parti comme lrsquoagent de la lutte sociale est donc le facteur de
lrsquoapproximation agrave la veacuteriteacute
En vue drsquoun deacutevoilement du meacutecanisme de la circulation des ideacutees mais eacutegalement avec
lrsquointention de couvrir des questions relatives agrave lrsquoethnologie Megrelidzeacute entreprend lrsquoanalyse du
mode de circulation du folklore crsquoest-agrave-dire des reacutecits de diffeacuterents types (mythes contes de feacutee
etc) Par cette analyse il met dans une nouvelle perspective la question de la diffeacuterence entre
lrsquoindividuel et le social (ou collectif) et essaie de deacutepasser la dichotomie qursquoil voit entre deux
types de theacuteories sociologiques (les deux bourgeoises) qui sont porteacutees agrave privileacutegier lrsquoun de ces
deux pocircles en lui attribuant le rocircle de facteur deacuteterminant par rapport agrave lrsquoautre Megrelidzeacute
le deacutesordre la socieacuteteacute tout entiegravere et menacent lrsquoexistence de la proprieacuteteacute bourgeoise Le systegraveme bourgeois est devenu trop eacutetroit pour contenir les richesses creacuteeacutees dans son sein raquo Karl MARX Friedrich ENGELS Manifeste du parti communiste Editions champ libre Paris 1983 p 35
205 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 366
197
commence par une attaque contre des propos drsquoAlbert Wesselski206 concernant lrsquoorigine et la
circulation des contes feacutees et des contenus folkloriques en geacuteneacuteral Selon Wesselski le folklore
(ou plus preacuteciseacutement les Natursagen ainsi que les mythes) ne serait que le reacutesultat de creacuteateurs
individuels (precirctres prophegravetes poegravetes) qui auraient composeacute librement des reacutecits en reacutepondant agrave
des interrogations des curieux dont ils eacutetaient entoureacutes Quant au procegraves de la circulation elle ne
serait que la deacuteformation et la contamination progressive de telles creacuteations individuelles Pour
Megrelidzeacute en revanche crsquoest justement la circulation sociale qui est elle-mecircme le procegraves
creacuteatif dans laquelle les motifs traditionnels (mythiques magiques religieux etc) se composent
et acquiegraverent la forme de narration au fil des diffeacuterentes versions Les motifs se croisent se
superposent comme des couches produisant ainsi des scheacutemas narratifs Megrelidzeacute refuse donc
de reacuteduire le folklore agrave un facteur subjectif Et cela non seulement en ce qui concerne la reacutealiteacute
de la circulation mais eacutegalement dans la mesure ougrave Megrelidzeacute nie par principe le caractegravere
libre de la creacuteation subjective Selon lui la fantaisie mecircme nrsquoest pas arbitraire mais
historiquement limiteacutee car comme nous avons deacutejagrave souligneacute agrave propos de la vision gestaltiste de
la conscience chez Megrelidzeacute lrsquoimagination loin drsquoecirctre libre dans lrsquoarticulation des eacuteleacutements et
dans lrsquoinstauration de liens logiques entre eux ne fonctionne que par la transformation des
modes drsquoorganisation de contenus deacutejagrave existants Mecircme dans le cas de la fantaisie cette
reacutesistance du contenu creacutee des preacutedispositions limitatrices pour de possibles transformations de
206 Albert Wesselski (1871-1939) est un traducteur et chercheur autrichien qui est surtout connu pour sa
tentative de deacutevelopper dans son Versuch einer Theorie des Maumlrchens (Sudetendeutscher Verlag Frany Kraus Reichenberg 1931) - sur lequel srsquoappuie Megrelidzeacute - une theacuteorie des contes (dont il propose drsquoailleurs une deacutefinition dans le cadre drsquoune classification entre Maumlrchen Maumlrleine Sagen) Wesselski analyse les reacutecits donneacutes dans la tradition orale (comme base lui servent les contes recueillis par les fregraveres Grimm) et distingue des motifs qui devront permettre une reconstruction de la forme la plus primitive des premiers contes qui eacutemergent agrave partir des mythes Gracircce agrave la diffeacuterentiation entre des couches de la culture qui permet que le pheacutenomegravene de la critique eacutemerge agrave lrsquoOccident les mythes critiqueacutes pour leurs eacuteleacutements religieux (autrement dit pour leurs motifs mythiques) sont transformeacutes en leur parodies et prennent la forme des contes en adoptant les motifs de miracle (Wundermotive) Lrsquoabsence en Orient de lrsquoinstance culturelle qui assumerait le rocircle de la critique fait selon Wesselski que lagrave on ne trouve pas de contes mais des reacutecits mythiques qui servent de base pour une transformation en contes Outre cela Wesselski srsquointerroge sur la maniegravere dont les contes circulent sont preacuteserveacutes (Erhaltung) et se transforment Ce faisant il introduit les figures de celui qui soigne les contes (le Maumlrchenpflaumlger qui preacuteserve la forme du conte ndash par exemple en les fixant par lrsquoeacutecriture ndash pour eacuteviter qursquoils ne soient oublieacutes ou encore deacutefinitivement transformeacutes au cours de la circulation orale) et de celui qui est leur porteur (le Maumlrchentraumlger qui garantit la transmission circulation et disseacutemination orale du conte en en produisant des versions diffeacuterentes) Apparemment crsquoest bien le fait que le scheacutema explicatif de la circulation des contes proposeacute par Wesselski prenne appui sur lrsquoactiviteacute des individus qui a provoqueacute la critique de la part de Megrelidzeacute En effet nous lisons chez Wesselski laquo Denn immer sind es nur Einzelne die die Maumlrlein und die Maumlrchen zubereiten immer sind es nur Einzelne die das Zubereitete erhalten und immer sind es nur Einzelne die das Erhaltene verbreiten Das Kollektivum das Volk kommt weder als zubereitend noch als erhaltend noch als vertreibend in betracht ldquo Versuch einer Theorie des Maumlrchens Op cit p 178
198
ce contenu Par conseacutequence la fantaisie ne peut pas ecirctre complegravetement dissocieacutee de lrsquohistoriciteacute
et donc de la dimension proprement sociale des ideacutees Ce principe gestaltiste des preacutedispositions
qui est agrave lrsquoœuvre non seulement dans la conscience individuelle (limitant mecircme la fantaisie)
mais est transposeacute eacutegalement sur le mode de circulation (ou autrement dit de creacuteation
continuelle) des contenus du folklore permet agrave Megrelidzeacute drsquoaffirmer que la diffeacuterence entre
lrsquoindividuel et le social nrsquoexiste pas ni dans les artefacts de la culture mateacuterielle ni dans des
produits ideacuteologiques On a affaire agrave des formations socio-historiques qui gardent en soi les
seacutedimentations des expeacuteriences de beaucoup de geacuteneacuterations La diffeacuterence entre le contenu
individuel et le contenu socio-historique est eacutegalement une abstraction quand il srsquoagit de la
conscience individuelle
Ces conclusions quant agrave lrsquoartificialiteacute et au caractegravere abstrait de la diffeacuterence entre
lrsquoindividuel et le social permettent agrave Megrelidzeacute de passer agrave la critique des theacuteories sociologiques
bourgeoises pour lesquelles cette diffeacuterence est un preacutesupposeacute accepteacute sans critique Suivant le
type de hieacuterarchie qursquoelles instaurent entre les termes de cette diffeacuterence Megrelidzeacute distingue
deux lignes theacuteoriques drsquoune part ce sont Moritz Lazarus Dimitrie Drăghicescu Durkheim
Leacutevy-Bruhl qui retiennent que la socieacuteteacute deacutefinit lrsquoindividu et drsquoautre part Georges Palante
Lebon Thomas Carlyle qui affirment que ce sont les individus qui faccedilonnent la socieacuteteacute207
Contrairement agrave ces positions partiales Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee qursquoil ne peut srsquoagir que de
deux mouvements simultaneacutes dans le procegraves de la production distribution et consommation le
social srsquoindividualise en mecircme temps que lrsquoindividuel se socialise La penseacutee est individuelle
mais seulement dans la mesure ougrave elle effectue lrsquoindividualisation du social Megrelidzeacute renforce
cette position par des citations tireacutees des Manuscrits eacuteconomico-philosophiques de 1844 de Marx
ougrave il est question de lrsquoindiffeacuterenciation entre la vie individuelle et la vie geacuteneacuterique de lrsquohomme
Megrelidzeacute arrive ensuite agrave lrsquoanalyse de ce qursquoest la conscience sociale Mais avant
drsquoaborder ce point qui est le dernier du chapitre nous voudrions attirer lrsquoattention sur un aspect
encore de la circulation sociale des ideacutees agrave savoir les emprunts Megrelidzeacute souligne que
207 Une des sources importantes de ses connaissances en sociologie a sans doute eacuteteacute pour Megrelidzeacute le recueil
intituleacute Ideacutees nouvelles en sociologie (paru en 1914 en langue russe) qui rassemblait des articles traitant la probleacutematique du rapport entre la sociologie et la psychologie Crsquoest lagrave qursquoil a ducirc deacutecouvrir les ideacutees de Drăghicescu et de Palante ainsi que celles de Tarde et Durkheim eacutegalement (quoique les reacutefeacuterences agrave Durkheim que lrsquoon trouve dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ne se limitent pas agrave lrsquoarticle qui a eacuteteacute inseacutereacute ce recueil) Cf М М КОВАЛЕВСКИЙ Е В ДЕ-РОБЕРТИ (eacuted) Новые идеи в социологии Социология и психология Сборник 2 Образование СПБ 1914
199
lrsquoemprunt drsquoune ideacutee drsquoun motif ou autre nrsquoest jamais un deacuteplacement meacutecanique drsquoun eacuteleacutement
culturel dans un milieu eacutetranger Les ideacutees ne peuvent pas se deacuteplacer sans se transformer Qui
plus est il est neacutecessaire que le niveau de deacuteveloppement culturel permette que certains eacuteleacutements
soient perccedilus et accepteacutes Encore une fois nous voyons ici que Megrelidzeacute applique agrave la culture
le mecircme scheacutema qui lui servait agrave expliquer la perception humaine Mais ce qui est inteacuteressant
crsquoest la conseacutequence qursquoil en tire lrsquohypothegravese selon laquelle lrsquoemprunt serait un deacuteplacement
meacutecanique des eacuteleacutements culturels relegraveve de lrsquoattitude colonialiste Cette hypothegravese donne lrsquoessor
agrave des projets theacuteoriques appeleacutes aux reconstructions de la langue originale agrave lrsquoidentification et agrave
la leacutegitimation comme tels du peuple original de la mythologie originale etc Cependant selon
Megrelidzeacute une telle reconstruction est impossible (et de tels objets nrsquoexistent pas) vu que
lrsquoemprunt sur lequel se base donc la reconstruction nrsquoest pas le meacutecanisme reacuteel de la formation
des pheacutenomegravenes culturels Crsquoest toujours cette hypothegravese qui est agrave la base de lrsquoideacutee infondeacutee que
les peuples peu deacuteveloppeacutes auraient tout agrave emprunter aux peuples culturellement plus avanceacutes
En veacuteriteacute il ne srsquoagissait pas dans le colonialisme drsquoun transfert des valeurs culturelles (tout
emprunt nrsquoeacutetant qursquoun procegraves creacuteatif et transformatif) mais drsquoune violence culturelle et de la
reacuteduction de ces peuples agrave lrsquoesclavage au nom des inteacuterecircts de lrsquohumaniteacute sous lesquels se
cachaient les inteacuterecircts particuliers
En dernier point de ce chapitre Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur ce qursquoest la conscience
sociale En un premier temps il examine lrsquohistoire de la notion de conscience sociale En un
deuxiegraveme temps il adresse une critique drsquoune part agrave Durkheim et Leacutevy-Bruhl et drsquoautre part agrave
Saussure pour ensuite proposer sa propre conception En conclusion il fait quelques remarques
sur lrsquoeacutetat de la conscience sociale dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes avant de passer dans le
chapitre suivant agrave une plus large discussion de cette mecircme question
Les premiegraveres conceptualisations de la conscience sociale sont agrave trouver chez Fichte et
Schelling ougrave elle se preacutesente sous la forme de Volksgeist (lrsquoesprit national) Ce terme est repris
par lrsquoeacutecole historique du droit (Friedrich Carl von Savigny Georg Friedrich Puchta) et investi de
la signification de la force qui est agrave la base des procegraves sociaux des institutions ainsi que des
conceptions du droit et de lrsquoEtat Puis chez Moritz Lazarus et Heymann Steinthal (eacutediteurs du
Zeitschrift fuumlr Voumllkerspsychologie und Sprachwissenschaft) on voit se syntheacutetiser lrsquoesprit
mondial heacutegeacutelien et lrsquoesprit national ou racial de Herbart ce qui reacutesulte dans une conception de
la psychologie nationale comme principe de lrsquohistoire Crsquoest bien lrsquoideacutee de la nation comme uniteacute
200
psychique qui pousse Dilthey agrave conceptualiser un partage entre les Geistesswissenschaften et les
Naturwissenschaften qui se distinguent par le type de causaliteacute (spirituelle ou naturelle)
applicable agrave leurs objets de recherche respectifs Wilhelm Wundt a essayeacute de rejeter lrsquoideacutee de
psychologie du peuple et a consideacutereacute qursquoau lieu de lrsquoesprit national ce sont les formes de la vie
spirituelle telles que la langue les croyances les coutumes qui devraient devenir lrsquoobjet des
sciences sociales Malgreacute cela Wundt aussi selon Megrelidzeacute reste captif du psychologisme car
il ne comprend pas le tout social autrement que comme lrsquoensemble des relations psychiques entre
les individus Par conseacutequent les individus sont envisageacutes comme emporteacutes par des ideacutees et des
eacutemotions semblables par le meacutecanisme de la contagion psychique Cette approche a eacuteteacute adopteacutee
par drsquoautres theacuteoriciens eacutegalement Pour certains entre eux il srsquoagissait des procegraves psychiques
conscients (Tarde Lebon) pour drsquoautres des procegraves psychiques inconscients (Vladimir
Mikhaikovitch Bechterev Nikolaj Konstantinovitch Mikhailovski Scipio Sighele) Selon
Megrelidzeacute le problegraveme des conceptions qui mettent des eacuteleacutements psychologiques tels que les
eacutemotions agrave la base de la vie et de la conscience sociale consiste en ceci que la socieacuteteacute se
preacutesente comme le reacutesultat des actes reacuteflectifs et inconscients par lesquels laquo les hommes dans
une certain mesure cessent drsquoecirctre des hommes et se transforment en des animaux reacutegis
seulement par des actes reacuteflectifs et instinctifs raquo Pour Megrelidzeacute qui comme nous lrsquoavons vu
fait une distinction radicale entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain (crsquoest-agrave-dire sociale et historique)
le psychologisme est intoleacuterable en sociologie Enfin Megrelidzeacute deacutedie des pages critiques agrave
Werner Sombart qui tout en reacutefutant le psychologisme dans les sciences sociales nrsquoarrive
pourtant pas agrave deacutepasser ce paradigme car en mettant la communauteacute de sens (Sinnzammenhang)
agrave la base de la coheacutesion sociale il en exclut les actes et les comportements reacuteels (Tat)
Si par cet examen de lrsquohistoire de la notion de conscience sociale Megrelidzeacute met en relief
son opposition agrave un certain nombre de theacuteoriciens et courants de la penseacutee sociologique il ne
choisit que Durkheim Leacutevy-Bruhl et Saussure pour en se contrastant par rapport agrave eux articuler
sa propre conception de la conscience sociale
Ce que Megrelidzeacute en analysant des conceptions sociologiques diffeacuterentes identifie comme
la probleacutematique de la conscience sociale se traduit chez Durkheim et Leacutevy-Bruhl dans lrsquoideacutee
des repreacutesentations collectives Ceux-ci existent par la force de la tradition et srsquoimposent aux
individus Il est curieux que mecircme si Megrelidzeacute note que Durkheim voit dans les faits sociaux
une reacutealiteacute supra-individuelle ce qui eacutetait pour lui un moyen drsquoeacutechapper au psychologisme et de
201
leacutegitimer la sociologie comme une science qui eacutetudie des objets sui generis il considegravere que
Durkheim reste captif du psychologisme208 La raison en est que selon Durkheim le procegraves par
lequel la tradition srsquoimpose aux individus passe toujours agrave travers une relation intersubjective
autrement dit agrave travers une communication comprise comme un partage des ideacutees entre les
individus Pour Megrelidzeacute en revanche comme nous lrsquoavons vu la communication loin drsquoecirctre
la condition de la socialiteacute et le point de deacutepart ou un preacutesupposeacute de la sociologie est elle-mecircme
le reacutesultat de la meacutediation chosale entre les individus qui suite agrave la rupture de la relation
immeacutediate et biologico-corporelle avec le milieu eacutemergent comme des ecirctres subjectivement
clos incapables de communiquer le contenu de leurs consciences Au lieu drsquoecirctre prise comme
une eacutevidence la communication doit donc ecirctre preacutealablement expliqueacutee
La critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave Durkheim est donc double et cible un point majeur
lrsquoimpossibiliteacute de fournir une explication convaincante du deacuteveloppement de la penseacutee (notons
ici mecircme que le laquo deacuteveloppement raquo est souvent utiliseacute par Megrelidzeacute comme synonyme du
laquo changement raquo mecircme si lrsquointerpreacutetation de ce terme deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de
lrsquoentiegravereteacute de son projet nous reviendrons agrave cette question agrave la fin de notre travail) Drsquoune part
la preacutemisse psychologique laquo de lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo suggegravere que le facteur du
deacuteveloppement de la penseacutee ne doit ecirctre chercheacute que dans le deacuteveloppement auto-imposeacute de la
conscience sociale ce qui trahit le caractegravere ideacutealiste drsquoune telle position Et drsquoautre part la
tradition empecircche la possibiliteacute de penser le changement du mode de penseacutee car lrsquoon est forceacute
drsquoadmettre que toute reacutealiteacute nouvelle sera interpreacuteteacutee selon des termes anciens et traditionnels
Autrement dit lrsquoexplication baseacutee sur lrsquoideacutee de la tradition comme une force supra-individuelle
ne permet de comprendre le meacutecanisme du changement ni dans les repreacutesentations ni dans la
conscience individuelle Plus tard Megrelidzeacute accusera Durkheim de deacuteterminisme social car
dans sa sociologie la conscience individuelle se preacutesente comme laquo un appareil mort raquo qui ne fait
que reproduire les repreacutesentations qui lui sont eacutetrangegraveres et sa force creacuteative nrsquoest pas prise en
compte Bien eacutevidemment Megrelidzeacute ne met pas en doute la force des repreacutesentations
collectives sur lrsquoindividu Il deacuteplore que ne soit pas pris en compte le fait que toute ideacutee a comme
support les inteacuterecircts reacuteels Crsquoest le changement des inteacuterecircts qui provoque la substitution des ideacutees
208 Ce point agrave premiegravere vue contradictoire dans la critique megrelidzeacuteenne de Durkheim a eacuteteacute tregraves
pertinemment mis en relief par Janette Friedrich cf Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 83-85
202
deacutepourvues de leur appui reacuteel par de nouvelles ideacutees qui sont lrsquoexpression des inteacuterecircts nouveaux
Les ideacutees ne peuvent pas ecirctre rejeteacutees par drsquoautres ideacutees drsquoune maniegravere immeacutediate mais
seulement via la deacutecouverte de nouveaux inteacuterecircts dans la vie sociale qui srsquoobjectifient sous la
forme drsquoideacutees nouvelles Il en deacutecoulerait aussi que la reconfiguration ideacuteologique ne peut pas
ecirctre reacutevolutionnaire mais toujours processuelle
Megrelidzeacute identifie le mecircme scheacutema ideacutealiste dans la linguistique de Saussure qui en
insistant sur une relation arbitraire entre le signifieacute et le signifiant arrive agrave la conclusion que la
langue persiste par la force de la tradition209 Quand il srsquoagit de donner une explication agrave des
changements qui se produisent dans la langue les deacuteplacements entre le signifieacute et le signifiant
en sont invoqueacutes comme la raison Mais pour Megrelidzeacute ce nrsquoest qursquoune explication meacutecanique
qui ne permet pas drsquoenvisager les changements comme motiveacutes Lagrave aussi il souligne que ce sont
les changements observables dans la pratique sociale qui doivent ecirctre utiliseacutes dans les
explications des faits linguistiques Crsquoest bien le changement dans les fonctions des objets de la
pratique ainsi que dans notre attitude envers eux qui se reflegravete dans les deacuteplacements
seacutemantiques Quant agrave la langue sous son aspect mateacuteriel - phoneacutetique et morphologique - elle
contient des eacuteleacutements qui sont porteurs de sens et qui en se combinant et se recombinant sont
capables de creacuteer de nouvelles combinaisons de sens (pour un exemple rapide nous pouvons
revenir au verbe laquo il pleut raquo qui est un impersonnel et deacutecrit un eacutetat de choses plutocirct qursquoune
action pourtant il garde le pronom de la troisiegraveme personne et indique un sujet qui agrave preacutesent est
invisible mais qui transparaicirct pourtant lagrave comme un reste du mode de penseacutee magique qui
attribuait lrsquoagency pour tout eacuteveacutenement aux Dieux) Nous avons deacutejagrave attireacute lrsquoattention sur le fait
que pour Megrelidzeacute la langue avant drsquoecirctre un systegraveme de signes conventionnels est le lieu de
fixation des modes de la penseacutee Les mots sont les signes des eacuteleacutements que lrsquoon peut observer
dans le contenu de la conscience (bien eacutevidemment la conscience est comprise ici non pas dans
le sens subjectif ou individuel mais en tant qursquoelle est synchroniseacutee avec la pratique le mode de
travail et de production ainsi qursquoavec les rapports sociaux donneacutes agrave un moment historique
preacutecis) Mais la reconfiguration du contenu de la conscience qui srsquoeffectue en raison des
changements dans la vie pratique provoque agrave son tour des changements dans la configuration
209 Crsquoest agrave la critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave de Saussure que touche lrsquoarticle suivante Janette
FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004
203
des sens deacutejagrave fixeacutes dans la langue (et cette fixation de sens existe donc non seulement au niveau
des morphegravemes mais aussi au niveau des particules mineures qui sont moins indeacutependantes
mais tout de mecircme porteuses de sens et capables donc de se recombiner de telle sorte que le sens
de la morphegraveme donneacutee soit modifieacute sans que les traces de cette modification ne se perdent)
Crsquoest justement de la supposition que les reconfigurations et deacuteplacements qui constituent
lrsquohistoire de la langue en srsquoy preacuteservant comme des couches seacutedimenteacutees que la meacutethode
marriste de la paleacuteontologie linguistique prend sa leacutegitimiteacute et affiche la preacutetention drsquoextraire du
mateacuteriel linguistique lrsquohistoire de la penseacutee Autrement dit le signe langagier se trouve dans une
relation non pas arbitraire mais reacuteflectif avec le signifieacute crsquoest-agrave-dire avec les articulations de
sens agrave lrsquoeacutetape donneacutee du deacuteveloppement de la pratique et de la penseacutee Ce nrsquoest que la langue
ainsi comprise qui peut faire part du complexe social proposeacute par Megrelidzeacute degraves le deacutebut du
livre car il nrsquoest autre chose que lrsquoensemble indissociable de la langue du travail (ou pratique) et
de la penseacutee Si pour une conception structuraliste de la langue - qui la considegravere comme un
systegraveme autonome ducirc au caractegravere arbitraire du lien entre le signifieacute et le signifiant -
lrsquoexplication des changements dans le systegraveme est un but qursquoelle a difficulteacute agrave atteindre pour la
linguistique marriste en revanche au moins dans lrsquoacception qursquoen a Megrelidzeacute ce sont
justement les changements linguistiques qui sont le point de deacutepart en tant que les premiers
pheacutenomegravenes linguistiques agrave observer Crsquoest agrave partir drsquoun tel point de deacutepart que lrsquoon arrive agrave la
thegravese que lrsquoaffirmation structuraliste du caractegravere arbitraire du lien entre le signe linguistique et
son reacutefeacuterent nrsquoest pas fondeacutee Pourtant Megrelidzeacute toujours sobre dans ses eacutenonciations (agrave
lrsquoexception des passages sur Staline dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans la deuxiegraveme partie de notre
travail) ne recourt jamais agrave la formule marriste ndash agrave notre avis ideacuteologiquement exageacutereacutee plutocirct
que neacutecessaire pour la description de lrsquoessence de la nouvelle theacuteorie de la langue ndash selon
laquelle la langue serait un des eacuteleacutements de la superstructure210 Crsquoest logique car tant la
210 Ironiquement cette formule qui quoiqursquoelle ne soit pas tout agrave fait inadeacutequate relegraveve pourtant drsquoune
exageacuteration des tendances ideacuteologiques et conjoncturelles a eacuteteacute mise en relief comme le trait principal du marrisme par Staline dans son article programmatique qui a annonceacute la fin de cette eacutecole Le texte de Staline qui est conccedilu comme la reacuteponse aux questions sur le marxisme et la linguistique adresseacutees par des jeunes agrave Staline deacutebute ainsi laquo Question Est-ce vrai que la langue est la superstructure sur la base Reacuteponse No cela nrsquoest pas vrai raquo Иосиф СТАЛИН laquo Марксизм и вопросы языкознания raquo in Сочинения т 16 Писатель Москва 1997 p 104 Dans les eacutecrits de Marr on trouve souvent la deacutefinition de la laquo langue comme drsquoune cateacutegorie superstructurelle raquo Ainsi par exemple laquo Pour la Nouvelle theacuteorie linguistique la langue est une cateacutegorie superstructurelle noueacutee du point de vue de son origine avec la vie raquo Николай МАРР laquo Языковая политика яфетической теории и удмурдский язык raquo in Избранные работы Этапы развития яфетической теории т I Издательство государственной академии истории материальной культуры Ленинград 1933 p 279
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conception meacutegrelidzienne du complexe social que celle de la conscience qui par son autonomie
relative empecircche qursquoun lien meacutecanique et strictement correacutelatif soit instaureacute entre la pratique et
les formes ideacuteologiques ont pour objectif de rejeter toute penseacutee deacuteterministe dont la source
principale au cours de lrsquohistoire du marxisme a souvent eacuteteacute la meacutetaphore de la structure et la
superstructure
Dans lrsquointention de mieux eacuteclaircir le point drsquoopposition avec la linguistique structuraliste
par une illustration concregravete nous nous permettons agrave titre drsquoexception de deacutevier de notre
proceacutedeacute drsquoanalyse qui suit lineacuteairement lrsquoexposition du livre et proposons de revenir agrave un passage
du chapitre VI dans lequel il est question de la laquo geacuteneacuteralisation du concept raquo Quand on essaie
drsquoexpliquer la maniegravere dont de tels concepts se forment on tombe en un paradoxe Par exemple
le concept geacuteneacuteral de feuilles mortes nous donne les critegraveres pour identifier certains objets de
notre expeacuterience comme des feuilles mortes mais pour que le concept de feuilles mortes puisse
se former il faut les avoir deacutejagrave identifieacutees dans lrsquoexpeacuterience ce qui nrsquoest pas possible si lrsquoon
nrsquoest pas deacutejagrave armeacute avec le concept qui organise lrsquoexpeacuterience et permet drsquoidentifier certains
objets comme les feuilles mortes Donc les concepts geacuteneacuteraux sont agrave la fois le reacutesultat de la
seacutelection et la condition de cette mecircme seacutelection211 Le problegraveme dont ce paradoxe est le
symptocircme selon la diagnostique de Megrelidzeacute consiste en lrsquoeacutechec de la philosophie ideacutealiste
de donner une deacutefinition convainquante de la notion de qualiteacute La qualiteacute est prise pour un
critegravere exteacuterieur agrave lrsquoexpeacuterience qui a la fonction de rendre lrsquoexpeacuterience intelligible mais produit
le paradoxe car elle a la neacutecessiteacute drsquoecirctre fondeacutee dans lrsquoexpeacuterience Elle doit ecirctre donc agrave la fois
exteacuterieure et inteacuterieure agrave lrsquoexpeacuterience Megrelidzeacute au lieu de chercher la voie pour une
dissolution de ce paradoxe au niveau de la logique du concept (le paradoxe eacutemerge du fait que la
question de la qualiteacute se pose dans des termes abstraits de la logique du concept) ancre la qualiteacute
dans lrsquoexpeacuterience pratique et historique Selon lui le classement des objets sous un concept est
toujours le reacutesultat de la fonction analogue qursquoils assument - gracircce aux qualiteacutes que la pratique
211 Megrelidzeacute souligne que le problegraveme logique lieacute aux concepts geacuteneacuteraux provient du manque de deacutefinition de ce qursquoest que laquo la qualiteacute raquo mais il nrsquoapprofondit pas cette question Pour expliciter la structure de cette difficulteacute nous nous reacutefeacuterons au traiteacute de Max Scheler qui touche cette mecircme question Et mecircme si Scheler insegravere ce problegraveme dans un horizon tout agrave fait diffeacuterent de celui de Megrelidzeacute et notamment dans lrsquohorizon de la pheacutenomeacutenologie nous nrsquoaurions pas tort de dire que pour le reacutesoudre les deux penseurs font le mecircme geste drsquoimmeacutediatisation Au lieu drsquoenvisager la qualiteacute comme une cateacutegorie exteacuterieure qui viendrait donc du dehors pour ordonner lrsquoexpeacuterience Scheler lrsquoimplique dans lrsquoeacutevidence des uniteacutes chosales ou processuels qui sont donneacutes dans lrsquoexpeacuterience alors que Megrelidzeacute envisage les qualiteacutes des choses comme ce qui se manifeste dans la pratique celle-ci eacutetant le deacuteclencheur drsquoune telle manifestation Cf Max SCHELER laquo Phaumlnomenologie und Erkenntnistheorie raquo in Gesammelte Werke X Schriften aus dem Nachlaszlig Bd 1 Zur Ethik und Erkenntnislehre Francke-Verlag BernMuumlnchen 1957
205
elle-mecircme les pousse agrave manifester - dans la vie pratique de lrsquohomme Cette explication est
enracineacute dans ce que Megrelidzeacute appelle la theacuteorie marxiste de la perception selon laquelle les
choses tout comme leurs qualiteacutes sont perccedilues non pas gracircce agrave leur simple existence (repeacutereacutee
par les organes des sens) ou agrave travers des cateacutegories de provenance non-expeacuterientielle mais dans
la mesure ougrave elles relegravevent des besoins et des inteacuterecircts des hommes et sont impliqueacutees dans leur
activiteacute de travail
laquo Tout[es les choses] qui assurent le mecircme service et portent la mecircme signification dans les
usages (обиход) sociaux sont configureacutees par la conscience dans un et mecircme ordre conceptuel
(мыслительный ряд) sont perccedilues et comprises de la mecircme faccedilon et ainsi sont subsumeacutees sous le
mecircme concept Cela veut dire que [les choses] ainsi se geacuteneacuteralisent raquo212
La geacuteneacuteralisation ici nrsquoest donc pas comprise comme un acte logique mais comme un usage
geacuteneacuteraliseacute de tel ou tel objet dans la pratique existante
Lrsquoanalyse des diffeacuterentes langues par la meacutethode de la seacutemantique fonctionnelle (agrave laquelle
recourt la paleacuteontologie de la langue) proposeacutee par Nicolas Marr confirme que la perception des
choses la formation des concepts et la fixation des mots ou expressions linguistiques qui rendent
ces concepts srsquoeffectuent suivant les fonctions similaires des choses et non pas selon les
similariteacutes de leurs traits physiques Voici une illustration que Megrelidzeacute tire de Marr
laquo A lrsquoeacutepoque dans le meacutenage lrsquohomme utilisait le chien comme moyen de deacuteplacement puis
le chien fut substitueacute par le cerf et plus tard encore par le cheval par conseacutequent ces animaux ont
eacuteteacute compris agrave travers leur fonction sociale de deacuteplacement qui avant eacutetait remplie par le chien
parallegravelement agrave cela le terme (chien) passa drsquoun animal agrave lrsquoautre non pas parce que le cheval eacutetait
une modification (видоизменение) du chien ou du cerf mais parce que le cheval assuma dans le
meacutenage de lrsquohomme le mecircme rocircle qui avant eacutetait joueacute par le cerf E Taylor nous rapporte le fait
suivant lsquoquand les blancs apportegraverent le cheval chez les populations qui nrsquoavaient jamais vu les
chevaux les habitants de lrsquoicircle de Tahiti le baptisegraverent de laquo porc qui porte lrsquohomme raquo alors que les
indiens Sioux lrsquoappellegraverent laquo le chien magique raquorsquo raquo213
212 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 301 213 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 281
206
Le mot nrsquoest autre chose que lrsquoexpression drsquoun concept geacuteneacuteraliseacutee Mais le sens tant du
laquo concept raquo que de la laquo geacuteneacuteralisation raquo change chez Megrelidzeacute Le concept (понятие) eacutetant
pour Megrelidzeacute la compreacutehension (понимание) drsquoune chose concregravete ou autrement dit la
saisie de son sens sa fonction sa structure ou sa loi interne ne relegraveve plus drsquoune classification
isoleacutee drsquoun certain type drsquoobjets mais drsquoune penseacutee contextuelle et entiegravere (laquo contextuel raquo se
reacutefegravere ici au fait que tout concept est lrsquoexpression de la structuration de la conscience au moment
de la saisie du sens de lrsquoobjet et que le sens de nrsquoimporte quel eacuteleacutement de la conscience se
deacutetermine agrave partir du sens de la structuration du champ de conscience dans son entiegravereteacute) En
mecircme temps le concept (drsquoun objet drsquoun eacuteveacutenement etc) est geacuteneacuteral dans la mesure ougrave il nrsquoest
pas le reacutesultat drsquoune production individuelle qui en restant individuelle est condamneacutee agrave lrsquooubli
mais qui eacutetant drsquointeacuterecirct pour une multipliciteacute de personnes gracircce agrave la pratique dans laquelle ces
personnes sont impliqueacutees acquiert une dimension sociale crsquoest-agrave-dire se geacuteneacuteralise
Donc le mot est bien un signe mais sa capaciteacute communicationnelle est baseacutee non pas sur le
caractegravere arbitraire du lien entre lui et son reacutefeacuterent - dans lequel la forme mateacuterielle du signe
serait donc indiffeacuterente par rapport au sens qursquoil deacutesigne - mais sur le caractegravere socialement
geacuteneacuteraliseacute de la fonction pratique des objets ou pheacutenomegravenes dont il est le signe Outre cela la
forme mateacuterielle du signe langagier nrsquoest pas indiffeacuterente par rapport agrave son propre contenu Cela
est eacutevident si lrsquoon observe comment les reconfigurations de la conscience et la production de
sens nouveaux provoque des changements seacutemantiques des mots qui agrave leur tour trouvent leur
articulation dans la mateacuterialiteacute du signe En effet la reconfiguration de la conscience sociale
provoque des changements seacutemantiques des uniteacutes linguistiques ce qui agrave son tour srsquoexprime
dans des transformations morphologiques des mots Crsquoest dans ce sens-lagrave que nous parlons de la
seacutedimentation des formes de la penseacutee dans la matiegravere langagiegravere
Quant agrave la question de la communication nous pourrions dire que la communication
langagiegravere est une forme restreinte de la communication La communication linguistique (et donc
psychique dirait Megrelidzeacute) est elle-mecircme conditionneacutee par la communication pratique (qui
embrasse des procegraves comme lrsquoactiviteacute de travail la production le commerce ou lrsquoeacutechange et
lrsquoappropriation ou la consommation qursquoil srsquoagisse de biens culturels ou drsquoobjets destineacutes agrave la
satisfaction des besoins) La communication pratique coordonne la maniegravere dont les consciences
individuelles gracircce agrave la similariteacute des problegravemes qursquoils doivent reacutesoudre dans des conditions
mateacuterielles et sociaux donneacutees se synchronisent crsquoest-agrave-dire perccediloivent et configurent
207
lrsquoinformation de maniegravere identique produisent des sens partageacutes et deviennent capables de
communiquer par la langue
IX Reacutealisation sociale des ideacutees Au deacutebut de ce chapitre Megrelidzeacute caracteacuterise le chemin
deacutejagrave parcouru dans le livre comme une explication de la maniegravere dont les objets et les
eacuteveacutenements se font chemin dans la conscience tant individuelle que sociale alors qursquoagrave preacutesent sa
tacircche est de montrer lrsquoeacutetape finale de ce procegraves ougrave lrsquohomme prend les choses en possession non
seulement mentalement mais aussi pratiquement transforme la reacutealiteacute selon ses propres ideacutees et
transforme donc les ideacutees en des lois de la reacutealiteacute Une deuxiegraveme fois il utilise agrave ce propos le
terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo lagrave aussi deacutefini non pas comme une meacutethode mais comme un terme
deacutesignant le procegraves de la pheacutenomeacutenalisation socio-historique de lrsquoideacutee au cours de laquelle lrsquoideacutee
passe de son eacutetat subjectif agrave un eacutetat incarneacute Par lrsquoaction pratique de lrsquohomme lrsquoideacutee devient la
reacutealiteacute et la reacutealiteacute devient porteuse du principe de lrsquoideacutee comme de sa loi interne
Souvenons-nous que dans le chapitre III du livre Megrelidzeacute avait deacutefini le travail comme
un double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Apregraves un saut de plusieurs
centaines de pages il revient agrave cette question poseacutee dans les termes subjectifs et laquo romantiques raquo
pour la reposer et essayer de lrsquoenvisager comme la laquo pheacutenomeacutenologie raquo (reacutealisation) sociale
Lrsquoideacutee nrsquoa pas de force qui lui soit propre mais elle est investie par une force exteacuterieure agrave
savoir par la force reacuteelle (et sociale) qui agit en sa faveur Lrsquohomme est la seule source de la
force vivante qui peut ecirctre motiveacutee seulement par ses besoins biologiques et sociaux Lrsquoideacutee peut
donc trouver son appui dans la force vivante seulement si elle coiumlncide avec les inteacuterecircts des
hommes La question eacutepisteacutemologique sort ainsi de la sphegravere subjective et devient intriqueacutee avec
la question de la conscience sociale
Quant aux besoins de lrsquohomme ayant un caractegravere historique et non pas biologique ils sont
deacutefinis par la structuration du champ social Le champ social consiste en une structuration du
procegraves de la production du commerce et de la distribution des produits eacuteconomiques et culturels
Cette structuration de son cocircteacute est deacutetermineacutee par la forme de proprieacuteteacute Ainsi la forme de
proprieacuteteacute la division du travail et la distribution des individus dans le procegraves de production sont
lrsquoensemble des conditions qui deacutefinissent le deacuteploiement des inteacuterecircts (qursquoils soient communs ou
particuliers collectifs ou individuels relatifs agrave un groupe ou agrave une classe etc) Dans ce sens la
proprieacuteteacute est une reacutealiteacute anhistorique car lrsquoappropriation est la condition de toute production La
208
socieacuteteacute sans une forme de proprieacuteteacute serait une socieacuteteacute sans production ce qui est contradictoire
Ici nous avons la distinction entre la proprieacuteteacute et une de ses formes agrave savoir la proprieacuteteacute priveacutee
qui est absolutiseacutee par la science bourgeoise
Le mode de production dans lequel srsquoarticule la forme de la proprieacuteteacute caracteacuteristique agrave une
socieacuteteacute consiste de deux composants les ressources humaines et les ressources mateacuterielles
Lrsquoanalyse du mode de production consiste au fond en lrsquoanalyse de la relation que ces deux
composants entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre Ainsi par exemple la forme de la proprieacuteteacute collective
existe lagrave ougrave les moyens de la production ne sont pas deacutetacheacutes de leurs producteurs ou autrement
dit lagrave ougrave la relation entre ces deux composants est immeacutediate Dans de telles conditions
lrsquoorganisation du travail ainsi que son mode de division sont deacutetermineacutes par les besoins
techniques du travail lui-mecircme et coiumlncidait donc avec les inteacuterecircts des producteurs Ils sont en
mecircme temps les inteacuterecircts communs pour les membres de la socieacuteteacute A cette eacutetape il nrsquoy a donc pas
de condition mateacuterielle pour qursquoune diffeacuterence entre lrsquointeacuterecirct particulier et lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral existe
La structure des inteacuterecircts sociaux change au moment ougrave une rupture advient entre les
ressources mateacuterielles et humaines (crsquoest-agrave-dire entre les producteurs et les moyens de la
production) pour ecirctre meacutedieacutees par un tiers Celui-ci en tant que proprieacutetaire des moyens de
production se preacutesente comme la condition neacutecessaire de toute production alors que dans la
production il nrsquoy a que deux composants reacuteels Or vu que la production est la condition de
subsistance de la socieacuteteacute et des hommes le proprieacutetaire acquiert le rocircle du meacutediateur de la totaliteacute
de la vie La richesse geacuteneacuterale qui se concentre dans ses mains rend possible qursquoun individu
acquiert une force inouiumle et sans preacuteceacutedent Il srsquoapproprie du travail de lrsquoautrui mais il le fait par
la force de la proprieacuteteacute et non par la violence physique Puis cela entraine une contamination du
concept du travail deacutesormais la division du travail ne deacutepend plus de la neacutecessiteacute technique ndash
crsquoest-agrave-dire drsquoune raison immanent au procegraves de travail - mais de la volonteacute du proprieacutetaire Le
bienecirctre de lrsquoindividu ne deacutepend pas du travail mais de la proprieacuteteacute Enfin le travail et le plaisir
se trouvent repartis agrave des individus diffeacuterents La rupture entre les ressources humaines et
mateacuterielles produit une socieacuteteacute deacuteseacutequilibreacutee agrave couches multiples alors que la structuration
nouvelle des inteacuterecircts rend impossible un inteacuterecirct geacuteneacuteral Les inteacuterecircts deviennent particuliers et
conflictuels Ce qui est inteacuteressant dans une perspective historique pour Megrelidzeacute cette
rupture est envisageacutee comme positive (mecircme si il ne srsquoagit pas drsquoune eacutevaluation morale) car
209
crsquoest elle qui enclenche le procegraves historique Celle-ci est marqueacutee par des luttes de classes et pas
des transformations des formes de la proprieacuteteacute
A ce point Megrelidzeacute propose une curieuse interpreacutetation de la conception du feacutetichisme
chez Marx Dans un champ social deacuteseacutequilibreacute la place de chaque individu ainsi que les inteacuterecircts
dont il est porteur par la neacutecessiteacute provenant de cette place mecircme sont aleacuteatoires Cette
contingence implique que ce nrsquoest pas la proprieacuteteacute qui est subordonneacutee agrave lrsquohomme mais
lrsquohomme devient subordonneacute agrave la proprieacuteteacute ce qui permet au proprieacutetaire de srsquoattribuer les
qualiteacutes et vertus de la proprieacuteteacute Crsquoest ce rapport inverseacute entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute qui rend
possible une confusion entre leurs qualiteacutes respectives que selon Megrelidzeacute Marx aurait
conceptualiseacute sous le terme laquo feacutetichisme raquo
Lrsquoinversion du rapport entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute ainsi que la dissociation des eacuteleacutements
du procegraves de la production advient au moment ougrave le travail commence agrave produire la plus-value
crsquoest-agrave-dire la partie de la production qui nrsquoest pas neacutecessaire pour satisfaire les besoins et
subsister et peut donc ecirctre approprieacutee par lrsquoautrui Crsquoest bien la plus-value qui est le facteur de
lrsquoarticulation des inteacuterecircts et du deacuteveloppement du procegraves historique Dans le chapitre V
Megrelidzeacute a deacutejagrave souligneacute que la plus-value est la condition de lrsquoeacutemergence de la culture et de
lrsquohistoire de la civilisation Crsquoest bien la plus-value qui forge les rapports sociaux stricto sensu
En effet tant que le travail ne produit que ce qursquoest neacutecessaire pour la subsistance la relation
consumeacuteriste entre lrsquohomme et la nature ne peut pas ecirctre deacutepasseacutee et la rupture entre le milieu et
lrsquoorganisme biologique nrsquoest pas acheveacutee ce qui est cependant la condition de lrsquoexistence
proprement humaine historique et sociale A cette eacutetape le seul moyen de lrsquohomme pour profiter
de lrsquoautre est de le violer physiquement Alors que la plus-value rend possible une appropriation
de lrsquoeacutenergie de lrsquoautrui sans recours agrave la violence physique et permet lrsquoinstauration des rapports
veacuteritablement sociaux qui passent donc agrave travers lrsquoappropriation des fruits de travail de lrsquoautrui
Il y a un autre aspect qui fait de la plus-value le support mateacuteriel et le moteur du procegraves
historique agrave savoir lrsquoaccumulation qursquoelle rend possible et qui concerne les biens tant mateacuteriels
que culturels Un autre pheacutenomegravene qui est le reacutesultat drsquoune dissociation des composants du
procegraves de production et en mecircme temps la condition pour lrsquoaccumulation creacuteatrice du monde
proprement humaine et culturelle est lrsquoeacutemergence des rapports de domination Lrsquoaccumulation ne
serait pas possible si les hommes nrsquoeacutetaient agrave la fois forceacutes de travailler et limiteacutes en
consommation
210
Lrsquoalieacutenation et lrsquoappropriation sont les conditions anhistoriques du travail Mais elles se
trouvent contamineacutes par la production de la plus-value Srsquoil y a un critegravere qui permet de
distinguer entre les formations eacuteconomico-sociales diffeacuterentes crsquoest justement la maniegravere dont la
plus-value est approprieacutee Ainsi dans le cas de lrsquoesclavagisme il srsquoagit de lrsquoappropriation absolue
des ressources tant mateacuterielles qursquohumaines Dans le capitalisme lrsquohomme est deacutepourvu de la
plus-value qursquoil produit et donc de lrsquoeacutenergie ainsi que du contenu vital (le concept de
lrsquo laquo individu abstrait raquo de lrsquoIdeacuteologie allemande) A ce propos Megrelidzeacute commente la situation
qui lui est contemporaine Crsquoest la socieacuteteacute socialiste dans laquelle la proprieacuteteacute priveacutee est abolie
Cela rend sa valeur veacuteritable agrave lrsquoalieacutenation et agrave lrsquoappropriation dans la mesure ougrave elles ne sont
plus lieacutees agrave la domination mais au travail agrave proprement parler Les producteurs srsquoenrichissent
soi-mecircme (leur kolkhozes leur vies culturelle) Pourtant cela nrsquoentraine pas drsquoabolition de la
production de la plus-value Au contraire la plus-value devient lrsquoeacuteleacutement majeur dans le procegraves
de laquo la construction socialiste raquo Qui plus est selon Megrelidzeacute mecircme dans une socieacuteteacute
communiste une totale appropriation de la production ne serait jamais permise car cela
entrainerait une stagnation et paralysie du deacuteveloppement En cela Megrelidzeacute reprend la critique
adresseacutee par Marx et Engels contre Proudhon et Lassalle qui avanccedilaient la demande drsquoune totale
appropriation des produits du travail
Megrelidzeacute propose eacutegalement de distinguer entre les ordres eacuteconomiques socialiste et
communiste Dans le premier cas lrsquoeacuteconomie est encore baseacutee sur une coercition qui vise agrave faire
produire plus que neacutecessaire pour la subsistance sauf que agrave la diffeacuterence du capitalisme lrsquoagent
de la coercition nrsquoest plus lrsquoEtat mais la socieacuteteacute La plus-value srsquoaccumule dans le laquo fond de la
construction socialiste raquo Le principe en œuvre est le suivante chacun reccediloit ce qui est
proportionnel au travail effectueacute moins ce qui est neacutecessaire pour le fond de la construction
socialiste Quant au communisme agrave cette eacutetape crsquoest le travail lui-mecircme qui change de nature
gracircce au perfectionnement et agrave la meacutecanisation des instruments de production ainsi que gracircce agrave
la hausse du niveau culturel des ouvriers Cela libegravere les hommes de la coercition en leur
impartissant le travail exclusivement creacuteatif et cela abolit la diffeacuterence entre les types du travail
intellectuel et manuel Lrsquoavancement technique rend possible la croissance illimiteacutee de la
production alors que la capaciteacute de consommation de lrsquohomme reste toujours limiteacutee Ainsi si
dans le capitalisme la production eacutetait maximale dans les conditions techniques donneacutees (crsquoest-agrave-
dire relativement maximale) alors que la consommation eacutetait reacuteduite au minimum pour la
211
majoriteacute des membres de la socieacuteteacute dans le communisme nous avons la surproduction absolue
qui deacutepasse la capaciteacute de consommation maximale Dans le communisme la plus-value sera
donc le reacutesultat naturel de la rationalisation du travail au lieu drsquoecirctre la conseacutequence de la
consommation limiteacutee Autrement dit elle sera le reacutesultat non pas de la coercition mais de la
liberteacute
La diffeacuterence entre le travail productif et le travail non-productif est une cateacutegorie historique
formeacutee dans le systegraveme capitaliste qui sous le critegravere fictif de la valeur drsquousage recouvre une
diffeacuterence plus profonde entre la situation ougrave le producteur consomme entiegraverement sa production
et celle ougrave le proprieacutetaire srsquoapproprie de sa partie Quant agrave lrsquoeacutetape socialiste cette diffeacuterence
srsquoefface et eacutemerge la diffeacuterence entre le travail socialiste et le travail non-socialiste Dans le
premier cas la richesse produite est (en partie) mis au service agrave la construction socialiste qui pave
le chemin agrave lrsquoavegravenement du communisme alors que dans le second cas il srsquoagit du travail
particulier qui ne participe pas agrave lrsquoaccumulation socialiste Partant celle-ci est un travail anti-
socialiste malgreacute le fait qursquoelle peut produire des valeurs drsquousage porteuses du contenu
socialiste Il est donc possible drsquoavoir le travail socialiste qui produit les biens anti-socialistes
ainsi qursquoun travail anti-socialiste aux produits socialistes
Puis Megrelidzeacute propose une conception de lrsquohistoire qursquoil voudrait non preacutedeacutetermineacutee mais
pourvue drsquoune certaine logique objective (закономерность) Il lrsquoobtient par lrsquoapplication aux
eacuteleacutements du champ social des principes de la theacuteorie de probabiliteacute qui lui permettent drsquoabord
de distinguer entre deux approximations agrave la question des inteacuterecircts et puis drsquoimpliquer les
inteacuterecircts particuliers et deacutenues de neacutecessiteacute dans un tableau du procegraves historique qui tout en eacutetant
mis en marche sous lrsquoeffet des inteacuterecircts relegraveve drsquoune certaine loi objectif de deacuteveloppement
Lrsquohistoire serait donc le champ social constitueacute des foyers et des rapports de forces Le
devenir historique nrsquoest pas imbu des intentions humaines Il srsquoagit drsquoun devenir qui serait
continuellement recreacuteeacute gracircce aux activiteacutes locales (motiveacutees drsquoune maniegravere particuliegravere) des
individus qui produisent ainsi le champ commun de forces La reacutealiteacute sociale est un ensemble
composeacutee des forces en œuvre ainsi que des actions et des eacutetats de choses en chaque moment
historique donneacute Une description synchronique et diachronique du champ social permet une
reconstruction de lrsquohistoire ainsi que de lrsquoeacutetat actuel du champ social qui est donc deacutetermineacutee par
la forme de la proprieacuteteacute
212
Le champ ne peut pas ecirctre lrsquoobjet drsquoexpeacuterience et pourtant il est tout agrave fait reacuteel en tant que
lrsquoensemble des forces mineures et majeures Les transitions historiques peuvent ecirctre deacutecrites
comme deacuteplacements des rapports de forces dans le champ Ces deacuteplacements peuvent avoir un
caractegravere local ou fondamental Dans ce dernier cas les deacuteplacements changent tout agrave fait la
structuration du champ social Le champ social est une uniteacute mais moins close qursquoun organisme
biologique dans lequel tout changement mineur peut entraicircner un disfonctionnement ou une
reconfiguration des eacuteleacutements du corps Le champ social en revanche peut toleacuterer des
changements locaux Une reconfiguration fondamentale est possible sous la seule condition que
les forces se condensent en masse
Cependant Megrelidzeacute eacutecarte tout de suite tout soupccedilon de la theacuteorie drsquoeacutequilibre ou de
lrsquoanalogie organiciste et introduit en revanche le principe statistique qursquoil a deacutejagrave discuteacute en
connexion avec la physique thermodynamique Si lrsquoon essaie drsquoanalyser le champ historique en
tant que constitueacute des individus et drsquoautres eacuteleacutements mineurs alors lrsquoon ne pourra pas deacutepasser la
repreacutesentation drsquoun conglomeacuterat chaotique des eacuteleacutements emporteacutes par la contingence
Contrairement agrave cela Megrelidzeacute suggegravere qursquoil faut deacutemarquer dans le champ social quelques
foyers de force majeurs autour desquels se concentrent les activiteacutes drsquoune multipliciteacute des
acteurs Cela permettra de reacuteduire le chaos et de lrsquoeacutevacuer de lrsquoanalyse Il se trouvera que tout
sommeacute le tout social est mouvementeacute par les relations de tension entre plusieurs vecteurs de
force dans le champ
Dans le champ social structureacute par la forme de la proprieacuteteacute priveacutee les individus sont porteurs
des inteacuterecircts particuliers qui en tant que tels se distinguent par des vecteurs diffeacuterents Malgreacute la
diffeacuterence de leur vecteurs ils sont pourtant porteacutes agrave srsquoorienter par rapport agrave certains centres Ces
mouvements se composent par la sommation des vecteurs de la solidariteacute ou de lrsquoantagonisme
Lrsquoindividu comme une des sources de force dans champ social agit selon ses inteacuterecircts particuliers
mais son apport dans la structuration du champ social deacutepasse ses intentions priveacutees et se
transforme en une force drsquoune valeur autonome devenant indeacutependant de lui Sans articulation
des foyers de forces dans le champ social il serait impossible drsquoentrevoir une quelconque loi et
logique dans le procegraves historique Mais il faut y compter eacutegalement les conditions mateacuterielles
(telles que lrsquoeacutetape du deacuteveloppement des forces de production la forme de la proprieacuteteacute le
deacuteploiement des individus dans le champ de la production et de la consommation) dans la mesure
ougrave elles sont les preacutesupposeacutees de la synchronisation des inteacuterecircts et de leur structuration en un
213
champ Qui plus est ce sont les difficulteacutes de lrsquoordre pratique et mateacuteriel qui mettent les individus
en face des problegravemes et permettent ainsi une articulation de leurs inteacuterecircts autour de ces
problegravemes et tacircches Ainsi lrsquohistoire serait le reacutesultat des rapports de forces produits agrave partir des
inteacuterecircts synchroniseacutes autour des problegravemes pratiques des individus ou des groups Ainsi les
deacuteviations individuelles nrsquoinfluencent pas la logique du procegraves historique Srsquoil est difficile de
preacutevoir le mode drsquoaction drsquoun individu il est facile en revanche ayant la connaissance des
conditions indiqueacutees de preacutevoir le comportement drsquoune masse sociale Le point de vue du champ
social serait donc une juste approximation pour deacutepasser la contingence locale et atteindre la
neacutecessiteacute de plus haute deacutegreacute qui exposerait les lois du deacuteveloppement de lrsquohistoire humaine
Quant aux inteacuterecircts de classe ils consistent en des tacircches qursquoune partie de la socieacuteteacute se pose agrave
partir de sa situation dans le champ social Ils ont un caractegravere objectif car ils se trouvent en
correspondance avec la structuration du champ social Les inteacuterecircts de classe sont donc objectifs
et reacuteels formuleacutes agrave partir des problegravemes tout aussi objectifs Ainsi le fait que les individus
subjectivement prennent pour leurs inteacuterecircts ceux qui leur sont pourtant nuisibles ne change en
rien le contenu des inteacuterecircts objectifs Ici Megrelidzeacute recours agrave un terme bien singulier chez lui agrave
savoir celui de laquo sujet de lrsquohistoire raquo qui bien eacutevidemment fait penser agrave Lukacs Megrelidzeacute
reformule donc sa penseacutee la classe peut ne pas avoir la conscience de soi-mecircme comme du sujet
de lrsquohistoire et pourtant cela nrsquoempecircchera que ses inteacuterecircts existent indeacutependamment de ce fait
Puis Megrelidzeacute passe agrave la discussion du rocircle du parti dans la configuration du champ social
et agrave la maniegravere dont le savoir srsquoinsegravere dans ce procegraves Le parti sous lequel Megrelidzeacute entend
bien eacutevidemment le parti bolchevik est deacutefini comme un centre bien organiseacute des forces
geacuteneacuterales qui luttent pour la reacutealisation des inteacuterecircts objectifs de la classe domineacutee Le parti
deacutetient un programme drsquoaction une strateacutegie et une orientation objective bien articuleacutes Cela
rend possible la subordination de toutes les actions agrave lrsquoobjectif principal de reacuteduire le chaos et de
mobiliser toute lrsquoeacutenergie de classe pour la lutte
La conscience est impliqueacutee dans la dynamique du champ dans la mesure ougrave elle est
lrsquoinstrument de lrsquoorientation raisonnable et dans la mesure ougrave crsquoest elle qui permet de poser les
objectifs Le contenu de la conscience est ainsi deacutetermineacute par les inteacuterecircts sociaux alors que
lrsquoideacutee laquo nrsquoest rien drsquoautre qursquoune reacuteflexion ou compreacutehension deacuteformeacutee ou vraie juste ou
erroneacutee que les hommes se font sur leurs inteacuterecircts illusoires ou reacuteels Lrsquoideacutee nrsquoest qursquoune
214
expression subjective des inteacuterecircts lrsquoaspect subjectif de lrsquointeacuterecirct raquo214 La connaissance adeacutequate
de la reacutealiteacute procegravede agrave travers une force immanente agrave la raison mais dans la mesure ougrave elle est
preacutepareacutee par les conditions objectives laquo Mais ces conditions dominent non seulement le sujet
mais srsquoeacutetendent sur les objets de mecircme Quels objets sont saisis et quels sont laisseacutes sans
attention deacutepend de la structure des inteacuterecircts sociaux et de lrsquoactualisation des objets dans la
pratique socio-historique raquo215 La connaissance a besoin des nouveaux rapports sociaux des
nouveaux objets ainsi que de nouvelles incitations pour la compreacutehension Autrement dit la
conscience doit ecirctre orienteacutee vers certaines objets et de leur cocircteacute ces objets aussi doivent se
diriger vers la penseacutee Nous voyons ici de nouveaux apparaicirctre des propos lieacutes agrave la theacuteorie de
perception ou celle de conscience qui ont eacuteteacute avanceacutes tout au deacutebut du livre Lrsquoorientation de la
conscience est deacutetermineacutee par lrsquointeacuterecirct du sujet alors que la tendance de lrsquoobjet agrave ecirctre reacutealiseacute
transparaicirct dans sa signification et fonction pratique Quant agrave lrsquointeacuterecirct objectif qui implique tant
lrsquoorientation individuelle que la validiteacute objective de cet inteacuterecirct il doit ecirctre pris comme une
synthegravese des deux eacuteleacutements
laquo Drsquoune part lrsquointeacuterecirct social active la conscience drsquoune grande masse des gens et leur donne
une orientation deacutetermineacutee Et crsquoest bien toujours de lui [de lrsquointeacuterecirct social ndash nous remarquons] que
deacutepend de lrsquoautre part la signification et le sens reacuteel des objets dans la pratique sociale Lrsquointeacuterecirct
social met certains objets au premier plan en les actualisant et il en remet drsquoautres en arriegravere raquo216
Les ideacutees ont la tendance de se reacutealiser crsquoest-agrave-dire drsquoacqueacuterir une existence reacuteelle en
transformant la reacutealiteacute selon les principes qui leur sont propres Mais les conditions mateacuterielles
posent des limites non seulement agrave lrsquoapparition drsquoune ideacutee mais eacutegalement agrave sa reacutealisation Pour
que lrsquoideacutee puisse se reacutealiser il faut qursquoil y ait des preacutesupposeacutes mateacuteriels (qursquoune transformation
soit mateacuteriellement possible reacutealisable) et que lrsquoideacutee ait capteacute la conscience drsquoune multitude
drsquoindividus car ce nrsquoest que par leur force qursquoune transformation de la reacutealiteacute est possible Les
individus reacutealisent des ideacutees seulement dans la mesure ougrave ils croient qursquoelles expriment leurs
inteacuterecircts La theacuteorie sous la condition qursquoelle-mecircme exprime les inteacuterecircts reacuteels drsquoun groupe
drsquoindividus se transforme en une force mateacuterielle quand cette masse drsquoindividus le supportent et
214 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 441 215 Ibid p 443 216 Ibid p 444
215
agissent conformeacutement agrave elle en laissant une trace mateacuterielle Par leurs effets mateacuteriels et
transformateurs les ideacutees deviennent des eacuteleacutements objectifs du champ de lrsquohistoire
Lrsquoideacutee se forme dans la conscience de lrsquoindividu toujours en forme drsquoun inteacuterecirct reacuteel Cela
veut dire que crsquoest le cas mecircme quand de fait par le contenu de lrsquoideacutee il srsquoagit drsquoun inteacuterecirct
illusoire Pour que lrsquoideacutee soit adeacutequate et exprime les inteacuterecircts reacuteels il faut que soient pris en
compte les traits de la reacutealiteacute ainsi que les geacuteneacuteralisations reacuteelles (produites par la reacutealiteacute elle-
mecircme) qui sont les principes de la connaissance Il en deacutecoule pour Megrelidzeacute que seuls les
ideacuteologues de la classe reacutevolutionnaire sont capables de creacuteer la science vraie qui exprime les
faits reacuteels Encore une fois Megrelidzeacute souligne ici le rocircle de lrsquoavant-garde de la socieacuteteacute et du
parti qui par une intervention active ainsi que par un travail de formation eacuteveille la conscience
de classe chez les proleacutetaires et organise leur lutte contre lrsquoordre existant laquo Le lsquosubjectivismersquo de
classe non seulement nrsquoexclut pas la veacuteriteacute objective de la connaissance mais est la condition
majeure de son obtention raquo217 La connaissance de la veacuteriteacute objective est la condition du succegraves
de la classe reacutevolutionnaire dans sa lutte et crsquoest elle qui est le porteur de la penseacutee avanceacutee car
elle est orienteacutee agrave la transformation de lrsquoordre existent en vue de donner une plus grande
envergure agrave lrsquoexploitation des forces productrices Notons qursquoagrave ce point-lagrave dans un passage qui
sera plus tard censureacute Megrelidzeacute attaque le parti des mencheviks qursquoil accuse de manquer de la
volonteacute drsquoaction et de transformation
X Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Dans ce dernier et court chapitre
Megrelidzeacute donne aux lecteurs quelques preacutecisions quant agrave la nature et agrave la fonction de
lrsquoexpeacuterience (опыт) pour compleacuteter ses reacuteflexions quant agrave la reacutealisation reacuteelle de lrsquoideacutee
Lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas un terme univoque chez lui car il en parle dans trois sens tantocirct comme
expeacuterience humaine et individuelle tantocirct comme expeacuterience socio-historique et tantocirct comme
expeacuterience scientifique Si lrsquoon essaie drsquoen donner une deacutefinition geacuteneacuterale lrsquoexpeacuterience serait la
tentative intentionnelle (dans le cas des expeacuteriences scientifiques) ou non intentionnelle (au
niveau social et historique) de reacutealisation de lrsquoideacutee ndash ou autrement dit de transformation de la
reacutealiteacute selon lrsquoideacutee ndash qui prouverait le caractegravere vrai ou faux de lrsquoideacutee Lrsquoexpeacuterience est donc le
seul critegravere de la veacuteriteacute de lrsquoideacutee
217 Ibid p 461
216
Evidemment Megrelidzeacute par sa conceptualisation du champ social et historique ainsi que
du rocircle qursquoy jouent tant les inteacuterecircts que la conscience individuelle a preacutepareacute le terrain pour une
compreacutehension eacutelargie de lrsquoexpeacuterience Contrairement agrave la philosophie bourgeoise ougrave
lrsquoexpeacuterience est envisageacutee dans des termes subjectifs (que ce soient les donneacutees des sens comme
chez les empiristes ou les positivistes ou les principes a priori propres au transcendantalisme)
elle implique non seulement lrsquoaspect subjectif de lrsquoexpeacuterience individuelle (elle-mecircme drsquoailleurs
socialement conditionneacutee par les inteacuterecircts reacuteels) mais aussi lrsquoaspect objectif du monde des
rapports sociaux ainsi que de celui de la culture mateacuterielle et spirituelle qui mobilise
lrsquoexpeacuterience de multiples geacuteneacuterations et conditionne les inteacuterecircts reacuteels ou les types de problegravemes agrave
reacutesoudre dans un moment historique donneacute Une fois qursquoune telle conception de lrsquoexpeacuterience
socialement et historiquement enracineacutee est accepteacutee il devient impossible de deacutecrire lrsquohistoire
de la penseacutee comme une suite drsquoideacutees ougrave les ideacutees engendreraient de nouvelles ideacutees qui
prouveraient la fausseteacute des premiegraveres et srsquoy substitueraient sans une meacutediation expeacuterientielle
Non seulement les ideacutees ne sont pas capables drsquoengendrer drsquoautres ideacutees (comme nous lrsquoavons
vu les ideacutees ne possegravedent pas mecircme la force de garantir leur propre persistance et puisent leur
existence des inteacuterecircts sociaux reacuteels dont elles sont les manifestations subjectives) mais une
vision ideacutealiste ne peut pas expliquer la disparition de certaines ideacutees au cours de lrsquohistoire
scientifique intellectuelle ou sociale La philosophie marxiste (il est curieux de noter que ce
syntagme servant agrave une auto-description est utiliseacute par Megrelidzeacute plusieurs fois dans les deux
derniers chapitres du livre) arrache donc les questions eacutepisteacutemologiques ainsi que celles de
lrsquohistoire intellectuelle ou scientifique agrave un cadre subjectiviste et ideacutealiste et les noue avec la
probleacutematique du deacuteveloppement du tout social et historique
Toute ideacutee est vague au moment de son eacutemergence sociale Mais elle nrsquoest pas ainsi perccedilue
et peut provoquer de faux espoirs par le fait simple qursquoelle se propose comme une ideacutee
universelle Crsquoest lrsquoexpeacuterience et la pratique qui la mettent en lumiegravere en la poussant agrave se
manifester dans tous ses aspects Souvenons-nous de la thegravese ontologique de Megrelidzeacute selon
laquelle les choses ne manifestent leurs qualiteacutes que dans lrsquointeraction avec le milieu et avec
drsquoautres choses Il en va de mecircme du sujet humain et aussi en lrsquooccurrence de lrsquoideacutee
Megrelidzeacute apporte quatre exemples historiques ougrave lrsquoexpeacuterience a prouveacute la fausseteacute des ideacutees
autrement dit leur non-enracinement dans les inteacuterecircts reacuteels La premiegravere crsquoest la Reacutevolution
franccedilaise et sa valorisation des ideacutees de liberteacute eacutegaliteacute et fraterniteacute ainsi que de rationaliteacute qui
217
nrsquoont servi qursquoagrave lrsquoavancement des inteacuterecircts de la bourgeoisie Lrsquoexpeacuterience historique a prouveacute
selon Megrelidzeacute que les valeurs affirmeacutees ne correspondaient pas aux inteacuterecircts reacuteels neacutes des
besoins de la population et organiques agrave celle-ci Le deuxiegraveme exemple est celui de laquo lrsquoEtat
corporatif raquo des fascistes allemands dont lrsquoideacutee avant les eacutelections eacutetait lieacutee agrave la promesse drsquoen
finir avec les maux du capitalisme et drsquoameacuteliorer la situation eacuteconomique de la population Peu
apregraves la prise du pouvoir par le gouvernement fasciste il a eacuteteacute prouveacute qursquoun tel lien eacutetait
illusoire et que lrsquointeacuterecirct du gouvernement fasciste eacutetait de profiter du systegraveme capitaliste et de le
reacuteaffirmer Le troisiegraveme exemple est celui de lrsquohistoire difficile de lrsquoideacuteal socialiste qui a eacuteteacute
exploiteacutee tant par les anarchistes que par les utopistes qui croyaient que la veacuteriteacute intrinsegraveque agrave
lrsquoideacuteal socialiste suffirait pour qursquoil devienne dominant dans le monde Par ces exemples
Megrelidzeacute voudrait montrer que la veacuteriteacute drsquoune ideacutee ne peut ecirctre prouveacutee ni au niveau logique
ni par le fait que lrsquoideacutee est porteacutee par une masse de la population mais seulement par la pratique
et lrsquoexpeacuterience qui sont les seules agrave en ecirctre juges Lrsquoexpeacuterience permet drsquoarticuler les corrections
et rectifications que lrsquoideacutee quand elle nrsquoest pas reacutefuteacutee tout court doit subir
Le procegraves de la reacutealisation des ideacutees non seulement peut prouver leur veacuteriteacute ou fausseteacute
mais preacutesente une activiteacute creacuteatrice dans la mesure ougrave agrave travers les difficulteacutes et reacutesistances qui
font apparition dans ce procegraves eacutemergent de nouveaux problegravemes et la neacutecessiteacute drsquoy trouver des
solutions en reconfigurant le savoir de deacutepart Ce procegraves est impreacutevisible en partant drsquoideacutees par
deacutefinition vagues car encore subjectives on peut arriver agrave des ideacutees tout agrave fait nouvelles et
effectuer donc une rupture creacuteatrice En confirmation Megrelidzeacute eacutenumegravere une liste
drsquoexpeacuteriences scientifiques qui ayant eu des objectifs deacutefinis sont arriveacutes agrave des reacutesultats
inattendus voire agrave des deacutecouvertes Dans le passage sur la nature des deacutecouvertes scientifiques
qui figure dans la deuxiegraveme partie de notre travail nous avons deacutejagrave indiqueacute les exemples
apporteacutes par Megrelidzeacute et pour eacuteviter les redondances nous nous preacuteserverons de les reacutepeacuteter ici
Pourtant Megrelidzeacute srsquoefforce de bien distinguer son propos de celui de des pragmatistes
qui eux aussi prennent la pratique pour le critegravere de la veacuteriteacute La veacuteriteacute pour le pragmatisme agrave la
diffeacuterence du marxisme est purement subjective toutes les theacuteories ont la mecircme valeur et toute
affirmation est leacutegitime tant qursquoelle est utile pour lrsquoobtention drsquoun certain but Pour le
pragmatisme le garant de la veacuteriteacute drsquoune theacuteorie est outre son utiliteacute la non-contradiction des
ideacutees dont elle est composeacutee La veacuteriteacute consiste en une concordance entre des ideacutees plutocirct qursquoen
une concordance des ideacutees avec la reacutealiteacute objective Outre William James Megrelidzeacute critique
218
eacutegalement le fictionnalisme de Hans Vaihinger et estime que les deux par la valeur
exclusivement pragmatique qursquoils assignent agrave la penseacutee doivent neacutecessairement arriver au
solipsisme et au fond refuser lrsquoexistence mecircme drsquoune veacuteriteacute objective
Par la pratique et lrsquoexpeacuterience la penseacutee rectifie ses propres erreurs laquo La penseacutee devient
accessible agrave soi-mecircme agrave travers sa reacutealisation agrave travers lrsquoexistence objective de la penseacutee raquo218
Par conseacutequent Megrelidzeacute considegravere qursquoil serait vrai mais tout de mecircme reacuteducteur de
consideacuterer la pratique comme le critegravere de la veacuteriteacute car elle est eacutegalement le moteur du complexe
social entier ayant comme fonction de rectifier les ideacutees et de provoquer de nouveaux
problegravemes ainsi que toute la seacuterie de deacuteplacements que cela implique dans le champ du complexe
social La pratique est un procegraves meacutediateur qui rend possible lrsquoautoreacuteflexion de la penseacutee et lrsquoun
des principes constituants de la dialectique de la connaissance dans le marxisme
Le propos de ce chapitre qui accomplit la structure peu stable de la construction theacuteorique de
Megrelidzeacute a des conseacutequences inteacuteressantes de point de vue conjoncturel Lrsquoideacutee selon laquelle
la pratique et lrsquoexpeacuterience drsquoun cocircteacute complegravetent le savoir et de lrsquoautre cocircteacute poussent jusqursquoau
but la mission de toute theacuteorie consistant en une transformation de la reacutealiteacute donne agrave Megrelidzeacute
lrsquoargument pour confirmer la leacutegitimiteacute des klassiki de lrsquoideacuteologie sovieacutetique sous la forme
qursquoils avaient agrave son eacutepoque Si Marx et Engels sont consideacutereacutes comme de grands theacuteoriciens ce
sont bien Leacutenine et Staline en tant que praticiens qui accomplissent et prouvent la veacuteriteacute de cette
theacuteorie Ils auraient repris les ideacutees de Marx et Engels laquo comme un programme drsquoaction et en y
insufflant lrsquoesprit de centaines de millions de travailleurs ils (Leacutenine et Staline ndash nous
soulignons) les transformegraverent en une vie avec une fideacuteliteacute ineacutegaleacutee tout en inscrivant le long de
leur chemin de nouveaux chapitres theacuteoriques dans la treacutesorerie glorieuse de la science
marxiste raquo219
Megrelidzeacute utilise les termes laquo pratique raquo et laquo expeacuterience raquo drsquoune maniegravere interchangeable
(lrsquolaquo expeacuterience raquo a une signification nette seulement lagrave ougrave il srsquoagit de lrsquoexpeacuterience scientifique)
Qui plus est la transposition libre de laquo lrsquoexpeacuterience raquo de la sphegravere scientifique agrave celle de la
reacutealiteacute historico-sociale comme il le fait nrsquoa rien drsquoeacutevident et provoque plus de questions que
drsquoexplications Cette ambiguiumlteacute met en relief une question qui srsquoimpose et dont lrsquoon chercherait
en vain une reacuteponse dans le texte Etant donneacute qursquoil ne srsquoagit pas ici de lrsquoexpeacuterience comme drsquoun
218 Ibid p 481 219 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 455
219
savoir ou comme les conclusions que lrsquoon tire apregraves coup du veacutecu mais par analogie avec la
science de la tentative drsquoeffectuer certaines ideacutees dans un milieu controcircleacute (par exemple dans un
laboratoire) la question que lrsquoon devrait se poser est celle de savoir dans quelle mesure on peut
transformer le champ social en un lieu drsquoexpeacuteriences et quelle est la valeur de lrsquoerreur dans ce
cas Leacutenine et Staline qui gracircce aux efforts theacuteoriques de Marx et Engels ont su les inteacuterecircts reacuteels
ayant une existence objective sont-ils dans leur pratique subordonneacutes au principe de
lrsquoexpeacuterience comme critegravere de la veacuteriteacute Et srsquoils nrsquoeacutechappent pas agrave ce principe ont-ils commis
des erreurs Ou parle-t-il reacutetrospectivement (mecircme si au moment de la reacutedaction du livre
Staline est toujours le leader) des transformations de la reacutealiteacute deacutejagrave effectueacutees et nrsquoy trouvant
pas drsquoerreurs ne peut-il que reacuteaffirmer la maniegravere impeccable dont ils ont tenu le rocircle qui leur
avait eacuteteacute imparti dans lrsquohistoire
Dans les derniers paragraphes du livre Megrelidzeacute nous deacutevoile quelques points importants
qui donnent un relatif eacuteclaircissement sur son projet theacuteorique en le placcedilant dans un scheacutema de
deacuteveloppement historique tel qursquoil a eacuteteacute traceacute dans le livre Or la question du statut de sa theacuteorie
reste vague Comme nous venons de le faire remarquer dans les deux derniers chapitres
Megrelidzeacute parle du point de vue de la laquo philosophie marxiste raquo en donnant quelques preacutecisions
meacutethodologiques En revanche agrave la derniegravere page en reacutesumant son livre il qualifie son
entreprise de laquo sociologie de la penseacutee raquo Mais ce qui est tout agrave fait nouveau crsquoest la remarque
selon laquelle les questions agrave propos de la science de la penseacutee telles qursquoelles sont traiteacutees dans
ce livre ont des limites historiques elles concernent exclusivement la penseacutee de la peacuteriode
preacutesocialiste Par conseacutequent la sociologie de la penseacutee qursquoil vient de deacutevelopper ne srsquoappliquera
pas au mode de penseacutee propre agrave la socieacuteteacute sans classe car les facteurs qursquoil a ducirc prendre en
compte relativement agrave la penseacutee preacutesocialiste seront abolis aux eacutetapes socialiste et communiste
Les socieacuteteacutes socialiste et communiste demanderont une toute autre science A notre avis par
cette affirmation Megrelidzeacute reste fidegravele agrave sa theacuteorie La science ne consiste pas pour lui en une
meacutethodologie geacuteneacuterale et universelle La meacutethodologie de la science change conformeacutement agrave la
singulariteacute de son objet tout comme la forme et le contenu de la penseacutee sont indissociables
220
Lrsquoobjectiviteacute communique agrave la conscience deacutepourvue des formes a priori quoique en raison de
son caractegravere historique deacutejagrave structureacutee en quelque mode la maniegravere dont elle peut se
reconfigurer pour produire une nouvelle compreacutehension Ce meacutecanisme caracteacuteristique de la
conscience individuelle caracteacuterise eacutegalement la science qui nrsquoest tout comme la conscience
que le champ des ideacutees configureacutees drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Malheureusement Megrelidzeacute ne
donne point drsquoindications quant agrave la nature de cette nouvelle science Il ne met en relief qursquoune
seule diffeacuterence qui par son caractegravere non orthodoxe quoique tout agrave fait conforme aux propos
deacuteveloppeacutes dans le livre a plongeacute dans la perplexiteacute ses lecteurs agrave la sortie du livre en 1965
Selon Megrelidzeacute crsquoest le principe de la deacutetermination de la conscience par lrsquoecirctre social qui ne
sera plus applicable agrave la socieacuteteacute socialiste et communiste car il fonctionne seulement dans la
peacuteriode historique mise en mouvement par lrsquoantagonisme social qui reacutesulte dans une dynamique
chaotique (mecircme si comme nous lrsquoavons vu statistiquement claire et nette) A lrsquoeacutetape socialiste
ce ne sont plus les forces chaotiques qui sont agrave lrsquoœuvre Tant les rapports sociaux que le milieu
naturel sont satureacutes par la domination humaine transformeacutes selon ses ideacutees et rendus pleinement
raisonnables Quant au procegraves historique il devient lui aussi orientable et maniable Crsquoest
deacutesormais la conscience sociale ndash la volonteacute unie des citoyens libres ainsi que les deacutecisions bien
calculeacutees rendues possible par les avanceacutees de la science ndash qui deacuteterminera lrsquoecirctre social Le livre
se finit par la phrase suivante laquo Chez Hegel le monde provenait de la raison selon Marx en
revanche le monde ne fait que se diriger vers la raison vers la forme raisonnable vers le
communisme raquo220 Le principe de la domination et du controcircle humain toujours croissant sur les
milieux social et naturel si cher agrave Megrelidzeacute peut agrave notre avis ecirctre entrevu deacutejagrave dans son
acceptation de lrsquoideacutee gestaltiste que Koffka a formuleacutee en lien avec une expeacuterience effectueacutee sur
un chimpanzeacute laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo raquo
220 Ibid p 483
221
IVe Partie
Aspects de la construction theacuteorique
Enfin dans cette quatriegraveme et derniegravere partie nous proposerons quelques analyses
synoptiques de lrsquoouvrage Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de
Konstantineacute Megrelidzeacute Nous tenterons drsquoabord de dresser un tableau cartographique de
lrsquounivers intellectuel de lrsquoauteur au moins tel qursquoil lrsquoa projeteacute dans son œuvre A cet effet nous
examinerons la maniegravere dont il construit son argumentation agrave partir drsquoeacuteleacutements theacuteoriques
heacuteteacuterogegravenes en produisant une sorte de surdeacutetermination theacuteorique des diverses questions ou
instances de ses eacutelaborations ce qui en retour ouvre lrsquoespace agrave leur interpreacutetations multiples
Ensuite dans le deuxiegraveme chapitre nous essayons de saisir lrsquoensemble de sa construction
theacuteorique et de montrer comment certains choix pourraient avoit eacuteteacute motiveacutes par des injonctions
ideacuteologiques Enfin dans le troisiegraveme chapitre nous proposerons deux lectures possibles du
projet theacuteorique de Megrelidzeacute qui deacutecoulent tant des tensions que nous avons repereacutees au cours
de notre analyse lineacuteaire de lrsquoexposition de lrsquoouvrage dans la partie preacuteceacutedente de notre travail
que de la dupliciteacute de la conception du complexe social qui est le cadre geacuteneacuteral au sein duquel
lrsquoauteur deacuteploit les problegravematiques plus locales Lrsquoarticulation de ce double sens nous
permettera drsquoune part drsquoavancer lrsquoideacutee selon laquelle le projet theacuteorique de Megrelidzeacute serait
une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui non seulement deacutesignerait la speacutecificiteacute de son
approche de probleacutematiques concregravetes rendue possible agrave partir de son cadre geacuteneacuteral mais aussi
comporterait une indication de la proximiteacute voire de la compleacutementariteacute que sa conception
reacutevegravele par rapport au projet de recherche sur la langue et sur la penseacutee proposeacute par Nicolas Marr
qui de son cocircteacute avait eacutelaboreacute la teacutechnique drsquoanalyse paleacuteontologique de la langue Lrsquoarticulation
de ce double sens nous permettra drsquoautre part de saisir la maniegravere dont le projet de Megrelidzeacute
agrave travers une teacuteleacuteologie de lrsquohistoire qursquoil dresse reacuteagit agrave un certain sentiment de singulariteacute du
moment historique (lrsquoeacutetape de la construction socialiste) dans lequel il se situe et en se
deacutefinissant dans cette teacuteleacuteologie deacutefinit en mecircme temps lrsquohorizon de sa propre application
222
Esquisse cartographique
Essayons de tracer une esquisse cartographique composeacutee de certaines des influences
theacuteoriques qui peuvent ecirctre articuleacutees dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la
penseacutee221 Nous pensons qursquoune telle cartographie se compose de plusieurs lignes majeures qui
se croisent les unes avec les autres et participent agrave la construction le positionnement et la
solidification du projet theacuteorique de Megrelidzeacute mais non sans en constituer en mecircme temps
lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute et partant devenir source drsquoambiguiumlteacutes Ces lignes axiales sont donc la
pheacutenomeacutenologie husserlienne la psychologie de Gestalt le marxisme et la theacuteorie linguistique
de Nicolas Marr Il y a eacutegalement une forte preacutesence drsquoune certaine theacuteorie des systegravemes (sur
laquelle nous reviendrons surtout dans les chapitres qui suivent) mais la question de savoir agrave
partir de quels auteurs voire agrave quel domaine du savoir Megrelidzeacute reprend-il au juste cette
approche reste tout agrave fait obscure Drsquoautres lignes y compris celles par rapport auxquelles
Megrelidzeacute prend une position critique (des moments de la tradition philosophique de
lrsquoanthropologie de la sociologie de la linguistique de la philosophie de science etc) peuvent
ecirctre localiseacutees par rapport aux quatre ou cinq lignes axiales que nous venons drsquoeacutenumeacuterer
Dans notre analyse cartographique nous voudrions prendre comme point drsquoappui la question
de la conscience telle qursquoelle est eacutelaboreacutee degraves le deacutebut du livre (elle nrsquoest preacuteceacutedeacutee que par une
conceptualisation preacutealable et rapide du complexe social) et qui est agrave notre avis dans
lrsquoensemble des eacutelaborations de Megrelidzeacute lrsquoinstance theacuteoriquement la plus surdeacutetermineacutee car
elle se constitue comme un croisement des cinq lignes axiales susmentionneacutees Certaines de ces
lignes ne sont pas faciles agrave identifier alors que la ligne de la linguistique de Marr reste obscure
mecircme apregraves la lecture de lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoouvrage Nous croyons en revanche que non
221 Nous eacuteviterions de parler des facteurs historiques et pratiques dans la deacutetermination du corpus du livre Il est
vrai que la confiscation de diffeacuterent types de litteacuterature et la creacuteation des spetskhrans (les stocks speacuteciaux de tout type de production imprimeacutee lrsquoaccegraves agrave laquelle eacutetait strictement limiteacute et reacuteglementeacute pendant toute lrsquoexistence de lrsquoUnion Sovietique) a deacutebuteacute deacutejagrave en 1920 mais les regravegles et les proceacutedures ainsi que les critegraveres de seacutelection de la litteacuterature agrave saisir se formaient au cours des anneacutees ce que pendant un assez longue peacuteriode laissait place agrave beaucoup drsquoarbitraire Qui plus est Megrelidzeacute a ducirc ecirctre tout agrave fait privileacutegieacute en termes drsquoaccegraves aux livres drsquoabord gracircce agrave son seacutejour en Allemagne puis agrave son poste de chercheur agrave lrsquoILP ainsi qursquoagrave son statut drsquoemployeacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad (ougrave il travaillait dans les anneacutees 1935-1936 en qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales) Cf Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Газ Тбилиси 68 21 марта 1967 p 666 Mais aussi lrsquoentreacutee laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Л А ШИЛОВ Сотрудники РНБ mdash деятели науки и культуры Биографический словарь т 1-4
223
seulement elle y est bien preacutesente mais qursquoelle peut aussi jouer un rocircle important pour situer les
eacutelaborations de Megrelidzeacute par rapport au projet marriste qui de son cocircteacute consiste en une
recherche de la langue et de la penseacutee
Commenccedilons par la pheacutenomeacutenologie dont la preacutesence est la plus eacutevidente au deacutebut du livre
Dans la preacuteface nous lisons que la science historique de la penseacutee peut srsquoeacutetablir pourvu que soit
adopteacutee une attitude de vigilance contre les reacuteductionnismes physiologique physique
psychologique etc Si les destinataires de cette critique sont explicitement indiqueacutes (y compris
lrsquoeacutecole physiologique de Pavlov) il est passeacute sous silence que les arguments contre pareils
reacuteductionnismes sont repris de la pheacutenomeacutenologie husserlienne222 Aucun des commentateurs de
Megrelidzeacute ne doute de la provenance pheacutenomeacutenologique de ces propos en deacutepit du fait que
Husserl nrsquoy soit pas citeacute A notre avis crsquoest bien agrave cette eacutetape du livre que lrsquoinfluence de la
pheacutenomeacutenologie est la plus eacutevidente alors que sa trace se perd dans la suite du livre
Or dans les conditions drsquoune forte surdeacutetermination theacuteorique de la question de la
conscience ndash ce que nous envisageons de montrer dans ce chapitre ndash aggraveacutee par la censure
subjective (qui empecirccherait lrsquoauteur de mentionner ouvertement Husserl) lrsquohypothegravese de lecture
selon laquelle la pheacutenomeacutenologie exerce une influence beaucoup plus profonde sur la penseacutee de
Megrelidzeacute est tout agrave fait deacutefendable Crsquoest bien en fonction drsquoune telle hypothegravese que tant Giga
Zedania que Janette Friedrich jusqursquoagrave preacutesent les deux principaux commentateurs de lrsquoœuvre de
Megrelidzeacute interpregravetent la deacutemarche de notre auteur Friedrich qui voit lrsquoobjectif principal du
livre de Megrelidzeacute dans lrsquoexplication de la formation du contenu de la conscience construit
lrsquoensemble de son commentaire comme une eacutepreuve de cette hypothegravese
Regardons de plus pregraves les formulations de ces interpreacutetations Pour Zedania223 il ne srsquoagit
pas de chercher chez Megrelidzeacute des aspects de la pheacutenomeacutenologie husserlienne dans un sens
litteacuteral mais de voir si dans certaines positions fondamentales ou dans des Denkfiguren que lrsquoon
peut repeacuterer chez lui il ne serait possible de trouver des similariteacutes avec la conception
husserlienne de la conscience Zedania en retrouve dans la diffeacuterence que de son cocircteacute Husserl
fait entre le noegraveme (ou le sens) et lrsquoobjet (en opposition avec Brentano qui ayant failli de penser
une telle diffeacuterence est resteacute enfermeacute dans une conception de lrsquoacte psychique qui visant lrsquoobjet
222 Nous pensons agrave savoir agrave la critique des attitudes naturalistes exposeacutee dans Edmund HUSSERL Phaumlnomenologie als strenge Wissenschaft Frankfurt am Main Vittorio Klostermann 1965
223 Cf გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017 p 34-39
224
au lieu de son sens ne permet pas de discerner dans lrsquoacte de conscience la diffeacuterence entre un
objet reacuteel et un objeacutet imaginaire) et de lrsquoautre cocircteacute ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu
ideacuteatoire raquo de la conscience Autrement dit la fonction de la diffeacuterence entre lrsquoobjet et le noegraveme
faite par Husserl serait prise en compte chez Megrelidzeacute par sa conception du contenu ideacuteatoire
Crsquoest un contenu qui ne se reacuteduit pas aux donneacutees des organes de sens (une simple reacuteflexion de
lrsquoobjectiviteacute dans la conscience) et qui est en mecircme temps objective (ce caractegravere eacutetant garanti
nous le savons deacutejagrave par la pratique et le travail) Ainsi le contenu ideacuteatoire serait un maillon
autonomiseacute la dimension de sens entre la subjectiviteacute (conscience) et lrsquoobjectiviteacute (la reacutealiteacute)
De son cocircteacute Friedrich souligne lui aussi lrsquoeacutemergence entre le sujet et lrsquoobjet de connaissance du
contenu de la conscience qui aurait un certain deacutegreacutee drsquoindeacutependance en tant que motiveacute par des
inteacuterecircts pratiques
laquo Der Unterschied zum Taumltigkeitsansatz besteht also darin daszlig Megrelidze in der Beziehung
zwischen Erkenntnissubjekt und Erkenntnisubjekt die Genesis eines eigenen Bewuszligtseinsinhalts
behauptete Das Subjekt produziert einen Bewuszligtseinsinhalt der nicht mit dem Erkenntnisobjekt
korrespondiert Er ist jedoch auch nicht auf das Subjekt zuruumlckfuumlhrbar denn dann haumltte er nicht in
der lsquoArbeitslebenstaumltigkeitlsquo verortet werden koumlnnen raquo224
Selon les interpreacutetations proposeacutees par Friedrich et Zedania la conscience selon Megrelidzeacute
est pheacutenomeacutenologiquement deacutefinie et en tant que telle ne se laisse reacuteduire ni au pocircle du sujet
ni au pocircle de lrsquoobjet Dans le chapitre suivant nous essayerons de montrer en revanche que cette
double non-reacuteductibiliteacute de la conscience (comme de tous les autres champs dont il srsquoagit dans le
livre) peut toute aussi bien ecirctre expliqueacutee et fondeacutee par la maniegravere propre agrave Megrelidzeacute
drsquoenvisager la nature de la dialectique Crsquoest bien un telle espace drsquointerpreacutetations non
conflictuelles mais parallegraveles qui fait preuve drsquoune surdeacutetermination theacuteorique ou si lrsquoon veut
meacutethodologique chez Megrelidzeacute
Cela devient encore plus explicite si lrsquoon pense agrave une autre source majeure impliqueacutee dans la
theacuteorisation de la question de la conscience agrave savoir la psychologie de la Gestalt Lagrave il srsquoagit
drsquoune approche holiste qui met accent sur lrsquoeacutemergence dans la perception de formes qui ne se
reacuteduisent pas agrave leurs parties et sont perccedilues drsquoembleacutee comme entiegraveres et porteuses de sens Il faut
224 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 73
225
dire que la convergence entre la pheacutenomeacutenologie et la psychologie de la Gestalt que lrsquoon
observe chez Megrelidzeacute nrsquoa rien de surprenant Ces deux penseacutees comportent effectivement des
tendances qui les rapprochent Leur synthegravese a eacuteteacute tenteacutee par des penseurs comme Merleau-Ponty
et deacutejagrave un peu plus tocirct agrave partir des anneacutees 1930 (parallegravelement agrave Megrelidzeacute) par Aron
Gurwitsch qui avait interpreacuteteacute la conception pheacutenomeacutenologique de lrsquohorizon de la perception
dans les termes du champ de la Gestaltpsychologie
Lrsquoapproche holiste de la psychologie de la Gestalt qui permet de penser lrsquoeacutemergence du
sens dans la conscience sans passer agrave des explications propres agrave des conceptions atomistes est agrave
lrsquoeacutevidence importante pour Megrelidzeacute Plus preacuteciseacutement il y a dans cette theacuteorie psychologique
un point qui est drsquoune importance capitale pour Megrelidzeacute et qui prend des dimensions
impressionnantes dans son projet theacuteorique Ce point consiste en ceci que gracircce agrave la
Gestaltpsychologie le modegravele spatial est devenu utilisable dans la description des eacutetats
psychologiques alors qursquoauparavant crsquoest le temps qui eacutetait consideacutereacute comme la seul dimension
drsquoexistence des pheacutenomegravenes psychologiques Ainsi Kurt Lewin qui a lui aussi deacuteveloppeacute une
theacuteorie des champs dans lrsquointroduction (qui est en mecircme temps une lettre agrave son maicirctre Wolfgang
Koumlhler) de son Principles of topological psychology eacutecrit
laquo hellip It occurred to me that the figures on the blackboard which were to illustrate some problems
for a group in psychology might after all be not merely illustrations but representations of real
concepts [hellip] I had already in 1912 as a student defended the thesis (against a then fully accepted
philosophical dictum) that psychology dealing with manifolds of coexisting facts would be finally
forced to use not only the concept of time but that of space toordquo225
Megrelidzeacute aussi dans le sillage de la Gestaltpsychologie insiste sur lrsquoimportance de la
perception visuelle Mais pour lui il srsquoagit de mettre ce point au service de lrsquoexplication de
lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Ainsi les premiegraveres solutions de problegravemes sont lieacutees agrave
une certaine configuration du champ de perception qui fait surgir dans la conscience une image
unifieacutee gracircce aux liens logiques entre les eacuteleacutements du champ qui deviennent drsquoembleacutee apparents
La spatialiteacute du champ de lrsquoobjectiviteacute se traduit donc dans la conscience qui elle aussi est
225 Kurt LEWIN Principles of topological psychology McGrawl-Hill Book Company New York and London
1936 p vii
226
repreacutesenteacutee par Megrelidzeacute comme un champ configureacute en forme drsquoimage Comme nous le
verrons dans notre chapitre suivant le champ deviendra lrsquoun des eacuteleacutements majeurs dans la
construction theacuteorique de Megrelidzeacute et embrassera non seulement le niveau de la conscience
mais des reacutegions entiegraveres de la reacutealiteacute culturelle et naturelle
Mais penchons-nous agrave preacutesent sur la question de la conscience A cette eacutetape Megrelidzeacute ne
parle pas de la theacuteorie linguistique de Marr mais nous pensons que crsquoest ici que srsquoinstaure le lien
le plus organique entre les deux theacuteoriciens Et cela relegraveve donc drsquoune troisiegraveme ligne dans les
croisements theacuteoriques autour de la probleacutematique de la conscience Les preacutemisses gestaltistes
permettent agrave Megrelidzeacute drsquoinjecter dans sa conception de la conscience lrsquoeacuteleacutement dominant de
lrsquoimage et partant de jeter un fondement eacutepisteacutemologique au principe stadiologique drsquoeacutevolution
de la langue selon Marr Mais faisons ici un petit deacutetour par quelques indications sur les objectifs
de Marr qui nous aideront de preacuteciser ce rapprochement entre Megrelidzeacute et Marr
Lrsquoobjectif que Marr se donnait eacutetait de deacutevelopper une science de la langue alternative agrave
lrsquoindo-europeacuteanisme Cette science qursquoil appela la japheacutetologie eacutetait concentreacutee sur lrsquoeacutetude des
langues japheacutetiques A diffeacuterence du principe biologico-geacuteneacutetique du classement des langues qui
eacutetait adopteacute par lrsquoindo-europeacuteanisme les langues japheacutetiques avaient ceci en commun qursquoelles se
trouvaient agrave un stade reculeacute de lrsquoeacutevolution de la langue Contrairement agrave lrsquoindo-eacuteuropeacuteanisme qui
classe les langues en laquo familles raquo Marr les classe selon leur laquo systegraveme raquo (notons agrave propos de
lrsquousage de ce terme que outre la theacuteorie de la chaleur la penseacutee sociologique de Boukharin ou
encore la tectologie de Bogdanov lrsquoinsistance par Megrelidzeacute sur le modegravele systeacutemique pourrait
ecirctre motiveacutee eacutegalement par Marr) Voici donc une citation de Marr
laquo Les langues japheacutetiques ne composent pas une laquo famille raquo comme on lrsquoa cru auparavant mais
un systegraveme agrave lrsquoinstar des langues promeacuteteides (indoeuropeacuteennes) seacutemitiques et autres et [ces
systegravemes] chacun drsquoentre eux chacun agrave sa faccedilon particuliegravere relegravevent drsquoun certain stade dans
lrsquoeacutevolution de la langue (речь) humaine Les langues japheacutetiques sont polistadiales et se preacutesentent
comme un nombre drsquoanciens stades propres au devenir de la langue (языкотворческий) mais aussi
le stade que drsquoune faccedilon ou drsquoune autre toute langue a passeacute avant que la penseacutee formale-logique et
la vision du monde cosmique se structurent en tant que la superstructure au-dessus du stade de
227
production deacutefini ainsi que [au-dessus] des rapports de production sociaux et teacutechniques y compris
de celui de la technique de transportation raquo226
Avant drsquoanalyser ce passage citons encore un autre qui explique ce qursquoest de particulier
dans les langues agrave leur stade initial
laquo A premiegravere vue nous nrsquoavons que deux eacutetapes dans lrsquoeacutevolution de la penseacutee par stades dont
la premiegravere est ce que Leacutevy-Bruhl appelle la penseacutee preacutelogique et ce que nous consideacuterons plutocirct
comme la penseacutee imageacutee pittoresque qui a existeacute pendant des dizaines de milleacutenaires Lrsquoautre type
est la penseacutee logique qui existe aussi depuis tregraves longtemps Mais sous ce rapport il est difficile
drsquoecirctre exact nous ne savons pas si la penseacutee logique existera encore longtemps ou si elle ceacutedera ses
positions au profit drsquoun autre systegraveme de penseacutee dont les particulariteacutes sont encore difficiles agrave
imaginer raquo227
Plusieurs points drsquoimportance transparaissent dans ces passages Selon Marr les langues
japheacutetiques sont celles qui ont gardeacute le caractegravere imageacute propre agrave des premiegraveres eacutetapes de
lrsquoeacutevolution de la langue humaine Pour cette raison ces langues se laissent mieux analyser par la
meacutethode paleacuteontologique et permettent de remonter agrave des formes originelles de langue Cet
inteacuterecirct pour lrsquoorigine ainsi que pour les premiegraveres eacutetapes de lrsquoeacutevolution de la langue pourrait ecirctre
releveacute comme le trait distinctif principal de la theacuteorie marriste Voici ce qursquoeacutecrit lrsquoun des eacutelegraveves
de Marr
laquo hellipLa theacuteorie de Marr eacutetait essentiellement la theacuteorie de lrsquoorigine de la langue Cela veut dire
que lrsquoobjet de ses recherches eacutetait lrsquoancienne peacuteriode de la langue alors que lrsquoattention des non-
marristes eacutetait fixeacutee sur les questions de la langue moderne En principe ils avaient donc peu de
points de contact et il leur aurait eacuteteacute possible de ne pas lutter lrsquoun contre lrsquoautreraquo228
226 Николай Яковлевич МАРР laquo Яфетические языки raquo in Избранные работы т 1 Государственное
социально-экономическое издательство Ленинград 1936 p 295 227 Citeacute drsquoapregraves Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007
p 138 228 Citeacute agrave partir du manuscript de la monographie de Mikheil Tchkhaidze qui est en preacuteparation pour lrsquoeacutedition
par lrsquoInstitut de la recherche sociale et culturelle apregraves de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi
228
Lrsquoautre point important consiste en ceci que les langues japheacutetiques gardent les traces drsquoune
penseacutee qui a preacuteceacutedeacute la penseacutee moderne Les langues modernes gracircce agrave leur structure
seacutemantique rendent la penseacutee capable des lois logiques formelles alors que les langues
japheacutetiques encore marqueacutees par une forte preacutesence des images ou de la seacutemantique imageacutee
gardent en soi (eacutetant polistadiales) les traces des anciennes formes de la langue qui eacutetait encore
laquo ideacuteologiquement indiffeacuterencieacutee raquo et correspondaient agrave une penseacutee elle aussi moins
diffeacuterencieacutee (drsquoici entre autres lrsquointeacuterecirct de Marr pour la question de lrsquoeacutenantioseacutemie crsquoest-agrave-dire
des mots qui contiennent deux sens opposeacutes229)
En somme nous observons trois moments importants chez Marr son inteacuterecirct pour lrsquoorigine
de la langue son inteacuterecirct pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de la langue en conjonction avec lrsquoeacutevolution
de la penseacutee (autrement dit de la tendence de la structuration seacutemantique agrave srsquoeacutevoluer de
lrsquoindiffeacuterence ideacuteologique vers la formalisation logique) et son insistance sur le caractegravere imageacute
et seacutemantique indiffeacuterencieacutee des langues proches agrave leur origine Il va de soi que lrsquoeacutevolution de la
langue et de la penseacutee est envisageacutee par Marr comme un procegraves parallegravele agrave lrsquoeacutevolution des
formes eacuteconomiques Mais malgreacute lrsquoaccent qursquoil pose tant sur lrsquoimportance des conditions
eacuteconomiques que sur le paralegravellisme entre la langue et la penseacutee la nature du lien entre ces
eacuteleacutements reste sans une eacutelaboration theacuteorique Qui plus est Marr se consentre sur lrsquoeacutetude de la
langue et de ses lois seacutemantiques alors que la question de la penseacutee reste secondaire En
revanche Megrelidzeacute eacutelabore justement la question du lien entre la penseacutee et la langue Crsquoest par
cela qursquoil faut expliquer lrsquoimportance qursquoil donne aux images tant dans lrsquoeacutemergence de la penseacutee
que dans eacutevolution ulteacuterieure de celle-ci Cela lui est permis gracircce aux instruments fournis par la
psychologie de la Gestalt
Souvenons-nous alors de la maniegravere dont Megrelidzeacute introduit (tregraves rapidement et comme
nous venons de dire sans aucune reacutefeacuterence agrave Marr) le rocircle de la langue ou des signes
linguistiques dans la probleacutematique de lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Lrsquohomme
srsquooriente dans le champ en reproduisant celui-ci dans la conscience en une forme ordonneacutee et
pourvue du sens A lrsquoeacutetape initiale le contenu de la conscience est satureacute par les images Mais
comme les images par la mateacuterialiteacute qui leur est propre sont rigides et ne contribuent pas agrave leur
maniement facile par lrsquoimagination (crsquoest-agrave-dire par la conscience en tant qursquoelle nrsquoest pas en
229 Cf Ekaterina VELMEZOVA laquo Les lsquolois du sens diffusrsquo chez N Marr raquo in Un paradigme perdu la
linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL N20 2005 Lausanne p 348-349
229
contact immeacutediate avec le champ de perception et opegravere avec les reproductions drsquoune maniegravere
autonome) dans la mesure ougrave ils empecircchent que la conscience les reconfigure ou les mette en
conjonction crsquoest la langue qui en substituant un signe linguistique agrave leur mateacuterialiteacute permet
une premiegravere deacutemateacuterialisation du contenu de la conscience Deacutesormais la conscience ougrave les
images sont donneacutees non seulement en tant que telles mais eacutegalement en une forme transformeacutee
en signes acquiert une agiliteacute drsquoopeacuteration Ainsi lrsquoeacutevolution historique de la penseacutee consiste
pour Megrelidzeacute en une deacutemateacuterialisation croissante du contenu de la conscience ce qui trouve
une reacutepercussion sur la structure seacutemantique de la langue aussi Souvenons-nous de lrsquoanalyse des
noms numeacuteratifs proposeacutes par Megrelidzeacute Si la matheacutematique est un systegraveme imaginaire pour
Megrelidzeacute crsquoest parce que lrsquoorigine de la matheacutematique comme de toute penseacutee formelle est agrave
chercher dans le contenu de la conscience encore tout agrave fait satureacute des images La matheacutematique
ne serait donc que le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation complet des premiegraveres notions numeacuteratives
encore limiteacutees mateacuteriellement Un autre exemple en est lrsquoanalyse de la mesure du temps
eacutegalement proposeacutee par Megrelidzeacute Ce cadre eacutevolutif drsquoune deacutemateacuterialisation croissante du
contenu de la conscience ainsi que des concepts permettent agrave Megrelidzeacute de penser un temps
mateacuteriel et un temps deacutemateacuterialiseacute A notre avis lrsquoeacutetude des eacutelaborations theacuteoriques de
Megrelidzeacute peuvent rendre la theacuteorie de Marr notoire pour son obscuriteacute plus intelligible car
elles preacutecisent complegravetent voire fondent du point de vue eacutepisteacutemologique le volet de la penseacutee
au sein du projet de recherche de Nicolas Marr
Mais la surdeacutetermination theacuteorique de la question de la conscience chez Megrelidzeacute ne
srsquoarrecircte pas agrave ces trois approches La conscience est eacutegalement deacutefinie comme lrsquointeraction entre
lrsquoorganisme (ou le sujet) et son milieu Evidemment il srsquoagit ici de la diffeacuterence fondationnelle
de toute theacuteorie de systegraveme Et crsquoest une quatriegraveme approche donc qui se rajoute La deacutefinition
de la conscience par la diffeacuterence sujetmilieu la rend applicable agrave toutes sortes drsquoorganismes
vivantes Mais la distinction majeure de la conscience humaine de toutes les autres consiste
selon Megrelidzeacute dans lrsquoattitude active dont le sujet fait preuve envers le milieu Et ici nous
voyons lrsquoimplication de deux moments lrsquoun est le contenu ideacuteatoire (qui est comme nous avons
vu formuleacute dans une conceptualiteacute pheacutenomeacutenologique230) et lrsquoautre est la pratique (qui introduit
230 Par ailleurs une convergence de la theacuteorie des systegravemes et de la conception de la conscience propre agrave la
pheacutenomeacutenologie husserlienne a eacuteteacute tenteacutee par Niklas Luhmann Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996
230
un cinquiegraveme eacuteleacutement theacuteorique surdeacuteterminant de la question de la conscience agrave savoir le
marxisme) Dans ce modegravele de la conscience aperccedilu comme systegraveme se convergent drsquoun cocircteacute
lrsquoeacuteleacutement du contenu ideacuteatoire qui comme la dimension du sens garantit le caractegravere reacutesistent du
systegraveme et lui permet de sortir de la passiviteacute et prendre une position active envers le milieu et
de lrsquoautre cocircteacute lrsquoideacutee de la pratique qui est la preacutecision du le lien que le sujet entretient avec le
milieu dans la reacutealiteacute et la facticiteacute de son action transformatrice sur lui ce que le fait eacutemerger
comme le facteur deacutefinitoire dans la formation du contenu ideacuteatoire Cette fonction deacutefinitoire
srsquoeffectue agrave travers la perception La pratique crsquoest-agrave-dire lrsquointeraction du sujet avec le milieu
par sa facticiteacute produit une certaine configuration de la perception et agrave travers cela influence
eacutegalement la formation du contenu ideacuteatoire Celui-ci agrave son tour deacutefinit la reacutesistance et
lrsquoautonomie du sujet par rapport agrave son milieu Ces cinq approches qui se convergent en une
conception de la conscience agrave multiples facettes reacutesultent dans une multipliciteacute des
interpreacutetations aussi qui mettent les mettent en conjonction en des combinaisons diffeacuterentes
Ainsi Frierich dans la citation suivante relegraveve le moment gestaltiste (lrsquoimage)
pheacutenomeacutenologique (contenu ideacuteatoire) et marxiste (pratique) laquo Nach Megrelidze ist die
Erkenntnis eines Gegenstandes nicht die Herstellung eines Bildes von diesem an sich sondern
dessen Wahrnehmung unter der Form der an ihm praktisch zu realisierenden Veraumlnderung raquo231
La conception de la conscience est pluri-deacutetermineacutee par une superposition de points de vue
theacuteoriques diffeacuterents Cette eacutequivocation qui apparaicirct donc degraves le deacutebut du livre et qui porte un
caractegravere de surdeacutetermination theacuteorique se traduit eacutegalement dans la faccedilon dont Megrelidzeacute
envisage la conscience dans son mode drsquoinsertion dans lrsquoensemble dialectique du complexe
social Ainsi la conscience est deacutetermineacutee par la pratique par le besoin (qui se traduit dans
lrsquointeacuterecirct) par la structure seacutemantique de la langue et des complexes des ideacutees qui le rendent
sensible dans sa maniegravere de percevoir ou reconfigurer les sens Nous pensons que la conception
mecircme de la dialectique est un effet drsquoune surdeacutetermination theacuteorique et se construit chez
Megrelidzeacute agrave travers une superposition des concepts du champ et du systegraveme Nous allons en
discuter dans le chapitre qui suit
231 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 71
231
Complexe social Le principal deacutebat de la philosophie sovieacutetique des anneacutees 1920 tournait autour de la
question de la deacutefinition et du statut ou encore de la regravegle drsquoapplicabiliteacute de la logique
dialectique dans les sciences humaines et les sciences dures La dialectique eacutepureacutee des restes
ideacutealistes232 eacutetait consideacutereacutee comme un outil meacutethodologique permettant de deacutepasser la
dichotomie entre lrsquoideacutealisme et le mateacuterialisme en vue de la consolidation de tout savoir sur une
base moniste Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoessentiel pour toute approche marxiste consiste agrave
accomplir une double critique drsquoune part de lrsquoideacutealisme et drsquoautre part drsquoun certain type de
mateacuterialisme agrave savoir de celui qui se forme dans une opposition avec lrsquoideacutealisme et se trouve
pris dans un cercle vicieux en le perpeacutetuant Ainsi toute la litteacuterature scientifique de lrsquoeacutepoque
sans tenir compte de la speacutecificiteacute de la matiegravere premiegravere de la recherche donneacutee est porteacutee agrave
critiquer tant les conceptions rationalistes que vitalistes ou encore celles preacutetendument
mateacuterialistes qui ont eacuteteacute condamneacutees comme reacuteductrices et meacutecanistes233 Mais bien que les
approches agrave rivaliser fussent clairement identifieacutees le consensus se deacutefait au niveau
meacutethodologique quand se pose la question de lrsquoapplicabiliteacute et des limites de la logique
dialectique Concernant le marxisme sovieacutetique crsquoest dans les pages de la principale revue
sovieacutetique deacutedieacutee au traitement des questions philosophique Sous la banniegravere du marxisme que
en 1924 une poleacutemique srsquoest engageacutee au sujet des questions meacutethodologiques bien avant que la
codification des principes du mateacuterialisme dialectique prenne sa forme deacutefinitive Ce deacutebat
souleveacute par le reacutedacteur en chef de la revue Abram Mojsejevič Deacuteborin connu pour ecirctre le chef
de file du laquo camp des Dialecticiens raquo comprenait deux volets car devaient ecirctre repousseacutees des
232 Crsquoest dans un de ses articles ceacutelegravebres intituleacute laquo La porteacutee du mateacuterialisme militant raquo qui inaugurait la revue
philosophique Sous la banniegravere du marxisme devenue lrsquoeacutedition peacuteriodique principale de lrsquoUnion Sovieacutetique apregraves lrsquoexpulsion des philosophes russes majeurs de lrsquoeacutepoque (Berdjaev S N Bulgakov I A Ilrsquoin Karsavin Losski Frank etc) que Leacutenine en 1922 prescrivant les lignes directrices et les objectifs geacuteneacuteraux de la revue avait insisteacute sur la neacutecessiteacute drsquoune relecture mateacuterialiste de la dialectique heacutegeacutelienne ainsi que sur son application agrave de nouveaux domaines y compris aux sciences de la nature semblable agrave celle qui a eacuteteacute entreprise par Marx lui-mecircme dans son Capital Владимир ЛЕНИН laquoО значении войнствующего материализмаraquo in Под Знаменем Марксизма 3 март 1922 Cf А С КАРПЕНКО laquo Тоска по философии (памяти А П Огурцова) raquo in Вопросы философии 2015 10 p 133ndash149
233 Le marquage des conceptions faussement mateacuterialistes par le qualificatif laquo meacutecaniste raquo a eacuteteacute eacutetabli suite agrave la querelle entre les laquo dialecticiens raquo et les laquo meacutecanistes raquo Les meacutecanistes eacutetaient repreacutesenteacutes majoritairement par des physiciens mais aussi par Nikolaj Ivanovič Boukharine La querelle a eacuteteacute videacutee en 1929 par le triomphe des dialecticiens avec Abram Mojsejevič Deacuteborin en tecircte Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 p 3-4 В А БАЖАНОВ laquoДиалектики и механистыraquo Энциклопедия эпистемологии и философии науки laquoКанон+raquo РООИ laquoРеабилитацияraquo Москва 2009
232
tentatives de limitation de la logique dialectique venant de deux cocircteacutes drsquoune part celui des
Meacutecanistes repreacutesenteacutes principalement par des chercheurs en sciences de la nature qui refusaient
drsquoadopter les principes dialectiques dans des recherches en physique et drsquoautre part celui des
laquo reneacutegats ideacutealistes raquo tel Georg Lukaacutecs qui dans son livre Lrsquohistoire et la conscience de classe
limitait le domaine de lrsquoapplication de la dialectique agrave lrsquohistoire et niait la leacutegitimiteacute drsquoune
dialectique de la nature Cette derniegravere critique qui a eu pour effet lrsquointerdiction du livre de
Lukaacutecs en Union Sovieacutetique a eacuteteacute exposeacutee dans lrsquoarticle de Deacuteborin intituleacute laquo G Lukaacutecs et sa
critique du marxisme raquo 234 Crsquoest bien cet affrontement entre Deacuteborin et Lukaacutecs qui marque dans
lrsquoimage que nous avons de cette eacutepoque les contours geacuteneacuteraux de lrsquoespace intellectuel dans
lequel la codification finale de la doctrine stalinienne du mateacuterialisme dialectique srsquoorientait
Lrsquohistoire de ce deacutebat nrsquoa pas fait long feu et sa reacutesolution nrsquoa pas eacuteteacute eacutequivoque Lukaacutecs fut
accuseacute de tendances subjectivistes et ideacutealistes son livre a eacuteteacute banni et la version objectiviste de
la dialectique nrsquoa laisseacute place agrave aucune alternative Les implications et conseacutequences theacuteoriques
ainsi que politiques de ce deacutebat sont impossibles agrave neacutegliger
Il srsquoagissait donc de deacuteterminer si la meacutethode dialectique pouvait ecirctre appliqueacutee non
seulement agrave lrsquohistoire mais eacutegalement agrave la nature Selon lrsquoargument de Deacuteborin si lrsquoon limitait
la dialectique par la sphegravere de lrsquohistoire et refusait toute leacutegitimiteacute agrave son introduction dans les
sciences de la nature lrsquoon risquait de revenir agrave une vision dualiste du monde En mecircme temps
toujours drsquoapregraves Deacuteborin cette maniegravere de tracer la ligne de seacuteparation aurait empecirccheacute la
dialectique en tant que meacutethode de se deacutefaire de ses origines ideacutealistes et heacutegeacuteliennes pour se
transformer en une dialectique veacuteritablement mateacuterialiste Crsquoest drsquoun cocircteacute par crainte de tomber
dans lrsquoideacutealisme et de lrsquoautre cocircteacute par crainte de poser une substance qui eacutechapperait agrave la
dialectique que le monisme a surgi comme un impeacuteratif ontologique et eacutepisteacutemologique Le
monisme devait ecirctre soutenu par une conception homogeacuteneacuteisant de la dialectique car laquo lrsquoon nrsquoest
jamais sucircr drsquoavoir purifieacute la dialectique de ses scories ideacutealistes aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas
appliqueacutee agrave la Nature ou mieux aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas tireacutee de la Nature raquo235 En
prenant en compte ces arguments nous pourrions poser la question suivante Comment pourrait-
on caracteacuteriser la relation que lrsquoanalyse de Megrelidzeacute entretient avec les positions articuleacutees
234 Абрам Г ДЕБОРИН laquo Г Лукач и его критика марксизма raquo in Под знаменем марксизма 6-7
Москва 1924 ст 49-69 235 Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique Op cit p 2
233
dans le cadre du deacutebat dont on vient drsquoeacutebaucher les contours Au fond cette question concerne
la technique de la construction theacuteorique Quelle est la place que dans cette theacuteorie est impartie agrave
lrsquohistoriciteacute ou agrave un certain tout dialectique De quelle maniegravere preacutetende-t-elle reacutesoudre le
problegraveme des dichotomies drsquoune faccedilon dialectique Mais avant de les lui poser faisons encore un
petit deacutetour pour voir les implications ideacuteologiques et politiques qursquoune telle ou telle reacutesolution
de ces questions pouvaient avoir dans la reacutealiteacute de lrsquoeacutepoque
Les deacutebats autour de la dialectique que nous venons drsquoexposer dans une perspective
purement theacuteorique avaient une dimension proprement politique La condamnation de Histoire
et conscience de classe de Lukaacutecs en Union Sovieacutetique avait annonceacute une tendance dans le
deacuteveloppement ideacuteologique qui a des anneacutees plus tard culmineacute dans la codification du
mateacuterialisme dialectique (laquo diamat raquo) deacutesormais institueacute en qualiteacute de philosophie obligeacutee Cet
affrontement a eacuteteacute vu comme la polarisation de lrsquohorizon theacuteorique entre drsquoun cocircteacute une
conception de la dialectique deacutebouchant sur une attitude subjectiviste orienteacutee vers un
engagement politique actif et drsquoautre cocircteacute une dialectique qui proposerait une vision
objectiviste orienteacutee vers des lois eacuteternelles236 Deacutejagrave au deacutebut des anneacutees 20 la tension
reacutevolutionnaire en Union Sovieacutetique srsquoeacutetait deacutechargeacutee ce que Trotzky avait deacutecrit comme une
trahison de la reacutevolution par la nouvelle classe des bureaucrates La reacutevolution avait commenceacute agrave
ecirctre envisageacutee dans une nouvelle optique Deacutesormais elle eacutetait vue comme un acte de folie
collective et irrationnelle alors que le livre de Lukaacutecs avec ses implications theacuteoriques et
politiques prenait une position expresseacutement reacutevolutionnaire par sa notion drsquoailleurs nettement
speacuteculative de proleacutetariat comme sujet-objet de lrsquohistoire Dans le contexte du renforcement de
lrsquoorthodoxie stalinienne qui aboutira agrave lrsquoinstauration du laquo mateacuterialisme dialectique raquo en qualiteacute
de lrsquoideacuteologie leacutegitimiste du laquo socialisme reacuteel raquo le livre de Lukaacutecs devient inacceptable Crsquoest
dans cette tendance justement que en parallegravele agrave son attaque contre Lukaacutecs Deborin eacutelabore une
version de la philosophie marxiste qui srsquoappuie sur une meacutethode dialectique homogegravene et
universelle Il insiste donc sur les lois geacuteneacuterales applicables tant agrave la nature qursquoagrave la socieacuteteacute
Lrsquoaspect engageant et proprement politique de la dialectique marxiste a eacuteteacute mis de cocircteacute alors que
la dialectique srsquoest transformeacutee en une theacuteorie eacutepisteacutemologique concerneacutee en particulier par les
lois universelles du savoir scientifique
236 Slavoj ŽIŽEK laquo Georg Lukaacutecs as the philosopher of Leninism raquo in A defence of History and class
consciousness Verso London-New-York 2000 pp 151-182
234
laquo When in Chvostismus Lukaacutecs elaborates in detail the passing critical remarks on Engelsrsquos notion of the
lsquodialectics of naturersquo from History and Class Consciousness he makes it clear that his critique of the
lsquodialectics of naturersquo is embedded in his more fundamental critique of the notion of the revolutionary process
as determined by the lsquoobjectiversquo laws and stages of historical development The point of Lukaacutecsrsquos polemics
against the lsquodialectics of naturersquo is thus not the Kantian abstract-epistemological one [hellip] but ultimately a
political one the lsquodialectics of naturersquo is problematic because it legitimizes the stance towards the
revolutionary process as obeying lsquoobjective lawsrsquo leaving no space for the radical contingency of Augenblick
for the act as a practical intervention irreducible to its lsquoobjective conditionsrsquo raquo237
Pour preacuteciser notre interrogation nous devons donc nous demander quel est le traitement de
la question de la dialectique chez Megrelidzeacute et ougrave il se situe dans lrsquoopposition entre le
laquo subjectivisme raquo et lrsquolaquo objectivisme raquo telle qursquoelle vient drsquoecirctre deacutecrite En 1925 en Union
Sovieacutetique a paru La dialectique de la nature drsquoEngels qui a bien eacutevidemment eacuteteacute mis au
service de lrsquo laquo objectification raquo de la dialectique Les propos du livre ont eacuteteacute accueillis sans
critique dans la mesure ougrave aucune rupture nrsquoeacutetait pensable entre Engels et Marx les deux eacutetant
eacuterigeacutes au statut de pegraveres indivisibles du socialisme238 Engels deacutefinit la dialectique comme une
science laquo de la connexion universelle raquo et agrave partir drsquoune reformulation de certaines deacutefinitions de
Hegel il en propose trois lois principale agrave savoir conversion de la quantiteacute en qualiteacute
peacuteneacutetration reacuteciproque des contraires polaires deacuteveloppement par contradiction ou neacutegation de la
neacutegation Ce sont les lois universelles dans la mesure ougrave leur preacutetention est de couvrir toutes les
relations possibles entre les eacuteleacutements de la nature Megrelidzeacute est sans doute influenceacute par
Engels Sa maniegravere de theacutematiser la question de la neacutecessiteacute et du hasard en vue drsquoune conception
de la neacutecessiteacute plus universelle qui contiendrait la contingence comme son eacuteleacutement neacutecessaire au
lieu de lrsquoexclure est en partie reprise du livre drsquoEngels ndash mecircme si Megrelidzeacute lrsquoapplique non
pas agrave des procegraves naturels mais au champ social drsquoune part et agrave une certaine vision du procegraves
historique non deacuteterministe drsquoautre part Il faudrait donc se demander si oui ou non Megrelidzeacute
envisage la dialectique comme une science universelle dont les lois srsquoappliqueraient sans
restriction agrave tous les aspects de la reacutealiteacute
237 Ibid p 175 238 Ce que reproche Deborin agrave Lukaacutecs dans son article que nous venons drsquoindiquer crsquoest drsquoavoir introduit une
rupture entre Marx et Engels
235
La question de la dialectique a une voie tortureacutee dans le livre de Megrelidzeacute A son deacutebut
elle est poseacutee drsquoune maniegravere explicite agrave partir de Hegel et de Leacutenine et en connexion avec la
question du complexe social Celui-ci serait un tout dialectique dans la mesure ougrave ses moments ndash
travail langue penseacutee ndash se trouvent dans une relation non pas de causaliteacute lineacuteaire mais de
conditionnement reacuteciproque
laquo La dialectique mateacuterialiste - puisqursquoil srsquoagit du devenir (развитие) reacuteel - srsquoapplique
(распространяется) seulement aux formations closes de ce type Toute autre interpreacutetation de la dialectique
telle que celle qui en fait un procegraves vivant du devenir nrsquoest qursquoune vulgariteacute dogmatique et un non-sens
comme la laquo dialectique raquo de la perte des cheveux et du devenir chauve parfois Hegel lui-mecircme en est
coupable raquo239
Comme nous le voyons Megrelidzeacute introduit la diffeacuterence entre le laquo devenir vivant raquo et laquo le
devenir reacuteel raquo Ce que Megrelidzeacute entend ici par le laquo devenir vivant raquo devient agrave notre avis plus
clair dans le chapitre VI du livre ougrave il critique la philosophie rationaliste Celle-ci considegravere
selon Megrelidzeacute que le concept est la loi interne de chaque eacuteleacutement de lrsquounivers et en reacutegit le
deacuteveloppement et le devenir Quant au point de vue dialectique le deacuteveloppement drsquoune chose
prise agrave part nrsquoest pas mecircme pensable Elle ne srsquooccupe que des objets qui sont des ensembles
drsquoeacuteleacutements en relation de deacutetermination reacuteciproque A cette diffeacuterence correspond aussi la
diffeacuterence entre la causaliteacute lineacuteaire et la causaliteacute dialectique ou systeacutemique La dialectique
consisterait donc agrave repeacuterer les systegravemes ou autrement dit les formations closes et agrave expliquer
leur devenir comme les passages drsquoun eacutetat agrave lrsquoautre Cela est appeleacute le devenir reacuteel car les
formations closes sont repeacuterables comme des entiteacutes probleacutematiques et donc reacuteelles Ainsi la
classe sociale qui est une uniteacute baseacutee sur les inteacuterecircts reacuteels des individus et le reacutesultat des relations
agrave la fois conflictuelles (par rapport au milieu) et solidaires (comme coheacutesion interne) est-elle une
formation close (gracircce agrave la coheacutesion interne) mais aussi reacuteelle (gracircce agrave la reacutealiteacute des inteacuterecircts qui
est le point probleacutematisant) et systeacutemique (dans la mesure ougrave elle est capable drsquoauto-
transformation) Donc il ne srsquoagit pas ici drsquoune teacuteleacuteologie interne qui deacutefinirait la classe comme
uniteacute ou deacuteterminerait son devenir car celle-ci se transforme dialectiquement par lrsquointeraction
avec le milieu dans laquelle les facteurs subjectifs et objectifs jouent des rocircles compleacutementaires
239 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1937 p 34
236
Donc au milieu du livre il devient clair que la dialectique est pour Megrelidzeacute le mode de
fonctionnement des uniteacutes relationnelles qui reacutevegravelent un caractegravere systeacutemique Le systegraveme
permettrait de reconsideacuterer la question de la temporaliteacute Le systegraveme gracircce agrave sa structuration
interne fait reacutesistance aux eacuteleacutements nouveaux et en les inteacutegrant les traduit selon ses propres
lois mais en mecircme temps se transforme aussi Cela permet de conceptualiser un devenir ougrave les
moments temporels qui se suivent ne srsquoatomisent pas mais restent dans une continuiteacute Lrsquoideacutee de
la transformation drsquoun ensemble systeacutemique par des compromis entre la reacutesistance interne et les
irritations externes permet de substituer par une conception plus concregravete la notion de
lrsquoAufhebung heacutegeacutelienne Ajoutons eacutegalement que selon Megrelidzeacute le systegraveme nrsquoest jamais
compleacutetement clos agrave lrsquoexception de la matheacutematique qui nrsquoest pas un pheacutenomegravene de lrsquoordre du
reacuteel mais un systegraveme entiegraverement construit et rendu possible par le procegraves historique de la
deacutemateacuterialisation complegravete des concepts numeacuteratifs Dans tous les autres cas le systegraveme est
reacuteceptif aux conditions exogegravenes qui en tant qursquoeacuteleacutements arbitraires constituent en conjonction
avec la structuration interne du systegraveme le moteur du devenir et de la transformation laquohellipLe
conditionnant et le conditionneacute se suppleacuteant reacuteciproquement sont incapables de produire une
nouveauteacute [dans un tel cas] le procegraves tournerait en permanence sur le mecircme plan dans le mecircme
cercle et la spirale progressive du devenir serait impossible raquo240
Entretemps Megrelidzeacute introduit eacutegalement la notion de laquo champ raquo reprise agrave la
Gestaltpsychologie Cette notion a eacuteteacute pour la premiegravere fois deacutefinie par Max Wertheimer En le
paraphrasant le champ serait ce agrave quoi lrsquohomme se trouve confronteacute et qui tend agrave acqueacuterir du
sens et de lrsquouniteacute et donc agrave ecirctre domineacute par une neacutecessiteacute interne241 Cette neacutecessiteacute srsquoexprime
dans le fait qursquoil faut un effort important pour reacutesister agrave la forme (Gestalt) - qui srsquoarticule suite agrave
la tendance du champ dans un sens - pour la re-former (umgestalten) et devenir capable de voir
ce mecircme champ en une forme et en un sens diffeacuterents Ce proceacutedeacute de la perception ne se laisse
expliquer ni par les deacuteterminations de la logique formelle ni par les traits individuels du sujet
percevant Crsquoest le tout qui domine drsquoembleacutee la perception Et comme dans cette perspective
holiste la perception relegraveve drsquoembleacutee du sens Megrelidzeacute ne voit pas de diffeacuterence essentielle
entre la perception et la conscience et conceptualise celle-ci comme un lieu ougrave se croisent
lrsquoobjectiviteacute et la subjectiviteacute en produisant une reacutealiteacute nouvelle et reacutesistante Cette reacutealiteacute ne
240 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278 241 Cf Max WERTHEIMER laquo Uumlber Gestalttheorie raquo in Gestalt Theory 7 1925 p 105
237
serait autre chose que la conscience elle-mecircme mais remplie par un certain contenu qui est
justement la source de reacutesistance Ainsi voudrait-il deacutepasser tant les reacuteductionnismes propres aux
sciences strictes que lrsquoideacutealisme philosophique dans leur traitement de la question de la penseacutee
humaine
Mais la question de savoir ce qursquoest le laquo champ raquo se complique car Megrelidzeacute ne srsquoarrecircte
pas agrave la question de la perception et de la conscience Nous pourrions dire que tous les niveaux
de son analyse srsquoarticulent comme champs Ainsi nous avons le champ objectif de lrsquoexpeacuterience
le champ sensoriel le champ de la perception ou de la conscience le champ culturel le champ
du savoir de la circulation des ideacutees ou celui de la conscience sociale le champ social ou champ
des inteacuterecircts sociaux et enfin le champ historique (qui est au fond le complexe social) Ajoutons
eacutegalement que agrave notre avis mecircme le concept selon Megrelidzeacute est un champ dans la mesure
ougrave il est un laquo scheacutema raquo ou un laquo reacuteseau raquo agrave centre qui se deacutefinit donc par lrsquoensemble des relations
(le centre serait le point de vue plutocirct que quelque chose qui aurait une autonomie hors des
relations qui lrsquoinvestissent de sens) Et comme le concept est toujours en mecircme temps
linguistiquement marqueacute en tant que neacutecessairement geacuteneacuteraliseacute (ducirc agrave lrsquoimplication de la pratique
dans le devenir de la penseacutee et de la langue) et donc porteur du nom par extension cette mecircme
structure pourrait ecirctre eacutetendue sur la langue aussi (et en premier lieu agrave son aspect seacutemantique)
Pour eacuteclairer cette question penchons-nous sur un passage ougrave Megrelidzeacute explique la nature
de la laquo formation reacuteelle raquo que agrave notre avis il utilise comme synonyme du laquo systegraveme raquo
laquo Toute formation reacuteelle a ses propres lois de comportement et de deacuteveloppement les lois
dialectiques geacuteneacuterales se manifestent en elles sous une forme speacutecifique et la tacircche principale est
de les eacutetudier La reacutealiteacute selon sa loi est toujours concregravete et toute loi a une signification
seulement dans lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo242
En partant drsquoune certaine intelligence du texte de Megrelidzeacute qui est la nocirctre nous oserons
suggeacuterer lrsquointerpreacutetation suivante de ce passage Les formations reacuteelles sont reacuteelles dans la
mesure ougrave justement il ne srsquoagit pas drsquoun modegravele mais de pheacutenomegravenes concrets qui se laissent
deacutecrire comme dialectiques par leur fonctionnement Il srsquoagirait donc des singulariteacutes Le
laquo systegraveme raquo en revanche est le nom du modegravele geacuteneacuteral drsquoun tel fonctionnement Quant au
242 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 284
238
champ il serait laquo lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo donc une sorte de lieu ougrave les
formations reacuteelles prennent forme243 Il srsquoagirait donc oserions-nous dire drsquoontologies
reacutegionales La reacutealiteacute humaine serait composeacutee drsquoune multipliciteacute de champs (dont nous venons
de donner une liste) dont chacun serait un lieu de reacuteflexions dialectiques
La conseacutequence en est que la dialectique ne consisterait pas en des lois geacuteneacuterales (et
effectivement agrave aucun endroit Megrelidzeacute ne formule des lois dialectiques agrave la maniegravere des trois
lois dialectiques drsquoEngels) La dialectique serait toujours incarneacutee dans des formations reacuteelles ou
dans des champs qui entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre des relations de reacuteflexiviteacute Donc la tacircche
du mateacuterialisme dialectique consisterait agrave eacutetudier tant les formations reacuteelles dans leur concreacutetude
ou mateacuterialiteacute que les champs qui par leur reacuteflexiviteacute reacuteciproque donnent lieu agrave lrsquoeacutemergence des
formations reacuteelles Notons eacutegalement que les formations reacuteelles ont toujours une base
probleacutematisante et donc dans la relation reacuteflexive entre les champs aussi il srsquoagit toujours drsquoune
meacutediation par problegraveme
Il faut souligner qursquoeacutevidemment il ne srsquoagit pas de reacutegions ontologiques par analogie avec la
nature Ce sont des reacutealiteacutes produites culturelles et humaines Pourtant ce sont bien des reacutealiteacutes
dans la mesure ougrave elles sont grosses de tendances autonomisantes qui eacutechappent au controcircle de
lrsquohomme Qui plus est lrsquohomme lui-mecircme est le produit de lrsquoensemble de la reacutealiteacute humaine non
seulement dans sa penseacutee mais dans ses besoins et en un certain degreacute dans ses capaciteacutes
physiques eacutegalement Il est un des eacuteleacutements du cercle dialectique au devenir reacuteel constitueacute de
lrsquoensemble de tous les champs
Revenons maintenant agrave la question de la dialectique de la nature que nous avons poseacutee plus
haut A ce sujet Megrelidzeacute eacutecrit laquo Nous avons affaire agrave un vrai deacuteveloppement dialectique
seulement lagrave ougrave lrsquoobjet repreacutesente un tout fermeacute et bien interconnecteacute que ce soit dans la reacutealiteacute
sociale biologique ou physico-chimique raquo244 Selon Megrelidzeacute laquo les reacutealiteacutes biologique et
physico-chimique raquo eacutegalement peuvent comporter des formations reacuteelles dans la mesure ougrave leurs
eacuteleacutements peuvent srsquoorganiser en des ensembles structureacutes et satisfaire donc les conditions de
systeacutematiciteacute ecirctre ouvertes agrave des irritations et agrave des causes exteacuterieures et ecirctre interdeacutependants
243 Nous pourrions lrsquoillustrer agrave lrsquoexemple de la classe la classe concregravete est une formation reacuteelle et dialectique
dans la mesure ougrave elle est porteuse de traits systeacutemiques Son lieu drsquoarticulation serait le champ social qui est en mecircme temps le lieu de reacuteflexion dialectique car dans sa structuration (qui rend donc possible lrsquoarticulation de la classe donneacutee) elle reflegravete la totaliteacute des champs (le champ des inteacuterecircts le champ des ideacutees etc)
244 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278
239
en ce sens que tout changement drsquoun eacuteleacutement provoque des changements correspondants dans
tous les autres eacuteleacutements de lrsquoensemble Ainsi gracircce agrave la reacutepartition de la reacutealiteacute physique et
humaine en des reacutegions (champs) Megrelidzeacute drsquoune part peut srsquoaligner sur la ligne ideacuteologique
de son eacutepoque en assumant la position selon laquelle la dialectique serait en œuvre dans la nature
eacutegalement et en mecircme temps ne pas tomber dans une vulgarisation criante en insistant sur la
reacutegionaliteacute ce que rend son propos plus diffeacuterencieacute et moins geacuteneacuteralisant
Srsquoil est vrai que Megrelidzeacute ne tombe pas dans la vulgarisation du cocircteacute de la nature il faut
pourtant se demander si pour cette mecircme raison il ne vulgarise pas le cocircteacute culturel et humain Il
devient difficile par les moyens dialectiques et systeacutemiques qursquoil se procure de diffeacuterencier
entre la reacutealiteacute humaine et la reacutealiteacute physico-biologique car dans cette perspective mecircme la
capaciteacute de lrsquohomme de travailler et la capaciteacute de la conscience de produire le sens ne sont que
les facteurs de complexification des systegravemes qui pourtant ne perdent pas leur caractegravere de
systeacutematiciteacute qursquoils partagent avec les systegravemes biologiques et physico-chimiques En assumant
la conceptualiteacute systeacutemique dans sa compreacutehension de la dialectique Megrelidzeacute en derniegravere
analyse tombe en contradiction avec tous les longs efforts qursquoil a mis pour diffeacuterencier dans les
premiers chapitres du livre la reacutealiteacute humaine de la reacutealiteacute biologique A notre avis une piste
possible pour sortir de cette impasse serait de distinguer entre deux types des contingences ou
plus preacuteciseacutement entre des contingences qui srsquoarticulent dans deux types de relation du systegraveme
avec son milieu Mais cela demanderait une recherche agrave part et Megrelidzeacute nrsquoen donne pas de
preacutesupposeacutes
En revenant sur la question des champs comme lieux de reacuteflexion dialectique la question
suivante agrave poser est celle de savoir comment les champs ou reacutegions ontologiques se reflegravetent et
se conditionnent reacuteciproquement En effet il ne peut pas srsquoagir ici de reacutegions isoleacutees car le
conditionnement reacuteciproque et la meacutediation sont la seule possibiliteacute pour que les champs puissent
ecirctre les lieux de dialectisation Ainsi les inteacuterecircts pratiques se traduisent-ils dans le mode de
percevoir Les sens ou concepts ainsi articuleacutes constituent la penseacutee mais aussi se traduisent
dans la langue Au fond en soulignant cet isomorphisme entre les champs nous ne faisons que
donner une formulation diffeacuterente de ce qursquoest le complexe social La forme de la connexion
entre des niveaux est donc elle-mecircme dialectique et est expliqueacutee par la conception du complexe
social dont lrsquoexposition ouvre le livre de Megrelidzeacute Crsquoest bien agrave partir du complexe social que
toute interrogation locale se laisse poser drsquoune maniegravere adeacutequate
240
Mais une question drsquoimportance magistrale est alors agrave poser agrave savoir celle du statut du
complexe social Il est le lieu du deacuteveloppement du procegraves historique et est preacutesenteacute comme la
structure de connexion dialectique entre les champs du travail de la langue et de la penseacutee Il est
donc le champ des champs Mais peut-il alors lui-mecircme ecirctre dialectique Cela revient agrave la
question de savoir si le champ de lrsquohistoriciteacute lui-mecircme eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Aurions-nous
affaire ici avec un paradoxe Nous essayerons de reacutepondre agrave ces questions dans le dernier
chapitre de notre travail et drsquoen faire ressortir deux lectures possibles du projet de Megrelidzeacute
Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee
Mecircme si Megrelidzeacute structure Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee du bas vers le
haut conformeacutement agrave la conception qursquoil expose la connaissance theacuteorique se libegravere du haut
vers le bas La structure du livre est renverseacutee et peut laisser une impression contraire agrave ses
intentions theacuteoriques Elle semble suivre le scheacutema drsquoune philosophie empiriste qui partirait de
questions telles que la perception sensorielle pour en srsquoeacutelevant arriver agrave un savoir sur la socieacuteteacute
et lrsquohistoriciteacute Cependant selon la logique de la connaissance theacuteorique que Megrelidzeacute
poursuit celle-ci deacutebute justement au niveau des conditions historiques On pourrait pourtant
dire que la maniegravere dont le livre expose son contenu nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoun certain inteacuterecirct
dramaturgique le lecteur rencontrant degraves le deacutebut lrsquoideacutee de complexe social qui est rapidement
suggeacutereacutee agrave lrsquoouverture de lrsquoouvrage ressent au cours de la lecture une tension entre cette
preacutemisse annonceacutee et le chemin du bas vers le haut qursquoil est en train de faire et arrive enfin agrave la
culmination et au deacutenouement dans les derniers chapitres du livre ougrave le complexe social se
preacutesente enrichi par le chemin parcouru
Dans le chapitre preacuteceacutedent nous sommes arriveacutes au constat que dans la construction
theacuteorique de Megrelidzeacute le complexe social est le champ des champs Megrelidzeacute le considegravere
comme une formation close ou encore comme une totaliteacute dialectique en raison du rapport de
deacutetermination reacuteciproque entre ses composants qui agrave leur tour relegravevent eux aussi du caractegravere
dialectique ou systeacutemique Tant qursquoil srsquoagit des champs ou systegravemes la deacutetermination chez
Megrelidzeacute peut ecirctre comprise comme leur isomorphisme Ainsi le champ social structureacute selon
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la forme de la proprieacuteteacute dans la socieacuteteacute donneacutee est isomorphe au champ des inteacuterecircts lieacutes agrave la
pratique et au travail les inteacuterecircts objectifs se traduisent au niveau subjectif dans des ideacutees
adeacutequates qui le sont en vertu de leur isomorphisme avec la structure sociale Ou encore prenons
lrsquoexemple de la langue dont la structure seacutemantique peut ecirctre envisageacutee comme un champ car il
srsquoy agit de rapports de sens Les renvois que les mots font vers drsquoautres mots ou bien la maniegravere
dont un mot peut contenir une multipliciteacute de sens superposeacutes reflegravetent la structuration de la
penseacutee sociale agrave savoir les laquo geacuteneacuteralisations reacuteelles raquo Cet isomorphisme de la structuration
seacutemantique de la langue avec la structuration de la penseacutee sociale rend lrsquoanalyse seacutemantique de
la langue - selon les lois seacutemantiques eacutelaboreacutees par la paleacuteontologie linguistique - capable de
reconstituer les modes de penseacutee caracteacuteristiques de diffeacuterentes socieacuteteacutes
Quant au complexe social il embrasse donc toute la reacutealiteacute humaine en couches isomorphes
Mecircme une partie de lrsquoecirctre physique de lrsquohomme tombe sous la deacutetermination socio-historique (il
srsquoagit des besoins et de la capaciteacute perceptive qui est conditionneacutee mais seulement partiellement
deacutetermineacutee par le fonctionnement des organes des sens) Et comme il srsquoagit donc drsquoembrasser la
reacutealiteacute humaine non seulement dans son intensiteacute mais eacutegalement dans sa dureacutee le complexe
social est en dernier analyse le champ historique ou comme nous lrsquoavons suggeacutereacute le champ
des champs
A partir de ce moment il y a deux possibiliteacutes pour envisager le complexe social comme
une structure qui reacutegit et coordonne les rapports entre ses composants en garantissant leur
isomorphisme mais qui elle-mecircme pour cette mecircme raison eacutechappe alors agrave lrsquohistoriciteacute ou
bien comme un systegraveme qui comme tout systegraveme doit par deacutefinition ecirctre capable drsquoauto-
transformation Dans ce cas cependant une question additionnelle devra ecirctre poseacutee agrave savoir
celle qui concerne le milieu du systegraveme Comme Megrelidzeacute lrsquoexplique un systegraveme absolument
clos par rapport agrave son milieu ne peut pas exister comme une formation reacuteelle cela eacutetant possible
seulement pour le systegraveme imaginaire qursquoest la matheacutematique unique dans son genre
Mais avant de nous mettre agrave reacutepondre agrave cette question et agrave reacutefleacutechir aux conseacutequences qui en
deacutecoulent souvenons-nous que ce problegraveme de dupliciteacute entre les perspectives laquo synchronique raquo
et laquo diachronique raquo qui peuvent ecirctre plus adeacutequatement deacutecrites par les termes laquo anhistorique raquo
et laquo historique raquo ou encore la tension entre laquo theacuteorique raquo et laquo meacutetatheacuteorique raquo nous sont apparus
deacutejagrave au cours de lrsquoanalyse lineacuteaire de la premiegravere partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute que nous
avons entreprise dans la troisiegraveme partie de notre travail Il srsquoagissait du mecircme type de paradoxe
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que celui que nous rencontrons agrave propos du complexe social On a affaire agrave des constructions
theacuteoriques dans lesquelles un mecircme eacuteleacutement se preacutesente agrave la fois comme la condition et le
conditionneacute ainsi par exemple la conscience est le support du complexe social mais eacutegalement
lrsquoobjet drsquoune reconstruction par le biais du complexe social Ce paradoxe peut ecirctre atteacutenueacute par
une diffeacuterentiation temporelle si lrsquoobjet de reconstruction est situeacute dans le passeacute il ne peut pas
ecirctre en mecircme temps la condition des moyens de sa reconstruction Mais qursquoen est-il alors de
lrsquoentreprise de Megrelidzeacute quand il srsquoagit de reconstruire le complexe social si celui-ci est la
structure anhistorique du procegraves historique En quoi Megrelidzeacute serait-il privileacutegieacute pour une
telle reconstruction Il ne sera pas possible de sortir de cette impasse si le complexe social lui-
mecircme qui est la structure de toute la reacutealiteacute humaine ne subit pas de devenir pour produire la
possibiliteacute drsquoune diffeacuterence drsquoavec soi-mecircme dans le temps Mais alors cela ne deacutetruirait-il pas le
cadre de recherche historique que dresse Megrelidzeacute En outre comment peut-on se repreacutesenter
lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute
Un tel paradoxe est caracteacuteristique drsquoun certain type de theacuteories y compris du marxisme
ainsi que de la sociologie du savoir Il est lieacute agrave lrsquoexigence drsquoautoreacuteflexion de la theacuteorie que celle-
ci srsquoimpose en vertu de ses propres preacutemisses De telles theacuteories qui comme dirait Niklas
Luhmann srsquoobservent soi-mecircme sont celles qui preacutetendent donner lrsquoexplication du savoir Par
cela mecircme elles sont obligeacutees drsquoexpliquer leurs propres explications La theacuteorie qui srsquoorigine
drsquoun tel paradoxe fait face au problegraveme drsquo laquo autologie raquo
laquo Das moderne Wissen muszlig sich Erklaumlrungen gefallen lassen Wie kommt es damit zurecht
Uumlblicherweise gelten Erklaumlrungen als das was die Wissenschaft zu leisten hat
Erklaumlrungen sind die Form in der Wahrheiten ausgewertet werden Sobald aber dies Programm
des Erklaumlrens universell also auch auf sich selber angewandt werden soll entstehen Probleme die
unter dem Namen von bdquoAutologieldquo bekannt sind und erhebliche methodische schwierigkeiten
bereiten Auch das Erklaumlren muszlig noch erklaumlrt werden Auch die Wahrheiten muumlssen noch wahre
Gruumlnde fuumlr ihre Wahrheit beibringen koumlnnen raquo245
245 Niklas LUHMANN laquo Die Soziologie des Wissens Probleme ihrer theoretischen Konstruktion raquo in
Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Bd 4 Suhrkamp Frankfurt am Main 1999 p 151
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Ce que nous inteacuteresse donc est de comprendre agrave quel point les ressources contenues dans la
construction theacuteorique singuliegravere de Megrelidzeacute et de lrsquoautre cocircteacute la situation historique qui est
la sienne (ou plus preacuteciseacutement la situation qursquoil projette comme eacutetant la sienne agrave travers sa
theacuteorie) permettent de reacutepondre agrave ce deacutefi Nous pensons que chez Megrelidzeacute une deacute-
paradoxification de ces paradoxes est possible jusqursquoagrave un certain degreacute Nous essaierons drsquoen
montrer les limites et eacutegalement drsquoarticuler le cœur irreacuteductible du paradoxe
Si nous avons deacutejagrave entrevu ces problegravemes dans notre analyse de la premiegravere partie de
lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en quoi serions-nous plus avanceacutes maintenant apregraves avoir analyseacute
lrsquoentiegravereteacute de lrsquoouvrage pour mieux les comprendre Nous pensons que le nouvel eacuteleacutement qui
apparaicirct ou tout au moins se preacutecise dans la deuxiegraveme partie du livre est celui de la
rationalisation irreacuteversible du monde par le travail transformateur que lrsquohomme exerce sur le
milieu tant naturel que social Crsquoest ce point qui exprime lrsquoauto-transformation du complexe
social Le complexe social qui est agrave la fois lrsquoobjet de reconstruction et la condition de cette
reconstruction peut donc se deacutecharger de ce double rocircle contradictoire car il peut diffeacuterer ses
moments temporellement Cela est possible dans la mesure ougrave le complexe social possegravede lui-
mecircme une dimension historique et se transforme La possibiliteacute drsquoune telle transformation agrave
notre avis est lisible chez Megrelidzeacute justement dans lrsquoideacutee de la rationalisation croissante du
milieu par le travail transformateur
Avant drsquoaller plus loin dans notre analyse du complexe social agrave partir de ce point
souvenons-nous de ce en quoi consiste la rationalisation du milieu Le milieu est composeacute de
deux niveaux Drsquoune part la nature et drsquoautre part le champ des rapports sociaux La nature est
la matiegravere reacutesistante que lrsquohomme transforme en y transfeacuterant son propre objectif en confeacuterant agrave
lrsquoobjet transformeacute une finaliteacute et une fonction et en transformant les ideacutees qui sont les siennes
(dans un eacutetat encore subjectif) en loi interne des choses transformeacutees Mais qursquoen est-il du champ
social Pourquoi parlons-nous du champ des rapports sociaux comme eacutetant le milieu du
complexe social alors qursquoil en est le reacutesultat Il est le milieu par rapport au procegraves de
rationalisation qui se deacuteveloppe au sein du complexe social car tout comme crsquoest le cas dans la
transformation de la nature ici aussi il srsquoagit de transformer le chaos en ordre Et cela pour les
raisons suivantes Dans une socieacuteteacute antagoniste (crsquoest agrave dire agrave nrsquoimporte quelle eacutetape du
deacuteveloppement de la socieacuteteacute humaine qui preacutecegravede le socialisme) la conscience sociale ne peut
pas exister car les inteacuterecircts qui orientent la conscience ne sont pas ceux qui coiumlncideraient avec
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les inteacuterecircts de la socieacuteteacute mais ont un caractegravere particulariste Une socieacuteteacute antagoniste se
deacuteveloppe donc non pas selon les objectifs poseacutes par la conscience sociale (celle-ci eacutetant
inexistante) qui concernerait la socieacuteteacute dans son entiegravereteacute mais suite agrave une dispersion de la
conscience sociale en des inteacuterecircts particuliers ayant un caractegravere de classe Par conseacutequent le
champ social est plongeacute dans le chaos et est reacutegi par des dynamiques spontaneacutees
laquo Non seulement les formes politiques et juridiques mais eacutegalement les destins des ideacutees que
celles-ci soient techniques morales artistiques scientifiques ou autres se trouvent dans une
deacutependance directe ou oblique envers les lois aveugles de lrsquoeacuteconomie et du marcheacute anarchique ndash de
cette aregravene [hellip] des inteacuterecircts priveacuteshellip raquo246
Aucune ideacutee qui srsquoorigine dans la conscience individuelle mecircme la fantaisie par son
contenu nrsquoest autonome mais elle est toujours historiquement conditionneacutee Cela nrsquoempecircche
pourtant pas que ces ideacutees soient aleacuteatoires et forgeuses de chaos En effet le fait que la
conscience (individuelle) produise des ideacutees aleacuteatoires est structurellement conditionneacute par
lrsquoabsence de conscience sociale (crsquoest-agrave-dire drsquoorientation vers le bien commun) ce qui de son
cocircteacute est lieacute agrave la structuration particulariseacutee du champ social dans une socieacuteteacute antagoniste Dans
ce sens la conscience qui est le support subjectif du complexe social est en mecircme temps la
source de contingence car elle produit des eacuteleacutements arbitraires et aleacuteatoires qui de leur cocircteacute une
fois mises en circulation sociale produisent une sorte de marcheacute libre des ideacutees Nous pourrions
dire que selon Megrelidzeacute dans une socieacuteteacute preacutesocialiste la place de la conscience sociale est
occupeacutee par le marcheacute des ideacutees Mais agrave la diffeacuterence des theacuteories de lrsquoordre spontaneacute il ne
srsquoagit pas pour lui de deacutevelopper une ideacutee drsquoeacutequilibre pour deacutepasser le chaos du marcheacute Les
instruments pour un tel eacutequilibre ne se trouvent pas au niveau du marcheacute lui-mecircme Pour
Megrelidzeacute il srsquoagit drsquoune convergence de deux articulations dialectiquement lieacutees la
cristallisation objective des inteacuterecircts reacuteels et lrsquoarticulation subjective des ideacutees adeacutequates crsquoest-agrave-
dire drsquoideacutees qui expriment les inteacuterecircts objectifs Il srsquoagit donc drsquoune restructuration isomorphe de
tous les champs du complexe social et de la rationalisation du champ des rapports sociaux Dans
les termes systeacutemiques on pourrait dire que la rationalisation ici est le synonyme de lrsquoeacutemergence
du champ de la conscience sociale
246 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 454
245
Ainsi la nature drsquoune part et le champ social antagoniste caracteacuteriseacute par une structuration
disperseacutee des inteacuterecircts drsquoautre part relegravevent-ils du mecircme caractegravere chaotique et neacutecessitent-ils
une rationalisation ou autrement dit une subordination agrave un objectif (commun)
laquo Par conseacutequent toute lrsquohistoire preacuteceacutedente a eu le caractegravere drsquoun procegraves chaotique tregraves
semblable agrave lrsquoeacutetat qui domine dans la nature deacutenueacutee de conscience ougrave la loi (закономерность) se
pave le chemin en tant que reacutesultat aveugle de la collision et de lrsquointeraction de forces diverses raquo247
Une autre conseacutequence importante du complexe social envisageacute comme un systegraveme ayant sa
propre historiciteacute est lieacutee au rocircle de lrsquohomme dans ce procegraves Il sera possible de consideacuterer
lrsquohomme non pas comme un simple deacuteterminant du complexe social mais principalement
comme la source de contingence et du travail qui dans les dureacutees historiques reacutesulte en une
transformation du complexe social Par lrsquohomme le complexe social contiendrait en son sein la
condition de sa propre transformation
Cette transformation qui au niveau pratique srsquoexprime dans la rationalisation du milieu au
niveau du systegraveme se traduit par un procegraves historique ougrave srsquoeffectue le deacuteplacement du rocircle
dominant drsquoun des moments du complexe social agrave un autre A savoir du travail agrave la penseacutee Dans
la premiegravere partie du livre nous avons repeacutereacute chez Megrelidzeacute une ambiguiumlteacute entre drsquoune part le
caractegravere deacuteclareacute de lrsquoensemble dialectique que Megrelidzeacute veut composeacute de moments drsquoune
eacutegale importance et drsquoautre part le caractegravere de fait privileacutegieacute drsquoun des moments - agrave savoir le
travail - de cet ensemble Que le travail soit de fait privileacutegieacute reacutesulte de notre reconstruction de la
maniegravere dont Megrelidzeacute opegravere avec ce tout dialectique dans nombre de ses explications
lrsquoeacutemergence de la penseacutee humain le passage de la conscience collective agrave la conscience
individuelle et proprement humaine etc A preacutesent nous pouvons poursuivre ce fil
drsquoargumentation chez Megrelidzeacute et constater que non seulement il y a la domination du travail
dans les premiegraveres eacutetapes du deacuteveloppement historique mais encore au fur et agrave mesure que la
rationalisation du milieu srsquoaccroicirct la domination devient assumeacutee par la penseacutee Reacutecapitulons
quelques instances ougrave le travail joue le rocircle dominant dans les premiegraveres eacutetapes de lrsquohistoire du
complexe social Le travail est le facteur de lrsquoeacutemergence de la penseacutee humaine car il force la
247 Ibid p 454