travail, langue, pensée: aspects de l'épistémologie

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HAL Id: tel-02466480 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02466480 Submitted on 4 Feb 2020 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Travail, langue, pensée: aspects de l’épistémologie soviétique des années 30 dans l’oeuvre de Konstantine Megrelidze Elene Ladaria To cite this version: Elene Ladaria. Travail, langue, pensée: aspects de l’épistémologie soviétique des années 30 dans l’oeuvre de Konstantine Megrelidze. Philosophie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2018. Français. NNT : 2018TOU20073. tel-02466480

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Page 1: Travail, langue, pensée: aspects de l'épistémologie

HAL Id tel-02466480httpstelarchives-ouvertesfrtel-02466480

Submitted on 4 Feb 2020

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents whether they are pub-lished or not The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad or from public or private research centers

Lrsquoarchive ouverte pluridisciplinaire HAL estdestineacutee au deacutepocirct et agrave la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche publieacutes ou noneacutemanant des eacutetablissements drsquoenseignement et derecherche franccedilais ou eacutetrangers des laboratoirespublics ou priveacutes

Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologiesovieacutetique des anneacutees 30 dans lrsquooeuvre de Konstantine

MegrelidzeElene Ladaria

To cite this versionElene Ladaria Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30 danslrsquooeuvre de Konstantine Megrelidze Philosophie Universiteacute Toulouse le Mirail - Toulouse II 2018Franccedilais NNT 2018TOU20073 tel-02466480

THEgraveSEEn vue de lrsquoobtention du

DOCTORAT DE LrsquoUNIVERSITEacute DE TOULOUSE

Deacutelivreacute par lUniversiteacute Toulouse 2 - Jean Jauregraves

Preacutesenteacutee et soutenue par

Elene LADARIA

Le 16 octobre 2018

Travail langue penseacutee aspects de leacutepisteacutemologiesovieacutetique des anneacutees 30 dans loeuvre de Konstantineacute

Megrelidzeacute

Ecole doctorale ALLPHA - Art Lettres Langues Philosophie Communication

Speacutecialiteacute Philosophie

Uniteacute de recherche ERRAPHIS - Eacutequipe de Recherches sur les Rationaliteacutes Philosophiques et les

Savoirs

Thegravese dirigeacutee parGuillaume SIBERTIN-BLANC

JuryM Etienne BALIBAR Rapporteur

M Giga ZEDANIA RapporteurM Evert VAN DER ZWEERDE Examinateur

M Jean-Christophe GODDARD ExaminateurM Guillaume SIBERTIN-BLANC Directeur de thegravese

Thegravese

En vue de lrsquoobtention du

Doctorat de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

Deacutelivreacute par

Universiteacute Toulouse Jean Jauregraves

Preacutesenteacutee et soutenue par

Elene LADARIA

Le 16 octobre 2018

Titre

Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30

dans lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute

Eacutecole Doctorale ALLPh

Directeur de thegravese

Guillaume SIBERTIN-BLANC (Universiteacute Paris 8 Vincennes - Saint-Denis)

Membres du jury

Eacutetienne BALIBAR (Universiteacute Paris-Nanterre) (Rapporteur) Jean-Christophe GODDARD (Universiteacute Toulouse - Jean Jauregraves)

Giga ZEDANIA (Universiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi) (Rapporteur) Evert van der ZWEERDE (Radbound University Nijmegen)

2

Reacutesumeacute

Cette thegravese porte sur la version sovieacutetique de la sociologie du savoir telle qursquoelle a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par le penseur geacuteorgien-sovieacutetique Konstantineacute Megrelidzeacute dans son livre reacutedigeacute

dans les anneacutees 30 et intituleacute Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Premiegraverement nous proposons une esquisse biographique de cet auteur qui ne jouit pas de

notorieacuteteacute ainsi qursquoun reacutesumeacute de lrsquohistoire de son livre qui a eacuteteacute censureacute agrave plusieurs reprises et

doit ecirctre envisageacute comme un palimpseste comportant des traces de la conjoncture changeante au

cours de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique

Deuxiegravemement nous proposons quelques reacuteflexions sur le mode de fonctionnement de la

censure sovieacutetique et formulons quelques preacutesupposeacutes que doivent ecirctre pris en compte par toute

lecture des textes sovieacutetiques

Ensuite ce travail propose un commentaire extensif de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en vue de

reconstituer sa structure et de saisir lrsquoessence du projet theacuteorique proposeacute qui par son caractegravere

theacutematiquement et theacuteoriquement heacuteteacuterogegravene pose des problegravemes de compreacutehension

Enfin la thegravese se conclut par une analyse geacuteneacuterale en trois temps Drsquoabord une tentative est

faite pour tracer une cartographie des sources theacuteoriques dont le projet philosophique et

sociologique de Megrelidzeacute est tributaire agrave savoir la pheacutenomeacutenologie le marxisme le

Gestaltpsychologie la theacuteorie du systegraveme et la linguistique marriste Puis cette laquo science

historique de la penseacutee raquo est envisageacutee dans sa parenteacute avec les interrogations qui occupaient

drsquoautres theacuteoriciens sovieacutetiques contemporains de Megrelidzeacute Et enfin deux interpreacutetations

possibles de ce projet theacuteorique sont avanceacutees 1) une philosophie de lrsquohistoire qui permet de

situer historiquement lrsquoeffort theacuteorique de Megrelidzeacute lui-mecircme 2) ce qui pourrait ecirctre appeleacute la

paleacuteontologie de la penseacutee donnant un cadre meacutethodologique qui permet une reconstruction des

modes de penseacutee propres agrave des socieacuteteacutes diverses

3

Abstract

This thesis examines a Soviet version of the sociology of knowledge as it was elaborated by

the Georgian and Soviet thinker Konstantine Megrelidze in his work Fundamental problems of

the sociology of the thought written in the 1930s Firstly the thesis offers a sketch of the not particularly well-known authorsrsquo biography as

well as the peculiar and instructive history of his work subjected to censorship a number of times

and seen here as a palimpsest - the layers of which reveal the changing currents of Soviet

intellectual history

Secondly it draws some wider conclusions about the way that Soviet censorship functioned

in general furnishing some hermeneutical guidelines necessary for the interpretation of the work

Finally the thesis engages in a detailed three-step analysis of the work In the first step an

attempt is made to delimit the intellectual sources of Megrelidzersquos project namely

phenomenology Marxism Gestaltpsychologie Marrist linguistics The second step considers the

ldquohistorical science of thinkingrdquo in terms of its relationship with the dominant theoretical debates

in Soviet intellectual culture at the time Finally two possible readings of Megrelidzersquos

theoretical project are discussed (1) as a social ontology ndash which takes seriously Megrelidzes

commitment to a certain philosophy of history and emphasises the ways in which his own project

could be regarded as structurally important within this context and (2) as a paleontology of

thinking - which provides a methodological framework allowing a reconstructing of the modes of

thinking characteristic to different historical and contemporary societies

4

Remerciements

Je suis reconnaissante agrave Jean-Christophe Goddard pour entre autres un simple geste de la main

qui a produit en moi un deacuteclic et mrsquoa donneacute lrsquoaudace de commencer agrave eacutecrire agrave Guillaume

Sibertin-Blanc pour sa confiance dont je nrsquoai jamais toucheacute les limites agrave Giga Zedania pour

mrsquoavoir inspireacute le sujet de cette thegravese agrave Lukas Sosoe et Luka Nakhutsrishvili qui mrsquoont precircteacute

leurs yeux et leurs esprits et mrsquoont permis de trouver la bonne distance par rapport agrave mon texte agrave

Judith Lebiez pour mrsquoavoir encourageacutee et avoir surveilleacute mon franccedilais agrave Norman pour des

choses qui nrsquoont pas de compte et agrave mes parents Rusiko et Nodar qui ont toujours empecirccheacute que

le monde ne srsquoeffondre

Je deacutedie ce travail agrave Rusiko ma megravere dont la preacutesence est autant importante qursquoimperceptible

En meacutemoire de Professeur Guram Tevzadzeacute

5

Table des matiegraveres

En guise drsquointroduction 6

Ire Partie

Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire 11

Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute 11

Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication 24

Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente 29

IIe Partie

Question de la censure 40

Quelques remarques geacuteneacuterales 41

Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences 50

Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo 57

Staline theacuteorie et pratique dans les sciences 79

IIIe partie

Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal 93

Bibliographie des textes de Megrelidzeacute 94

Structure du livre ndash I 96

Structure du livre ndash II 161

IVe Partie

Aspects de la construction theacuteorique 221

Esquisse cartographique 222

Complexe social 231

Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee 240

Conclusion 252

Annexe 1

Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee 255

Annexe 2

Tableau chronologique 258

Bibliographie 267

6

Travail langue penseacutee

Aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30 dans

lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute

En guise drsquointroduction

Le penseur dont lrsquoœuvre principale sera lrsquoobjet de commentaire dans cette eacutetude est neacute en 1900

agrave Khrialeti dans un village de la Geacuteorgie de lrsquoeacutepoque tsariste et mort en 1944 durant son

emprisonnement dans un camp de travail sovieacutetique de la reacutegion de Kai appartenant agrave la

circonscription administrative de Kirov Une courte notice bibliographique sur la quatriegraveme de

couverture de son livre eacutecrit au milieu des anneacutees 1930 puis paru pour la premiegravere fois en

Geacuteorgie en 1965 et ensuite reacuteimprimeacute plusieurs fois y compris en 2007 agrave Moscou nous informe

faussement qursquoil est mort en 1943 laquo dans la grande guerre patriotique raquo1 La raison de cette

falsification est eacutevidente Avec le commencement de la deacutestalinisation et de la peacuteriode de

lrsquohistoire sovieacutetique connue sous le nom de deacutegel une fois que Konstantineacute Megrelidzeacute avait eacuteteacute

reacutehabiliteacute et preacutesenteacute comme un philosophe psychologue et sociologue pionnier dans la sphegravere

de la sociologie marxiste de la penseacutee il a ducirc ecirctre plus commode de lui inventer une mort

heacuteroiumlque que de provoquer chez le public des sentiments eacutequivoques en rappelant les

vicissitudes de son sort eacutetroitement lieacutees agrave des aspects facirccheux du reacutecent passeacute sovieacutetique

Voici quelques facettes subjectives ou objectives de la figure de Konstantineacute Megrelidzeacute Il

est drsquoabord de nationaliteacute geacuteorgienne Il a grandi en Geacuteorgie et crsquoest lagrave qursquoil a reccedilu sa formation

universitaire et deacutebuteacute ses activiteacutes acadeacutemiques et politiques Apregraves son relacircchement drsquoun

1 Dans ses introductions agrave la premiegravere et agrave la deuxiegraveme eacuteditions du livre lrsquoeacutediteur Anguia Botchorichvili demeure encore plus vague sur les circonstances et raisons de la mort de Megrelidzeacute et nrsquoen indique que lrsquoanneacutee Cf Ангия БОЧОРИШВИЛИ Предисловие к первому изданию Предисловие ко второму изданию in Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Тбилиси Мецниереба 1973

7

premier emprisonnement agrave Leningrad il est retourneacute en Geacuteorgie comme on revient chez soi

Dans sa correspondance avec sa fille il fait preuve drsquoun attachement particulier agrave la langue

geacuteorgienne et bien qursquoil ait reacutedigeacute la quasi-totaliteacute de ses eacutecrits en langue russe dans une lettre

il souligne lrsquoimportance de la langue maternelle pour une laquo veacuteritable raquo eacutecriture2 Cependant en

tant que marxiste convaincu son identification avec la langue geacuteorgienne ne comporte aucune

implication nationaliste Il srsquoagit donc avant tout drsquoun penseur sovieacutetique car la figure

intellectuelle qursquoil est nrsquoest pas dissociable du moment particulier dans lequel il reacutedigea son livre

et eacutelabora sa theacuteorie sociale Malgreacute son caractegravere profondeacutement intellectuel il eacutetait eacutegalement

un homme drsquoaction non seulement il fut degraves sa premiegravere jeunesse porteacute agrave organiser des

activiteacutes de formation dans des cadres informels visant de nombreuses personnes et comportant

une certaine orientation politique mais une fois politiquement engageacute avec les bolcheviques il

se mit au service des institutions de lrsquoEtat sovieacutetique dans la lutte contre lrsquoeacutemigration

mencheacutevique geacuteorgienne en Allemagne et en Reacutepublique Tchegraveque Lrsquoon pourrait aussi le

preacutesenter principalement comme un auteur russe car ses eacutecrits reacutedigeacutes comme on vient de

lrsquoindiquer presque exclusivement en langue russe tombent de nos jours dans la sphegravere

drsquointeacuterecirct drsquoun cocircteacute des linguistes qui se speacutecialisent dans les langues slaves et les theacuteories

linguistiques russes et sovieacutetiques ou de lrsquoautre cocircteacute des chercheurs qui dans le cadre de

recherches sur lrsquohistoire intellectuelle russe et sovieacutetique se focalisent sur lrsquohistoire de la penseacutee

marxiste en Union Sovieacutetique

Dans le premier volet de notre thegravese qui comprend ses deux premiegraveres parties nous

poursuivrons le but drsquoune documentaliste en proposant de notre penseur la biographie la plus

complegravete qui puisse ecirctre reconstitueacutee agrave partir des mateacuteriaux disponibles sans pourtant nous

laisser divertir par des deacutetails anecdotiques ou inessentiels pour la probleacutematisation de son

ouvrage sa facture et sa lecture Puis nous reconstituerons lrsquohistoire de ce livre une histoire

scandeacutee par les traitements qursquoil a subi agrave travers la censure agrave deux reprises si bien que nous

disposons deacutesormais apregraves que la version originelle a eacuteteacute deacutecouverte il y a quelques anneacutees de

pas moins de trois versions Dans les chapitres deacutedieacutes agrave cette histoire du livre nous nous

2 A premiegravere vue il peut paraicirctre paradoxal que la lettre elle-mecircme soit eacutecrite en langue russe Mais cela a une

explication assez banale Il srsquoagit drsquoune lettre qui a eacuteteacute envoyeacutee agrave partir du camp de travail et a ducirc donc passer le controcircle de lrsquoadministration du camp Seule la langue russe rendait possible un tel controcircle Cf მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990 p 607

8

attacherons agrave deacuteployer sa texture comme une sorte de palimpseste qui par les couches qui srsquoy

sont superposeacutees agrave la fin des anneacutees 1930 puis au milieu des anneacutees 1960 enfin au milieu des

anneacutees 1970 laisse lire la trajectoire de la conjoncture changeante dans lrsquoatmosphegravere

intellectuelle sovieacutetique Si lrsquohistoire de la conjoncture sovieacutetique nrsquoest pas inconnue ndash notre

analyse ne fera que confirmer un savoir relativement conventionnel ndash les conseacutequences drsquoun

inteacuterecirct plus speacutecifique pourront en ecirctre tireacutees concernant drsquoune part les modes de

fonctionnement et les motivations complexes de la censure et drsquoautre part la qualiteacute de lecture

qursquoun livre pouvait espeacuterer dans le public acadeacutemique de la peacuteriode du deacutegel Enfin nous

tacirccherons drsquoidentifier une premiegravere seacuterie de fils conducteurs agrave partir de la faccedilon dont le texte a

eacuteteacute traiteacute par la censure et des contraintes drsquoordre theacuteorique auquel lrsquoauteur a pu ecirctre confronteacute

Partant du constat que la censure vise les points conjoncturellement les plus sensibles nous

entreprendrons lrsquoanalyse des eacuteleacutements textuels (passages ou concepts) toucheacutes par la censure ce

qui nous permettra alors de preacuteciser les questions que nous devons poser agrave son ouvrage pour en

comprendre le projet theacuteorique mais eacutegalement pour situer celui-ci dans les horizons

scientifiques et ideacuteologiques qui srsquoouvrent dans des moments diffeacuterents de lrsquohistoire sovieacutetique

Mettant en place une telle strateacutegie de lecture trois probleacutematiques seront discuteacutees la place de

la psychologie dans une conjoncture changeante au sein de la science sovieacutetique le rapport entre

le mateacuterialisme historique et la sociologie et enfin la valeur politique et ideacuteologique de la

technique dans lrsquoUnion Sovieacutetique des anneacutees 1930

Le second volet internaliste de notre eacutetude est agrave son tour composeacute de deux parties La

premiegravere (partie III) proposera une lecture analytique lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute la

derniegravere (partie IV) srsquoattachera agrave en ressaisir de faccedilon synoptique les lignes de force et de

tension pour mettre en lumiegravere la faccedilon dont le projet est construit Une telle division des

approches est motiveacutee par les difficulteacutes que soulegraveve la saisie de lrsquouniteacute mecircme du projet

theacuteorique de lrsquoauteur Celui-ci de fait ne donne drsquoindications claires ni quant agrave son mode de

proceacutedeacute ou sa meacutethodologie ni quant agrave lrsquoobjet de sa theacuteorisation Seul lrsquoobjectif poursuivi est

explicitement eacutenonceacute au cours drsquoune discussion critique tourneacutee contre lrsquoorganisation

disciplinaire tant de la science bourgeoise que sovieacutetique il srsquoagit de deacutevelopper laquo une science

historique de la penseacutee raquo Nous sommes donc informeacutes de lrsquoobjectif theacuteorique et en mecircme

temps priveacutes des repegraveres conventionnels pour le situer et le rendre intelligible Srsquoannonce ainsi

degraves son seuil la difficulteacute de la lecture de lrsquoouvrage ougrave Megrelidzeacute sans faire connaicirctre les

9

conditions de sa deacutemarche la performe drsquoembleacutee agrave travers son traitement de questions drsquoune tregraves

grande diversiteacute Partant un travail de reconstruction devient neacutecessaire pour comprendre lrsquouniteacute

(ou ce qui revient au mecircme les problegravemes de lrsquouniteacute) du projet Une telle reconstruction est en

mecircme temps le gage drsquoune compreacutehension adeacutequate de chacun de ces propos locaux Le

problegraveme de lrsquouniteacute du projet theacuteorique se situe ainsi agrave la fois dans son mode drsquoexposition et dans

ce que nous voudrions appeler une surdeacutetermination theacuteorique des instances de theacuteorisation

Crsquoest agrave la reacuteponse agrave la premiegravere de ces deux exigences que la Partie III proposera une lecture

lineacuteaire du livre En exposant pas agrave pas le chemin suivi par lrsquoauteur elle permettra drsquoy mettre en

lumiegravere des problegravemes de structure drsquoexposition et de tensions argumentatives en vue de les

mettre au service drsquoune interpreacutetation de lrsquoensemble du projet et de ses ambiguiumlteacutes Ainsi nous

identifions deux lignes argumentatives contradictoires dans la maniegravere dont Megrelidzeacute

deacuteveloppe sa conception du laquo complexe social raquo envisageacute comme un tout dialectique articulant

les formes du travail de la penseacutee et la langue lrsquoune part du refus de toute analyse geacuteneacutetique

pour les moments de lrsquouniteacute dialectique qui se deacutefinissent reacuteciproquement lrsquoautre srsquoattache au

contraire agrave la question de lrsquoeacutemeacutergence de la conscience humaine ce qui deacutebouche dans des

interrogations sur les liens causales entre les moments complexe social Dans la Partie IV nous

arriverons agrave cette mecircme question mais en passant par un chemin diffeacuterent En effet lrsquoapproche

synoptique adopteacutee dans cette derniegravere partie visera en premier lieu agrave cartographier pour elles-

mecircmes des influences theacuteoriques repeacuterables dans lrsquoouvrage ougrave se deacutetachent drsquoabord certains

blocs theacuteoriques principaux (la pheacutenomeacutenologie husserlienne un certain marxisme la

psychologie de Gestalt la theacuteorie linguistique de Marr une certaine theacuteorie de systegraveme) qui sont

agrave la base de la construction de Megrelidzeacute tout en entretenant entre eux des relations tantocirct de

recouvrement tantocirct de compleacutementariteacute et en produisant ainsi une surdeacutetermination theacuteorique

dans la maniegravere dont certaines probleacutematiques sont traiteacutees Ainsi nous constaterons que chez

Megrelidzeacute qui construit sa theacuteorie agrave partir de la question de la conscience humaine celle-ci

eacutetant envisageacutee comme le support psychologique du complexe social cette premiegravere instance de

theacuteorisation ndash la question de la conscience humaine ndash est celle qui relegraveve de la plus grande

surdeacutetermination theacuteorique Un tel eacutepaississement theacuteorique trouve sa reacuteponse dans le fait que la

conscience elle-mecircme est consideacutereacutee comme un moment surdetermineacute du complexe social

Ensuite ce caractegravere pluri-deacutetermination de la conscience se propage sur les diffeacuterents niveaux

auxquels Megrelidzeacute deacuteploie son analyse (les questions de la perception de lrsquoexpeacuterience de la

10

langue de la culture du savoir des ideacutees en circulation sociale du champ sociale du champ des

inteacuterecircts sociaux) afin de couvrir en derniegravere instance le tout de lrsquoensemble dialectique qui est

en mecircme temps le lieu de lrsquohistoriciteacute Pour cette raison dans les deux derniers chapitres de la

Partie IV parmi les eacuteleacutements surdeacuteterminants par nous repeacutererons nous choisirons comme fil

conducteur pour notre analyse la conception megredlizienne de la dialectique qui en conjonction

avec une certaine ideacutee de systegraveme et celle de champ nous semble permettre drsquoenvisager la

construction theacuteorique de notre auteur de la maniegravere la plus complegravete

En partant drsquoune certaine contradiction agrave laquelle nous amegravenera notre analyse sur la

structuration drsquoun tel ensemble theacuteorique enfin dans le dernier chapitre nous proposerons deux

interpreacutetations possibles du projet de Megrelidzeacute qui ne sont pas neacutecessairement conflictuelles

mais qui se situent neacuteanmoins agrave deux niveaux diffeacuterents global et local La premiegravere conduirait agrave

envisager ce projet en deacutefinitive comme celui drsquoune certaine philosophie de lrsquohistoire ce qui

nous permettra drsquoarticuler une reacuteponse agrave la question de savoir comment ce projet lui-mecircme se

projette dans lrsquohistoire dont il fait une esquisse Quant agrave la deuxiegraveme possibiliteacute de lecture qui se

concentre localement sur les instances dans lesquelles Megrelidzeacute interpregravete ou reacutesout divers

problegravemes tant theacuteoriques qursquoempiriques nous proposerons de lrsquoenvisager comme cadre de

recherche dont lrsquoaire drsquoapplicabiliteacute est deacutefinie par cette-mecircme philosophie de lrsquohistoire et que

nous suggeacutererons drsquoappeler une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo Ce syntagme agrave laquelle notre

analyse de lrsquoouvrage nous amegravenera comme agrave la deacutesignation la plus adeacutequate de ce que dans une

ambiguiumlteacute persistante au cours de la lecture nous aurons deacutesigneacute simplement comme laquo projet

theacuteorique raquo est utiliseacute par Megrelidzeacute une seule fois dans un de ces articles quoique drsquoune

maniegravere deacutenueacutee de toute speacutecificiteacute Nous en revanche prenons cela comme une confirmation

de notre hypothegravese de lecture

11

Ire Partie

Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire

Cette premiegravere partie tacircchera drsquoesquisser un tableau historique agrave plusieurs plans pour fournir

des preacuteliminaires agrave la lecture de lrsquoœuvre Cela se fera tout drsquoabord par lrsquoexposition de la

biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute agrave laquelle est deacutedieacute le premier des trois chapitres Ensuite

dans les deux chapitres qui suivront il srsquoagira de lrsquohistoire du livre qui est non seulement lrsquoopus

magnum de notre auteur mais son opus postumus eacutegalement Le dernier des chapitres integravegre

eacutegalement lrsquohistoire de la maigre reacuteception de lrsquoœuvre

Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute

La biographie la plus complegravete de Konstantineacute Megrelidzeacute est exposeacutee par Janette Friedrich

dans son livre Der Gehalt der Sprachform3 mecircme si une reconstruction de la biographie nrsquoa pas

eacuteteacute lrsquoobjectif principal de cette chercheuse qui srsquoest occupeacutee principalement de lrsquoanalyse de la

theacuteorie de la conscience deacuteveloppeacutee dans le livre de Megrelidzeacute Malgreacute cela Friedrich a

effectueacute un travail preacutecieux Les sources qui lui ont servi drsquoappui pour reconstituer les

eacuteveacutenements principaux de la vie du penseur ainsi que son parcours intellectuel sont agrave preacutesent

en grand partie rendues disponibles dans lrsquoannexe agrave la traduction du livre de Megrelidzeacute en

langue geacuteorgienne Il srsquoagit des meacutemoires de la fille de lrsquoauteur Manana Megrelidzeacute4 drsquoune

partie de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des amis de

quelques publications sovieacutetiques deacutedieacutees agrave son œuvre des meacutemoires de quelques autres

3 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Akademie Verlag

Berlin 1993 4 Манана МЕГРЕЛИДЗЕ ldquoДва слова об отцеrdquo in Философская и социологическая мысль Киев 21989

93-106

12

personnes etc5 Mais Friedrich srsquoappuie eacutegalement sur les documents qursquoelle a retrouveacutes dans

des archives (les archives du Museacutee des relations internationales ou celles de lrsquoUniversiteacute

Humboldt agrave Berlin) ainsi que sur le livre drsquoune ancienne communiste Hilda Vitzthum intituleacute

Mit der Wurzel ausrotten6 qui fournit des informations sur la derniegravere peacuteriode de la vie du

penseur Mais agrave ce tableau biographique le plus complet et le mieux documenteacute que dresse

Friedrich manquent des eacuteleacutements drsquoune signification non neacutegligeable qui remettent la

personnaliteacute de Megrelidzeacute dans une nouvelle lumiegravere et que le reste des documents passe sous

silence Il srsquoagit des informations que Megrelidzeacute rapporte dans une autobiographie reacutedigeacutee en

1936 agrave Leningrad7 Ce document nouvellement deacutecouvert nrsquoa fait lrsquoobjet de commentaire que

dans une reacutecente introduction agrave lrsquoœuvre de Megrelidzeacute eacutecrite par Giga Zedania8 Ces eacuteleacutements

biographiques sont importants dans la mesure ougrave comme on le verra plus bas ils ne sont pas

sans reacutesonance avec les prises de position theacuteoriques de Megrelidzeacute

Mais bien eacutevidemment les eacuteleacutements de sa biographie dont on prend connaissance agrave partir

de sources diffeacuterentes ne sont pas homogegravenes et donc ne se laissent pas ajouter lrsquoun agrave lrsquoautre

sans analyse et confrontation Ces sources diffegraverent en ce qursquoelles jettent des lumiegraveres diffeacuterentes

sur les faits et eacuteveacutenements de sa vie et relegravevent soit drsquoun certain point de vue subjectif soit drsquoune

certaine conjoncture Mecircme lrsquoautobiographie ne peut ecirctre consideacutereacutee comme la source la plus

sucircre car de toute eacutevidence il srsquoagit drsquoun texte agrave un haut degreacute conjoncturel ougrave Megrelidzeacute eacutevite

de mentionner un grand nombre de faits importants et par contre considegravere comme avantageux

de mettre en avant ses activiteacutes politiques ainsi que de se concentrer sur les transformations qursquoil

a subies pour en fin de compte acqueacuterir une laquo conscience politique raquo Cela srsquoexplique par le fait

que cette autobiographie destineacutee apparemment aux fonctionnaires du parti voire composeacutee agrave

leur demande a eacuteteacute reacutedigeacutee agrave un moment ougrave la question de son exclusion du parti avait eacuteteacute poseacutee

Ainsi ce texte remonte-t-il au moment qursquoon peut caracteacuteriser sinon comme la fin du moins

comme le deacutebut du deacuteclin de sa carriegravere tant acadeacutemique que politico-organisationnelle Le texte

5 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 6 VITZTHUM Hilda Mit der Wurzel ausrotten Erinnerungen einer ehemaligen Kommunistin Muumlnchen

1984 Traduction en anglais Torn out by the roots The recollections of a former communist Lincoln London 1993 pp 187-225

7 Архив Академии Наук ndash Санкт-Петербург Ф 77 оп 5 ед 106 Выписка из приказа 14 по личному составу Института языка и мышления им Н Я Марра АН СССР от 11II-38 г

8 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017

13

est impreacutegneacute drsquoune tonaliteacute drsquoautodeacutefense et expose sa vie comme un processus de graduelle

conversion au bolchevisme et ensuite comme une continuelle affirmation et renforcement de

cette conviction par des actions En revanche lrsquoon cherchera en vain des informations sur ses

convictions ou ses activiteacutes politiquement significatives dans la biographie de Megrelidzeacute

proposeacutee par Manana Megrelidzeacute la fille de lrsquoauteur On peut seulement speacuteculer sur le degreacute

auquel elle eacutetait informeacutee de cet aspect de la vie de son pegravere mais il est sucircr que ces eacuteleacutements

auraient deacutetruit lrsquoimage qursquoelle a voulu construire drsquoun Megrelidzeacute laquo naiumlf raquo et pourquoi pas

opposeacute aux autoriteacutes Ainsi sa fille mentionne bien volontiers la meacutesentente qui srsquoest deacuteveloppeacutee

entre Megrelidzeacute et Lavrenti Beria en 1931 quand Megrelidzeacute srsquoest publiquement opposeacute agrave la

fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie alors que Megrelidzeacute lui-mecircme dans son

autobiographie a preacutefeacutereacute passer ce fait sous silence pour ne pas accentuer les conflits qursquoil a pu

avoir avec des autoriteacutes du parti et ne pas mettre en question sa fideacuteliteacute agrave celui-ci Au fond on

pourrait dire que les diffeacuterentes motivations dans lrsquoexposition de la vie de Megrelidzeacute reacutepegravetent le

scheacutema des transformations qursquoont ducirc subir ses eacutecrits par lrsquointervention de la censure qui agrave son

tour srsquoorientait suivant une rapide eacutevolution de la situation politique au cours des anneacutees 30 et

plus tard un radical changement de la conjoncture apregraves la mort de Staline Cette derniegravere

question nous occupera un peu plus bas quand on abordera la question de lrsquohistoire de son livre

et plus particuliegraverement celle de la censure Mais drsquoabord on proposera un aperccedilu biographique

ougrave lrsquoon privileacutegiera les aspects relevant de sa vie drsquo laquo intelliguente raquo (интеллигент) ndash le terme

par lequel dans son autobiographie il se qualifie lui-mecircme Lrsquoon notera que ce terme diffegravere du

plus habituel laquo repreacutesentant de lrsquointelligentsia raquo En effet en Union Sovieacutetique lrsquointelligentsia

comme classe a eacuteteacute clairement articuleacutee et mecircme institutionnaliseacutee plus tard9 Il est donc eacutevident

que Megrelidzeacute pense agrave sa propre identiteacute non pas agrave partir de son appartenance agrave une classe mais

agrave partir drsquoune certaine compreacutehension comme il dira bolchevique de ce qursquoest le rocircle drsquoun

intellectuel dans la socieacuteteacute Crsquoest cet aspect de sa biographie qui nous est le plus preacutecieux car il

nrsquoest pas sans lien avec son projet theacuteorique Cela eacutetant dit nous tenons agrave souligner que nous

nrsquoavons nulle intention de forcer lrsquointerpreacutetation des faits de sa biographie pour les faire

9 Si selon lrsquoarticle Ndeg1 de la premiegravere chapitre de la constitution de 1937 laquo La Republique Socialiste Feacutedeacuterative

Sovieacutetique de Russie est un Etat socialiste des travailleurs et paysans raquo le mecircme article de la version suivante de la constitution datant de 1978 integravegre lrsquointelligentsia dans la composition de la socieacuteteacute sovieacutetique en proclamant le RSFSR comme un laquo hellip Etat populaire socialiste repreacutesentant la volonteacute et les inteacuterecircts des travailleurs paysans et de lrsquointelligentsiahellip raquo

14

coiumlncider avec sa theacuteorie Pour nous il srsquoagit drsquoecirctre attentif agrave la maniegravere dont Megrelidzeacute lui-

mecircme se deacutecrit et explique ses objectifs theacuteoriques et pratiques (qursquoil se pose en tant que partisan

bolchevique) sans pour autant oublier que lui-mecircme ce faisant pouvait ecirctre forceacute de les

interpreacuteter dans le sens de la conjoncture telle qursquoil se la repreacutesentait

Megrelidzeacute fils drsquoun precirctre orthodoxe est donc neacute en 1900 dans le village de Khrialeti

situeacute agrave lrsquoouest de la Geacuteorgie dans la reacutegion de Gouria Dans son autobiographie il rapporte qursquoen

1922 (alors que les bolcheviques venaient de prendre le pouvoir en Geacuteorgie) il a convoqueacute une

reacuteunion du village et par son discours a convaincu les villageois que lrsquoeacuteglise du village soit

fermeacutee et que le bois de construction soit utiliseacute pour reconstruire une eacutecole Ainsi deacutepourvu de

la possibiliteacute drsquoexercer son meacutetier son pegravere a pourtant continueacute agrave porter la soutane pendant cinq

ans jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave laquo agrave Gouria il eacutetait devenu impossible de porter cet habit qui provoquait

la deacuterision agrave tous les coins de rue raquo

Il qualifie les six premiegraveres anneacutees de sa vie comme celle drsquoun laquo sauvage raquo car il nrsquoa reccedilu

aucune formation dans sa famille et laquo personne ne contraignait sa liberteacute drsquoenfant raquo A lrsquoacircge de 6

ans il commence agrave freacutequenter lrsquoeacutecole de son village apregraves la mort de sa megravere son oncle et sa

femme tous les deux membres du parti social-deacutemocrate qui avaient pris en tutelle Megrelidzeacute

alors acircgeacute de 10 ans lrsquoenvoient agrave lrsquoeacutecole preacuteparatoire de Poti un port au bord de la Mer Noire A

partir de lrsquoacircge de 15 ans il commence agrave gagner lui-mecircme sa vie avec les leccedilons priveacutees qursquoil

donne agrave des eacutecoliers retardataires Crsquoest gracircce agrave ses efforts eacutegalement que son fregravere cadet a reacuteussi

dans ses eacutetudes et est devenu plus tard dans les anneacutees 30 professeur de litteacuterature geacuteorgienne

A lrsquoeacutecole ougrave les cours eacutetaient tenus en langue russe il eacutetait deacutefendu aux eacutecoliers de parler en

geacuteorgien ce qui dans le cercle des amis de Megrelidzeacute adolescent provoquait des fantaisies

heacuteroiumlques de libeacuteration de la Geacuteorgie du pouvoir tsariste Mais bientocirct les inteacuterecircts mutent et

Megrelidzeacute avec ses amis forme un cercle de jeunes marxistes au sein duquel sous la direction

drsquoun membre de lrsquoorganisation locale du parti social-deacutemocrate il deacutecouvre la litteacuterature

socialiste et des auteurs comme Bebel Guesde etc En relatant ces faits Megrelidzeacute bolchevique

deacutejagrave accompli nrsquooublie pas de faire remarquer qursquoil nrsquoapprenait lagrave que des laquo sagesses raquo de

lrsquoeacuteconomie politique theacuteorique et abstraite et ne connaissait strictement rien de laquo la lutte des

classes du parti de la vie partisane10 raquo En 1917 apregraves la reacutevolution de feacutevrier Megrelidzeacute et ses

10 Mecircme si les mots laquo partial raquo et laquo partialiteacute raquo sont bel et bien preacutesents dans la langue franccedilaise (le premier

deacutesignant le caractegravere de ce qui est attacheacute agrave un parti alors que le second exprime la laquo disposition desprit attitude

15

amis essaient drsquoimpliquer plus de jeunes dans leur cercle et le transforment en une union de

jeunes marxistes Megrelidzeacute y eacutetait tregraves actif et faisait de nombreuses interventions Il eacutetait

eacutegalement reacutedacteur de la revue Le jeune marxiste qui eacutetait imprimeacutee et distribueacutee avec les

moyens de Megrelidzeacute et de ses amis

En 1919 Megrelidzeacute deacutemeacutenage dans la capitale du pays et srsquoinscrit agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi

qui venait drsquoecirctre fondeacutee en 1918 Il entame ses eacutetudes agrave la faculteacute de philosophie et devient

passionneacute de philosophie et de psychologie Parallegravelement agrave ses eacutetudes il travaille comme

employeacute de bureau chez un inspecteur des impocircts Mais contrairement agrave la passion qursquoil eacuteprouve

pour ses eacutetudes il ne trouve pas drsquointeacuterecirct dans son travail et avoue plus tard dans son

autobiographie que mecircme srsquoil a pu garder son poste durant trois ans il nrsquoa pas compris quoi que

ce soit agrave lrsquoimposition financiegravere11 En parlant de cette peacuteriode Megrelidzeacute se deacutecrit comme un

jeune et fier marxiste qui avait rompu tous les liens avec lrsquounion des jeunes marxistes car il ne

supportait pas les tendances reacutevisionnistes et empiriocriticistes qui y reacutegnaient et qui ne servaient

dune personne partiale raquo (сf Grand Robert de la langue franccedilaise 2005) on voudrait souligner qursquoil srsquoagit de traduire les termes russes partijnij et partijnostrsquo de maniegravere agrave faire ressortir le fait qursquoici on les utilise comme des termini technici Ils font reacutefeacuterence agrave lrsquoun des principes fondamentaux de la philosophie sovieacutetique et peuvent ecirctre reconduits agrave la notion heacutegeacutelienne de Parteilichkeit (cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer Science+Business Media Dodrecht 1997 p 30) Hegel introduit cette notion dans sa conception de lrsquohistoire de la philosophie qui selon lui ne peut pas ecirctre exposeacutee comme une accumulation ou une simple suite de conceptions philosophiques dans le temps mais doit ecirctre subordonneacutee agrave un principe qui serait en mecircme temps son preacutesupposeacute Hegel souligne que les concepts philosophiques ainsi que tous les faits ou pheacutenomegravenes historiques qursquoon envisagerait drsquoexposer doivent ecirctre relativiseacutes en fonction du but et de lrsquointeacuterecirct qui transparaissent dans la repreacutesentation qui eacutetait lieacutee agrave chacun drsquoeux au moment historique donneacute Lrsquohistoire de la philosophie doit donc ecirctre partiale Mais cette partialiteacute loin drsquoecirctre de caractegravere subjectif relegraveve drsquoun radical historicisme (сf HEGEL W F G Vorlesungen uumlber die Geschiche der Philosophie I Werke Band 18 Suhrkamp Frankfurt am Main 1986 pp 16) En revanche on utilisera lrsquoexpression laquo la vie partisane raquo pour deacutesigner toute activiteacute lieacutee au parti ou encore lrsquoimpeacuteratif qui proscrivait agrave lrsquoindividu de seacuteparer dans ses actions la pratique (individuelle) et la theacuteorie (partiale)

11 Dans son autobiographie Megrelidzeacute en parlant de sa jeunesse souligne un deacutesinteacuterecirct ndash vrai ou inventeacute - qursquoil portait aux choses qui relevaient de lrsquoancien ordre et qui agrave cette eacutepoque srsquoimposaient agrave lui Ainsi tout drsquoabord il affirme drsquoavoir eacuteteacute degraves sa premiegravere enfance laquo naturellement raquo indiffeacuterent par rapport agrave la religion Il se montre soucieux de ne pas ecirctre compromis par le fait qursquoil est fils drsquoun precirctre et agrave cet effet dans son autobiographie qui ne compte que quelques pages il raconte extensivement et en deacutetails un eacutepisode de son adolescence ougrave il avait voleacute la soutane de son pegravere pour lrsquoutiliser comme un costume dans la mise en scegravene drsquoune piegravece de theacuteacirctre dans laquelle on voyait une figure de precirctre mise en ridicule Puis Megrelidzeacute aborde lrsquoeacutepisode de sa vie ougrave il a eacuteteacute convoqueacute au service militaire Ici il est obligeacute de garder une certaine ambiguiumlteacute Drsquoun cocircteacute crsquoest avec faciliteacute qursquoil nous informe avoir deacuteserteacute son service militaire vers la fin de la guerre contre la Turquie et donc nrsquoavoir jamais eacuteteacute seacuterieusement engageacute dans lrsquoarmeacutee tsariste Mais de lrsquoautre cocircteacute il empecircche toute possibiliteacute qursquoon lrsquoaccuse drsquoavoir manqueacute agrave son devoir et explique que crsquoest le reacutegiment dont il faisait partie qui avait eacuteteacute atteint drsquoun manque drsquoorganisation le menant agrave une deacutesagreacutegation pure et simple Enfin crsquoest le fait drsquoavoir travailleacute durant trois ans dans le bureau drsquoun inspecteur des impocircts qui neacutecessite drsquoecirctre mis au clair Megrelidzeacute souligne que crsquoest par neacutecessiteacute qursquoil a ducirc mener ce travail en mecircme temps il se deacuteresponsabilise du fait drsquoavoir participeacute agrave la maniegravere bourgeoise de geacuterer les finances en insistant sur le fait que quoiqursquoil ait occupeacute ce poste durant trois ans il nrsquoa jamais fini par comprendre lrsquoessence de ces activiteacutes Crsquoest lrsquoignorance qui lui aurait gardeacute la pureteacute

16

qursquoagrave lrsquoinfusion des ideacutees mencheviques chez la jeunesse Pourtant lui-mecircme nrsquoeacutetait pas encore

tout agrave fait libeacutereacute des ideacutees mencheviques Sa conversion au bolchevisme Megrelidzeacute lrsquoassocie

avec lrsquoexpeacuterience qursquoil a faite durant les habituelles disputes qursquoil menait le soir avec ses amis et

camarades de chambre deacutejagrave engageacutes du cocircteacute des bolcheviques Face agrave ces amis bolcheviques il

finissait toujours perdant ce qui apparemment touchait son amour propre Et comme il ne se

croyait ni moins intelligent ni moins preacutepareacute compareacute agrave ces amis il prit ses propres eacutechecs pour

la preuve de la veacuteriteacute de leur propos Il commenccedila agrave eacutetudier LrsquoEtat et la reacutevolution de Leacutenine et

bientocirct se deacuteclara bolchevique Pourtant il nrsquoeacutetait pas entreacute en contact avec lrsquoorganisation du

parti bolchevique car laquo il existe une distance eacutenorme entre une simple deacuteclaration drsquoecirctre

bolchevique et le veacuteritable ecirctre bolchevique raquo Ce qui lui manquait pour ecirctre un vrai bolchevique

et ce qui relevait encore de son menchevisme eacutetait la prise au seacuterieux de lrsquoalternative suivante

soit choisir le chemin de la science et alors srsquointerdire toute activiteacute politique ainsi que

lrsquoappartenance au parti soit se consacrer agrave la vie du parti et laisser de cocircteacute la science Cette ideacutee

qursquoil y aurait une relation irreacuteconciliable entre la science et la politique relegraveve de laquo lrsquoillettrisme raquo

aux yeux drsquoun Megrelidzeacute mature car du point de vue bolchevique ces deux moments non

seulement ne srsquoexcluent pas mais se neacutecessitent reacuteciproquement Mais agrave lrsquoeacutepoque il ne put

trouver une solution de principe agrave cette question et la laissa ouverte en deacutecidant de remettre son

entreacutee dans les rangs du parti pour plus tard Faute de solution il opta pour une atteacutenuation du

problegraveme et diffeacutera les deux moments dans le temps en se concentrant en premier lieu sur ses

eacutetudes

A ce moment le pouvoir en Geacuteorgie eacutetait dans les mains du parti social-deacutemocrate Mais en

1921 quand Megrelidzeacute avait 21 ans lrsquoarmeacutee rouge envahit le pays forccedilant le gouvernement agrave

srsquoenfuir Les nouvelles circonstances dans lesquelles le parti bolchevique eacutetait sorti de

lrsquoilleacutegaliteacute et avait acquis une position dominante de nouveau confrontent Megrelidzeacute agrave la

susdite question et encore une fois il deacutecide de patienter avant de devenir membre du parti car

cette fois-ci lrsquoentreacutee dans le parti lui apparaicirct comme un acte qui nrsquoa plus besoin de passer agrave

travers une reacutesistance et donc trop direct et lacircche En revanche degraves le deacutebut de la bolchevisation

du pays quand les mencheviques nrsquoavaient pas encore perdu la possibiliteacute de srsquoexprimer et de

deacutefendre ouvertement leur position Megrelidzeacute excelle dans la deacutefense de la politique des

bolcheviques Par cela il attire lrsquoattention du parti et bientocirct il est affecteacute comme secreacutetaire du

comiteacute local En cette qualiteacute Megrelidzeacute organise le cercle de lecture pour les membres du parti

17

ougrave il enseigne lrsquohistoire du parti communiste En mecircme temps il participe agrave des reacuteunions du

Deacutepartement pour lrsquoagitation et la propagande de culture et en 1923 le Commissariat du peuple agrave

lrsquoEducation lrsquoattache avec quelques autres communistes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme

il lrsquoeacutecrit demeurait le nid de lrsquointelligentsia chauviniste La tacircche dont il eacutetait chargeacute consistait

en une preacuteparation des cadres communistes au sein de lrsquouniversiteacute Dans la mecircme anneacutee il fut

affecteacute comme directeur des eacutetudes agrave lrsquoeacutecole centrale du parti et donna des cours en eacuteconomie

politique et en mateacuterialisme historique Parallegravelement agrave cela Megrelidzeacute finalement deacuteposa une

demande pour devenir membre du parti mais drsquoabord lrsquoinadvertance bureaucratique et plus

tard lrsquoarrecirct drsquoaccueil de nouveaux membres ducirc au procegraves de purification du parti lrsquoempecircchegraverent

de mener agrave bien la proceacutedure drsquoentreacutee dans le parti avant de partir en Allemagne pour ses eacutetudes

Crsquoest en 1924 que Megrelidzeacute suite agrave une deacutecision prise par le Comiteacute central du Parti

Communiste de la Geacuteorgie fut envoyeacute agrave Freiburg Lagrave Megrelidzeacute srsquoinscrivit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-

Universitaumlt pour lrsquoanneacutee acadeacutemique 19241925 et comme la matricule gardeacutee dans lrsquoarchive de

lrsquouniversiteacute le confirme12 il assista au cours sur lrsquohistoire de la philosophie contemporaine donneacute

par Edmund Husserl mais eacutegalement agrave ses seacuteminaires en pheacutenomeacutenologie On ne dispose pas de

manuscrit de Husserl lieacute agrave ce cours mais Zedania suggegravere que dans les traits geacuteneacuteraux on peut

juger des thegravemes dont il srsquoagissait en partant drsquoun autre manuscrit datant drsquoun an plus tocirct et

srsquointitulant La premiegravere philosophie Premiegravere partie une histoire critique des ideacutees13 On peut

donc supposer qursquoau centre de la discussion se trouvait la tradition empirique anglaise et

notamment les philosophies de Locke Berkeley et Hume A part cela les systegravemes de Descartes

Leibniz et Kant ont ducirc ecirctre traiteacutes eacutegalement14

Dans son autobiographie Megrelidzeacute omet complegravetement les aspects lieacutes agrave sa formation et se

concentre exclusivement sur les activiteacutes politiques dont il a eacuteteacute chargeacute quelques mois apregraves son

deacutemeacutenagement en Allemagne Degraves son arriveacutee il noua des contacts avec des membres du parti

communiste allemand commenccedila agrave assister agrave leurs reacuteunions et devint bientocirct membre du Parti

Communiste Allemand (ce qui plus tard en 1936 sera la raison pour laquelle il sera exclu du PC

sovieacutetique) Les autoriteacutes sovieacutetiques le chargegraverent de la mission de diriger lrsquoUnion des eacutetudiants

sovieacutetiques en Allemagne Comme il lrsquoexplique agrave lrsquoeacutepoque les universiteacutes en Allemagne en

12 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 95 13 Edmund HUSSERL Erste Philosophie Erster Teil Kritische Ideengeschichte Den Haag 1956 14 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია Op cit

p 25-26

18

France en Reacutepublique tchegraveque etc comptaient un nombre consideacuterable drsquoeacutetudiants sovieacutetiques

qui se regroupaient par nationaliteacute (les ukrainiens les russes les caucasiens etc) et srsquoopposaient

localement agrave des groupements des eacutetudiants laquo eacutemigrants raquo (эмигрантщина) La tacircche de

Megrelidzeacute consistait agrave unifier les groupements des eacutetudiants sovieacutetiques et agrave coordonner leur

travail ce qui devait renforcer leurs positions contre les eacutemigrants crsquoest-agrave-dire les

mencheviques Il garda son poste de directeur de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques jusqursquoagrave son

deacutepart de lrsquoAllemagne en 1927 En cette qualiteacute il organisait des confeacuterences et drsquoautres activiteacutes

en vue de lrsquoeacuteducation politique des eacutetudiants sovieacutetiques

Un an plus tard Megrelidzeacute deacutemeacutenagea agrave Berlin et srsquoinscrivit de novembre 1925 jusqursquoagrave

janvier 1927 agrave la faculteacute de philosophie de la Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt agrave Berlin Crsquoest lagrave

qursquoil deacutecouvrit la psychologie de la Gestalt en assistant aux cours des fondateurs de cette eacutecole

Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler dont lrsquoinfluence sur son travail theacuteorique sera beaucoup

plus preacutegnante mais aussi plus manifeste que celle de Husserl Quant agrave sa vie partisane agrave Berlin

ses activiteacutes contre les eacutemigrants deviendront encore plus intenses Il sera chargeacute de la tacircche de

deacutesinteacutegrer la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens berlinois et plus tard avec la mecircme mission

il sera envoyeacute agrave Prague en Reacutepublique tchegraveque Suite agrave ses efforts dans les deux villes une

partie consideacuterable de la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens srsquoeacutetait deacutetacheacutee du reste du

groupe en publiant des deacuteclarations contre la politique des mencheviques geacuteorgiens Plus tard ces

scissionnaires rentregraverent en Union Sovieacutetique pour y vivre et œuvrer

Il est curieux de noter qursquooutre ses eacutetudes mais aussi son travail pour la mobilisation des

eacutetudiants sovieacutetiques ainsi que sa lutte contre les eacutemigrants mencheviques geacuteorgiens Megrelidzeacute

trouvait encore des ressources pour ecirctre actif pour la cause des eacutetudiants communistes allemands

En 1926 agrave Berlin il fut choisi comme membre du bureau central des eacutetudiants allemands aupregraves

du Comiteacute Central du Parti Communiste Allemand et srsquoengagea dans la lutte contre les

laquo gauchistes raquo korschistes et trotskystes Il travaillait surtout avec les eacutetudiants eacutetrangers venant

des pays laquo coloniaux et semi-coloniaux raquo comme les chinois coreacuteens indiens afghans

eacutegyptiens turcs etc Le reacutesultat de ses efforts fut drsquoabord la creacuteation des parlements des eacutetudiants

eacutetrangers dans les universiteacutes allemandes Dans certains de ces parlements les eacutetudiants

communistes avaient obtenu la majoriteacute des places

En rentrant en Geacuteorgie Megrelidzeacute obtint le titre de membre du parti communiste

sovieacutetique pour lequel il avait postuleacute en 1924 avant son deacutepart en Allemagne A Tbilissi il se

19

mit agrave donner des cours dans maintes eacutecoles supeacuterieures et instituts (y compris agrave lrsquoUniversiteacute

Communiste de la Transcaucasie ndash ЗКУ) dans lesquels il occupait des postes administratifs

aussi En mecircme temps il commenccedila agrave gravir les eacutechelons de la hieacuterarchie du Parti sous-chef du

Deacutepartement pour lrsquoAgitation et la Propagande de la Culture Leacuteniniste du Comiteacute Central du

Parti (bolcheacutevique) de la Geacuteorgie (Kulrsquotprop) ensuit chef de lrsquoAdministration des Organisations

Scientifiques Scientifico-Artistiques et Museacuteales (Glavnaouka) qui existait dans le cadre du

Commissariat du peuple agrave lrsquoEducation

Crsquoest en cette derniegravere qualiteacute justement que Megrelidzeacute a drsquoabord avanceacute lrsquoideacutee de creacuteer

en Geacuteorgie lrsquoAcadeacutemie des Sciences et puis un an plus tard en 1931 a ducirc srsquoopposer agrave sa

fermeture voulue par Staline On a des raisons suffisantes pour penser que crsquoest bien lrsquoaffaire de

lrsquoAcadeacutemie des Sciences qui a rapprocheacute Megrelidzeacute de Nikolas Marr15 Il est connu que depuis

longtemps Marr nourrissait lrsquoideacutee de creacuteer cette institution et deacutejagrave en 1905 avait non seulement

formuleacute ses objectifs (consistant principalement en une stimulation du travail scientifique en

langue geacuteorgienne mais eacutegalement en une promotion des recherches sur la Geacuteorgie) mais avait

conccedilu sa structure et mecircme deacutefini son budget Neacuteanmoins ce projet nrsquoeut pas de suite et plus

tard toutes les ressources intellectuelles geacuteorgiennes furent investies dans la creacuteation de

lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme on vient de voir eacutetait consideacutereacutee par les dirigeants

bolcheviques comme une demeure des nationalistes geacuteorgiens En revanche en 1930 lrsquoenjeu de

la creacuteation de lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait la centralisation des nombreux instituts qui

entretemps srsquoeacutetaient multiplieacutes hors de lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Une telle centralisation devait

rendre possible de diriger la totaliteacute des activiteacutes de recherche vers la construction de lrsquoEtat

socialiste en reproduisant la structure deacutejagrave existante en Russie Pourtant il ne srsquoagissait pas de

creacuteer une succursale de lrsquoAcadeacutemie des sciences de la Russie mais une institution autonome au

niveau national En 1930 Nikolas Marr srsquoest de nouveau activeacute pour contribuer agrave la formation

de lrsquoAcadeacutemie des Sciences A cette eacutepoque il travaillait agrave Leningrad dans lrsquoInstitut de la langue

15 Nikolas Marr (1864-1934) eacutetait un linguiste sovieacutetique qui avait deacutebuteacute sa carriegravere comme historien

archeacuteologue philologue et linguiste deacutejagrave dans la Russie tsariste et qui apregraves la reacutevolution socialiste avait reacuteorienteacute sa theacuteorie linguistique en y injectant un certain marxisme Il consideacuterait la langue tel un pheacutenomegravene superstructurel Il a deacuteveloppeacute une approche dans la linguistique qui se voulait anti-indoeuropeacuteenne et anti-comparatiste niait lrsquoexistence drsquoun proto-langage et insistait sur lrsquoideacutee de lrsquohybriditeacute des langues Dans les anneacutees 20 son approche connu sous le nom du marrisme (mecircme si lui-mecircme ainsi que ses disciples srsquoy reacutefeacuteraient comme agrave la Japheacutetologie ou agrave la nouvelle doctrine de la langue) a monopoliseacute la linguistique sovieacutetique et jusqursquoagrave 1949 mecircme apregraves la mort de Marr continuait agrave marginaliser voire eacuteliminer les linguistes qui ne la partageaient pas Lrsquoeacutecole du marrisme a connu une fin brusque et deacutecisive par lrsquointervention deacutenonciatrice de Staline

20

et de la penseacutee aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ci-apregraves lrsquoILP) mais collaborait eacutetroitement

avec lrsquoInstitut Historico-Archeacuteologique Caucasien de Tbilissi A sa fondation Marr est devenu le

preacutesident de lrsquoAcadeacutemie Evidemment cette nouvelle institution lui permettait de solidifier sa

position dans le milieu acadeacutemique geacuteorgien Son deacutesaccord voire sa querelle avec des

linguistes et historiographes geacuteorgiens nrsquoest pas un secret Ceux-ci consideacuteraient que Marr avec

sa theacuteorie japheacutetique16 de la langue nivelait lrsquooriginaliteacute de la langue geacuteorgienne en preacutesentant

celle-ci comme le reacutesultat drsquoune hybridation linguistique En effet ses conclusions portaient une

attaque contre les principes mecircmes de lrsquohistoriographie traditionnelle des nations porteuses des

langues japheacutetiques y compris la langue geacuteorgienne Sa meacutethode paleacuteontologique dont nous

devrons discuter plus extensivement un peu plus bas ndash eacutetant donneacute que Megrelidzeacute en fait un

usage consideacuterable dans sa theacuteorie de la culture mateacuterielle ndash fut jugeacutee radicalement inacceptable

car elle deacutemontrait le caractegravere hybride de la langue geacuteorgienne ce qui eacutetait un coup agrave

lrsquohistoriographie traditionnelle et agrave des repreacutesentations nationalistes dont celle-ci est grosse

Ainsi deacutejagrave en 1925 Marr eacutecrivait ceci concernant lrsquoindignation de ses collegravegues geacuteorgiens

laquohellipA Tiflis plus qursquoailleurs elle rencontre de lrsquoopposition dans les cercles les plus eacuteclaireacutes

mecircme chez mes eacutelegraveves qui en proie au romantisme national renient aujourdrsquohui dans leur milieu

natal le peu dideacutees scientifiques qursquoils avaient bien professeacutees agrave Petersburg-Petrograd Je les

comprends bien parce que cette theacuteorie menace les ideacutees fondamentales du nationalisme

moyenacircgeux des classes dominantes elle deacutetruit son romantisme de mecircme () qursquoelle deacutetruit le

fonds romantique de la theacuteorie indoeuropeacuteenne raquo 17

En feacutevrier 1931 agrave la reacuteunion ougrave le sort de lrsquoAcadeacutemie devait ecirctre deacutecideacute Megrelidzeacute le chef

de lrsquoAdministration des Organisations Scientifiques auquel lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait

subordonneacutee mais eacutegalement lui-mecircme akademik18 de la section de philosophie eut un eacutechange

verbal deacutesagreacuteable avec Lavrenti Beria qui agrave ce moment-lagrave eacutetait deacutejagrave nommeacute secreacutetaire-geacuteneacuteral

du Parti Communiste geacuteorgien Beria a bien pu accomplir sa tacircche LrsquoAcadeacutemie fut fermeacutee agrave la

16 La theacuteorie japheacutetique de langue ou la japheacutetidologie (lrsquoappellation deacuterive du nom du troisiegraveme fils de Noeacute ndash Japhet) est un des noms de la theacuteorie linguistique de Marr Elle concerne lrsquoeacutetude des langues japheacutetiques qui drsquoabord eacutetaient comprises comme lrsquoensemble des langues ou une famille alors que plus tard Marr les avait consideacutereacutes comme une eacutetape ou stade dans le deacuteveloppement de la langue

17 Николай МАРР laquo Послесловие raquo in Яфетический Сборник ndash III 1925 p 175 (citeacute agrave partir de la traduction franccedilaise httpcrecleco seriot chtextesMarr25c html)

18 Le titre de membre de lrsquoAcadeacutemie de Sciences

21

suite drsquoun vote par ses membres dont beaucoup eacutetaient des fonctionnaires du parti et se pliaient

agrave la nouvelle conjoncture Une semaine plus tard Megrelidzeacute eacutetait destitueacute de son poste de chef

de Glavnaouka19 Crsquoest donc dans ces conditions qursquoil srsquoadressa agrave Marr qui lui avait proposeacute de

se transfeacuterer agrave Leningrad et drsquooccuper un poste de chercheur dans son Institut de la langue et de

la penseacutee Dans son autobiographie Megrelidzeacute eacutevite de mentionner lrsquoaffaire de lrsquoAcadeacutemie

Quant agrave son deacutepart de la capitale de la Geacuteorgie en 1932 il lrsquoexplique par la surcharge dans son

travail acadeacutemique et partisan qui lrsquoempecircchait de mener agrave bien ses recherches pour lesquelles il

avait depuis quelque temps deacutejagrave recueilli des mateacuteriaux Dans son autobiographie Megrelidzeacute

exprime sa gratitude envers le parti qui suite agrave sa demande lui avait accordeacute un congeacute en vue de

la reacutedaction de son œuvre Pourtant lrsquoimage du Parti bienveillant envers Megrelidzeacute que celui-ci

preacutesente dans le but de se proteacuteger de ce parti mecircme est atteacutenueacutee par ce que Ioseb Megrelidzeacute

un chercheur agrave lrsquoILP qui jouera un rocircle deacutecisif dans le sort du livre de Megrelidzeacute aura agrave se

rappeler quelques dizaines drsquoanneacutees plus tard Selon lui le transfert de Megrelidzeacute agrave Leningrad a

eacuteteacute rendu possible non seulement gracircce agrave lrsquoinvitation de Marr mais gracircce agrave la requecircte faite par

Sergueiuml Kirov qui agrave lrsquoeacutepoque occupait le poste de premier secreacutetaire du Comiteacute Reacutegional du

Parti agrave Leningrad20 Quant au livre que Megrelidzeacute eacutecrivit en 1933-34 et qui fut en 1936 pour la

premiegravere fois envoyeacute agrave la typographie pour la composition crsquoeacutetait sa thegravese de doctorat Le livre

ne put pas voir le jour et sa parution fut empecirccheacutee agrave la suite drsquoune seacuterie drsquoarrestations des

personnes engageacutees dans son eacutedition Megrelidzeacute fut eacutegalement sa victime en 1938 Mais avant

cela dans son autobiographie eacutecrite le 2 feacutevrier 1936 Megrelidzeacute dit avoir lui-mecircme contribueacute agrave

lrsquo laquo eacutepuration raquo du parti des laquo eacuteleacutements zinovievo-trotskystes raquo effectueacutee par lrsquoorganisation de

parti de lrsquoILP dont il avait eacuteteacute eacutelu directeur en janvier 1935 apregraves lrsquoassassinat de Serguei Kirov21

19 Les faits autour de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteogie sont rapporteacutes ici АНАСТАСЬИН Д

ВОЗНЕСЕНСКИЙ И laquoНачало трех национальных академийraquo in Память Исторический сборник Выпуск 5 1982 pp 165-225

20 Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Тбилиси 68 21 марта 1967

21 La structure de lrsquoILP comprenait la direction partiale responsable de la conformiteacute des recherches agrave la tacircche de la construction socialiste De toute apparence le procegraves drsquoeacutepuration agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoinstitut eacutetait permanent ce qui srsquoexplique par la neacutecessiteacute drsquoune continuelle adaptation agrave des impeacuteratifs poseacutes par la preacutesidence du parti Pourtant on aurait tort de penser que le seul exercice du pouvoir passait par la ligne verticale et du haut vers le bas Les critegraveres de discrimination entre la vraie et la fausse science pouvaient ecirctre saisis et instrumentaliseacutes par des chercheurs eux-mecircmes qui srsquoavisaient drsquoaffaiblir leurs collegravegues Ainsi par exemple dans lrsquoarticle de Bertaev Ermolenko et Filin laquo Contre les perversions du marxisme-leacuteninisme au sein de lrsquoILP raquo (БЕРТАГАЕ ЕРМОЛЕНКО ФИЛИН Ф П laquoПротив извращений марксиз-ленинизма в ИЯМraquo in Ленинградская правда 1932 3 3 января p 3) publieacute en 1932 les auteurs en appellent agrave la direction du parti de lrsquoinstitut pour lutter

22

Comme on le sait cet assassinat servit agrave Staline pour deacuteclencher les grandes purges qui ont

commenceacutees en 1934 et ont eacuteteacute renouveleacutees en 1937-1938 Il est difficile de juger agrave quel point ce

qui est rapporteacute par Megrelidzeacute dans son autobiographie est veacuteridique En revanche ce qui est

sucircr et certain crsquoest son intention de se preacutesenter comme un ardent bolchevique Dans son texte

on tombe sur des phrases comme celles-ci

laquo Je me suis toujours cru et je continue agrave me croire le fils non pas adoptif mais authentique du

Parti Communiste Il a transformeacute le jeune niais et lrsquoenthousiaste abstrait et exalteacute que jrsquoeacutetais en un

homme mucircr et un fidegravele soldat du parti communiste [hellip] Dans ma vie partisane je nrsquoai jamais pris

de position eacutequivoque Je nrsquoai jamais deacutevieacute de la ligne geacuteneacuterale du parti et jrsquoai toujours lutteacute contre

les ennemis manifestes ou latents du parti raquo

Durant lrsquoeacutecriture de ce texte Megrelidzeacute va tellement loin dans son intention de se preacutesenter

comme fidegravele membre du parti ineacutebranlable dans ses convictions qursquoil altegravere mecircme le titre de

son ouvrage en le reformulant comme Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de

la penseacutee alors que en veacuteriteacute le mot laquo marxiste raquo en eacutetait absent Son inquieacutetude nrsquoeacutetait pas sans

fondement car la menace eacutetait reacuteelle et il a effectivement eacuteteacute exclu du Parti Communiste

sovieacutetique en 1936 La raison de son exclusion a eacuteteacute une soi-disant violation de proceacutedure

commise au cours du transfert de son statut de membre du Parti Communiste allemand au Parti

Communiste sovieacutetique Pourtant pendant les deux ans qui ont suivis son exclusion du parti

Megrelidzeacute a pu encore continuer ses activiteacutes agrave lrsquoIPL Il travaillait agrave son livre et se preacuteparait agrave la

soutenance de la thegravese doctorale dont le projet a eacuteteacute accepteacute le 16 avril 193622 alors que la

soutenance eacutetait preacutevue pour 1938 Mais la soutenance nrsquoeut jamais lieu car au deacutebut de 1938 il

contre laquo lrsquoldquoacadeacutemismerdquo deacutetacheacute de la tacircche de construction du socialisme raquo et repousser les tendances ideacutealistes et meacutecanistes libeacuterales et laquo empiricisantes raquo tout un eacuteventail drsquoeacutetiquettes consideacutereacutees comme des deacuterives de la ligne magistrale Les chercheurs les plus proeacuteminents de lrsquoinstitut eacutetaient accuseacutes drsquoavoir repris la theacuteorie japheacutetique comme la meacutethodologie pour les sciences de la culture par quoi le marxisme se trouvait supplanteacute par le marrisme Entre autres cet article deacutelateur accuse certains des chercheurs de mener la laquo contrebande raquo de Plekhanov-Bogdanov tout comme quatre ans plus tard Megrelidzeacute parle drsquoavoir lutteacute contre la contrebande trotskyste On peut voir que les conflits et rivaliteacutes portaient des caractegraveres diffeacuterents et se manifestaient diversement La prise en compte de cela multiplie dans notre vision lrsquoamplitude des raisons probables de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute et nous aide agrave nous accommoder de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ce fait reste plongeacute

22 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических исследований Наука Санкт-Петербург 2013 p 397

23

fut arrecircteacute La raison officielle de son arrestation consistait en sa preacutesumeacutee adheacutesion au groupe

nationaliste armeacutenien des Dachnaks

Apregraves avoir passeacute un an en prison contre toute attente au deacutebut de 1939 Megrelidzeacute est

remis en liberteacute Mais un an plus tard le Commissariat du peuple aux Affaires Inteacuterieures

(NKVD) lrsquoarrecircte de nouveau Une explication possible est proposeacutee par Friedrich Beria qui

entretemps avait atteint le poste de Commissaire du peuple aux Affaires inteacuterieures aurait pris la

deacutecision de relacirccher une partie des prisonniers pour un certain temps en vue de calmer lrsquoopinion

publique23 Le 31 deacutecembre 1940 Megrelidzeacute a eacuteteacute donc de nouveau arrecircteacute et envoyeacute dans le

camp de travail forceacute de la reacutegion de Kai au nord de la circonscription administrative de Kirov

Le temps eacutecouleacute entre les deux arrestations Megrelidzeacute le passe agrave Tbilissi ougrave il renouvelle ses

activiteacutes acadeacutemiques

Helga Vitzthum une communiste autrichienne qui seacutejourna au camp ougrave Megrelidzeacute veacutecut

de 1940 jusqursquoagrave sa mort en 1944 est la seule personne agrave nous donner des indications sur cette

eacutetape de sa vie Dans le camp Megrelidzeacute srsquooccupait des bains ce qui eacutetait un travail

physiquement assez exigeant En revanche cet office lui permettait de ne pas ecirctre logeacute dans une

baraque commune et lui laissait la possibiliteacute de poursuivre son travail theacuteorique et drsquoeacutecrire Un

mois avant sa mort dans une lettre adresseacutee agrave Vitzthum et dateacutee du 5 aoucirct Megrelidzeacute dit avoir

fini le manuscrit de son deuxiegraveme livre dans lequel il a pu enfin ducircment arranger et

systeacutematiser ce qursquoil avait de plus preacutecieux ndash ses penseacutees Apregraves la mort soudaine de Megrelidzeacute

Vitzthum cacha drsquoabord le manuscrit mais au moment de son transfert dans un autre camp elle

le leacutegua agrave la pharmacienne du camp de la reacutegion de Kai qui devait le garder et quand la

possibiliteacute se preacutesenterait lrsquoenvoyer en Geacuteorgie Apregraves que les deux femmes furent relacirccheacutees des

camps Vitzthum essaya de retrouver le manuscrit chez la pharmacienne mais celle-ci affirma

qursquoil avait disparu de la pharmacie ougrave elle lrsquoaurait cacheacute Selon la conjecture de Vitzthum le

manuscrit qui eacutetait un objet comportant un risque pour la pharmacienne aurait eacuteteacute deacutetruit par

celle-ci ou leacutegueacute aux dirigeants du camp

Megrelidzeacute mourut suite agrave une soudaine crise cardiaque le 17 septembre 1944 mais cela nrsquoa

eacuteteacute officiellement communiqueacute agrave sa famille que quinze ans plus tard en 1959 La femme de

Megrelidzeacute Aleksandra Karcivadze qui a eacuteteacute eacutegalement arrecircteacutee juste avant la deuxiegraveme

arrestation de son mari drsquoabord condamneacutee agrave mort a essuyeacute la peine commueacutee et nrsquoa pu rentrer

23 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 94

24

en Geacuteorgie qursquoen 1956 Avec le soutien de sa fille et de ses amis elle a demandeacute la reacutehabilitation

de son mari ce qui apregraves quelques tentatives avorteacutees a eacuteteacute obtenu le 8 septembre 1958 par

deacutecision de la cour suprecircme de RSFS de Russie

Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication

Si la deuxiegraveme monographie de Megrelidzeacute a eacuteteacute irreacutemeacutediablement perdue ce nrsquoest que par

chance que son premier livre Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee a

eacutechappeacute au mecircme sort Lrsquoœuvre nous a eacuteteacute preacuteserveacutee gracircce agrave un seul exemplaire un bon agrave tirer

qui par un heureux concours de circonstances a pu ecirctre sauveacute alors que le tirage entier stockeacute

et en attente de mise en circulation a eacuteteacute deacutetruit apregraves la premiegravere arrestation de lrsquoauteur en 1937

Le travail sur le livre a deacutebuteacute au moment ougrave apregraves la fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de Tbilissi et sa destitution de son poste de chef de la Glavnaouka Megrelidzeacute srsquoest rendu agrave

Leningrad agrave lrsquoILP de Nikolas Marr Selon lrsquoautobiographie qui comme on lrsquoa vu fait le silence

sur les raisons de ce transfert Megrelidzeacute aurait demandeacute au Commissariat populaire agrave

lrsquoEducation de la RSS de Geacuteorgie de lrsquoenvoyer en mission en vue de travailler agrave la reacutedaction de

lrsquoouvrage que jusque-lagrave il avait eacuteteacute empecirccheacute drsquoeacutecrire agrave cause de la surcharge dans ses

occupations drsquoenseignant et de fonctionnaire La demande lui a eacuteteacute accordeacutee drsquoautant plus que

lrsquoinvitation venait de Kirov ainsi que de Marr qui agrave quelques anneacutees de sa mort (Marr est

deacuteceacutedeacute en deacutecembre 1934) eacutetait une figure incontournable dans la vie intellectuelle sovieacutetique

et qui en 1932 avait pris connaissance du projet du futur livre de Megrelidzeacute et donneacute son

approbation La mission a deacutebuteacute agrave Gagra ougrave au cours de trois mois Megrelidzeacute a eacutecrit un tiers

du livre en se servant des mateacuteriaux qursquoil avait petit agrave petit assembleacutes deacutejagrave agrave Tbilissi Le reste du

livre a eacuteteacute reacutedigeacute agrave Leningrad ougrave il a occupeacute un poste de chercheur au Deacutepartement des eacutetudes

du Caucase agrave lrsquoILP Le livre a donc eacuteteacute reacutedigeacute entre 1933 et 1934 mais nrsquoa eacuteteacute precirct agrave la parution

qursquoen 1936 Dans lrsquointroduction (agrave la version de 1937) Megrelidzeacute remarque que la parution a ducirc

ecirctre plusieurs fois remise pour des raisons indeacutependantes de lrsquoauteur A preacutesent il est impossible

drsquoeacutetablir la nature de ces raisons ainsi que celle des modifications que le texte a ducirc subir avant

que la version composeacutee comme le bon agrave tirer ait eacuteteacute deacutefinitivement fixeacute La seule modification

dont on peut ecirctre sucircr concerne le titre de lrsquoouvrage Dans la documentation de lrsquoILP qui contient

25

la liste des ouvrages preacutepareacutes pour la parution au cours de lrsquoanneacutee 1936 le livre de Megrelidzeacute

figure sous le titre Pheacutenomeacutenologie marxiste de la penseacutee alors que selon le bon agrave tirer le titre

est Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee24 Nous reviendrons sur la question

concernant le titre de lrsquoouvrage en peu plus bas Quant au retard de la parution du livre tregraves

probablement il a eacuteteacute lieacute agrave lrsquoexclusion de Megrelidzeacute du parti et agrave des procegraves politiques internes

agrave lrsquoILP (dans lrsquoautobiographie comme on lrsquoa vu Megrelidzeacute parle de lrsquolaquo eacutepuration raquo qui a ducirc

consideacuterablement agiter la vie de lrsquoinstitut (voir eacutegalement la note [21] en bas des pages 21-22)

En juin 1936 le livre a eacuteteacute composeacute en typographie Un an plus tard en juin 1937 le reacutedacteur

professeur Leon Bachindjagian a donneacute lrsquoautorisation drsquoimpression Mais les exemplaires nrsquoont

eacuteteacute imprimeacutes que vers la fin de lrsquoanneacutee car Bachindjagian a eacuteteacute arrecircteacute (avec la mecircme accusation

qui quelques mois plus tard serait porteacutee contre Megrelidzeacute ndash lrsquoadheacutesion au groupe nationaliste

armeacutenien des Dachnaks) et il a fallu que le nouveau reacutedacteur Ivan Mechtchaninov qui eacutetait en

mecircme temps le reacutedacteur geacuteneacuteral de lrsquoeacutedition donne une nouvelle autorisation

Le livre avait eacuteteacute conccedilu comme la thegravese doctorale de Megrelidzeacute Friedrich rapporte dans

son livre qursquoen mai 1936 agrave lrsquoILP Megrelidzeacute avait deacutejagrave obtenu le titre de laquo candidat des

sciences raquo qui au sein du systegraveme sovieacutetique le rendait recevable pour la thegravese La deacutecision de

lui confeacuterer ce titre a eacuteteacute signeacutee par Deborin Mechtchaninov et Frank-Kamenetzki25 Quant agrave la

soutenance de la thegravese doctorale elle a eacuteteacute tout comme la parution du livre drsquoabord remise agrave

plus tard agrave cause de lrsquoarrestation du directeur de la thegravese qui eacutetait eacutegalement le premier eacutediteur

de son livre Leon Bachindjagian Les fonctions de celui-ci ont eacuteteacute reprises par Mechtchaninov

(qui apregraves la mort de Marr est devenu directeur de lrsquoILP et passe pour le plus eacuteminent des

repreacutesentants du marrisme) qui comme on vient drsquoindiquer a donneacute le feu vert agrave lrsquoimpression du

livre Mais agrave cause de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute en feacutevrier de lrsquoanneacutee 1938 la soutenance de la

thegravese a ducirc ecirctre reporteacutee pour plus tard encore une fois et nrsquoa jamais pu avoir lieu Quant aux

exemplaires de son livre qui au moment de son arrestation eacutetaient stockeacutes mais pas encore mis

en circulation ils furent entiegraverement aneacuteantis Le bon agrave tirer a eacuteteacute sauveacute par lrsquoun des chercheurs

de lrsquoILP Ioseb Megrelidzeacute Il lrsquoavait clandestinement retireacute du bureau deacutejagrave scelleacute de Konstantineacute

Megrelidzeacute Puis comme nous le rapporte la fille de Megrelidzeacute Ioseb Megrelidzeacute aurait gardeacute

24 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических

исследований Op cit p 397 25 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 93

26

cet exemplaire chez soi emballeacute dans une fausse couverture rouge qui appartenait agrave un des

volumes des œuvres de Leacutenine

De toute apparence Konstantineacute Megrelidzeacute a reacutecupeacutereacute cet exemplaire agrave la fin de 1939

quand il a eacuteteacute mis en liberteacute drsquoune maniegravere aussi inattendue que courte Il lrsquoa apporteacute agrave Tbilissi

ougrave au deacutebut de 1940 il a renoueacute le contact avec des professeurs drsquoinfluence agrave lrsquoUniversiteacute de

Tbilissi le recteur lrsquohistorien Ivaneacute Djavakhichvili son ancien professeur de psychologie

Dimitri Uznadzeacute lrsquohistorien Simon Djanachia Ceux-ci apregraves avoir pris connaissance du livre de

Megrelidzeacute deacutecident de le publier Mais la nouvelle arrestation de Megrelidzeacute advenue le 31

deacutecembre de la mecircme anneacutee empecircchera ce projet de se reacutealiser

A cette eacutetape on pourrait se poser la question suivante est-ce que lrsquoarrestation et la

deacuteportation de Megrelidzeacute dans le camp de travail qui a reacutesulteacute dans sa mort eacutetaient lieacutees au

caractegravere de son travail theacuteorique agrave ses ideacutees Jusque-lagrave nous nrsquoavons pas fait allusion au

contenu de ces ideacutees et pourtant cette question nrsquoest pas preacutematureacutee car il est possible drsquoy

reacutepondre en faisant appel exclusivement aux eacuteleacutements biographiques tandis que lrsquoanalyse de ses

positions theacuteoriques ne mettrait pas de nouvel eacuteleacutement dans lrsquoaffaire

Contrairement agrave ce qui semblerait ecirctre lrsquoexplication la plus immeacutediate et intuitive rien ne

nous permet drsquoaffirmer que lrsquoarrestation de Megrelidzeacute avait pour but son eacutecartement de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Comme on a vu lrsquoaccusation nrsquoa pas eacuteteacute centreacutee sur ses activiteacutes

acadeacutemiques mais sur lrsquoimputation drsquoune adheacutesion agrave un groupe extreacutemiste de nationalistes

armeacuteniens Il est vrai que cette accusation par son absurditeacute laisse entendre que la vraie raison

en eacutetait une autre (il nrsquoest pas sans importance de noter que Megrelidzeacute nrsquoa jamais donneacute son

aveu et nrsquoa pas signeacute les protocoles de police) mais il est tout aussi clair qursquoau deacutebut de la

peacuteriode des grandes purges lorsque tombe lrsquoarrestation il nrsquoaurait pas eacuteteacute gecircnant pour le NKVD

de construire une accusation avanccedilant des raisons ideacuteologiques

En outre notre affirmation peut ecirctre appuyeacutee par le fait que la preacutesence des ideacutees de

Megrelidzeacute dans le milieu acadeacutemique de lrsquoeacutepoque eacutetait assez reacuteduite et crsquoest avec difficulteacute

qursquoon pourrait parler des effets produits par ses textes

Les effets de son activiteacute intellectuelle pourraient ecirctre reacutesumeacutes dans les quatre points

suivants

27

Premiegraverement son livre et donc le seul texte qui expose les positions de Megrelidzeacute drsquoune

maniegravere systeacutematique et aurait une certaine force pour imposer telles ou telles ideacutees nrsquoa pas pu

voir le jour ni avant son arrestation ni durant le reste de sa vie

Deuxiegravemement le constat qursquoon peut faire agrave partir des trois autres textes tous parus en 1935

durant la vie de lrsquoauteur ne serait pas essentiellement autre Son texte le plus extensif paru dans

la revue Langue et penseacutee26 et qui srsquointitulait laquo De la conscience animale agrave la conscience

humaine raquo (plus tard ce texte sera converti en deuxiegraveme chapitre de son livre) ne contient rien

qui precircte agrave des conclusions politiquement significatives et pouvant ecirctre imputeacutees agrave lrsquoauteur Il en

va de mecircme de son deuxiegraveme article paru dans un recueil deacutedieacute agrave la meacutemoire de Nikolas Marr

laquo Sur les superstitions et le mode de penseacutee ldquopreacutelogiquerdquo (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Quant agrave son

troisiegraveme texte srsquointitulant laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo publieacute dans la revue

Les problegravemes de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes il nrsquoy a rien de non orthodoxe dans ce

texte entiegraverement impreacutegneacute des louanges de Nikolas Marr qui est preacutesenteacute comme celui qui a

fourni agrave la science marxiste de la culture mateacuterielle une meacutethodologie approprieacutee

Troisiegravemement il est agrave noter que Megrelidzeacute a eu quelques occasions pour partager les

reacutesultats provisoires de ses travaux avec ses collegravegues et en discuter avec eux Crsquoest le moment

ougrave Megrelidzeacute acquiert une certaine notorieacuteteacute dans les cercles acadeacutemiques de Leningrad de

lrsquoeacutepoque Drsquoune lettre eacutecrite par Megrelidzeacute agrave sa femme27 nous apprenons qursquoen 1933 il eut la

possibiliteacute de faire quelques preacutesentations au sujet de quelques-uns des eacuteleacutements que plus tard il

inclurait dans son livre notamment les questions relatives agrave la psychologie Son intervention agrave

Leningrad agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences28 aurait provoqueacute un tregraves vif inteacuterecirct suite agrave quoi on lui

aurait demandeacute de faire une session suppleacutementaire Cette fois-ci le public srsquoest reacuteuni plus large

car les chercheurs drsquoautres instituts ayant entendu parler de sa premiegravere intervention sont venus

lrsquoeacutecouter A la fin de la session une discussion srsquoest animeacutee qui quelque peu regrettablement

pour Megrelidzeacute eacutetait drsquoun caractegravere plutocirct laudatif que critique Parmi ceux qui avaient pris la

parole se trouvaient Ivan Meschaninov Izrailrsquo Frank-Kamenetski29 Vasili Struve30 Boris

26 Il srsquoagit de la revue eacutediteacutee au sein de lrsquoILP de 1933 jusqursquoagrave 1948 27 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 602-603 28 LrsquoILP de Marr ougrave travaillait Megrelidzeacute eacutevidemment eacutetait un des instituts au sein de lrsquoAcadeacutemie des

Sciences de RSFSR 29 Seacutemitologue et bibliste theacuteoricien du mythe de la litteacuterature et de la religion Il collaborait avec Nikolas

Marr et travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut Japheacutetologique qui en 1931 srsquoest transformeacute en lrsquoIPL Il y dirigeait

28

Ananrsquoev31 Comme nous apprenons de cette lettre les eacutechanges oraux avec ses collegravegues ne sont

apparus agrave Megrelidzeacute ni porteurs drsquoeffets ni fructueux ou stimulants Ainsi eacutecrit-il

laquo Ma chegravere Tsoutsa je sais bien qursquoils ont appreacutecieacute mon travail Mais je sais tout aussi bien que

malgreacute leur eacutevaluation positive ils nrsquoarrivent pas agrave prendre en compte toutes les conseacutequences qui se

laissent tirer de certaines de ces ideacutees ni agrave envisager tout ce qui devrait deacutecouler de ces postulats

Mais peut-ecirctre est-il impossible qursquoune telle prise en compte par des personnes inconnues ait lieu

Et ainsi ce succegraves me trouble tout autant qursquoun insuccegraves mrsquoaurait inquieacuteteacute raquo32

Neacuteanmoins ce manque de compreacutehension ne change rien par rapport agrave la question qursquoon est

en train de se poser ici car lrsquoincompreacutehension est tout autant un effet vrai drsquoune proposition

theacuteorique que sa compreacutehension On sait eacutegalement que Megrelidzeacute a fait une intervention

publique agrave Tbilissi en 1940 dans la peacuteriode entre ses deux arrestations lorsqursquoil travaillait sur un

petit ouvrage agrave preacutesent perdu srsquointitulant Lrsquohistoire des couleurs agrave la lumiegravere des problegravemes

geacuteneacuteraux de perception33 Mais bien eacutevidemment tous ces faits ne sont pas suffisants pour

qursquoon puisse affirmer que le travail de Megrelidzeacute aurait produit des effets quelque peu seacuterieux

et durables Qui plus est les sujets qursquoil avait choisi de traiter en vue des eacutechanges avec ses

collegravegues (psychologie animale question du nombre theacuteorie des couleurs) relevaient du

caractegravere empirique et plutocirct illustratif ne portant qursquoobliquement sur les enjeux theacuteoriques qui

sont au cœur de sa reacuteflexion

Enfin et quatriegravemement il faut attirer lrsquoattention sur le fait que dans lrsquohistoriographie de la

philosophie sovieacutetique on ne trouve aucune mention qursquoelle soit positive ou neacutegative de notre

auteur Quant agrave son eacutepoque il nrsquoy a eu qursquoune petite recension que en 1935 Aleksandr Louria

le cabinet des langues seacutemito-hamitiques ainsi que le secteur de la litteacuterature orale de la socieacuteteacute primitive Il publiait dans la revue laquo Recueil japheacutetologique raquo

30 Deux ans plus tard en 1935 Vasili Struve sera nommeacute comme membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il est lrsquoorientaliste marxiste sovieacutetique le plus renommeacute qui srsquoeacutetait speacutecialiseacute en eacutegyptologie et en assyriologie Il est consideacutereacute comme le fondateur de lrsquoeacutecole sovieacutetique de lrsquohistoire de lrsquoAncient Orient

31 laquo Le jeune psychologue Ananrsquoev raquo (comme le deacutecrit Megrelidzeacute) agrave cette eacutepoque travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut psychoneacutevrologique de Bekhterev agrave Leningrad Plus tard il sera le fondateur et lrsquoauteur de la conception du deacutepartement de psychologie agrave lrsquoUniversiteacute drsquoEtat de Leningrad et deacuteveloppera un modegravele systeacutemique de la conscience humaine qui accentue le mode de recherche interdisciplinaire dont le centre est la psychologie

32 La lettre de Megrelidzeacute agrave sa femme dateacutee du 30 avril de 1933 in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit თბილისი 1990 p 603

33 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 67

29

avait deacutedieacutee agrave son article sur la psychologie animale et humaine34 Mecircme si un Louria laudatif

remarque que Megrelidzeacute est le premier agrave poser la question de la conscience (сознание) dans de

nouveaux termes proprement marxistes et historicistes diffeacuterents de ceux qui eacutetaient proposeacutes

par les courants conflictuels de laquo la psychologie ideacutealiste raquo et de laquo la psychologie meacutecaniste raquo ce

nrsquoest eacutevidemment pas une reacuteaction assez forte pour qursquoelle ait marqueacute son milieu intellectuel

ainsi que le souvenir qui en a eacuteteacute gardeacute

Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente

Sans doute la source de lrsquoimportance ou puissance qursquoon peut attribuer agrave un texte

quelconque ne reacuteside pas tant dans son caractegravere intrinsegraveque que dans les effets qursquoil a geacuteneacutereacutes

au cours du temps et des contextes changeants mais eacutegalement dans le fait qursquoil continue de les

geacuteneacuterer jusqursquoau moment preacutesent Comme on vient de voir le livre de Megrelidzeacute donne

lrsquoexemple drsquoun texte qui nrsquoa entraicircneacute quasiment aucune exteacuteriorisation dans son propre contexte

immeacutediat On va maintenant essayer de donner lrsquoaperccedilu des deacuteveloppements qui ont eu lieu

apregraves la parution du livre en 1965 rendue possible par le bon agrave tirer qui avait eacuteteacute preacuteserveacute par la

famille de lrsquoauteur35

Paru avec presque trente ans de retard et transposeacute dans un milieu qui lui eacutetait eacutetranger

lrsquoouvrage a rencontreacute un public dont la deacutemotivation intellectuelle eacutetait proportionnelle agrave la

stagnation de la penseacutee soumise agrave une pression ideacuteologique aigueuml depuis une longue peacuteriode de

temps Degraves sa parution le livre a acquis une certaine notorieacuteteacute dans les cercles philosophiques

sovieacutetiques et il a surtout inspireacute toute une geacuteneacuteration drsquoeacutetudiants de la faculteacute de philosophie de

lrsquoUniversiteacute de Rostov Le livre est devenu un sujet de discussions lors des sessions du

deacutepartement de philosophie de cette universiteacute agrave une desquelles en 1966 il a eacuteteacute deacutecideacute de le

preacutesenter pour le hautement prestigieux prix Leacutenine (qursquoil nrsquoa jamais obtenu) Comme le

34 Александр Романович ЛУРИЯ laquo К Р Мегрелидзе От животного сознания к человеческомуraquo in Язык

и мышление V 1935 изд Академии наук СССР Вестник АН СССР 8-9 Москва-Ленинград 1936 35 La publication a eacuteteacute rendu possible gracircce aux efforts de la femme de lrsquoauteur rentreacutee agrave Tbilissi apregraves 16 ans

passeacutes dans un camp de concentration et bannissement et sa fille qui avait 7 ans au moment de lrsquoarrestation du pegravere et qui a eacuteteacute gardeacutee agrave Tbilissi par la belle-megravere de lrsquoauteur Cela a eu donc lieu apregraves sa reacutehabilitation en 1958 et 21 ans apregraves la mort de lrsquoauteur

30

protocole des sessions le montre36 les discussions portaient un caractegravere assez sommaire et se

sont borneacutees agrave lrsquoexposition des divers eacuteleacutements de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave lrsquoaccentuation de

la contribution de Megrelidzeacute agrave laquo la sociologie marxiste toujours peu eacutelaboreacutee raquo et agrave de mineures

deacuteviations (parfois de caractegravere purement terminologique) par rapport aux classiques du

marxisme-leacuteninisme

Le commentaire sovieacutetique qui provoque le plus drsquointeacuterecirct est celui drsquoOtar Djioev un

philosophe geacuteorgien auteur de lrsquoarticle laquo Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee dans

lrsquoœuvre de K R Megrelidzeacute raquo (1979)37 ainsi que drsquoune brochure laquo Kita Megrelidzeacute raquo (1982)38

Ces textes sont drsquointeacuterecirct dans la mesure ougrave Djioev va un peu plus loin qursquoune superficielle

constatation des reacutesultats obtenus par Megrelidzeacute et essaye de replacer son livre dans le contexte

des travaux laquo bourgeois raquo dont certains lui sont contemporains Dans cette juxtaposition ndashun

proceacutedeacute courant agrave partir des anneacutees 70 car depuis quelque temps deacutejagrave lrsquoUnion Sovieacutetique avait

commenceacute agrave se deacutelier de la politique isolationniste y compris dans le domaine de la science et agrave

srsquoorienter vers lrsquoeacutemulation du monde laquo capitaliste raquo ndash Megrelidzeacute est preacutesenteacute comme

laquo philosophe marxiste-leacuteniniste raquo (une expression encore absente chez Megrelidzeacute) qui aborde la

mecircme probleacutematique que lrsquoon trouverait chez Husserl Scheler ou Habermas Djioev rassemble

ceux-ci dans le groupe des philosophes qui en se rendant compte que la question de la penseacutee ne

peut pas ecirctre pertinemment poseacutee dans le cadre de la conscience en tant que telle cherchent des

voies pour laquo socialiser raquo la compreacutehension de lrsquohumain et laquo deacutepasser lrsquoopposition entre la

conscience ou [autrement dit] la penseacutee et lrsquoecirctre raquo Selon lrsquoestimation de Djioev ni la solution

de Husserl qui part de la conception du laquo monde de la vie raquo ou encore de la laquo socialiteacute

universelle raquo ni celle de Scheler qui a accentueacute ce moment dans sa sociologie

pheacutenomeacutenologique ni non plus celle de Habermas qui examine le lien entre la laquo connaissance raquo

et lrsquolaquo inteacuterecirct raquo nrsquoont atteint leur but car dans les trois cas la maniegravere dont le lien entre lrsquoecirctre

36 Le protocole drsquoune des sessions a eacuteteacute publieacute dans la revue principale en philosophie Les questions de philosophie А В ПОТЕМКИН В П ЯКОВЛЕВ laquo 30 лет спустя raquo in Вопросы философии 4 1968 Cf eacutegalement С МИКУЛИНСКИЙ Г ВОЛКОВ laquoСамопознание наукиraquo in Правда 13 февраля 1967 Certains eacuteleacutements du protocole ont eacuteteacute publieacutes aussi en geacuteorgien ბრონსკი ნ ქოზაევი ა bdquoკაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებldquo in საქართველოს კომუნისტი N3 pp 91-94 Enfin il a eacuteteacute recenseacute dans la liste bibliographique des publications sovieacutetiques en philosophie laquo 1967 Discussion at Rostov (on the Don) Univesity on The Basic Problems of the Sociology of Thought a book written in the thirties by Georgian philosopher K R Megrelidze raquo (laquo Chronology raquo in Studies in Soviet thought Vol 8 No 23 (1968) p 254)

37 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Издательство Наука Москва 1979

38 Отар ДЖИОЕВ Кита Мегрелидзе Мецниереба Тбилиси 1982

31

(social) et la penseacutee est postuleacute relegraveve de lrsquoabstraction Or ce nrsquoest que sur la base marxiste-

leacuteniniste dit Djioev qursquoon peut comprendre ce lien drsquoune maniegravere concregravete en accentuant non

pas une simple socialiteacute de conscience mais la pratique sociale car ce nrsquoest que la pratique qui

laisse les aspects drsquoactiviteacute et de passiviteacute apparaicirctre dans un eacutequilibre dialectique Suite agrave cette

reacuteflexion Djioev oppose Megrelidzeacute agrave Althusser Selon lui Althusser retombe dans ce que

Megrelidzeacute aurait appeleacute le sociologisme qui implique une deacutetermination sociale de lrsquohomme

laquo Selon lrsquointerpreacutetation althusseacuterienne de la theacuteorie de la connaissance marxiste le [caractegravere]

actif de conscience celui de lrsquoactiviteacute drsquoun homme connaissant se marie avec la neacutegation du

[caractegravere] actif du sujet de connaissance Cette attitude deacutecoule du structuralisme qui se repreacutesente

la penseacutee telle une activiteacute interpersonnelle et au bout de compte glisse vers lrsquoaffirmation selon

laquelle ce sont les structures qui laquo pensent raquo pas les hommesraquo39

Quant agrave Megrelidzeacute lui en revanche dit Djioev refuse de poser la question de la

deacutetermination sociale de lrsquohomme sans en mecircme temps srsquointerroger sur la nature de la pratique

humaine et laisser place au principe actif qui en deacuterive

Une conclusion semblable trouve une forme beaucoup moins sophistiqueacutee on pourrait dire

mecircme peacutenible chez un autre commentateur sovieacutetico-geacuteorgien Zourab Kakabadzeacute qui

qualifie Megrelidzeacute drsquohumaniste pour laquo la place exceptionnelle que Megrelidzeacute attribue agrave

lrsquohomme dans le monde raquo40 On fera observer que chez ce commentateur nous trouvons une

autre ligne drsquoopposition au monde bourgeois agrave laquelle Megrelidzeacute pouvait ecirctre associeacute dans le

contexte de lrsquoUnion Sovieacutetique tardive Megrelidzeacute eacutetait notamment preacutesenteacute comme le chef de

file dans la lutte contre les cyberneacuteticiens bourgeois qui soulevaient des preacutetentions absolues

tacircchant de modeler le cerveau humain et de substituer la machine agrave lrsquohomme Evidemment

Megrelidzeacute au milieu des anneacutees 30 ne pouvait pas encore critiquer la cyberneacutetique Mais la

reacutefeacuterence ici est faite agrave la critique acharneacutee que Megrelidzeacute lance au physiologisme et agrave ses

preacutetentions (virtuelles) de donner une explication deacutefinitive de la penseacutee de lrsquohomme

La double critique des attitudes reacuteductionnistes - sociologisante drsquoun cocircteacute et empiriciste de

lrsquoautre cocircteacute ndash observeacutees par Megrelidzeacute dans les explications de ce qursquoil appelle la laquo penseacutee

humaine raquo a eacuteteacute donc exploiteacutee par les commentateurs sovieacutetiques des anneacutees 70 pour srsquoopposer

39 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 127 40 Зураб КАКАБАДЗЕ laquo Второе рождение книги raquo in Заря востока 88 14 апреля 1967

32

aux deacuteveloppements theacuteoriques et scientifiques du monde capitaliste qui leur eacutetaient

contemporains Cela en mecircme temps leur permettait drsquoinsister sur lrsquoactualiteacute de lrsquoœuvre de

Megrelidzeacute et son caractegravere anticipateur Ainsi en placcedilant au preacutealable Althusser dans la

continuiteacute avec la theacuteorie sociologique de Durkheim les arguments anti-durkheimien de

Megrelidzeacute par extension pouvaient ecirctre adresseacutes agrave lui aussi De la mecircme faccedilon lrsquoinsistance de

Megrelidzeacute sur les limitations de la recherche en physiologie et ses raisonnements anti-

pavloviens pouvaient ecirctre remis en emploi dans la critique de la cyberneacutetique En anticipant le

cours de notre analyse nous voudrions remarquer ici que les passages critiques deacutedieacutes agrave Pavlov

que la censure avait effaceacutes dans lrsquoeacutedition de 1965 du livre sont reacuteapparus dans la version du

1973 Vu le besoin de nouveaux instruments critiques dans la philosophie et la science sovieacutetique

des anneacutees 70 la motivation derriegravere un tel changement dans le fonctionnement de la censure est

assez claire

Enfin pour des raisons drsquoexhaustiviteacute nous voudrions ajouter que quelques dizaines

drsquoarticles faisant reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ont eacuteteacute publieacutes en Union Sovieacutetique ainsi

qursquoen Russie postsovieacutetique et contemporaine Ces articles ne meacuteritent strictement aucune

attention vu leur qualiteacute acadeacutemique extrecircmement basse Non seulement ils nrsquoeacuteclairent en rien

lrsquoœuvre de Megrelidzeacute mais ils ne peuvent mecircme pas ecirctre consideacutereacutes comme des exemples de sa

reacuteception41 Les citations tireacutees du livre de Megrelidzeacute y apparaissent drsquoune maniegravere sporadique

hasardeuse et inattendue sans preacutemisses ou raisons apparentes et ne servent que pour fournir

drsquoappui agrave telle ou telle position que lrsquoauteur de lrsquoarticle donneacute voudrait deacutefendre De telles

apparitions sont signe non pas de lrsquoimportance qui serait geacuteneacuteralement reconnue agrave Megrelidzeacute

mais justement de lrsquoinsouciance que les auteurs drsquoarticles pareils deacutemontrent dans leur incapaciteacute

agrave prendre en compte le fait qursquoil existe une diffeacuterence dans lrsquoimportance ou si lrsquoon veut une

certaine hieacuterarchie entre les auteurs qui dicte les regravegles de reacutefeacuterences (inavoueacutees car allant de

soi) dans tout travail acadeacutemique deacutecent

Quant aux retentissements que la parution du livre a eus dans le milieu acadeacutemique

occidental ils se bornent principalement agrave des mentions dans les listes des nouvelles parutions

sovieacutetiques Il srsquoagit des listes bibliographiques qui embrassaient un nombre tregraves complet de

41 A titre drsquoexemple on ne va indiquer qursquoun article publieacute en Reacutepublique Tchegraveque dans les temps sovieacutetiques

Jan KAPARYT Rudolf STEINDL laquo Historicity materiamismus a etologicka redukce socialniho na biologickerdquo in Sociologicky Casopis Czech Sociological Review Roc 16 Cis 5 (1980) p 483

33

livres et de revues en philosophie parus en Union Sovieacutetique Elles eacutetaient conccedilues comme

instrument de recherche pour les sovieacutetologues qui eacutevidemment rencontraient des difficulteacutes

peu neacutegligeables quant agrave lrsquoaccegraves agrave la production intellectuelle sovieacutetique42 Ces listes proposent

seulement les informations bibliographiques et mecircme un rangement en rubriques y est absent43

A part cela nous pouvons citer quelques phrases qui constituent les mentions les plus

extensives de lrsquoœuvre de Megrelidzeacute que lrsquoon peut trouver dans le monde universitaire

occidental pendant la peacuteriode drsquoexistence de lrsquoUnion Sovieacutetique Lrsquoune appartient agrave Thomas J

Blakeley qui dans les notes agrave lrsquoun des volumes de la seacuterie Studies in Soviet thought eacutenumegravere

quelques livres sovieacutetiques qui traitent les questions meacutethodologiques relatives au peuple classes

et valeur et qui font preuve drsquoune certaine distanciation laquo analytique raquo par rapport aux aspects

les plus obscurs du marxisme-leacuteninisme Ainsi eacutecrit-il

laquo Basic Problems of Sociology of Knowledge (Osnovnye problem sociologii myslenija Tbilisi

Mecniereba 1973 438 str) by K R Megrelidze is a breath of fresh air from the past First published

posthumously in 1965 after having been ready for publication in 1938 it shows a strong mind at

work on problems of import not just to Soviet science but also to world science at that time Class

interests class consciousness and the like are handled with a sophistication that Soviet theory of

culture has yet to regain raquo44

Lrsquoautre commentaire est agrave trouver dans un article drsquoAsh Gobar ougrave celui-ci deacutepeint le

panorama des recherches dans des diverses branches de la philosophie en Geacuteorgie

laquo hellipMegrelidze utilizing the insights of Gestalt psychology describes ldquoconsciousnessrdquo and

ldquothoughtrdquo as dynamic processes with Gestalt properties He criticizes ldquobourgeois sociologistsrdquo who

42 Le but ainsi que la structure des listes bibliographiques preacutepareacutees au sein de The institute of East-European

studies (University of Frieburg) sont expliqueacutes par BLAKELEY J Thomas laquo A bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought I D Reidel Publishing Company Dodrecht 1961 pp 12-15

43 Cf laquo Books received raquo in Studies in Soviet Thought Vol 14 (1974) p 343 laquo Foreign-language books received raquo in The review of Metaphysics Vol 20 No 2 (Dec 1966) p 387 Ash GOBAR laquo Bibliography of Georgian philosophy (1946-1976) raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No

3 (Aug 1978) p 253 laquo Bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought Vol 15 No 1 (Mar 1975) p 86 Joacutezef Maria BOCHENSKI (eacuted) Bibliographie der Sowjetischen Philosophie VII D Reidel Publishing

Company Dodrecht 1968 p 113 44 Thomas J BLAKELEY Franccedilois PERROUD laquo Notes and Comments raquo in Studies in Soviet Thought Vol

17 No 2 (Aug 1977) p 142

34

describe personalsocial consciousness as a mere ldquocopyrdquo of a given culture ignoring the ldquothird

factorrdquo of creativity which mediates between the person and his culture raquo45

Megrelidzeacute figure dans les livres deacutedieacutes agrave lrsquohistoire de la philosophie geacuteorgienne publieacutes en

Geacuteorgie46 mais comme nous le voyons crsquoest bien la sovieacutetologie elle-mecircme qui degraves les anneacutees

60-70 lrsquoy avait inscrit

Le troisiegraveme bloc dans lrsquohistoire de la reacuteception du livre de Megrelidzeacute est constitueacute par des

publications relativement reacutecentes ougrave la question nrsquoest plus du tout celle de la nature de son

travail theacuteorique mais celle de sa place dans lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique Il srsquoagit de

remarques tout agrave fait marginales souvent en bas de page dans lesquelles Megrelidzeacute nrsquoest

envisageacute qursquoobliquement comme une figure de lrsquoentourage de Nikolas Marr A titre drsquoexemple

lrsquoarticle de Perlina dont le but est de deacutemontrer que dans les anneacutees 20-30 les œuvres de Leacutevy-

Bruhl Freud et Cassirer eacutetaient bien connues des speacutecialistes sovieacutetiques du folklore de la

mythologie et de lrsquoethnographie Megrelidzeacute nrsquoest eacutevoqueacute que pour en faire une preuve parmi

drsquoautres par les quelques reacutefeacuterences agrave Leacutevy-Bruhl et agrave Cassirer que lrsquoon trouve dans son livre47

Les mentions de ce type se sont surtout multiplieacutees dans la derniegravere deacutecennie ougrave la relecture des

œuvres de Nikolas Marr a eacuteteacute mise agrave lrsquoordre du jour En effet si dans la derniegravere deacutecennie le nom

de Megrelidzeacute resurgit crsquoest ducirc au reacuteveil de lrsquointeacuterecirct plus large pour la linguistique marriste qui

malgreacute son caractegravere deacutesuet relegraveve des eacuteleacutements remarquables pour une critique de la

linguistique indoeuropeacuteenne48

Lrsquoœuvre de Megrelidzeacute nrsquoest donc jamais devenue lrsquoobjet drsquoune recherche seacuterieuse La seule

chercheuse qui se deacutemarque par lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave ce penseur est Janette Friedrich que

nous avons deacutejagrave mentionneacutee au sujet de la biographie de Megrelidzeacute dont elle fournit la version

45 Ash GOBAR laquo Contemporary philosophy in Soviet Georgia raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No 3

(Aug 1978) p 179 46 Cf მახარაძე მიხეილ ქართული ფილოსოფიური აზრის ისტორია ოთხტომეული უნივერსალი

თბილისი 2013 47 Nina PERLINA laquo Olrsquoga Freidenbert on Myth Foklore and Literature raquo in Slavic Review Vol 50 No 2

(Summer 1991) p 375 48 Cf Craig BRANDIST laquo Semantic paleontology and the passage from myth to science and poetry the work

of Izrailrsquo Frank-Kamenetskij (1880-1937) raquo in Studies in East European Thought Vol 63 No 1 Fifty Years of Studies (February 2011) p 44

Craig BRANDIST Katya CHOWN (Ed) Politics and the theory of language in the USSR 1917-1938 The birth of sociological linguistics Anthem Press London 2011 p 171

Vladimir ALPATOV laquo Que peut apporter lrsquoheacuteritage de Marr raquo in Un paradigme perdu la linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL No 20 2005

35

la plus complegravete Dans sa thegravese doctorale qui a pris la forme drsquoune monographie deacutedieacutee aux

paradigmes de la langue dans des conceptions psychologiques sovieacutetiques agrave cocircteacute de Bachtin et

Vygotskij elle analyse cet aspect speacutecifique chez Megrelidzeacute aussi Par ce livre auquel se joint

un article49 elle a fait connaicirctre Megrelidzeacute dans le milieu germanophone Et crsquoest toujours elle

qui avec un article en langue franccedilaise50 ougrave est tenteacute une reconstruction des traces de la theacuteorie

de Nikolas Marr dans lrsquoœuvre de Megrelidzeacute a pour la premiegravere fois introduit cet auteur dans

lrsquoespace francophone

Crsquoest dans le sillage drsquoune reacuteactualisation de Marr que dans les anneacutees reacutecentes Megrelidzeacute

est tombeacute au centre de lrsquointeacuterecirct plus focaliseacute chez des chercheurs de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Cela

a reacutesulteacute dans une journeacutee drsquoeacutetude un cours universitaire quelques articles et une petite

monographie de Zedania Le preacutesent travail a eacuteteacute eacutegalement inspireacute par ces deacuteveloppements

Apregraves cet aperccedilu de lrsquohistoire de lrsquoouvrage nous voudrions maintenant revenir plus

speacutecifiquement sur lrsquohistoire du texte du livre Comme on vient de dire Friedrich a consacreacute un

article aux traces de la conception linguistique de Nikolas Marr dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute

Les versions du livre que lrsquoon connaissait jusqursquoagrave il y a quelques anneacutees au long de ses cinq cent

pages ne comportait quasiment aucune mention significative de Nikolas Marr51 ce qui il nrsquoest

pas eacutetonnant paraissait eacutetrange vue les circonstances de la reacutedaction du livre et la biographie de

lrsquoauteur Il eacutetait bien clair que le livre avait ducirc ecirctre censureacute ou pour utiliser lrsquoeupheacutemisme

sovieacutetique courant laquo nouvellement eacutediteacute raquo Si ce livre tronqueacute il y a quelques anneacutees encore

obligeait donc ses commentateurs agrave faire des conjectures et agrave essayer de reconstruire ce qui

hypotheacutetiquement pouvait ecirctre sa version originale agrave preacutesent il peut devenir lrsquoobjet drsquoune

analyse concregravete gracircce au fait que lrsquounique bon agrave tirer datant de 1937 ndash la seule source donc des

eacuteditions de 1965 et 1973 - a eacuteteacute reacutecemment retrouveacute dans lrsquoarchive du Museacutee de la litteacuterature de

Tbilissi Evidemment il nous permet de voir tregraves exactement les modifications que le texte a

49 Janette FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen

Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004 pp 109-124

50 Janette FRIEDRICH laquo Les traces de N Marr dans le livre de K Megrelidze Osnovnye problem sociologii myslenija (1937) raquo in Cahiers de lrsquoILSL Ndeg20 2005 pp 109-125 (Voir eacutegalement lrsquoarticle de Sylvie ARCHAIMBAULT qui integravegre les reacutesultats apporteacutes par Friedrich dans le tableau qursquoelle dresse de lrsquousage de la notion de lrsquoaperception parmi les linguistes russes et sovieacutetiques mais qui nrsquoa pas de preacutetention drsquoapporter de nouvelles connaissances sur Megrelidzeacute agrave proprement parler laquo La notion drsquoaperception raquo in Slavica Occitania Toulouse 30 2010 95-114)

51 Plus preacutecisement dans la version de 1965 le nom de Marr apparaicirct agrave deux occasions tout agrave fait marginales alors que dans la version de 1973 ses occurrences se multiplient mais restent tout aussi inessentielles

36

subies ulteacuterieurement On nrsquoa pourtant pas de possibiliteacute de porter le jugement sur ce que lrsquoauteur

lui-mecircme a (probablement) ducirc changer dans la peacuteriode entre 1933 et 1937 (exception faite du

titre du livre dont nous connaissons trois versions)

Le bon agrave tirer garde les traces de corrections orthographiques faites par un correcteur

speacutecialiste au mois de mai 1937 ainsi que des corrections mineures faites par la main de

Megrelidzeacute lui-mecircme Sur la page numeacutero un ougrave commence lrsquolaquo Exposition geacuteneacuterale de la

question de la penseacutee raquo52 le premier reacutedacteur du livre Leon Bachindjagian a fait deux

remarques dateacutees du 2VI37 1) laquo Imprimer agrave partir de la page 1 jusqursquoagrave la page 464 raquo (il nrsquoest

donc pas clair si lrsquointroduction qui preacutecegravede la page numeacutero 1 et est numeacuteroteacutee en chiffres

romains eacutetait censeacutee ecirctre imprimeacutee ou pas) et 2) laquo Les citations des classiques du marxisme sont

veacuterifieacutees raquo Sur les marges de lrsquoexemplaire on trouve eacutegalement de petits passages par lesquels

Megrelidzeacute a voulu amplifier le texte parfois en rajoutant des notes de bas de page ou encore des

pages entiegraveres (ces morceaux ont eacuteteacute effectivement inteacutegreacutes dans la version de 1965 par

lrsquoeacutediteur) Il nrsquoest pourtant pas clair si ces ajouts marqueacutes sur les marges datent de 1937 ou de

1940 ougrave se trouvant de seacutejour agrave Tbilissi Megrelidzeacute espeacuterait encore faire publier son ouvrage

(sur le frontispice on voit la note du professeur Djanachia dateacutee de 13XII1940 qui donne lrsquoordre

drsquoimprimer le bon agrave tirer en quatre exemplaires mais lrsquoauteur sera de nouveau arrecircteacute deux

semaines plus tard le 31 deacutecembre 1940) Si lrsquoon juge selon le contenu de certains des

commentaires on aurait tendance agrave penser qursquoils sont tardifs car Megrelidzeacute srsquoy attaque au

fascisme ou par exemple deacuteplore la deacutesertion des universiteacutes allemandes par des chercheurs

comme Max Wertheimer ou Kurt Lewin ce qui relegraveve de ce qui devait ecirctre drsquoactualiteacute en 1940

Mais une telle conclusion trouve vite ses limites si lrsquoon considegravere que depuis des anneacutees il eacutetait

ordinaire en Union Sovieacutetique de srsquoexprimer contre le fascisme (agrave titre drsquoexemple le mecircme

Louria en 1933 eacutecrit lrsquoarticle srsquointitulant laquo lsquoPsychologie des racesrsquo et la science fasciste raquo53) et

que les psychologues de la Gestalt avaient ducirc eacutemigrer drsquoAllemagne bien des anneacutees plus tocirct en

1933

En outre dans cet exemplaire on trouve des ratures Ce sont les traces tardives relevant de

la censure que le livre a subie avant sa parution en 1965 La comparaison de la version parue en

52 Pour le contenu du livre voir lrsquoannexe 53 Александр Романович ЛУРИЯ laquo lsquoПсихология расlsquo и фашистская наука raquo in Фронт науки и техники

12 ВАРНИТСО и СНР Москва 1933 pp 97-108

37

1965 avec le bon agrave tirer de 1937 redeacutecouvert met agrave la lumiegravere la maniegravere dont le texte a eacuteteacute

tronqueacute Degraves le premier coup drsquoœil on sent les tendances conjoncturelles dans le choix des

morceaux de texte qui ont eacuteteacute eacutelimineacutes On peut distinguer trois grands thegravemes qui sont tombeacutes

sous le coup de la censure Drsquoabord ce sont les pages entiegraveres consacreacutees aux questions de la

langue dans la perspective marriste qui comme Friedrich avait correctement conjectureacute avaient

eacuteteacute effectivement contenues dans le texte original mais ont eacuteteacute eacutelimineacutees pour une raison

eacutevidente Depuis la fameuse querelle en linguistique drsquoabord initieacutee et puis conclue par Staline

lui-mecircme en 1949 le marrisme a eacuteteacute reacuteduit agrave lrsquoinexistence alors que le nom de Marr nrsquoeacutetait plus

accepteacute comme une reacutefeacuterence possible54 Au total ce sont agrave peu pregraves 35 pages qui ont eacuteteacute

eacutelimineacutees du livre mais la coupure la plus seacutevegravere a toucheacute son cinquiegraveme chapitre deacutedieacute

justement agrave la question de la langue et de la conscience de soi Sa longueur a eacuteteacute reacuteduite de 15 agrave 4

pages Ensuite ce sont quelques larges passages consacreacutes agrave la psychologie et agrave la reacuteflexologie

Et enfin ce sont les passages relativement courts consacreacutes agrave Staline qui ont disparu du texte

Evidemment la description qursquoon vient de faire ne recouvre pas toutes les occurrences de la

censure mais tout ce qui reste hors cette description et pourrait relever drsquoun certain inteacuterecirct sera

mentionneacute dans notre analyse theacuteorique du texte selon la neacutecessiteacute

Lrsquohistoire de la modification du texte ne finit pas ici Sept ans plus tard en 1973 le livre a

eacuteteacute reacuteeacutediteacute laquo suite agrave une demande des lecteurs raquo55 comme le preacutecise lrsquoeacutediteur des deux eacuteditions

(1965 et 1973) Anguia Bochorishvili philosophe geacuteorgien membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de la Geacuteorgie sovieacutetique56 Cette fois-ci dans lrsquoavertissement agrave cette deuxiegraveme eacutedition il se

54 Sur la querelle en linguistique voir Reneacute LrsquoHERMITTE Science et perversion ideacuteologique Marr

marrisme marristes une page de lrsquohistoire de la linguistique sovieacutetique Paris Institut drsquoeacutetudes slaves 1987 Quoi qursquoil srsquoagisse de la monographie la plus reacutefeacutereacutee et connue en langue franccedilaise sur ce sujet sa probiteacute scientifique est mise en question par lrsquoautre eacuteminent chercheur de lrsquohistoire de la linguistique russe et sovieacutetique Alpatov Il a de son cocircteacute consacreacute une monographie agrave lrsquohistoire du marrisme АЛПАТОВ В М История одного мифа Марр и марризм Едиториал УРСС 2004 Sur le deacuteroulement de la querelle voire eacutegalement MARCELLESI Jean-Baptiste GIRARD Nicole laquo Ni cet excegraves drsquohonneur ni cette indigniteacute raquo in Langages No 46 Langage et classes sociales Le marrisme (juin 1977) pp 3-23

55 Il ne faut pourtant pas penser qursquoil srsquoagissait drsquoune demande populaire Cette phrase fait reacutefeacuterence aux demandes qui ont eacuteteacute exprimeacutees dans les protocoles des sessions qui ont eu lieu agrave lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-lendashDon A part le tirage reacuteduit du livre les participants aux sessions se lamentaient sur les fautes drsquoorthographes ainsi que sur le manque drsquoun index des noms agrave la fin du livre Mais ce qui est le plus curieux crsquoest qursquoils demandaient eacutegalement de laquo reacuteeacutediter raquo certains passages pour que les mineures deacuteviations du marxisme-leacuteninisme soient eacutecarteacutees De fait il srsquoagissait drsquoune demande de censure suppleacutementaire Cf ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in საქართველოს კომუნისტი N3

56 Il ne srsquoagit pas de la mecircme institution qui a eacuteteacute fondeacutee par les efforts de Megrelidzeacute Comme on a vu celle-ci avait eacuteteacute fermeacutee en 1931 En 1940 ans la succursale de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de RSFSR a eacuteteacute ouverte en Geacuteorgie Crsquoest ici que Megrelidzeacute avait reacutesumeacute son travail quand entre les deux arrestations il habitait agrave Tbilissi

38

feacutelicite de pouvoir preacutesenter au public une version plus complegravete du livre Et effectivement nous

y voyons apparaicirctre certains passages qui ne sont pas trouvables dans la version preacuteceacutedente

Notamment ce sont les paragraphes regardant les psychologues Pavlov et Vygotskij qui

reacuteapparaissent Un peu plus haut nous avons deacutejagrave effleureacute cette question mais dans ce qui suivra

nous deacutecrirons de plus pregraves ces diffeacuterences en nous interrogeant sur les raisons possibles pour la

reacuteinsertion de tel ou tel passage

En addition agrave ce que nous venons de rapporter sur lrsquohistoire du livre il y a deux moments

quelque peu anecdotiques que nous voudrions mentionner eacutegalement mecircme srsquoils ne revecirctent pas

drsquointeacuterecirct proprement analytique Lrsquoun de ces moments advient en 2007 lorsque le livre fut

reacuteimprimeacute agrave Moscou Etrangement ce reprint fut fait non pas agrave partir de la version de 1973 mais

de celle de 1965 qui est la version la plus tronqueacutee Cela est drsquoautant plus dommage

qursquoactuellement seul ce tirage est disponible agrave la vente Quant agrave lrsquoautre moment il est lieacute agrave la

traduction du livre en langue geacuteorgienne parue en 1990 agrave Tbilissi Cette traduction se base bien

sur la version de lrsquoanneacutee 1973 mais eacutetrangement elle est plus laquo complegravete raquo encore que lrsquooriginal

car y apparaissent deux pages entiegraveres drsquoune provenance inconnue et qui discutent quelques

eacuteleacutements de la theacuteorie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze Le

rapprochement des propos de Megrelidzeacute avec la psychologie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par Uznadze

est loin drsquoecirctre illeacutegitime mais le changement de style et drsquointonation laisse penser que dans ces

deux pages nous avons affaire agrave une manœuvre arbitraire de lrsquoeacutediteur Outre cela le titre porteacute

par la traduction geacuteorgienne du livre est le suivant La pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee Il

srsquoagit donc drsquoune quatriegraveme version du titre Un peu plus bas nous reviendrons sur la question

du changement multiple du titre de lrsquoouvrage et proposerons quelques reacuteflexions sur ses raisons

possibles ainsi que ses effets

Comme on peut voir avec cet ouvrage nous nous trouvons devant un objet assez complexe agrave

aborder Pour revenir agrave la question poseacutee au deacutebut de ce chapitre on peut constater que

lrsquoouvrage agrave aucune des eacutetapes de son histoire ne peut se vanter de la richesse des effets qursquoil

aurait produits dans le milieu intellectuel Par contre cette histoire lrsquoa rendu lui tellement

complexe qursquoil est un objet particuliegraverement inteacuteressant agrave traiter dans la mesure ougrave il peut faire

parler beaucoup drsquoaspects de lrsquohistoire intellectuelle et philosophique sovieacutetique Il peut ecirctre

envisageacute comme une sorte de palimpseste dont les couches se superposent agrave la fois

diachroniquement et synchroniquement Dans le chapitre qui suit nous tenterons justement de

39

deacutecortiquer ces couches agrave partir de la question de la censure qui est preacutesente non seulement dans

la dureacutee (1937-1965-1973) mais eacutegalement dans la simultaneacuteiteacute de chacun de ces moments

temporels (et pour des raisons bien claires crsquoest plutocirct la version initiale qui sera lrsquoobjet de notre

analyse lagrave ougrave il srsquoagira drsquoen parler dans cette perspective de simultaneacuteiteacute) La censure appelle

donc une analyse agrave la fois extensive et intensive De son cocircteacute cet examen du texte relegravevera

certains eacuteleacutements du mode de fonctionnement de la censure sovieacutetique qui risquent de laisser

perplexe ceux qui ont tendance agrave se repreacutesenter la censure sovieacutetique comme un meacutecanisme plus

sophistiqueacute qursquoil nrsquoeacutetait Dans la partie qui suit consacreacutee agrave la question de la censure on essaiera

donc drsquoexaminer les formes les raisons et les effets de la censure sur le mateacuteriel concret qui est

celui de lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute

40

IIe Partie

Question de la censure

Cette partie approfondit le moment le plus important on pourrait dire mecircme constituant de

lrsquohistoire du livre qui est la censure En confrontant dans le premier chapitre les ideacutees reccedilues au

sujet du fonctionnement de la censure sovieacutetique on tacircchera par la suite de proposer agrave lrsquoaide

drsquoun mateacuteriel concret certaines conclusions de caractegravere geacuteneacuteral Pour ce faire lrsquoon discutera

trois aspects particuliers de la censure lisible dans lrsquoœuvre et par cela on embrassera en mecircme

temps tous les effets que la censure a infligeacutes au texte sauf ce qursquoil en est des reacutefeacuterences agrave la

theacuteorie linguistique de Nikolas Marr On reacuteservera cette question speacutecifique pour plus tard

Quant aux trois points dont on discutera immeacutediatement ndash psychologie et science sovieacutetique

mateacuterialisme historique et sociologie et enfin politique et theacuteorie ndash ils seront exposeacutes dans trois

chapitres respectifs

La signification de cette partie pourtant ne srsquoarrecircte pas agrave la question particuliegravere de la

censure Si lrsquoon essaie de tirer des conseacutequences du fait que lrsquoaction de la censure prend comme

cible toujours les moments historiquement et conjoncturellement les plus sensibles cette

question particuliegravere de la censure peut devenir un outil opeacuteratoire pour lrsquoanalyse et ecirctre mise au

service drsquoune laquo contextualisation raquo historico-intellectuelle du livre Nous mettons ce mot entre

guillemets car pour nous il ne srsquoagira pas drsquoentourer le texte par des faits historiques et

intellectuels choisis suivant le principe du paralleacutelisme chronologique qui ne relegraveveraient donc

que de liens meacutecaniques Lrsquoeffet de la censure dont la motivation se laisse bien discerner et qui

arrive du dehors (la censure subjective dont il srsquoagira eacutegalement nrsquoeacutetant qursquoune forme

internaliseacutee de cette mecircme contrainte venant du dehors) traverse la capillariteacute argumentative du

livre et le met dans une lumiegravere sous laquelle le lien entre le texte et son milieu se laisse

entrevoir drsquoune faccedilon assez organique

41

Quelques remarques geacuteneacuterales

Si nous prenons en consideacuteration les eacuteleacutements biographiques et historiques que nous venons

drsquoexposer lrsquoon est vite convaincu que le texte de Megrelidzeacute ne se laisse pas pertinemment

deacutecrire par le scheacutema tout aussi abstrait que simple mais pour autant pas moins largement

reacutepandu dans lrsquoimaginaire postsovieacutetique selon lequel sous un reacutegime totalitaire tel que lrsquoUnion

Sovieacutetique on a affaire agrave des individus pensants et autonomes qui luttent contre les impeacuteratifs

theacuteoriques ideacuteologiquement prescrits et essayent en mecircme temps de se proteacuteger du meacutecanisme

reacutepressif de lrsquoEtat en faisant recours agrave des techniques drsquoeacutecriture speacuteciales On va nous reacutetorquer

que lrsquoautobiographie de Megrelidzeacute est justement lrsquoexemple drsquoun tel texte Mais agrave notre avis

cela ne relegraveve que drsquoune premiegravere impression En effet Megrelidzeacute eacutecrit son texte avec

lrsquointention de convaincre les lecteurs de la veacuteriteacute du sens litteacuteral de ce qursquoil eacutecrit (la question de

savoir agrave quel degreacute il est sincegravere et srsquoil ment est secondaire) Alors que lrsquoopinion reacutepandue parle

de textes transmettant un sens qui diffegravere voire est contraire au sens litteacuteral du texte Ces

tactiques drsquoeacutecriture sont le plus souvent deacutecrites par la meacutetaphore de lrsquolaquo eacutecriture entre les

lignes raquo Mais comme mecircme chez Leo Strauss57 lrsquoauteur incontournable pour les questions lieacutees

agrave ce pheacutenomegravene lrsquoexplication de cette meacutetaphore reste toujours sommaire elle eacuteveille

lrsquoimaginaire le plus fantaisiste et se laisse utiliser comme une expression deacutesignant une figure

drsquoauteur ruseacute et en totale conscience de ses propres modes de faire Cette image de lrsquoauteur est

redoubleacutee par lrsquoimage drsquoun lecteur tout aussi savant qui est en mesure de deacutechiffrer le sens

receleacute dans le texte du premier Strauss souligne que ce type de litteacuterature est adresseacute agrave une

minoriteacute intelligente des lecteurs58 Or lrsquoobscuriteacute geacuteneacuterale sur ces questions a fait que dans le

discours postsovieacutetique la capaciteacute de lire laquo entre les lignes raquo a acquis des extensions

deacutemesureacutees au point drsquoecirctre parfois proclameacutee un attribut caracteacuteristique de lrsquolaquo homme

sovieacutetique raquo On suppose ainsi une transparence entre les eacutecrivains et les lecteurs les deux eacutetant

pareillement compeacutetents alors que laquo la langue drsquoEacutesope raquo qui est un autre terme courant pour

deacutesigner la dissimulation du sens dit vrai ne serait qursquoun jeu se deacuteroulant entre eux et ayant

comme but de creacuteer un eacutecran de poussiegravere aux yeux de la censure qui est agrave la fois dans son

eacuteleacutement intellectuel et reacutepressif identifieacutee agrave lrsquoEtat Mecircme si cette maniegravere quelque peu exageacutereacutee

57 STRAUSS Leo laquo Persecution and the art of writingrdquo in Social Research 814 (1941) 58 Ibid p 491

42

drsquoexposer les choses peut paraicirctre outreacutee elle nrsquoest pourtant pas deacutenueacutee drsquoutiliteacute car elle

souligne lrsquoimportance de reacuteeacutevaluer les notions qursquoon a sur la censure Le livre de Megrelidzeacute qui

a eu une histoire compliqueacutee et dont nous disposons de trois versions permet de faire ce travail

sur un mateacuteriel concret Mais sans avoir la preacutetention de tirer des conseacutequences larges comme

celles viseacutees par Strauss qui propose une analyse de la tension entre lrsquoeacutecrivain et lrsquoinstance de

perseacutecution applicable agrave toute eacutetape historique de la penseacutee occidentale on se concentrera sur le

cas de lrsquoUnion Sovieacutetique et plus particuliegraverement sur celui de Megrelidzeacute

Au cours de notre analyse des eacutecrits de Megrelidzeacute quand cela sera neacutecessaire nous

soulignerons les points relevant de la censure ou de lrsquoalteacuteration du texte ainsi que les effets

qursquoelles produisent Mais au preacutealable nous voudrions proposer quelques remarques geacuteneacuterales agrave

ce sujet Il est important de tenir compte du fait que toute lecture de textes produits sous les

conditions drsquoun reacutegime politique totalitaire a besoin drsquoecirctre consciente de ses propres preacutemisses

ou si lrsquoon veut des preacutemisses du texte qursquoon envisage de lire Et en vue justement drsquoune

meilleure identification de ces preacutemisses je propose drsquoinsister sur la notion de censure en

prenant comme point de deacutepart le cas de la monographie de Megrelidzeacute Mais eacutevidemment si on

parle de preacutemisses cela ne veut point dire qursquoil srsquoagirait de quelque chose qui serait donneacute hors

du texte Au contraire agrave certains eacutegards crsquoest le texte lui-mecircme qui peut laisser transparaicirctre ses

propres preacutemisses et crsquoest sur cela que je voudrais mettre lrsquoaccent dans ce qui suivra Sur ce point

on retiendra les remarques faites par Strauss qui souligne lrsquoimportance qursquoune perspective sur

lrsquointeacutegraliteacute du texte peut avoir pour sa lecture intelligente

La suggestion que nous voudrions avancer consiste agrave distinguer entre deux instances de la

censure Drsquoun cocircteacute crsquoest la censure objective et de lrsquoautre cocircteacute la censure subjective qui agrave son

tour peut se manifester de deux maniegraveres neacutegative et positive La premiegravere de celles-ci cest-agrave-

dire la censure objective consiste en un controcircle exteacuterieur qui srsquoeffectue apregraves coup alors que la

deuxiegraveme cest-agrave-dire la censure subjective est le controcircle inteacuterieur ou autrement dit

lrsquoautocensure que lrsquoauteur lui-mecircme met en place pour garantir la conformiteacute de son texte agrave des

impeacuteratifs exteacuterieurs qui lui sont bien connus et ne sont pas questionnables dans le cadre du texte

donneacute Il peut srsquoagir de censure subjective neacutegative ou positive suivant que la conformiteacute est

obtenue en dissimulant les eacuteleacutements inacceptables pourtant preacutesents dans le texte comme sa

partie essentielle (crsquoest-agrave-dire incontournable) ou en mettant un accent trop prononceacute sur des

eacuteleacutements qui font partie de lrsquoinventaire conceptuel ou symbolique de lrsquoideacuteologie mais qui si on

43

tient compte de lrsquointeacutegraliteacute du texte nrsquoont qursquoun caractegravere accidentel Cela veut dire que le texte

ne perdrait rien du point de vue de son argumentation intrinsegraveque si on lui enlevait les eacuteleacutements

de lrsquoautocensure positive

Crsquoest lrsquoensemble de toutes ces instances de censure qui constituent ce que nous avons appeleacute

les preacutemisses de lecture Cette grille de lecture permet de gagner une vue beaucoup plus nuanceacutee

et concregravete du texte ce qui demeurerait insaisissable si on restait dans le cadre du scheacutema

auteurautoriteacute Qui plus est ce dernier scheacutema ne permet pas de prendre en compte lrsquoexistence

drsquoauteurs qui ne sont pas opposeacutes agrave lrsquoautoriteacute crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en partageant les

convictions marxistes se caracteacuterisent par une creacuteativiteacute conceptuelle et ne se laissent pas deacutecrire

dans des termes binaires Crsquoest justement pour apporter plus de nuances dans cette

probleacutematique que lrsquoon peut introduire la notion de culture philosophique sovieacutetique proposeacutee

par Evert Van der Zweerde dans sa monographie consacreacutee agrave lrsquohistoriographie sovieacutetique de la

philosophie59 qui selon la deacutefinition de lrsquoauteur est la discipline responsable de lrsquoauto-

conscience historique de la philosophie sovieacutetique Quant agrave la philosophie sovieacutetique elle est ici

comprise dans un sens large pas uniquement et surtout pas en premier lieu comme une theacuteorie

mais comme un meacutedium par lequel le reacutegime sovieacutetique srsquoauto-leacutegitimise et se garantit un

fonctionnement effectif mais qui de lrsquoautre cocircteacute doit ecirctre controcircleacute pour que la production de

repreacutesentations qui mettraient le reacutegime dans une lumiegravere deacutesavantageuse soit bloqueacutee Ainsi

conclut Van der Zweerde en Union Sovieacutetique il nrsquoy avait pas de lieu pour une discussion

meacutetaphilosophique (crsquoest-agrave-dire pour une discussion sur la philosophie officielle) ce qui a

transformeacute la philosophie sovieacutetique en une science cumulative au lieu qursquoelle soit le lieu

drsquoaffrontements De notre cocircteacute on voudrait preacuteciser qursquoeacutevidemment il y a eu des discussions

voire des querelles au sein de la philosophie sovieacutetique surtout agrave une premiegravere eacutetape de son

histoire (cela est bien deacutecrit par Van der Zweerde aussi) Mais effectivement ces discussions

nrsquoont jamais interrogeacute les cadres dans lesquels elles eacutemergeaient Ce cadre eacutetait constitueacute par des

signifiants tels que le mateacuterialisme ou la dialectique Les discussions concernaient donc la

question de la conformiteacute de telle ou telle conception agrave ces critegraveres Mais ceux-ci nrsquoont jamais eacuteteacute

eux-mecircmes questionneacutes (crsquoest pour cela que nous eacuteviterions de les appeler concepts ndash justement

parce qursquoils nrsquoeacutetaient pas discutables ndash et preacutefeacuterons lrsquoappellation laquo signifiants raquo) Lrsquoon discutait

59 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer

Science+Business Media Dodrecht 1997

44

donc sur les meilleurs modes de conformer les meacutethodes des divers domaines de savoir agrave ces

impeacuteratifs Dans ce sens Van der Zweerde a tout agrave fait raison quand il deacutefinit la culture

sovieacutetique entre autres comme le pourvoyeur des critegraveres de distinction de la philosophie et de

la non-philosophie Dans ce travail agrave plusieurs reprises nous devrons revenir plus

fondamentalement agrave ce point magistral Mais ce qui nous inteacuteresse maintenant crsquoest un autre

aspect de la culture sovieacutetique telle qursquoelle est deacutefinie par Van der Zweerde laquo Soviet

philosophy does not denote a philosophical school or theory but an historically limited type of

philosophical culture a complex of opportunities restrictions institutions organisations and

traditions within which philosophy was done raquo La culture philosophique est comprise ici

comme un savoir normatif internaliseacute elle implique laquo the ways in which philosophical texts

were to be produced with the ideological conditions of philosophical discussions and with the

possibilities and impossibilities of making onersquos ideas public raquo60

La culture philosophique sovieacutetique se trouve donc en eacutetroite relation avec les meacutecanismes

de la censure Ce nrsquoest qursquoelle qui peut rendre intelligible chaque occurrence concregravete

drsquointervention dans le texte Ayant preacutealablement distingueacute les trois instances de la censure nous

pouvons voir qursquoil srsquoagit drsquointerventions qui diffegraverent en caractegravere La particulariteacute des

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee est que ce livre gracircce agrave son histoire

illustre simultaneacutement ces trois instances de censure Les eacuteleacutements de la censure objective

(lrsquointervention apregraves-coup) se laissent repeacuterer par une simple comparaison entre diverses

versions du texte (ce nrsquoest que la toute premiegravere version qui manque de pair ndash qui lui preacuteceacutederait

ndash pour ecirctre compareacutee) Mais quant aux eacuteleacutements de la censure subjective (lrsquointervention

preacuteventive) la tacircche est plus compliqueacutee Comme par principe la censure subjective ne se

manifeste en aucun support fixeacute (tel un texte) elle ne peut ecirctre saisie qursquoen tant que reacutesultat

drsquoune reconstruction Mais pour reacutealiser cette reconstruction on a besoin de mettre en

conjonction deux versants drsquoun cocircteacute en accord avec lrsquoideacutee de Strauss crsquoest une analyse du

texte dans son entiegravereteacute et sa mise agrave lrsquoeacutepreuve selon le critegravere de coheacuterence qui peuvent nous

aider agrave discerner entre ce qui est essentiel du texte et ce qui y est accidentel (relevant de la

censure positive) et de lrsquoautre cocircteacute crsquoest la prise en compte de ce qui suivant le raisonnement

de Van der Zweerde se laisse deacutecrire comme la culture philosophique sovieacutetique

60 Ibid p 26

45

Passons donc au livre La censure on lrsquoa deacutejagrave dit est preacutesente dans ce livre tout drsquoabord en

qualiteacute drsquoune instance exteacuterieure Celle-ci nrsquoest pas lrsquoEtat ni une institution eacutetatique agrave

proprement parler mais un groupe de collegravegues hautement placeacutes dans la hieacuterarchie de

lrsquoinstitution acadeacutemique Ils exeacutecutent la censure en se reportant non pas agrave un observateur plus

haut placeacute ayant une autoriteacute supeacuterieure agrave la leur mais agrave la communauteacute des collegravegues elle-

mecircme Il nrsquoest donc pas eacutetonnant que ce type de controcircle srsquoexerce gracircce agrave une proceacutedure

reacuteglementeacutee Ainsi dans lrsquoavertissement agrave lrsquoeacutedition de 1965 lrsquoeacutediteur du livre Anguiumla

Botchorichvili donne quelques preacutecisions sur le proceacutedeacute de la censure qui est toujours deacutesigneacute

par lrsquoeupheacutemisme laquo eacutedition raquo

laquo La question de lrsquoeacutedition du livre a eacuteteacute poseacutee en 1956 A lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la

Reacutepublique Sovieacutetique de la Geacuteorgie une commission speacuteciale a eacuteteacute creacuteeacutee constitueacutee par les

professeurs Ch Dzidzigouri S Nariqachvili S Tsereteli G Tchitaiumla Th Charachenidze Le livre

a eacuteteacute remis agrave la commission pour qursquoelle formule un avis La commission a estimeacute que lrsquoouvrage

nrsquoavait pas perdu de son importance scientifique ni de son actualiteacute Nous [lire laquo moi raquo - nous

notons] avons effectueacute la reacutevision et correction deacutefinitives du livre en prenant en compte toutes les

remarques suffisamment fondeacutees des lecteurs [nous soulignons] raquo61

En reacuteaction agrave lrsquoeacutedition de 1965 les repreacutesentants du deacutepartement de philosophie de

lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don ont adresseacute leurs recommandations agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de la Geacuteorgie (cest-agrave-dire agrave lrsquoorgane qui avait eacuteteacute chargeacute de cette eacutedition) Ils ont souhaiteacute que le

livre soit reacuteeacutediteacute en vue drsquoune augmentation du tirage de la correction des erreurs

orthographiques mais ils insistaient eacutegalement sur la neacutecessiteacute drsquoune intervention dans le texte

pour qursquoil soit mis en meilleure adeacutequation avec les principes du marxisme-leacuteninisme A titre

drsquoexemple spectaculaire et pour illustrer le niveau de discussion citons le passage respectif en

entier

laquo Lrsquoouvrage de Megrelidzeacute nrsquoest pas assureacute contre certaines imperfections Il est douteux que

lrsquoemploi de lrsquoadjectif ldquoquasi-indeacutependantrdquo comme le fait lrsquoauteur soit pertinent pour caracteacuteriser le

rocircle actif des ideacutees Dans notre litteacuterature il est deacutejagrave de coutume drsquoutiliser agrave cet effet la notion de

61 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы

социологии мышления Op cit 1965 p 4-5

46

lrsquoldquoautonomie relative de lrsquoideacuteologierdquo La supposition selon laquelle sous le communisme la

conscience sociale deacutetermine lrsquoecirctre social et non pas lrsquoinverse est contestable et manque

drsquoargumentation A notre avis la question de la philosophie de B Spinoza est eacutegalement mise dans

une lumiegravere erroneacutee A ce propos lrsquoavis de K Megrelidzeacute est quelque peu en contradiction agrave

lrsquointerpreacutetation eacutetablie dans la litteacuterature marxiste contemporaine de la qualification que le penseur

du XVIIe siegravecle donnait au mateacuterialisme et agrave lrsquoatheacuteisme raquo62

Aucune de ces trois recommandations venant des philosophes chez qui la lecture de

lrsquoouvrage de Megrelidzeacute avait produit le plus drsquoenthousiasme et dont le but paradoxalement

eacutetait une plus stricte reacutealisation de la censure objective nrsquoa eacuteteacute prise en compte dans la troisiegraveme

eacutedition de lrsquoouvrage en 1973 effectueacutee par le mecircme eacutediteur Nous nrsquoirons pas plus loin en

conjectures concernant le caractegravere de la communication entre les deux institutions se situant

dans deux reacutepubliques sovieacutetiques diffeacuterentes Et soulignerons seulement que ce qui par les

critiques a eacuteteacute qualifieacute comme un traitement deacuteviant de la philosophie de Spinoza avait eacuteteacute mis

en valeur deacutejagrave dans lrsquointroduction agrave lrsquoeacutedition de 1965 eacutecrite par lrsquoeacutediteur comme un laquo jugement

original qui repense drsquoune maniegravere critique certaines des opinions geacuteneacuteralement reacutepandues raquo 63

sur Spinoza

A cette censure de caractegravere objectif se rajoute donc la censure subjective cest-agrave-dire

lrsquoautocensure de lrsquoauteur Celle-ci se manifeste sous deux formes drsquoabord neacutegative ndash crsquoest le

cas quand lrsquoauteur enlegraveve du texte ce qursquoil y aurait mis si lrsquoaberration ideacuteologique ne srsquoimposait

pas ndash et puis positive ndash par exemple quand lrsquoauteur rajoute dans le texte des eacuteleacutements que pour

la mecircme raison il nrsquoy aurait pas mis Conjointement les trois instances garantissent au texte une

conformiteacute agrave des impeacuteratifs ideacuteologiques La censure objective est anticipeacutee par lrsquoautocensure

qui implique agrave la fois une censure neacutegative par la renonciation aux eacuteleacutements indeacutesirables et une

censure positive par lrsquoinsertion des eacuteleacutements deacutesirables Pour lrsquoillustrer nous pourrions revenir

aux exemples de Marr et Staline dans le texte de Megrelidzeacute Dans sa version originale la

reacutefeacuterence agrave Staline est un eacuteleacutement qui relegraveve drsquoune censure positive64 alors que celle agrave Marr est

62 ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in

საქართველოს კომუნისტი N3 p 94 63 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы

социологии мышления Op cit 1965 p 6 64 Plus bas nous proposerons une analyse plus nuanceacutee des occurrences de Staline dans ce texte mais la

conclusion sommaire qursquoon propose agrave cette eacutetape nrsquoest pas essentiellement autre

47

une reacutefeacuterence essentielle Par contre une fois la conjoncture changeacutee dans les anneacutees 60 les

deux deviennent des eacuteleacutements indeacutesirables aux yeux de la censure objective Non seulement

Marr est deacuteleacutegitimeacute par Staline en 1949 mais Staline lui-mecircme est deacuteleacutegitimeacute par le fameux

laquo rapport raquo secret divulgueacute au XXe congregraves du Parti communiste sovieacutetique par son secreacutetaire

geacuteneacuteral Nikita Khrouchtchev deacutenonccedilant le laquo culte de la personnaliteacute raquo

Maintenant que nous avons proposeacute une premiegravere caracteacuterisation des instances de la

censure nous pouvons reprendre avec plus de vigueur le point indiqueacute agrave titre preacuteliminaire dans le

chapitre preacuteceacutedent et mieux articuler ce en quoi le texte auquel nous avons affaire peut ecirctre

envisageacute comme un palimpseste Il srsquoagit effectivement drsquoun objet textuel complexe qui a une

mateacuterialiteacute agrave couches multiples Il nrsquoest pas identique agrave soi-mecircme non seulement parce qursquoil est

une coagulation des multiples instances de censure qui se laissent deacutecortiquer dans une

perspective synchronique mais eacutegalement par le fait que lrsquoon a agrave affronter des moments

temporellement diffeacutereacutes Autrement dit on a deux points temporellement diffeacutereacutes dont chacun a

son propre assortiment de censures Au surplus chacune de ces instances de censure se laisse

saisir diffeacuteremment par comparaison ou par reconstruction

Mais eacutevidemment cette description reste abstraite tant qursquoon ne voit pas cette complexiteacute

dans la chair du texte in concreto A cet effet dans les trois chapitres suivant nous reprendrons

trois aspects qui au cours de lrsquohistoire du livre ont fait preuve du plus grand dynamisme

drsquointerpretation Drsquoabord il srsquoagira de la question de la psychologie sovieacutetique qui dans les trois

instances temporelles de lrsquohistoire du livre se preacutesente diffeacuteremment Ensuite crsquoest la question

du titre de lrsquoouvrage dont on dispose de quatre versions et de la place du terme laquo sociologie raquo agrave

travers la conjoncture en changement En connexion avec ce terme en concurrence avec lrsquoautre

terme de laquo pheacutenomeacutenologie raquo nous tenterons de toucher un point de la censure neacutegative qui est

lrsquoaspect le plus hypotheacutetique au sein de la probleacutematique de la censure Et enfin nous nous

contenterons de nous concentrer sur lrsquousage de la figure de Staline relevant de lrsquoautocensure

positive Par ces trois points nous espeacuterons donner un tableau suffisamment complet de lrsquoaspect

proprement diachronique du livre de son histoire pour ensuite passer agrave lrsquoexposition de la

conception de Megrelidzeacute agrave partir de la version originale de 1937 Cela toutefois ne signifie pas

que agrave cette nouvelle eacutetape nous aurons enfin affaire agrave un texte unidimensionnel et que lrsquoon

pourra complegravetement se passer de cette probleacutematique En effet la complexiteacute du livre se

manifeste deacutejagrave dans sa version originale notamment par son heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute assez prononceacutee Le

48

livre est non seulement heacuteteacuterogegravene mais pourrait-on mecircme dire eacuteclectique non seulement par

les questions qursquoon y trouve poseacutees mais eacutegalement en vertu de la diversiteacute des attitudes

theacuteoriques ou des preacutemisses auxquelles recourt lrsquoauteur

Avant de passer aux trois points qui viennent drsquoecirctre annonceacutes deux remarques nous

semblent essentielles

La premiegravere concerne lrsquoaspect formel de la censure Si lrsquoon voulait classifier les types

drsquoeacuteliminations entreprises pour lrsquoeacutedition du livre en 1965 on pourrait en deacutegager trois La

premiegravere la plus eacuteleacutementaire consiste en lrsquoeffacement des noms propre dont la mention a eacuteteacute

rendue impraticable suite au changement de la conjoncture (tels sont Bekhterev Pavlov Staline

Marr etc) Il srsquoagit parfois drsquoune eacutelimination du nom seulement (par exemple dans les simples

eacutenumeacuterations de noms) ou bien de lrsquoeacutelimination drsquoune phrase contenant un nom ou drsquoune partie

de la phrase dans laquelle le nom est inseacutereacute Deuxiegravemement il srsquoagit des passages qui

comportent une certaine charge eacutemotionnelle Cela peut ecirctre une critique acircpre voire agressive

ou un eacuteloge excessif Dans le cas de ce type drsquoeacuteliminations les raisons de ces appreacuteciations ou

deacutepreacuteciations ne sont pratiquement jamais toucheacutees et restent tout agrave fait lisibles Ce nrsquoest donc

pas lrsquoessentiel des qualifications qui tombe sous le coup de la censure mais leurs expressions les

plus prononceacutees Voici deux exemples rapides Dans la preacuteface du livre qui se distingue du reste

du livre par une maniegravere particuliegraverement aceacutereacutee de poser des oppositions Megrelidzeacute essaie de

se positionner comme un vrai marxiste et agrave cet effet ressort agrave la critique du travail scientifique

tel qursquoil est meneacute en Union Sovieacutetique Il accuse la psychologie lrsquoeacutecole physiologique au sein de

la psychologie et de la reacuteflexologie de continuer agrave recourir agrave des meacutethodes de la vieille science

bourgeoise qui deacutecompose lrsquohumain en des eacuteleacutements atomiseacutes et de cantonner la dialectique

mateacuterialiste et historique exclusivement au domaine des sciences sociales Il faut dire que cette

critique est tout agrave fait saisissable dans le reste du texte aussi et nrsquoa pas provoqueacute la censure Le

seul passage qui a eacuteteacute eacutelimineacute est celui qui se caracteacuterise par une radicaliteacute de toute eacutevidence

trop excessive On y lit que la litteacuterature actuelle en psychologie en peacutedologie et en reacuteflexologie

deacutemontre que laquo les camarades qui se veulent marxistes raquo65 en veacuteriteacute sans srsquoen rendre compte

sapent les fondements du marxisme Lrsquoautre exemple est un passage cette fois-ci approbatif

deacutedieacute agrave Koumlhler laquo hellipsi dans toute la litteacuterature mondiale une preuve claire de lrsquoexistence du

65 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Издательство Академии

Наук СССР Москва-Ленинград 1937 p VI

49

comportement raisonnable chez les animaux peut ecirctre trouveacutee crsquoest bien chez ce remarquable

expeacuterimentateur raquo66 Pourtant rien des expeacuteriences de Koumlhler exposeacutees juste avant ces lignes

eacutelimineacutees nrsquoa poseacute problegraveme agrave la censure Si aucun de ces deux types drsquoeacuteliminations nrsquoentraicircne

de modifications ou deacuteformations argumentatives crsquoest en revanche le cas pour le troisiegraveme type

de censures On pourrait les caracteacuteriser comme des versions amplifieacutees du premier type des

eacuteliminations dans la mesure ougrave ce ne sont plus simplement les noms des personae non gratae

mais des passages entiers exposant leurs conceptions qui sont effaceacutes Ainsi la censure a eacutelimineacute

plusieurs passages qui deacutecrivent la theacuteorie de Pavlov et celle de Vygotskij Cependant parmi les

eacuteliminations de ce type touchant le contenu du texte seules celles lieacutees agrave Marr avegraverent la

deacuteformation signifiante que la censure a infligeacutee agrave lrsquoouvrage Cela est ducirc au fait que la reacutefeacuterence

agrave Marr nrsquoest nullement marginale (comme crsquoest le cas avec la psychologie sovieacutetique) ni ne

relegraveve de lrsquoautocensure positive (comme crsquoest le cas avec Staline) mais touche le cœur mecircme de

la proposition theacuteorique de lrsquoouvrage

Ces constatations conduisent agrave notre deuxiegraveme et derniegravere remarque preacutealable Il srsquoagit drsquoun

cocircteacute de deacutesigner la mission dont les censeurs de ce livre se chargeaient dans les anneacutees 1960 et

de lrsquoautre cocircteacute drsquoarticuler ce en quoi pourrait consister notre positionnement propre Si lrsquoon y

regarde de pregraves en prenant en compte les aspects formels de la censure que nous venons de

caracteacuteriser lrsquoon constatera paradoxalement que la censure nrsquoeacutetait pas un agent du mal adverse agrave

lrsquointention de lrsquoauteur et au livre Mais si lrsquoon tient compte de la distinction qui seacutepare la position

des censeurs et la nocirctre on sera vite convaincu du caractegravere seulement apparent du paradoxe Si

pour nous le livre indeacutependamment de son aspect actuel est inteacuteressant principalement dans son

historiciteacute il ne peut en ecirctre de mecircme pour les censeurs des anneacutees 1960 qui ne veulent qursquoy voir

de lrsquoactualiteacute laquo scientifique raquo Par conseacutequent toute eacutelimination agrave laquelle ils ont recours nrsquoa

pour but que de vider le texte des eacuteleacutements scientifiquement et ideacuteologiquement deacutesuets et donc

de mettre agrave jour lrsquoouvrage En ce sens bien que leur attitude envers le texte nous paraisse

excessivement libre on ne peut pas pour autant leur nier un inteacuterecirct beaucoup plus immeacutediat et

urgent que ne lrsquoest notre attitude historique qui fait preuve drsquoun respect absolu du texte Qui plus

est si lrsquoon veut bien se mettre dans la perspective qui eacutetait celle des censeurs qui ne voulaient

voir dans le texte que ce qui relevait de lrsquoactuel et essayaient de rectifier les propos contenus

dans le livre (mecircme srsquoil ne srsquoagissait jamais de les changer mais drsquoen eacuteliminer des parties) selon

66 Ibid p 50

50

les demandes que leur culture philosophique (prenant ce syntagme dans le sens zweerdien) leur

dictait on peut ecirctre eacutetonneacute de constater que les meacutethodes auxquelles ils ont recouru sont encore

en pratique aujourdrsquohui Drsquoun cocircteacute ils ont eacutelimineacute les reacutefeacuterences aux auteurs que lrsquoeacutetat de la

science agrave lrsquoeacutepoque et les critegraveres qursquoil leur fournissait ne laissaient pas qualifier comme

scientifiquement valables Cela est toujours vrai et mecircme si nrsquoimporte quel auteur peut ecirctre

constitueacute en un objet drsquoanalyse ce nrsquoest pas nrsquoimporte quel auteur qui peut ecirctre consideacutereacute comme

autoriteacute et servir de reacutefeacuterence drsquoune maniegravere positive et immeacutediate Drsquoun autre cocircteacute tout comme

les censeurs qui eacuteliminaient des expressions eacutemotionnellement trop prononceacutees de nos jours le

style et les standards acadeacutemiques imposent une neutraliteacute du ton qui rend une grande partie de la

production textuelle acadeacutemique steacuterile et assureacutement drsquoune lecture moins reacutejouissante que le

style militant et plein de meacutetaphores imageacutees et agressives si caracteacuteristique des eacutecrivains

marxistes reacutevolutionnaires et dont la science sovieacutetique des anneacutees 1960 eacutetait depuis un temps

deacutejagrave deacutebarrasseacutee

Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences

Dans son ouvrage agrave plusieurs reprises Megrelidzeacute consacre des passages critiques voire

ironiques agrave Ivan Pavlov physiologiste russe qui dans les anneacutees 1910 a eacutelaboreacute la theacuteorie de ce

qursquoil appelait lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure Pavlov qui avait 68 ans quand la reacutevolution russe

eacuteclata a gardeacute une relation ambigueuml avec les principes du marxisme sovieacutetique et nrsquoa jamais

tenteacute drsquoadopter drsquoune maniegravere deacutelibeacutereacutee le mateacuterialisme dialectique comme la base

meacutethodologique de ses recherches Or comme Loren Graham le remarque dans sa monographie

Science Philosophy and Human Behavior in the Soviet Union67 la theacuteorie de Pavlov comportait

des traits qui la rendaient reacutecupeacuterable par la science sovieacutetique Par une interpreacutetation

tendancielle de certains points de sa theacuteorie ou par une maniegravere drsquoen mettre certains en avant au

deacutetriment drsquoautres la science sovieacutetique srsquoest drsquoabord approprieacute la theacuteorie pavlovienne68 et

67 Loren R GRAHAM Science philosophy and human behavior in the Soviet Union Columbia University

Press New York 1987 68 En Union Sovieacutetique lrsquoeacutepisteacutemologie philosophique dominante eacutetait la laquo theacuteorie du reflet raquo precircteacutee agrave Leacutenine

qursquoil avait deacuteveloppeacutee contre lrsquoideacutealisme Le psychisme y est conccedilu comme le produit supeacuterieur de la matiegravere crsquoest-agrave-dire comme une fonction du cerveau humain (Cf В И ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм

51

ensuite une fois que cette interpreacutetation concregravete eut eacuteteacute fixeacutee et eacutetablie elle fut transformeacutee en

un critegravere de distinction entre la vraie et la fausse science et instrumentaliseacutee par le reacutegime contre

une partie des physiologistes en 1950

Exposant les traits geacuteneacuteraux de la theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure et la faccedilon dont

elle a eacuteteacute inscrite dans le contexte de la science sovieacutetique qui se voulait mateacuterialiste et

dialectique Graham remarque que Pavlov qui eacutetait un heacuteritier de la physiologie russe

preacutereacutevolutionnaire a eacuteteacute injustement repreacutesenteacute comme un psychologue qui voyait la meacutethode

objective des sciences de la nature comme la seule meacutethode adapteacutee agrave lrsquoeacutetude du psychisme

humain Lrsquoobjectif de sa mise dans une telle lumiegravere eacutetait de prouver le caractegravere mateacuterialiste de

lrsquoapproche de Pavlov Pourtant selon Graham il srsquoagit drsquoune qualification erroneacutee car elle fait

eacuteconomie du fait que Pavlov avait clairement insisteacute sur la diffeacuterence qualitative entre le

psychisme animal et le psychisme humain Il y avait aussi la tendance agrave neacutegliger le fait que

Pavlov agrave la fois refusait de reacuteduire la psychologie agrave la physiologie et niait la possibiliteacute drsquoune

psychologie des animaux (qui eacutetaient les sujets privileacutegieacutes de ses eacutetudes) partant du constat que

la vie inteacuterieure de ceux-ci est par principe inatteignable Comme il est bien connu Pavlov a

deacuteveloppeacute la theacuteorie des reacuteflexes inconditionnels et conditionnels sur la base des expeacuteriences

qursquoil effectuait sur le systegraveme nerveux animal Il a trouveacute que agrave cocircteacute des formes du

fonctionnement du systegraveme nerveux qui sont inneacutees et heacuteriteacutees il existe des reacuteflexes qui

srsquoappuient sur des formes inneacutees mais qui sont acquis par lrsquoorganisme au cours de sa vie Pour

Pavlov cela est vrai pour tout psychisme mais les instincts crsquoest-agrave-dire les reacuteflexes inneacutes sont

moins caracteacuteristiques de lrsquohomme que de lrsquoanimal Le comportement humain est en grande

partie deacutefini par des reacuteflexes acquis car lrsquohomme possegravede un instrument additionnel qui permet agrave

son psychisme de prendre des extensions illimiteacutees Cet instrument eacutetant la langue Pavlov a

proposeacute la notion de laquo systegraveme secondaire de signaux raquo (par opposition aux laquo reacuteflexes signaux raquo

qui deacutesignent des reacuteflexes conditionnels) pour caracteacuteriser le psychisme humain qui

Издательство политической литературы Москва 1986 p 95) Quant agrave Pavlov il a eacuteteacute recupeacutereacute comme lrsquoauteur de la theacuteorie scientifique qui aurait fourni agrave la theacuteorie du reflet leacuteniniste une base scientifique Voici ce qursquoen dit un dictionnaire des anneacutees 1950 laquo Sa doctrine sur lactiviteacute nerveuse supeacuterieure est une des bases du mateacuterialisme dialectique dans le domaine des sciences de la nature Elle a doteacute dune base rigoureusement scientifique la theacuteorie du reflet (V) mateacuterialiste Pavlov a deacutemontreacute que sans laction exerceacutee par le monde exteacuterieur sur les organes des sens ainsi que sur le cerveau aucune activiteacute psychique ne serait possible et que le psychisme animal est le reflet du monde objectif ambiant raquo (laquo Pavlov Ivan Peacutetrovitch raquo in Marc ROSENTAHL Pavel IOUDINE Petit dictionnaire philosophique Moscou 1955)

52

contrairement au mode de fonctionnement nerveux animal ne se laisse pas deacutecrire par le scheacutema

laquo stimulus ndash reacuteaction raquo

Malgreacute les eacuteleacutements de lrsquoheacuteritage theacuteorique de Pavlov qui pourraient lui eacutepargner la

qualification de reacuteductionniste voulue par les soviets et dans la bouche desquels cette

qualification signifiait laquo mateacuterialisme raquo il faut reconnaicirctre que la notion pavlovienne de

laquo systegraveme secondaire de signaux raquo est resteacutee peu deacuteveloppeacutee Pavlov nrsquoa pas pu articuler et

donner agrave la psychologie un objet suffisamment autonome en lrsquoespegravece drsquoun laquo psychisme

humain raquo ni une meacutethode de recherche qui lui serait propre En revanche chez lui la tendance agrave

tirer les explications de la physiologie demeure assez forte A ce propos Megrelidzeacute eacutecrit

laquo LrsquoAkademik Pavlov geacuteneacuteralise toute sorte de reflexes tels les reflexes ldquoalimentairesrdquo de

ldquopeurrdquo de ldquobutrdquo () de ldquoliberteacuterdquo () etc et en tire des conclusions geacuteneacuterales pour lrsquohomme

parfois allant jusqursquoaux geacuteneacuteralisations sur la question de lrsquoldquoesprit russerdquo et sur ses cocircteacutes faibles

et forts raquo69

Comme on lrsquoa dit cette tendance rendit la theacuteorie de Pavlov pleinement reacutecupeacuterable par la

science sovieacutetique Ainsi par exemple la continuiteacute entre lrsquoaspect physiologique et lrsquoaspect

psychologique (qui est admirablement exprimeacutee dans la notion de laquo seacutecreacutetion psychique raquo

deacutecrivant le fait tireacute de ses expeacuterimentations sur les chiens ou drsquoune maniegravere encore plus

prononceacutee dans le nom mecircme qursquoil donna agrave sa propre theacuteorie ndash laquo theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse

supeacuterieure raquo) a eacuteteacute interpreacuteteacutee comme la reacutealisation du principe mateacuterialiste et moniste

Autrement dit le psychisme nrsquoest que le type drsquoorganisation le plus complexe de la matiegravere qui

ne diffegravere pas fondamentalement de celui qursquoon trouve aux niveaux organique ou biologique

Cette diffeacuterence quantitative implique pour Pavlov la transition drsquoun type de causaliteacute agrave un

autre ce qui selon les interpreacutetations faites du point de vue du mateacuterialisme dialectique eacutetait la

reacutealisation du deuxiegraveme principe fondamental du mateacuterialisme dialectique formuleacute par Engels et

notamment de celui de la transformation de la diffeacuterence quantitative en une diffeacuterence

qualitative70

69 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 62 70 Voici un passage de lrsquoarticle deacutedieacute agrave Pavlov dans M ROSENTAHL P IOUDINE Petit dictionnaire

philosophique op cit Dans les formules de cette deacutefinition on trouve mobiliseacutees toutes les cateacutegories principales de la dialectique mateacuterialiste laquo La doctrine de Pavlov est peacuteneacutetreacutee de lideacutee du deacuteveloppement du changement continuel des choses elle renverse linterpreacutetation meacutetaphysique des lois de lactiviteacute psychique Pavlov conccediloit dialectiquement lactiviteacute reacuteflexe des animaux comme une substitution incessante de reacuteflexes et une lutte de processus contraires excitation et inhibition irradiation et concentration etc La geacuteneacuteralisation philosophique de la

53

Au moment ougrave en 1936-1937 Megrelidzeacute fait ses remarques critiques contre Pavlov la

reacuteflexologie de celui-ci joue deacutejagrave un rocircle proeacuteminent dans la science sovieacutetique Mais ce nrsquoest

qursquoun peu plus tard en 1950 qursquoelle srsquoassurera une place monopoliste dans la physiologie et

psychologie sovieacutetiques On pourrait dire que dans sa critique Megrelidzeacute attaque justement

lrsquoaspect de la theacuteorie de Pavlov qui la rendait acceptable du point de vue du mateacuterialisme

dialectique Megrelidzeacute aborde la question de la reacuteflexologie au moment ougrave il deacuteveloppe sa

critique des attitudes naturalistes dans les eacutetudes de la penseacutee humaine Tout en reconnaissant les

progregraves faits par Pavlov dans la sphegravere de la physiologie Megrelidzeacute signale lrsquoinsuffisance de sa

meacutethode qui en derniegravere instance cherche agrave traduire les pheacutenomegravenes psychiques dans des

termes meacutecanistes Megrelidzeacute cite donc Pavlov laquo lrsquoexplication veacuteritablement meacutecaniste [des

pheacutenomegravenes psychiques ndash nous notons] demeure lrsquoideacuteal de toute recherche naturaliste et

scientifique Au fur et agrave mesure qursquoon srsquoapprochera de lrsquoaccomplissement de cette tacircche tous ces

pheacutenomegravenes leur meacutecanisme seront expliqueacutes drsquoabord par la chimie et enfin par la

physique raquo71 Ainsi conclut Megrelidzeacute selon Pavlov la physique est destineacutee agrave supprimer le

reste des sciences Abstraction faite des nuances terminologiques par lesquelles se distinguent les

discours des deux penseurs ndash Megrelidzeacute parle de laquo мышлениеraquo (la penseacutee) alors que Pavlov

utilise le mot laquo ум raquo (lrsquointelligence la raison) ndash la constatation est agrave elle seule suffisante pour

deacutegager le point critique majeur pour Megrelidzeacute De son point de vue qui est ne lrsquooublions pas

celui drsquoun marxiste convaincu la penseacutee humaine est un pheacutenomegravene intrinsegravequement historique

et lrsquoappareil conceptuel propre agrave la physiologie comprenant des notions comme le reacuteflexe

lrsquoorganisme lrsquoirritation etc ne permettent pas drsquoen rendre compte On voit ici se deacutegager deux

maniegraveres concurrentes de tracer la ligne de deacutemarcation entre ce qui est marxiste et ce qui ne

lrsquoest pas Cette dualiteacute traverse lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique La premiegravere consiste en une

approche ontologisante qui trace cette distinction en fonction de lrsquoopposition monistedualiste ou

encore dialectiquemeacutecaniste alors que lrsquoautre qui est lrsquoapproche historisante adopte comme doctrine pavlovienne est dune grande importance car elle enrichit et concreacutetise les principes du mateacuterialisme philosophique et dialectique marxistes appliqueacutes agrave la nature Les deacutecouvertes de Pavlov repreacutesentent une arme dans la lutte ideacuteologique contre toutes les manifestations de lideacutealisme et de lobscurantisme raquo

71 Иван ПАВЛОВ laquo Последние сообщения по физиологии и патологии высшей нервной деятельности raquo citeacute selon Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 3 Notons en passant lrsquousage ici du mot laquo meacutecaniste raquo avec le laquo mateacuterialisme raquo et la laquo dialectique raquo la notion de laquo meacutecanicisme raquo fait partie de lrsquoensemble des signifiants constituant le cadre de la culture philosophique sovieacutetique dans le sens expliqueacute au chapitre preacuteceacutedent Mais agrave la diffeacuterence des deux premiegraveres celle-ci a une connotation strictement neacutegative Le fait que Pavlov utilise cette notion dans le sens positif montre la justesse de lrsquoaffirmation de Graham selon laquelle Pavlov ne se pense pas dans les termes du marxisme sovieacutetique

54

critegravere la distinction entre ce qui est historique et ce qui est anhistorique Comme on le voit

Megrelidzeacute ne srsquoattarde pas sur le fait que Pavlov exige une explication laquo veacuteritablement

meacutecaniste raquo et nrsquoexige pas que la rectification soit faite par le biais drsquoune substitution de la

causaliteacute dialectique agrave la causaliteacute meacutecaniste Tout au contraire le cœur de la critique de

Megrelidzeacute qui srsquoen tient au critegravere historiciste reacuteside en ceci qursquoil reproche agrave Pavlov ce gracircce agrave

quoi celui-ci a eacuteteacute reacutecupeacutereacute par la science sovieacutetique Ainsi Megrelidzeacute eacutecrit-il

laquo Penser que de cette maniegravere on peut comprendre la veacuteritable ldquonature de lrsquohommerdquo est tout

aussi faux que la supposition des anciens scolastiques qui employaient une analogie inverse ils

prenaient les mouvements les reacuteactions la croissance et la procreacuteation des animaux pour les

manifestations des buts eacuteternels ainsi que pour une ldquorechercherdquo de la veacuteriteacute et espeacuteraient gagner de

cette maniegravere la compreacutehension parfaite et veacuteritable des lois secregravetes de la nature raquo72

Megrelidzeacute reproche donc agrave Pavlov sa meacutethode anhistorique et preacutevient du danger

monopoliste qui se cache derriegravere le reacuteductionnisme Mais il ne faut pas penser que cette critique

chez Megrelidzeacute soit motiveacutee uniquement par lrsquoenvie de faire place agrave lrsquoapproche qui sera la

sienne et qui sera distante des sciences dures mettant lrsquoaccent sur lrsquoaspect historiciste dans

lrsquoeacutetude de la penseacutee humaine Dans ce reacuteductionnisme Megrelidzeacute entrevoit un danger pour la

science elle-mecircme Comme on lrsquoa vu en tirant les conseacutequences des propositions avanceacutees par

Pavlov il parle de la suppression de toutes les sciences par la physique Ce qui est effectivement

advenu par contre crsquoest que quand une dizaine drsquoanneacutees plus tard la reacuteflexologie a acquis le

monopole dans les eacutetudes de physiologie et de psychologie celles-ci se sont trouveacutees bloqueacutees

dans leur deacuteveloppement pendant des deacutecennies Si Megrelidzeacute a bien entrevu les possibles

reacutesultats du renforcement de la reacuteflexologie en revanche il aurait eu du mal agrave preacutevoir les

moyens par lesquels ce renforcement allait ecirctre mis en place En effet le renforcement de la

reacuteflexologie en Union Sovieacutetique nrsquoa pas eacuteteacute ducirc agrave des raisons proprement scientifiques mais au

fait que laquo lrsquoenseignement de Pavlov raquo a eacuteteacute politiquement instrumentaliseacute Autrement dit dans la

peacuteriode du stalinisme avanceacute qui eacutetait accompagneacute par lrsquoaffermissement de la perspective qursquoon

vient de qualifier drsquoontologisante la reacuteflexologie a eacuteteacute adopteacutee comme instrument pour purger

les rangs des scientifiques Crsquoest en 1950 qursquoa eu lieu ce qui est connu sous le nom de laquo la

72 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 4

55

session pavlovienne raquo deacutedieacutee aux problegravemes de la reacuteflexologie et qui a eacuteteacute organiseacutee sur la

demande oblique de Staline Hormis le fait que suite aux discussions auxquelles donna lieu la

session certains des psychologues furent eacutevinceacutes de leurs activiteacutes scientifiques la session eut

des conseacutequences majeures eacutegalement pour lrsquoorientation future de la psychologie sovieacutetique Il

fut imposeacute que la psychologie srsquooriente vers la physiologie pavlovienne et trouve appui sur la

nature reacuteflexionnelle (рефлекторный) du psychisme

Ces deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique expliquent le traitement que les

passages relatifs aux psychologues et aux physiologistes ont reccedilu dans lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage de

Megrelidzeacute en 1965 On peut toujours y voir lrsquoacharnement de Megrelidzeacute contre les

reacuteductionnismes mais tous les passages comportant des mentions directes agrave Pavlov (sauf un

passage ougrave Megrelidzeacute se reacutefegravere agrave Pavlov drsquoune maniegravere tout agrave fait neutre pour lui emprunter la

deacutefinition du laquo reacuteflexe raquo73) sont effaceacutes Il en va de mecircme avec les noms des autres psychologies

sovieacutetiques toutes associeacutees agrave la reacuteflexologie Ainsi la censure a-t-elle eacutelimineacute les passages

critiques que Megrelidzeacute consacre aux psychologues suivants Beritachvili qui avait adopteacute la

meacutethode expeacuterimentale pavlovienne est critiqueacute pour avoir tireacute une conclusion douteuse quant agrave

la capaciteacute des chiens de garder des souvenirs visuels distincts Kornilov qui eacutetait le premier agrave

tenter drsquoeacutelaborer une psychologie marxiste apregraves la reacutevolution est critiqueacute pour avoir envisageacute le

comportement humain comme lrsquoensemble des reacuteactions de lrsquoorganisme humain agrave son milieu ou

encore drsquoavoir conceptualiseacute le langage (compris comme une capaciteacute) comme un systegraveme de

reacuteflexes relevant des contacts sociaux et enfin Vygodskji par rapport auquel Megrelidzeacute est le

plus cleacutement est accuseacute de ne pas avoir pu se deacutefaire de la reacuteflexologie orthodoxe Comme

lrsquoobjet de ce chapitre est drsquoeacuteclairer la question de la censure on va se contenter de ces quelques

remarques geacuteneacuterales avant de revenir agrave la question de la critique de Pavlov et de Vygotskij

Pour reacutesumer les effets que la censure qui avait pris comme cible les parties du livre

deacutedieacutees agrave des questions de psychologie a produit dans la version de 1965 de lrsquoouvrage on peut

dire que les arguments critiques de Megrelidzeacute adresseacutes agrave la reacuteflexologie et au privilegravege que

celle-ci confeacuterait agrave la physiologie dans la psychologie sont tout agrave fait lisibles et nrsquoont rien perdu

en compleacutetude Mais lrsquoeacutelimination des noms et des mentions de figures concregravetes a confeacutereacute agrave ses

raisonnements un caractegravere geacuteneacuteral et a arracheacute son texte agrave lrsquohistoriciteacute qui lui est propre

73 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 56

56

Autrement dit suite agrave lrsquointervention de la censure il est devenu difficile drsquoentrevoir la maniegravere

dont Megrelidzeacute srsquoinsegravere dans les deacutebats des anneacutees 30 qui lui sont contemporains

Enfin on voudrait attirer lrsquoattention sur quelques points lieacutes agrave lrsquoeacutetape suivante de lrsquohistoire

du livre Dans la version de 1973 nous sommes teacutemoins drsquoune reacuteapparition de quelques

mentions de Pavlov ainsi que drsquoune partie de la critique de Vigotskj dans le texte Cela nrsquoest pas

sans raison et pourrait ecirctre reconduit agrave des deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique qui

ont deacutebuteacute quelques anneacutees avant la parution de cette version de lrsquoouvrage

Deacutejagrave dans lrsquoanneacutee 1962 la question concernant les fondements philosophiques de la

physiologie et de la psychologie a eacuteteacute de nouveau mise agrave lrsquoordre du jour74 Dans le cadre des

discussions agrave ce sujet deux positions diameacutetralement opposeacutees se sont articuleacutees Les uns

affirmaient que la theacuteorie de Pavlov nrsquoavait pas perdu de son actualiteacute et pouvait toujours ecirctre

envisageacutee comme le fondement de la psychologie alors que les autres affirmaient que le

paradigme pavlovien eacutetait deacutesuet Pourtant le consensus srsquoest instaureacute pour reconnaicirctre que la

physiologie et la psychologie avaient le mecircme objet ndash lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure en tant que

fonction du cerveau Ces deux disciplines se diffeacuterenciaient seulement par leurs perspectives

mettant lrsquoaccent respectivement sur les aspects psychologique et physiologique de ce mecircme

objet Il reacutesulta de ces deacutebats que Pavlov ne fut pas deacutetrocircneacute mais que lrsquoon reconnut que sa

theacuteorie neacutecessitait drsquoecirctre compleacuteteacutee par drsquoautres approches Comme exemple drsquoune telle

reacuteorientation on pourrait citer un psychologue et philosophe geacuteorgien repreacutesentatif de

lrsquoatmosphegravere dans laquelle la deuxiegraveme eacutedition augmenteacutee de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute devait

ecirctre preacutepareacutee Il srsquoagit drsquoApollon Cherozia qui en 1969 et 1973 publie deux volumes intituleacutes

Contribution agrave la probleacutematique de la conscience et de lrsquoinconscience qui suivant la vague

drsquoune nouvelle politique sovieacutetique qui atteacutenuait son isolationnisme et srsquoorientait vers une

eacutemulation avec le reste du monde tente de trouver un eacutequivalent socialiste agrave la conception

psychanalytique de lrsquoinconscient propre au monde et au systegraveme scientifique bourgeois Mais ce

qui nous inteacuteresse chez cet auteur crsquoest son interpreacutetation alteacutereacutee quoique toujours respectueuse

de Pavlov Il va chercher une citation de Pavlov ougrave celui-ci affirme que la meacutethode objective est

applicable tant aux animaux qursquoagrave lrsquohomme mais que dans le cas des humains elle fait preuve

74 laquo La probleacutematique philosophique de psychologie raquo impliquait les questions comme la relation entre le

psychisme et son milieu celle entre les procegraves psychiques et physiologiques la question de la deacutetermination psychique relation entre les deacuteterminants biologiques et sociaux etc Cf Е БУДИЛОВА Философские проблемы в советской психологии Наука Москва 1972 p 6

57

drsquoinsuffisance et reacutevegravele la neacutecessiteacute drsquointroduire la meacutethode drsquoauto-observation ou introspection

Cherozia utilise donc lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Pavlov et par son interpreacutetation srsquoen sert pour

leacutegitimer lrsquointroduction drsquoun eacuteleacutement subjectiviste dans le systegraveme de la science sovieacutetique75

Dans ces conditions permuteacutees la critique que Megrelidzeacute avait adresseacutee agrave la

physiologisation du psychisme est devenue acceptable voire deacutesirable Ce changement

drsquoatmosphegravere se confirme eacutegalement par la qualification que dans son article dateacute de 1978

Djioev donne agrave lrsquoentreprise de Megrelidzeacute Soulignant ses meacuterites il eacutecrit laquo En mettant en

opposition au naturalisme le point de vue marxiste K Megrelidzeacute visait une tendance qui avait

reacuteellement existeacute agrave son eacutepoque et qui consistait agrave reacuteduire lrsquoactiviteacute de la conscience humaine agrave

des lois biologiques aux reacuteflexes physiologiques raquo76

Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo

Non seulement le texte de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute srsquoest modifieacute agrave travers les diffeacuterentes

conjonctures mais le titre de lrsquoouvrage eacutegalement provoque des questions quant agrave son

authenticiteacute Dans la litteacuterature sur Megrelidzeacute77 il est geacuteneacuteralement admis que le titre que

lrsquoouvrage porte dans ses eacuteditions russes (y compris dans le bon agrave tirer de 1937) ne correspond

pas au titre que lrsquoauteur preacuteconisait de lui donner originairement et dont on connaicirct la

formulation gracircce agrave une tradition orale Les traducteurs de lrsquoouvrage en geacuteorgien ont donc

modifieacute le titre selon ce qursquoils savaient du dessin original de lrsquoauteur Mais les documents

additionnels que nous avons pris en compte en deacutecrivant la biographie de lrsquoauteur ainsi que

lrsquohistoire du livre complexifient cette question car ils fournissent deux versions suppleacutementaires

75 Апполон ШЕРОЗИЯ К проблеме сознания и бессознательного психического Т I II Мецниереба Тбилиси 1969 1973 Il nrsquoest pas sans importance de noter que chez Cherozia la psychologie objectiviste de Pavlov est compleacutementeacutee par la theacuteorie de lrsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze qui eacutetait le professeur de Megrelidzeacute durant ses eacutetudes universitaires agrave Tbilissi et avec qui Megrelidzeacute se trouvait en une certaine affiniteacute intellectuelle Comme le montre une remarque faite de la main de Megrelidzeacute en marge drsquoune des pages du bon agrave tirer de 1937 il envisageait mecircme de rajouter un passage consacreacute agrave son maicirctre

76 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 125 77 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 68

Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Op cit p 122 გერმანე ფაცაცია laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit p 690

58

du titre Nous voudrions maintenant proposer quelques reacuteflexions sur la maniegravere dont certains

des eacuteleacutements de ces quatre titres pourraient ecirctre lieacutes avec le projet global de Megrelidzeacute Nous ne

nous aventurerons pas dans le questionnement sur lrsquoauthenticiteacute de telle ou telle version du titre

Cela relegraveverait drsquoune preacuteoccupation purement historique et factuelle Il srsquoagira plutocirct de voir

comment le terme laquo sociologie raquo tel qursquoil est preacutesent dans la version principale du titre peut ecirctre

expliqueacute et comment il srsquoinsegravere dans le milieu intellectuel changeant

On a donc quatre versions du titre de lrsquoouvrage Dans ses eacuteditions russes il porte le titre

repris du bon agrave tirer de 1937 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Pour la

traduction geacuteorgienne en 1990 le titre a eacuteteacute reformuleacute comme Pheacutenomeacutenologie sociale de la

penseacutee Dans son autobiographie dateacutee de 1936 Megrelidzeacute nous informe avoir eacutecrit un ouvrage

intituleacute Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de la penseacutee Enfin dans le

compte rendu de lrsquoILP deacutecrivant les activiteacutes effectueacutees par lrsquoinstitut au cours de lrsquoanneacutee 1934

sur la liste des ouvrages precircts agrave ecirctre composeacutes en typographie on trouve le titre Pheacutenomeacutenologie

marxiste de la penseacutee78 Les diffeacuterences qui srsquoeacutetablissent suite agrave la comparaison de ces quatre

formulations ne sont pas drsquoeacutegale importance Ainsi il est eacutevident que dans la Geacuteorgie de 1990

lrsquoaccentuation du caractegravere marxiste de la theacuteorie de Megrelidzeacute ne pouvait pas ecirctre une prioriteacute

drsquoautant plus que les eacutediteurs se sont laisseacute guider par leurs consideacuterations sur lrsquoauthenticiteacute du

titre En revanche ce mecircme accent eacutetait de premiegravere importance pour le Megrelidzeacute auteur de

son autobiographie extrecircmement conjoncturelle qui probablement eacutetait enclin agrave hyperboliser

les faits qursquoil y rapportait Qui plus est le fait que cette version du titre souligne lrsquoorientation

marxiste de sa sociologie est une donneacutee peu informative et ne deacutevoile rien de nouveau sauf

probablement lrsquoacceptation par Megrelidzeacute de la diffeacuterence que Boukharine avait introduite

entre la sociologie bourgeoise et la sociologie socialiste (on reviendra sur ce point) Dans ce cas

eacutevidemment le but de Megrelidzeacute serait drsquoeacutelaborer une sociologie marxiste Parmi les

diffeacuterences qui se deacutegagent de la comparaison des titres la seule qui meacuteriterait drsquoecirctre analyseacutee

est donc celle qui srsquoeacutetablit entre les termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo

Il serait vain de chercher des deacutefinitions de ces termes dans le corps du livre ou de tacirccher de

gagner une compreacutehension concregravete de la maniegravere dont lrsquoauteur envisage la pheacutenomeacutenologie ou

la sociologie pour pouvoir ensuite les inscrire dans ses objectifs En effet les occurrences des

78 Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических

исследований Op cit p 397

59

deux termes dans le texte sont extrecircmement reacuteduites en nombre laquo La pheacutenomeacutenologie raquo est

utiliseacutee agrave deux reprises seulement et dans les deux occurrences elle est inseacutereacutee dans le syntagme

laquo la pheacutenomeacutenologie sociale (общественный) de la penseacutee raquo que Megrelidzeacute deacutefinit comme

laquo les transformations sociales des ideacutees sur les affaires (дела) faits historiques valeurs

culturelles etc raquo79 Il faut preacuteciser ici que Megrelidzeacute distingue deux eacutetapes qui sont propres agrave

lrsquoexistence de lrsquoideacutee Drsquoabord agrave son eacutetape originale lrsquoideacutee existe dans un eacutetat subjectif cest-agrave-

dire dans son actualiteacute en tant que penseacutee individuelle Mais ensuite elle passe agrave son existence

socio-historique Autrement dit elle se pheacutenomeacutenalise dans les dimensions sociale et historique

Lrsquoobjectif de la pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee serait donc de deacutecrire et drsquoexpliquer ses

transformations

A la deacutefense de ceux qui considegraverent que Megrelidzeacute envisageait son projet comme une

pheacutenomeacutenologie plutocirct qursquoune sociologie de la penseacutee on pourrait avancer lrsquoargument suivant

Contrairement agrave ce que le titre officiel de lrsquoouvrage semble suggeacuterer jamais dans son ouvrage

Megrelidzeacute ne deacutefinit son projet comme une sociologie (une seule fois il parle de la laquo sociologie

marxiste raquo et il revient une seule fois sur le titre de lrsquoouvrage dans les remarques finales du livre

qursquoil attaque par les mots suivants laquo Au cours de notre analyse des problegravemes fondamentaux de

la sociologie de la penseacuteehellip raquo) A part cela le terme laquo sociologie raquo ne lui sert qursquoagrave se reacutefeacuterer agrave

laquo lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo et agrave des laquo sociologues neacuteo-positivistes raquo comme Durkheim

Leacutevy-Bruhl etc Dans ce sens la sociologie est synonyme du laquo sociologisme raquo qui implique pour

lui une maniegravere restrictive de poser la question de la penseacutee car cette approche prend comme

point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes (ou lrsquointersubjectiviteacute) et ne prend pas en

compte le fait que comme Megrelidzeacute essaie de le deacutemontrer toute intersubjectiviteacute et

communication entre les hommes ont comme condition les liens mateacuteriels et choseaux

(вещественный) engendreacutes dans lrsquoactiviteacute creacuteatrice du travail Evidemment il est eacutetrange de

voir Durkheim accuseacute de prendre comme point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes

alors que sa tentative de faire ressortir lrsquoobjectiviteacute sociologique sui generis repose justement sur

une stricte distinction entre les domaines de la sociologie et de la psychologie80 Il est vrai que

par endroit Megrelidzeacute manque drsquoun discours bien diffeacuterencieacute et parle drsquoune maniegravere

indiscrimineacute drsquoauteurs comme Durkheim Leacutevy-Bruhl Sombart et autres Mais tout de mecircme il y

79 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 395 80 Cf Emile DURKHEIM Les regravegles de la meacutethode sociologique Editions Flammarion Paris 2010 p 82

60

a une critique lisible de Durkheim qui selon la reconstruction que nous en faisons consiste en

ceci que lrsquoautonomisation de la laquo reacutealiteacute sociale raquo consistant en des repreacutesentations collectives

(ou en lrsquo laquo a priori social raquo) solidifieacutees et gardeacutees dans la dureacutee par la force de la tradition

provoque un double effet ideacutealiste drsquoun cocircteacute lrsquoensemble des repreacutesentations collectives ainsi

preacutesenteacute qui puise sa force coercitive du meacutecanisme de la tradition ne peut qursquoavoir des liens

faibles avec les inteacuterecircts des groupes sociaux (alors que pour Megrelidzeacute ce sont les inteacuterecircts reacuteels

qui sont la seule source de puissance des ideacutees et repreacutesentations) et de lrsquoautre cocircteacute la

perspective autonomisante de la reacutealiteacute sociale provoque comme son correacutelat une perspective

tout aussi autonomisante de la nature humaine car lrsquohomme est consideacutereacute comme le porteur des

repreacutesentations (en vertu de sa nature psychique) au lieu drsquoecirctre lui-mecircme envisageacute tout court

comme le produit de la reacutealiteacute sociale (qui pour Megrelidzeacute consiste tout drsquoabord en lrsquoensemble

des rapports interindividuels meacutedieacutes par le travail) tant dans sa constitution psychique que dans

lrsquoanatomie de ses organes de sens etc Ainsi agrave la lumiegravere de cette critique de Megrelidzeacute la

distinction durkheimienne entre les faits sociaux et psychiques perd sa pertinence et le

psychologisme (ou tout au moins lrsquoabsence de radicaliteacute dans le refus du psychologisme) de la

position de Durkheim ne paraicirct plus incommensurable avec son insistance sur une position

sociologique Ici nrsquoest pas lrsquoendroit de pleinement deacutevelopper la critique adresseacutee par Megrelidzeacute

agrave la sociologie Cela nous occupera plus bas quand nous passerons agrave lrsquoexposition plus deacutetailleacutee

de sa conception A cette eacutetape nous ne voudrions que souligner que contrairement aux deux

occurrences les deux positives de la laquo pheacutenomeacutenologie de la penseacutee raquo la laquo sociologie raquo est

donc pour Megrelidzeacute toujours synonyme drsquoune approche theacuteorique tronqueacutee ainsi que drsquoune

maniegravere de poser des questions qui ratent leurs buts Ce contraste entre drsquoun cocircteacute la sociologie

donneacutee dans le titre et annonccedilant donc le nom du projet positif de lrsquoauteur et de lrsquoautre cocircteacute la

sociologie dont nous parle le livre et qui est toujours objet de critique et tout simplement reacuteduite

au laquo sociologisme raquo dans la mesure ougrave celle-lagrave relegraveve drsquoun caractegravere ideacutealiste ne suffit pourtant

pas pour deacutefinir le sens positif de ce que devrait ecirctre la sociologie marxiste pour Megrelidzeacute Ce

raisonnement nous amegravene drsquoabord agrave lrsquoideacutee que le titre le plus leacutegitime de cet ouvrage est

effectivement celui qui fait reacutefeacuterence agrave la pheacutenomeacutenologie Mais la conclusion qursquoon peut en

tirer est que la pheacutenomeacutenologie de la penseacutee pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose que la sociologie

marxiste Cette explication tout en eacutetant juste est pourtant peu fructueuse car elle efface la

61

diffeacuterence entre les termes laquo pheacutenomeacutenologie raquo et laquo sociologie raquo dont on eacutetait parti et annule

donc notre question de deacutepart

Pour que le lecteur familier avec lrsquohistoire de la penseacutee philosophique et sociologique ne

nous adresse pas une objection preacutematureacutee on voudrait ouvrir ici une courte parenthegravese et faire

remarquer que bien eacutevidemment la sociologie et la pheacutenomeacutenologie ne srsquoexcluent pas

neacutecessairement car la premiegravere est une discipline qui a son objet propre (cependant cela eacutetant

dit on devrait se garder de minimiser le fait que cet objet ndash la socieacuteteacute ndash pose drsquoincessants

problegravemes si bien que toute nouvelle theacuteorisation dans ce domaine implique une nouvelle

deacutefinition de cet objet et crsquoest souvent lrsquoinsuffisance drsquoune telle deacutefinition agrave laquelle les

sociologues sont ameneacutes agrave faire face qui les pousse ou les oriente vers de nouvelles eacutelaborations

theacuteoriques) alors que la deuxiegraveme se veut comme une meacutethode On a donc tout un courant de la

penseacutee sociologique ougrave les theacuteories sociales se marient avec la meacutethode pheacutenomeacutenologique

husserlienne Cela concerne la sociologie pheacutenomeacutenologique (Alfred Schuumltz qui dans le sillage

de la Verstehenssoziologie de Max Weber reprend lrsquoideacutee husserlienne du monde de la vie ou

encore celle drsquointersubjectiviteacute telle que celle-ci est deacutegageacutee par la reacuteduction pheacutenomeacutenologique

du premier degreacute ndash la reacuteduction psychologique mais aussi les concepts de conscience de sens

drsquoexpeacuterience etc pour agrave travers cet appareil conceptuel mettre en relief lrsquoencadrement social du

savoir individuel cest-agrave-dire les facteurs qui circonscrivent lrsquoaction de la subjectiviteacute dans son

monde de vie sociale reconnaissance du sens des choses des autres subjectiviteacutes et de leurs

intentions ainsi que le deacuteterminisme biographique unique agrave chaque individu81) la sociologie de

la connaissance (par exemple Karl Mannheim qui dans Ideacuteologie et utopie introduit une

conception eacutelargie de lrsquoideacuteologie et qui agrave la diffeacuterence de lrsquousage restrictif de ce terme qursquoil

precircte agrave Marx la reacuteduisant agrave une conscience fausse eacutetend le caractegravere ideacuteologique agrave tout savoir et

affirme que toute conscience sociale est situeacutee et deacutefinie par la structure sociale la seule

possibiliteacute drsquoatteindre un savoir non-ideacuteologique est donc lieacutee agrave des techniques de rationalisation

pousseacutee que les intellectuels qui se distinguent par leur position sociale sont en mesure de

pratiquer) ou plus reacutecemment le constructivisme de Peter L Berger et Thomas Luckmann (qui

srsquointeacuteressent agrave toute sorte de savoirs que ce soit des savoirs quotidiens ou professionnels aux

liaisons qui existent entre des savoirs diffeacuterents et diverses situations sociales ainsi qursquoau

81 Cf Alfred SCHUTZ On phenomenology and social relations The University of Chicago press Chicago and

London 1970 1973

62

caractegravere objectif des savoirs qui est garanti sociologiquement et non pas philosophiquement82)

ainsi que la theacuteorie des systegravemes de Niklas Luhmann qui dresse une construction theacuteorique

complexe empruntant agrave maints domaines de savoir mais qui srsquoaligne avec les penseurs

preacuteceacutedents non seulement parce qursquoil se reacutefegravere agrave son tour explicitement agrave Husserl (auquel il

emprunte le modegravele de systegraveme que celui-ci construit agrave lrsquoexemple du mode drsquoopeacuteration de la

conscience83) mais en ce qursquoil vise une sociologie du savoir ouverte aux changements

seacutemantiques qui accompagnent les changement structuraux de la socieacuteteacute84 Quant agrave Megrelidzeacute

il est clair qursquoil deacuteveloppe une certaine sociologie de la connaissance ou du savoir (dans sa

version il srsquoagirait donc plutocirct drsquoune laquo sociologie de la penseacutee raquo) mais son proceacutedeacute est trop

particulier et diffeacuterent pour se laisser facilement classer dans une continuiteacute avec les theacuteoriciens

que lrsquoon vient drsquoeacutenumeacuterer Megrelidzeacute nrsquoessaie ni de donner une deacutefinition de la socieacuteteacute ni

drsquoaffiner une description de la structure sociale (les composants de la structure sociale sont les

classes ndash impliqueacutees dans une dynamique de lutte ndash et le parti qui a un rocircle incontournable dans

lrsquoeacuteconomie du savoir et qui acquiert donc une signification proprement sociologique) On aurait

eacutegalement difficulteacute agrave affirmer que la pheacutenomeacutenologie soit son point de deacutepart meacutethodologique

car mecircme lrsquoidentification de sa meacutethode pose problegraveme Une chose est claire en revanche toute

affirmation quant agrave son objet et sa meacutethode ne peut ecirctre faite que sur la base drsquoune lecture

approfondie et reconstructrice Crsquoest pour cette raison qursquoagrave cette eacutetape nous insisterons moins

sur le sens des termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo chez Megrelidzeacute que nous ne

tenterons de saisir la diffeacuterence factuelle entre les deux termes dans les versions du titre de son

ouvrage ainsi que la signification qursquoelle pourrait revecirctir agrave la lumiegravere de la culture philosophique

sovieacutetique

Revenons donc agrave notre raisonnement il faudrait poser la question de la diffeacuterence entre les

versions du titre de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute autrement pour aboutir agrave un reacutesultat plus significatif

qursquoune dissolution de la diffeacuterence entre laquo la sociologie raquo et laquo la pheacutenomeacutenologie raquo agrave laquelle

nous a ameneacute notre tentative drsquoexpliquer ces termes agrave partir de la logique interne de lrsquoouvrage

82 Cf Peter L BERGER Thomas LUCKMANN The social construction of reality a treatise in the sociology

of knowledge Penguin Books 1991 p 13-15 83 Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener

Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996 84 Les quatres volumes de ses eacutetudes des diffeacuterents complexes seacutemantiques Niklas LUHMANN

Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Suhrkamp Frankfurt am Main

63

Pour comprendre la raison de cette diffeacuterence qui apregraves tout est un fait cru manifesteacute dans la

multipliciteacute des titres de lrsquoouvrage on devra se deacutefaire de lrsquoideacutee que sa raison puisse ecirctre

immanente agrave lrsquoouvrage ou agrave la theacuteorie Il faut se placer agrave un autre niveau et se demander ce que

cette diffeacuterence peut signifier au sein de la culture philosophique sovieacutetique A ce propos

Friedrich propose une explication et suggegravere que le terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo embrassait une

reacutefeacuterence trop marqueacutee et explicite agrave une conception ideacutealiste et bourgeoise pour qursquoil soit

accepteacute au sein du discours acadeacutemique agrave cette eacutepoque de lrsquoUnion Sovieacutetique85 Mais si on

accepte lrsquohypothegravese selon laquelle Megrelidzeacute avait pour intention de mettre le terme

laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son ouvrage alors il faut aussi admettre que le terme

laquo sociologie raquo nrsquoest apparu dans le titre effectif du livre que par deacutefaut

Le titre du livre serait donc une sorte de vide qui pouvait ecirctre occupeacute par divers signifiants

interchangeables dans ce rocircle (du moins il est impossible de prouver qursquoils ne sont pas

interchangeables) Cette place a eacuteteacute occupeacutee pour des raisons conjoncturelles par la

laquo sociologie raquo Mais si lrsquousage du terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo eacutetait interdit ou indeacutesirable lrsquoon

doit tout de mecircme se demander agrave quel point lrsquousage du terme laquo sociologie raquo eacutetait-il innocent ou

eacutevident Ce qui serait donc une voie productive ce serait de srsquointerroger sur lrsquoenjeu que le

recours au terme laquo sociologie raquo pouvait avoir dans le contexte sovieacutetique ou si lrsquoon veut au sein

de la culture philosophique sovieacutetique agrave travers ses acircges et usages

Nous remarquions preacuteceacutedemment que si Megrelidzeacute parle de la laquo sociologie marxiste raquo (qui

est la seule occurrence positive du terme laquo sociologie raquo dans lrsquoouvrage entier) cela pourrait

indiquer son acceptation de la dichotomie entre sociologie bourgeoise et sociologie marxiste

Jamais Megrelidzeacute ne mentionne Nikolaj Boukharine dans son livre mais la lecture comparative

de certains passages de son livre et de la Theacuteorie du mateacuterialisme historique manuel populaire

de la sociologie marxiste de Boukharine ne laisse pas de doute que Megrelidzeacute devait ecirctre

familier avec ce dernier On le verra mieux quand on touchera la question de la meacutethode et de la

dialectique chez Megrelidzeacute Il faut ajouter que lrsquoon ignore si Megrelidzeacute connaissait

personnellement Boukharine mais on dispose drsquoune lettre ineacutedite (citeacutee par deux des

commentateurs86) dateacutee du 2 mars 1936 La lettre a ducirc accompagner le manuscrit de lrsquoouvrage

85 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Op cit p 68 86 Ibid p 78 96 (Selon Friedrich le document a eacuteteacute gardeacute agrave llsquoArchiv Muzeja Meznacionalrsquonych Ornosenij

Akademii Nauk Gruzinskoj SSR Tbilissi (document 199949))

64

de Megrelidzeacute que celui-ci aurait envoyeacute agrave Boukharine On ignore si cette lettre eut une reacuteponse

mais il est clair que Megrelidzeacute consideacuterait Boukharine comme son lecteur privileacutegieacute On prendra

cette occasion pour remarquer que depuis lrsquoanneacutee 1929 apregraves ecirctre tombeacute en deacutefaveur aupregraves de

Staline Boukharine avait perdu son autoriteacute politique Et mecircme si pour quelques anneacutees encore il

continua agrave ecirctre actif comme directeur de lrsquoInstitut de lrsquohistoire de la science et de la technique

laquo ce poste pourrait ecirctre consideacutereacute comme un exil dans la mesure ougrave il eacutetait incommensurable

avec les hauts postes eacutetatiques qursquoil occupait auparavant raquo87 Dans les pages de la revue Sous la

banniegravere du marxisme il eacutetait deacutejagrave de coutume de parler de Boukharine au passeacute (laquo il ne

comprenait pashellip raquo) ainsi que de le mettre sur la mecircme ligne que les ennemis du socialisme tels

que les mencheviques trotskystes zinovjevistes etc Megrelidzeacute le savait bien88 Il ne devait

donc pas ecirctre speacutecialement avantageux pour un bolchevique ardent tel que Megrelidzeacute se veut

dans son autobiographie de communiquer avec Boukharine Crsquoest le seul point dans tout ce

qursquoon sait de sa vie (mis agrave part la leacutegende que Megrelidzeacute avait composeacutee pour sa fille peu avant

sa mort dans le camp de travail) ougrave nous avons la possibiliteacute de saisir la dissonance entre ses

convictions et son milieu

Ce qui drsquoune maniegravere tregraves geacuteneacuterale peut ecirctre constateacute de la sociologie en Union Sovieacutetique

crsquoest que cette discipline dans sa composante empirique crsquoest-agrave-dire en tant qursquoensemble de

meacutethodes de recueil de donneacutees empiriques et statistiques et de techniques pour leur

interpreacutetation a eacuteteacute tregraves vite degraves le deacutebut des anneacutees 1920 liquideacute alors que la sociologie dans

sa composante theacuteorique crsquoest-agrave-dire en tant que theacuteorie sociale a eacuteteacute identifieacutee avec le

mateacuterialisme historique Les professeurs qui srsquooccupaient de sociologie depuis la peacuteriode

preacutereacutevolutionnaire ont eacuteteacute renvoyeacutes du pays alors que la multipliciteacute des courants sociologiques

syntheacutetiques (tels le darwinisme social le freudisme la reacuteflexologie sociale la phytosociologie

la zoo-sociologie la sociologie physiologique etc qui pullulaient comme les rejetons des

diverses disciplines aspirants agrave tirer de leurs domaines des conseacutequences pour la compreacutehension

de la socieacuteteacute) ont eacuteteacute marginaliseacutes89 La sociologie nrsquoa pas trouveacute de place dans lrsquoeacuteconomie du

ფაცაცია გერმანე bdquoდაბრუნებაldquo in op cit p 682 87 Валентин Александрович БАЖАНОВ laquoСоциальный климат и история науки Парадоксы

марксистской теории и практикиraquo in Эпистемология и философия науки т XI 1 p 155 88 Une des articles avec une deacutenonciation publique de Boukharine est contenu dans le mecircme numeacutero de la

revue dans lequel Megrelidzeacute avait publieacute son article sur Marr et marxisme Cf lrsquoarticle eacuteditorial laquo Социализм и кадры raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo

89 С С НОВИКОВА История развития социологии в России Москва ndash Воронеж 1996 p 139

65

savoir sovieacutetique Drsquoun cocircteacute le savoir supposeacute scientifique et exhaustif sur le mode de

fonctionnement et de deacuteveloppement de la socieacuteteacute eacutetait donneacute par le mateacuterialisme historique ce

qui enlevait agrave la sociologie sa raison drsquoecirctre La sociologie eacutetait consideacutereacutee comme un savoir

reacuteactionnaire et laquo objectiviste raquo cest-agrave-dire laquo impartial raquo en conseacutequence de lrsquoaccent qursquoelle

mettait sur les raisons de lrsquoordre social Lrsquoexplication des conditions drsquoun ordre social donneacute

eacutetait donc consideacutereacutee en mecircme temps comme lrsquoinstrument de sa preacuteservation De lrsquoautre cocircteacute la

sociologie eacutetait inacceptable du point de vue tactique car le savoir sur les effets des actions

dirigeacutees vers la construction de lrsquoeacutetat socialiste ne pouvait qursquoempecirccher la puissance drsquoaction

politique90 Suite agrave cela la sociologie en tant que theacuteorie de la socieacuteteacute eacutetait convertie en

mateacuterialisme historique qui proposait des scheacutemas a priori tant pour le deacuteroulement du procegraves

historique que pour la constitution de la socieacuteteacute Quant aux eacutetudes de la socieacuteteacute sovieacutetique selon

des paramegravetres quantitatifs les donneacutees statistiques eacutetaient recueillis exclusivement par lrsquoEacutetat qui

en faisait usage agrave ses propres fins mais les gardait classeacutees et indisponibles au public

acadeacutemique

Mais penchons-nous de plus pregraves sur la question de la reacuteception de la sociologie ou de la

theacuteorie sociale chez les marxistes sovieacutetiques Trois figures ont joueacute un rocircle deacutecisif dans la

formation de lrsquoapproche dans ce domaine du savoir Plekhanov Leacutenine et Boukharine Nous

lrsquoexposerons en trois temps le contexte dans lequel Megrelidzeacute choisit le titre de son ouvrage

les caracteacuteristiques de la peacuteriode pendant laquelle le livre de Megrelidzeacute attend encore sa

parution en 1965 et les changements de la position de la sociologie contemporains agrave la parution

de lrsquoouvrage Lrsquohistoire de la sociologie et son aspect lieacute au marxisme constituent une

probleacutematique tregraves riche et complexe et pour lrsquoaborder nous prendrons comme fil conducteur

lrsquohistoire de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo chez les susdits auteurs sovieacutetiques

Si lrsquoon veut donc tracer la ligne des usages ou qualifications que la sociologie a reccedilus chez

les penseurs marxistes russes lrsquoon devrait commencer par Leacutenine et notamment par son Ce que

sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates publieacute en 1894

ougrave Leacutenine discutant sur la contribution faite par Marx agrave la compreacutehension du mode de

90 laquo Leninist-Stalinist Marxism [hellip] in its ideological as well as in its conceptual meanings [hellip] continually demonstrated its complete incompatibility with the idea and the practice of scientific social knowledge The main orientation of Leninist-Stalinist Marxism [hellip] was an attempt [hellip] to elaborate pragmatically efficient ideological schemas of reality which could play the role of directives for successful political action irrespective of their correspondence with the reality of society raquo Nikolai NOVIKOV laquo The sociological movement in the U S S R (1960-1970) and the institutionalization of sociology raquo in Studies in Soviet thought vol 23 2 1982 p 96

66

fonctionnement de la socieacuteteacute et qui consiste en une dissolution de la repreacutesentation de la socieacuteteacute

tel un agreacutegat des individus deacutefinit le mateacuterialisme historique comme la sociologie scientifique

La scientificiteacute pour Leacutenine ainsi que pour toute la penseacutee sovieacutetique est synonyme de lrsquoeacutetude

des lois neacutecessaires que cela soit dans la nature ou dans la socieacuteteacute humaine Et comme lrsquohistoire

est le lieu privileacutegieacute ougrave la neacutecessiteacute propre agrave la socieacuteteacute humaine se manifeste en lrsquoespegravece des lois

de deacuteveloppement des formes de la socieacuteteacute la sociologie scientifique ne peut que concerner

lrsquohistoire des socieacuteteacutes et la succession de ses formations Ce deacuteveloppement qui suit une logique

neacutecessaire est qualifieacute comme un procegraves historico-naturel et en tant que tel peut devenir lrsquoobjet

drsquoune connaissance objective91 La position de la sociologie sur une base scientifique est rendue

possible par le fait que Marx rejetant le point de vue de la sociologie subjectiviste qui se limite agrave

deacutecrire les rapports sociaux en fonction de ce qui est ideacuteologique cest-agrave-dire de ce qui se traduit

par la conscience humaine avait articuleacute son objet comme les rapports de production qui pour

srsquoeacutetablir nrsquoont pas besoin drsquoecirctre rendus conscients Deacutejagrave ici Leacutenine deacutegage toutes les cateacutegories

qui par la suite vont deacutefinir le discours sovieacutetique sur la sociologie Ce discours ne subira que

des changements cosmeacutetiques dus agrave des recombinaisons de ces cateacutegories Il srsquoagit donc de la

critique de la sociologie subjectiviste de la relation entre la sociologie subjectiviste et

objectiviste (lire marxiste) ou autrement dit entre la sociologie et lrsquohistoire mateacuterialiste et

des critegraveres drsquoobjectiviteacute et de scientificiteacute Quand plus tard agrave lrsquoeacutepoque du Stalinisme avanceacute la

doctrine sera deacutefinitivement codifieacutee la deacutefinition du mateacuterialisme historique et les critegraveres de

scientificiteacute resteront les mecircmes A cette diffeacuterence pregraves que la sociologie deacutesertera sa place

comme un nom possible de la probleacutematique de lrsquohistoire mateacuterialiste et prendra le rocircle drsquoun

nom agreacutegeant toutes les approches de lrsquoanalyse de la socieacuteteacute qui diffegraverent de lrsquohistoire

mateacuterialiste Mais avant cela elle fera plusieurs virages Et cela deacutebutera deacutejagrave chez le Leacutenine

tardif Son changement drsquoavis est clairement discernable dans la critique qursquoil adressera agrave

LrsquoEconomie de la peacuteriode transitoire de Boukharine

Nikolaj Boukharine membre du Parti Communiste Sovieacutetique eacutetait lrsquoun des plus eacuteminents

intellectuels parmi les dirigeants bolcheviques lrsquoauteur drsquoouvrages en eacuteconomie mais aussi de

manuels destineacutes au proleacutetariat eacutecrits avec clarteacute eacutelan combattif et mecircme humour Ayant des

91 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-

демократов raquo in Полное собрание сочинений т 1 Издательство политической литературы Москва 1967 p 139

67

ideacutees modeacutereacutees et qualifieacutee entre autres de laquo reacuteformiste raquo en matiegravere de politique eacuteconomique

sovieacutetique en 1938 finalement il tombera victime de la purification du parti et de la

solidification deacutefinitive du stalinisme Mais cette accusation et ce fut le premier coup politique

seacuterieux qursquoil dut essuyer de la part de Staline tombe degraves 192992 Cette mecircme anneacutee dans la seacuterie

des laquo Recueils leacuteniniens raquo sont parues les notes dont certaines critiques que Leacutenine avait eacutecrites

en marge des pages du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire (paru en

1920) Jusqursquoalors cette critique (globalement assez positive) qui nrsquoeacutetait connue que drsquoun cercle

restreint de marxistes y compris Boukharine lui-mecircme nrsquoavait pas eu de grande publiciteacute Mais

agrave partir de cette publication il est devenu avantageux de souligner le deacutesaccord entre Boukharine

et lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Leacutenine93 derriegravere laquelle Staline dissimulait sa propre autoriteacute

croissante94

Ces petites notes de Leacutenine ne constituent pas une reacuteflexion critique bien deacuteveloppeacutee

Neacuteanmoins ses remarques porteuses drsquoun style deacutesinvolte et libre laissent entrevoir le fait que

Leacutenine avait changeacute drsquoavis sur la place de la sociologie dans lrsquoeacuteconomie du savoir socialiste

92 Boukharine avec deux autres membres du parti communiste bolchevique eacutetait accuseacute drsquoavoir creacuteeacute une

fraction de lrsquoopposition droitiegravere qui srsquoexprimait contre le rythme trop eacuteleveacute de lrsquoindustrialisation et de la collectivisation ainsi que contre lrsquoaneacuteantissement de la classe des koulaks Outre le fait que ces propos laquo reacuteformistes raquo et laquo deacutefaitistes raquo eacutetaient consideacutereacutes inacceptables le fractionnarisme aussi posait problegraveme pour le parti bolchevique qui se voulait monolithe et ne toleacuterait aucun pluralisme interne Cf Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Группа Бухарина и правый уклон в нашей партии из выступлений на объединенном заседании Политбюро ЦК и Президиума ЦКК ВКП(б) в конце января и в начале февраля 1929 г raquo in Cочинения т 11 Москва ОГИЗ Государственное издательство политической литературы 1949 pp 318ndash325

93 Il ne faut pas sous-estimer lrsquoeffet qursquoa eu la publication de ces notes de Leacutenine Celles-ci sont devenues une vraie arme contre Boukharine dans la main des laquo deacuteborinistes raquo (ou les laquo dialecticiens raquo - le groupe des philosophes sovieacutetiques qui partageaient la position de Deborin) qui lrsquoavaient attaqueacute en lrsquoaccusant de meacutecanicisme Cf П ВЫШИНСКИЙ Я ЛЕВИН laquoЕще раз о механистах и о новой путанице тов Сарабьяноваraquo in Под знаменем марксизма 1 1930 p 13 35

94 Lrsquoexemple frappant drsquoun tel geste rheacutetorique de la part de Staline est le discours prononceacute en 1927 contre lrsquoopposition trotskiste deux ans avant son attaque contre Boukharine Il deacutebute son discours en disant que les opposants ont intensifieacute leurs attaques contre lui car manifestement ils savent bien qursquoil nrsquoy a personne qui serait mieux capable que Staline de percer leur conspiration Dans la phrase suivante pourtant il se contredit en amoindrissant son importance laquo Mais qui est Staline Staline crsquoest un petit homme raquo Ensuite il continue agrave se contredire en faisant cette fois appel agrave la figure de Leacutenine pour se preacutesenter dans une position analogue agrave celui-ci et srsquoidentifier agrave son autoriteacute ineacutebranlable laquo Prenez plutocirct lrsquoexemple de Leacutenine Personne nrsquoignore que lrsquoopposition guideacutee par Trotski dans les temps du bloc drsquoaoucirct menait une chasse encore plus insolente contre Leacutenine raquo (Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Троцкистская оппозиция прежде и теперь речь на заседании объединенного пленума ЦК и ЦКК ВКП(б) 23 октября 1927 г raquo in Сочинения т 10 Государственное издательство политической литературы Москва 1949 p 172) Ainsi toute personne deacutenonceacutee par Staline devait en mecircme temps ecirctre mise agrave lrsquoeacutepreuve dans sa relation avec Leacutenine En 1929 dans le XI volume des laquo Recueils leacuteniniens raquo ndash le recueil dont 36 volumes sont sortis dans les anneacutees 1924-1959 et qui comprenait tout type de production eacutecrite appartenant agrave Leacutenine manuscrits des textes preacutepareacutes pour la parution discours projets de lois esquisses notes marginalia lettres teacuteleacutegrammes etc ndash on voit apparaicirctre les notes critiques que Leacutenine avait eacutecrites dans les marges du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire

68

Drsquoapregraves lui Boukharine aurait gacirccheacute le marxisme avec du scholasticisme laquo sociologique raquo et de

lrsquoacadeacutemisme95 Il critique par exemple le sous-titre du livre laquo La theacuteorie geacuteneacuterale du procegraves de

transformation raquo Ce sont les mots laquo geacuteneacuterale raquo ainsi que laquo transformation raquo qui ont attireacute ses

remarques sarcastiques Le premier il le trouve trop laquo agrave la Spencer raquo par son manque de

concreacutetude Quant au deuxiegraveme mot Leacutenine deacutenonce lrsquousage drsquoun mot latin (трансформация)

et en revanche complimente Boukharine quand au deacutebut de lrsquointroduction dans une phrase

celui-ci fait recours agrave son eacutequivalent russe (превращение) On insiste sur ces deacutetails qui au

premier abord semblent ecirctre deacutenueacutes drsquointeacuterecirct car agrave y voir de pregraves ils sont assez

symptomatiques Ils mettent agrave deacutecouvert deux points primo le meacutepris que Leacutenine porte agrave la

sociologie et la raison pour laquelle il y voit scholasticisme et acadeacutemisme sont lieacutes au fait que

en vertu de son caractegravere geacuteneacuteral la sociologie nrsquoarrive pas agrave respecter la principale exigence que

Leacutenine fixe agrave toute analyse Cette exigence est exprimeacutee dans sa fameuse injonction laquo analyse

concregravete drsquoune situation concregravete raquo sous laquelle il faut entendre laquo la speacutecificiteacute de lrsquoanalyse

politique de la conjoncture dans ses liens avec lrsquointervention politique effective raquo96 Secundo

Leacutenine deacutepreacutecie lrsquousage des mots issus du latin quand ils ont un eacutequivalent russe Outre le couple

laquo transformatsija raquolaquo prevrachtchenije raquo quelques pages plus loin on en trouve un autre

laquo sotsialrsquonyj raquolaquo obchtchestvennyj raquo dans lequel srsquoopposent les versions latiniseacutee et russe de

lrsquoadjectif laquo social raquo Curieusement plus tard cette diffeacuterence des termes se transformera en un

marqueur pour la dichotomie entre deux sciences de la socieacuteteacute Nous y reviendrons tout agrave

lrsquoheure

Malgreacute cette critique adresseacutee au penchant sociologique de Boukharine celui-ci continuera

agrave insister sur sa position et en 1921 il publiera le livre intituleacute Theacuteorie du mateacuterialisme

historique Manuel populaire de la sociologie marxiste97 ougrave il systeacutematisera la question de la

place du mateacuterialisme historique au sein des sciences humaines et preacutecisera ce qursquoil entend par

approche sociologique agrave la fois dans lrsquoeacutetude de la socieacuteteacute et dans la pratique du proleacutetariat Mais

nous y reviendrons ulteacuterieurement Insistons agrave preacutesent uniquement sur la perspective dans

laquelle Boukharine place la sociologie

95 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 429

96 Jean-Pierre COTTEN laquo Analyse raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 p 27

97 Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Популярный учебник марксистской социологии Государственное издательство Москва-Ленинград 1928

69

Dans ce livre Boukharine deacuteveloppe donc lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste opposeacutee agrave la

sociologie bourgeoise preacuteservant au terme laquo sociologie raquo le droit de citeacute dans le vocabulaire

marxiste Tout le premier chapitre du livre ne fait qursquoinsister sur la diffeacuterence qui existe entre le

savoir social (obshestvennie nauki) tel qursquoil est compris drsquoun cocircteacute par les bourgeois et de lrsquoautre

cocircteacute par les proleacutetaires La dichotomie entre ces deux types de savoir est soutenue par plusieurs

paires oppositionnelles Ainsi par exemple du point de vue du rocircle social de ces savoirs le

premier est utiliseacute pour perpeacutetuer lrsquoordre existant alors que lrsquoautre se constitue en tant

qursquoinstrument de la lutte sociale Du point de vue de lrsquoorganisation interne de ces savoirs le

premier est satureacute par lrsquoideacutee drsquoun observateur distancieacute qui par son impartialiteacute produit du

savoir pur le seul qui soit digne de porter le nom de scientificiteacute selon lrsquoaxiologie qui lui est

immanente alors que lrsquoautre considegravere que le lieu de sa propre eacutemergence est la pratique Les

sciences sociales sont de caractegravere de classe car agrave travers leurs savoirs respectifs elles insistent

sur les inteacuterecircts de leurs porteurs respectifs Pourtant nous rassure Boukharine cela ne megravene pas

dans une impasse de symeacutetrie ou de relativisme entre deux points de vue drsquoune eacutegale importance

La science bourgeoise qui tend agrave construire son savoir en vue de stabiliser le status quo est

porteacutee agrave envisager lrsquoordre des choses comme immuable et selon Boukharine se voile la face sur

le fait non questionnable que les socieacuteteacutes voient changer leur forme au cours du procegraves

historique Ce savoir contient comme un de ses eacuteleacutements la croyance en lrsquoeacuteterniteacute du capitalisme

ce qui fait que les aspects du capitalisme qui sont agrave la base de son instabiliteacute et de sa vulneacuterabiliteacute

lui eacutechappent La vision de la reacutealiteacute des savants bourgeois est restrictive ce qui explique le fait

que les bouleversements historiques majeurs tels que la guerre mondiale ou la reacutevolution russe

les ont pris au deacutepourvu En revanche les proleacutetaires nrsquoeacutetant pas porteacutes agrave conserver lrsquoordre

existant deacuteveloppent un savoir clairvoyant et leur faccedilon drsquoappreacutehender la reacutealiteacute porte un

caractegravere profond Quant agrave la sociologie comme discipline pour la deacutefinir Boukharine la situe

dans un scheacutema dichotomique ougrave elle fait face au domaine de lrsquohistoire Les deux disciplines

srsquointerrogent sur la totaliteacute de la vie sociale mais si lrsquohistoire le fait du point de vue diachronique

et factuel la sociologie se pose des questions drsquoun ordre plus geacuteneacuteral et theacuteorique laquo qursquoest ce

que la socieacuteteacute De quoi deacutependent son deacuteveloppement et sa perdition Quels sont les rapports

entre les diffeacuterents ordres des pheacutenomegravenes sociaux (eacuteconomie droit science etc) Comment

srsquoexplique leur deacuteveloppement Quelles sont les formes historiques des socieacuteteacutes Comment

70

srsquoexplique leur alternance Etc raquo98 Lrsquohistoire fournit agrave la sociologie de la matiegravere pour des

geacuteneacuteralisations alors que la sociologie procure agrave lrsquohistoire une meacutethode crsquoest-agrave-dire un laquo point

de vue raquo conclut Boukharine

Apregraves avoir exposeacute les deux dichotomies entre le savoir bourgeois et proleacutetaire drsquoun cocircteacute et

entre les approches historique et sociologique dans les eacutetudes de la socieacuteteacute de lrsquoautre

Boukharine est precirct pour deacutefinir la theacuteorie du mateacuterialisme historique dont lrsquoeacutelaboration est le but

principal de son livre Le mateacuterialisme historique serait la sociologie proleacutetaire car ici il srsquoagit

drsquoune adoption de la meacutethode mateacuterialiste dans lrsquoeacutetude de lrsquohistoire La sociologie proleacutetaire est

un outil de penseacutee de connaissance et de lutte car elle permet au proleacutetariat de srsquoorienter dans

les questions complexes et intriqueacutees de la vie sociale Crsquoest bien elle qui aurait permis aux

communistes de preacutedire la guerre la reacutevolution ainsi que la dictature du proleacutetariat

Ce que Boukharine propose dans son livre crsquoest de voir le deacuteveloppement historique des

socieacuteteacutes selon un modegravele drsquoeacutequilibre Selon ce modegravele la reacutevolution serait le moment de

deacuteseacutequilibre entre les forces sociales qui ensuite tendraient agrave un regroupement social et au

reacutetablissement drsquoun eacutequilibre nouveau Bien eacutevidemment Boukharine orne ce modegravele avec tous

les qualificatifs indispensables qui sont censeacutes faire preuve du caractegravere profondeacutement marxiste

de sa theacuteorie Ainsi eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoenvisager la socieacuteteacute dans les termes

drsquoeacutequilibredeacuteseacutequilibre il propose une vision de la socieacuteteacute comme totaliteacute dont les parties

seraient relieacutees les unes avec les autres et ne se laisseraient pas analyser partiellement99 En

outre ce modegravele permettrait de comprendre les forces opposeacutees qui luttent entre elles durant des

peacuteriodes de relative accalmie et stabilisation car une totale absence drsquoopposition rendrait

impossible tout deacuteseacutequilibre futur et arrecircterait le procegraves dialectique Donc cette socieacuteteacute totale

consisterait en un ensemble drsquoeacuteleacutements interconnecteacutes et se trouverait dans un mouvement

98 Ibid p 12 99 Ce point appelle une explication et preacutecision car dans lrsquohistoriographie de la philosophie sovieacutetique

Boukharine est avant tout connu justement par sa position meacutecaniste Mais mecircme srsquoil est effectivement consideacutereacute comme le repreacutesentant majeur du camp des laquo meacutecanistes raquo (Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 pp 3 5) cette appellation relegraveve de lrsquoaccusation qui lui a eacuteteacute lanceacutee plutocirct que du laquo titre raquo qursquoil aurait revendiqueacute Ainsi dans son livre sur le mateacuterialisme historique il souligne que les marxistes (laquo nous les marxistes raquo) ont tout agrave fait raison de srsquoopposer au meacutecanisme compris agrave la faccedilon de lrsquoancien mateacuterialisme qui exportait lrsquoideacutee de lrsquoatome qui compose la matiegravere dans les sciences sociales en produisant la repreacutesentation drsquoune socieacuteteacute comme somme des individus Marx et Engels avaient raison de rejeter cette robinsonnade des sciences sociales Mais la science contemporaine a selon Boukharine transformeacute notre savoir sur la matiegravere ainsi que sur lrsquoatome et deacutemontreacute que ce sont les liens la reacuteciprociteacute la progression des qualiteacutes qui les caracteacuterisent et que la vieille opposition entre le meacutecanisme et organiciteacute a perdu de valeur Cf Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Op cit 1928 p 360)

71

permanent eacutevoluant suivant la triade heacutegeacutelienne ce qui relegraveverait de la dialectique Voici donc

tous les ingreacutedients des lois dialectiques canoniques

On suspend ici notre ligne drsquoexposition de la sociologie boukharinienne et de son insertion

dans le marxisme sovieacutetique et avant de la reprendre en articulant les oppositions qui se

deacutegagent entre les positions de Boukharine et de Leacutenine on voudrait faire remarquer qursquoau

milieu des anneacutees 30 quand Megrelidzeacute eacutecrit son livre et choisit le titre deacutefinitif (de toute

apparence il srsquoagit de lrsquoanneacutee 1936) cest-agrave-dire avant que Boukharine ne soit incarceacutereacute jugeacute et

fusilleacute en 1938 et avant que la vie acadeacutemique sovieacutetique ne soit totalement encadreacutee suite agrave la

publication de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline le terme laquo sociologie raquo est deacutejagrave rendu

ambigu du point de vue marxiste mais nrsquoa pas encore perdu toute sa leacutegitimiteacute comme cela sera

bientocirct le cas sous le marxisme-leacuteninisme Le terme laquo sociologie raquo reste leacutegitime justement dans

le cadre de lrsquoopposition sociologie marxistesociologie bourgeoise

Cela nrsquoa pourtant pas dureacute longtemps car cette tentative de Boukharine ne pouvait pas faire

concurrence agrave la position leacuteniniste Maintenant que nous avons dans ses grandes lignes exposeacute

lrsquoapproche de Boukharine nous pouvons maintenant revenir rapidement mais plus concregravetement

sur lrsquoopposition qui existe entre les deux marxistes Comme nous lrsquoavons vu Leacutenine avait accuseacute

Boukharine de spencerisme En effet depuis ses premiers eacutecrits par laquo Spencer raquo Leacutenine deacutesigne

lrsquoensemble des sociologues bourgeois Crsquoest un mot peacutejoratif agrave un tel degreacute que parfois Leacutenine

lrsquoutilise au pluriel (ex laquo (il est futile de) discuter avec des Spencers raquo) On peut se reacutefeacuterer agrave son

Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates pour voir

ce qursquoil entend sous ce mot tout questionnement au sujet de lrsquoessence ou du but de la socieacuteteacute en

geacuteneacuteral ainsi que tout raisonnement qui part drsquoune conception des besoins individuels et tacircche

de faccedilonner la structure drsquoune socieacuteteacute qui serait conforme agrave lrsquoideacutee de la justice qui reacutesulte de

cette conception des besoins Le mot laquo Spencer raquo joue donc chez Leacutenine le rocircle drsquoun concentreacute

de tout un eacuteventail drsquoapproches antimarxistes subjectivisme theacuteorisations de caractegravere geacuteneacuteral

laquo organisationnisme raquo100 utopisme qui neacutecessairement relegraveve de lrsquoideacutealisme101 Evidemment

100 Le terme laquo organisationnisme raquo connoteacute chez Leacutenine tout aussi neacutegativement que le terme laquo sociologie raquo

fait reacutefeacuterence agrave la laquo science geacuteneacuterale de lrsquoorganisation raquo deacuteveloppeacutee par Aleksandr Aleksandrovitch Bogdanov dans son ouvrage agrave trois volumes Tectologie science organisationnelle universelle La tectologie est une theacuteorie des lois de lrsquoorganisation ou du systegraveme et est applicable dans les sciences sociales eacuteconomique biologique physique etc Elle est consideacutereacutee comme le preacutecurseur de la cyberneacutetique Bogdanov par sa nouvelle science propose de voir les procegraves (sociaux ou naturels) comme un eacutequilibre ou comme des systegravemes mouvants et dynamiques qui au cours de leur contact avec leur milieu passent drsquoun eacutetat drsquoeacutequilibre agrave un eacutetat de relatif deacuteseacutequilibre puis agrave un nouvel

72

tous ces peacutecheacutes ne sont pas reprochables agrave Boukharine mais ils sont assez lourds Ainsi sa

theacuteorie de lrsquoeacutequilibre non seulement est porteuse drsquoun caractegravere geacuteneacuteral et deacutebouche sur des

questionnements sur lrsquoessence de la socieacuteteacute en tant que telle mais exclut deux points

incontournables pour toute position marxiste Leacutenine les formule dans son Mateacuterialisme et

empiriocriticisme Premiegraverement crsquoest la question de lrsquoeacutegaliteacute la sociologie se basant sur le

modegravele de lrsquoeacutequilibre propose une image du proleacutetariat dans laquelle lrsquoideacutee de lrsquoeacutegaliteacute est

niveleacutee car lrsquoorganicisme justifie lrsquoineacutegaliteacute Deuxiegravemement crsquoest lrsquoimportance de lrsquoanalyse

concregravete les theacuteories sociologiques reconnaissent la seule voie eacutevolutionniste du deacuteveloppement

de la socieacuteteacute et ne fournissent pas drsquooutils qui permettraient de saisir la reacutevolution dans son

eacuteveacutenementialiteacute brusque102

La sociologie marxiste comme champ de recherche nrsquoa donc pas eacuteteacute viable dans

lrsquoarchitectonique des savoirs en Union Sovieacutetique et nrsquoa pas pu se trouver de raison drsquoecirctre ni

tactique ni ideacuteologique ni philosophique Tant qursquoon parle de lrsquoarchitectonique des savoirs en

Union Sovieacutetique il faut insister sur sa speacutecificiteacute La raison en est la mecircme que celle que Van

der Zweerde souligne en ce qui concerne la philosophie sovieacutetique qursquoon aurait tort de la

consideacuterer comme une eacutecole philosophique parmi drsquoautres Cette erreur serait lieacutee au rocircle que la

philosophie jouait dans la constitution ainsi que dans la conservation du reacutegime totalitaire

sovieacutetique La philosophie avait une double deacutetermination elle eacutetait agrave la fois subordonneacutee agrave

lrsquoideacuteologie marxiste-leacuteniniste et en mecircme temps par son caractegravere marxiste-leacuteniniste elle

fournissait au reacutegime qui se voulait philosophiquement fondeacute sa leacutegitimiteacute103 Cette deacutefinition

tautologique formuleacutee particuliegraverement pour le domaine du savoir qui est celui de la philosophie

relegraveve du paradoxe fondationnel du systegraveme de savoir (ou des sciences) sovieacutetique en geacuteneacuteral qui eacutequilibre Le passage agrave lrsquoeacutetat de deacuteseacutequilibre est lieacute agrave lrsquoaccroissement des contradictions internes au systegraveme Lrsquoaspect pratique de la tectologie est lieacute agrave lrsquoideacutee que la productiviteacute ou lrsquoeffet drsquoun eacuteleacutement donneacute peut augmenter ou deacutecroitre dans le cadre de telle ou telle organisation du tout dont il fait partie La tectologie donc par la theacuteorisation du facteur de lrsquoorganisation peut rendre possible lrsquoaugmentation drsquoeffectiviteacute du systegraveme Ces ideacutees de Bogdanov ont eacuteteacute reprises par Boukharine La critique de Leacutenine adresseacutee contre lrsquoorganisationnisme et la sociologie tombe donc sur les deux penseurs Cela est lieacute eacutegalement au fait que Bogdanov partage certaines positions de Spencer Comme on sait le mateacuterialisme et empiriocriticisme de Leacutenine est en grande partie deacutedieacute agrave une acircpre critique de Bogdanov En revanche on nrsquoy trouvera pas de critique de lrsquoorganisationnisme car les travaux de Bogdanov sur la tectologie ont eacuteteacute reacutedigeacutes plus tard en 1913-1922

101 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-демократов Op cit p 133

102 Владимир Ильич ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм Критические замечания об одной реакционной философии Издательство политической литературы Москва 1986 p 201

103 Cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26

73

a eacuteteacute clairement articuleacute dans le cadre de la theacuteorie des systegravemes104 Cette theacuteorie montre que la

constitution de type totalitaire srsquoefforce de preacuteserver et drsquoimmobiliser son paradoxe de base (que

nous avons tout agrave lrsquoheure exprimeacute par une formulation tautologique) au lieu de recourir agrave des

strateacutegies de deacute-paradoxifisation et aboutit agrave lrsquoeacutetouffement et au blocage du systegraveme suite agrave la

suppression des lieux de reacuteflexiviteacute interne du systegraveme Ce mecircme mode de fonctionnement est

deacutecrit par Van der Zweerde

laquo If the Soviet system was not always and not in every respect what it claimed to be and

produced an ideological image of itself we may assume that Soviet philosophical culture in its

outward presentation did not necessarily represent its reality either At the same time these self-

produced ideological representations are not mere illusions but part of the reality they represent

[hellip] The ideology of Soviet philosophy obviously did not represent its reality but blocked other

representations The place of a representation of reality which is what people base their actions

upon can be occupied only once raquo105

Ce qui vient drsquoecirctre dit de la philosophie srsquoapplique de plein droit agrave la sociologie eacutegalement

car comme nous lrsquoavons vu la sociologie dans sa version marxiste bien eacutevidemment faisait

concurrence au mateacuterialisme historique pour occuper la place de la laquo production de lrsquoimage de la

reacutealiteacute raquo Il est donc clair que la stabilisation du lieu de production de cette image ou si lrsquoon veut

la neacutecessiteacute de recouvrir le paradoxe de base exigeait non seulement que soient eacutecarteacutes les

mediums de production drsquoimages alternatives mais eacutegalement que soit proscrite toute ambiguumliteacute

de la repreacutesentation laquo officielle raquo Ainsi il nrsquoest pas eacutetonnant que le mateacuterialisme historique ne

puisse pas toleacuterer la sociologie mecircme dans sa version marxiste Lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste

a eacuteteacute complegravetement liquideacutee par la theacuteorie mateacuterialiste de lrsquohistoire (Istmat) alors que lrsquousage du

syntagme laquo sociologie marxiste raquo est devenu inconcevable A partir de la fin des anneacutees 30 la

sociologie a eacuteteacute doucement cantonneacutee agrave la rubrique de la science bourgeoise

Pourtant comme on lrsquoa deacutejagrave indiqueacute la laquo sociologie raquo nrsquoa pas eacuteteacute complegravetement eacutelimineacutee et

bannie du vocabulaire sovieacutetique comme cela a eacuteteacute le cas avec drsquoautres termes tels que la

laquo pheacutenomeacutenologie raquo ou lrsquolaquo inconscient raquo Deacutesormais par sociologie on deacutesignait toute theacuteorie

104 Cf Gunther TEUBNER Vefassungsfragmente Gesellschaftlicher Konstitutionalismus in der

Globalisierung Suhrkamp Berlin 2012 pp 41-44 105 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26

74

sociale qui eacutetait autre que le mateacuterialisme historique106 Dans les anneacutees 40 on voit se former un

certain style voire genre107 de la critique mais eacutegalement une maniegravere drsquoexposition des theacuteories

sociales bourgeoises

En effet la neutralisation de toute repreacutesentation alternative de la socieacuteteacute neacutecessitait une

certaine strateacutegie dans lrsquoexposition de telles repreacutesentations afin drsquoeacutecarter celles-ci sans entrer en

dialogue avec elles Un moyen sucircr pour discerner les lois de ce laquo genre critique raquo et pour voir en

quoi consistait la critique de conceptions sociologiques deacuteveloppeacutee dans les anneacutees 40-50 serait

drsquoen voir des exemples donneacutes par le dictionnaire philosophique eacutediteacute en 1955 agrave Moscou108

Celui-ci peut ecirctre consideacutereacute comme la source la mieux controcircleacutee et donc la plus essentielle du

marxisme-leacuteninisme non pas pour ses principes (pour ceux-ci il vaudrait mieux faire reacutefeacuterence

directement aux textes par lesquels ils ont eacuteteacute codifieacutes et en premier lieu agrave lrsquoHistoire du Parti

Communiste Bolchevique de lURSS109 de Staline) mais dans la mesure ougrave on les y voit

appliqueacutes agrave un grand nombre de probleacutematiques y compris agrave la sociologie bourgeoise Lrsquoexamen

de ces articles laisse donc constater que la laquo sociologie bourgeoise raquo eacutetait conccedilue en exacte

inversion de la deacutefinition du mateacuterialisme historique comme une pseudoscience laquo des lois du

deacuteveloppement de la socieacuteteacute raquo qui regroupait des theacuteories diverses comme celles de Comte

Durkheim Spencer Nietzsche Darwin Malthus Les expositions de toutes ces conceptions sont

tailleacutees selon un seul et mecircme patron et cette uniformisation concerne non seulement la forme de

leur description mais aussi la critique qui leur est adresseacutee Les principes drsquoexposition sont

puiseacutes de deux auteurs canoniques en matiegravere de critique de la sociologie bourgeoise Leacutenine

106 On peut observer ce mecircme deacuteveloppement du terme laquo sociologie raquo dans un autre domaine liminal agrave la sociologie Lrsquoexemple en est le livre de Rosalia Chor qui srsquointitule Langue et Socieacuteteacute publieacute en 1926 Il srsquoagit drsquoun manuel qui a introduit dans lrsquoespace sovieacutetique ce que lrsquoauteur appelle la laquo sociologie du langage raquo ou encore la laquo theacuteorie sociale du langage raquo Comme le commentateur contemporain le plus renommeacute de la linguistique sovieacutetique Vladimir Alpatov souligne lrsquoeacutetiquette de laquo sociologie de la langue raquo srsquoeacutetait pour longtemps eacutetablie dans la science sovieacutetique La viabiliteacute de cette expression srsquoexplique par le fait que laquo lrsquoeacutecole sociologique de la linguistique raquo dont parle le livre de Chor regroupait des chercheurs exclusivement laquo bourgeois raquo principalement franccedilais mais eacutegalement ameacutericains et allemands comme Saussure Meillet Bally Sapir Marty etc On voudrait enfin faire remarquer que Chor avait mobiliseacute les travaux de ces chercheurs pour laquo deacutevoiler le moment social du langage de la langue raquo et eacutecrire un manuel de ce qui en 1926 au moment de la publication du livre nrsquoeacutetait pas encore eacutetabli comme une discipline nouvelle - la sociolinguistique (ШОР Розалия Осиповна Язык и общество Либроком Москва 2010 Владимир АЛПАТОВ laquoРозалия Осиповна Шор и ее книгаraquo in Р О Шор Язык и общество Либроком Москва 2010 p VII)

107 Cf Г С БАТЫГИН laquo Институционализация российской социологии преемственность научной традиции и современные изменения raquo in Op cit p 21

108 М М РОЗЕНТАЛЬ П Ф ЮДИН (eacuteds) Краткий философский словарь Издательство политической литературы Москва 1955

109 Иосиф Виссарионович СТАЛИН История всесоюзной коммунистической партии (большевиков) Краткий курс Издательство ЦК ВКП(б) laquoПравдаraquo 1938

75

(Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates) et

Plekhanov (Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire)110 On doit y rajouter eacutevidemment Marx et

Engels qui de leur cocircteacute sont les auteurs de la seule veacuteritable science des lois du deacuteveloppement

de la socieacuteteacute donc du mateacuterialisme historique et qui deacutemontrent la fausseteacute des autres tentatives

theacuteoriques et rendent possible leur qualification de pseudoscience Deux critegraveres sont repris de

Plekhanov Drsquoabord crsquoest le principe du facteur Lrsquoexposition de nrsquoimporte quelle theacuteorie se base

sur le facteur deacutecisif dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute qursquoelle propose (par exemple pour

Spencer le deacuteveloppement de la socieacuteteacute serait soumis aux lois biologiques pour le social-

darwinisme ndash agrave la lutte pour la vie pour Nietzsche ndash au principe volontariste pour Montesquieu

ndash au milieu geacuteographique etc) Il est possible qursquoune theacuteorie combine plusieurs facteurs Dans

ce cas il srsquoagit drsquoeacuteclecticisme Le seul facteur vrai est bien eacutevidemment celui proposeacute par Marx

et Engels cest-agrave-dire le laquo mode de production des biens mateacuteriels raquo Il faut dire que le facteur est

le seul point par lequel les descriptions des diffeacuterentes theacuteories se distinguent lrsquoune de lrsquoautre car

le reste du texte des articles est rempli par des formules conventionnelles tout agrave fait deacutenueacutees de

speacutecificiteacute Le deuxiegraveme critegravere repris de Plekhanov crsquoest le rocircle que telle ou telle theacuteorie

attribue agrave lrsquoindividu dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute Toutes les theacuteories de la sociologie

bourgeoise sont taxeacutees drsquoune laquo meacutethode subjective raquo qui preacutesente lrsquohistoire comme laquo un reacutesultat

de lrsquoactiviteacute arbitraire des personnaliteacutes eacuteminentes raquo alors que la masse populaire nrsquoest qursquoune

110 Georgij Valentinovic Plekhanov devenu pour le marxisme-leacuteninisme lrsquoauteur incontournable quand il

srsquoagissait de la critique de la sociologie bourgeoise et surtout de lrsquoaspect subjectiviste de celle-ci eacutetait pourtant une figure ambivalente pour les soviets Il repreacutesente la premiegravere geacuteneacuteration des marxistes russes et lrsquoon lui portait donc beaucoup drsquoestime pour ce qursquoil avait fait pour populariser le marxisme en Russie La biographie canonique de Plekhanov comprenait trois phases populiste proprement marxiste et laquo mencheviste raquo Il a eacuteteacute taxeacute du menchevisme car en 1903 il a diffeacutereacute de lrsquoorientation reacutevolutionnaire de Leacutenine et preacutefeacutereacute occuper une position reacuteformiste Pourtant sa contribution laquo agrave la lutte des travailleurs raquo dans la phase laquo marxiste raquo de sa vie le rendait recevable pour lrsquoideacuteologie officielle et les ouvrages eacutecrits durant cette peacuteriode (1883-1903) eacutetaient reconnus comme classiques y compris lrsquoessai intituleacute laquo Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire raquo ougrave il expose des consideacuterations au sujet du rocircle que lrsquoindividu peut jouer dans la vie sociale ainsi que dans le deacuteploiement des deacuteveloppements historiques Autrement dit il pose la question de savoir dans quelle mesure les individus font lrsquohistoire Il poleacutemique agrave la fois avec des historicistes qui expliquent le cours de lrsquohistoire par les actions deacutelibeacutereacutees ou les laquo passions raquo des figures eacuteminentes et avec ceux qui nrsquoy voient que des laquo raisons geacuteneacuterales raquo et des laquo lois du mouvement historique raquo neacutegligeant le facteur individuel Cette opposition Plekhanov la pose comme une antinomie entre la perspective qui envisage lrsquohistoire exclusivement comme une seacutequence de faits hasardeux et celle dans laquelle les eacuteveacutenements nrsquoont pas mecircme de traits individuels car ils sont entiegraverement deacutetermineacutes par des raisons geacuteneacuterales (Bossuet et la providence divine) Le mateacuterialisme historique selon lui est contraire tant au fatalisme qursquoau volontarisme Les individus deacutetiennent une puissance drsquoaction mais leurs actions ne sont pas arbitraires Pleacutekhanov garde lrsquoideacutee des figures eacuteminentes mais les deacutefinit comme ceux qui comprennent plus vite que drsquoautres lrsquoeacutetat des choses actuelles et sont capables de les saisir pour acceacuteleacuterer le procegraves historique (Cf Георгий Валентинович ПЛЕХАНОВ laquoК вопросу о роли личности в историиraquo in Избранные философские произведения т 2 Государственное издательство политической литературы Москва 1956)

76

laquo foule raquo chaotique incapable drsquoaction Ne pouvant pas jouer le rocircle deacutecisif dans lrsquohistoire la

foule a besoin drsquoun laquo individu heacuteroiumlque raquo qui lrsquoorganisera en lui confeacuterant une coheacuterence et

lrsquoentraicircnera dans la lutte Quant aux critegraveres repris de Leacutenine lrsquoun drsquoeux est lrsquoideacutee de scientificiteacute

lieacutee au principe de la connaissabiliteacute des lois objectives du deacuteveloppement de la socieacuteteacute Ce

principe se conjugue bien avec le deuxiegraveme critegravere plekhanovien si lrsquoon assume une meacutethode

subjectiviste et fait deacutependre lrsquohistoire des deacutecisions individuelles qui ne relegravevent pas de lois

objectives mais de lrsquoarbitraire de la deacutecision individuelle alors il faut admettre que lrsquohistoire nrsquoa

pas de lois et drsquoobjectiviteacute et qursquoelle nrsquoest qursquoun ramassis chaotique drsquoeacuteveacutenements fortuits A

part cela les critegraveres qui ont eacuteteacute repris de Leacutenine sont plus geacuteneacuteraux en comparaison du critegravere

pleacutekhanovinien de facteur (qui est speacutecifique pour chaque theacuteorie) car ils permettent de grouper

les conceptions dans des cateacutegories meacutethodiques Ainsi par exemple la theacuteorie drsquoeacutequilibre (sous

laquelle tombent Spencer Boukharine le social-darwinisme le malthusianisme etc) ou la

theacuteorie organique de la socieacuteteacute (Spencer le social-darwinisme le malthusianisme le racisme) la

theacuteorie du retour cyclique de lrsquohistoire (Vico Nietzsche Spengler)

Le chercheur ameacutericain Vladimir C Nahirny dans son article laquo Soviet criticism of Western

sociology raquo111 dateacute de 1958 a des mots durs pour caracteacuteriser ce laquo genre de critique raquo de la

sociologie bourgeoise Notre analyse ne fait que confirmer la veacuteraciteacute de ses conclusions

laquo They estimate the scientific value of any sociological work by means of a few ideological

dicta and as befits all the radically oriented polemicists the Soviet critics aim at the total destruction

of opponents One would search in vain therefore in their writings for a logical analysis of

sociological concepts or for a factual critique of hypotheses [hellip] The above appraisal of Western

sociology serves as a basis for apocalyptic predictions of its imminent crisis and disintegration The

existence of diverse sociological schools of different interpretations of social phenomena and of the

absence of unanimity - these are the important symptoms of the approaching doom For as one of

them argues there is only one truth whereas by distorting the facts one can furnish many lies

[hellip] hellipthe only true scientific theory [is] historical materialism [hellip] Needless to say the Soviet

version of historical materialism is neither a research technique nor for that matter a growing

body of a substantive theory It comprises a painfully corrupted scheme of stock Marxist categories

the mode of production and productive relations basis and superstructure and a few dogmatic

111 Vladimir C NAHIRNY laquo Soviet criticism of Western sociology raquo in The American catholic sociological

review Vol 19 3 Oxford University Press 1958

77

formulas such as social existence determines social consciousness [hellip]hellipan allegedly valid

methodology has been turned into a series of ossified generalities and the scope of Soviet sociology

narrowed down to the most speculative questions concerned with the evolution of society [hellip]

There is no doubt that the Soviet critics of bourgeois sociology belong to this group of scientists In

an atmosphere of free academic discourse most of them would be relegated to superfluous semi-

intellectuals trained in unmasking and debunking but unfit for any creative and constructive

scientific work raquo112

Dans ce mecircme article on trouve pourtant la remarque suivante qui agrave notre avis demanderait

une correction et preacutecision et qui nous ramegravene agrave la question de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo

laquo In the array of ritualistically adhered-to and unsparingly used classificator terms is

bourgeois of course Whenever the Soviet authors refer to Western sociologists and social

scientists in general they invariably add the epithet bourgeois implying that there is some other

non-bourgeois sociology and that Western social scientists have been turned into servants of the

reactionary bourgeoisie raquo113

Comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer le binarisme sociologie bourgeoisesociologie

marxiste qursquoon trouve chez Boukharine et Megrelidzeacute a eacuteteacute finalement deacutefait et la sociologie a

eacuteteacute entiegraverement placeacutee du cocircteacute de la sociologie bourgeoise Contrairement agrave ce que suppose

lrsquoauteur donc nous ne pensons pas que lrsquousage obsessionnel du qualificatif laquo bourgeois raquo devant

toute occurrence du mot laquo sociologie raquo veuille suggeacuterer une certaine sociologie non-bourgeoise

car celle-ci est en principe impossible Lrsquoinsistance sur cet adjectif srsquoinscrit assez organiquement

dans le style combatif propre agrave la litteacuterature sovieacutetique et nrsquoest qursquoune hyperbole quoique

normaliseacutee ainsi que le signe drsquoune attitude de vigilance

On peut pourtant parler drsquoune autre opposition binaire dans laquelle le terme laquo sociologie raquo

srsquoest trouveacute intriqueacute Ici il faut rappeler les remarques que Leacutenine avait faites sur les marges du

livre de Boukharine concernant sa preacutefeacuterence pour une utilisation des termes russes au lieu de

leurs eacutequivalents latiniseacutes Drsquoun cocircteacute la sociologie a eacuteteacute opposeacutee au mateacuterialisme historique du

point de vue theacuteorique et de lrsquoautre cocircteacute du point de vue lexical le mateacuterialisme historique a

112 Ibid p 242 et suiv 113 Ibid p 240

78

refuseacute drsquointeacutegrer dans son usage les mots agrave racine latine Ainsi pour laquo socieacuteteacute raquo on avait eacutetabli le

terme laquo obchtchestvo raquo (substantif) ainsi que ses deacuteriveacutees comme par exemple

laquo obchtchestvennyj raquo (adjectif) etc114 Cela a encore plus marqueacute et augmenteacute la distance entre

les deux approches Dans le mecircme temps la pureteacute du mateacuterialisme historique et sa seacuteparation de

toute perversion bourgeoise a eacuteteacute proteacutegeacute deacutejagrave au niveau de la perception languagiegravere

Le livre de Megrelidzeacute qui est assez ambigu tant par son titre (hellipla sociologie de la

penseacutee) que par ses usages lexicaux a sauteacute cette peacuteriode de lrsquohistoire sovieacutetique Il nrsquoest paru

qursquoen 1965 agrave un moment ougrave le terme laquo sociologie raquo avait commenceacute agrave regagner une certaine

autoriteacute acadeacutemique Cela a eacuteteacute ducirc au renouveau de la sociologie en Union Sovieacutetique En

revanche ce renouveau est passeacute non pas par la reacuteception de theacuteories sociales ou encore moins

par un travail theacuteorique alternatif au mateacuterialisme historique mais par ce qursquoon appelait la

laquo recherche sociologique concregravete raquo Le mateacuterialisme historique et la sociologie se sont trouveacutes

dans une relation qui deacutesormais nrsquoeacutetait ni de concurrence ni drsquoabsorption mais drsquoune reacutepartition

des domaines le premier se chargeait de donner un cadre geacuteneacuteral agrave lrsquoensemble des sciences

humaines en eacutetant leur philosophie inteacutegrative alors que la tacircche qui revenait agrave la sociologie

consistait en une investigation empirique de la structure sociale La doctrine sovieacutetique dans sa

forme stalinienne du marxisme-leacuteninisme qui eacutetait appeleacutee drsquoun cocircteacute agrave garantir une stabiliteacute

ideacuteologique par la production drsquoune perspective theacuteorique ainsi que celle de lrsquoopinion publique

favorable au procegraves de modernisation et de lrsquoautre cocircteacute agrave reacuteveacuteler les fondements

drsquoincompatibiliteacute entre la socieacuteteacute communiste et la socieacuteteacute bourgeoise a eacuteteacute reconnue comme

dogmatique et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute du moment Crsquoest donc apregraves la deacutenonciation du culte de la

personnaliteacute que les recherches sur les questions sociales ont pu deacutebuter en Union Sovieacutetique La

sociologie a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteleacutement indispensable agrave lrsquoingeacutenierie sociale ce qui a depuis

les anneacutees 50 affranchi le terme laquo sociologie raquo de sa connotation neacutegative Le nouvel de ce terme

a eacuteteacute introduite par Nemtchinov un eacuteconomiste et statisticien qui en 1955 a publieacute lrsquoarticle laquo La

sociologie et la statistique raquo qui comme il nrsquoest pas difficile de deviner insistait sur lrsquoimportance

des recherches quantitatives sur la socieacuteteacute qui pouvaient faciliter la planification de la socieacuteteacute

socialiste La premiegravere recherche effectueacutee en Union Sovieacutetique deux ans plus tard par exemple

114 On observe le mecircme deacuteveloppement en langue geacuteorgienne aussi ougrave il srsquoagissait drsquoutiliser le mot

laquo sazogadoeba raquo laquo sazogadoebrivi raquo qui tout comme son eacutequivalent russe est baseacute sur le mot laquo geacuteneacuteral raquo ou laquo universel raquo

79

concernait les changements du niveau drsquoeacuteducation des travailleurs de quelques usines dans lrsquoune

des reacutegions du pays En 1960 a eacuteteacute fondeacute lrsquoinstitut de la recherche sur lrsquoopinion publique115

Le livre de Megrelidzeacute nrsquoavait pourtant rien en commun avec une telle sociologie empirique

et de telles recherches concregravetes Le projet de Megrelidzeacute par ses lecteurs sovieacutetiques nrsquoa pas

eacuteteacute situeacute dans le contexte sovieacutetique des anneacutees 30 ni mis en relation immeacutediate avec le

renouveau de la sociologie Comme il eacutetait donc difficile de lui trouver un contexte familier les

lecteurs ont eu tendance agrave le consideacuterer comme anticipateur de certains deacuteveloppements Son

livre a eacuteteacute perccedilu comme un ouvrage extrecircmement frais et original proposant une approche

macroscopique tout en se deacutemarquant du mateacuterialisme historique dogmatique

Staline theacuteorie et pratique dans les sciences

Outre les psychologues sovieacutetiques qui ont eacuteteacute effaceacutes du livre de Megrelidzeacute car la

lumiegravere critique agrave laquelle ils y eacutetaient mis nrsquoeacutetait pas acceptable dans la conjoncture acadeacutemique

sovieacutetique du deacutebut des anneacutees 1960 ce sont les reacutefeacuterences agrave Staline qui avec celles agrave Nikolas

Marr ont eacuteteacute soumises agrave une eacutelimination systeacutematique Or si dans le cas des psychologues

crsquoeacutetait lrsquoattitude critique adopteacutee par lrsquoauteur qui posait problegraveme dans le cas de Staline crsquoest la

tonaliteacute excessivement laudative dont sont coloreacutes les passages consacreacutes agrave ce dernier qui eacutetait

devenue inacceptable Ici nous nous contredirons tout de suite et remarquerons que dans les

anneacutees 1960 le procegraves de deacutestalinisation qui comme on a deacutejagrave noteacute avait deacutebuteacute en 1956 par le

discours secret de Khrouchtchev deacutenonccedilant le culte de personnaliteacute eacutetait deacutejagrave bien avanceacute et tregraves

probablement agrave ce moment toute mention de Staline aurait eacuteteacute agrave eacuteviter car il ne comptait plus

parmi les classiques du marxisme-leacuteninisme116 Staline comme lrsquoeacuteleacutement qui tombe sous le coup

115 Cf David LANE laquo Ideology and sociology in the U S S R raquo in The Britisch journal of sociology Vol

21 1 (March 1970) 116A partir de la parution de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline la doctrine reacutevolutionnaire marxiste-

leacuteniniste acquiert un statut ideacuteologique neacutecessaire Deacutesormais le leacuteninisme est compris comme le synonyme du stalinisme et les œuvres de Staline srsquoaffirment comme le deacuteveloppement ulteacuterieur de la theacuteorie de Marx-Engels-Leacutenine ce que se traduit en un laquo marxisme-leacuteninisme-stalinisme raquo Mais suite au XX congregraves de 1956 et agrave lrsquointervention de Khrouchtchev et a fortiori apregraves le XXII Congres ougrave la question de la laquo deacutestalinisation raquo a eacuteteacute theacuteoriseacutee le marxisme-leacuteninisme a commenceacute agrave ecirctre repreacutesenteacute dans son opposition agrave Staline Cf LABICA Georges laquo Marxisme-leacuteninisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 716

80

de la censure au moment ougrave lrsquoeacutedition de 1965 est en preacuteparation nrsquoest donc pas prometteur

comme entreacutee dans lrsquoanalyse de la censure objective car il preacutesente un cas trop eacutevident et banal

En revanche son importance est peu neacutegligeable pour un autre aspect de la censure notamment

pour celui que nous avons articuleacute comme lrsquoautocensure positive Evidemment tout ce qui relegraveve

de lrsquoautocensure appartient agrave une sphegravere hypotheacutetique Pourtant sa forme positive se laisse saisir

plus facilement que sa forme neacutegative car elle peut ecirctre analyseacutee agrave travers une prise en compte

de lrsquoensemble du texte alors que la forme neacutegative eacutechappe agrave toute fixation exteacuterieure et nrsquoest

qursquoune absence une imperceptibiliteacute deacutelibeacutereacutee

Tout drsquoabord nous devrions porter notre attention sur le mode drsquoinsertion assez particulier

des passages consacreacutes agrave Staline qui se caracteacuterisent par une forte coloration eacutemotionnelle

Lrsquointerruption qursquoils introduisent dans le texte est en effet impressionnante et le lecteur ressent le

superflu et lrsquoartificialiteacute qursquoils apportent dans le corps du texte En geacuteneacuteral lrsquoeacutecriture de

Megrelidzeacute est soutenue dans un style acadeacutemique qui se deacutemarque par une remarquable

simpliciteacute et clarteacute La simpliciteacute du style nrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere aux textes des eacutecrivains marxistes

sovieacutetiques qui souvent eacutecrivaient des monographies entiegraveres pour les proleacutetaires (tout comme

plus tard Louis Althusser essayera drsquoen faire autant) et posaient une exposition facilement

accessible drsquoideacutees complexes comme leur objectif majeur Cela se faisait dans le but de rendre

leurs lecteurs proleacutetaires laquo politiquement conscients raquo de les eacuteduquer et de les motiver agrave la

construction du socialisme A cela est lieacute lrsquoesprit combatif et accusateur qui sature une grande

partie de la litteacuterature de lrsquoeacutepoque faisant fort usage des diverses techniques rheacutetoriques et qui

en revanche est totalement absent du livre de Megrelidzeacute car le public cibleacute par celui-ci ou

pour utiliser une notion seacutemiologique son lecteur modegravele eacutetaient les speacutecialistes les collegravegues

les camarades du cercle acadeacutemique Crsquoest dans ce contexte que les passages ougrave Megrelidzeacute

parle de Staline ressortent spectaculairement du reste de texte Voici quelques citations extraites

des deux premiers passages dans lesquels Megrelidzeacute commente les divers discours prononceacutes

par Staline Elles regardent respectivement le discours de Staline ougrave il propose la fameuse

devise laquo les cadres deacutecident de tout raquo et celui qui a eacuteteacute consacreacute au mouvement nouvellement

eacutemergeacute des stakhanovistes Enfin nous proposons un passage laudatif des chefs socialistes

Staline et Leacutenine ougrave Megrelidzeacute recourt agrave la figure de style de reacutepeacutetition (laquo le nom de raquo)

Comme effet le lecteur se sent subitement deacutepayseacute et croit assister agrave un discours prononceacute pour

encourager une foule plutocirct que de lire le livre qursquoil lisait encore il y a quelques instants

81

laquo Ces mots du grand architecte de la socieacuteteacute socialiste qui font preuve drsquoune attitude pleine de

sollicitude envers la personnaliteacute ont retenti pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire mondiale de

lrsquohumaniteacute raquo117

laquo Ces mots acquiegraverent une encore plus grande signification si on pense qursquoils appartiennent agrave un

homme qui gracircce agrave son infatigable travail de 40 ans a concentreacute en soi la sagesse et lrsquoexpeacuterience de

la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le mouvement mondial international et agrave

la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que pratique en construction de la nouvelle

histoire humaine raquo118

laquo Le charme lrsquoautoriteacute colossale et la puissance des chefs geacuteniaux du proleacutetariat consiste en ceci

qursquoils incarnent les ideacutees eacuteternelles et les grands inteacuterecircts de toute lrsquohumaniteacute progressive Crsquoest

gracircce agrave cela que le nom de Leacutenine et le nom de Staline sont devenus le drapeau de victoire des

travailleurs du monde entier raquo119

Cette observation eacuteleacutementaire sur un simple aspect formel du texte suffit pour suggeacuterer que

lrsquoon a agrave faire avec des passages obligeacutes qui ne relegravevent pas de la penseacutee de Megrelidzeacute Ici il

srsquoagira donc pour nous de mettre cette suggestion agrave lrsquoeacutepreuve et de voir quelle est la connexion

entre ces passages et les propos theacuteoriques de Megrelidzeacute Cela agrave son tour nous permettra de

saisir la continuiteacute ou la discontinuiteacute entre ses propos et les impeacuteratifs ideacuteologiques de lrsquoeacutepoque

Ce que les passages consacreacutes agrave Staline pas freacutequents mais disseacutemineacutes tout au long de

lrsquoœuvre ont en commun crsquoest la probleacutematique du rapport de la theacuteorie agrave la pratique Mecircme en

se bornant seulement aux exemples que nous venons de citer une multipliciteacute drsquoentreacutees agrave cette

probleacutematique se laisse deacutevoiler Voyons comment la question du rapport entre la theacuteorie et la

pratique est lieacutee agrave celle de la technique

La deuxiegraveme des trois citations que nous venons de donner est lieacutee chez Megrelidzeacute agrave

lrsquoeacutelaboration de la question de la technique qui est un moment particulier de la question plus

geacuteneacuterale de la reacutealisation de lrsquoideacutee Megrelidzeacute srsquoappuie sur le principe suivant qui est une

117 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 116 118 Ibid p 453 119 Ibid p 341

82

reprise leacuteniniste du propos heacutegeacutelien lrsquohomme se dirige vers la veacuteriteacute et vers lrsquoideacutee agrave travers son

activiteacute pratique agrave finaliteacute120 En effet plus bas Megrelidzeacute cite une note de Leacutenine que celui-ci

avait eacutecrit en marge de lrsquoEnzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse de

Hegel et notamment relativement agrave la phrase suivante de la section sect 213 laquo Die Idee ist die

Wahrheit denn die Wahrheit ist dies daszlig die Objektivitaumlt dem Begriffe entspricht raquo121 Leacutenine

commente laquo La vie geacutenegravere le cerveau Dans le cerveau humain se reflegravete122 la nature Crsquoest en

veacuterifiant et en appliquant dans sa pratique et sa technique la justesse de ces reflets que lrsquohomme

atteint la veacuteriteacute objective raquo123 Crsquoest ici justement que prend forme lrsquoun des principes

fondamentaux de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique qui eacutevidemment se voulait comme lrsquoinconditionnel

alternatif agrave toute eacutepisteacutemologie ideacutealiste Selon ce principe la pratique ainsi que la technique

sont le fondement de la connaissance et le critegravere de la veacuteriteacute La connaissance de la nature

srsquoexprime donc dans son utiliteacute pratique Comme le dit Engels ce type de mise en rapport de la

theacuteorie agrave la pratique est une maniegravere proprement mateacuterialiste de poser la question fondamentale

de toute philosophie notamment celle du rapport de la penseacutee agrave lrsquoecirctre Cette approche exprimeacutee

dans un commentaire que Leacutenine consacre agrave Hegel avait de fait comme intermeacutediaire les propos

avanceacutes par Engels dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique

que celui-ci avait conccedilu comme une preacutecision des propos que Marx et lui-mecircme avaient deacutejagrave

commenceacutes agrave exposer dans la Preacuteface agrave la Contribution agrave la critique de lrsquoeacuteconomie politique de

1859 et ougrave ils envisageaient de laquo reacutegler leur comptes avec [leur] conscience philosophique

drsquoautrefois raquo et de deacutecortiquer lrsquoantagonisme qursquoils voyaient entre la position qui eacutetait la leur et

celle de la philosophie allemande qursquoils qualifiaient drsquoideacuteologique

120 Par laquo agrave finaliteacute raquo nous traduisons le mot russe laquo целесообразный raquo Drsquoun point de vue puriste sur la

seacutemantique on devrait faire remarquer que la signification litteacuteraire de cet adjectif est la qualiteacute drsquoecirctre laquo conforme agrave une finaliteacute raquo Mais ce mot est utiliseacute pour souligner le fait que lrsquoactiviteacute ou le comportement est ce qui a bien une finaliteacute qursquoelle est laquo agrave finaliteacute raquo Crsquoest un terme assez important dans la philosophie sovieacutetique et il est eacutetrange qursquoaucune suggestion pour son eacutequivalent franccedilais ne soit trouvable dans BOCHENSKI J M (eacuted) Russian philosophical terminology D Reidel Publishing Company Dordrecht 1964 pp 66-67 Il faudrait aussi faire remarquer que beaucoup de termes philosophiques en langue russe ont eacuteteacute eacutetablis sous forme de calques lexicaux Il en est ainsi du terme laquo целесообразность raquo aussi qui est la traduction litteacuterale du composite allemand laquo Zweckmaumlszligigkeit raquo

121 HEGEL G F W Enzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse Bd 8 Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1970 p 368

122 La theacuteorie du reflet a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par Leacutenine comme la base de la theacuteorie de connaissance dialectico-mateacuterialiste

123 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Полное собрание сочинений т 29 Издательство политической литературы Москва 1973 p 183

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Pour Engels dans cet ouvrage il srsquoagit de reacutecuser lrsquoaspect systeacutematique de la philosophie de

Hegel qui implique une clocircture du procegraves historique ce qui est la source de son caractegravere

conservateur et en revanche de mettre en avant son aspect meacutethodologique cest-agrave-dire la

dialectique qui permet drsquoouvrir un horizon infini aux jeux des contradictions De lagrave deacutecoulent

deux points sur lesquels Leacutenine insistera et qursquoil eacutelegravevera au niveau des principes qui imbiberont

toute la philosophie sovieacutetique Premiegraverement si lrsquoon veut garder la dialectique en rejetant la

systeacutematiciteacute qui entraine neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune finaliteacute on ne peut que remettre la

dialectique sur une base mateacuterialiste cest-agrave-dire rattacher la connaissance agrave la pratique en

confeacuterant agrave celle-ci le rocircle du critegravere de veacuteriteacute dans le sens que nous venons drsquoindiquer et cela au

lieu drsquoenvisager la veacuteriteacute comme la correspondance de lrsquoecirctre agrave une ideacutee ou agrave une totaliteacute

intellectuellement constructible au preacutealable Cela implique en mecircme temps le deuxiegraveme point

selon lequel la connaissance devient un procegraves drsquoapproximation infini car drsquoun cocircteacute lrsquoideacutee de la

finaliteacute meacutetaphysique est eacutevacueacutee et de lrsquoautre cocircteacute la pratique est consideacutereacutee comme une

source permanente drsquoobjectifs toujours nouveaux On voudrait ici ouvrir une parenthegravese pour

faire une preacutecision sur ces deux points qui pourraient sembler aller agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee du

communisme que lrsquoon aurait du mal agrave ne pas qualifier comme la fin dans la penseacutee marxiste En

effet la reacutevolution nrsquoest-elle pas le tournant qui devrait marquer la fin des contradictions

Leacutenine fait une claire distinction entre la contradiction et lrsquoantagonisme124 Lrsquoantagonisme nrsquoest

qursquoun type de contradiction caracteacuteristique de lrsquoopposition existant entre les classes dans la

socieacuteteacute capitaliste Cet antagonisme sera dissolu par la reacutevolution abolissant la proprieacuteteacute priveacutee

qui est la condition drsquoarticulation des classes celles-ci diffeacuterant lrsquoune de lrsquoautre dans la mesure

124 La distinction leacuteninienne entre la contradiction et lrsquoantagonisme pourrait ecirctre comprise comme le

deacuteplacement drsquoune autre distinction entre lrsquoopposition et la contradiction telle qursquoelle est expliqueacutee par Marx dans ses Manuscrits de 1844 Ici faisant recours au langage conceptuel heacutegeacutelien (mecircme si on y lit lsquoindifferenterrsquo au lieu de lsquogleichguumlltigerrsquo) Marx deacutefinit lrsquoopposition comme une relation drsquoexclusion entre des termes encore indiffeacuterents Lrsquoopposition se transforme en une contradiction seulement lagrave ougrave la compreacutehension est acquise de la condition de cette opposition La compreacutehension des raisons structurelles de lrsquoopposition non seulement deacutevoile lrsquoessence de la relation et donc son caractegravere contradictoire mais rend possible sa solution laquo Mais lopposition entre la non-proprieacuteteacute et la proprieacuteteacute est une opposition encore indiffeacuterente qui nest pas saisie dans sa relation active dans son rapport interne qui nest pas encore saisie comme contradiction tant quelle nest pas comprise comme lopposition du travail et du capital Mecircme sans le mouvement deacuteveloppeacute de la proprieacuteteacute priveacutee dans la Rome antique en Turquie etc cette opposition peut sexprimer sous la premiegravere forme Ainsi elle napparaicirct pas encore comme poseacutee par la proprieacuteteacute priveacutee elle-mecircme Mais le travail essence subjective de la proprieacuteteacute priveacutee comme exclusion de la proprieacuteteacute et le capital le travail objectif comme exclusion du travail cest la proprieacuteteacute priveacutee forme de cette opposition pousseacutee jusquagrave la contradiction donc forme eacutenergique qui pousse agrave la solution de cette contradiction raquo Karl MARX Oumlkonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844 Werke Bd 40 Dietz Verlag Berlin 1968 p 533

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ougrave elles participent agrave la proprieacuteteacute priveacutee agrave travers des reacutegimes diffeacuterents et suite agrave cette

asymeacutetrie produisent une dynamique de lutte Quant aux contradictions elles survivront agrave la fin

des antagonismes125 laquo Lrsquoantagonisme et les contradictions ne sont pas la mecircme chose Le

premier disparaicirctra alors que les deuxiegravemes demeureront sous le socialisme raquo126 Sans insister

sur les implications proprement politiques de ce point (sur la diffeacuterence entre le socialisme et le

communisme etc) nous voudrions attirer lrsquoattention sur son aspect eacutepisteacutemologique et

notamment sur le fait que Leacutenine en radicalisant comme il lrsquoaffirme les propos drsquoEngels

confegravere agrave la dialectique le caractegravere de la loi de la connaissance et il lrsquoenvisage en mecircme temps

comme la loi objective du monde127 Donc la veacuteriteacute est relativiseacutee mais non pas la dialectique

qui nrsquoest plus une meacutethode comme crsquoest le cas chez Engels mais la loi du monde objectif128

Leacutenine soustrait ainsi la contradiction agrave lrsquohistoriciteacute et la transforme en une cateacutegorie

eacutepisteacutemologique et ontologique immuable qui fonctionne comme un processus dialectique dans

le rapport entre la theacuteorie et la pratique tout au long de lrsquohistoire de la science Mais en revenant

agrave Engels et agrave la question de la pratique crsquoest la citation suivante tireacutee de Ludwig Feuerbach qui a

eacuteteacute mise en avant par Leacutenine dans son Mateacuterialisme et empiriocriticisme

laquo La reacutefutation la plus frappante de cette lubie philosophique comme dailleurs de toutes les

autres est la pratique notamment lexpeacuterimentation et lindustrie Si nous pouvons prouver la

justesse de notre conception dun pheacutenomegravene naturel en le creacuteant nous-mecircmes en le produisant agrave

laide de ses conditions et qui plus est en le faisant servir agrave nos fins cen est fini de la laquo chose en

soi raquo insaisissable de Kant Les substances chimiques produites dans les organismes veacutegeacutetaux et

animaux restegraverent de telles laquo choses en soi raquo jusquagrave ce que la chimie organique se fucirct mise agrave les

preacuteparer lune apregraves lautre par-lagrave la laquo chose en soi raquo devint une chose pour nous comme par

125 Il srsquoagit des antagonismes en pluriel car si lrsquoantagonisme entre la classe bourgeoise et la classe des

proleacutetaires est lrsquoantagonisme principal Leacutenine parle eacutegalement des antagonismes qui sont des laquo formes primitives des contradictions de classe raquo tels que lrsquoantagonisme religieux culturel national etc Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Пометки и замечания на Брошюре А Паннекука laquo Классовая борьба и нация raquo Рейхенберг 1912 raquo in Ленинский Сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 275

126 Leacutenine eacutecrit cette phrase critique qui deviendra fameuse en marge du livre de Boukharine notamment lagrave ougrave celui-ci qualifie le capitalisme drsquoun systegraveme agrave contradictions (противоречивая система) Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Op cit p 391

127 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 316 128 laquo La dialectique ne se trouve pas dans lrsquoentendement de lrsquohomme mais dans lrsquorsquoideacuteersquo cest-agrave-dire dans la

realiteacute objective raquo Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Op cit 1973 p 181

85

exemple la matiegravere colorante de la garance lalizarine que nous ne faisons plus pousser dans les

champs sous forme de racines de garance mais que nous tirons bien plus simplement et agrave meilleur

marcheacute du goudron de houille raquo129

La meacutethode dialectique heacutegeacutelienne ennoblie agrave la maniegravere mateacuterialiste qui preacutevoit donc drsquoun

cocircteacute la correction de la theacuteorie par lrsquoexpeacuterience et de lrsquoautre cocircteacute la confirmation de la justesse

du savoir ou de la theacuteorie par la capaciteacute de production des effets voulus est censeacutee reacutecuser

lrsquoeacutepisteacutemologie ideacutealiste y compris le transcendantalisme On trouve des propos identiques

eacutegalement dans La dialectique de la nature drsquoEngels

Nous pouvons maintenant preacuteciser la maniegravere dont la probleacutematique du rapport entre la

theacuteorie et la pratique integravegre la question de la technique Voyons encore une note de Leacutenine faite

en marge de lrsquoEnzyklopaumldie de Hegel concernant les sections sectsect 194-212

laquo Les lois du monde exteacuterieur celles de la nature qui se laissent diviser en des lois meacutecanistes

et chimiques (crsquoest tregraves important) sont le fondement de lrsquoactiviteacute agrave finaliteacute de lrsquohomme Lrsquohomme

dans son activiteacute pratique fait face au monde objectif deacutepend de celui-ci deacutefinit son activiteacute en

fonction de celui-ci [hellip]

Si lrsquoon adopte le point de vue de lrsquoactiviteacute pratique (agrave finaliteacute) de lrsquohomme la causaliteacute

meacutecanique (et chimique) du monde (de la nature) est quelque chose drsquoexteacuterieur quelque chose de

secondaire drsquoentrefermeacute (прикрытый) [hellip]

Les fins humaines au premier abord semblent ecirctre eacutetrangegraveres (autres) par rapport agrave la nature

La conscience humaine la science (lsquoder Begriffrsquo) reflegravete lrsquoessence la substance de la nature mais

en mecircme temps cette conscience est exteacuterieure agrave la nature (ce nrsquoest pas drsquoembleacutee et simplement

qursquoelle coiumlncide avec elle)

LA TECHNIQUE MECANISTE ET CHIMIQUE sert aux fins de lrsquohomme dans la mesure ougrave

son caractegravere (essence) consiste agrave ecirctre deacutefini par le biais des conditions exteacuterieures (par les lois de la

nature) raquo130

Lrsquoeacutecart est ducirc au fait que la nature avec la causaliteacute meacutecanique qui lui est propre reste

exteacuterieure agrave lrsquoactiviteacute humaine qui ne peut que srsquoorienter par des fins qui la saturent Lrsquohomme

129 ENGELS Friedrich Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen philosophie Dietz

Verlag Berlin 1983 130 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 169-170

86

par le moyen de son appareil reacuteflectif ne peut srsquoapprocher de la veacuteriteacute des choses de la nature

que partiellement et neacutecessite un medium pour combler cet eacutecart et se donner lrsquoinstrument pour

se poser les fins pertinentes et donner lrsquoessor agrave son activiteacute Crsquoest donc la technique qui elle-

mecircme eacutetant deacutetermineacutee du dehors par les lois de la nature rend possible le deacutepassement du

rapport exteacuterieur et donc indiffeacuterent entre la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine et les lois de la nature

Ainsi la technique est le critegravere de la veacuteriteacute dans la mesure ougrave elle coordonne et ajuste lrsquoun avec

lrsquoautre drsquoun cocircteacute la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine (qui a pour origine la conscience reacutefleacutechissante

et imparfaite) et de lrsquoautre cocircteacute les lois de la nature Cet ajustement est un processus infini

marqueacute par des seacuteries de veacuterifications et de reacutefutations

La technique est donc lrsquointermeacutediaire entre la pratique humaine et lrsquoobjectiviteacute des lois de la

nature La technique elle-mecircme le produit humain permet aux hommes de transformer leur

pratique et de mettre les lois de la nature agrave une eacutepreuve toujours nouvelle Crsquoest la stimulation

circulaire venant de la pratique vers la theacuteorie (le savoir que lrsquoon a de la nature) qui agrave son tour

passe et se concentre drsquoune maniegravere transformative dans la technique qui constitue la relation

dialectique entre la theacuteorie et la pratique Une expression comme laquo lrsquoimpossibiliteacute est

theacuteoriquement attesteacutee raquo (dans un passage drsquoEacuteconomique de la peacuteriode de transition de

Boukharine) provoque lrsquoindignation de Leacutenine qui eacutecrit le commentaire suivant

laquo Lrsquoimpossibiliteacute ne peut ecirctre prouveacutee qursquoen pratique Lrsquoauteur ne pose pas le rapport entre la

theacuteorie et la pratique dans le sens dialectique raquo131

Abordons maintenant la citation (deuxiegraveme dans lrsquoordre) par laquelle Megrelidzeacute commente

le discours de Staline132 prononceacute en 1935 au sujet du mouvement des ouvriers stakhanovistes

qui venait drsquoapparaicirctre Ce discours qui eacutevalue ce que le pheacutenomegravene des stakhanovistes peut

nous apprendre du travail dans le cadre drsquoune socieacuteteacute socialiste sert agrave Megrelidzeacute comme une

illustration du principe leacuteniniste de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute Comme il est bien

connu les stakhanovistes eacutetaient des ouvriers qui dans leur travail deacuteveloppaient une

productiviteacute qui exceacutedait la norme (la premiegravere fois une telle hyper-productiviteacute a eacuteteacute deacutemontreacutee

par le charbonnier Stakhanov et bientocirct apregraves des cas semblables ont pu ecirctre constateacutes dans

drsquoautres branches de lrsquoeacuteconomie chez les miniegraveres les travailleurs en industrie textile les

131 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo

in Ленинский сборник XL Op cit p 395 132 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября

1935 года raquo Сочинения том 14 Издательство laquoПисательraquo Москва 1997

87

fabricants des chaussures les pelletiegraveres etc) Les stakhanovistes eacutetaient reacutecompenseacutes par des

deacutecorations et jouissaient drsquoun droit agrave des repas plus copieux et exquis que le lot du reste des

travailleurs Bien eacutevidemment agrave cette eacutetape lrsquoEtat avait des raisons drsquoordre eacuteconomique ainsi

que politique pour mieux former et stimuler ce mouvement Elles ont eacuteteacute bien reacutesumeacutees par

exemple par Lilly Marcou133 Pour nous crsquoest la signification ideacuteologique de ce pheacutenomegravene qui

est inteacuteressante Dans son discours Staline preacutesente les stakhanovistes comme la preuve que sous

le socialisme le travail atteint une productiviteacute beaucoup plus eacuteleveacutee que celle dont est capable le

systegraveme capitaliste En partant drsquoune supposition marxiste traditionnelle selon laquelle la raison

du remplacement drsquoune formation socio-eacuteconomique par une autre a toujours eacuteteacute le changement

dans la productiviteacute du travail et la croissance de la richesse Staline affirme que les

stakhanovistes sont la preuve que le socialisme sovieacutetique neacutecessairement combattra le

capitalisme dans le reste du monde Par les reacutesultats invraisemblablement eacuteleveacutes de leur travail

les stakhanovistes mettent en marche ce que Staline appelle lrsquoeacutemulation socialiste Cette

eacutemulation a eacuteteacute rendue possible par la technique laquo Lrsquoeacutetape de lrsquoeacutemulation socialiste ougrave nous

sommes ndash le mouvement des stakhanovistes est neacutecessairement lieacute agrave la nouvelle technique Le

mouvement des stakhanovistes serait impensable sans la nouvelle technique suprecircme raquo Les

ouvriers stakhanovistes sont ceux qui ont appris la technique laquo ce sont les gens nouveaux

speacuteciaux raquo laquo Ce mouvement brise les vieilles opinions sur la technique il brise les vieilles

normes techniques raquo Et ici Staline passe agrave la question du rapport entre la pratique et la science

laquo Lrsquoon dit que les donneacutees de la science les donneacutees des guides et les instructions techniques

contredisent les demandes des stakhanovistes de nouvelles normes techniques plus eacuteleveacutees Mais

quelle est la science dont il srsquoagit Les donneacutees de la science ont toujours eacuteteacute veacuterifieacutees par la

pratique et expeacuterience raquo

Les stakhanovistes sont donc ceux qui par leur pratique deacuteplacent les limites du possible

alors que les scientifiques qui posent les limites en fixant laquo les normes techniques raquo sont les

133 laquo La peacutenurie de biens de consommation due au deacuteveloppement prioritaire de lindustrie lourde amegravene le

parti agrave adopter une politique visant agrave garantir un partage des biens proportionnel agrave leffort fait par chacun en vue de lexpansion de leacuteconomie nationale Cest lessence mecircme de la reacutepartition dans la socieacuteteacute stalinienne agrave savoir un eacuteventail de reacutecompensesprimes calculeacutees selon leffort et la contribution individuelle agrave leacutedification du socialisme Dans cette optique les normes de rendement sont baseacutees sur lefficaciteacute et leffort des meilleurs ouvriers et non sur celui des ouvriers moyens Par ce biais on maintient agrave un bas niveau les taux de salaires permettant ainsi dune part une reacuteserve de capital agrave investir dans lindustrie et dautre part une limitation du pouvoir dachat salutaire en raison de la rareteacute des biens de consommation raquo Lilly MARCOU laquo Stakhanovisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 pp 1088-1089

88

reacuteactionnaires qui font reacutesistance au progregraves au mouvement reacutevolutionnaire des stakhanovistes

Pour Staline il srsquoagit donc de convaincre les scientifiques et srsquoil le faut de laquo prendre contre eux

des mesures plus deacutecisives raquo 134

Megrelidzeacute ne va pas dans les deacutetails de ce discours de Staline Il en extrait seulement le

passage relatif agrave la question du rapport entre la pratique et la science et lrsquoinsegravere dans son propre

raisonnement sur le progregraves de la science qursquoil entame agrave partir de la position eacutepisteacutemologique de

Leacutenine Megrelidzeacute continue en donnant des exemples tireacutes de lrsquohistoire de la science ougrave les

scientifiques en mettant des objectifs concrets dans leurs recherches ou expeacuteriences arrivaient agrave

des reacutesultats qursquoils nrsquoavaient pas preacutevus drsquoavance mais qui surgissaient comme les effets

surprenants de la reacutealisation de leurs ideacutees de deacutepart Ainsi il parle de Otto von Guericke qui en

1654 avant Robert Boyle envisageait de prouver lrsquoexistence du vide ndash une ideacutee que la

philosophie de lrsquoeacutepoque avait de la difficulteacute agrave accepter ndash et qui avait agrave la place deacutecouvert la

force de pression et lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoair de Hans Christian Oslashrsted qui ayant en 1820 eacutetabli

lrsquoinfluence du courant eacutelectrique sur une aguille aimanteacutee avait deacutecouvert tout un domaine de

pheacutenomegravenes eacutelectromagneacutetiques et permis plus tard le deacuteveloppement des techniques de radio-

transmission et de radiodiffusion ou encore drsquoAlbert Abraham Michelson et Edward Morley qui

dans leur effort pour trouver la loi de lrsquoaddition des vitesses de la lumiegravere ont eacuteteacute ameneacutes agrave

reacuteviser les principes mecircme de la physique classique concernant le mouvement le temps

lrsquoespace la graviteacute etc Ici Megrelidzeacute revient agrave un point qursquoil avait deacuteveloppeacute un peu plus haut

dans le quatriegraveme chapitre de son livre deacutedieacute agrave la question de la perception Nous pouvons saisir

chez lui dans une forme embryonnaire une approche semblable agrave celle qui a eacuteteacute suggeacutereacutee plus

tard dans la philosophie et histoire de la science quand sous lrsquoinfluence de la psychologie de la

Gestalt les deacutecouvertes scientifiques ou les changements de paradigmes scientifiques ont eacuteteacute

deacutecrits agrave lrsquoimage du changement dans la perception en tant que celui-ci procegravede au niveau du

psychisme individuel Ainsi Megrelidzeacute lui-mecircme reprenant lrsquoapproche gestaltiste eacutecrit

laquo Srsquoapercevoir de quelque chose cela veut dire relever certaines donneacutees du champ commun

(общего поля) les deacuteplacer en avant-scegravene et les transformer en centre de constitution du champ

entier de conscience Dans ce sens-lagrave ecirctre capable de percevoir des choses signifie dans une certaine

134 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября

1935 года raquo Op cit pp 79 80 88 91

89

mesure eacutegalement les lsquodeacutecouvrirrsquo Faire une deacutecouverte cela veut dire atteindre la capaciteacute de

regarder diffeacuteremment et de voir et percevoir autre chose que ce qui eacutetait perccedilu drsquohabitude raquo135

Il est difficile de ne pas repenser ici agrave Thomas S Kuhn qui comme drsquoautres philosophes de

la science avant lui deacutecrivait les reacutevolutions scientifiques comme les deacuteplacements de perception

des scientifiques Pourtant bien eacutevidemment il srsquoagit pour Kuhn eacutegalement drsquoarticuler les

limites que comporte une telle transposition du modegravele de la psychologie vers lrsquoactiviteacute

scientifique136 Quant agrave Megrelidzeacute nous estimons que son but est drsquoaffiner et de compleacuteter la

thegravese leacuteninienne de la primauteacute de la pratique sur la theacuteorie par le modegravele gestaltiste Dans leur

pratique scientifique les scientifiques peuvent rencontrer des pheacutenomegravenes qui reconfigurent leur

maniegravere drsquoenvisager leurs objets voire en deacutecouvrir de nouveaux

Maintenant que nous avons preacutesenteacute le contexte dans lequel la citation de Staline apparaicirct

dans le texte de Megrelidzeacute nous pouvons constater qursquoelle nrsquoy apporte aucune valeur ajouteacutee

argumentative Bien au contraire les contextes du discours de Staline et des propos de

Megrelidzeacute ne se recouvrent point Pour Megrelidzeacute il srsquoagit de comprendre la nature de la

deacutecouverte scientifique alors que la technique fait partie de la pratique scientifique En revanche

Staline attribue une valeur scientifique au travail et agrave la pratique des ouvriers dans la mesure ougrave

ce sont les reacutesultats qursquoils atteignent gracircce agrave la technique et agrave leur force physique qui devraient

servir comme des preuves proprement scientifiques

Dans le texte de Megrelidzeacute la figure de Staline comme celle qui concentre en soi laquo la

sagesse et lrsquoexpeacuterience de la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le

mouvement mondial international et agrave la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que

pratique en construction de la nouvelle histoire humaine raquo joue le rocircle de lrsquoamplificateur de

lrsquoideacutee de Leacutenine sur le laquo rapport entre la pratique et la theacuteorie raquo En effet crsquoest cette derniegravere

formule dans son acception la plus superficielle et abstraite qui fait lrsquoimpression de convergence

entre les propos de Leacutenine Megrelidzeacute et Staline Crsquoest un exemple tregraves repreacutesentatif de

lrsquoautocensure positive qui consiste en ceci que lrsquoapparence de convergence des positions est

creacuteeacutee par des citations incomplegravetes et contextuellement deacuteplaceacutees

135 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 190 136 Cf Thomas S KUHN The structure of scientific revolutions The University of Chicago Press Chicago

London 1996 p 113 et suiv

90

A travers cet exemple nous pouvons entrevoir deux points conjoncturels Le premier

consiste en une indiffeacuterenciation entre Leacutenine et Staline alors que lrsquoautre concerne la question

du rocircle du parti comme le repreacutesentant de la classe ouvriegravere dans la formation du savoir (dans ce

cas preacutecis il srsquoagissait du domaine de la science)

Megrelidzeacute bien conscient de la conjoncture preacutesente Staline dans une stricte continuiteacute

avec Leacutenine ce qui coiumlncide avec la maniegravere dont Staline se preacutesentait lui-mecircme Dans les

anneacutees 1930 Staline qui comme nous lrsquoavons vu avait bacircti son autoriteacute sur celle deacutejagrave bien

eacutetablie de Leacutenine a eacuteteacute mis en avant comme le gardien de la doctrine marxiste-leacuteniniste Ce rocircle

de gardien comme le souligne Van der Zweerde137 eacutetait fondeacute sur la position de pouvoir dont

Staline eacutetait le deacutetenteur Autrement dit le fait que le pouvoir politique domine la pratique

theacuteorique eacutetait consideacutereacute non pas comme corroborant lrsquoautonomie de cette derniegravere mais comme

un moyen sucircr de preacuteserver sa pureteacute Ainsi la doctrine du marxisme-leacuteninisme qui consideacuterait

Leacutenine comme le vrai continuateur de la penseacutee de Marx culminait dans la figure de Staline

investie par un pouvoir politique capable de la stabiliser et de la proteacuteger de toute contagion

Le deuxiegraveme point transparaicirct dans le passage du discours de Staline sur le rocircle exceptionnel

du parti pour prendre des mesures contre les scientifiques indociles Il ne faut pas oublier que

lrsquoanneacutee ougrave ce discours de Staline a eacuteteacute prononceacute est aussi celle qui vit deacutebuter lrsquoascension de

Trofim Lyssenko Dans la bouche de ce dernier ce principe a trouveacute une forme encore plus

explicite laquo il me faut seulement les gens (les chercheurs ndash ma preacutecision) qui atteindront les

reacutesultats dont jrsquoai besoin raquo 138 Il est vrai que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur ce point du discours de

Staline lagrave ougrave il le cite crsquoest-agrave-dire en connexion avec la question de la nature de la pratique

scientifique et des deacutecouvertes scientifiques Pour autant lrsquoaffirmation du caractegravere partial

(laquo partijnyjrsquo raquo) de la science nrsquoest pas tout agrave fait absente de son livre139 En effet il en parle en

connexion avec une autre probleacutematique et notamment lagrave ougrave il deacuteveloppe ses reacuteflexions sur

lrsquoorigine non pas deacutesinteacuteresseacutee mais inteacuteresseacutee du savoir (comme nous le verrons cela deacutecoule

du caractegravere de la conscience humaine tel qursquoil sera theacutematiseacute par Megrelidzeacute) Ces reacuteflexions de

Megrelidzeacute aboutissent dans sa thegravese sur le perspectivisme de toute connaissance A ce point

drsquoargumentation il est pour Megrelidzeacute manifestement plus facile et moins hasardeux pour sa

137 Cf Evert van der ZWEERDE op cit p 34 138 Cf Б А КЕЛЛЕР laquo Совещание по генетике и селекции Спорные вопросы генетики и селекции

(общий обзор совещания) raquo in Под знаменем марксизма 1939 139 Cf Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления 1937 p 172-173

91

bonne conscience sauter agrave la conclusion sur le caractegravere neacutecessairement partial de toute science

car agrave ce niveau de geacuteneacuteraliteacute il nrsquoest pas eacutevident de traduire cette thegravese dans une injonction de

lrsquointervention politique dans la science Nous voyons donc que Megrelidzeacute module son usage de

Staline au niveau de la discussion sur les questions eacutepisteacutemologiques il insiste mollement sur le

caractegravere partial de la science140 mais tout en citant Staline en lien avec sa propre thegravese sur la

philosophie de la science il passe sous silence ce point preacutecis et preacuteserve la science de toute

intervention du dehors Crsquoest un autre exemple inteacuteressant de lrsquoautocensure positive Lrsquoauteur

montre sa capaciteacute de coller agrave la conjoncture tout en demeurant dans une position ambigueuml

Enfin si nous faisons complegravetement abstraction des reacutefeacuterences agrave Staline comme il le faut dans

tout cas de lrsquoautocensure positive le perspectivisme eacutepisteacutemologique procircneacute par Megrelidzeacute ne

contredit en rien agrave sa thegravese de lrsquoordre de la philosophie de la science selon laquelle les

deacutecouvertes scientifiques consistent en une reconfiguration du champ de savoir provoqueacutee et

orienteacutee par la pratique Mais comme il srsquoagit ici de la pratique tant scientifique que sociale la

science ne peut pas ecirctre complegravetement soumise agrave la pratique sociale et perdre toute autonomie

Une telle approche structurelle agrave la science ndash donc la vision de la science comme drsquoun champ de

savoir structureacute qui tout en eacutetant reacuteceptif parvient agrave reacutesister agrave des influences externes et ne peut

changer que par restructuration ou reconfiguration ndash rend impossible chez Megrelidzeacute toute

fusion de la science avec la politique

A la fin de cette partie il faut se demander quelle est la valeur ajouteacutee de lrsquoanalyse que nous

venons de proposer nrsquoavons-nous prouveacute somme toute qursquoune coiumlncidence entre les eacuteleacutements

du livre et ceux de la culture philosophique sovieacutetique Il est vrai que gracircce agrave son sort singulier

ce livre a lrsquoavantage de rendre perceptible le deacuteplacement de ces eacuteleacutements dans le temps Ce

nrsquoest pas pour autant que nous sortirions de la tautologie en concluant que ce livre srsquoinscrit dans

les normes de la culture intellectuelle sovieacutetique et au cours de son histoire et gracircce agrave la censure

objective se conforme agrave certaines des modifications que cette culture subit On pourrait sortir de

la circulariteacute et rendre cette explication productive pourvu qursquoon la projette sur le livre afin drsquoen

140 Il va de soi que ce passage aussi a eacuteteacute eacutelimineacute dans lrsquoeacutedition de 1965

92

identifier la part obligeacutee et donc morte et ainsi rendre visible lrsquohorizon libre dans lequel se

deacuteploie la creacuteativiteacute conceptuelle Autrement dit ce proceacutedeacute permet de discerner et trier ce qursquoest

de lrsquoordre primaire et secondaire dans le texte Il srsquoajoute donc agrave lrsquoinventaire des proceacutedeacutes

propres agrave rendre intelligible un texte quelconque une lecture approfondie une prise en compte

de la conjoncture historique ainsi que du corpus des textes avec lesquels le texte donneacute est en

dialogue manifeste ou latent

93

IIIe partie

Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal

Apregraves le panorama essentiellement historique proposeacute dans les premiegravere et deuxiegraveme

parties de notre travail dans la partie preacutesente nous passerons agrave une exposition systeacutematique de

lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute Tout drsquoabord dans le premier chapitre nous dresserons la

liste complegravete des eacutecrits de lrsquoauteur Et puis dans les deuxiegraveme et troisiegraveme chapitres nous

essaierons de deacutecrire la structure de son Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Lrsquoimportance drsquoune telle description tient moins au besoin de combler le manque ducirc agrave

lrsquoindisponibiliteacute en langue franccedilaise de lrsquoouvrage qursquoagrave la neacutecessiteacute de saisir son cœur

conceptuel Cela requiert une lecture et une analyse minutieuse du texte eacutetant donneacute que

lrsquoargumentation se poursuit par des lignes heacuteteacuterogegravenes et Megrelidzeacute reste peu clair sur ses

objectifs Outre que lrsquoouvrage est assez heacuteteacuterogegravene du point de vue discursif il traite des

questions drsquoune tregraves grande diversiteacute Par conseacutequent il ne deacutevoile pas aiseacutement sa coheacuterence (si

tant est qursquoil en ait une) ni son uniteacute Toute tentative donc de le reacutesumer ou drsquoarticuler sa

structure demande drsquoembleacutee un travail probleacutematisant La question se pose donc cette

heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute est-elle le reacutesultat drsquoune synthegravese pas reacuteussie et donc relegraveve-t-elle de lrsquoeacutechec de

lrsquoauteur ou est-elle lieacutee organiquement agrave un projet theacuteorique nouveau qui impliquerait un nouvel

arrangement du savoir Lrsquoaperccedilu de la structure du livre (que nous mettons en eacutevidence par la

table des matiegraveres deacutetailleacutee que nous joignons en annexe) servira au lecteur de moyen

drsquoorientation mais en mecircme temps permettra de discerner la relation difficile entre la mateacuterialiteacute

du texte et lrsquoeacutenonceacute dont il est porteur

94

Bibliographie des textes de Megrelidzeacute

Les eacutecrits de Konstantineacute Megrelidzeacute comme on a deacutejagrave vu ne sont pas nombreux Tout ce

qui est sorti de sa plume et nrsquoa pas eacuteteacute perdu a eacuteteacute publieacute agrave part des textes suivants un manuscrit

dactylographieacute non signeacute reacutecemment retrouveacute dans les archives de lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave

Saint-Peacutetersbourg et dont lrsquoattribution doit encore ecirctre veacuterifieacutee141 une partie de sa

correspondance142 lrsquoautobiographie dateacutee de 1936 lrsquoesquisse des thegraveses principales de ses

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee dateacutee de 1937143 ainsi que lrsquoesquisse

drsquoun court traiteacute sur lequel il avait commenceacute agrave travailler en 1940 durant son seacutejour agrave Tbilissi

entre ses deux arrestations et qui devait ecirctre intituleacute Histoire des couleurs et des teints agrave la

lumiegravere de la question geacuteneacuterale de la perception144

Pour des raisons de systeacutematiciteacute nous voudrions reacutepeacuteter que son œuvre majeure Problegravemes

fondamentaux de la sociologie de la penseacutee existe en trois versions en langue russe145 Il est

eacutegalement traduit en langue geacuteorgienne146 Une traduction en langue anglaise est en preacuteparation

A part son œuvre majeure on dispose de trois textes mineurs dont deux ont eacuteteacute publieacutes

durant la vie de lrsquoauteur en 1935 le troisiegraveme en revanche beaucoup plus tard en 1990 Il y a

drsquoabord lrsquoarticle laquo Des superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-

Bruhl raquo qui a eacuteteacute publieacute dans le recueil qui srsquointitule laquo LrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave lrsquoAkademik

141 Nous remercions Craig Brandist pour nous avoir communiqueacute cette information 142 Comme sa lettre agrave Nikolaj Boukharine Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Письмо к Н Бухарину от 2 марта

1936 года raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Документ 19949 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

143 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Основные тезисы к laquoОсновным проблнемам социологии мышления raquo выходит в издательстве Академии Наук СССР 1937 raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19945 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

144 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo История цветов и красок в свете общей проблемы чувственного восприятия raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19946 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

145 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под общей ред И И Мещанинова и Ред Изд Л Г Башинджагяна Издательство Академии Наук СССР Москва-Ленинград 1937 ndash 466 с (Труды Института языка и мышления имени Н Я Марра)

Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 1-е ndash Тбилиси Издательство ЛКИ 1965 Изд 3-е ndash Москва Издательство ЛКИ 2007 ndash 488 с (Из наследия отечественной философской мысли социальная философия)

Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 2-е ndash Тбилиси Издательство laquoМецниеребаraquo 1973

146 მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

95

Marr raquo 147 Citons ensuite lrsquoarticle laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo baseacute sur une

confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue le 27 feacutevrier de 1935 agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de

lrsquoURSS Il a eacuteteacute drsquoabord publieacute dans la revue Sous la banniegravere du marxisme dans son numeacutero du

mois de mars de la mecircme anneacutee148 et repris un mois plus tard dans la revue de lrsquoILP Problegravemes

de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes149 (La seule diffeacuterence entre les deux versions consiste

en ce que la premiegravere a gardeacute les eacuteleacutements propres agrave une confeacuterence comme des adresses au

public alors que la deuxiegraveme version a perdu tout trait drsquooraliteacute) Enfin le troisiegraveme texte

srsquointitule laquo Les noms numeacuteriques en langue geacuteorgienne De lrsquoorigine du nombre et du calcul raquo150

Lagrave aussi on a affaire agrave une confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue en automne de 1940 agrave

lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie peu avant sa deuxiegraveme arrestation Le texte final de

lrsquoexposeacute a eacuteteacute perdu mais sa version brute et preacuteparatoire a eacuteteacute publieacutee agrave partir drsquoun

manuscrit Crsquoest le seul texte de Megrelidzeacute qui ait eacuteteacute reacutedigeacute en langue geacuteorgienne Jusqursquoagrave

preacutesent il nrsquoa eacuteteacute traduit en aucune langue Aucun de ces articles ne traite de questions qui ne

soient deacutejagrave preacutesentes dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Ils

peuvent donc ecirctre consideacutereacutes comme des expositions extensives des thegraveses deacutejagrave preacutesentes dans

lrsquoœuvre principale de lrsquoauteur

Certaines parties de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des

amis ont eacuteteacute publieacutees en annexe agrave lrsquoeacutedition geacuteorgienne de son ouvrage Une de ces lettres

contient la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo 151 composeacutee par lrsquoauteur pour sa fille quelques mois

avant sa mort dans le camp de travail Cette leacutegende peut ecirctre consideacutereacutee comme une conclusion

inattendue de ces efforts theacuteoriques mais tout agrave fait dans la logique du parcours de vie de

147 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo О ходячих суевериях и laquoпралогическомraquo способе мышления (Реплика

Леви-Брюлю) raquo in АН СССР XLV Академику Н Я Марру Москва ndash Ленинград Издательство АН СССР 1935 ndash pp 461ndash496 Traduction geacuteorgienne bdquoმოარულ ცრურწმენათა და აზროვნების bdquoწინარელოგიკურიldquo წესის შესახებ რეპლიკა ლევი-ბრიულსldquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია op cit pp 519-561

148 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Н Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 35-52

149 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Проблемы истории докапиталистических обществ N 3-4 ОГИЗ Москва-Ленинград 1935 p 70-89

150 laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის წარმოშობის შესახებ raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 562-582

151 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo თქმულება bdquoმკვდარ ციხეზეldquo raquo in სოციალური აზრის ფენომენოლოგია Op cit pp 585-600

96

lrsquoauteur Elle meacuterite donc drsquoecirctre mise en avant dans sa bibliographie Elle a eacutegalement paru en

langue russe en tant que texte seacutepareacute152

Comme il a eacuteteacute dit le manuscrit de la monographie que Megrelidzeacute avait finaliseacute quelques

semaines avant sa mort a eacuteteacute perdu Selon Hilda Vitzthum il srsquoagissait de questions qui avaient

deacutejagrave eacuteteacute poseacutees dans la premiegravere monographie Megrelidzeacute lui-mecircme consideacuterait que dans cette

monographie il avait laquo finalement reacuteussi agrave exposer [ses] ideacutees drsquoune maniegravere systeacutematique raquo153

Enfin la seule source qui pourrait nous indiquer les inteacuterecircts que Megrelidzeacute nourrissait quant agrave

ses recherches futures apregraves la reacutedaction de sa premiegravere monographie reste sa lettre destineacutee agrave

Boukharine laquo Le sujet principal de mes eacutetudes futures seront les questions lieacutees agrave lrsquohistoire du

deacuteveloppement stadial de la penseacutee raquo154

Structure du livre ndash I

Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee de Konstantineacute Megrelidzeacute nous

lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute se distingue par une tregraves grande clarteacute et simpliciteacute de style Et si le texte

semble transparent et que la compreacutehension ne pose aucun problegraveme les difficulteacutes surgissent

degraves qursquoon prend de la distance pour eacutelargir lrsquointelligence de lrsquoouvrage Lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoouvrage

se situe donc au niveau de sa forme dont les contours ne sont pas faciles agrave saisir et qui une fois

saisis nrsquoapportent pas de clarteacute mais suscitent de nouvelles interrogations Pour cette raison

nous pensons qursquoune description de la structure du livre pourrait ecirctre une bonne entreacutee pour non

seulement donner un aperccedilu des questions sur lesquelles lrsquoauteur srsquointerroge mais pour les

mettre drsquoembleacutee dans une perspective probleacutematisant et surtout pour en voir drsquoautres que le

texte provoque et qui nrsquoont pas eacuteteacute explicitement abordeacutees par Megrelidzeacute Ainsi dans ce qui

suit nous voudrions donner une description de la structure du livre qui est compleacuteteacutee par la table

des matiegraveres deacutetailleacutee du livre donneacutee en annexe 1

152 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Сказание о laquoмертвом замкеraquoraquo in Литературная Грузия 12

Тбилиси 1980 153 Cf laquo ჰილდა ვიტცტუმისადმი წერილიდან raquo in კონსტანტინე მეგრელძე აზრის სოციალური

ფენომენოლოგია Op cit p 610 154 ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური

ფენომენოლოგია Op cit p 682

97

Mecircme si notre but consiste en une mise en relief du caractegravere probleacutematique de ce qui

pourrait ecirctre le projet de Megrelidzeacute lrsquoaperccedilu que nous proposons en contredisant notre propre

objectif risque drsquoecirctre plus coheacuterent que le texte de lrsquoouvrage ne lrsquoest La raison en est eacutevidente

Tout reacutesumeacute implique un travail de purification ou de reacuteduction agrave lrsquoessentiel (qui peut varier en

fonction de la perspective dans laquelle le reacutesumeacute se fait) En eacutetant dans lrsquoimpossibiliteacute de

dissoudre ce paradoxe inheacuterent agrave notre propre deacutemarche nous essayerons de le deacutenouer avec des

consideacuterations et remarques sur les points probleacutematiques du texte de Megrelidzeacute

A cette eacutetape de notre travail ougrave lrsquoimportant est de rendre le tableau le plus complet de la

conception de Megrelidzeacute nous nous baserons sur la premiegravere version du livre sans insister sur

ses divergences avec ses versions censureacutees et donc moins complegravetes

Le livre consiste en une preacuteface suivie par une exposition geacuteneacuterale de la question de la

penseacutee et de deux parties (sans titres) qui constituent le corps de lrsquoouvrage et qui sont agrave leur tour

diviseacutees en cinq chapitres chacune

Preacuteface Les cinq pages de la preacuteface du livre sont celles qui ont eacuteteacute eacutecrites en dernier155 Il

nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil srsquoagisse du morceau qui se distingue par une densiteacute moindre que le

reste du texte Elle est importante dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute essaie de

donner quelques indications concises sur lrsquoensemble de son projet et formule concregravetement le but

de ses efforts deacutevelopper une science historique de la penseacutee ou autrement dit une science sur

le deacuteveloppement historique de la penseacutee Prenant en compte ce constat et jetant un coup drsquoœil agrave

la table de matiegraveres du livre (voir lrsquoannexe 1) nous pouvons remarquer deacutejagrave ici que la sociologie

de la penseacutee annonceacutee par le titre du livre est une deacutesignation trop maigre pour lrsquoampleur de la

155 Du bon agrave tirer on apprend que la preacuteface se date du 1 mars 1937 Du point de vue historique ce nrsquoest pas un

deacutetail agrave neacutegliger Crsquoest lrsquoanneacutee la plus turbulente dans lrsquohistoire de lrsquoUnion Sovieacutetique qui marque le deacutebut des grandes purges Le fait que la situation eacutetait extrecircmement changeante et la conjoncture difficile agrave suivre ne serait-ce que pour srsquoy conformer transparaicirct mecircme dans ce texte Ainsi par exemple agrave la fin de la preacuteface Megrelidzeacute remercie un certain E Bedia de la Comiteacute Populaire aux Questions de lrsquoEducation de la Reacutepublique Socialiste de la Geacuteorgie Il srsquoagit drsquoErnest Bedia qui dans les anneacutees 1934-35 avec Malakia Torochelidzeacute avait coeacutecrit le livre qui srsquointitule Pour lrsquohistoire des organisations bolcheviques de la Transcaucasie Ce livre commandeacute par Staline eacutetait une falsification historique qui preacutesentait le jeune Staline comme un bolchevik actif et conseacutequent mecircme avant qursquoil devienne familier avec les eacutecrits de Leacutenine Le livre toujours par la deacutecision de Staline et agrave la surprise de ses auteurs avait paru sous la plume de Lavrenti Beria dont la carriegravere eacutetait en train de prendre son essor En revanche deacutejagrave en 1936 Bedia a eacuteteacute accuseacute drsquoune activiteacute terroriste contre Staline Il a eacuteteacute arrecircteacute et fusilleacute (Cf Антон Владимирович АНТОНОВ-ОВСИЕНКО Берия Издательство АСТ Москва 1999) Comme on voit Megrelidzeacute probablement par manque drsquoinformation eacutetait dans lrsquoimpossibiliteacute de prendre en compte ce changement conjoncturel

98

probleacutematique qui sera traiteacutee dans lrsquoouvrage Non seulement la question de lrsquoeacutemergence et celle

de la circulation des ideacutees dans la socieacuteteacute sera preacuteceacutedeacutee par de longues discussions

anthropologiques philosophiques et autres sur la quidditeacute des ideacutees (deacutepassant le cadre de ce qui

pourrait ecirctre consideacutereacute comme une sociologie agrave proprement parler) mais qui plus est une

pareille accentuation de lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee ne rend pas justice au projet de Megrelidzeacute pour

qui si lrsquoon veut rester dans le cadre historico-mateacuterialiste la penseacutee doit ecirctre consideacutereacutee comme

une des composantes de la totaliteacute sociale agrave cocircteacute du travail et de la langue Ainsi le titre de

lrsquoouvrage qui nrsquoen indique que partiellement les buts risque de fourvoyer le lecteur et constitue

un premier obstacle agrave la compreacutehension des objectifs de lrsquoauteur

Megrelidzeacute regrette que la question de la penseacutee nrsquoait pas encore eacuteteacute poseacutee drsquoune maniegravere

pertinente mecircme en Union sovieacutetique ougrave les scientifiques reconnaissent que le deacuteveloppement de

lrsquohomme tombe sous les lois socio-historiques Malgreacute lrsquoinjonction des klassiki du marxisme

drsquoadopter une approche dialectique dans la recherche de la penseacutee les domaines disciplinaires

restent seacutepareacutes comme dans la science bourgeoise Les psychologues eacutetudient les sensations les

repreacutesentations les seuils drsquoirritation le volume de lrsquoattention les lois de la meacutemoire en

dissolvant lrsquohumain en des atomes respectifs pour ensuite les recoller gracircce aux lois

drsquoassociation Il observe le mecircme type de reacuteductionnisme chez les physiologistes et

reacuteflexologues qui eux aussi commencent par un travail de deacutecomposition Dans ce cas lrsquoon se

concentre sur des eacuteleacutements tels que les voies nerveuses ou les nœuds de neurones Mais ces

strateacutegies de recherche orienteacutees vers lrsquoatomisation ne saisissent de la penseacutee humaine ni son

caractegravere historique ni son inscription sociale et empecircchent de jeter les fondements proprement

marxistes de la recherche de la penseacutee

Le deuxiegraveme volet des approches agrave la penseacutee humaine qui tombe sous le feu de la critique

de Megrelidzeacute motiveacutee toujours par lrsquoabsence de la perspective historisante est la philosophie

bourgeoise Il la reacutesume en trois eacuteleacutements qui forment un scheacutema drsquoautant plus abstrait que

logiquement parfait Ces trois eacuteleacutements sont lrsquoobjet de connaissance (Erkenntnisobjekt) le sujet

connaissant (Erkenntnissubjekt) et le lien entre les deux Au fond Megrelidzeacute critique la

philosophie transcendantale et considegravere que les formes a priori de lrsquointuition (lrsquoespace et le

temps) ainsi que les cateacutegories de compreacutehension ne sont que les reacutesultats drsquoune maniegravere

abstraite de poser la question de la relation entre le sujet et lrsquoobjet Ici Megrelidzeacute accentue

lrsquoincapaciteacute de la philosophie transcendantale de mettre en relief la nature historique de la penseacutee

99

et souligne que tout criticisme meacutethodologique qui srsquointerroge sur les limites de la connaissance

et des conditions a priori de la penseacutee eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Plus loin Megrelidzeacute adressera les

mecircmes reproches agrave lrsquoempirisme et il trouvera des raisons pour taxer drsquoanhistorisme mecircme le

systegraveme de Hegel

La philosophie preacute-marxiste nrsquoeacutetait pas consciente de lrsquoorigine socio-historique des formes

de la penseacutee Mais ses meacutethodes et approches ont eacuteteacute mises en eacutechec par la deacutecouverte des

structures de la penseacutee deacutecrites par les ethnologues Ici Megrelidzeacute observe deux strateacutegies par

lesquelles la penseacutee europeacuteenne tacircchait drsquoamortir ce heurt Ces structures de la penseacutee ou bien

on les cantonnait dans la cateacutegorie des formes religieuses de la penseacutee (Edward Tylor James

Frazer) ou bien on les mettait hors de la forme de la penseacutee logique en les qualifiant de

preacutelogiques (Durkheim Leacutevy-Bruhl) Ces strateacutegies permettaient drsquoabsorber la reacutesistance

factuelle opposeacutee agrave la philosophie europeacuteenne en refusant le caractegravere logique aux structures de

la penseacutee propres aux peuples non-europeacuteens la logique restait intouchable dans son statut

universel

Dans son interpreacutetation des donneacutees rapporteacutees par les anthropologues Megrelidzeacute insiste

sur le caractegravere logique de toutes les formes de la penseacutee humaine qui se prouvent comme telles

par leur fonctionnaliteacute au sein de la structure sociale dans lesquelles elles srsquoengendrent Elles

sont logiques non pas dans le sens de relever des principes de la logique formelle Il srsquoagit pour

Megrelidzeacute drsquoinsister sur la multipliciteacute des logiques qui relativisent donc la logique formelle

Celle-ci nrsquoest pas universelle mais est une des logiques possibles et est tout aussi fonctionnelle

pour la socieacuteteacute du type bourgeois que les autres logiques le sont au sein des socieacuteteacutes drsquoun autre

type Pour preacuteciser la question des logiques diffeacuterentes et en mecircme temps affiner sa critique de

la philosophie transcendantale Megrelidzeacute annonce que dans son livre il srsquointeacuteressera eacutegalement

aux questions plus particuliegraveres comme celles de lrsquohistoire des repreacutesentations des nombre du

temps de lrsquoespace et de la causaliteacute

A ces deux moments critiques srsquoen ajoute un troisiegraveme Drsquoapregraves Megrelidzeacute lrsquoabsence

drsquoune repreacutesentation totalisante du procegraves historique dans la penseacutee europeacuteenne srsquoexplique par le

fait que tout comme la penseacutee y est consideacutereacutee comme un mouvement qui se repose sur soi-

mecircme les diffeacuterents domaines de la vie sociale ndash eacuteconomie technique droit langue religion

philosophie ndash sont consideacutereacutes comme des entiteacutes qui srsquoautoreacutegulent drsquoapregraves les principes propres

agrave chacun drsquoeux A son tour lrsquohypothegravese drsquoun principe unique pour chacun de ces domaines est

100

lieacutee agrave la demande criticiste de les garder dans un rapport de seacuteparation car tout meacutelange

risquerait drsquoaller agrave lrsquoencontre des conditions de connaissance et faire srsquoeffondrer toute science

Megrelidzeacute en revanche insiste sur la neacutecessiteacute de se deacutefaire des laquo vieilles frontiegraveres artificielles

qui seacuteparent les sciences lrsquoune de lrsquoautre raquo156 Lrsquoinjonction de Megrelidzeacute est donc de laquo sortir

[dans notre pratique de recherche] de lrsquohorizon eacutetroit des speacutecialisations seacutepareacutees raquo Ce agrave quoi il

voudrait appeler en revanche est une sorte de pratique interdisciplinaire (mecircme si bien

eacutevidemment Megrelidzeacute nrsquoutilise pas ce mot) de recherche Il voit un exemple par excellence

drsquoun tel proceacutedeacute chez Nikolas Marr qui adopte une approche syntheacutetique et laquo inteacutegralisante raquo en

travaillant agrave la fois comme historien linguiste archeacuteologue et philosophe Crsquoest gracircce agrave Marr

que selon Megrelidzeacute la linguistique est le seul domaine de recherche dans lequel en Union

sovieacutetique la question de la penseacutee ait eacuteteacute poseacutee dans des termes veacuteritablement marxistes

Ainsi pour Megrelidzeacute lrsquoapproche interdisciplinaire est la seule qui permette drsquoanalyser la

penseacutee sans faire abstraction de son inscription sociale et historique Deux autres points qui sont

implicites agrave cette affirmation sont les suivants premiegraverement la question de la penseacutee et de la

connaissance est une question particuliegravere de la probleacutematique geacuteneacuterale du deacuteveloppement socio-

historique (Megrelidzeacute ne parle jamais de lsquomateacuterialisme historiquersquo) et deuxiegravemement au cours

du procegraves historique le travail les outils de travail la culture mateacuterielle la langue et la penseacutee

constituent un ensemble Ils se conditionnent et ne peuvent pas ecirctre meacutethodologiquement

dissocieacutes Seule une attitude interdisciplinaire peut de saisir un tel objet complexe

Enfin pour mettre en relief lrsquoun des points difficiles de lrsquointerpreacutetation du projet de

Megrelidzeacute nous voudrions remarquer que malgreacute les attentes il deacutelaisse vite la question de

lrsquointerdisciplinariteacute et ne propose aucune sorte type de consideacuteration meacutetatheacuteorique explicite

Lrsquoanalyse de la penseacutee humaine qui est un objet complexe sera releacutegueacutee sur le compte drsquoune

approche meacutethodologique que Megrelidzeacute qualifiera drsquoabord de dialectique et puis de

systeacutemique Il nrsquoempecircche que la question de lrsquointerdisciplinariteacute soit dans quelques formulations

incisives de la preacuteface envisageacutee comme impeacuterative pour la science historique de la penseacutee

humaine Elle ne perd pas drsquointeacuterecirct au cours de lrsquoouvrage dans la mesure ougrave Megrelidzeacute lui-

mecircme lrsquoapplique Il construit ses eacutelaborations theacuteoriques sur des eacuteleacutements qui proviennent de

domaines diverses comme la philosophie lrsquoanthropologie la linguistique la sociologie la

philosophie des sciences la biologie ou la psychologie Il nrsquoen reste pas moins que

156 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p IX

101

lrsquointerdisciplinariteacute annonceacutee dans la preacuteface manifestement adopteacutee dans la construction de

lrsquoouvrage mais laisseacutee sans une theacuteorisation suffisante reste une question ouverte plutocirct qursquoune

solution proposeacutee par le livre Crsquoest aux lecteurs de conclure sur les modaliteacutes de

lrsquointerdisciplinariteacute telle qursquoelle est mise en œuvre par lrsquoauteur

A la lumiegravere de ces remarques on perccediloit plus concregravetement agrave quel point le titre de

lrsquoouvrage est trompeur La sociologie qui historiquement srsquoinstalle dans le cadre des laquo sciences

bourgeoises raquo est en principe soumise agrave des critegraveres criticistes Pour srsquoaffirmer en effet la

sociologie srsquoest faccedilonneacutee comme une discipline agrave part en mettant beaucoup drsquoefforts pour

articuler et revendiquer son objet speacutecifique et pour bien deacutefinir ses frontiegraveres Megrelidzeacute a

manqueacute drsquoune deacutesignation pour son mode laquo inteacutegralisant raquo de theacuteorisation et il srsquoest servi du mot

laquo sociologie raquo qui ne peut donc qursquoecirctre anachronique par rapport agrave sa propre position theacuteorique

Autrement dit la confusion est due au fait que Megrelidzeacute reprend le terme qui est originaire et

fonctionnel dans le systegraveme de savoir auquel il voudrait eacutechapper

Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Cette petite partie drsquoouverture est deacutedieacutee agrave

la critique des approches naturalistes dans lrsquoexplication du fonctionnement mental de lrsquoecirctre

humain Nous y voyons srsquoannoncer des prises de position theacuteoriques de lrsquoauteur qursquoil preacutecisera

plus loin dans le livre

Ce qui est probleacutematique dans cette partie introductive est le fait que la question de la

penseacutee y est annonceacutee uniquement dans le contexte de la critique adresseacutee aux approches

naturalistes alors que la preacuteface nous avait deacutejagrave indiqueacute deux directions critiques non

seulement le naturalisme mais la philosophie ideacutealiste eacutegalement En effet la place que cette

partie occupe dans la structure du livre ndash sortant du corps principal de lrsquoouvrage ndash precircte agrave penser

qursquoil srsquoagirait drsquoune introduction geacuteneacuterale laquelle devrait de maniegravere preacutealable reproduire le

scheacutema critique reacutealiseacute dans lrsquoouvrage Contrairement agrave lrsquoattente agrave cette eacutetape Megrelidzeacute

deacutelaisse lrsquoun des deux volets de ses eacutelaborations critiques notamment la philosophie Une telle

exposition ineacutegale des consideacuterations critiques dans lrsquoouverture du livre rend difficile de

distinguer entre les points importants et ceux qui le sont moins pour les propos de lrsquoauteur Cela

deacutesoriente le lecteur

Notre hypothegravese de lecture pour expliquer la motivation drsquoun tel deacuteseacutequilibre serait de dire

que mecircme si Megrelidzeacute critique les approches naturalistes et reacuteductionnistes (psychologie

102

reacuteflexologie et physiologie) il en reprend positivement certains eacuteleacutements pour en faire le point

de deacutepart pour sa propre approche de la question de la conscience et de la penseacutee humaine Ici il

ne srsquoagit donc pas uniquement de la critique mais drsquoun projet de fondement pour une deacutefinition

mateacuterialiste de la penseacutee humaine ou de lrsquohomme tout court Crsquoest surtout la diffeacuterence entre

lrsquoorganisme et son milieu comme point de deacutepart ndash que Megrelidzeacute partage avec agrave la fois la

biologie et une certaine psychologie157 ndash qursquoil retiendra pour deacutefinir la conscience

Nous nrsquoavons aucune preuve qui attesterait que Megrelidzeacute connaissait le traiteacute de Max

Scheler Sur la place de lrsquohomme dans le monde158 qui avait paru en 1929 apregraves le deacutepart de

Megrelidzeacute de lrsquoAllemagne et quelques anneacutees avant la reacutedaction de son ouvrage mais

deacutemarches des deux penseurs relegravevent drsquoune similariteacute frappante Tout comme Megrelidzeacute qui

cherche lrsquoorigine de la conscience humaine dans la biologie Scheler pour remettre

lrsquoanthropologie philosophique sur une base nouvelle prend comme point de deacutepart les reacutesultats

les plus reacutecents des recherches scientifiques sur les capaciteacutes intellectuelles des animaux ainsi

que de lrsquohomme pour ensuite poser la question de savoir si la diffeacuterence entre les deux est de

caractegravere purement et simplement quantitatif ou qualitatif Pour Scheler cette diffeacuterence est

qualitative Mais une fois qursquoil lrsquoaffirme il change assez drastiquement de registre comme srsquoil

limitait cette diffeacuterence anthropologique au niveau de son discours et dans une totale

discontinuiteacute avec les argumentations scientifiques dont il eacutetait parti il introduit le concept de la

liberteacute comme le trait essentiel de la conscience humaine La diffeacuterence entre lrsquohomme et

lrsquoanimal pour Megrelidzeacute aussi est porteuse du caractegravere qualitatif mais sa transition est moins

drastique car sa deacutefinition minimale de conscience srsquoapplique tant aux organismes primitifs et

animaux qursquoagrave lrsquohomme La transition qualitative entre lrsquoanimal et lrsquohomme se produit dans le

changement du mode de deacutetermination de conscience qui reacutesiste donc dans sa deacutefinition

minimale aux deux niveaux

Suivons de plus pregraves lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Si lrsquoon remonte lrsquohistoire de la

conscience humaine jusqursquoagrave ces origines biologiques dit-il il faut accepter lrsquoideacutee que

lrsquoeacutemergence de la conscience est lieacutee avec les mouvements adaptatifs les plus eacuteleacutementaires de

lrsquoorganisme La conscience la penseacutee humaine ainsi que la volonteacute ne seraient donc que des

157 Mecircme si Megrelidzeacute ne le cite pas explicitement nous pensons qursquoil est leacutegitime drsquoy entrevoir lrsquoallusion agrave la

theacuteorie drsquoattitude eacutelaboreacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze que Megrelidzeacute connaissait bien 158 Max SCHELER Die Stellung des Menschen im Kosmos Bouvier Verlag Bonn 1991

103

manifestations drsquoun haut niveau de deacuteveloppement des forces physico-chimiques qui sont agrave

lrsquoœuvre deacutejagrave dans les organismes les plus eacuteleacutementaires en qualiteacute de reacuteflexes adaptatifs

primaires Aux approches naturalistes qui considegraverent la conscience humaine comme la

continuation directe ou une forme complexifieacutee de la conscience animale eacutechappe la distinction

essentielle et qualitative entre les deux niveaux Et comme leur meacutethode se base sur ce point

aveugle ces sciences ont tendent agrave absolutiser leurs capaciteacutes explicatives et supposent que lrsquoon

puisse se donner pour perspective de reacutesoudre deacutefinitivement la question du comportement et de

la penseacutee humains Mais la science marxiste ne peut pas accepter lrsquoideacutee de la penseacutee humaine

comme produit de la nature (contrairement agrave ce que certains manuels sovieacutetiques du

mateacuterialisme dialectique affirment par des reacutefeacuterences erroneacutees agrave Engels et Leacutenine) car elle tient

la conscience et la penseacutee humaines pour des pheacutenomegravenes appartenant agrave lrsquoordre social qui

tombent donc hors de la compeacutetence desdites sciences Quant agrave la diffeacuterence entre les niveaux

animal et humain que nous venons de mentionner comme le point aveugle des sciences

naturelles elle consiste en ce que pour Megrelidzeacute la penseacutee humaine existe non seulement

dans un mode subjectif et actuel mais elle est eacutegalement objectiveacutee dans des formes de la culture

mateacuterielle et seacutedimenteacutee en tant que formes ideacuteologiques telles que la langue religion ou le

folklore La deacutefinition geacuteneacuterale et minimale de laquo conscience raquo selon laquelle elle est le mode

drsquoorientation drsquoun individu dans son milieu est toujours pertinente (pas seulement par rapport

aux organismes eacuteleacutementaires ou animaux pour lrsquohomme aussi) Cependant comme le milieu

dans le cas de lrsquohumain nrsquoest pas biologique et seulement naturel mais consiste dans des formes

objectiveacutees de la penseacutee on est ameneacute agrave consideacuterer drsquoautres meacutecanismes drsquoorientation et donc

drsquoautres types de lois ou de modes de deacutetermination de la conscience La constitution de

lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral ne peut pas expliquer les raisons pour lesquelles telles ou telles

penseacutees eacutemergent le contenu de la penseacutee est hors de sa saisie Celui-ci est deacutetermineacute par les

conditions sociales et par la culture mateacuterielle qui dans des eacutepoques historiques diffeacuterentes

provoquent des orientations diverses de la perception et de la penseacutee159 Megrelidzeacute non

seulement souligne le fait que lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral nrsquoexplique rien du mode de penseacutee

et perception humaines mais il renverse la perspective et suggegravere que crsquoest le type de penseacutee et

159 Il est agrave noter que Megrelidzeacute fait un usage quelque peu indiffeacuterencieacute des termes comme laquo conscience raquo

laquo penseacutee raquo et mecircme laquo cerveau raquo ce qui srsquoexplique par le fait qursquoil est obligeacute agrave jouer agrave une multipliciteacute des niveaux biologie physiologie psychologie histoire de la culture mateacuterielle etc

104

perception qui poussent lrsquoappareil psychique et physiologique vers un certain mode de

fonctionnement et le deacutefinissent

Dans cette laquo exposition geacuteneacuterale raquo Megrelidzeacute parcourt un chemin tregraves eacutetroit Par ce que

nous avons appeleacute la deacutefinition minimale de conscience ndash le mode drsquoorientation de

lrsquoorganismeindividu dans le milieu ndash qui srsquoapplique agrave tous les organismes vivants que ce soit les

organismes primitifs ou les ecirctres sociaux comme les humains Megrelidzeacute arrive agrave garder le

principe moniste de la continuiteacute mateacuterialiste sans pourtant tomber dans les reacuteductionnismes

physiologique psychologique ou reacuteflexologique drsquoun certain marxisme perverti et vulgariseacute Il

arrive donc agrave critiquer ces reacuteductionnismes par des arguments subrepticement

pheacutenomeacutenologiques mais sans se laisser glisser agrave un quelconque principe ideacutealiste comme crsquoest

le cas chez Scheler qui comme nous avons vu nrsquoarrive pas agrave expliquer la diffeacuterence

anthropologique sans introduire une ceacutesure radicale entre les discursiviteacutes scientifique et

philosophique La question de la conscience sera centrale agrave toutes les eacutetapes du livre de

Megrelidzeacute et sa conceptualisation trouvera des enrichissements curieux

I Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutees sociales neacutecessaires pour lrsquoeacutemergence du stade

humain de la conscience Dans ce premier chapitre Megrelidzeacute se demande quelles sont les

raisons de lrsquoeacutemergence de la forme de conscience de perception et de compreacutehension

(понимание) humaines (Ces trois eacuteleacutements seront pour lui lrsquoobjet de discussion agrave part entiegravere

mais agrave cette eacutetape les diffeacuterences entre eux ne sont pas mises en relief) En continuiteacute avec

lrsquo laquo exposition geacuteneacuterale raquo nous pouvons dire qursquoil srsquointeacuteresse agrave la raison de lrsquoeacutemancipation de

lrsquohomme de lrsquohistoire naturelle Sa reacuteponse est assez claire et sans eacutequivoque la raison en est

selon lrsquoangle de lrsquoargumentation laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo crsquoest-agrave-dire la relation que lrsquohomme

entretient avec la nature ou bien laquo le produit de travail raquo Il propose de comparer lrsquoanimal et

lrsquohomme selon la relation qursquoils entretiennent avec la nature la relation de lrsquohomme agrave la nature

eacutetant complexifieacutee par lrsquoeacutemergence du travail Lrsquoon peut ecirctre deacuteccedilu de cette reacuteponse simpliste

univoque voir dogmatique ainsi que de la proposition drsquoun tel scheacutema historique speacuteculatif

Mais vers la fin du chapitre Megrelidzeacute dissipe lrsquoimpression drsquoecirctre en train de tacirccher de reacutesoudre

une eacutequation agrave une inconnue et srsquointerroge sur la condition de possibiliteacute de lrsquoactiviteacute de travail

lui-mecircme Par cela il passe de la causaliteacute lineacuteaire agrave une type drsquoargumentation circulaire et fait

105

comprendre qursquoil srsquoagit pour lui drsquoune comparaison structurelle entre lrsquoanimal et lrsquohomme et non

pas drsquoun scheacutema historique ou geacuteneacutetique Voyons tout cela de plus pregraves

En partant de lrsquoideacutee selon laquelle la relation de lrsquoorganisme avec son milieu est la condition

de tout ecirctre organique Megrelidzeacute distingue deux modes drsquoappropriation de lrsquoeacutenergie mateacuterielle

propres agrave lrsquoanimal et agrave lrsquohomme Dans le cas de lrsquoanimal la circulation mateacuterielle entre celui-ci et

la nature est de caractegravere immeacutediat car lrsquoon a affaire avec une relation de pure consommation

lrsquoanimal consomme ce qursquoil trouve dans la nature precirct agrave ecirctre consommeacute ou bien il devient lui-

mecircme lrsquoobjet de consommation par drsquoautres organismes Lrsquoanimal ne participe pas agrave la

production des objets agrave consommer et relegraveve seulement de la force destructrice et neacutegative

Quant agrave la force reacutecreacuteative neacutecessaire agrave tout procegraves de circulation dans le cadre de ce type de

relation elle existe seulement dans la mesure ougrave toute destruction de lrsquoobjet est une assimilation

et donc sa transformation en une eacutenergie de lrsquoorganisme Tout acte de consommation est reacutepeacutetitif

aucun des deux relatas ne subit de transformation qualitative et lrsquoon ne voit pas apparaicirctre entre

les deux une reacutealiteacute nouvelle Contrairement agrave cela dans le cas de lrsquohumain lrsquoon constate une

relation meacutedieacutee par une multipliciteacute de chaicircnons entre lrsquohomme et la nature Ici au lieu des

relations directes et naturelles lrsquoon observe une relation artificielle et donc culturelle Lrsquohomme

ne consomme rien qui serait strictement naturel Tout ce dont il srsquoapproprie a eacuteteacute deacutejagrave produit par

lui-mecircme car sa relation agrave la nature est meacutedieacutee par le travail et la production Cela deacuteclenche

toute une chaine de meacutediations telles que les rapports de commerce (Verkehr) de distribution

des rapports eacuteconomiques et juridiques etc Ainsi dans sa relation avec son milieu lrsquohomme

transforme (et creacutee) son milieu et se transforme lui-mecircme qui plus est on constate lrsquoapparition

de nouveaux relata (les produits de travail les moyens techniques le monde de la culture

mateacuterielle etc) ainsi que des nouvelles formes de rapports conditionneacutes par la production et

lrsquoappropriation des biens produits (les rapports sociaux) Si la consommation immeacutediate propre agrave

lrsquoanimal est un acte individuel en revanche la consommation humaine a comme condition le

travail qui par deacutefinition ne peut pas ecirctre individuel mais seulement social Ainsi lrsquoon voit

srsquoarticuler drsquoun cocircteacute une totaliteacute naturelle dont fait partie lrsquoanimal (en consommant ou en eacutetant

lui-mecircme consommeacute) et drsquoautre cocircteacute une totaliteacute sociale preacutesente dans chaque acte humain

dans la mesure ougrave la consommation ici implique la production et donc lrsquoactualisation de tous les

composants de cette totaliteacute Pour la deacutesigner Megrelidzeacute parle de laquo complexe social raquo En

parallegravele agrave ces deux types de totaliteacute il articule aussi la distinction entre lrsquohistoire naturelle et

106

lrsquohistoire sociale Cette distinction peut paraicirctre assez banale mais cette impression se reacuteveacutelera

fausse si lrsquoon se rappelle qursquoen Union sovieacutetique comme nous lrsquoavons indiqueacute un peu plus haut

il eacutetait de coutume de parler des lois laquo naturalo-historiques raquo du deacuteveloppement de la socieacuteteacute

Nous reviendrons sur la vision non-teacuteleacuteologique et non-deacuteterministe de lrsquohistoire chez

Megrelidzeacute mais eacutegalement sur les limites dont elle est porteuse

Une fois le travail identifieacute comme lrsquoeacuteleacutement sur lequel se base la diffeacuterence

anthropologique Megrelidzeacute en preacutecise la deacutefinition Celle-ci est double le travail est le rapport

entre lrsquohomme et la nature et en mecircme temps par un deacuteplacement des termes qui est gros de

conseacutequences le travail est le rapport entre le sujet et lrsquoobjet Le travail est donc la pierre de

touche tant de la pratique que de la connaissance Retenons ce point et suivons les speacutecifications

de laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo Dans le travail de point de vue pratique lrsquoon a affaire avec un procegraves

que Megrelidzeacute envisage de deux cocircteacutes comme un procegraves objectif (lrsquoobjet de travail est

transformeacute il acquiert une forme nouvelle) mais aussi comme un procegraves subjectif (lrsquohomme

deacutepense son eacutenergie physique en la transfeacuterant et en la mateacuterialisant dans le produit de travail)

Cependant comme le travail dans son acception la plus large ndash comme le rapport entre le sujet et

lrsquoobjet - comporte une double deacutefinition (pratique mais aussi eacutepisteacutemologique) le produit de

travail en heacuterite un caractegravere non pas double mais quadruple En effet agrave la dupliciteacute du produit

de travail de caractegravere pratique srsquoajoute une dupliciteacute lieacutee agrave la connaissance le produit de travail

est quelque chose de subjectiveacute non seulement gracircce agrave la force physique humaine qui lui est

transfeacutereacutee mais eacutegalement par la raison humaine qui lui est communiqueacutee agrave travers lrsquoactiviteacute de

travail (car le travail est toujours une activiteacute deacutetermineacutee par un but preacutedeacutefini) Mais il est en

mecircme temps quelque chose drsquoobjectif car non seulement il acquiert une forme nouvelle mais il

acquiert des caracteacuteristiques utiles ainsi que du sens Lrsquoon pourrait dire que le travail donne

origine agrave des objets correspondants agrave lrsquoeacutechelle humaine tant du point de vue pratique

qursquointellectuel

Revenons donc agrave la lettre du livre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse ensuite agrave la maniegravere dont le

produit de travail160 donne sa base agrave la socialiteacute Il le fait toujours gracircce agrave son caractegravere double

Drsquoun cocircteacute par son aspect objectif il est le seul moyen de socialisation de lrsquoeacutenergie individuelle

160 Pour eacutecarter une possible confusion ducirc au fait que lrsquoobjet drsquoanalyse de Megrelidzeacute est tantocirct le travail

comme une activiteacute et tantocirct le produit de travail il faudrait preacuteciser que le produit de travail est lrsquouniteacute du travail avec lrsquoobjet de travail bdquoDie Arbeit hat sich mit ihrem Gegenstand verbundenldquo Karl MARX Das Kapital Bd I p 195

107

et par lagrave mecircme la seule base pour lrsquointersubjectiviteacute Ici nous voyons que non seulement la

conception de connaissance mais la conception de lrsquointersubjectiviteacute aussi subissent une sorte de

refondation mateacuterialiste dans la mesure ougrave tant la connaissance que lrsquointersubjectiviteacute sont

envisageacutees comme drsquoembleacutee conditionneacutees par lrsquoactiviteacute de travail Drsquoautre cocircteacute le produit de

travail par son aspect subjectif qui se reacutevegravele dans le fait qursquoil est porteur des attributs utiles et est

donc capable de satisfaire les besoins des individus deacuteclenche toute une eacuteconomie du deacutesir Le

produit de travail qui est selon la formulation de Megrelidzeacute agrave la fois lrsquoobjet subjectiveacute et le

sujet objectiveacute est le meacutediateur mateacuteriel entre les hommes et ainsi la condition de tout rapport

social

La question de la nature des rapports sociaux est tregraves importante dans la compreacutehension du

propos de Megrelidzeacute car crsquoest bien autour drsquoelle que srsquoarticule sa distanciation des theacuteories

sociologiques dites bourgeoises Pour cette raison nous pensons qursquoil sera judicieux de ne pas

eacuteviter une speacutecification plus approfondie dans notre exposeacute et de mentionner qursquoici Megrelidzeacute

utilise les notions telles qursquoalieacutenation distribution et appropriation Mais contrairement agrave ce que

lrsquoon pourrait attendre il se sert de ces termes non pas pour caracteacuteriser les types des rapports

sociaux mais pour deacutecrire les eacuteleacutements du procegraves de travail qui est lui-mecircme la condition de tout

rapport social Par lrsquoalieacutenation il faut donc comprendre lrsquoauto-alieacutenation du sujet dans le produit

de travail (objectivation de lrsquoeacutenergie physique creacuteation des attributs utiles de lrsquoobjet) qui est

donc physiquement alieacuteneacute (autonomiseacute) de son producteur Par la distribution Megrelidzeacute

deacutesigne toute mobiliteacute que les produits de travail peuvent effectuer tout en gardant drsquoune faccedilon

seacutedimenteacutee les eacuteleacutements alieacuteneacutes par le sujet durant le travail Et enfin par lrsquoappropriation il faut

comprendre la consommation du produit de travail qui gracircce agrave ses qualiteacutes utiles reproduit et

recreacutee lrsquoeacutenergie qui a eacuteteacute deacutepenseacutee dans sa production Les individus se rendent donc disponibles

non tant agrave travers un contact physique et immeacutediat qursquoagrave travers des produits de travail En mecircme

temps cette meacutediation a lieu non seulement entre les individus mais entre lrsquohomme et la nature

aussi ougrave la relation entre lrsquoorganisme et le milieu nrsquoest plus immeacutediate mais meacutedieacutee par la

technique Lrsquohistoire humaine ainsi que lrsquohistoire de la culture mateacuterielle consiste en une

succession des formes de meacutediations entre les hommes et entre lrsquohomme et la nature

Si le travail est lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance (dans la mesure ougrave

lrsquoobjet produit coiumlncide avec lrsquoobjet connu) lrsquoon pourrait croire qursquoau travail soit attribueacute le rocircle

drsquoune sorte de condition quasi-transcendantale de connaissance Mais Megrelidzeacute hostile agrave tout

108

mode de penseacutee transcendantaliste srsquoen eacutechappe en posant une question additionnelle de la

condition de possibiliteacute et notamment celle du travail La condition de possibiliteacute du travail est

selon lui les rapports sociaux entre les hommes (plus preacuteciseacutement le complexe social) Par cela

il passe agrave une vision circulaire et donc dialectique les rapports sociaux sont la condition de

possibiliteacute du travail mais les rapports sociaux agrave leur tour ne sont possibles qursquoen tant que

reacutesultat de la meacutediation engendreacutee par lrsquoactiviteacute du travail Cela annonce une conception

immanentiste radicalement mateacuterialiste et historiciste de la penseacutee et de la connaissance Quant

au transcendantalisme ndash abstrait et anhistorique ndash il sera acircprement critiqueacute et cantonneacute comme

lrsquoopposeacute de la conception marxiste dont Megrelidzeacute se revendique

Ainsi ce chapitre se ferme par des remarques sur ce que Megrelidzeacute appelle le complexe

social crsquoest-agrave-dire le cercle logique dans lequel les eacuteleacutements srsquoengendrent reacuteciproquement la

socieacuteteacute engendre le travail alors que celui-ci engendre la socieacuteteacute Megrelidzeacute souligne que de tels

eacuteleacutements ne peuvent pas toleacuterer une analyse propre agrave la logique formelle qui ne peut saisir les

relations entre des choses autrement que selon le scheacutema lineacuteaire de cause et effet Il nous

indique drsquoautres eacuteleacutements dont la relation relegraveve de la mecircme structure circulaire lrsquooutil de

travail (la main) et la raison ainsi que la langue et la penseacutee Il les discutera plus loin dans le

livre Ici il insiste sur la futiliteacute de tout questionnement qui aurait comme but drsquoidentifier un

facteur un principe ou une cause qui serait agrave lrsquoorigine de la socieacuteteacute du travail de la penseacutee ou de

la langue Il est eacutegalement deacutenueacute de pertinence de se demander lequel des eacuteleacutements constituants

le complexe social preacuteceacutederait les autres car tous ces eacuteleacutements se neacutecessitent et se conditionnent

reacuteciproquement Toute uniteacute dialectique se caracteacuterise par son dynamisme la transformation et le

deacuteveloppement eacutetant son trait essentiel Lrsquoeacutecartement du questionnement geacuteneacutetique nrsquoest donc

pas seulement un geste dirigeacute contre la logique formelle il deacutevoile aussi la volonteacute de

Megrelidzeacute de demeurer agrave cet eacutetape du livre sur une analyse synchronique du complexe social

autrement dit de mettre en lumiegravere sa structure et la maniegravere dont ces eacuteleacutements srsquoarticulent et se

rapportent lrsquoun agrave lrsquoautre On est donc encore loin drsquoune analyse historique et concregravete

Neacuteanmoins comme nous verrons le proceacutedeacute de Megrelidzeacute ne sera pas sans ambivalences et

contrairement agrave sa propre injonction il nrsquoesquivera pas tout agrave fait des interrogations du type

geacuteneacutetique

109

II Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Le texte de ce chapitre a eacuteteacute

publieacute en forme drsquoarticle en 1935 dans la revue de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de

Nikolas Marr161 et ce sont bien les thegraveses exposeacutees ici que Megrelidzeacute avait preacutesenteacutees agrave ses

collegravegues agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Leningrad Crsquoest eacutegalement aux propos contenus dans ce

chapitre qursquoAlexandre Louria avait adresseacute quelques remarques critiques dans une recension en

somme bienveillante Dans le livre en reacuteponse agrave cette critique de Louria Megrelidzeacute ajoute

quelques remarques en bas de page

Nous ne savons pas comment proceacutedait Megrelidzeacute durant la reacutedaction Est-ce que ce

segment a eacuteteacute eacutecrit comme un texte indeacutependant et plus tard inteacutegreacute dans le projet plus large du

livre ou bien est-ce que Megrelidzeacute lrsquoavait conccedilu comme une des parties du livre et puis lrsquoa

choisi comme le morceau agrave publier et agrave preacutesenter aux collegravegues Cette derniegravere possibiliteacute

semble assez probable srsquoil est vrai que comme Megrelidzeacute lrsquoindique dans la preacuteface le livre a

eacuteteacute reacutedigeacute essentiellement dans les anneacutees 1933-1934 Mais la premiegravere hypothegravese expliquerait

mieux le fait que le morceau semble assez autonome par rapport aux parties entre lesquelles il est

situeacute Le fait que certains des propos des chapitres contigus y sont reacuteiteacutereacutes et reacutepeacuteteacutes fait preuve

moins drsquoune relation de continuiteacute que celle de la discontinuiteacute avec le reste du texte Autrement

dit la suite des arguments que ce chapitre partage avec les autres (mecircme si ces arguments sont

ici formuleacutes drsquoune maniegravere leacutegegraverement diffeacuterente et plus riche) contribue agrave sa coheacuterence et

indeacutependance interne plutocirct qursquoelle ne le lie avec drsquoautres chapitres Neacuteanmoins il est agrave noter

que dans le livre nous trouvons drsquoautres chapitres qui se distinguent par un certain degreacute

drsquoautonomie et ce chapitre ne fait donc pas exception agrave moins de supposer qursquoeux aussi aient eacuteteacute

conccedilus comme articles indeacutependants

Si nous insistons autant sur ce point crsquoest que crsquoest la seule possibiliteacute pour expliquer

lrsquoeacutetrange fait - relevant le problegraveme de la structuration du livre - que Megrelidzeacute deacutedie bien 50

pages agrave lrsquoexposition des expeacuteriences pratiqueacutees sur les animaux par les psychologues et

physiologistes de diverses eacutecoles en but drsquoexplorer leurs modes de comportement mais surtout

leurs capaciteacutes intellectuelles Lrsquoespace deacutemesureacutement grand imparti agrave ces expositions fait

confusion car le lecteur perd de vue la finaliteacute de lrsquoargumentation de lrsquoauteur et suscite le doute

sur les prioriteacutes de la discussion qui se profilaient agrave partir du chapitre preacutecegravedent Outre ce

161 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo От животного сознания к человеческому raquo in Язык и мышление N 5

1935 pp 5-62

110

problegraveme de structuration lieacute agrave la forme nous voyons un deacutecalage dans le contenu Le chapitre

deacutebute par une double rupture ou tout au moins lrsquoindiffeacuterence par rapport aux aboutissements

du premier chapitre Abandonnant la question du complexe social Megrelidzeacute se concentre sur la

probleacutematique de la conscience Il est vrai que la conscience est lrsquoun des eacuteleacutements de la totaliteacute

dialectique crsquoest-agrave-dire du complexe social mais au lieu de probleacutematiser la conscience agrave partir

du complexe social Megrelidzeacute repart sur les propos deacuteveloppeacutes dans lrsquoexposition geacuteneacuterale qui

preacutecegravede le premier chapitre Il entame donc ce chapitre en eacutevoquant ce que nous avons appeleacute la

deacutefinition minimale de la conscience selon laquelle celle-ci consiste en la relation entre

lrsquoorganisme et le milieu ndash nrsquoeacutetant que lrsquoopeacuteration drsquoorientation de lrsquoorganisme dans son milieu -

et qui peut donc ecirctre repeacutereacutee agrave tous les niveaux de la vie organique (des organismes les plus

simples jusqursquoagrave lrsquohomme) Non seulement Megrelidzeacute remonte agrave lrsquoarriegravere de son texte au lieu de

continuer agrave srsquointeacuteresser agrave la conscience en tant qursquoelle est un eacuteleacutement du complexe social mais il

srsquointerroge sur la conscience telle qursquoelle preacuteceacutederait le mode drsquoecirctre social Qui plus est ce

faisant il neacuteglige sa propre injonction selon laquelle les eacuteleacutements du complexe social ndash et donc la

conscience aussi ndash doivent ecirctre discuteacutes dans un cadre dialectique et pas dans une perspective

geacuteneacutetique Contrairement agrave cela il propose agrave preacutesent drsquoanalyser les racines biologiques de la

conscience humaine Autrement dit il envisage la conscience humaine comme un reacutesultat du

deacuteveloppement des formes de consciences inferieures et suggegravere mecircme drsquoidentifier le facteur

comme il appelle naturalo-historique et donc biologique de ce deacuteveloppement Ce facteur serait

la tendance de lrsquoorganisme drsquooccuper dans son milieu une position toujours meilleure Ainsi

nous pouvons constater que Megrelidzeacute oscille entre les explications synchronique (ou

structurelle ce que pour lui relegraveve de la perspective dialectique) et diachronique Lrsquoon peut

certes ne pas y voir neacutecessairement une contradiction ou une oscillation et supposer que ce qui

(historiquement) preacutecegravede le complexe social pourrait ecirctre deacutecrit par une logique lineacuteaire crsquoest-agrave-

dire par appui sur les explications par des facteurs ou principes alors que la meacutethode dialectique

srsquoappliquerait agrave la reacutealiteacute entraineacutee par lrsquoeacutemergence du complexe social Mais il faudrait alors

expliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre Megrelidzeacute a beau reacutepeacuteter agrave maintes reprises que crsquoest le

travail qui cause un tel passage cela va agrave rebours de son propre argument selon lequel le travail

plutocirct qursquoecirctre la cause de la rupture entre lrsquoindividu et le milieu est le moyen (avec les autres

eacuteleacutements du complexe) pour remeacutedier agrave des problegravemes engendreacutes par cette rupture Le travail

comme eacuteleacutement du complexe social et possible seulement dans son sein ne peut donc pas ecirctre agrave

111

lrsquoorigine de la rupture entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain mais lui-mecircme surgit comme neacutecessiteacute

pour recouvrir cette rupture Les raisons de la rupture restent donc chez Megrelidzeacute obscures et

lrsquoobligent agrave une oscillation maladroite entre des explications synchroniques et diachroniques

Approchons-nous maintenant de plus pregraves au contenu du chapitre Reacutepeacutetons drsquoabord que

chez Megrelidzeacute la conscience se deacutefinit comme lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu Si

on suit cette deacutefinition la conscience animale et la conscience humaine se recouvrent et mecircme si

le but de Megrelidzeacute est de deacutecrire et expliquer le mode de fonctionnement de la conscience

humaine il considegravere que lrsquoeacutetude de la conscience animale peut ecirctre utile pour plusieurs raisons

En premier lieu cela permettra de mettre en eacutevidence certains aspects de la conscience humaine

tant positivement (lrsquohomme preacuteserve certains traits de la conscience animale) que neacutegativement

(par contraste lrsquoon peut mieux articuler la speacutecificiteacute de la conscience humaine ou la diffeacuterence

anthropologique tout court) Deuxiegravemement cela permettra de remonter aux fondements

biologico-historiques de la conscience humaine (nous venons drsquoindiquer lrsquoimpasse dans lequel

Megrelidzeacute se trouve enfermeacute agrave cause drsquoune explication manqueacutee du passage historique de la

biologie au complexe social mais pourtant nous reviendrons sur la question de la base

proprement biologique de la conscience qui meacuterite attention) Dans ce but Megrelidzeacute srsquoengage

dans une discussion passionnante avec les chercheurs du comportement animal (la physiologie et

reacuteflexologie de Pavlov le behaviorisme de Watson et Thorndike le psychovitalisme de Becher

etc) et les critique avec les arguments qui plus tard seront en partie formuleacutes contre ces types

drsquoeacutetude par lrsquoeacutethologie dite classique Ici nous ne pouvons pas entrer dans les deacutetails de cette

discussion critique et devrons nous borner agrave reacutesumer ses reacutesultats sur lesquels Megrelidzeacute fonde

sa conception de la conscience Celle-ci est selon notre interpreacutetation la clef de toutes les

eacutelaborations theacuteoriques ulteacuterieures de Megrelidzeacute

Nous voudrions reacutesumer ce chapitre en trois points Drsquoabord la question du mode de

fonctionnement de la conscience ensuite celle de la communication sociale et enfin ce que

Megrelidzeacute appelle la capaciteacute ideacuteatoire de la conscience humaine

Le comportement animal permet aux organismes de srsquoorienter dans la situation qui est

laquo reacutesoluble raquo par le moyen des reacuteflexes et instincts directs Quant au comportement humain

lrsquoorientation dans la situation procegravede par une double meacutediation subjective (pheacutenomeacutenalisation

interne reacuteflexion retardement) et objective (les instances de comportement provisoires qui

conduisent au but preacutedeacutetermineacute par une voie oblique) La conscience qui se caracteacuterise par la

112

conscience162 crsquoest-agrave-dire la conscience humaine est constitueacutee justement par cette meacutediation

entre la situation objective et la reacuteaction subjective Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ici est de deacutevoiler

le mode de fonctionnement drsquoune telle meacutediation drsquoexpliquer la maniegravere dont srsquoeffectue laquo la

prise en compte par la conscience raquo (осознание) Crsquoest bien agrave cet effet que Megrelidzeacute

srsquointeacuteresse agrave des eacutetudes sur lrsquointelligence des animaux qui lui permettent drsquoarticuler les

conditions qui doivent ecirctre remplies pour que lrsquoeacutetat de conscience puisse advenir En srsquoappuyant

sur les reacutesultats expeacuterimentaux de la fameuse expeacuterience conduite par Wolfgang Koumlhler sur un

chimpanzeacute qui laissent discerner les lignes de partage entre drsquoun cocircteacute lrsquoeacutetat inerte passif

inconscient et de lrsquoautre cocircteacute raisonnable et creacuteatif (du type rudimentaire eacutevidemment) de la

conscience animale Megrelidzeacute souligne que pour que le moment de compreacutehension de saisie

puisse advenir il faut que la situation dans laquelle se trouve le sujet comporte deux conditions

Drsquoun cocircteacute la situation doit ecirctre suffisamment difficile et probleacutematique pour que sa solution ne

puisse pas ecirctre trouveacutee par des actions automatiques et habituelles Le problegraveme doit ecirctre donc

nouveau capable de provoquer la quecircte pour une solution Mais aussi et crsquoest la deuxiegraveme

condition la situation doit ecirctre pertinente coheacuterente et intellectuellement accessible agrave la

conscience (dans son stade de deacuteveloppement) faute de quoi il sera impossible mecircme de la saisir

comme problegraveme La capaciteacute de saisir le sens de la situation en tant que totaliteacute est donc la

condition non seulement de sa solution mais tout drsquoabord de perception de son caractegravere

probleacutematique (Il faut retenir ces constatations agrave premier vu simplistes car plus tard dans le

livre on les verra transformeacutees dans des scheacutemas drsquoexplication des pheacutenomegravenes drsquoordre social et

culturel)

Parmi les approches dans lrsquoeacutetude du psychisme animal crsquoest seulement la psychologie de la

Gestalt que Megrelidzeacute appreacutecie car elle est la seule qui propose un cadre ougrave dans lrsquoexplication

du pheacutenomegravene de compreacutehension et donc de la saisie des objets par la conscience la situation en

tant que totaliteacute pourvue de sens est prise en compte La conception de la perception et de la

construction du sens qui a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par la Gestaltpsychologie agrave la base des expeacuteriences sur

162 Par cette forme maladroite qui drsquoailleurs contient in nuce la particulariteacute de la conception de conscience

de Megrelidzeacute nous traduisons du russe осознанное состояние сознания qui est une expression agrave premiegravere vue tautologique (litteacuteralement laquo lrsquoeacutetat de conscience de la conscience raquo) mais qui combine un et mecircme terme pris agrave la fois dans deux degreacutes de geacuteneacuteraliteacute conscience en geacuteneacuteral (crsquoest-agrave-dire lrsquoorientation dans le milieu qui est propre agrave tous les organismes) et conscience speacutecifiquement humaine qui en srsquoorientant srsquoappuie sur la conscience ou autrement dit sur les objets rendus conscients Lrsquoexpression qui rendrait la mecircme ideacutee dans une forme moins paradoxale serait laquo lrsquoorientation par la conscience raquo

113

les animaux est reprise par Megrelidzeacute pour caracteacuteriser le mode de fonctionnement de la

conscience humaine Dans la saisie du sens de la situation le rocircle essentiel est deacutevolu agrave la

maniegravere dont les choses sont deacuteployeacutees dans lrsquoespace Leur constellation spatiale constitue le

champ situationnel La conscience du sujet (animal) qui a besoin de srsquoorienter crsquoest-agrave-dire de

trouver un mode drsquoaction pour atteindre une meilleure position dans le champ et satisfaire ses

besoins enregistre les choses qui se trouvent dans la situation donneacutee et qui peuvent ecirctre utiliseacutees

(gracircce agrave leur agencement) pour atteindre lrsquoobjectif que la conscience se pose Drsquoun autre cocircteacute

pour que la conscience les enregistre elles doivent ecirctre spatialement deacuteployeacutees de maniegravere agrave

permettre de les entrevoir comme un complexe consistant des eacuteleacutements logiquement connecteacutes

Les objets deacuteployeacutes dans lrsquoespace par rapport auxquels la conscience pouvait ecirctre indiffeacuterente

deviennent objets drsquointeacuterecirct lagrave ougrave ils integravegrent le champ de la perception constitueacute par les objets

qui sont lieacutes entre eux par une certaine logique que la conscience peut discerner gracircce agrave

lrsquoorientation que lui donnent ses besoins ou ses buts (il faut noter que mecircme si ici Megrelidzeacute

parle des liens laquo logiques raquo ces liens peuvent ecirctre laquo reacuteels raquo mais aussi arbitraires erroneacutes ou

laquo irreacuteels raquo et pourtant relevant drsquoune certaine uniteacute) La coheacutesion logique du champ est donc

toujours soutenue par lrsquoobjectif du sujet et surgit dans la conscience sous la lumiegravere de la

neacutecessiteacute de reacutesoudre un problegraveme situationnel Le deacuteploiement spatial des objets (lrsquoaspect

objectif de la situation) peut ecirctre favorable ou moins favorable agrave une constitution du champ

(lrsquoaspect subjectif de la situation) dans la mesure ougrave la proximiteacute ou lrsquoeacuteloignement spatiaux des

eacuteleacutements de la situation influencent la conscience dans son travail drsquoidentification des liens

(pratiques et logiques) entre eux163 Comme conseacutequence drsquoun tel point de deacutepart la

Gestaltpsychologie peut affirmer que ce sont les objets eux-mecircmes qui (dans la mesure ougrave ils

sont situeacutes drsquoune maniegravere favorable pour ecirctre saisis par la conscience) sont porteacutes agrave srsquointeacutegrer

dans la situation et ecirctre donc perccedilus Cette ideacutee tireacutee de la psychologie de la Gestalt est une de

celles qui prendront une grande importance chez Megrelidzeacute et faccedilonneront sa meacutetaphysique

(mecircme si lrsquousage de ce terme de notre part sans doute va agrave rebours des intentions manifestes de

163 Il est curieux de noter que dans la terminologie de Koumlhler crsquoest bien lrsquoensemble des objets situeacutes dans

lrsquoespace et perccedilus comme une totaliteacute qui est deacutesigneacute par le terme laquo complexe raquo Le fait que Megrelidzeacute utilise ce mecircme mot pour deacutesigner lrsquoobjet de sa recherche (laquo complexe social raquo constitueacute du travail penseacutee et langue) montre bien combien il est redevant agrave la Gestaltpsychologie

114

Megrelidzeacute) Ainsi la phrase de Koffka laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo164 trouvera un

retentissement dans la toute derniegravere phrase du livre de Megrelidzeacute laquo Chez Hegel le monde

tirait son origine de la raison selon Marx en revanche il nrsquoest qursquoen train de srsquoacheminer vers la

raison vers la forme raisonnable vers le communisme raquo165 Bien eacutevidemment des pareilles

transpositions ou amplifications des thegraveses sont visibles agrave la superficie du texte Mais loin drsquoecirctre

eacutepisodiques elles sont rendues possibles par le fait que Megrelidzeacute met au cœur de son projet la

conception gestaltiste du fonctionnement de la conscience Crsquoest bien cette parenteacute profonde

qursquoil srsquoagit pour nous de mettre en relief La situation est donc telle dans la mesure ougrave elle

comporte un certain sens et les eacuteleacutements dont elle est composeacutee tendent vers ce sens et y

participent La conscience serait lrsquoacte drsquoentrevoir les rapports qui existent entre ces choses et

entre eux et lrsquoobjectif poursuivi par le sujet

La conscience est penseacutee donc comme un champ qui est constitueacute des eacuteleacutements

seacutelectivement aperccedilus et saisis parmi les choses qui existent dans le champ objectif Cette

seacutelection deacutepend de deux facteurs Dun cocircteacute crsquoest la maniegravere dont les eacuteleacutements du champ

objectif sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace car crsquoest bien leur rapports spatiaux qui renforcent ou

affaiblissent pour chacun drsquoentre eux la possibiliteacute de srsquointeacutegrer dans lrsquoensemble logique et

pratique Ici lrsquoon parle de la pratique dans la mesure ougrave le champ objectif est tout drsquoabord

lrsquoespace drsquoaction et crsquoest la configuration logique de certains de ses eacuteleacutements faite par la

conscience qui rend possible lrsquoaction autrement dit oriente le sujet dans cet espace agrave partir de

lrsquoimage qursquoil en fait Cela nous conduit au deuxiegraveme facteur de la seacutelection qui est lrsquoobjectif

pratique qui meut le sujet Le but de lrsquoanimal est toujours de satisfaire ses besoins qui sont

ressentis par lrsquoorganisme drsquoune maniegravere immeacutediate et vague ndash comme un manque Lrsquohomme en

revanche se pose des buts consciemment deacutefinis et concreacutetiseacutes mecircme si en fin de compte sa

premiegravere source reste toujours la neacutecessiteacute de satisfaire les besoins Ce modegravele de conscience

comme champ ou ensemble pourvu de sens des eacuteleacutements seacutelectionneacutes agrave partir des eacuteleacutements du

champ objectif saisis gracircce agrave leur deacuteploiement spatial et les besoins du sujet joue le rocircle central

dans la conception de Megrelidzeacute car crsquoest autour de ce modegravele que srsquoarticulent les diffeacuterends de

notre auteur avec la tradition philosophique dite ideacutealiste et bourgeoise En effet selon ce modegravele

164 laquo La boite raquo dont nous parle cette phrase est un des objets figurants dans une des expeacuteriences effectueacutees par

Kurt Koffka Cf Kurt KOFFKA Die Grundlagen der psychischen Entwicklung Verlag von A W Zickfeldt Osterwieck am Harz 1921 p 139

165 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 483

115

la conscience ne relegraveve ni des formes a priori (transcendantalisme) ni des regravegles preacute-

expeacuterimentales drsquoorganiser lrsquoinformation (empirisme) La conscience puise tout son contenu du

champ situationnel et instaure des liens logiques entre eux selon ce qursquoelle est capable drsquoy voir agrave

partir de son point de vue La maniegravere dont la conscience integravegre les eacuteleacutements de la situation

objective chez Megrelidzeacute est donc essentiellement perspectiviste pour deux raisons chaque

conscience fait elle-mecircme partie de la situation et lrsquoaperccediloit drsquoun point de vue speacutecifique qui lui

permet drsquoentrevoir seulement certains des liens logiques entre les choses Drsquoun autre cocircteacute la

conscience est un processus agrave chaque moment configureacute drsquoune certaine faccedilon ce qui la

preacutedeacutetermine pour la saisie de certaines choses et certains liens logiques et pas drsquoautres Tout

acte de perception ou de compreacutehension preacutesente donc le moment de reconfiguration du champ

de la conscience Ainsi par les moyens de la Gestaltpsychologie Megrelidzeacute propose une

conception mateacuterialiste de la conscience qui en tant que telle eacutechappe agrave tout transcendantalisme

et maintient un eacutequilibre entre les facteurs objectifs (la situation externe qui est la source du

contenu de la conscience) et subjectifs (la configuration du champ de conscience qui creacutee des

dispositions pour sa reconfiguration et en limite les possibiliteacutes) Disons-le la thegravese selon

laquelle lrsquoorganisation du savoir mais aussi la perception sont deacutependantes (outre la situation

objective) de lrsquoeacutetat de deacutepart de la configuration de conscience (il ne srsquoagit pas bien

eacutevidemment drsquoun eacutetat originaire absolu anhistorique de conscience mais drsquoun eacutetat

temporellement voire historiquement actuel agrave chaque moment donneacute) permettra plus tard agrave

Megrelidzeacute de par sa transposition au niveau historico-culturel de parler des stades voire des

niveaux dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine et deviendra donc un ressort essentiel pour

son projet de la laquo science historique de la penseacutee raquo Du mecircme coup Megrelidzeacute deacuteveloppe une

critique des eacutetudes physiologiques de la conscience qui nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoactualiteacute vu les deacutebats

contemporains entre la philosophie et les neurosciences Mais eacutegalement pour le fait que par son

approche orienteacutee vers lrsquoobjet et le sens dont il est pourvu il partage un nombre de points avec la

pheacutenomeacutenologie qui a eacutegalement entrepris une critique fondamentale des sciences Mais nous ne

pouvons pas nous attarder sur ces deux points

Mecircme si Megrelidzeacute eacutelabore gracircce aux instruments proposeacutes par la Gestaltpsychologie la

conception drsquoune conscience plastique libre des deacuteterminations aprioriques ayant des ressources

drsquoecirctre historiquement situeacutee et qui nrsquoest pas deacuteterministe dans la mesure ougrave la conscience ainsi

comprise reacutesulte de la confluence des facteurs objectifs et subjectifs cette conception neacutecessite

116

des compleacutements essentiels Nous avons vu que dans lrsquoexplication du fonctionnement de la

conscience le rocircle majeur a eacuteteacute imparti au caractegravere probleacutematique de la situation car crsquoest bien

la neacutecessiteacute de trouver une solution qui enclenche le travail de la conscience et permet de poser

lrsquoobjectif autour duquel lrsquoinformation perceptuelle srsquoorganisera en un champ pourvu de sens La

question qui se pose donc maintenant est de savoir le pourquoi de ce caractegravere probleacutematique de

la situation Autrement dit quelles sont les raisons qui rendent la situation probleacutematique Si on

laisse sans explication la maniegravere dont lrsquoobjectiviteacute surgit comme problegraveme le composant

objectif de la conscience comme on vient de le deacutecrire restera obscur Lrsquoon ne saura donc pas

quel est le fondement duquel se nourrit lrsquointeacuterecirct du travail continu de conscience ainsi que la

motivation dans lrsquoorganisation du savoir Ici Megrelidzeacute doit laisser les alentours theacuteoriques de la

Gestaltpsychologie Nous pensons que crsquoest pour trouver la reacuteponse agrave cette question que

Megrelidzeacute introduit ce que nous voyons comme le second point magistral de ce chapitre

Megrelidzeacute revient agrave la comparaison avanceacutee dans le premier chapitre entre les attitudes

que lrsquoanimal et lrsquohomme entretiennent avec leurs milieux respectifs Mais cette fois-ci il formule

cette question en termes de communication Dans notre reacutesumeacute analytique nous avons essayeacute de

motiver cette ceacutesure mais dans le texte ce moment ne transparaicirct pas assez clairement

Poursuivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Tant lrsquoanimal que lrsquohomme srsquoorientent dans le

milieu gracircce agrave la conscience Mais si lrsquoanimal srsquooriente dans une situation qui est immeacutediate

lrsquohomme est capable de se deacutetacher de celle-ci gracircce agrave sa capaciteacute de former les repreacutesentations

Megrelidzeacute les appelle les repreacutesentations reproductives ou internes Quant aux animaux ils

peuvent produire des images mais seulement lieacutees agrave des objets qui se trouvent dans leur champ

sensoriel immeacutediat et qui ne peuvent donc pas ecirctre repreacutesenteacutees indeacutependamment de celui-ci Les

actions raisonnables des animaux (preacutecisons que Megrelidzeacute conformeacutement agrave la

Gestaltpsychologie reconnait aux animaux le comportement raisonnable et les expeacuteriences sur

les reacutesultats desquels il se base pour theacutematiser la question de la conscience sont conccedilues

justement en but de repeacuterer les instances laquo aha raquo ougrave lrsquoanimal dans la situation donneacutee trouve la

solution qui lui permet drsquoatteindre son but) ne se passent pas dans la dimension

repreacutesentationnelle mais exclusivement dans le champ sensoriel (donc dans le complexe

optique) Si les objets sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace drsquoune certaine faccedilon lrsquoanimal est capable de

se rendre compte qursquoun objet peut servir de moyen pour obtenir un autre qui est en mecircme temps

lrsquoobjet de son deacutesir (son but) et agir de maniegravere correspondante Lrsquoanimal reacutesout le problegraveme en

117

saisissant les liens logiques entre les objets mais aussi le sens de la situation dans son entiegravereteacute

En ce moment drsquolaquo aha raquo lrsquoanimal voit le mateacuteriel de sa perception se configurer dans une image

avec les objets articuleacutes par leurs fonctions et illumineacutes par un sens Ce sens est donc configureacute

autour de lrsquoobjectif drsquoobtention de lrsquoobjet de deacutesir Mais lrsquoanimal nrsquoest pas capable de retenir les

images et ne possegravede pas de meacutemoire Quant agrave la conscience humaine elle est capable de retenir

les images les eacutelever donc au niveau de repreacutesentations mais eacutegalement drsquoeffectuer des

opeacuterations diverses sur eux les disjoindre les joindre en faire des compositions Autrement dit

les moments laquo aha raquo de lrsquohumain sont tels que srsquoy configurent en une totaliteacute de sens les

perceptions immeacutediates mais eacutegalement les images des perceptions passeacutees La meacutemoire comme

le reacuteservoir des images passeacutees qui constituent le contenu de la conscience contribue agrave la

formation des preacutedispositions de la conscience agrave comprendre (понимание) crsquoest-agrave-dire agrave se

reconfigurer

Apregraves cette caracteacuterisation typologique des consciences animale et humaine Megrelidzeacute

tacircche de trouver lrsquoexplication geacuteneacutetique de cette diffeacuterence Il reacuteitegravere les thegraveses du premier

chapitre concernant les attitudes de lrsquoanimal et de lrsquohomme agrave leurs milieux naturel et social

respectivement mais amplifie cette description gracircce aux reacutesultats obtenus par lrsquoanalyse de la

conscience et essaie de mettre en avant le travail comme le facteur qui rend possible cette

diffeacuterenciation Pour lrsquohomme la capaciteacute de configurer les objets non seulement dans le

meacutedium de la perception mais aussi dans celle de la meacutemoire aussi est parallegravele agrave la capaciteacute de

joindre disjoindre et composer les choses dans le procegraves de travail Quant agrave lrsquoanimal son

incapaciteacute de retenir les images et avoir des repreacutesentations correspond au fait que sa

communication avec son milieu est immeacutediate et strictement consommatrice Crsquoest ici que

Megrelidzeacute passe agrave lrsquoarticulation de deux types de communication Il part de la relation des

animaux agrave la nature et aux autres animaux et la deacutefinit comme lrsquoeacutetat de lrsquouniteacute originaire La

communication entre les animaux srsquoeffectue sur la base drsquoune reacuteciprociteacute organique Ils restent

indiffeacuterents agrave la diversiteacute des choses de la nature si elles ne sont pas lieacutees agrave leurs besoins

immeacutediats Pour les animaux lrsquoobjectiviteacute nrsquoa rien de probleacutematique ne comporte pas drsquoeacutenigme

Crsquoest une deacuteteacuterioration de cette uniteacute originaire qui donne essor agrave la conscience humaine La

rupture de lrsquouniteacute originaire srsquoexprime dans la disruption de la communication organique baseacutee

sur la corporeacuteiteacute et provoque la formation des contenus diffeacuterents dans les consciences des

individus Lrsquoindividuation des consciences produit un gouffre communicationnel entre les

118

individus qui nrsquoont pas drsquoaccegraves immeacutediat aux contenus des consciences des autres Crsquoest bien

cela qui donne lrsquoorigine au milieu comme problegraveme Apparait la neacutecessiteacute de remplir le vide

communicationnel et restaurer les rapports avec la nature et drsquoautres individus Le travail ainsi

que la langue et la penseacutee sont justement les moyens drsquoinstaurer un nouveau type de

communication

Quant agrave savoir ce qui provoque cette rupture il est difficile de trouver une reacuteponse claire et

nette chez Megrelidzeacute Drsquoun cocircteacute il affirme que crsquoest le travail et la diffeacuterentiation de lrsquoactiviteacute

humaine qui produit cette rupture en donnant origine agrave la diffeacuterentiation des contenus de la

conscience Mais drsquoautre cocircteacute lrsquoactiviteacute de travail implique deacutejagrave la conscience proprement

humaine Il est clair qursquoici Megrelidzeacute tombe dans une contradiction Dans un passage il tente

pourtant de srsquoen eacutechapper en proposant lrsquoexplication suivante lagrave ougrave lrsquoobjet de deacutesir est donneacute

non pas comme un objet precirct mais comme une tacircche comme un objet agrave faire (Megrelidzeacute utilise

ici данзадан qui sont les eacutequivalents russes des termes suggeacutereacutes par philosophe neacuteokantien

Hermann Cohen gegebenaufgegeben166 sans pourtant mentionner cette source peu conforme)

il faut faire un effort continuel pour mobiliser la conscience en vue de la solution du problegraveme

166 La formule de Cohen laquo die Welt ist nicht gegeben sondern aufgegeben raquo qui dans le contexte de la

philosophie transcendantale exprime la tacircche du sujet de tout drsquoabord construire le monde eacutetait apparemment assez courante parmi les intellectuels sovieacutetiques de lrsquoeacutepoque Mecircme si Cohen lrsquoavait formuleacutee dans un cadre eacutepisteacutemologique elle a eacuteteacute facilement transposeacutee dans drsquoautres domaines Ainsi Mikhail Bakhtine lrsquoapplique au pheacutenomegravene de la langue Dans la langue Bakhtine distingue deux types de mouvement lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de la langue (dans son actualisation sociale et ideacuteologique) et la tendance vers une langue unifieacutee (le systegraveme des normes linguistiques) qui rend possible lrsquounification linguistico-ideacuteologique en garantissant sa fonction communicationnelle La langue nationale unifieacutee nrsquoest donc pas donneacutee mais est donneacutee comme une tacircche Cette distinction ne revient pas au mecircme que celle entre la norme et la reacutealiteacute car les normes sont envisageacutees ici non pas comme un devoir mais comme des forces creacuteatives de la langue Cf Михаил БАХТИН Слово в романе Собрание сочинений в семи томах т 3 Языки Славянских Культур Москва 2012 p 24 Crsquoest toujours agrave Bakhtine qursquoest lieacute une autre transposition cette fois-ci de caractegravere eacutethique de cette formule dans le roman Le chant de chegravevre ducirc agrave la plume drsquoun des eacutelegraveves de Bakhtine Konstantin Vaginov le personnage qui est prototype de Bakhtine prononce la formule de Cohen sur le monde La langue ainsi que le monde comme tacircches indiquent pour Bakhtine le fait que les eacutenonceacutes ainsi que les actions ne sont pas precircts (ni mecircme subordonneacutes agrave la normativiteacute) mais se relegravevent comme des procegraves infinis Pour plus drsquoanalyse cf Sylvia SASSE laquo Vorwort raquo in Zur Philosophie der Handlung MSB Matthes amp Seitz Berlin 2011 De son cocircteacute Megrelidzeacute aussi donne un exemple de transposition de cette formule mais il le fait en se distanciant de son contenu proprement transcendentaliste De point de vue de la forme cette appropriation par deacutetournement (ou deacuteplacement) et refus simultaneacutes srsquoexprime par le fait que lagrave ougrave les notions gegebenaufgegeben sont utiliseacutes positivement Megrelidzeacute recegravele la source alors que dans le contexte de la critique de la philosophie kantienne et neacuteo-kantienne (Cf К Р МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 176) il se reacutefegravere volontiers agrave Cohen et cite sa phrase entiegravere en langue allemande Preacutecisons lrsquoideacutee que Megrelidzeacute met dans la notion du monde comme tacircche (aufgegeben) Par cette notion Megrelidzeacute exprime lrsquoideacutee qursquoil vient de deacutevelopper selon laquelle le monde acquiert un caractegravere probleacutematique degraves que la communication immeacutediate est briseacutee Seulement le monde devenu problegraveme dans lequel les objets de deacutesir ne sont pas donneacutes (gegeben) mais doivent ecirctre produits (aufgegeben) contient les conditions pour la formation de la conscience et capaciteacute drsquoimagination chez lrsquohomme

119

drsquoobtention de cet objet La conscience qui fait continuellement lrsquoeffort de concentration de

lrsquoattention avec lrsquoeffort parallegravele du travail et production (preacuteparation obtention) de lrsquoobjet du

deacutesir (destineacute agrave satisfaire un besoin) finit par acqueacuterir la dimension de meacutemoire et se former

comme la conscience humaine Megrelidzeacute nrsquoarrive pas agrave donner une explication geacuteneacutetique plus

convaincante et nrsquoeacutelabore plus ce sujet

Si lrsquoon fait abstraction de cette contradiction on peut tirer des conseacutequences importantes des

efforts theacuteoriques de Megrelidzeacute En effet si nous les envisageons comme des tentatives de

comparaison plutocirct que drsquoeacuteclaircissement de lrsquoorigine nous pouvons y voir une explication

fonctionnelle des pheacutenomegravenes tels que conscience travail et langue (sur cette derniegravere nous

reviendrons plus tard) En comparant les modes de communication animale et humaine lrsquoon

constate que ce dernier a lieu dans un monde qui est devenu probleacutematique Ce problegraveme

srsquoexprime dans lrsquoimpossibiliteacute ougrave est lrsquoorganisme de satisfaire ses besoins car le comportement

perd sa capaciteacute drsquoorientation les instincts eacutetant des moyens insuffisants La conscience le

travail la langue ne sont donc pas envisageacutes par Megrelidzeacute comme des attributs naturels de

lrsquohomme mais comme les moyens de reacutesoudre le problegraveme communicationnel en vue de

satisfaire les besoins organiques En mecircme temps il faut se rappeler que les besoins chez

Megrelidzeacute une fois que lrsquoon est passeacute dans le mode drsquoecirctre social deviennent changeants en se

formant et en se transformant selon les facteurs immanents au complexe social ndash ils acquiegraverent

donc un caractegravere historique En vue de satisfaire ses besoins lrsquohomme produit des biens agrave

consommer ainsi que des outils de travail qui sont des meacutediateurs mateacuteriels garantissant la

communication interindividuelle rendue probleacutematique par la rupture de lrsquouniteacute organique

Pour reacutepondre aux questions que nous avons poseacutees sur le composant objectif de la

conscience nous pouvons dire ceci Le monde ou le milieu probleacutematique apparaicirct agrave cause de la

rupture de la communication organique entre les individus (ce qui est en fait la raison mecircme

drsquoapparition des individus isoleacutes qui sont porteurs de contenus de conscience) Cela rend

impossible lrsquoorientation dans le milieu ainsi que la satisfaction des besoins et entraine la

neacutecessiteacute des medias communicationnels tels que le travail la conscience la langue Ces deux

derniers sont pourtant les eacuteleacutements qui rendent possible et facilitent le travail qui deacutetient le rocircle

privileacutegieacute car crsquoest bien lui qui doit reacutesoudre le problegraveme de subsistance A la conscience revient

donc un rocircle secondaire dans la mesure ougrave elle est deacutefinie par les neacutecessiteacutes lieacutees au procegraves de

travail Drsquoici srsquoensuivent deux reacutesultats importants qui complegravetent la conceptualisation de la

120

conscience chez Megrelidzeacute Le premier consiste en ceci que ce sont les exigences du travail et

donc les neacutecessiteacutes pratiques qui orientent le travail de conscience dans sa quecircte drsquoune logique

pour organiser le mateacuteriel de perception Autrement dit seules les choses qui relegravevent de lrsquoutiliteacute

pour la satisfaction des besoins sont perccedilues et entrent dans le champ de conscience qui

srsquoorganise en vue de trouver la solution Quant agrave la deuxiegraveme conseacutequence qui srsquoensuit de lrsquoideacutee

que lrsquoorganisation du contenu de la conscience deacutepend des neacutecessiteacutes lieacutees au travail elle

implique que toute connaissance est par deacutefinition inteacuteresseacutee Effectivement ce qui ne relegraveve pas

drsquointeacuterecirct pratique reste hors du champ de perception et de la conscience et demeure indiffeacuterent agrave

son eacutegard En un mot il nous semble que la psychologie de la Gestalt combineacutee avec une

theacuteorisation des fonctions du travail dans les termes de communication donne agrave Megrelidzeacute des

instruments conceptuels pour concreacutetiser et solidifier lrsquoideacutee qursquoon peut tirer du chapitre

preacutecegravedent selon laquelle seulement les objets produits par le travail sont intelligibles

Nous voudrions attirer lrsquoattention sur deux autres conseacutequences drsquoune telle explication

fonctionnelle Premiegraverement Megrelidzeacute en partant de lrsquoideacutee de la rupture de lrsquouniteacute organique

donne une premiegravere deacutefinition tout aussi fonctionnelle des rapports sociaux Ceux-ci

commencent avec lrsquoinstauration de la communication sociale crsquoest-agrave-dire dans les conditions

dans lesquelles a lieu lrsquoisolement des consciences individuelles et ougrave le monde devient

probleacutematique sans que lrsquoon puisse srsquoy orienter en vue de satisfaction des besoins Le nouveau

type de communication srsquoinstaure par la production ainsi que lrsquoeacutechange des biens agrave consommer

et actualise le complexe social Deuxiegravemement une telle conceptualisation permet drsquoenvisager

lrsquohomme comme un ecirctre deacute-essentialiseacute et eacutelastique et donc historique de point de vue tant de ses

besoins que sa perception et sa conscience

Une fois que nous avons repeacutereacute dans le texte de Megrelidzeacute quelques preacutecisions concernant

lrsquoaspect objectif de sa conception de conscience qui comme il a eacuteteacute deacutejagrave souligneacute consiste en

une relation eacutequilibreacutee des facteurs objectifs et subjectifs nous pouvons passer au troisiegraveme et

dernier point majeur de ce chapitre par lequel nous voyons mieux articuleacute lrsquoaspect cette fois-ci

subjectif de la conscience Il srsquoagit de ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu ideacuteatoire de la

conscience raquo et qui est en mecircme temps le fondement psychologique du travail comme activiteacute

vu que crsquoest la capaciteacute de porter un tel contenu qui rend possible de poser les objectifs Or le

travail est par deacutefinition impossible sans objectif car il consiste en un procegraves conforme agrave

lrsquoobjectif vers lequel il tend

121

Le contenu ideacuteatoire est le contenu de la conscience qui est deacutetacheacute du champ immeacutediat de

perception Il est rendu possible par la langue Comme nous avons vu le contenu de conscience

se forme comme un ensemble des objets pourvus de sens (lieacute agrave lrsquoutiliteacute pratique et agrave la

satisfaction des besoins) Mais cet ensemble se preacutesente dans une forme spatiale crsquoest-agrave-dire

comme image La fonction de la langue consiste en ceci que les signes langagiers se substituent

aux images et deacutechargent donc la conscience de la neacutecessiteacute drsquoeffectuer des opeacuterations sur une

matiegravere aussi difficilement maniable que les images visuelles La langue permet drsquoeffectuer les

opeacuterations intellectuelles sur les sens dont les images sont porteuses et par la laquo substitution

seacutemantique raquo de mettre en relation directe les opeacuterations intellectuelles avec les objets sans

passer agrave travers lrsquoinstance des images et repreacutesentations Nous avons deacutejagrave souligneacute le rocircle que

Megrelidzeacute impartit agrave la meacutemoire dans la formation de la conscience humaine Or lagrave ougrave il discute

la possibiliteacute des opeacuterations intellectuelles rendues possibles par la substitution langagiegravere il est

ameneacute agrave complexifier la structure temporelle de la conscience Ainsi toute opeacuteration

intellectuelle reconfigurant le contenu de conscience entraine une production des eacuteleacutements de

contenu qui soit nrsquoexistent pas encore (sont situeacutes dans le futur comme par exemple les

objectifs qui sont agrave la base de toute action) soit nrsquoexistent plus (sont situeacutes dans le passeacute mecircme

srsquoil ne faut pas les confondre avec la meacutemoire qui serait un simple reacuteservoir des images perccedilues

dans le passeacutees ndash agrave chaque instant du fonctionnement de la conscience les contenus se

reconfigurent en fonction des deacutefis situationnels la meacutemoire creacutee des dispositions et par cela

reacutesiste partiellement agrave une reconfiguration totale du contenu de la conscience mais il est lui-

mecircme toujours meacutedieacute par les besoins actuels et futurs) Lrsquoimagination est deacutefinie par Megrelidzeacute

justement comme la capaciteacute de formation de tels eacuteleacutements Comme il doit ecirctre deacutejagrave clair

Megrelidzeacute ne distingue pas ce qursquoil appelle la penseacutee (le raisonnement) et lrsquoimagination car

pour lui les deux relegravevent du mecircme problegraveme Cela a des conseacutequences eacutegalement pour la

perception humaine qui ne coiumlncide avec ce qui sont les donneacutees sensorielles mais est elle aussi

meacutedieacutee par lrsquoimagination et la penseacutee Plus tard cela conduira Megrelidzeacute agrave une thegravese concernant

la philosophie des sciences selon laquelle la deacutecouverte scientifique relegraveve de la mecircme question

que celle de la perception

Nous avons deacutejagrave souligneacute et au cours du livre cela devient de plus en plus clair que dans la

conception de Megrelidzeacute lrsquohomme est un ecirctre eacutelastique dans tous ces aspects (besoins

perception penseacutee etc) Si lrsquoon peut trouver chez Megrelidzeacute quelque chose qui deacutefinirait

122

lrsquohomme en tant que tel drsquoune maniegravere universelle crsquoest bien la capaciteacute de former le contenu

ideacuteatoire de la conscience le monde inteacuterieur des repreacutesentations et des ideacutees qui le libegraverent de la

deacutependance de la situation immeacutediate et du champ sensoriel Pourtant cette liberteacute est limiteacutee par

des conditions sociales (nous avons deacutejagrave vu que tout travail de conscience que ce soit

lrsquoimagination ou perception est motiveacute une fois qursquoon est dans la logique de la communication

humaine par les besoins qui ne peuvent ecirctre que socialement et historiquement conditionneacutes)

Pour cette raison Megrelidzeacute considegravere que le contenu de conscience humaine libre du champ

sensoriel mais conditionneacute par le champ social est laquo un monde drsquoideacutees quasi-indeacutependantes raquo167

III Culture mateacuterielle et la penseacutee Le troisiegraveme chapitre reprend et continue les thegravemes du

premier Si dans le premier il eacutetait question du rocircle du travail dans la formation de la socieacuteteacute

humaine ici il srsquoagira du travail du point de vue de son rocircle dans la formation de la penseacutee Dans

ce sens le deuxiegraveme chapitre se preacutesente comme une ceacutesure entre le premier et le troisiegraveme car

crsquoest la question de la conscience qursquoil theacutematise mecircme si crsquoest le terme laquo penseacutee raquo qui figure

dans son titre Il faut remarquer que Megrelidzeacute ne fait pas une distinction claire et nette entre la

conscience (сознание) et la penseacutee (мышление) Dans les quelques passages du deuxiegraveme

chapitre ougrave il utilise le terme laquo penseacutee raquo son intention est plutocirct drsquoeffacer la distinction entre les

deux Son manque drsquoinsistance voire la volonteacute drsquoeffacer la diffeacuterence entre les deux indique la

difficulteacute qursquoil a agrave homogeacuteneacuteiser son argumentation Le terme laquo penseacutee raquo est lieacute agrave la conception

du complexe social (eacutetant un de ses eacuteleacutements agrave cocircteacute de la langue et le travail) conccedilu comme une

totaliteacute dialectique En revanche sa conception de la conscience deacutecoule de la psychologie de la

Gestalt Il essaie drsquointeacutegrer la laquo conscience raquo dans sa conception du complexe social en qualiteacute

du support psychologique de cette totaliteacute Cela dit nous nrsquooublions eacutevidemment pas qursquoil ne

srsquoagit pas drsquoune simple transposition Bien au contraire le deuxiegraveme chapitre est deacutedieacute justement

agrave une reconceptualisation de la conception gestaltiste en vue de sa preacuteparation agrave une telle

inteacutegration Cette reconceptualisation consiste justement en un recentrement de la conscience

gestaltiste autour de lrsquoeacuteleacutement du travail Mais cela veut eacutegalement dire que mecircme si la

conscience comme nous avons dit sert de support psychologique au complexe social qui est un

167 Une des remarques critiques des philosophes de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don adresseacutees agrave lrsquoeacutediteur de

lrsquoeacutedition de 1965 de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute concernait justement ce terme peu courant dans la philosophie marxiste-leacuteniniste sovieacutetique Ils proposaient de le substituer par un plus familier laquo autonomie relative raquo

123

tout dialectique meacutedieacute par la penseacutee il serait erroneacute de penser la diffeacuterence chez Megrelidzeacute

entre la penseacutee et la conscience comme une diffeacuterence entre ce qui serait meacutedieacute par les

conditions sociales et par la culture mateacuterielle et ce qui serait juste un appareil responsable

drsquoenregistrer les donneacutees sensorielles et de les organiser dans des complexes de sens Crsquoest

impossible degraves lors que Megrelidzeacute a deacutemontreacute que non seulement la conscience et

lrsquoorganisation de son contenu mais mecircme la perception sont eacutegalement motiveacutees par le travail et

sont drsquoembleacutee meacutedieacutees par le complexe social

Avant de passer agrave la description du troisiegraveme chapitre il faut donc faire quelques remarques

drsquoapprofondissement relativement au terme laquo penseacutee raquo (en revanche nous nous arrecirctons ici quant

au terme laquo conscience raquo car il nous semble que tant sa conception que son insertion dans le

complexe social ne pose pas de questions particuliegraveres) Lrsquoaiguisement de notre attention agrave la

deacutefinition du terme laquo penseacutee raquo est drsquoautant plus important que le projet (nous utilisons ce terme

qui nous semble plus neutre que celui de philosophie ou sociologie par rapport auxquelles

lrsquoauteur lui-mecircme montre une attitude tout au moins ambigueuml) de Megrelidzeacute est justement de

jeter les fondements drsquoune science historique de la penseacutee

Notre premiegravere remarque concerne le sens du mot russe мышление (mychlenie) la

particulariteacute de son usage par Megrelidzeacute et les difficulteacutes lieacutees agrave sa traduction en langue

franccedilaise Mychlenie (la penseacutee) est un substantif deacuteriveacute du verbe myslitrsquo (penser) qui agrave son tour

est la source du mot myslrsquo (une penseacutee) et se deacutefinit comme la faculteacute de lrsquohomme agrave penser agrave

raisonner agrave faire des conclusions Nous le traduisons en franccedilais comme laquo la penseacutee raquo Mais les

seacutemantiques de ces mots franccedilais et russe ne se recouvrent pas parfaitement Ainsi ce mot en

russe comporte plusieurs sens la faculteacute de penser (attribueacute agrave lrsquohomme) mais eacutegalement la

mentaliteacute (la faccedilon de penser attribueacutee agrave une collectiviteacute) ou encore le raisonnement ou la

reacuteflexion (comme un proceacutedeacutee intellectuelle subjective) A la complication due agrave cette

polyvalence du terme mychlenie srsquoajoute le fait qursquoau cours du livre Megrelidzeacute lrsquoutilise dans des

acceptions diffeacuterentes et qui plus est sans les articuler explicitement et parfois mecircme en

confusion avec drsquoautres termes (nous venons de le voir agrave lrsquoexemple de lrsquoindiffeacuterenciation entre

laquo conscience raquo laquo penseacutee raquo) Le problegraveme lieacute agrave ce terme est tellement intriqueacute qursquoil serait mecircme

possible de faire la lecture de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en prenant comme fil conducteur

lrsquoanalyse de la dynamique de son usage ou autrement dit en reconstituant le nucleus conceptuel

de ce terme agrave diffeacuterentes eacutetapes du livre Une telle lecture nous conduirait au mecircme problegraveme

124

que nous tacircchons de mettre en relief agrave travers lrsquoanalyse de la structure du livre Notamment crsquoest

lrsquoambiguiumlteacute provenant du fait qursquoil est difficile de distinguer si chez Megrelidzeacute on a agrave voir avec

une analyse baseacutee sur la diffeacuterence entre les deacutecoupages historique et anhistorique ou avec une

analyse geacuteneacutetique ougrave preacutevaudrait la quecircte de lrsquoorigine Ainsi agrave la fin de la premiegravere partie du

livre Megrelidzeacute deacuteclare que dans la partie suivante il passera agrave lrsquoanalyse de la laquo penseacutee

proprement humaine raquo engendreacutee par lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute priveacutee

Cette affirmation est une source drsquoambiguiumlteacute dans la mesure ougrave dans la premiegravere partie la penseacutee

est continuellement traiteacutee en conjonction avec la question du complexe social qui est lrsquoeacutetat

proprement humain eacutegalement A preacutesent nous ne pouvons pas approfondir ce point et nous nous

bornons agrave formuler cette question que nous devrons poser au texte de Megrelidzeacute

En anticipant quelque peu mentionnons quelques instances de la difficulteacute de lrsquousage du

terme laquo penseacutee raquo dans le livre Quand ce terme est utiliseacute dans le sens de la faculteacute de penser elle

se confond avec la conscience La penseacutee ne coiumlncide pas neacutecessairement avec le raisonnement

logique car les liens que la conscience peut entrevoir entre les eacuteleacutements du champ objectif

peuvent ecirctre arbitraires ou laquo irreacuteels raquo et ne relever ni des relations dites reacuteelles entre les choses

ni des opeacuterations de la logique formelle La penseacutee peut ecirctre comprise comme un procegraves mental

qui nrsquoa pas de forme de reacuteflexion car elle nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur

soi-mecircme et peut fonctionner comme une attention dirigeacutee entiegraverement vers les objets exteacuterieurs

(il faut souligner qursquoici il ne srsquoagit pas drsquoun moment analytique de la penseacutee mais drsquoun mode de

penseacutee caracteacuteristique drsquoune certaine eacutetape du deacuteveloppement historique) La penseacutee peut ecirctre

comprise eacutegalement comme une forme ou un procegraves deacute-subjectiveacute de lrsquoexistence sociale des

ideacutees voire comme une mentaliteacute (collective) mais dans ce cas il ne faut pas la prendre dans le

sens bien eacutetabli dans la langue franccedilaise conditionneacute par la tradition sociologique et

ethnologique franccedilaise Bien au contraire il faut tenir compte de la distinction que Megrelidzeacute

fait entre sa propre conception et celle de Leacutevy-Bruhl

Enfin en revenant sur le problegraveme de traduction du russe en franccedilais mentionnons encore

un mot cette fois-ci un adjectif de la mecircme racine myslitelrsquonyj que Megrelidzeacute utilise tregraves

activement Il peut qualifier un substantif quelconque comme porteur de la nature de penseacutee

Ainsi faute de mieux lrsquointraduisible syntagme мыслительная деятельность pourrait ecirctre

approximativement rendu en franccedilais comme laquo lrsquoactiviteacute de penseacutee raquo

125

Par notre deuxiegraveme remarque nous voudrions reacutesumer ce que nous avons deacutejagrave appris sur la

penseacutee agrave partir des chapitres preacuteceacutedents Pour Megrelidzeacute il nrsquoy a pas de distinction de principe

entre la penseacutee et la perception dans la mesure ougrave toute instance de perception lrsquoimplique

neacutecessairement La perception crsquoest-agrave-dire le discernement drsquoun objet est un acte dans lequel

lrsquoobjet se deacutetache de laquo lrsquoarriegravere-plan de la conscience raquo indiffeacuterencieacute srsquoeacutemancipe de lrsquoeacutetat

drsquoindiffeacuterence et se deacuteplace dans le centre de la conscience en reconfigurant son champ et en

articulant se champ comme une nouvelle structure (строение) des objets porteuse drsquoun sens

nouveau Lrsquoobjet est perccedilu quand il srsquointerpose dans la structure existante de la conscience et

dans la mesure ougrave il la reconfigure en entraicircnant des nouvelles relations entre les eacuteleacutements da la

structure de deacutepart La perception est donc un acte de penseacutee Or le mode de fonctionnement de

la penseacutee est tel que chaque nouvel eacuteleacutement (que cela soit lrsquoobjet perccedilu les repreacutesentations ou les

ideacutees) au lieu de simplement srsquoajouter agrave son contenu le restructure et reconfigure le reacuteseau des

relations dont ce contenu est constitueacute Tout agrave lrsquoheure en analysant lrsquousage du terme laquo penseacutee raquo

chez Megrelidzeacute avec un ton de reproche nous avons deacutecrit les diffeacuterentes maniegraveres dont ce

terme se recoupe ou se deacutetache des diverses acceptions de ce terme comme il est connu et bien

eacutetabli ou encore concentre en soi-mecircme les eacuteleacutements des diffeacuterents termes apparenteacutes Lrsquoon ne

peut pourtant pas en vouloir agrave Megrelidzeacute car il est naturel qursquoil ne puisse pas adopter des

termes bien ancreacutes dans la tradition et qui entraicircnent certaines conceptions comme leurs lieux de

naissance comme pertinents et capables de deacutecrire son originale conception de la penseacutee Deacutejagrave

dans cette premiegravere deacutefinition de la penseacutee ndash selon laquelle si on coupe court la penseacutee ne serait

qursquoun reacuteseau de relations qui fonctionne par restructuration et qui est motiveacute par des facteurs

pratiques et non pas en premier lieu theacuteoriques ndash qui eacutebauche une certaine theacuteorie de la

connaissance nous voyons le recul qui est pris par rapport agrave la philosophie transcendentaliste ou

empirique Lrsquoambiguiumlteacute provoqueacutee par un tel usage de ce terme qui ne se laisse pas clairement

situer et confond le lecteur nrsquoest pas eacutetonnante Notre tacircche est justement de deacuteplier tant le reacuteseau

conceptuel au sein duquel ce terme fonctionne chez Megrelidzeacute que ses diverses conseacutequences

Apregraves ses reacuteserves et remarques introductives revenons au troisiegraveme chapitre du livre qui

reprend donc la question du complexe social de point de vue de la conjonction de deux de ses

eacuteleacutements et srsquointerroge sur le rocircle du travail dans la formation ou fonctionnement de la penseacutee

La formule geacuteneacuterale de cette conjonction est la suivante la penseacutee comme le procegraves continuel de

la restructuration du champ de conscience et drsquoinstauration de nouvelles relations entre ces

126

eacuteleacutements correspond au procegraves analogue au niveau du travail et de lrsquoactiviteacute productrice ougrave lrsquoon

observe eacutegalement une restructuration du champ social et lrsquoinstauration des nouveaux rapports

sociaux Ce dernier procegraves pose des problegravemes toujours nouveaux agrave la penseacutee la forcent agrave un

effort continuel et la nourrissent Nous pouvons observer ici que Megrelidzeacute eacutelargit la sphegravere de

lrsquoapplication des instruments gestaltistes et propose drsquoenvisager la socieacuteteacute comme un champ

Ainsi le champ social nrsquoest qursquoun reacuteseau constitueacute par lrsquoentrecroisement des inteacuterecircts particuliers

des individus et de la circulation des produits de travail Qui plus est pour approfondir la

question du lien entre le travail et la penseacutee Megrelidzeacute nrsquoa mecircme pas besoin de situer le champ

social historiquement Toute lrsquoargumentation de ce chapitre se poursuit dans un cadre

anhistorique

Le champ social est mis en contraste avec la relation consommatrice au milieu propre agrave

lrsquoanimal qui agrave la diffeacuterence du champ social est de caractegravere conservateur ne se restructure pas

ne produit rien de nouveau ne met pas les objets dans une lumiegravere toujours nouvelle et ne

transforme pas le sujet (animal) par lrsquoeacutelargissement de son domaine drsquoaction Ici lrsquoon nrsquoobserve

qursquoune reacutepeacutetition des objets des besoins des capaciteacutes des relations qui sont meacutecaniseacutes et

releacutegueacutes au reacutegime drsquoinstincts En somme aucune condition neacutecessaire au fonctionnement de la

penseacutee nrsquoy est remplie

Lrsquohomme pour sa part transforme ce qui est donneacute naturellement se pose continuellement

des questions sur les moyens drsquoune telle transformation et est en permanence obligeacute de sortir du

cercle familier et drsquoenvisager les objets de diffeacuterents points de vue Le sujet humain se trouve en

mecircme temps dans le champ social qui comme nous venons de dire se compose des inteacuterecircts

particuliers et des eacutechanges de biens (production distribution eacutechange) Ces deux moments ndash

relations aux objets et aux individus ndash sont eacutetroitement lieacutes et se rendent reacuteciproquement

possibles Ici Megrelidzeacute syntheacutetise les thegraveses de Hegel et Marx selon Hegel lrsquoobjet perd ses

qualiteacutes et meurt devant lrsquoeacutetant affirmatif qui est lrsquohomme alors que selon Marx lrsquoobjet acquiert

des qualiteacutes utiles que lrsquohomme lui confegravere Pour Megrelidzeacute lrsquoobjet naturel perd sa partie

naturelle mais survit par la partie pertinente et utile agrave lrsquohomme Quand lrsquohomme transforme

donc la chose naturelle il lui confegravere une destination un objectif (цель das Ziel) Les choses se

deacuteplacent de la nature vers la culture et participent agrave la production de la laquo nature humaine raquo

Preacutecisons toute de suite que selon nous la nature humaine pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose

que la puissance de transformation ce que nous avons appeleacute la plasticiteacute de lrsquohumain Drsquoautre

127

cocircteacute au moment ougrave le sujet humain surmonte la chose naturelle et la subordonne agrave sa volonteacute il

srsquoobjective (sich vergegenstaumlndlichen) et se rend disponible dans cet objet pour drsquoautres

individus Autrement dit dans la production de travail lrsquohomme se transforme en un ecirctre-pour-

un-autre Il se transforme en transformant la nature

A partir de ces thegraveses geacuteneacuterales Megrelidzeacute va deacutevelopper dans ce chapitre quelques thegravemes

que nous voudrions articuler en quatre points Le premier consiste en une preacutecision de la thegravese

sur la transformation du sujet par le travail Il est de son cocircteacute diviseacute en deux Megrelidzeacute

analyse drsquoabord la transformation du sujet dans sa relation avec les objets puis dans son rapport

avec drsquoautres sujets Le deuxiegraveme point concerne le rocircle de lrsquooutil dans le travail et la

solidification de la penseacutee humaine Ensuite Megrelidzeacute propose quelques thegraveses ontologiques

Enfin viennent des consideacuterations sur lrsquoeacutethique de connaissance de soi

Voyons donc drsquoabord comment lrsquoactiviteacute de travail transforme le sujet Ici Megrelidzeacute

reprend la thegravese eacutenonceacutee dans le premier chapitre selon laquelle la creacuteation de lrsquoobjet eacutequivaut agrave

sa connaissance Lrsquohomme connaicirct le monde dans la mesure ougrave celui-ci participe dans son

activiteacute de travail La transformation drsquoune chose implique lrsquoeacutetude de sa structure La structure

de la chose reacutesiste agrave la transformation que lrsquohomme voudrait lui infliger Les choses de la nature

ne sont donc pas absolument passives Crsquoest cette reacutesistance qui est le moteur de la penseacutee elle

relegraveve du problegraveme or crsquoest le problegraveme qui pousse la penseacutee agrave un effort et la fait vivre La

connaissance et la transformation (ou creacuteation) srsquoimpliquent neacutecessairement car il nrsquoest pas

possible agrave lrsquohomme drsquoadapter une chose agrave ses objectifs sans prendre en compte les lois qui la

reacutegissent Toute action dirigeacutee contre la nature doit suivre les lois de la nature Autrement dit le

sujet doit opposer les lois de la nature aux lois de la nature La matiegravere de la nature par sa

structure suggegravere la forme rationnelle qursquoelle est capable drsquoassumer Par son inteacuterecirct subjectif

lrsquohomme peut atteindre laquo la veacuteriteacute objective raquo srsquoil prend en compte la structure de la chose et

arrive agrave meacutenager sa reacutesistance

Le travail et lrsquoactiviteacute productrice transforment le sujet en premier lieu par le savoir Mais

ce savoir et lrsquoexpeacuterience que lrsquohomme acquiert seraient voueacutes agrave la disparition srsquoils restaient

enfermeacutes dans la subjectiviteacute et ne trouvait pas de voie agrave leur socialisation (обобществление)

Crsquoest bien la socialisation comprise par Megrelidzeacute comme le partage interindividuel qui rend

possible lrsquoeacutelargissement du savoir et donc le savoir tout court Mais comme nous avons vu dans

le chapitre preacuteceacutedent les individus ne peuvent pas communiquer entre eux car les contenus de

128

leurs consciences diffegraverent et ne sont pas accessibles drsquoune maniegravere immeacutediate Crsquoest justement

gracircce au travail ou plus preacuteciseacutement gracircce au produit de travail que srsquoeacutetablit une communication

entre les individus qui leur permet de surmonter leurs limites individuelles et corporelles Mais

suivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute de plus pregraves Les choses de la nature sont deacutenueacutees de

rationaliteacute Elles sortent de lrsquoeacutetat drsquoindiffeacuterence acquiegraverent du sens et des qualiteacutes au moment ougrave

elles se placent dans le champ de lrsquoactiviteacute humaine Elles deviennent rationnelles Ce passage

est deacutecrit par Megrelidzeacute comme un double mouvement de la subjectivation de lrsquoobjet et de

lrsquoobjectivation du sujet Le sujet srsquoobjective dans la production ou la transformation des objets

car il srsquoauto-aliegravene en confeacuterant agrave lrsquoobjet un but une fonction concregravete une qualiteacute qui la rend

deacutesirable Par cela lrsquoindividu se manifeste drsquoune maniegravere externe Drsquoun autre cocircteacute la penseacutee ou

une ideacutee acquiert une existence mateacuterielle elle se mateacuterialise Ces deux moments permettent agrave

lrsquoindividu de sortir de soi car le sens ainsi que lrsquoideacutee sont deacutesormais lieacutes non seulement agrave

lrsquoindividu qui est leur porteur mais par leur forme mateacuterialiseacutee ils se rapportent agrave lui en tant

qursquoune reacutealiteacute objective exteacuterieure Ainsi voit-on dans le produit de travail coiumlncider la raison et

lrsquoecirctre Donc du point de vue du sujet on pourrait dire qursquoil srsquoexternalise et se manifeste dans le

produit de travail Quant agrave lrsquoobjet ainsi transformeacute par le sujet il est un objet subjectiveacute car il

contient le sujet par les qualiteacutes qui lui ont eacuteteacute confeacutereacutees Mais il se deacutetache du sujet et existe

comme une force indeacutependante produisant des effets qui peuvent aller si loin agrave se rendre

contraires aux intentions initiales du sujet producteur Lrsquoobjet subjectiveacute est donc indeacutependant en

deux sens tant de la volonteacute individuelle que de son corps Les individus qui ne peuvent pas

partager leur expeacuterience par leurs consciences se communiquent donc par les produits de leur

travail qui sont chargeacutes des ideacutees des sens de lrsquoexpeacuterience ainsi que des qualiteacutes de leur

creacuteateur Autrement dit les individus se communiquent agrave travers les meacutediateurs mateacuteriels dans

lesquels ils se manifestent Crsquoest en cela que consiste la particulariteacute du concept de la

communication chez Megrelidzeacute dont il discute dans le deuxiegraveme chapitre mais qui trouve une

plus grande preacutecision ici Cette conception eacutelargie de la communication ne concerne donc pas les

meacutecanismes de transmission de lrsquoinformation mais ambitionne de procurer une fondation

philosophique agrave la probleacutematique de lrsquointersubjectiviteacute Celle-ci aussi est comprise dans un sens

large chez Megrelidzeacute Elle traverse le temps et lrsquoespace Eclairons ce dernier aspect avant de

passer au deuxiegraveme point que nous avons annonceacute En subjectivant et rationalisant les choses de

la nature par le travail lrsquohomme les integravegre dans ce que suivant la terminologie marriste

129

Megrelidzeacute appelle la culture mateacuterielle Elles rendent disponibles les qualiteacutes ou lrsquoinformation

qui leur ont eacuteteacute communiqueacutees par leur producteur non seulement aux autres individus de la

mecircme socieacuteteacute qui participent agrave lrsquoeacutechange que ce soit des biens culturels ou des biens agrave

consommer mais par leurs corps mateacuteriels elles laissent les ideacutees et lrsquoexpeacuterience dont elles sont

devenues porteuses reacutesister au temps agrave la diffeacuterence des ideacutees qui ne sont pas sorties de leur eacutetat

subjectif Le produit de travail ou les biens culturels sont donc capables de communiquer la

raison objectiveacutee dont ils sont porteurs aux individus des autres geacuteneacuterations eacutegalement Une telle

transmission de lrsquoexpeacuterience rend possible le progregraves du savoir et lrsquoeacutelargissement infini de

lrsquoexpeacuterience Crsquoest en cela que consiste la force du produit de travail Lrsquoobjet transformeacute par

lrsquohomme devient le document de la penseacutee qui est propre agrave la socieacuteteacute dans laquelle il a eacuteteacute

produit Il socialise (rend disponible aux autres) une expeacuterience subjective mais ensuite cette

raison socialiseacutee nourrit les expeacuteriences subjectives La penseacutee fait vivre la penseacutee agrave travers du

temps et de lrsquoespace gracircce au meacutediateur mateacuteriel deacutetacheacute et indeacutependant qursquoest le produit de

travail Le savoir srsquoaugmente par le double mouvement de lrsquoappropriation de lrsquoexpeacuterience des

autres agrave partir de la culture mateacuterielle et par lrsquoalieacutenation du sien en elle

Le deuxiegraveme point majeur de ce chapitre concerne le rocircle de lrsquooutil de travail dans la

connaissance Lrsquooutil est lui-mecircme un objet produit par lrsquohomme Lrsquohomme lrsquointerpose entre lui

et la nature en vue drsquoaugmenter sa propre puissance dans la transformation de la nature Crsquoest

bien gracircce agrave lrsquooutil que le milieu humain change et par ce mouvement stimule le travail de la

penseacutee A la diffeacuterence des organes du corps humain lrsquooutil est corporellement indeacutependant et

deacutetacheacute du corps Il peut donc ecirctre soumis agrave des changements arbitraires et adapteacute aux exigences

du travail agrave exeacutecuter La puissance transformative de lrsquooutil est illimiteacutee Ses fonctions sont

multiples et permettent drsquoexeacutecuter des travaux tregraves speacutecifiques sans changement de la structure

corporelle de lrsquohomme Ainsi lrsquooutil renforce la force de lrsquohomme et eacutelargit la sphegravere drsquoaction de

ses organes Neacuteanmoins Megrelidzeacute nrsquoenvisage pas lrsquooutil comme une continuation et extension

des organes ou des capaciteacutes du corps humain (la main la vision le toucher etc) Lrsquooutil gracircce agrave

sa composition mateacuterielle est un point de reacutesistance naturelle qursquoil exerce sur la nature et donc

sur les forces reacutesistantes des choses de la nature Les outils en permettant de franchir les limites

du corps humain sont eux-mecircmes les agents de la transformation de son corps Ici Megrelidzeacute

rejoint encore une fois sa thegravese sur lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoecirctre humain Cette fois-ci lrsquoaccent est mis sur

lrsquoaspect corporel de lrsquohomme qui est faccedilonneacute par lrsquoactiviteacute de travail Ainsi Megrelidzeacute dans une

130

discussion assez eacuterudite ndash Aristote Kant Hegel Darwin Engels ainsi que Nikolas Marr ndash

preacutesente la main humaine comme le reacutesultat du travail et comme lrsquoindirecte raison de lrsquoorigine de

la connaissance et de la penseacutee Ici Megrelidzeacute eacutelargit les moments du complexe social et le

formule de la maniegravere suivante travail ndash outils de travail ndash main ndash penseacutee ndash langue Et souligne

encore une fois que ces moments de la totaliteacute dialectique sont apparus ensemble eacutetant donneacute

qursquoils se neacutecessitent reacuteciproquement Mais encore une fois cette remarque creacutee de lrsquoambiguiumlteacute

quant agrave toute lrsquoargumentation preacuteceacutedente et retombe dans la mecircme contradiction que nous avons

deacutejagrave repeacutereacutee En effet drsquoun cocircteacute lrsquooutil de travail est coextensif du complexe social dans la

mesure ougrave eacutetant lui-mecircme le produit du travail par excellence il eacutelargit la sphegravere du travail

faccedilonne la corporeacuteiteacute humaine (sa main) provoque lrsquoapparition des nouveaux besoins mais

eacutegalement engendre des problegravemes qui agrave leur tour nourrissent le travail de la penseacutee Il participe

donc agrave la totaliteacute dialectique dont les moments se neacutecessitent et se deacutefinissent reacuteciproquement

Mais en mecircme temps Megrelidzeacute tacircche de convaincre le lecteur du rocircle privileacutegieacute qursquoa le travail

dans lrsquoapparition de lrsquooutil de travail Ainsi les relations au sein de la totaliteacute dialectique sont

domineacutees par lrsquoun des eacuteleacutements et notamment par lrsquoactiviteacute de travail qui ressort comme une

sorte de facteur ou principe alors que le reste des eacuteleacutements ainsi que le mouvement de ce tout

dialectique ne seraient que son expression Cela compromet le tout dialectique que Megrelidzeacute

envisage de conceptualiser et ce en deux sens supposer lrsquoexistence drsquoun facteur transforme la

totaliteacute que lrsquoon voulait dialectique en un scheacutema du deacuteveloppement lineacuteaire Autrement dit elle

est bousculeacutee dans une forme ideacutealiste du tout dialectique qui serait lrsquoexpression drsquoun seul

facteur Ce facteur nrsquoeacutetant pas ancreacute dans le tout dialectique lui-mecircme ne pourrait ecirctre fondeacute

que drsquoune faccedilon extra-dialectique et donc arbitraire et ideacutealiste Il y a pourtant deux raisons pour

lesquelles ces contradictions ne sont pas tregraves aigueumls chez Megrelidzeacute lrsquoune est drsquoordre logique

et lrsquoautre de lrsquoordre drsquoexposition Premiegraverement lrsquoactiviteacute de travail malgreacute son rocircle dominant

ne peut pas ecirctre prise pour un principe drsquoune maniegravere univoque car elle-mecircme est soumise agrave

lrsquoinfluence des autres moments du tout dialectique (ainsi par exemple les outils influencent sa

forme) Lrsquoon peut nous reacutetorquer que dans la dialectique heacutegeacutelienne aussi lrsquoesprit qui en est le

principe se pheacutenomeacutenalise diffeacuteremment et ne se preacutesente pas identiquement Mais la diffeacuterence

ici repose sur lrsquoabsence de toute teacuteleacuteologie chez Megrelidzeacute alors que lrsquoidentiteacute et stabiliteacute de

lrsquoesprit agrave travers la seacutequence de ses diverses pheacutenomeacutenalisations reste teacuteleacuteologiquement stable

Quant agrave lrsquoactiviteacute de travail chez Megrelidzeacute comme nous avons souligneacute elle se laisse

131

transformer infiniment gracircce agrave la puissance infinie de transformation propre agrave lrsquooutil de travail

Deuxiegravemement le caractegravere du tout dialectique dont il srsquoagit chez Megrelidzeacute est plus ambigu

qursquoexplicitement contradictoire car au lieu de poser ces questions drsquoune maniegravere scholastique

lrsquoargumentation de Megrelidzeacute se base toujours sur une matiegravere concregravete (que ce soient les

expeacuteriences en psychologie ou les conclusions des analyses linguistiques et seacutemantiques qui

suivent la meacutethodologie proposeacutee par Nikolas Marr) Crsquoest nous qui posons ces questions drsquoune

maniegravere scholastique agrave force de vouloir analyser le fond conceptuel de ses arguments deacuteveloppeacutes

sur la base de mateacuteriaux toujours concrets

Revenons au texte et passons au troisiegraveme point du chapitre trois Comme nous avons

annonceacute Megrelidzeacute pose quelques thegraveses ontologiques mais eacutegalement eacutepisteacutemologiques Deacutejagrave

agrave partir du premier chapitre nous avons repeacutereacute chez lui une thegravese selon laquelle le travail est

lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance dans la mesure ougrave lrsquoobjet produit coiumlncide

avec lrsquoobjet connu La question sur laquelle Megrelidzeacute srsquointerroge ici est celle de savoir

pourquoi serait impossible la connaissance des choses hors du procegraves de travail Pour quelle

raison est-il impossible de connaicirctre les choses par ce qui pourrait ecirctre leur simple donation La

reacuteponse de Megrelidzeacute est la suivante il est impossible de connaicirctre les choses hors lrsquoactiviteacute de

travail car les choses manifestent leurs qualiteacutes seulement lagrave ougrave suite aux actes humaines elles

sont mises en contact lrsquoune avec lrsquoautre Seulement le fait qursquoune chose soit mise par le sujet

dans un certain milieu et en contact avec une autre chose pousse la nature de la chose mais aussi

celle de la chose qui a eacuteteacute toucheacutee agrave se manifester Telle nous paraicirct ecirctre la thegravese ontologique de

Megrelidzeacute les qualiteacutes des choses ne sortent agrave la lumiegravere du jour que dans la reacuteaction produite

par leur contact

La thegravese eacutepisteacutemologique correspondant agrave cette thegravese ontologique consiste en ceci que pour

connaicirctre les choses la conscience nrsquoa pas besoin de formes ou cateacutegories par lesquelles elle

serait faccedilonneacutee drsquoune maniegravere apriorique Il lui suffit de manipuler les choses Une fois

manipuleacutees et mises en eacutepreuve par le milieu ou par le contact avec drsquoautres choses les choses

laquo prennent la parole raquo pour parler drsquoelles-mecircmes elles se deacutevoilent en exposant leur propre

nature Ensuite lrsquohomme en profite et applique dans son activiteacute pratique les caracteacuteristiques que

les choses deacutevoilent drsquoelles-mecircmes Quant agrave lrsquohomme sa tacircche nrsquoest pas de subsumer les choses

sous des cateacutegories mais de trouver les voies de faire parler les choses Car ndash et crsquoest une

132

importante preacutecision de sa thegravese ontologique ndash les choses nrsquoont pas de qualiteacutes qursquoelles ne

manifesteraient pas

En admettant que les choses communiquent entre elles et parlent drsquoelles-mecircmes dans la

situation organiseacutee et controcircleacutee par lrsquohomme Megrelidzeacute arrive agrave deux conseacutequences

importantes qui se recoupent Drsquoabord il reacutefute toute conception anthropocentrique de la veacuteriteacute

Et deuxiegravemement il reacutefute lrsquoideacutee des laquo choses en soi raquo ou autrement dit du reste de la chose qui

ne peut pas ecirctre manifesteacute Ainsi les choses qui ne contiennent pas du reste non-manifestable et

qui racontent eux-mecircmes sur soi-mecircme nient agrave lrsquohomme le rocircle de celui qui introduit dans le

monde ses lois

La conception non anthropocentrique de la veacuteriteacute que nous voyons chez Megrelidzeacute est

celle de la veacuteriteacute relative Lrsquoideacutee de la relativiteacute de la veacuteriteacute est baseacutee sur lrsquoapproche que

Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave partir de la Gestaltpsychologie et selon laquelle lrsquohomme envisage les

choses toujours du point de vue de lrsquointeacuterecirct qui est le sien dans le champ socio-historique donneacute

Ici nous pourrions penser que du refus du caractegravere absolu de la veacuteriteacute devrait deacutecouler la

relativiteacute de la connaissance vu que lrsquointeacuterecirct et donc le point de vue du sujet connaissant peut

varier infiniment dans lrsquohistoire Mais Megrelidzeacute bloque une telle interpreacutetation par un concept

de laquo reacutealiteacute raquo que pourtant il ne concreacutetise pas suffisamment Il affirme que la veacuteriteacute est relative

mais avec la multiplication des chaines de meacutediation une partie toujours plus grande de la reacutealiteacute

est absorbeacutee par lrsquoexpeacuterience de lrsquohomme Au fur et agrave mesure de ce procegraves la penseacutee srsquoeacutelargit et

devient toujours plus rigoureuse Nous pouvons donc observer chez Megrelidzeacute un certain ideacuteal

qui consisterait en une appropriation complegravete de la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire en lrsquoeacutetat de savoir auquel

correspondrait la rigueur maximale de la penseacutee Cette question qui agrave notre avis est formuleacutee ici

pour la premiegravere fois reacuteapparaicirctra dans le livre agrave drsquoautres occasions encore ainsi que dans

lrsquoarticle conccedilu comme une reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl et consacreacute agrave la probleacutematique de la penseacutee

magique et des superstitions Il faut donc la prendre en compte et chercher les reacuteponses que le

livre peut contenir exposeacutees drsquoune maniegravere oblique et dans des lieux inattendus Rappelons-nous

aussi que Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective La veacuteriteacute relative exclut donc la

veacuteriteacute absolue mais nrsquoest pas incommensurable avec lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective En anticipant

disons qursquoagrave notre avis la veacuteriteacute absolue est reacutefuteacutee parce que le sujet qui dans la philosophie

moderne est sa source essentielle est chez Megrelidzeacute deacutes-essentialiseacute et liqueacutefieacute Deacutesormais la

veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel (la transformation de la chose ou plus largement de

133

la reacutealiteacute par une prise en compte de sa structure et par lrsquoapprivoisement de sa reacutesistance) Mais

cette fonctionnaliteacute agrave savoir lrsquoobjectiviteacute de la veacuteriteacute srsquoavegravere toujours dans les limites qui sont

deacutefinies agrave partir du point de vue de la conscience situeacutee selon lrsquoeacutetat de savoir la position dans le

champ social ou de lrsquointeacuterecirct tout court Crsquoest ainsi que le perspectivisme est bien meacutenageacute avec la

veacuteriteacute objective La veacuteriteacute fonctionnelle ou objective se base sur des liens laquo reacuteels raquo

(contrairement aux liens laquo irreacuteels raquo dont prodigue le mode de penseacutee magique) entre les choses

que la conscience situeacutee est capable de repeacuterer selon sa position historique et sociale

Lrsquoeacutelargissement ou le progregraves du savoir consiste justement en la multiplication des liens reacuteels

perccedilus par la conscience Il reste agrave savoir si pour Megrelidzeacute le progregraves peut aboutir agrave la

saturation totale de la conscience du monde par les liens reacuteels (dans la socieacuteteacute communiste) et si

un tel eacutetat de savoir nrsquoinvaliderait pas le perspectivisme que lrsquoauteur tacircche de bien fonder et

mettre au cœur de ses propos theacuteoriques

Enfin passons au quatriegraveme et dernier point majeur de ce chapitre Il srsquoagit drsquoune thegravese

eacutethique qui deacutecoule des thegraveses ontologique et eacutepisteacutemologique que nous avons reacutesumeacutees un peu

plus haut Megrelidzeacute reacutefute donc la distinction entre lrsquoessence cacheacutee et les manifestations ou la

pheacutenomeacutenalisation des choses Cela revient au mecircme que de dire qursquoil nrsquoy a pas drsquoessence qui ne

pourrait pas ecirctre rendue manifeste Evidemment les choses ne sont pas toujours pleinement

manifestes A chaque moment et agrave partir de chaque point de vue ou de lrsquointeacuterecirct ils se deacutevoilent et

se laissent observer drsquoune certaine faccedilon Quant aux expeacuteriences crsquoest justement lrsquoart de rendre

les choses expressives les faire parler drsquoelles-mecircmes Mais cette distinction invalide pour les

choses lrsquoest aussi pour le sujet humain Lrsquoessence du sujet nrsquoest autre que ce qui se manifeste

notamment en qualiteacute de produit de son travail de sa creacuteation ou de son action Drsquoici deacutecoulent

des conseacutequences eacutethiques Ainsi pour Megrelidzeacute les intentions sont nulles car agrave partir du

critegravere qursquoil donne par effacement drsquoune supposeacutee distinction entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur

seulement les actions ou les actes peuvent faire lrsquoobjet drsquoeacutevaluation dans la mesure ougrave lrsquoon ne

peut pas eacutevaluer ce que ne srsquoest mecircme pas manifesteacute et donc nrsquoa pas acquis drsquoexistence

Cela change agrave son tour lrsquoeacutethique de connaissance de soi Pour se connaicirctre lrsquointrospection

est vaine car ne permet pas au sujet de reacutealiser sa propre puissance Lrsquointrospection pousse le

sujet agrave ressentir son eacutetat comme morbide Lrsquohomme se manifeste seulement dans ses actions et

crsquoest seulement agrave travers ses propres actions qursquoil est disponible agrave soi-mecircme Donc il nrsquoy a de

134

connaissance de soi qursquoagrave travers lrsquoexteacuteriorisation du soi Ainsi lrsquohomme se connait agrave travers le

monde Or ce monde est le produit de ses actions et de son travail

Pour reacutesumer nous pouvons dire que crsquoest seulement par lrsquoaction et la production que tant

les individus que les choses peuvent ecirctre connues Mais il en va de mecircme des ideacutees qui ne

peuvent pas ecirctre comprises (autrement dit leur veacuteriteacute ne peut pas ecirctre aveacutereacutee) en soi mais

seulement par leur reacutealisation

IV Question de la perception dans la lumiegravere de la philosophie marxiste Si lrsquoon attend de

ce chapitre qursquoil poursuive lrsquoanalyse du complexe social drsquoun nouveau point de vue encore lrsquoon

sera deacuteccedilu Non seulement ce fil conducteur est rompu de maniegravere inattendue mais au lieu du

laquo complexe social raquo nous voyons apparaicirctre une notion plus traditionnelle et conceptuellement

plus vague celle de laquo conditions sociales raquo En revanche en reprenant les thegravemes discuteacutes dans

le deuxiegraveme chapitre Megrelidzeacute y revient agrave la probleacutematique de la conscience et plus

particuliegraverement agrave la question de la perception Il consacre ce chapitre agrave lrsquoexplication de la nature

de la perception drsquoabord en la situant par rapport agrave la conscience et la penseacutee ensuite en mettant

en lumiegravere sa deacutependance des conditions sociales Ce revirement dans le cours du livre est

neacuteanmoins compreacutehensible car mecircme si preacuteceacutedemment il a eacuteteacute deacutejagrave question de la perception

ce nrsquoest qursquoapregraves avoir deacuteveloppeacute ses propos ontologiques que Megrelidzeacute peut approfondir et

preacuteciser son concept de la perception En mecircme temps il nous semble tout agrave fait justifieacute par

rapport aux tacircches de lrsquoauteur que tout un chapitre soit consacreacute agrave ce sujet En effet crsquoest la

conception de la perception comme conditionneacutee qui agrave notre avis soutient tout le projet de

Megrelidzeacute Autour drsquoelle srsquoarticulent les clivages tant avec les philosophies ideacutealistes (que ce

soit le transcendantalisme ou lrsquoempirisme) qursquoavec les sciences humaines qui mettent agrave la base

de leurs modegraveles explicatifs un preacutesupposeacute universaliste quant agrave la perception humaine Enfin

crsquoest la conception de la perception qui appuie ce qui pourrait ecirctre vu comme la philosophie

immanentiste de Megrelidzeacute

La question de la perception est donc reprise ici agrave partir de la thegravese ontologique exposeacutee

dans le chapitre preacutecegravedent selon laquelle comme nous avons vu les choses se manifestent

pleinement sans reste qui serait leur essence interne cacheacutee Cette vision ontologique est tout agrave

fait conforme au perspectivisme et relationnisme eacutepisteacutemologiques de Megrelidzeacute En effet la

chose se manifeste complegravetement et pleinement mais toujours dans les limites de lrsquointeacuterecirct que le

135

sujet lui porte De leur cocircteacute les manifestations des qualiteacutes de la chose reconfigurent le savoir et

deacuteplacent les frontiegraveres de la perspective du sujet En mecircme temps les choses se manifestent non

pas drsquoune maniegravere isoleacutee (et descriptible par des cateacutegories de lrsquoecirctre ou par celles du sujet

transcendantal) mais toujours en relation avec drsquoautres choses voire en reacuteaction agrave elles De lagrave

deacutecoule la critique que Megrelidzeacute adresse agrave toute position eacutepisteacutemologique eacutetrangegravere au

perspectivisme et au relationnisme et envisage la connaissance des choses de point de vue

absolutiste qui implique une dichotomie asymeacutetrique entre lrsquoessence inteacuterieure et une

manifestation exteacuterieure de la chose Par cette critique Megrelidzeacute conclut le troisiegraveme chapitre

et deacutebute le quatriegraveme chapitre du livre On peut donc envisager ces deux segments du livre

comme un seul bloc contenant sa critique de la meacutetaphysique

Pour Megrelidzeacute la meacutetaphysique crsquoest un domaine de savoir qui srsquointerroge sur les essences

absolues situeacutees hors du monde de la perception La meacutetaphysique donc en tant que science des

principes immuables nrsquoest possible que dans le cadre de la fausse diffeacuterence entre deux mondes

et geacutenegravere agrave partir de cela de fausses interrogations (Est-ce que le savoir peut acceacuteder aux choses

telles qursquoelles sont ou seulement agrave leurs manifestations Comment est-ce que le transcendent

accegravede agrave la conscience en lui devenant immanent ) ainsi que des fausses dichotomies (forme et

matiegravere fini et infini conditionneacute et inconditionneacute relatif et absolu changeant et eacuteternel etc)

Megrelidzeacute constate que la seacuteparation ontologique entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene dont est

impreacutegneacutee toute la tradition philosophique est diffeacuteremment exposeacutee et situeacutee dans des divers

systegravemes ideacutealistes et empiristes Cette dualiteacute ontologique se traduit au niveau eacutepisteacutemologique

par la dualiteacute entre la perception par laquelle on saisit les pheacutenomegravenes drsquoune maniegravere immeacutediate

et la penseacutee dont lrsquoobjectif serait alors de trouver lrsquoessence qui eacutechappe et nrsquoest pas accessible au

niveau immeacutediat La meacutetaphysique tout au long de son histoire eacutetait donc chargeacutee de la tacircche de

deacutevelopper des strateacutegies pour reacutesoudre de faux problegravemes et trouver lrsquoissue des apories qursquoelle

se creacuteait elle-mecircme Suite agrave un examen rapide des principes philosophiques de Berkeley

Descartes Kant et les neacuteo-kantiens Schopenhauer et en accord avec la critique leacuteninienne

exposeacutee dans Mateacuterialisme et empiriocriticisme Megrelidzeacute constate que la fausse diffeacuterence

entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene oblige ces philosophies de discuter non pas la relation qui existe

entre la conscience et les choses mais celle qursquoils instaurent entre la conscience et lrsquoobjet interne

agrave la conscience Ce dernier est une construction subjective et preacutesente le reacutesultat drsquoune supposeacutee

traduction dans la langue des sensations et des perceptions Ainsi la conscience au lieu de saisir

136

ce qui est hors drsquoelle srsquoenferme en soi-mecircme et reste en face de lrsquoobjet subjectif Outre le

dualisme de lrsquoessence et le pheacutenomegravene comme fond pour cette fausse probleacutematique sert

eacutegalement la supposition selon laquelle le savoir sur la reacutealiteacute pour autant qursquoil soit

subjectivement construit se base sur la perception Nous voudrions attirer lrsquoattention sur le fait

que lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave des philosophies ideacutealistes (dont lrsquoempirisme fait partie) est

bien visible dans la diffeacuterence entre les termes laquo lrsquoobjet subjectif raquo et laquo lrsquoobjet subjectiveacute raquo

auxquels il recourt Le premier deacutecrit lrsquoobjet qui est une construction interne agrave la conscience et le

reacutesultat drsquoune traduction dans lrsquoeacuteleacutement de sensations et perceptions alors que le deuxiegraveme est

lrsquoobjet en tant qursquoil est transformeacute par le travail humain Pour Megrelidzeacute il srsquoagit donc de

deacuteplacer le garant de la connaissance de la perception au travail mais aussi de repenser la nature

mecircme de la perception en la faisant sortir du cadre dichotomique de la philosophie ideacutealiste

Lrsquoobjet drsquoattaque de Megrelidzeacute est eacutegalement la psychologie associative (Wundt) et

lrsquoatomisme qui lui est propre Lrsquoatomisme de la psychologie associative consiste en ceci qursquoelle

envisage la perception comme la conjonction du conglomeacuterat des perceptions avec le meacutecanisme

de leur association Megrelidzeacute estime que lrsquoexamen des perceptions dites eacuteleacutementaires ainsi que

des seuils drsquoirritation est une impasse pour deux raisons Reprenant les thegraveses de la psychologie

de la Gestalt (on pourrait y entrevoir lrsquoinfluence de la pheacutenomeacutenologie eacutegalement) il affirme que

premiegraverement la conscience saisit les choses drsquoembleacutee dans leur entiegravereteacute et non pas comme une

association des atomes psychiques qui nrsquoest qursquoune abstraction produite par des fausses theacuteories

psychologiques Et deuxiegravemement loin que le champ ou les objets de perception soient des

sommes des perceptions eacuteleacutementaires toute perception drsquoune qualiteacute particuliegravere (propre agrave un

objet ou agrave la structure du champ) deacutepend de la structure du champ crsquoest-agrave-dire de sa totaliteacute

Ainsi les choses et les qualiteacutes particuliegraveres peuvent ecirctre perccedilues diffeacuteremment dans les champs

drsquoexpeacuterience diffeacuteremment configureacutes

Il est curieux que dans la discussion unifieacutee contre drsquoun cocircteacute lrsquoideacutealisme en philosophie et

drsquoautre cocircteacute lrsquoatomisme en psychologie Megrelidzeacute srsquoarme agrave la fois avec les instruments de la

psychologie de la Gestalt et ceux de la theacuteorie du reflet de Leacutenine mais il le fait sans en articuler

la diffeacuterence explicitement Bien au contraire il essaie drsquoeffacer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de son

argumentation et produit une sorte drsquohybride agrave partir du concept gestaltiste du champ sa propre

thegravese ontologique et les principes de la theacuteorie eacutepisteacutemologique du reflet Donnons-en une

illustration Megrelidzeacute examine lrsquoexemple du champ qui serait constitueacute par la relation des

137

choses physiques (un morceau de fer et drsquoaimant) qui se reflegravetent lrsquoun dans lrsquoautre dans la

mesure ougrave ils produisent des changements mateacuteriels dans leurs corps (mouvement des moleacutecules

changement des qualiteacutes du poids) et se forcent agrave un deacuteplacement Autrement dit ils se reflegravetent

en projetant reacuteciproquement et drsquoune maniegravere reacuteelle leurs qualiteacutes que par cela mecircme ils

poussent agrave la manifestation Il ne se pose donc pas la question de savoir si une chose se reflegravete

dans lrsquoautre drsquoune maniegravere adeacutequate Une chose suite aux changements qursquoelle produit dans

lrsquoautre est refleacuteteacutee pleinement et absolument Megrelidzeacute parle mecircme de lrsquoecirctre-autrement

(инобытие) drsquoune chose dans une autre ou encore de sa preacutesence reacuteelle dans lrsquoautre Il est

difficile de ne pas se rappeler ici eacutegalement les tentatives drsquoEngels dans la Dialectique de la

nature de remettre les relations de causaliteacute dans les sciences agrave la base de la logique dialectique

Mais Megrelidzeacute ne se reacutefegravere pas agrave Engels et au lieu drsquoinsister sur la logique dialectique (dans la

nature) il adopte le modegravele du champ qui se deacutecrit dans des termes structuraux plutocirct que

dialectiques (crsquoest seulement le complexe social que Megrelidzeacute deacutecrit en termes dialectiques

mecircme si dans le sixiegraveme chapitre il qualifiera de dialectique toute uniteacute capable drsquoauto-

transformation y compris les uniteacutes naturelles) Et donc une fois que Megrelidzeacute a creacuteeacute une

synthegravese en mettant en conjonction le modegravele de champ et sa thegravese ontologique (qui entre-

temps a eacuteteacute preacuteciseacutee elle met lrsquoaccent non seulement sur lrsquoinexistence drsquoune essence cacheacutee

dans la chose et sur la manifestation pleine et complegravete de ses qualiteacutes mais eacutegalement sur

lrsquoinfiniteacute des qualiteacutes que la chose pourrait manifester) il lrsquoapplique agrave la conscience et rejoint la

theacuteorie du reflet de Leacutenine Tout comme une chose reflegravete en soi-mecircme une autre chose la

conscience reflegravete les objets exteacuterieurs drsquoune maniegravere pleine et adeacutequate

Or comme nous avons deacutejagrave souligneacute lrsquoobjectif de Megrelidzeacute nrsquoest pas seulement de

remettre le problegraveme de la perception (ou si lrsquoon veut celui de la reacuteflexion) sur une base non-

dichotomique et ainsi reacutefuter la formulation meacutetaphysique de cette question mais de repenser la

nature de la perception plus fondamentalement Pour ce faire il ne se demande plus comment on

perccediloit mais ce qursquoon perccediloit Tout drsquoabord il repousse le preacutesupposeacute bien instaureacute en

philosophie ainsi qursquoen psychologie ndash qui accepte sans critique lrsquoimage physiologique des

organes de sensations ndash selon lequel la perception appartiendrait au domaine de la facticiteacute et en

tant que telle ne se laisserait pas examiner selon ses raisons Megrelidzeacute refuse de consideacuterer la

perception comme le point de deacutepart qui lui-mecircme ne serait pas deacuteriveacute de quelque chose drsquoautre

et il srsquointeacuteresse justement au pourquoi de la perception La vraie question pour lui est donc celle

138

de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles lrsquohomme perccediloit certaines choses mais en

neacuteglige drsquoautres qui pourtant se trouvent dans le champ de sa perception et que ses organes de

sensation sont capables de deacutetecter Il distingue donc entre drsquoun cocircteacute le champ de la perception

qui est un fond indiffeacuterencieacute qui irrite les organes de sens et de lrsquoautre cocircteacute les objets qui srsquoy

articulent crsquoest-agrave-dire sont repeacutereacutes par la conscience et donc perccedilus A la conception selon

laquelle il suffit drsquoavoir les organes de sensation pour percevoir les choses et donner de la

matiegravere agrave la conscience pour les probleacutematiser correspond une certaine vision de lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute Dans ce tableau le premier homme observe le monde srsquoeacutemerveille et commence agrave

le connaicirctre et tirer des conclusions (Taylor) Contrairement agrave cela Megrelidzeacute retient que la

seule question pertinente qui pourrait ecirctre poseacutee ici est celle de savoir ce que le premier homme

pouvait percevoir Lrsquohomme ne perccediloit pas toutes les choses qui sont dans la disponibiliteacute de ses

organes de sens La perception est un acte seacutelectif et deacutepend de lrsquoorientation de la conscience du

sujet qui perccediloit (ce que nous avons appeleacute la preacutedisposition) Il y a ainsi une indeacuteniable

diffeacuterence entre les choses que les civiliseacutes perccediloivent et celles qui eacutechappent agrave leur perception

Crsquoest en srsquoappuyant sur les travaux ethnographiques mais aussi sur des romans comme ceux de

James Fenimore Cooper que Megrelidzeacute compare le mode de perception des primitifs et celui

des hommes civiliseacutes et constate que les deux fonctionnent par des filtres diffeacuterents qui

permettent agrave des objets diffeacuterents de srsquoarticuler sur le fond indiffeacuterencieacute du champ de perception

et de se placer au centre de lrsquoattention Drsquoailleurs Megrelidzeacute critique Cooper drsquoavoir une vision

romantique des primitifs et attire lrsquoattention sur le fait que srsquoil est vrai qursquoils ont des capaciteacutes

pour remarquer dans un milieu forestier des eacuteleacutements qui eacutechappent complegravetement aux hommes

civiliseacutes ils restent cependant aveugles agrave certaines choses qui sont perccedilues par les civiliseacutes Il

ne srsquoagit donc pas pour Megrelidzeacute de formuler des jugements de valeur en comparant

diffeacuterentes socieacuteteacutes ou drsquoexposer lrsquohistoire de lrsquohomme comme un procegraves de deacutegradation Son

objectif est de constater les diffeacuterences structurelles entre les modes de perception dans des

socieacuteteacutes eacutepoques ou groupes sociaux diffeacuterents Ainsi explicitement opposeacute agrave la romantisation

du Naturfolk Megrelidzeacute ne pourrait pas devenir lrsquoobjet drsquoune critique semblable agrave celle qui a

eacuteteacute adresseacutee par Derrida agrave Leacutevi-Strauss pour en deacutevoiler lrsquoethnocentrisme inverseacute168 Ces

remarques rapides qursquoon trouve chez Megrelidzeacute meacuteritent drsquoecirctre prises en compte car certains

points de sa theacuteorisation qui comme nous avons deacutejagrave remarqueacute sont souvent ambigus posent

168 Jacques DERRIDA De la grammatologie Les eacuteditions de Minuit Paris 1967 pp 167-168

139

question sur son attitude concernant ce que pourraient ecirctre les origines de lrsquohumaniteacute En fait

cette probleacutematique srsquoarticule chez Megrelidzeacute diffeacuteremment Si la dynamique de lrsquohistoire se

caracteacuterise par un certain vecteur selon Megrelidzeacute ce nrsquoest pas celui de la deacutegradation mais

celui du progregraves (mecircme si lrsquoambiguiumlteacute persiste quant au point drsquoarriveacutee de ce procegraves est-ce un

procegraves infini et deacutenueacute de teacutelos ndash comme il lrsquoaffirme contre Hegel - ou devrait-il aboutir agrave une

totale maicirctrise par lrsquohomme de la nature et de sa vie sociale ndash comme le lui suggegravere un certain

marxisme ) Plutocirct que de courir le risque de romantiser les socieacuteteacutes primitives le deacutefi auquel il

est confronteacute serait drsquoeacutechapper agrave un jugement de valeur par rapport agrave ces socieacuteteacutes ce agrave quoi

appelle tout scheacutema progressiste Mais lagrave encore les choses ne sont pas tout agrave fait claires car la

romantisation des socieacuteteacutes sans division de travail nrsquoest pas une chose eacutetrangegravere au marxisme ni

agrave la linguistique marxiste de Marr qui inspire Megrelidzeacute Crsquoest donc dans cette constellation

complexe que nous devrions interroger Megrelidzeacute et ses prises de position Mais poursuivons agrave

preacutesent le cours du raisonnement de Megrelidzeacute sur la perception Il conclut donc que la

perception loin drsquoecirctre un procegraves immeacutediat et automatique est conditionneacutee par la concurrence

de deux facteurs la configuration du champ (lrsquoaspect objectif) et la disposition de conscience

crsquoest-agrave-dire lrsquointeacuterecirct qui lrsquooriente (lrsquoaspect subjectif) Pour qursquoun objet puisse ecirctre perccedilu il doit

ecirctre accessible non seulement aux organes des sens mais eacutegalement aux inteacuterecircts du sujet

Lrsquointeacuterecirct qui oriente la conscience est ainsi mis agrave la base de toute perception compreacutehension et

connaissance la capaciteacute de perception nrsquoest pas garantie par les organes de sens mais

conditionneacutee par lrsquoapprentissage et lrsquoexpeacuterience

Par un tel retournement de la question de la perception Megrelidzeacute la fait deacutependre des

conditions sociales Autrement dit il lrsquoinsegravere dans le complexe social car crsquoest bien au sein de

celui-ci que se produit le cercle des objets qui peuvent avoir de lrsquointeacuterecirct pour le sujet Ces objets

sont incommensurablement plus nombreux que ceux qui constituent le monde (de perception)

des animaux et ne cessent de se multiplier et de se transformer Ainsi les inteacuterecircts sociaux font

fonctionner et dirigent la perception dans une certaine faccedilon et forment un certain mode de

penser Ce sont donc les conditions mateacuterielles qui agrave travers un certain apprentissage de la

perception (ce qui nrsquoest autre chose que lrsquoorientation du travail de la conscience) influencent et

donnent une forme agrave la penseacutee

Nrsquooublions pas que le travail est une activiteacute par deacutefinition collective qui rend possible la

communication entre les sujets Par conseacutequent toujours quand Megrelidzeacute parle du mode de

140

perception il ne srsquoagit pas drsquoune caracteacuterisation du sujet tel un individu particulier ou du sujet

dans le sens transcendantaliste mais de la perception sociale qui lrsquoest en vertu de deux raisons

drsquoabord parce quelle est ancreacutee dans le complexe social et ensuite car parce quelle a un

caractegravere neacutecessairement collectif (mais comme ce dernier mot nrsquoest pas neutre dans ce contexte

vu lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave la maniegravere durkheimienne drsquoenvisager le social preacutecisons que

les repreacutesentations ou les capaciteacutes peuvent ecirctre laquo collectives raquo non pas par leur internalisation

par des individus gracircce au partage social drsquoinformation mais par une synchronisation des

consciences individuelles gracircce agrave la meacutediation par lrsquoactiviteacute de travail)

Dans la perspective de Megrelidzeacute la question de la veacuteriteacute des sensations ne se pose pas Les

sensations et perceptions telles un pont reliant la conscience avec le milieu se basent sur le sujet

inteacuteresseacute qui srsquooccupe des objets de son inteacuterecirct Par conseacutequent il retient que les choses que

lrsquohomme a ducirc percevoir en premier lieu ne pouvaient ecirctre que les objets impliqueacutes dans son

activiteacute de travail Le premier homme ainsi que lrsquohomme de toutes les autres eacutepoques y compris

la nocirctre aurait eacuteteacute donc incapable de percevoir le monde en tant que tel Si lrsquointeacuterecirct nrsquoest pas le

reacutesultat mais la condition de la perception et donc de la connaissance il faut alors poser la

question de savoir quelle est lrsquoorigine de lrsquointeacuterecirct Selon Megrelidzeacute le sujet inteacuteresseacute ainsi que

lrsquoobjet drsquointeacuterecirct se constituent reacuteciproquement dans lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme crsquoest-agrave-

dire dans le double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Les objets sont

perccedilus dans la mesure ougrave ils relegravevent des besoins pratiques de lrsquohomme Megrelidzeacute est donc

ameneacute agrave introduire la notion des besoins comme explication de lrsquointeacuterecirct et par conseacutequent de la

perception aussi Mais lagrave encore il reacutepegravete le mecircme geste de deacutes-immeacutediatisations qursquoil effectue

par rapport au concept de la perception Le besoin ne peut pas ecirctre compris comme un fait

biologique limiteacute une fois pour toutes et stable mais doit ecirctre expliqueacute par sa genegravese sociale ou

plus exactement par son mode drsquoancrage dans le complexe social Megrelidzeacute reprend la thegravese

de Hegel selon laquelle les besoins de lrsquoanimal sont limiteacutes alors que les besoins de lrsquohomme

sont illimiteacutes (Philosophie de droit sect 190) et le concreacutetise par une thegravese de Marx (Lrsquoideacuteologie

allemande) les besoins sont des produits de lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme Les besoins

srsquoeacutelargissant au cours de lrsquohistoire (eacutetant potentiellement infinis) diversifient les inteacuterecircts et

donnent des orientations diverses agrave la conscience de lrsquohomme Donc la diversification des

inteacuterecircts par la complexification de la sphegravere de travail de lrsquohomme a provoqueacute lrsquoexpansion et la

diversification des capaciteacutes perceptives de lrsquohomme ainsi que de sa penseacutee dans des socieacuteteacutes

141

diverses On voit donc les besoins le travail la perception la conscience et la penseacutee se mettre

dans une chaicircne dialectique des deacutefinitions reacuteciproques produisant un mouvement de progregraves Le

monde et la nature se traduisent dans les repreacutesentations non pas en raison drsquoirritations des

organes de sens mais en tant que les objets de lrsquoactiviteacute humaine Quant agrave la perception elle est

le reacutesultat du deacuteveloppement historique de lrsquohomme plutocirct que de celui de lrsquohistoire naturelle

Par le deacutetachement du mode de perception de la constitution physiologique de lrsquohomme et

par sa mise dans une perspective historique Megrelidzeacute arrive agrave la thegravese de lrsquoinfiniteacute historique

du sujet humain Lrsquohomme est fini en tant que repreacutesentant drsquoune espegravece biologique mais il est

infini en tant qursquoecirctre social car ni sa perception ni son activiteacute pratique ou sa connaissance ne

sont pas limiteacutees par des preacutesupposeacutes physiologiques Ce en raison de leur provenance

historique et sociale mais aussi gracircce aux appareils techniques que lrsquohomme produit pour

renforcer et eacutelargir la puissance de sa perception Lrsquohomme en tant qursquoecirctre historique est infini

tout comme le sont les objets de son travail et de la culture mateacuterielle qursquoil produit et qui agrave leur

tour modifient sa perception et sa penseacutee Il est donc pourvu non pas des organes physiologiques

et limiteacutes mais des organes techniciseacutes (lrsquoeacutelargissement de la capaciteacute proprement

physiologique) ainsi que socialiseacutes (lrsquoeacutelargissement des inteacuterecircts qui rendent possible une saisie

toujours plus conseacutequente du monde) et illimiteacutes Par la question de la perception Megrelidzeacute

occupe une position radicalement opposeacutee agrave tout reacuteductionnisme ou deacuteterminisme par des

facteurs extra-sociaux

Bien eacutevidemment lrsquoideacutee de lrsquoinfiniteacute de la connaissance humaine nrsquoa rien drsquooriginale mais

ce qui est important ici crsquoest que par la socialisation complegravete de lrsquoecirctre humain ce qui implique

lrsquoeacutevacuation de tout aspect purement physiologique dans le mode de perception lrsquoon aboutit agrave la

deacute-essentialisation et la deacutenaturalisation complegravete de la nature humaine Lrsquohomme est

complegravetement immanent au complexe social et agrave ses transformations Cela nrsquoest pas sans

conseacutequences pour des domaines du savoir tels que lrsquoethnologie et plus geacuteneacuteralement

lrsquoanthropologie En effet ici Megrelidzeacute preacutecise le point de son deacutesaccord avec Leacutevy-Bruhl

laquo Leacutevy-Bruhl retenait que la conscience primitive perccediloit et voit de la mecircme faccedilon que nous

mais qursquoelle pense autrement Nous disons en revanche que lrsquohomme de lrsquoeacutepoque de paleacuteolithique

142

non seulement pense mais aussi perccediloit et voit diffeacuteremment que nous et cela malgreacute le fait qursquoil

regarde et eacutecoute avec le mecircme appareil physiologique que le nocirctre raquo169

Cela a aussi des conseacutequences pour la philosophie de lrsquohistoire dans un sens plus large

Nous avons identifieacute les deacutefis en face desquels se trouve Megrelidzeacute agrave cet eacutegard Nous pensons

que si Megrelidzeacute arrive agrave eacuteviter une attitude ethnocentrique eacutetant donneacute sa vision progressiste de

lrsquohistoire crsquoest justement gracircce agrave lrsquoimmanentisation complegravete de lrsquohomme au complexe social

En eacutecartant tout facteur extra-social que deacutefiniraient dans le mecircme degreacute les hommes de toutes

les socieacuteteacutes et toutes les eacutepoques historiques (comme par exemple le mode de perception

humaine tel qursquoon le voit mis en usage par Leacutevy-Bruhl) lrsquoon deacutefait tout critegravere par lequel il serait

possible de comparer des diverses socieacuteteacutes Autrement dit les socieacuteteacutes ne deacutepartent pas des

conditions eacutegales ou historiquement similaires pour qursquoun jugement de valeur agrave leur eacutegard soit

possible Elles sont toutes eacutegalement leacutegitimes dans leur maniegraveres de probleacutematiser le monde et

de reacutesoudre les problegravemes qui sont suggeacutereacutes par leur pratique et leur type drsquoactiviteacute de travail A

partir drsquoune telle position Megrelidzeacute ne risque ni de romantiser ni de deacutevaluer des cultures ou

des socieacuteteacutes car crsquoest la possibiliteacute de tout jugement de valeur qursquoil repousse

Mais lrsquoanalyse que nous venons de proposer nrsquoarrive pas agrave mettre la conception de

Megrelidzeacute dans un tableau coheacuterent et deacutenueacute de contradictions En effet le jugement de valeur

est immanent agrave toute ideacutee de progregraves Et si par lrsquoeacutecartement de tout critegravere de comparaison en

qualiteacute de(s) facteur(s) extra-sociaux lrsquoon rend impossible le jugement de valeur cela devrait ecirctre

le cas pour toute penseacutee du progregraves eacutegalement Donc nous pouvons dire qursquoil y a chez

Megrelidzeacute tout de mecircme un critegravere stable qui est poseacute exteacuterieurement agrave des socieacuteteacutes prises dans

leur particulariteacute et qui doit coiumlncider avec le critegravere du progregraves qursquoil adopte Ce dernier pour

Megrelidzeacute est la veacuteriteacute autrement dit la maicirctrise de la nature et la conformiteacute des rapports

sociaux aux ideacutees rationnelles (comme nous pourrons le voir plus tard) Il nrsquoeacutechappe donc pas agrave

lrsquoambiguiumlteacute et cette contradiction dans sa theacuteorisation comme nous la lisons se confirmera ou

se dissoudra selon ce qui pourra ecirctre constateacute de ce que Megrelidzeacute pense de lrsquoaboutissement

final du progregraves srsquoagira-t-il drsquoune saturation complegravete tant de la nature que de la socieacuteteacute par les

ideacutees (preacutecisons que comme la veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel il ne srsquoagit pas de

srsquointerroger sur la veacuteriteacute des ideacutees car le fait mecircme de la maicirctrise de la nature et de la socieacuteteacute

169 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 220

143

confirmera leur veacuteriteacute et les rendra vraies) ou bien drsquoun deacuteveloppement sans fin et sans vecteur

deacutefini A preacutesent nous nous contenterons drsquoeacutenoncer ce problegraveme

Il faut enfin remarquer que ce chapitre contient un excursus assez eacutetendu sur la question de

la perception des couleurs agrave travers des acircges et des socieacuteteacutes diffeacuterents Il nrsquoest pas ordonneacute par

une logique historique et repreacutesente plutocirct un agglomeacuterat des exemples qui accompagnent

lrsquoargumentation de lrsquoauteur Les exemples sont tireacutes de sources diffeacuterentes des comptes rendus

drsquoethnographes lrsquoanalyse de textes anciens par des linguistes les conclusions des linguistes de

lrsquoeacutecole de Marr ainsi que des exemples pris par Megrelidzeacute lui-mecircme dans la litteacuterature et la

langue geacuteorgiennes Megrelidzeacute reprend les donneacutees ainsi que les problegravemes formuleacutes pas

certains de ces auteurs pour en les remettant dans la lumiegravere de sa conception de perception leur

trouver une solution Nous ne pouvons pas rendre ici toute la richesse de ce segment du texte et

les points critiques que Megrelidzeacute adresse agrave des diffeacuterents auteurs dans leurs tentatives

drsquoexpliquer certaines bizarreries lieacutees agrave lrsquousage des mots deacutesignant les couleurs Certains

drsquoailleurs voient le problegraveme se poser au niveau de la physiologie des anciens et pas de la

langue comme crsquoest la position de Megrelidzeacute En effet Megrelidzeacute introduit la langue comme

lrsquoinstrument pour reconstituer les diffeacuterents modes de perception des couleurs propres agrave des

socieacuteteacutes diffeacuterentes Pour le redire en deux mots le problegraveme des couleurs consiste en ceci que

dans les anciens textes (comme le Rig-Veacuteda ou les poegravemes drsquoHomegravere) ainsi que dans les

langages des diffeacuterents tribus aux choses sont attribueacutes des couleurs que aujourdrsquohui nous

semblent inadeacutequats les cheveux violets lrsquoarc-en-ciel noir le cheval bleu Certains textes et

langues sont caracteacuteriseacutes par lrsquoabsence des mots qui deacutesigneraient les couleurs comme vert ou

bleu Plutocirct que drsquoexprimer une stupeacutefaction de ce fait ou chercher les raisons dans un supposeacute

deacuteveloppement de la physiologie de lrsquoorgane de vision humaine ou encore dans les qualiteacutes

physiques des couleurs du spectre qui feraient des influences diffeacuterentes sur la reacutetine Megrelidzeacute

explique cette laquo ceacuteciteacute raquo par lrsquoabsence des raisons pour percevoir de telles ou telles gradations

des couleurs conditionneacutees par le type drsquoactiviteacute pratique propre agrave telle ou telle socieacuteteacute Les

couleurs ne sont pas perccedilues tant que lrsquohomme nrsquoa pas besoin de leur trouver un usage (par

exemple dans la pratique drsquoeacutelevage) ou les produire (le deacuteveloppement de la production des

couleurs) Selon le besoin certaines variations des couleurs peuvent ecirctre tregraves minutieusement

diffeacuterencieacutees alors que drsquoautres variations peuvent ne pas ecirctre du tout perccedilues comme des

qualiteacutes diffeacuterencieacutees Ici Megrelidzeacute met en stricte correacutelation les eacuteleacutements perccedilus et la preacutesence

144

des appellations pour ceux-ci dans la langue de la socieacuteteacute donneacutee Les objets nouveaux (produits

etou perccedilus) ne peuvent pas ne pas laisser une trace dans la langue La langue est tregraves flexible

pour leur creacuteer des appellations et produire de nouvelles uniteacutes lexicales Ainsi la langue (ou la

nomenclature) rend avec une tregraves grande exactitude le mode de perception humaine et par cela

permet une reconstitution des modes de penseacutee anciennes

Nous reviendrons plus concregravetement agrave la question des couleurs dans la derniegravere partie de

notre travail Mais ici nous voudrions faire une observation anticipant notre conclusion En lisant

le texte lrsquoon a lrsquoimpression que cette longue digression qui concerne la question des couleurs est

faite par Megrelidzeacute afin drsquoillustrer et renforcer les propos theacuteoriques qursquoil deacuteveloppe Cette

impression est le reacutesultat tout agrave fait logique de la maniegravere dont le texte est construit Pourtant

nous pensons que lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ne pourra ecirctre compris que si lrsquoon lit son livre agrave

rebours de cette impression qursquoil laisse La solution du problegraveme concret des couleurs loin drsquoecirctre

un simple exemple qui confirmerait la justesse de la conception de Megrelidzeacute Elle est agrave notre

avis elle-mecircme le but vers lequel toutes les eacutelaborations theacuteoriques sont dirigeacutees Cette

inversion que nous allons preacuteciser plus loin est donc la clef de notre interpreacutetation du livre et du

projet de Megrelidzeacute

Concluons notre chapitre par une remarque drsquoordre purement textologique Mecircme si

comme nous avons expliqueacute dans les deux premiegraveres parties de notre travail lrsquoeacutedition de 1965 du

livre de Megrelidzeacute a eacuteteacute censureacutee et priveacutee des passages parfois eacutetendus que lrsquoon trouve dans le

bon agrave tirer de 1937 certains passages tregraves peu nombreux et il faut dire drsquoune plus-value

insignifiante ont eacuteteacute inseacutereacutes dans les eacuteditions tardives et ne figurent donc pas dans la premiegravere

version du texte La plupart de ces insertions ont eacuteteacute faites justement dans le segment du texte

deacutedieacute agrave la question de la perception des couleurs Apparemment il srsquoagit des ajouts que

Megrelidzeacute avait preacutepareacutes en 1939 quand entre ses deux arrestations il travaillait agrave Tbilissi et

nourrissait lrsquoespoir de faire paraicirctre son livre Comme nous avons eacutegalement remarqueacute durant

cette peacuteriode il avait prononceacute une confeacuterence sur les couleurs et lrsquohistoire de leur production

dont le texte est perdu On peut penser que les ajouts qursquoil a preacutepareacutes et qui ont eacuteteacute inseacutereacutes par

lrsquoeacutediteurcenseur des eacuteditions tardives du livre contiennent au moins certaines de ses nouvelles

conclusions et de la matiegravere factuelle additionnelle et enrichie Cette remarque textologique loin

drsquoecirctre anecdotique est assez parlant sur lrsquoeacutevolution au cours du temps des inteacuterecircts de recherche

de Megrelidzeacute Ces ajouts agrave cocircteacute de lrsquoarticle sur les numeacuteratifs qui date de la mecircme anneacutee

145

mettent en relief la direction dans laquelle notre auteur envisageait de poursuivre son travail Par

conseacutequent ces quelques bribes de ses efforts theacuteoriques tardifs peuvent nous dire beaucoup sur

son projet global et nous donner une clef drsquointerpreacutetation des Problegravemes fondamentaux de la

sociologie de la penseacutee

V Question de la conscience de soi du sujet Le cinquiegraveme chapitre qui conclut la premiegravere

des deux parties du livre est celui qui a subi les coupures les plus seacutevegraveres Dans lrsquoeacutedition de 1965

les quinze pages de la version de deacutepart ont eacuteteacute reacuteduites agrave seulement quatre La raison en est que

dans ce chapitre Megrelidzeacute reprenant sa thegravese preacuteceacutedemment exprimeacutee en connexion avec la

probleacutematique des couleurs selon laquelle la langue se trouve toujours dans une stricte

correspondance avec le mode de perception caracteacuteristique de telle ou telle socieacuteteacute eacutepoque ou

groupe social donneacute lrsquoappuie avec des principes de la Nouvelle science de la langue de Nikolas

Marr A partir de 1950 comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute la theacuteorie linguistique de Nikolas

Marr fut consideacutereacutee comme deacutenueacutee de toute probiteacute scientifique et bien eacutevidemment ne pouvait

plus ecirctre toleacutereacutee et prise au seacuterieux

Si lrsquoon srsquointerroge sur les effets neacutegatifs que ces eacuteliminations ont ducirc avoir sur la lecture et

compreacutehension du livre on devrait souligner deux points Premiegraverement il est vrai que les thegraveses

exposeacutees dans ce chapitre ont eacuteteacute en grande partie preacuteserveacutees sur les quatre pages qui ont surveacutecu

agrave la coupure en revanche le lecteur a eacuteteacute laisseacute dans une totale ignorance quant aux arguments

par lesquels Megrelidzeacute les appuie Deuxiegravemement agrave notre avis ces eacuteliminations ne relegravevent pas

drsquoun simple problegraveme local qui ne deacutepasserait pas les limites du chapitre en question mais drsquoun

problegraveme global du livre qui rend son interpreacutetation difficile et qui se manifeste ici avec la plus

grande force En reacutesumant ce chapitre nous essaierons justement de mettre en relief ce point

Drsquoapregraves ce que nous avons observeacute les lecteurs ont tendance agrave retenir que le sujet de ce chapitre

est la langue Et en effet comme nous le savons la langue est un des eacuteleacutements du complexe

social et il est logique drsquoattendre que Megrelidzeacute lui consacre un chapitre Mais cette impression

est surtout lieacutee au fait que le chapitre est presque complegravetement satureacute par des analyses

linguistiques Pourtant si on regarde de plus pregraves et comme lrsquoindique drsquoailleurs le titre du

chapitre ici il srsquoagit pour Megrelidzeacute de poursuivre ses eacutelaborations theacuteoriques quant au sujet de

la conscience et cette fois-ci de lrsquoanalyser de point de vue de la question de la conscience de

soi Quant agrave la langue nous voyons que dans cette poursuite elle a un rocircle drsquoinstrument

146

meacutethodologique plutocirct que drsquoobjet drsquoanalyse Dans ce chapitre nous observons donc une eacutetrange

indistinction de lrsquoobjet de recherche et de la meacutethode drsquoanalyse de celui-ci La langue par le

savoir concret dont elle est porteuse srsquoexplique elle-mecircme tout en nous informant sur les formes

historiques de la conscience et de la perception mais eacutegalement de la sensibiliteacute Cette

indistinction est drsquoun cocircteacute une source drsquoambiguiumlteacute qui entrave la compreacutehension mais nous

pensons qursquoelle concentre le caractegravere probleacutematique de toute lrsquoexposition du livre en

lrsquoexprimant drsquoune maniegravere aggraveacutee et par cette tension qui ne peut que sortir agrave la lumiegravere elle

est reacuteveacutelatrice

Comme nous avons dit ce chapitre comporte deux eacuteleacutements deacutejagrave eacutetudieacutes au cours du livre

conscience et langue Autrement dit tant la conscience que la langue ont eacuteteacute lrsquoobjet drsquoanalyse

mais dans des cadres diffeacuterents Nous avons drsquoun cocircteacute la ligne du complexe social celui-ci eacutetant

une totaliteacute dialectique qui srsquoauto-transforme et dont les eacuteleacutements se deacuteterminent

reacuteciproquement La langue est un de ses eacuteleacutements Drsquoun autre cocircteacute nous avons la ligne des

reacuteflexions sur la conscience et ses divers aspects comme la perception et qui sont analyseacutes dans

les termes de champ ou de la structure Bien eacutevidemment les eacuteleacutements de ces deux lignes de

reacuteflexions srsquoentrecroisent Ainsi la conception de la conscience que Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave

partir de la Gestaltpsychologie est inseacutereacutee dans la conception du complexe social Pourtant cette

synthegravese nrsquoarrive pas agrave reacutesoudre la contradiction entre deux injonctions comme nous lrsquoavons

souligneacute Megrelidzeacute oscille entre une analyse dialectique et synchronique et une analyse

geacuteneacutetique A premiegravere vue rien drsquoeacutetrange nrsquoarrive pas dans ce chapitre et on voit un

rapprochement entre ces deux lignes de reacuteflexion Mais ce qui est nouveau crsquoest qursquoentre les

deux on voit apparaicirctre une asymeacutetrie Ils ne sont plus tous les deux objets de reacuteflexion mais

lrsquoun drsquoentre eux la langue assume le rocircle de lrsquoinstrument meacutethodologique qui dirige la

reacuteflexion Crsquoest ce deacuteplacement qui pourrait nous indiquer le statut que lrsquoon devrait assigner au

complexe social Mais nous nrsquoen sommes pas encore lagrave Adressons-nous agrave preacutesent agrave la lettre du

chapitre pour montrer drsquoune maniegravere concregravete ce que nous essayons de dire par ces remarques

abstraites et preacuteliminaires

Ce chapitre concreacutetise donc la conception megrelidzienne de la conscience et notamment

lrsquoaspect de la conscience de soi Le but de lrsquoauteur est de deacutemontrer que la conscience (qui selon

ce que nous avons appeleacute sa deacutefinition minimale est lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu)

pour fonctionner ne neacutecessite pas de conscience de soi Et mecircme si dans ce chapitre agrave diffeacuterence

147

du preacuteceacutedent la discussion avec la philosophie est tout agrave fait marginale nous pensons qursquoavec la

thegravese de la secondariteacute de la conscience de soi qursquoy est deacuteveloppeacutee Megrelidzeacute se deacutemarque

encore plus radicalement de la position qui est celle de la tradition philosophique moderne En

effet nous voyons ici que la conscience est disjointe du sujet si sous le sujet nous comprenons le

Moi qui est conscient de soi dans toutes les opeacuterations de conscience que celles-ci soient lieacutees agrave

la perception agrave des repreacutesentations ou agrave la penseacutee et par cela garantit leur uniteacute Il est vrai que

Megrelidzeacute fait un usage assez freacutequent du terme laquo sujet raquo mais sans en donner une deacutefinition

preacutealable Comme nous avons essayeacute de le montrer Megrelidzeacute deacuteveloppe deux probleacutematiques

agrave la fois Il srsquoagit drsquoun cocircteacute des questions lieacutees au complexe social qui sont nourries

principalement par des propos de Marx et Hegel et de lrsquoautre cocircteacute des questions lieacutees agrave la

conscience deacuteveloppeacutees agrave partir de la psychologie de la Gestalt Le terme laquo sujet raquo apparaicirct

principalement dans la premiegravere de ces deux probleacutematiques et notamment en opposition agrave

laquo objet raquo il deacutesigne lrsquoinstance active qui se trouve dans une relation transformationnelle avec

lrsquoobjet crsquoest-agrave-dire la chose ou la nature (lrsquoobjet toutefois nrsquoest pas tout agrave fait passif et par sa

structure physique fait reacutesistance agrave lrsquoactiviteacute transformationnelle du sujet) Il est porteur

eacutegalement des eacuteleacutements anthropologiques Dans la plupart de ses occurrences en effet on

pourrait remplacer ce terme par laquo lrsquohomme raquo sans que cela pose problegraveme eacutetant donneacute que chez

Megrelidzeacute ce laquo sujet raquo est en mecircme temps toujours deacutefini par sa diffeacuterence drsquoavec lrsquoanimal Il

faut ici eacuteclaircir une apparente ambivalence qui peut troubler le lecteur Drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute

parle de lrsquoopposition sujet-objet et de lrsquoautre cocircteacute il insiste sur la fausseteacute du partage entre

lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur du sujet et notamment lagrave ougrave il discreacutedite toute interrogation sur

lrsquointeacuterieur du sujet refuse lrsquointrospection comme un proceacutedeacute de la connaissance de soi et affirme

que la seule manifestation du sujet est agrave lrsquoexteacuterieur Il est vrai que dans ce cas il nrsquoest mecircme pas

pertinent de parler de manifestation le sujet ne serait donc que la suite de ses actions Ces

problegravemes tant terminologiques que conceptuels ont leur origine dans lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute discursive

du projet de Megrelidzeacute et pourraient ecirctre consideacutereacutes comme lui eacutetant structurels et intrinsegraveques

Mais si nous essayons de faire une lecture bienveillante disons que lrsquoopposition entre le sujet et

lrsquoobjet nrsquoest pas radicale chez Megrelidzeacute car il essaie de la dialectiser et suggeacuterer que mecircme si

le sujet (lrsquohomme) joue un rocircle actif dans cette relation lrsquoobjet nrsquoest pourtant pas passif et

faccedilonne de son cocircteacute le sujet (rappelons-nous que dans lrsquoactiviteacute de travail qui est justement le

lieu drsquoactualisation de la relation sujet-objet laquo le sujet srsquoobjective raquo et laquo lrsquoobjet se subjective raquo)

148

Autrement dit agrave ce niveau drsquoargumentation le sujet est tel dans la mesure ougrave il est objectiveacute

Quant agrave la critique de la diffeacuterence entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur on peut la penser chez

Megrelidzeacute non comme contradictoire avec la thegravese preacuteceacutedente mais comme son compleacutement

En effet si le sujet nrsquoest tel que dans la mesure ougrave il est objectiveacute (dans lrsquoactiviteacute de travail et de

production) il ne peut pas y avoir drsquointeacuterioriteacute qui le constituerait Il est drsquoembleacutee et pleinement

exteacuterieur Selon notre reconstitution de ce en quoi le concept du sujet devrait consister chez

Megrelidzeacute il srsquoagit donc non pas du Moi qui accompagnerait et unifierait les opeacuterations de la

conscience mais de lrsquoagent pratique qui se reacutealise par son activiteacute autrement dit en entrant en

relation avec lrsquoobjet par sa force creacuteatrice et transformatrice En contradiction avec tout usage

connu de ce terme le sujet peut mecircme chez Megrelidzeacute ecirctre deacutenueacute de la conscience de soi car

la relation pratique du sujet avec lrsquoobjet nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur soi-

mecircme Il peut travailler en eacutetant complegravetement absorbeacute par son objet Pour Megrelidzeacute un tel eacutetat

nrsquoest pas un eacutepisode ou un eacutetat temporaire du sujet mais prend la dimension de lrsquoeacutepoque ou du

stade initial de lrsquohistoire humaine

Sauf quelques remarques drsquoouverture contre Fichte ougrave Megrelidzeacute affirme que le devenir

conscient (осознание) commence non pas agrave partir de lrsquoauto-position du sujet comme un ecirctre (un

possible renvoi agrave Descartes) ou moi absolu mais agrave partir des objets exteacuterieurs la question du

devenir auto-conscient de la conscience nrsquoest pas discuteacutee dans des termes philosophiques mais

sur la base de la meacutethode paleacuteontologique deacuteveloppeacutee par Nikolas Marr dans le cadre de sa

Nouvelle science de la langue Cela rend sa reacuteflexion encore plus heacuteteacuterogegravene Dans le chapitre

preacutecegravedent il a deacutejagrave eacuteteacute question de la critique de la conception taylorienne de lrsquohistoire humaine

contre laquelle Megrelidzeacute affirmait que le premier homme percevait non pas tout ce qui lui eacutetait

donneacute dans le monde et la nature mais seulement les objets de son activiteacute Ici Megrelidzeacute

poursuit cette ligne de discussion en insistant encore plus sur les donneacutees linguistiques Si les

choses se font place dans la conscience non en tant qursquoexistants mais comme creacuteeacutees et produites

Megrelidzeacute souligne que cela a des reacutepercussions sur la maniegravere dont nous devrions envisager le

partage entre la nature et la culture Mais au lieu de sa conception de la perception crsquoest donc la

meacutethode paleacuteontologique de la langue qui lui servira drsquoappui Appliqueacutee agrave la langue mais aussi agrave

la mythologie et archeacuteologie cette meacutethode a la preacutetention de permettre une remonteacutee jusqursquoagrave

des eacutetapes reculeacutees dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine Voyons donc cela agrave lrsquoexemple

de lrsquoanalyse paleacuteontologique des mots laquo nature raquo et laquo culture raquo reprise par Megrelidzeacute dans le but

149

drsquoune reconstruction du mode de perception et de penseacutee des premiers hommes Marr constate

que les versions latines de ces mots remontent agrave la mecircme uniteacute seacutemantique qui est le mot

laquo main raquo et donc par leur signification originale impliquent non pas ce qui serait auto-engendreacute

et laquo naturel raquo mais sont porteurs drsquoun indice de leur origine laquo artificielle raquo et laquo produite raquo

Pourtant eacutevidemment ils nrsquoont jamais eacuteteacute tout agrave fait identiques car dans ce cas on nrsquoaurait pas

deux termes diffeacuterents En effet la distinction entre la nature et la culture eacutetait originellement

poseacutee autrement que ce que suppose notre distinction actuelle Elle nrsquoeacutetait donc pas une

diffeacuterence entre drsquoun cocircteacute la culture qui serait produite par lrsquohomme et de lrsquoautre cocircteacute la nature

auto-engendreacutee qui existerait comme un monde mateacuteriel indeacutependant de lrsquoactiviteacute creacuteatrice de

lrsquohomme Cette compreacutehension est le reacutesultat du deacuteveloppement tardif du mode de la production

et de la technique ainsi que de lrsquoordre social et de la penseacutee humaine Aux premiegraveres eacutetapes la

nature et la culture partageaient le caractegravere drsquoartificialiteacute or la culture eacutetait produite par

lrsquohomme alors que la nature eacutetait produite par une force invisible La constatation de

lrsquoindiffeacuterenciation initiale entre la nature et la culture et lrsquoorigine culturelle et artificielle des

deux implique que la notion de la naturaliteacute est secondaire Megrelidzeacute suite agrave Marr avant de

prendre la distinction entre la nature et la culture comme ontologique la historicise Pour ce faire

Megrelidzeacute propose drsquoanalyser une chaicircne des transformations seacutemantiques en remontant agrave des

formes anciennes de la langue geacuteorgienne Voyons lrsquoexemple drsquoanalyse paleacuteontologique qui

serait la preuve de lrsquoindistinction originelle entre le naturel et lrsquoartificiel Il ramegravene les notions

laquo faire raquo ou laquo produire raquo agrave la notion comme il dit naturelle drsquo laquo engendrer raquo Il part du mot

geacuteorgien archaiumlque laquo shua raquo (eacutequivalent du mot laquo engendra raquo dans la citation suivante

laquo Abraham engendra Isaac Isaac engendra Jacob Jacob engendra Juda et ses fregraveres raquo Math 1

2) et lrsquointerpregravete non comme laquo donner naissance raquo (car un homme ne peut pas accoucher) mais

comme laquo faire raquo laquo produire raquo Ensuite il indique les deacutefinitions de ce-mecircme mot en geacuteorgien

moderne (ougrave il a acquis la forme laquo sho-ba raquo) laquo naissance raquo laquo ilelle170 a engendreacute raquo laquo ilelle

fait produit raquo Et enfin en affirmant que les deux mots ont la mecircme racine il relie ce mot avec le

mot laquo shro-ma raquo qui signifie laquo travail raquo La paleacuteontologie de la langue montre donc que sa

seacutemantique historique relegraveve du deacuteveloppement de la penseacutee et les notions que lrsquoon aurait la

tendance de nos jours agrave attribuer aux eacutetats ou modes de fonctionnement de la nature eacutetaient

originellement rameneacutees agrave lrsquoactiviteacute humaine au travail Megrelidzeacute invoque encore une autre

170 La cateacutegorie du genre grammatical est eacutetrangegravere agrave la langue geacuteorgienne

150

analyse paleacuteontologique qui montrerait que la naissance de lrsquohomme eacutetait comprise non

seulement comme la production mais eacutegalement comme un fait social Cette fois-ci il srsquoagit des

mots russes pour laquo engendrer raquo laquo donner naissance raquo qui remontent au mot laquo genre raquo (род) ou

laquo ligneacutee raquo et donc drsquoune cateacutegorie sociale Par conseacutequent la laquo naissance raquo a ducirc ecirctre consideacutereacutee

drsquoembleacutee comme une entreacutee dans le collectif social ou dans lrsquoappartenance agrave un totem et relevait

donc de la dimension sociale et non pas naturelle

Megrelidzeacute essaye de deacute-ontologiser non seulement les cateacutegories de la nature et de la

culture et toujours par la meacutethode paleacuteontologique il historicise la cateacutegorie de laquo lrsquoecirctre raquo

eacutegalement Il affirme que la notion de lrsquoecirctre ndash comme un eacutetat indeacutependant et isoleacute - nrsquoexistait pas

tout comme nrsquoexistait pas lrsquoexpression laquo il y a raquo Pour lrsquoexprimer lrsquoon faisait recours aux verbes

tels que laquo avoir raquo laquo posseacuteder raquo ou bien au mot laquo main raquo (ecirctre dans la laquo main raquo de la collectiviteacute)

Il srsquoappuie eacutegalement sur Levy-Bruhl selon qui on ne connait quasiment aucune socieacuteteacute

primitive qui ait en usage le verbe laquo ecirctre raquo Ses eacutequivalents fonctionnels pouvaient ecirctre les

pronoms de lieu transformeacutes en verbe En mecircme temps comme lrsquoaffirme Marr en langue russe

laquo ecirctre raquo coiumlncidait avec laquo prendre raquo ou laquo posseacuteder raquo et qui plus est si lrsquoon remonte la chaine

seacutemantique encore plus loin dans le temps il deacutesignait le laquo bien raquo la laquo possession raquo

laquo lrsquoopulence raquo

A la base de ces exemples (et quelques autres encore) Megrelidzeacute reacuteitegravere donc la thegravese poseacutee

dans le chapitre preacuteceacutedent sur le lien entre la perception et lrsquoactiviteacute pratique et la langue qui y

est intriqueacutee et en porte lrsquoinformation seacutedimenteacutee

laquo Tout cela deacutemontre que les choses et les pheacutenomegravenes (явления) nrsquoexistaient pour la

conscience humaine aux premiers eacutetapes de son deacuteveloppement que dans la mesure ougrave elles eacutetaient

lrsquoobjet de la possession de lrsquoactiviteacute ou de lrsquointeacuterecirct de lrsquohomme Tout le reste nrsquoayant pas de

rapport agrave sa vie eacuteconomique et sociale nrsquoeacutetait pas aperccedilu nrsquoeacutetait pas pris en compte (не

осознавалось) Ainsi les choses eacuteveacutenements et pheacutenomegravenes naturels marqueraient leur expression

langagiegravere agrave partir des objets artificiels des choses qui ont eacuteteacute deacutejagrave laquo apprivoiseacutees raquo par

lrsquohomme raquo171

171 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 199

151

Le point suivant du chapitre concerne la question de la conscience de soi qui est une des

conseacutequences de la thegravese sur la perception deacutesormais confirmeacutee eacutegalement par la linguistique

marriste Etant donneacute que selon elle la conscience rendait compte des choses agrave travers leur prise

en possession (notons que cela ne veut pas encore dire la proprieacuteteacute mais la disponibiliteacute drsquoune

chose pour la manipulation) lrsquoactiviteacute pratique et lrsquointeacuterecirct dans la vie eacuteconomique de lrsquohomme

alors la conscience de soi crsquoest-agrave-dire la perception du moi a ducirc ecirctre un fait assez tardif

historiquement Lrsquohomme nrsquoavait pas besoin de rendre compte de soi-mecircme Dans lrsquoactiviteacute

pratique crsquoest moins important que de se rendre compte des choses qursquoon travaille La reacuteflexion

sur soi-mecircme peut mecircme empecirccher la compreacutehension des choses car elle deacutetourne lrsquoattention de

lrsquoobjectif pratique et rend les opeacuterations de lrsquoorientation dans le milieu plus difficiles

Voici encore un autre argument de caractegravere logique pour la secondariteacute de la conscience de

soi la reacuteflexion et lrsquoapprofondissement en soi-mecircme ne peuvent pas y trouver du rien si la

conscience est vide de contenu objectif (crsquoest-agrave-dire si elle est deacutenueacutee des images et des

repreacutesentations des objets) Autrement dit le Moi ne peut se penser qursquoagrave travers le contenu

objectif de la conscience Et comme le contenu arrive dans la conscience agrave travers le travail et la

pratique ceux-ci preacutecegravedent logiquement la conscience de soi Evidemment il ne srsquoagit pas

seulement des objets mais de la compreacutehension des eacutetats ou des actions eacutegalement Ainsi par

exemple crsquoest le couteau lui-mecircme un produit de travail humain qui en acqueacuterant la fonction

de lrsquooutil ndash crsquoest-agrave-dire celle drsquoun organe de lrsquoactiviteacute humaine ndash rend possible la compreacutehension

de la notion de lrsquoactiviteacute de laquo couper raquo Crsquoest donc agrave travers les objets qursquoil a lui-mecircme produits

que lrsquohomme srsquoest rendu compte de sa propre existence Lrsquohomme se connaicirct agrave travers le monde

qursquoil creacutee Mais comme nous savons deacutejagrave par son travail lrsquohomme actualise tout le complexe

social et produit donc non seulement les objets et le monde culturels mais les rapports sociaux

eacutegalement Selon Megrelidzeacute historiquement lrsquohomme est arriveacute agrave la connaissance de soi (ce qui

dans le sens strict correspond pour lui au moment de la naissance de la philosophie) non pas par

une reacutealisation immeacutediate de son moi individuel mais suite agrave une tregraves longue eacutetape dans le

deacuteveloppement de la penseacutee humaine ougrave le sujet se comprenait comme un sujet collectif

Crsquoest justement le passage du sujet collectif au sujet individuel ndash ou plus preacuteciseacutement celui

de la conscience collective agrave la conscience de soi individuelle - que Megrelidzeacute discute en

troisiegraveme temps dans ce chapitre Il se sert de la meacutetaphore du miroir pour deacutecrire lrsquoapparition de

la conscience de soi chez lrsquohomme Il srsquoagit du laquo miroir social raquo et de lrsquoimage que les rapports

152

sociaux renvoient aux membres de la socieacuteteacute sur eux-mecircmes La maniegravere dont lrsquohomme se

conccediloit est donc indissociable de lrsquoimage qui lui est renvoyeacutee par les rapports sociaux dans

lesquels il se trouve Le premier homme nrsquoavait pas drsquoimage de son moi individuel car les

rapports sociaux autour de lui eacutetaient de caractegravere greacutegaire (стадность) Il nrsquoavait donc aucune

conception de la personnaliteacute ni de la sienne propre ni de celle de lrsquoautre La penseacutee tant du

moi que de lrsquoautre eacutetait indissociable de leur appartenance au groupe Par conseacutequence la seule

distinction possible eacutetait celle entre les siens et les ennemis A cette eacutetape lrsquoindistinction entre la

personne et son collectif allait de pair avec lrsquoabsence drsquointeacuterecircts particuliers Mecircme la sensibiliteacute

eacutetait collective Les vestiges drsquoune telle penseacutee et drsquoune telle sensibiliteacute Megrelidzeacute les deacutecouvre

dans la coutume de la vengeance par le sang La responsabiliteacute pour une infraction ne tombe pas

sur lrsquoindividu qui lrsquoa commise mais sur toute la collectiviteacute agrave laquelle il appartient (la tribu la

famille) Le chacirctiment est donc juste mecircme srsquoil tombe sur une tierce personne degraves lors qursquoelle

appartient agrave la collectiviteacute du violateur La responsabiliteacute collective implique que drsquoun cocircteacute

lrsquoinfraction devient la responsabiliteacute du collectif entier associeacute au violateur et que de lrsquoautre

cocircteacute le collectif entier de celui qui a subi la violation se considegravere comme victime Par

conseacutequent nrsquoimporte quel membre de la collectiviteacute peut se venger en infligeant le chacirctiment agrave

nrsquoimporte quel membre du groupe victime Mais un tel fonctionnement est rendu possible par le

caractegravere collectif de la sensibiliteacute et par lrsquoindiffeacuterenciation eacutepisteacutemologique de lrsquoindividu de son

groupe

Remarquons rapidement que mecircme si Megrelidzeacute partage un certain scheacutema progressiste du

deacuteveloppement du complexe social il lui est propre de penser la non-contemporaneacuteiteacute de ses

eacuteleacutements La non-contemporaneacuteiteacute srsquoexplique par la notion importante de seacutedimentation En se

seacutedimentant les eacuteleacutements de nature diffeacuterente se fixent ndash dans la mateacuterialiteacute drsquoun objet de la

culture mateacuterielle dans la langue dans des coutumes particuliegraveres ndash et font reacutesistance agrave des

mouvements de transformation Et crsquoest bien la non-contemporaneacuteiteacute des pheacutenomegravenes de la vie

humaine qui rend possible la penseacutee humaine qui comme nous avons vu pour se maintenir dans

la dureacutee ne pas srsquoeacuteteindre et disparaitre neacutecessite une continuiteacute et un effort permanent Drsquoautre

part crsquoest bien la seacutedimentation de la penseacutee qui rend possible la recherche et la reconstruction

de ses formes historiques Donc la penseacutee par sa nature historique et mateacuterialiste exige une

recherche conforme agrave cette nature Encore une fois nous voyons se rapprocher la description ou

153

lrsquoexplication de lrsquoobjet de recherche et la meacutethode de recherche lrsquoun de lrsquoautre Mais Megrelidzeacute

ne parle jamais de sa meacutethode Est-ce pourtant qursquoil ne lrsquoeacutelabore pas

Mais revenons agrave la lettre de son texte Outre ces survivances du type collectif de

lrsquoorganisation de la vie sociale mais eacutegalement de la sensibiliteacute et de la conscience ou maniegravere

de penser que nous avons vu agrave lrsquoexemple de la vendetta crsquoest la langue qui est une source riche

pour remonter agrave ces eacutetapes reculeacutees de lrsquohistoire humaine Cette fois-ci il ne srsquoagit pas des

analyses historico-seacutemantiques des mots (le terme laquo eacutetymologie raquo nrsquoa pas place dans la

terminologie de la theacuteorie de Marr) mais de la forme de la langue et des cateacutegories qui se

deacuteveloppait dans son inteacuterieur (la theacuteorie marriste ne tolegravere pas le terme laquo grammaire raquo non plus

qui est une approche formelle et scholastique et mecircme si dans les exemples qui suivront il

srsquoagira de cateacutegories grammaticales comme les numeacuteratifs et les pronoms elles ne seront pas

envisageacutees du point de vue morphologique comme on aurait tendance agrave srsquoy attendre mais

toujours selon leur fonction seacutemantique relevant drsquoun certain mode de penseacutee) Regardons les

exemples que Megrelidzeacute nous en donne Premiegraverement crsquoest la conclusion agrave laquelle sont

arriveacutes Marr et Mechtchaninov que dans le deacuteveloppement de la langue la cateacutegorie du pluriel

preacutecegravede le singulier Le fait que le pluriel soit plus ancien prouverait que les premiegraveres socieacuteteacutes

ont ducirc ecirctre organiseacutees autour du travail et proprieacuteteacute collectifs Deuxiegravemement selon Marr

lrsquoexamen des couches les plus anciennes de la langue montrerait que les pronoms de la premiegravere

et de la deuxiegraveme personne du singulier (moi toi) sont eacutegalement drsquoorigine tardive Lrsquoapparition

des pronoms dans la langue serait donc lieacutee agrave lrsquoeacutetape ougrave les hommes se repreacutesentaient encore

comme personnes collectives unies sous le mecircme totem comme des laquo moi-totems raquo Crsquoest bien

le totem qui eacutetait deacutesigneacute par le pronom en troisiegraveme personne du singulier Ce dernier faisait

donc reacutefeacuterence agrave la repreacutesentation singuliegravere de la collectiviteacute Ainsi de point de vue geacuteneacutetique

le pronom de la troisiegraveme personne du singulier est plus ancien que les pronoms de la premiegravere et

deuxiegraveme personne du singulier Cela veut eacutegalement dire que la premiegravere notion du singulier

qui soit apparue dans la langue prenait son origine dans le pronom de la premiegravere personne

du pluriel laquo nous ndash le collectif raquo En effet le pronom singulier en troisiegraveme personne eacutetait la

personne collective et deacutesignait le groupe social crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute

Les traces du pronom de la troisiegraveme personne du singulier sont preacuteserveacutes dans certaines

formes des verbes geacuteorgiens en premier personne du singulier comme laquo je suis malade raquo ou laquo jrsquoai

soif raquo (მჭირს მწყურია) qui outre le suffixe de la premiegravere personne du singulier

154

comprennent aussi le suffixe de la troisiegraveme personne du singulier et pourraient ecirctre

analytiquement deacuteconstruits de la maniegravere suivante laquo il crsquoest-agrave-dire (selon lrsquointerpreacutetation de

Marr) le totem ou lrsquoesprit de la maladiede lrsquoeau me possegravede raquo Les verbes qursquoaujourdrsquohui nous

classons comme impersonnels ne lrsquoeacutetaient pas dans les temps preacutehistoriques Ils faisaient

reacutefeacuterence agrave la personne collective surnaturelle ou au totem tout court Il en va de mecircme des

formes verbales telles que laquo il fait chaud raquo en franccedilais ou laquo es regnet raquo en allemand Crsquoest

seulement dans le cadre de la laquo grammaire scholastique raquo qursquoelles sont interpreacuteteacutees comme

impersonnelles En revanche dans le cadre de la linguistique qui est attentive agrave la mateacuterialiteacute de

la langue il devient clair que dans le cas des verbes impersonnels il srsquoagissait des

repreacutesentations de diffeacuterents ecirctres surnaturels censeacutes infliger la maladie la soif la faim ou

provoquer des diverses pheacutenomegravenes meacuteteacuteorologiques

Quant agrave la diffeacuterentiation du moi individuel du moi collectif originairement identifieacute au

totem ce procegraves est lieacute selon Marr agrave lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute

notamment agrave la proprieacuteteacute personnelle La conscience du moi propre est historiquement lieacutee agrave la

proprieacuteteacute personnelle (la proprieacuteteacute priveacutee reacutesulte drsquoun deacuteveloppement encore plus tardif)

laquo Conscience [de soi comme] drsquoun particulier possesseur de certains biens conscience [de soi

comme] du seigneur (хозяйна) est agrave lrsquoorigine historique de la conscience de soi comme drsquoun moi

individuel Mecircme la conscience collective tel le moi toteacutemique ou tribal eacutetait possible gracircce agrave la

possession collective crsquoest-agrave-dire agrave la base de la conscience de la proprieacuteteacute toteacutemique et

patrimoniale raquo172

Par lrsquoanalyse paleacuteontologique du mot geacuteorgien pour la laquo proprieacuteteacute raquo en passant par une

multipliciteacute de langues comme le sсythe lrsquoarabe ou le grec (qui est assez difficile agrave suivre

comme la plupart des analyses de Marr) Megrelidzeacute conclut avec Marr que tout ce qui

appartenait agrave la tribu eacutetait la proprieacuteteacute du totem Et lagrave il srsquoagit non seulement des objets de la

proprieacuteteacute personnelle (le vecirctement les ustensiles) mais des hommes eux-mecircmes Crsquoest donc la

compreacutehension de la proprieacuteteacute dans sa forme collective qui explique le meacutecanisme de la

conscience du moi collectif car celui-ci se comprend comme la proprieacuteteacute du totem crsquoest-agrave-dire

comme faisant partie du collectif

172 Ibid p 207

155

Nous pourrions dire que le moi au lieu drsquoecirctre un eacuteleacutement structurel de la conscience

(contrairement au concept du sujet dans la philosophie moderne structurellement et

originairement conscient de soi) nrsquoest qursquoun de ces objets possibles et comme tous les objets il

ne trouve de place en elle ndash cest-agrave-dire nrsquoest pas compris ou encore nrsquoest pas inteacutegreacute dans le

champ de conscience comme un de ses eacuteleacutements participant dans la structuration de son contenu

ndash qursquoau moment ougrave la vie pratique motive la conscience pour sa perception (crsquoest-agrave-dire pour

son identification en qualiteacute drsquoun objet nouveau) et pour une transformation de son contenu suite

agrave la reconfiguration que lrsquointroduction de ce nouvel objet provoque dans le reacuteseau des relations

qui constituent le contenu de la conscience La perception du moi crsquoest-agrave-dire la reconfiguration

de la conscience en une conscience de soi est le reacutesultat de la croissance de la productiviteacute ainsi

que de la taille de la collectiviteacute qui a creacuteeacute le pheacutenomegravene de la distribution du travail Dans les

nouvelles conditions qui impliquaient lrsquoapparition drsquoune forme individuelle de proprieacuteteacute la

conscience pour pouvoir srsquoorienter dans le milieu changeacute a du se transformer en conscience de

soi Nous voyons donc que les reacutesultats des analyses linguistiques permettent agrave Megrelidzeacute de

rester fidegravele premiegraverement agrave sa conception du complexe social car dans ses explications tous

ses eacuteleacutements sont invoqueacutes et mis au service de lrsquoexplication deuxiegravemement agrave sa thegravese

ontologique et eacutethique selon laquelle le sujet nrsquoa pas de dimension inteacuterieure et se manifeste

pleinement agrave lrsquoexteacuterieur (la conscience de soi srsquoinstaure suite agrave la perception du moi tel un objet

exteacuterieur et notamment comme une image renvoyeacutee par le laquo miroir social raquo)

Nous voudrions conclure notre chapitre par quelques consideacuterations sur la structuration de la

premiegravere partie des Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de Konstantineacute

Megrelidzeacute et poser quelques questions suggeacutereacutees par sa structure Tregraves rapidement par quelques

derniegraveres phrases du cinquiegraveme chapitre et ainsi de la premiegravere partie du livre Megrelidzeacute nous

fait comprendre deux points importants Le premier consiste en ceci que lrsquoapparition de la

conscience de soi est rameneacutee agrave la rupture de la communication organique avec le milieu dont il

srsquoagissait dans le deuxiegraveme chapitre Ainsi cette remarque permet de situer les propos exprimeacutes

dans ce chapitre par rapport agrave ses reacuteflexions preacuteceacutedemment exposeacutees quant au passage de lrsquoeacutetat

de conscience animale agrave la conscience humaine Le deuxiegraveme point consiste en ceci que

156

lrsquoapparition de la conscience de soi marque le deacutebut de la penseacutee proprement humaine alors que

ce qui la preacutecegravede y compris la conscience collective est mis agrave eacutegaliteacute avec lrsquoeacutetat animal Cette

remarque explique la division du livre en deux parties car le sujet de la deuxiegraveme partie est

justement la penseacutee humaine Pourtant cette constatation qui agrave premiegravere vue marque les limites

conceptuelles des deux parties nrsquoeacuteclaire en rien le but de la premiegravere partie Citons ce passage et

soulignons encore que les quelques lignes comprenant ces points nodaux pour la compreacutehension

du tout du livre ont eacuteteacute censureacutees et ne sont lisibles dans aucune des eacuteditions sauf dans le bon agrave

tirer de 1937 La disparition de ces remarques est manifestement un effet collateacuteral de

lrsquoeacutelimination des passages sur Marr car elles y sont organiquement enchevecirctreacutees et ne relegraveve

drsquoaucune autre motivation de la part des censeurs

laquo La penseacutee - dans le sens humain ndash relegraveve avant toute chose de lrsquoorientation individuelle et

non pas drsquoun appareil biologique du caractegravere greacutegaire qui fonctionne sans conscience [de soi] Pour

que la penseacutee commence agrave se deacutevelopper il fallait que la personne se particularise et perde la

conscience greacutegaire Cette eacuteleacutevation de la conscience de soi de la personne a eu lieu comme nous

lrsquoavons vu drsquoabord gracircce agrave la disruption des liens naturels et biologiques et deuxiegravemement gracircce

au deacuteveloppement des nouvelles formes de proprieacuteteacute raquo173

Mais avant drsquoarriver agrave ce passage final le lecteur a lrsquoimpression que dans ce chapitre

Megrelidzeacute discute drsquoune premiegravere socieacuteteacute humaine agrave laquelle il remonte agrave travers lrsquoanalyse

paleacuteontologique de la langue ainsi que par les seacutedimentations de certains des eacuteleacutements de cette

eacutepoque historique dans les coutumes qui ont surveacutecu Il doit donc srsquoagir drsquoune certaine forme de

la socieacuteteacute humaine qui est caracteacuteriseacutee par une certaine pratique (laquo le travail collectif raquo qui

preacutecegravede la division du travail) par une certaine langue ainsi que par un certain type de penseacutee

qui se base sur la conscience collective La conscience est collective dans la mesure ougrave en eacutetant

entiegraverement orienteacutee vers les objets de pratique elle ne contient pas de savoir sur soi-mecircme qui

serait distinct de la nature et des autres consciences A cet eacutetat de conscience correspond

eacutegalement une sensibiliteacute collective Elle implique ceci que lrsquohomme qui fait corps avec la

collectiviteacute se sent affecteacute par ce qui affecte la collectiviteacute dans son entiegravereteacute et nrsquoayant pas de

conscience de son individualiteacute ne peut pas se lrsquoattribuer drsquoune maniegravere individuelle Dans cette

173 Ibid p 210

157

description nous voyons se reacuteunir tous les eacuteleacutements du complexe social qui relegraveve du mode de

vie humaine crsquoest-agrave-dire de la vie sociale et historique Or en allant contre cette impression

dans le passage final de la premiegravere partie du livre que nous venons de citer Megrelidzeacute affirme

que crsquoest bien lrsquoapparition de la conscience de soi qui marque le passage de lrsquoeacutetat animal agrave lrsquoeacutetat

humain Il nous devient clair que lrsquoapparition de la conscience de soi coiumlncide avec ce que en

comparant les modes de communication animal et humain Megrelidzeacute avait deacutecrit comme

lrsquoindividualisation du contenu de la conscience gracircce agrave laquelle le sujet srsquoeacutemancipe de la relation

immeacutediate avec son milieu En effet nous comprenons maintenant que dans le cinquiegraveme

chapitre quand bien mecircme il est question du travail de la conscience et de la sensibiliteacute

collective il ne srsquoagit pourtant pas du complexe social mais de lrsquoeacutetat preacutehistorique et preacute-

humain que Megrelidzeacute qualifie drsquoanimalesque suite aux mots de Marx tireacutes de LrsquoIdeacuteologie

allemande

laquo hellip La conscience de la neacutecessiteacute drsquoentrer en rapport avec les individus qui lrsquoentourent marque

pour lrsquohomme le deacutebut de la conscience de ce fait qursquoil vit somme toute en socieacuteteacute Ce deacutebut est

aussi animal que lrsquoest la vie sociale elle-mecircme agrave ce stade il est une simple conscience greacutegaire et

lrsquohomme se distingue ici du mouton par lrsquounique fait que sa conscience prend chez lui la place de

lrsquoinstinct ou que son instinct est un instinct conscient raquo174

Nous pourrions mecircme dire que lrsquoessentiel des reacuteflexions de Megrelidzeacute jusqursquoici a eacuteteacute de

commenter et preacuteciser ce passage de Marx en srsquoarmant des instruments de la psychologie de la

Gestalt de la linguistique marriste ainsi que des donneacutees ethnologiques Mais ce faisant

Megrelidzeacute se trouve coinceacute dans une contradiction car drsquoun cocircteacute il fait une distinction rigide

entre les modes de communication animal et humain et deacuteveloppe toute une reacuteflexion en

qualifiant cette derniegravere comme une actualisation (permanente) du complexe social mais quand

il srsquoagit drsquoexpliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre il ne peut caracteacuteriser lrsquoeacutetat preacutesocial que dans

des termes qui selon sa propre affirmation ne sont adeacutequats que pour lrsquoeacutetat social La tension

entre les reacuteflexions synchronique et geacuteneacutetique que nous avons identifieacutee degraves le deacutebut du livre ne

fait donc que srsquoaggraver vers la fin de cette partie du livre Par conseacutequent la question que nous

devrions poser concerne le statut du complexe social dans le projet de Megrelidzeacute Pourquoi la

174 Karl MARX Friedrich ENGELS Lrsquoideacuteologie allemande Editions sociales Paris 1968 p 60

158

conception du complexe social qui se veut historisant et mateacuterialiste ne se construit-elle pas agrave

travers une analyse concregravete de la matiegravere historique mais est degraves le deacutebut poseacutee drsquoune maniegravere

laquo ideacutealiste raquo comme une structure composeacutee de trois termes (travail langue et penseacutee auxquels

srsquoajoute lrsquooutil de travail) qui par leur deacutetermination reacuteciproque meacuteriteraient agrave leur ensemble

drsquoecirctre qualifieacute de laquo dialectique raquo et par la dominance de lrsquoeacuteleacutement du travail lui garantirait

eacutegalement le qualificatif laquo mateacuterialiste raquo En prenant en compte la tension entre la preacutetention

historiciste et la theacutematisation du fait anhistorique de la conception du complexe social nous

pourrions formuler la question qui devrait ecirctre poseacutee sur son compte en trois points

1) Faut-il le voir comme une tentative de combler notre savoir quant aux conditions de la vie

humaine agrave lrsquoaube de lrsquohistoire ou autrement dit comme sa reconstruction de point de vue drsquoun

certain marxisme Il est douteux qursquoil puisse ou veuille reacutepondre agrave ce but Les reacuteflexions sont

orienteacutees vers la construction drsquoun certain cadre theacuteorique plutocirct que vers une reconstruction

historique

2) Sert-il agrave constituer une image de la condition humaine qui preacuteceacutederait ses aberrations

historiques et qui agrave lrsquoinstar drsquoune certaine theacuteorie de lrsquoeacutetat de la nature (drsquoorientation

rousseauiste plutocirct que celle qui est agrave lrsquoorigine de la tradition libeacuterale de la philosophie

politique) permettrait de deacuteduire une norme drsquoorganisation de la vie eacuteconomique de la socieacuteteacute

ndash Il nous paraicirct qursquoagrave cet eacutegard aucun romantisme nrsquoest possible chez Megrelidzeacute Crsquoest bien un

deacuteseacutequilibre dans les rapports pratiques et donc sociaux ainsi que la division du travail et le

deacuteplacement des limites eacutepisteacutemologiques qursquoun tel deacuteseacutequilibre a entraineacute qui amegravenent la

conscience agrave se rendre compte de soi-mecircme et devenir reacuteflexive Donc le deacuteseacutequilibre marque

lrsquoavegravenement de lrsquoegravere humaine et historique agrave proprement parler et preacutesente pour Megrelidzeacute un

passage progressiste sans eacutequivoque

3) Est-il ainsi conccedilu par Megrelidzeacute pour proposer une anthropologie marxiste Il est vrai

que drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute srsquoappuie essentiellement sur les textes anthropologiques de Marx

(Ideacuteologie allemande Les manuscrits de 1844) et drsquoun autre cocircteacute il insiste beaucoup sur la

diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal ougrave le complexe social lui sert pour caracteacuteriser la condition

proprement humaine Neacuteanmoins le seul geste diffeacuterentiel ne suffit pas pour deacutevelopper un

projet anthropologique Au contraire le fait que Megrelidzeacute rende lrsquohomme complegravetement

immanent au complexe social lui permet de le deacute-essentialiser et deacutenaturaliser Par conseacutequent

celui de Megrelidzeacute est un proceacutedeacute neacutegatif et reacutesulte en ceci que le savoir sur lrsquohomme pris en

159

tant que tel nrsquoest pas possible car il ne peut pas se charger de contenu hors les donneacutees concregravetes

et historiques sur les eacuteleacutements constituants du complexe social Or tant que la structure du

complexe social reste poseacutee drsquoune maniegravere abstraite comme crsquoest le cas dans la partie du livre

dont nous avons discuteacute jusqursquoici (agrave lrsquoexception de lrsquoexcursion dans lrsquohistoire des couleurs et des

analyses linguistiques) lrsquoon ne peut qursquoen deacuteduire des deacutefinitions neacutegatives sur lrsquohomme

Une lecture possible que nous voudrions deacutefendre serait drsquoenvisager le complexe social non

pas comme lrsquoobjet de recherche mais comme le cadre meacutethodologique que Megrelidzeacute

deacuteveloppe pour ce que dans la preacuteface du livre il a drsquoune maniegravere peu explicite deacutefini comme la

science dialectique de la penseacutee Si lrsquoon adopte une telle perspective qui permettra de distinguer

lrsquoobjet et la meacutethode et de ne pas confondre le discours et le meacuteta-discours un certain nombre

drsquoambiguiumlteacutes dont il a eacuteteacute deacutejagrave question pourront disparaicirctre Si le complexe social nrsquoest qursquoun

cadre meacutethodologique qui permet drsquoexpliquer les modes de penseacutee (comme on verra dans la

deuxiegraveme partie du livre il srsquoagira drsquoideacutees) alors les contradictions que nous avons releveacutees en

connexion avec la probleacutematique de lrsquoorigine du complexe social apparaicirctront comme des

reacutesultats drsquoune fausse maniegravere de poser la question Dans cette perspective le but que se pose

Megrelidzeacute nrsquoest pas drsquoexpliquer lrsquoorigine de la socieacuteteacute humaine deacutecrit comme le complexe

social mais de fonder le complexe social comme un ensemble des paramegravetres qui permettraient

drsquoexpliquer lrsquoorigine des ideacutees ou des modes de pheacutenomeacutenalisation historique et sociale de la

penseacutee Donc on peut envisager le projet de Megrelidzeacute non pas comme une ontologie sociale

mais comme un nouveau type de science qui en partant des thegraveses ontologiques et

eacutepisteacutemologiques (que comme nous avons vu Megrelidzeacute met en opposition avec les

reacuteductionnismes physiologiques et psychologiques ainsi qursquoen opposition avec la philosophie ou

la sociologie bourgeoise) propose un cadre meacutethodologique qui expliquerait lrsquoorigine des modes

de la penseacutee et des ideacutees en connexion avec la totaliteacute sociale Crsquoest cette vision de totaliteacute qui

garantirait le caractegravere dialectique et mateacuterialiste de la nouvelle science de la penseacutee

En justification drsquoune telle lecture nous aurions deux arguments Lrsquoun est lieacute agrave la structure

du livre Lrsquoautre est donneacute dans deux articles de Megrelidzeacute ougrave on le voit appliquer cette

meacutethodologie dans lrsquoexplication de questions tregraves concregravetes Ici nous nous contenterons

drsquoexposer notre premier argument et on preacuteservera le deuxiegraveme pour la partie finale de notre

travail ougrave nous devrons revenir agrave la question des diffeacuterentes lectures possibles du livre qui

160

impliquent bien eacutevidemment des maniegraveres diffeacuterentes de comprendre la nature du projet que

Megrelidzeacute tente de deacutevelopper

Dans la premiegravere partie du livre nous avons pu identifier deux lignes drsquoargumentation

Parmi les cinq chapitres dont elle est composeacutee le premier le troisiegraveme et le quatriegraveme se

prolongent et constituent une ligne argumentative qui touche les questions concernant le

complexe social Chacun de ces chapitres analyse des eacuteleacutements de ce tout dialectique et la

relation circulaire entre ces eacuteleacutements 1) travail-socieacuteteacute 3) penseacutee-travail-socieacuteteacute 5) langue-

travail-socieacuteteacute-penseacutee Chaque chapitre suivant dans cette seacutequence se construit agrave partir des

reacutesultats de(s) chapitre(s) preacuteceacutedent(s) et ils forment une sorte drsquoascension dialectique au cours

de laquelle les eacuteleacutements du complexe social ainsi que leurs relations srsquoarticulent et se

concreacutetisent de plus en plus Cette ligne drsquoargumentation est difficile agrave repeacuterer car la seacutequence

des chapitres qui la constituent est intercaleacutee deux fois notamment par les chapitres deux et

quatre qui constituent une autre ligne drsquoargumentation concernant la question de la conscience

2) conscience 4) perception Remarquons eacutegalement que agrave notre avis cette deuxiegraveme ligne

drsquoargumentation ne finit pas ici mais se prolonge et culmine par le sixiegraveme chapitre ougrave

Megrelidzeacute srsquointerroge sur la nature du concept et sur sa formation dans la conscience crsquoest-agrave-

dire sur son eacutetat subjectif qui est suivie dans le reste du livre par la theacutematisation de lrsquoeacutetat

objectif du concept ou des ideacutees qui se pheacutenomeacutenalisent socialement Pourtant la ceacutesure entre les

deux parties tombe entre le cinquiegraveme et le sixiegraveme chapitres car comme nous avons deacutejagrave dit

elle marque le passage de la conscience non reacuteflexive agrave la conscience reacuteflexive cette derniegravere

eacutetant le lieu drsquoorigine de la penseacutee proprement humaine crsquoest-agrave-dire des concepts et des ideacutees

Mais en revenant agrave notre question il faut dire que les deux lignes drsquoargumentation que nous

avons identifieacutees ne restent pas isoleacutees Bien au contraire la conscience est envisageacutee comme le

support psychologique du complexe social qui apparaicirct comme une probleacutematique de lrsquoontologie

sociale Mais un tournant eacutetrange srsquoeffectue dans le cinquiegraveme chapitre ougrave agrave cocircteacute de la question

de la conscience de soi (deuxiegraveme ligne) lrsquoon trouve poseacutee la question de lrsquoeacuteleacutement du complexe

social qui jusque-lagrave restait sans theacutematisation agrave savoir celle de la langue (premiegravere ligne) Elle y

apparaicirct comme le lieu de seacutedimentation de la penseacutee ce qui est une caracteacuteristique ontologique

et se conforme bien avec une interpreacutetation ontologique du complexe social Mais tout de suite la

langue est exploiteacutee comme une ressource agrave partir de laquelle Megrelidzeacute reconstruit des traits

drsquoun certain mode de penseacutee Donc la langue acquiert un rocircle instrumental Crsquoest ce tournant qui

161

donne agrave penser que tout le complexe social pourrait ecirctre envisageacute comme un instrument

meacutethodologique En effet dans le cinquiegraveme chapitre la subordination de deux lignes

drsquoargumentation subit un changement et la conscience au lieu drsquoecirctre preacutesenteacutee seulement

comme le support psychologique du complexe social est poseacutee comme lrsquoobjet de reconstruction

par le moyen drsquoun des eacuteleacutements du complexe social A la lumiegravere de ces remarques citons un

passage du quatriegraveme chapitre Il est unique dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute

indique la virtualiteacute proprement meacutethodologique du complexe social

laquo Ce postulat sur la correspondance entre le mode de connaissance au mode drsquoappellation (il

srsquoagit des noms des couleurs ndash nous remarquons) est extrecircmement important car par cela srsquoinstaure

lrsquouniteacute originaire entre 1) lrsquoactiviteacute pratique 2) la penseacutee et 3) le langage (речью) Il nous permet de

nous orienter dans le passeacute historique drsquoidentifier des anciens formes de la penseacutee (crsquoest-agrave-dire des

compositions des penseacutees (мыслесложения)) de la langue (le contenu et la structure du langage)

ainsi que de lrsquoactiviteacute pratique (crsquoest-agrave-dire les compositions des choses (вещесложения) des

objets drsquousage courant et des rapports sociaux) dans le cas ougrave un de ces laquo paramegravetres raquo nous est plus

ou moins bien connu raquo175

Bien eacutevidemment nous ne preacutetendons pas que crsquoest la seule lecture laquo juste raquo des propos de

Megrelidzeacute Bien au contraire elle nrsquoest qursquoune des possibles et coexiste avec une lecture

ontologique qui est plus forte car plus eacutevidente mais en mecircme temps plus critiquable Nous y

reviendrons

Structure du livre ndash II

Mecircme si le lien entre la premiegravere et la deuxiegraveme partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute reste

ambigu la deuxiegraveme partie prise agrave part a une structuration plus claire que la premiegravere

Megrelidzeacute lui-mecircme la deacutecrit et formule lrsquoobjectif qursquoil y poursuit

Pour formuler son objectif il part de la constatation que dans les socieacuteteacutes historiquement et

geacuteographiquement distantes on trouve des complexes drsquoideacutees et des Weltanschauungen

175 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 216

162

diffeacuterentes les diffeacuterences eacutetant tellement grandes qursquoelles empecircchent une communication entre

leurs porteurs La question geacuteneacuterale qursquoil se pose donc est celle de savoir quelles sont les raisons

qui conditionnent drsquoune part lrsquoeacutemergence de telle ou telle ideacutee dans une socieacuteteacute donneacutee et

drsquoautre part quels sont les meacutecanismes qui garantissent leur maintien et domination A cette

interrogation il reacutepondra en deux temps premiegraverement du point de vue individuel il

srsquointerrogera sur la maniegravere dont les concepts se forment dans la conscience et deuxiegravemement il

discutera la maniegravere dont les ideacutees acquiegraverent une valeur sociale circulent et se reacutealisent

Lrsquoensemble de ces interrogations constitue la probleacutematique de la laquo pheacutenomeacutenologie sociale de

la penseacutee raquo Rappelons-nous qursquoinitialement Megrelidzeacute envisageait drsquoutiliser le terme

laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son livre Il srsquoagit ici de lrsquoun des rares moments dans le livre

ougrave il recourt agrave ce terme Cependant le sens du terme nrsquoest pas expliqueacute176 Dans la derniegravere partie

du livre nous discuterons les traces de la pheacutenomeacutenologie husserlienne repeacuterables dans lrsquoouvrage

de Megrelidzeacute La quintessence de la probleacutematique deacutesigneacutee comme laquo pheacutenomeacutenologie raquo

consiste en ceci que comme lrsquoaffirme Megrelidzeacute ce nrsquoest que par son existence objective que

la penseacutee devient saisissable pour soi-mecircme Vu que lrsquoexistence objective de la penseacutee consiste

en lrsquoimplication des ideacutees dans une circulation sociale ainsi que dans la reacutealiteacute culturelle investie

par les ideacutees on pourrait penser qursquoil srsquoagit drsquoune laquo pheacutenomeacutenalisation raquo de la penseacutee qui aboutit

agrave une sorte drsquoautoreacuteflexion par la meacutediation de la matiegravere sociale et historique Il serait leacutegitime

de penser que ce terme plutocirct qursquoune reacutefeacuterence agrave Husserl nous renvoie agrave Hegel Autant dire

qursquoau lieu drsquoeacuteclairer les intentions theacuteoriques de Megrelidzeacute ce passage ne les rend que plus

ambigueumls encore

Dans la deuxiegraveme partie du livre Megrelidzeacute entreprend donc lrsquoanalyse de lrsquoeacutemergence

historique des ideacutees dans deux perspectives drsquoabord dans le tregraves riche et ample sixiegraveme

chapitre il srsquoagira de lrsquoeacutemergence de lrsquoideacutee au niveau subjectif et ensuite dans les quatre

chapitres restants il sera question de la sociogenegravese des ideacutees ainsi que de leur circulation et de

leur reacutealisation sociale

VI Emergence de lrsquoideacutee Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute dans ce chapitre le plus long et dense est

de deacutevelopper une conception de ce qursquoest le concept La neacutecessiteacute drsquoune telle conception

srsquoimpose agrave lui de maniegravere tant interne qursquoexterne Drsquoune part il faut expliquer la maniegravere dont

176 Cf Ibid p 228

163

srsquoorganise le contenu de la conscience Et drsquoautre part il est neacutecessaire de deacutevelopper une

conception mateacuterialiste du concept sans quoi la posture singuliegravere de ce projet par rapport agrave des

philosophies ideacutealistes restera ambigueuml

Faisons tout de suite quelques preacutecisions sur les termes A notre avis le titre de ce chapitre

ougrave figure le terme laquo ideacutee raquo ne convient pas au contenu du chapitre Mecircme si Megrelidzeacute

nrsquoexplique pas la diffeacuterence qursquoil y aurait entre lrsquoideacutee et le concept nous pensons que pour lui

lrsquoideacutee est ce qui est socialement incarneacute et ce qui participe agrave la communication que ce soit la

communication litteacuteraire entre des individus ou une exteacuteriorisation des sujets dans leurs

comportements dans les produits du travail ou dans les objets de la culture mateacuterielle (comme

nous lrsquoavons vu tout cela fait partie de la communication dont Megrelidzeacute a une conception

assez large) Alors que le concept se situe au niveau de la conscience et reacutesulte drsquoune certaine

organisation du contenu agrave partir des eacuteleacutements du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Cela ne veut

pourtant pas dire que la formation des concepts se deacuteroulerait drsquoune maniegravere purement subjective

et autonome conformeacutement agrave des formes aprioriques qui seraient propres agrave la conscience

humaine Dans ce cas lrsquoon ne serait pas tombeacute loin des positions ideacutealistes Bien au contraire la

vision mateacuterialiste consiste en une intoleacuterance radicale pour toute diffeacuterence entre la forme et le

contenu au niveau de la conscience Seul le concept a une forme mais cette forme nrsquoest autre

chose que la structuration du sens qui constitue le contenu de ce mecircme concept Or comme le

concept se structure dans une conformiteacute plus ou moins exacte et pleine avec la structuration du

champ objectif de lrsquoexpeacuterience qui de son cocircteacute nrsquoest jamais vide de la preacutesence des autres sujets

ou des eacuteleacutements du monde culturel il est toujours socialement et historiquement situeacute Par

conseacutequent les concepts sont toujours concrets mais en mecircme temps geacuteneacuteraliseacutes Quant aux

ideacutees ce sont les penseacutees en tant que mises en une circulation sociale Elles tombent sous les lois

de celle-ci et exigent une analyse agrave part Dans ce cas srsquoagirait donc drsquoune analyse sociologique

ou plus preacuteciseacutement de la sociologie du savoir agrave laquelle seront deacutedieacutes les chapitres restants du

livre

Pour donner au lecteur un avant-goucirct disons tout de suite que le concept selon Megrelidzeacute

est lrsquoensemble des rapports dans lesquels se trouve lrsquoobjet Autrement dit le concept drsquoun objet

est le scheacutema des rapports saisis par la conscience dans le champ objectif de lrsquoexpeacuterience Lrsquoon

pourrait dire eacutegalement que le concept est le reacuteseau des rapports dans lesquels son objet est

impliqueacute Dans des contextes (ou des reacuteseaux de rapports) diffeacuterents lrsquoobjet physiquement

164

identique aura donc des concepts diffeacuterents Par conseacutequence le concept est agrave la fois 1) concret

(car il est deacutefini comme singulier exclusivement par lrsquoensemble de ses rapports) et 2) geacuteneacuteral

(dans la mesure ougrave il est le centre commun ou geacuteneacuteral pour tous les rapports qui sont impliqueacutes

dans sa deacutefinition) Enfin il srsquoensuit que deux objets physiquement diffeacuterents peuvent avoir le

mecircme concept srsquoils se substituent dans le rocircle de centre des mecircmes rapports car ainsi ils auront

des contenus identiques Megrelidzeacute utilise cette conception du concept pour reacutefuter lrsquoideacutee de

Leacutevy-Bruhl sur la mentaliteacute preacutelogique selon laquelle laquo lrsquoesprit des primitifs est peu sensible agrave la

contradiction raquo177 celle-ci ignorerait la loi de non-contradiction propre agrave la logique formelle et

accepterait de penser un A comme un non-A Ce qui pour Leacutevy-Bruhl serait une diffeacuterence entre

deux formes de conscience (logique et preacutelogique) srsquoexplique donc tregraves bien du point de vue de

Megrelidzeacute par sa conception du concept sans qursquoil ait besoin de faire une quelconque diffeacuterence

entre des types de conscience Crsquoest dans ce sens-lagrave que comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute la

conscience loin drsquoecirctre aprioriquement deacutefinie est le lieu neutre pour la structuration des

contenus en concepts qui en tant que structureacutes en rapports creacuteent eux-mecircmes la forme qui leur

est propre

Megrelidzeacute entame la deacutefinition de ce qursquoest le concept (понятие) par une analyse

paleacuteontologique de ce terme Ce faisant il voudrait non seulement le deacutefinir mais eacutegalement

expliquer son eacutemergence historique Crsquoest bien agrave cette fin qursquoil emploie lrsquoanalyse

paleacuteontologique Celle-ci lui permet de situer lrsquoeacutemergence du concept dans la conscience au sein

du scheacutema stadiologique proposeacute dans la premiegravere partie du livre agrave savoir au moment ougrave la

conscience collective cegravede place agrave la conscience individuelle Ce preacutetendu repeacuterage historique est

donc envisageacute dans un cadre geacuteneacuteral de sa theacuteorie du deacuteveloppement de la conscience humaine et

ne peut ecirctre qualifieacute drsquohistorique que sous reacuteserve car y manque toute identification temporelle

ou geacuteographique Quant agrave lrsquoanalyse paleacuteontologique elle consiste en ceci qursquoil identifie les mots

qui par la ressemblance de leur racines deacutemontrent qursquooriginellement ils eacutetaient eacutetroitement lieacutes

ou coiumlncidaient avec le mot понятие (concept) ou понимание (compreacutehension) Ces eacuteleacutements du

sens se sont diffeacuterentieacutes plus tard en des mots isoleacutes en assumant des sens plus restreints et plus

deacutetacheacutes Par conseacutequent ces mots qui forment une seacuterie peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des

termes qui se deacutefinissent reacuteciproquement Lrsquoanalyse paleacuteontologique repose sur le principe que le

177 Lucien LEVY-BRUHL La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 p 58

165

sens ainsi que la motivation (crsquoest-agrave-dire la raison de lrsquoeacutemergence) de la notion donneacutee ressortit

drsquoautant plus clairement si lrsquoanalyse remonte agrave des eacutetapes de son deacuteveloppement ougrave elle se

trouvait en un eacutetat drsquoindiffeacuterenciation (ou drsquoune diffeacuterentiation faible) par rapport aux autres

termes qui deacutesormais se preacutesentent comme une seacuterie Outre cela lrsquoanalyse paleacuteontologique

preacutetend exhumer le sens ainsi que la motivation drsquoun mot ou drsquoune notion dans la mesure ougrave elle

preacutesuppose une relation de reacuteflexion complegravete entre la penseacutee et la langue (plus haut nous avons

deacutejagrave releveacute ce point)

Megrelidzeacute part donc sur des laquo seacuteries paleacuteontologiques raquo lieacutees au mot russe понятие

(concept) понимать ndash понять ndash внимать ndash имати ndash ять ndash брать ndash взять ndash имя (les jalons

principaux de cette seacuterie sont les suivants comprendre ndash avoirposseacuteder ndash prendre ndash nom) Il

trouve les mecircmes eacuteleacutements dans la langue grecque onoma ndash nomos ndash nemo qursquoil interpregravete

comme nom ndash mot ndash coutume ndash ordre ndash loi ndash distribuer ndash srsquoapproprier Ces seacuteries qui permettent

de remonter au stade laquo magique raquo de la vision du monde selon Megrelidzeacute montrent que la

langue degraves son origine reflegravete drsquoune maniegravere adeacutequate lrsquoessence de lrsquoacte de perception et de

compreacutehension (понимание) Le lien entre laquo comprendre raquo laquo saisir raquo laquo avoir en possession raquo et

laquo nom raquo linguistiquement attesteacute par la meacutethode marriste deacutemontrerait qursquoau stade de la penseacutee

magique lrsquoacte de compreacutehension eacutequivalait agrave lrsquoacte de prise en possession drsquoune chose agrave sa

soumission agrave la volonteacute du sujet agrave la capaciteacute drsquoexercer le pouvoir sur elle Aux actes simultaneacutes

de la saisie des choses par la conscience et de leur soumission agrave la volonteacute du sujet par le travail

se rajoute un troisiegraveme aspect de cet acte donner un nom agrave lrsquoobjet saisi Il srsquoagit donc drsquoun seul

acte ayant trois aspects Ces questions ont deacutejagrave eacuteteacute discuteacutees dans le chapitre V Il est cependant

inteacuteressant de noter que la langue cette fois-ci est la source non seulement de lrsquoinformation sur la

maniegravere dont la conscience saisit les choses les divers eacuteveacutenements ou les faits de la socieacuteteacute ou

autrement dit sur la maniegravere dont elle les perccediloit mais eacutegalement de lrsquoinformation sur le

fonctionnement de la conscience elle-mecircme Or la langue enregistre ce nouveau type

drsquoinformation agrave un certain moment historique celui ougrave apparaicirct la conscience individuelle

Autrement dit dans la langue on voit se seacutedimenter lrsquoinformation sur le fonctionnement de la

conscience au moment ougrave la conscience individuelle fait son apparition Megrelidzeacute propose

deux seacuteries paleacuteontologiques qui deacutevoilent ce passage dans la mesure ougrave il srsquoy agit non seulement

de la saisie pratique des choses ou de leur perception mais de leur compreacutehension intellectuelle

eacutegalement latin concipio ndash percipio ndash ceptum interpreacuteteacutes comme prendre ndash srsquoaccaparer ndash

166

prendre en possession ndash percevoir ndash remarquer ndash embrasser mentalement ndash comprendre ainsi

que lrsquoallemand greifen ndash begreifen ndash Begriff pour saisir - comprendre ndash concept Si dans le

premier groupe de seacuteries la compreacutehension est lieacutee avec la possessionsaisie et lrsquooctroi du nom

dans le deuxiegraveme groupe la possession et la saisie sont comprises non pas dans un sens pratique

mais en tant qursquoopeacuteration intellectuelle comprendre une chose veut dire la saisir ou la prendre

en possession mentalement Ce changement advenu dans la langue marque et reflegravete lrsquoeacutemergence

du concept comme une reacutealiteacute de la conscience humaine Quant agrave lrsquoexplication drsquoune telle

transformation Megrelidzeacute se limite agrave nous en donner des raisons geacuteneacuterales qui ont eacuteteacute articuleacutees

dans la premiegravere partie du livre en connexion avec la psychologie de la Gestalt les choses

peuvent ecirctre embrasseacutees mentalement seulement dans la mesure ougrave les relations objectives des

choses (crsquoest-agrave-dire la structuration du champ objectif) coupleacutees avec les besoins du sujet

orientent et poussent la conscience agrave leur saisie

Nous pensons que le deacutetour que Megrelidzeacute fait par lrsquoanalyse paleacuteontologique est bien

reacuteveacutelateur de son aspiration agrave expliquer la genegravese historique du pheacutenomegravene de compreacutehension et

de concept Mais la valeur ajouteacutee de ce proceacutedeacute est insignifiante car sans avoir pu

historiquement situer et expliquer drsquoune maniegravere mateacuterialiste (crsquoest-agrave-dire selon les standards

que lui-mecircme se pose) une telle transformation de la conscience il finit par revenir agrave la

description de la conscience dans des termes gestaltistes (ce qui a deacutejagrave eacuteteacute proposeacute dans le

deuxiegraveme chapitre du livre) Souvenons-nous que la compreacutehension consiste en un croisement de

deux facteurs subjectif (les relations objectives permettent agrave la conscience de les reproduire et

drsquoen former des concepts) et objectif (dans la seacutelection des relations agrave reproduire la conscience

est motiveacutee par des besoins et orienteacutee par les fins qursquoelle se pose pour les satisfaire) Il donne

donc les deacutefinitions suivantes

laquo La compreacutehension drsquoune chose ou drsquoune situation consiste en une vision (усмотрение) de

leur structure (строй структура) de leur place ou de leur signification dans le systegraveme des

problegravemes dont la conscience est occupeacutee Par conseacutequent le concept serait ce que la conscience voit

(усмотренное) comme la relation de sens (смысловое отношение) des objets la loi de la

structuration interne ou la signification reacuteelle des objets raquo178

178 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 230

167

En partant de ces deacutefinitions Megrelidzeacute pose une seacuterie de questions par lesquelles il entre

en deacutebat avec les philosophies ideacutealistes Ce sont les questions relatives au rapport entre concept

et repreacutesentation ainsi que la question connexe sur la geacuteneacuteraliteacute ou lrsquoabstraction ou encore celles

de la causaliteacute neacutecessiteacute et accidentaliteacute celles de la teacuteleacuteologie et historiciteacute mais eacutegalement la

question du nombre et des concepts matheacutematiques Voyons comment Megrelidzeacute essaie de

mettre ces questions dans une lumiegravere nouvelle agrave partir des preacutemisses gestaltistes qui sont les

siennes

Malgreacute le passage par la paleacuteontologie linguistique le deacutepliement de la probleacutematique de ce

chapitre commence par la reprise du point qui a eacuteteacute introduit dans le deuxiegraveme chapitre du livre

celui qui concernait le rocircle de la perception visuelle dans le devenir de la conscience humaine

(mecircme si lrsquoauteur ne fait plus de renvois explicites aux expeacuteriences sur les chimpanzeacutes effectueacutees

par les psychologues de la Gestalt) Megrelidzeacute en premier lieu tacircche de deacutefaire la diffeacuterence

principielle entre la repreacutesentation et le concept qui supposerait que la premiegravere serait instable et

deacutependrait de lrsquoexpeacuterience concregravete alors que le second serait immuable ayant sa source dans la

nature rationnelle de lrsquohomme Pour ce faire il ramegravene les deux agrave la perception visuelle Tant la

repreacutesentation que le concept impliquent selon lui le mecircme type drsquoopeacuteration intellectuelle Leur

diffeacuterence ne consisterait que dans la diffeacuterence de la matiegravere de perception ainsi que dans la

tacircche qui oriente le travail de la conscience Ainsi la matiegravere de perception peut faire preuve de

diffeacuterents degreacutes drsquouniteacute ou drsquointeacutegration optique Il peut y avoir drsquoune part les formations

indissociables comme par exemple le visage humain que lrsquoon aperccediloit en un coup comme une

uniteacute et non pas comme une addition des parties Le visage se donne immeacutediatement tel une

uniteacute de sens crsquoest-agrave-dire comme une image mais aussi comme une repreacutesentation dans la

mesure ougrave il srsquoagit drsquoune image qui peut ecirctre reproduite gracircce agrave la meacutemoire Mais drsquoautre part

tout ce qui ne remplit pas la condition drsquoindissociabiliteacute visuelle est donneacute agrave la perception

comme une formation faiblement inteacutegreacutee Il srsquoagit ici des complexes drsquoobjets qui peuvent

comporter diffeacuterents degreacutes drsquointeacutegration et peuvent donc avec une plus ou moins grande

difficulteacute ecirctre saisis comme uniteacutes porteuses drsquoun sens Dans le cas des formations faiblement

inteacutegreacutees le sens se donne non pas immeacutediatement (comme crsquoest le cas avec les images et

repreacutesentations) mais tout drsquoabord comme la regravegle ou la structure de lrsquointeacutegration des eacuteleacutements

de la formation donneacutee Megrelidzeacute encore une fois utilise ici agrave son avantage les termes

168

neacuteokantiens les formations optiquement bien inteacutegreacutees sont gegeben (donneacutees) alors que les

formations optiquement mal inteacutegreacutees sont aufgegeben (donneacutees comme tacircche) Dans le premier

cas la conscience est concentreacutee sur lrsquoimage de la chose et aperccediloit sa structure et son sens

immeacutediatement alors que dans le deuxiegraveme cas elle est occupeacutee par les lois qui relient les objets

drsquoune formation structureacutee et porteuse de sens Par la reconstruction des relations constituantes

drsquoune telle formation la conscience produit son concept Or comme cette construction est

deacutependante non seulement de la disposition des objets dans le champ de lrsquoexpeacuterience objective

mais eacutegalement de lrsquoorientation ou preacutedisposition de la conscience la production du concept se

trouve dans une double deacutependance envers lrsquoobjectiviteacute drsquoune part et envers lrsquointeacuterecirct de la

conscience de lrsquoautre part Le concept nrsquoest donc pas une cateacutegorie toujours eacutegale agrave elle-mecircme

ou exprimant toujours le mecircme mais il est changeant selon le changement que peut subir le sens

ou la fonction drsquoune chose ou drsquoun complexe drsquoobjets dans des contextes ou configurations

diffeacuterents Nous pensons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre la repreacutesentation et le

concept dans la theacuteorie eacutepisteacutemologique de Megrelidzeacute sert agrave une radicale refondation de celle-ci

sur une base mateacuterialiste et historiciste La subordination de la production des concepts par la

conscience agrave un principe optique non seulement redeacutefinit le concept mais enlegraveve agrave la conscience

(ou plus geacuteneacuteralement parlant agrave lrsquoappareil de connaissance humaine) toute deacutetermination

universaliste et anhistorique La seule deacutetermination de ce type comme nous lrsquoavons vu

articuleacutee par Megrelidzeacute dans une zone drsquoambiguiumlteacute entre la biologie et lrsquoanthropologie est celle

de la capaciteacute humaine non seulement de refleacuteter les images mais aussi de les retenir et de les

repreacutesenter La conscience est comprise comme un champ dans lequel les eacuteleacutements refleacuteteacutes du

milieu peuvent se grouper en tant que complexes de sens crsquoest-agrave-dire que concepts

Megrelidzeacute propose une seacutequence voire une liste drsquoexemples illustrant la configuration du

champ de la conscience qui produit le concept179 En veacuteriteacute ces exemples ne sont pas analogues

et preacutesentent des opeacuterations logiques diffeacuterentes que Megrelidzeacute pourtant ne preacutecise pas

Choisissons-en trois et essayons de les qualifier 1) On peut avoir la repreacutesentation de

lrsquoalternance de la nuit et du jour des saisons ou encore des tempeacuteratures mais lrsquoon ne peut pas

les comprendre et en former le concept si lrsquoon nrsquointroduit pas le soleil comme le centre autour

179 Il faut souligner qursquoen russe le substantif понятие (concept) a la mecircme racine que le verbe понимать

(comprendre) Par conseacutequent dans le texte de Megrelidzeacute souvent ce qui peut ecirctre traduit en franccedilais comme laquo former un concept raquo se lit en russe comme laquo comprendre raquo tout simplement

169

duquel les eacuteleacutements qui se preacutesentaient comme une simple alternance se concentreront en une

uniteacute de sens Dans ce cas les multiples eacuteleacutements du contenu de la conscience srsquoorganisent

autour drsquoun facteur et les concepts du tout et des eacuteleacutements de ce tout prennent forme Il srsquoagirait

donc ici drsquoune formation du concept par facteur 2) On peut avoir la repreacutesentation drsquoune

personne au chocircmage ainsi que des multiples circonstances concregravetes autour drsquoelle Pourtant

lrsquoon ne peut pas comprendre et former le concept de chocircmage si lrsquoon ne met pas cette

repreacutesentation concregravete en relation avec le systegraveme eacuteconomique (bien eacutevidemment Megrelidzeacute

parle ici du capitalisme pour lequel le chocircmage est structurel) Il srsquoagirait donc ici de la

formation du concept par la totaliteacute qui gicirct derriegravere lrsquoapparence de la repreacutesentation concregravete

mais qui la deacutetermine Ici nous touchons agrave la probleacutematique du fameux cercle dialectique

concret-abstrait qui initieacutee chez Hegel et ensuite reprise par Marx dans les Grundrisse der

Politischen Oekonomie ainsi que dans Le Capital srsquoest trouveacutee au cœur des deacutebats sur la

meacutethode de la critique marxienne de lrsquoeacuteconomie politique180 3) On peut avoir la repreacutesentation

drsquoune table Quant au concept de table il consiste non pas en une abstraction qui serait la somme

des proprieacuteteacutes que lrsquoon retrouve dans de multiples repreacutesentations de tables mais en sa fonction

Toute chose qui dans la pratique exerce la fonction de table est table Il srsquoagit donc ici du concept

qui se forme par la fonction de lrsquoobjet

Le concept consiste ainsi en une compreacutehension ou en une saisie de la localisation drsquoune

chose par rapport aux autres choses selon le sens Le concept loin de pouvoir deacutecrire ou rendre

lrsquoessence drsquoune chose isoleacutee est constitutivement relationnel Il consiste en une composition du

sens (смысловое сочетание) des objets Il nrsquoest pas une entiteacute mais un laquo lsquoscheacutemarsquo de la

penseacutee raquo

Preacutecisons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre repreacutesentation et concept

consiste non seulement en ceci que le concept aussi trouve une deacutefinition dans les termes

spatiaux (la deacutefinition de la conscience comme champ de deacuteploiement des eacuteleacutements en relation

relevant du sens ou celle de la perception comme une reconfiguration de ce deacuteploiement ne

comportent pas de caractegravere meacutetaphorique mais impliquent lrsquoideacutee du sens organiseacute en tant que

180 Cf Andreacute TOSEL laquo Marx et les abstractions raquo in Archives de philosophie 20022 (Tome 65) p 311-334

ainsi que Geacuterard BENSUSSAN laquo AbstraitConcret raquo in Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 4-7 Pour la contribution sovieacutetique des anneacutees 60 dans le deacutepliement de cette probleacutematique voir Эвальд Васильевич ИЛЬЕНКОВ Диалектика абстрактного и конкретного в laquo Капитале raquo Маркса Издательство академии наук СССР Москва 1960

170

reacuteseau qui peut ecirctre cartographieacute) mais eacutegalement en ceci que la relation entre concept et

repreacutesentation est dialectique dans la mesure ougrave ils se neacutecessitent reacuteciproquement Si nous

reprenons le deuxiegraveme exemple de la formation du concept (par totaliteacute) il est donc clair que les

repreacutesentations ne nous donnent pas de savoir concret des choses singuliegraveres Tout au contraire

le savoir concret loin drsquoecirctre la matiegravere premiegravere de la reacuteflexion ne peut qursquoen ecirctre le reacutesultat Le

savoir de la chose individuelle ne repose pas sur la chose elle-mecircme (crsquoest-agrave-dire sur sa

repreacutesentation) mais passe agrave travers un savoir abstrait ce qui est la seule justification de celui-

ci drsquoecirctre la condition du savoir du concret181 Le savoir abstrait pourrait ecirctre deacutefini comme

lrsquoensemble des relations dans lesquelles se trouve lrsquoobjet et qui constitue par cela le savoir

concret sur celui-ci La relation non exclusive entre la repreacutesentation et le concept se traduit donc

dans la relation tout autant non exclusive entre le geacuteneacuteral et le singulier

laquo Le geacuteneacuteral nrsquoest que le comportement similaire des choses Mais la similariteacute du

comportement des choses peut ecirctre conditionneacutee par des fondements structurels semblables de leur

existence Si le singulier ne comprenait pas en soi le geacuteneacuteral et ne lrsquoexprimait pas le monde serait un

chaos deacutenueacute de toute coheacuterence et de toute loi Tout eacuteveacutenement pris dans sa particulariteacute reflegravete en

soi-mecircme les fondements de son existence et par cela mecircme exprime la loi geacuteneacuterale pour les cas

similaires Il est agrave la fois singulier et geacuteneacuteral Le geacuteneacuteral et le particulier ne se contredisent pas lrsquoun

lrsquoautre le particulier est le geacuteneacuteral qui a lieu dans des conditions diffeacuterentes raquo182

Dans le systegraveme de la meacutetaphysique rationaliste (par celle-ci Megrelidzeacute entend la plupart

du temps les philosophies de Spinoza et de Hegel mais souvent il en parle drsquoune maniegravere plus

vague et geacuteneacuterale en se reacutefeacuterant agrave des auteurs diffeacuterents Leibnitz Laplasse et drsquoautres) tous les

eacuteleacutements de lrsquounivers sont deacutetermineacutes des deux bouts ndash du point de vue de la causa finalis et de

celui de la causa efficiens ndash ce qui exclut lrsquoaccidentaliteacute du procegraves de leur deacuteveloppement La

vision sur lrsquohistoire qui deacutecoule drsquoun tel postulat de deacuteterminisme absolu est essentiellement

anhistorique

181 Lrsquoancrage de tout savoir du concret dans un savoir abstrait est un point fondamental pour Leacutevi-Strauss dans

la discussion autour de ce qursquoil appelle laquo la science du concret raquo dans La Penseacutee sauvage A ce propos mais eacutegalement agrave propos des diffeacuterences entre les positions de Leacutevi-Strauss et de Megrelidzeacute voir la note [195] en bas de la page [185] de notre travail

182 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 pp 240-241

171

laquo Cela veut dire que tout ce qui se passe dans lrsquounivers toute lrsquohistoire mondiale est deacutejagrave finie

au moment de son commencement ou bien avant mecircme le commencement car si tout jusqursquoau

moindre deacutetail est preacutedeacutetermineacute en une irreacuteversibiliteacute absolue alors ce qui doit advenir est

ideacutealement deacutejagrave accompli et il est impossible drsquoy changer quoi que ce soit Cela veut dire que le

passeacute et le futur existent tout aussi reacuteellement que le preacutesent raquo183

Cette vision suggegravere une temporaliteacute historique ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterence entre laquo avant raquo

et laquo apregraves raquo car du point de vue teacuteleacuteologique qui est donc la norme et le programme de tout

deacuteveloppement tous les horizons temporels sont deacutefinis agrave un eacutegal degreacute Crsquoest de cette faccedilon que

Megrelidzeacute explique le concept heacutegeacutelien de lrsquoavoir-eacuteteacute (das Gewesensein) Drsquoune part Hegel est

le premier agrave avoir conceptualiseacute le devenir ndash tant dans la nature que dans la socieacuteteacute ndash et agrave

consideacuterer chaque instance temporelle de lrsquoecirctre comme un moment qui comprend preacutealablement

ce qui va advenir Mais malgreacute cette faccedilon tout agrave fait nouvelle et feacuteconde drsquoenvisager le lien

entre les moments temporels Hegel reste captif drsquoune vision anhistorique car il nrsquoarrive pas agrave

inteacutegrer conceptuellement lrsquoeacuteleacutement drsquoaccidentaliteacute dans sa conception du devenir Il en reacutesulte

un fatalisme le monde est accompli rien ne peut y advenir ndash ni de lrsquohistoire ni du devenir

Le postulat du deacuteterminisme absolu du monde par son exclusion de lrsquoaccidentaliteacute

implique neacutecessairement lrsquoideacutee de lrsquoecirctre absolu et rationnel Cela expliquerait donc la tendance

chez Hegel et Spinoza agrave un certain mateacuterialisme car lrsquoecirctre qui est soumis agrave une stricte logique

drsquoineacutevitabiliteacute se preacutesente comme un systegraveme qui ne peut pas toleacuterer une quelconque intervention

divine La logique incarneacutee dans la matiegravere est beaucoup plus puissante qursquoun ecirctre divin

personnaliseacute Crsquoest un monde plein drsquoaccidentaliteacute qui neacutecessite le dieu (der Notstandsgott)

comme la raison supeacuterieure lrsquoautoriteacute morale et le juge Alors que le dieu des rationalistes est

diffus et immanent agrave lrsquoecirctre en tant que sa loi intrinsegraveque (drsquoougrave le deus sive natura de Spinoza)

Quant au concept dans un systegraveme rationaliste il est pourvu drsquoune existence objective dans

trois sens en tant qursquoil est immanent agrave lrsquoecirctre comme son telos en tant qursquoil se deacutefinit

indeacutependamment de la matiegravere (qui lui obeacuteit drsquoune maniegravere tout aussi absolue) et en tant qursquoil est

indiffeacuterent par rapport au sujet connaissant

A ce point sans citer de noms Megrelidzeacute critique ceux qui font une interpreacutetation

deacuteterministe de Marx Pour celui-ci bien au contraire dans la nature qui est indiffeacuterente aucun

183 Ibid p 247

172

concept ou ideacutee nrsquoa drsquoexistence avant que lrsquohomme par son travail transformateur ne la

rationnalise (notons ici-mecircme que crsquoest le point deacutecisif dans la vision de lrsquohistoire que

Megrelidzeacute revendique) Quant aux lois de la nature elles sont certes neacutecessaires mais drsquoune

neacutecessiteacute eacutelargie et plus universelle que celle qursquoon trouve conceptualiseacutee chez les rationalistes

Elle implique lrsquoaccidentaliteacute comme son composant neacutecessaire La loi garde son caractegravere

neacutecessaire malgreacute le caractegravere neacutecessaire de lrsquoaccidentaliteacute car celle-ci existe comme deacuteviation

limiteacutee par un certain intervalle La neacutecessiteacute et lrsquoaccidentaliteacute ne sont plus exclusives au sein

drsquoune telle conception universelle de la neacutecessiteacute Celle-ci permet de penser un monde qui

comprend lrsquoaccidentaliteacute mais nrsquoest pas deacutenueacute de lois et se preacutesente comme un tout bien relieacute

sans pourtant ecirctre deacutetermineacute drsquoune maniegravere fatale Cela ouvre la voie agrave une veacuteritable vision

historique car le fatalisme enleveacute le devenir trouve son espace

Un des points importants qui deacutecoule du rejet de la conception deacuteterministe de la neacutecessiteacute

est une nouvelle conception de la causaliteacute Il ne srsquoagit plus drsquoune causaliteacute qui relie la cause et

lrsquoeffet drsquoune maniegravere lineacuteaire mais drsquoune qui explique le passage drsquoun eacutetat agrave un autre

Evidemment Megrelidzeacute se reacutefegravere ici agrave la physique thermodynamique qui confronteacutee aux

pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune multipliciteacute innombrable drsquoeacuteleacutements (les moleacutecules drsquoune masse de

gaz) qui ne se laissent pas deacutecrire par les instruments de la physique meacutecanique (cela

impliquerait le calcul du mouvement de chaque moleacutecule pris agrave part) a construit son objet (la

masse de gaz) en tant que systegraveme constitueacute par un ensemble de paramegravetres ce qui rend possible

de mesurer le gaz avec des instruments non pas meacutecaniques mais statistiques ou plus

preacuteciseacutement avec la theacuteorie de la probabiliteacute184 La theacuteorie de la probabiliteacute a rendu possible de

saisir expeacuterimentalement les pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune grande masse de moleacutecules alors que

le comportement de chacune pris agrave part reste impreacutevisible et accidentel Il faut retenir ce point

aussi car Megrelidzeacute adoptera un argument similaire pour plus tard faire la distinction entre les

inteacuterecircts sociaux et les inteacuterecircts particuliers Lrsquoensemble drsquoun grand nombre drsquoeacuteleacutements creacutee un

champ commun de forces Cependant les deacuteviations individuelles (eacutetant donneacute que les individus

184 Megrelidzeacute ne cite aucune source et nous ne savons pas drsquoougrave proviennent ses connaissances en physique Mais citons ce qursquoeacutecrit Max Plank sur la maniegravere dont Ludwig Boltzmann avec sa theacuteorie de la probabiliteacute avait reacutesolu le problegraveme que la thermodynamique avait du point de vue de la technique expeacuterimentale laquo [Lrsquohypothegravese du laquo deacutesordre eacuteleacutementaire raquo de Boltzmann] revient en somme agrave admettre que les eacuteleacutements sur lesquels opegravere la statistique agissent tout agrave fait indeacutependamment les uns des autres Cette condition une fois introduite la neacutecessiteacute se trouve reacutetablie dans le cours des choses car il suffit alors drsquoappliquer les regravegles du calcul des probabiliteacutes pour en deacuteduire la loi de lrsquoaugmentation de lrsquoentropie comme une conseacutequence directe raquo Max PLANK Initiations agrave la physique Flammarion Paris 1993

173

agissent selon leur inteacuterecircts immeacutediats et particuliers qui ne coiumlncident pas avec les inteacuterecircts

communs ndash au moins dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes) par leur comportements impreacutevisibles

et accidentels nrsquoempecircchent pas au niveau du deacuteveloppement socio-historique la preacutevisibiliteacute et

le reacutesultat geacuteneacuteral le plus probable

Puis Megrelidzeacute srsquoeacutetend plus longuement sur la question de lrsquoentropie et donc sur

lrsquoinclinaison de la matiegravere vers le deacutesordre par lrsquoeacutegalisation thermique qui devrait reacutesulter en une

mort thermique de lrsquounivers Mais agrave ce point-lagrave lrsquoanalogie qursquoil tire entre la theacuteorie de la chaleur

et le devenir socio-historique trouve ses limites et lrsquoon ne sait pas si de mecircme lrsquoeacutetat le plus

probable auquel le champ social tendrait serait la mort par lrsquoeacutegalisation Ce qui est sucircr en

revanche crsquoest que Megrelidzeacute considegravere lrsquohistoire comme un progregraves irreacuteversible dans lequel le

savoir srsquoaccumule sans rupture en se seacutedimentant dans les produits et en transformant le monde

dont la rationalisation par conseacutequenct est tout aussi irreacuteversible

Cependant pour y voir clair dans le champ social il ne suffit pas de le prendre pour un

champ de forces qui se laissent deacutecrire dans des termes purement statistiques La tacircche est drsquoy

identifier des laquo formations totales raquo (цельные образования) Autrement dit la question

principale dans lrsquoexamen de la socieacuteteacute est celui du critegravere Il peut y avoir deux types de critegravere

le critegravere arbitraire (ainsi lrsquoon peut grouper les individus selon leur poids quantiteacute de leur

cheveux etc) qui produit des cateacutegories ne relevant drsquoaucune connaissance reacuteelle car lrsquoon a

affaire avec un forccedilage des concepts sur la reacutealiteacute ou bien le critegravere probleacutematisant qui identifie

les veacuteritables groupements des individus agrave la base de leurs inteacuterecircts et comme conseacutequence des

rapports conflictuels et solidaires qursquoils entretiennent Citons le rare passage sur la sociologie

empirique chez Megrelidzeacute

laquo Le concept des laquo classes sociales raquo est chez les empiristes une formation purement

rationnelle (рассудочное) qui range les individus en classes selon certains caracteacuteristiques agrave titre

drsquoexemple selon leur revenu hebdomadaire Tous les individus qui gagnent moins de 25 shillings

par semaine appartiennent agrave une classe alors que ceux qui gagnent une somme plus eacuteleveacutee

appartiennent agrave une autre [hellip] Pour les sociologues bourgeois il est bien eacutevidemment avantageux

de feindre que les classes soient des cateacutegories purement rationnelles au lieu de les consideacuterer

comme un partage objectif radical de la socieacuteteacute en groupes particuliers consistant en des individus

reacuteellement relieacutes les uns aux autres par leur statut leurs conditions de travail leur commerce et leurs

174

inteacuterecircts objectifs de classe qui les incitent agrave une auto-organisation agrave lrsquoaction solidaire et les

reacuteunissent reacuteellement en des uniteacutes de classe raquo185

La critique de Megrelidzeacute srsquoadresse ici surtout agrave la theacuteorie de la distribution ainsi qursquoaux

propos de Max Stirner (il srsquoagit drsquoune reprise de la critique de celui-ci par Marx) Quant agrave la

dialectique mateacuterialiste elle chercherait donc seulement des formations reacuteelles qui se preacutesentent

comme uniteacutes closes et capables de transformation ou de devenir dialectique A ce propos

Megrelidzeacute entame une theacuteorisation plus speacutecifique sur la question des formations closes ce qui

au fond repreacutesente son traitement de la question de la dialectique

Megrelidzeacute deacutecrit la formation reacuteelle en termes de systegraveme Il nrsquoest pourtant pas clair

drsquoeacutetablir quelle est la source de la conceptualiteacute systeacutemique chez lui Le systegraveme est un ensemble

qui renferme la condition et le conditionneacute Pourtant les systegravemes ne sont jamais complegravetement

clos crsquoest-agrave-dire complegravetement isoleacutes Lrsquoon a affaire agrave des complexes qui ont leurs propres lois

de structuration ce qui les rend singuliers Un systegraveme serait complegravetement clos si son

changement interne eacutetait conditionneacute par des raisons exclusivement endogegravenes et srsquoil manquait

de sensibiliteacute ou drsquolaquo irritabiliteacute raquo agrave des stimuli venant de lrsquoexteacuterieur Mais un tel changement

nrsquoimpliquerait pas de deacuteveloppement (une progression par spirale) car la condition et le

conditionneacute se consommeraient reacuteciproquement et seraient incapables drsquoinnovation Aucune

formation reacuteelle nrsquoest donc deacutefinie de maniegravere purement interne Crsquoest possible seulement dans

le cas de la formation imaginaire qui est seul dans son genre agrave savoir la matheacutematique Quant

aux formations reacuteelles elles sont deacutefinies par des raisons exogegravenes mais les eacuteleacutements venant de

lrsquoexteacuterieur qui en tant que tels sont aleacuteatoires et contingents du point de vue du systegraveme doivent

ecirctre traduits agrave lrsquointeacuterieur du systegraveme selon les lois de la structuration qui lui est propre Si les

raisons exteacuterieures nrsquoeacutetaient pas absorbeacutees par le systegraveme dans la mesure dans laquelle sa

structuration interne le lui permet chaque irritation provoquerait une refondation radicale de sa

structuration en deacutetruisant le systegraveme et le deacuteveloppement ne serait pas possible agrave cause de

lrsquoabsence de toute continuiteacute Ainsi le devenir reacuteel est possible seulement comme une interaction

entre le systegraveme et le milieu dans laquelle ce dernier est source de contingence

Un autre trait du systegraveme consiste en ceci que toutes ses parties deacutependent et sont conformes

agrave lrsquoeacutetat de lrsquoensemble Par conseacutequent le changement drsquoun eacuteleacutement de lrsquoensemble provoque le

185 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 275

175

changement correspondant dans tous les autres eacuteleacutements En vertu de quoi la demande de

concreacutetude faite au concept par la dialectique mateacuterialiste est remplie toute formation reacuteelle est

comprise drsquoune maniegravere concregravete au moment ougrave elle est prise en compte comme un systegraveme

crsquoest-agrave-dire dans la totaliteacute de ses rapports

Ensuite Megrelidzeacute analyse la matheacutematique qui comme nous avons indiqueacute est le seul

systegraveme complegravetement clos et leacutegitime en tant que tel Cela est ducirc au fait que les concepts

mateacutematiques tels que les chiffres nrsquoexistent pas comme objets du monde Tout comme les

linguistes qui plus tard parleront de laquo lrsquoimposition de forme sur la substance du plan de

contenu raquo186 Megrelidzeacute eacutecrit laquo Crsquoest nous qui jetons sur la reacutealiteacute un certain reacuteseau ideacuteal-

digital (идеально-цифровую сетку) preacutealablement deacuteveloppeacute raquo187 La reacuteflexion sur les objets

(discrets) ou les eacutetats de choses (indiscrets comme la tempeacuterature le temps etc) en termes

matheacutematiques ndash tant arithmeacutetiques que geacuteomeacutetriques ndash relegraveve du pur arbitraire car le nombre ou

les formes geacuteomeacutetriques ne sont pas les qualiteacutes ni des objets ni des eacutetats de choses Il srsquoagit

donc drsquoune application des notions matheacutematiques agrave la reacutealiteacute dont le critegravere ne peut pas ecirctre

donneacute par la matheacutematique elle-mecircme La matheacutematique est un systegraveme clos et tautologique par

excellence qui ne peut que se diffeacuterencier en son inteacuterieur avec le seul souci de rester coheacuterent

avec ses propres postulats Dans la matheacutematique il nrsquoy a pas de veacuteriteacute dans le sens reacuteel mais

seulement les veacuteriteacutes formelles et hypotheacutetiques Autrement dit la matheacutematique et la geacuteomeacutetrie

se basent sur des postulats qursquoelles prennent comme conditionnels et en tirent des conseacutequences

qui sont indiscutables dans la mesure ougrave elles sont tautologiques (drsquoougrave la possibiliteacute de systegravemes

geacuteomeacutetriques diffeacuterents comme ceux drsquoEuclide de Lobatchevski ou de Riemann) La

matheacutematique ne peut pas muter se deacutevelopper ou grandir comme crsquoest le cas avec les systegravemes

reacuteelles

laquo Lrsquounivers des constructions matheacutematiques est essentiellement dogmatique Dans la matheacutematique les

rapports reacuteels nrsquoexistent pas il ne peut y avoir ni conditions ni conditionneacute ni causes et reacuteactions (действий)

ni eacuteveacutenements aleacuteatoires Dans lrsquounivers du dogmatisme matheacutematique rien nrsquoarrive et rien ne se passe Ici

tous les postulats fondamentaux et toutes les conseacutequences sont deacutefinitivement deacutetermineacutes indeacutependamment du

fait que quelqursquoun les connaisse ou pas raquo188

186 John LYONS Introduction to theoretical linguistics Cambridge University Press Cambridge 1968 p 58 187 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 288 188 Ibid p 290

176

Dans les systegravemes matheacutematiques Megrelidzeacute reconnaicirct des veacuteriteacutes eacuteternelles ou plus

exactement des veacuteriteacutes en soi et trouve logique que les philosophies rationalistes se soient

inspireacutees et aient pris la matheacutematique pour point de deacutepart A ce sujet il remarque

sarcastiquement que laquo dans cet univers des cateacutegories et des identiteacutes abstraites deacutenueacutees de

vitaliteacute les rationalistes voyaient lrsquoexemple de la perfection scientifique Force est drsquoavouer que

les philosophes avaient une opinion assez deacutetourneacutee au sujet de la veacuteriteacute raquo189 La matheacutematique

est un systegraveme de cateacutegories abstraites qui sont deacutenueacutees drsquoobjet et de reacutealiteacute Et non seulement il

est hors de la compeacutetence de la matheacutematique de theacutematiser les critegraveres de lrsquoapplicabiliteacute de ses

propres notions au monde mais encore elle demeure essentiellement indiffeacuterente envers la

reacutealiteacute et peut la saisir de maniegravere arbitraire laquo on a tout agrave fait le droit drsquoaffirmer sur le monde

qursquoil est un ou qursquoil est composeacute de deux parties (notamment des mondes stellaires de

lrsquoheacutemisphegravere nord et sud) ou qursquoil se compose de la quantiteacute n des constellations stellaires ou

que enfin il est une multipliciteacute infinie de moleacutecules drsquoatomes etc raquo190 Lrsquoarbitraire est en

mecircme temps synonyme de subjectivisme pour Megrelidzeacute et est proportionnel au manque de

contenu objectif et donc au degreacute drsquoabstraction drsquoune notion donneacutee Ces quatre caracteacuteristiques

atteignent leur maximum dans les notions matheacutematiques Ainsi par exemple les nombres

naturels 2 3 10 nrsquoont aucune correspondance dans le monde objectif car il nrsquoy a pas drsquoobjet qui

serait caracteacuteriseacute par 2 3 ou 10 ils sont donc des notions purement abstraites Ensuite dans la

mecircme mesure que les notions abstraites sont vides de tout contenu et sont indiffeacuterentes agrave la

reacutealiteacute objective elles sont eacutegalement subjectives car dans leur lrsquoapplication lrsquoobjectiviteacute ne

peut leur faire aucune reacutesistance et elles-mecircmes ne contiennent aucun principe drsquoapplicabiliteacute Et

mecircme si au niveau du systegraveme elles sont dans des rapports complegravetement deacutetermineacutes et

tautologiques (le terme que Megrelidzeacute utilise comme lrsquoeacutequivalent du laquo jugement analytique raquo

kantien) elles sont dans un rapport tout aussi arbitraire avec le monde objectif car laquo nous

pouvons en suivant un certain sens grouper les choses en deux en trois etc raquo191

Lrsquoanalyse de la matheacutematique comme drsquoun systegraveme parfaitement clos est sans doute

inteacuteressant Mais cette question prend chez Megrelidzeacute une envoleacutee tout agrave fait original au

189 Ibid p 291 190 Ibid p 288 191 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის

წარმოშობის შესახებ raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 1990 p 563

177

moment ougrave il commence agrave envisager la matheacutematique dans son historiciteacute propre Il ne srsquoagit pas

de lrsquohistoire de la matheacutematique mais de lrsquohistoriciteacute des notions matheacutematiques Ainsi ce que

nous qualifions drsquoabstrait dans les notions matheacutematiques ou autrement dit ce que nous

identifions en elles agrave une absence de contenu objectif ne serait produit que par lrsquoachegravevement du

procegraves de la deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives qui a progresseacute parallegravelement au

deacuteveloppement de la penseacutee et des inteacuterecircts pratiques Si lrsquoon avait donc lrsquoimpression que par

lrsquoassignation agrave la matheacutematique drsquoun caractegravere exceptionnel et universel (comparable agrave son degreacute

de clocircture) Megrelidzeacute ferait preuve drsquoune deacuterive transcendantaliste on peut ecirctre soulageacute

A des eacutetapes de la penseacutee eacuteloigneacutees de la nocirctre (notons que les tribus existant encore

aujourdrsquohui malgreacute leur contemporaneacuteiteacute factuelle sont consideacutereacutees tant par Megrelidzeacute que par

Marr comme distantes dans le temps dans la mesure ougrave il srsquoagit pour eux du temps

stadiologique) les notions numeacuteratives tout comme celles de lrsquoespace et du temps (nous y

reviendrons plus bas) eacutetaient mateacuterielles car limiteacutees par des contenus objectifs Dans son article

sur les noms numeacuteratifs dans la langue geacuteorgienne Megrelidzeacute explique cette question plus

clairement Il faut tenir compte du fait que le geacuteorgien eacutetait consideacutereacute au sein de la theacuteorie

japheacutetique de Marr comme une des langues anciennes Ce qualificatif lui reviendrait en raison de

la seacutemantique et morphologie de ces mots qui garderaient les traces des premiers concepts encore

essentiellement imageacutes Megrelidzeacute lrsquoillustre en dressant toute une classification des noms

numeacuteratifs qui deacutesignent des objets concrets dans leurs deacutefinitions quantitatives Pour donner un

exemple drsquoindiffeacuterenciation entre une deacutetermination quantitative et un certain contenu objectif

prenons le mot franccedilais laquo le jumeau raquo Selon la classification proposeacutee par Megrelidzeacute dans son

article il srsquoagit bien drsquoun nom numeacuteratif dans la mesure ougrave il comporte une certaine

deacutetermination quantitative mais il nrsquoest pas dissociable drsquoun certain type drsquoobjets il srsquoagit de

lrsquoindividu qui a partageacute le mecircme uteacuterus avec un (ou plusieurs) autre(s) et est consideacutereacute en

fonction du fait de nrsquoecirctre pas le seul dans cette fonction Les mots rassembleacutes par Megrelidzeacute

sont classeacutes selon des critegraveres diffeacuterents mais il ne nous est pas possible drsquoapprofondir cette

question agrave preacutesent Soulignons seulement qursquoil srsquoagit dans cette classification des notions

numeacuteratives mais de telles qui ne sont pas opeacuterables drsquoune maniegravere proprement numeacuteratif Pour

cela il faut qursquoelles soient deacutemateacuterialiseacutees

Si pour Leacutevy-Bruhl lrsquoabsence des notions proprement matheacutematiques relevait de la forme

preacutelogique de la penseacutee pour Megrelidzeacute en revanche une telle conclusion est le reacutesultat drsquoune

178

transposition illeacutegitime des concepts modernes agrave des modes de penseacutee qui ne sont pas

essentiellement diffeacuterents (et donc deacutenueacutes de la capaciteacute de calcul) mais sont diffeacuteremment

structureacutes en eacutetant encore tregraves imageacutes et proches drsquoun contenu objectif Cela srsquoaccorde avec la

position de Marr qui remarque que ce que Leacutevy-Bruhl conccediloit comme la penseacutee preacutelogique est

pour sa propre theacuteorie japheacutetique une penseacutee imageacutee192 Souvenons-nous eacutegalement de

lrsquoimportance que Megrelidzeacute soutenu par la Gestaltpsychologie attribue agrave lrsquoaspect visuel du

champ dans la formation de la penseacutee humaine ainsi qursquoagrave la substitution de lrsquoimage par un signe

linguistique qui est justement le premier pas vers une deacutemateacuterialisation de la conscience La

conscience croit en capaciteacute opeacuterationnelle au fur et agrave mesure que les concepts qursquoelle geacutenegravere se

deacutemateacuterialisent et perdent leur forme imageacutee Ainsi pour Megrelidzeacute il ne srsquoagirait pas des

mentaliteacutes qualitativement diffeacuterentes mais du fait que les concepts par lesquels la conscience

opegravere sont deacutemateacuterialiseacute a des degreacutes diffeacuterents Cependant il faut comprendre pourquoi

Megrelidzeacute (ainsi que Marr) sont si porteacutes agrave reacutefuter la diffeacuterence qualitative et radicale entre les

modes de penseacutee comme crsquoest le cas chez Leacutevy-Bruhl Au fond Megrelidzeacute lui-mecircme souligne

des diffeacuterences entre des types de la penseacutee et de surcroicirct insiste sur le fait que la

deacutemateacuterialisation des concepts relegraveve du progregraves de la penseacutee La raison en est que le but

principal tant de Megrelidzeacute que de Marr est drsquoexpliquer les diffeacuterences dans leur devenir

historique ce qui est empecirccheacute par la deacutemarche synchronique et typologique de Leacutevy-Bruhl

Ainsi la relation que Megrelidzeacute entretient avec Leacutevy-Bruhl est positive dans la mesure ougrave il lui

emprunte de la matiegravere empirique (tant dans son article sur les numeacuteratifs ougrave il ne srsquoagit pas

seulement de la langue geacuteorgienne mais des langues de diverses tribus que dans lrsquoarticle sur les

modes de la penseacutee que nous analyserons un peu plus bas) mais il reconfigure ces donneacutees pour

les mettre dans la lumiegravere drsquoune interpreacutetation diachronique Remarquons seulement que dans la

deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives le rocircle principal est attribueacute agrave lrsquoeacutemergence de la

fonction de la mesure qui se faisait drsquoabord par lrsquoapplication sur le contenu objectif de concepts

eux-mecircmes non encore deacutemateacuterialiseacutes en vue de mesurer et deacutemarquer langagiegraverement leur

longueur grandeur ou quantiteacute (Ainsi en franccedilais le mot laquo coude raquo deacutesigne une partie du bras

mais eacutegalement la mesure de longueur baseacutee sur la longueur du bras) Les notions de mesure qui

se sont diffeacuterencieacutees agrave partir des noms numeacuteratifs peuvent indiquer lrsquoimportance que la mesure a

192 Citeacute dans Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007 p

138

179

commenceacute agrave gagner dans la pratique La mesure est donc lrsquoeacuteleacutement qui permettrait de

reconstruire lrsquohistorique du devenir des notions matheacutematiques modernes

VII Sociogenegravese des ideacutees Nous avons souligneacute preacuteceacutedemment que laquo la penseacutee raquo est un

concept singulier chez Megrelidzeacute et nous en avons proposeacute quelques deacutefinitions neacutegatives Une

premiegravere approximation agrave une deacutefinition positive serait de dire que la penseacutee est ce qui srsquoarticule

au sein de la conceptualiteacute du complexe social telle qursquoelle est eacutelaboreacutee par Megrelidzeacute Dans la

premiegravere partie du livre il est question essentiellement de la conscience (mecircme si le terme

laquo penseacutee raquo a eacuteteacute souvent utiliseacute pour deacutesigner la conscience dans sa processualiteacute) La conscience

a eacuteteacute deacutefinie comme le moyen drsquoorientation dans le milieu qui garantit agrave lrsquohomme la survie apregraves

que les liens immeacutediats avec la nature aient eacuteteacute rompus Or la conscience paradoxalement est

eacutegalement le facteur drsquoisolement communicationnel car le contenu drsquoune conscience est

inaccessible pour drsquoautres consciences Crsquoest lrsquoactualisation permanente du complexe social qui

rend possible la subsistance drsquoun terrain commun par lequel lrsquoisolement peut ecirctre franchi Cette

actualisation qui implique une meacutediation chosale et la production de la culture mateacuterielle est

eacutegalement production par lrsquohomme de soi-mecircme et des autres On comprend donc clairement

pourquoi dans le reacutepertoire conceptuel par lequel Megrelidzeacute discute le complexe social la

conscience comme facteur drsquoisolement est remplaceacutee par la laquo penseacutee raquo qui tout comme la langue

et le travail manifeste ce qui met en rapport les hommes individualiseacutes

La penseacutee est donc pour Megrelidzeacute un concept qui implique un lien indissociable avec

lrsquoeacuteleacutement de socialiteacute Cependant le risque ici est que la penseacutee comme le moyen du lien social

peut ecirctre envisageacutee comme eacutetant homogegravene et deacutetermineacutee exclusivement par sa fonction de

comporter des contenus partageacutes Mais pour Megrelidzeacute si la penseacutee neutralise lrsquoisolement entre

les individus elle nrsquoen deacutepend pourtant pas complegravetement et laisse place agrave un isoleacutement drsquoun

type nouveau par rapport agrave celui qui existe entre les consciences La seacuteparation entre les

consciences individuelles peut ecirctre complegravete si elles forment leur contenu indeacutependamment

Mais si la formation du contenu est synchroniseacutee (comme nous le savons la synchronisation est

garantie par la pratique et lrsquoactiviteacute du travail) et permet donc lrsquoeacutemergence de la penseacutee qui nrsquoest

autre chose qursquoun contenu de conscience partageacutee il y reste pourtant lrsquoespace pour une isolation

entre les individus qui nrsquoest pas radicale mais relative Il y a deux moments qui permettent agrave

Megrelidzeacute de tenir cette position non-deacuteterministe Le premier consiste en ceci que la

180

communication le partage des penseacutees ou des contenus des consciences ne sont pas compris par

lui dans le sens drsquoune intersubjectiviteacute immeacutediate et psychologique La formation du contenu des

consciences individuelles passe par la meacutediation des inteacuterecircts sociaux lieacutes agrave la maniegravere dont le

champ social est structureacute Ainsi le contenu de la penseacutee humaine est-il toujours socialement

captureacute et conditionneacute drsquoune part et situeacute ainsi que partiel (voire particulier) drsquoautre part

Cependant ce point aussi comporte le risque du deacuteterminisme car lrsquoon peut alors envisager la

penseacutee comme complegravetement deacutependante des inteacuterecircts sociaux Megrelidzeacute eacutechappe agrave cela par

deux chemins agrave la fois drsquoun cocircteacute il va vers les conditions subjectives de la formation du

contenu de la penseacutee discute la maniegravere dont sont formeacutes les concepts et constate que ce procegraves

tout en eacutetant historiquement et socialement situeacute deacutetient une autonomie agrave lui et drsquoautre cocircteacute il

va vers les conditions objectives de la circulation sociale des ideacutees et constate que cette

circulation aussi a ses propres lois irreacuteductibles Lrsquointerrelation de ces deux niveaux creacutee lrsquoespace

de contingence (dans le sens de Zufaumllligkeit) car les ideacutees produites par la penseacutee peuvent ecirctre

prouveacutees contingentes par la circulation des ideacutees si elles nrsquoarrivent pas agrave survivre dans le procegraves

de circulation et agrave trouver des porteurs pour srsquoeacutetablir et se geacuteneacuteraliser La contingence ainsi

prouveacutee drsquoune certaine partie des ideacutees produites individuellement prouve eacutegalement que les

inteacuterecircts objectifs ne se traduisent pas toujours dans le contenu de la conscience La raison de ce

deacutecalage peut se situer de lrsquoun ou de lrsquoautre cocircteacute des termes impliqueacutes ou bien les hommes

nrsquoarrivant pas agrave saisir leurs inteacuterecircts objectifs produisent des ideacutees qui ne trouvent pas de support

dans la circulation des ideacutees ou bien les hommes ignares de leurs inteacuterecircts reacuteels ne sont pas

capables drsquoidentifier les ideacutees correspondantes agrave ceux-ci et sont incapable de devenir leurs

porteurs Megrelidzeacute en theacutematisant tant la conscience (en tant que productrice de la penseacutee) que

la circulation sociale des ideacutees comme autant de procegraves drsquoune relative autonomie introduit ainsi

la contingence comme facteur dans le fonctionnement du complexe social eacutechappe agrave une

position deacuteterministe et ouvre la voie agrave la discussion sur les questions de lrsquoideacuteologie et de la

conscience sociale Mais nous avons deacutejagrave trop anticipeacute notre exposition En effet nous venons

drsquoesquisser une possible lecture de la deuxiegraveme partie du livre dans son entiegravereteacute Dans le

chapitre preacuteceacutedent Megrelidzeacute a discuteacute les questions lieacutees agrave la production des ideacutees au niveau

subjectif Maintenant que nous avons deacutecrit la structure argumentative entiegravere le lecteur peut

situer les propos du chapitre VI dans la conception de Megrelidzeacute A partir du chapitre VII que

181

nous abordons agrave preacutesent il srsquoagit de la probleacutematique lieacutee agrave lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees et

dans le chapitre suivant on passe agrave la discussion de la circulation sociale des ideacutees

Pour theacutematiser la question de lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees Meacutegrelidzeacute fait un long deacutetour

par les mateacuteriaux ethnologiques et anthropologiques et srsquointerroge sur les raisons des

paralleacutelismes culturels Cela lui permet drsquointerroger la validiteacute explicative de la thegravese de Marx

quant agrave la deacutetermination de la superstructure par la base Il tente de complexifier et de preacuteciser

cette thegravese et propose trois cas concrets de son application Nous ne nous deacuteroberons pas agrave

exposer en deacutetail ces trois cas empiriques car agrave notre avis ils participent de lrsquoune des lignes

dirigeantes de lrsquoouvrage et rendent possible lrsquoune des deux interpreacutetations de lrsquoentreprise

theacuteorique de Megrelidzeacute que nous voudrions proposer dans le dernier chapitre de notre travail

Enfin il est question du rocircle de lrsquoindividu dans lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees mais surtout de

son rocircle dans le deacuteveloppement des ideacutees scientifiques et philosophiques

Premiegraverement Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur les raisons des paralleacutelismes culturels entre

des socieacuteteacutes en lesquelles malgreacute leur distance geacuteographique ou historique les ethnologues

observent des similariteacutes agrave tous les niveaux de la vie sociale eacuteconomie culture mateacuterielle

organisation sociale formations ideacuteologiques telles que les croyances la mythologie et ainsi de

suite Les langues nrsquoy font pas exception Pour expliquer de tels paralleacutelismes un certain nombre

drsquoapproches ont eacuteteacute eacutelaboreacutees Megrelidzeacute les analyse une par une et adresse agrave chacune une

critique meacutethodologique drsquoune part en indiquant les aspects que ces approches nrsquoarrivent pas agrave

expliquer voire agrave prendre en compte et drsquoautre part en mettant en lumiegravere les inteacuterecircts

particuliers ndash politiques et coloniaux ndash dont elles sont porteuses

Tout drsquoabord il analyse la theacuteorie de disseacutemination (расселение) Selon cette approche la

culture a pris origine dans une zone geacuteographique limiteacutee et srsquoest disseacutemineacutee ensuite par la

dispersion des installations sur toute la superficie de la terre ce qui expliquerait donc les

paralleacutelismes Megrelidzeacute souligne que ce scheacutema monogeacuteneacutetique est agrave la base de la linguistique

comparatiste dont lrsquoobjectif est de reconstruire la langue originelle la mythologie originelle

ainsi que drsquoidentifier le peuple originel Cette approche est orienteacutee vers lrsquoeacutetablissement de

similariteacutes mais bute contre ses propres limites quand il srsquoagit drsquoexpliquer les diffeacuterences entre

les cultures Elle nrsquoa pas de moyens drsquoeacutelucider les raisons pour lesquelles certains eacuteleacutements

culturels disparaicirctraient pour reacutesulter dans la diversiteacute culturelle dont nous sommes teacutemoins

182

Megrelidzeacute aborde eacutegalement la theacuteorie des emprunts qui est une variante de lrsquoapproche

mono-geacuteneacutetique Dans ce cas la recherche est centreacutee non pas sur la langue la religion ou le

peuple originel mais sur le lieu drsquoorigine de telle ou telle ideacutee motif mythologique deacutecouverte

technique ou autre Les repreacutesentants que Megrelidzeacute indique pour cette theacuteorie sont

lrsquoeacutegyptologue Julius Braun et le chercheur en mythologies et en histoire des religions Otto

Gruppe Il deacuteplore que cette approche soit trop occupeacutee agrave eacutetablir les coordonneacutes geacuteographiques et

culturelles des emprunts sans expliquer le sens dont sont porteurs les eacuteleacutements qui seraient

lrsquoobjet des emprunts Il souligne que des objets tout agrave fait semblables par leur forme peuvent

avoir des fonctions tout agrave fait diverses dans des cultures diffeacuterentes193

La concentration de la recherche sur les similariteacutes reacutesulte en une vision ougrave tout eacuteleacutement est

consideacutereacute comme emprunteacute ainsi qursquoen une image drsquoune culture universelle qui serait

omnipreacutesente Une telle culture acquiert une importance anhistorique car elle est envisageacutee

comme deacutefinitoire pour toutes les cultures et socieacuteteacutes existantes La theacuteorie des emprunts non

plus nrsquoarrive agrave expliquer lrsquoorigine des formes culturelles dans leur singulariteacute Mais qui plus est

elle envisage lrsquoemprunt comme un procegraves meacutecanique qui nrsquoimpliquerait que des adaptations ou

des ajustements mineurs sans atteindre ni au sens de lrsquoeacuteleacutement emprunteacute ni agrave celui du milieu agrave

inteacutegrer Megrelidzeacute affirme - et crsquoest le point majeur - que pour qursquoun emprunt ou transfert

culturel soit possible il faut que certaines conditions soient remplies la culture pour recevoir

tel ou tel eacuteleacutement doit ecirctre par le niveau de son deacuteveloppement preacutepareacutee pour le laisser entrer

en son sein Autrement dit la culture doit avoir la disposition pour ecirctre capable drsquoidentifier le

sens de lrsquoeacuteleacutement du transfert (drsquoune maniegravere plus au moins adeacutequate) et de lrsquointeacutegrer et donc de

se laisser transformer par lui

193 Il est difficile de ne pas se souvenir de la critique identique que Leacutevi-Strauss adresse agrave Taylor en

commentant le propos suivant de celui-ci laquo La distribution geacuteographique de ces objets et leur transmission de reacutegion agrave reacutegion doivent ecirctre eacutetudieacutees de la mecircme maniegravere que les naturalistes eacutetudient la distribution geacuteographique de leurs espegraveces animales ou veacutegeacutetales raquo A cela Leacutevi-Strauss reacutepond laquo Mais rien nrsquoest plus dangereux que cette analogie [hellip] La validiteacute historique des reconstructions du naturaliste est garantie en derniegravere analyse par le lien biologique de la reproduction Au contraire une hache nrsquoengendre jamais une autre hache entre deux outils identiques ou entre deux outils diffeacuterents mais de forme aussi voisine qursquoon voudra il y a et il y aura toujours une discontinuiteacute radicale qui provient du fait que lrsquoun nrsquoest pas issu de lrsquoautre mais chacun drsquoeux drsquoun systegraveme de repreacutesentations ainsi la fourchette europeacuteenne et la fourchette polyneacutesienne reacuteserveacutee aux repas rituels ne forment pas davantage une espegravece que les pailles agrave travers lesquelles le consommateur aspire une citronnade agrave la terrasse drsquoun cafeacute la laquo bombilla raquo pour boire le mateacute et les tubes agrave boire utiliseacutes pour des raisons magiques par certaines tribus ameacutericaines raquo Claude LEVI-STRAUSS Anthropologie structurale Plon Paris 1958 p 7

183

Il est impossible de ne pas voir comment dans ce propos de Megrelidzeacute se concentrent

plusieurs moments theacuteoriques dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans son livre Premiegraverement crsquoest la

Gestaltpsychologie et la theacuteorie de la perception la culture tout comme la conscience

individuelle srsquoorganise comme un champ constitueacute des relations de sens cela fait que par la

maniegravere dont ce champ est configureacute la culture a ou nrsquoa pas la disposition neacutecessaire pour

repeacuterer (autrement dit percevoir) un eacuteleacutement deacutefini si le repeacuterage aboutit et que la culture

integravegre un nouvel eacuteleacutement son champ de sens se reconfigure neacutecessairement Deuxiegravemement

crsquoest la conception du systegraveme que nous pouvons y entrevoir la culture comme un tout en

deacuteveloppement reccediloit des eacuteleacutements du dehors et les integravegre en les traduisant selon ses propres

regravegles et en mecircme temps se transforme eacutegalement

Ensuite Megrelidzeacute analyse la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine Selon elle la raison

humaine reacuteagit de la mecircme faccedilon aux irritations internes ou externes et se deacuteveloppe de faccedilon

essentiellement identique partout Crsquoest donc lrsquouniteacute de la raison qui expliquerait les

paralleacutelismes observables entre les cultures et socieacuteteacutes diffeacuterentes Megrelidzeacute indique que crsquoest

Wilhelm Wundt qui adopte cette approche dans son Mythos und Religion A la diffeacuterence des

approches preacuteceacutedemment discuteacutees cette theacuteorie tente une explication non seulement des

paralleacutelismes mais aussi des diffeacuterences culturelles en les ramenant aux diffeacuterences

geacuteographiques et eacutecologiques Pourtant la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine selon

Megrelidzeacute est grosse drsquoun paradoxe Pour certains de ses adeptes lrsquouniteacute de la raison explique

les paralleacutelismes culturels alors que pour drsquoautres crsquoest la factualiteacute des paralleacutelismes culturels

qui prouveraient lrsquouniteacute de la raison humaine Les theacuteoriciens qui adhegraverent agrave cette theacuteorie sont

Taylor Frazer Andrew Lang mais aussi Cassirer qui selon Megrelidzeacute preacutesente la mythologie

comme lrsquoanticipation de la science moderne pour ne pas mettre en peacuteril lrsquoideacutee de lrsquouniteacute de la

raison humaine ou encore Durkheim qui deacuteveloppe une version historiquement atteacutenueacutee du

transcendantalisme Megrelidzeacute en revanche est drsquoavis que lrsquohomme pour reacutesoudre un problegraveme

nrsquoa pas besoin des cateacutegories aprioriques Il ne doit que juxtaposer des sens tout comme le fait

lrsquoenfant agrave lrsquoacircge ougrave il nrsquoa pas encore internaliseacute les normativiteacutes sociales ou selon les termes

durkheimiens les cateacutegories socio-aprioriques

Finalement crsquoest le deacuteterminisme geacuteographique repreacutesenteacute par Friedrich Ratzel lrsquoauteur de

la conception de lrsquoanthropogeacuteographie qui tombe sous la critique A cette occasion Megrelidzeacute

nous dit que si lrsquohomme utilise les biens naturels cela nrsquoest pas ducirc au simple fait qursquoils sont

184

disponibles dans son milieu naturel Au contraire crsquoest le travail humain qui les rend utiles en les

transformant

Ensuite Megrelidzeacute passe agrave la critique de la maniegravere dont la question des paralleacutelismes a eacuteteacute

abordeacutee du point de vue marxiste au sein de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee ougrave il travaillait

au moment de la reacutedaction de son livre Sa critique est adresseacutee agrave Mechtchaninov qui dirigeait

lrsquoinstitut depuis la mort de Nikolas Marr et qui est consideacutereacute comme le plus eacuteminent des

marristes Souvenons-nous eacutegalement qursquoapregraves lrsquoarrestation du directeur de la thegravese de

Megrelidzeacute crsquoest Mechtchaninov qui reprend cette fonction et devient eacutegalement lrsquoeacutediteur de son

ouvrage En citant Mechtchaninov Megrelidzeacute remarque que son explication des affiniteacutes dans

des formes culturelles entre des socieacuteteacutes par les affiniteacutes dans leurs formes eacuteconomique et

sociales est trop geacuteneacuterale et nrsquoest qursquoune reprise litteacuteraire de la thegravese de Marx selon laquelle

lrsquoecirctre deacutetermine la penseacutee La valeur explicative drsquoune telle reprise scheacutematique de la thegravese de

Marx est infime car premiegraverement elle ne permet pas de comprendre ce qui conditionne

lrsquoorigine de telle ou telle base eacuteconomique deuxiegravemement il nrsquoest pas eacutevident et prouveacute que des

bases eacuteconomiques similaires produisent des formes culturelles similaires et troisiegravemement il

nrsquoest pas pris en compte que des bases diffeacuterentes peuvent conditionner des eacuteleacutements culturels

similaires (ainsi par exemple les formes matriarcales ont eacuteteacute partout substitueacutees par des formes

patriarcales mais cela pouvait ecirctre ducirc tant au type social seacutedentaire qursquoagrave lrsquoorganisation sociale

autour de lrsquoactiviteacute de la chasse ou encore un motif ornemental peut ecirctre tireacute tant de lrsquoornement

veacutegeacutetal que de la technique de tressage)

Une telle explication est donc insuffisante pour analyser drsquoune maniegravere concregravete lrsquoorigine

des formes culturelles La formule pertinente pour reacutepondre agrave la question des paralleacutelismes

devrait selon Megrelidzeacute ecirctre diffeacuteremment formuleacutee quelle est la raison pour laquelle les

bases eacuteconomiques ou les problegravemes similaires ou divergents produisent des formes de sens ou

des formes culturelles similaires La reacuteponse que lui-mecircme donne agrave cette question est la

suivante La maturation des besoins des objectifs et des problegravemes sociaux est soumise aux lois

objectives de lrsquohistoire (nous en apprendrons plus dans le chapitre IX du livre) Les inteacuterecircts

objectifs des hommes aussi se forment objectivement indeacutependamment de la volonteacute des

hommes suivant les besoins et objectifs existants Quand les inteacuterecircts drsquoun grand nombre

drsquohommes commencent agrave se ressembler leurs consciences aussi prennent des orientations

similaires Faisant face agrave un problegraveme leurs consciences srsquoen occupent reacutepeacutetitivement et se

185

maintiennent dans un eacutetat de mobilisation permanente jusqursquoagrave ce que la solution soit finalement

trouveacutee Or comme tout problegraveme qursquoil soit pratique ou theacuteorique nrsquoa qursquoun nombre fini de

solutions il est probable que les socieacuteteacutes malgreacute leur distance geacuteographique arrivent agrave des

solutions identiques ou agrave la creacuteation de formes culturelles semblables Pour Megrelidzeacute le

scheacutema explicatif base-superstructure dans le cadre de la question des paralleacutelismes culturels

peut donc ecirctre preacuteciseacute et rendu applicable par lrsquointroduction des principes de finitude et de

probabiliteacute laquo Ainsi la question des paralleacutelismes de penseacutees et des formes ressemblantes trouve

son explication dans la similariteacute ou diversiteacute des problegravemes (задач) qui ont pourtant des

solutions coiumlncidentes raquo194 Par exemple si les hommes sont confronteacutes agrave la neacutecessiteacute drsquoutiliser

un certain type de meacutetiers premiers de la nature crsquoest la structure de la matiegravere elle-mecircme qui

suggegravere les voies pour sa maicirctrise Donc lrsquoanalyse concregravete des formes culturelles sera possible si

lrsquoon srsquoarme du laquo critegravere objectif raquo consistant en une prise en compte du caractegravere fonction ou

sens des objets qui doivent ecirctre saisis et compris ou encore ecirctre impliqueacutes dans la pratique

Ensuite Megrelidzeacute entame une discussion extensive de trois exemples empiriques Nous

voudrions rapidement exposer ces analyses pour montrer la maniegravere dont les principes de la

theacuteorie geacuteneacuterale de la penseacutee que Megrelidzeacute eacutelabore sont mis en service de lrsquoexplication des

problegravemes empiriques

Le premier exemple relegraveve de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle Il srsquoagit drsquoexpliquer

lrsquoorigine des techniques drsquoobtention du feu Megrelidzeacute rejette la version de Karl von den

Steinen deacuteveloppeacutee dans son livre Unter den Naturvoumllkern Zentralbrasiliens selon laquelle la

friction observeacutee dans la nature aurait appris agrave lrsquohomme qursquoil est possible drsquoobtenir le feu en

produisant la friction Pour Megrelidzeacute crsquoest une conclusion speacuteculative alors que les sauvages

nrsquoobservent pas la nature et ne sont pas enclins agrave y chercher la causaliteacute195 Lrsquoinvention de la

194 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 336 195 A ce propos revenons encore une fois agrave Leacutevi-Strauss Dans le chapitre laquo La science du concret raquo de sa

Penseacutee sauvage il envisage de reacutefuter lrsquoideacutee que les laquo primitifs raquo sont incapables drsquoune penseacutee abstraite Mecircme si Leacutevi-Strauss et Megrelidzeacute parcourent des chemins diffeacuterents ils partagent lrsquoideacutee que toute penseacutee du concret (ce que nous pourrions appeler laquo concepts mateacuteriels raquo chez Megrelidzeacute et ce que Leacutevi-Strauss appelle la science du concret consiste essentiellement en une organisation des eacuteleacutements sensibles en des classements) comporte de lrsquoabstraction ou comme dirait Megrelidzeacute de la geacuteneacuteralisation Ainsi Leacutevi-Strauss eacutecrit-il laquo Tout classement est supeacuterieur au chaos et mecircme un classement au niveau des proprieacuteteacutes sensibles est une eacutetape vers un ordre rationnel raquo (Penseacutee sauvage PLON Paris 1962 p 29) Une comparaison consistante et approfondie des deux theacuteoriciens serait une entreprise passionnante mais ici nous voudrions souligner une diffeacuterence fondamentale qui les seacutepare Crsquoest la question de la primauteacute entre lrsquointeacuterecirct pratique ou lrsquointeacuterecirct intellectuel dans la penseacutee humaine Leacutevi-Strauss eacutecrit laquo S[i lrsquoappeacutetit de connaissance objective] est rarement dirigeacute vers des reacutealiteacutes du mecircme niveau que celles auxquelles srsquoattache la science moderne il implique des deacutemarches intellectuelles et des meacutethodes drsquoobservation

186

technique du feu ne pouvait donc pas ecirctre un reacutesultat de la reacuteflexion theacuteorique mais une

conseacutequence de la pratique Autrement dit crsquoest la pratique de la friction souvent accompagneacutee

du feu ndash de cet eacuteveacutenement inattendu - qui a du amener lrsquohomme agrave la deacutecouverte de la technique

Autrement dit ce nrsquoest pas la theacuteorie qui indique les moyens mais les moyens eux-mecircmes qui

dans la pratique amegravenent lrsquohomme aux reacutesultats concrets En mecircme temps lrsquohomme devait ecirctre

precirct pour une telle invention et connaicirctre lrsquoutiliteacute pratique de lrsquousage du feu Dans le cas contraire

il aurait pris le feu pour un effet lateacuteral et deacuteplaisant du procegraves de forage drsquoun morceau de bois

qui se pratiquait par exemple pour produire un arc Megrelidzeacute refuse lrsquoideacutee que dans la

technique de lrsquoobtention du feu il y a une ligne eacutevolutive Selon lui des techniques diffeacuterentes ou

semblables sont apparues dans des parties diffeacuterentes du monde et ont eacuteteacute conditionneacutees par le

type de la pratique de chaque socieacuteteacute Quant au fait qursquoelles coiumlncident cela srsquoexplique par le

nombre limiteacute des maniegraveres drsquoobtention du feu

Le deuxiegraveme exemple concerne la mesure du temps Megrelidzeacute considegravere que la

repreacutesentation du temps nrsquoexistait pas avant que lrsquohomme ne commenccedilacirct agrave le mesurer Mais si

pour nous le temps est un continuum ininterrompu et homogegravene pour les hommes de temps

reculeacutes il eacutetait repreacutesenteacute en tranches Les tranches de temps eacutetaient remplies par des eacuteveacutenements

ou procegraves importants de leur vie Ces tranches nrsquoeacutetaient donc pas homogegravenes mais suivaient la

processualiteacute des eacuteveacutenements dont ils eacutetaient coextensifs Elles se trouvaient dans un rapport

indiffeacuterent lrsquoune par rapport agrave lrsquoautre car entre elles le flux du temps cessait Cela est difficile agrave

imaginer pour lrsquohomme moderne mais la langue a preacuteserveacute les traces drsquoune telle repreacutesentation

du temps (par exemple Megrelidzeacute parle des expressions latines comme dies nefasti et dies

fasti) Lrsquoimportant ici est que tout comme crsquoeacutetait le cas avec lrsquoexplication du deacuteveloppement de

la repreacutesentation des nombres Megrelidzeacute souligne la mateacuterialiteacute des premiegraveres repreacutesentations

du temps De mecircme que les premiers concepts de quantiteacute nrsquoeacutetaient pas seacutepareacutes de la mateacuterialiteacute

des choses qui eacutetaient lrsquoobjet de compte (ce qui nous permet de parler des concepts de quantiteacute

au pluriel) les repreacutesentations du temps aussi eacutetaient impossibles agrave deacutetacher de la dureacutee des

eacutevegravenements ou procegraves qui eacutetaient lrsquoobjet de leur captation Mais il faudrait peut-ecirctre que nous comparables raquo (Ibid p 13) Plus loin il poursuit laquo On objectera qursquoune telle science ne peut guegravere ecirctre efficace sur le plan pratique Mais preacuteciseacutement son premier objet nrsquoest pas drsquoordre pratique Elle reacutepond agrave des exigences intellectuelles avant ou au lieu de satisfaire agrave des besoins raquo (Ibid p 21) Bien eacutevidemment Megrelidzeacute refuserait radicalement ce choix Il ne srsquoagit pas drsquoun simple choix theacuteorique mais du fait que lrsquointeacuterecirct intellectuel est pris par Leacutevi-Strauss comme un trait intrinsegraveque de lrsquohumain faisant partie de sa nature et au lieu drsquoecirctre interrogeacute et expliqueacute il se deacutevoile comme un preacutesupposeacute et donc une limitation de son approche

187

nous contredisions tout de suite et disions que crsquoest agrave rebours de lrsquointention de Megrelidzeacute que

nous venons drsquoutiliser le mot laquo captation raquo car pour lui il ne peut pas srsquoagir drsquoune forme a

priori du temps qui srsquoimposerait sur les donneacutees sensibles Megrelidzeacute ne discute point les

aspects de la conscience du temps mais agrave partir de ce que nous savons deacutejagrave sur sa conception de

la conscience nous pourrions affirmer que la perception du temps nrsquoest qursquoune certaine forme

drsquoorganisation logique du champ de perception Les eacuteleacutements du champ objectif lui-mecircme reacuteguleacute

par le temps objectif et ougrave ces eacuteleacutements sont donc deacuteployeacutes en succession sont traduits en un

contenu de conscience par seacutelection de certains eacuteleacutements lieacutes y compris dans lrsquoordre de leur

succession en une uniteacute de sens Crsquoest gracircce agrave une telle conception de la conscience que

Megrelidzeacute rend theacuteoriquement pensable un temps mateacuteriel Si la perception du temps se

produisait comme un lien (de succession) entre des eacuteleacutements de perception les premiegraveres

perceptions du temps devaient ecirctre strictement mateacuterielles Quant au concept moderne de temps

homogegravene il est le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation des premiers concepts du temps entiegraverement

deacutetermineacutes par le contenu objectif Le deacuteveloppement et donc la deacutemateacuterialisation du concept du

temps est lieacute agrave la neacutecessiteacute drsquoune certaine reacutepartition des taches dans la vie pratique quotidienne

Une preuve du fait que lrsquohomme identifiait les peacuteriodes temporelles gracircce aux tacircches pratiques

est visible selon Megrelidzeacute par exemple dans les noms des mois en geacuteorgien (tels que le mois

de fauchaison le mois de moissonnage le mois de vendange etc) ou encore dans la maniegravere des

Tchouktchi drsquoidentifier les saisons de lrsquoanneacutee avec la reacutealiteacute de la vie des rennes Megrelidzeacute

souligne qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun marquage subjectif ou arbitraire du temps Bien au contraire il

est lieacute avec la reacutealiteacute des faits de la vie eacuteconomique qui investissent le temps du contenu Drsquoici

deacutecoule lrsquoexplication des paralleacutelismes culturels dans la mesure du temps Le fait que la division

du temps en des peacuteriodes (nuit-jour mois de lrsquoanneacutee) est agrave observer dans toutes les cultures est

conditionneacute par la reacutealiteacute objective qui donne forme agrave lrsquoactiviteacute de travail et agrave la pratique

eacuteconomique laquo Les activiteacutes meacutenagegraveres qui se structuraient et se groupaient autour de points

temporels deacutefinis conditionnaient telle ou telle division et mesure du temps qui dans la plupart

des cas se fixegraverent dans lrsquoordre du culte raquo196 La mesure du temps prend son essor non pas de

lrsquoobservation du ciel et de la reacutevolution des corps ceacutelestes mais des activiteacutes eacuteconomiques le

temps chaud et froid le temps pluvial et caniculaire le temps des vents des grandes crues etc

sont les uniteacutes temporelles qui facilitent la reacutegulation de lrsquoeacuteconomie

196 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 346

188

laquo La coiumlncidence du nombre des jours dans lrsquoanneacutee est conditionneacutee par le fait que lrsquoanneacutee de

fait comprend 365 frac14 alternances de jour et nuit Quand les peuples arrivegraverent au niveau du

deacuteveloppement ougrave ils devaient pour des raisons eacuteconomiques prendre en compte le peacuteriode de la

reacutevolution du soleil en son entiegravereteacute alors chacun agrave sa maniegravere tocirct ou tard srsquoapprocha de la

reacutealiteacute raquo197

Le troisiegraveme exemple regarde les paralleacutelismes dans les modes de penseacutee198 et notamment

la penseacutee magique que lrsquoon retrouve dans toutes les socieacuteteacutes non seulement agrave une certaine eacutetape

du deacuteveloppement des socieacuteteacutes ougrave ce type de penseacutee est dominant (mecircme si jamais exclusif)

mais mecircme dans la socieacuteteacute moderne ougrave elle subsiste sous la forme reacutesiduelle des superstitions

Selon lrsquoobservation de Megrelidzeacute les superstitions se concentrent autour des sphegraveres drsquoactiviteacute

dans lesquelles le hasard joue un rocircle preacutepondeacuterant et sont donc caracteacuteristiques pour les

cateacutegories drsquoindividus comme les comeacutediens chanteurs politiciens amateurs de jeux de hasard

chasseurs marins etc De lagrave Megrelidzeacute conclut que les superstitions ne pouvant avoir une

origine subjective et volontaire sont les effets drsquoun certain mode de structuration (ou plus

preacuteciseacutement du manque de structuration) du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Dans de telles

sphegraveres drsquoexpeacuterience le milieu nrsquoest pas controcirclable par le sujet et son succegraves ne deacutepend pas des

efforts qursquoil peut faire La raison en est que dans ce type de champs objectifs de lrsquoexpeacuterience les

rapports reacuteels entre les eacuteleacutements du champ ne sont pas discernables et il est impossible pour la

conscience dans le chaos expeacuterientiel de saisir en un complexe de sens lrsquoobjectif que le sujet se

pose et les moyens de son obtention Cela reacuteduit la conscience agrave lrsquoinstauration de rapports

hasardeux et agrave la production de signes superstitieux qui peuvent ecirctre individuels ou geacuteneacuteraliseacutes)

Il ne srsquoagit donc pas ici des rapports de causaliteacute (A provoque B) mais des rapports de

paralleacutelisme (A est accompagneacute ndash est le signe ndash de B) qui peuvent ecirctre absolument arbitraires

Crsquoest ainsi qursquoest deacutecrite eacutegalement la penseacutee magique des sauvages Cependant au fur et agrave

mesure que au cours du procegraves historique la conscience se structure toujours plus

197 Ibid p 347 198 Cette probleacutematique a eacuteteacute plus pleinement discuteacutee dans lrsquoarticle que Megrelidzeacute avait publieacute deacutejagrave en 1935

et qui srsquointitule laquo Sur les superstitions et lrsquoordre lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Dans notre analyse nous nous appuyons donc sur ce texte მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის rsquoპრელოგიკურიrsquo წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

189

conformeacutement au champ objectif de lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire accumule du savoir et est capable

de saisir des portions consideacuterables du reacuteseau des rapports objectifs la penseacutee devient de plus en

plus satureacutee de liens reacuteels Si le sauvage est incapable drsquoentrevoir un rapport de causaliteacute entre

une blessure par la flegraveche et la mort crsquoest qursquoil lui manque tout un nombre drsquoeacuteleacutements contenus

dans le savoir (le savoir nrsquoeacutetant autre qursquoun reacuteseau de concepts) sur le corps humain - qui selon

Megrelidzeacute a eacuteteacute deacuteveloppeacute au Moyen Acircge avec lrsquoinvention des techniques de torture199 Il est

empecirccheacute drsquoidentifier le rapport de causaliteacute entre ces deux eacuteveacutenements car objectivement ceux-

ci ne sont pas en rapport immeacutediat lrsquoun avec lrsquoautre mais sont lieacutes agrave travers drsquoautres eacuteleacutements qui

srsquoorganisent en un reacuteseau et reacutesultent donc en un savoir physiologique

Megrelidzeacute peut donc contredire Leacutevy-Bruhl ainsi que Durkheim et affirmer que la penseacutee

magique ne relegraveve pas drsquoune mentaliteacute ou drsquoun mode de penseacutee en soi Elle nrsquoest que lrsquoeffet de la

conscience produit par le champ de lrsquoexpeacuterience caracteacuteriseacute objectivement par un haut degreacute de

deacutesordre ou par manque de preacutedisposition de la conscience agrave percevoir des portions du reacuteseau

des eacuteleacutements objectif ce qui au final revient au mecircme Qui plus est lrsquohomme moderne qui

dans une certaine situation agit et pense drsquoune maniegravere tout agrave fait rationnelle peut avoir des

superstitions dans une autre situation (lrsquoexemple en serait un professeur qui va agrave la chasse ou

joue aux cartes) Il en va de mecircme pour le sauvage Leacutevy-Bruhl remarque agrave propos de la

mentaliteacute primitive que parfois les sauvages font preuve drsquoun comportement extrecircmement

rationnel Ainsi les diffeacuterents modes de structuration de la penseacutee peuvent coexister dans un

individu qui peut tregraves bien toleacuterer des ideacutees ou opinions contradictoires quand elles sont

suggeacutereacutees par la pratique et lrsquoexpeacuterience Cela nrsquoest que la preuve pour Megrelidzeacute que ni les

cateacutegories socio-aprioriques ni des modes diffeacuterents de la mentaliteacute nrsquoexistent les penseacutees eacutetant

deacutependantes des facteurs objectifs et de la structuration objective du champ drsquoexpeacuterience

Enfin Megrelidzeacute explique les raisons pour lesquelles dans certaines socieacuteteacutes la penseacutee

magique preacutevaut alors que dans drsquoautres elle est marginaliseacutee sous forme de superstition Cela

deacutepend de lrsquoactiviteacute eacuteconomique principale de la socieacuteteacute donneacutee qui est le champ objectif

drsquoexpeacuterience dans toute socieacuteteacute Ainsi la penseacutee magique est-elle preacutesente surtout dans les

socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs qui pratiquent une vie eacuteconomique extrecircmement instable et

difficilement controcirclable

199 Cf Ibid p 537

190

Cette analyse drsquoun cas concret et empirique fait ressortir les traits de la conception de

Megrelidzeacute plus clairement que ce nrsquoest le cas des longues discussions purement theacuteoriques

Nous y voyons tout un chemin argumentatif qui srsquoeacutetend du type drsquoactiviteacute eacuteconomique de la

socieacuteteacute jusqursquoagrave la maniegravere dont la conscience structure son contenu en passant agrave travers les

questions geacuteneacuterales sur le fonctionnement de la conscience le rocircle du champ objectif de

lrsquoexpeacuterience la production du savoir Et qui plus est toute cette complexiteacute est mise au service

drsquoune analyse comparatiste ou nous pourrions aussi dire que cette complexiteacute elle-mecircme se

deacuteploie gracircce agrave la maniegravere de poser la question dans une perspective comparatiste Enfin nous y

voyons plus clair dans les points par lesquels Megrelidzeacute se distancie de Leacutevy-Bruhl

Passons maintenant agrave lrsquoeacutetape suivante du chapitre Megrelidzeacute arrive donc agrave la conclusion

que malgreacute lrsquoideacutee communeacutement partageacutee selon laquelle les conditions sociales deacuteterminent la

penseacutee sous cette forme simple elle ne relegraveve pas de la penseacutee marxiste Crsquoest plutocirct une penseacutee

deacuteterministe qursquoil attribue avant tout agrave Durkheim pour qui la conscience serait laquo un appareil mort

qui reproduit les formes lui eacutetant eacutetrangegraveres raquo Pour Marx en revanche les conditions mateacuterielles

deacutefinissent la penseacutee mais drsquoune maniegravere oblique crsquoest-agrave-dire seulement dans la mesure ougrave ce

sont elles qui mettent en avant les problegravemes deacutefinissent les groupements de personnes dans le

champ social deacutefinissent leurs inteacuterecircts et ainsi orientent le travail de la conscience qui prend en

compte le sens des nouveaux objets et des nouvelles situations agrave reacutesoudre La deacutetermination

sociale de la penseacutee comme Megrelidzeacute voudrait lrsquoentendre serait donc le reacutesultat des

compromis entre les problegravemes objectivement cristalliseacutes et la conscience qui limiteacutee par sa

structuration et donc reacutesistante cherche agrave les reacutesoudre mais en geacuteneacuteralisant ses reacutesultats

transforme lrsquoobjectiviteacute qui de son cocircteacute lui renvoie des problegravemes nouveaux Cependant ce

procegraves loin drsquoecirctre cyclique produit un effet drsquoaccumulation en impliquant dans la sphegravere de la

connaissance humaine toujours plus grande tant la nature que la reacutealiteacute sociale Plus tard nous

discuterons les conseacutequences drsquoune telle vision sur la philosophie de lrsquohistoire de Megrelidzeacute

Mais revenons agrave la lettre de son livre

Etant donneacute que la conscience pour Megrelidzeacute nrsquoest pas un appareil de reproduction

meacutecanique ou reacuteflectif mais creacuteatif et producteur du sens gracircce agrave sa liberteacute relative le pas

suivant dans son raisonnement est lrsquointerrogation sur le rocircle de lrsquoindividu dans la socieacuteteacute ou

plus preacuteciseacutement dans la production du savoir eacutetant donneacute que la socieacuteteacute est envisageacutee par

Megrelidzeacute toujours comme un tout en deacuteveloppement Mecircme si ce sont bien les conditions

191

historiques et sociales qui mettent lrsquohomme dans une certaine position sociale deacutefinissent ses

inteacuterecircts et donnent une certaine orientation au travail de la conscience une telle deacutetermination ne

srsquoapplique pas aux comportements ou penseacutees individuels Megrelidzeacute distingue drsquoune part

lrsquointeacuterecirct comme une tacircche historique ou un objectif geacuteneacuteral et drsquoautre part les inteacuterecircts proches

de lrsquoindividu qui dirigent ses actions quotidiennement Les consciences individuelles ont leur

maniegravere propre agrave chacune drsquoentre elles de reacutesoudre un conflit ou un problegraveme Cependant les

comportements particuliers et locaux nrsquoont pas la capaciteacute automatique drsquoacqueacuterir une valeur

sociale et drsquoinfluencer lrsquoopinion publique Pour qursquoun eacuteveacutenement particulier puisse se socialiser

il faut que les inteacuterecircts drsquoune multipliciteacute convergent autour de lui Une ideacutee peut avoir une

origine individuelle mais elle peut ne pas attendre le degreacute de geacuteneacuteralisation neacutecessaire pour

subsister

laquo Dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute aucun des grands problegravemes drsquoordre technique ou theacuteorique nrsquoa

eacuteteacute reacutesolu de bout en bout par une personne Drsquohabitude chaque grand problegraveme se reacutesout depuis des

cocircteacutes diffeacuterents partiellement agrave travers le travail de beaucoup drsquoindividus qui attaquent la question

depuis des points du vue diffeacuterents et souvent ne soupccedilonnent mecircme pas lrsquoexistence de ce problegraveme

dans ses dimensions reacuteelles raquo200

Lagrave aussi Megrelidzeacute fait recours au modegravele du champ et considegravere que la reacutesolution de tel ou

tel problegraveme advient au moment ougrave la multipliciteacute des solutions partielles et des efforts

individuels srsquoentrelacent objectivement en srsquoorganisant en un ensemble et en fermant le circuit

Les deacutecouvertes scientifiques sont souvent le reacutesultat de tels efforts drsquoorganisation qui poussent

lrsquoideacutee agrave se cristalliser Et crsquoest souvent un seul individu qui disposant de toutes les avanceacutees

partielles qui le preacuteceacutedent historiquement et eacutetant bien preacutepareacute et preacutedisposeacute par ces savoirs

reconfigure tout le champ de savoir restructure les vieux et les nouveaux eacuteleacutements dans un

nouvel ensemble de sens (ce qui de son cocircteacute provoque une redeacutefinition du sens de chaque

eacuteleacutement) et ainsi arrive agrave une deacutecouverte scientifique201 Le travail long vague et encore disperseacute

et multiple preacutepare le sol pour une soudaine configuration des eacuteleacutements partiels en un champ

geacuteneacuteral pour faire ressortir lrsquoideacutee dans sa clarteacute eacuteclatante Le deacuteclencheur pour ce geste deacutecisif

200 Ibid p 355 201 NB Megrelidzeacute ne parle pas des paradigmes scientifiques mais des deacutecouvertes

192

peut ecirctre une certaine situation ou le travail sur un objet que lrsquoon essaie drsquoinseacuterer dans un

contexte de sens Le champ peut se reconfigurer soudainement pour laisser entrer lrsquoobjet en son

inteacuterieur et permettre une reacutesolution du problegraveme en assignant agrave cet objet un sens nouveau et

clair Megrelidzeacute en conclut que ce qui rend la deacutecouverte scientifique irreacuteversible est le travail

laquo inconscient raquo des multiples individus (et non pas ou pas forceacutement un travail collectif) sur les

problegravemes historiquement mis en valeur

A partir de cette approche Megrelidzeacute eacutelabore une vision singuliegravere de lrsquohistoire des ideacutees et

de la philosophie Les grands penseurs et les creacuteateurs des systegravemes philosophiques y

apparaissent comme des personnes laquo plus ou moins aleacuteatoires raquo Alors que traditionnellement

lrsquohistoire de la philosophie est peupleacutee exclusivement par des intellectuels exceptionnels Cette

image leur est attribueacutee gracircce agrave la structuration du savoir sur lrsquohistoire de la philosophie ougrave tout

un nombre de penseurs sont oublieacutes alors que leurs meacuterites sont reacutesorbeacutes dans des figures qui ne

font qursquoaccomplir le geste deacutecisif de la reconfiguration irreacuteversible du savoir Cela leur confegravere

lrsquoallure drsquoune force intellectuelle deacutemesureacutee et inhumaine La deacutemystification drsquoune telle vision

de lrsquohistoire de la penseacutee est possible si lrsquoon prend en compte la sociogenegravese des ideacutees et que lrsquoon

reconstruit lrsquoeacuteconomie de savoir geacuteneacuteraliseacutee dans laquelle elles se sont cristalliseacutees Pour en

donner une ideacutee plus claire citons le passage suivant

laquo Le fameux laquo Aufhebung raquo de Hegel qui nous frappe aujourdrsquohui par son sens profond eacutetait

plus que courant dans son eacutepoque Schelling parlait de la laquo potenzieren raquo Goethe en lien avec les

questions de la peacuteriodiciteacute et [des procegraves de caractegravere] cyclique appelait la mecircme ideacutee

laquo Steigerung raquo Hegel nrsquoa fait qursquoeacutelaborer preacuteciser et formuler cette ideacutee de la maniegravere la plus

complegravete dont le point de vue ideacutealiste eacutetait capable en creacuteant ainsi lrsquoexpression la plus adeacutequate agrave

cette ideacutee (Aufhebung) Or de nos jours il nrsquoy a presque personne qui se souvienne de toutes les

autres tentatives et avancements raquo202

Il faudrait agrave ce propos que nous eacutevoquions lrsquoarticle intituleacute laquo N Ja Marr et la philosophie

du Marxisme raquo203 paru en 1935 dans lequel Megrelidzeacute touche la question de lrsquohistoire de la

philosophie Il deacuteplore que dans sa version bourgeoise le deacuteveloppement de la philosophie soit

202 Ibid p 358 203 Cf Константин Романович МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем

марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 81-87

193

preacutesenteacute comme laquo une galerie de quelques heacuteros de la raison raisonnante (мыслящего разума) raquo

alors que la philosophie devrait ecirctre soumise agrave lrsquoanalyse dans le cadre geacuteneacuteral du deacuteveloppement

stadiologique car dans son devenir elle se situe sur le mecircme plan que les formes de la

conscience sociale lrsquoideacuteologie et la vision du monde tout court Megrelidzeacute observe deux

tendances dans lrsquohistoriographie bourgeoise de la philosophie Drsquoune part la penseacutee de la Gregravece

antique et plus preacuteciseacutement celle des philosophes preacutesocratiques est preacutesenteacutee agrave travers le

prisme de la philosophie ideacutealiste moderne Alors que des concepts comme lrsquoeau la terre lrsquoair

le feu chez Thales Anaximandre Anaximegravene Heacuteraclite et autres sont des expressions encore

captives de la penseacutee magique et expriment le sens de concepts comme lrsquoesprit ou la raison dans

une forme encore imageacutee non-deacutemateacuterialiseacutee et non-rationaliseacutee (il arrive agrave cette conclusion par

une longue analyse de lrsquousage de ces mots par la meacutethode de la linguistique paleacuteontologique)

Drsquoautre part lrsquoancien Orient est consideacutereacute comme eacutetrange et exotique captif de la penseacutee

mythologique et deacutepourvu de puissance intellectuelle (мыслительных) En srsquoappuyant sur

Johannes Hertel (Die Sonne und Mithra im Awesta) Megrelidzeacute analyse des concepts tireacutes des

anciens textes orientaux tels que le Rig-Veacuteda et lrsquoAvesta ougrave il constate les mecircmes types

drsquoexpressions imageacutees pour des concepts similaires

Il en conclue que la diffeacuterence principielle entre la penseacutee des grecques preacutesocratiques et la

penseacutee orientale nrsquoexiste pas les deux eacutetant situeacutees au stade encore magique de la vision du

monde Il faut qursquoune nouvelle reconstruction de lrsquohistoire de la penseacutee soit effectueacutee pour qursquoil

soit possible drsquoeacutevaluer la penseacutee agrave chaque eacutetape de son deacuteveloppement de la situer par rapport

aux autres stades ou lignes du deacuteveloppement de la penseacutee mais eacutegalement pour montrer que les

concepts philosophiques modernes tels que lrsquoesprit lrsquoacircme la substance lrsquoideacutee le logos etc ne

sont que des remaniements tardifs des repreacutesentations eacutemergeacutees au stade toteacutemique et cosmique

de la penseacutee Lagrave aussi la meacutethode paleacuteontologique de la langue doit jouer le rocircle deacutecisif

VIII Procegraves de circulation sociale des ideacutees Dans ce chapitre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse aux

meacutecanismes et agrave la dynamique de la circulation des ideacutees et cela non seulement dans une socieacuteteacute

moderne (un terme qui lui est eacutetranger) mais aussi agrave lrsquoexemple des reacutecits folkloriques Il

preacutesente sa conception de la conscience sociale et agrave cette occasion critique la sociologie de

Durkheim et la linguistique de Saussure La question qui traverse ces discussions est celle de la

relation entre lrsquoindividuel et le social Megrelidzeacute arrivera agrave une formule dialectique selon

194

laquelle la penseacutee est pleinement remplie par des contenus ayant une valeur sociale mais elle

nrsquoest la penseacutee que dans la mesure ougrave elle individualise le social par lrsquoacte mecircme de la penseacutee

Quant agrave lrsquoindividu dans le champ de la conscience sociale il est important en tant que

lrsquoactualisateur de la penseacutee qui peut non seulement reproduire les ideacutees mais en creacuteer drsquoautres et

les mettre agrave lrsquoeacutepreuve en les faisant circuler Lrsquoindividu participe donc par ses penseacutees et ses

actions au devenir permanent du champ de la conscience sociale Penchons-nous sur cela drsquoun

peu plus pregraves

La conscience individuelle est remplie par des ideacutees sociales La conscience se les

approprie mais aussi les projette dans la socieacuteteacute ndash elle les laquo socialise raquo en les rendant disponible

aux autres pour appropriation - et constitue ainsi un point de force dans le champ de la

conscience sociale Toute deacutecouverte individuelle toutes les penseacutees qursquoun individu diffuse

ainsi que les produits de son activiteacute sont approprieacutes par drsquoautres individus et provoquent des

reacuteactions drsquoacceptation ou de critique Toute exteacuteriorisation ideacuteelle individuelle srsquoinsegravere dans la

circulation sociale et devient lrsquoun des nombreux facteurs de la reacutealiteacute sociale Toute ideacutee a donc

un certain champ de circulation Megrelidzeacute discute les raisons qui peuvent eacutelargir le champ de

circulation drsquoune ideacutee donneacutee la renforcer et la rendre influente dans la structuration de la

conscience sociale Premiegraverement il faut que lrsquoideacutee soit soutenue par les inteacuterecircts reacuteels des

individus ou des groupes Deuxiegravemement elle doit ecirctre accessible agrave des cercles sociaux ecirctre

intellectuellement compreacutehensible pour les membres drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun groupe Ces deux

conditions mettent la source de la puissance de lrsquoideacutee agrave la fois agrave lrsquoexteacuterieur et agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquoideacutee elle-mecircme drsquoune part lrsquoideacutee est complegravetement deacutepourvue de puissance drsquoexistence ses

porteurs eacutetant son seul soutien vivant mais drsquoautre part lrsquoideacutee pour ecirctre soutenue du dehors

ecirctre porteacutee et ainsi pourvue de force sociale doit par son contenu correspondre agrave une certain

demande sociale ndash intellectuelle mais aussi mateacuterielle Quant agrave la force de lrsquoideacutee elle transparaicirct

non seulement dans la largeur du champ de sa circulation crsquoest-agrave-dire dans le nombre des

individus par lesquels elle est porteacutee ndash si crsquoeacutetait la seule explication alors lrsquoideacutee nrsquoaurait qursquoun

caractegravere purement passif ndash mais eacutegalement dans sa capaciteacute de transformer le savoir

socialement preacutesent et de creacuteer une nouvelle compreacutehension de la reacutealiteacute

La reacutesistance que lrsquoideacutee peut rencontrer dans le procegraves de sa socialisation peut ecirctre

conditionneacutee drsquoune part par le caractegravere trop progressif de lrsquoideacutee (le complexe des ideacutees sociales

agrave une certaine eacutetape du deacuteveloppement de la socieacuteteacute peut ne pas permettre lrsquointeacutegration drsquoune

195

ideacutee trop eacuteloigneacutee et peut ne pas se laisser reconfigurer par elle si meacutetaphoriquement parlant

laquo le sol nrsquoest pas preacutepareacute raquo pour lrsquoacceptation drsquoun certain eacuteleacutement) Mais drsquoautre part ce sont

les rapports sociaux et la disposition des forces et des inteacuterecircts sociaux qui peuvent jouer le rocircle

drsquoune barriegravere Nous devons faire remarquer ici que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur le terme

laquo ideacuteologie raquo qursquoil nrsquoutilise que tregraves rarement et contextuellement Ce terme a eu un itineacuteraire

assez compliqueacute dans la penseacutee marxiste prenant des formes diffeacuterentes telles que la laquo fausse

ideacuteologie raquo (Lukacs) ou lrsquolaquo ideacuteologie du proleacutetariat raquo (Leacutenine) Quant agrave Megrelidzeacute agrave cette

eacutetape de son argumentation il ne parle que des complexes drsquoideacutees sans les mettre en relation

avec la structuration des inteacuterecircts dans la socieacuteteacute (cette question est discuteacutee dans le chapitre IX

du livre) et ne peut donc pas formuler les diffeacuterences entre lrsquoideacuteologie et le savoirla science ou

encore entre deux ideacuteologies diffeacuterentes Dans ce contexte lrsquoideacuteologie ne serait qursquoun complexe

drsquoideacutees en circulation compris en un sens neutre Megrelidzeacute souligne seulement que toute

ideacuteologie deacutetient un laquo cocircteacute conservateur raquo Or le conservatisme relegraveve non pas de la nature du

contenu mais de la puissance drsquoecirctre de tout complexe drsquoideacutees en tant que structureacute et reacutesistant agrave

la transformation Sans pouvoir encore preacuteciser la nature de lrsquoideacuteologie Megrelidzeacute fait quelques

remarques sur la maniegravere dont elle circule Le complexe des ideacutees dans lesquelles la classe

dominante se reconnaicirct et qui deacutefinit lrsquolaquo opinion publique raquo puise ses forces de la tradition de la

routine ainsi que des instruments de lrsquolaquo influence spirituelle raquo tels que les eacutecoles les manuels la

presse Cette force conservatrice transparaicirct en ceci que mecircme lorsque les couches domineacutees de

la socieacuteteacute se heurtent dans les ideacutees dominantes qui ne correspondent pas agrave leurs inteacuterecircts agrave des

contradictions ressenties encore vaguement elles continuent pendant une dureacutee plus ou moins

longue agrave penser dans ces termes qui leur sont objectivement eacutetrangers Cette tendance

conservatrice propre au procegraves de la circulation sociale des ideacutees fait que toute ideacutee nouvelle ne

peut srsquoaffirmer que par un combat Son maintien prolongeacute produit un eacutecart entre drsquoune part la

conscience sociale et drsquoautre part le deacuteveloppement tant de la culture mateacuterielle que des

rapports sociaux204 Cet eacutecart ou si lrsquoon veut le retard des ideacutees sur les inteacuterecircts peut ecirctre

204 Cette thegravese pourrait ecirctre vue comme une variation ou un deacutetournement dans les termes de la sociologie du

savoir de la thegravese que lrsquoon trouve dans le manifeste communiste de Marx et Engels La thegravese originelle parle de lrsquoeacutecart entre drsquoune part les forces productrices et surproduction et drsquoautre part les rapports sociaux fondeacutes sur la proprieacuteteacute bourgeoise laquo hellipla socieacuteteacute a trop de civilisation trop de moyens de subsistance trop drsquoindustrie trop de commerce Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le deacuteveloppement des conditions de la proprieacuteteacute bourgeoise au contraire elles sont devenues trop puissantes pour ces conditions qui se tournent en entraves et toutes les fois que les forces productives sociales srsquoaffranchissent de ces entraves elles preacutecipitent dans

196

neutraliseacute par lrsquoeacutetablissement des ideacutees porteacutees par la classe progressive qui est la nouvelle force

creacuteatrice de lrsquohistoire

Dans cette description un passage attire lrsquoattention laquo [la situation est diffeacuterente quand il

srsquoagit de] lrsquoorganisation active du travail socio-eacuteducatif qui permet de restructurer rapidement la

conscience et de faciliter avec le concours de lrsquoinstruction la maicirctrise drsquoideacutees extrecircmement

complexes et la compreacutehension des acquis de la penseacutee raquo205 Evidemment Megrelidzeacute deacutefinit ici

le rocircle du parti dont la mission serait drsquointervenir dans la circulation des ideacutees pour acceacuteleacuterer le

devenir de la classe reacutevolutionnaire

Megrelidzeacute poursuit son analyse geacuteneacuterale une fois que les ideacutees se sont socialiseacutees et

deacutetacheacutees des individus qui les ont produites elles tombent sous lrsquoemprise des meacutecanismes de

circulation sociale des ideacutees Elles sont mises agrave lrsquoeacutepreuve dans des circonstances diffeacuterentes et

sont induites agrave manifester leurs multiples cocircteacutes Au cours de ce procegraves de lrsquoapplication et de la

critique des ideacutees elles se concreacutetisent se preacutecisent se perfectionnent et en mecircme temps

perdent toute trace de leur provenance individuelle Elles se laquo deacutepersonnalisent raquo et acquiegraverent le

caractegravere veacuteritablement social Ce procegraves de seacutedimentation drsquoune grande multipliciteacute

drsquoexpeacuteriences et de savoir dans les ideacutees (ainsi que dans des formes de la culture mateacuterielle) qui

avance agrave travers leur reacutealisation en pratique et la lutte sociale pour une telle reacutealisation coiumlncide

selon Megrelidzeacute avec le procegraves historique de lrsquoapproximation toujours croissante de la penseacutee

humaine agrave la reacutealiteacute objective Le monde de la nature et des rapports sociaux est saisi drsquoune

maniegravere toujours plus pleine Le parti comme lrsquoagent de la lutte sociale est donc le facteur de

lrsquoapproximation agrave la veacuteriteacute

En vue drsquoun deacutevoilement du meacutecanisme de la circulation des ideacutees mais eacutegalement avec

lrsquointention de couvrir des questions relatives agrave lrsquoethnologie Megrelidzeacute entreprend lrsquoanalyse du

mode de circulation du folklore crsquoest-agrave-dire des reacutecits de diffeacuterents types (mythes contes de feacutee

etc) Par cette analyse il met dans une nouvelle perspective la question de la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social (ou collectif) et essaie de deacutepasser la dichotomie qursquoil voit entre deux

types de theacuteories sociologiques (les deux bourgeoises) qui sont porteacutees agrave privileacutegier lrsquoun de ces

deux pocircles en lui attribuant le rocircle de facteur deacuteterminant par rapport agrave lrsquoautre Megrelidzeacute

le deacutesordre la socieacuteteacute tout entiegravere et menacent lrsquoexistence de la proprieacuteteacute bourgeoise Le systegraveme bourgeois est devenu trop eacutetroit pour contenir les richesses creacuteeacutees dans son sein raquo Karl MARX Friedrich ENGELS Manifeste du parti communiste Editions champ libre Paris 1983 p 35

205 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 366

197

commence par une attaque contre des propos drsquoAlbert Wesselski206 concernant lrsquoorigine et la

circulation des contes feacutees et des contenus folkloriques en geacuteneacuteral Selon Wesselski le folklore

(ou plus preacuteciseacutement les Natursagen ainsi que les mythes) ne serait que le reacutesultat de creacuteateurs

individuels (precirctres prophegravetes poegravetes) qui auraient composeacute librement des reacutecits en reacutepondant agrave

des interrogations des curieux dont ils eacutetaient entoureacutes Quant au procegraves de la circulation elle ne

serait que la deacuteformation et la contamination progressive de telles creacuteations individuelles Pour

Megrelidzeacute en revanche crsquoest justement la circulation sociale qui est elle-mecircme le procegraves

creacuteatif dans laquelle les motifs traditionnels (mythiques magiques religieux etc) se composent

et acquiegraverent la forme de narration au fil des diffeacuterentes versions Les motifs se croisent se

superposent comme des couches produisant ainsi des scheacutemas narratifs Megrelidzeacute refuse donc

de reacuteduire le folklore agrave un facteur subjectif Et cela non seulement en ce qui concerne la reacutealiteacute

de la circulation mais eacutegalement dans la mesure ougrave Megrelidzeacute nie par principe le caractegravere

libre de la creacuteation subjective Selon lui la fantaisie mecircme nrsquoest pas arbitraire mais

historiquement limiteacutee car comme nous avons deacutejagrave souligneacute agrave propos de la vision gestaltiste de

la conscience chez Megrelidzeacute lrsquoimagination loin drsquoecirctre libre dans lrsquoarticulation des eacuteleacutements et

dans lrsquoinstauration de liens logiques entre eux ne fonctionne que par la transformation des

modes drsquoorganisation de contenus deacutejagrave existants Mecircme dans le cas de la fantaisie cette

reacutesistance du contenu creacutee des preacutedispositions limitatrices pour de possibles transformations de

206 Albert Wesselski (1871-1939) est un traducteur et chercheur autrichien qui est surtout connu pour sa

tentative de deacutevelopper dans son Versuch einer Theorie des Maumlrchens (Sudetendeutscher Verlag Frany Kraus Reichenberg 1931) - sur lequel srsquoappuie Megrelidzeacute - une theacuteorie des contes (dont il propose drsquoailleurs une deacutefinition dans le cadre drsquoune classification entre Maumlrchen Maumlrleine Sagen) Wesselski analyse les reacutecits donneacutes dans la tradition orale (comme base lui servent les contes recueillis par les fregraveres Grimm) et distingue des motifs qui devront permettre une reconstruction de la forme la plus primitive des premiers contes qui eacutemergent agrave partir des mythes Gracircce agrave la diffeacuterentiation entre des couches de la culture qui permet que le pheacutenomegravene de la critique eacutemerge agrave lrsquoOccident les mythes critiqueacutes pour leurs eacuteleacutements religieux (autrement dit pour leurs motifs mythiques) sont transformeacutes en leur parodies et prennent la forme des contes en adoptant les motifs de miracle (Wundermotive) Lrsquoabsence en Orient de lrsquoinstance culturelle qui assumerait le rocircle de la critique fait selon Wesselski que lagrave on ne trouve pas de contes mais des reacutecits mythiques qui servent de base pour une transformation en contes Outre cela Wesselski srsquointerroge sur la maniegravere dont les contes circulent sont preacuteserveacutes (Erhaltung) et se transforment Ce faisant il introduit les figures de celui qui soigne les contes (le Maumlrchenpflaumlger qui preacuteserve la forme du conte ndash par exemple en les fixant par lrsquoeacutecriture ndash pour eacuteviter qursquoils ne soient oublieacutes ou encore deacutefinitivement transformeacutes au cours de la circulation orale) et de celui qui est leur porteur (le Maumlrchentraumlger qui garantit la transmission circulation et disseacutemination orale du conte en en produisant des versions diffeacuterentes) Apparemment crsquoest bien le fait que le scheacutema explicatif de la circulation des contes proposeacute par Wesselski prenne appui sur lrsquoactiviteacute des individus qui a provoqueacute la critique de la part de Megrelidzeacute En effet nous lisons chez Wesselski laquo Denn immer sind es nur Einzelne die die Maumlrlein und die Maumlrchen zubereiten immer sind es nur Einzelne die das Zubereitete erhalten und immer sind es nur Einzelne die das Erhaltene verbreiten Das Kollektivum das Volk kommt weder als zubereitend noch als erhaltend noch als vertreibend in betracht ldquo Versuch einer Theorie des Maumlrchens Op cit p 178

198

ce contenu Par conseacutequence la fantaisie ne peut pas ecirctre complegravetement dissocieacutee de lrsquohistoriciteacute

et donc de la dimension proprement sociale des ideacutees Ce principe gestaltiste des preacutedispositions

qui est agrave lrsquoœuvre non seulement dans la conscience individuelle (limitant mecircme la fantaisie)

mais est transposeacute eacutegalement sur le mode de circulation (ou autrement dit de creacuteation

continuelle) des contenus du folklore permet agrave Megrelidzeacute drsquoaffirmer que la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social nrsquoexiste pas ni dans les artefacts de la culture mateacuterielle ni dans des

produits ideacuteologiques On a affaire agrave des formations socio-historiques qui gardent en soi les

seacutedimentations des expeacuteriences de beaucoup de geacuteneacuterations La diffeacuterence entre le contenu

individuel et le contenu socio-historique est eacutegalement une abstraction quand il srsquoagit de la

conscience individuelle

Ces conclusions quant agrave lrsquoartificialiteacute et au caractegravere abstrait de la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social permettent agrave Megrelidzeacute de passer agrave la critique des theacuteories sociologiques

bourgeoises pour lesquelles cette diffeacuterence est un preacutesupposeacute accepteacute sans critique Suivant le

type de hieacuterarchie qursquoelles instaurent entre les termes de cette diffeacuterence Megrelidzeacute distingue

deux lignes theacuteoriques drsquoune part ce sont Moritz Lazarus Dimitrie Drăghicescu Durkheim

Leacutevy-Bruhl qui retiennent que la socieacuteteacute deacutefinit lrsquoindividu et drsquoautre part Georges Palante

Lebon Thomas Carlyle qui affirment que ce sont les individus qui faccedilonnent la socieacuteteacute207

Contrairement agrave ces positions partiales Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee qursquoil ne peut srsquoagir que de

deux mouvements simultaneacutes dans le procegraves de la production distribution et consommation le

social srsquoindividualise en mecircme temps que lrsquoindividuel se socialise La penseacutee est individuelle

mais seulement dans la mesure ougrave elle effectue lrsquoindividualisation du social Megrelidzeacute renforce

cette position par des citations tireacutees des Manuscrits eacuteconomico-philosophiques de 1844 de Marx

ougrave il est question de lrsquoindiffeacuterenciation entre la vie individuelle et la vie geacuteneacuterique de lrsquohomme

Megrelidzeacute arrive ensuite agrave lrsquoanalyse de ce qursquoest la conscience sociale Mais avant

drsquoaborder ce point qui est le dernier du chapitre nous voudrions attirer lrsquoattention sur un aspect

encore de la circulation sociale des ideacutees agrave savoir les emprunts Megrelidzeacute souligne que

207 Une des sources importantes de ses connaissances en sociologie a sans doute eacuteteacute pour Megrelidzeacute le recueil

intituleacute Ideacutees nouvelles en sociologie (paru en 1914 en langue russe) qui rassemblait des articles traitant la probleacutematique du rapport entre la sociologie et la psychologie Crsquoest lagrave qursquoil a ducirc deacutecouvrir les ideacutees de Drăghicescu et de Palante ainsi que celles de Tarde et Durkheim eacutegalement (quoique les reacutefeacuterences agrave Durkheim que lrsquoon trouve dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ne se limitent pas agrave lrsquoarticle qui a eacuteteacute inseacutereacute ce recueil) Cf М М КОВАЛЕВСКИЙ Е В ДЕ-РОБЕРТИ (eacuted) Новые идеи в социологии Социология и психология Сборник 2 Образование СПБ 1914

199

lrsquoemprunt drsquoune ideacutee drsquoun motif ou autre nrsquoest jamais un deacuteplacement meacutecanique drsquoun eacuteleacutement

culturel dans un milieu eacutetranger Les ideacutees ne peuvent pas se deacuteplacer sans se transformer Qui

plus est il est neacutecessaire que le niveau de deacuteveloppement culturel permette que certains eacuteleacutements

soient perccedilus et accepteacutes Encore une fois nous voyons ici que Megrelidzeacute applique agrave la culture

le mecircme scheacutema qui lui servait agrave expliquer la perception humaine Mais ce qui est inteacuteressant

crsquoest la conseacutequence qursquoil en tire lrsquohypothegravese selon laquelle lrsquoemprunt serait un deacuteplacement

meacutecanique des eacuteleacutements culturels relegraveve de lrsquoattitude colonialiste Cette hypothegravese donne lrsquoessor

agrave des projets theacuteoriques appeleacutes aux reconstructions de la langue originale agrave lrsquoidentification et agrave

la leacutegitimation comme tels du peuple original de la mythologie originale etc Cependant selon

Megrelidzeacute une telle reconstruction est impossible (et de tels objets nrsquoexistent pas) vu que

lrsquoemprunt sur lequel se base donc la reconstruction nrsquoest pas le meacutecanisme reacuteel de la formation

des pheacutenomegravenes culturels Crsquoest toujours cette hypothegravese qui est agrave la base de lrsquoideacutee infondeacutee que

les peuples peu deacuteveloppeacutes auraient tout agrave emprunter aux peuples culturellement plus avanceacutes

En veacuteriteacute il ne srsquoagissait pas dans le colonialisme drsquoun transfert des valeurs culturelles (tout

emprunt nrsquoeacutetant qursquoun procegraves creacuteatif et transformatif) mais drsquoune violence culturelle et de la

reacuteduction de ces peuples agrave lrsquoesclavage au nom des inteacuterecircts de lrsquohumaniteacute sous lesquels se

cachaient les inteacuterecircts particuliers

En dernier point de ce chapitre Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur ce qursquoest la conscience

sociale En un premier temps il examine lrsquohistoire de la notion de conscience sociale En un

deuxiegraveme temps il adresse une critique drsquoune part agrave Durkheim et Leacutevy-Bruhl et drsquoautre part agrave

Saussure pour ensuite proposer sa propre conception En conclusion il fait quelques remarques

sur lrsquoeacutetat de la conscience sociale dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes avant de passer dans le

chapitre suivant agrave une plus large discussion de cette mecircme question

Les premiegraveres conceptualisations de la conscience sociale sont agrave trouver chez Fichte et

Schelling ougrave elle se preacutesente sous la forme de Volksgeist (lrsquoesprit national) Ce terme est repris

par lrsquoeacutecole historique du droit (Friedrich Carl von Savigny Georg Friedrich Puchta) et investi de

la signification de la force qui est agrave la base des procegraves sociaux des institutions ainsi que des

conceptions du droit et de lrsquoEtat Puis chez Moritz Lazarus et Heymann Steinthal (eacutediteurs du

Zeitschrift fuumlr Voumllkerspsychologie und Sprachwissenschaft) on voit se syntheacutetiser lrsquoesprit

mondial heacutegeacutelien et lrsquoesprit national ou racial de Herbart ce qui reacutesulte dans une conception de

la psychologie nationale comme principe de lrsquohistoire Crsquoest bien lrsquoideacutee de la nation comme uniteacute

200

psychique qui pousse Dilthey agrave conceptualiser un partage entre les Geistesswissenschaften et les

Naturwissenschaften qui se distinguent par le type de causaliteacute (spirituelle ou naturelle)

applicable agrave leurs objets de recherche respectifs Wilhelm Wundt a essayeacute de rejeter lrsquoideacutee de

psychologie du peuple et a consideacutereacute qursquoau lieu de lrsquoesprit national ce sont les formes de la vie

spirituelle telles que la langue les croyances les coutumes qui devraient devenir lrsquoobjet des

sciences sociales Malgreacute cela Wundt aussi selon Megrelidzeacute reste captif du psychologisme car

il ne comprend pas le tout social autrement que comme lrsquoensemble des relations psychiques entre

les individus Par conseacutequent les individus sont envisageacutes comme emporteacutes par des ideacutees et des

eacutemotions semblables par le meacutecanisme de la contagion psychique Cette approche a eacuteteacute adopteacutee

par drsquoautres theacuteoriciens eacutegalement Pour certains entre eux il srsquoagissait des procegraves psychiques

conscients (Tarde Lebon) pour drsquoautres des procegraves psychiques inconscients (Vladimir

Mikhaikovitch Bechterev Nikolaj Konstantinovitch Mikhailovski Scipio Sighele) Selon

Megrelidzeacute le problegraveme des conceptions qui mettent des eacuteleacutements psychologiques tels que les

eacutemotions agrave la base de la vie et de la conscience sociale consiste en ceci que la socieacuteteacute se

preacutesente comme le reacutesultat des actes reacuteflectifs et inconscients par lesquels laquo les hommes dans

une certain mesure cessent drsquoecirctre des hommes et se transforment en des animaux reacutegis

seulement par des actes reacuteflectifs et instinctifs raquo Pour Megrelidzeacute qui comme nous lrsquoavons vu

fait une distinction radicale entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain (crsquoest-agrave-dire sociale et historique)

le psychologisme est intoleacuterable en sociologie Enfin Megrelidzeacute deacutedie des pages critiques agrave

Werner Sombart qui tout en reacutefutant le psychologisme dans les sciences sociales nrsquoarrive

pourtant pas agrave deacutepasser ce paradigme car en mettant la communauteacute de sens (Sinnzammenhang)

agrave la base de la coheacutesion sociale il en exclut les actes et les comportements reacuteels (Tat)

Si par cet examen de lrsquohistoire de la notion de conscience sociale Megrelidzeacute met en relief

son opposition agrave un certain nombre de theacuteoriciens et courants de la penseacutee sociologique il ne

choisit que Durkheim Leacutevy-Bruhl et Saussure pour en se contrastant par rapport agrave eux articuler

sa propre conception de la conscience sociale

Ce que Megrelidzeacute en analysant des conceptions sociologiques diffeacuterentes identifie comme

la probleacutematique de la conscience sociale se traduit chez Durkheim et Leacutevy-Bruhl dans lrsquoideacutee

des repreacutesentations collectives Ceux-ci existent par la force de la tradition et srsquoimposent aux

individus Il est curieux que mecircme si Megrelidzeacute note que Durkheim voit dans les faits sociaux

une reacutealiteacute supra-individuelle ce qui eacutetait pour lui un moyen drsquoeacutechapper au psychologisme et de

201

leacutegitimer la sociologie comme une science qui eacutetudie des objets sui generis il considegravere que

Durkheim reste captif du psychologisme208 La raison en est que selon Durkheim le procegraves par

lequel la tradition srsquoimpose aux individus passe toujours agrave travers une relation intersubjective

autrement dit agrave travers une communication comprise comme un partage des ideacutees entre les

individus Pour Megrelidzeacute en revanche comme nous lrsquoavons vu la communication loin drsquoecirctre

la condition de la socialiteacute et le point de deacutepart ou un preacutesupposeacute de la sociologie est elle-mecircme

le reacutesultat de la meacutediation chosale entre les individus qui suite agrave la rupture de la relation

immeacutediate et biologico-corporelle avec le milieu eacutemergent comme des ecirctres subjectivement

clos incapables de communiquer le contenu de leurs consciences Au lieu drsquoecirctre prise comme

une eacutevidence la communication doit donc ecirctre preacutealablement expliqueacutee

La critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave Durkheim est donc double et cible un point majeur

lrsquoimpossibiliteacute de fournir une explication convaincante du deacuteveloppement de la penseacutee (notons

ici mecircme que le laquo deacuteveloppement raquo est souvent utiliseacute par Megrelidzeacute comme synonyme du

laquo changement raquo mecircme si lrsquointerpreacutetation de ce terme deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de

lrsquoentiegravereteacute de son projet nous reviendrons agrave cette question agrave la fin de notre travail) Drsquoune part

la preacutemisse psychologique laquo de lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo suggegravere que le facteur du

deacuteveloppement de la penseacutee ne doit ecirctre chercheacute que dans le deacuteveloppement auto-imposeacute de la

conscience sociale ce qui trahit le caractegravere ideacutealiste drsquoune telle position Et drsquoautre part la

tradition empecircche la possibiliteacute de penser le changement du mode de penseacutee car lrsquoon est forceacute

drsquoadmettre que toute reacutealiteacute nouvelle sera interpreacuteteacutee selon des termes anciens et traditionnels

Autrement dit lrsquoexplication baseacutee sur lrsquoideacutee de la tradition comme une force supra-individuelle

ne permet de comprendre le meacutecanisme du changement ni dans les repreacutesentations ni dans la

conscience individuelle Plus tard Megrelidzeacute accusera Durkheim de deacuteterminisme social car

dans sa sociologie la conscience individuelle se preacutesente comme laquo un appareil mort raquo qui ne fait

que reproduire les repreacutesentations qui lui sont eacutetrangegraveres et sa force creacuteative nrsquoest pas prise en

compte Bien eacutevidemment Megrelidzeacute ne met pas en doute la force des repreacutesentations

collectives sur lrsquoindividu Il deacuteplore que ne soit pas pris en compte le fait que toute ideacutee a comme

support les inteacuterecircts reacuteels Crsquoest le changement des inteacuterecircts qui provoque la substitution des ideacutees

208 Ce point agrave premiegravere vue contradictoire dans la critique megrelidzeacuteenne de Durkheim a eacuteteacute tregraves

pertinemment mis en relief par Janette Friedrich cf Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 83-85

202

deacutepourvues de leur appui reacuteel par de nouvelles ideacutees qui sont lrsquoexpression des inteacuterecircts nouveaux

Les ideacutees ne peuvent pas ecirctre rejeteacutees par drsquoautres ideacutees drsquoune maniegravere immeacutediate mais

seulement via la deacutecouverte de nouveaux inteacuterecircts dans la vie sociale qui srsquoobjectifient sous la

forme drsquoideacutees nouvelles Il en deacutecoulerait aussi que la reconfiguration ideacuteologique ne peut pas

ecirctre reacutevolutionnaire mais toujours processuelle

Megrelidzeacute identifie le mecircme scheacutema ideacutealiste dans la linguistique de Saussure qui en

insistant sur une relation arbitraire entre le signifieacute et le signifiant arrive agrave la conclusion que la

langue persiste par la force de la tradition209 Quand il srsquoagit de donner une explication agrave des

changements qui se produisent dans la langue les deacuteplacements entre le signifieacute et le signifiant

en sont invoqueacutes comme la raison Mais pour Megrelidzeacute ce nrsquoest qursquoune explication meacutecanique

qui ne permet pas drsquoenvisager les changements comme motiveacutes Lagrave aussi il souligne que ce sont

les changements observables dans la pratique sociale qui doivent ecirctre utiliseacutes dans les

explications des faits linguistiques Crsquoest bien le changement dans les fonctions des objets de la

pratique ainsi que dans notre attitude envers eux qui se reflegravete dans les deacuteplacements

seacutemantiques Quant agrave la langue sous son aspect mateacuteriel - phoneacutetique et morphologique - elle

contient des eacuteleacutements qui sont porteurs de sens et qui en se combinant et se recombinant sont

capables de creacuteer de nouvelles combinaisons de sens (pour un exemple rapide nous pouvons

revenir au verbe laquo il pleut raquo qui est un impersonnel et deacutecrit un eacutetat de choses plutocirct qursquoune

action pourtant il garde le pronom de la troisiegraveme personne et indique un sujet qui agrave preacutesent est

invisible mais qui transparaicirct pourtant lagrave comme un reste du mode de penseacutee magique qui

attribuait lrsquoagency pour tout eacuteveacutenement aux Dieux) Nous avons deacutejagrave attireacute lrsquoattention sur le fait

que pour Megrelidzeacute la langue avant drsquoecirctre un systegraveme de signes conventionnels est le lieu de

fixation des modes de la penseacutee Les mots sont les signes des eacuteleacutements que lrsquoon peut observer

dans le contenu de la conscience (bien eacutevidemment la conscience est comprise ici non pas dans

le sens subjectif ou individuel mais en tant qursquoelle est synchroniseacutee avec la pratique le mode de

travail et de production ainsi qursquoavec les rapports sociaux donneacutes agrave un moment historique

preacutecis) Mais la reconfiguration du contenu de la conscience qui srsquoeffectue en raison des

changements dans la vie pratique provoque agrave son tour des changements dans la configuration

209 Crsquoest agrave la critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave de Saussure que touche lrsquoarticle suivante Janette

FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004

203

des sens deacutejagrave fixeacutes dans la langue (et cette fixation de sens existe donc non seulement au niveau

des morphegravemes mais aussi au niveau des particules mineures qui sont moins indeacutependantes

mais tout de mecircme porteuses de sens et capables donc de se recombiner de telle sorte que le sens

de la morphegraveme donneacutee soit modifieacute sans que les traces de cette modification ne se perdent)

Crsquoest justement de la supposition que les reconfigurations et deacuteplacements qui constituent

lrsquohistoire de la langue en srsquoy preacuteservant comme des couches seacutedimenteacutees que la meacutethode

marriste de la paleacuteontologie linguistique prend sa leacutegitimiteacute et affiche la preacutetention drsquoextraire du

mateacuteriel linguistique lrsquohistoire de la penseacutee Autrement dit le signe langagier se trouve dans une

relation non pas arbitraire mais reacuteflectif avec le signifieacute crsquoest-agrave-dire avec les articulations de

sens agrave lrsquoeacutetape donneacutee du deacuteveloppement de la pratique et de la penseacutee Ce nrsquoest que la langue

ainsi comprise qui peut faire part du complexe social proposeacute par Megrelidzeacute degraves le deacutebut du

livre car il nrsquoest autre chose que lrsquoensemble indissociable de la langue du travail (ou pratique) et

de la penseacutee Si pour une conception structuraliste de la langue - qui la considegravere comme un

systegraveme autonome ducirc au caractegravere arbitraire du lien entre le signifieacute et le signifiant -

lrsquoexplication des changements dans le systegraveme est un but qursquoelle a difficulteacute agrave atteindre pour la

linguistique marriste en revanche au moins dans lrsquoacception qursquoen a Megrelidzeacute ce sont

justement les changements linguistiques qui sont le point de deacutepart en tant que les premiers

pheacutenomegravenes linguistiques agrave observer Crsquoest agrave partir drsquoun tel point de deacutepart que lrsquoon arrive agrave la

thegravese que lrsquoaffirmation structuraliste du caractegravere arbitraire du lien entre le signe linguistique et

son reacutefeacuterent nrsquoest pas fondeacutee Pourtant Megrelidzeacute toujours sobre dans ses eacutenonciations (agrave

lrsquoexception des passages sur Staline dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans la deuxiegraveme partie de notre

travail) ne recourt jamais agrave la formule marriste ndash agrave notre avis ideacuteologiquement exageacutereacutee plutocirct

que neacutecessaire pour la description de lrsquoessence de la nouvelle theacuteorie de la langue ndash selon

laquelle la langue serait un des eacuteleacutements de la superstructure210 Crsquoest logique car tant la

210 Ironiquement cette formule qui quoiqursquoelle ne soit pas tout agrave fait inadeacutequate relegraveve pourtant drsquoune

exageacuteration des tendances ideacuteologiques et conjoncturelles a eacuteteacute mise en relief comme le trait principal du marrisme par Staline dans son article programmatique qui a annonceacute la fin de cette eacutecole Le texte de Staline qui est conccedilu comme la reacuteponse aux questions sur le marxisme et la linguistique adresseacutees par des jeunes agrave Staline deacutebute ainsi laquo Question Est-ce vrai que la langue est la superstructure sur la base Reacuteponse No cela nrsquoest pas vrai raquo Иосиф СТАЛИН laquo Марксизм и вопросы языкознания raquo in Сочинения т 16 Писатель Москва 1997 p 104 Dans les eacutecrits de Marr on trouve souvent la deacutefinition de la laquo langue comme drsquoune cateacutegorie superstructurelle raquo Ainsi par exemple laquo Pour la Nouvelle theacuteorie linguistique la langue est une cateacutegorie superstructurelle noueacutee du point de vue de son origine avec la vie raquo Николай МАРР laquo Языковая политика яфетической теории и удмурдский язык raquo in Избранные работы Этапы развития яфетической теории т I Издательство государственной академии истории материальной культуры Ленинград 1933 p 279

204

conception meacutegrelidzienne du complexe social que celle de la conscience qui par son autonomie

relative empecircche qursquoun lien meacutecanique et strictement correacutelatif soit instaureacute entre la pratique et

les formes ideacuteologiques ont pour objectif de rejeter toute penseacutee deacuteterministe dont la source

principale au cours de lrsquohistoire du marxisme a souvent eacuteteacute la meacutetaphore de la structure et la

superstructure

Dans lrsquointention de mieux eacuteclaircir le point drsquoopposition avec la linguistique structuraliste

par une illustration concregravete nous nous permettons agrave titre drsquoexception de deacutevier de notre

proceacutedeacute drsquoanalyse qui suit lineacuteairement lrsquoexposition du livre et proposons de revenir agrave un passage

du chapitre VI dans lequel il est question de la laquo geacuteneacuteralisation du concept raquo Quand on essaie

drsquoexpliquer la maniegravere dont de tels concepts se forment on tombe en un paradoxe Par exemple

le concept geacuteneacuteral de feuilles mortes nous donne les critegraveres pour identifier certains objets de

notre expeacuterience comme des feuilles mortes mais pour que le concept de feuilles mortes puisse

se former il faut les avoir deacutejagrave identifieacutees dans lrsquoexpeacuterience ce qui nrsquoest pas possible si lrsquoon

nrsquoest pas deacutejagrave armeacute avec le concept qui organise lrsquoexpeacuterience et permet drsquoidentifier certains

objets comme les feuilles mortes Donc les concepts geacuteneacuteraux sont agrave la fois le reacutesultat de la

seacutelection et la condition de cette mecircme seacutelection211 Le problegraveme dont ce paradoxe est le

symptocircme selon la diagnostique de Megrelidzeacute consiste en lrsquoeacutechec de la philosophie ideacutealiste

de donner une deacutefinition convainquante de la notion de qualiteacute La qualiteacute est prise pour un

critegravere exteacuterieur agrave lrsquoexpeacuterience qui a la fonction de rendre lrsquoexpeacuterience intelligible mais produit

le paradoxe car elle a la neacutecessiteacute drsquoecirctre fondeacutee dans lrsquoexpeacuterience Elle doit ecirctre donc agrave la fois

exteacuterieure et inteacuterieure agrave lrsquoexpeacuterience Megrelidzeacute au lieu de chercher la voie pour une

dissolution de ce paradoxe au niveau de la logique du concept (le paradoxe eacutemerge du fait que la

question de la qualiteacute se pose dans des termes abstraits de la logique du concept) ancre la qualiteacute

dans lrsquoexpeacuterience pratique et historique Selon lui le classement des objets sous un concept est

toujours le reacutesultat de la fonction analogue qursquoils assument - gracircce aux qualiteacutes que la pratique

211 Megrelidzeacute souligne que le problegraveme logique lieacute aux concepts geacuteneacuteraux provient du manque de deacutefinition de ce qursquoest que laquo la qualiteacute raquo mais il nrsquoapprofondit pas cette question Pour expliciter la structure de cette difficulteacute nous nous reacutefeacuterons au traiteacute de Max Scheler qui touche cette mecircme question Et mecircme si Scheler insegravere ce problegraveme dans un horizon tout agrave fait diffeacuterent de celui de Megrelidzeacute et notamment dans lrsquohorizon de la pheacutenomeacutenologie nous nrsquoaurions pas tort de dire que pour le reacutesoudre les deux penseurs font le mecircme geste drsquoimmeacutediatisation Au lieu drsquoenvisager la qualiteacute comme une cateacutegorie exteacuterieure qui viendrait donc du dehors pour ordonner lrsquoexpeacuterience Scheler lrsquoimplique dans lrsquoeacutevidence des uniteacutes chosales ou processuels qui sont donneacutes dans lrsquoexpeacuterience alors que Megrelidzeacute envisage les qualiteacutes des choses comme ce qui se manifeste dans la pratique celle-ci eacutetant le deacuteclencheur drsquoune telle manifestation Cf Max SCHELER laquo Phaumlnomenologie und Erkenntnistheorie raquo in Gesammelte Werke X Schriften aus dem Nachlaszlig Bd 1 Zur Ethik und Erkenntnislehre Francke-Verlag BernMuumlnchen 1957

205

elle-mecircme les pousse agrave manifester - dans la vie pratique de lrsquohomme Cette explication est

enracineacute dans ce que Megrelidzeacute appelle la theacuteorie marxiste de la perception selon laquelle les

choses tout comme leurs qualiteacutes sont perccedilues non pas gracircce agrave leur simple existence (repeacutereacutee

par les organes des sens) ou agrave travers des cateacutegories de provenance non-expeacuterientielle mais dans

la mesure ougrave elles relegravevent des besoins et des inteacuterecircts des hommes et sont impliqueacutees dans leur

activiteacute de travail

laquo Tout[es les choses] qui assurent le mecircme service et portent la mecircme signification dans les

usages (обиход) sociaux sont configureacutees par la conscience dans un et mecircme ordre conceptuel

(мыслительный ряд) sont perccedilues et comprises de la mecircme faccedilon et ainsi sont subsumeacutees sous le

mecircme concept Cela veut dire que [les choses] ainsi se geacuteneacuteralisent raquo212

La geacuteneacuteralisation ici nrsquoest donc pas comprise comme un acte logique mais comme un usage

geacuteneacuteraliseacute de tel ou tel objet dans la pratique existante

Lrsquoanalyse des diffeacuterentes langues par la meacutethode de la seacutemantique fonctionnelle (agrave laquelle

recourt la paleacuteontologie de la langue) proposeacutee par Nicolas Marr confirme que la perception des

choses la formation des concepts et la fixation des mots ou expressions linguistiques qui rendent

ces concepts srsquoeffectuent suivant les fonctions similaires des choses et non pas selon les

similariteacutes de leurs traits physiques Voici une illustration que Megrelidzeacute tire de Marr

laquo A lrsquoeacutepoque dans le meacutenage lrsquohomme utilisait le chien comme moyen de deacuteplacement puis

le chien fut substitueacute par le cerf et plus tard encore par le cheval par conseacutequent ces animaux ont

eacuteteacute compris agrave travers leur fonction sociale de deacuteplacement qui avant eacutetait remplie par le chien

parallegravelement agrave cela le terme (chien) passa drsquoun animal agrave lrsquoautre non pas parce que le cheval eacutetait

une modification (видоизменение) du chien ou du cerf mais parce que le cheval assuma dans le

meacutenage de lrsquohomme le mecircme rocircle qui avant eacutetait joueacute par le cerf E Taylor nous rapporte le fait

suivant lsquoquand les blancs apportegraverent le cheval chez les populations qui nrsquoavaient jamais vu les

chevaux les habitants de lrsquoicircle de Tahiti le baptisegraverent de laquo porc qui porte lrsquohomme raquo alors que les

indiens Sioux lrsquoappellegraverent laquo le chien magique raquorsquo raquo213

212 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 301 213 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 281

206

Le mot nrsquoest autre chose que lrsquoexpression drsquoun concept geacuteneacuteraliseacutee Mais le sens tant du

laquo concept raquo que de la laquo geacuteneacuteralisation raquo change chez Megrelidzeacute Le concept (понятие) eacutetant

pour Megrelidzeacute la compreacutehension (понимание) drsquoune chose concregravete ou autrement dit la

saisie de son sens sa fonction sa structure ou sa loi interne ne relegraveve plus drsquoune classification

isoleacutee drsquoun certain type drsquoobjets mais drsquoune penseacutee contextuelle et entiegravere (laquo contextuel raquo se

reacutefegravere ici au fait que tout concept est lrsquoexpression de la structuration de la conscience au moment

de la saisie du sens de lrsquoobjet et que le sens de nrsquoimporte quel eacuteleacutement de la conscience se

deacutetermine agrave partir du sens de la structuration du champ de conscience dans son entiegravereteacute) En

mecircme temps le concept (drsquoun objet drsquoun eacuteveacutenement etc) est geacuteneacuteral dans la mesure ougrave il nrsquoest

pas le reacutesultat drsquoune production individuelle qui en restant individuelle est condamneacutee agrave lrsquooubli

mais qui eacutetant drsquointeacuterecirct pour une multipliciteacute de personnes gracircce agrave la pratique dans laquelle ces

personnes sont impliqueacutees acquiert une dimension sociale crsquoest-agrave-dire se geacuteneacuteralise

Donc le mot est bien un signe mais sa capaciteacute communicationnelle est baseacutee non pas sur le

caractegravere arbitraire du lien entre lui et son reacutefeacuterent - dans lequel la forme mateacuterielle du signe

serait donc indiffeacuterente par rapport au sens qursquoil deacutesigne - mais sur le caractegravere socialement

geacuteneacuteraliseacute de la fonction pratique des objets ou pheacutenomegravenes dont il est le signe Outre cela la

forme mateacuterielle du signe langagier nrsquoest pas indiffeacuterente par rapport agrave son propre contenu Cela

est eacutevident si lrsquoon observe comment les reconfigurations de la conscience et la production de

sens nouveaux provoque des changements seacutemantiques des mots qui agrave leur tour trouvent leur

articulation dans la mateacuterialiteacute du signe En effet la reconfiguration de la conscience sociale

provoque des changements seacutemantiques des uniteacutes linguistiques ce qui agrave son tour srsquoexprime

dans des transformations morphologiques des mots Crsquoest dans ce sens-lagrave que nous parlons de la

seacutedimentation des formes de la penseacutee dans la matiegravere langagiegravere

Quant agrave la question de la communication nous pourrions dire que la communication

langagiegravere est une forme restreinte de la communication La communication linguistique (et donc

psychique dirait Megrelidzeacute) est elle-mecircme conditionneacutee par la communication pratique (qui

embrasse des procegraves comme lrsquoactiviteacute de travail la production le commerce ou lrsquoeacutechange et

lrsquoappropriation ou la consommation qursquoil srsquoagisse de biens culturels ou drsquoobjets destineacutes agrave la

satisfaction des besoins) La communication pratique coordonne la maniegravere dont les consciences

individuelles gracircce agrave la similariteacute des problegravemes qursquoils doivent reacutesoudre dans des conditions

mateacuterielles et sociaux donneacutees se synchronisent crsquoest-agrave-dire perccediloivent et configurent

207

lrsquoinformation de maniegravere identique produisent des sens partageacutes et deviennent capables de

communiquer par la langue

IX Reacutealisation sociale des ideacutees Au deacutebut de ce chapitre Megrelidzeacute caracteacuterise le chemin

deacutejagrave parcouru dans le livre comme une explication de la maniegravere dont les objets et les

eacuteveacutenements se font chemin dans la conscience tant individuelle que sociale alors qursquoagrave preacutesent sa

tacircche est de montrer lrsquoeacutetape finale de ce procegraves ougrave lrsquohomme prend les choses en possession non

seulement mentalement mais aussi pratiquement transforme la reacutealiteacute selon ses propres ideacutees et

transforme donc les ideacutees en des lois de la reacutealiteacute Une deuxiegraveme fois il utilise agrave ce propos le

terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo lagrave aussi deacutefini non pas comme une meacutethode mais comme un terme

deacutesignant le procegraves de la pheacutenomeacutenalisation socio-historique de lrsquoideacutee au cours de laquelle lrsquoideacutee

passe de son eacutetat subjectif agrave un eacutetat incarneacute Par lrsquoaction pratique de lrsquohomme lrsquoideacutee devient la

reacutealiteacute et la reacutealiteacute devient porteuse du principe de lrsquoideacutee comme de sa loi interne

Souvenons-nous que dans le chapitre III du livre Megrelidzeacute avait deacutefini le travail comme

un double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Apregraves un saut de plusieurs

centaines de pages il revient agrave cette question poseacutee dans les termes subjectifs et laquo romantiques raquo

pour la reposer et essayer de lrsquoenvisager comme la laquo pheacutenomeacutenologie raquo (reacutealisation) sociale

Lrsquoideacutee nrsquoa pas de force qui lui soit propre mais elle est investie par une force exteacuterieure agrave

savoir par la force reacuteelle (et sociale) qui agit en sa faveur Lrsquohomme est la seule source de la

force vivante qui peut ecirctre motiveacutee seulement par ses besoins biologiques et sociaux Lrsquoideacutee peut

donc trouver son appui dans la force vivante seulement si elle coiumlncide avec les inteacuterecircts des

hommes La question eacutepisteacutemologique sort ainsi de la sphegravere subjective et devient intriqueacutee avec

la question de la conscience sociale

Quant aux besoins de lrsquohomme ayant un caractegravere historique et non pas biologique ils sont

deacutefinis par la structuration du champ social Le champ social consiste en une structuration du

procegraves de la production du commerce et de la distribution des produits eacuteconomiques et culturels

Cette structuration de son cocircteacute est deacutetermineacutee par la forme de proprieacuteteacute Ainsi la forme de

proprieacuteteacute la division du travail et la distribution des individus dans le procegraves de production sont

lrsquoensemble des conditions qui deacutefinissent le deacuteploiement des inteacuterecircts (qursquoils soient communs ou

particuliers collectifs ou individuels relatifs agrave un groupe ou agrave une classe etc) Dans ce sens la

proprieacuteteacute est une reacutealiteacute anhistorique car lrsquoappropriation est la condition de toute production La

208

socieacuteteacute sans une forme de proprieacuteteacute serait une socieacuteteacute sans production ce qui est contradictoire

Ici nous avons la distinction entre la proprieacuteteacute et une de ses formes agrave savoir la proprieacuteteacute priveacutee

qui est absolutiseacutee par la science bourgeoise

Le mode de production dans lequel srsquoarticule la forme de la proprieacuteteacute caracteacuteristique agrave une

socieacuteteacute consiste de deux composants les ressources humaines et les ressources mateacuterielles

Lrsquoanalyse du mode de production consiste au fond en lrsquoanalyse de la relation que ces deux

composants entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre Ainsi par exemple la forme de la proprieacuteteacute collective

existe lagrave ougrave les moyens de la production ne sont pas deacutetacheacutes de leurs producteurs ou autrement

dit lagrave ougrave la relation entre ces deux composants est immeacutediate Dans de telles conditions

lrsquoorganisation du travail ainsi que son mode de division sont deacutetermineacutes par les besoins

techniques du travail lui-mecircme et coiumlncidait donc avec les inteacuterecircts des producteurs Ils sont en

mecircme temps les inteacuterecircts communs pour les membres de la socieacuteteacute A cette eacutetape il nrsquoy a donc pas

de condition mateacuterielle pour qursquoune diffeacuterence entre lrsquointeacuterecirct particulier et lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral existe

La structure des inteacuterecircts sociaux change au moment ougrave une rupture advient entre les

ressources mateacuterielles et humaines (crsquoest-agrave-dire entre les producteurs et les moyens de la

production) pour ecirctre meacutedieacutees par un tiers Celui-ci en tant que proprieacutetaire des moyens de

production se preacutesente comme la condition neacutecessaire de toute production alors que dans la

production il nrsquoy a que deux composants reacuteels Or vu que la production est la condition de

subsistance de la socieacuteteacute et des hommes le proprieacutetaire acquiert le rocircle du meacutediateur de la totaliteacute

de la vie La richesse geacuteneacuterale qui se concentre dans ses mains rend possible qursquoun individu

acquiert une force inouiumle et sans preacuteceacutedent Il srsquoapproprie du travail de lrsquoautrui mais il le fait par

la force de la proprieacuteteacute et non par la violence physique Puis cela entraine une contamination du

concept du travail deacutesormais la division du travail ne deacutepend plus de la neacutecessiteacute technique ndash

crsquoest-agrave-dire drsquoune raison immanent au procegraves de travail - mais de la volonteacute du proprieacutetaire Le

bienecirctre de lrsquoindividu ne deacutepend pas du travail mais de la proprieacuteteacute Enfin le travail et le plaisir

se trouvent repartis agrave des individus diffeacuterents La rupture entre les ressources humaines et

mateacuterielles produit une socieacuteteacute deacuteseacutequilibreacutee agrave couches multiples alors que la structuration

nouvelle des inteacuterecircts rend impossible un inteacuterecirct geacuteneacuteral Les inteacuterecircts deviennent particuliers et

conflictuels Ce qui est inteacuteressant dans une perspective historique pour Megrelidzeacute cette

rupture est envisageacutee comme positive (mecircme si il ne srsquoagit pas drsquoune eacutevaluation morale) car

209

crsquoest elle qui enclenche le procegraves historique Celle-ci est marqueacutee par des luttes de classes et pas

des transformations des formes de la proprieacuteteacute

A ce point Megrelidzeacute propose une curieuse interpreacutetation de la conception du feacutetichisme

chez Marx Dans un champ social deacuteseacutequilibreacute la place de chaque individu ainsi que les inteacuterecircts

dont il est porteur par la neacutecessiteacute provenant de cette place mecircme sont aleacuteatoires Cette

contingence implique que ce nrsquoest pas la proprieacuteteacute qui est subordonneacutee agrave lrsquohomme mais

lrsquohomme devient subordonneacute agrave la proprieacuteteacute ce qui permet au proprieacutetaire de srsquoattribuer les

qualiteacutes et vertus de la proprieacuteteacute Crsquoest ce rapport inverseacute entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute qui rend

possible une confusion entre leurs qualiteacutes respectives que selon Megrelidzeacute Marx aurait

conceptualiseacute sous le terme laquo feacutetichisme raquo

Lrsquoinversion du rapport entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute ainsi que la dissociation des eacuteleacutements

du procegraves de la production advient au moment ougrave le travail commence agrave produire la plus-value

crsquoest-agrave-dire la partie de la production qui nrsquoest pas neacutecessaire pour satisfaire les besoins et

subsister et peut donc ecirctre approprieacutee par lrsquoautrui Crsquoest bien la plus-value qui est le facteur de

lrsquoarticulation des inteacuterecircts et du deacuteveloppement du procegraves historique Dans le chapitre V

Megrelidzeacute a deacutejagrave souligneacute que la plus-value est la condition de lrsquoeacutemergence de la culture et de

lrsquohistoire de la civilisation Crsquoest bien la plus-value qui forge les rapports sociaux stricto sensu

En effet tant que le travail ne produit que ce qursquoest neacutecessaire pour la subsistance la relation

consumeacuteriste entre lrsquohomme et la nature ne peut pas ecirctre deacutepasseacutee et la rupture entre le milieu et

lrsquoorganisme biologique nrsquoest pas acheveacutee ce qui est cependant la condition de lrsquoexistence

proprement humaine historique et sociale A cette eacutetape le seul moyen de lrsquohomme pour profiter

de lrsquoautre est de le violer physiquement Alors que la plus-value rend possible une appropriation

de lrsquoeacutenergie de lrsquoautrui sans recours agrave la violence physique et permet lrsquoinstauration des rapports

veacuteritablement sociaux qui passent donc agrave travers lrsquoappropriation des fruits de travail de lrsquoautrui

Il y a un autre aspect qui fait de la plus-value le support mateacuteriel et le moteur du procegraves

historique agrave savoir lrsquoaccumulation qursquoelle rend possible et qui concerne les biens tant mateacuteriels

que culturels Un autre pheacutenomegravene qui est le reacutesultat drsquoune dissociation des composants du

procegraves de production et en mecircme temps la condition pour lrsquoaccumulation creacuteatrice du monde

proprement humaine et culturelle est lrsquoeacutemergence des rapports de domination Lrsquoaccumulation ne

serait pas possible si les hommes nrsquoeacutetaient agrave la fois forceacutes de travailler et limiteacutes en

consommation

210

Lrsquoalieacutenation et lrsquoappropriation sont les conditions anhistoriques du travail Mais elles se

trouvent contamineacutes par la production de la plus-value Srsquoil y a un critegravere qui permet de

distinguer entre les formations eacuteconomico-sociales diffeacuterentes crsquoest justement la maniegravere dont la

plus-value est approprieacutee Ainsi dans le cas de lrsquoesclavagisme il srsquoagit de lrsquoappropriation absolue

des ressources tant mateacuterielles qursquohumaines Dans le capitalisme lrsquohomme est deacutepourvu de la

plus-value qursquoil produit et donc de lrsquoeacutenergie ainsi que du contenu vital (le concept de

lrsquo laquo individu abstrait raquo de lrsquoIdeacuteologie allemande) A ce propos Megrelidzeacute commente la situation

qui lui est contemporaine Crsquoest la socieacuteteacute socialiste dans laquelle la proprieacuteteacute priveacutee est abolie

Cela rend sa valeur veacuteritable agrave lrsquoalieacutenation et agrave lrsquoappropriation dans la mesure ougrave elles ne sont

plus lieacutees agrave la domination mais au travail agrave proprement parler Les producteurs srsquoenrichissent

soi-mecircme (leur kolkhozes leur vies culturelle) Pourtant cela nrsquoentraine pas drsquoabolition de la

production de la plus-value Au contraire la plus-value devient lrsquoeacuteleacutement majeur dans le procegraves

de laquo la construction socialiste raquo Qui plus est selon Megrelidzeacute mecircme dans une socieacuteteacute

communiste une totale appropriation de la production ne serait jamais permise car cela

entrainerait une stagnation et paralysie du deacuteveloppement En cela Megrelidzeacute reprend la critique

adresseacutee par Marx et Engels contre Proudhon et Lassalle qui avanccedilaient la demande drsquoune totale

appropriation des produits du travail

Megrelidzeacute propose eacutegalement de distinguer entre les ordres eacuteconomiques socialiste et

communiste Dans le premier cas lrsquoeacuteconomie est encore baseacutee sur une coercition qui vise agrave faire

produire plus que neacutecessaire pour la subsistance sauf que agrave la diffeacuterence du capitalisme lrsquoagent

de la coercition nrsquoest plus lrsquoEtat mais la socieacuteteacute La plus-value srsquoaccumule dans le laquo fond de la

construction socialiste raquo Le principe en œuvre est le suivante chacun reccediloit ce qui est

proportionnel au travail effectueacute moins ce qui est neacutecessaire pour le fond de la construction

socialiste Quant au communisme agrave cette eacutetape crsquoest le travail lui-mecircme qui change de nature

gracircce au perfectionnement et agrave la meacutecanisation des instruments de production ainsi que gracircce agrave

la hausse du niveau culturel des ouvriers Cela libegravere les hommes de la coercition en leur

impartissant le travail exclusivement creacuteatif et cela abolit la diffeacuterence entre les types du travail

intellectuel et manuel Lrsquoavancement technique rend possible la croissance illimiteacutee de la

production alors que la capaciteacute de consommation de lrsquohomme reste toujours limiteacutee Ainsi si

dans le capitalisme la production eacutetait maximale dans les conditions techniques donneacutees (crsquoest-agrave-

dire relativement maximale) alors que la consommation eacutetait reacuteduite au minimum pour la

211

majoriteacute des membres de la socieacuteteacute dans le communisme nous avons la surproduction absolue

qui deacutepasse la capaciteacute de consommation maximale Dans le communisme la plus-value sera

donc le reacutesultat naturel de la rationalisation du travail au lieu drsquoecirctre la conseacutequence de la

consommation limiteacutee Autrement dit elle sera le reacutesultat non pas de la coercition mais de la

liberteacute

La diffeacuterence entre le travail productif et le travail non-productif est une cateacutegorie historique

formeacutee dans le systegraveme capitaliste qui sous le critegravere fictif de la valeur drsquousage recouvre une

diffeacuterence plus profonde entre la situation ougrave le producteur consomme entiegraverement sa production

et celle ougrave le proprieacutetaire srsquoapproprie de sa partie Quant agrave lrsquoeacutetape socialiste cette diffeacuterence

srsquoefface et eacutemerge la diffeacuterence entre le travail socialiste et le travail non-socialiste Dans le

premier cas la richesse produite est (en partie) mis au service agrave la construction socialiste qui pave

le chemin agrave lrsquoavegravenement du communisme alors que dans le second cas il srsquoagit du travail

particulier qui ne participe pas agrave lrsquoaccumulation socialiste Partant celle-ci est un travail anti-

socialiste malgreacute le fait qursquoelle peut produire des valeurs drsquousage porteuses du contenu

socialiste Il est donc possible drsquoavoir le travail socialiste qui produit les biens anti-socialistes

ainsi qursquoun travail anti-socialiste aux produits socialistes

Puis Megrelidzeacute propose une conception de lrsquohistoire qursquoil voudrait non preacutedeacutetermineacutee mais

pourvue drsquoune certaine logique objective (закономерность) Il lrsquoobtient par lrsquoapplication aux

eacuteleacutements du champ social des principes de la theacuteorie de probabiliteacute qui lui permettent drsquoabord

de distinguer entre deux approximations agrave la question des inteacuterecircts et puis drsquoimpliquer les

inteacuterecircts particuliers et deacutenues de neacutecessiteacute dans un tableau du procegraves historique qui tout en eacutetant

mis en marche sous lrsquoeffet des inteacuterecircts relegraveve drsquoune certaine loi objectif de deacuteveloppement

Lrsquohistoire serait donc le champ social constitueacute des foyers et des rapports de forces Le

devenir historique nrsquoest pas imbu des intentions humaines Il srsquoagit drsquoun devenir qui serait

continuellement recreacuteeacute gracircce aux activiteacutes locales (motiveacutees drsquoune maniegravere particuliegravere) des

individus qui produisent ainsi le champ commun de forces La reacutealiteacute sociale est un ensemble

composeacutee des forces en œuvre ainsi que des actions et des eacutetats de choses en chaque moment

historique donneacute Une description synchronique et diachronique du champ social permet une

reconstruction de lrsquohistoire ainsi que de lrsquoeacutetat actuel du champ social qui est donc deacutetermineacutee par

la forme de la proprieacuteteacute

212

Le champ ne peut pas ecirctre lrsquoobjet drsquoexpeacuterience et pourtant il est tout agrave fait reacuteel en tant que

lrsquoensemble des forces mineures et majeures Les transitions historiques peuvent ecirctre deacutecrites

comme deacuteplacements des rapports de forces dans le champ Ces deacuteplacements peuvent avoir un

caractegravere local ou fondamental Dans ce dernier cas les deacuteplacements changent tout agrave fait la

structuration du champ social Le champ social est une uniteacute mais moins close qursquoun organisme

biologique dans lequel tout changement mineur peut entraicircner un disfonctionnement ou une

reconfiguration des eacuteleacutements du corps Le champ social en revanche peut toleacuterer des

changements locaux Une reconfiguration fondamentale est possible sous la seule condition que

les forces se condensent en masse

Cependant Megrelidzeacute eacutecarte tout de suite tout soupccedilon de la theacuteorie drsquoeacutequilibre ou de

lrsquoanalogie organiciste et introduit en revanche le principe statistique qursquoil a deacutejagrave discuteacute en

connexion avec la physique thermodynamique Si lrsquoon essaie drsquoanalyser le champ historique en

tant que constitueacute des individus et drsquoautres eacuteleacutements mineurs alors lrsquoon ne pourra pas deacutepasser la

repreacutesentation drsquoun conglomeacuterat chaotique des eacuteleacutements emporteacutes par la contingence

Contrairement agrave cela Megrelidzeacute suggegravere qursquoil faut deacutemarquer dans le champ social quelques

foyers de force majeurs autour desquels se concentrent les activiteacutes drsquoune multipliciteacute des

acteurs Cela permettra de reacuteduire le chaos et de lrsquoeacutevacuer de lrsquoanalyse Il se trouvera que tout

sommeacute le tout social est mouvementeacute par les relations de tension entre plusieurs vecteurs de

force dans le champ

Dans le champ social structureacute par la forme de la proprieacuteteacute priveacutee les individus sont porteurs

des inteacuterecircts particuliers qui en tant que tels se distinguent par des vecteurs diffeacuterents Malgreacute la

diffeacuterence de leur vecteurs ils sont pourtant porteacutes agrave srsquoorienter par rapport agrave certains centres Ces

mouvements se composent par la sommation des vecteurs de la solidariteacute ou de lrsquoantagonisme

Lrsquoindividu comme une des sources de force dans champ social agit selon ses inteacuterecircts particuliers

mais son apport dans la structuration du champ social deacutepasse ses intentions priveacutees et se

transforme en une force drsquoune valeur autonome devenant indeacutependant de lui Sans articulation

des foyers de forces dans le champ social il serait impossible drsquoentrevoir une quelconque loi et

logique dans le procegraves historique Mais il faut y compter eacutegalement les conditions mateacuterielles

(telles que lrsquoeacutetape du deacuteveloppement des forces de production la forme de la proprieacuteteacute le

deacuteploiement des individus dans le champ de la production et de la consommation) dans la mesure

ougrave elles sont les preacutesupposeacutees de la synchronisation des inteacuterecircts et de leur structuration en un

213

champ Qui plus est ce sont les difficulteacutes de lrsquoordre pratique et mateacuteriel qui mettent les individus

en face des problegravemes et permettent ainsi une articulation de leurs inteacuterecircts autour de ces

problegravemes et tacircches Ainsi lrsquohistoire serait le reacutesultat des rapports de forces produits agrave partir des

inteacuterecircts synchroniseacutes autour des problegravemes pratiques des individus ou des groups Ainsi les

deacuteviations individuelles nrsquoinfluencent pas la logique du procegraves historique Srsquoil est difficile de

preacutevoir le mode drsquoaction drsquoun individu il est facile en revanche ayant la connaissance des

conditions indiqueacutees de preacutevoir le comportement drsquoune masse sociale Le point de vue du champ

social serait donc une juste approximation pour deacutepasser la contingence locale et atteindre la

neacutecessiteacute de plus haute deacutegreacute qui exposerait les lois du deacuteveloppement de lrsquohistoire humaine

Quant aux inteacuterecircts de classe ils consistent en des tacircches qursquoune partie de la socieacuteteacute se pose agrave

partir de sa situation dans le champ social Ils ont un caractegravere objectif car ils se trouvent en

correspondance avec la structuration du champ social Les inteacuterecircts de classe sont donc objectifs

et reacuteels formuleacutes agrave partir des problegravemes tout aussi objectifs Ainsi le fait que les individus

subjectivement prennent pour leurs inteacuterecircts ceux qui leur sont pourtant nuisibles ne change en

rien le contenu des inteacuterecircts objectifs Ici Megrelidzeacute recours agrave un terme bien singulier chez lui agrave

savoir celui de laquo sujet de lrsquohistoire raquo qui bien eacutevidemment fait penser agrave Lukacs Megrelidzeacute

reformule donc sa penseacutee la classe peut ne pas avoir la conscience de soi-mecircme comme du sujet

de lrsquohistoire et pourtant cela nrsquoempecircchera que ses inteacuterecircts existent indeacutependamment de ce fait

Puis Megrelidzeacute passe agrave la discussion du rocircle du parti dans la configuration du champ social

et agrave la maniegravere dont le savoir srsquoinsegravere dans ce procegraves Le parti sous lequel Megrelidzeacute entend

bien eacutevidemment le parti bolchevik est deacutefini comme un centre bien organiseacute des forces

geacuteneacuterales qui luttent pour la reacutealisation des inteacuterecircts objectifs de la classe domineacutee Le parti

deacutetient un programme drsquoaction une strateacutegie et une orientation objective bien articuleacutes Cela

rend possible la subordination de toutes les actions agrave lrsquoobjectif principal de reacuteduire le chaos et de

mobiliser toute lrsquoeacutenergie de classe pour la lutte

La conscience est impliqueacutee dans la dynamique du champ dans la mesure ougrave elle est

lrsquoinstrument de lrsquoorientation raisonnable et dans la mesure ougrave crsquoest elle qui permet de poser les

objectifs Le contenu de la conscience est ainsi deacutetermineacute par les inteacuterecircts sociaux alors que

lrsquoideacutee laquo nrsquoest rien drsquoautre qursquoune reacuteflexion ou compreacutehension deacuteformeacutee ou vraie juste ou

erroneacutee que les hommes se font sur leurs inteacuterecircts illusoires ou reacuteels Lrsquoideacutee nrsquoest qursquoune

214

expression subjective des inteacuterecircts lrsquoaspect subjectif de lrsquointeacuterecirct raquo214 La connaissance adeacutequate

de la reacutealiteacute procegravede agrave travers une force immanente agrave la raison mais dans la mesure ougrave elle est

preacutepareacutee par les conditions objectives laquo Mais ces conditions dominent non seulement le sujet

mais srsquoeacutetendent sur les objets de mecircme Quels objets sont saisis et quels sont laisseacutes sans

attention deacutepend de la structure des inteacuterecircts sociaux et de lrsquoactualisation des objets dans la

pratique socio-historique raquo215 La connaissance a besoin des nouveaux rapports sociaux des

nouveaux objets ainsi que de nouvelles incitations pour la compreacutehension Autrement dit la

conscience doit ecirctre orienteacutee vers certaines objets et de leur cocircteacute ces objets aussi doivent se

diriger vers la penseacutee Nous voyons ici de nouveaux apparaicirctre des propos lieacutes agrave la theacuteorie de

perception ou celle de conscience qui ont eacuteteacute avanceacutes tout au deacutebut du livre Lrsquoorientation de la

conscience est deacutetermineacutee par lrsquointeacuterecirct du sujet alors que la tendance de lrsquoobjet agrave ecirctre reacutealiseacute

transparaicirct dans sa signification et fonction pratique Quant agrave lrsquointeacuterecirct objectif qui implique tant

lrsquoorientation individuelle que la validiteacute objective de cet inteacuterecirct il doit ecirctre pris comme une

synthegravese des deux eacuteleacutements

laquo Drsquoune part lrsquointeacuterecirct social active la conscience drsquoune grande masse des gens et leur donne

une orientation deacutetermineacutee Et crsquoest bien toujours de lui [de lrsquointeacuterecirct social ndash nous remarquons] que

deacutepend de lrsquoautre part la signification et le sens reacuteel des objets dans la pratique sociale Lrsquointeacuterecirct

social met certains objets au premier plan en les actualisant et il en remet drsquoautres en arriegravere raquo216

Les ideacutees ont la tendance de se reacutealiser crsquoest-agrave-dire drsquoacqueacuterir une existence reacuteelle en

transformant la reacutealiteacute selon les principes qui leur sont propres Mais les conditions mateacuterielles

posent des limites non seulement agrave lrsquoapparition drsquoune ideacutee mais eacutegalement agrave sa reacutealisation Pour

que lrsquoideacutee puisse se reacutealiser il faut qursquoil y ait des preacutesupposeacutes mateacuteriels (qursquoune transformation

soit mateacuteriellement possible reacutealisable) et que lrsquoideacutee ait capteacute la conscience drsquoune multitude

drsquoindividus car ce nrsquoest que par leur force qursquoune transformation de la reacutealiteacute est possible Les

individus reacutealisent des ideacutees seulement dans la mesure ougrave ils croient qursquoelles expriment leurs

inteacuterecircts La theacuteorie sous la condition qursquoelle-mecircme exprime les inteacuterecircts reacuteels drsquoun groupe

drsquoindividus se transforme en une force mateacuterielle quand cette masse drsquoindividus le supportent et

214 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 441 215 Ibid p 443 216 Ibid p 444

215

agissent conformeacutement agrave elle en laissant une trace mateacuterielle Par leurs effets mateacuteriels et

transformateurs les ideacutees deviennent des eacuteleacutements objectifs du champ de lrsquohistoire

Lrsquoideacutee se forme dans la conscience de lrsquoindividu toujours en forme drsquoun inteacuterecirct reacuteel Cela

veut dire que crsquoest le cas mecircme quand de fait par le contenu de lrsquoideacutee il srsquoagit drsquoun inteacuterecirct

illusoire Pour que lrsquoideacutee soit adeacutequate et exprime les inteacuterecircts reacuteels il faut que soient pris en

compte les traits de la reacutealiteacute ainsi que les geacuteneacuteralisations reacuteelles (produites par la reacutealiteacute elle-

mecircme) qui sont les principes de la connaissance Il en deacutecoule pour Megrelidzeacute que seuls les

ideacuteologues de la classe reacutevolutionnaire sont capables de creacuteer la science vraie qui exprime les

faits reacuteels Encore une fois Megrelidzeacute souligne ici le rocircle de lrsquoavant-garde de la socieacuteteacute et du

parti qui par une intervention active ainsi que par un travail de formation eacuteveille la conscience

de classe chez les proleacutetaires et organise leur lutte contre lrsquoordre existant laquo Le lsquosubjectivismersquo de

classe non seulement nrsquoexclut pas la veacuteriteacute objective de la connaissance mais est la condition

majeure de son obtention raquo217 La connaissance de la veacuteriteacute objective est la condition du succegraves

de la classe reacutevolutionnaire dans sa lutte et crsquoest elle qui est le porteur de la penseacutee avanceacutee car

elle est orienteacutee agrave la transformation de lrsquoordre existent en vue de donner une plus grande

envergure agrave lrsquoexploitation des forces productrices Notons qursquoagrave ce point-lagrave dans un passage qui

sera plus tard censureacute Megrelidzeacute attaque le parti des mencheviks qursquoil accuse de manquer de la

volonteacute drsquoaction et de transformation

X Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Dans ce dernier et court chapitre

Megrelidzeacute donne aux lecteurs quelques preacutecisions quant agrave la nature et agrave la fonction de

lrsquoexpeacuterience (опыт) pour compleacuteter ses reacuteflexions quant agrave la reacutealisation reacuteelle de lrsquoideacutee

Lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas un terme univoque chez lui car il en parle dans trois sens tantocirct comme

expeacuterience humaine et individuelle tantocirct comme expeacuterience socio-historique et tantocirct comme

expeacuterience scientifique Si lrsquoon essaie drsquoen donner une deacutefinition geacuteneacuterale lrsquoexpeacuterience serait la

tentative intentionnelle (dans le cas des expeacuteriences scientifiques) ou non intentionnelle (au

niveau social et historique) de reacutealisation de lrsquoideacutee ndash ou autrement dit de transformation de la

reacutealiteacute selon lrsquoideacutee ndash qui prouverait le caractegravere vrai ou faux de lrsquoideacutee Lrsquoexpeacuterience est donc le

seul critegravere de la veacuteriteacute de lrsquoideacutee

217 Ibid p 461

216

Evidemment Megrelidzeacute par sa conceptualisation du champ social et historique ainsi que

du rocircle qursquoy jouent tant les inteacuterecircts que la conscience individuelle a preacutepareacute le terrain pour une

compreacutehension eacutelargie de lrsquoexpeacuterience Contrairement agrave la philosophie bourgeoise ougrave

lrsquoexpeacuterience est envisageacutee dans des termes subjectifs (que ce soient les donneacutees des sens comme

chez les empiristes ou les positivistes ou les principes a priori propres au transcendantalisme)

elle implique non seulement lrsquoaspect subjectif de lrsquoexpeacuterience individuelle (elle-mecircme drsquoailleurs

socialement conditionneacutee par les inteacuterecircts reacuteels) mais aussi lrsquoaspect objectif du monde des

rapports sociaux ainsi que de celui de la culture mateacuterielle et spirituelle qui mobilise

lrsquoexpeacuterience de multiples geacuteneacuterations et conditionne les inteacuterecircts reacuteels ou les types de problegravemes agrave

reacutesoudre dans un moment historique donneacute Une fois qursquoune telle conception de lrsquoexpeacuterience

socialement et historiquement enracineacutee est accepteacutee il devient impossible de deacutecrire lrsquohistoire

de la penseacutee comme une suite drsquoideacutees ougrave les ideacutees engendreraient de nouvelles ideacutees qui

prouveraient la fausseteacute des premiegraveres et srsquoy substitueraient sans une meacutediation expeacuterientielle

Non seulement les ideacutees ne sont pas capables drsquoengendrer drsquoautres ideacutees (comme nous lrsquoavons

vu les ideacutees ne possegravedent pas mecircme la force de garantir leur propre persistance et puisent leur

existence des inteacuterecircts sociaux reacuteels dont elles sont les manifestations subjectives) mais une

vision ideacutealiste ne peut pas expliquer la disparition de certaines ideacutees au cours de lrsquohistoire

scientifique intellectuelle ou sociale La philosophie marxiste (il est curieux de noter que ce

syntagme servant agrave une auto-description est utiliseacute par Megrelidzeacute plusieurs fois dans les deux

derniers chapitres du livre) arrache donc les questions eacutepisteacutemologiques ainsi que celles de

lrsquohistoire intellectuelle ou scientifique agrave un cadre subjectiviste et ideacutealiste et les noue avec la

probleacutematique du deacuteveloppement du tout social et historique

Toute ideacutee est vague au moment de son eacutemergence sociale Mais elle nrsquoest pas ainsi perccedilue

et peut provoquer de faux espoirs par le fait simple qursquoelle se propose comme une ideacutee

universelle Crsquoest lrsquoexpeacuterience et la pratique qui la mettent en lumiegravere en la poussant agrave se

manifester dans tous ses aspects Souvenons-nous de la thegravese ontologique de Megrelidzeacute selon

laquelle les choses ne manifestent leurs qualiteacutes que dans lrsquointeraction avec le milieu et avec

drsquoautres choses Il en va de mecircme du sujet humain et aussi en lrsquooccurrence de lrsquoideacutee

Megrelidzeacute apporte quatre exemples historiques ougrave lrsquoexpeacuterience a prouveacute la fausseteacute des ideacutees

autrement dit leur non-enracinement dans les inteacuterecircts reacuteels La premiegravere crsquoest la Reacutevolution

franccedilaise et sa valorisation des ideacutees de liberteacute eacutegaliteacute et fraterniteacute ainsi que de rationaliteacute qui

217

nrsquoont servi qursquoagrave lrsquoavancement des inteacuterecircts de la bourgeoisie Lrsquoexpeacuterience historique a prouveacute

selon Megrelidzeacute que les valeurs affirmeacutees ne correspondaient pas aux inteacuterecircts reacuteels neacutes des

besoins de la population et organiques agrave celle-ci Le deuxiegraveme exemple est celui de laquo lrsquoEtat

corporatif raquo des fascistes allemands dont lrsquoideacutee avant les eacutelections eacutetait lieacutee agrave la promesse drsquoen

finir avec les maux du capitalisme et drsquoameacuteliorer la situation eacuteconomique de la population Peu

apregraves la prise du pouvoir par le gouvernement fasciste il a eacuteteacute prouveacute qursquoun tel lien eacutetait

illusoire et que lrsquointeacuterecirct du gouvernement fasciste eacutetait de profiter du systegraveme capitaliste et de le

reacuteaffirmer Le troisiegraveme exemple est celui de lrsquohistoire difficile de lrsquoideacuteal socialiste qui a eacuteteacute

exploiteacutee tant par les anarchistes que par les utopistes qui croyaient que la veacuteriteacute intrinsegraveque agrave

lrsquoideacuteal socialiste suffirait pour qursquoil devienne dominant dans le monde Par ces exemples

Megrelidzeacute voudrait montrer que la veacuteriteacute drsquoune ideacutee ne peut ecirctre prouveacutee ni au niveau logique

ni par le fait que lrsquoideacutee est porteacutee par une masse de la population mais seulement par la pratique

et lrsquoexpeacuterience qui sont les seules agrave en ecirctre juges Lrsquoexpeacuterience permet drsquoarticuler les corrections

et rectifications que lrsquoideacutee quand elle nrsquoest pas reacutefuteacutee tout court doit subir

Le procegraves de la reacutealisation des ideacutees non seulement peut prouver leur veacuteriteacute ou fausseteacute

mais preacutesente une activiteacute creacuteatrice dans la mesure ougrave agrave travers les difficulteacutes et reacutesistances qui

font apparition dans ce procegraves eacutemergent de nouveaux problegravemes et la neacutecessiteacute drsquoy trouver des

solutions en reconfigurant le savoir de deacutepart Ce procegraves est impreacutevisible en partant drsquoideacutees par

deacutefinition vagues car encore subjectives on peut arriver agrave des ideacutees tout agrave fait nouvelles et

effectuer donc une rupture creacuteatrice En confirmation Megrelidzeacute eacutenumegravere une liste

drsquoexpeacuteriences scientifiques qui ayant eu des objectifs deacutefinis sont arriveacutes agrave des reacutesultats

inattendus voire agrave des deacutecouvertes Dans le passage sur la nature des deacutecouvertes scientifiques

qui figure dans la deuxiegraveme partie de notre travail nous avons deacutejagrave indiqueacute les exemples

apporteacutes par Megrelidzeacute et pour eacuteviter les redondances nous nous preacuteserverons de les reacutepeacuteter ici

Pourtant Megrelidzeacute srsquoefforce de bien distinguer son propos de celui de des pragmatistes

qui eux aussi prennent la pratique pour le critegravere de la veacuteriteacute La veacuteriteacute pour le pragmatisme agrave la

diffeacuterence du marxisme est purement subjective toutes les theacuteories ont la mecircme valeur et toute

affirmation est leacutegitime tant qursquoelle est utile pour lrsquoobtention drsquoun certain but Pour le

pragmatisme le garant de la veacuteriteacute drsquoune theacuteorie est outre son utiliteacute la non-contradiction des

ideacutees dont elle est composeacutee La veacuteriteacute consiste en une concordance entre des ideacutees plutocirct qursquoen

une concordance des ideacutees avec la reacutealiteacute objective Outre William James Megrelidzeacute critique

218

eacutegalement le fictionnalisme de Hans Vaihinger et estime que les deux par la valeur

exclusivement pragmatique qursquoils assignent agrave la penseacutee doivent neacutecessairement arriver au

solipsisme et au fond refuser lrsquoexistence mecircme drsquoune veacuteriteacute objective

Par la pratique et lrsquoexpeacuterience la penseacutee rectifie ses propres erreurs laquo La penseacutee devient

accessible agrave soi-mecircme agrave travers sa reacutealisation agrave travers lrsquoexistence objective de la penseacutee raquo218

Par conseacutequent Megrelidzeacute considegravere qursquoil serait vrai mais tout de mecircme reacuteducteur de

consideacuterer la pratique comme le critegravere de la veacuteriteacute car elle est eacutegalement le moteur du complexe

social entier ayant comme fonction de rectifier les ideacutees et de provoquer de nouveaux

problegravemes ainsi que toute la seacuterie de deacuteplacements que cela implique dans le champ du complexe

social La pratique est un procegraves meacutediateur qui rend possible lrsquoautoreacuteflexion de la penseacutee et lrsquoun

des principes constituants de la dialectique de la connaissance dans le marxisme

Le propos de ce chapitre qui accomplit la structure peu stable de la construction theacuteorique de

Megrelidzeacute a des conseacutequences inteacuteressantes de point de vue conjoncturel Lrsquoideacutee selon laquelle

la pratique et lrsquoexpeacuterience drsquoun cocircteacute complegravetent le savoir et de lrsquoautre cocircteacute poussent jusqursquoau

but la mission de toute theacuteorie consistant en une transformation de la reacutealiteacute donne agrave Megrelidzeacute

lrsquoargument pour confirmer la leacutegitimiteacute des klassiki de lrsquoideacuteologie sovieacutetique sous la forme

qursquoils avaient agrave son eacutepoque Si Marx et Engels sont consideacutereacutes comme de grands theacuteoriciens ce

sont bien Leacutenine et Staline en tant que praticiens qui accomplissent et prouvent la veacuteriteacute de cette

theacuteorie Ils auraient repris les ideacutees de Marx et Engels laquo comme un programme drsquoaction et en y

insufflant lrsquoesprit de centaines de millions de travailleurs ils (Leacutenine et Staline ndash nous

soulignons) les transformegraverent en une vie avec une fideacuteliteacute ineacutegaleacutee tout en inscrivant le long de

leur chemin de nouveaux chapitres theacuteoriques dans la treacutesorerie glorieuse de la science

marxiste raquo219

Megrelidzeacute utilise les termes laquo pratique raquo et laquo expeacuterience raquo drsquoune maniegravere interchangeable

(lrsquolaquo expeacuterience raquo a une signification nette seulement lagrave ougrave il srsquoagit de lrsquoexpeacuterience scientifique)

Qui plus est la transposition libre de laquo lrsquoexpeacuterience raquo de la sphegravere scientifique agrave celle de la

reacutealiteacute historico-sociale comme il le fait nrsquoa rien drsquoeacutevident et provoque plus de questions que

drsquoexplications Cette ambiguiumlteacute met en relief une question qui srsquoimpose et dont lrsquoon chercherait

en vain une reacuteponse dans le texte Etant donneacute qursquoil ne srsquoagit pas ici de lrsquoexpeacuterience comme drsquoun

218 Ibid p 481 219 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 455

219

savoir ou comme les conclusions que lrsquoon tire apregraves coup du veacutecu mais par analogie avec la

science de la tentative drsquoeffectuer certaines ideacutees dans un milieu controcircleacute (par exemple dans un

laboratoire) la question que lrsquoon devrait se poser est celle de savoir dans quelle mesure on peut

transformer le champ social en un lieu drsquoexpeacuteriences et quelle est la valeur de lrsquoerreur dans ce

cas Leacutenine et Staline qui gracircce aux efforts theacuteoriques de Marx et Engels ont su les inteacuterecircts reacuteels

ayant une existence objective sont-ils dans leur pratique subordonneacutes au principe de

lrsquoexpeacuterience comme critegravere de la veacuteriteacute Et srsquoils nrsquoeacutechappent pas agrave ce principe ont-ils commis

des erreurs Ou parle-t-il reacutetrospectivement (mecircme si au moment de la reacutedaction du livre

Staline est toujours le leader) des transformations de la reacutealiteacute deacutejagrave effectueacutees et nrsquoy trouvant

pas drsquoerreurs ne peut-il que reacuteaffirmer la maniegravere impeccable dont ils ont tenu le rocircle qui leur

avait eacuteteacute imparti dans lrsquohistoire

Dans les derniers paragraphes du livre Megrelidzeacute nous deacutevoile quelques points importants

qui donnent un relatif eacuteclaircissement sur son projet theacuteorique en le placcedilant dans un scheacutema de

deacuteveloppement historique tel qursquoil a eacuteteacute traceacute dans le livre Or la question du statut de sa theacuteorie

reste vague Comme nous venons de le faire remarquer dans les deux derniers chapitres

Megrelidzeacute parle du point de vue de la laquo philosophie marxiste raquo en donnant quelques preacutecisions

meacutethodologiques En revanche agrave la derniegravere page en reacutesumant son livre il qualifie son

entreprise de laquo sociologie de la penseacutee raquo Mais ce qui est tout agrave fait nouveau crsquoest la remarque

selon laquelle les questions agrave propos de la science de la penseacutee telles qursquoelles sont traiteacutees dans

ce livre ont des limites historiques elles concernent exclusivement la penseacutee de la peacuteriode

preacutesocialiste Par conseacutequent la sociologie de la penseacutee qursquoil vient de deacutevelopper ne srsquoappliquera

pas au mode de penseacutee propre agrave la socieacuteteacute sans classe car les facteurs qursquoil a ducirc prendre en

compte relativement agrave la penseacutee preacutesocialiste seront abolis aux eacutetapes socialiste et communiste

Les socieacuteteacutes socialiste et communiste demanderont une toute autre science A notre avis par

cette affirmation Megrelidzeacute reste fidegravele agrave sa theacuteorie La science ne consiste pas pour lui en une

meacutethodologie geacuteneacuterale et universelle La meacutethodologie de la science change conformeacutement agrave la

singulariteacute de son objet tout comme la forme et le contenu de la penseacutee sont indissociables

220

Lrsquoobjectiviteacute communique agrave la conscience deacutepourvue des formes a priori quoique en raison de

son caractegravere historique deacutejagrave structureacutee en quelque mode la maniegravere dont elle peut se

reconfigurer pour produire une nouvelle compreacutehension Ce meacutecanisme caracteacuteristique de la

conscience individuelle caracteacuterise eacutegalement la science qui nrsquoest tout comme la conscience

que le champ des ideacutees configureacutees drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Malheureusement Megrelidzeacute ne

donne point drsquoindications quant agrave la nature de cette nouvelle science Il ne met en relief qursquoune

seule diffeacuterence qui par son caractegravere non orthodoxe quoique tout agrave fait conforme aux propos

deacuteveloppeacutes dans le livre a plongeacute dans la perplexiteacute ses lecteurs agrave la sortie du livre en 1965

Selon Megrelidzeacute crsquoest le principe de la deacutetermination de la conscience par lrsquoecirctre social qui ne

sera plus applicable agrave la socieacuteteacute socialiste et communiste car il fonctionne seulement dans la

peacuteriode historique mise en mouvement par lrsquoantagonisme social qui reacutesulte dans une dynamique

chaotique (mecircme si comme nous lrsquoavons vu statistiquement claire et nette) A lrsquoeacutetape socialiste

ce ne sont plus les forces chaotiques qui sont agrave lrsquoœuvre Tant les rapports sociaux que le milieu

naturel sont satureacutes par la domination humaine transformeacutes selon ses ideacutees et rendus pleinement

raisonnables Quant au procegraves historique il devient lui aussi orientable et maniable Crsquoest

deacutesormais la conscience sociale ndash la volonteacute unie des citoyens libres ainsi que les deacutecisions bien

calculeacutees rendues possible par les avanceacutees de la science ndash qui deacuteterminera lrsquoecirctre social Le livre

se finit par la phrase suivante laquo Chez Hegel le monde provenait de la raison selon Marx en

revanche le monde ne fait que se diriger vers la raison vers la forme raisonnable vers le

communisme raquo220 Le principe de la domination et du controcircle humain toujours croissant sur les

milieux social et naturel si cher agrave Megrelidzeacute peut agrave notre avis ecirctre entrevu deacutejagrave dans son

acceptation de lrsquoideacutee gestaltiste que Koffka a formuleacutee en lien avec une expeacuterience effectueacutee sur

un chimpanzeacute laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo raquo

220 Ibid p 483

221

IVe Partie

Aspects de la construction theacuteorique

Enfin dans cette quatriegraveme et derniegravere partie nous proposerons quelques analyses

synoptiques de lrsquoouvrage Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de

Konstantineacute Megrelidzeacute Nous tenterons drsquoabord de dresser un tableau cartographique de

lrsquounivers intellectuel de lrsquoauteur au moins tel qursquoil lrsquoa projeteacute dans son œuvre A cet effet nous

examinerons la maniegravere dont il construit son argumentation agrave partir drsquoeacuteleacutements theacuteoriques

heacuteteacuterogegravenes en produisant une sorte de surdeacutetermination theacuteorique des diverses questions ou

instances de ses eacutelaborations ce qui en retour ouvre lrsquoespace agrave leur interpreacutetations multiples

Ensuite dans le deuxiegraveme chapitre nous essayons de saisir lrsquoensemble de sa construction

theacuteorique et de montrer comment certains choix pourraient avoit eacuteteacute motiveacutes par des injonctions

ideacuteologiques Enfin dans le troisiegraveme chapitre nous proposerons deux lectures possibles du

projet theacuteorique de Megrelidzeacute qui deacutecoulent tant des tensions que nous avons repereacutees au cours

de notre analyse lineacuteaire de lrsquoexposition de lrsquoouvrage dans la partie preacuteceacutedente de notre travail

que de la dupliciteacute de la conception du complexe social qui est le cadre geacuteneacuteral au sein duquel

lrsquoauteur deacuteploit les problegravematiques plus locales Lrsquoarticulation de ce double sens nous

permettera drsquoune part drsquoavancer lrsquoideacutee selon laquelle le projet theacuteorique de Megrelidzeacute serait

une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui non seulement deacutesignerait la speacutecificiteacute de son

approche de probleacutematiques concregravetes rendue possible agrave partir de son cadre geacuteneacuteral mais aussi

comporterait une indication de la proximiteacute voire de la compleacutementariteacute que sa conception

reacutevegravele par rapport au projet de recherche sur la langue et sur la penseacutee proposeacute par Nicolas Marr

qui de son cocircteacute avait eacutelaboreacute la teacutechnique drsquoanalyse paleacuteontologique de la langue Lrsquoarticulation

de ce double sens nous permettra drsquoautre part de saisir la maniegravere dont le projet de Megrelidzeacute

agrave travers une teacuteleacuteologie de lrsquohistoire qursquoil dresse reacuteagit agrave un certain sentiment de singulariteacute du

moment historique (lrsquoeacutetape de la construction socialiste) dans lequel il se situe et en se

deacutefinissant dans cette teacuteleacuteologie deacutefinit en mecircme temps lrsquohorizon de sa propre application

222

Esquisse cartographique

Essayons de tracer une esquisse cartographique composeacutee de certaines des influences

theacuteoriques qui peuvent ecirctre articuleacutees dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la

penseacutee221 Nous pensons qursquoune telle cartographie se compose de plusieurs lignes majeures qui

se croisent les unes avec les autres et participent agrave la construction le positionnement et la

solidification du projet theacuteorique de Megrelidzeacute mais non sans en constituer en mecircme temps

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute et partant devenir source drsquoambiguiumlteacutes Ces lignes axiales sont donc la

pheacutenomeacutenologie husserlienne la psychologie de Gestalt le marxisme et la theacuteorie linguistique

de Nicolas Marr Il y a eacutegalement une forte preacutesence drsquoune certaine theacuteorie des systegravemes (sur

laquelle nous reviendrons surtout dans les chapitres qui suivent) mais la question de savoir agrave

partir de quels auteurs voire agrave quel domaine du savoir Megrelidzeacute reprend-il au juste cette

approche reste tout agrave fait obscure Drsquoautres lignes y compris celles par rapport auxquelles

Megrelidzeacute prend une position critique (des moments de la tradition philosophique de

lrsquoanthropologie de la sociologie de la linguistique de la philosophie de science etc) peuvent

ecirctre localiseacutees par rapport aux quatre ou cinq lignes axiales que nous venons drsquoeacutenumeacuterer

Dans notre analyse cartographique nous voudrions prendre comme point drsquoappui la question

de la conscience telle qursquoelle est eacutelaboreacutee degraves le deacutebut du livre (elle nrsquoest preacuteceacutedeacutee que par une

conceptualisation preacutealable et rapide du complexe social) et qui est agrave notre avis dans

lrsquoensemble des eacutelaborations de Megrelidzeacute lrsquoinstance theacuteoriquement la plus surdeacutetermineacutee car

elle se constitue comme un croisement des cinq lignes axiales susmentionneacutees Certaines de ces

lignes ne sont pas faciles agrave identifier alors que la ligne de la linguistique de Marr reste obscure

mecircme apregraves la lecture de lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoouvrage Nous croyons en revanche que non

221 Nous eacuteviterions de parler des facteurs historiques et pratiques dans la deacutetermination du corpus du livre Il est

vrai que la confiscation de diffeacuterent types de litteacuterature et la creacuteation des spetskhrans (les stocks speacuteciaux de tout type de production imprimeacutee lrsquoaccegraves agrave laquelle eacutetait strictement limiteacute et reacuteglementeacute pendant toute lrsquoexistence de lrsquoUnion Sovietique) a deacutebuteacute deacutejagrave en 1920 mais les regravegles et les proceacutedures ainsi que les critegraveres de seacutelection de la litteacuterature agrave saisir se formaient au cours des anneacutees ce que pendant un assez longue peacuteriode laissait place agrave beaucoup drsquoarbitraire Qui plus est Megrelidzeacute a ducirc ecirctre tout agrave fait privileacutegieacute en termes drsquoaccegraves aux livres drsquoabord gracircce agrave son seacutejour en Allemagne puis agrave son poste de chercheur agrave lrsquoILP ainsi qursquoagrave son statut drsquoemployeacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad (ougrave il travaillait dans les anneacutees 1935-1936 en qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales) Cf Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Газ Тбилиси 68 21 марта 1967 p 666 Mais aussi lrsquoentreacutee laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Л А ШИЛОВ Сотрудники РНБ mdash деятели науки и культуры Биографический словарь т 1-4

223

seulement elle y est bien preacutesente mais qursquoelle peut aussi jouer un rocircle important pour situer les

eacutelaborations de Megrelidzeacute par rapport au projet marriste qui de son cocircteacute consiste en une

recherche de la langue et de la penseacutee

Commenccedilons par la pheacutenomeacutenologie dont la preacutesence est la plus eacutevidente au deacutebut du livre

Dans la preacuteface nous lisons que la science historique de la penseacutee peut srsquoeacutetablir pourvu que soit

adopteacutee une attitude de vigilance contre les reacuteductionnismes physiologique physique

psychologique etc Si les destinataires de cette critique sont explicitement indiqueacutes (y compris

lrsquoeacutecole physiologique de Pavlov) il est passeacute sous silence que les arguments contre pareils

reacuteductionnismes sont repris de la pheacutenomeacutenologie husserlienne222 Aucun des commentateurs de

Megrelidzeacute ne doute de la provenance pheacutenomeacutenologique de ces propos en deacutepit du fait que

Husserl nrsquoy soit pas citeacute A notre avis crsquoest bien agrave cette eacutetape du livre que lrsquoinfluence de la

pheacutenomeacutenologie est la plus eacutevidente alors que sa trace se perd dans la suite du livre

Or dans les conditions drsquoune forte surdeacutetermination theacuteorique de la question de la

conscience ndash ce que nous envisageons de montrer dans ce chapitre ndash aggraveacutee par la censure

subjective (qui empecirccherait lrsquoauteur de mentionner ouvertement Husserl) lrsquohypothegravese de lecture

selon laquelle la pheacutenomeacutenologie exerce une influence beaucoup plus profonde sur la penseacutee de

Megrelidzeacute est tout agrave fait deacutefendable Crsquoest bien en fonction drsquoune telle hypothegravese que tant Giga

Zedania que Janette Friedrich jusqursquoagrave preacutesent les deux principaux commentateurs de lrsquoœuvre de

Megrelidzeacute interpregravetent la deacutemarche de notre auteur Friedrich qui voit lrsquoobjectif principal du

livre de Megrelidzeacute dans lrsquoexplication de la formation du contenu de la conscience construit

lrsquoensemble de son commentaire comme une eacutepreuve de cette hypothegravese

Regardons de plus pregraves les formulations de ces interpreacutetations Pour Zedania223 il ne srsquoagit

pas de chercher chez Megrelidzeacute des aspects de la pheacutenomeacutenologie husserlienne dans un sens

litteacuteral mais de voir si dans certaines positions fondamentales ou dans des Denkfiguren que lrsquoon

peut repeacuterer chez lui il ne serait possible de trouver des similariteacutes avec la conception

husserlienne de la conscience Zedania en retrouve dans la diffeacuterence que de son cocircteacute Husserl

fait entre le noegraveme (ou le sens) et lrsquoobjet (en opposition avec Brentano qui ayant failli de penser

une telle diffeacuterence est resteacute enfermeacute dans une conception de lrsquoacte psychique qui visant lrsquoobjet

222 Nous pensons agrave savoir agrave la critique des attitudes naturalistes exposeacutee dans Edmund HUSSERL Phaumlnomenologie als strenge Wissenschaft Frankfurt am Main Vittorio Klostermann 1965

223 Cf გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017 p 34-39

224

au lieu de son sens ne permet pas de discerner dans lrsquoacte de conscience la diffeacuterence entre un

objet reacuteel et un objeacutet imaginaire) et de lrsquoautre cocircteacute ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu

ideacuteatoire raquo de la conscience Autrement dit la fonction de la diffeacuterence entre lrsquoobjet et le noegraveme

faite par Husserl serait prise en compte chez Megrelidzeacute par sa conception du contenu ideacuteatoire

Crsquoest un contenu qui ne se reacuteduit pas aux donneacutees des organes de sens (une simple reacuteflexion de

lrsquoobjectiviteacute dans la conscience) et qui est en mecircme temps objective (ce caractegravere eacutetant garanti

nous le savons deacutejagrave par la pratique et le travail) Ainsi le contenu ideacuteatoire serait un maillon

autonomiseacute la dimension de sens entre la subjectiviteacute (conscience) et lrsquoobjectiviteacute (la reacutealiteacute)

De son cocircteacute Friedrich souligne lui aussi lrsquoeacutemergence entre le sujet et lrsquoobjet de connaissance du

contenu de la conscience qui aurait un certain deacutegreacutee drsquoindeacutependance en tant que motiveacute par des

inteacuterecircts pratiques

laquo Der Unterschied zum Taumltigkeitsansatz besteht also darin daszlig Megrelidze in der Beziehung

zwischen Erkenntnissubjekt und Erkenntnisubjekt die Genesis eines eigenen Bewuszligtseinsinhalts

behauptete Das Subjekt produziert einen Bewuszligtseinsinhalt der nicht mit dem Erkenntnisobjekt

korrespondiert Er ist jedoch auch nicht auf das Subjekt zuruumlckfuumlhrbar denn dann haumltte er nicht in

der lsquoArbeitslebenstaumltigkeitlsquo verortet werden koumlnnen raquo224

Selon les interpreacutetations proposeacutees par Friedrich et Zedania la conscience selon Megrelidzeacute

est pheacutenomeacutenologiquement deacutefinie et en tant que telle ne se laisse reacuteduire ni au pocircle du sujet

ni au pocircle de lrsquoobjet Dans le chapitre suivant nous essayerons de montrer en revanche que cette

double non-reacuteductibiliteacute de la conscience (comme de tous les autres champs dont il srsquoagit dans le

livre) peut toute aussi bien ecirctre expliqueacutee et fondeacutee par la maniegravere propre agrave Megrelidzeacute

drsquoenvisager la nature de la dialectique Crsquoest bien un telle espace drsquointerpreacutetations non

conflictuelles mais parallegraveles qui fait preuve drsquoune surdeacutetermination theacuteorique ou si lrsquoon veut

meacutethodologique chez Megrelidzeacute

Cela devient encore plus explicite si lrsquoon pense agrave une autre source majeure impliqueacutee dans la

theacuteorisation de la question de la conscience agrave savoir la psychologie de la Gestalt Lagrave il srsquoagit

drsquoune approche holiste qui met accent sur lrsquoeacutemergence dans la perception de formes qui ne se

reacuteduisent pas agrave leurs parties et sont perccedilues drsquoembleacutee comme entiegraveres et porteuses de sens Il faut

224 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 73

225

dire que la convergence entre la pheacutenomeacutenologie et la psychologie de la Gestalt que lrsquoon

observe chez Megrelidzeacute nrsquoa rien de surprenant Ces deux penseacutees comportent effectivement des

tendances qui les rapprochent Leur synthegravese a eacuteteacute tenteacutee par des penseurs comme Merleau-Ponty

et deacutejagrave un peu plus tocirct agrave partir des anneacutees 1930 (parallegravelement agrave Megrelidzeacute) par Aron

Gurwitsch qui avait interpreacuteteacute la conception pheacutenomeacutenologique de lrsquohorizon de la perception

dans les termes du champ de la Gestaltpsychologie

Lrsquoapproche holiste de la psychologie de la Gestalt qui permet de penser lrsquoeacutemergence du

sens dans la conscience sans passer agrave des explications propres agrave des conceptions atomistes est agrave

lrsquoeacutevidence importante pour Megrelidzeacute Plus preacuteciseacutement il y a dans cette theacuteorie psychologique

un point qui est drsquoune importance capitale pour Megrelidzeacute et qui prend des dimensions

impressionnantes dans son projet theacuteorique Ce point consiste en ceci que gracircce agrave la

Gestaltpsychologie le modegravele spatial est devenu utilisable dans la description des eacutetats

psychologiques alors qursquoauparavant crsquoest le temps qui eacutetait consideacutereacute comme la seul dimension

drsquoexistence des pheacutenomegravenes psychologiques Ainsi Kurt Lewin qui a lui aussi deacuteveloppeacute une

theacuteorie des champs dans lrsquointroduction (qui est en mecircme temps une lettre agrave son maicirctre Wolfgang

Koumlhler) de son Principles of topological psychology eacutecrit

laquo hellip It occurred to me that the figures on the blackboard which were to illustrate some problems

for a group in psychology might after all be not merely illustrations but representations of real

concepts [hellip] I had already in 1912 as a student defended the thesis (against a then fully accepted

philosophical dictum) that psychology dealing with manifolds of coexisting facts would be finally

forced to use not only the concept of time but that of space toordquo225

Megrelidzeacute aussi dans le sillage de la Gestaltpsychologie insiste sur lrsquoimportance de la

perception visuelle Mais pour lui il srsquoagit de mettre ce point au service de lrsquoexplication de

lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Ainsi les premiegraveres solutions de problegravemes sont lieacutees agrave

une certaine configuration du champ de perception qui fait surgir dans la conscience une image

unifieacutee gracircce aux liens logiques entre les eacuteleacutements du champ qui deviennent drsquoembleacutee apparents

La spatialiteacute du champ de lrsquoobjectiviteacute se traduit donc dans la conscience qui elle aussi est

225 Kurt LEWIN Principles of topological psychology McGrawl-Hill Book Company New York and London

1936 p vii

226

repreacutesenteacutee par Megrelidzeacute comme un champ configureacute en forme drsquoimage Comme nous le

verrons dans notre chapitre suivant le champ deviendra lrsquoun des eacuteleacutements majeurs dans la

construction theacuteorique de Megrelidzeacute et embrassera non seulement le niveau de la conscience

mais des reacutegions entiegraveres de la reacutealiteacute culturelle et naturelle

Mais penchons-nous agrave preacutesent sur la question de la conscience A cette eacutetape Megrelidzeacute ne

parle pas de la theacuteorie linguistique de Marr mais nous pensons que crsquoest ici que srsquoinstaure le lien

le plus organique entre les deux theacuteoriciens Et cela relegraveve donc drsquoune troisiegraveme ligne dans les

croisements theacuteoriques autour de la probleacutematique de la conscience Les preacutemisses gestaltistes

permettent agrave Megrelidzeacute drsquoinjecter dans sa conception de la conscience lrsquoeacuteleacutement dominant de

lrsquoimage et partant de jeter un fondement eacutepisteacutemologique au principe stadiologique drsquoeacutevolution

de la langue selon Marr Mais faisons ici un petit deacutetour par quelques indications sur les objectifs

de Marr qui nous aideront de preacuteciser ce rapprochement entre Megrelidzeacute et Marr

Lrsquoobjectif que Marr se donnait eacutetait de deacutevelopper une science de la langue alternative agrave

lrsquoindo-europeacuteanisme Cette science qursquoil appela la japheacutetologie eacutetait concentreacutee sur lrsquoeacutetude des

langues japheacutetiques A diffeacuterence du principe biologico-geacuteneacutetique du classement des langues qui

eacutetait adopteacute par lrsquoindo-europeacuteanisme les langues japheacutetiques avaient ceci en commun qursquoelles se

trouvaient agrave un stade reculeacute de lrsquoeacutevolution de la langue Contrairement agrave lrsquoindo-eacuteuropeacuteanisme qui

classe les langues en laquo familles raquo Marr les classe selon leur laquo systegraveme raquo (notons agrave propos de

lrsquousage de ce terme que outre la theacuteorie de la chaleur la penseacutee sociologique de Boukharin ou

encore la tectologie de Bogdanov lrsquoinsistance par Megrelidzeacute sur le modegravele systeacutemique pourrait

ecirctre motiveacutee eacutegalement par Marr) Voici donc une citation de Marr

laquo Les langues japheacutetiques ne composent pas une laquo famille raquo comme on lrsquoa cru auparavant mais

un systegraveme agrave lrsquoinstar des langues promeacuteteides (indoeuropeacuteennes) seacutemitiques et autres et [ces

systegravemes] chacun drsquoentre eux chacun agrave sa faccedilon particuliegravere relegravevent drsquoun certain stade dans

lrsquoeacutevolution de la langue (речь) humaine Les langues japheacutetiques sont polistadiales et se preacutesentent

comme un nombre drsquoanciens stades propres au devenir de la langue (языкотворческий) mais aussi

le stade que drsquoune faccedilon ou drsquoune autre toute langue a passeacute avant que la penseacutee formale-logique et

la vision du monde cosmique se structurent en tant que la superstructure au-dessus du stade de

227

production deacutefini ainsi que [au-dessus] des rapports de production sociaux et teacutechniques y compris

de celui de la technique de transportation raquo226

Avant drsquoanalyser ce passage citons encore un autre qui explique ce qursquoest de particulier

dans les langues agrave leur stade initial

laquo A premiegravere vue nous nrsquoavons que deux eacutetapes dans lrsquoeacutevolution de la penseacutee par stades dont

la premiegravere est ce que Leacutevy-Bruhl appelle la penseacutee preacutelogique et ce que nous consideacuterons plutocirct

comme la penseacutee imageacutee pittoresque qui a existeacute pendant des dizaines de milleacutenaires Lrsquoautre type

est la penseacutee logique qui existe aussi depuis tregraves longtemps Mais sous ce rapport il est difficile

drsquoecirctre exact nous ne savons pas si la penseacutee logique existera encore longtemps ou si elle ceacutedera ses

positions au profit drsquoun autre systegraveme de penseacutee dont les particulariteacutes sont encore difficiles agrave

imaginer raquo227

Plusieurs points drsquoimportance transparaissent dans ces passages Selon Marr les langues

japheacutetiques sont celles qui ont gardeacute le caractegravere imageacute propre agrave des premiegraveres eacutetapes de

lrsquoeacutevolution de la langue humaine Pour cette raison ces langues se laissent mieux analyser par la

meacutethode paleacuteontologique et permettent de remonter agrave des formes originelles de langue Cet

inteacuterecirct pour lrsquoorigine ainsi que pour les premiegraveres eacutetapes de lrsquoeacutevolution de la langue pourrait ecirctre

releveacute comme le trait distinctif principal de la theacuteorie marriste Voici ce qursquoeacutecrit lrsquoun des eacutelegraveves

de Marr

laquo hellipLa theacuteorie de Marr eacutetait essentiellement la theacuteorie de lrsquoorigine de la langue Cela veut dire

que lrsquoobjet de ses recherches eacutetait lrsquoancienne peacuteriode de la langue alors que lrsquoattention des non-

marristes eacutetait fixeacutee sur les questions de la langue moderne En principe ils avaient donc peu de

points de contact et il leur aurait eacuteteacute possible de ne pas lutter lrsquoun contre lrsquoautreraquo228

226 Николай Яковлевич МАРР laquo Яфетические языки raquo in Избранные работы т 1 Государственное

социально-экономическое издательство Ленинград 1936 p 295 227 Citeacute drsquoapregraves Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007

p 138 228 Citeacute agrave partir du manuscript de la monographie de Mikheil Tchkhaidze qui est en preacuteparation pour lrsquoeacutedition

par lrsquoInstitut de la recherche sociale et culturelle apregraves de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi

228

Lrsquoautre point important consiste en ceci que les langues japheacutetiques gardent les traces drsquoune

penseacutee qui a preacuteceacutedeacute la penseacutee moderne Les langues modernes gracircce agrave leur structure

seacutemantique rendent la penseacutee capable des lois logiques formelles alors que les langues

japheacutetiques encore marqueacutees par une forte preacutesence des images ou de la seacutemantique imageacutee

gardent en soi (eacutetant polistadiales) les traces des anciennes formes de la langue qui eacutetait encore

laquo ideacuteologiquement indiffeacuterencieacutee raquo et correspondaient agrave une penseacutee elle aussi moins

diffeacuterencieacutee (drsquoici entre autres lrsquointeacuterecirct de Marr pour la question de lrsquoeacutenantioseacutemie crsquoest-agrave-dire

des mots qui contiennent deux sens opposeacutes229)

En somme nous observons trois moments importants chez Marr son inteacuterecirct pour lrsquoorigine

de la langue son inteacuterecirct pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de la langue en conjonction avec lrsquoeacutevolution

de la penseacutee (autrement dit de la tendence de la structuration seacutemantique agrave srsquoeacutevoluer de

lrsquoindiffeacuterence ideacuteologique vers la formalisation logique) et son insistance sur le caractegravere imageacute

et seacutemantique indiffeacuterencieacutee des langues proches agrave leur origine Il va de soi que lrsquoeacutevolution de la

langue et de la penseacutee est envisageacutee par Marr comme un procegraves parallegravele agrave lrsquoeacutevolution des

formes eacuteconomiques Mais malgreacute lrsquoaccent qursquoil pose tant sur lrsquoimportance des conditions

eacuteconomiques que sur le paralegravellisme entre la langue et la penseacutee la nature du lien entre ces

eacuteleacutements reste sans une eacutelaboration theacuteorique Qui plus est Marr se consentre sur lrsquoeacutetude de la

langue et de ses lois seacutemantiques alors que la question de la penseacutee reste secondaire En

revanche Megrelidzeacute eacutelabore justement la question du lien entre la penseacutee et la langue Crsquoest par

cela qursquoil faut expliquer lrsquoimportance qursquoil donne aux images tant dans lrsquoeacutemergence de la penseacutee

que dans eacutevolution ulteacuterieure de celle-ci Cela lui est permis gracircce aux instruments fournis par la

psychologie de la Gestalt

Souvenons-nous alors de la maniegravere dont Megrelidzeacute introduit (tregraves rapidement et comme

nous venons de dire sans aucune reacutefeacuterence agrave Marr) le rocircle de la langue ou des signes

linguistiques dans la probleacutematique de lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Lrsquohomme

srsquooriente dans le champ en reproduisant celui-ci dans la conscience en une forme ordonneacutee et

pourvue du sens A lrsquoeacutetape initiale le contenu de la conscience est satureacute par les images Mais

comme les images par la mateacuterialiteacute qui leur est propre sont rigides et ne contribuent pas agrave leur

maniement facile par lrsquoimagination (crsquoest-agrave-dire par la conscience en tant qursquoelle nrsquoest pas en

229 Cf Ekaterina VELMEZOVA laquo Les lsquolois du sens diffusrsquo chez N Marr raquo in Un paradigme perdu la

linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL N20 2005 Lausanne p 348-349

229

contact immeacutediate avec le champ de perception et opegravere avec les reproductions drsquoune maniegravere

autonome) dans la mesure ougrave ils empecircchent que la conscience les reconfigure ou les mette en

conjonction crsquoest la langue qui en substituant un signe linguistique agrave leur mateacuterialiteacute permet

une premiegravere deacutemateacuterialisation du contenu de la conscience Deacutesormais la conscience ougrave les

images sont donneacutees non seulement en tant que telles mais eacutegalement en une forme transformeacutee

en signes acquiert une agiliteacute drsquoopeacuteration Ainsi lrsquoeacutevolution historique de la penseacutee consiste

pour Megrelidzeacute en une deacutemateacuterialisation croissante du contenu de la conscience ce qui trouve

une reacutepercussion sur la structure seacutemantique de la langue aussi Souvenons-nous de lrsquoanalyse des

noms numeacuteratifs proposeacutes par Megrelidzeacute Si la matheacutematique est un systegraveme imaginaire pour

Megrelidzeacute crsquoest parce que lrsquoorigine de la matheacutematique comme de toute penseacutee formelle est agrave

chercher dans le contenu de la conscience encore tout agrave fait satureacute des images La matheacutematique

ne serait donc que le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation complet des premiegraveres notions numeacuteratives

encore limiteacutees mateacuteriellement Un autre exemple en est lrsquoanalyse de la mesure du temps

eacutegalement proposeacutee par Megrelidzeacute Ce cadre eacutevolutif drsquoune deacutemateacuterialisation croissante du

contenu de la conscience ainsi que des concepts permettent agrave Megrelidzeacute de penser un temps

mateacuteriel et un temps deacutemateacuterialiseacute A notre avis lrsquoeacutetude des eacutelaborations theacuteoriques de

Megrelidzeacute peuvent rendre la theacuteorie de Marr notoire pour son obscuriteacute plus intelligible car

elles preacutecisent complegravetent voire fondent du point de vue eacutepisteacutemologique le volet de la penseacutee

au sein du projet de recherche de Nicolas Marr

Mais la surdeacutetermination theacuteorique de la question de la conscience chez Megrelidzeacute ne

srsquoarrecircte pas agrave ces trois approches La conscience est eacutegalement deacutefinie comme lrsquointeraction entre

lrsquoorganisme (ou le sujet) et son milieu Evidemment il srsquoagit ici de la diffeacuterence fondationnelle

de toute theacuteorie de systegraveme Et crsquoest une quatriegraveme approche donc qui se rajoute La deacutefinition

de la conscience par la diffeacuterence sujetmilieu la rend applicable agrave toutes sortes drsquoorganismes

vivantes Mais la distinction majeure de la conscience humaine de toutes les autres consiste

selon Megrelidzeacute dans lrsquoattitude active dont le sujet fait preuve envers le milieu Et ici nous

voyons lrsquoimplication de deux moments lrsquoun est le contenu ideacuteatoire (qui est comme nous avons

vu formuleacute dans une conceptualiteacute pheacutenomeacutenologique230) et lrsquoautre est la pratique (qui introduit

230 Par ailleurs une convergence de la theacuteorie des systegravemes et de la conception de la conscience propre agrave la

pheacutenomeacutenologie husserlienne a eacuteteacute tenteacutee par Niklas Luhmann Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996

230

un cinquiegraveme eacuteleacutement theacuteorique surdeacuteterminant de la question de la conscience agrave savoir le

marxisme) Dans ce modegravele de la conscience aperccedilu comme systegraveme se convergent drsquoun cocircteacute

lrsquoeacuteleacutement du contenu ideacuteatoire qui comme la dimension du sens garantit le caractegravere reacutesistent du

systegraveme et lui permet de sortir de la passiviteacute et prendre une position active envers le milieu et

de lrsquoautre cocircteacute lrsquoideacutee de la pratique qui est la preacutecision du le lien que le sujet entretient avec le

milieu dans la reacutealiteacute et la facticiteacute de son action transformatrice sur lui ce que le fait eacutemerger

comme le facteur deacutefinitoire dans la formation du contenu ideacuteatoire Cette fonction deacutefinitoire

srsquoeffectue agrave travers la perception La pratique crsquoest-agrave-dire lrsquointeraction du sujet avec le milieu

par sa facticiteacute produit une certaine configuration de la perception et agrave travers cela influence

eacutegalement la formation du contenu ideacuteatoire Celui-ci agrave son tour deacutefinit la reacutesistance et

lrsquoautonomie du sujet par rapport agrave son milieu Ces cinq approches qui se convergent en une

conception de la conscience agrave multiples facettes reacutesultent dans une multipliciteacute des

interpreacutetations aussi qui mettent les mettent en conjonction en des combinaisons diffeacuterentes

Ainsi Frierich dans la citation suivante relegraveve le moment gestaltiste (lrsquoimage)

pheacutenomeacutenologique (contenu ideacuteatoire) et marxiste (pratique) laquo Nach Megrelidze ist die

Erkenntnis eines Gegenstandes nicht die Herstellung eines Bildes von diesem an sich sondern

dessen Wahrnehmung unter der Form der an ihm praktisch zu realisierenden Veraumlnderung raquo231

La conception de la conscience est pluri-deacutetermineacutee par une superposition de points de vue

theacuteoriques diffeacuterents Cette eacutequivocation qui apparaicirct donc degraves le deacutebut du livre et qui porte un

caractegravere de surdeacutetermination theacuteorique se traduit eacutegalement dans la faccedilon dont Megrelidzeacute

envisage la conscience dans son mode drsquoinsertion dans lrsquoensemble dialectique du complexe

social Ainsi la conscience est deacutetermineacutee par la pratique par le besoin (qui se traduit dans

lrsquointeacuterecirct) par la structure seacutemantique de la langue et des complexes des ideacutees qui le rendent

sensible dans sa maniegravere de percevoir ou reconfigurer les sens Nous pensons que la conception

mecircme de la dialectique est un effet drsquoune surdeacutetermination theacuteorique et se construit chez

Megrelidzeacute agrave travers une superposition des concepts du champ et du systegraveme Nous allons en

discuter dans le chapitre qui suit

231 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 71

231

Complexe social Le principal deacutebat de la philosophie sovieacutetique des anneacutees 1920 tournait autour de la

question de la deacutefinition et du statut ou encore de la regravegle drsquoapplicabiliteacute de la logique

dialectique dans les sciences humaines et les sciences dures La dialectique eacutepureacutee des restes

ideacutealistes232 eacutetait consideacutereacutee comme un outil meacutethodologique permettant de deacutepasser la

dichotomie entre lrsquoideacutealisme et le mateacuterialisme en vue de la consolidation de tout savoir sur une

base moniste Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoessentiel pour toute approche marxiste consiste agrave

accomplir une double critique drsquoune part de lrsquoideacutealisme et drsquoautre part drsquoun certain type de

mateacuterialisme agrave savoir de celui qui se forme dans une opposition avec lrsquoideacutealisme et se trouve

pris dans un cercle vicieux en le perpeacutetuant Ainsi toute la litteacuterature scientifique de lrsquoeacutepoque

sans tenir compte de la speacutecificiteacute de la matiegravere premiegravere de la recherche donneacutee est porteacutee agrave

critiquer tant les conceptions rationalistes que vitalistes ou encore celles preacutetendument

mateacuterialistes qui ont eacuteteacute condamneacutees comme reacuteductrices et meacutecanistes233 Mais bien que les

approches agrave rivaliser fussent clairement identifieacutees le consensus se deacutefait au niveau

meacutethodologique quand se pose la question de lrsquoapplicabiliteacute et des limites de la logique

dialectique Concernant le marxisme sovieacutetique crsquoest dans les pages de la principale revue

sovieacutetique deacutedieacutee au traitement des questions philosophique Sous la banniegravere du marxisme que

en 1924 une poleacutemique srsquoest engageacutee au sujet des questions meacutethodologiques bien avant que la

codification des principes du mateacuterialisme dialectique prenne sa forme deacutefinitive Ce deacutebat

souleveacute par le reacutedacteur en chef de la revue Abram Mojsejevič Deacuteborin connu pour ecirctre le chef

de file du laquo camp des Dialecticiens raquo comprenait deux volets car devaient ecirctre repousseacutees des

232 Crsquoest dans un de ses articles ceacutelegravebres intituleacute laquo La porteacutee du mateacuterialisme militant raquo qui inaugurait la revue

philosophique Sous la banniegravere du marxisme devenue lrsquoeacutedition peacuteriodique principale de lrsquoUnion Sovieacutetique apregraves lrsquoexpulsion des philosophes russes majeurs de lrsquoeacutepoque (Berdjaev S N Bulgakov I A Ilrsquoin Karsavin Losski Frank etc) que Leacutenine en 1922 prescrivant les lignes directrices et les objectifs geacuteneacuteraux de la revue avait insisteacute sur la neacutecessiteacute drsquoune relecture mateacuterialiste de la dialectique heacutegeacutelienne ainsi que sur son application agrave de nouveaux domaines y compris aux sciences de la nature semblable agrave celle qui a eacuteteacute entreprise par Marx lui-mecircme dans son Capital Владимир ЛЕНИН laquoО значении войнствующего материализмаraquo in Под Знаменем Марксизма 3 март 1922 Cf А С КАРПЕНКО laquo Тоска по философии (памяти А П Огурцова) raquo in Вопросы философии 2015 10 p 133ndash149

233 Le marquage des conceptions faussement mateacuterialistes par le qualificatif laquo meacutecaniste raquo a eacuteteacute eacutetabli suite agrave la querelle entre les laquo dialecticiens raquo et les laquo meacutecanistes raquo Les meacutecanistes eacutetaient repreacutesenteacutes majoritairement par des physiciens mais aussi par Nikolaj Ivanovič Boukharine La querelle a eacuteteacute videacutee en 1929 par le triomphe des dialecticiens avec Abram Mojsejevič Deacuteborin en tecircte Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 p 3-4 В А БАЖАНОВ laquoДиалектики и механистыraquo Энциклопедия эпистемологии и философии науки laquoКанон+raquo РООИ laquoРеабилитацияraquo Москва 2009

232

tentatives de limitation de la logique dialectique venant de deux cocircteacutes drsquoune part celui des

Meacutecanistes repreacutesenteacutes principalement par des chercheurs en sciences de la nature qui refusaient

drsquoadopter les principes dialectiques dans des recherches en physique et drsquoautre part celui des

laquo reneacutegats ideacutealistes raquo tel Georg Lukaacutecs qui dans son livre Lrsquohistoire et la conscience de classe

limitait le domaine de lrsquoapplication de la dialectique agrave lrsquohistoire et niait la leacutegitimiteacute drsquoune

dialectique de la nature Cette derniegravere critique qui a eu pour effet lrsquointerdiction du livre de

Lukaacutecs en Union Sovieacutetique a eacuteteacute exposeacutee dans lrsquoarticle de Deacuteborin intituleacute laquo G Lukaacutecs et sa

critique du marxisme raquo 234 Crsquoest bien cet affrontement entre Deacuteborin et Lukaacutecs qui marque dans

lrsquoimage que nous avons de cette eacutepoque les contours geacuteneacuteraux de lrsquoespace intellectuel dans

lequel la codification finale de la doctrine stalinienne du mateacuterialisme dialectique srsquoorientait

Lrsquohistoire de ce deacutebat nrsquoa pas fait long feu et sa reacutesolution nrsquoa pas eacuteteacute eacutequivoque Lukaacutecs fut

accuseacute de tendances subjectivistes et ideacutealistes son livre a eacuteteacute banni et la version objectiviste de

la dialectique nrsquoa laisseacute place agrave aucune alternative Les implications et conseacutequences theacuteoriques

ainsi que politiques de ce deacutebat sont impossibles agrave neacutegliger

Il srsquoagissait donc de deacuteterminer si la meacutethode dialectique pouvait ecirctre appliqueacutee non

seulement agrave lrsquohistoire mais eacutegalement agrave la nature Selon lrsquoargument de Deacuteborin si lrsquoon limitait

la dialectique par la sphegravere de lrsquohistoire et refusait toute leacutegitimiteacute agrave son introduction dans les

sciences de la nature lrsquoon risquait de revenir agrave une vision dualiste du monde En mecircme temps

toujours drsquoapregraves Deacuteborin cette maniegravere de tracer la ligne de seacuteparation aurait empecirccheacute la

dialectique en tant que meacutethode de se deacutefaire de ses origines ideacutealistes et heacutegeacuteliennes pour se

transformer en une dialectique veacuteritablement mateacuterialiste Crsquoest drsquoun cocircteacute par crainte de tomber

dans lrsquoideacutealisme et de lrsquoautre cocircteacute par crainte de poser une substance qui eacutechapperait agrave la

dialectique que le monisme a surgi comme un impeacuteratif ontologique et eacutepisteacutemologique Le

monisme devait ecirctre soutenu par une conception homogeacuteneacuteisant de la dialectique car laquo lrsquoon nrsquoest

jamais sucircr drsquoavoir purifieacute la dialectique de ses scories ideacutealistes aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas

appliqueacutee agrave la Nature ou mieux aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas tireacutee de la Nature raquo235 En

prenant en compte ces arguments nous pourrions poser la question suivante Comment pourrait-

on caracteacuteriser la relation que lrsquoanalyse de Megrelidzeacute entretient avec les positions articuleacutees

234 Абрам Г ДЕБОРИН laquo Г Лукач и его критика марксизма raquo in Под знаменем марксизма 6-7

Москва 1924 ст 49-69 235 Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique Op cit p 2

233

dans le cadre du deacutebat dont on vient drsquoeacutebaucher les contours Au fond cette question concerne

la technique de la construction theacuteorique Quelle est la place que dans cette theacuteorie est impartie agrave

lrsquohistoriciteacute ou agrave un certain tout dialectique De quelle maniegravere preacutetende-t-elle reacutesoudre le

problegraveme des dichotomies drsquoune faccedilon dialectique Mais avant de les lui poser faisons encore un

petit deacutetour pour voir les implications ideacuteologiques et politiques qursquoune telle ou telle reacutesolution

de ces questions pouvaient avoir dans la reacutealiteacute de lrsquoeacutepoque

Les deacutebats autour de la dialectique que nous venons drsquoexposer dans une perspective

purement theacuteorique avaient une dimension proprement politique La condamnation de Histoire

et conscience de classe de Lukaacutecs en Union Sovieacutetique avait annonceacute une tendance dans le

deacuteveloppement ideacuteologique qui a des anneacutees plus tard culmineacute dans la codification du

mateacuterialisme dialectique (laquo diamat raquo) deacutesormais institueacute en qualiteacute de philosophie obligeacutee Cet

affrontement a eacuteteacute vu comme la polarisation de lrsquohorizon theacuteorique entre drsquoun cocircteacute une

conception de la dialectique deacutebouchant sur une attitude subjectiviste orienteacutee vers un

engagement politique actif et drsquoautre cocircteacute une dialectique qui proposerait une vision

objectiviste orienteacutee vers des lois eacuteternelles236 Deacutejagrave au deacutebut des anneacutees 20 la tension

reacutevolutionnaire en Union Sovieacutetique srsquoeacutetait deacutechargeacutee ce que Trotzky avait deacutecrit comme une

trahison de la reacutevolution par la nouvelle classe des bureaucrates La reacutevolution avait commenceacute agrave

ecirctre envisageacutee dans une nouvelle optique Deacutesormais elle eacutetait vue comme un acte de folie

collective et irrationnelle alors que le livre de Lukaacutecs avec ses implications theacuteoriques et

politiques prenait une position expresseacutement reacutevolutionnaire par sa notion drsquoailleurs nettement

speacuteculative de proleacutetariat comme sujet-objet de lrsquohistoire Dans le contexte du renforcement de

lrsquoorthodoxie stalinienne qui aboutira agrave lrsquoinstauration du laquo mateacuterialisme dialectique raquo en qualiteacute

de lrsquoideacuteologie leacutegitimiste du laquo socialisme reacuteel raquo le livre de Lukaacutecs devient inacceptable Crsquoest

dans cette tendance justement que en parallegravele agrave son attaque contre Lukaacutecs Deborin eacutelabore une

version de la philosophie marxiste qui srsquoappuie sur une meacutethode dialectique homogegravene et

universelle Il insiste donc sur les lois geacuteneacuterales applicables tant agrave la nature qursquoagrave la socieacuteteacute

Lrsquoaspect engageant et proprement politique de la dialectique marxiste a eacuteteacute mis de cocircteacute alors que

la dialectique srsquoest transformeacutee en une theacuteorie eacutepisteacutemologique concerneacutee en particulier par les

lois universelles du savoir scientifique

236 Slavoj ŽIŽEK laquo Georg Lukaacutecs as the philosopher of Leninism raquo in A defence of History and class

consciousness Verso London-New-York 2000 pp 151-182

234

laquo When in Chvostismus Lukaacutecs elaborates in detail the passing critical remarks on Engelsrsquos notion of the

lsquodialectics of naturersquo from History and Class Consciousness he makes it clear that his critique of the

lsquodialectics of naturersquo is embedded in his more fundamental critique of the notion of the revolutionary process

as determined by the lsquoobjectiversquo laws and stages of historical development The point of Lukaacutecsrsquos polemics

against the lsquodialectics of naturersquo is thus not the Kantian abstract-epistemological one [hellip] but ultimately a

political one the lsquodialectics of naturersquo is problematic because it legitimizes the stance towards the

revolutionary process as obeying lsquoobjective lawsrsquo leaving no space for the radical contingency of Augenblick

for the act as a practical intervention irreducible to its lsquoobjective conditionsrsquo raquo237

Pour preacuteciser notre interrogation nous devons donc nous demander quel est le traitement de

la question de la dialectique chez Megrelidzeacute et ougrave il se situe dans lrsquoopposition entre le

laquo subjectivisme raquo et lrsquolaquo objectivisme raquo telle qursquoelle vient drsquoecirctre deacutecrite En 1925 en Union

Sovieacutetique a paru La dialectique de la nature drsquoEngels qui a bien eacutevidemment eacuteteacute mis au

service de lrsquo laquo objectification raquo de la dialectique Les propos du livre ont eacuteteacute accueillis sans

critique dans la mesure ougrave aucune rupture nrsquoeacutetait pensable entre Engels et Marx les deux eacutetant

eacuterigeacutes au statut de pegraveres indivisibles du socialisme238 Engels deacutefinit la dialectique comme une

science laquo de la connexion universelle raquo et agrave partir drsquoune reformulation de certaines deacutefinitions de

Hegel il en propose trois lois principale agrave savoir conversion de la quantiteacute en qualiteacute

peacuteneacutetration reacuteciproque des contraires polaires deacuteveloppement par contradiction ou neacutegation de la

neacutegation Ce sont les lois universelles dans la mesure ougrave leur preacutetention est de couvrir toutes les

relations possibles entre les eacuteleacutements de la nature Megrelidzeacute est sans doute influenceacute par

Engels Sa maniegravere de theacutematiser la question de la neacutecessiteacute et du hasard en vue drsquoune conception

de la neacutecessiteacute plus universelle qui contiendrait la contingence comme son eacuteleacutement neacutecessaire au

lieu de lrsquoexclure est en partie reprise du livre drsquoEngels ndash mecircme si Megrelidzeacute lrsquoapplique non

pas agrave des procegraves naturels mais au champ social drsquoune part et agrave une certaine vision du procegraves

historique non deacuteterministe drsquoautre part Il faudrait donc se demander si oui ou non Megrelidzeacute

envisage la dialectique comme une science universelle dont les lois srsquoappliqueraient sans

restriction agrave tous les aspects de la reacutealiteacute

237 Ibid p 175 238 Ce que reproche Deborin agrave Lukaacutecs dans son article que nous venons drsquoindiquer crsquoest drsquoavoir introduit une

rupture entre Marx et Engels

235

La question de la dialectique a une voie tortureacutee dans le livre de Megrelidzeacute A son deacutebut

elle est poseacutee drsquoune maniegravere explicite agrave partir de Hegel et de Leacutenine et en connexion avec la

question du complexe social Celui-ci serait un tout dialectique dans la mesure ougrave ses moments ndash

travail langue penseacutee ndash se trouvent dans une relation non pas de causaliteacute lineacuteaire mais de

conditionnement reacuteciproque

laquo La dialectique mateacuterialiste - puisqursquoil srsquoagit du devenir (развитие) reacuteel - srsquoapplique

(распространяется) seulement aux formations closes de ce type Toute autre interpreacutetation de la dialectique

telle que celle qui en fait un procegraves vivant du devenir nrsquoest qursquoune vulgariteacute dogmatique et un non-sens

comme la laquo dialectique raquo de la perte des cheveux et du devenir chauve parfois Hegel lui-mecircme en est

coupable raquo239

Comme nous le voyons Megrelidzeacute introduit la diffeacuterence entre le laquo devenir vivant raquo et laquo le

devenir reacuteel raquo Ce que Megrelidzeacute entend ici par le laquo devenir vivant raquo devient agrave notre avis plus

clair dans le chapitre VI du livre ougrave il critique la philosophie rationaliste Celle-ci considegravere

selon Megrelidzeacute que le concept est la loi interne de chaque eacuteleacutement de lrsquounivers et en reacutegit le

deacuteveloppement et le devenir Quant au point de vue dialectique le deacuteveloppement drsquoune chose

prise agrave part nrsquoest pas mecircme pensable Elle ne srsquooccupe que des objets qui sont des ensembles

drsquoeacuteleacutements en relation de deacutetermination reacuteciproque A cette diffeacuterence correspond aussi la

diffeacuterence entre la causaliteacute lineacuteaire et la causaliteacute dialectique ou systeacutemique La dialectique

consisterait donc agrave repeacuterer les systegravemes ou autrement dit les formations closes et agrave expliquer

leur devenir comme les passages drsquoun eacutetat agrave lrsquoautre Cela est appeleacute le devenir reacuteel car les

formations closes sont repeacuterables comme des entiteacutes probleacutematiques et donc reacuteelles Ainsi la

classe sociale qui est une uniteacute baseacutee sur les inteacuterecircts reacuteels des individus et le reacutesultat des relations

agrave la fois conflictuelles (par rapport au milieu) et solidaires (comme coheacutesion interne) est-elle une

formation close (gracircce agrave la coheacutesion interne) mais aussi reacuteelle (gracircce agrave la reacutealiteacute des inteacuterecircts qui

est le point probleacutematisant) et systeacutemique (dans la mesure ougrave elle est capable drsquoauto-

transformation) Donc il ne srsquoagit pas ici drsquoune teacuteleacuteologie interne qui deacutefinirait la classe comme

uniteacute ou deacuteterminerait son devenir car celle-ci se transforme dialectiquement par lrsquointeraction

avec le milieu dans laquelle les facteurs subjectifs et objectifs jouent des rocircles compleacutementaires

239 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1937 p 34

236

Donc au milieu du livre il devient clair que la dialectique est pour Megrelidzeacute le mode de

fonctionnement des uniteacutes relationnelles qui reacutevegravelent un caractegravere systeacutemique Le systegraveme

permettrait de reconsideacuterer la question de la temporaliteacute Le systegraveme gracircce agrave sa structuration

interne fait reacutesistance aux eacuteleacutements nouveaux et en les inteacutegrant les traduit selon ses propres

lois mais en mecircme temps se transforme aussi Cela permet de conceptualiser un devenir ougrave les

moments temporels qui se suivent ne srsquoatomisent pas mais restent dans une continuiteacute Lrsquoideacutee de

la transformation drsquoun ensemble systeacutemique par des compromis entre la reacutesistance interne et les

irritations externes permet de substituer par une conception plus concregravete la notion de

lrsquoAufhebung heacutegeacutelienne Ajoutons eacutegalement que selon Megrelidzeacute le systegraveme nrsquoest jamais

compleacutetement clos agrave lrsquoexception de la matheacutematique qui nrsquoest pas un pheacutenomegravene de lrsquoordre du

reacuteel mais un systegraveme entiegraverement construit et rendu possible par le procegraves historique de la

deacutemateacuterialisation complegravete des concepts numeacuteratifs Dans tous les autres cas le systegraveme est

reacuteceptif aux conditions exogegravenes qui en tant qursquoeacuteleacutements arbitraires constituent en conjonction

avec la structuration interne du systegraveme le moteur du devenir et de la transformation laquohellipLe

conditionnant et le conditionneacute se suppleacuteant reacuteciproquement sont incapables de produire une

nouveauteacute [dans un tel cas] le procegraves tournerait en permanence sur le mecircme plan dans le mecircme

cercle et la spirale progressive du devenir serait impossible raquo240

Entretemps Megrelidzeacute introduit eacutegalement la notion de laquo champ raquo reprise agrave la

Gestaltpsychologie Cette notion a eacuteteacute pour la premiegravere fois deacutefinie par Max Wertheimer En le

paraphrasant le champ serait ce agrave quoi lrsquohomme se trouve confronteacute et qui tend agrave acqueacuterir du

sens et de lrsquouniteacute et donc agrave ecirctre domineacute par une neacutecessiteacute interne241 Cette neacutecessiteacute srsquoexprime

dans le fait qursquoil faut un effort important pour reacutesister agrave la forme (Gestalt) - qui srsquoarticule suite agrave

la tendance du champ dans un sens - pour la re-former (umgestalten) et devenir capable de voir

ce mecircme champ en une forme et en un sens diffeacuterents Ce proceacutedeacute de la perception ne se laisse

expliquer ni par les deacuteterminations de la logique formelle ni par les traits individuels du sujet

percevant Crsquoest le tout qui domine drsquoembleacutee la perception Et comme dans cette perspective

holiste la perception relegraveve drsquoembleacutee du sens Megrelidzeacute ne voit pas de diffeacuterence essentielle

entre la perception et la conscience et conceptualise celle-ci comme un lieu ougrave se croisent

lrsquoobjectiviteacute et la subjectiviteacute en produisant une reacutealiteacute nouvelle et reacutesistante Cette reacutealiteacute ne

240 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278 241 Cf Max WERTHEIMER laquo Uumlber Gestalttheorie raquo in Gestalt Theory 7 1925 p 105

237

serait autre chose que la conscience elle-mecircme mais remplie par un certain contenu qui est

justement la source de reacutesistance Ainsi voudrait-il deacutepasser tant les reacuteductionnismes propres aux

sciences strictes que lrsquoideacutealisme philosophique dans leur traitement de la question de la penseacutee

humaine

Mais la question de savoir ce qursquoest le laquo champ raquo se complique car Megrelidzeacute ne srsquoarrecircte

pas agrave la question de la perception et de la conscience Nous pourrions dire que tous les niveaux

de son analyse srsquoarticulent comme champs Ainsi nous avons le champ objectif de lrsquoexpeacuterience

le champ sensoriel le champ de la perception ou de la conscience le champ culturel le champ

du savoir de la circulation des ideacutees ou celui de la conscience sociale le champ social ou champ

des inteacuterecircts sociaux et enfin le champ historique (qui est au fond le complexe social) Ajoutons

eacutegalement que agrave notre avis mecircme le concept selon Megrelidzeacute est un champ dans la mesure

ougrave il est un laquo scheacutema raquo ou un laquo reacuteseau raquo agrave centre qui se deacutefinit donc par lrsquoensemble des relations

(le centre serait le point de vue plutocirct que quelque chose qui aurait une autonomie hors des

relations qui lrsquoinvestissent de sens) Et comme le concept est toujours en mecircme temps

linguistiquement marqueacute en tant que neacutecessairement geacuteneacuteraliseacute (ducirc agrave lrsquoimplication de la pratique

dans le devenir de la penseacutee et de la langue) et donc porteur du nom par extension cette mecircme

structure pourrait ecirctre eacutetendue sur la langue aussi (et en premier lieu agrave son aspect seacutemantique)

Pour eacuteclairer cette question penchons-nous sur un passage ougrave Megrelidzeacute explique la nature

de la laquo formation reacuteelle raquo que agrave notre avis il utilise comme synonyme du laquo systegraveme raquo

laquo Toute formation reacuteelle a ses propres lois de comportement et de deacuteveloppement les lois

dialectiques geacuteneacuterales se manifestent en elles sous une forme speacutecifique et la tacircche principale est

de les eacutetudier La reacutealiteacute selon sa loi est toujours concregravete et toute loi a une signification

seulement dans lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo242

En partant drsquoune certaine intelligence du texte de Megrelidzeacute qui est la nocirctre nous oserons

suggeacuterer lrsquointerpreacutetation suivante de ce passage Les formations reacuteelles sont reacuteelles dans la

mesure ougrave justement il ne srsquoagit pas drsquoun modegravele mais de pheacutenomegravenes concrets qui se laissent

deacutecrire comme dialectiques par leur fonctionnement Il srsquoagirait donc des singulariteacutes Le

laquo systegraveme raquo en revanche est le nom du modegravele geacuteneacuteral drsquoun tel fonctionnement Quant au

242 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 284

238

champ il serait laquo lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo donc une sorte de lieu ougrave les

formations reacuteelles prennent forme243 Il srsquoagirait donc oserions-nous dire drsquoontologies

reacutegionales La reacutealiteacute humaine serait composeacutee drsquoune multipliciteacute de champs (dont nous venons

de donner une liste) dont chacun serait un lieu de reacuteflexions dialectiques

La conseacutequence en est que la dialectique ne consisterait pas en des lois geacuteneacuterales (et

effectivement agrave aucun endroit Megrelidzeacute ne formule des lois dialectiques agrave la maniegravere des trois

lois dialectiques drsquoEngels) La dialectique serait toujours incarneacutee dans des formations reacuteelles ou

dans des champs qui entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre des relations de reacuteflexiviteacute Donc la tacircche

du mateacuterialisme dialectique consisterait agrave eacutetudier tant les formations reacuteelles dans leur concreacutetude

ou mateacuterialiteacute que les champs qui par leur reacuteflexiviteacute reacuteciproque donnent lieu agrave lrsquoeacutemergence des

formations reacuteelles Notons eacutegalement que les formations reacuteelles ont toujours une base

probleacutematisante et donc dans la relation reacuteflexive entre les champs aussi il srsquoagit toujours drsquoune

meacutediation par problegraveme

Il faut souligner qursquoeacutevidemment il ne srsquoagit pas de reacutegions ontologiques par analogie avec la

nature Ce sont des reacutealiteacutes produites culturelles et humaines Pourtant ce sont bien des reacutealiteacutes

dans la mesure ougrave elles sont grosses de tendances autonomisantes qui eacutechappent au controcircle de

lrsquohomme Qui plus est lrsquohomme lui-mecircme est le produit de lrsquoensemble de la reacutealiteacute humaine non

seulement dans sa penseacutee mais dans ses besoins et en un certain degreacute dans ses capaciteacutes

physiques eacutegalement Il est un des eacuteleacutements du cercle dialectique au devenir reacuteel constitueacute de

lrsquoensemble de tous les champs

Revenons maintenant agrave la question de la dialectique de la nature que nous avons poseacutee plus

haut A ce sujet Megrelidzeacute eacutecrit laquo Nous avons affaire agrave un vrai deacuteveloppement dialectique

seulement lagrave ougrave lrsquoobjet repreacutesente un tout fermeacute et bien interconnecteacute que ce soit dans la reacutealiteacute

sociale biologique ou physico-chimique raquo244 Selon Megrelidzeacute laquo les reacutealiteacutes biologique et

physico-chimique raquo eacutegalement peuvent comporter des formations reacuteelles dans la mesure ougrave leurs

eacuteleacutements peuvent srsquoorganiser en des ensembles structureacutes et satisfaire donc les conditions de

systeacutematiciteacute ecirctre ouvertes agrave des irritations et agrave des causes exteacuterieures et ecirctre interdeacutependants

243 Nous pourrions lrsquoillustrer agrave lrsquoexemple de la classe la classe concregravete est une formation reacuteelle et dialectique

dans la mesure ougrave elle est porteuse de traits systeacutemiques Son lieu drsquoarticulation serait le champ social qui est en mecircme temps le lieu de reacuteflexion dialectique car dans sa structuration (qui rend donc possible lrsquoarticulation de la classe donneacutee) elle reflegravete la totaliteacute des champs (le champ des inteacuterecircts le champ des ideacutees etc)

244 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278

239

en ce sens que tout changement drsquoun eacuteleacutement provoque des changements correspondants dans

tous les autres eacuteleacutements de lrsquoensemble Ainsi gracircce agrave la reacutepartition de la reacutealiteacute physique et

humaine en des reacutegions (champs) Megrelidzeacute drsquoune part peut srsquoaligner sur la ligne ideacuteologique

de son eacutepoque en assumant la position selon laquelle la dialectique serait en œuvre dans la nature

eacutegalement et en mecircme temps ne pas tomber dans une vulgarisation criante en insistant sur la

reacutegionaliteacute ce que rend son propos plus diffeacuterencieacute et moins geacuteneacuteralisant

Srsquoil est vrai que Megrelidzeacute ne tombe pas dans la vulgarisation du cocircteacute de la nature il faut

pourtant se demander si pour cette mecircme raison il ne vulgarise pas le cocircteacute culturel et humain Il

devient difficile par les moyens dialectiques et systeacutemiques qursquoil se procure de diffeacuterencier

entre la reacutealiteacute humaine et la reacutealiteacute physico-biologique car dans cette perspective mecircme la

capaciteacute de lrsquohomme de travailler et la capaciteacute de la conscience de produire le sens ne sont que

les facteurs de complexification des systegravemes qui pourtant ne perdent pas leur caractegravere de

systeacutematiciteacute qursquoils partagent avec les systegravemes biologiques et physico-chimiques En assumant

la conceptualiteacute systeacutemique dans sa compreacutehension de la dialectique Megrelidzeacute en derniegravere

analyse tombe en contradiction avec tous les longs efforts qursquoil a mis pour diffeacuterencier dans les

premiers chapitres du livre la reacutealiteacute humaine de la reacutealiteacute biologique A notre avis une piste

possible pour sortir de cette impasse serait de distinguer entre deux types des contingences ou

plus preacuteciseacutement entre des contingences qui srsquoarticulent dans deux types de relation du systegraveme

avec son milieu Mais cela demanderait une recherche agrave part et Megrelidzeacute nrsquoen donne pas de

preacutesupposeacutes

En revenant sur la question des champs comme lieux de reacuteflexion dialectique la question

suivante agrave poser est celle de savoir comment les champs ou reacutegions ontologiques se reflegravetent et

se conditionnent reacuteciproquement En effet il ne peut pas srsquoagir ici de reacutegions isoleacutees car le

conditionnement reacuteciproque et la meacutediation sont la seule possibiliteacute pour que les champs puissent

ecirctre les lieux de dialectisation Ainsi les inteacuterecircts pratiques se traduisent-ils dans le mode de

percevoir Les sens ou concepts ainsi articuleacutes constituent la penseacutee mais aussi se traduisent

dans la langue Au fond en soulignant cet isomorphisme entre les champs nous ne faisons que

donner une formulation diffeacuterente de ce qursquoest le complexe social La forme de la connexion

entre des niveaux est donc elle-mecircme dialectique et est expliqueacutee par la conception du complexe

social dont lrsquoexposition ouvre le livre de Megrelidzeacute Crsquoest bien agrave partir du complexe social que

toute interrogation locale se laisse poser drsquoune maniegravere adeacutequate

240

Mais une question drsquoimportance magistrale est alors agrave poser agrave savoir celle du statut du

complexe social Il est le lieu du deacuteveloppement du procegraves historique et est preacutesenteacute comme la

structure de connexion dialectique entre les champs du travail de la langue et de la penseacutee Il est

donc le champ des champs Mais peut-il alors lui-mecircme ecirctre dialectique Cela revient agrave la

question de savoir si le champ de lrsquohistoriciteacute lui-mecircme eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Aurions-nous

affaire ici avec un paradoxe Nous essayerons de reacutepondre agrave ces questions dans le dernier

chapitre de notre travail et drsquoen faire ressortir deux lectures possibles du projet de Megrelidzeacute

Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee

Mecircme si Megrelidzeacute structure Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee du bas vers le

haut conformeacutement agrave la conception qursquoil expose la connaissance theacuteorique se libegravere du haut

vers le bas La structure du livre est renverseacutee et peut laisser une impression contraire agrave ses

intentions theacuteoriques Elle semble suivre le scheacutema drsquoune philosophie empiriste qui partirait de

questions telles que la perception sensorielle pour en srsquoeacutelevant arriver agrave un savoir sur la socieacuteteacute

et lrsquohistoriciteacute Cependant selon la logique de la connaissance theacuteorique que Megrelidzeacute

poursuit celle-ci deacutebute justement au niveau des conditions historiques On pourrait pourtant

dire que la maniegravere dont le livre expose son contenu nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoun certain inteacuterecirct

dramaturgique le lecteur rencontrant degraves le deacutebut lrsquoideacutee de complexe social qui est rapidement

suggeacutereacutee agrave lrsquoouverture de lrsquoouvrage ressent au cours de la lecture une tension entre cette

preacutemisse annonceacutee et le chemin du bas vers le haut qursquoil est en train de faire et arrive enfin agrave la

culmination et au deacutenouement dans les derniers chapitres du livre ougrave le complexe social se

preacutesente enrichi par le chemin parcouru

Dans le chapitre preacuteceacutedent nous sommes arriveacutes au constat que dans la construction

theacuteorique de Megrelidzeacute le complexe social est le champ des champs Megrelidzeacute le considegravere

comme une formation close ou encore comme une totaliteacute dialectique en raison du rapport de

deacutetermination reacuteciproque entre ses composants qui agrave leur tour relegravevent eux aussi du caractegravere

dialectique ou systeacutemique Tant qursquoil srsquoagit des champs ou systegravemes la deacutetermination chez

Megrelidzeacute peut ecirctre comprise comme leur isomorphisme Ainsi le champ social structureacute selon

241

la forme de la proprieacuteteacute dans la socieacuteteacute donneacutee est isomorphe au champ des inteacuterecircts lieacutes agrave la

pratique et au travail les inteacuterecircts objectifs se traduisent au niveau subjectif dans des ideacutees

adeacutequates qui le sont en vertu de leur isomorphisme avec la structure sociale Ou encore prenons

lrsquoexemple de la langue dont la structure seacutemantique peut ecirctre envisageacutee comme un champ car il

srsquoy agit de rapports de sens Les renvois que les mots font vers drsquoautres mots ou bien la maniegravere

dont un mot peut contenir une multipliciteacute de sens superposeacutes reflegravetent la structuration de la

penseacutee sociale agrave savoir les laquo geacuteneacuteralisations reacuteelles raquo Cet isomorphisme de la structuration

seacutemantique de la langue avec la structuration de la penseacutee sociale rend lrsquoanalyse seacutemantique de

la langue - selon les lois seacutemantiques eacutelaboreacutees par la paleacuteontologie linguistique - capable de

reconstituer les modes de penseacutee caracteacuteristiques de diffeacuterentes socieacuteteacutes

Quant au complexe social il embrasse donc toute la reacutealiteacute humaine en couches isomorphes

Mecircme une partie de lrsquoecirctre physique de lrsquohomme tombe sous la deacutetermination socio-historique (il

srsquoagit des besoins et de la capaciteacute perceptive qui est conditionneacutee mais seulement partiellement

deacutetermineacutee par le fonctionnement des organes des sens) Et comme il srsquoagit donc drsquoembrasser la

reacutealiteacute humaine non seulement dans son intensiteacute mais eacutegalement dans sa dureacutee le complexe

social est en dernier analyse le champ historique ou comme nous lrsquoavons suggeacutereacute le champ

des champs

A partir de ce moment il y a deux possibiliteacutes pour envisager le complexe social comme

une structure qui reacutegit et coordonne les rapports entre ses composants en garantissant leur

isomorphisme mais qui elle-mecircme pour cette mecircme raison eacutechappe alors agrave lrsquohistoriciteacute ou

bien comme un systegraveme qui comme tout systegraveme doit par deacutefinition ecirctre capable drsquoauto-

transformation Dans ce cas cependant une question additionnelle devra ecirctre poseacutee agrave savoir

celle qui concerne le milieu du systegraveme Comme Megrelidzeacute lrsquoexplique un systegraveme absolument

clos par rapport agrave son milieu ne peut pas exister comme une formation reacuteelle cela eacutetant possible

seulement pour le systegraveme imaginaire qursquoest la matheacutematique unique dans son genre

Mais avant de nous mettre agrave reacutepondre agrave cette question et agrave reacutefleacutechir aux conseacutequences qui en

deacutecoulent souvenons-nous que ce problegraveme de dupliciteacute entre les perspectives laquo synchronique raquo

et laquo diachronique raquo qui peuvent ecirctre plus adeacutequatement deacutecrites par les termes laquo anhistorique raquo

et laquo historique raquo ou encore la tension entre laquo theacuteorique raquo et laquo meacutetatheacuteorique raquo nous sont apparus

deacutejagrave au cours de lrsquoanalyse lineacuteaire de la premiegravere partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute que nous

avons entreprise dans la troisiegraveme partie de notre travail Il srsquoagissait du mecircme type de paradoxe

242

que celui que nous rencontrons agrave propos du complexe social On a affaire agrave des constructions

theacuteoriques dans lesquelles un mecircme eacuteleacutement se preacutesente agrave la fois comme la condition et le

conditionneacute ainsi par exemple la conscience est le support du complexe social mais eacutegalement

lrsquoobjet drsquoune reconstruction par le biais du complexe social Ce paradoxe peut ecirctre atteacutenueacute par

une diffeacuterentiation temporelle si lrsquoobjet de reconstruction est situeacute dans le passeacute il ne peut pas

ecirctre en mecircme temps la condition des moyens de sa reconstruction Mais qursquoen est-il alors de

lrsquoentreprise de Megrelidzeacute quand il srsquoagit de reconstruire le complexe social si celui-ci est la

structure anhistorique du procegraves historique En quoi Megrelidzeacute serait-il privileacutegieacute pour une

telle reconstruction Il ne sera pas possible de sortir de cette impasse si le complexe social lui-

mecircme qui est la structure de toute la reacutealiteacute humaine ne subit pas de devenir pour produire la

possibiliteacute drsquoune diffeacuterence drsquoavec soi-mecircme dans le temps Mais alors cela ne deacutetruirait-il pas le

cadre de recherche historique que dresse Megrelidzeacute En outre comment peut-on se repreacutesenter

lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute

Un tel paradoxe est caracteacuteristique drsquoun certain type de theacuteories y compris du marxisme

ainsi que de la sociologie du savoir Il est lieacute agrave lrsquoexigence drsquoautoreacuteflexion de la theacuteorie que celle-

ci srsquoimpose en vertu de ses propres preacutemisses De telles theacuteories qui comme dirait Niklas

Luhmann srsquoobservent soi-mecircme sont celles qui preacutetendent donner lrsquoexplication du savoir Par

cela mecircme elles sont obligeacutees drsquoexpliquer leurs propres explications La theacuteorie qui srsquoorigine

drsquoun tel paradoxe fait face au problegraveme drsquo laquo autologie raquo

laquo Das moderne Wissen muszlig sich Erklaumlrungen gefallen lassen Wie kommt es damit zurecht

Uumlblicherweise gelten Erklaumlrungen als das was die Wissenschaft zu leisten hat

Erklaumlrungen sind die Form in der Wahrheiten ausgewertet werden Sobald aber dies Programm

des Erklaumlrens universell also auch auf sich selber angewandt werden soll entstehen Probleme die

unter dem Namen von bdquoAutologieldquo bekannt sind und erhebliche methodische schwierigkeiten

bereiten Auch das Erklaumlren muszlig noch erklaumlrt werden Auch die Wahrheiten muumlssen noch wahre

Gruumlnde fuumlr ihre Wahrheit beibringen koumlnnen raquo245

245 Niklas LUHMANN laquo Die Soziologie des Wissens Probleme ihrer theoretischen Konstruktion raquo in

Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Bd 4 Suhrkamp Frankfurt am Main 1999 p 151

243

Ce que nous inteacuteresse donc est de comprendre agrave quel point les ressources contenues dans la

construction theacuteorique singuliegravere de Megrelidzeacute et de lrsquoautre cocircteacute la situation historique qui est

la sienne (ou plus preacuteciseacutement la situation qursquoil projette comme eacutetant la sienne agrave travers sa

theacuteorie) permettent de reacutepondre agrave ce deacutefi Nous pensons que chez Megrelidzeacute une deacute-

paradoxification de ces paradoxes est possible jusqursquoagrave un certain degreacute Nous essaierons drsquoen

montrer les limites et eacutegalement drsquoarticuler le cœur irreacuteductible du paradoxe

Si nous avons deacutejagrave entrevu ces problegravemes dans notre analyse de la premiegravere partie de

lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en quoi serions-nous plus avanceacutes maintenant apregraves avoir analyseacute

lrsquoentiegravereteacute de lrsquoouvrage pour mieux les comprendre Nous pensons que le nouvel eacuteleacutement qui

apparaicirct ou tout au moins se preacutecise dans la deuxiegraveme partie du livre est celui de la

rationalisation irreacuteversible du monde par le travail transformateur que lrsquohomme exerce sur le

milieu tant naturel que social Crsquoest ce point qui exprime lrsquoauto-transformation du complexe

social Le complexe social qui est agrave la fois lrsquoobjet de reconstruction et la condition de cette

reconstruction peut donc se deacutecharger de ce double rocircle contradictoire car il peut diffeacuterer ses

moments temporellement Cela est possible dans la mesure ougrave le complexe social possegravede lui-

mecircme une dimension historique et se transforme La possibiliteacute drsquoune telle transformation agrave

notre avis est lisible chez Megrelidzeacute justement dans lrsquoideacutee de la rationalisation croissante du

milieu par le travail transformateur

Avant drsquoaller plus loin dans notre analyse du complexe social agrave partir de ce point

souvenons-nous de ce en quoi consiste la rationalisation du milieu Le milieu est composeacute de

deux niveaux Drsquoune part la nature et drsquoautre part le champ des rapports sociaux La nature est

la matiegravere reacutesistante que lrsquohomme transforme en y transfeacuterant son propre objectif en confeacuterant agrave

lrsquoobjet transformeacute une finaliteacute et une fonction et en transformant les ideacutees qui sont les siennes

(dans un eacutetat encore subjectif) en loi interne des choses transformeacutees Mais qursquoen est-il du champ

social Pourquoi parlons-nous du champ des rapports sociaux comme eacutetant le milieu du

complexe social alors qursquoil en est le reacutesultat Il est le milieu par rapport au procegraves de

rationalisation qui se deacuteveloppe au sein du complexe social car tout comme crsquoest le cas dans la

transformation de la nature ici aussi il srsquoagit de transformer le chaos en ordre Et cela pour les

raisons suivantes Dans une socieacuteteacute antagoniste (crsquoest agrave dire agrave nrsquoimporte quelle eacutetape du

deacuteveloppement de la socieacuteteacute humaine qui preacutecegravede le socialisme) la conscience sociale ne peut

pas exister car les inteacuterecircts qui orientent la conscience ne sont pas ceux qui coiumlncideraient avec

244

les inteacuterecircts de la socieacuteteacute mais ont un caractegravere particulariste Une socieacuteteacute antagoniste se

deacuteveloppe donc non pas selon les objectifs poseacutes par la conscience sociale (celle-ci eacutetant

inexistante) qui concernerait la socieacuteteacute dans son entiegravereteacute mais suite agrave une dispersion de la

conscience sociale en des inteacuterecircts particuliers ayant un caractegravere de classe Par conseacutequent le

champ social est plongeacute dans le chaos et est reacutegi par des dynamiques spontaneacutees

laquo Non seulement les formes politiques et juridiques mais eacutegalement les destins des ideacutees que

celles-ci soient techniques morales artistiques scientifiques ou autres se trouvent dans une

deacutependance directe ou oblique envers les lois aveugles de lrsquoeacuteconomie et du marcheacute anarchique ndash de

cette aregravene [hellip] des inteacuterecircts priveacuteshellip raquo246

Aucune ideacutee qui srsquoorigine dans la conscience individuelle mecircme la fantaisie par son

contenu nrsquoest autonome mais elle est toujours historiquement conditionneacutee Cela nrsquoempecircche

pourtant pas que ces ideacutees soient aleacuteatoires et forgeuses de chaos En effet le fait que la

conscience (individuelle) produise des ideacutees aleacuteatoires est structurellement conditionneacute par

lrsquoabsence de conscience sociale (crsquoest-agrave-dire drsquoorientation vers le bien commun) ce qui de son

cocircteacute est lieacute agrave la structuration particulariseacutee du champ social dans une socieacuteteacute antagoniste Dans

ce sens la conscience qui est le support subjectif du complexe social est en mecircme temps la

source de contingence car elle produit des eacuteleacutements arbitraires et aleacuteatoires qui de leur cocircteacute une

fois mises en circulation sociale produisent une sorte de marcheacute libre des ideacutees Nous pourrions

dire que selon Megrelidzeacute dans une socieacuteteacute preacutesocialiste la place de la conscience sociale est

occupeacutee par le marcheacute des ideacutees Mais agrave la diffeacuterence des theacuteories de lrsquoordre spontaneacute il ne

srsquoagit pas pour lui de deacutevelopper une ideacutee drsquoeacutequilibre pour deacutepasser le chaos du marcheacute Les

instruments pour un tel eacutequilibre ne se trouvent pas au niveau du marcheacute lui-mecircme Pour

Megrelidzeacute il srsquoagit drsquoune convergence de deux articulations dialectiquement lieacutees la

cristallisation objective des inteacuterecircts reacuteels et lrsquoarticulation subjective des ideacutees adeacutequates crsquoest-agrave-

dire drsquoideacutees qui expriment les inteacuterecircts objectifs Il srsquoagit donc drsquoune restructuration isomorphe de

tous les champs du complexe social et de la rationalisation du champ des rapports sociaux Dans

les termes systeacutemiques on pourrait dire que la rationalisation ici est le synonyme de lrsquoeacutemergence

du champ de la conscience sociale

246 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 454

245

Ainsi la nature drsquoune part et le champ social antagoniste caracteacuteriseacute par une structuration

disperseacutee des inteacuterecircts drsquoautre part relegravevent-ils du mecircme caractegravere chaotique et neacutecessitent-ils

une rationalisation ou autrement dit une subordination agrave un objectif (commun)

laquo Par conseacutequent toute lrsquohistoire preacuteceacutedente a eu le caractegravere drsquoun procegraves chaotique tregraves

semblable agrave lrsquoeacutetat qui domine dans la nature deacutenueacutee de conscience ougrave la loi (закономерность) se

pave le chemin en tant que reacutesultat aveugle de la collision et de lrsquointeraction de forces diverses raquo247

Une autre conseacutequence importante du complexe social envisageacute comme un systegraveme ayant sa

propre historiciteacute est lieacutee au rocircle de lrsquohomme dans ce procegraves Il sera possible de consideacuterer

lrsquohomme non pas comme un simple deacuteterminant du complexe social mais principalement

comme la source de contingence et du travail qui dans les dureacutees historiques reacutesulte en une

transformation du complexe social Par lrsquohomme le complexe social contiendrait en son sein la

condition de sa propre transformation

Cette transformation qui au niveau pratique srsquoexprime dans la rationalisation du milieu au

niveau du systegraveme se traduit par un procegraves historique ougrave srsquoeffectue le deacuteplacement du rocircle

dominant drsquoun des moments du complexe social agrave un autre A savoir du travail agrave la penseacutee Dans

la premiegravere partie du livre nous avons repeacutereacute chez Megrelidzeacute une ambiguiumlteacute entre drsquoune part le

caractegravere deacuteclareacute de lrsquoensemble dialectique que Megrelidzeacute veut composeacute de moments drsquoune

eacutegale importance et drsquoautre part le caractegravere de fait privileacutegieacute drsquoun des moments - agrave savoir le

travail - de cet ensemble Que le travail soit de fait privileacutegieacute reacutesulte de notre reconstruction de la

maniegravere dont Megrelidzeacute opegravere avec ce tout dialectique dans nombre de ses explications

lrsquoeacutemergence de la penseacutee humain le passage de la conscience collective agrave la conscience

individuelle et proprement humaine etc A preacutesent nous pouvons poursuivre ce fil

drsquoargumentation chez Megrelidzeacute et constater que non seulement il y a la domination du travail

dans les premiegraveres eacutetapes du deacuteveloppement historique mais encore au fur et agrave mesure que la

rationalisation du milieu srsquoaccroicirct la domination devient assumeacutee par la penseacutee Reacutecapitulons

quelques instances ougrave le travail joue le rocircle dominant dans les premiegraveres eacutetapes de lrsquohistoire du

complexe social Le travail est le facteur de lrsquoeacutemergence de la penseacutee humaine car il force la

247 Ibid p 454

246

conscience agrave se concentrer sur une tacircche pratique et induit au deacuteveloppement de la meacutemoire Puis

crsquoest toujours le travail qui produit la plus-value Celle-ci deacuteseacutequilibre le champ des rapports

sociaux en dissociant les composants humain et mateacuteriel du procegraves de la production Par cela

srsquoinstaurent les rapports proprement sociaux car la plus-value permet une transformation du

mode de coercition (qui ne se reacuteduit plus agrave la violence physique mais se transforme en une

appropriation de lrsquoeacutenergie physique drsquoautrui agrave travers une appropriation de la plus-value) Cela agrave

son tour deacutesintegravegre les inteacuterecircts en creacuteant des conflictualiteacutes et enclenche ainsi le procegraves

historique qui est un procegraves agrave la fois cumulatif (les conditions en eacutetant deux la poursuite de la

production de la plus-value et le caractegravere systeacutemique des reacutegions de la reacutealiteacute qui sont les lieux

de seacutedimentation de lrsquoexpeacuterience historique) et probleacutematisante (dans la mesure ougrave il est motiveacute

par la neacutecessiteacute permanente de reacutesoudre des problegravemes lieacutes tant agrave la nature qursquoaux rapports

sociaux) Le travail par toute cette chaicircne drsquoeffets ainsi enclenche et contribue agrave la croissance

du savoir et garantit la continuiteacute de la transformation du milieu En mecircme temps on a affaire agrave

une dynamique qui est dirigeacutee vers le renforcement du moment de la penseacutee Ainsi lrsquohistoire

elle-mecircme peut-elle ecirctre consideacutereacutee comme la domination croissante de la penseacutee qui srsquoincarne

et se transforme en loi interne de la nature et de la socieacuteteacute Ce procegraves culmine dans la socieacuteteacute

communiste ougrave agrave force drsquoavoir transformeacute la nature et drsquoavoir produit les instruments de

production perfectionneacutes et meacutecaniseacutes le travail lui-mecircme est ameneacute agrave transformer sa propre

nature Cette transformation se traduit en lrsquoeffacement de la diffeacuterence entre les types de travail

intellectuel et manuel Ainsi lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute consiste en ceci que le deacuteveloppement

interne du complexe social transforme les termes par lesquels celui-ci a eacuteteacute degraves le deacutebut deacutefini

Quant agrave Megrelidzeacute il se trouve agrave lrsquoeacutetape historique de la laquo construction socialiste raquo qui

preacutepare le communisme Crsquoest le moment qursquoil considegravere comme un seuil ou une transition ougrave

le savoir (des inteacuterecircts reacuteels) double la transformation tant des rapports sociaux que celle de la

conscience sociale La transformation du monde par le savoir entre en une phase drsquoachegravevement

de sorte que le travail est censeacute bientocirct se transformer deacutefinitivement Ce savoir des inteacuterecircts reacuteels

des domineacutes ainsi que le savoir sur la structuration du champ social neacutecessaire pour une

synchronisation des efforts de chacun pour lrsquointeacuterecirct commun (ce qui mateacuteriellement se reacutealise

par la reacuteunification des eacuteleacutements jusque lagrave dissocieacutes de la production ressources humaines et

ressources mateacuterielles) est agrave lrsquoeacutetape ougrave Megrelidzeacute en est formeacute mais pas encore tout agrave fait

reacutealiseacute La tacircche du parti bolchevique serait justement drsquoorienter les individus vers la deacutecouverte

247

de leurs propres inteacuterecircts et ainsi drsquoachever la transformation du champ social en eacutevacuant tout le

chaos Le rocircle que Megrelidzeacute impartit au parti est celui de lrsquoacceacuteleacuterateur de la formation de la

conscience sociale agrave travers une reacuteorganisation de la pratique car la probleacutematique pratique est

le seul meacutecanisme de mobilisation de la conscience individuelle Crsquoest justement agrave ce point-lagrave

que nous pouvons entrevoir un renversement radical qui pourrait srsquoeffectuer par le passage de la

domination du travail agrave la penseacutee Il srsquoagit du point que nous avons pu eacutegalement repeacuterer agrave la fin

de notre analyse lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave savoir du statut de la pratique et de

lrsquoexpeacuterience dans la confirmation de la veacuteriteacute des ideacutees La question qui srsquoimpose est la

suivante est-ce qursquoune fois que la penseacutee acquiert le rocircle dominant dans le fonctionnement du

complexe social le rocircle de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute change (voire disparaicirct) aussi

Autrement dit est-ce que lrsquointerventionnisme du parti dans le champ social demande-t-il encore

une justification Ou sa justesse est-elle garantie par le moment historique ougrave le savoir des

inteacuterecircts objectifs est acquis Les passages sur Staline et Leacutenine suggegraverent que ceux-ci agissent agrave

partir de la nouvelle connaissance fournie par la science marxiste et soulignent lrsquoimmense

expeacuterience que Staline a dans la transformation historique de la socieacuteteacute En revanche ils ne

posent pas la question de savoir si la justesse de cette intervention doit ecirctre encore confirmeacutee par

la pratique Or il est eacutevident que nous ne pouvons pas utiliser les passages consacreacutes agrave Staline et

Leacutenine agrave titre de confirmation de certaines conseacutequences que nous tirons des propos theacuteoriques

de Megrelidzeacute Comme nous lrsquoavons montreacute dans la deuxiegraveme partie de notre travail ces

passages relegravevent de la censure positive Ici crsquoest lrsquoeacutelaboration theacuteorique et ses conseacutequences

seules qui doivent prendre la parole ou bien se taire quand elles touchent leurs limites

Il faut dire qursquoagrave ce moment en Union Sovieacutetique toute science devait se leacutegitimer par la

contribution qursquoelle apportait au procegraves de la construction socialiste Ainsi la linguistique de

Marr se positionnait-elle elle aussi comme lrsquoagent de lrsquoacceacuteleacuteration du progregraves des langues Son

projet inclusif consistait entre autres agrave eacutetudier les langues minoritaires agrave les alphabeacutetiser et agrave les

eacutelever agrave un niveau tel que leur porteurs puissent participer activement agrave la construction socialiste

En cela elle envisageait drsquoacceacuteleacuterer les eacutetapes du deacuteveloppement des langues existantes sur le

territoire sovieacutetique pour approcher leur unification qui selon cette theacuteorie est commandeacutee par

la teacuteleacuteologie intrinsegraveque de toute langue En ce qui est de la theacuteorie de Megrelidzeacute on ne voit pas

en quoi son projet contribuerait agrave la construction socialiste concregravetement (si ce nrsquoest drsquoune

maniegravere oblique par lrsquoeacutelaboration de certains aspects de la theacuteorie marriste) Cependant crsquoest le

248

moment singulier de la reacutedaction du livre qui lui-mecircme srsquoexprime dans certains aspects de la

construction theacuteorique En effet sur la derniegravere page de lrsquoouvrage nous deacutecouvrons que la

science que Megrelidzeacute a deacuteveloppeacutee est adeacutequate seulement pour la recherche du passeacute alors

que le futur demanderait une science tout agrave fait nouvelle Malheureusement aucun indice nrsquoest

donneacute quant agrave la nature drsquoune telle science nouvelle Nous avons pu constater seulement que le

futur est diffeacuterent du passeacute car le complexe social y est configureacute sous la dominance de la

penseacutee alors que dans ses eacutelaborations Megrelidzeacute opegravere avec un complexe social domineacute par le

travail Crsquoest en ce point que nous trouvons une reacuteponse agrave la question poseacutee au deacutebut de ce

chapitre quant agrave la strateacutegie de deacute-paradoxification drsquoune theacuteorie autologique par la diffeacuterence

temporelle La theacuteorisation de Megrelidzeacute se situe au seuil du deacutepassement de la reacutealiteacute qui est

lrsquoobjet de sa reconstruction et ainsi nrsquoest pas elle-mecircme captureacutee dans la structure qursquoelle

reconstruit

Cela libegravere aussi la place pour une deuxiegraveme lecture possible de projet de Megrelidzeacute Dans

ce chapitre nous sommes partis de lrsquoideacutee que le complexe social peut ecirctre vu de deux faccedilons

comme un systegraveme transformatif et donc historique ou comme une structure stable hors devenir

reacuteel A preacutesent en prenant en compte le fait que Megrelidzeacute circonscrit lrsquohorizon de sa science

comme le passeacute preacutesocialiste nous voyons que lrsquoalternative entre le systegraveme et la structure nrsquoest

pas exclusive Les deux interpreacutetations sont possibles agrave partir des approximations respectives et

les deux ont tout agrave fait leur place dans la construction theacuteorique de Megrelidzeacute Ainsi lrsquoideacutee du

complexe sociale interpreacuteteacute comme structure crsquoest-agrave-dire comme un cadre stable et

laquo anhistorique raquo appliqueacutee agrave des socieacuteteacutes preacutesocialistes en vue drsquoune reconstruction ou

explication des manifestations historiques de la penseacutee dans la peacuteriode historique preacutesocialiste

acquiert-elle une valeur meacutethodologique Les trois eacuteleacutements du complexe social prendront alors

la fonction des paramegravetres de description ou de reconstitution

Tout au long de notre travail nous avons discuteacute sur la nature mais eacutegalement sur

lrsquoappellation du projet theacuteorique de Megrelidzeacute Nous sommes partis de lrsquoanalyse des termes

laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo du point de vue de leur acception dans le milieu

acadeacutemique sovieacutetique Une telle analyse nrsquoa fait que souligner leur ambiguiumlteacute Lrsquoanalyse de

lrsquoouvrage nrsquoa pas non plus eacuteclaireacute cette question car ces termes nrsquoy sont pas suffisamment

preacuteciseacutes et si lrsquoon partait de leur acception conventionnelle il est manifeste qursquoils ne recouvrent

qursquoune petite partie de la construction theacuteorique de Megrelidzeacute Nous voudrions ainsi proposer

249

de deacutesigner celle-ci comme une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui serait justifiable tant

contextuellement qursquointrinsegravequement Il srsquoagirait drsquoune science concernant essentiellement le

passeacute (lequel comme nous venons de le souligner est lrsquohorizon que Megrelidzeacute lui-mecircme

circonscrit) Elle travaillerait sur des mateacuteriaux diffeacuterents (la langue les objets de la culture

mateacuterielle mais eacutegalement les textes) qui gardent sous une forme seacutedimenteacutee des traces des

types de penseacutee en les interpreacutetant agrave travers la structuration du champ social et du champ des

inteacuterecircts La paleacuteontologie de la penseacutee serait donc baseacutee sur une meacutethodologie complexe et

disciplinairement transversale en vue drsquoune excavation ou reconstruction de la matiegravere eacutepheacutemegravere

de la penseacutee humaine

laquo Drsquoici deacutecoule un postulat drsquoune eacutenorme importance meacutethodologique pour la science de

lrsquohistoire dans les formes seacutedimenteacutees de la langue des mythes des coutumes etc et derriegravere les

changements qursquoelles subissaient et subissent toujours il faut voir des forces sociales concregravetes telles

que les collectifs de gens qui effectuent certaines avanceacutees sociales [hellip] Les donneacutees de la culture

spirituelle de la langue du folklore etc sont donc des documents sur le passeacute historique beaucoup

plus fiables que les teacutemoignages des historiens et des chroniques qui passent sous silence

intentionnellement ou non ou deacuteforment lrsquohistoire vraie au profit des classes politiques

dominantes raquo248

Par rapport agrave chaque problegraveme concret lrsquoobjectif de reconstruction serait de comprendre

quelles conjonctures de deacuteterminations orientent la penseacutee dans sa maniegravere de construire des

complexes de sens

laquo La structure de la penseacutee deacutepend premiegraverement de lrsquoobjectif de former une compreacutehension

(осмысление) et deuxiegravemement de la matiegravere (des objets) de la penseacutee Les deux sont conditionneacutes

par la pratique sociale et par un certain mode de structuration des inteacuterecircts sociaux objectifs raquo249

Megrelidzeacute lui-mecircme en propose des exemples qui sont intercaleacutes dans ses eacutelaborations

theacuteoriques Ainsi touche-t-il les problegravemes suivants les noms des couleurs et la speacutecificiteacute de la

perception des couleurs la mesure du temps lrsquoorigine des techniques de lrsquoobtention du feu la

248 Ibid p 470 249 Ibid pp 444-445

250

mesure du temps lrsquoorigine des notions matheacutematiques lrsquoorigine des mesures les raisons des

superstitions (essayant drsquoexpliquer leur subsistance dans la socieacuteteacute moderne y compris chez les

proleacutetaires) Megrelidzeacute deacuteveloppe eacutegalement des propos lieacutes agrave lrsquoeacutetude du folklore de lrsquohistoire

de la philosophie ainsi que de lrsquohistoire des sciences

Enfin faisons encore quelques remarques sur les conseacutequences que le scheacutema teacuteleacuteologique

de lrsquohistoire que dresse Megrelidzeacute a sur la paleacuteontologie de la penseacutee

La vision du procegraves historique chez Megrelidzeacute est tout agrave fait teacuteleacuteologique Bien

eacutevidemment il ne srsquoagit pas drsquoune teacuteleacuteologie providentielle ou rationaliste et ideacutealiste comme

celle que lui-mecircme il attribue agrave Hegel Elle est comprise chez lui comme lrsquoeffet cumulatif de

lrsquoactiviteacute transformative de lrsquohomme qui par sa pratique rationnalise (ou subjectifie) le milieu

et le fait continuellement agrave force de se trouver toujours devant des problegravemes agrave reacutesoudre Sa

propre teacuteleacuteologie Megrelidzeacute lrsquoaurait deacutefinie agrave partir de la theacuteorie de probabiliteacute comme une

tendance vers un eacutetat plus probable Pourtant cela ne rend pas sa teacuteleacuteologie moins discutable Et

cela pour une raison concregravete Mecircme srsquoil critique certaines meacutethodologies de la recherche

ethnologique et anthropologique qui ne peuvent expliquer la disparition de certaines formes

culturelles telles que des coutumes croyances mythes objets eacuteleacutements linguistiques etc lui-

mecircme nrsquoarrive pas agrave penser la possibiliteacute drsquoune reacutegression fondamentale pour ne rien dire de la

possibiliteacute drsquoun devenir sans vecteur Chez lui le monde se rationnalise irreacuteversiblement La

disparition de certaines formes culturelles ne serait que la fonction du progregraves Toute

reconfiguration drsquoun champ quelconque est une creacuteation mais eacutegalement une perte que

Megrelidzeacute refuse de consideacuterer dans sa pureteacute et qursquoil reacute-implique dans le champ ou systegraveme

sous une forme seacutedimenteacutee Mais eacutetrangement cette teacuteleacuteologie optimiste lui permet drsquoassumer

une vision deacutecentreacutee et deacutenueacute drsquoethnocentrisme quand il srsquoagit de lrsquoanalyse de diffeacuterentes

cultures ou socieacuteteacutes

Ainsi il nrsquoy aurait pas de diffeacuterence entre cultures et socieacuteteacutes dans leur effort de transformer

le milieu Elles seraient toutes prises dans une neacutecessiteacute universelle de rationaliser le monde Et

tout comme dans le champ social les inteacuterecircts particuliers nrsquoempecircchent pas la neacutecessiteacute objective

de la cristallisation des inteacuterecircts objectifs suivie par leur subjectivation et transformation ainsi les

cultures ou socieacuteteacutes sont-elles toutes des deacuteviations agrave pied drsquoeacutegaliteacute et toutes eacutetant pareillement

contraintes par les conditions objectives (nature structuration juste du champ social) agrave travers

leurs trajectoires diffeacuterentes aspirent au mecircme objectif de rationalisation et transformation

251

Megrelidzeacute suggegravere aussi une reacuteflexion sur les relations interculturelles Tout complexe de

sens est ouvert pour des eacuteleacutements nouveaux mais aussi limiteacute dans sa capaciteacute agrave en accepter

Toute influence qui deacutepasse la capaciteacute de la culture agrave la percevoir la traduire et se lrsquoapproprier

se preacutesente comme un forccedilage et une violence y compris quand il srsquoagit drsquoeacuteleacutements qui

viseraient une ameacutelioration ou un avancement

Enfin en revenant agrave la question des deux lectures possibles du projet theacuteorique de

Megrelidzeacute nous pouvons dire qursquoil nrsquoest pas eacutegal agrave soi-mecircme par son aspect philosophique et

paleacuteontologique ce qui lui permet de srsquoauto-observer Autrement dit ce deacutedoublement du projet

lui donne la possibiliteacute par son aspect philosophique de deacutemarquer les frontiegraveres de son propre

aspect paleacuteontologique En ce sens la tension entre ces deux cocirctes est maintenue mais sans

provoquer une autodestruction du projet La theacuteorie parle ainsi agrave partir de lrsquohorizon historique

qui lui est propre ndash lrsquoeacutetape de la construction socialiste ndash et se repreacutesente son objet comme situeacute

dans le passeacute et accompli tout en y trouvant lrsquoorigine de sa propre origine

Cependant la teacuteleacuteologie qursquoil reconstruit ainsi et qui lui creacutee cette leacutegitimiteacute a des

conseacutequences eacutetranges si elle est projeteacutee dans le futur Lrsquoeacutechec agrave theacutematiser la transformation

par la perte et la vision optimiste de lrsquoavancement technique qui transforme la nature mais aussi

la nature du travail et donc le champ social imposent la conclusion que le systegraveme doit finir par

absorber tout son milieu et srsquoautodeacutetruire

252

Conclusion

Notre but dans ce travail eacutetait de faire une lecture attentive et bienveillante de lrsquoœuvre de

Konstantineacute Megrelidzeacute mais eacutegalement celui de le situer dans son temps avec des moyens tant

externes (biographie histoire intellectuelle) qursquointernes (la maniegravere dont le texte a traverseacute les

conjonctures sovieacutetiques changeantes qui se sont enregistreacutees dans sa mateacuterialiteacute ainsi que dans

la maniegravere dont sa theacuteorie elle-mecircme reflegravete la singulariteacute du moment historique dans laquelle

elle se produit)

Cependant du point de vue theacuteorique notre perspective est resteacutee assez circonscrite en

srsquoattachant exclusivement agrave la reconstruction du projet theacuteorique de Megrelidzeacute pour lui-mecircme

Drsquoune part nous nrsquoavons pas tenteacute des deacutebats imaginaires que Megrelidzeacute pourrait mener avec

drsquoautres philosophes ou sociologues anciens contemporains ou posteacuterieurs drsquoautre part nous

nrsquoavons pas chercheacute agrave examiner la validiteacute des certaines des critiques que Megrelidzeacute lui-mecircme

adresse agrave drsquoautres theacuteories Le premier point srsquoexplique par le fait que notre but immeacutediat eacutetait de

comprendre lrsquoessence des propos de Megrelidzeacute lui-mecircme alors qursquoune contextualisation plus

large ne peut qursquoecirctre la tacircche des eacutelaborations futures Au demeurant de tels deacutebats imaginaires

ne sauraient ecirctre leacutegitimes en soi abstraction faite drsquoune probleacutematique deacutetermineacutee pouvant

donner un fondement au rapprochement qursquoils tentent drsquoopeacuterer Evidemment cela ne pouvait pas

trouver de place dans le cadre qui eacutetait le nocirctre sans risquer drsquoen briser la coheacuterence Nous

pouvons en revanche espeacuterer avoir exposeacute ce projet avec une richesse suffisante pour permettre

et motiver des telles eacutelaborations futures Quant au deuxiegraveme point il nous semble que

Megrelidzeacute comme tout auteur qui ne lit les autres auteurs que dans lrsquoesprit affirmatif et dans le

but de trouver des appuis pour son propre projet nrsquoest pas un lecteur et un critique tout agrave fait

scrupuleux Souvent il nous a paru creacuteer ce que nous pourrions appeler les fictions theacuteoriques

composeacutees par des renversements terme agrave terme de ce que lui-mecircme envisage de fonder pour

que sa victoire ainsi que la construction qursquoil dresse sur leurs ruines apparaissent drsquoautant plus

glorieux Ainsi nous nrsquoavons pas chercheacute agrave rendre justice aux auteurs mal cibleacutes par sa critique

lrsquousage trop radicale de la distinction entre la penseacutee logique et preacutelogique chez Leacutevy-Bruhl

253

(mecircme si Megrelidzeacute nrsquoest pas une exception en cela250) des expositions superficielles des

principes de la linguistique de Saussure ainsi que celle de la sociologie de Durkheim mais

surtout une interpreacutetation extrecircmement tendancieuse de Hegel au sujet de la contingence

(contrairement agrave ce que nous voyons y ecirctre affirmeacute crsquoest justement Hegel qui a conceptualiseacute la

contingence comme neacutecessiteacute251) Mecircme les auteurs dont Megrelidzeacute fait un usage positif

subissent un traitement facile ainsi lrsquoon voit des concepts marxiens comme ceux de travail

drsquoalieacutenation ou de feacutetichisme deacutetourneacutes et souvent reacuteinterpreacuteteacutes pour servir aux propos de

lrsquoauteur Un cas curieux se trouve dans une mention de Husserl qui accuse celui-ci drsquoune

position quasi-speacuteculative et en deux phrases lui reproche de ne pas avoir pris en compte que

toute conscience doit avoir une contenu objectif et ecirctre laquo conscience de [quelque chose] raquo Agrave

lrsquoeacutevidence ce passage qui precirct agrave rire tout lecteur consacreacute doit ecirctre interpreacuteteacute comme relevant de

la censure subjective Nous nrsquoavons donc pas insisteacute sur ces aspects du texte ces deacutetails sont

secondaires par rapport agrave la tacircche de reconstruction des positions de Megrelidzeacute et les discuter

pour eux-mecircmes nrsquoaurait guegravere contribueacute agrave une meilleure intelligence de ses intentions

theacuteoriques

Le reacutesultat important de notre lecture approfondie de lrsquoouvrage est drsquoavoir trouveacute une

reacuteponse agrave la question de savoir comment notre travail pourrait servir agrave drsquoautres recherches et quel

est le jalon de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique qursquoil preacutecise Crsquoest une question eacutepineuse pour

nous eacutetant donneacutee en deacutepit de la richesse des eacuteveacutenements qui ont ponctueacute lrsquohistoire du livre

lrsquoextrecircme pauvreteacute de lrsquohistoire de sa reacuteception alors que celle-ci peut souvent ecirctre plus deacutecisive

dans le sort drsquoun texte que sa richesse intrinsegraveque La reacuteponse nous est apparue au cours de notre

travail mecircme srsquoil srsquoattachait essentiellement agrave une reconstruction interne de la theacuteorie de

Megrelidzeacute Ainsi fur et agrave mesure de notre progression la certitude srsquoest accrue que les renvois

que notre auteur fait agrave Nicolas Marr et qui peuvent souvent sembler superficiels obligeacutes et

conjoncturels relegravevent drsquoune affiniteacute beaucoup plus fondamentale avec la science linguistique de

Marr En effet nous trouvons que le choix tant de la probleacutematique que du corpus des reacutefeacuterences

que lrsquoon retrouve dans lrsquoouvrage est en grand partie nourri des probleacutematiques avanceacutees dans le

cadre de la Nouvelle Theorie de la langue de Marr Il srsquoagit ici drsquoune affiniteacute organique dans la

mesure ougrave les reacutesultats atteints par Megrelidzeacute peuvent ecirctre consideacutereacutes comme une fondation des

250 Cf Freacutedeacuteric KECK ldquoPreacutesentationrdquo in Lucien Leacutevy-Bruhl La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 251 Cf Dieter HENRICH Hegel im Kontext Suhrkamp Frankfurt am Main 1967 pp 157-186

254

propos marristes Et cela dans un sens particulier La theacuteorie linguistique de Marr embrasse un

large projet de recherche qui deacutepasse lrsquoexamen particulier des langues et se preacutesente comme un

cadre de recherche ougrave agrave travers lrsquoanalyse de la langue mais aussi de ce que Marr appelait la

culture mateacuterielle doivent ecirctre reconstitueacutees les premiers eacutetapes du deacuteveloppement de la langue

de la penseacutee et du type drsquoorganisation eacuteconomique pour en derniegravere analyse arriver agrave

lrsquoexplication de lrsquoorigine de langue Mais si Marr lui-mecircme dans ses eacutecrits se concentre

fondamentalement sur les aspects linguistiques de son projet les aspects de la penseacutee et de

lrsquoeacuteconomie restent peu deacuteveloppeacutes voire pas du tout A notre avis si Megrelidzeacute deacuteveloppe une

paleacuteontologie de la penseacutee et si cette appellation est leacutegitime crsquoest parce que son objectif est de

mener agrave bien ce volet du projet de recherche marriste que constitue une histoire de la penseacutee Si

notre recherche sur lrsquoouvrage particuliegraverement sobre de Megrelidzeacute peut preacutetendre agrave une utiliteacute

concregravete elle se trouve selon nous dans le fait que ses reacutesultats rendent plus clairs et intelligibles

les principaux propos de Nicolas Marr qui de leur cocircteacute font lrsquoobjet drsquoun travail de

reconstruction theacuteorique majeur

255

Annexe 1

Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Preacuteface

Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Critique des attitudes naturalistes (sectsect1-3)

Premiegravere partie

Chapitre 1 Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutes sociaux neacutecessaires pour

lrsquoeacutemergence du stade humain de la conscience Activiteacute de travail (sect 4) Rapport de

consommation et rapport de production (sect 5) Travail et le produit du travail (sectsect 6 7) Produit

du travail en tant que meacutediateur mateacuteriel dans les rapports sociaux (sect 8) Travail et socieacuteteacute

Conditionnement reacuteciproque (sect 9)

Chapitre 2 Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Racines biologiques

de la conscience (sect 10) Instinct et reacuteactions reacuteflectives (sectsect 11 12) Actions intellectuelles des

animaux (sect 13) Deacutefauts de la psychologie physiologique et de la psychologie classique (sect 14)

Sur la psychologie de la Gestalt (sect 15) Manifestations de conscience chez les animaux (sectsect 16

17) Le trait diffeacuterentiel de la conscience humaine (sect18) Communication biologique et

communication sociale (sect 19) Contenu ideacuteatoire de la conscience (sect 20) Caracteacuteristiques

essentiels de la conscience humaine (sect21) Reacutesultats preacuteliminaires (sect 22)

Chapitre 3 Culture mateacuterielle et la penseacutee Activiteacute de travail et la penseacutee (sectsect 23 24)

Mateacuterialisation de lrsquoideacutee dans le procegraves de travail et acquisition du contenu ideacuteel par les choses

(sect 25) Valeur sociale de la raison chosifieacutee (sect 26) Caracteacuteristiques des rapports sociaux (sect

27) Lrsquooutil de travail ndash la main ndash la raison (sectsect 28 29) Valeur cognitive de lrsquoactiviteacute meacutediatrice

256

(sectsect 30 31) Leacutegende sur la laquo transformation du transcendant en immanent raquo et laquo de lrsquoimmanent

en transcendant raquo (sect 32)

Chapitre 4 Question de la perception agrave la lumiegravere de la philosophie marxiste Le point

de vue de la psychologie et de la philosophie classiques (sect 33) La sensation nrsquoest pas un atome

psychique (sect 34) La sensation nrsquoest pas un symbole mais une reacuteflexion de la reacutealiteacute (sectsect 35

36) Conditionnement social des donneacutees sensibles (sectsect 37-40) De lrsquohistoire de la perception

des couleurs (sectsect 41 42) Le point de vue marxiste sur la question de la perception sensible (sect

43)

Chapitre 5 Question de la conscience de soi du sujet Les choses sont perccedilues

principalement selon leur valeur sociale (sect 44) Historiquement la conscience de soi est un

pheacutenomegravene plus tardif que la conscience des objets drsquoactiviteacute (sect 45) La prise de conscience du

sujet individuel a eacuteteacute historiquement preacuteceacutedeacutee par la prise de conscience du sujet collectif (sect 46)

Deuxiegraveme partie

Chapitre 6 Emergence de lrsquoideacutee Conception concept (sect 48) Concept et repreacutesentation

(sect 49) Le particulier et le geacuteneacuteral (sect 50) Doctrine de lrsquoecirctre et concept (sect 51) Doctrine du

concept chez les empiristes et chez Kant (sect 51) Le lieu du concept dans le systegraveme des ideacutees

rationalistes (sect 53) Contingence et neacutecessiteacute (sect 55) Trois images du monde (sect 56) Concept et

reacutealiteacute (sect 57) La formation fermeacutee (sect 58) La formation fermeacutee et le concept concret (sectsect 59

60) Sur les notions matheacutematiques (sectsect 61 62) Geacuteneacuteralisation et concepts geacuteneacuteraux (sect 63) La

formation des concepts (sectsect 64 65)

Chapitre 7 Sociogenegravese des ideacutees Le caractegravere social de la penseacutee individuelle (sect 66)

La question des paralleacutelismes et des affiniteacutes (sect 67) Theacuteorie de la dispersion (sect 68) Theacuteorie

des emprunts (sect 69) Theacuteorie de lrsquoidentiteacute de la raison humaine (sect 70) Theacuteorie geacuteographique (sect

71) Deacutefauts des hypothegraveses existantes (sect 72) Questions des paralleacutelismes agrave la lumiegravere marxiste

(sect 73) Sur lrsquoorigine du feu (sect 74) Paralleacutelismes dans le calcul du temps (sect 75) Affiniteacutes entre

des types de penseacutee (sect 76) Lrsquoecirctre social et la conscience sociale (sect 77) Individu et socieacuteteacute (sectsect

78 79) Lrsquoeacutemergence sociale de lrsquoideacutee (sect 80)

257

Chapitre 8 Procegraves de circulation sociale des ideacutees Diffusion des ideacutees (sect 81)

Circulation sociale des produits de la creacuteation spirituelle (sect 82) Sur la creacuteation populaire (sect

83) Sur lrsquoemprunt (sect 84) Conscience sociale (sect 85) La composition et le contenu de la

conscience sociale (sectsect 86 87)

Chapitre 9 Reacutealisation sociale des ideacutees Le support mateacuteriel des ideacutees (sectsect 88 89)

Besoins et inteacuterecircts (sect 90) Structure des inteacuterecircts sociaux (sect 91) Domination des rapports

feacutetichistes (sect 92) Surplus des produits et proprieacuteteacute priveacutee (sect 93) Lrsquoalieacutenation proprieacutetaire et sa

liquidation (sectsect 94 95) Le concept du champ commun des forces sociales de lrsquohistoire (sectsect 96

97) Inteacuterecircts de classe (sect 98) Les ideacutees sont deacuteriveacutees des inteacuterecircts sociales (sectsect 99 100) Le type

de la loi historique (закономерности) dans une socieacuteteacute antagonistique (sectsect 101 102)

Reacutealisation sociale des ideacutees (sectsect 103 104) Conscience de classe (sect 105) Mutations des ideacutees

et mutations sociales (sect 106)

Chapitre 10 Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Qursquoest que crsquoest que

lrsquoexpeacuterience (sect 107) Epreuve des ideacutees par lrsquoexpeacuterience par la pratique (sect 108) Pragmatisme

et marxisme (sect 109) Thegravese sur la pratique et sa signification philosophique (sect 110) Remarque

finale (sect 111)

258

Annexe 2

Tableau chronologique

1900 Le 30 deacutecembre Megrelidzeacute naicirct dans le village Khrialeti le district (მაზრა) drsquoOzurgeti

Son pegravere Romanoz Megrelidzeacute est precirctre orthodoxe

1906 Deacutebute ses eacutetudes agrave lrsquoeacutecole du village

1910-1918 Etudie au gymnase pour les garccedilons agrave Poti (avec Sergui Danelia)

1918 Professeur de langue allemande et de matheacutematique agrave lrsquoeacutecole supeacuterieure de Supsa (reacutegion

drsquoOzurgeti)

1919-1923 Etudes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Speacutecialiteacute philosophie et psychologie Assiste aux

cours de Shalva Nutsubidzeacute et Dimitri Uznadzeacute Apregraves lrsquoachegravevement de ses eacutetudes poursuit sa

formation agrave la faculteacute de philosophie en vue drsquoobtention du poste de professeur

1919-1921 Employeacute au bureau drsquoinspection des impocircts

1921-1923 Employeacute au Goznak (Service de lrsquoexpeacutedition des insignes drsquoeacutetat)

1923-1924 Directeur des eacutetudes agrave lrsquoEcole centrale du parti et professeur drsquoeacuteconomie politique et

de mateacuterialisme historique Donne des cours en psychologie geacuteneacuterale et drsquoenfants agrave lrsquoInstitut

peacutedagogique supeacuterieur

1924 -1925 Suite agrave la deacutecision du Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation de la Reacutepublique

socialiste de Geacuteorgie et gracircce agrave la bourse octroyeacutee par lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Megrelidzeacute part

pour Allemagne en vue de continuer ses eacutetudes Il srsquoinscrit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-Universitaumlt de

Freiburg pour deux semestres Il y suit le cours drsquoEdmund Husserl en histoire de la philosophie

contemporaine ainsi que son seacuteminaire en pheacutenomeacutenologie

259

1924 Megrelidzeacute adhegravere au Parti communiste allemand (selon une source252 sous le nom de

Hans Schlosser)

1925-1927 Megrelidzeacute continue ses eacutetudes agrave Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt de Berlin et

assiste entre autres aux cours de Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler

1925 Megrelidzeacute organise lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques en Allemagne et est eacutelu preacutesident

de son comiteacute central exeacutecutif Il devient eacutegalement membre du bureau des eacutetudiants

communistes aupregraves du comiteacute central du parti communiste allemand

1926 Megrelidzeacute participe agrave la 2e confeacuterence pan-sovieacutetique des eacutetudiants proleacutetaires agrave Moscou

en qualiteacute de repreacutesentant de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques en Allemagne Durant son seacutejour

en Allemagne il travaille comme correspondant pour les journaux Komunisti (eacutediteacute agrave Tbilissi) et

Zarja vostoka couvrant le sujet de la situation politique en Allemagne

1927 Megrelidzeacute retourne en Geacuteorgie

1927-1929 Megrelidzeacute occupe le poste de secreacutetaire du chef du Deacutepartement de lrsquoagitation et de

la propagande aupregraves du Comiteacute central du Parti communiste bolchevique de Geacuteorgie et est

chargeacute de suivre les dossiers lieacutes agrave la science la litteacuterature et lrsquoart

1929-1931 Occupe le poste de chef du Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation de la Reacutepublique

socialiste de Geacuteorgie

1929 Megrelidzeacute fait connaissance drsquoAlexandra (Tsutsa) Kartsivadzeacute sa future eacutepouse

1930 LrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteorgie est fondeacutee avec lrsquoeffort de Megrelidzeacute chef du

Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation Megrelidzeacute est eacutelu comme akademik agrave lrsquoAcadeacutemie des

Sciences Il donne les cours en philosophie mateacuterialisme dialectique et mateacuterialisme historique

dans diverses eacutecoles supeacuterieures de Tbilissi ndash Universiteacute communiste transcaucasienne Institut

de la chimie Institut des voies de communication

1931 Megrelidzeacute commence agrave travailler agrave lrsquoInstitut du marxisme-leacuteninisme en qualiteacute du

secreacutetaire du chef du Deacutepartement de la langue et de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle

252 Cf Л А ШИЛОВ laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Сотрудники РНБ mdash деятели

науки и культуры Биографический словарь т 1-4

260

LrsquoAcadeacutemie des Sciences est fermeacutee suite aux efforts de Lavrenti Beria alors secreacutetaire geacuteneacuteral

du Parti communiste geacuteorgien

1932 Megrelidzeacute preacutesente le plan geacuteneacuteral de son future livre agrave Nikolas Marr

1933 Megrelidzeacute se transfegravere de Tbilissi agrave Leningrad agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de

Nikolas Marr aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il se familiarise avec les eacutecrits de

N Ya Marr

1933-1934 Megrelidzeacute travaille agrave la reacutedaction de son ouvrage Les problegravemes fondamentaux de

la sociologie de penseacutee Les preacuteparatifs de sa publication dureront jusqursquoagrave 1937

1933 Le 16 avril Megrelidzeacute fait sa premiegravere confeacuterence agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave Leningrad

(en exposant la partie psychologique de son travail) Le 22 avril agrave la demande de

Mechtchaninov une autre seacuteance a lieu sur le mecircme sujet Ses interventions provoquent de

lrsquointeacuterecirct aupregraves des collegravegues et y assistent des chercheurs exteacuterieurs agrave lrsquoInstitut de la langue et de

la penseacutee Dans la discussion la parole a eacuteteacute prise par Frank-Kamenetsky Vasiliy Struev

Mechtchaninov Ananyev

1933 Megrelidzeacute eacutecrit agrave sa femme qursquoil a assisteacute agrave Hamlet au theacuteacirctre de Vakhtangov

1934 Le comiteacute de qualification de lrsquoAcadeacutemie des Sciences composeacute de Deacuteborin Frank-

Kamenetski Mechtchaninov lui adjuge sans soutenance le titre du candidat des sciences en

philosophie Il srsquoeacutelegraveve au poste de chercheur agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee

1935 Megrelidzeacute est choisi comme lrsquoorganisateur partial (парторг) au sein de lrsquoInstitut de la

langue et de la penseacutee Il preacutesent son projet de doctorat (sous le titre laquo Pheacutenomeacutenologie sociale

de la penseacutee raquo) agrave lrsquoInstitut de la Philosophie aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences Le texte de la

thegravese a eacuteteacute envoyeacute aux rapporteurs Akadeacutemik Abram M Deborin et Professeur Grigorij

Samouilovitch Tymjanskij Celui-ci sera arrecircteacute le 1er mai 1936 au cours de la campagne de

reacutepression contre les chercheurs de lrsquoInstitut de la philosophie et sera fusilleacute le 11 octobre 1936

1935 Publication des articles laquo De la conscience animale agrave la conscience humaine raquo laquo Des

superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl raquo laquo N Ya Marr et la

philosophie du marxisme raquo

261

1935-1936 Megrelidzeacute est affecteacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad en

qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales

1936 En mai agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee par la deacutecision de Deborin

Mechtchaninov Frank-Kamenetzki Megrelidzeacute obtient le titre de candidat des sciences qui le

rend recevable pour une thegravese doctorale

1936 En aoucirct Megrelidzeacute est exclu du Parti Communiste Sovieacutetique (officiellement il a eacuteteacute

accuseacute du recel drsquoarrestation en 1923 pour la participation aux activiteacutes de lrsquoorganisation

menchevik dirigeacutee par sa femme) Il reacutedige une autobiographie preacuteserveacutee dans les archives de

lrsquoAcadeacutemie des sciences de Leningrad

1937 Au mois de mars Megrelidzeacute eacutecrit agrave Konstantineacute Bakradzeacute philosophe geacuteorgien avec qui

il a passeacute le temps de ses eacutetudes agrave Freiburg agrave propos du livre de celui-ci Hegel Systegraveme et

meacutethode paru en geacuteorgien en 1936 Il exprime son intention de srsquoadresser au laquo revu ПМЗ raquo

pour demander que le livre soit traduit en russe253 Il exprime sa deacutesapprobation de lrsquointroduction

au livre eacutecrite par un philosophe geacuteorgien Konstantineacute Sharia (Megrelidzeacute ne preacutecise pas dans la

lettre les points critiques qursquoil aurait agrave adresser agrave Sharia mais il faut penser qursquoil eacuteprouvait de

lrsquoaversion pour cette personne depuis que ce chercheur tregraves proche au Parti Communiste

Geacuteorgien avait en 1930 en se pliant aux inteacuterecircts de Beria voteacute pour lrsquoabolition de lrsquoAcadeacutemie

des Sciences de la Geacuteorgie fondeacutee avec les efforts de Megrelidzeacute)

1937 Le 2 juin lrsquoeacutediteur du livre de Megrelidzeacute le professeur Leacuteon Bachindjagian (par une note

faite sur la page de grand titre du bon agrave tirer) ordonne lrsquoimpression de Les problegravemes

fondamentaux de la sociologie de penseacutee

1938 La 4 feacutevrier Megrelidzeacute est arrecircteacute Il est accuseacute drsquoadheacutesion agrave lrsquoorganisation contre-

reacutevolutionnaire des Dachnaks (un groupe de nationalistes armeacuteniens) ainsi qursquoau groupe

terroriste trotskiste-zinovieacuteviste et pour intelligence avec des pays eacutetrangers Il purge sa peine agrave

Leningrad agrave la prison de la rue Voinov Suite agrave son arrestation le tirage de son livre est

253 Lrsquointuition de Megrelidzeacute a eacuteteacute juste vu que le livre jouira de renom Un curieux commentaire agrave son propos

appartient agrave lrsquoeacuteminent chercheur de la philosophie sovieacutetique Blakeley laquo As a general rule contemporary Soviet works on Hegel tend to be colored by extra-philosophic considerations An example of the better work of which they are capable is K S Bakradzersquos System and Method of the Philosophy of Hegel raquo Thomas J BLAKELEY Soviet philosophy A general introduction to contemporary Soviet thought D Reidel Publishing Company Dodrecht 1964 p 3

262

entiegraverement deacutetruit Drsquoapregraves sa fille deux exemplaires en ont eacuteteacute sauveacutes Lrsquoun fut apporteacute par

Megrelidzeacute lui-mecircme agrave Tbilissi ougrave il le confia agrave son fregravere David Megrelidzeacute (il ne paraicirct pas

possible de retrouver la tracer de cet exemplaire) Lrsquoautre de mecircme qursquoune partie de la

correspondance fut pris par Ioseb Megrelidzeacute (professeur du mecircme Institut) dans le bureau deacutejagrave

scelleacute de Megrelidzeacute et gardeacute par lui inseacutereacute dans la couverture rouge drsquoun des volumes des

œuvres de Leacutenine Cet exemplaire retrouveacute il y a quelques anneacutees au Museacutee de la litteacuterature agrave

Tbilissi est le bon agrave tirer qui plus tard servira agrave lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage en 1965 Il comporte des

notes faites agrave la main de Leacuteon Bashindjagian (1937) Megrelidzeacute lui-mecircme (sans doute en 1937

et 1940) Simon Janashia (en 1940) ainsi que de toute eacutevidence par lrsquoeacutediteur Angiumla

Bochorishvili (en 1965) Les auteurs ainsi que les dates de grande partie de notes et marquages

est difficile agrave identifier

1938 Le 15 feacutevrier Leacuteon Bachindjagjan est arrecircteacute (fusilleacute plus tard le 11 octobre)

1939 Le 30 deacutecembre Megrelidzeacute est relacirccheacute de prison

1940 Au deacutebut de lrsquoanneacutee Megrelidzeacute rentre agrave Tbilissi (pour reacutetablir sa santeacute) et commence agrave

travailler comme chercheur agrave lrsquoInstitut de langue histoire et culture mateacuterielle aupregraves de

lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ne pas confondre avec lrsquoinstitution indeacutependante qui a eacuteteacute fondeacutee par

les efforts de Megrelidzeacute dix ans plus tocirct et fermeacutee au bout drsquoun an mais une succursale

geacuteorgienne de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Russie ouverte dix ans plus tard)

1940 Au deacutebut du printemps Megrelidzeacute eacutecrit agrave Ivaneacute Javakhishvili pour lui demander de

commenter les thegraveses de lrsquoouvrage qursquoil a en chantier et concerne laquo lrsquohistoire des couleurs raquo

Dans la lettre il signale qursquoun autre professeur eacuteminent le psychologue Dimitri Uznadze est au

courant de son travail En reacuteponse Ivaneacute Javakhichvili prie Megrelidzeacute de lui envoyer agrave relire la

conclusion de son intervention faite agrave lrsquoAcadeacutemie des sciences de Geacuteorgie Les efforts de

networking tenteacutes par Megrelidzeacute portent leurs fruits les professeurs Ivaneacute Javakhichvili

Dimitri Uznadze Simon Janachia prennent connaissance de son livre et deacutecident de le faire

publier agrave Tbilissi Ce projet nrsquoaura pas de suite car la publication sera encore une fois empecirccheacutee

par la reacute-arrestation de Megrelidzeacute

263

1940 Le 11 deacutecembre lrsquoeacutepouse de Megrelidzeacute est arrecircteacutee au moment ougrave elle entre agrave lrsquohocirctel pour

rencontrer la chanteuse geacuteorgienne femme du poegravete geacuteorgien Ioseb Grishashvili Keto Japaridze

arriveacutee agrave Leningrad

1940 Le 13 deacutecembre Simon Janashia historien professeur agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi ordonne

(par une note qursquoil laisse sur le frontispice du bon agrave tirer datant de 1937) de produire quatre bons

agrave tirer (qui eacutetaient apparemment destineacutes eacutegalement aux professeurs Uznadzeacute et Javakhishvili)

1940 Le 18 deacutecembre pousseacute par lrsquoarrestation de sa femme Megrelidzeacute arrive de Tbilissi agrave

Leningrad

1940 Les 25-27 deacutecembre Megrelidzeacute eacutecrit une lettre agrave sa belle-megravere Ekaterine (Kato)

Kartsivadzeacute pour lrsquoinformer sur les circonstances de lrsquoarrestation de sa femme Leur appartement

agrave Leningrad (7 rue Moscou) est scelleacute Megrelidzeacute est reacuteduit agrave passer ses nuits laquo aux toilettes sur

lrsquoicircle de Vasiljev raquo (la ligne 7 Maison 32 Appartement 1)

1940 Le 31 deacutecembre Megrelidzeacute est de nouveau arrecircteacute accuseacute de propagande antisovieacutetique et

condamneacute agrave dix ans de camp de travail par la cour de justice municipale de Leningrad Il est

envoyeacute dans le camp de travail de la reacutegion de Kirov

1941 Le 10 janvier Megrelidzeacute eacutecrit au fregravere de sa femme Simon Tourmanidzeacute Il lui avoue

qursquoil est en train drsquoapprendre lrsquoanglais avec un dictionnaire qursquoil eacutecrit des lettres agrave sa femme en

anglais qursquoil est en possession drsquoun manuel de langue italienne qursquoil souhaiterait en avoir

eacutegalement un de langue grecque

1943 Le 20 avril de la lettre agrave sa fille (Manana Megrelidzeacute) laquo hellipSache que pour une

authentique composition seule la langue maternelle est bonnehellipraquo

1943 Dans la lettre de 23 juin destineacutee agrave sa fille Megrelidzeacute exprime le souhait drsquoavoir son

retour concernant la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo qursquoil a composeacutee pour elle Quelques

penseacutees sur la litteacuterature geacuteorgienne la prose nrsquoest pas tregraves forte en revanche la poeacutesie est

exquise Exemples drsquoune prose seacuterieuse sont La veuve drsquoOtaraant drsquoIlia Chavchavadzeacute La

maracirctre de Samanichvili de Davit Kldiashvili Dans la poeacutesie il donne sa preacutefeacuterence agrave Akaki

Tsereteli et Vazha-Phshavela

264

1944 Le 3 feacutevrier de la lettre agrave sa fille laquo La becirctise srsquoimpose toute seule Lrsquohonnecircteteacute la

geacuteneacuterositeacute et le bon goucirct doivent ecirctre cultiveacutes par un travail dur raquo

1944 Le 5 aoucirct dans une lettre adresseacutee agrave Hilda Vitzthum une communiste autrichienne que

Megrelidzeacute a connue dans le camp de travail il fait savoir qursquoil vient de finir la reacutedaction de son

deuxiegraveme livre ougrave il a pu laquo finalement raquo agencer toutes ses ideacutees en un ensemble Cela il le

ressent comme sa deuxiegraveme naissance (Le manuscrit est perdu)

1944 Le 17 septembre Megrelidzeacute meurt (Oblastrsquo de Kirov la reacutegion de Kai)

1953 La fille de lrsquoauteur (agrave Tbilissi) et sa femme (en exil agrave Ienisseiumlsk) srsquoappliquent pour obtenir

la reacutehabilitation pour Megrelidzeacute Plus tard ils seront soutenus par les repreacutesentants de

lrsquointelligentsia geacuteorgienne tels que Veriko Anjaparidzeacute Konstantineacute Bakradze Sergo

Durmishidzeacute Niko Muskhelishvili Vaso Phrangishvili Simon Tchikovani Mikheil Tchikovani

Shota Dzidzigouri Savle Tsereteli qui adresseront des lettres de recommandation agrave la

commission de reacutehabilitation La preacutesidente de cette commission est Olga Shatunovskaiumla une

libeacutereacutee de lrsquoexil deacutesigneacutee agrave ce poste par Khrouchtchev

1955 La fille de Megrelidzeacute confegravere le bon agrave tirer des Problegravemes fondamentaux de la sociologie

de penseacutee agrave Anguiumla Botchorishvili qui occupe alors le poste du secreacutetaire acadeacutemique des

sciences et est en mecircme temps le directeur scientifique de Manana Megrelidzeacute Il lui promet son

aide dans la reacutehabilitation du pegravere ainsi que dans la publication de son livre

1956 Alexandre Louria visite la Geacuteorgie agrave lrsquooccasion du symposium sovieacutetique des

psychologues Il apprend lrsquoexistence de lrsquoexemplaire du livre de Megrelidzeacute et exprime le souhait

de lrsquoapporter agrave Moscou en vue de sa publication Suite au conseil (donneacute agrave la famille de lrsquoauteur)

le livre reste agrave Tbilissi (Louria fut la rare figure agrave avoir degraves 1935 commenteacute par une recension

lrsquoœuvre en chantier de Megrelidzeacute)

1956 Aleksandra Kartsivadzeacute la femme de Megrelidzeacute rentre agrave Tbilissi apregraves 10 ans

drsquoemprisonnement et 6 ans drsquoexil dans la ville Ienisseiumlsk

1958 Le 3 septembre Megrelidzeacute est reacutehabiliteacute la cour suprecircme de RSFS de Russie annule la

deacutecision de la cour municipale de Leningrad pour lrsquoabsence des preuves de lrsquoaccusation

265

1958 Suite agrave la reacutehabilitation de Megrelidzeacute sa femme preacutesente le livre agrave la Commission

centrale mais la publication est suspendue K Bakradzeacute Sh Dzidzigouri S Tsereteli Th

Sharashenidze G Tchitaia A Botchorishvili N Tchavtchavadzeacute joignent leurs efforts en

eacutecrivant des lettres agrave la Commission

1963 Devi Stouroua le nouveau preacutesident de la Commission centrale une fois qursquoil a lui-mecircme

pris connaissance de la version du livre fournie par la fille de lrsquoauteur deacutecide de permettre la

publication du livre

1965 Le livre sous lrsquoeacutedition drsquoAnguiumla Botchorishvili 27 ans apregraves sa premiegravere parution (qui

nrsquoa pas eacuteteacute suivi par la distribution) paraicirct dans la maison drsquoeacutedition La Geacuteorgie Sovieacutetique

(mecircme si initialement crsquoest la maison drsquoeacutedition de lrsquoAcadeacutemie des sciences qui avait eacuteteacute chargeacutee

de cette tacircche) Botchorishvili note que dans son travail drsquoeacutedition il a pris en compte les avis des

repreacutesentants de physiologie linguistique psychologie ethnographie et philosophie

1965 A lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don les philosophes N Bronski et A Kozaev publient

lrsquoarticle intituleacute K R Megrelidzeacute ndash Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee (laquo

К Р Мегрелидзе ndash bdquoОсновные проблемы социологии мышленияldquo raquo Издательство

laquoСабчота Сакартвелоraquo 1965 г) Plus tard en 1967 la traduction de cet article sera publieacute in

Sakartvelos komunisti Ndeg 3 pp 91-94

1966 Le deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don propose le livre de

Megrelidzeacute pour la prime drsquoEtat Cette deacutecision est prise par le directeur du deacutepartement de

philosophie prof M Karpov philosophes V Iakovlev A Potiomkin I Tishtchenko A

Bogomolov V Doubrovin V Polkarpov Tout comme Botchorishvili ils qualifient le livre de

Megrelidzeacute comme le plus grand approfondissement de la sociologie de la penseacutee de toute la

litteacuterature marxiste-leacuteniniste

1970 Mort drsquoAleksandra (Tsutsa) Kartsivadzeacute la femme de lrsquoauteur

1976 Le 13 feacutevrier dans le journal Pravda parait un article laudatif du livre intituleacute

laquo Autoconnaissance de la science raquo

266

1980 Manana Megrelidze la fille de lrsquoauteur publie quelques lettres et son propre reacutecit sur le

pegravere dans Literaturnaja Gruzia (Литературная Грузия 12) en langue russe Plus tard en

langue geacuteorgienne in ცისკარი N12 1987

1990 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee est traduit en geacuteorgien

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მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის bdquoპრელოგიკური წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

  • En guise drsquointroduction
  • Ire Partie Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire
    • Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute
    • Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication
    • Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente
      • IIe Partie Question de la censure
        • Quelques remarques geacuteneacuterales
        • Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences
        • Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo
        • Staline theacuteorie et pratique dans les sciences
          • IIIe partie Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal
            • Bibliographie des textes de Megrelidzeacute
            • Structure du livre ndash I
            • Structure du livre ndash II
              • IVe Partie Aspects de la construction theacuteorique
                • Esquisse cartographique
                • Complexe social
                • Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee
                  • Conclusion
                  • Annexe 1 Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee
                  • Annexe 2 Tableau chronologique
                  • Bibliographie
Page 2: Travail, langue, pensée: aspects de l'épistémologie

THEgraveSEEn vue de lrsquoobtention du

DOCTORAT DE LrsquoUNIVERSITEacute DE TOULOUSE

Deacutelivreacute par lUniversiteacute Toulouse 2 - Jean Jauregraves

Preacutesenteacutee et soutenue par

Elene LADARIA

Le 16 octobre 2018

Travail langue penseacutee aspects de leacutepisteacutemologiesovieacutetique des anneacutees 30 dans loeuvre de Konstantineacute

Megrelidzeacute

Ecole doctorale ALLPHA - Art Lettres Langues Philosophie Communication

Speacutecialiteacute Philosophie

Uniteacute de recherche ERRAPHIS - Eacutequipe de Recherches sur les Rationaliteacutes Philosophiques et les

Savoirs

Thegravese dirigeacutee parGuillaume SIBERTIN-BLANC

JuryM Etienne BALIBAR Rapporteur

M Giga ZEDANIA RapporteurM Evert VAN DER ZWEERDE Examinateur

M Jean-Christophe GODDARD ExaminateurM Guillaume SIBERTIN-BLANC Directeur de thegravese

Thegravese

En vue de lrsquoobtention du

Doctorat de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

Deacutelivreacute par

Universiteacute Toulouse Jean Jauregraves

Preacutesenteacutee et soutenue par

Elene LADARIA

Le 16 octobre 2018

Titre

Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30

dans lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute

Eacutecole Doctorale ALLPh

Directeur de thegravese

Guillaume SIBERTIN-BLANC (Universiteacute Paris 8 Vincennes - Saint-Denis)

Membres du jury

Eacutetienne BALIBAR (Universiteacute Paris-Nanterre) (Rapporteur) Jean-Christophe GODDARD (Universiteacute Toulouse - Jean Jauregraves)

Giga ZEDANIA (Universiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi) (Rapporteur) Evert van der ZWEERDE (Radbound University Nijmegen)

2

Reacutesumeacute

Cette thegravese porte sur la version sovieacutetique de la sociologie du savoir telle qursquoelle a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par le penseur geacuteorgien-sovieacutetique Konstantineacute Megrelidzeacute dans son livre reacutedigeacute

dans les anneacutees 30 et intituleacute Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Premiegraverement nous proposons une esquisse biographique de cet auteur qui ne jouit pas de

notorieacuteteacute ainsi qursquoun reacutesumeacute de lrsquohistoire de son livre qui a eacuteteacute censureacute agrave plusieurs reprises et

doit ecirctre envisageacute comme un palimpseste comportant des traces de la conjoncture changeante au

cours de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique

Deuxiegravemement nous proposons quelques reacuteflexions sur le mode de fonctionnement de la

censure sovieacutetique et formulons quelques preacutesupposeacutes que doivent ecirctre pris en compte par toute

lecture des textes sovieacutetiques

Ensuite ce travail propose un commentaire extensif de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en vue de

reconstituer sa structure et de saisir lrsquoessence du projet theacuteorique proposeacute qui par son caractegravere

theacutematiquement et theacuteoriquement heacuteteacuterogegravene pose des problegravemes de compreacutehension

Enfin la thegravese se conclut par une analyse geacuteneacuterale en trois temps Drsquoabord une tentative est

faite pour tracer une cartographie des sources theacuteoriques dont le projet philosophique et

sociologique de Megrelidzeacute est tributaire agrave savoir la pheacutenomeacutenologie le marxisme le

Gestaltpsychologie la theacuteorie du systegraveme et la linguistique marriste Puis cette laquo science

historique de la penseacutee raquo est envisageacutee dans sa parenteacute avec les interrogations qui occupaient

drsquoautres theacuteoriciens sovieacutetiques contemporains de Megrelidzeacute Et enfin deux interpreacutetations

possibles de ce projet theacuteorique sont avanceacutees 1) une philosophie de lrsquohistoire qui permet de

situer historiquement lrsquoeffort theacuteorique de Megrelidzeacute lui-mecircme 2) ce qui pourrait ecirctre appeleacute la

paleacuteontologie de la penseacutee donnant un cadre meacutethodologique qui permet une reconstruction des

modes de penseacutee propres agrave des socieacuteteacutes diverses

3

Abstract

This thesis examines a Soviet version of the sociology of knowledge as it was elaborated by

the Georgian and Soviet thinker Konstantine Megrelidze in his work Fundamental problems of

the sociology of the thought written in the 1930s Firstly the thesis offers a sketch of the not particularly well-known authorsrsquo biography as

well as the peculiar and instructive history of his work subjected to censorship a number of times

and seen here as a palimpsest - the layers of which reveal the changing currents of Soviet

intellectual history

Secondly it draws some wider conclusions about the way that Soviet censorship functioned

in general furnishing some hermeneutical guidelines necessary for the interpretation of the work

Finally the thesis engages in a detailed three-step analysis of the work In the first step an

attempt is made to delimit the intellectual sources of Megrelidzersquos project namely

phenomenology Marxism Gestaltpsychologie Marrist linguistics The second step considers the

ldquohistorical science of thinkingrdquo in terms of its relationship with the dominant theoretical debates

in Soviet intellectual culture at the time Finally two possible readings of Megrelidzersquos

theoretical project are discussed (1) as a social ontology ndash which takes seriously Megrelidzes

commitment to a certain philosophy of history and emphasises the ways in which his own project

could be regarded as structurally important within this context and (2) as a paleontology of

thinking - which provides a methodological framework allowing a reconstructing of the modes of

thinking characteristic to different historical and contemporary societies

4

Remerciements

Je suis reconnaissante agrave Jean-Christophe Goddard pour entre autres un simple geste de la main

qui a produit en moi un deacuteclic et mrsquoa donneacute lrsquoaudace de commencer agrave eacutecrire agrave Guillaume

Sibertin-Blanc pour sa confiance dont je nrsquoai jamais toucheacute les limites agrave Giga Zedania pour

mrsquoavoir inspireacute le sujet de cette thegravese agrave Lukas Sosoe et Luka Nakhutsrishvili qui mrsquoont precircteacute

leurs yeux et leurs esprits et mrsquoont permis de trouver la bonne distance par rapport agrave mon texte agrave

Judith Lebiez pour mrsquoavoir encourageacutee et avoir surveilleacute mon franccedilais agrave Norman pour des

choses qui nrsquoont pas de compte et agrave mes parents Rusiko et Nodar qui ont toujours empecirccheacute que

le monde ne srsquoeffondre

Je deacutedie ce travail agrave Rusiko ma megravere dont la preacutesence est autant importante qursquoimperceptible

En meacutemoire de Professeur Guram Tevzadzeacute

5

Table des matiegraveres

En guise drsquointroduction 6

Ire Partie

Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire 11

Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute 11

Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication 24

Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente 29

IIe Partie

Question de la censure 40

Quelques remarques geacuteneacuterales 41

Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences 50

Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo 57

Staline theacuteorie et pratique dans les sciences 79

IIIe partie

Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal 93

Bibliographie des textes de Megrelidzeacute 94

Structure du livre ndash I 96

Structure du livre ndash II 161

IVe Partie

Aspects de la construction theacuteorique 221

Esquisse cartographique 222

Complexe social 231

Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee 240

Conclusion 252

Annexe 1

Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee 255

Annexe 2

Tableau chronologique 258

Bibliographie 267

6

Travail langue penseacutee

Aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30 dans

lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute

En guise drsquointroduction

Le penseur dont lrsquoœuvre principale sera lrsquoobjet de commentaire dans cette eacutetude est neacute en 1900

agrave Khrialeti dans un village de la Geacuteorgie de lrsquoeacutepoque tsariste et mort en 1944 durant son

emprisonnement dans un camp de travail sovieacutetique de la reacutegion de Kai appartenant agrave la

circonscription administrative de Kirov Une courte notice bibliographique sur la quatriegraveme de

couverture de son livre eacutecrit au milieu des anneacutees 1930 puis paru pour la premiegravere fois en

Geacuteorgie en 1965 et ensuite reacuteimprimeacute plusieurs fois y compris en 2007 agrave Moscou nous informe

faussement qursquoil est mort en 1943 laquo dans la grande guerre patriotique raquo1 La raison de cette

falsification est eacutevidente Avec le commencement de la deacutestalinisation et de la peacuteriode de

lrsquohistoire sovieacutetique connue sous le nom de deacutegel une fois que Konstantineacute Megrelidzeacute avait eacuteteacute

reacutehabiliteacute et preacutesenteacute comme un philosophe psychologue et sociologue pionnier dans la sphegravere

de la sociologie marxiste de la penseacutee il a ducirc ecirctre plus commode de lui inventer une mort

heacuteroiumlque que de provoquer chez le public des sentiments eacutequivoques en rappelant les

vicissitudes de son sort eacutetroitement lieacutees agrave des aspects facirccheux du reacutecent passeacute sovieacutetique

Voici quelques facettes subjectives ou objectives de la figure de Konstantineacute Megrelidzeacute Il

est drsquoabord de nationaliteacute geacuteorgienne Il a grandi en Geacuteorgie et crsquoest lagrave qursquoil a reccedilu sa formation

universitaire et deacutebuteacute ses activiteacutes acadeacutemiques et politiques Apregraves son relacircchement drsquoun

1 Dans ses introductions agrave la premiegravere et agrave la deuxiegraveme eacuteditions du livre lrsquoeacutediteur Anguia Botchorichvili demeure encore plus vague sur les circonstances et raisons de la mort de Megrelidzeacute et nrsquoen indique que lrsquoanneacutee Cf Ангия БОЧОРИШВИЛИ Предисловие к первому изданию Предисловие ко второму изданию in Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Тбилиси Мецниереба 1973

7

premier emprisonnement agrave Leningrad il est retourneacute en Geacuteorgie comme on revient chez soi

Dans sa correspondance avec sa fille il fait preuve drsquoun attachement particulier agrave la langue

geacuteorgienne et bien qursquoil ait reacutedigeacute la quasi-totaliteacute de ses eacutecrits en langue russe dans une lettre

il souligne lrsquoimportance de la langue maternelle pour une laquo veacuteritable raquo eacutecriture2 Cependant en

tant que marxiste convaincu son identification avec la langue geacuteorgienne ne comporte aucune

implication nationaliste Il srsquoagit donc avant tout drsquoun penseur sovieacutetique car la figure

intellectuelle qursquoil est nrsquoest pas dissociable du moment particulier dans lequel il reacutedigea son livre

et eacutelabora sa theacuteorie sociale Malgreacute son caractegravere profondeacutement intellectuel il eacutetait eacutegalement

un homme drsquoaction non seulement il fut degraves sa premiegravere jeunesse porteacute agrave organiser des

activiteacutes de formation dans des cadres informels visant de nombreuses personnes et comportant

une certaine orientation politique mais une fois politiquement engageacute avec les bolcheviques il

se mit au service des institutions de lrsquoEtat sovieacutetique dans la lutte contre lrsquoeacutemigration

mencheacutevique geacuteorgienne en Allemagne et en Reacutepublique Tchegraveque Lrsquoon pourrait aussi le

preacutesenter principalement comme un auteur russe car ses eacutecrits reacutedigeacutes comme on vient de

lrsquoindiquer presque exclusivement en langue russe tombent de nos jours dans la sphegravere

drsquointeacuterecirct drsquoun cocircteacute des linguistes qui se speacutecialisent dans les langues slaves et les theacuteories

linguistiques russes et sovieacutetiques ou de lrsquoautre cocircteacute des chercheurs qui dans le cadre de

recherches sur lrsquohistoire intellectuelle russe et sovieacutetique se focalisent sur lrsquohistoire de la penseacutee

marxiste en Union Sovieacutetique

Dans le premier volet de notre thegravese qui comprend ses deux premiegraveres parties nous

poursuivrons le but drsquoune documentaliste en proposant de notre penseur la biographie la plus

complegravete qui puisse ecirctre reconstitueacutee agrave partir des mateacuteriaux disponibles sans pourtant nous

laisser divertir par des deacutetails anecdotiques ou inessentiels pour la probleacutematisation de son

ouvrage sa facture et sa lecture Puis nous reconstituerons lrsquohistoire de ce livre une histoire

scandeacutee par les traitements qursquoil a subi agrave travers la censure agrave deux reprises si bien que nous

disposons deacutesormais apregraves que la version originelle a eacuteteacute deacutecouverte il y a quelques anneacutees de

pas moins de trois versions Dans les chapitres deacutedieacutes agrave cette histoire du livre nous nous

2 A premiegravere vue il peut paraicirctre paradoxal que la lettre elle-mecircme soit eacutecrite en langue russe Mais cela a une

explication assez banale Il srsquoagit drsquoune lettre qui a eacuteteacute envoyeacutee agrave partir du camp de travail et a ducirc donc passer le controcircle de lrsquoadministration du camp Seule la langue russe rendait possible un tel controcircle Cf მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990 p 607

8

attacherons agrave deacuteployer sa texture comme une sorte de palimpseste qui par les couches qui srsquoy

sont superposeacutees agrave la fin des anneacutees 1930 puis au milieu des anneacutees 1960 enfin au milieu des

anneacutees 1970 laisse lire la trajectoire de la conjoncture changeante dans lrsquoatmosphegravere

intellectuelle sovieacutetique Si lrsquohistoire de la conjoncture sovieacutetique nrsquoest pas inconnue ndash notre

analyse ne fera que confirmer un savoir relativement conventionnel ndash les conseacutequences drsquoun

inteacuterecirct plus speacutecifique pourront en ecirctre tireacutees concernant drsquoune part les modes de

fonctionnement et les motivations complexes de la censure et drsquoautre part la qualiteacute de lecture

qursquoun livre pouvait espeacuterer dans le public acadeacutemique de la peacuteriode du deacutegel Enfin nous

tacirccherons drsquoidentifier une premiegravere seacuterie de fils conducteurs agrave partir de la faccedilon dont le texte a

eacuteteacute traiteacute par la censure et des contraintes drsquoordre theacuteorique auquel lrsquoauteur a pu ecirctre confronteacute

Partant du constat que la censure vise les points conjoncturellement les plus sensibles nous

entreprendrons lrsquoanalyse des eacuteleacutements textuels (passages ou concepts) toucheacutes par la censure ce

qui nous permettra alors de preacuteciser les questions que nous devons poser agrave son ouvrage pour en

comprendre le projet theacuteorique mais eacutegalement pour situer celui-ci dans les horizons

scientifiques et ideacuteologiques qui srsquoouvrent dans des moments diffeacuterents de lrsquohistoire sovieacutetique

Mettant en place une telle strateacutegie de lecture trois probleacutematiques seront discuteacutees la place de

la psychologie dans une conjoncture changeante au sein de la science sovieacutetique le rapport entre

le mateacuterialisme historique et la sociologie et enfin la valeur politique et ideacuteologique de la

technique dans lrsquoUnion Sovieacutetique des anneacutees 1930

Le second volet internaliste de notre eacutetude est agrave son tour composeacute de deux parties La

premiegravere (partie III) proposera une lecture analytique lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute la

derniegravere (partie IV) srsquoattachera agrave en ressaisir de faccedilon synoptique les lignes de force et de

tension pour mettre en lumiegravere la faccedilon dont le projet est construit Une telle division des

approches est motiveacutee par les difficulteacutes que soulegraveve la saisie de lrsquouniteacute mecircme du projet

theacuteorique de lrsquoauteur Celui-ci de fait ne donne drsquoindications claires ni quant agrave son mode de

proceacutedeacute ou sa meacutethodologie ni quant agrave lrsquoobjet de sa theacuteorisation Seul lrsquoobjectif poursuivi est

explicitement eacutenonceacute au cours drsquoune discussion critique tourneacutee contre lrsquoorganisation

disciplinaire tant de la science bourgeoise que sovieacutetique il srsquoagit de deacutevelopper laquo une science

historique de la penseacutee raquo Nous sommes donc informeacutes de lrsquoobjectif theacuteorique et en mecircme

temps priveacutes des repegraveres conventionnels pour le situer et le rendre intelligible Srsquoannonce ainsi

degraves son seuil la difficulteacute de la lecture de lrsquoouvrage ougrave Megrelidzeacute sans faire connaicirctre les

9

conditions de sa deacutemarche la performe drsquoembleacutee agrave travers son traitement de questions drsquoune tregraves

grande diversiteacute Partant un travail de reconstruction devient neacutecessaire pour comprendre lrsquouniteacute

(ou ce qui revient au mecircme les problegravemes de lrsquouniteacute) du projet Une telle reconstruction est en

mecircme temps le gage drsquoune compreacutehension adeacutequate de chacun de ces propos locaux Le

problegraveme de lrsquouniteacute du projet theacuteorique se situe ainsi agrave la fois dans son mode drsquoexposition et dans

ce que nous voudrions appeler une surdeacutetermination theacuteorique des instances de theacuteorisation

Crsquoest agrave la reacuteponse agrave la premiegravere de ces deux exigences que la Partie III proposera une lecture

lineacuteaire du livre En exposant pas agrave pas le chemin suivi par lrsquoauteur elle permettra drsquoy mettre en

lumiegravere des problegravemes de structure drsquoexposition et de tensions argumentatives en vue de les

mettre au service drsquoune interpreacutetation de lrsquoensemble du projet et de ses ambiguiumlteacutes Ainsi nous

identifions deux lignes argumentatives contradictoires dans la maniegravere dont Megrelidzeacute

deacuteveloppe sa conception du laquo complexe social raquo envisageacute comme un tout dialectique articulant

les formes du travail de la penseacutee et la langue lrsquoune part du refus de toute analyse geacuteneacutetique

pour les moments de lrsquouniteacute dialectique qui se deacutefinissent reacuteciproquement lrsquoautre srsquoattache au

contraire agrave la question de lrsquoeacutemeacutergence de la conscience humaine ce qui deacutebouche dans des

interrogations sur les liens causales entre les moments complexe social Dans la Partie IV nous

arriverons agrave cette mecircme question mais en passant par un chemin diffeacuterent En effet lrsquoapproche

synoptique adopteacutee dans cette derniegravere partie visera en premier lieu agrave cartographier pour elles-

mecircmes des influences theacuteoriques repeacuterables dans lrsquoouvrage ougrave se deacutetachent drsquoabord certains

blocs theacuteoriques principaux (la pheacutenomeacutenologie husserlienne un certain marxisme la

psychologie de Gestalt la theacuteorie linguistique de Marr une certaine theacuteorie de systegraveme) qui sont

agrave la base de la construction de Megrelidzeacute tout en entretenant entre eux des relations tantocirct de

recouvrement tantocirct de compleacutementariteacute et en produisant ainsi une surdeacutetermination theacuteorique

dans la maniegravere dont certaines probleacutematiques sont traiteacutees Ainsi nous constaterons que chez

Megrelidzeacute qui construit sa theacuteorie agrave partir de la question de la conscience humaine celle-ci

eacutetant envisageacutee comme le support psychologique du complexe social cette premiegravere instance de

theacuteorisation ndash la question de la conscience humaine ndash est celle qui relegraveve de la plus grande

surdeacutetermination theacuteorique Un tel eacutepaississement theacuteorique trouve sa reacuteponse dans le fait que la

conscience elle-mecircme est consideacutereacutee comme un moment surdetermineacute du complexe social

Ensuite ce caractegravere pluri-deacutetermination de la conscience se propage sur les diffeacuterents niveaux

auxquels Megrelidzeacute deacuteploie son analyse (les questions de la perception de lrsquoexpeacuterience de la

10

langue de la culture du savoir des ideacutees en circulation sociale du champ sociale du champ des

inteacuterecircts sociaux) afin de couvrir en derniegravere instance le tout de lrsquoensemble dialectique qui est

en mecircme temps le lieu de lrsquohistoriciteacute Pour cette raison dans les deux derniers chapitres de la

Partie IV parmi les eacuteleacutements surdeacuteterminants par nous repeacutererons nous choisirons comme fil

conducteur pour notre analyse la conception megredlizienne de la dialectique qui en conjonction

avec une certaine ideacutee de systegraveme et celle de champ nous semble permettre drsquoenvisager la

construction theacuteorique de notre auteur de la maniegravere la plus complegravete

En partant drsquoune certaine contradiction agrave laquelle nous amegravenera notre analyse sur la

structuration drsquoun tel ensemble theacuteorique enfin dans le dernier chapitre nous proposerons deux

interpreacutetations possibles du projet de Megrelidzeacute qui ne sont pas neacutecessairement conflictuelles

mais qui se situent neacuteanmoins agrave deux niveaux diffeacuterents global et local La premiegravere conduirait agrave

envisager ce projet en deacutefinitive comme celui drsquoune certaine philosophie de lrsquohistoire ce qui

nous permettra drsquoarticuler une reacuteponse agrave la question de savoir comment ce projet lui-mecircme se

projette dans lrsquohistoire dont il fait une esquisse Quant agrave la deuxiegraveme possibiliteacute de lecture qui se

concentre localement sur les instances dans lesquelles Megrelidzeacute interpregravete ou reacutesout divers

problegravemes tant theacuteoriques qursquoempiriques nous proposerons de lrsquoenvisager comme cadre de

recherche dont lrsquoaire drsquoapplicabiliteacute est deacutefinie par cette-mecircme philosophie de lrsquohistoire et que

nous suggeacutererons drsquoappeler une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo Ce syntagme agrave laquelle notre

analyse de lrsquoouvrage nous amegravenera comme agrave la deacutesignation la plus adeacutequate de ce que dans une

ambiguiumlteacute persistante au cours de la lecture nous aurons deacutesigneacute simplement comme laquo projet

theacuteorique raquo est utiliseacute par Megrelidzeacute une seule fois dans un de ces articles quoique drsquoune

maniegravere deacutenueacutee de toute speacutecificiteacute Nous en revanche prenons cela comme une confirmation

de notre hypothegravese de lecture

11

Ire Partie

Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire

Cette premiegravere partie tacircchera drsquoesquisser un tableau historique agrave plusieurs plans pour fournir

des preacuteliminaires agrave la lecture de lrsquoœuvre Cela se fera tout drsquoabord par lrsquoexposition de la

biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute agrave laquelle est deacutedieacute le premier des trois chapitres Ensuite

dans les deux chapitres qui suivront il srsquoagira de lrsquohistoire du livre qui est non seulement lrsquoopus

magnum de notre auteur mais son opus postumus eacutegalement Le dernier des chapitres integravegre

eacutegalement lrsquohistoire de la maigre reacuteception de lrsquoœuvre

Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute

La biographie la plus complegravete de Konstantineacute Megrelidzeacute est exposeacutee par Janette Friedrich

dans son livre Der Gehalt der Sprachform3 mecircme si une reconstruction de la biographie nrsquoa pas

eacuteteacute lrsquoobjectif principal de cette chercheuse qui srsquoest occupeacutee principalement de lrsquoanalyse de la

theacuteorie de la conscience deacuteveloppeacutee dans le livre de Megrelidzeacute Malgreacute cela Friedrich a

effectueacute un travail preacutecieux Les sources qui lui ont servi drsquoappui pour reconstituer les

eacuteveacutenements principaux de la vie du penseur ainsi que son parcours intellectuel sont agrave preacutesent

en grand partie rendues disponibles dans lrsquoannexe agrave la traduction du livre de Megrelidzeacute en

langue geacuteorgienne Il srsquoagit des meacutemoires de la fille de lrsquoauteur Manana Megrelidzeacute4 drsquoune

partie de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des amis de

quelques publications sovieacutetiques deacutedieacutees agrave son œuvre des meacutemoires de quelques autres

3 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Akademie Verlag

Berlin 1993 4 Манана МЕГРЕЛИДЗЕ ldquoДва слова об отцеrdquo in Философская и социологическая мысль Киев 21989

93-106

12

personnes etc5 Mais Friedrich srsquoappuie eacutegalement sur les documents qursquoelle a retrouveacutes dans

des archives (les archives du Museacutee des relations internationales ou celles de lrsquoUniversiteacute

Humboldt agrave Berlin) ainsi que sur le livre drsquoune ancienne communiste Hilda Vitzthum intituleacute

Mit der Wurzel ausrotten6 qui fournit des informations sur la derniegravere peacuteriode de la vie du

penseur Mais agrave ce tableau biographique le plus complet et le mieux documenteacute que dresse

Friedrich manquent des eacuteleacutements drsquoune signification non neacutegligeable qui remettent la

personnaliteacute de Megrelidzeacute dans une nouvelle lumiegravere et que le reste des documents passe sous

silence Il srsquoagit des informations que Megrelidzeacute rapporte dans une autobiographie reacutedigeacutee en

1936 agrave Leningrad7 Ce document nouvellement deacutecouvert nrsquoa fait lrsquoobjet de commentaire que

dans une reacutecente introduction agrave lrsquoœuvre de Megrelidzeacute eacutecrite par Giga Zedania8 Ces eacuteleacutements

biographiques sont importants dans la mesure ougrave comme on le verra plus bas ils ne sont pas

sans reacutesonance avec les prises de position theacuteoriques de Megrelidzeacute

Mais bien eacutevidemment les eacuteleacutements de sa biographie dont on prend connaissance agrave partir

de sources diffeacuterentes ne sont pas homogegravenes et donc ne se laissent pas ajouter lrsquoun agrave lrsquoautre

sans analyse et confrontation Ces sources diffegraverent en ce qursquoelles jettent des lumiegraveres diffeacuterentes

sur les faits et eacuteveacutenements de sa vie et relegravevent soit drsquoun certain point de vue subjectif soit drsquoune

certaine conjoncture Mecircme lrsquoautobiographie ne peut ecirctre consideacutereacutee comme la source la plus

sucircre car de toute eacutevidence il srsquoagit drsquoun texte agrave un haut degreacute conjoncturel ougrave Megrelidzeacute eacutevite

de mentionner un grand nombre de faits importants et par contre considegravere comme avantageux

de mettre en avant ses activiteacutes politiques ainsi que de se concentrer sur les transformations qursquoil

a subies pour en fin de compte acqueacuterir une laquo conscience politique raquo Cela srsquoexplique par le fait

que cette autobiographie destineacutee apparemment aux fonctionnaires du parti voire composeacutee agrave

leur demande a eacuteteacute reacutedigeacutee agrave un moment ougrave la question de son exclusion du parti avait eacuteteacute poseacutee

Ainsi ce texte remonte-t-il au moment qursquoon peut caracteacuteriser sinon comme la fin du moins

comme le deacutebut du deacuteclin de sa carriegravere tant acadeacutemique que politico-organisationnelle Le texte

5 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 6 VITZTHUM Hilda Mit der Wurzel ausrotten Erinnerungen einer ehemaligen Kommunistin Muumlnchen

1984 Traduction en anglais Torn out by the roots The recollections of a former communist Lincoln London 1993 pp 187-225

7 Архив Академии Наук ndash Санкт-Петербург Ф 77 оп 5 ед 106 Выписка из приказа 14 по личному составу Института языка и мышления им Н Я Марра АН СССР от 11II-38 г

8 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017

13

est impreacutegneacute drsquoune tonaliteacute drsquoautodeacutefense et expose sa vie comme un processus de graduelle

conversion au bolchevisme et ensuite comme une continuelle affirmation et renforcement de

cette conviction par des actions En revanche lrsquoon cherchera en vain des informations sur ses

convictions ou ses activiteacutes politiquement significatives dans la biographie de Megrelidzeacute

proposeacutee par Manana Megrelidzeacute la fille de lrsquoauteur On peut seulement speacuteculer sur le degreacute

auquel elle eacutetait informeacutee de cet aspect de la vie de son pegravere mais il est sucircr que ces eacuteleacutements

auraient deacutetruit lrsquoimage qursquoelle a voulu construire drsquoun Megrelidzeacute laquo naiumlf raquo et pourquoi pas

opposeacute aux autoriteacutes Ainsi sa fille mentionne bien volontiers la meacutesentente qui srsquoest deacuteveloppeacutee

entre Megrelidzeacute et Lavrenti Beria en 1931 quand Megrelidzeacute srsquoest publiquement opposeacute agrave la

fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie alors que Megrelidzeacute lui-mecircme dans son

autobiographie a preacutefeacutereacute passer ce fait sous silence pour ne pas accentuer les conflits qursquoil a pu

avoir avec des autoriteacutes du parti et ne pas mettre en question sa fideacuteliteacute agrave celui-ci Au fond on

pourrait dire que les diffeacuterentes motivations dans lrsquoexposition de la vie de Megrelidzeacute reacutepegravetent le

scheacutema des transformations qursquoont ducirc subir ses eacutecrits par lrsquointervention de la censure qui agrave son

tour srsquoorientait suivant une rapide eacutevolution de la situation politique au cours des anneacutees 30 et

plus tard un radical changement de la conjoncture apregraves la mort de Staline Cette derniegravere

question nous occupera un peu plus bas quand on abordera la question de lrsquohistoire de son livre

et plus particuliegraverement celle de la censure Mais drsquoabord on proposera un aperccedilu biographique

ougrave lrsquoon privileacutegiera les aspects relevant de sa vie drsquo laquo intelliguente raquo (интеллигент) ndash le terme

par lequel dans son autobiographie il se qualifie lui-mecircme Lrsquoon notera que ce terme diffegravere du

plus habituel laquo repreacutesentant de lrsquointelligentsia raquo En effet en Union Sovieacutetique lrsquointelligentsia

comme classe a eacuteteacute clairement articuleacutee et mecircme institutionnaliseacutee plus tard9 Il est donc eacutevident

que Megrelidzeacute pense agrave sa propre identiteacute non pas agrave partir de son appartenance agrave une classe mais

agrave partir drsquoune certaine compreacutehension comme il dira bolchevique de ce qursquoest le rocircle drsquoun

intellectuel dans la socieacuteteacute Crsquoest cet aspect de sa biographie qui nous est le plus preacutecieux car il

nrsquoest pas sans lien avec son projet theacuteorique Cela eacutetant dit nous tenons agrave souligner que nous

nrsquoavons nulle intention de forcer lrsquointerpreacutetation des faits de sa biographie pour les faire

9 Si selon lrsquoarticle Ndeg1 de la premiegravere chapitre de la constitution de 1937 laquo La Republique Socialiste Feacutedeacuterative

Sovieacutetique de Russie est un Etat socialiste des travailleurs et paysans raquo le mecircme article de la version suivante de la constitution datant de 1978 integravegre lrsquointelligentsia dans la composition de la socieacuteteacute sovieacutetique en proclamant le RSFSR comme un laquo hellip Etat populaire socialiste repreacutesentant la volonteacute et les inteacuterecircts des travailleurs paysans et de lrsquointelligentsiahellip raquo

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coiumlncider avec sa theacuteorie Pour nous il srsquoagit drsquoecirctre attentif agrave la maniegravere dont Megrelidzeacute lui-

mecircme se deacutecrit et explique ses objectifs theacuteoriques et pratiques (qursquoil se pose en tant que partisan

bolchevique) sans pour autant oublier que lui-mecircme ce faisant pouvait ecirctre forceacute de les

interpreacuteter dans le sens de la conjoncture telle qursquoil se la repreacutesentait

Megrelidzeacute fils drsquoun precirctre orthodoxe est donc neacute en 1900 dans le village de Khrialeti

situeacute agrave lrsquoouest de la Geacuteorgie dans la reacutegion de Gouria Dans son autobiographie il rapporte qursquoen

1922 (alors que les bolcheviques venaient de prendre le pouvoir en Geacuteorgie) il a convoqueacute une

reacuteunion du village et par son discours a convaincu les villageois que lrsquoeacuteglise du village soit

fermeacutee et que le bois de construction soit utiliseacute pour reconstruire une eacutecole Ainsi deacutepourvu de

la possibiliteacute drsquoexercer son meacutetier son pegravere a pourtant continueacute agrave porter la soutane pendant cinq

ans jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave laquo agrave Gouria il eacutetait devenu impossible de porter cet habit qui provoquait

la deacuterision agrave tous les coins de rue raquo

Il qualifie les six premiegraveres anneacutees de sa vie comme celle drsquoun laquo sauvage raquo car il nrsquoa reccedilu

aucune formation dans sa famille et laquo personne ne contraignait sa liberteacute drsquoenfant raquo A lrsquoacircge de 6

ans il commence agrave freacutequenter lrsquoeacutecole de son village apregraves la mort de sa megravere son oncle et sa

femme tous les deux membres du parti social-deacutemocrate qui avaient pris en tutelle Megrelidzeacute

alors acircgeacute de 10 ans lrsquoenvoient agrave lrsquoeacutecole preacuteparatoire de Poti un port au bord de la Mer Noire A

partir de lrsquoacircge de 15 ans il commence agrave gagner lui-mecircme sa vie avec les leccedilons priveacutees qursquoil

donne agrave des eacutecoliers retardataires Crsquoest gracircce agrave ses efforts eacutegalement que son fregravere cadet a reacuteussi

dans ses eacutetudes et est devenu plus tard dans les anneacutees 30 professeur de litteacuterature geacuteorgienne

A lrsquoeacutecole ougrave les cours eacutetaient tenus en langue russe il eacutetait deacutefendu aux eacutecoliers de parler en

geacuteorgien ce qui dans le cercle des amis de Megrelidzeacute adolescent provoquait des fantaisies

heacuteroiumlques de libeacuteration de la Geacuteorgie du pouvoir tsariste Mais bientocirct les inteacuterecircts mutent et

Megrelidzeacute avec ses amis forme un cercle de jeunes marxistes au sein duquel sous la direction

drsquoun membre de lrsquoorganisation locale du parti social-deacutemocrate il deacutecouvre la litteacuterature

socialiste et des auteurs comme Bebel Guesde etc En relatant ces faits Megrelidzeacute bolchevique

deacutejagrave accompli nrsquooublie pas de faire remarquer qursquoil nrsquoapprenait lagrave que des laquo sagesses raquo de

lrsquoeacuteconomie politique theacuteorique et abstraite et ne connaissait strictement rien de laquo la lutte des

classes du parti de la vie partisane10 raquo En 1917 apregraves la reacutevolution de feacutevrier Megrelidzeacute et ses

10 Mecircme si les mots laquo partial raquo et laquo partialiteacute raquo sont bel et bien preacutesents dans la langue franccedilaise (le premier

deacutesignant le caractegravere de ce qui est attacheacute agrave un parti alors que le second exprime la laquo disposition desprit attitude

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amis essaient drsquoimpliquer plus de jeunes dans leur cercle et le transforment en une union de

jeunes marxistes Megrelidzeacute y eacutetait tregraves actif et faisait de nombreuses interventions Il eacutetait

eacutegalement reacutedacteur de la revue Le jeune marxiste qui eacutetait imprimeacutee et distribueacutee avec les

moyens de Megrelidzeacute et de ses amis

En 1919 Megrelidzeacute deacutemeacutenage dans la capitale du pays et srsquoinscrit agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi

qui venait drsquoecirctre fondeacutee en 1918 Il entame ses eacutetudes agrave la faculteacute de philosophie et devient

passionneacute de philosophie et de psychologie Parallegravelement agrave ses eacutetudes il travaille comme

employeacute de bureau chez un inspecteur des impocircts Mais contrairement agrave la passion qursquoil eacuteprouve

pour ses eacutetudes il ne trouve pas drsquointeacuterecirct dans son travail et avoue plus tard dans son

autobiographie que mecircme srsquoil a pu garder son poste durant trois ans il nrsquoa pas compris quoi que

ce soit agrave lrsquoimposition financiegravere11 En parlant de cette peacuteriode Megrelidzeacute se deacutecrit comme un

jeune et fier marxiste qui avait rompu tous les liens avec lrsquounion des jeunes marxistes car il ne

supportait pas les tendances reacutevisionnistes et empiriocriticistes qui y reacutegnaient et qui ne servaient

dune personne partiale raquo (сf Grand Robert de la langue franccedilaise 2005) on voudrait souligner qursquoil srsquoagit de traduire les termes russes partijnij et partijnostrsquo de maniegravere agrave faire ressortir le fait qursquoici on les utilise comme des termini technici Ils font reacutefeacuterence agrave lrsquoun des principes fondamentaux de la philosophie sovieacutetique et peuvent ecirctre reconduits agrave la notion heacutegeacutelienne de Parteilichkeit (cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer Science+Business Media Dodrecht 1997 p 30) Hegel introduit cette notion dans sa conception de lrsquohistoire de la philosophie qui selon lui ne peut pas ecirctre exposeacutee comme une accumulation ou une simple suite de conceptions philosophiques dans le temps mais doit ecirctre subordonneacutee agrave un principe qui serait en mecircme temps son preacutesupposeacute Hegel souligne que les concepts philosophiques ainsi que tous les faits ou pheacutenomegravenes historiques qursquoon envisagerait drsquoexposer doivent ecirctre relativiseacutes en fonction du but et de lrsquointeacuterecirct qui transparaissent dans la repreacutesentation qui eacutetait lieacutee agrave chacun drsquoeux au moment historique donneacute Lrsquohistoire de la philosophie doit donc ecirctre partiale Mais cette partialiteacute loin drsquoecirctre de caractegravere subjectif relegraveve drsquoun radical historicisme (сf HEGEL W F G Vorlesungen uumlber die Geschiche der Philosophie I Werke Band 18 Suhrkamp Frankfurt am Main 1986 pp 16) En revanche on utilisera lrsquoexpression laquo la vie partisane raquo pour deacutesigner toute activiteacute lieacutee au parti ou encore lrsquoimpeacuteratif qui proscrivait agrave lrsquoindividu de seacuteparer dans ses actions la pratique (individuelle) et la theacuteorie (partiale)

11 Dans son autobiographie Megrelidzeacute en parlant de sa jeunesse souligne un deacutesinteacuterecirct ndash vrai ou inventeacute - qursquoil portait aux choses qui relevaient de lrsquoancien ordre et qui agrave cette eacutepoque srsquoimposaient agrave lui Ainsi tout drsquoabord il affirme drsquoavoir eacuteteacute degraves sa premiegravere enfance laquo naturellement raquo indiffeacuterent par rapport agrave la religion Il se montre soucieux de ne pas ecirctre compromis par le fait qursquoil est fils drsquoun precirctre et agrave cet effet dans son autobiographie qui ne compte que quelques pages il raconte extensivement et en deacutetails un eacutepisode de son adolescence ougrave il avait voleacute la soutane de son pegravere pour lrsquoutiliser comme un costume dans la mise en scegravene drsquoune piegravece de theacuteacirctre dans laquelle on voyait une figure de precirctre mise en ridicule Puis Megrelidzeacute aborde lrsquoeacutepisode de sa vie ougrave il a eacuteteacute convoqueacute au service militaire Ici il est obligeacute de garder une certaine ambiguiumlteacute Drsquoun cocircteacute crsquoest avec faciliteacute qursquoil nous informe avoir deacuteserteacute son service militaire vers la fin de la guerre contre la Turquie et donc nrsquoavoir jamais eacuteteacute seacuterieusement engageacute dans lrsquoarmeacutee tsariste Mais de lrsquoautre cocircteacute il empecircche toute possibiliteacute qursquoon lrsquoaccuse drsquoavoir manqueacute agrave son devoir et explique que crsquoest le reacutegiment dont il faisait partie qui avait eacuteteacute atteint drsquoun manque drsquoorganisation le menant agrave une deacutesagreacutegation pure et simple Enfin crsquoest le fait drsquoavoir travailleacute durant trois ans dans le bureau drsquoun inspecteur des impocircts qui neacutecessite drsquoecirctre mis au clair Megrelidzeacute souligne que crsquoest par neacutecessiteacute qursquoil a ducirc mener ce travail en mecircme temps il se deacuteresponsabilise du fait drsquoavoir participeacute agrave la maniegravere bourgeoise de geacuterer les finances en insistant sur le fait que quoiqursquoil ait occupeacute ce poste durant trois ans il nrsquoa jamais fini par comprendre lrsquoessence de ces activiteacutes Crsquoest lrsquoignorance qui lui aurait gardeacute la pureteacute

16

qursquoagrave lrsquoinfusion des ideacutees mencheviques chez la jeunesse Pourtant lui-mecircme nrsquoeacutetait pas encore

tout agrave fait libeacutereacute des ideacutees mencheviques Sa conversion au bolchevisme Megrelidzeacute lrsquoassocie

avec lrsquoexpeacuterience qursquoil a faite durant les habituelles disputes qursquoil menait le soir avec ses amis et

camarades de chambre deacutejagrave engageacutes du cocircteacute des bolcheviques Face agrave ces amis bolcheviques il

finissait toujours perdant ce qui apparemment touchait son amour propre Et comme il ne se

croyait ni moins intelligent ni moins preacutepareacute compareacute agrave ces amis il prit ses propres eacutechecs pour

la preuve de la veacuteriteacute de leur propos Il commenccedila agrave eacutetudier LrsquoEtat et la reacutevolution de Leacutenine et

bientocirct se deacuteclara bolchevique Pourtant il nrsquoeacutetait pas entreacute en contact avec lrsquoorganisation du

parti bolchevique car laquo il existe une distance eacutenorme entre une simple deacuteclaration drsquoecirctre

bolchevique et le veacuteritable ecirctre bolchevique raquo Ce qui lui manquait pour ecirctre un vrai bolchevique

et ce qui relevait encore de son menchevisme eacutetait la prise au seacuterieux de lrsquoalternative suivante

soit choisir le chemin de la science et alors srsquointerdire toute activiteacute politique ainsi que

lrsquoappartenance au parti soit se consacrer agrave la vie du parti et laisser de cocircteacute la science Cette ideacutee

qursquoil y aurait une relation irreacuteconciliable entre la science et la politique relegraveve de laquo lrsquoillettrisme raquo

aux yeux drsquoun Megrelidzeacute mature car du point de vue bolchevique ces deux moments non

seulement ne srsquoexcluent pas mais se neacutecessitent reacuteciproquement Mais agrave lrsquoeacutepoque il ne put

trouver une solution de principe agrave cette question et la laissa ouverte en deacutecidant de remettre son

entreacutee dans les rangs du parti pour plus tard Faute de solution il opta pour une atteacutenuation du

problegraveme et diffeacutera les deux moments dans le temps en se concentrant en premier lieu sur ses

eacutetudes

A ce moment le pouvoir en Geacuteorgie eacutetait dans les mains du parti social-deacutemocrate Mais en

1921 quand Megrelidzeacute avait 21 ans lrsquoarmeacutee rouge envahit le pays forccedilant le gouvernement agrave

srsquoenfuir Les nouvelles circonstances dans lesquelles le parti bolchevique eacutetait sorti de

lrsquoilleacutegaliteacute et avait acquis une position dominante de nouveau confrontent Megrelidzeacute agrave la

susdite question et encore une fois il deacutecide de patienter avant de devenir membre du parti car

cette fois-ci lrsquoentreacutee dans le parti lui apparaicirct comme un acte qui nrsquoa plus besoin de passer agrave

travers une reacutesistance et donc trop direct et lacircche En revanche degraves le deacutebut de la bolchevisation

du pays quand les mencheviques nrsquoavaient pas encore perdu la possibiliteacute de srsquoexprimer et de

deacutefendre ouvertement leur position Megrelidzeacute excelle dans la deacutefense de la politique des

bolcheviques Par cela il attire lrsquoattention du parti et bientocirct il est affecteacute comme secreacutetaire du

comiteacute local En cette qualiteacute Megrelidzeacute organise le cercle de lecture pour les membres du parti

17

ougrave il enseigne lrsquohistoire du parti communiste En mecircme temps il participe agrave des reacuteunions du

Deacutepartement pour lrsquoagitation et la propagande de culture et en 1923 le Commissariat du peuple agrave

lrsquoEducation lrsquoattache avec quelques autres communistes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme

il lrsquoeacutecrit demeurait le nid de lrsquointelligentsia chauviniste La tacircche dont il eacutetait chargeacute consistait

en une preacuteparation des cadres communistes au sein de lrsquouniversiteacute Dans la mecircme anneacutee il fut

affecteacute comme directeur des eacutetudes agrave lrsquoeacutecole centrale du parti et donna des cours en eacuteconomie

politique et en mateacuterialisme historique Parallegravelement agrave cela Megrelidzeacute finalement deacuteposa une

demande pour devenir membre du parti mais drsquoabord lrsquoinadvertance bureaucratique et plus

tard lrsquoarrecirct drsquoaccueil de nouveaux membres ducirc au procegraves de purification du parti lrsquoempecircchegraverent

de mener agrave bien la proceacutedure drsquoentreacutee dans le parti avant de partir en Allemagne pour ses eacutetudes

Crsquoest en 1924 que Megrelidzeacute suite agrave une deacutecision prise par le Comiteacute central du Parti

Communiste de la Geacuteorgie fut envoyeacute agrave Freiburg Lagrave Megrelidzeacute srsquoinscrivit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-

Universitaumlt pour lrsquoanneacutee acadeacutemique 19241925 et comme la matricule gardeacutee dans lrsquoarchive de

lrsquouniversiteacute le confirme12 il assista au cours sur lrsquohistoire de la philosophie contemporaine donneacute

par Edmund Husserl mais eacutegalement agrave ses seacuteminaires en pheacutenomeacutenologie On ne dispose pas de

manuscrit de Husserl lieacute agrave ce cours mais Zedania suggegravere que dans les traits geacuteneacuteraux on peut

juger des thegravemes dont il srsquoagissait en partant drsquoun autre manuscrit datant drsquoun an plus tocirct et

srsquointitulant La premiegravere philosophie Premiegravere partie une histoire critique des ideacutees13 On peut

donc supposer qursquoau centre de la discussion se trouvait la tradition empirique anglaise et

notamment les philosophies de Locke Berkeley et Hume A part cela les systegravemes de Descartes

Leibniz et Kant ont ducirc ecirctre traiteacutes eacutegalement14

Dans son autobiographie Megrelidzeacute omet complegravetement les aspects lieacutes agrave sa formation et se

concentre exclusivement sur les activiteacutes politiques dont il a eacuteteacute chargeacute quelques mois apregraves son

deacutemeacutenagement en Allemagne Degraves son arriveacutee il noua des contacts avec des membres du parti

communiste allemand commenccedila agrave assister agrave leurs reacuteunions et devint bientocirct membre du Parti

Communiste Allemand (ce qui plus tard en 1936 sera la raison pour laquelle il sera exclu du PC

sovieacutetique) Les autoriteacutes sovieacutetiques le chargegraverent de la mission de diriger lrsquoUnion des eacutetudiants

sovieacutetiques en Allemagne Comme il lrsquoexplique agrave lrsquoeacutepoque les universiteacutes en Allemagne en

12 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 95 13 Edmund HUSSERL Erste Philosophie Erster Teil Kritische Ideengeschichte Den Haag 1956 14 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია Op cit

p 25-26

18

France en Reacutepublique tchegraveque etc comptaient un nombre consideacuterable drsquoeacutetudiants sovieacutetiques

qui se regroupaient par nationaliteacute (les ukrainiens les russes les caucasiens etc) et srsquoopposaient

localement agrave des groupements des eacutetudiants laquo eacutemigrants raquo (эмигрантщина) La tacircche de

Megrelidzeacute consistait agrave unifier les groupements des eacutetudiants sovieacutetiques et agrave coordonner leur

travail ce qui devait renforcer leurs positions contre les eacutemigrants crsquoest-agrave-dire les

mencheviques Il garda son poste de directeur de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques jusqursquoagrave son

deacutepart de lrsquoAllemagne en 1927 En cette qualiteacute il organisait des confeacuterences et drsquoautres activiteacutes

en vue de lrsquoeacuteducation politique des eacutetudiants sovieacutetiques

Un an plus tard Megrelidzeacute deacutemeacutenagea agrave Berlin et srsquoinscrivit de novembre 1925 jusqursquoagrave

janvier 1927 agrave la faculteacute de philosophie de la Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt agrave Berlin Crsquoest lagrave

qursquoil deacutecouvrit la psychologie de la Gestalt en assistant aux cours des fondateurs de cette eacutecole

Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler dont lrsquoinfluence sur son travail theacuteorique sera beaucoup

plus preacutegnante mais aussi plus manifeste que celle de Husserl Quant agrave sa vie partisane agrave Berlin

ses activiteacutes contre les eacutemigrants deviendront encore plus intenses Il sera chargeacute de la tacircche de

deacutesinteacutegrer la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens berlinois et plus tard avec la mecircme mission

il sera envoyeacute agrave Prague en Reacutepublique tchegraveque Suite agrave ses efforts dans les deux villes une

partie consideacuterable de la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens srsquoeacutetait deacutetacheacutee du reste du

groupe en publiant des deacuteclarations contre la politique des mencheviques geacuteorgiens Plus tard ces

scissionnaires rentregraverent en Union Sovieacutetique pour y vivre et œuvrer

Il est curieux de noter qursquooutre ses eacutetudes mais aussi son travail pour la mobilisation des

eacutetudiants sovieacutetiques ainsi que sa lutte contre les eacutemigrants mencheviques geacuteorgiens Megrelidzeacute

trouvait encore des ressources pour ecirctre actif pour la cause des eacutetudiants communistes allemands

En 1926 agrave Berlin il fut choisi comme membre du bureau central des eacutetudiants allemands aupregraves

du Comiteacute Central du Parti Communiste Allemand et srsquoengagea dans la lutte contre les

laquo gauchistes raquo korschistes et trotskystes Il travaillait surtout avec les eacutetudiants eacutetrangers venant

des pays laquo coloniaux et semi-coloniaux raquo comme les chinois coreacuteens indiens afghans

eacutegyptiens turcs etc Le reacutesultat de ses efforts fut drsquoabord la creacuteation des parlements des eacutetudiants

eacutetrangers dans les universiteacutes allemandes Dans certains de ces parlements les eacutetudiants

communistes avaient obtenu la majoriteacute des places

En rentrant en Geacuteorgie Megrelidzeacute obtint le titre de membre du parti communiste

sovieacutetique pour lequel il avait postuleacute en 1924 avant son deacutepart en Allemagne A Tbilissi il se

19

mit agrave donner des cours dans maintes eacutecoles supeacuterieures et instituts (y compris agrave lrsquoUniversiteacute

Communiste de la Transcaucasie ndash ЗКУ) dans lesquels il occupait des postes administratifs

aussi En mecircme temps il commenccedila agrave gravir les eacutechelons de la hieacuterarchie du Parti sous-chef du

Deacutepartement pour lrsquoAgitation et la Propagande de la Culture Leacuteniniste du Comiteacute Central du

Parti (bolcheacutevique) de la Geacuteorgie (Kulrsquotprop) ensuit chef de lrsquoAdministration des Organisations

Scientifiques Scientifico-Artistiques et Museacuteales (Glavnaouka) qui existait dans le cadre du

Commissariat du peuple agrave lrsquoEducation

Crsquoest en cette derniegravere qualiteacute justement que Megrelidzeacute a drsquoabord avanceacute lrsquoideacutee de creacuteer

en Geacuteorgie lrsquoAcadeacutemie des Sciences et puis un an plus tard en 1931 a ducirc srsquoopposer agrave sa

fermeture voulue par Staline On a des raisons suffisantes pour penser que crsquoest bien lrsquoaffaire de

lrsquoAcadeacutemie des Sciences qui a rapprocheacute Megrelidzeacute de Nikolas Marr15 Il est connu que depuis

longtemps Marr nourrissait lrsquoideacutee de creacuteer cette institution et deacutejagrave en 1905 avait non seulement

formuleacute ses objectifs (consistant principalement en une stimulation du travail scientifique en

langue geacuteorgienne mais eacutegalement en une promotion des recherches sur la Geacuteorgie) mais avait

conccedilu sa structure et mecircme deacutefini son budget Neacuteanmoins ce projet nrsquoeut pas de suite et plus

tard toutes les ressources intellectuelles geacuteorgiennes furent investies dans la creacuteation de

lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme on vient de voir eacutetait consideacutereacutee par les dirigeants

bolcheviques comme une demeure des nationalistes geacuteorgiens En revanche en 1930 lrsquoenjeu de

la creacuteation de lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait la centralisation des nombreux instituts qui

entretemps srsquoeacutetaient multiplieacutes hors de lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Une telle centralisation devait

rendre possible de diriger la totaliteacute des activiteacutes de recherche vers la construction de lrsquoEtat

socialiste en reproduisant la structure deacutejagrave existante en Russie Pourtant il ne srsquoagissait pas de

creacuteer une succursale de lrsquoAcadeacutemie des sciences de la Russie mais une institution autonome au

niveau national En 1930 Nikolas Marr srsquoest de nouveau activeacute pour contribuer agrave la formation

de lrsquoAcadeacutemie des Sciences A cette eacutepoque il travaillait agrave Leningrad dans lrsquoInstitut de la langue

15 Nikolas Marr (1864-1934) eacutetait un linguiste sovieacutetique qui avait deacutebuteacute sa carriegravere comme historien

archeacuteologue philologue et linguiste deacutejagrave dans la Russie tsariste et qui apregraves la reacutevolution socialiste avait reacuteorienteacute sa theacuteorie linguistique en y injectant un certain marxisme Il consideacuterait la langue tel un pheacutenomegravene superstructurel Il a deacuteveloppeacute une approche dans la linguistique qui se voulait anti-indoeuropeacuteenne et anti-comparatiste niait lrsquoexistence drsquoun proto-langage et insistait sur lrsquoideacutee de lrsquohybriditeacute des langues Dans les anneacutees 20 son approche connu sous le nom du marrisme (mecircme si lui-mecircme ainsi que ses disciples srsquoy reacutefeacuteraient comme agrave la Japheacutetologie ou agrave la nouvelle doctrine de la langue) a monopoliseacute la linguistique sovieacutetique et jusqursquoagrave 1949 mecircme apregraves la mort de Marr continuait agrave marginaliser voire eacuteliminer les linguistes qui ne la partageaient pas Lrsquoeacutecole du marrisme a connu une fin brusque et deacutecisive par lrsquointervention deacutenonciatrice de Staline

20

et de la penseacutee aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ci-apregraves lrsquoILP) mais collaborait eacutetroitement

avec lrsquoInstitut Historico-Archeacuteologique Caucasien de Tbilissi A sa fondation Marr est devenu le

preacutesident de lrsquoAcadeacutemie Evidemment cette nouvelle institution lui permettait de solidifier sa

position dans le milieu acadeacutemique geacuteorgien Son deacutesaccord voire sa querelle avec des

linguistes et historiographes geacuteorgiens nrsquoest pas un secret Ceux-ci consideacuteraient que Marr avec

sa theacuteorie japheacutetique16 de la langue nivelait lrsquooriginaliteacute de la langue geacuteorgienne en preacutesentant

celle-ci comme le reacutesultat drsquoune hybridation linguistique En effet ses conclusions portaient une

attaque contre les principes mecircmes de lrsquohistoriographie traditionnelle des nations porteuses des

langues japheacutetiques y compris la langue geacuteorgienne Sa meacutethode paleacuteontologique dont nous

devrons discuter plus extensivement un peu plus bas ndash eacutetant donneacute que Megrelidzeacute en fait un

usage consideacuterable dans sa theacuteorie de la culture mateacuterielle ndash fut jugeacutee radicalement inacceptable

car elle deacutemontrait le caractegravere hybride de la langue geacuteorgienne ce qui eacutetait un coup agrave

lrsquohistoriographie traditionnelle et agrave des repreacutesentations nationalistes dont celle-ci est grosse

Ainsi deacutejagrave en 1925 Marr eacutecrivait ceci concernant lrsquoindignation de ses collegravegues geacuteorgiens

laquohellipA Tiflis plus qursquoailleurs elle rencontre de lrsquoopposition dans les cercles les plus eacuteclaireacutes

mecircme chez mes eacutelegraveves qui en proie au romantisme national renient aujourdrsquohui dans leur milieu

natal le peu dideacutees scientifiques qursquoils avaient bien professeacutees agrave Petersburg-Petrograd Je les

comprends bien parce que cette theacuteorie menace les ideacutees fondamentales du nationalisme

moyenacircgeux des classes dominantes elle deacutetruit son romantisme de mecircme () qursquoelle deacutetruit le

fonds romantique de la theacuteorie indoeuropeacuteenne raquo 17

En feacutevrier 1931 agrave la reacuteunion ougrave le sort de lrsquoAcadeacutemie devait ecirctre deacutecideacute Megrelidzeacute le chef

de lrsquoAdministration des Organisations Scientifiques auquel lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait

subordonneacutee mais eacutegalement lui-mecircme akademik18 de la section de philosophie eut un eacutechange

verbal deacutesagreacuteable avec Lavrenti Beria qui agrave ce moment-lagrave eacutetait deacutejagrave nommeacute secreacutetaire-geacuteneacuteral

du Parti Communiste geacuteorgien Beria a bien pu accomplir sa tacircche LrsquoAcadeacutemie fut fermeacutee agrave la

16 La theacuteorie japheacutetique de langue ou la japheacutetidologie (lrsquoappellation deacuterive du nom du troisiegraveme fils de Noeacute ndash Japhet) est un des noms de la theacuteorie linguistique de Marr Elle concerne lrsquoeacutetude des langues japheacutetiques qui drsquoabord eacutetaient comprises comme lrsquoensemble des langues ou une famille alors que plus tard Marr les avait consideacutereacutes comme une eacutetape ou stade dans le deacuteveloppement de la langue

17 Николай МАРР laquo Послесловие raquo in Яфетический Сборник ndash III 1925 p 175 (citeacute agrave partir de la traduction franccedilaise httpcrecleco seriot chtextesMarr25c html)

18 Le titre de membre de lrsquoAcadeacutemie de Sciences

21

suite drsquoun vote par ses membres dont beaucoup eacutetaient des fonctionnaires du parti et se pliaient

agrave la nouvelle conjoncture Une semaine plus tard Megrelidzeacute eacutetait destitueacute de son poste de chef

de Glavnaouka19 Crsquoest donc dans ces conditions qursquoil srsquoadressa agrave Marr qui lui avait proposeacute de

se transfeacuterer agrave Leningrad et drsquooccuper un poste de chercheur dans son Institut de la langue et de

la penseacutee Dans son autobiographie Megrelidzeacute eacutevite de mentionner lrsquoaffaire de lrsquoAcadeacutemie

Quant agrave son deacutepart de la capitale de la Geacuteorgie en 1932 il lrsquoexplique par la surcharge dans son

travail acadeacutemique et partisan qui lrsquoempecircchait de mener agrave bien ses recherches pour lesquelles il

avait depuis quelque temps deacutejagrave recueilli des mateacuteriaux Dans son autobiographie Megrelidzeacute

exprime sa gratitude envers le parti qui suite agrave sa demande lui avait accordeacute un congeacute en vue de

la reacutedaction de son œuvre Pourtant lrsquoimage du Parti bienveillant envers Megrelidzeacute que celui-ci

preacutesente dans le but de se proteacuteger de ce parti mecircme est atteacutenueacutee par ce que Ioseb Megrelidzeacute

un chercheur agrave lrsquoILP qui jouera un rocircle deacutecisif dans le sort du livre de Megrelidzeacute aura agrave se

rappeler quelques dizaines drsquoanneacutees plus tard Selon lui le transfert de Megrelidzeacute agrave Leningrad a

eacuteteacute rendu possible non seulement gracircce agrave lrsquoinvitation de Marr mais gracircce agrave la requecircte faite par

Sergueiuml Kirov qui agrave lrsquoeacutepoque occupait le poste de premier secreacutetaire du Comiteacute Reacutegional du

Parti agrave Leningrad20 Quant au livre que Megrelidzeacute eacutecrivit en 1933-34 et qui fut en 1936 pour la

premiegravere fois envoyeacute agrave la typographie pour la composition crsquoeacutetait sa thegravese de doctorat Le livre

ne put pas voir le jour et sa parution fut empecirccheacutee agrave la suite drsquoune seacuterie drsquoarrestations des

personnes engageacutees dans son eacutedition Megrelidzeacute fut eacutegalement sa victime en 1938 Mais avant

cela dans son autobiographie eacutecrite le 2 feacutevrier 1936 Megrelidzeacute dit avoir lui-mecircme contribueacute agrave

lrsquo laquo eacutepuration raquo du parti des laquo eacuteleacutements zinovievo-trotskystes raquo effectueacutee par lrsquoorganisation de

parti de lrsquoILP dont il avait eacuteteacute eacutelu directeur en janvier 1935 apregraves lrsquoassassinat de Serguei Kirov21

19 Les faits autour de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteogie sont rapporteacutes ici АНАСТАСЬИН Д

ВОЗНЕСЕНСКИЙ И laquoНачало трех национальных академийraquo in Память Исторический сборник Выпуск 5 1982 pp 165-225

20 Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Тбилиси 68 21 марта 1967

21 La structure de lrsquoILP comprenait la direction partiale responsable de la conformiteacute des recherches agrave la tacircche de la construction socialiste De toute apparence le procegraves drsquoeacutepuration agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoinstitut eacutetait permanent ce qui srsquoexplique par la neacutecessiteacute drsquoune continuelle adaptation agrave des impeacuteratifs poseacutes par la preacutesidence du parti Pourtant on aurait tort de penser que le seul exercice du pouvoir passait par la ligne verticale et du haut vers le bas Les critegraveres de discrimination entre la vraie et la fausse science pouvaient ecirctre saisis et instrumentaliseacutes par des chercheurs eux-mecircmes qui srsquoavisaient drsquoaffaiblir leurs collegravegues Ainsi par exemple dans lrsquoarticle de Bertaev Ermolenko et Filin laquo Contre les perversions du marxisme-leacuteninisme au sein de lrsquoILP raquo (БЕРТАГАЕ ЕРМОЛЕНКО ФИЛИН Ф П laquoПротив извращений марксиз-ленинизма в ИЯМraquo in Ленинградская правда 1932 3 3 января p 3) publieacute en 1932 les auteurs en appellent agrave la direction du parti de lrsquoinstitut pour lutter

22

Comme on le sait cet assassinat servit agrave Staline pour deacuteclencher les grandes purges qui ont

commenceacutees en 1934 et ont eacuteteacute renouveleacutees en 1937-1938 Il est difficile de juger agrave quel point ce

qui est rapporteacute par Megrelidzeacute dans son autobiographie est veacuteridique En revanche ce qui est

sucircr et certain crsquoest son intention de se preacutesenter comme un ardent bolchevique Dans son texte

on tombe sur des phrases comme celles-ci

laquo Je me suis toujours cru et je continue agrave me croire le fils non pas adoptif mais authentique du

Parti Communiste Il a transformeacute le jeune niais et lrsquoenthousiaste abstrait et exalteacute que jrsquoeacutetais en un

homme mucircr et un fidegravele soldat du parti communiste [hellip] Dans ma vie partisane je nrsquoai jamais pris

de position eacutequivoque Je nrsquoai jamais deacutevieacute de la ligne geacuteneacuterale du parti et jrsquoai toujours lutteacute contre

les ennemis manifestes ou latents du parti raquo

Durant lrsquoeacutecriture de ce texte Megrelidzeacute va tellement loin dans son intention de se preacutesenter

comme fidegravele membre du parti ineacutebranlable dans ses convictions qursquoil altegravere mecircme le titre de

son ouvrage en le reformulant comme Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de

la penseacutee alors que en veacuteriteacute le mot laquo marxiste raquo en eacutetait absent Son inquieacutetude nrsquoeacutetait pas sans

fondement car la menace eacutetait reacuteelle et il a effectivement eacuteteacute exclu du Parti Communiste

sovieacutetique en 1936 La raison de son exclusion a eacuteteacute une soi-disant violation de proceacutedure

commise au cours du transfert de son statut de membre du Parti Communiste allemand au Parti

Communiste sovieacutetique Pourtant pendant les deux ans qui ont suivis son exclusion du parti

Megrelidzeacute a pu encore continuer ses activiteacutes agrave lrsquoIPL Il travaillait agrave son livre et se preacuteparait agrave la

soutenance de la thegravese doctorale dont le projet a eacuteteacute accepteacute le 16 avril 193622 alors que la

soutenance eacutetait preacutevue pour 1938 Mais la soutenance nrsquoeut jamais lieu car au deacutebut de 1938 il

contre laquo lrsquoldquoacadeacutemismerdquo deacutetacheacute de la tacircche de construction du socialisme raquo et repousser les tendances ideacutealistes et meacutecanistes libeacuterales et laquo empiricisantes raquo tout un eacuteventail drsquoeacutetiquettes consideacutereacutees comme des deacuterives de la ligne magistrale Les chercheurs les plus proeacuteminents de lrsquoinstitut eacutetaient accuseacutes drsquoavoir repris la theacuteorie japheacutetique comme la meacutethodologie pour les sciences de la culture par quoi le marxisme se trouvait supplanteacute par le marrisme Entre autres cet article deacutelateur accuse certains des chercheurs de mener la laquo contrebande raquo de Plekhanov-Bogdanov tout comme quatre ans plus tard Megrelidzeacute parle drsquoavoir lutteacute contre la contrebande trotskyste On peut voir que les conflits et rivaliteacutes portaient des caractegraveres diffeacuterents et se manifestaient diversement La prise en compte de cela multiplie dans notre vision lrsquoamplitude des raisons probables de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute et nous aide agrave nous accommoder de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ce fait reste plongeacute

22 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических исследований Наука Санкт-Петербург 2013 p 397

23

fut arrecircteacute La raison officielle de son arrestation consistait en sa preacutesumeacutee adheacutesion au groupe

nationaliste armeacutenien des Dachnaks

Apregraves avoir passeacute un an en prison contre toute attente au deacutebut de 1939 Megrelidzeacute est

remis en liberteacute Mais un an plus tard le Commissariat du peuple aux Affaires Inteacuterieures

(NKVD) lrsquoarrecircte de nouveau Une explication possible est proposeacutee par Friedrich Beria qui

entretemps avait atteint le poste de Commissaire du peuple aux Affaires inteacuterieures aurait pris la

deacutecision de relacirccher une partie des prisonniers pour un certain temps en vue de calmer lrsquoopinion

publique23 Le 31 deacutecembre 1940 Megrelidzeacute a eacuteteacute donc de nouveau arrecircteacute et envoyeacute dans le

camp de travail forceacute de la reacutegion de Kai au nord de la circonscription administrative de Kirov

Le temps eacutecouleacute entre les deux arrestations Megrelidzeacute le passe agrave Tbilissi ougrave il renouvelle ses

activiteacutes acadeacutemiques

Helga Vitzthum une communiste autrichienne qui seacutejourna au camp ougrave Megrelidzeacute veacutecut

de 1940 jusqursquoagrave sa mort en 1944 est la seule personne agrave nous donner des indications sur cette

eacutetape de sa vie Dans le camp Megrelidzeacute srsquooccupait des bains ce qui eacutetait un travail

physiquement assez exigeant En revanche cet office lui permettait de ne pas ecirctre logeacute dans une

baraque commune et lui laissait la possibiliteacute de poursuivre son travail theacuteorique et drsquoeacutecrire Un

mois avant sa mort dans une lettre adresseacutee agrave Vitzthum et dateacutee du 5 aoucirct Megrelidzeacute dit avoir

fini le manuscrit de son deuxiegraveme livre dans lequel il a pu enfin ducircment arranger et

systeacutematiser ce qursquoil avait de plus preacutecieux ndash ses penseacutees Apregraves la mort soudaine de Megrelidzeacute

Vitzthum cacha drsquoabord le manuscrit mais au moment de son transfert dans un autre camp elle

le leacutegua agrave la pharmacienne du camp de la reacutegion de Kai qui devait le garder et quand la

possibiliteacute se preacutesenterait lrsquoenvoyer en Geacuteorgie Apregraves que les deux femmes furent relacirccheacutees des

camps Vitzthum essaya de retrouver le manuscrit chez la pharmacienne mais celle-ci affirma

qursquoil avait disparu de la pharmacie ougrave elle lrsquoaurait cacheacute Selon la conjecture de Vitzthum le

manuscrit qui eacutetait un objet comportant un risque pour la pharmacienne aurait eacuteteacute deacutetruit par

celle-ci ou leacutegueacute aux dirigeants du camp

Megrelidzeacute mourut suite agrave une soudaine crise cardiaque le 17 septembre 1944 mais cela nrsquoa

eacuteteacute officiellement communiqueacute agrave sa famille que quinze ans plus tard en 1959 La femme de

Megrelidzeacute Aleksandra Karcivadze qui a eacuteteacute eacutegalement arrecircteacutee juste avant la deuxiegraveme

arrestation de son mari drsquoabord condamneacutee agrave mort a essuyeacute la peine commueacutee et nrsquoa pu rentrer

23 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 94

24

en Geacuteorgie qursquoen 1956 Avec le soutien de sa fille et de ses amis elle a demandeacute la reacutehabilitation

de son mari ce qui apregraves quelques tentatives avorteacutees a eacuteteacute obtenu le 8 septembre 1958 par

deacutecision de la cour suprecircme de RSFS de Russie

Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication

Si la deuxiegraveme monographie de Megrelidzeacute a eacuteteacute irreacutemeacutediablement perdue ce nrsquoest que par

chance que son premier livre Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee a

eacutechappeacute au mecircme sort Lrsquoœuvre nous a eacuteteacute preacuteserveacutee gracircce agrave un seul exemplaire un bon agrave tirer

qui par un heureux concours de circonstances a pu ecirctre sauveacute alors que le tirage entier stockeacute

et en attente de mise en circulation a eacuteteacute deacutetruit apregraves la premiegravere arrestation de lrsquoauteur en 1937

Le travail sur le livre a deacutebuteacute au moment ougrave apregraves la fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de Tbilissi et sa destitution de son poste de chef de la Glavnaouka Megrelidzeacute srsquoest rendu agrave

Leningrad agrave lrsquoILP de Nikolas Marr Selon lrsquoautobiographie qui comme on lrsquoa vu fait le silence

sur les raisons de ce transfert Megrelidzeacute aurait demandeacute au Commissariat populaire agrave

lrsquoEducation de la RSS de Geacuteorgie de lrsquoenvoyer en mission en vue de travailler agrave la reacutedaction de

lrsquoouvrage que jusque-lagrave il avait eacuteteacute empecirccheacute drsquoeacutecrire agrave cause de la surcharge dans ses

occupations drsquoenseignant et de fonctionnaire La demande lui a eacuteteacute accordeacutee drsquoautant plus que

lrsquoinvitation venait de Kirov ainsi que de Marr qui agrave quelques anneacutees de sa mort (Marr est

deacuteceacutedeacute en deacutecembre 1934) eacutetait une figure incontournable dans la vie intellectuelle sovieacutetique

et qui en 1932 avait pris connaissance du projet du futur livre de Megrelidzeacute et donneacute son

approbation La mission a deacutebuteacute agrave Gagra ougrave au cours de trois mois Megrelidzeacute a eacutecrit un tiers

du livre en se servant des mateacuteriaux qursquoil avait petit agrave petit assembleacutes deacutejagrave agrave Tbilissi Le reste du

livre a eacuteteacute reacutedigeacute agrave Leningrad ougrave il a occupeacute un poste de chercheur au Deacutepartement des eacutetudes

du Caucase agrave lrsquoILP Le livre a donc eacuteteacute reacutedigeacute entre 1933 et 1934 mais nrsquoa eacuteteacute precirct agrave la parution

qursquoen 1936 Dans lrsquointroduction (agrave la version de 1937) Megrelidzeacute remarque que la parution a ducirc

ecirctre plusieurs fois remise pour des raisons indeacutependantes de lrsquoauteur A preacutesent il est impossible

drsquoeacutetablir la nature de ces raisons ainsi que celle des modifications que le texte a ducirc subir avant

que la version composeacutee comme le bon agrave tirer ait eacuteteacute deacutefinitivement fixeacute La seule modification

dont on peut ecirctre sucircr concerne le titre de lrsquoouvrage Dans la documentation de lrsquoILP qui contient

25

la liste des ouvrages preacutepareacutes pour la parution au cours de lrsquoanneacutee 1936 le livre de Megrelidzeacute

figure sous le titre Pheacutenomeacutenologie marxiste de la penseacutee alors que selon le bon agrave tirer le titre

est Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee24 Nous reviendrons sur la question

concernant le titre de lrsquoouvrage en peu plus bas Quant au retard de la parution du livre tregraves

probablement il a eacuteteacute lieacute agrave lrsquoexclusion de Megrelidzeacute du parti et agrave des procegraves politiques internes

agrave lrsquoILP (dans lrsquoautobiographie comme on lrsquoa vu Megrelidzeacute parle de lrsquolaquo eacutepuration raquo qui a ducirc

consideacuterablement agiter la vie de lrsquoinstitut (voir eacutegalement la note [21] en bas des pages 21-22)

En juin 1936 le livre a eacuteteacute composeacute en typographie Un an plus tard en juin 1937 le reacutedacteur

professeur Leon Bachindjagian a donneacute lrsquoautorisation drsquoimpression Mais les exemplaires nrsquoont

eacuteteacute imprimeacutes que vers la fin de lrsquoanneacutee car Bachindjagian a eacuteteacute arrecircteacute (avec la mecircme accusation

qui quelques mois plus tard serait porteacutee contre Megrelidzeacute ndash lrsquoadheacutesion au groupe nationaliste

armeacutenien des Dachnaks) et il a fallu que le nouveau reacutedacteur Ivan Mechtchaninov qui eacutetait en

mecircme temps le reacutedacteur geacuteneacuteral de lrsquoeacutedition donne une nouvelle autorisation

Le livre avait eacuteteacute conccedilu comme la thegravese doctorale de Megrelidzeacute Friedrich rapporte dans

son livre qursquoen mai 1936 agrave lrsquoILP Megrelidzeacute avait deacutejagrave obtenu le titre de laquo candidat des

sciences raquo qui au sein du systegraveme sovieacutetique le rendait recevable pour la thegravese La deacutecision de

lui confeacuterer ce titre a eacuteteacute signeacutee par Deborin Mechtchaninov et Frank-Kamenetzki25 Quant agrave la

soutenance de la thegravese doctorale elle a eacuteteacute tout comme la parution du livre drsquoabord remise agrave

plus tard agrave cause de lrsquoarrestation du directeur de la thegravese qui eacutetait eacutegalement le premier eacutediteur

de son livre Leon Bachindjagian Les fonctions de celui-ci ont eacuteteacute reprises par Mechtchaninov

(qui apregraves la mort de Marr est devenu directeur de lrsquoILP et passe pour le plus eacuteminent des

repreacutesentants du marrisme) qui comme on vient drsquoindiquer a donneacute le feu vert agrave lrsquoimpression du

livre Mais agrave cause de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute en feacutevrier de lrsquoanneacutee 1938 la soutenance de la

thegravese a ducirc ecirctre reporteacutee pour plus tard encore une fois et nrsquoa jamais pu avoir lieu Quant aux

exemplaires de son livre qui au moment de son arrestation eacutetaient stockeacutes mais pas encore mis

en circulation ils furent entiegraverement aneacuteantis Le bon agrave tirer a eacuteteacute sauveacute par lrsquoun des chercheurs

de lrsquoILP Ioseb Megrelidzeacute Il lrsquoavait clandestinement retireacute du bureau deacutejagrave scelleacute de Konstantineacute

Megrelidzeacute Puis comme nous le rapporte la fille de Megrelidzeacute Ioseb Megrelidzeacute aurait gardeacute

24 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических

исследований Op cit p 397 25 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 93

26

cet exemplaire chez soi emballeacute dans une fausse couverture rouge qui appartenait agrave un des

volumes des œuvres de Leacutenine

De toute apparence Konstantineacute Megrelidzeacute a reacutecupeacutereacute cet exemplaire agrave la fin de 1939

quand il a eacuteteacute mis en liberteacute drsquoune maniegravere aussi inattendue que courte Il lrsquoa apporteacute agrave Tbilissi

ougrave au deacutebut de 1940 il a renoueacute le contact avec des professeurs drsquoinfluence agrave lrsquoUniversiteacute de

Tbilissi le recteur lrsquohistorien Ivaneacute Djavakhichvili son ancien professeur de psychologie

Dimitri Uznadzeacute lrsquohistorien Simon Djanachia Ceux-ci apregraves avoir pris connaissance du livre de

Megrelidzeacute deacutecident de le publier Mais la nouvelle arrestation de Megrelidzeacute advenue le 31

deacutecembre de la mecircme anneacutee empecircchera ce projet de se reacutealiser

A cette eacutetape on pourrait se poser la question suivante est-ce que lrsquoarrestation et la

deacuteportation de Megrelidzeacute dans le camp de travail qui a reacutesulteacute dans sa mort eacutetaient lieacutees au

caractegravere de son travail theacuteorique agrave ses ideacutees Jusque-lagrave nous nrsquoavons pas fait allusion au

contenu de ces ideacutees et pourtant cette question nrsquoest pas preacutematureacutee car il est possible drsquoy

reacutepondre en faisant appel exclusivement aux eacuteleacutements biographiques tandis que lrsquoanalyse de ses

positions theacuteoriques ne mettrait pas de nouvel eacuteleacutement dans lrsquoaffaire

Contrairement agrave ce qui semblerait ecirctre lrsquoexplication la plus immeacutediate et intuitive rien ne

nous permet drsquoaffirmer que lrsquoarrestation de Megrelidzeacute avait pour but son eacutecartement de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Comme on a vu lrsquoaccusation nrsquoa pas eacuteteacute centreacutee sur ses activiteacutes

acadeacutemiques mais sur lrsquoimputation drsquoune adheacutesion agrave un groupe extreacutemiste de nationalistes

armeacuteniens Il est vrai que cette accusation par son absurditeacute laisse entendre que la vraie raison

en eacutetait une autre (il nrsquoest pas sans importance de noter que Megrelidzeacute nrsquoa jamais donneacute son

aveu et nrsquoa pas signeacute les protocoles de police) mais il est tout aussi clair qursquoau deacutebut de la

peacuteriode des grandes purges lorsque tombe lrsquoarrestation il nrsquoaurait pas eacuteteacute gecircnant pour le NKVD

de construire une accusation avanccedilant des raisons ideacuteologiques

En outre notre affirmation peut ecirctre appuyeacutee par le fait que la preacutesence des ideacutees de

Megrelidzeacute dans le milieu acadeacutemique de lrsquoeacutepoque eacutetait assez reacuteduite et crsquoest avec difficulteacute

qursquoon pourrait parler des effets produits par ses textes

Les effets de son activiteacute intellectuelle pourraient ecirctre reacutesumeacutes dans les quatre points

suivants

27

Premiegraverement son livre et donc le seul texte qui expose les positions de Megrelidzeacute drsquoune

maniegravere systeacutematique et aurait une certaine force pour imposer telles ou telles ideacutees nrsquoa pas pu

voir le jour ni avant son arrestation ni durant le reste de sa vie

Deuxiegravemement le constat qursquoon peut faire agrave partir des trois autres textes tous parus en 1935

durant la vie de lrsquoauteur ne serait pas essentiellement autre Son texte le plus extensif paru dans

la revue Langue et penseacutee26 et qui srsquointitulait laquo De la conscience animale agrave la conscience

humaine raquo (plus tard ce texte sera converti en deuxiegraveme chapitre de son livre) ne contient rien

qui precircte agrave des conclusions politiquement significatives et pouvant ecirctre imputeacutees agrave lrsquoauteur Il en

va de mecircme de son deuxiegraveme article paru dans un recueil deacutedieacute agrave la meacutemoire de Nikolas Marr

laquo Sur les superstitions et le mode de penseacutee ldquopreacutelogiquerdquo (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Quant agrave son

troisiegraveme texte srsquointitulant laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo publieacute dans la revue

Les problegravemes de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes il nrsquoy a rien de non orthodoxe dans ce

texte entiegraverement impreacutegneacute des louanges de Nikolas Marr qui est preacutesenteacute comme celui qui a

fourni agrave la science marxiste de la culture mateacuterielle une meacutethodologie approprieacutee

Troisiegravemement il est agrave noter que Megrelidzeacute a eu quelques occasions pour partager les

reacutesultats provisoires de ses travaux avec ses collegravegues et en discuter avec eux Crsquoest le moment

ougrave Megrelidzeacute acquiert une certaine notorieacuteteacute dans les cercles acadeacutemiques de Leningrad de

lrsquoeacutepoque Drsquoune lettre eacutecrite par Megrelidzeacute agrave sa femme27 nous apprenons qursquoen 1933 il eut la

possibiliteacute de faire quelques preacutesentations au sujet de quelques-uns des eacuteleacutements que plus tard il

inclurait dans son livre notamment les questions relatives agrave la psychologie Son intervention agrave

Leningrad agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences28 aurait provoqueacute un tregraves vif inteacuterecirct suite agrave quoi on lui

aurait demandeacute de faire une session suppleacutementaire Cette fois-ci le public srsquoest reacuteuni plus large

car les chercheurs drsquoautres instituts ayant entendu parler de sa premiegravere intervention sont venus

lrsquoeacutecouter A la fin de la session une discussion srsquoest animeacutee qui quelque peu regrettablement

pour Megrelidzeacute eacutetait drsquoun caractegravere plutocirct laudatif que critique Parmi ceux qui avaient pris la

parole se trouvaient Ivan Meschaninov Izrailrsquo Frank-Kamenetski29 Vasili Struve30 Boris

26 Il srsquoagit de la revue eacutediteacutee au sein de lrsquoILP de 1933 jusqursquoagrave 1948 27 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 602-603 28 LrsquoILP de Marr ougrave travaillait Megrelidzeacute eacutevidemment eacutetait un des instituts au sein de lrsquoAcadeacutemie des

Sciences de RSFSR 29 Seacutemitologue et bibliste theacuteoricien du mythe de la litteacuterature et de la religion Il collaborait avec Nikolas

Marr et travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut Japheacutetologique qui en 1931 srsquoest transformeacute en lrsquoIPL Il y dirigeait

28

Ananrsquoev31 Comme nous apprenons de cette lettre les eacutechanges oraux avec ses collegravegues ne sont

apparus agrave Megrelidzeacute ni porteurs drsquoeffets ni fructueux ou stimulants Ainsi eacutecrit-il

laquo Ma chegravere Tsoutsa je sais bien qursquoils ont appreacutecieacute mon travail Mais je sais tout aussi bien que

malgreacute leur eacutevaluation positive ils nrsquoarrivent pas agrave prendre en compte toutes les conseacutequences qui se

laissent tirer de certaines de ces ideacutees ni agrave envisager tout ce qui devrait deacutecouler de ces postulats

Mais peut-ecirctre est-il impossible qursquoune telle prise en compte par des personnes inconnues ait lieu

Et ainsi ce succegraves me trouble tout autant qursquoun insuccegraves mrsquoaurait inquieacuteteacute raquo32

Neacuteanmoins ce manque de compreacutehension ne change rien par rapport agrave la question qursquoon est

en train de se poser ici car lrsquoincompreacutehension est tout autant un effet vrai drsquoune proposition

theacuteorique que sa compreacutehension On sait eacutegalement que Megrelidzeacute a fait une intervention

publique agrave Tbilissi en 1940 dans la peacuteriode entre ses deux arrestations lorsqursquoil travaillait sur un

petit ouvrage agrave preacutesent perdu srsquointitulant Lrsquohistoire des couleurs agrave la lumiegravere des problegravemes

geacuteneacuteraux de perception33 Mais bien eacutevidemment tous ces faits ne sont pas suffisants pour

qursquoon puisse affirmer que le travail de Megrelidzeacute aurait produit des effets quelque peu seacuterieux

et durables Qui plus est les sujets qursquoil avait choisi de traiter en vue des eacutechanges avec ses

collegravegues (psychologie animale question du nombre theacuteorie des couleurs) relevaient du

caractegravere empirique et plutocirct illustratif ne portant qursquoobliquement sur les enjeux theacuteoriques qui

sont au cœur de sa reacuteflexion

Enfin et quatriegravemement il faut attirer lrsquoattention sur le fait que dans lrsquohistoriographie de la

philosophie sovieacutetique on ne trouve aucune mention qursquoelle soit positive ou neacutegative de notre

auteur Quant agrave son eacutepoque il nrsquoy a eu qursquoune petite recension que en 1935 Aleksandr Louria

le cabinet des langues seacutemito-hamitiques ainsi que le secteur de la litteacuterature orale de la socieacuteteacute primitive Il publiait dans la revue laquo Recueil japheacutetologique raquo

30 Deux ans plus tard en 1935 Vasili Struve sera nommeacute comme membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il est lrsquoorientaliste marxiste sovieacutetique le plus renommeacute qui srsquoeacutetait speacutecialiseacute en eacutegyptologie et en assyriologie Il est consideacutereacute comme le fondateur de lrsquoeacutecole sovieacutetique de lrsquohistoire de lrsquoAncient Orient

31 laquo Le jeune psychologue Ananrsquoev raquo (comme le deacutecrit Megrelidzeacute) agrave cette eacutepoque travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut psychoneacutevrologique de Bekhterev agrave Leningrad Plus tard il sera le fondateur et lrsquoauteur de la conception du deacutepartement de psychologie agrave lrsquoUniversiteacute drsquoEtat de Leningrad et deacuteveloppera un modegravele systeacutemique de la conscience humaine qui accentue le mode de recherche interdisciplinaire dont le centre est la psychologie

32 La lettre de Megrelidzeacute agrave sa femme dateacutee du 30 avril de 1933 in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit თბილისი 1990 p 603

33 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 67

29

avait deacutedieacutee agrave son article sur la psychologie animale et humaine34 Mecircme si un Louria laudatif

remarque que Megrelidzeacute est le premier agrave poser la question de la conscience (сознание) dans de

nouveaux termes proprement marxistes et historicistes diffeacuterents de ceux qui eacutetaient proposeacutes

par les courants conflictuels de laquo la psychologie ideacutealiste raquo et de laquo la psychologie meacutecaniste raquo ce

nrsquoest eacutevidemment pas une reacuteaction assez forte pour qursquoelle ait marqueacute son milieu intellectuel

ainsi que le souvenir qui en a eacuteteacute gardeacute

Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente

Sans doute la source de lrsquoimportance ou puissance qursquoon peut attribuer agrave un texte

quelconque ne reacuteside pas tant dans son caractegravere intrinsegraveque que dans les effets qursquoil a geacuteneacutereacutes

au cours du temps et des contextes changeants mais eacutegalement dans le fait qursquoil continue de les

geacuteneacuterer jusqursquoau moment preacutesent Comme on vient de voir le livre de Megrelidzeacute donne

lrsquoexemple drsquoun texte qui nrsquoa entraicircneacute quasiment aucune exteacuteriorisation dans son propre contexte

immeacutediat On va maintenant essayer de donner lrsquoaperccedilu des deacuteveloppements qui ont eu lieu

apregraves la parution du livre en 1965 rendue possible par le bon agrave tirer qui avait eacuteteacute preacuteserveacute par la

famille de lrsquoauteur35

Paru avec presque trente ans de retard et transposeacute dans un milieu qui lui eacutetait eacutetranger

lrsquoouvrage a rencontreacute un public dont la deacutemotivation intellectuelle eacutetait proportionnelle agrave la

stagnation de la penseacutee soumise agrave une pression ideacuteologique aigueuml depuis une longue peacuteriode de

temps Degraves sa parution le livre a acquis une certaine notorieacuteteacute dans les cercles philosophiques

sovieacutetiques et il a surtout inspireacute toute une geacuteneacuteration drsquoeacutetudiants de la faculteacute de philosophie de

lrsquoUniversiteacute de Rostov Le livre est devenu un sujet de discussions lors des sessions du

deacutepartement de philosophie de cette universiteacute agrave une desquelles en 1966 il a eacuteteacute deacutecideacute de le

preacutesenter pour le hautement prestigieux prix Leacutenine (qursquoil nrsquoa jamais obtenu) Comme le

34 Александр Романович ЛУРИЯ laquo К Р Мегрелидзе От животного сознания к человеческомуraquo in Язык

и мышление V 1935 изд Академии наук СССР Вестник АН СССР 8-9 Москва-Ленинград 1936 35 La publication a eacuteteacute rendu possible gracircce aux efforts de la femme de lrsquoauteur rentreacutee agrave Tbilissi apregraves 16 ans

passeacutes dans un camp de concentration et bannissement et sa fille qui avait 7 ans au moment de lrsquoarrestation du pegravere et qui a eacuteteacute gardeacutee agrave Tbilissi par la belle-megravere de lrsquoauteur Cela a eu donc lieu apregraves sa reacutehabilitation en 1958 et 21 ans apregraves la mort de lrsquoauteur

30

protocole des sessions le montre36 les discussions portaient un caractegravere assez sommaire et se

sont borneacutees agrave lrsquoexposition des divers eacuteleacutements de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave lrsquoaccentuation de

la contribution de Megrelidzeacute agrave laquo la sociologie marxiste toujours peu eacutelaboreacutee raquo et agrave de mineures

deacuteviations (parfois de caractegravere purement terminologique) par rapport aux classiques du

marxisme-leacuteninisme

Le commentaire sovieacutetique qui provoque le plus drsquointeacuterecirct est celui drsquoOtar Djioev un

philosophe geacuteorgien auteur de lrsquoarticle laquo Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee dans

lrsquoœuvre de K R Megrelidzeacute raquo (1979)37 ainsi que drsquoune brochure laquo Kita Megrelidzeacute raquo (1982)38

Ces textes sont drsquointeacuterecirct dans la mesure ougrave Djioev va un peu plus loin qursquoune superficielle

constatation des reacutesultats obtenus par Megrelidzeacute et essaye de replacer son livre dans le contexte

des travaux laquo bourgeois raquo dont certains lui sont contemporains Dans cette juxtaposition ndashun

proceacutedeacute courant agrave partir des anneacutees 70 car depuis quelque temps deacutejagrave lrsquoUnion Sovieacutetique avait

commenceacute agrave se deacutelier de la politique isolationniste y compris dans le domaine de la science et agrave

srsquoorienter vers lrsquoeacutemulation du monde laquo capitaliste raquo ndash Megrelidzeacute est preacutesenteacute comme

laquo philosophe marxiste-leacuteniniste raquo (une expression encore absente chez Megrelidzeacute) qui aborde la

mecircme probleacutematique que lrsquoon trouverait chez Husserl Scheler ou Habermas Djioev rassemble

ceux-ci dans le groupe des philosophes qui en se rendant compte que la question de la penseacutee ne

peut pas ecirctre pertinemment poseacutee dans le cadre de la conscience en tant que telle cherchent des

voies pour laquo socialiser raquo la compreacutehension de lrsquohumain et laquo deacutepasser lrsquoopposition entre la

conscience ou [autrement dit] la penseacutee et lrsquoecirctre raquo Selon lrsquoestimation de Djioev ni la solution

de Husserl qui part de la conception du laquo monde de la vie raquo ou encore de la laquo socialiteacute

universelle raquo ni celle de Scheler qui a accentueacute ce moment dans sa sociologie

pheacutenomeacutenologique ni non plus celle de Habermas qui examine le lien entre la laquo connaissance raquo

et lrsquolaquo inteacuterecirct raquo nrsquoont atteint leur but car dans les trois cas la maniegravere dont le lien entre lrsquoecirctre

36 Le protocole drsquoune des sessions a eacuteteacute publieacute dans la revue principale en philosophie Les questions de philosophie А В ПОТЕМКИН В П ЯКОВЛЕВ laquo 30 лет спустя raquo in Вопросы философии 4 1968 Cf eacutegalement С МИКУЛИНСКИЙ Г ВОЛКОВ laquoСамопознание наукиraquo in Правда 13 февраля 1967 Certains eacuteleacutements du protocole ont eacuteteacute publieacutes aussi en geacuteorgien ბრონსკი ნ ქოზაევი ა bdquoკაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებldquo in საქართველოს კომუნისტი N3 pp 91-94 Enfin il a eacuteteacute recenseacute dans la liste bibliographique des publications sovieacutetiques en philosophie laquo 1967 Discussion at Rostov (on the Don) Univesity on The Basic Problems of the Sociology of Thought a book written in the thirties by Georgian philosopher K R Megrelidze raquo (laquo Chronology raquo in Studies in Soviet thought Vol 8 No 23 (1968) p 254)

37 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Издательство Наука Москва 1979

38 Отар ДЖИОЕВ Кита Мегрелидзе Мецниереба Тбилиси 1982

31

(social) et la penseacutee est postuleacute relegraveve de lrsquoabstraction Or ce nrsquoest que sur la base marxiste-

leacuteniniste dit Djioev qursquoon peut comprendre ce lien drsquoune maniegravere concregravete en accentuant non

pas une simple socialiteacute de conscience mais la pratique sociale car ce nrsquoest que la pratique qui

laisse les aspects drsquoactiviteacute et de passiviteacute apparaicirctre dans un eacutequilibre dialectique Suite agrave cette

reacuteflexion Djioev oppose Megrelidzeacute agrave Althusser Selon lui Althusser retombe dans ce que

Megrelidzeacute aurait appeleacute le sociologisme qui implique une deacutetermination sociale de lrsquohomme

laquo Selon lrsquointerpreacutetation althusseacuterienne de la theacuteorie de la connaissance marxiste le [caractegravere]

actif de conscience celui de lrsquoactiviteacute drsquoun homme connaissant se marie avec la neacutegation du

[caractegravere] actif du sujet de connaissance Cette attitude deacutecoule du structuralisme qui se repreacutesente

la penseacutee telle une activiteacute interpersonnelle et au bout de compte glisse vers lrsquoaffirmation selon

laquelle ce sont les structures qui laquo pensent raquo pas les hommesraquo39

Quant agrave Megrelidzeacute lui en revanche dit Djioev refuse de poser la question de la

deacutetermination sociale de lrsquohomme sans en mecircme temps srsquointerroger sur la nature de la pratique

humaine et laisser place au principe actif qui en deacuterive

Une conclusion semblable trouve une forme beaucoup moins sophistiqueacutee on pourrait dire

mecircme peacutenible chez un autre commentateur sovieacutetico-geacuteorgien Zourab Kakabadzeacute qui

qualifie Megrelidzeacute drsquohumaniste pour laquo la place exceptionnelle que Megrelidzeacute attribue agrave

lrsquohomme dans le monde raquo40 On fera observer que chez ce commentateur nous trouvons une

autre ligne drsquoopposition au monde bourgeois agrave laquelle Megrelidzeacute pouvait ecirctre associeacute dans le

contexte de lrsquoUnion Sovieacutetique tardive Megrelidzeacute eacutetait notamment preacutesenteacute comme le chef de

file dans la lutte contre les cyberneacuteticiens bourgeois qui soulevaient des preacutetentions absolues

tacircchant de modeler le cerveau humain et de substituer la machine agrave lrsquohomme Evidemment

Megrelidzeacute au milieu des anneacutees 30 ne pouvait pas encore critiquer la cyberneacutetique Mais la

reacutefeacuterence ici est faite agrave la critique acharneacutee que Megrelidzeacute lance au physiologisme et agrave ses

preacutetentions (virtuelles) de donner une explication deacutefinitive de la penseacutee de lrsquohomme

La double critique des attitudes reacuteductionnistes - sociologisante drsquoun cocircteacute et empiriciste de

lrsquoautre cocircteacute ndash observeacutees par Megrelidzeacute dans les explications de ce qursquoil appelle la laquo penseacutee

humaine raquo a eacuteteacute donc exploiteacutee par les commentateurs sovieacutetiques des anneacutees 70 pour srsquoopposer

39 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 127 40 Зураб КАКАБАДЗЕ laquo Второе рождение книги raquo in Заря востока 88 14 апреля 1967

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aux deacuteveloppements theacuteoriques et scientifiques du monde capitaliste qui leur eacutetaient

contemporains Cela en mecircme temps leur permettait drsquoinsister sur lrsquoactualiteacute de lrsquoœuvre de

Megrelidzeacute et son caractegravere anticipateur Ainsi en placcedilant au preacutealable Althusser dans la

continuiteacute avec la theacuteorie sociologique de Durkheim les arguments anti-durkheimien de

Megrelidzeacute par extension pouvaient ecirctre adresseacutes agrave lui aussi De la mecircme faccedilon lrsquoinsistance de

Megrelidzeacute sur les limitations de la recherche en physiologie et ses raisonnements anti-

pavloviens pouvaient ecirctre remis en emploi dans la critique de la cyberneacutetique En anticipant le

cours de notre analyse nous voudrions remarquer ici que les passages critiques deacutedieacutes agrave Pavlov

que la censure avait effaceacutes dans lrsquoeacutedition de 1965 du livre sont reacuteapparus dans la version du

1973 Vu le besoin de nouveaux instruments critiques dans la philosophie et la science sovieacutetique

des anneacutees 70 la motivation derriegravere un tel changement dans le fonctionnement de la censure est

assez claire

Enfin pour des raisons drsquoexhaustiviteacute nous voudrions ajouter que quelques dizaines

drsquoarticles faisant reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ont eacuteteacute publieacutes en Union Sovieacutetique ainsi

qursquoen Russie postsovieacutetique et contemporaine Ces articles ne meacuteritent strictement aucune

attention vu leur qualiteacute acadeacutemique extrecircmement basse Non seulement ils nrsquoeacuteclairent en rien

lrsquoœuvre de Megrelidzeacute mais ils ne peuvent mecircme pas ecirctre consideacutereacutes comme des exemples de sa

reacuteception41 Les citations tireacutees du livre de Megrelidzeacute y apparaissent drsquoune maniegravere sporadique

hasardeuse et inattendue sans preacutemisses ou raisons apparentes et ne servent que pour fournir

drsquoappui agrave telle ou telle position que lrsquoauteur de lrsquoarticle donneacute voudrait deacutefendre De telles

apparitions sont signe non pas de lrsquoimportance qui serait geacuteneacuteralement reconnue agrave Megrelidzeacute

mais justement de lrsquoinsouciance que les auteurs drsquoarticles pareils deacutemontrent dans leur incapaciteacute

agrave prendre en compte le fait qursquoil existe une diffeacuterence dans lrsquoimportance ou si lrsquoon veut une

certaine hieacuterarchie entre les auteurs qui dicte les regravegles de reacutefeacuterences (inavoueacutees car allant de

soi) dans tout travail acadeacutemique deacutecent

Quant aux retentissements que la parution du livre a eus dans le milieu acadeacutemique

occidental ils se bornent principalement agrave des mentions dans les listes des nouvelles parutions

sovieacutetiques Il srsquoagit des listes bibliographiques qui embrassaient un nombre tregraves complet de

41 A titre drsquoexemple on ne va indiquer qursquoun article publieacute en Reacutepublique Tchegraveque dans les temps sovieacutetiques

Jan KAPARYT Rudolf STEINDL laquo Historicity materiamismus a etologicka redukce socialniho na biologickerdquo in Sociologicky Casopis Czech Sociological Review Roc 16 Cis 5 (1980) p 483

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livres et de revues en philosophie parus en Union Sovieacutetique Elles eacutetaient conccedilues comme

instrument de recherche pour les sovieacutetologues qui eacutevidemment rencontraient des difficulteacutes

peu neacutegligeables quant agrave lrsquoaccegraves agrave la production intellectuelle sovieacutetique42 Ces listes proposent

seulement les informations bibliographiques et mecircme un rangement en rubriques y est absent43

A part cela nous pouvons citer quelques phrases qui constituent les mentions les plus

extensives de lrsquoœuvre de Megrelidzeacute que lrsquoon peut trouver dans le monde universitaire

occidental pendant la peacuteriode drsquoexistence de lrsquoUnion Sovieacutetique Lrsquoune appartient agrave Thomas J

Blakeley qui dans les notes agrave lrsquoun des volumes de la seacuterie Studies in Soviet thought eacutenumegravere

quelques livres sovieacutetiques qui traitent les questions meacutethodologiques relatives au peuple classes

et valeur et qui font preuve drsquoune certaine distanciation laquo analytique raquo par rapport aux aspects

les plus obscurs du marxisme-leacuteninisme Ainsi eacutecrit-il

laquo Basic Problems of Sociology of Knowledge (Osnovnye problem sociologii myslenija Tbilisi

Mecniereba 1973 438 str) by K R Megrelidze is a breath of fresh air from the past First published

posthumously in 1965 after having been ready for publication in 1938 it shows a strong mind at

work on problems of import not just to Soviet science but also to world science at that time Class

interests class consciousness and the like are handled with a sophistication that Soviet theory of

culture has yet to regain raquo44

Lrsquoautre commentaire est agrave trouver dans un article drsquoAsh Gobar ougrave celui-ci deacutepeint le

panorama des recherches dans des diverses branches de la philosophie en Geacuteorgie

laquo hellipMegrelidze utilizing the insights of Gestalt psychology describes ldquoconsciousnessrdquo and

ldquothoughtrdquo as dynamic processes with Gestalt properties He criticizes ldquobourgeois sociologistsrdquo who

42 Le but ainsi que la structure des listes bibliographiques preacutepareacutees au sein de The institute of East-European

studies (University of Frieburg) sont expliqueacutes par BLAKELEY J Thomas laquo A bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought I D Reidel Publishing Company Dodrecht 1961 pp 12-15

43 Cf laquo Books received raquo in Studies in Soviet Thought Vol 14 (1974) p 343 laquo Foreign-language books received raquo in The review of Metaphysics Vol 20 No 2 (Dec 1966) p 387 Ash GOBAR laquo Bibliography of Georgian philosophy (1946-1976) raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No

3 (Aug 1978) p 253 laquo Bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought Vol 15 No 1 (Mar 1975) p 86 Joacutezef Maria BOCHENSKI (eacuted) Bibliographie der Sowjetischen Philosophie VII D Reidel Publishing

Company Dodrecht 1968 p 113 44 Thomas J BLAKELEY Franccedilois PERROUD laquo Notes and Comments raquo in Studies in Soviet Thought Vol

17 No 2 (Aug 1977) p 142

34

describe personalsocial consciousness as a mere ldquocopyrdquo of a given culture ignoring the ldquothird

factorrdquo of creativity which mediates between the person and his culture raquo45

Megrelidzeacute figure dans les livres deacutedieacutes agrave lrsquohistoire de la philosophie geacuteorgienne publieacutes en

Geacuteorgie46 mais comme nous le voyons crsquoest bien la sovieacutetologie elle-mecircme qui degraves les anneacutees

60-70 lrsquoy avait inscrit

Le troisiegraveme bloc dans lrsquohistoire de la reacuteception du livre de Megrelidzeacute est constitueacute par des

publications relativement reacutecentes ougrave la question nrsquoest plus du tout celle de la nature de son

travail theacuteorique mais celle de sa place dans lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique Il srsquoagit de

remarques tout agrave fait marginales souvent en bas de page dans lesquelles Megrelidzeacute nrsquoest

envisageacute qursquoobliquement comme une figure de lrsquoentourage de Nikolas Marr A titre drsquoexemple

lrsquoarticle de Perlina dont le but est de deacutemontrer que dans les anneacutees 20-30 les œuvres de Leacutevy-

Bruhl Freud et Cassirer eacutetaient bien connues des speacutecialistes sovieacutetiques du folklore de la

mythologie et de lrsquoethnographie Megrelidzeacute nrsquoest eacutevoqueacute que pour en faire une preuve parmi

drsquoautres par les quelques reacutefeacuterences agrave Leacutevy-Bruhl et agrave Cassirer que lrsquoon trouve dans son livre47

Les mentions de ce type se sont surtout multiplieacutees dans la derniegravere deacutecennie ougrave la relecture des

œuvres de Nikolas Marr a eacuteteacute mise agrave lrsquoordre du jour En effet si dans la derniegravere deacutecennie le nom

de Megrelidzeacute resurgit crsquoest ducirc au reacuteveil de lrsquointeacuterecirct plus large pour la linguistique marriste qui

malgreacute son caractegravere deacutesuet relegraveve des eacuteleacutements remarquables pour une critique de la

linguistique indoeuropeacuteenne48

Lrsquoœuvre de Megrelidzeacute nrsquoest donc jamais devenue lrsquoobjet drsquoune recherche seacuterieuse La seule

chercheuse qui se deacutemarque par lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave ce penseur est Janette Friedrich que

nous avons deacutejagrave mentionneacutee au sujet de la biographie de Megrelidzeacute dont elle fournit la version

45 Ash GOBAR laquo Contemporary philosophy in Soviet Georgia raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No 3

(Aug 1978) p 179 46 Cf მახარაძე მიხეილ ქართული ფილოსოფიური აზრის ისტორია ოთხტომეული უნივერსალი

თბილისი 2013 47 Nina PERLINA laquo Olrsquoga Freidenbert on Myth Foklore and Literature raquo in Slavic Review Vol 50 No 2

(Summer 1991) p 375 48 Cf Craig BRANDIST laquo Semantic paleontology and the passage from myth to science and poetry the work

of Izrailrsquo Frank-Kamenetskij (1880-1937) raquo in Studies in East European Thought Vol 63 No 1 Fifty Years of Studies (February 2011) p 44

Craig BRANDIST Katya CHOWN (Ed) Politics and the theory of language in the USSR 1917-1938 The birth of sociological linguistics Anthem Press London 2011 p 171

Vladimir ALPATOV laquo Que peut apporter lrsquoheacuteritage de Marr raquo in Un paradigme perdu la linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL No 20 2005

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la plus complegravete Dans sa thegravese doctorale qui a pris la forme drsquoune monographie deacutedieacutee aux

paradigmes de la langue dans des conceptions psychologiques sovieacutetiques agrave cocircteacute de Bachtin et

Vygotskij elle analyse cet aspect speacutecifique chez Megrelidzeacute aussi Par ce livre auquel se joint

un article49 elle a fait connaicirctre Megrelidzeacute dans le milieu germanophone Et crsquoest toujours elle

qui avec un article en langue franccedilaise50 ougrave est tenteacute une reconstruction des traces de la theacuteorie

de Nikolas Marr dans lrsquoœuvre de Megrelidzeacute a pour la premiegravere fois introduit cet auteur dans

lrsquoespace francophone

Crsquoest dans le sillage drsquoune reacuteactualisation de Marr que dans les anneacutees reacutecentes Megrelidzeacute

est tombeacute au centre de lrsquointeacuterecirct plus focaliseacute chez des chercheurs de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Cela

a reacutesulteacute dans une journeacutee drsquoeacutetude un cours universitaire quelques articles et une petite

monographie de Zedania Le preacutesent travail a eacuteteacute eacutegalement inspireacute par ces deacuteveloppements

Apregraves cet aperccedilu de lrsquohistoire de lrsquoouvrage nous voudrions maintenant revenir plus

speacutecifiquement sur lrsquohistoire du texte du livre Comme on vient de dire Friedrich a consacreacute un

article aux traces de la conception linguistique de Nikolas Marr dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute

Les versions du livre que lrsquoon connaissait jusqursquoagrave il y a quelques anneacutees au long de ses cinq cent

pages ne comportait quasiment aucune mention significative de Nikolas Marr51 ce qui il nrsquoest

pas eacutetonnant paraissait eacutetrange vue les circonstances de la reacutedaction du livre et la biographie de

lrsquoauteur Il eacutetait bien clair que le livre avait ducirc ecirctre censureacute ou pour utiliser lrsquoeupheacutemisme

sovieacutetique courant laquo nouvellement eacutediteacute raquo Si ce livre tronqueacute il y a quelques anneacutees encore

obligeait donc ses commentateurs agrave faire des conjectures et agrave essayer de reconstruire ce qui

hypotheacutetiquement pouvait ecirctre sa version originale agrave preacutesent il peut devenir lrsquoobjet drsquoune

analyse concregravete gracircce au fait que lrsquounique bon agrave tirer datant de 1937 ndash la seule source donc des

eacuteditions de 1965 et 1973 - a eacuteteacute reacutecemment retrouveacute dans lrsquoarchive du Museacutee de la litteacuterature de

Tbilissi Evidemment il nous permet de voir tregraves exactement les modifications que le texte a

49 Janette FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen

Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004 pp 109-124

50 Janette FRIEDRICH laquo Les traces de N Marr dans le livre de K Megrelidze Osnovnye problem sociologii myslenija (1937) raquo in Cahiers de lrsquoILSL Ndeg20 2005 pp 109-125 (Voir eacutegalement lrsquoarticle de Sylvie ARCHAIMBAULT qui integravegre les reacutesultats apporteacutes par Friedrich dans le tableau qursquoelle dresse de lrsquousage de la notion de lrsquoaperception parmi les linguistes russes et sovieacutetiques mais qui nrsquoa pas de preacutetention drsquoapporter de nouvelles connaissances sur Megrelidzeacute agrave proprement parler laquo La notion drsquoaperception raquo in Slavica Occitania Toulouse 30 2010 95-114)

51 Plus preacutecisement dans la version de 1965 le nom de Marr apparaicirct agrave deux occasions tout agrave fait marginales alors que dans la version de 1973 ses occurrences se multiplient mais restent tout aussi inessentielles

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subies ulteacuterieurement On nrsquoa pourtant pas de possibiliteacute de porter le jugement sur ce que lrsquoauteur

lui-mecircme a (probablement) ducirc changer dans la peacuteriode entre 1933 et 1937 (exception faite du

titre du livre dont nous connaissons trois versions)

Le bon agrave tirer garde les traces de corrections orthographiques faites par un correcteur

speacutecialiste au mois de mai 1937 ainsi que des corrections mineures faites par la main de

Megrelidzeacute lui-mecircme Sur la page numeacutero un ougrave commence lrsquolaquo Exposition geacuteneacuterale de la

question de la penseacutee raquo52 le premier reacutedacteur du livre Leon Bachindjagian a fait deux

remarques dateacutees du 2VI37 1) laquo Imprimer agrave partir de la page 1 jusqursquoagrave la page 464 raquo (il nrsquoest

donc pas clair si lrsquointroduction qui preacutecegravede la page numeacutero 1 et est numeacuteroteacutee en chiffres

romains eacutetait censeacutee ecirctre imprimeacutee ou pas) et 2) laquo Les citations des classiques du marxisme sont

veacuterifieacutees raquo Sur les marges de lrsquoexemplaire on trouve eacutegalement de petits passages par lesquels

Megrelidzeacute a voulu amplifier le texte parfois en rajoutant des notes de bas de page ou encore des

pages entiegraveres (ces morceaux ont eacuteteacute effectivement inteacutegreacutes dans la version de 1965 par

lrsquoeacutediteur) Il nrsquoest pourtant pas clair si ces ajouts marqueacutes sur les marges datent de 1937 ou de

1940 ougrave se trouvant de seacutejour agrave Tbilissi Megrelidzeacute espeacuterait encore faire publier son ouvrage

(sur le frontispice on voit la note du professeur Djanachia dateacutee de 13XII1940 qui donne lrsquoordre

drsquoimprimer le bon agrave tirer en quatre exemplaires mais lrsquoauteur sera de nouveau arrecircteacute deux

semaines plus tard le 31 deacutecembre 1940) Si lrsquoon juge selon le contenu de certains des

commentaires on aurait tendance agrave penser qursquoils sont tardifs car Megrelidzeacute srsquoy attaque au

fascisme ou par exemple deacuteplore la deacutesertion des universiteacutes allemandes par des chercheurs

comme Max Wertheimer ou Kurt Lewin ce qui relegraveve de ce qui devait ecirctre drsquoactualiteacute en 1940

Mais une telle conclusion trouve vite ses limites si lrsquoon considegravere que depuis des anneacutees il eacutetait

ordinaire en Union Sovieacutetique de srsquoexprimer contre le fascisme (agrave titre drsquoexemple le mecircme

Louria en 1933 eacutecrit lrsquoarticle srsquointitulant laquo lsquoPsychologie des racesrsquo et la science fasciste raquo53) et

que les psychologues de la Gestalt avaient ducirc eacutemigrer drsquoAllemagne bien des anneacutees plus tocirct en

1933

En outre dans cet exemplaire on trouve des ratures Ce sont les traces tardives relevant de

la censure que le livre a subie avant sa parution en 1965 La comparaison de la version parue en

52 Pour le contenu du livre voir lrsquoannexe 53 Александр Романович ЛУРИЯ laquo lsquoПсихология расlsquo и фашистская наука raquo in Фронт науки и техники

12 ВАРНИТСО и СНР Москва 1933 pp 97-108

37

1965 avec le bon agrave tirer de 1937 redeacutecouvert met agrave la lumiegravere la maniegravere dont le texte a eacuteteacute

tronqueacute Degraves le premier coup drsquoœil on sent les tendances conjoncturelles dans le choix des

morceaux de texte qui ont eacuteteacute eacutelimineacutes On peut distinguer trois grands thegravemes qui sont tombeacutes

sous le coup de la censure Drsquoabord ce sont les pages entiegraveres consacreacutees aux questions de la

langue dans la perspective marriste qui comme Friedrich avait correctement conjectureacute avaient

eacuteteacute effectivement contenues dans le texte original mais ont eacuteteacute eacutelimineacutees pour une raison

eacutevidente Depuis la fameuse querelle en linguistique drsquoabord initieacutee et puis conclue par Staline

lui-mecircme en 1949 le marrisme a eacuteteacute reacuteduit agrave lrsquoinexistence alors que le nom de Marr nrsquoeacutetait plus

accepteacute comme une reacutefeacuterence possible54 Au total ce sont agrave peu pregraves 35 pages qui ont eacuteteacute

eacutelimineacutees du livre mais la coupure la plus seacutevegravere a toucheacute son cinquiegraveme chapitre deacutedieacute

justement agrave la question de la langue et de la conscience de soi Sa longueur a eacuteteacute reacuteduite de 15 agrave 4

pages Ensuite ce sont quelques larges passages consacreacutes agrave la psychologie et agrave la reacuteflexologie

Et enfin ce sont les passages relativement courts consacreacutes agrave Staline qui ont disparu du texte

Evidemment la description qursquoon vient de faire ne recouvre pas toutes les occurrences de la

censure mais tout ce qui reste hors cette description et pourrait relever drsquoun certain inteacuterecirct sera

mentionneacute dans notre analyse theacuteorique du texte selon la neacutecessiteacute

Lrsquohistoire de la modification du texte ne finit pas ici Sept ans plus tard en 1973 le livre a

eacuteteacute reacuteeacutediteacute laquo suite agrave une demande des lecteurs raquo55 comme le preacutecise lrsquoeacutediteur des deux eacuteditions

(1965 et 1973) Anguia Bochorishvili philosophe geacuteorgien membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de la Geacuteorgie sovieacutetique56 Cette fois-ci dans lrsquoavertissement agrave cette deuxiegraveme eacutedition il se

54 Sur la querelle en linguistique voir Reneacute LrsquoHERMITTE Science et perversion ideacuteologique Marr

marrisme marristes une page de lrsquohistoire de la linguistique sovieacutetique Paris Institut drsquoeacutetudes slaves 1987 Quoi qursquoil srsquoagisse de la monographie la plus reacutefeacutereacutee et connue en langue franccedilaise sur ce sujet sa probiteacute scientifique est mise en question par lrsquoautre eacuteminent chercheur de lrsquohistoire de la linguistique russe et sovieacutetique Alpatov Il a de son cocircteacute consacreacute une monographie agrave lrsquohistoire du marrisme АЛПАТОВ В М История одного мифа Марр и марризм Едиториал УРСС 2004 Sur le deacuteroulement de la querelle voire eacutegalement MARCELLESI Jean-Baptiste GIRARD Nicole laquo Ni cet excegraves drsquohonneur ni cette indigniteacute raquo in Langages No 46 Langage et classes sociales Le marrisme (juin 1977) pp 3-23

55 Il ne faut pourtant pas penser qursquoil srsquoagissait drsquoune demande populaire Cette phrase fait reacutefeacuterence aux demandes qui ont eacuteteacute exprimeacutees dans les protocoles des sessions qui ont eu lieu agrave lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-lendashDon A part le tirage reacuteduit du livre les participants aux sessions se lamentaient sur les fautes drsquoorthographes ainsi que sur le manque drsquoun index des noms agrave la fin du livre Mais ce qui est le plus curieux crsquoest qursquoils demandaient eacutegalement de laquo reacuteeacutediter raquo certains passages pour que les mineures deacuteviations du marxisme-leacuteninisme soient eacutecarteacutees De fait il srsquoagissait drsquoune demande de censure suppleacutementaire Cf ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in საქართველოს კომუნისტი N3

56 Il ne srsquoagit pas de la mecircme institution qui a eacuteteacute fondeacutee par les efforts de Megrelidzeacute Comme on a vu celle-ci avait eacuteteacute fermeacutee en 1931 En 1940 ans la succursale de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de RSFSR a eacuteteacute ouverte en Geacuteorgie Crsquoest ici que Megrelidzeacute avait reacutesumeacute son travail quand entre les deux arrestations il habitait agrave Tbilissi

38

feacutelicite de pouvoir preacutesenter au public une version plus complegravete du livre Et effectivement nous

y voyons apparaicirctre certains passages qui ne sont pas trouvables dans la version preacuteceacutedente

Notamment ce sont les paragraphes regardant les psychologues Pavlov et Vygotskij qui

reacuteapparaissent Un peu plus haut nous avons deacutejagrave effleureacute cette question mais dans ce qui suivra

nous deacutecrirons de plus pregraves ces diffeacuterences en nous interrogeant sur les raisons possibles pour la

reacuteinsertion de tel ou tel passage

En addition agrave ce que nous venons de rapporter sur lrsquohistoire du livre il y a deux moments

quelque peu anecdotiques que nous voudrions mentionner eacutegalement mecircme srsquoils ne revecirctent pas

drsquointeacuterecirct proprement analytique Lrsquoun de ces moments advient en 2007 lorsque le livre fut

reacuteimprimeacute agrave Moscou Etrangement ce reprint fut fait non pas agrave partir de la version de 1973 mais

de celle de 1965 qui est la version la plus tronqueacutee Cela est drsquoautant plus dommage

qursquoactuellement seul ce tirage est disponible agrave la vente Quant agrave lrsquoautre moment il est lieacute agrave la

traduction du livre en langue geacuteorgienne parue en 1990 agrave Tbilissi Cette traduction se base bien

sur la version de lrsquoanneacutee 1973 mais eacutetrangement elle est plus laquo complegravete raquo encore que lrsquooriginal

car y apparaissent deux pages entiegraveres drsquoune provenance inconnue et qui discutent quelques

eacuteleacutements de la theacuteorie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze Le

rapprochement des propos de Megrelidzeacute avec la psychologie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par Uznadze

est loin drsquoecirctre illeacutegitime mais le changement de style et drsquointonation laisse penser que dans ces

deux pages nous avons affaire agrave une manœuvre arbitraire de lrsquoeacutediteur Outre cela le titre porteacute

par la traduction geacuteorgienne du livre est le suivant La pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee Il

srsquoagit donc drsquoune quatriegraveme version du titre Un peu plus bas nous reviendrons sur la question

du changement multiple du titre de lrsquoouvrage et proposerons quelques reacuteflexions sur ses raisons

possibles ainsi que ses effets

Comme on peut voir avec cet ouvrage nous nous trouvons devant un objet assez complexe agrave

aborder Pour revenir agrave la question poseacutee au deacutebut de ce chapitre on peut constater que

lrsquoouvrage agrave aucune des eacutetapes de son histoire ne peut se vanter de la richesse des effets qursquoil

aurait produits dans le milieu intellectuel Par contre cette histoire lrsquoa rendu lui tellement

complexe qursquoil est un objet particuliegraverement inteacuteressant agrave traiter dans la mesure ougrave il peut faire

parler beaucoup drsquoaspects de lrsquohistoire intellectuelle et philosophique sovieacutetique Il peut ecirctre

envisageacute comme une sorte de palimpseste dont les couches se superposent agrave la fois

diachroniquement et synchroniquement Dans le chapitre qui suit nous tenterons justement de

39

deacutecortiquer ces couches agrave partir de la question de la censure qui est preacutesente non seulement dans

la dureacutee (1937-1965-1973) mais eacutegalement dans la simultaneacuteiteacute de chacun de ces moments

temporels (et pour des raisons bien claires crsquoest plutocirct la version initiale qui sera lrsquoobjet de notre

analyse lagrave ougrave il srsquoagira drsquoen parler dans cette perspective de simultaneacuteiteacute) La censure appelle

donc une analyse agrave la fois extensive et intensive De son cocircteacute cet examen du texte relegravevera

certains eacuteleacutements du mode de fonctionnement de la censure sovieacutetique qui risquent de laisser

perplexe ceux qui ont tendance agrave se repreacutesenter la censure sovieacutetique comme un meacutecanisme plus

sophistiqueacute qursquoil nrsquoeacutetait Dans la partie qui suit consacreacutee agrave la question de la censure on essaiera

donc drsquoexaminer les formes les raisons et les effets de la censure sur le mateacuteriel concret qui est

celui de lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute

40

IIe Partie

Question de la censure

Cette partie approfondit le moment le plus important on pourrait dire mecircme constituant de

lrsquohistoire du livre qui est la censure En confrontant dans le premier chapitre les ideacutees reccedilues au

sujet du fonctionnement de la censure sovieacutetique on tacircchera par la suite de proposer agrave lrsquoaide

drsquoun mateacuteriel concret certaines conclusions de caractegravere geacuteneacuteral Pour ce faire lrsquoon discutera

trois aspects particuliers de la censure lisible dans lrsquoœuvre et par cela on embrassera en mecircme

temps tous les effets que la censure a infligeacutes au texte sauf ce qursquoil en est des reacutefeacuterences agrave la

theacuteorie linguistique de Nikolas Marr On reacuteservera cette question speacutecifique pour plus tard

Quant aux trois points dont on discutera immeacutediatement ndash psychologie et science sovieacutetique

mateacuterialisme historique et sociologie et enfin politique et theacuteorie ndash ils seront exposeacutes dans trois

chapitres respectifs

La signification de cette partie pourtant ne srsquoarrecircte pas agrave la question particuliegravere de la

censure Si lrsquoon essaie de tirer des conseacutequences du fait que lrsquoaction de la censure prend comme

cible toujours les moments historiquement et conjoncturellement les plus sensibles cette

question particuliegravere de la censure peut devenir un outil opeacuteratoire pour lrsquoanalyse et ecirctre mise au

service drsquoune laquo contextualisation raquo historico-intellectuelle du livre Nous mettons ce mot entre

guillemets car pour nous il ne srsquoagira pas drsquoentourer le texte par des faits historiques et

intellectuels choisis suivant le principe du paralleacutelisme chronologique qui ne relegraveveraient donc

que de liens meacutecaniques Lrsquoeffet de la censure dont la motivation se laisse bien discerner et qui

arrive du dehors (la censure subjective dont il srsquoagira eacutegalement nrsquoeacutetant qursquoune forme

internaliseacutee de cette mecircme contrainte venant du dehors) traverse la capillariteacute argumentative du

livre et le met dans une lumiegravere sous laquelle le lien entre le texte et son milieu se laisse

entrevoir drsquoune faccedilon assez organique

41

Quelques remarques geacuteneacuterales

Si nous prenons en consideacuteration les eacuteleacutements biographiques et historiques que nous venons

drsquoexposer lrsquoon est vite convaincu que le texte de Megrelidzeacute ne se laisse pas pertinemment

deacutecrire par le scheacutema tout aussi abstrait que simple mais pour autant pas moins largement

reacutepandu dans lrsquoimaginaire postsovieacutetique selon lequel sous un reacutegime totalitaire tel que lrsquoUnion

Sovieacutetique on a affaire agrave des individus pensants et autonomes qui luttent contre les impeacuteratifs

theacuteoriques ideacuteologiquement prescrits et essayent en mecircme temps de se proteacuteger du meacutecanisme

reacutepressif de lrsquoEtat en faisant recours agrave des techniques drsquoeacutecriture speacuteciales On va nous reacutetorquer

que lrsquoautobiographie de Megrelidzeacute est justement lrsquoexemple drsquoun tel texte Mais agrave notre avis

cela ne relegraveve que drsquoune premiegravere impression En effet Megrelidzeacute eacutecrit son texte avec

lrsquointention de convaincre les lecteurs de la veacuteriteacute du sens litteacuteral de ce qursquoil eacutecrit (la question de

savoir agrave quel degreacute il est sincegravere et srsquoil ment est secondaire) Alors que lrsquoopinion reacutepandue parle

de textes transmettant un sens qui diffegravere voire est contraire au sens litteacuteral du texte Ces

tactiques drsquoeacutecriture sont le plus souvent deacutecrites par la meacutetaphore de lrsquolaquo eacutecriture entre les

lignes raquo Mais comme mecircme chez Leo Strauss57 lrsquoauteur incontournable pour les questions lieacutees

agrave ce pheacutenomegravene lrsquoexplication de cette meacutetaphore reste toujours sommaire elle eacuteveille

lrsquoimaginaire le plus fantaisiste et se laisse utiliser comme une expression deacutesignant une figure

drsquoauteur ruseacute et en totale conscience de ses propres modes de faire Cette image de lrsquoauteur est

redoubleacutee par lrsquoimage drsquoun lecteur tout aussi savant qui est en mesure de deacutechiffrer le sens

receleacute dans le texte du premier Strauss souligne que ce type de litteacuterature est adresseacute agrave une

minoriteacute intelligente des lecteurs58 Or lrsquoobscuriteacute geacuteneacuterale sur ces questions a fait que dans le

discours postsovieacutetique la capaciteacute de lire laquo entre les lignes raquo a acquis des extensions

deacutemesureacutees au point drsquoecirctre parfois proclameacutee un attribut caracteacuteristique de lrsquolaquo homme

sovieacutetique raquo On suppose ainsi une transparence entre les eacutecrivains et les lecteurs les deux eacutetant

pareillement compeacutetents alors que laquo la langue drsquoEacutesope raquo qui est un autre terme courant pour

deacutesigner la dissimulation du sens dit vrai ne serait qursquoun jeu se deacuteroulant entre eux et ayant

comme but de creacuteer un eacutecran de poussiegravere aux yeux de la censure qui est agrave la fois dans son

eacuteleacutement intellectuel et reacutepressif identifieacutee agrave lrsquoEtat Mecircme si cette maniegravere quelque peu exageacutereacutee

57 STRAUSS Leo laquo Persecution and the art of writingrdquo in Social Research 814 (1941) 58 Ibid p 491

42

drsquoexposer les choses peut paraicirctre outreacutee elle nrsquoest pourtant pas deacutenueacutee drsquoutiliteacute car elle

souligne lrsquoimportance de reacuteeacutevaluer les notions qursquoon a sur la censure Le livre de Megrelidzeacute qui

a eu une histoire compliqueacutee et dont nous disposons de trois versions permet de faire ce travail

sur un mateacuteriel concret Mais sans avoir la preacutetention de tirer des conseacutequences larges comme

celles viseacutees par Strauss qui propose une analyse de la tension entre lrsquoeacutecrivain et lrsquoinstance de

perseacutecution applicable agrave toute eacutetape historique de la penseacutee occidentale on se concentrera sur le

cas de lrsquoUnion Sovieacutetique et plus particuliegraverement sur celui de Megrelidzeacute

Au cours de notre analyse des eacutecrits de Megrelidzeacute quand cela sera neacutecessaire nous

soulignerons les points relevant de la censure ou de lrsquoalteacuteration du texte ainsi que les effets

qursquoelles produisent Mais au preacutealable nous voudrions proposer quelques remarques geacuteneacuterales agrave

ce sujet Il est important de tenir compte du fait que toute lecture de textes produits sous les

conditions drsquoun reacutegime politique totalitaire a besoin drsquoecirctre consciente de ses propres preacutemisses

ou si lrsquoon veut des preacutemisses du texte qursquoon envisage de lire Et en vue justement drsquoune

meilleure identification de ces preacutemisses je propose drsquoinsister sur la notion de censure en

prenant comme point de deacutepart le cas de la monographie de Megrelidzeacute Mais eacutevidemment si on

parle de preacutemisses cela ne veut point dire qursquoil srsquoagirait de quelque chose qui serait donneacute hors

du texte Au contraire agrave certains eacutegards crsquoest le texte lui-mecircme qui peut laisser transparaicirctre ses

propres preacutemisses et crsquoest sur cela que je voudrais mettre lrsquoaccent dans ce qui suivra Sur ce point

on retiendra les remarques faites par Strauss qui souligne lrsquoimportance qursquoune perspective sur

lrsquointeacutegraliteacute du texte peut avoir pour sa lecture intelligente

La suggestion que nous voudrions avancer consiste agrave distinguer entre deux instances de la

censure Drsquoun cocircteacute crsquoest la censure objective et de lrsquoautre cocircteacute la censure subjective qui agrave son

tour peut se manifester de deux maniegraveres neacutegative et positive La premiegravere de celles-ci cest-agrave-

dire la censure objective consiste en un controcircle exteacuterieur qui srsquoeffectue apregraves coup alors que la

deuxiegraveme cest-agrave-dire la censure subjective est le controcircle inteacuterieur ou autrement dit

lrsquoautocensure que lrsquoauteur lui-mecircme met en place pour garantir la conformiteacute de son texte agrave des

impeacuteratifs exteacuterieurs qui lui sont bien connus et ne sont pas questionnables dans le cadre du texte

donneacute Il peut srsquoagir de censure subjective neacutegative ou positive suivant que la conformiteacute est

obtenue en dissimulant les eacuteleacutements inacceptables pourtant preacutesents dans le texte comme sa

partie essentielle (crsquoest-agrave-dire incontournable) ou en mettant un accent trop prononceacute sur des

eacuteleacutements qui font partie de lrsquoinventaire conceptuel ou symbolique de lrsquoideacuteologie mais qui si on

43

tient compte de lrsquointeacutegraliteacute du texte nrsquoont qursquoun caractegravere accidentel Cela veut dire que le texte

ne perdrait rien du point de vue de son argumentation intrinsegraveque si on lui enlevait les eacuteleacutements

de lrsquoautocensure positive

Crsquoest lrsquoensemble de toutes ces instances de censure qui constituent ce que nous avons appeleacute

les preacutemisses de lecture Cette grille de lecture permet de gagner une vue beaucoup plus nuanceacutee

et concregravete du texte ce qui demeurerait insaisissable si on restait dans le cadre du scheacutema

auteurautoriteacute Qui plus est ce dernier scheacutema ne permet pas de prendre en compte lrsquoexistence

drsquoauteurs qui ne sont pas opposeacutes agrave lrsquoautoriteacute crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en partageant les

convictions marxistes se caracteacuterisent par une creacuteativiteacute conceptuelle et ne se laissent pas deacutecrire

dans des termes binaires Crsquoest justement pour apporter plus de nuances dans cette

probleacutematique que lrsquoon peut introduire la notion de culture philosophique sovieacutetique proposeacutee

par Evert Van der Zweerde dans sa monographie consacreacutee agrave lrsquohistoriographie sovieacutetique de la

philosophie59 qui selon la deacutefinition de lrsquoauteur est la discipline responsable de lrsquoauto-

conscience historique de la philosophie sovieacutetique Quant agrave la philosophie sovieacutetique elle est ici

comprise dans un sens large pas uniquement et surtout pas en premier lieu comme une theacuteorie

mais comme un meacutedium par lequel le reacutegime sovieacutetique srsquoauto-leacutegitimise et se garantit un

fonctionnement effectif mais qui de lrsquoautre cocircteacute doit ecirctre controcircleacute pour que la production de

repreacutesentations qui mettraient le reacutegime dans une lumiegravere deacutesavantageuse soit bloqueacutee Ainsi

conclut Van der Zweerde en Union Sovieacutetique il nrsquoy avait pas de lieu pour une discussion

meacutetaphilosophique (crsquoest-agrave-dire pour une discussion sur la philosophie officielle) ce qui a

transformeacute la philosophie sovieacutetique en une science cumulative au lieu qursquoelle soit le lieu

drsquoaffrontements De notre cocircteacute on voudrait preacuteciser qursquoeacutevidemment il y a eu des discussions

voire des querelles au sein de la philosophie sovieacutetique surtout agrave une premiegravere eacutetape de son

histoire (cela est bien deacutecrit par Van der Zweerde aussi) Mais effectivement ces discussions

nrsquoont jamais interrogeacute les cadres dans lesquels elles eacutemergeaient Ce cadre eacutetait constitueacute par des

signifiants tels que le mateacuterialisme ou la dialectique Les discussions concernaient donc la

question de la conformiteacute de telle ou telle conception agrave ces critegraveres Mais ceux-ci nrsquoont jamais eacuteteacute

eux-mecircmes questionneacutes (crsquoest pour cela que nous eacuteviterions de les appeler concepts ndash justement

parce qursquoils nrsquoeacutetaient pas discutables ndash et preacutefeacuterons lrsquoappellation laquo signifiants raquo) Lrsquoon discutait

59 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer

Science+Business Media Dodrecht 1997

44

donc sur les meilleurs modes de conformer les meacutethodes des divers domaines de savoir agrave ces

impeacuteratifs Dans ce sens Van der Zweerde a tout agrave fait raison quand il deacutefinit la culture

sovieacutetique entre autres comme le pourvoyeur des critegraveres de distinction de la philosophie et de

la non-philosophie Dans ce travail agrave plusieurs reprises nous devrons revenir plus

fondamentalement agrave ce point magistral Mais ce qui nous inteacuteresse maintenant crsquoest un autre

aspect de la culture sovieacutetique telle qursquoelle est deacutefinie par Van der Zweerde laquo Soviet

philosophy does not denote a philosophical school or theory but an historically limited type of

philosophical culture a complex of opportunities restrictions institutions organisations and

traditions within which philosophy was done raquo La culture philosophique est comprise ici

comme un savoir normatif internaliseacute elle implique laquo the ways in which philosophical texts

were to be produced with the ideological conditions of philosophical discussions and with the

possibilities and impossibilities of making onersquos ideas public raquo60

La culture philosophique sovieacutetique se trouve donc en eacutetroite relation avec les meacutecanismes

de la censure Ce nrsquoest qursquoelle qui peut rendre intelligible chaque occurrence concregravete

drsquointervention dans le texte Ayant preacutealablement distingueacute les trois instances de la censure nous

pouvons voir qursquoil srsquoagit drsquointerventions qui diffegraverent en caractegravere La particulariteacute des

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee est que ce livre gracircce agrave son histoire

illustre simultaneacutement ces trois instances de censure Les eacuteleacutements de la censure objective

(lrsquointervention apregraves-coup) se laissent repeacuterer par une simple comparaison entre diverses

versions du texte (ce nrsquoest que la toute premiegravere version qui manque de pair ndash qui lui preacuteceacutederait

ndash pour ecirctre compareacutee) Mais quant aux eacuteleacutements de la censure subjective (lrsquointervention

preacuteventive) la tacircche est plus compliqueacutee Comme par principe la censure subjective ne se

manifeste en aucun support fixeacute (tel un texte) elle ne peut ecirctre saisie qursquoen tant que reacutesultat

drsquoune reconstruction Mais pour reacutealiser cette reconstruction on a besoin de mettre en

conjonction deux versants drsquoun cocircteacute en accord avec lrsquoideacutee de Strauss crsquoest une analyse du

texte dans son entiegravereteacute et sa mise agrave lrsquoeacutepreuve selon le critegravere de coheacuterence qui peuvent nous

aider agrave discerner entre ce qui est essentiel du texte et ce qui y est accidentel (relevant de la

censure positive) et de lrsquoautre cocircteacute crsquoest la prise en compte de ce qui suivant le raisonnement

de Van der Zweerde se laisse deacutecrire comme la culture philosophique sovieacutetique

60 Ibid p 26

45

Passons donc au livre La censure on lrsquoa deacutejagrave dit est preacutesente dans ce livre tout drsquoabord en

qualiteacute drsquoune instance exteacuterieure Celle-ci nrsquoest pas lrsquoEtat ni une institution eacutetatique agrave

proprement parler mais un groupe de collegravegues hautement placeacutes dans la hieacuterarchie de

lrsquoinstitution acadeacutemique Ils exeacutecutent la censure en se reportant non pas agrave un observateur plus

haut placeacute ayant une autoriteacute supeacuterieure agrave la leur mais agrave la communauteacute des collegravegues elle-

mecircme Il nrsquoest donc pas eacutetonnant que ce type de controcircle srsquoexerce gracircce agrave une proceacutedure

reacuteglementeacutee Ainsi dans lrsquoavertissement agrave lrsquoeacutedition de 1965 lrsquoeacutediteur du livre Anguiumla

Botchorichvili donne quelques preacutecisions sur le proceacutedeacute de la censure qui est toujours deacutesigneacute

par lrsquoeupheacutemisme laquo eacutedition raquo

laquo La question de lrsquoeacutedition du livre a eacuteteacute poseacutee en 1956 A lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la

Reacutepublique Sovieacutetique de la Geacuteorgie une commission speacuteciale a eacuteteacute creacuteeacutee constitueacutee par les

professeurs Ch Dzidzigouri S Nariqachvili S Tsereteli G Tchitaiumla Th Charachenidze Le livre

a eacuteteacute remis agrave la commission pour qursquoelle formule un avis La commission a estimeacute que lrsquoouvrage

nrsquoavait pas perdu de son importance scientifique ni de son actualiteacute Nous [lire laquo moi raquo - nous

notons] avons effectueacute la reacutevision et correction deacutefinitives du livre en prenant en compte toutes les

remarques suffisamment fondeacutees des lecteurs [nous soulignons] raquo61

En reacuteaction agrave lrsquoeacutedition de 1965 les repreacutesentants du deacutepartement de philosophie de

lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don ont adresseacute leurs recommandations agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de la Geacuteorgie (cest-agrave-dire agrave lrsquoorgane qui avait eacuteteacute chargeacute de cette eacutedition) Ils ont souhaiteacute que le

livre soit reacuteeacutediteacute en vue drsquoune augmentation du tirage de la correction des erreurs

orthographiques mais ils insistaient eacutegalement sur la neacutecessiteacute drsquoune intervention dans le texte

pour qursquoil soit mis en meilleure adeacutequation avec les principes du marxisme-leacuteninisme A titre

drsquoexemple spectaculaire et pour illustrer le niveau de discussion citons le passage respectif en

entier

laquo Lrsquoouvrage de Megrelidzeacute nrsquoest pas assureacute contre certaines imperfections Il est douteux que

lrsquoemploi de lrsquoadjectif ldquoquasi-indeacutependantrdquo comme le fait lrsquoauteur soit pertinent pour caracteacuteriser le

rocircle actif des ideacutees Dans notre litteacuterature il est deacutejagrave de coutume drsquoutiliser agrave cet effet la notion de

61 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы

социологии мышления Op cit 1965 p 4-5

46

lrsquoldquoautonomie relative de lrsquoideacuteologierdquo La supposition selon laquelle sous le communisme la

conscience sociale deacutetermine lrsquoecirctre social et non pas lrsquoinverse est contestable et manque

drsquoargumentation A notre avis la question de la philosophie de B Spinoza est eacutegalement mise dans

une lumiegravere erroneacutee A ce propos lrsquoavis de K Megrelidzeacute est quelque peu en contradiction agrave

lrsquointerpreacutetation eacutetablie dans la litteacuterature marxiste contemporaine de la qualification que le penseur

du XVIIe siegravecle donnait au mateacuterialisme et agrave lrsquoatheacuteisme raquo62

Aucune de ces trois recommandations venant des philosophes chez qui la lecture de

lrsquoouvrage de Megrelidzeacute avait produit le plus drsquoenthousiasme et dont le but paradoxalement

eacutetait une plus stricte reacutealisation de la censure objective nrsquoa eacuteteacute prise en compte dans la troisiegraveme

eacutedition de lrsquoouvrage en 1973 effectueacutee par le mecircme eacutediteur Nous nrsquoirons pas plus loin en

conjectures concernant le caractegravere de la communication entre les deux institutions se situant

dans deux reacutepubliques sovieacutetiques diffeacuterentes Et soulignerons seulement que ce qui par les

critiques a eacuteteacute qualifieacute comme un traitement deacuteviant de la philosophie de Spinoza avait eacuteteacute mis

en valeur deacutejagrave dans lrsquointroduction agrave lrsquoeacutedition de 1965 eacutecrite par lrsquoeacutediteur comme un laquo jugement

original qui repense drsquoune maniegravere critique certaines des opinions geacuteneacuteralement reacutepandues raquo 63

sur Spinoza

A cette censure de caractegravere objectif se rajoute donc la censure subjective cest-agrave-dire

lrsquoautocensure de lrsquoauteur Celle-ci se manifeste sous deux formes drsquoabord neacutegative ndash crsquoest le

cas quand lrsquoauteur enlegraveve du texte ce qursquoil y aurait mis si lrsquoaberration ideacuteologique ne srsquoimposait

pas ndash et puis positive ndash par exemple quand lrsquoauteur rajoute dans le texte des eacuteleacutements que pour

la mecircme raison il nrsquoy aurait pas mis Conjointement les trois instances garantissent au texte une

conformiteacute agrave des impeacuteratifs ideacuteologiques La censure objective est anticipeacutee par lrsquoautocensure

qui implique agrave la fois une censure neacutegative par la renonciation aux eacuteleacutements indeacutesirables et une

censure positive par lrsquoinsertion des eacuteleacutements deacutesirables Pour lrsquoillustrer nous pourrions revenir

aux exemples de Marr et Staline dans le texte de Megrelidzeacute Dans sa version originale la

reacutefeacuterence agrave Staline est un eacuteleacutement qui relegraveve drsquoune censure positive64 alors que celle agrave Marr est

62 ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in

საქართველოს კომუნისტი N3 p 94 63 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы

социологии мышления Op cit 1965 p 6 64 Plus bas nous proposerons une analyse plus nuanceacutee des occurrences de Staline dans ce texte mais la

conclusion sommaire qursquoon propose agrave cette eacutetape nrsquoest pas essentiellement autre

47

une reacutefeacuterence essentielle Par contre une fois la conjoncture changeacutee dans les anneacutees 60 les

deux deviennent des eacuteleacutements indeacutesirables aux yeux de la censure objective Non seulement

Marr est deacuteleacutegitimeacute par Staline en 1949 mais Staline lui-mecircme est deacuteleacutegitimeacute par le fameux

laquo rapport raquo secret divulgueacute au XXe congregraves du Parti communiste sovieacutetique par son secreacutetaire

geacuteneacuteral Nikita Khrouchtchev deacutenonccedilant le laquo culte de la personnaliteacute raquo

Maintenant que nous avons proposeacute une premiegravere caracteacuterisation des instances de la

censure nous pouvons reprendre avec plus de vigueur le point indiqueacute agrave titre preacuteliminaire dans le

chapitre preacuteceacutedent et mieux articuler ce en quoi le texte auquel nous avons affaire peut ecirctre

envisageacute comme un palimpseste Il srsquoagit effectivement drsquoun objet textuel complexe qui a une

mateacuterialiteacute agrave couches multiples Il nrsquoest pas identique agrave soi-mecircme non seulement parce qursquoil est

une coagulation des multiples instances de censure qui se laissent deacutecortiquer dans une

perspective synchronique mais eacutegalement par le fait que lrsquoon a agrave affronter des moments

temporellement diffeacutereacutes Autrement dit on a deux points temporellement diffeacutereacutes dont chacun a

son propre assortiment de censures Au surplus chacune de ces instances de censure se laisse

saisir diffeacuteremment par comparaison ou par reconstruction

Mais eacutevidemment cette description reste abstraite tant qursquoon ne voit pas cette complexiteacute

dans la chair du texte in concreto A cet effet dans les trois chapitres suivant nous reprendrons

trois aspects qui au cours de lrsquohistoire du livre ont fait preuve du plus grand dynamisme

drsquointerpretation Drsquoabord il srsquoagira de la question de la psychologie sovieacutetique qui dans les trois

instances temporelles de lrsquohistoire du livre se preacutesente diffeacuteremment Ensuite crsquoest la question

du titre de lrsquoouvrage dont on dispose de quatre versions et de la place du terme laquo sociologie raquo agrave

travers la conjoncture en changement En connexion avec ce terme en concurrence avec lrsquoautre

terme de laquo pheacutenomeacutenologie raquo nous tenterons de toucher un point de la censure neacutegative qui est

lrsquoaspect le plus hypotheacutetique au sein de la probleacutematique de la censure Et enfin nous nous

contenterons de nous concentrer sur lrsquousage de la figure de Staline relevant de lrsquoautocensure

positive Par ces trois points nous espeacuterons donner un tableau suffisamment complet de lrsquoaspect

proprement diachronique du livre de son histoire pour ensuite passer agrave lrsquoexposition de la

conception de Megrelidzeacute agrave partir de la version originale de 1937 Cela toutefois ne signifie pas

que agrave cette nouvelle eacutetape nous aurons enfin affaire agrave un texte unidimensionnel et que lrsquoon

pourra complegravetement se passer de cette probleacutematique En effet la complexiteacute du livre se

manifeste deacutejagrave dans sa version originale notamment par son heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute assez prononceacutee Le

48

livre est non seulement heacuteteacuterogegravene mais pourrait-on mecircme dire eacuteclectique non seulement par

les questions qursquoon y trouve poseacutees mais eacutegalement en vertu de la diversiteacute des attitudes

theacuteoriques ou des preacutemisses auxquelles recourt lrsquoauteur

Avant de passer aux trois points qui viennent drsquoecirctre annonceacutes deux remarques nous

semblent essentielles

La premiegravere concerne lrsquoaspect formel de la censure Si lrsquoon voulait classifier les types

drsquoeacuteliminations entreprises pour lrsquoeacutedition du livre en 1965 on pourrait en deacutegager trois La

premiegravere la plus eacuteleacutementaire consiste en lrsquoeffacement des noms propre dont la mention a eacuteteacute

rendue impraticable suite au changement de la conjoncture (tels sont Bekhterev Pavlov Staline

Marr etc) Il srsquoagit parfois drsquoune eacutelimination du nom seulement (par exemple dans les simples

eacutenumeacuterations de noms) ou bien de lrsquoeacutelimination drsquoune phrase contenant un nom ou drsquoune partie

de la phrase dans laquelle le nom est inseacutereacute Deuxiegravemement il srsquoagit des passages qui

comportent une certaine charge eacutemotionnelle Cela peut ecirctre une critique acircpre voire agressive

ou un eacuteloge excessif Dans le cas de ce type drsquoeacuteliminations les raisons de ces appreacuteciations ou

deacutepreacuteciations ne sont pratiquement jamais toucheacutees et restent tout agrave fait lisibles Ce nrsquoest donc

pas lrsquoessentiel des qualifications qui tombe sous le coup de la censure mais leurs expressions les

plus prononceacutees Voici deux exemples rapides Dans la preacuteface du livre qui se distingue du reste

du livre par une maniegravere particuliegraverement aceacutereacutee de poser des oppositions Megrelidzeacute essaie de

se positionner comme un vrai marxiste et agrave cet effet ressort agrave la critique du travail scientifique

tel qursquoil est meneacute en Union Sovieacutetique Il accuse la psychologie lrsquoeacutecole physiologique au sein de

la psychologie et de la reacuteflexologie de continuer agrave recourir agrave des meacutethodes de la vieille science

bourgeoise qui deacutecompose lrsquohumain en des eacuteleacutements atomiseacutes et de cantonner la dialectique

mateacuterialiste et historique exclusivement au domaine des sciences sociales Il faut dire que cette

critique est tout agrave fait saisissable dans le reste du texte aussi et nrsquoa pas provoqueacute la censure Le

seul passage qui a eacuteteacute eacutelimineacute est celui qui se caracteacuterise par une radicaliteacute de toute eacutevidence

trop excessive On y lit que la litteacuterature actuelle en psychologie en peacutedologie et en reacuteflexologie

deacutemontre que laquo les camarades qui se veulent marxistes raquo65 en veacuteriteacute sans srsquoen rendre compte

sapent les fondements du marxisme Lrsquoautre exemple est un passage cette fois-ci approbatif

deacutedieacute agrave Koumlhler laquo hellipsi dans toute la litteacuterature mondiale une preuve claire de lrsquoexistence du

65 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Издательство Академии

Наук СССР Москва-Ленинград 1937 p VI

49

comportement raisonnable chez les animaux peut ecirctre trouveacutee crsquoest bien chez ce remarquable

expeacuterimentateur raquo66 Pourtant rien des expeacuteriences de Koumlhler exposeacutees juste avant ces lignes

eacutelimineacutees nrsquoa poseacute problegraveme agrave la censure Si aucun de ces deux types drsquoeacuteliminations nrsquoentraicircne

de modifications ou deacuteformations argumentatives crsquoest en revanche le cas pour le troisiegraveme type

de censures On pourrait les caracteacuteriser comme des versions amplifieacutees du premier type des

eacuteliminations dans la mesure ougrave ce ne sont plus simplement les noms des personae non gratae

mais des passages entiers exposant leurs conceptions qui sont effaceacutes Ainsi la censure a eacutelimineacute

plusieurs passages qui deacutecrivent la theacuteorie de Pavlov et celle de Vygotskij Cependant parmi les

eacuteliminations de ce type touchant le contenu du texte seules celles lieacutees agrave Marr avegraverent la

deacuteformation signifiante que la censure a infligeacutee agrave lrsquoouvrage Cela est ducirc au fait que la reacutefeacuterence

agrave Marr nrsquoest nullement marginale (comme crsquoest le cas avec la psychologie sovieacutetique) ni ne

relegraveve de lrsquoautocensure positive (comme crsquoest le cas avec Staline) mais touche le cœur mecircme de

la proposition theacuteorique de lrsquoouvrage

Ces constatations conduisent agrave notre deuxiegraveme et derniegravere remarque preacutealable Il srsquoagit drsquoun

cocircteacute de deacutesigner la mission dont les censeurs de ce livre se chargeaient dans les anneacutees 1960 et

de lrsquoautre cocircteacute drsquoarticuler ce en quoi pourrait consister notre positionnement propre Si lrsquoon y

regarde de pregraves en prenant en compte les aspects formels de la censure que nous venons de

caracteacuteriser lrsquoon constatera paradoxalement que la censure nrsquoeacutetait pas un agent du mal adverse agrave

lrsquointention de lrsquoauteur et au livre Mais si lrsquoon tient compte de la distinction qui seacutepare la position

des censeurs et la nocirctre on sera vite convaincu du caractegravere seulement apparent du paradoxe Si

pour nous le livre indeacutependamment de son aspect actuel est inteacuteressant principalement dans son

historiciteacute il ne peut en ecirctre de mecircme pour les censeurs des anneacutees 1960 qui ne veulent qursquoy voir

de lrsquoactualiteacute laquo scientifique raquo Par conseacutequent toute eacutelimination agrave laquelle ils ont recours nrsquoa

pour but que de vider le texte des eacuteleacutements scientifiquement et ideacuteologiquement deacutesuets et donc

de mettre agrave jour lrsquoouvrage En ce sens bien que leur attitude envers le texte nous paraisse

excessivement libre on ne peut pas pour autant leur nier un inteacuterecirct beaucoup plus immeacutediat et

urgent que ne lrsquoest notre attitude historique qui fait preuve drsquoun respect absolu du texte Qui plus

est si lrsquoon veut bien se mettre dans la perspective qui eacutetait celle des censeurs qui ne voulaient

voir dans le texte que ce qui relevait de lrsquoactuel et essayaient de rectifier les propos contenus

dans le livre (mecircme srsquoil ne srsquoagissait jamais de les changer mais drsquoen eacuteliminer des parties) selon

66 Ibid p 50

50

les demandes que leur culture philosophique (prenant ce syntagme dans le sens zweerdien) leur

dictait on peut ecirctre eacutetonneacute de constater que les meacutethodes auxquelles ils ont recouru sont encore

en pratique aujourdrsquohui Drsquoun cocircteacute ils ont eacutelimineacute les reacutefeacuterences aux auteurs que lrsquoeacutetat de la

science agrave lrsquoeacutepoque et les critegraveres qursquoil leur fournissait ne laissaient pas qualifier comme

scientifiquement valables Cela est toujours vrai et mecircme si nrsquoimporte quel auteur peut ecirctre

constitueacute en un objet drsquoanalyse ce nrsquoest pas nrsquoimporte quel auteur qui peut ecirctre consideacutereacute comme

autoriteacute et servir de reacutefeacuterence drsquoune maniegravere positive et immeacutediate Drsquoun autre cocircteacute tout comme

les censeurs qui eacuteliminaient des expressions eacutemotionnellement trop prononceacutees de nos jours le

style et les standards acadeacutemiques imposent une neutraliteacute du ton qui rend une grande partie de la

production textuelle acadeacutemique steacuterile et assureacutement drsquoune lecture moins reacutejouissante que le

style militant et plein de meacutetaphores imageacutees et agressives si caracteacuteristique des eacutecrivains

marxistes reacutevolutionnaires et dont la science sovieacutetique des anneacutees 1960 eacutetait depuis un temps

deacutejagrave deacutebarrasseacutee

Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences

Dans son ouvrage agrave plusieurs reprises Megrelidzeacute consacre des passages critiques voire

ironiques agrave Ivan Pavlov physiologiste russe qui dans les anneacutees 1910 a eacutelaboreacute la theacuteorie de ce

qursquoil appelait lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure Pavlov qui avait 68 ans quand la reacutevolution russe

eacuteclata a gardeacute une relation ambigueuml avec les principes du marxisme sovieacutetique et nrsquoa jamais

tenteacute drsquoadopter drsquoune maniegravere deacutelibeacutereacutee le mateacuterialisme dialectique comme la base

meacutethodologique de ses recherches Or comme Loren Graham le remarque dans sa monographie

Science Philosophy and Human Behavior in the Soviet Union67 la theacuteorie de Pavlov comportait

des traits qui la rendaient reacutecupeacuterable par la science sovieacutetique Par une interpreacutetation

tendancielle de certains points de sa theacuteorie ou par une maniegravere drsquoen mettre certains en avant au

deacutetriment drsquoautres la science sovieacutetique srsquoest drsquoabord approprieacute la theacuteorie pavlovienne68 et

67 Loren R GRAHAM Science philosophy and human behavior in the Soviet Union Columbia University

Press New York 1987 68 En Union Sovieacutetique lrsquoeacutepisteacutemologie philosophique dominante eacutetait la laquo theacuteorie du reflet raquo precircteacutee agrave Leacutenine

qursquoil avait deacuteveloppeacutee contre lrsquoideacutealisme Le psychisme y est conccedilu comme le produit supeacuterieur de la matiegravere crsquoest-agrave-dire comme une fonction du cerveau humain (Cf В И ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм

51

ensuite une fois que cette interpreacutetation concregravete eut eacuteteacute fixeacutee et eacutetablie elle fut transformeacutee en

un critegravere de distinction entre la vraie et la fausse science et instrumentaliseacutee par le reacutegime contre

une partie des physiologistes en 1950

Exposant les traits geacuteneacuteraux de la theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure et la faccedilon dont

elle a eacuteteacute inscrite dans le contexte de la science sovieacutetique qui se voulait mateacuterialiste et

dialectique Graham remarque que Pavlov qui eacutetait un heacuteritier de la physiologie russe

preacutereacutevolutionnaire a eacuteteacute injustement repreacutesenteacute comme un psychologue qui voyait la meacutethode

objective des sciences de la nature comme la seule meacutethode adapteacutee agrave lrsquoeacutetude du psychisme

humain Lrsquoobjectif de sa mise dans une telle lumiegravere eacutetait de prouver le caractegravere mateacuterialiste de

lrsquoapproche de Pavlov Pourtant selon Graham il srsquoagit drsquoune qualification erroneacutee car elle fait

eacuteconomie du fait que Pavlov avait clairement insisteacute sur la diffeacuterence qualitative entre le

psychisme animal et le psychisme humain Il y avait aussi la tendance agrave neacutegliger le fait que

Pavlov agrave la fois refusait de reacuteduire la psychologie agrave la physiologie et niait la possibiliteacute drsquoune

psychologie des animaux (qui eacutetaient les sujets privileacutegieacutes de ses eacutetudes) partant du constat que

la vie inteacuterieure de ceux-ci est par principe inatteignable Comme il est bien connu Pavlov a

deacuteveloppeacute la theacuteorie des reacuteflexes inconditionnels et conditionnels sur la base des expeacuteriences

qursquoil effectuait sur le systegraveme nerveux animal Il a trouveacute que agrave cocircteacute des formes du

fonctionnement du systegraveme nerveux qui sont inneacutees et heacuteriteacutees il existe des reacuteflexes qui

srsquoappuient sur des formes inneacutees mais qui sont acquis par lrsquoorganisme au cours de sa vie Pour

Pavlov cela est vrai pour tout psychisme mais les instincts crsquoest-agrave-dire les reacuteflexes inneacutes sont

moins caracteacuteristiques de lrsquohomme que de lrsquoanimal Le comportement humain est en grande

partie deacutefini par des reacuteflexes acquis car lrsquohomme possegravede un instrument additionnel qui permet agrave

son psychisme de prendre des extensions illimiteacutees Cet instrument eacutetant la langue Pavlov a

proposeacute la notion de laquo systegraveme secondaire de signaux raquo (par opposition aux laquo reacuteflexes signaux raquo

qui deacutesignent des reacuteflexes conditionnels) pour caracteacuteriser le psychisme humain qui

Издательство политической литературы Москва 1986 p 95) Quant agrave Pavlov il a eacuteteacute recupeacutereacute comme lrsquoauteur de la theacuteorie scientifique qui aurait fourni agrave la theacuteorie du reflet leacuteniniste une base scientifique Voici ce qursquoen dit un dictionnaire des anneacutees 1950 laquo Sa doctrine sur lactiviteacute nerveuse supeacuterieure est une des bases du mateacuterialisme dialectique dans le domaine des sciences de la nature Elle a doteacute dune base rigoureusement scientifique la theacuteorie du reflet (V) mateacuterialiste Pavlov a deacutemontreacute que sans laction exerceacutee par le monde exteacuterieur sur les organes des sens ainsi que sur le cerveau aucune activiteacute psychique ne serait possible et que le psychisme animal est le reflet du monde objectif ambiant raquo (laquo Pavlov Ivan Peacutetrovitch raquo in Marc ROSENTAHL Pavel IOUDINE Petit dictionnaire philosophique Moscou 1955)

52

contrairement au mode de fonctionnement nerveux animal ne se laisse pas deacutecrire par le scheacutema

laquo stimulus ndash reacuteaction raquo

Malgreacute les eacuteleacutements de lrsquoheacuteritage theacuteorique de Pavlov qui pourraient lui eacutepargner la

qualification de reacuteductionniste voulue par les soviets et dans la bouche desquels cette

qualification signifiait laquo mateacuterialisme raquo il faut reconnaicirctre que la notion pavlovienne de

laquo systegraveme secondaire de signaux raquo est resteacutee peu deacuteveloppeacutee Pavlov nrsquoa pas pu articuler et

donner agrave la psychologie un objet suffisamment autonome en lrsquoespegravece drsquoun laquo psychisme

humain raquo ni une meacutethode de recherche qui lui serait propre En revanche chez lui la tendance agrave

tirer les explications de la physiologie demeure assez forte A ce propos Megrelidzeacute eacutecrit

laquo LrsquoAkademik Pavlov geacuteneacuteralise toute sorte de reflexes tels les reflexes ldquoalimentairesrdquo de

ldquopeurrdquo de ldquobutrdquo () de ldquoliberteacuterdquo () etc et en tire des conclusions geacuteneacuterales pour lrsquohomme

parfois allant jusqursquoaux geacuteneacuteralisations sur la question de lrsquoldquoesprit russerdquo et sur ses cocircteacutes faibles

et forts raquo69

Comme on lrsquoa dit cette tendance rendit la theacuteorie de Pavlov pleinement reacutecupeacuterable par la

science sovieacutetique Ainsi par exemple la continuiteacute entre lrsquoaspect physiologique et lrsquoaspect

psychologique (qui est admirablement exprimeacutee dans la notion de laquo seacutecreacutetion psychique raquo

deacutecrivant le fait tireacute de ses expeacuterimentations sur les chiens ou drsquoune maniegravere encore plus

prononceacutee dans le nom mecircme qursquoil donna agrave sa propre theacuteorie ndash laquo theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse

supeacuterieure raquo) a eacuteteacute interpreacuteteacutee comme la reacutealisation du principe mateacuterialiste et moniste

Autrement dit le psychisme nrsquoest que le type drsquoorganisation le plus complexe de la matiegravere qui

ne diffegravere pas fondamentalement de celui qursquoon trouve aux niveaux organique ou biologique

Cette diffeacuterence quantitative implique pour Pavlov la transition drsquoun type de causaliteacute agrave un

autre ce qui selon les interpreacutetations faites du point de vue du mateacuterialisme dialectique eacutetait la

reacutealisation du deuxiegraveme principe fondamental du mateacuterialisme dialectique formuleacute par Engels et

notamment de celui de la transformation de la diffeacuterence quantitative en une diffeacuterence

qualitative70

69 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 62 70 Voici un passage de lrsquoarticle deacutedieacute agrave Pavlov dans M ROSENTAHL P IOUDINE Petit dictionnaire

philosophique op cit Dans les formules de cette deacutefinition on trouve mobiliseacutees toutes les cateacutegories principales de la dialectique mateacuterialiste laquo La doctrine de Pavlov est peacuteneacutetreacutee de lideacutee du deacuteveloppement du changement continuel des choses elle renverse linterpreacutetation meacutetaphysique des lois de lactiviteacute psychique Pavlov conccediloit dialectiquement lactiviteacute reacuteflexe des animaux comme une substitution incessante de reacuteflexes et une lutte de processus contraires excitation et inhibition irradiation et concentration etc La geacuteneacuteralisation philosophique de la

53

Au moment ougrave en 1936-1937 Megrelidzeacute fait ses remarques critiques contre Pavlov la

reacuteflexologie de celui-ci joue deacutejagrave un rocircle proeacuteminent dans la science sovieacutetique Mais ce nrsquoest

qursquoun peu plus tard en 1950 qursquoelle srsquoassurera une place monopoliste dans la physiologie et

psychologie sovieacutetiques On pourrait dire que dans sa critique Megrelidzeacute attaque justement

lrsquoaspect de la theacuteorie de Pavlov qui la rendait acceptable du point de vue du mateacuterialisme

dialectique Megrelidzeacute aborde la question de la reacuteflexologie au moment ougrave il deacuteveloppe sa

critique des attitudes naturalistes dans les eacutetudes de la penseacutee humaine Tout en reconnaissant les

progregraves faits par Pavlov dans la sphegravere de la physiologie Megrelidzeacute signale lrsquoinsuffisance de sa

meacutethode qui en derniegravere instance cherche agrave traduire les pheacutenomegravenes psychiques dans des

termes meacutecanistes Megrelidzeacute cite donc Pavlov laquo lrsquoexplication veacuteritablement meacutecaniste [des

pheacutenomegravenes psychiques ndash nous notons] demeure lrsquoideacuteal de toute recherche naturaliste et

scientifique Au fur et agrave mesure qursquoon srsquoapprochera de lrsquoaccomplissement de cette tacircche tous ces

pheacutenomegravenes leur meacutecanisme seront expliqueacutes drsquoabord par la chimie et enfin par la

physique raquo71 Ainsi conclut Megrelidzeacute selon Pavlov la physique est destineacutee agrave supprimer le

reste des sciences Abstraction faite des nuances terminologiques par lesquelles se distinguent les

discours des deux penseurs ndash Megrelidzeacute parle de laquo мышлениеraquo (la penseacutee) alors que Pavlov

utilise le mot laquo ум raquo (lrsquointelligence la raison) ndash la constatation est agrave elle seule suffisante pour

deacutegager le point critique majeur pour Megrelidzeacute De son point de vue qui est ne lrsquooublions pas

celui drsquoun marxiste convaincu la penseacutee humaine est un pheacutenomegravene intrinsegravequement historique

et lrsquoappareil conceptuel propre agrave la physiologie comprenant des notions comme le reacuteflexe

lrsquoorganisme lrsquoirritation etc ne permettent pas drsquoen rendre compte On voit ici se deacutegager deux

maniegraveres concurrentes de tracer la ligne de deacutemarcation entre ce qui est marxiste et ce qui ne

lrsquoest pas Cette dualiteacute traverse lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique La premiegravere consiste en une

approche ontologisante qui trace cette distinction en fonction de lrsquoopposition monistedualiste ou

encore dialectiquemeacutecaniste alors que lrsquoautre qui est lrsquoapproche historisante adopte comme doctrine pavlovienne est dune grande importance car elle enrichit et concreacutetise les principes du mateacuterialisme philosophique et dialectique marxistes appliqueacutes agrave la nature Les deacutecouvertes de Pavlov repreacutesentent une arme dans la lutte ideacuteologique contre toutes les manifestations de lideacutealisme et de lobscurantisme raquo

71 Иван ПАВЛОВ laquo Последние сообщения по физиологии и патологии высшей нервной деятельности raquo citeacute selon Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 3 Notons en passant lrsquousage ici du mot laquo meacutecaniste raquo avec le laquo mateacuterialisme raquo et la laquo dialectique raquo la notion de laquo meacutecanicisme raquo fait partie de lrsquoensemble des signifiants constituant le cadre de la culture philosophique sovieacutetique dans le sens expliqueacute au chapitre preacuteceacutedent Mais agrave la diffeacuterence des deux premiegraveres celle-ci a une connotation strictement neacutegative Le fait que Pavlov utilise cette notion dans le sens positif montre la justesse de lrsquoaffirmation de Graham selon laquelle Pavlov ne se pense pas dans les termes du marxisme sovieacutetique

54

critegravere la distinction entre ce qui est historique et ce qui est anhistorique Comme on le voit

Megrelidzeacute ne srsquoattarde pas sur le fait que Pavlov exige une explication laquo veacuteritablement

meacutecaniste raquo et nrsquoexige pas que la rectification soit faite par le biais drsquoune substitution de la

causaliteacute dialectique agrave la causaliteacute meacutecaniste Tout au contraire le cœur de la critique de

Megrelidzeacute qui srsquoen tient au critegravere historiciste reacuteside en ceci qursquoil reproche agrave Pavlov ce gracircce agrave

quoi celui-ci a eacuteteacute reacutecupeacutereacute par la science sovieacutetique Ainsi Megrelidzeacute eacutecrit-il

laquo Penser que de cette maniegravere on peut comprendre la veacuteritable ldquonature de lrsquohommerdquo est tout

aussi faux que la supposition des anciens scolastiques qui employaient une analogie inverse ils

prenaient les mouvements les reacuteactions la croissance et la procreacuteation des animaux pour les

manifestations des buts eacuteternels ainsi que pour une ldquorechercherdquo de la veacuteriteacute et espeacuteraient gagner de

cette maniegravere la compreacutehension parfaite et veacuteritable des lois secregravetes de la nature raquo72

Megrelidzeacute reproche donc agrave Pavlov sa meacutethode anhistorique et preacutevient du danger

monopoliste qui se cache derriegravere le reacuteductionnisme Mais il ne faut pas penser que cette critique

chez Megrelidzeacute soit motiveacutee uniquement par lrsquoenvie de faire place agrave lrsquoapproche qui sera la

sienne et qui sera distante des sciences dures mettant lrsquoaccent sur lrsquoaspect historiciste dans

lrsquoeacutetude de la penseacutee humaine Dans ce reacuteductionnisme Megrelidzeacute entrevoit un danger pour la

science elle-mecircme Comme on lrsquoa vu en tirant les conseacutequences des propositions avanceacutees par

Pavlov il parle de la suppression de toutes les sciences par la physique Ce qui est effectivement

advenu par contre crsquoest que quand une dizaine drsquoanneacutees plus tard la reacuteflexologie a acquis le

monopole dans les eacutetudes de physiologie et de psychologie celles-ci se sont trouveacutees bloqueacutees

dans leur deacuteveloppement pendant des deacutecennies Si Megrelidzeacute a bien entrevu les possibles

reacutesultats du renforcement de la reacuteflexologie en revanche il aurait eu du mal agrave preacutevoir les

moyens par lesquels ce renforcement allait ecirctre mis en place En effet le renforcement de la

reacuteflexologie en Union Sovieacutetique nrsquoa pas eacuteteacute ducirc agrave des raisons proprement scientifiques mais au

fait que laquo lrsquoenseignement de Pavlov raquo a eacuteteacute politiquement instrumentaliseacute Autrement dit dans la

peacuteriode du stalinisme avanceacute qui eacutetait accompagneacute par lrsquoaffermissement de la perspective qursquoon

vient de qualifier drsquoontologisante la reacuteflexologie a eacuteteacute adopteacutee comme instrument pour purger

les rangs des scientifiques Crsquoest en 1950 qursquoa eu lieu ce qui est connu sous le nom de laquo la

72 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 4

55

session pavlovienne raquo deacutedieacutee aux problegravemes de la reacuteflexologie et qui a eacuteteacute organiseacutee sur la

demande oblique de Staline Hormis le fait que suite aux discussions auxquelles donna lieu la

session certains des psychologues furent eacutevinceacutes de leurs activiteacutes scientifiques la session eut

des conseacutequences majeures eacutegalement pour lrsquoorientation future de la psychologie sovieacutetique Il

fut imposeacute que la psychologie srsquooriente vers la physiologie pavlovienne et trouve appui sur la

nature reacuteflexionnelle (рефлекторный) du psychisme

Ces deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique expliquent le traitement que les

passages relatifs aux psychologues et aux physiologistes ont reccedilu dans lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage de

Megrelidzeacute en 1965 On peut toujours y voir lrsquoacharnement de Megrelidzeacute contre les

reacuteductionnismes mais tous les passages comportant des mentions directes agrave Pavlov (sauf un

passage ougrave Megrelidzeacute se reacutefegravere agrave Pavlov drsquoune maniegravere tout agrave fait neutre pour lui emprunter la

deacutefinition du laquo reacuteflexe raquo73) sont effaceacutes Il en va de mecircme avec les noms des autres psychologies

sovieacutetiques toutes associeacutees agrave la reacuteflexologie Ainsi la censure a-t-elle eacutelimineacute les passages

critiques que Megrelidzeacute consacre aux psychologues suivants Beritachvili qui avait adopteacute la

meacutethode expeacuterimentale pavlovienne est critiqueacute pour avoir tireacute une conclusion douteuse quant agrave

la capaciteacute des chiens de garder des souvenirs visuels distincts Kornilov qui eacutetait le premier agrave

tenter drsquoeacutelaborer une psychologie marxiste apregraves la reacutevolution est critiqueacute pour avoir envisageacute le

comportement humain comme lrsquoensemble des reacuteactions de lrsquoorganisme humain agrave son milieu ou

encore drsquoavoir conceptualiseacute le langage (compris comme une capaciteacute) comme un systegraveme de

reacuteflexes relevant des contacts sociaux et enfin Vygodskji par rapport auquel Megrelidzeacute est le

plus cleacutement est accuseacute de ne pas avoir pu se deacutefaire de la reacuteflexologie orthodoxe Comme

lrsquoobjet de ce chapitre est drsquoeacuteclairer la question de la censure on va se contenter de ces quelques

remarques geacuteneacuterales avant de revenir agrave la question de la critique de Pavlov et de Vygotskij

Pour reacutesumer les effets que la censure qui avait pris comme cible les parties du livre

deacutedieacutees agrave des questions de psychologie a produit dans la version de 1965 de lrsquoouvrage on peut

dire que les arguments critiques de Megrelidzeacute adresseacutes agrave la reacuteflexologie et au privilegravege que

celle-ci confeacuterait agrave la physiologie dans la psychologie sont tout agrave fait lisibles et nrsquoont rien perdu

en compleacutetude Mais lrsquoeacutelimination des noms et des mentions de figures concregravetes a confeacutereacute agrave ses

raisonnements un caractegravere geacuteneacuteral et a arracheacute son texte agrave lrsquohistoriciteacute qui lui est propre

73 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 56

56

Autrement dit suite agrave lrsquointervention de la censure il est devenu difficile drsquoentrevoir la maniegravere

dont Megrelidzeacute srsquoinsegravere dans les deacutebats des anneacutees 30 qui lui sont contemporains

Enfin on voudrait attirer lrsquoattention sur quelques points lieacutes agrave lrsquoeacutetape suivante de lrsquohistoire

du livre Dans la version de 1973 nous sommes teacutemoins drsquoune reacuteapparition de quelques

mentions de Pavlov ainsi que drsquoune partie de la critique de Vigotskj dans le texte Cela nrsquoest pas

sans raison et pourrait ecirctre reconduit agrave des deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique qui

ont deacutebuteacute quelques anneacutees avant la parution de cette version de lrsquoouvrage

Deacutejagrave dans lrsquoanneacutee 1962 la question concernant les fondements philosophiques de la

physiologie et de la psychologie a eacuteteacute de nouveau mise agrave lrsquoordre du jour74 Dans le cadre des

discussions agrave ce sujet deux positions diameacutetralement opposeacutees se sont articuleacutees Les uns

affirmaient que la theacuteorie de Pavlov nrsquoavait pas perdu de son actualiteacute et pouvait toujours ecirctre

envisageacutee comme le fondement de la psychologie alors que les autres affirmaient que le

paradigme pavlovien eacutetait deacutesuet Pourtant le consensus srsquoest instaureacute pour reconnaicirctre que la

physiologie et la psychologie avaient le mecircme objet ndash lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure en tant que

fonction du cerveau Ces deux disciplines se diffeacuterenciaient seulement par leurs perspectives

mettant lrsquoaccent respectivement sur les aspects psychologique et physiologique de ce mecircme

objet Il reacutesulta de ces deacutebats que Pavlov ne fut pas deacutetrocircneacute mais que lrsquoon reconnut que sa

theacuteorie neacutecessitait drsquoecirctre compleacuteteacutee par drsquoautres approches Comme exemple drsquoune telle

reacuteorientation on pourrait citer un psychologue et philosophe geacuteorgien repreacutesentatif de

lrsquoatmosphegravere dans laquelle la deuxiegraveme eacutedition augmenteacutee de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute devait

ecirctre preacutepareacutee Il srsquoagit drsquoApollon Cherozia qui en 1969 et 1973 publie deux volumes intituleacutes

Contribution agrave la probleacutematique de la conscience et de lrsquoinconscience qui suivant la vague

drsquoune nouvelle politique sovieacutetique qui atteacutenuait son isolationnisme et srsquoorientait vers une

eacutemulation avec le reste du monde tente de trouver un eacutequivalent socialiste agrave la conception

psychanalytique de lrsquoinconscient propre au monde et au systegraveme scientifique bourgeois Mais ce

qui nous inteacuteresse chez cet auteur crsquoest son interpreacutetation alteacutereacutee quoique toujours respectueuse

de Pavlov Il va chercher une citation de Pavlov ougrave celui-ci affirme que la meacutethode objective est

applicable tant aux animaux qursquoagrave lrsquohomme mais que dans le cas des humains elle fait preuve

74 laquo La probleacutematique philosophique de psychologie raquo impliquait les questions comme la relation entre le

psychisme et son milieu celle entre les procegraves psychiques et physiologiques la question de la deacutetermination psychique relation entre les deacuteterminants biologiques et sociaux etc Cf Е БУДИЛОВА Философские проблемы в советской психологии Наука Москва 1972 p 6

57

drsquoinsuffisance et reacutevegravele la neacutecessiteacute drsquointroduire la meacutethode drsquoauto-observation ou introspection

Cherozia utilise donc lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Pavlov et par son interpreacutetation srsquoen sert pour

leacutegitimer lrsquointroduction drsquoun eacuteleacutement subjectiviste dans le systegraveme de la science sovieacutetique75

Dans ces conditions permuteacutees la critique que Megrelidzeacute avait adresseacutee agrave la

physiologisation du psychisme est devenue acceptable voire deacutesirable Ce changement

drsquoatmosphegravere se confirme eacutegalement par la qualification que dans son article dateacute de 1978

Djioev donne agrave lrsquoentreprise de Megrelidzeacute Soulignant ses meacuterites il eacutecrit laquo En mettant en

opposition au naturalisme le point de vue marxiste K Megrelidzeacute visait une tendance qui avait

reacuteellement existeacute agrave son eacutepoque et qui consistait agrave reacuteduire lrsquoactiviteacute de la conscience humaine agrave

des lois biologiques aux reacuteflexes physiologiques raquo76

Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo

Non seulement le texte de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute srsquoest modifieacute agrave travers les diffeacuterentes

conjonctures mais le titre de lrsquoouvrage eacutegalement provoque des questions quant agrave son

authenticiteacute Dans la litteacuterature sur Megrelidzeacute77 il est geacuteneacuteralement admis que le titre que

lrsquoouvrage porte dans ses eacuteditions russes (y compris dans le bon agrave tirer de 1937) ne correspond

pas au titre que lrsquoauteur preacuteconisait de lui donner originairement et dont on connaicirct la

formulation gracircce agrave une tradition orale Les traducteurs de lrsquoouvrage en geacuteorgien ont donc

modifieacute le titre selon ce qursquoils savaient du dessin original de lrsquoauteur Mais les documents

additionnels que nous avons pris en compte en deacutecrivant la biographie de lrsquoauteur ainsi que

lrsquohistoire du livre complexifient cette question car ils fournissent deux versions suppleacutementaires

75 Апполон ШЕРОЗИЯ К проблеме сознания и бессознательного психического Т I II Мецниереба Тбилиси 1969 1973 Il nrsquoest pas sans importance de noter que chez Cherozia la psychologie objectiviste de Pavlov est compleacutementeacutee par la theacuteorie de lrsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze qui eacutetait le professeur de Megrelidzeacute durant ses eacutetudes universitaires agrave Tbilissi et avec qui Megrelidzeacute se trouvait en une certaine affiniteacute intellectuelle Comme le montre une remarque faite de la main de Megrelidzeacute en marge drsquoune des pages du bon agrave tirer de 1937 il envisageait mecircme de rajouter un passage consacreacute agrave son maicirctre

76 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 125 77 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 68

Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Op cit p 122 გერმანე ფაცაცია laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit p 690

58

du titre Nous voudrions maintenant proposer quelques reacuteflexions sur la maniegravere dont certains

des eacuteleacutements de ces quatre titres pourraient ecirctre lieacutes avec le projet global de Megrelidzeacute Nous ne

nous aventurerons pas dans le questionnement sur lrsquoauthenticiteacute de telle ou telle version du titre

Cela relegraveverait drsquoune preacuteoccupation purement historique et factuelle Il srsquoagira plutocirct de voir

comment le terme laquo sociologie raquo tel qursquoil est preacutesent dans la version principale du titre peut ecirctre

expliqueacute et comment il srsquoinsegravere dans le milieu intellectuel changeant

On a donc quatre versions du titre de lrsquoouvrage Dans ses eacuteditions russes il porte le titre

repris du bon agrave tirer de 1937 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Pour la

traduction geacuteorgienne en 1990 le titre a eacuteteacute reformuleacute comme Pheacutenomeacutenologie sociale de la

penseacutee Dans son autobiographie dateacutee de 1936 Megrelidzeacute nous informe avoir eacutecrit un ouvrage

intituleacute Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de la penseacutee Enfin dans le

compte rendu de lrsquoILP deacutecrivant les activiteacutes effectueacutees par lrsquoinstitut au cours de lrsquoanneacutee 1934

sur la liste des ouvrages precircts agrave ecirctre composeacutes en typographie on trouve le titre Pheacutenomeacutenologie

marxiste de la penseacutee78 Les diffeacuterences qui srsquoeacutetablissent suite agrave la comparaison de ces quatre

formulations ne sont pas drsquoeacutegale importance Ainsi il est eacutevident que dans la Geacuteorgie de 1990

lrsquoaccentuation du caractegravere marxiste de la theacuteorie de Megrelidzeacute ne pouvait pas ecirctre une prioriteacute

drsquoautant plus que les eacutediteurs se sont laisseacute guider par leurs consideacuterations sur lrsquoauthenticiteacute du

titre En revanche ce mecircme accent eacutetait de premiegravere importance pour le Megrelidzeacute auteur de

son autobiographie extrecircmement conjoncturelle qui probablement eacutetait enclin agrave hyperboliser

les faits qursquoil y rapportait Qui plus est le fait que cette version du titre souligne lrsquoorientation

marxiste de sa sociologie est une donneacutee peu informative et ne deacutevoile rien de nouveau sauf

probablement lrsquoacceptation par Megrelidzeacute de la diffeacuterence que Boukharine avait introduite

entre la sociologie bourgeoise et la sociologie socialiste (on reviendra sur ce point) Dans ce cas

eacutevidemment le but de Megrelidzeacute serait drsquoeacutelaborer une sociologie marxiste Parmi les

diffeacuterences qui se deacutegagent de la comparaison des titres la seule qui meacuteriterait drsquoecirctre analyseacutee

est donc celle qui srsquoeacutetablit entre les termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo

Il serait vain de chercher des deacutefinitions de ces termes dans le corps du livre ou de tacirccher de

gagner une compreacutehension concregravete de la maniegravere dont lrsquoauteur envisage la pheacutenomeacutenologie ou

la sociologie pour pouvoir ensuite les inscrire dans ses objectifs En effet les occurrences des

78 Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических

исследований Op cit p 397

59

deux termes dans le texte sont extrecircmement reacuteduites en nombre laquo La pheacutenomeacutenologie raquo est

utiliseacutee agrave deux reprises seulement et dans les deux occurrences elle est inseacutereacutee dans le syntagme

laquo la pheacutenomeacutenologie sociale (общественный) de la penseacutee raquo que Megrelidzeacute deacutefinit comme

laquo les transformations sociales des ideacutees sur les affaires (дела) faits historiques valeurs

culturelles etc raquo79 Il faut preacuteciser ici que Megrelidzeacute distingue deux eacutetapes qui sont propres agrave

lrsquoexistence de lrsquoideacutee Drsquoabord agrave son eacutetape originale lrsquoideacutee existe dans un eacutetat subjectif cest-agrave-

dire dans son actualiteacute en tant que penseacutee individuelle Mais ensuite elle passe agrave son existence

socio-historique Autrement dit elle se pheacutenomeacutenalise dans les dimensions sociale et historique

Lrsquoobjectif de la pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee serait donc de deacutecrire et drsquoexpliquer ses

transformations

A la deacutefense de ceux qui considegraverent que Megrelidzeacute envisageait son projet comme une

pheacutenomeacutenologie plutocirct qursquoune sociologie de la penseacutee on pourrait avancer lrsquoargument suivant

Contrairement agrave ce que le titre officiel de lrsquoouvrage semble suggeacuterer jamais dans son ouvrage

Megrelidzeacute ne deacutefinit son projet comme une sociologie (une seule fois il parle de la laquo sociologie

marxiste raquo et il revient une seule fois sur le titre de lrsquoouvrage dans les remarques finales du livre

qursquoil attaque par les mots suivants laquo Au cours de notre analyse des problegravemes fondamentaux de

la sociologie de la penseacuteehellip raquo) A part cela le terme laquo sociologie raquo ne lui sert qursquoagrave se reacutefeacuterer agrave

laquo lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo et agrave des laquo sociologues neacuteo-positivistes raquo comme Durkheim

Leacutevy-Bruhl etc Dans ce sens la sociologie est synonyme du laquo sociologisme raquo qui implique pour

lui une maniegravere restrictive de poser la question de la penseacutee car cette approche prend comme

point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes (ou lrsquointersubjectiviteacute) et ne prend pas en

compte le fait que comme Megrelidzeacute essaie de le deacutemontrer toute intersubjectiviteacute et

communication entre les hommes ont comme condition les liens mateacuteriels et choseaux

(вещественный) engendreacutes dans lrsquoactiviteacute creacuteatrice du travail Evidemment il est eacutetrange de

voir Durkheim accuseacute de prendre comme point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes

alors que sa tentative de faire ressortir lrsquoobjectiviteacute sociologique sui generis repose justement sur

une stricte distinction entre les domaines de la sociologie et de la psychologie80 Il est vrai que

par endroit Megrelidzeacute manque drsquoun discours bien diffeacuterencieacute et parle drsquoune maniegravere

indiscrimineacute drsquoauteurs comme Durkheim Leacutevy-Bruhl Sombart et autres Mais tout de mecircme il y

79 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 395 80 Cf Emile DURKHEIM Les regravegles de la meacutethode sociologique Editions Flammarion Paris 2010 p 82

60

a une critique lisible de Durkheim qui selon la reconstruction que nous en faisons consiste en

ceci que lrsquoautonomisation de la laquo reacutealiteacute sociale raquo consistant en des repreacutesentations collectives

(ou en lrsquo laquo a priori social raquo) solidifieacutees et gardeacutees dans la dureacutee par la force de la tradition

provoque un double effet ideacutealiste drsquoun cocircteacute lrsquoensemble des repreacutesentations collectives ainsi

preacutesenteacute qui puise sa force coercitive du meacutecanisme de la tradition ne peut qursquoavoir des liens

faibles avec les inteacuterecircts des groupes sociaux (alors que pour Megrelidzeacute ce sont les inteacuterecircts reacuteels

qui sont la seule source de puissance des ideacutees et repreacutesentations) et de lrsquoautre cocircteacute la

perspective autonomisante de la reacutealiteacute sociale provoque comme son correacutelat une perspective

tout aussi autonomisante de la nature humaine car lrsquohomme est consideacutereacute comme le porteur des

repreacutesentations (en vertu de sa nature psychique) au lieu drsquoecirctre lui-mecircme envisageacute tout court

comme le produit de la reacutealiteacute sociale (qui pour Megrelidzeacute consiste tout drsquoabord en lrsquoensemble

des rapports interindividuels meacutedieacutes par le travail) tant dans sa constitution psychique que dans

lrsquoanatomie de ses organes de sens etc Ainsi agrave la lumiegravere de cette critique de Megrelidzeacute la

distinction durkheimienne entre les faits sociaux et psychiques perd sa pertinence et le

psychologisme (ou tout au moins lrsquoabsence de radicaliteacute dans le refus du psychologisme) de la

position de Durkheim ne paraicirct plus incommensurable avec son insistance sur une position

sociologique Ici nrsquoest pas lrsquoendroit de pleinement deacutevelopper la critique adresseacutee par Megrelidzeacute

agrave la sociologie Cela nous occupera plus bas quand nous passerons agrave lrsquoexposition plus deacutetailleacutee

de sa conception A cette eacutetape nous ne voudrions que souligner que contrairement aux deux

occurrences les deux positives de la laquo pheacutenomeacutenologie de la penseacutee raquo la laquo sociologie raquo est

donc pour Megrelidzeacute toujours synonyme drsquoune approche theacuteorique tronqueacutee ainsi que drsquoune

maniegravere de poser des questions qui ratent leurs buts Ce contraste entre drsquoun cocircteacute la sociologie

donneacutee dans le titre et annonccedilant donc le nom du projet positif de lrsquoauteur et de lrsquoautre cocircteacute la

sociologie dont nous parle le livre et qui est toujours objet de critique et tout simplement reacuteduite

au laquo sociologisme raquo dans la mesure ougrave celle-lagrave relegraveve drsquoun caractegravere ideacutealiste ne suffit pourtant

pas pour deacutefinir le sens positif de ce que devrait ecirctre la sociologie marxiste pour Megrelidzeacute Ce

raisonnement nous amegravene drsquoabord agrave lrsquoideacutee que le titre le plus leacutegitime de cet ouvrage est

effectivement celui qui fait reacutefeacuterence agrave la pheacutenomeacutenologie Mais la conclusion qursquoon peut en

tirer est que la pheacutenomeacutenologie de la penseacutee pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose que la sociologie

marxiste Cette explication tout en eacutetant juste est pourtant peu fructueuse car elle efface la

61

diffeacuterence entre les termes laquo pheacutenomeacutenologie raquo et laquo sociologie raquo dont on eacutetait parti et annule

donc notre question de deacutepart

Pour que le lecteur familier avec lrsquohistoire de la penseacutee philosophique et sociologique ne

nous adresse pas une objection preacutematureacutee on voudrait ouvrir ici une courte parenthegravese et faire

remarquer que bien eacutevidemment la sociologie et la pheacutenomeacutenologie ne srsquoexcluent pas

neacutecessairement car la premiegravere est une discipline qui a son objet propre (cependant cela eacutetant

dit on devrait se garder de minimiser le fait que cet objet ndash la socieacuteteacute ndash pose drsquoincessants

problegravemes si bien que toute nouvelle theacuteorisation dans ce domaine implique une nouvelle

deacutefinition de cet objet et crsquoest souvent lrsquoinsuffisance drsquoune telle deacutefinition agrave laquelle les

sociologues sont ameneacutes agrave faire face qui les pousse ou les oriente vers de nouvelles eacutelaborations

theacuteoriques) alors que la deuxiegraveme se veut comme une meacutethode On a donc tout un courant de la

penseacutee sociologique ougrave les theacuteories sociales se marient avec la meacutethode pheacutenomeacutenologique

husserlienne Cela concerne la sociologie pheacutenomeacutenologique (Alfred Schuumltz qui dans le sillage

de la Verstehenssoziologie de Max Weber reprend lrsquoideacutee husserlienne du monde de la vie ou

encore celle drsquointersubjectiviteacute telle que celle-ci est deacutegageacutee par la reacuteduction pheacutenomeacutenologique

du premier degreacute ndash la reacuteduction psychologique mais aussi les concepts de conscience de sens

drsquoexpeacuterience etc pour agrave travers cet appareil conceptuel mettre en relief lrsquoencadrement social du

savoir individuel cest-agrave-dire les facteurs qui circonscrivent lrsquoaction de la subjectiviteacute dans son

monde de vie sociale reconnaissance du sens des choses des autres subjectiviteacutes et de leurs

intentions ainsi que le deacuteterminisme biographique unique agrave chaque individu81) la sociologie de

la connaissance (par exemple Karl Mannheim qui dans Ideacuteologie et utopie introduit une

conception eacutelargie de lrsquoideacuteologie et qui agrave la diffeacuterence de lrsquousage restrictif de ce terme qursquoil

precircte agrave Marx la reacuteduisant agrave une conscience fausse eacutetend le caractegravere ideacuteologique agrave tout savoir et

affirme que toute conscience sociale est situeacutee et deacutefinie par la structure sociale la seule

possibiliteacute drsquoatteindre un savoir non-ideacuteologique est donc lieacutee agrave des techniques de rationalisation

pousseacutee que les intellectuels qui se distinguent par leur position sociale sont en mesure de

pratiquer) ou plus reacutecemment le constructivisme de Peter L Berger et Thomas Luckmann (qui

srsquointeacuteressent agrave toute sorte de savoirs que ce soit des savoirs quotidiens ou professionnels aux

liaisons qui existent entre des savoirs diffeacuterents et diverses situations sociales ainsi qursquoau

81 Cf Alfred SCHUTZ On phenomenology and social relations The University of Chicago press Chicago and

London 1970 1973

62

caractegravere objectif des savoirs qui est garanti sociologiquement et non pas philosophiquement82)

ainsi que la theacuteorie des systegravemes de Niklas Luhmann qui dresse une construction theacuteorique

complexe empruntant agrave maints domaines de savoir mais qui srsquoaligne avec les penseurs

preacuteceacutedents non seulement parce qursquoil se reacutefegravere agrave son tour explicitement agrave Husserl (auquel il

emprunte le modegravele de systegraveme que celui-ci construit agrave lrsquoexemple du mode drsquoopeacuteration de la

conscience83) mais en ce qursquoil vise une sociologie du savoir ouverte aux changements

seacutemantiques qui accompagnent les changement structuraux de la socieacuteteacute84 Quant agrave Megrelidzeacute

il est clair qursquoil deacuteveloppe une certaine sociologie de la connaissance ou du savoir (dans sa

version il srsquoagirait donc plutocirct drsquoune laquo sociologie de la penseacutee raquo) mais son proceacutedeacute est trop

particulier et diffeacuterent pour se laisser facilement classer dans une continuiteacute avec les theacuteoriciens

que lrsquoon vient drsquoeacutenumeacuterer Megrelidzeacute nrsquoessaie ni de donner une deacutefinition de la socieacuteteacute ni

drsquoaffiner une description de la structure sociale (les composants de la structure sociale sont les

classes ndash impliqueacutees dans une dynamique de lutte ndash et le parti qui a un rocircle incontournable dans

lrsquoeacuteconomie du savoir et qui acquiert donc une signification proprement sociologique) On aurait

eacutegalement difficulteacute agrave affirmer que la pheacutenomeacutenologie soit son point de deacutepart meacutethodologique

car mecircme lrsquoidentification de sa meacutethode pose problegraveme Une chose est claire en revanche toute

affirmation quant agrave son objet et sa meacutethode ne peut ecirctre faite que sur la base drsquoune lecture

approfondie et reconstructrice Crsquoest pour cette raison qursquoagrave cette eacutetape nous insisterons moins

sur le sens des termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo chez Megrelidzeacute que nous ne

tenterons de saisir la diffeacuterence factuelle entre les deux termes dans les versions du titre de son

ouvrage ainsi que la signification qursquoelle pourrait revecirctir agrave la lumiegravere de la culture philosophique

sovieacutetique

Revenons donc agrave notre raisonnement il faudrait poser la question de la diffeacuterence entre les

versions du titre de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute autrement pour aboutir agrave un reacutesultat plus significatif

qursquoune dissolution de la diffeacuterence entre laquo la sociologie raquo et laquo la pheacutenomeacutenologie raquo agrave laquelle

nous a ameneacute notre tentative drsquoexpliquer ces termes agrave partir de la logique interne de lrsquoouvrage

82 Cf Peter L BERGER Thomas LUCKMANN The social construction of reality a treatise in the sociology

of knowledge Penguin Books 1991 p 13-15 83 Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener

Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996 84 Les quatres volumes de ses eacutetudes des diffeacuterents complexes seacutemantiques Niklas LUHMANN

Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Suhrkamp Frankfurt am Main

63

Pour comprendre la raison de cette diffeacuterence qui apregraves tout est un fait cru manifesteacute dans la

multipliciteacute des titres de lrsquoouvrage on devra se deacutefaire de lrsquoideacutee que sa raison puisse ecirctre

immanente agrave lrsquoouvrage ou agrave la theacuteorie Il faut se placer agrave un autre niveau et se demander ce que

cette diffeacuterence peut signifier au sein de la culture philosophique sovieacutetique A ce propos

Friedrich propose une explication et suggegravere que le terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo embrassait une

reacutefeacuterence trop marqueacutee et explicite agrave une conception ideacutealiste et bourgeoise pour qursquoil soit

accepteacute au sein du discours acadeacutemique agrave cette eacutepoque de lrsquoUnion Sovieacutetique85 Mais si on

accepte lrsquohypothegravese selon laquelle Megrelidzeacute avait pour intention de mettre le terme

laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son ouvrage alors il faut aussi admettre que le terme

laquo sociologie raquo nrsquoest apparu dans le titre effectif du livre que par deacutefaut

Le titre du livre serait donc une sorte de vide qui pouvait ecirctre occupeacute par divers signifiants

interchangeables dans ce rocircle (du moins il est impossible de prouver qursquoils ne sont pas

interchangeables) Cette place a eacuteteacute occupeacutee pour des raisons conjoncturelles par la

laquo sociologie raquo Mais si lrsquousage du terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo eacutetait interdit ou indeacutesirable lrsquoon

doit tout de mecircme se demander agrave quel point lrsquousage du terme laquo sociologie raquo eacutetait-il innocent ou

eacutevident Ce qui serait donc une voie productive ce serait de srsquointerroger sur lrsquoenjeu que le

recours au terme laquo sociologie raquo pouvait avoir dans le contexte sovieacutetique ou si lrsquoon veut au sein

de la culture philosophique sovieacutetique agrave travers ses acircges et usages

Nous remarquions preacuteceacutedemment que si Megrelidzeacute parle de la laquo sociologie marxiste raquo (qui

est la seule occurrence positive du terme laquo sociologie raquo dans lrsquoouvrage entier) cela pourrait

indiquer son acceptation de la dichotomie entre sociologie bourgeoise et sociologie marxiste

Jamais Megrelidzeacute ne mentionne Nikolaj Boukharine dans son livre mais la lecture comparative

de certains passages de son livre et de la Theacuteorie du mateacuterialisme historique manuel populaire

de la sociologie marxiste de Boukharine ne laisse pas de doute que Megrelidzeacute devait ecirctre

familier avec ce dernier On le verra mieux quand on touchera la question de la meacutethode et de la

dialectique chez Megrelidzeacute Il faut ajouter que lrsquoon ignore si Megrelidzeacute connaissait

personnellement Boukharine mais on dispose drsquoune lettre ineacutedite (citeacutee par deux des

commentateurs86) dateacutee du 2 mars 1936 La lettre a ducirc accompagner le manuscrit de lrsquoouvrage

85 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Op cit p 68 86 Ibid p 78 96 (Selon Friedrich le document a eacuteteacute gardeacute agrave llsquoArchiv Muzeja Meznacionalrsquonych Ornosenij

Akademii Nauk Gruzinskoj SSR Tbilissi (document 199949))

64

de Megrelidzeacute que celui-ci aurait envoyeacute agrave Boukharine On ignore si cette lettre eut une reacuteponse

mais il est clair que Megrelidzeacute consideacuterait Boukharine comme son lecteur privileacutegieacute On prendra

cette occasion pour remarquer que depuis lrsquoanneacutee 1929 apregraves ecirctre tombeacute en deacutefaveur aupregraves de

Staline Boukharine avait perdu son autoriteacute politique Et mecircme si pour quelques anneacutees encore il

continua agrave ecirctre actif comme directeur de lrsquoInstitut de lrsquohistoire de la science et de la technique

laquo ce poste pourrait ecirctre consideacutereacute comme un exil dans la mesure ougrave il eacutetait incommensurable

avec les hauts postes eacutetatiques qursquoil occupait auparavant raquo87 Dans les pages de la revue Sous la

banniegravere du marxisme il eacutetait deacutejagrave de coutume de parler de Boukharine au passeacute (laquo il ne

comprenait pashellip raquo) ainsi que de le mettre sur la mecircme ligne que les ennemis du socialisme tels

que les mencheviques trotskystes zinovjevistes etc Megrelidzeacute le savait bien88 Il ne devait

donc pas ecirctre speacutecialement avantageux pour un bolchevique ardent tel que Megrelidzeacute se veut

dans son autobiographie de communiquer avec Boukharine Crsquoest le seul point dans tout ce

qursquoon sait de sa vie (mis agrave part la leacutegende que Megrelidzeacute avait composeacutee pour sa fille peu avant

sa mort dans le camp de travail) ougrave nous avons la possibiliteacute de saisir la dissonance entre ses

convictions et son milieu

Ce qui drsquoune maniegravere tregraves geacuteneacuterale peut ecirctre constateacute de la sociologie en Union Sovieacutetique

crsquoest que cette discipline dans sa composante empirique crsquoest-agrave-dire en tant qursquoensemble de

meacutethodes de recueil de donneacutees empiriques et statistiques et de techniques pour leur

interpreacutetation a eacuteteacute tregraves vite degraves le deacutebut des anneacutees 1920 liquideacute alors que la sociologie dans

sa composante theacuteorique crsquoest-agrave-dire en tant que theacuteorie sociale a eacuteteacute identifieacutee avec le

mateacuterialisme historique Les professeurs qui srsquooccupaient de sociologie depuis la peacuteriode

preacutereacutevolutionnaire ont eacuteteacute renvoyeacutes du pays alors que la multipliciteacute des courants sociologiques

syntheacutetiques (tels le darwinisme social le freudisme la reacuteflexologie sociale la phytosociologie

la zoo-sociologie la sociologie physiologique etc qui pullulaient comme les rejetons des

diverses disciplines aspirants agrave tirer de leurs domaines des conseacutequences pour la compreacutehension

de la socieacuteteacute) ont eacuteteacute marginaliseacutes89 La sociologie nrsquoa pas trouveacute de place dans lrsquoeacuteconomie du

ფაცაცია გერმანე bdquoდაბრუნებაldquo in op cit p 682 87 Валентин Александрович БАЖАНОВ laquoСоциальный климат и история науки Парадоксы

марксистской теории и практикиraquo in Эпистемология и философия науки т XI 1 p 155 88 Une des articles avec une deacutenonciation publique de Boukharine est contenu dans le mecircme numeacutero de la

revue dans lequel Megrelidzeacute avait publieacute son article sur Marr et marxisme Cf lrsquoarticle eacuteditorial laquo Социализм и кадры raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo

89 С С НОВИКОВА История развития социологии в России Москва ndash Воронеж 1996 p 139

65

savoir sovieacutetique Drsquoun cocircteacute le savoir supposeacute scientifique et exhaustif sur le mode de

fonctionnement et de deacuteveloppement de la socieacuteteacute eacutetait donneacute par le mateacuterialisme historique ce

qui enlevait agrave la sociologie sa raison drsquoecirctre La sociologie eacutetait consideacutereacutee comme un savoir

reacuteactionnaire et laquo objectiviste raquo cest-agrave-dire laquo impartial raquo en conseacutequence de lrsquoaccent qursquoelle

mettait sur les raisons de lrsquoordre social Lrsquoexplication des conditions drsquoun ordre social donneacute

eacutetait donc consideacutereacutee en mecircme temps comme lrsquoinstrument de sa preacuteservation De lrsquoautre cocircteacute la

sociologie eacutetait inacceptable du point de vue tactique car le savoir sur les effets des actions

dirigeacutees vers la construction de lrsquoeacutetat socialiste ne pouvait qursquoempecirccher la puissance drsquoaction

politique90 Suite agrave cela la sociologie en tant que theacuteorie de la socieacuteteacute eacutetait convertie en

mateacuterialisme historique qui proposait des scheacutemas a priori tant pour le deacuteroulement du procegraves

historique que pour la constitution de la socieacuteteacute Quant aux eacutetudes de la socieacuteteacute sovieacutetique selon

des paramegravetres quantitatifs les donneacutees statistiques eacutetaient recueillis exclusivement par lrsquoEacutetat qui

en faisait usage agrave ses propres fins mais les gardait classeacutees et indisponibles au public

acadeacutemique

Mais penchons-nous de plus pregraves sur la question de la reacuteception de la sociologie ou de la

theacuteorie sociale chez les marxistes sovieacutetiques Trois figures ont joueacute un rocircle deacutecisif dans la

formation de lrsquoapproche dans ce domaine du savoir Plekhanov Leacutenine et Boukharine Nous

lrsquoexposerons en trois temps le contexte dans lequel Megrelidzeacute choisit le titre de son ouvrage

les caracteacuteristiques de la peacuteriode pendant laquelle le livre de Megrelidzeacute attend encore sa

parution en 1965 et les changements de la position de la sociologie contemporains agrave la parution

de lrsquoouvrage Lrsquohistoire de la sociologie et son aspect lieacute au marxisme constituent une

probleacutematique tregraves riche et complexe et pour lrsquoaborder nous prendrons comme fil conducteur

lrsquohistoire de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo chez les susdits auteurs sovieacutetiques

Si lrsquoon veut donc tracer la ligne des usages ou qualifications que la sociologie a reccedilus chez

les penseurs marxistes russes lrsquoon devrait commencer par Leacutenine et notamment par son Ce que

sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates publieacute en 1894

ougrave Leacutenine discutant sur la contribution faite par Marx agrave la compreacutehension du mode de

90 laquo Leninist-Stalinist Marxism [hellip] in its ideological as well as in its conceptual meanings [hellip] continually demonstrated its complete incompatibility with the idea and the practice of scientific social knowledge The main orientation of Leninist-Stalinist Marxism [hellip] was an attempt [hellip] to elaborate pragmatically efficient ideological schemas of reality which could play the role of directives for successful political action irrespective of their correspondence with the reality of society raquo Nikolai NOVIKOV laquo The sociological movement in the U S S R (1960-1970) and the institutionalization of sociology raquo in Studies in Soviet thought vol 23 2 1982 p 96

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fonctionnement de la socieacuteteacute et qui consiste en une dissolution de la repreacutesentation de la socieacuteteacute

tel un agreacutegat des individus deacutefinit le mateacuterialisme historique comme la sociologie scientifique

La scientificiteacute pour Leacutenine ainsi que pour toute la penseacutee sovieacutetique est synonyme de lrsquoeacutetude

des lois neacutecessaires que cela soit dans la nature ou dans la socieacuteteacute humaine Et comme lrsquohistoire

est le lieu privileacutegieacute ougrave la neacutecessiteacute propre agrave la socieacuteteacute humaine se manifeste en lrsquoespegravece des lois

de deacuteveloppement des formes de la socieacuteteacute la sociologie scientifique ne peut que concerner

lrsquohistoire des socieacuteteacutes et la succession de ses formations Ce deacuteveloppement qui suit une logique

neacutecessaire est qualifieacute comme un procegraves historico-naturel et en tant que tel peut devenir lrsquoobjet

drsquoune connaissance objective91 La position de la sociologie sur une base scientifique est rendue

possible par le fait que Marx rejetant le point de vue de la sociologie subjectiviste qui se limite agrave

deacutecrire les rapports sociaux en fonction de ce qui est ideacuteologique cest-agrave-dire de ce qui se traduit

par la conscience humaine avait articuleacute son objet comme les rapports de production qui pour

srsquoeacutetablir nrsquoont pas besoin drsquoecirctre rendus conscients Deacutejagrave ici Leacutenine deacutegage toutes les cateacutegories

qui par la suite vont deacutefinir le discours sovieacutetique sur la sociologie Ce discours ne subira que

des changements cosmeacutetiques dus agrave des recombinaisons de ces cateacutegories Il srsquoagit donc de la

critique de la sociologie subjectiviste de la relation entre la sociologie subjectiviste et

objectiviste (lire marxiste) ou autrement dit entre la sociologie et lrsquohistoire mateacuterialiste et

des critegraveres drsquoobjectiviteacute et de scientificiteacute Quand plus tard agrave lrsquoeacutepoque du Stalinisme avanceacute la

doctrine sera deacutefinitivement codifieacutee la deacutefinition du mateacuterialisme historique et les critegraveres de

scientificiteacute resteront les mecircmes A cette diffeacuterence pregraves que la sociologie deacutesertera sa place

comme un nom possible de la probleacutematique de lrsquohistoire mateacuterialiste et prendra le rocircle drsquoun

nom agreacutegeant toutes les approches de lrsquoanalyse de la socieacuteteacute qui diffegraverent de lrsquohistoire

mateacuterialiste Mais avant cela elle fera plusieurs virages Et cela deacutebutera deacutejagrave chez le Leacutenine

tardif Son changement drsquoavis est clairement discernable dans la critique qursquoil adressera agrave

LrsquoEconomie de la peacuteriode transitoire de Boukharine

Nikolaj Boukharine membre du Parti Communiste Sovieacutetique eacutetait lrsquoun des plus eacuteminents

intellectuels parmi les dirigeants bolcheviques lrsquoauteur drsquoouvrages en eacuteconomie mais aussi de

manuels destineacutes au proleacutetariat eacutecrits avec clarteacute eacutelan combattif et mecircme humour Ayant des

91 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-

демократов raquo in Полное собрание сочинений т 1 Издательство политической литературы Москва 1967 p 139

67

ideacutees modeacutereacutees et qualifieacutee entre autres de laquo reacuteformiste raquo en matiegravere de politique eacuteconomique

sovieacutetique en 1938 finalement il tombera victime de la purification du parti et de la

solidification deacutefinitive du stalinisme Mais cette accusation et ce fut le premier coup politique

seacuterieux qursquoil dut essuyer de la part de Staline tombe degraves 192992 Cette mecircme anneacutee dans la seacuterie

des laquo Recueils leacuteniniens raquo sont parues les notes dont certaines critiques que Leacutenine avait eacutecrites

en marge des pages du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire (paru en

1920) Jusqursquoalors cette critique (globalement assez positive) qui nrsquoeacutetait connue que drsquoun cercle

restreint de marxistes y compris Boukharine lui-mecircme nrsquoavait pas eu de grande publiciteacute Mais

agrave partir de cette publication il est devenu avantageux de souligner le deacutesaccord entre Boukharine

et lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Leacutenine93 derriegravere laquelle Staline dissimulait sa propre autoriteacute

croissante94

Ces petites notes de Leacutenine ne constituent pas une reacuteflexion critique bien deacuteveloppeacutee

Neacuteanmoins ses remarques porteuses drsquoun style deacutesinvolte et libre laissent entrevoir le fait que

Leacutenine avait changeacute drsquoavis sur la place de la sociologie dans lrsquoeacuteconomie du savoir socialiste

92 Boukharine avec deux autres membres du parti communiste bolchevique eacutetait accuseacute drsquoavoir creacuteeacute une

fraction de lrsquoopposition droitiegravere qui srsquoexprimait contre le rythme trop eacuteleveacute de lrsquoindustrialisation et de la collectivisation ainsi que contre lrsquoaneacuteantissement de la classe des koulaks Outre le fait que ces propos laquo reacuteformistes raquo et laquo deacutefaitistes raquo eacutetaient consideacutereacutes inacceptables le fractionnarisme aussi posait problegraveme pour le parti bolchevique qui se voulait monolithe et ne toleacuterait aucun pluralisme interne Cf Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Группа Бухарина и правый уклон в нашей партии из выступлений на объединенном заседании Политбюро ЦК и Президиума ЦКК ВКП(б) в конце января и в начале февраля 1929 г raquo in Cочинения т 11 Москва ОГИЗ Государственное издательство политической литературы 1949 pp 318ndash325

93 Il ne faut pas sous-estimer lrsquoeffet qursquoa eu la publication de ces notes de Leacutenine Celles-ci sont devenues une vraie arme contre Boukharine dans la main des laquo deacuteborinistes raquo (ou les laquo dialecticiens raquo - le groupe des philosophes sovieacutetiques qui partageaient la position de Deborin) qui lrsquoavaient attaqueacute en lrsquoaccusant de meacutecanicisme Cf П ВЫШИНСКИЙ Я ЛЕВИН laquoЕще раз о механистах и о новой путанице тов Сарабьяноваraquo in Под знаменем марксизма 1 1930 p 13 35

94 Lrsquoexemple frappant drsquoun tel geste rheacutetorique de la part de Staline est le discours prononceacute en 1927 contre lrsquoopposition trotskiste deux ans avant son attaque contre Boukharine Il deacutebute son discours en disant que les opposants ont intensifieacute leurs attaques contre lui car manifestement ils savent bien qursquoil nrsquoy a personne qui serait mieux capable que Staline de percer leur conspiration Dans la phrase suivante pourtant il se contredit en amoindrissant son importance laquo Mais qui est Staline Staline crsquoest un petit homme raquo Ensuite il continue agrave se contredire en faisant cette fois appel agrave la figure de Leacutenine pour se preacutesenter dans une position analogue agrave celui-ci et srsquoidentifier agrave son autoriteacute ineacutebranlable laquo Prenez plutocirct lrsquoexemple de Leacutenine Personne nrsquoignore que lrsquoopposition guideacutee par Trotski dans les temps du bloc drsquoaoucirct menait une chasse encore plus insolente contre Leacutenine raquo (Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Троцкистская оппозиция прежде и теперь речь на заседании объединенного пленума ЦК и ЦКК ВКП(б) 23 октября 1927 г raquo in Сочинения т 10 Государственное издательство политической литературы Москва 1949 p 172) Ainsi toute personne deacutenonceacutee par Staline devait en mecircme temps ecirctre mise agrave lrsquoeacutepreuve dans sa relation avec Leacutenine En 1929 dans le XI volume des laquo Recueils leacuteniniens raquo ndash le recueil dont 36 volumes sont sortis dans les anneacutees 1924-1959 et qui comprenait tout type de production eacutecrite appartenant agrave Leacutenine manuscrits des textes preacutepareacutes pour la parution discours projets de lois esquisses notes marginalia lettres teacuteleacutegrammes etc ndash on voit apparaicirctre les notes critiques que Leacutenine avait eacutecrites dans les marges du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire

68

Drsquoapregraves lui Boukharine aurait gacirccheacute le marxisme avec du scholasticisme laquo sociologique raquo et de

lrsquoacadeacutemisme95 Il critique par exemple le sous-titre du livre laquo La theacuteorie geacuteneacuterale du procegraves de

transformation raquo Ce sont les mots laquo geacuteneacuterale raquo ainsi que laquo transformation raquo qui ont attireacute ses

remarques sarcastiques Le premier il le trouve trop laquo agrave la Spencer raquo par son manque de

concreacutetude Quant au deuxiegraveme mot Leacutenine deacutenonce lrsquousage drsquoun mot latin (трансформация)

et en revanche complimente Boukharine quand au deacutebut de lrsquointroduction dans une phrase

celui-ci fait recours agrave son eacutequivalent russe (превращение) On insiste sur ces deacutetails qui au

premier abord semblent ecirctre deacutenueacutes drsquointeacuterecirct car agrave y voir de pregraves ils sont assez

symptomatiques Ils mettent agrave deacutecouvert deux points primo le meacutepris que Leacutenine porte agrave la

sociologie et la raison pour laquelle il y voit scholasticisme et acadeacutemisme sont lieacutes au fait que

en vertu de son caractegravere geacuteneacuteral la sociologie nrsquoarrive pas agrave respecter la principale exigence que

Leacutenine fixe agrave toute analyse Cette exigence est exprimeacutee dans sa fameuse injonction laquo analyse

concregravete drsquoune situation concregravete raquo sous laquelle il faut entendre laquo la speacutecificiteacute de lrsquoanalyse

politique de la conjoncture dans ses liens avec lrsquointervention politique effective raquo96 Secundo

Leacutenine deacutepreacutecie lrsquousage des mots issus du latin quand ils ont un eacutequivalent russe Outre le couple

laquo transformatsija raquolaquo prevrachtchenije raquo quelques pages plus loin on en trouve un autre

laquo sotsialrsquonyj raquolaquo obchtchestvennyj raquo dans lequel srsquoopposent les versions latiniseacutee et russe de

lrsquoadjectif laquo social raquo Curieusement plus tard cette diffeacuterence des termes se transformera en un

marqueur pour la dichotomie entre deux sciences de la socieacuteteacute Nous y reviendrons tout agrave

lrsquoheure

Malgreacute cette critique adresseacutee au penchant sociologique de Boukharine celui-ci continuera

agrave insister sur sa position et en 1921 il publiera le livre intituleacute Theacuteorie du mateacuterialisme

historique Manuel populaire de la sociologie marxiste97 ougrave il systeacutematisera la question de la

place du mateacuterialisme historique au sein des sciences humaines et preacutecisera ce qursquoil entend par

approche sociologique agrave la fois dans lrsquoeacutetude de la socieacuteteacute et dans la pratique du proleacutetariat Mais

nous y reviendrons ulteacuterieurement Insistons agrave preacutesent uniquement sur la perspective dans

laquelle Boukharine place la sociologie

95 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 429

96 Jean-Pierre COTTEN laquo Analyse raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 p 27

97 Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Популярный учебник марксистской социологии Государственное издательство Москва-Ленинград 1928

69

Dans ce livre Boukharine deacuteveloppe donc lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste opposeacutee agrave la

sociologie bourgeoise preacuteservant au terme laquo sociologie raquo le droit de citeacute dans le vocabulaire

marxiste Tout le premier chapitre du livre ne fait qursquoinsister sur la diffeacuterence qui existe entre le

savoir social (obshestvennie nauki) tel qursquoil est compris drsquoun cocircteacute par les bourgeois et de lrsquoautre

cocircteacute par les proleacutetaires La dichotomie entre ces deux types de savoir est soutenue par plusieurs

paires oppositionnelles Ainsi par exemple du point de vue du rocircle social de ces savoirs le

premier est utiliseacute pour perpeacutetuer lrsquoordre existant alors que lrsquoautre se constitue en tant

qursquoinstrument de la lutte sociale Du point de vue de lrsquoorganisation interne de ces savoirs le

premier est satureacute par lrsquoideacutee drsquoun observateur distancieacute qui par son impartialiteacute produit du

savoir pur le seul qui soit digne de porter le nom de scientificiteacute selon lrsquoaxiologie qui lui est

immanente alors que lrsquoautre considegravere que le lieu de sa propre eacutemergence est la pratique Les

sciences sociales sont de caractegravere de classe car agrave travers leurs savoirs respectifs elles insistent

sur les inteacuterecircts de leurs porteurs respectifs Pourtant nous rassure Boukharine cela ne megravene pas

dans une impasse de symeacutetrie ou de relativisme entre deux points de vue drsquoune eacutegale importance

La science bourgeoise qui tend agrave construire son savoir en vue de stabiliser le status quo est

porteacutee agrave envisager lrsquoordre des choses comme immuable et selon Boukharine se voile la face sur

le fait non questionnable que les socieacuteteacutes voient changer leur forme au cours du procegraves

historique Ce savoir contient comme un de ses eacuteleacutements la croyance en lrsquoeacuteterniteacute du capitalisme

ce qui fait que les aspects du capitalisme qui sont agrave la base de son instabiliteacute et de sa vulneacuterabiliteacute

lui eacutechappent La vision de la reacutealiteacute des savants bourgeois est restrictive ce qui explique le fait

que les bouleversements historiques majeurs tels que la guerre mondiale ou la reacutevolution russe

les ont pris au deacutepourvu En revanche les proleacutetaires nrsquoeacutetant pas porteacutes agrave conserver lrsquoordre

existant deacuteveloppent un savoir clairvoyant et leur faccedilon drsquoappreacutehender la reacutealiteacute porte un

caractegravere profond Quant agrave la sociologie comme discipline pour la deacutefinir Boukharine la situe

dans un scheacutema dichotomique ougrave elle fait face au domaine de lrsquohistoire Les deux disciplines

srsquointerrogent sur la totaliteacute de la vie sociale mais si lrsquohistoire le fait du point de vue diachronique

et factuel la sociologie se pose des questions drsquoun ordre plus geacuteneacuteral et theacuteorique laquo qursquoest ce

que la socieacuteteacute De quoi deacutependent son deacuteveloppement et sa perdition Quels sont les rapports

entre les diffeacuterents ordres des pheacutenomegravenes sociaux (eacuteconomie droit science etc) Comment

srsquoexplique leur deacuteveloppement Quelles sont les formes historiques des socieacuteteacutes Comment

70

srsquoexplique leur alternance Etc raquo98 Lrsquohistoire fournit agrave la sociologie de la matiegravere pour des

geacuteneacuteralisations alors que la sociologie procure agrave lrsquohistoire une meacutethode crsquoest-agrave-dire un laquo point

de vue raquo conclut Boukharine

Apregraves avoir exposeacute les deux dichotomies entre le savoir bourgeois et proleacutetaire drsquoun cocircteacute et

entre les approches historique et sociologique dans les eacutetudes de la socieacuteteacute de lrsquoautre

Boukharine est precirct pour deacutefinir la theacuteorie du mateacuterialisme historique dont lrsquoeacutelaboration est le but

principal de son livre Le mateacuterialisme historique serait la sociologie proleacutetaire car ici il srsquoagit

drsquoune adoption de la meacutethode mateacuterialiste dans lrsquoeacutetude de lrsquohistoire La sociologie proleacutetaire est

un outil de penseacutee de connaissance et de lutte car elle permet au proleacutetariat de srsquoorienter dans

les questions complexes et intriqueacutees de la vie sociale Crsquoest bien elle qui aurait permis aux

communistes de preacutedire la guerre la reacutevolution ainsi que la dictature du proleacutetariat

Ce que Boukharine propose dans son livre crsquoest de voir le deacuteveloppement historique des

socieacuteteacutes selon un modegravele drsquoeacutequilibre Selon ce modegravele la reacutevolution serait le moment de

deacuteseacutequilibre entre les forces sociales qui ensuite tendraient agrave un regroupement social et au

reacutetablissement drsquoun eacutequilibre nouveau Bien eacutevidemment Boukharine orne ce modegravele avec tous

les qualificatifs indispensables qui sont censeacutes faire preuve du caractegravere profondeacutement marxiste

de sa theacuteorie Ainsi eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoenvisager la socieacuteteacute dans les termes

drsquoeacutequilibredeacuteseacutequilibre il propose une vision de la socieacuteteacute comme totaliteacute dont les parties

seraient relieacutees les unes avec les autres et ne se laisseraient pas analyser partiellement99 En

outre ce modegravele permettrait de comprendre les forces opposeacutees qui luttent entre elles durant des

peacuteriodes de relative accalmie et stabilisation car une totale absence drsquoopposition rendrait

impossible tout deacuteseacutequilibre futur et arrecircterait le procegraves dialectique Donc cette socieacuteteacute totale

consisterait en un ensemble drsquoeacuteleacutements interconnecteacutes et se trouverait dans un mouvement

98 Ibid p 12 99 Ce point appelle une explication et preacutecision car dans lrsquohistoriographie de la philosophie sovieacutetique

Boukharine est avant tout connu justement par sa position meacutecaniste Mais mecircme srsquoil est effectivement consideacutereacute comme le repreacutesentant majeur du camp des laquo meacutecanistes raquo (Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 pp 3 5) cette appellation relegraveve de lrsquoaccusation qui lui a eacuteteacute lanceacutee plutocirct que du laquo titre raquo qursquoil aurait revendiqueacute Ainsi dans son livre sur le mateacuterialisme historique il souligne que les marxistes (laquo nous les marxistes raquo) ont tout agrave fait raison de srsquoopposer au meacutecanisme compris agrave la faccedilon de lrsquoancien mateacuterialisme qui exportait lrsquoideacutee de lrsquoatome qui compose la matiegravere dans les sciences sociales en produisant la repreacutesentation drsquoune socieacuteteacute comme somme des individus Marx et Engels avaient raison de rejeter cette robinsonnade des sciences sociales Mais la science contemporaine a selon Boukharine transformeacute notre savoir sur la matiegravere ainsi que sur lrsquoatome et deacutemontreacute que ce sont les liens la reacuteciprociteacute la progression des qualiteacutes qui les caracteacuterisent et que la vieille opposition entre le meacutecanisme et organiciteacute a perdu de valeur Cf Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Op cit 1928 p 360)

71

permanent eacutevoluant suivant la triade heacutegeacutelienne ce qui relegraveverait de la dialectique Voici donc

tous les ingreacutedients des lois dialectiques canoniques

On suspend ici notre ligne drsquoexposition de la sociologie boukharinienne et de son insertion

dans le marxisme sovieacutetique et avant de la reprendre en articulant les oppositions qui se

deacutegagent entre les positions de Boukharine et de Leacutenine on voudrait faire remarquer qursquoau

milieu des anneacutees 30 quand Megrelidzeacute eacutecrit son livre et choisit le titre deacutefinitif (de toute

apparence il srsquoagit de lrsquoanneacutee 1936) cest-agrave-dire avant que Boukharine ne soit incarceacutereacute jugeacute et

fusilleacute en 1938 et avant que la vie acadeacutemique sovieacutetique ne soit totalement encadreacutee suite agrave la

publication de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline le terme laquo sociologie raquo est deacutejagrave rendu

ambigu du point de vue marxiste mais nrsquoa pas encore perdu toute sa leacutegitimiteacute comme cela sera

bientocirct le cas sous le marxisme-leacuteninisme Le terme laquo sociologie raquo reste leacutegitime justement dans

le cadre de lrsquoopposition sociologie marxistesociologie bourgeoise

Cela nrsquoa pourtant pas dureacute longtemps car cette tentative de Boukharine ne pouvait pas faire

concurrence agrave la position leacuteniniste Maintenant que nous avons dans ses grandes lignes exposeacute

lrsquoapproche de Boukharine nous pouvons maintenant revenir rapidement mais plus concregravetement

sur lrsquoopposition qui existe entre les deux marxistes Comme nous lrsquoavons vu Leacutenine avait accuseacute

Boukharine de spencerisme En effet depuis ses premiers eacutecrits par laquo Spencer raquo Leacutenine deacutesigne

lrsquoensemble des sociologues bourgeois Crsquoest un mot peacutejoratif agrave un tel degreacute que parfois Leacutenine

lrsquoutilise au pluriel (ex laquo (il est futile de) discuter avec des Spencers raquo) On peut se reacutefeacuterer agrave son

Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates pour voir

ce qursquoil entend sous ce mot tout questionnement au sujet de lrsquoessence ou du but de la socieacuteteacute en

geacuteneacuteral ainsi que tout raisonnement qui part drsquoune conception des besoins individuels et tacircche

de faccedilonner la structure drsquoune socieacuteteacute qui serait conforme agrave lrsquoideacutee de la justice qui reacutesulte de

cette conception des besoins Le mot laquo Spencer raquo joue donc chez Leacutenine le rocircle drsquoun concentreacute

de tout un eacuteventail drsquoapproches antimarxistes subjectivisme theacuteorisations de caractegravere geacuteneacuteral

laquo organisationnisme raquo100 utopisme qui neacutecessairement relegraveve de lrsquoideacutealisme101 Evidemment

100 Le terme laquo organisationnisme raquo connoteacute chez Leacutenine tout aussi neacutegativement que le terme laquo sociologie raquo

fait reacutefeacuterence agrave la laquo science geacuteneacuterale de lrsquoorganisation raquo deacuteveloppeacutee par Aleksandr Aleksandrovitch Bogdanov dans son ouvrage agrave trois volumes Tectologie science organisationnelle universelle La tectologie est une theacuteorie des lois de lrsquoorganisation ou du systegraveme et est applicable dans les sciences sociales eacuteconomique biologique physique etc Elle est consideacutereacutee comme le preacutecurseur de la cyberneacutetique Bogdanov par sa nouvelle science propose de voir les procegraves (sociaux ou naturels) comme un eacutequilibre ou comme des systegravemes mouvants et dynamiques qui au cours de leur contact avec leur milieu passent drsquoun eacutetat drsquoeacutequilibre agrave un eacutetat de relatif deacuteseacutequilibre puis agrave un nouvel

72

tous ces peacutecheacutes ne sont pas reprochables agrave Boukharine mais ils sont assez lourds Ainsi sa

theacuteorie de lrsquoeacutequilibre non seulement est porteuse drsquoun caractegravere geacuteneacuteral et deacutebouche sur des

questionnements sur lrsquoessence de la socieacuteteacute en tant que telle mais exclut deux points

incontournables pour toute position marxiste Leacutenine les formule dans son Mateacuterialisme et

empiriocriticisme Premiegraverement crsquoest la question de lrsquoeacutegaliteacute la sociologie se basant sur le

modegravele de lrsquoeacutequilibre propose une image du proleacutetariat dans laquelle lrsquoideacutee de lrsquoeacutegaliteacute est

niveleacutee car lrsquoorganicisme justifie lrsquoineacutegaliteacute Deuxiegravemement crsquoest lrsquoimportance de lrsquoanalyse

concregravete les theacuteories sociologiques reconnaissent la seule voie eacutevolutionniste du deacuteveloppement

de la socieacuteteacute et ne fournissent pas drsquooutils qui permettraient de saisir la reacutevolution dans son

eacuteveacutenementialiteacute brusque102

La sociologie marxiste comme champ de recherche nrsquoa donc pas eacuteteacute viable dans

lrsquoarchitectonique des savoirs en Union Sovieacutetique et nrsquoa pas pu se trouver de raison drsquoecirctre ni

tactique ni ideacuteologique ni philosophique Tant qursquoon parle de lrsquoarchitectonique des savoirs en

Union Sovieacutetique il faut insister sur sa speacutecificiteacute La raison en est la mecircme que celle que Van

der Zweerde souligne en ce qui concerne la philosophie sovieacutetique qursquoon aurait tort de la

consideacuterer comme une eacutecole philosophique parmi drsquoautres Cette erreur serait lieacutee au rocircle que la

philosophie jouait dans la constitution ainsi que dans la conservation du reacutegime totalitaire

sovieacutetique La philosophie avait une double deacutetermination elle eacutetait agrave la fois subordonneacutee agrave

lrsquoideacuteologie marxiste-leacuteniniste et en mecircme temps par son caractegravere marxiste-leacuteniniste elle

fournissait au reacutegime qui se voulait philosophiquement fondeacute sa leacutegitimiteacute103 Cette deacutefinition

tautologique formuleacutee particuliegraverement pour le domaine du savoir qui est celui de la philosophie

relegraveve du paradoxe fondationnel du systegraveme de savoir (ou des sciences) sovieacutetique en geacuteneacuteral qui eacutequilibre Le passage agrave lrsquoeacutetat de deacuteseacutequilibre est lieacute agrave lrsquoaccroissement des contradictions internes au systegraveme Lrsquoaspect pratique de la tectologie est lieacute agrave lrsquoideacutee que la productiviteacute ou lrsquoeffet drsquoun eacuteleacutement donneacute peut augmenter ou deacutecroitre dans le cadre de telle ou telle organisation du tout dont il fait partie La tectologie donc par la theacuteorisation du facteur de lrsquoorganisation peut rendre possible lrsquoaugmentation drsquoeffectiviteacute du systegraveme Ces ideacutees de Bogdanov ont eacuteteacute reprises par Boukharine La critique de Leacutenine adresseacutee contre lrsquoorganisationnisme et la sociologie tombe donc sur les deux penseurs Cela est lieacute eacutegalement au fait que Bogdanov partage certaines positions de Spencer Comme on sait le mateacuterialisme et empiriocriticisme de Leacutenine est en grande partie deacutedieacute agrave une acircpre critique de Bogdanov En revanche on nrsquoy trouvera pas de critique de lrsquoorganisationnisme car les travaux de Bogdanov sur la tectologie ont eacuteteacute reacutedigeacutes plus tard en 1913-1922

101 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-демократов Op cit p 133

102 Владимир Ильич ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм Критические замечания об одной реакционной философии Издательство политической литературы Москва 1986 p 201

103 Cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26

73

a eacuteteacute clairement articuleacute dans le cadre de la theacuteorie des systegravemes104 Cette theacuteorie montre que la

constitution de type totalitaire srsquoefforce de preacuteserver et drsquoimmobiliser son paradoxe de base (que

nous avons tout agrave lrsquoheure exprimeacute par une formulation tautologique) au lieu de recourir agrave des

strateacutegies de deacute-paradoxifisation et aboutit agrave lrsquoeacutetouffement et au blocage du systegraveme suite agrave la

suppression des lieux de reacuteflexiviteacute interne du systegraveme Ce mecircme mode de fonctionnement est

deacutecrit par Van der Zweerde

laquo If the Soviet system was not always and not in every respect what it claimed to be and

produced an ideological image of itself we may assume that Soviet philosophical culture in its

outward presentation did not necessarily represent its reality either At the same time these self-

produced ideological representations are not mere illusions but part of the reality they represent

[hellip] The ideology of Soviet philosophy obviously did not represent its reality but blocked other

representations The place of a representation of reality which is what people base their actions

upon can be occupied only once raquo105

Ce qui vient drsquoecirctre dit de la philosophie srsquoapplique de plein droit agrave la sociologie eacutegalement

car comme nous lrsquoavons vu la sociologie dans sa version marxiste bien eacutevidemment faisait

concurrence au mateacuterialisme historique pour occuper la place de la laquo production de lrsquoimage de la

reacutealiteacute raquo Il est donc clair que la stabilisation du lieu de production de cette image ou si lrsquoon veut

la neacutecessiteacute de recouvrir le paradoxe de base exigeait non seulement que soient eacutecarteacutes les

mediums de production drsquoimages alternatives mais eacutegalement que soit proscrite toute ambiguumliteacute

de la repreacutesentation laquo officielle raquo Ainsi il nrsquoest pas eacutetonnant que le mateacuterialisme historique ne

puisse pas toleacuterer la sociologie mecircme dans sa version marxiste Lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste

a eacuteteacute complegravetement liquideacutee par la theacuteorie mateacuterialiste de lrsquohistoire (Istmat) alors que lrsquousage du

syntagme laquo sociologie marxiste raquo est devenu inconcevable A partir de la fin des anneacutees 30 la

sociologie a eacuteteacute doucement cantonneacutee agrave la rubrique de la science bourgeoise

Pourtant comme on lrsquoa deacutejagrave indiqueacute la laquo sociologie raquo nrsquoa pas eacuteteacute complegravetement eacutelimineacutee et

bannie du vocabulaire sovieacutetique comme cela a eacuteteacute le cas avec drsquoautres termes tels que la

laquo pheacutenomeacutenologie raquo ou lrsquolaquo inconscient raquo Deacutesormais par sociologie on deacutesignait toute theacuteorie

104 Cf Gunther TEUBNER Vefassungsfragmente Gesellschaftlicher Konstitutionalismus in der

Globalisierung Suhrkamp Berlin 2012 pp 41-44 105 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26

74

sociale qui eacutetait autre que le mateacuterialisme historique106 Dans les anneacutees 40 on voit se former un

certain style voire genre107 de la critique mais eacutegalement une maniegravere drsquoexposition des theacuteories

sociales bourgeoises

En effet la neutralisation de toute repreacutesentation alternative de la socieacuteteacute neacutecessitait une

certaine strateacutegie dans lrsquoexposition de telles repreacutesentations afin drsquoeacutecarter celles-ci sans entrer en

dialogue avec elles Un moyen sucircr pour discerner les lois de ce laquo genre critique raquo et pour voir en

quoi consistait la critique de conceptions sociologiques deacuteveloppeacutee dans les anneacutees 40-50 serait

drsquoen voir des exemples donneacutes par le dictionnaire philosophique eacutediteacute en 1955 agrave Moscou108

Celui-ci peut ecirctre consideacutereacute comme la source la mieux controcircleacutee et donc la plus essentielle du

marxisme-leacuteninisme non pas pour ses principes (pour ceux-ci il vaudrait mieux faire reacutefeacuterence

directement aux textes par lesquels ils ont eacuteteacute codifieacutes et en premier lieu agrave lrsquoHistoire du Parti

Communiste Bolchevique de lURSS109 de Staline) mais dans la mesure ougrave on les y voit

appliqueacutes agrave un grand nombre de probleacutematiques y compris agrave la sociologie bourgeoise Lrsquoexamen

de ces articles laisse donc constater que la laquo sociologie bourgeoise raquo eacutetait conccedilue en exacte

inversion de la deacutefinition du mateacuterialisme historique comme une pseudoscience laquo des lois du

deacuteveloppement de la socieacuteteacute raquo qui regroupait des theacuteories diverses comme celles de Comte

Durkheim Spencer Nietzsche Darwin Malthus Les expositions de toutes ces conceptions sont

tailleacutees selon un seul et mecircme patron et cette uniformisation concerne non seulement la forme de

leur description mais aussi la critique qui leur est adresseacutee Les principes drsquoexposition sont

puiseacutes de deux auteurs canoniques en matiegravere de critique de la sociologie bourgeoise Leacutenine

106 On peut observer ce mecircme deacuteveloppement du terme laquo sociologie raquo dans un autre domaine liminal agrave la sociologie Lrsquoexemple en est le livre de Rosalia Chor qui srsquointitule Langue et Socieacuteteacute publieacute en 1926 Il srsquoagit drsquoun manuel qui a introduit dans lrsquoespace sovieacutetique ce que lrsquoauteur appelle la laquo sociologie du langage raquo ou encore la laquo theacuteorie sociale du langage raquo Comme le commentateur contemporain le plus renommeacute de la linguistique sovieacutetique Vladimir Alpatov souligne lrsquoeacutetiquette de laquo sociologie de la langue raquo srsquoeacutetait pour longtemps eacutetablie dans la science sovieacutetique La viabiliteacute de cette expression srsquoexplique par le fait que laquo lrsquoeacutecole sociologique de la linguistique raquo dont parle le livre de Chor regroupait des chercheurs exclusivement laquo bourgeois raquo principalement franccedilais mais eacutegalement ameacutericains et allemands comme Saussure Meillet Bally Sapir Marty etc On voudrait enfin faire remarquer que Chor avait mobiliseacute les travaux de ces chercheurs pour laquo deacutevoiler le moment social du langage de la langue raquo et eacutecrire un manuel de ce qui en 1926 au moment de la publication du livre nrsquoeacutetait pas encore eacutetabli comme une discipline nouvelle - la sociolinguistique (ШОР Розалия Осиповна Язык и общество Либроком Москва 2010 Владимир АЛПАТОВ laquoРозалия Осиповна Шор и ее книгаraquo in Р О Шор Язык и общество Либроком Москва 2010 p VII)

107 Cf Г С БАТЫГИН laquo Институционализация российской социологии преемственность научной традиции и современные изменения raquo in Op cit p 21

108 М М РОЗЕНТАЛЬ П Ф ЮДИН (eacuteds) Краткий философский словарь Издательство политической литературы Москва 1955

109 Иосиф Виссарионович СТАЛИН История всесоюзной коммунистической партии (большевиков) Краткий курс Издательство ЦК ВКП(б) laquoПравдаraquo 1938

75

(Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates) et

Plekhanov (Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire)110 On doit y rajouter eacutevidemment Marx et

Engels qui de leur cocircteacute sont les auteurs de la seule veacuteritable science des lois du deacuteveloppement

de la socieacuteteacute donc du mateacuterialisme historique et qui deacutemontrent la fausseteacute des autres tentatives

theacuteoriques et rendent possible leur qualification de pseudoscience Deux critegraveres sont repris de

Plekhanov Drsquoabord crsquoest le principe du facteur Lrsquoexposition de nrsquoimporte quelle theacuteorie se base

sur le facteur deacutecisif dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute qursquoelle propose (par exemple pour

Spencer le deacuteveloppement de la socieacuteteacute serait soumis aux lois biologiques pour le social-

darwinisme ndash agrave la lutte pour la vie pour Nietzsche ndash au principe volontariste pour Montesquieu

ndash au milieu geacuteographique etc) Il est possible qursquoune theacuteorie combine plusieurs facteurs Dans

ce cas il srsquoagit drsquoeacuteclecticisme Le seul facteur vrai est bien eacutevidemment celui proposeacute par Marx

et Engels cest-agrave-dire le laquo mode de production des biens mateacuteriels raquo Il faut dire que le facteur est

le seul point par lequel les descriptions des diffeacuterentes theacuteories se distinguent lrsquoune de lrsquoautre car

le reste du texte des articles est rempli par des formules conventionnelles tout agrave fait deacutenueacutees de

speacutecificiteacute Le deuxiegraveme critegravere repris de Plekhanov crsquoest le rocircle que telle ou telle theacuteorie

attribue agrave lrsquoindividu dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute Toutes les theacuteories de la sociologie

bourgeoise sont taxeacutees drsquoune laquo meacutethode subjective raquo qui preacutesente lrsquohistoire comme laquo un reacutesultat

de lrsquoactiviteacute arbitraire des personnaliteacutes eacuteminentes raquo alors que la masse populaire nrsquoest qursquoune

110 Georgij Valentinovic Plekhanov devenu pour le marxisme-leacuteninisme lrsquoauteur incontournable quand il

srsquoagissait de la critique de la sociologie bourgeoise et surtout de lrsquoaspect subjectiviste de celle-ci eacutetait pourtant une figure ambivalente pour les soviets Il repreacutesente la premiegravere geacuteneacuteration des marxistes russes et lrsquoon lui portait donc beaucoup drsquoestime pour ce qursquoil avait fait pour populariser le marxisme en Russie La biographie canonique de Plekhanov comprenait trois phases populiste proprement marxiste et laquo mencheviste raquo Il a eacuteteacute taxeacute du menchevisme car en 1903 il a diffeacutereacute de lrsquoorientation reacutevolutionnaire de Leacutenine et preacutefeacutereacute occuper une position reacuteformiste Pourtant sa contribution laquo agrave la lutte des travailleurs raquo dans la phase laquo marxiste raquo de sa vie le rendait recevable pour lrsquoideacuteologie officielle et les ouvrages eacutecrits durant cette peacuteriode (1883-1903) eacutetaient reconnus comme classiques y compris lrsquoessai intituleacute laquo Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire raquo ougrave il expose des consideacuterations au sujet du rocircle que lrsquoindividu peut jouer dans la vie sociale ainsi que dans le deacuteploiement des deacuteveloppements historiques Autrement dit il pose la question de savoir dans quelle mesure les individus font lrsquohistoire Il poleacutemique agrave la fois avec des historicistes qui expliquent le cours de lrsquohistoire par les actions deacutelibeacutereacutees ou les laquo passions raquo des figures eacuteminentes et avec ceux qui nrsquoy voient que des laquo raisons geacuteneacuterales raquo et des laquo lois du mouvement historique raquo neacutegligeant le facteur individuel Cette opposition Plekhanov la pose comme une antinomie entre la perspective qui envisage lrsquohistoire exclusivement comme une seacutequence de faits hasardeux et celle dans laquelle les eacuteveacutenements nrsquoont pas mecircme de traits individuels car ils sont entiegraverement deacutetermineacutes par des raisons geacuteneacuterales (Bossuet et la providence divine) Le mateacuterialisme historique selon lui est contraire tant au fatalisme qursquoau volontarisme Les individus deacutetiennent une puissance drsquoaction mais leurs actions ne sont pas arbitraires Pleacutekhanov garde lrsquoideacutee des figures eacuteminentes mais les deacutefinit comme ceux qui comprennent plus vite que drsquoautres lrsquoeacutetat des choses actuelles et sont capables de les saisir pour acceacuteleacuterer le procegraves historique (Cf Георгий Валентинович ПЛЕХАНОВ laquoК вопросу о роли личности в историиraquo in Избранные философские произведения т 2 Государственное издательство политической литературы Москва 1956)

76

laquo foule raquo chaotique incapable drsquoaction Ne pouvant pas jouer le rocircle deacutecisif dans lrsquohistoire la

foule a besoin drsquoun laquo individu heacuteroiumlque raquo qui lrsquoorganisera en lui confeacuterant une coheacuterence et

lrsquoentraicircnera dans la lutte Quant aux critegraveres repris de Leacutenine lrsquoun drsquoeux est lrsquoideacutee de scientificiteacute

lieacutee au principe de la connaissabiliteacute des lois objectives du deacuteveloppement de la socieacuteteacute Ce

principe se conjugue bien avec le deuxiegraveme critegravere plekhanovien si lrsquoon assume une meacutethode

subjectiviste et fait deacutependre lrsquohistoire des deacutecisions individuelles qui ne relegravevent pas de lois

objectives mais de lrsquoarbitraire de la deacutecision individuelle alors il faut admettre que lrsquohistoire nrsquoa

pas de lois et drsquoobjectiviteacute et qursquoelle nrsquoest qursquoun ramassis chaotique drsquoeacuteveacutenements fortuits A

part cela les critegraveres qui ont eacuteteacute repris de Leacutenine sont plus geacuteneacuteraux en comparaison du critegravere

pleacutekhanovinien de facteur (qui est speacutecifique pour chaque theacuteorie) car ils permettent de grouper

les conceptions dans des cateacutegories meacutethodiques Ainsi par exemple la theacuteorie drsquoeacutequilibre (sous

laquelle tombent Spencer Boukharine le social-darwinisme le malthusianisme etc) ou la

theacuteorie organique de la socieacuteteacute (Spencer le social-darwinisme le malthusianisme le racisme) la

theacuteorie du retour cyclique de lrsquohistoire (Vico Nietzsche Spengler)

Le chercheur ameacutericain Vladimir C Nahirny dans son article laquo Soviet criticism of Western

sociology raquo111 dateacute de 1958 a des mots durs pour caracteacuteriser ce laquo genre de critique raquo de la

sociologie bourgeoise Notre analyse ne fait que confirmer la veacuteraciteacute de ses conclusions

laquo They estimate the scientific value of any sociological work by means of a few ideological

dicta and as befits all the radically oriented polemicists the Soviet critics aim at the total destruction

of opponents One would search in vain therefore in their writings for a logical analysis of

sociological concepts or for a factual critique of hypotheses [hellip] The above appraisal of Western

sociology serves as a basis for apocalyptic predictions of its imminent crisis and disintegration The

existence of diverse sociological schools of different interpretations of social phenomena and of the

absence of unanimity - these are the important symptoms of the approaching doom For as one of

them argues there is only one truth whereas by distorting the facts one can furnish many lies

[hellip] hellipthe only true scientific theory [is] historical materialism [hellip] Needless to say the Soviet

version of historical materialism is neither a research technique nor for that matter a growing

body of a substantive theory It comprises a painfully corrupted scheme of stock Marxist categories

the mode of production and productive relations basis and superstructure and a few dogmatic

111 Vladimir C NAHIRNY laquo Soviet criticism of Western sociology raquo in The American catholic sociological

review Vol 19 3 Oxford University Press 1958

77

formulas such as social existence determines social consciousness [hellip]hellipan allegedly valid

methodology has been turned into a series of ossified generalities and the scope of Soviet sociology

narrowed down to the most speculative questions concerned with the evolution of society [hellip]

There is no doubt that the Soviet critics of bourgeois sociology belong to this group of scientists In

an atmosphere of free academic discourse most of them would be relegated to superfluous semi-

intellectuals trained in unmasking and debunking but unfit for any creative and constructive

scientific work raquo112

Dans ce mecircme article on trouve pourtant la remarque suivante qui agrave notre avis demanderait

une correction et preacutecision et qui nous ramegravene agrave la question de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo

laquo In the array of ritualistically adhered-to and unsparingly used classificator terms is

bourgeois of course Whenever the Soviet authors refer to Western sociologists and social

scientists in general they invariably add the epithet bourgeois implying that there is some other

non-bourgeois sociology and that Western social scientists have been turned into servants of the

reactionary bourgeoisie raquo113

Comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer le binarisme sociologie bourgeoisesociologie

marxiste qursquoon trouve chez Boukharine et Megrelidzeacute a eacuteteacute finalement deacutefait et la sociologie a

eacuteteacute entiegraverement placeacutee du cocircteacute de la sociologie bourgeoise Contrairement agrave ce que suppose

lrsquoauteur donc nous ne pensons pas que lrsquousage obsessionnel du qualificatif laquo bourgeois raquo devant

toute occurrence du mot laquo sociologie raquo veuille suggeacuterer une certaine sociologie non-bourgeoise

car celle-ci est en principe impossible Lrsquoinsistance sur cet adjectif srsquoinscrit assez organiquement

dans le style combatif propre agrave la litteacuterature sovieacutetique et nrsquoest qursquoune hyperbole quoique

normaliseacutee ainsi que le signe drsquoune attitude de vigilance

On peut pourtant parler drsquoune autre opposition binaire dans laquelle le terme laquo sociologie raquo

srsquoest trouveacute intriqueacute Ici il faut rappeler les remarques que Leacutenine avait faites sur les marges du

livre de Boukharine concernant sa preacutefeacuterence pour une utilisation des termes russes au lieu de

leurs eacutequivalents latiniseacutes Drsquoun cocircteacute la sociologie a eacuteteacute opposeacutee au mateacuterialisme historique du

point de vue theacuteorique et de lrsquoautre cocircteacute du point de vue lexical le mateacuterialisme historique a

112 Ibid p 242 et suiv 113 Ibid p 240

78

refuseacute drsquointeacutegrer dans son usage les mots agrave racine latine Ainsi pour laquo socieacuteteacute raquo on avait eacutetabli le

terme laquo obchtchestvo raquo (substantif) ainsi que ses deacuteriveacutees comme par exemple

laquo obchtchestvennyj raquo (adjectif) etc114 Cela a encore plus marqueacute et augmenteacute la distance entre

les deux approches Dans le mecircme temps la pureteacute du mateacuterialisme historique et sa seacuteparation de

toute perversion bourgeoise a eacuteteacute proteacutegeacute deacutejagrave au niveau de la perception languagiegravere

Le livre de Megrelidzeacute qui est assez ambigu tant par son titre (hellipla sociologie de la

penseacutee) que par ses usages lexicaux a sauteacute cette peacuteriode de lrsquohistoire sovieacutetique Il nrsquoest paru

qursquoen 1965 agrave un moment ougrave le terme laquo sociologie raquo avait commenceacute agrave regagner une certaine

autoriteacute acadeacutemique Cela a eacuteteacute ducirc au renouveau de la sociologie en Union Sovieacutetique En

revanche ce renouveau est passeacute non pas par la reacuteception de theacuteories sociales ou encore moins

par un travail theacuteorique alternatif au mateacuterialisme historique mais par ce qursquoon appelait la

laquo recherche sociologique concregravete raquo Le mateacuterialisme historique et la sociologie se sont trouveacutes

dans une relation qui deacutesormais nrsquoeacutetait ni de concurrence ni drsquoabsorption mais drsquoune reacutepartition

des domaines le premier se chargeait de donner un cadre geacuteneacuteral agrave lrsquoensemble des sciences

humaines en eacutetant leur philosophie inteacutegrative alors que la tacircche qui revenait agrave la sociologie

consistait en une investigation empirique de la structure sociale La doctrine sovieacutetique dans sa

forme stalinienne du marxisme-leacuteninisme qui eacutetait appeleacutee drsquoun cocircteacute agrave garantir une stabiliteacute

ideacuteologique par la production drsquoune perspective theacuteorique ainsi que celle de lrsquoopinion publique

favorable au procegraves de modernisation et de lrsquoautre cocircteacute agrave reacuteveacuteler les fondements

drsquoincompatibiliteacute entre la socieacuteteacute communiste et la socieacuteteacute bourgeoise a eacuteteacute reconnue comme

dogmatique et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute du moment Crsquoest donc apregraves la deacutenonciation du culte de la

personnaliteacute que les recherches sur les questions sociales ont pu deacutebuter en Union Sovieacutetique La

sociologie a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteleacutement indispensable agrave lrsquoingeacutenierie sociale ce qui a depuis

les anneacutees 50 affranchi le terme laquo sociologie raquo de sa connotation neacutegative Le nouvel de ce terme

a eacuteteacute introduite par Nemtchinov un eacuteconomiste et statisticien qui en 1955 a publieacute lrsquoarticle laquo La

sociologie et la statistique raquo qui comme il nrsquoest pas difficile de deviner insistait sur lrsquoimportance

des recherches quantitatives sur la socieacuteteacute qui pouvaient faciliter la planification de la socieacuteteacute

socialiste La premiegravere recherche effectueacutee en Union Sovieacutetique deux ans plus tard par exemple

114 On observe le mecircme deacuteveloppement en langue geacuteorgienne aussi ougrave il srsquoagissait drsquoutiliser le mot

laquo sazogadoeba raquo laquo sazogadoebrivi raquo qui tout comme son eacutequivalent russe est baseacute sur le mot laquo geacuteneacuteral raquo ou laquo universel raquo

79

concernait les changements du niveau drsquoeacuteducation des travailleurs de quelques usines dans lrsquoune

des reacutegions du pays En 1960 a eacuteteacute fondeacute lrsquoinstitut de la recherche sur lrsquoopinion publique115

Le livre de Megrelidzeacute nrsquoavait pourtant rien en commun avec une telle sociologie empirique

et de telles recherches concregravetes Le projet de Megrelidzeacute par ses lecteurs sovieacutetiques nrsquoa pas

eacuteteacute situeacute dans le contexte sovieacutetique des anneacutees 30 ni mis en relation immeacutediate avec le

renouveau de la sociologie Comme il eacutetait donc difficile de lui trouver un contexte familier les

lecteurs ont eu tendance agrave le consideacuterer comme anticipateur de certains deacuteveloppements Son

livre a eacuteteacute perccedilu comme un ouvrage extrecircmement frais et original proposant une approche

macroscopique tout en se deacutemarquant du mateacuterialisme historique dogmatique

Staline theacuteorie et pratique dans les sciences

Outre les psychologues sovieacutetiques qui ont eacuteteacute effaceacutes du livre de Megrelidzeacute car la

lumiegravere critique agrave laquelle ils y eacutetaient mis nrsquoeacutetait pas acceptable dans la conjoncture acadeacutemique

sovieacutetique du deacutebut des anneacutees 1960 ce sont les reacutefeacuterences agrave Staline qui avec celles agrave Nikolas

Marr ont eacuteteacute soumises agrave une eacutelimination systeacutematique Or si dans le cas des psychologues

crsquoeacutetait lrsquoattitude critique adopteacutee par lrsquoauteur qui posait problegraveme dans le cas de Staline crsquoest la

tonaliteacute excessivement laudative dont sont coloreacutes les passages consacreacutes agrave ce dernier qui eacutetait

devenue inacceptable Ici nous nous contredirons tout de suite et remarquerons que dans les

anneacutees 1960 le procegraves de deacutestalinisation qui comme on a deacutejagrave noteacute avait deacutebuteacute en 1956 par le

discours secret de Khrouchtchev deacutenonccedilant le culte de personnaliteacute eacutetait deacutejagrave bien avanceacute et tregraves

probablement agrave ce moment toute mention de Staline aurait eacuteteacute agrave eacuteviter car il ne comptait plus

parmi les classiques du marxisme-leacuteninisme116 Staline comme lrsquoeacuteleacutement qui tombe sous le coup

115 Cf David LANE laquo Ideology and sociology in the U S S R raquo in The Britisch journal of sociology Vol

21 1 (March 1970) 116A partir de la parution de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline la doctrine reacutevolutionnaire marxiste-

leacuteniniste acquiert un statut ideacuteologique neacutecessaire Deacutesormais le leacuteninisme est compris comme le synonyme du stalinisme et les œuvres de Staline srsquoaffirment comme le deacuteveloppement ulteacuterieur de la theacuteorie de Marx-Engels-Leacutenine ce que se traduit en un laquo marxisme-leacuteninisme-stalinisme raquo Mais suite au XX congregraves de 1956 et agrave lrsquointervention de Khrouchtchev et a fortiori apregraves le XXII Congres ougrave la question de la laquo deacutestalinisation raquo a eacuteteacute theacuteoriseacutee le marxisme-leacuteninisme a commenceacute agrave ecirctre repreacutesenteacute dans son opposition agrave Staline Cf LABICA Georges laquo Marxisme-leacuteninisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 716

80

de la censure au moment ougrave lrsquoeacutedition de 1965 est en preacuteparation nrsquoest donc pas prometteur

comme entreacutee dans lrsquoanalyse de la censure objective car il preacutesente un cas trop eacutevident et banal

En revanche son importance est peu neacutegligeable pour un autre aspect de la censure notamment

pour celui que nous avons articuleacute comme lrsquoautocensure positive Evidemment tout ce qui relegraveve

de lrsquoautocensure appartient agrave une sphegravere hypotheacutetique Pourtant sa forme positive se laisse saisir

plus facilement que sa forme neacutegative car elle peut ecirctre analyseacutee agrave travers une prise en compte

de lrsquoensemble du texte alors que la forme neacutegative eacutechappe agrave toute fixation exteacuterieure et nrsquoest

qursquoune absence une imperceptibiliteacute deacutelibeacutereacutee

Tout drsquoabord nous devrions porter notre attention sur le mode drsquoinsertion assez particulier

des passages consacreacutes agrave Staline qui se caracteacuterisent par une forte coloration eacutemotionnelle

Lrsquointerruption qursquoils introduisent dans le texte est en effet impressionnante et le lecteur ressent le

superflu et lrsquoartificialiteacute qursquoils apportent dans le corps du texte En geacuteneacuteral lrsquoeacutecriture de

Megrelidzeacute est soutenue dans un style acadeacutemique qui se deacutemarque par une remarquable

simpliciteacute et clarteacute La simpliciteacute du style nrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere aux textes des eacutecrivains marxistes

sovieacutetiques qui souvent eacutecrivaient des monographies entiegraveres pour les proleacutetaires (tout comme

plus tard Louis Althusser essayera drsquoen faire autant) et posaient une exposition facilement

accessible drsquoideacutees complexes comme leur objectif majeur Cela se faisait dans le but de rendre

leurs lecteurs proleacutetaires laquo politiquement conscients raquo de les eacuteduquer et de les motiver agrave la

construction du socialisme A cela est lieacute lrsquoesprit combatif et accusateur qui sature une grande

partie de la litteacuterature de lrsquoeacutepoque faisant fort usage des diverses techniques rheacutetoriques et qui

en revanche est totalement absent du livre de Megrelidzeacute car le public cibleacute par celui-ci ou

pour utiliser une notion seacutemiologique son lecteur modegravele eacutetaient les speacutecialistes les collegravegues

les camarades du cercle acadeacutemique Crsquoest dans ce contexte que les passages ougrave Megrelidzeacute

parle de Staline ressortent spectaculairement du reste de texte Voici quelques citations extraites

des deux premiers passages dans lesquels Megrelidzeacute commente les divers discours prononceacutes

par Staline Elles regardent respectivement le discours de Staline ougrave il propose la fameuse

devise laquo les cadres deacutecident de tout raquo et celui qui a eacuteteacute consacreacute au mouvement nouvellement

eacutemergeacute des stakhanovistes Enfin nous proposons un passage laudatif des chefs socialistes

Staline et Leacutenine ougrave Megrelidzeacute recourt agrave la figure de style de reacutepeacutetition (laquo le nom de raquo)

Comme effet le lecteur se sent subitement deacutepayseacute et croit assister agrave un discours prononceacute pour

encourager une foule plutocirct que de lire le livre qursquoil lisait encore il y a quelques instants

81

laquo Ces mots du grand architecte de la socieacuteteacute socialiste qui font preuve drsquoune attitude pleine de

sollicitude envers la personnaliteacute ont retenti pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire mondiale de

lrsquohumaniteacute raquo117

laquo Ces mots acquiegraverent une encore plus grande signification si on pense qursquoils appartiennent agrave un

homme qui gracircce agrave son infatigable travail de 40 ans a concentreacute en soi la sagesse et lrsquoexpeacuterience de

la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le mouvement mondial international et agrave

la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que pratique en construction de la nouvelle

histoire humaine raquo118

laquo Le charme lrsquoautoriteacute colossale et la puissance des chefs geacuteniaux du proleacutetariat consiste en ceci

qursquoils incarnent les ideacutees eacuteternelles et les grands inteacuterecircts de toute lrsquohumaniteacute progressive Crsquoest

gracircce agrave cela que le nom de Leacutenine et le nom de Staline sont devenus le drapeau de victoire des

travailleurs du monde entier raquo119

Cette observation eacuteleacutementaire sur un simple aspect formel du texte suffit pour suggeacuterer que

lrsquoon a agrave faire avec des passages obligeacutes qui ne relegravevent pas de la penseacutee de Megrelidzeacute Ici il

srsquoagira donc pour nous de mettre cette suggestion agrave lrsquoeacutepreuve et de voir quelle est la connexion

entre ces passages et les propos theacuteoriques de Megrelidzeacute Cela agrave son tour nous permettra de

saisir la continuiteacute ou la discontinuiteacute entre ses propos et les impeacuteratifs ideacuteologiques de lrsquoeacutepoque

Ce que les passages consacreacutes agrave Staline pas freacutequents mais disseacutemineacutes tout au long de

lrsquoœuvre ont en commun crsquoest la probleacutematique du rapport de la theacuteorie agrave la pratique Mecircme en

se bornant seulement aux exemples que nous venons de citer une multipliciteacute drsquoentreacutees agrave cette

probleacutematique se laisse deacutevoiler Voyons comment la question du rapport entre la theacuteorie et la

pratique est lieacutee agrave celle de la technique

La deuxiegraveme des trois citations que nous venons de donner est lieacutee chez Megrelidzeacute agrave

lrsquoeacutelaboration de la question de la technique qui est un moment particulier de la question plus

geacuteneacuterale de la reacutealisation de lrsquoideacutee Megrelidzeacute srsquoappuie sur le principe suivant qui est une

117 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 116 118 Ibid p 453 119 Ibid p 341

82

reprise leacuteniniste du propos heacutegeacutelien lrsquohomme se dirige vers la veacuteriteacute et vers lrsquoideacutee agrave travers son

activiteacute pratique agrave finaliteacute120 En effet plus bas Megrelidzeacute cite une note de Leacutenine que celui-ci

avait eacutecrit en marge de lrsquoEnzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse de

Hegel et notamment relativement agrave la phrase suivante de la section sect 213 laquo Die Idee ist die

Wahrheit denn die Wahrheit ist dies daszlig die Objektivitaumlt dem Begriffe entspricht raquo121 Leacutenine

commente laquo La vie geacutenegravere le cerveau Dans le cerveau humain se reflegravete122 la nature Crsquoest en

veacuterifiant et en appliquant dans sa pratique et sa technique la justesse de ces reflets que lrsquohomme

atteint la veacuteriteacute objective raquo123 Crsquoest ici justement que prend forme lrsquoun des principes

fondamentaux de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique qui eacutevidemment se voulait comme lrsquoinconditionnel

alternatif agrave toute eacutepisteacutemologie ideacutealiste Selon ce principe la pratique ainsi que la technique

sont le fondement de la connaissance et le critegravere de la veacuteriteacute La connaissance de la nature

srsquoexprime donc dans son utiliteacute pratique Comme le dit Engels ce type de mise en rapport de la

theacuteorie agrave la pratique est une maniegravere proprement mateacuterialiste de poser la question fondamentale

de toute philosophie notamment celle du rapport de la penseacutee agrave lrsquoecirctre Cette approche exprimeacutee

dans un commentaire que Leacutenine consacre agrave Hegel avait de fait comme intermeacutediaire les propos

avanceacutes par Engels dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique

que celui-ci avait conccedilu comme une preacutecision des propos que Marx et lui-mecircme avaient deacutejagrave

commenceacutes agrave exposer dans la Preacuteface agrave la Contribution agrave la critique de lrsquoeacuteconomie politique de

1859 et ougrave ils envisageaient de laquo reacutegler leur comptes avec [leur] conscience philosophique

drsquoautrefois raquo et de deacutecortiquer lrsquoantagonisme qursquoils voyaient entre la position qui eacutetait la leur et

celle de la philosophie allemande qursquoils qualifiaient drsquoideacuteologique

120 Par laquo agrave finaliteacute raquo nous traduisons le mot russe laquo целесообразный raquo Drsquoun point de vue puriste sur la

seacutemantique on devrait faire remarquer que la signification litteacuteraire de cet adjectif est la qualiteacute drsquoecirctre laquo conforme agrave une finaliteacute raquo Mais ce mot est utiliseacute pour souligner le fait que lrsquoactiviteacute ou le comportement est ce qui a bien une finaliteacute qursquoelle est laquo agrave finaliteacute raquo Crsquoest un terme assez important dans la philosophie sovieacutetique et il est eacutetrange qursquoaucune suggestion pour son eacutequivalent franccedilais ne soit trouvable dans BOCHENSKI J M (eacuted) Russian philosophical terminology D Reidel Publishing Company Dordrecht 1964 pp 66-67 Il faudrait aussi faire remarquer que beaucoup de termes philosophiques en langue russe ont eacuteteacute eacutetablis sous forme de calques lexicaux Il en est ainsi du terme laquo целесообразность raquo aussi qui est la traduction litteacuterale du composite allemand laquo Zweckmaumlszligigkeit raquo

121 HEGEL G F W Enzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse Bd 8 Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1970 p 368

122 La theacuteorie du reflet a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par Leacutenine comme la base de la theacuteorie de connaissance dialectico-mateacuterialiste

123 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Полное собрание сочинений т 29 Издательство политической литературы Москва 1973 p 183

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Pour Engels dans cet ouvrage il srsquoagit de reacutecuser lrsquoaspect systeacutematique de la philosophie de

Hegel qui implique une clocircture du procegraves historique ce qui est la source de son caractegravere

conservateur et en revanche de mettre en avant son aspect meacutethodologique cest-agrave-dire la

dialectique qui permet drsquoouvrir un horizon infini aux jeux des contradictions De lagrave deacutecoulent

deux points sur lesquels Leacutenine insistera et qursquoil eacutelegravevera au niveau des principes qui imbiberont

toute la philosophie sovieacutetique Premiegraverement si lrsquoon veut garder la dialectique en rejetant la

systeacutematiciteacute qui entraine neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune finaliteacute on ne peut que remettre la

dialectique sur une base mateacuterialiste cest-agrave-dire rattacher la connaissance agrave la pratique en

confeacuterant agrave celle-ci le rocircle du critegravere de veacuteriteacute dans le sens que nous venons drsquoindiquer et cela au

lieu drsquoenvisager la veacuteriteacute comme la correspondance de lrsquoecirctre agrave une ideacutee ou agrave une totaliteacute

intellectuellement constructible au preacutealable Cela implique en mecircme temps le deuxiegraveme point

selon lequel la connaissance devient un procegraves drsquoapproximation infini car drsquoun cocircteacute lrsquoideacutee de la

finaliteacute meacutetaphysique est eacutevacueacutee et de lrsquoautre cocircteacute la pratique est consideacutereacutee comme une

source permanente drsquoobjectifs toujours nouveaux On voudrait ici ouvrir une parenthegravese pour

faire une preacutecision sur ces deux points qui pourraient sembler aller agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee du

communisme que lrsquoon aurait du mal agrave ne pas qualifier comme la fin dans la penseacutee marxiste En

effet la reacutevolution nrsquoest-elle pas le tournant qui devrait marquer la fin des contradictions

Leacutenine fait une claire distinction entre la contradiction et lrsquoantagonisme124 Lrsquoantagonisme nrsquoest

qursquoun type de contradiction caracteacuteristique de lrsquoopposition existant entre les classes dans la

socieacuteteacute capitaliste Cet antagonisme sera dissolu par la reacutevolution abolissant la proprieacuteteacute priveacutee

qui est la condition drsquoarticulation des classes celles-ci diffeacuterant lrsquoune de lrsquoautre dans la mesure

124 La distinction leacuteninienne entre la contradiction et lrsquoantagonisme pourrait ecirctre comprise comme le

deacuteplacement drsquoune autre distinction entre lrsquoopposition et la contradiction telle qursquoelle est expliqueacutee par Marx dans ses Manuscrits de 1844 Ici faisant recours au langage conceptuel heacutegeacutelien (mecircme si on y lit lsquoindifferenterrsquo au lieu de lsquogleichguumlltigerrsquo) Marx deacutefinit lrsquoopposition comme une relation drsquoexclusion entre des termes encore indiffeacuterents Lrsquoopposition se transforme en une contradiction seulement lagrave ougrave la compreacutehension est acquise de la condition de cette opposition La compreacutehension des raisons structurelles de lrsquoopposition non seulement deacutevoile lrsquoessence de la relation et donc son caractegravere contradictoire mais rend possible sa solution laquo Mais lopposition entre la non-proprieacuteteacute et la proprieacuteteacute est une opposition encore indiffeacuterente qui nest pas saisie dans sa relation active dans son rapport interne qui nest pas encore saisie comme contradiction tant quelle nest pas comprise comme lopposition du travail et du capital Mecircme sans le mouvement deacuteveloppeacute de la proprieacuteteacute priveacutee dans la Rome antique en Turquie etc cette opposition peut sexprimer sous la premiegravere forme Ainsi elle napparaicirct pas encore comme poseacutee par la proprieacuteteacute priveacutee elle-mecircme Mais le travail essence subjective de la proprieacuteteacute priveacutee comme exclusion de la proprieacuteteacute et le capital le travail objectif comme exclusion du travail cest la proprieacuteteacute priveacutee forme de cette opposition pousseacutee jusquagrave la contradiction donc forme eacutenergique qui pousse agrave la solution de cette contradiction raquo Karl MARX Oumlkonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844 Werke Bd 40 Dietz Verlag Berlin 1968 p 533

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ougrave elles participent agrave la proprieacuteteacute priveacutee agrave travers des reacutegimes diffeacuterents et suite agrave cette

asymeacutetrie produisent une dynamique de lutte Quant aux contradictions elles survivront agrave la fin

des antagonismes125 laquo Lrsquoantagonisme et les contradictions ne sont pas la mecircme chose Le

premier disparaicirctra alors que les deuxiegravemes demeureront sous le socialisme raquo126 Sans insister

sur les implications proprement politiques de ce point (sur la diffeacuterence entre le socialisme et le

communisme etc) nous voudrions attirer lrsquoattention sur son aspect eacutepisteacutemologique et

notamment sur le fait que Leacutenine en radicalisant comme il lrsquoaffirme les propos drsquoEngels

confegravere agrave la dialectique le caractegravere de la loi de la connaissance et il lrsquoenvisage en mecircme temps

comme la loi objective du monde127 Donc la veacuteriteacute est relativiseacutee mais non pas la dialectique

qui nrsquoest plus une meacutethode comme crsquoest le cas chez Engels mais la loi du monde objectif128

Leacutenine soustrait ainsi la contradiction agrave lrsquohistoriciteacute et la transforme en une cateacutegorie

eacutepisteacutemologique et ontologique immuable qui fonctionne comme un processus dialectique dans

le rapport entre la theacuteorie et la pratique tout au long de lrsquohistoire de la science Mais en revenant

agrave Engels et agrave la question de la pratique crsquoest la citation suivante tireacutee de Ludwig Feuerbach qui a

eacuteteacute mise en avant par Leacutenine dans son Mateacuterialisme et empiriocriticisme

laquo La reacutefutation la plus frappante de cette lubie philosophique comme dailleurs de toutes les

autres est la pratique notamment lexpeacuterimentation et lindustrie Si nous pouvons prouver la

justesse de notre conception dun pheacutenomegravene naturel en le creacuteant nous-mecircmes en le produisant agrave

laide de ses conditions et qui plus est en le faisant servir agrave nos fins cen est fini de la laquo chose en

soi raquo insaisissable de Kant Les substances chimiques produites dans les organismes veacutegeacutetaux et

animaux restegraverent de telles laquo choses en soi raquo jusquagrave ce que la chimie organique se fucirct mise agrave les

preacuteparer lune apregraves lautre par-lagrave la laquo chose en soi raquo devint une chose pour nous comme par

125 Il srsquoagit des antagonismes en pluriel car si lrsquoantagonisme entre la classe bourgeoise et la classe des

proleacutetaires est lrsquoantagonisme principal Leacutenine parle eacutegalement des antagonismes qui sont des laquo formes primitives des contradictions de classe raquo tels que lrsquoantagonisme religieux culturel national etc Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Пометки и замечания на Брошюре А Паннекука laquo Классовая борьба и нация raquo Рейхенберг 1912 raquo in Ленинский Сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 275

126 Leacutenine eacutecrit cette phrase critique qui deviendra fameuse en marge du livre de Boukharine notamment lagrave ougrave celui-ci qualifie le capitalisme drsquoun systegraveme agrave contradictions (противоречивая система) Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Op cit p 391

127 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 316 128 laquo La dialectique ne se trouve pas dans lrsquoentendement de lrsquohomme mais dans lrsquorsquoideacuteersquo cest-agrave-dire dans la

realiteacute objective raquo Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Op cit 1973 p 181

85

exemple la matiegravere colorante de la garance lalizarine que nous ne faisons plus pousser dans les

champs sous forme de racines de garance mais que nous tirons bien plus simplement et agrave meilleur

marcheacute du goudron de houille raquo129

La meacutethode dialectique heacutegeacutelienne ennoblie agrave la maniegravere mateacuterialiste qui preacutevoit donc drsquoun

cocircteacute la correction de la theacuteorie par lrsquoexpeacuterience et de lrsquoautre cocircteacute la confirmation de la justesse

du savoir ou de la theacuteorie par la capaciteacute de production des effets voulus est censeacutee reacutecuser

lrsquoeacutepisteacutemologie ideacutealiste y compris le transcendantalisme On trouve des propos identiques

eacutegalement dans La dialectique de la nature drsquoEngels

Nous pouvons maintenant preacuteciser la maniegravere dont la probleacutematique du rapport entre la

theacuteorie et la pratique integravegre la question de la technique Voyons encore une note de Leacutenine faite

en marge de lrsquoEnzyklopaumldie de Hegel concernant les sections sectsect 194-212

laquo Les lois du monde exteacuterieur celles de la nature qui se laissent diviser en des lois meacutecanistes

et chimiques (crsquoest tregraves important) sont le fondement de lrsquoactiviteacute agrave finaliteacute de lrsquohomme Lrsquohomme

dans son activiteacute pratique fait face au monde objectif deacutepend de celui-ci deacutefinit son activiteacute en

fonction de celui-ci [hellip]

Si lrsquoon adopte le point de vue de lrsquoactiviteacute pratique (agrave finaliteacute) de lrsquohomme la causaliteacute

meacutecanique (et chimique) du monde (de la nature) est quelque chose drsquoexteacuterieur quelque chose de

secondaire drsquoentrefermeacute (прикрытый) [hellip]

Les fins humaines au premier abord semblent ecirctre eacutetrangegraveres (autres) par rapport agrave la nature

La conscience humaine la science (lsquoder Begriffrsquo) reflegravete lrsquoessence la substance de la nature mais

en mecircme temps cette conscience est exteacuterieure agrave la nature (ce nrsquoest pas drsquoembleacutee et simplement

qursquoelle coiumlncide avec elle)

LA TECHNIQUE MECANISTE ET CHIMIQUE sert aux fins de lrsquohomme dans la mesure ougrave

son caractegravere (essence) consiste agrave ecirctre deacutefini par le biais des conditions exteacuterieures (par les lois de la

nature) raquo130

Lrsquoeacutecart est ducirc au fait que la nature avec la causaliteacute meacutecanique qui lui est propre reste

exteacuterieure agrave lrsquoactiviteacute humaine qui ne peut que srsquoorienter par des fins qui la saturent Lrsquohomme

129 ENGELS Friedrich Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen philosophie Dietz

Verlag Berlin 1983 130 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 169-170

86

par le moyen de son appareil reacuteflectif ne peut srsquoapprocher de la veacuteriteacute des choses de la nature

que partiellement et neacutecessite un medium pour combler cet eacutecart et se donner lrsquoinstrument pour

se poser les fins pertinentes et donner lrsquoessor agrave son activiteacute Crsquoest donc la technique qui elle-

mecircme eacutetant deacutetermineacutee du dehors par les lois de la nature rend possible le deacutepassement du

rapport exteacuterieur et donc indiffeacuterent entre la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine et les lois de la nature

Ainsi la technique est le critegravere de la veacuteriteacute dans la mesure ougrave elle coordonne et ajuste lrsquoun avec

lrsquoautre drsquoun cocircteacute la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine (qui a pour origine la conscience reacutefleacutechissante

et imparfaite) et de lrsquoautre cocircteacute les lois de la nature Cet ajustement est un processus infini

marqueacute par des seacuteries de veacuterifications et de reacutefutations

La technique est donc lrsquointermeacutediaire entre la pratique humaine et lrsquoobjectiviteacute des lois de la

nature La technique elle-mecircme le produit humain permet aux hommes de transformer leur

pratique et de mettre les lois de la nature agrave une eacutepreuve toujours nouvelle Crsquoest la stimulation

circulaire venant de la pratique vers la theacuteorie (le savoir que lrsquoon a de la nature) qui agrave son tour

passe et se concentre drsquoune maniegravere transformative dans la technique qui constitue la relation

dialectique entre la theacuteorie et la pratique Une expression comme laquo lrsquoimpossibiliteacute est

theacuteoriquement attesteacutee raquo (dans un passage drsquoEacuteconomique de la peacuteriode de transition de

Boukharine) provoque lrsquoindignation de Leacutenine qui eacutecrit le commentaire suivant

laquo Lrsquoimpossibiliteacute ne peut ecirctre prouveacutee qursquoen pratique Lrsquoauteur ne pose pas le rapport entre la

theacuteorie et la pratique dans le sens dialectique raquo131

Abordons maintenant la citation (deuxiegraveme dans lrsquoordre) par laquelle Megrelidzeacute commente

le discours de Staline132 prononceacute en 1935 au sujet du mouvement des ouvriers stakhanovistes

qui venait drsquoapparaicirctre Ce discours qui eacutevalue ce que le pheacutenomegravene des stakhanovistes peut

nous apprendre du travail dans le cadre drsquoune socieacuteteacute socialiste sert agrave Megrelidzeacute comme une

illustration du principe leacuteniniste de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute Comme il est bien

connu les stakhanovistes eacutetaient des ouvriers qui dans leur travail deacuteveloppaient une

productiviteacute qui exceacutedait la norme (la premiegravere fois une telle hyper-productiviteacute a eacuteteacute deacutemontreacutee

par le charbonnier Stakhanov et bientocirct apregraves des cas semblables ont pu ecirctre constateacutes dans

drsquoautres branches de lrsquoeacuteconomie chez les miniegraveres les travailleurs en industrie textile les

131 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo

in Ленинский сборник XL Op cit p 395 132 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября

1935 года raquo Сочинения том 14 Издательство laquoПисательraquo Москва 1997

87

fabricants des chaussures les pelletiegraveres etc) Les stakhanovistes eacutetaient reacutecompenseacutes par des

deacutecorations et jouissaient drsquoun droit agrave des repas plus copieux et exquis que le lot du reste des

travailleurs Bien eacutevidemment agrave cette eacutetape lrsquoEtat avait des raisons drsquoordre eacuteconomique ainsi

que politique pour mieux former et stimuler ce mouvement Elles ont eacuteteacute bien reacutesumeacutees par

exemple par Lilly Marcou133 Pour nous crsquoest la signification ideacuteologique de ce pheacutenomegravene qui

est inteacuteressante Dans son discours Staline preacutesente les stakhanovistes comme la preuve que sous

le socialisme le travail atteint une productiviteacute beaucoup plus eacuteleveacutee que celle dont est capable le

systegraveme capitaliste En partant drsquoune supposition marxiste traditionnelle selon laquelle la raison

du remplacement drsquoune formation socio-eacuteconomique par une autre a toujours eacuteteacute le changement

dans la productiviteacute du travail et la croissance de la richesse Staline affirme que les

stakhanovistes sont la preuve que le socialisme sovieacutetique neacutecessairement combattra le

capitalisme dans le reste du monde Par les reacutesultats invraisemblablement eacuteleveacutes de leur travail

les stakhanovistes mettent en marche ce que Staline appelle lrsquoeacutemulation socialiste Cette

eacutemulation a eacuteteacute rendue possible par la technique laquo Lrsquoeacutetape de lrsquoeacutemulation socialiste ougrave nous

sommes ndash le mouvement des stakhanovistes est neacutecessairement lieacute agrave la nouvelle technique Le

mouvement des stakhanovistes serait impensable sans la nouvelle technique suprecircme raquo Les

ouvriers stakhanovistes sont ceux qui ont appris la technique laquo ce sont les gens nouveaux

speacuteciaux raquo laquo Ce mouvement brise les vieilles opinions sur la technique il brise les vieilles

normes techniques raquo Et ici Staline passe agrave la question du rapport entre la pratique et la science

laquo Lrsquoon dit que les donneacutees de la science les donneacutees des guides et les instructions techniques

contredisent les demandes des stakhanovistes de nouvelles normes techniques plus eacuteleveacutees Mais

quelle est la science dont il srsquoagit Les donneacutees de la science ont toujours eacuteteacute veacuterifieacutees par la

pratique et expeacuterience raquo

Les stakhanovistes sont donc ceux qui par leur pratique deacuteplacent les limites du possible

alors que les scientifiques qui posent les limites en fixant laquo les normes techniques raquo sont les

133 laquo La peacutenurie de biens de consommation due au deacuteveloppement prioritaire de lindustrie lourde amegravene le

parti agrave adopter une politique visant agrave garantir un partage des biens proportionnel agrave leffort fait par chacun en vue de lexpansion de leacuteconomie nationale Cest lessence mecircme de la reacutepartition dans la socieacuteteacute stalinienne agrave savoir un eacuteventail de reacutecompensesprimes calculeacutees selon leffort et la contribution individuelle agrave leacutedification du socialisme Dans cette optique les normes de rendement sont baseacutees sur lefficaciteacute et leffort des meilleurs ouvriers et non sur celui des ouvriers moyens Par ce biais on maintient agrave un bas niveau les taux de salaires permettant ainsi dune part une reacuteserve de capital agrave investir dans lindustrie et dautre part une limitation du pouvoir dachat salutaire en raison de la rareteacute des biens de consommation raquo Lilly MARCOU laquo Stakhanovisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 pp 1088-1089

88

reacuteactionnaires qui font reacutesistance au progregraves au mouvement reacutevolutionnaire des stakhanovistes

Pour Staline il srsquoagit donc de convaincre les scientifiques et srsquoil le faut de laquo prendre contre eux

des mesures plus deacutecisives raquo 134

Megrelidzeacute ne va pas dans les deacutetails de ce discours de Staline Il en extrait seulement le

passage relatif agrave la question du rapport entre la pratique et la science et lrsquoinsegravere dans son propre

raisonnement sur le progregraves de la science qursquoil entame agrave partir de la position eacutepisteacutemologique de

Leacutenine Megrelidzeacute continue en donnant des exemples tireacutes de lrsquohistoire de la science ougrave les

scientifiques en mettant des objectifs concrets dans leurs recherches ou expeacuteriences arrivaient agrave

des reacutesultats qursquoils nrsquoavaient pas preacutevus drsquoavance mais qui surgissaient comme les effets

surprenants de la reacutealisation de leurs ideacutees de deacutepart Ainsi il parle de Otto von Guericke qui en

1654 avant Robert Boyle envisageait de prouver lrsquoexistence du vide ndash une ideacutee que la

philosophie de lrsquoeacutepoque avait de la difficulteacute agrave accepter ndash et qui avait agrave la place deacutecouvert la

force de pression et lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoair de Hans Christian Oslashrsted qui ayant en 1820 eacutetabli

lrsquoinfluence du courant eacutelectrique sur une aguille aimanteacutee avait deacutecouvert tout un domaine de

pheacutenomegravenes eacutelectromagneacutetiques et permis plus tard le deacuteveloppement des techniques de radio-

transmission et de radiodiffusion ou encore drsquoAlbert Abraham Michelson et Edward Morley qui

dans leur effort pour trouver la loi de lrsquoaddition des vitesses de la lumiegravere ont eacuteteacute ameneacutes agrave

reacuteviser les principes mecircme de la physique classique concernant le mouvement le temps

lrsquoespace la graviteacute etc Ici Megrelidzeacute revient agrave un point qursquoil avait deacuteveloppeacute un peu plus haut

dans le quatriegraveme chapitre de son livre deacutedieacute agrave la question de la perception Nous pouvons saisir

chez lui dans une forme embryonnaire une approche semblable agrave celle qui a eacuteteacute suggeacutereacutee plus

tard dans la philosophie et histoire de la science quand sous lrsquoinfluence de la psychologie de la

Gestalt les deacutecouvertes scientifiques ou les changements de paradigmes scientifiques ont eacuteteacute

deacutecrits agrave lrsquoimage du changement dans la perception en tant que celui-ci procegravede au niveau du

psychisme individuel Ainsi Megrelidzeacute lui-mecircme reprenant lrsquoapproche gestaltiste eacutecrit

laquo Srsquoapercevoir de quelque chose cela veut dire relever certaines donneacutees du champ commun

(общего поля) les deacuteplacer en avant-scegravene et les transformer en centre de constitution du champ

entier de conscience Dans ce sens-lagrave ecirctre capable de percevoir des choses signifie dans une certaine

134 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября

1935 года raquo Op cit pp 79 80 88 91

89

mesure eacutegalement les lsquodeacutecouvrirrsquo Faire une deacutecouverte cela veut dire atteindre la capaciteacute de

regarder diffeacuteremment et de voir et percevoir autre chose que ce qui eacutetait perccedilu drsquohabitude raquo135

Il est difficile de ne pas repenser ici agrave Thomas S Kuhn qui comme drsquoautres philosophes de

la science avant lui deacutecrivait les reacutevolutions scientifiques comme les deacuteplacements de perception

des scientifiques Pourtant bien eacutevidemment il srsquoagit pour Kuhn eacutegalement drsquoarticuler les

limites que comporte une telle transposition du modegravele de la psychologie vers lrsquoactiviteacute

scientifique136 Quant agrave Megrelidzeacute nous estimons que son but est drsquoaffiner et de compleacuteter la

thegravese leacuteninienne de la primauteacute de la pratique sur la theacuteorie par le modegravele gestaltiste Dans leur

pratique scientifique les scientifiques peuvent rencontrer des pheacutenomegravenes qui reconfigurent leur

maniegravere drsquoenvisager leurs objets voire en deacutecouvrir de nouveaux

Maintenant que nous avons preacutesenteacute le contexte dans lequel la citation de Staline apparaicirct

dans le texte de Megrelidzeacute nous pouvons constater qursquoelle nrsquoy apporte aucune valeur ajouteacutee

argumentative Bien au contraire les contextes du discours de Staline et des propos de

Megrelidzeacute ne se recouvrent point Pour Megrelidzeacute il srsquoagit de comprendre la nature de la

deacutecouverte scientifique alors que la technique fait partie de la pratique scientifique En revanche

Staline attribue une valeur scientifique au travail et agrave la pratique des ouvriers dans la mesure ougrave

ce sont les reacutesultats qursquoils atteignent gracircce agrave la technique et agrave leur force physique qui devraient

servir comme des preuves proprement scientifiques

Dans le texte de Megrelidzeacute la figure de Staline comme celle qui concentre en soi laquo la

sagesse et lrsquoexpeacuterience de la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le

mouvement mondial international et agrave la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que

pratique en construction de la nouvelle histoire humaine raquo joue le rocircle de lrsquoamplificateur de

lrsquoideacutee de Leacutenine sur le laquo rapport entre la pratique et la theacuteorie raquo En effet crsquoest cette derniegravere

formule dans son acception la plus superficielle et abstraite qui fait lrsquoimpression de convergence

entre les propos de Leacutenine Megrelidzeacute et Staline Crsquoest un exemple tregraves repreacutesentatif de

lrsquoautocensure positive qui consiste en ceci que lrsquoapparence de convergence des positions est

creacuteeacutee par des citations incomplegravetes et contextuellement deacuteplaceacutees

135 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 190 136 Cf Thomas S KUHN The structure of scientific revolutions The University of Chicago Press Chicago

London 1996 p 113 et suiv

90

A travers cet exemple nous pouvons entrevoir deux points conjoncturels Le premier

consiste en une indiffeacuterenciation entre Leacutenine et Staline alors que lrsquoautre concerne la question

du rocircle du parti comme le repreacutesentant de la classe ouvriegravere dans la formation du savoir (dans ce

cas preacutecis il srsquoagissait du domaine de la science)

Megrelidzeacute bien conscient de la conjoncture preacutesente Staline dans une stricte continuiteacute

avec Leacutenine ce qui coiumlncide avec la maniegravere dont Staline se preacutesentait lui-mecircme Dans les

anneacutees 1930 Staline qui comme nous lrsquoavons vu avait bacircti son autoriteacute sur celle deacutejagrave bien

eacutetablie de Leacutenine a eacuteteacute mis en avant comme le gardien de la doctrine marxiste-leacuteniniste Ce rocircle

de gardien comme le souligne Van der Zweerde137 eacutetait fondeacute sur la position de pouvoir dont

Staline eacutetait le deacutetenteur Autrement dit le fait que le pouvoir politique domine la pratique

theacuteorique eacutetait consideacutereacute non pas comme corroborant lrsquoautonomie de cette derniegravere mais comme

un moyen sucircr de preacuteserver sa pureteacute Ainsi la doctrine du marxisme-leacuteninisme qui consideacuterait

Leacutenine comme le vrai continuateur de la penseacutee de Marx culminait dans la figure de Staline

investie par un pouvoir politique capable de la stabiliser et de la proteacuteger de toute contagion

Le deuxiegraveme point transparaicirct dans le passage du discours de Staline sur le rocircle exceptionnel

du parti pour prendre des mesures contre les scientifiques indociles Il ne faut pas oublier que

lrsquoanneacutee ougrave ce discours de Staline a eacuteteacute prononceacute est aussi celle qui vit deacutebuter lrsquoascension de

Trofim Lyssenko Dans la bouche de ce dernier ce principe a trouveacute une forme encore plus

explicite laquo il me faut seulement les gens (les chercheurs ndash ma preacutecision) qui atteindront les

reacutesultats dont jrsquoai besoin raquo 138 Il est vrai que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur ce point du discours de

Staline lagrave ougrave il le cite crsquoest-agrave-dire en connexion avec la question de la nature de la pratique

scientifique et des deacutecouvertes scientifiques Pour autant lrsquoaffirmation du caractegravere partial

(laquo partijnyjrsquo raquo) de la science nrsquoest pas tout agrave fait absente de son livre139 En effet il en parle en

connexion avec une autre probleacutematique et notamment lagrave ougrave il deacuteveloppe ses reacuteflexions sur

lrsquoorigine non pas deacutesinteacuteresseacutee mais inteacuteresseacutee du savoir (comme nous le verrons cela deacutecoule

du caractegravere de la conscience humaine tel qursquoil sera theacutematiseacute par Megrelidzeacute) Ces reacuteflexions de

Megrelidzeacute aboutissent dans sa thegravese sur le perspectivisme de toute connaissance A ce point

drsquoargumentation il est pour Megrelidzeacute manifestement plus facile et moins hasardeux pour sa

137 Cf Evert van der ZWEERDE op cit p 34 138 Cf Б А КЕЛЛЕР laquo Совещание по генетике и селекции Спорные вопросы генетики и селекции

(общий обзор совещания) raquo in Под знаменем марксизма 1939 139 Cf Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления 1937 p 172-173

91

bonne conscience sauter agrave la conclusion sur le caractegravere neacutecessairement partial de toute science

car agrave ce niveau de geacuteneacuteraliteacute il nrsquoest pas eacutevident de traduire cette thegravese dans une injonction de

lrsquointervention politique dans la science Nous voyons donc que Megrelidzeacute module son usage de

Staline au niveau de la discussion sur les questions eacutepisteacutemologiques il insiste mollement sur le

caractegravere partial de la science140 mais tout en citant Staline en lien avec sa propre thegravese sur la

philosophie de la science il passe sous silence ce point preacutecis et preacuteserve la science de toute

intervention du dehors Crsquoest un autre exemple inteacuteressant de lrsquoautocensure positive Lrsquoauteur

montre sa capaciteacute de coller agrave la conjoncture tout en demeurant dans une position ambigueuml

Enfin si nous faisons complegravetement abstraction des reacutefeacuterences agrave Staline comme il le faut dans

tout cas de lrsquoautocensure positive le perspectivisme eacutepisteacutemologique procircneacute par Megrelidzeacute ne

contredit en rien agrave sa thegravese de lrsquoordre de la philosophie de la science selon laquelle les

deacutecouvertes scientifiques consistent en une reconfiguration du champ de savoir provoqueacutee et

orienteacutee par la pratique Mais comme il srsquoagit ici de la pratique tant scientifique que sociale la

science ne peut pas ecirctre complegravetement soumise agrave la pratique sociale et perdre toute autonomie

Une telle approche structurelle agrave la science ndash donc la vision de la science comme drsquoun champ de

savoir structureacute qui tout en eacutetant reacuteceptif parvient agrave reacutesister agrave des influences externes et ne peut

changer que par restructuration ou reconfiguration ndash rend impossible chez Megrelidzeacute toute

fusion de la science avec la politique

A la fin de cette partie il faut se demander quelle est la valeur ajouteacutee de lrsquoanalyse que nous

venons de proposer nrsquoavons-nous prouveacute somme toute qursquoune coiumlncidence entre les eacuteleacutements

du livre et ceux de la culture philosophique sovieacutetique Il est vrai que gracircce agrave son sort singulier

ce livre a lrsquoavantage de rendre perceptible le deacuteplacement de ces eacuteleacutements dans le temps Ce

nrsquoest pas pour autant que nous sortirions de la tautologie en concluant que ce livre srsquoinscrit dans

les normes de la culture intellectuelle sovieacutetique et au cours de son histoire et gracircce agrave la censure

objective se conforme agrave certaines des modifications que cette culture subit On pourrait sortir de

la circulariteacute et rendre cette explication productive pourvu qursquoon la projette sur le livre afin drsquoen

140 Il va de soi que ce passage aussi a eacuteteacute eacutelimineacute dans lrsquoeacutedition de 1965

92

identifier la part obligeacutee et donc morte et ainsi rendre visible lrsquohorizon libre dans lequel se

deacuteploie la creacuteativiteacute conceptuelle Autrement dit ce proceacutedeacute permet de discerner et trier ce qursquoest

de lrsquoordre primaire et secondaire dans le texte Il srsquoajoute donc agrave lrsquoinventaire des proceacutedeacutes

propres agrave rendre intelligible un texte quelconque une lecture approfondie une prise en compte

de la conjoncture historique ainsi que du corpus des textes avec lesquels le texte donneacute est en

dialogue manifeste ou latent

93

IIIe partie

Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal

Apregraves le panorama essentiellement historique proposeacute dans les premiegravere et deuxiegraveme

parties de notre travail dans la partie preacutesente nous passerons agrave une exposition systeacutematique de

lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute Tout drsquoabord dans le premier chapitre nous dresserons la

liste complegravete des eacutecrits de lrsquoauteur Et puis dans les deuxiegraveme et troisiegraveme chapitres nous

essaierons de deacutecrire la structure de son Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Lrsquoimportance drsquoune telle description tient moins au besoin de combler le manque ducirc agrave

lrsquoindisponibiliteacute en langue franccedilaise de lrsquoouvrage qursquoagrave la neacutecessiteacute de saisir son cœur

conceptuel Cela requiert une lecture et une analyse minutieuse du texte eacutetant donneacute que

lrsquoargumentation se poursuit par des lignes heacuteteacuterogegravenes et Megrelidzeacute reste peu clair sur ses

objectifs Outre que lrsquoouvrage est assez heacuteteacuterogegravene du point de vue discursif il traite des

questions drsquoune tregraves grande diversiteacute Par conseacutequent il ne deacutevoile pas aiseacutement sa coheacuterence (si

tant est qursquoil en ait une) ni son uniteacute Toute tentative donc de le reacutesumer ou drsquoarticuler sa

structure demande drsquoembleacutee un travail probleacutematisant La question se pose donc cette

heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute est-elle le reacutesultat drsquoune synthegravese pas reacuteussie et donc relegraveve-t-elle de lrsquoeacutechec de

lrsquoauteur ou est-elle lieacutee organiquement agrave un projet theacuteorique nouveau qui impliquerait un nouvel

arrangement du savoir Lrsquoaperccedilu de la structure du livre (que nous mettons en eacutevidence par la

table des matiegraveres deacutetailleacutee que nous joignons en annexe) servira au lecteur de moyen

drsquoorientation mais en mecircme temps permettra de discerner la relation difficile entre la mateacuterialiteacute

du texte et lrsquoeacutenonceacute dont il est porteur

94

Bibliographie des textes de Megrelidzeacute

Les eacutecrits de Konstantineacute Megrelidzeacute comme on a deacutejagrave vu ne sont pas nombreux Tout ce

qui est sorti de sa plume et nrsquoa pas eacuteteacute perdu a eacuteteacute publieacute agrave part des textes suivants un manuscrit

dactylographieacute non signeacute reacutecemment retrouveacute dans les archives de lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave

Saint-Peacutetersbourg et dont lrsquoattribution doit encore ecirctre veacuterifieacutee141 une partie de sa

correspondance142 lrsquoautobiographie dateacutee de 1936 lrsquoesquisse des thegraveses principales de ses

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee dateacutee de 1937143 ainsi que lrsquoesquisse

drsquoun court traiteacute sur lequel il avait commenceacute agrave travailler en 1940 durant son seacutejour agrave Tbilissi

entre ses deux arrestations et qui devait ecirctre intituleacute Histoire des couleurs et des teints agrave la

lumiegravere de la question geacuteneacuterale de la perception144

Pour des raisons de systeacutematiciteacute nous voudrions reacutepeacuteter que son œuvre majeure Problegravemes

fondamentaux de la sociologie de la penseacutee existe en trois versions en langue russe145 Il est

eacutegalement traduit en langue geacuteorgienne146 Une traduction en langue anglaise est en preacuteparation

A part son œuvre majeure on dispose de trois textes mineurs dont deux ont eacuteteacute publieacutes

durant la vie de lrsquoauteur en 1935 le troisiegraveme en revanche beaucoup plus tard en 1990 Il y a

drsquoabord lrsquoarticle laquo Des superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-

Bruhl raquo qui a eacuteteacute publieacute dans le recueil qui srsquointitule laquo LrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave lrsquoAkademik

141 Nous remercions Craig Brandist pour nous avoir communiqueacute cette information 142 Comme sa lettre agrave Nikolaj Boukharine Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Письмо к Н Бухарину от 2 марта

1936 года raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Документ 19949 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

143 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Основные тезисы к laquoОсновным проблнемам социологии мышления raquo выходит в издательстве Академии Наук СССР 1937 raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19945 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

144 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo История цветов и красок в свете общей проблемы чувственного восприятия raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19946 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

145 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под общей ред И И Мещанинова и Ред Изд Л Г Башинджагяна Издательство Академии Наук СССР Москва-Ленинград 1937 ndash 466 с (Труды Института языка и мышления имени Н Я Марра)

Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 1-е ndash Тбилиси Издательство ЛКИ 1965 Изд 3-е ndash Москва Издательство ЛКИ 2007 ndash 488 с (Из наследия отечественной философской мысли социальная философия)

Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 2-е ndash Тбилиси Издательство laquoМецниеребаraquo 1973

146 მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

95

Marr raquo 147 Citons ensuite lrsquoarticle laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo baseacute sur une

confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue le 27 feacutevrier de 1935 agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de

lrsquoURSS Il a eacuteteacute drsquoabord publieacute dans la revue Sous la banniegravere du marxisme dans son numeacutero du

mois de mars de la mecircme anneacutee148 et repris un mois plus tard dans la revue de lrsquoILP Problegravemes

de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes149 (La seule diffeacuterence entre les deux versions consiste

en ce que la premiegravere a gardeacute les eacuteleacutements propres agrave une confeacuterence comme des adresses au

public alors que la deuxiegraveme version a perdu tout trait drsquooraliteacute) Enfin le troisiegraveme texte

srsquointitule laquo Les noms numeacuteriques en langue geacuteorgienne De lrsquoorigine du nombre et du calcul raquo150

Lagrave aussi on a affaire agrave une confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue en automne de 1940 agrave

lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie peu avant sa deuxiegraveme arrestation Le texte final de

lrsquoexposeacute a eacuteteacute perdu mais sa version brute et preacuteparatoire a eacuteteacute publieacutee agrave partir drsquoun

manuscrit Crsquoest le seul texte de Megrelidzeacute qui ait eacuteteacute reacutedigeacute en langue geacuteorgienne Jusqursquoagrave

preacutesent il nrsquoa eacuteteacute traduit en aucune langue Aucun de ces articles ne traite de questions qui ne

soient deacutejagrave preacutesentes dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Ils

peuvent donc ecirctre consideacutereacutes comme des expositions extensives des thegraveses deacutejagrave preacutesentes dans

lrsquoœuvre principale de lrsquoauteur

Certaines parties de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des

amis ont eacuteteacute publieacutees en annexe agrave lrsquoeacutedition geacuteorgienne de son ouvrage Une de ces lettres

contient la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo 151 composeacutee par lrsquoauteur pour sa fille quelques mois

avant sa mort dans le camp de travail Cette leacutegende peut ecirctre consideacutereacutee comme une conclusion

inattendue de ces efforts theacuteoriques mais tout agrave fait dans la logique du parcours de vie de

147 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo О ходячих суевериях и laquoпралогическомraquo способе мышления (Реплика

Леви-Брюлю) raquo in АН СССР XLV Академику Н Я Марру Москва ndash Ленинград Издательство АН СССР 1935 ndash pp 461ndash496 Traduction geacuteorgienne bdquoმოარულ ცრურწმენათა და აზროვნების bdquoწინარელოგიკურიldquo წესის შესახებ რეპლიკა ლევი-ბრიულსldquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია op cit pp 519-561

148 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Н Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 35-52

149 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Проблемы истории докапиталистических обществ N 3-4 ОГИЗ Москва-Ленинград 1935 p 70-89

150 laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის წარმოშობის შესახებ raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 562-582

151 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo თქმულება bdquoმკვდარ ციხეზეldquo raquo in სოციალური აზრის ფენომენოლოგია Op cit pp 585-600

96

lrsquoauteur Elle meacuterite donc drsquoecirctre mise en avant dans sa bibliographie Elle a eacutegalement paru en

langue russe en tant que texte seacutepareacute152

Comme il a eacuteteacute dit le manuscrit de la monographie que Megrelidzeacute avait finaliseacute quelques

semaines avant sa mort a eacuteteacute perdu Selon Hilda Vitzthum il srsquoagissait de questions qui avaient

deacutejagrave eacuteteacute poseacutees dans la premiegravere monographie Megrelidzeacute lui-mecircme consideacuterait que dans cette

monographie il avait laquo finalement reacuteussi agrave exposer [ses] ideacutees drsquoune maniegravere systeacutematique raquo153

Enfin la seule source qui pourrait nous indiquer les inteacuterecircts que Megrelidzeacute nourrissait quant agrave

ses recherches futures apregraves la reacutedaction de sa premiegravere monographie reste sa lettre destineacutee agrave

Boukharine laquo Le sujet principal de mes eacutetudes futures seront les questions lieacutees agrave lrsquohistoire du

deacuteveloppement stadial de la penseacutee raquo154

Structure du livre ndash I

Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee de Konstantineacute Megrelidzeacute nous

lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute se distingue par une tregraves grande clarteacute et simpliciteacute de style Et si le texte

semble transparent et que la compreacutehension ne pose aucun problegraveme les difficulteacutes surgissent

degraves qursquoon prend de la distance pour eacutelargir lrsquointelligence de lrsquoouvrage Lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoouvrage

se situe donc au niveau de sa forme dont les contours ne sont pas faciles agrave saisir et qui une fois

saisis nrsquoapportent pas de clarteacute mais suscitent de nouvelles interrogations Pour cette raison

nous pensons qursquoune description de la structure du livre pourrait ecirctre une bonne entreacutee pour non

seulement donner un aperccedilu des questions sur lesquelles lrsquoauteur srsquointerroge mais pour les

mettre drsquoembleacutee dans une perspective probleacutematisant et surtout pour en voir drsquoautres que le

texte provoque et qui nrsquoont pas eacuteteacute explicitement abordeacutees par Megrelidzeacute Ainsi dans ce qui

suit nous voudrions donner une description de la structure du livre qui est compleacuteteacutee par la table

des matiegraveres deacutetailleacutee du livre donneacutee en annexe 1

152 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Сказание о laquoмертвом замкеraquoraquo in Литературная Грузия 12

Тбилиси 1980 153 Cf laquo ჰილდა ვიტცტუმისადმი წერილიდან raquo in კონსტანტინე მეგრელძე აზრის სოციალური

ფენომენოლოგია Op cit p 610 154 ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური

ფენომენოლოგია Op cit p 682

97

Mecircme si notre but consiste en une mise en relief du caractegravere probleacutematique de ce qui

pourrait ecirctre le projet de Megrelidzeacute lrsquoaperccedilu que nous proposons en contredisant notre propre

objectif risque drsquoecirctre plus coheacuterent que le texte de lrsquoouvrage ne lrsquoest La raison en est eacutevidente

Tout reacutesumeacute implique un travail de purification ou de reacuteduction agrave lrsquoessentiel (qui peut varier en

fonction de la perspective dans laquelle le reacutesumeacute se fait) En eacutetant dans lrsquoimpossibiliteacute de

dissoudre ce paradoxe inheacuterent agrave notre propre deacutemarche nous essayerons de le deacutenouer avec des

consideacuterations et remarques sur les points probleacutematiques du texte de Megrelidzeacute

A cette eacutetape de notre travail ougrave lrsquoimportant est de rendre le tableau le plus complet de la

conception de Megrelidzeacute nous nous baserons sur la premiegravere version du livre sans insister sur

ses divergences avec ses versions censureacutees et donc moins complegravetes

Le livre consiste en une preacuteface suivie par une exposition geacuteneacuterale de la question de la

penseacutee et de deux parties (sans titres) qui constituent le corps de lrsquoouvrage et qui sont agrave leur tour

diviseacutees en cinq chapitres chacune

Preacuteface Les cinq pages de la preacuteface du livre sont celles qui ont eacuteteacute eacutecrites en dernier155 Il

nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil srsquoagisse du morceau qui se distingue par une densiteacute moindre que le

reste du texte Elle est importante dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute essaie de

donner quelques indications concises sur lrsquoensemble de son projet et formule concregravetement le but

de ses efforts deacutevelopper une science historique de la penseacutee ou autrement dit une science sur

le deacuteveloppement historique de la penseacutee Prenant en compte ce constat et jetant un coup drsquoœil agrave

la table de matiegraveres du livre (voir lrsquoannexe 1) nous pouvons remarquer deacutejagrave ici que la sociologie

de la penseacutee annonceacutee par le titre du livre est une deacutesignation trop maigre pour lrsquoampleur de la

155 Du bon agrave tirer on apprend que la preacuteface se date du 1 mars 1937 Du point de vue historique ce nrsquoest pas un

deacutetail agrave neacutegliger Crsquoest lrsquoanneacutee la plus turbulente dans lrsquohistoire de lrsquoUnion Sovieacutetique qui marque le deacutebut des grandes purges Le fait que la situation eacutetait extrecircmement changeante et la conjoncture difficile agrave suivre ne serait-ce que pour srsquoy conformer transparaicirct mecircme dans ce texte Ainsi par exemple agrave la fin de la preacuteface Megrelidzeacute remercie un certain E Bedia de la Comiteacute Populaire aux Questions de lrsquoEducation de la Reacutepublique Socialiste de la Geacuteorgie Il srsquoagit drsquoErnest Bedia qui dans les anneacutees 1934-35 avec Malakia Torochelidzeacute avait coeacutecrit le livre qui srsquointitule Pour lrsquohistoire des organisations bolcheviques de la Transcaucasie Ce livre commandeacute par Staline eacutetait une falsification historique qui preacutesentait le jeune Staline comme un bolchevik actif et conseacutequent mecircme avant qursquoil devienne familier avec les eacutecrits de Leacutenine Le livre toujours par la deacutecision de Staline et agrave la surprise de ses auteurs avait paru sous la plume de Lavrenti Beria dont la carriegravere eacutetait en train de prendre son essor En revanche deacutejagrave en 1936 Bedia a eacuteteacute accuseacute drsquoune activiteacute terroriste contre Staline Il a eacuteteacute arrecircteacute et fusilleacute (Cf Антон Владимирович АНТОНОВ-ОВСИЕНКО Берия Издательство АСТ Москва 1999) Comme on voit Megrelidzeacute probablement par manque drsquoinformation eacutetait dans lrsquoimpossibiliteacute de prendre en compte ce changement conjoncturel

98

probleacutematique qui sera traiteacutee dans lrsquoouvrage Non seulement la question de lrsquoeacutemergence et celle

de la circulation des ideacutees dans la socieacuteteacute sera preacuteceacutedeacutee par de longues discussions

anthropologiques philosophiques et autres sur la quidditeacute des ideacutees (deacutepassant le cadre de ce qui

pourrait ecirctre consideacutereacute comme une sociologie agrave proprement parler) mais qui plus est une

pareille accentuation de lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee ne rend pas justice au projet de Megrelidzeacute pour

qui si lrsquoon veut rester dans le cadre historico-mateacuterialiste la penseacutee doit ecirctre consideacutereacutee comme

une des composantes de la totaliteacute sociale agrave cocircteacute du travail et de la langue Ainsi le titre de

lrsquoouvrage qui nrsquoen indique que partiellement les buts risque de fourvoyer le lecteur et constitue

un premier obstacle agrave la compreacutehension des objectifs de lrsquoauteur

Megrelidzeacute regrette que la question de la penseacutee nrsquoait pas encore eacuteteacute poseacutee drsquoune maniegravere

pertinente mecircme en Union sovieacutetique ougrave les scientifiques reconnaissent que le deacuteveloppement de

lrsquohomme tombe sous les lois socio-historiques Malgreacute lrsquoinjonction des klassiki du marxisme

drsquoadopter une approche dialectique dans la recherche de la penseacutee les domaines disciplinaires

restent seacutepareacutes comme dans la science bourgeoise Les psychologues eacutetudient les sensations les

repreacutesentations les seuils drsquoirritation le volume de lrsquoattention les lois de la meacutemoire en

dissolvant lrsquohumain en des atomes respectifs pour ensuite les recoller gracircce aux lois

drsquoassociation Il observe le mecircme type de reacuteductionnisme chez les physiologistes et

reacuteflexologues qui eux aussi commencent par un travail de deacutecomposition Dans ce cas lrsquoon se

concentre sur des eacuteleacutements tels que les voies nerveuses ou les nœuds de neurones Mais ces

strateacutegies de recherche orienteacutees vers lrsquoatomisation ne saisissent de la penseacutee humaine ni son

caractegravere historique ni son inscription sociale et empecircchent de jeter les fondements proprement

marxistes de la recherche de la penseacutee

Le deuxiegraveme volet des approches agrave la penseacutee humaine qui tombe sous le feu de la critique

de Megrelidzeacute motiveacutee toujours par lrsquoabsence de la perspective historisante est la philosophie

bourgeoise Il la reacutesume en trois eacuteleacutements qui forment un scheacutema drsquoautant plus abstrait que

logiquement parfait Ces trois eacuteleacutements sont lrsquoobjet de connaissance (Erkenntnisobjekt) le sujet

connaissant (Erkenntnissubjekt) et le lien entre les deux Au fond Megrelidzeacute critique la

philosophie transcendantale et considegravere que les formes a priori de lrsquointuition (lrsquoespace et le

temps) ainsi que les cateacutegories de compreacutehension ne sont que les reacutesultats drsquoune maniegravere

abstraite de poser la question de la relation entre le sujet et lrsquoobjet Ici Megrelidzeacute accentue

lrsquoincapaciteacute de la philosophie transcendantale de mettre en relief la nature historique de la penseacutee

99

et souligne que tout criticisme meacutethodologique qui srsquointerroge sur les limites de la connaissance

et des conditions a priori de la penseacutee eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Plus loin Megrelidzeacute adressera les

mecircmes reproches agrave lrsquoempirisme et il trouvera des raisons pour taxer drsquoanhistorisme mecircme le

systegraveme de Hegel

La philosophie preacute-marxiste nrsquoeacutetait pas consciente de lrsquoorigine socio-historique des formes

de la penseacutee Mais ses meacutethodes et approches ont eacuteteacute mises en eacutechec par la deacutecouverte des

structures de la penseacutee deacutecrites par les ethnologues Ici Megrelidzeacute observe deux strateacutegies par

lesquelles la penseacutee europeacuteenne tacircchait drsquoamortir ce heurt Ces structures de la penseacutee ou bien

on les cantonnait dans la cateacutegorie des formes religieuses de la penseacutee (Edward Tylor James

Frazer) ou bien on les mettait hors de la forme de la penseacutee logique en les qualifiant de

preacutelogiques (Durkheim Leacutevy-Bruhl) Ces strateacutegies permettaient drsquoabsorber la reacutesistance

factuelle opposeacutee agrave la philosophie europeacuteenne en refusant le caractegravere logique aux structures de

la penseacutee propres aux peuples non-europeacuteens la logique restait intouchable dans son statut

universel

Dans son interpreacutetation des donneacutees rapporteacutees par les anthropologues Megrelidzeacute insiste

sur le caractegravere logique de toutes les formes de la penseacutee humaine qui se prouvent comme telles

par leur fonctionnaliteacute au sein de la structure sociale dans lesquelles elles srsquoengendrent Elles

sont logiques non pas dans le sens de relever des principes de la logique formelle Il srsquoagit pour

Megrelidzeacute drsquoinsister sur la multipliciteacute des logiques qui relativisent donc la logique formelle

Celle-ci nrsquoest pas universelle mais est une des logiques possibles et est tout aussi fonctionnelle

pour la socieacuteteacute du type bourgeois que les autres logiques le sont au sein des socieacuteteacutes drsquoun autre

type Pour preacuteciser la question des logiques diffeacuterentes et en mecircme temps affiner sa critique de

la philosophie transcendantale Megrelidzeacute annonce que dans son livre il srsquointeacuteressera eacutegalement

aux questions plus particuliegraveres comme celles de lrsquohistoire des repreacutesentations des nombre du

temps de lrsquoespace et de la causaliteacute

A ces deux moments critiques srsquoen ajoute un troisiegraveme Drsquoapregraves Megrelidzeacute lrsquoabsence

drsquoune repreacutesentation totalisante du procegraves historique dans la penseacutee europeacuteenne srsquoexplique par le

fait que tout comme la penseacutee y est consideacutereacutee comme un mouvement qui se repose sur soi-

mecircme les diffeacuterents domaines de la vie sociale ndash eacuteconomie technique droit langue religion

philosophie ndash sont consideacutereacutes comme des entiteacutes qui srsquoautoreacutegulent drsquoapregraves les principes propres

agrave chacun drsquoeux A son tour lrsquohypothegravese drsquoun principe unique pour chacun de ces domaines est

100

lieacutee agrave la demande criticiste de les garder dans un rapport de seacuteparation car tout meacutelange

risquerait drsquoaller agrave lrsquoencontre des conditions de connaissance et faire srsquoeffondrer toute science

Megrelidzeacute en revanche insiste sur la neacutecessiteacute de se deacutefaire des laquo vieilles frontiegraveres artificielles

qui seacuteparent les sciences lrsquoune de lrsquoautre raquo156 Lrsquoinjonction de Megrelidzeacute est donc de laquo sortir

[dans notre pratique de recherche] de lrsquohorizon eacutetroit des speacutecialisations seacutepareacutees raquo Ce agrave quoi il

voudrait appeler en revanche est une sorte de pratique interdisciplinaire (mecircme si bien

eacutevidemment Megrelidzeacute nrsquoutilise pas ce mot) de recherche Il voit un exemple par excellence

drsquoun tel proceacutedeacute chez Nikolas Marr qui adopte une approche syntheacutetique et laquo inteacutegralisante raquo en

travaillant agrave la fois comme historien linguiste archeacuteologue et philosophe Crsquoest gracircce agrave Marr

que selon Megrelidzeacute la linguistique est le seul domaine de recherche dans lequel en Union

sovieacutetique la question de la penseacutee ait eacuteteacute poseacutee dans des termes veacuteritablement marxistes

Ainsi pour Megrelidzeacute lrsquoapproche interdisciplinaire est la seule qui permette drsquoanalyser la

penseacutee sans faire abstraction de son inscription sociale et historique Deux autres points qui sont

implicites agrave cette affirmation sont les suivants premiegraverement la question de la penseacutee et de la

connaissance est une question particuliegravere de la probleacutematique geacuteneacuterale du deacuteveloppement socio-

historique (Megrelidzeacute ne parle jamais de lsquomateacuterialisme historiquersquo) et deuxiegravemement au cours

du procegraves historique le travail les outils de travail la culture mateacuterielle la langue et la penseacutee

constituent un ensemble Ils se conditionnent et ne peuvent pas ecirctre meacutethodologiquement

dissocieacutes Seule une attitude interdisciplinaire peut de saisir un tel objet complexe

Enfin pour mettre en relief lrsquoun des points difficiles de lrsquointerpreacutetation du projet de

Megrelidzeacute nous voudrions remarquer que malgreacute les attentes il deacutelaisse vite la question de

lrsquointerdisciplinariteacute et ne propose aucune sorte type de consideacuteration meacutetatheacuteorique explicite

Lrsquoanalyse de la penseacutee humaine qui est un objet complexe sera releacutegueacutee sur le compte drsquoune

approche meacutethodologique que Megrelidzeacute qualifiera drsquoabord de dialectique et puis de

systeacutemique Il nrsquoempecircche que la question de lrsquointerdisciplinariteacute soit dans quelques formulations

incisives de la preacuteface envisageacutee comme impeacuterative pour la science historique de la penseacutee

humaine Elle ne perd pas drsquointeacuterecirct au cours de lrsquoouvrage dans la mesure ougrave Megrelidzeacute lui-

mecircme lrsquoapplique Il construit ses eacutelaborations theacuteoriques sur des eacuteleacutements qui proviennent de

domaines diverses comme la philosophie lrsquoanthropologie la linguistique la sociologie la

philosophie des sciences la biologie ou la psychologie Il nrsquoen reste pas moins que

156 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p IX

101

lrsquointerdisciplinariteacute annonceacutee dans la preacuteface manifestement adopteacutee dans la construction de

lrsquoouvrage mais laisseacutee sans une theacuteorisation suffisante reste une question ouverte plutocirct qursquoune

solution proposeacutee par le livre Crsquoest aux lecteurs de conclure sur les modaliteacutes de

lrsquointerdisciplinariteacute telle qursquoelle est mise en œuvre par lrsquoauteur

A la lumiegravere de ces remarques on perccediloit plus concregravetement agrave quel point le titre de

lrsquoouvrage est trompeur La sociologie qui historiquement srsquoinstalle dans le cadre des laquo sciences

bourgeoises raquo est en principe soumise agrave des critegraveres criticistes Pour srsquoaffirmer en effet la

sociologie srsquoest faccedilonneacutee comme une discipline agrave part en mettant beaucoup drsquoefforts pour

articuler et revendiquer son objet speacutecifique et pour bien deacutefinir ses frontiegraveres Megrelidzeacute a

manqueacute drsquoune deacutesignation pour son mode laquo inteacutegralisant raquo de theacuteorisation et il srsquoest servi du mot

laquo sociologie raquo qui ne peut donc qursquoecirctre anachronique par rapport agrave sa propre position theacuteorique

Autrement dit la confusion est due au fait que Megrelidzeacute reprend le terme qui est originaire et

fonctionnel dans le systegraveme de savoir auquel il voudrait eacutechapper

Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Cette petite partie drsquoouverture est deacutedieacutee agrave

la critique des approches naturalistes dans lrsquoexplication du fonctionnement mental de lrsquoecirctre

humain Nous y voyons srsquoannoncer des prises de position theacuteoriques de lrsquoauteur qursquoil preacutecisera

plus loin dans le livre

Ce qui est probleacutematique dans cette partie introductive est le fait que la question de la

penseacutee y est annonceacutee uniquement dans le contexte de la critique adresseacutee aux approches

naturalistes alors que la preacuteface nous avait deacutejagrave indiqueacute deux directions critiques non

seulement le naturalisme mais la philosophie ideacutealiste eacutegalement En effet la place que cette

partie occupe dans la structure du livre ndash sortant du corps principal de lrsquoouvrage ndash precircte agrave penser

qursquoil srsquoagirait drsquoune introduction geacuteneacuterale laquelle devrait de maniegravere preacutealable reproduire le

scheacutema critique reacutealiseacute dans lrsquoouvrage Contrairement agrave lrsquoattente agrave cette eacutetape Megrelidzeacute

deacutelaisse lrsquoun des deux volets de ses eacutelaborations critiques notamment la philosophie Une telle

exposition ineacutegale des consideacuterations critiques dans lrsquoouverture du livre rend difficile de

distinguer entre les points importants et ceux qui le sont moins pour les propos de lrsquoauteur Cela

deacutesoriente le lecteur

Notre hypothegravese de lecture pour expliquer la motivation drsquoun tel deacuteseacutequilibre serait de dire

que mecircme si Megrelidzeacute critique les approches naturalistes et reacuteductionnistes (psychologie

102

reacuteflexologie et physiologie) il en reprend positivement certains eacuteleacutements pour en faire le point

de deacutepart pour sa propre approche de la question de la conscience et de la penseacutee humaine Ici il

ne srsquoagit donc pas uniquement de la critique mais drsquoun projet de fondement pour une deacutefinition

mateacuterialiste de la penseacutee humaine ou de lrsquohomme tout court Crsquoest surtout la diffeacuterence entre

lrsquoorganisme et son milieu comme point de deacutepart ndash que Megrelidzeacute partage avec agrave la fois la

biologie et une certaine psychologie157 ndash qursquoil retiendra pour deacutefinir la conscience

Nous nrsquoavons aucune preuve qui attesterait que Megrelidzeacute connaissait le traiteacute de Max

Scheler Sur la place de lrsquohomme dans le monde158 qui avait paru en 1929 apregraves le deacutepart de

Megrelidzeacute de lrsquoAllemagne et quelques anneacutees avant la reacutedaction de son ouvrage mais

deacutemarches des deux penseurs relegravevent drsquoune similariteacute frappante Tout comme Megrelidzeacute qui

cherche lrsquoorigine de la conscience humaine dans la biologie Scheler pour remettre

lrsquoanthropologie philosophique sur une base nouvelle prend comme point de deacutepart les reacutesultats

les plus reacutecents des recherches scientifiques sur les capaciteacutes intellectuelles des animaux ainsi

que de lrsquohomme pour ensuite poser la question de savoir si la diffeacuterence entre les deux est de

caractegravere purement et simplement quantitatif ou qualitatif Pour Scheler cette diffeacuterence est

qualitative Mais une fois qursquoil lrsquoaffirme il change assez drastiquement de registre comme srsquoil

limitait cette diffeacuterence anthropologique au niveau de son discours et dans une totale

discontinuiteacute avec les argumentations scientifiques dont il eacutetait parti il introduit le concept de la

liberteacute comme le trait essentiel de la conscience humaine La diffeacuterence entre lrsquohomme et

lrsquoanimal pour Megrelidzeacute aussi est porteuse du caractegravere qualitatif mais sa transition est moins

drastique car sa deacutefinition minimale de conscience srsquoapplique tant aux organismes primitifs et

animaux qursquoagrave lrsquohomme La transition qualitative entre lrsquoanimal et lrsquohomme se produit dans le

changement du mode de deacutetermination de conscience qui reacutesiste donc dans sa deacutefinition

minimale aux deux niveaux

Suivons de plus pregraves lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Si lrsquoon remonte lrsquohistoire de la

conscience humaine jusqursquoagrave ces origines biologiques dit-il il faut accepter lrsquoideacutee que

lrsquoeacutemergence de la conscience est lieacutee avec les mouvements adaptatifs les plus eacuteleacutementaires de

lrsquoorganisme La conscience la penseacutee humaine ainsi que la volonteacute ne seraient donc que des

157 Mecircme si Megrelidzeacute ne le cite pas explicitement nous pensons qursquoil est leacutegitime drsquoy entrevoir lrsquoallusion agrave la

theacuteorie drsquoattitude eacutelaboreacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze que Megrelidzeacute connaissait bien 158 Max SCHELER Die Stellung des Menschen im Kosmos Bouvier Verlag Bonn 1991

103

manifestations drsquoun haut niveau de deacuteveloppement des forces physico-chimiques qui sont agrave

lrsquoœuvre deacutejagrave dans les organismes les plus eacuteleacutementaires en qualiteacute de reacuteflexes adaptatifs

primaires Aux approches naturalistes qui considegraverent la conscience humaine comme la

continuation directe ou une forme complexifieacutee de la conscience animale eacutechappe la distinction

essentielle et qualitative entre les deux niveaux Et comme leur meacutethode se base sur ce point

aveugle ces sciences ont tendent agrave absolutiser leurs capaciteacutes explicatives et supposent que lrsquoon

puisse se donner pour perspective de reacutesoudre deacutefinitivement la question du comportement et de

la penseacutee humains Mais la science marxiste ne peut pas accepter lrsquoideacutee de la penseacutee humaine

comme produit de la nature (contrairement agrave ce que certains manuels sovieacutetiques du

mateacuterialisme dialectique affirment par des reacutefeacuterences erroneacutees agrave Engels et Leacutenine) car elle tient

la conscience et la penseacutee humaines pour des pheacutenomegravenes appartenant agrave lrsquoordre social qui

tombent donc hors de la compeacutetence desdites sciences Quant agrave la diffeacuterence entre les niveaux

animal et humain que nous venons de mentionner comme le point aveugle des sciences

naturelles elle consiste en ce que pour Megrelidzeacute la penseacutee humaine existe non seulement

dans un mode subjectif et actuel mais elle est eacutegalement objectiveacutee dans des formes de la culture

mateacuterielle et seacutedimenteacutee en tant que formes ideacuteologiques telles que la langue religion ou le

folklore La deacutefinition geacuteneacuterale et minimale de laquo conscience raquo selon laquelle elle est le mode

drsquoorientation drsquoun individu dans son milieu est toujours pertinente (pas seulement par rapport

aux organismes eacuteleacutementaires ou animaux pour lrsquohomme aussi) Cependant comme le milieu

dans le cas de lrsquohumain nrsquoest pas biologique et seulement naturel mais consiste dans des formes

objectiveacutees de la penseacutee on est ameneacute agrave consideacuterer drsquoautres meacutecanismes drsquoorientation et donc

drsquoautres types de lois ou de modes de deacutetermination de la conscience La constitution de

lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral ne peut pas expliquer les raisons pour lesquelles telles ou telles

penseacutees eacutemergent le contenu de la penseacutee est hors de sa saisie Celui-ci est deacutetermineacute par les

conditions sociales et par la culture mateacuterielle qui dans des eacutepoques historiques diffeacuterentes

provoquent des orientations diverses de la perception et de la penseacutee159 Megrelidzeacute non

seulement souligne le fait que lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral nrsquoexplique rien du mode de penseacutee

et perception humaines mais il renverse la perspective et suggegravere que crsquoest le type de penseacutee et

159 Il est agrave noter que Megrelidzeacute fait un usage quelque peu indiffeacuterencieacute des termes comme laquo conscience raquo

laquo penseacutee raquo et mecircme laquo cerveau raquo ce qui srsquoexplique par le fait qursquoil est obligeacute agrave jouer agrave une multipliciteacute des niveaux biologie physiologie psychologie histoire de la culture mateacuterielle etc

104

perception qui poussent lrsquoappareil psychique et physiologique vers un certain mode de

fonctionnement et le deacutefinissent

Dans cette laquo exposition geacuteneacuterale raquo Megrelidzeacute parcourt un chemin tregraves eacutetroit Par ce que

nous avons appeleacute la deacutefinition minimale de conscience ndash le mode drsquoorientation de

lrsquoorganismeindividu dans le milieu ndash qui srsquoapplique agrave tous les organismes vivants que ce soit les

organismes primitifs ou les ecirctres sociaux comme les humains Megrelidzeacute arrive agrave garder le

principe moniste de la continuiteacute mateacuterialiste sans pourtant tomber dans les reacuteductionnismes

physiologique psychologique ou reacuteflexologique drsquoun certain marxisme perverti et vulgariseacute Il

arrive donc agrave critiquer ces reacuteductionnismes par des arguments subrepticement

pheacutenomeacutenologiques mais sans se laisser glisser agrave un quelconque principe ideacutealiste comme crsquoest

le cas chez Scheler qui comme nous avons vu nrsquoarrive pas agrave expliquer la diffeacuterence

anthropologique sans introduire une ceacutesure radicale entre les discursiviteacutes scientifique et

philosophique La question de la conscience sera centrale agrave toutes les eacutetapes du livre de

Megrelidzeacute et sa conceptualisation trouvera des enrichissements curieux

I Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutees sociales neacutecessaires pour lrsquoeacutemergence du stade

humain de la conscience Dans ce premier chapitre Megrelidzeacute se demande quelles sont les

raisons de lrsquoeacutemergence de la forme de conscience de perception et de compreacutehension

(понимание) humaines (Ces trois eacuteleacutements seront pour lui lrsquoobjet de discussion agrave part entiegravere

mais agrave cette eacutetape les diffeacuterences entre eux ne sont pas mises en relief) En continuiteacute avec

lrsquo laquo exposition geacuteneacuterale raquo nous pouvons dire qursquoil srsquointeacuteresse agrave la raison de lrsquoeacutemancipation de

lrsquohomme de lrsquohistoire naturelle Sa reacuteponse est assez claire et sans eacutequivoque la raison en est

selon lrsquoangle de lrsquoargumentation laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo crsquoest-agrave-dire la relation que lrsquohomme

entretient avec la nature ou bien laquo le produit de travail raquo Il propose de comparer lrsquoanimal et

lrsquohomme selon la relation qursquoils entretiennent avec la nature la relation de lrsquohomme agrave la nature

eacutetant complexifieacutee par lrsquoeacutemergence du travail Lrsquoon peut ecirctre deacuteccedilu de cette reacuteponse simpliste

univoque voir dogmatique ainsi que de la proposition drsquoun tel scheacutema historique speacuteculatif

Mais vers la fin du chapitre Megrelidzeacute dissipe lrsquoimpression drsquoecirctre en train de tacirccher de reacutesoudre

une eacutequation agrave une inconnue et srsquointerroge sur la condition de possibiliteacute de lrsquoactiviteacute de travail

lui-mecircme Par cela il passe de la causaliteacute lineacuteaire agrave une type drsquoargumentation circulaire et fait

105

comprendre qursquoil srsquoagit pour lui drsquoune comparaison structurelle entre lrsquoanimal et lrsquohomme et non

pas drsquoun scheacutema historique ou geacuteneacutetique Voyons tout cela de plus pregraves

En partant de lrsquoideacutee selon laquelle la relation de lrsquoorganisme avec son milieu est la condition

de tout ecirctre organique Megrelidzeacute distingue deux modes drsquoappropriation de lrsquoeacutenergie mateacuterielle

propres agrave lrsquoanimal et agrave lrsquohomme Dans le cas de lrsquoanimal la circulation mateacuterielle entre celui-ci et

la nature est de caractegravere immeacutediat car lrsquoon a affaire avec une relation de pure consommation

lrsquoanimal consomme ce qursquoil trouve dans la nature precirct agrave ecirctre consommeacute ou bien il devient lui-

mecircme lrsquoobjet de consommation par drsquoautres organismes Lrsquoanimal ne participe pas agrave la

production des objets agrave consommer et relegraveve seulement de la force destructrice et neacutegative

Quant agrave la force reacutecreacuteative neacutecessaire agrave tout procegraves de circulation dans le cadre de ce type de

relation elle existe seulement dans la mesure ougrave toute destruction de lrsquoobjet est une assimilation

et donc sa transformation en une eacutenergie de lrsquoorganisme Tout acte de consommation est reacutepeacutetitif

aucun des deux relatas ne subit de transformation qualitative et lrsquoon ne voit pas apparaicirctre entre

les deux une reacutealiteacute nouvelle Contrairement agrave cela dans le cas de lrsquohumain lrsquoon constate une

relation meacutedieacutee par une multipliciteacute de chaicircnons entre lrsquohomme et la nature Ici au lieu des

relations directes et naturelles lrsquoon observe une relation artificielle et donc culturelle Lrsquohomme

ne consomme rien qui serait strictement naturel Tout ce dont il srsquoapproprie a eacuteteacute deacutejagrave produit par

lui-mecircme car sa relation agrave la nature est meacutedieacutee par le travail et la production Cela deacuteclenche

toute une chaine de meacutediations telles que les rapports de commerce (Verkehr) de distribution

des rapports eacuteconomiques et juridiques etc Ainsi dans sa relation avec son milieu lrsquohomme

transforme (et creacutee) son milieu et se transforme lui-mecircme qui plus est on constate lrsquoapparition

de nouveaux relata (les produits de travail les moyens techniques le monde de la culture

mateacuterielle etc) ainsi que des nouvelles formes de rapports conditionneacutes par la production et

lrsquoappropriation des biens produits (les rapports sociaux) Si la consommation immeacutediate propre agrave

lrsquoanimal est un acte individuel en revanche la consommation humaine a comme condition le

travail qui par deacutefinition ne peut pas ecirctre individuel mais seulement social Ainsi lrsquoon voit

srsquoarticuler drsquoun cocircteacute une totaliteacute naturelle dont fait partie lrsquoanimal (en consommant ou en eacutetant

lui-mecircme consommeacute) et drsquoautre cocircteacute une totaliteacute sociale preacutesente dans chaque acte humain

dans la mesure ougrave la consommation ici implique la production et donc lrsquoactualisation de tous les

composants de cette totaliteacute Pour la deacutesigner Megrelidzeacute parle de laquo complexe social raquo En

parallegravele agrave ces deux types de totaliteacute il articule aussi la distinction entre lrsquohistoire naturelle et

106

lrsquohistoire sociale Cette distinction peut paraicirctre assez banale mais cette impression se reacuteveacutelera

fausse si lrsquoon se rappelle qursquoen Union sovieacutetique comme nous lrsquoavons indiqueacute un peu plus haut

il eacutetait de coutume de parler des lois laquo naturalo-historiques raquo du deacuteveloppement de la socieacuteteacute

Nous reviendrons sur la vision non-teacuteleacuteologique et non-deacuteterministe de lrsquohistoire chez

Megrelidzeacute mais eacutegalement sur les limites dont elle est porteuse

Une fois le travail identifieacute comme lrsquoeacuteleacutement sur lequel se base la diffeacuterence

anthropologique Megrelidzeacute en preacutecise la deacutefinition Celle-ci est double le travail est le rapport

entre lrsquohomme et la nature et en mecircme temps par un deacuteplacement des termes qui est gros de

conseacutequences le travail est le rapport entre le sujet et lrsquoobjet Le travail est donc la pierre de

touche tant de la pratique que de la connaissance Retenons ce point et suivons les speacutecifications

de laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo Dans le travail de point de vue pratique lrsquoon a affaire avec un procegraves

que Megrelidzeacute envisage de deux cocircteacutes comme un procegraves objectif (lrsquoobjet de travail est

transformeacute il acquiert une forme nouvelle) mais aussi comme un procegraves subjectif (lrsquohomme

deacutepense son eacutenergie physique en la transfeacuterant et en la mateacuterialisant dans le produit de travail)

Cependant comme le travail dans son acception la plus large ndash comme le rapport entre le sujet et

lrsquoobjet - comporte une double deacutefinition (pratique mais aussi eacutepisteacutemologique) le produit de

travail en heacuterite un caractegravere non pas double mais quadruple En effet agrave la dupliciteacute du produit

de travail de caractegravere pratique srsquoajoute une dupliciteacute lieacutee agrave la connaissance le produit de travail

est quelque chose de subjectiveacute non seulement gracircce agrave la force physique humaine qui lui est

transfeacutereacutee mais eacutegalement par la raison humaine qui lui est communiqueacutee agrave travers lrsquoactiviteacute de

travail (car le travail est toujours une activiteacute deacutetermineacutee par un but preacutedeacutefini) Mais il est en

mecircme temps quelque chose drsquoobjectif car non seulement il acquiert une forme nouvelle mais il

acquiert des caracteacuteristiques utiles ainsi que du sens Lrsquoon pourrait dire que le travail donne

origine agrave des objets correspondants agrave lrsquoeacutechelle humaine tant du point de vue pratique

qursquointellectuel

Revenons donc agrave la lettre du livre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse ensuite agrave la maniegravere dont le

produit de travail160 donne sa base agrave la socialiteacute Il le fait toujours gracircce agrave son caractegravere double

Drsquoun cocircteacute par son aspect objectif il est le seul moyen de socialisation de lrsquoeacutenergie individuelle

160 Pour eacutecarter une possible confusion ducirc au fait que lrsquoobjet drsquoanalyse de Megrelidzeacute est tantocirct le travail

comme une activiteacute et tantocirct le produit de travail il faudrait preacuteciser que le produit de travail est lrsquouniteacute du travail avec lrsquoobjet de travail bdquoDie Arbeit hat sich mit ihrem Gegenstand verbundenldquo Karl MARX Das Kapital Bd I p 195

107

et par lagrave mecircme la seule base pour lrsquointersubjectiviteacute Ici nous voyons que non seulement la

conception de connaissance mais la conception de lrsquointersubjectiviteacute aussi subissent une sorte de

refondation mateacuterialiste dans la mesure ougrave tant la connaissance que lrsquointersubjectiviteacute sont

envisageacutees comme drsquoembleacutee conditionneacutees par lrsquoactiviteacute de travail Drsquoautre cocircteacute le produit de

travail par son aspect subjectif qui se reacutevegravele dans le fait qursquoil est porteur des attributs utiles et est

donc capable de satisfaire les besoins des individus deacuteclenche toute une eacuteconomie du deacutesir Le

produit de travail qui est selon la formulation de Megrelidzeacute agrave la fois lrsquoobjet subjectiveacute et le

sujet objectiveacute est le meacutediateur mateacuteriel entre les hommes et ainsi la condition de tout rapport

social

La question de la nature des rapports sociaux est tregraves importante dans la compreacutehension du

propos de Megrelidzeacute car crsquoest bien autour drsquoelle que srsquoarticule sa distanciation des theacuteories

sociologiques dites bourgeoises Pour cette raison nous pensons qursquoil sera judicieux de ne pas

eacuteviter une speacutecification plus approfondie dans notre exposeacute et de mentionner qursquoici Megrelidzeacute

utilise les notions telles qursquoalieacutenation distribution et appropriation Mais contrairement agrave ce que

lrsquoon pourrait attendre il se sert de ces termes non pas pour caracteacuteriser les types des rapports

sociaux mais pour deacutecrire les eacuteleacutements du procegraves de travail qui est lui-mecircme la condition de tout

rapport social Par lrsquoalieacutenation il faut donc comprendre lrsquoauto-alieacutenation du sujet dans le produit

de travail (objectivation de lrsquoeacutenergie physique creacuteation des attributs utiles de lrsquoobjet) qui est

donc physiquement alieacuteneacute (autonomiseacute) de son producteur Par la distribution Megrelidzeacute

deacutesigne toute mobiliteacute que les produits de travail peuvent effectuer tout en gardant drsquoune faccedilon

seacutedimenteacutee les eacuteleacutements alieacuteneacutes par le sujet durant le travail Et enfin par lrsquoappropriation il faut

comprendre la consommation du produit de travail qui gracircce agrave ses qualiteacutes utiles reproduit et

recreacutee lrsquoeacutenergie qui a eacuteteacute deacutepenseacutee dans sa production Les individus se rendent donc disponibles

non tant agrave travers un contact physique et immeacutediat qursquoagrave travers des produits de travail En mecircme

temps cette meacutediation a lieu non seulement entre les individus mais entre lrsquohomme et la nature

aussi ougrave la relation entre lrsquoorganisme et le milieu nrsquoest plus immeacutediate mais meacutedieacutee par la

technique Lrsquohistoire humaine ainsi que lrsquohistoire de la culture mateacuterielle consiste en une

succession des formes de meacutediations entre les hommes et entre lrsquohomme et la nature

Si le travail est lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance (dans la mesure ougrave

lrsquoobjet produit coiumlncide avec lrsquoobjet connu) lrsquoon pourrait croire qursquoau travail soit attribueacute le rocircle

drsquoune sorte de condition quasi-transcendantale de connaissance Mais Megrelidzeacute hostile agrave tout

108

mode de penseacutee transcendantaliste srsquoen eacutechappe en posant une question additionnelle de la

condition de possibiliteacute et notamment celle du travail La condition de possibiliteacute du travail est

selon lui les rapports sociaux entre les hommes (plus preacuteciseacutement le complexe social) Par cela

il passe agrave une vision circulaire et donc dialectique les rapports sociaux sont la condition de

possibiliteacute du travail mais les rapports sociaux agrave leur tour ne sont possibles qursquoen tant que

reacutesultat de la meacutediation engendreacutee par lrsquoactiviteacute du travail Cela annonce une conception

immanentiste radicalement mateacuterialiste et historiciste de la penseacutee et de la connaissance Quant

au transcendantalisme ndash abstrait et anhistorique ndash il sera acircprement critiqueacute et cantonneacute comme

lrsquoopposeacute de la conception marxiste dont Megrelidzeacute se revendique

Ainsi ce chapitre se ferme par des remarques sur ce que Megrelidzeacute appelle le complexe

social crsquoest-agrave-dire le cercle logique dans lequel les eacuteleacutements srsquoengendrent reacuteciproquement la

socieacuteteacute engendre le travail alors que celui-ci engendre la socieacuteteacute Megrelidzeacute souligne que de tels

eacuteleacutements ne peuvent pas toleacuterer une analyse propre agrave la logique formelle qui ne peut saisir les

relations entre des choses autrement que selon le scheacutema lineacuteaire de cause et effet Il nous

indique drsquoautres eacuteleacutements dont la relation relegraveve de la mecircme structure circulaire lrsquooutil de

travail (la main) et la raison ainsi que la langue et la penseacutee Il les discutera plus loin dans le

livre Ici il insiste sur la futiliteacute de tout questionnement qui aurait comme but drsquoidentifier un

facteur un principe ou une cause qui serait agrave lrsquoorigine de la socieacuteteacute du travail de la penseacutee ou de

la langue Il est eacutegalement deacutenueacute de pertinence de se demander lequel des eacuteleacutements constituants

le complexe social preacuteceacutederait les autres car tous ces eacuteleacutements se neacutecessitent et se conditionnent

reacuteciproquement Toute uniteacute dialectique se caracteacuterise par son dynamisme la transformation et le

deacuteveloppement eacutetant son trait essentiel Lrsquoeacutecartement du questionnement geacuteneacutetique nrsquoest donc

pas seulement un geste dirigeacute contre la logique formelle il deacutevoile aussi la volonteacute de

Megrelidzeacute de demeurer agrave cet eacutetape du livre sur une analyse synchronique du complexe social

autrement dit de mettre en lumiegravere sa structure et la maniegravere dont ces eacuteleacutements srsquoarticulent et se

rapportent lrsquoun agrave lrsquoautre On est donc encore loin drsquoune analyse historique et concregravete

Neacuteanmoins comme nous verrons le proceacutedeacute de Megrelidzeacute ne sera pas sans ambivalences et

contrairement agrave sa propre injonction il nrsquoesquivera pas tout agrave fait des interrogations du type

geacuteneacutetique

109

II Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Le texte de ce chapitre a eacuteteacute

publieacute en forme drsquoarticle en 1935 dans la revue de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de

Nikolas Marr161 et ce sont bien les thegraveses exposeacutees ici que Megrelidzeacute avait preacutesenteacutees agrave ses

collegravegues agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Leningrad Crsquoest eacutegalement aux propos contenus dans ce

chapitre qursquoAlexandre Louria avait adresseacute quelques remarques critiques dans une recension en

somme bienveillante Dans le livre en reacuteponse agrave cette critique de Louria Megrelidzeacute ajoute

quelques remarques en bas de page

Nous ne savons pas comment proceacutedait Megrelidzeacute durant la reacutedaction Est-ce que ce

segment a eacuteteacute eacutecrit comme un texte indeacutependant et plus tard inteacutegreacute dans le projet plus large du

livre ou bien est-ce que Megrelidzeacute lrsquoavait conccedilu comme une des parties du livre et puis lrsquoa

choisi comme le morceau agrave publier et agrave preacutesenter aux collegravegues Cette derniegravere possibiliteacute

semble assez probable srsquoil est vrai que comme Megrelidzeacute lrsquoindique dans la preacuteface le livre a

eacuteteacute reacutedigeacute essentiellement dans les anneacutees 1933-1934 Mais la premiegravere hypothegravese expliquerait

mieux le fait que le morceau semble assez autonome par rapport aux parties entre lesquelles il est

situeacute Le fait que certains des propos des chapitres contigus y sont reacuteiteacutereacutes et reacutepeacuteteacutes fait preuve

moins drsquoune relation de continuiteacute que celle de la discontinuiteacute avec le reste du texte Autrement

dit la suite des arguments que ce chapitre partage avec les autres (mecircme si ces arguments sont

ici formuleacutes drsquoune maniegravere leacutegegraverement diffeacuterente et plus riche) contribue agrave sa coheacuterence et

indeacutependance interne plutocirct qursquoelle ne le lie avec drsquoautres chapitres Neacuteanmoins il est agrave noter

que dans le livre nous trouvons drsquoautres chapitres qui se distinguent par un certain degreacute

drsquoautonomie et ce chapitre ne fait donc pas exception agrave moins de supposer qursquoeux aussi aient eacuteteacute

conccedilus comme articles indeacutependants

Si nous insistons autant sur ce point crsquoest que crsquoest la seule possibiliteacute pour expliquer

lrsquoeacutetrange fait - relevant le problegraveme de la structuration du livre - que Megrelidzeacute deacutedie bien 50

pages agrave lrsquoexposition des expeacuteriences pratiqueacutees sur les animaux par les psychologues et

physiologistes de diverses eacutecoles en but drsquoexplorer leurs modes de comportement mais surtout

leurs capaciteacutes intellectuelles Lrsquoespace deacutemesureacutement grand imparti agrave ces expositions fait

confusion car le lecteur perd de vue la finaliteacute de lrsquoargumentation de lrsquoauteur et suscite le doute

sur les prioriteacutes de la discussion qui se profilaient agrave partir du chapitre preacutecegravedent Outre ce

161 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo От животного сознания к человеческому raquo in Язык и мышление N 5

1935 pp 5-62

110

problegraveme de structuration lieacute agrave la forme nous voyons un deacutecalage dans le contenu Le chapitre

deacutebute par une double rupture ou tout au moins lrsquoindiffeacuterence par rapport aux aboutissements

du premier chapitre Abandonnant la question du complexe social Megrelidzeacute se concentre sur la

probleacutematique de la conscience Il est vrai que la conscience est lrsquoun des eacuteleacutements de la totaliteacute

dialectique crsquoest-agrave-dire du complexe social mais au lieu de probleacutematiser la conscience agrave partir

du complexe social Megrelidzeacute repart sur les propos deacuteveloppeacutes dans lrsquoexposition geacuteneacuterale qui

preacutecegravede le premier chapitre Il entame donc ce chapitre en eacutevoquant ce que nous avons appeleacute la

deacutefinition minimale de la conscience selon laquelle celle-ci consiste en la relation entre

lrsquoorganisme et le milieu ndash nrsquoeacutetant que lrsquoopeacuteration drsquoorientation de lrsquoorganisme dans son milieu -

et qui peut donc ecirctre repeacutereacutee agrave tous les niveaux de la vie organique (des organismes les plus

simples jusqursquoagrave lrsquohomme) Non seulement Megrelidzeacute remonte agrave lrsquoarriegravere de son texte au lieu de

continuer agrave srsquointeacuteresser agrave la conscience en tant qursquoelle est un eacuteleacutement du complexe social mais il

srsquointerroge sur la conscience telle qursquoelle preacuteceacutederait le mode drsquoecirctre social Qui plus est ce

faisant il neacuteglige sa propre injonction selon laquelle les eacuteleacutements du complexe social ndash et donc la

conscience aussi ndash doivent ecirctre discuteacutes dans un cadre dialectique et pas dans une perspective

geacuteneacutetique Contrairement agrave cela il propose agrave preacutesent drsquoanalyser les racines biologiques de la

conscience humaine Autrement dit il envisage la conscience humaine comme un reacutesultat du

deacuteveloppement des formes de consciences inferieures et suggegravere mecircme drsquoidentifier le facteur

comme il appelle naturalo-historique et donc biologique de ce deacuteveloppement Ce facteur serait

la tendance de lrsquoorganisme drsquooccuper dans son milieu une position toujours meilleure Ainsi

nous pouvons constater que Megrelidzeacute oscille entre les explications synchronique (ou

structurelle ce que pour lui relegraveve de la perspective dialectique) et diachronique Lrsquoon peut

certes ne pas y voir neacutecessairement une contradiction ou une oscillation et supposer que ce qui

(historiquement) preacutecegravede le complexe social pourrait ecirctre deacutecrit par une logique lineacuteaire crsquoest-agrave-

dire par appui sur les explications par des facteurs ou principes alors que la meacutethode dialectique

srsquoappliquerait agrave la reacutealiteacute entraineacutee par lrsquoeacutemergence du complexe social Mais il faudrait alors

expliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre Megrelidzeacute a beau reacutepeacuteter agrave maintes reprises que crsquoest le

travail qui cause un tel passage cela va agrave rebours de son propre argument selon lequel le travail

plutocirct qursquoecirctre la cause de la rupture entre lrsquoindividu et le milieu est le moyen (avec les autres

eacuteleacutements du complexe) pour remeacutedier agrave des problegravemes engendreacutes par cette rupture Le travail

comme eacuteleacutement du complexe social et possible seulement dans son sein ne peut donc pas ecirctre agrave

111

lrsquoorigine de la rupture entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain mais lui-mecircme surgit comme neacutecessiteacute

pour recouvrir cette rupture Les raisons de la rupture restent donc chez Megrelidzeacute obscures et

lrsquoobligent agrave une oscillation maladroite entre des explications synchroniques et diachroniques

Approchons-nous maintenant de plus pregraves au contenu du chapitre Reacutepeacutetons drsquoabord que

chez Megrelidzeacute la conscience se deacutefinit comme lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu Si

on suit cette deacutefinition la conscience animale et la conscience humaine se recouvrent et mecircme si

le but de Megrelidzeacute est de deacutecrire et expliquer le mode de fonctionnement de la conscience

humaine il considegravere que lrsquoeacutetude de la conscience animale peut ecirctre utile pour plusieurs raisons

En premier lieu cela permettra de mettre en eacutevidence certains aspects de la conscience humaine

tant positivement (lrsquohomme preacuteserve certains traits de la conscience animale) que neacutegativement

(par contraste lrsquoon peut mieux articuler la speacutecificiteacute de la conscience humaine ou la diffeacuterence

anthropologique tout court) Deuxiegravemement cela permettra de remonter aux fondements

biologico-historiques de la conscience humaine (nous venons drsquoindiquer lrsquoimpasse dans lequel

Megrelidzeacute se trouve enfermeacute agrave cause drsquoune explication manqueacutee du passage historique de la

biologie au complexe social mais pourtant nous reviendrons sur la question de la base

proprement biologique de la conscience qui meacuterite attention) Dans ce but Megrelidzeacute srsquoengage

dans une discussion passionnante avec les chercheurs du comportement animal (la physiologie et

reacuteflexologie de Pavlov le behaviorisme de Watson et Thorndike le psychovitalisme de Becher

etc) et les critique avec les arguments qui plus tard seront en partie formuleacutes contre ces types

drsquoeacutetude par lrsquoeacutethologie dite classique Ici nous ne pouvons pas entrer dans les deacutetails de cette

discussion critique et devrons nous borner agrave reacutesumer ses reacutesultats sur lesquels Megrelidzeacute fonde

sa conception de la conscience Celle-ci est selon notre interpreacutetation la clef de toutes les

eacutelaborations theacuteoriques ulteacuterieures de Megrelidzeacute

Nous voudrions reacutesumer ce chapitre en trois points Drsquoabord la question du mode de

fonctionnement de la conscience ensuite celle de la communication sociale et enfin ce que

Megrelidzeacute appelle la capaciteacute ideacuteatoire de la conscience humaine

Le comportement animal permet aux organismes de srsquoorienter dans la situation qui est

laquo reacutesoluble raquo par le moyen des reacuteflexes et instincts directs Quant au comportement humain

lrsquoorientation dans la situation procegravede par une double meacutediation subjective (pheacutenomeacutenalisation

interne reacuteflexion retardement) et objective (les instances de comportement provisoires qui

conduisent au but preacutedeacutetermineacute par une voie oblique) La conscience qui se caracteacuterise par la

112

conscience162 crsquoest-agrave-dire la conscience humaine est constitueacutee justement par cette meacutediation

entre la situation objective et la reacuteaction subjective Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ici est de deacutevoiler

le mode de fonctionnement drsquoune telle meacutediation drsquoexpliquer la maniegravere dont srsquoeffectue laquo la

prise en compte par la conscience raquo (осознание) Crsquoest bien agrave cet effet que Megrelidzeacute

srsquointeacuteresse agrave des eacutetudes sur lrsquointelligence des animaux qui lui permettent drsquoarticuler les

conditions qui doivent ecirctre remplies pour que lrsquoeacutetat de conscience puisse advenir En srsquoappuyant

sur les reacutesultats expeacuterimentaux de la fameuse expeacuterience conduite par Wolfgang Koumlhler sur un

chimpanzeacute qui laissent discerner les lignes de partage entre drsquoun cocircteacute lrsquoeacutetat inerte passif

inconscient et de lrsquoautre cocircteacute raisonnable et creacuteatif (du type rudimentaire eacutevidemment) de la

conscience animale Megrelidzeacute souligne que pour que le moment de compreacutehension de saisie

puisse advenir il faut que la situation dans laquelle se trouve le sujet comporte deux conditions

Drsquoun cocircteacute la situation doit ecirctre suffisamment difficile et probleacutematique pour que sa solution ne

puisse pas ecirctre trouveacutee par des actions automatiques et habituelles Le problegraveme doit ecirctre donc

nouveau capable de provoquer la quecircte pour une solution Mais aussi et crsquoest la deuxiegraveme

condition la situation doit ecirctre pertinente coheacuterente et intellectuellement accessible agrave la

conscience (dans son stade de deacuteveloppement) faute de quoi il sera impossible mecircme de la saisir

comme problegraveme La capaciteacute de saisir le sens de la situation en tant que totaliteacute est donc la

condition non seulement de sa solution mais tout drsquoabord de perception de son caractegravere

probleacutematique (Il faut retenir ces constatations agrave premier vu simplistes car plus tard dans le

livre on les verra transformeacutees dans des scheacutemas drsquoexplication des pheacutenomegravenes drsquoordre social et

culturel)

Parmi les approches dans lrsquoeacutetude du psychisme animal crsquoest seulement la psychologie de la

Gestalt que Megrelidzeacute appreacutecie car elle est la seule qui propose un cadre ougrave dans lrsquoexplication

du pheacutenomegravene de compreacutehension et donc de la saisie des objets par la conscience la situation en

tant que totaliteacute pourvue de sens est prise en compte La conception de la perception et de la

construction du sens qui a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par la Gestaltpsychologie agrave la base des expeacuteriences sur

162 Par cette forme maladroite qui drsquoailleurs contient in nuce la particulariteacute de la conception de conscience

de Megrelidzeacute nous traduisons du russe осознанное состояние сознания qui est une expression agrave premiegravere vue tautologique (litteacuteralement laquo lrsquoeacutetat de conscience de la conscience raquo) mais qui combine un et mecircme terme pris agrave la fois dans deux degreacutes de geacuteneacuteraliteacute conscience en geacuteneacuteral (crsquoest-agrave-dire lrsquoorientation dans le milieu qui est propre agrave tous les organismes) et conscience speacutecifiquement humaine qui en srsquoorientant srsquoappuie sur la conscience ou autrement dit sur les objets rendus conscients Lrsquoexpression qui rendrait la mecircme ideacutee dans une forme moins paradoxale serait laquo lrsquoorientation par la conscience raquo

113

les animaux est reprise par Megrelidzeacute pour caracteacuteriser le mode de fonctionnement de la

conscience humaine Dans la saisie du sens de la situation le rocircle essentiel est deacutevolu agrave la

maniegravere dont les choses sont deacuteployeacutees dans lrsquoespace Leur constellation spatiale constitue le

champ situationnel La conscience du sujet (animal) qui a besoin de srsquoorienter crsquoest-agrave-dire de

trouver un mode drsquoaction pour atteindre une meilleure position dans le champ et satisfaire ses

besoins enregistre les choses qui se trouvent dans la situation donneacutee et qui peuvent ecirctre utiliseacutees

(gracircce agrave leur agencement) pour atteindre lrsquoobjectif que la conscience se pose Drsquoun autre cocircteacute

pour que la conscience les enregistre elles doivent ecirctre spatialement deacuteployeacutees de maniegravere agrave

permettre de les entrevoir comme un complexe consistant des eacuteleacutements logiquement connecteacutes

Les objets deacuteployeacutes dans lrsquoespace par rapport auxquels la conscience pouvait ecirctre indiffeacuterente

deviennent objets drsquointeacuterecirct lagrave ougrave ils integravegrent le champ de la perception constitueacute par les objets

qui sont lieacutes entre eux par une certaine logique que la conscience peut discerner gracircce agrave

lrsquoorientation que lui donnent ses besoins ou ses buts (il faut noter que mecircme si ici Megrelidzeacute

parle des liens laquo logiques raquo ces liens peuvent ecirctre laquo reacuteels raquo mais aussi arbitraires erroneacutes ou

laquo irreacuteels raquo et pourtant relevant drsquoune certaine uniteacute) La coheacutesion logique du champ est donc

toujours soutenue par lrsquoobjectif du sujet et surgit dans la conscience sous la lumiegravere de la

neacutecessiteacute de reacutesoudre un problegraveme situationnel Le deacuteploiement spatial des objets (lrsquoaspect

objectif de la situation) peut ecirctre favorable ou moins favorable agrave une constitution du champ

(lrsquoaspect subjectif de la situation) dans la mesure ougrave la proximiteacute ou lrsquoeacuteloignement spatiaux des

eacuteleacutements de la situation influencent la conscience dans son travail drsquoidentification des liens

(pratiques et logiques) entre eux163 Comme conseacutequence drsquoun tel point de deacutepart la

Gestaltpsychologie peut affirmer que ce sont les objets eux-mecircmes qui (dans la mesure ougrave ils

sont situeacutes drsquoune maniegravere favorable pour ecirctre saisis par la conscience) sont porteacutes agrave srsquointeacutegrer

dans la situation et ecirctre donc perccedilus Cette ideacutee tireacutee de la psychologie de la Gestalt est une de

celles qui prendront une grande importance chez Megrelidzeacute et faccedilonneront sa meacutetaphysique

(mecircme si lrsquousage de ce terme de notre part sans doute va agrave rebours des intentions manifestes de

163 Il est curieux de noter que dans la terminologie de Koumlhler crsquoest bien lrsquoensemble des objets situeacutes dans

lrsquoespace et perccedilus comme une totaliteacute qui est deacutesigneacute par le terme laquo complexe raquo Le fait que Megrelidzeacute utilise ce mecircme mot pour deacutesigner lrsquoobjet de sa recherche (laquo complexe social raquo constitueacute du travail penseacutee et langue) montre bien combien il est redevant agrave la Gestaltpsychologie

114

Megrelidzeacute) Ainsi la phrase de Koffka laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo164 trouvera un

retentissement dans la toute derniegravere phrase du livre de Megrelidzeacute laquo Chez Hegel le monde

tirait son origine de la raison selon Marx en revanche il nrsquoest qursquoen train de srsquoacheminer vers la

raison vers la forme raisonnable vers le communisme raquo165 Bien eacutevidemment des pareilles

transpositions ou amplifications des thegraveses sont visibles agrave la superficie du texte Mais loin drsquoecirctre

eacutepisodiques elles sont rendues possibles par le fait que Megrelidzeacute met au cœur de son projet la

conception gestaltiste du fonctionnement de la conscience Crsquoest bien cette parenteacute profonde

qursquoil srsquoagit pour nous de mettre en relief La situation est donc telle dans la mesure ougrave elle

comporte un certain sens et les eacuteleacutements dont elle est composeacutee tendent vers ce sens et y

participent La conscience serait lrsquoacte drsquoentrevoir les rapports qui existent entre ces choses et

entre eux et lrsquoobjectif poursuivi par le sujet

La conscience est penseacutee donc comme un champ qui est constitueacute des eacuteleacutements

seacutelectivement aperccedilus et saisis parmi les choses qui existent dans le champ objectif Cette

seacutelection deacutepend de deux facteurs Dun cocircteacute crsquoest la maniegravere dont les eacuteleacutements du champ

objectif sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace car crsquoest bien leur rapports spatiaux qui renforcent ou

affaiblissent pour chacun drsquoentre eux la possibiliteacute de srsquointeacutegrer dans lrsquoensemble logique et

pratique Ici lrsquoon parle de la pratique dans la mesure ougrave le champ objectif est tout drsquoabord

lrsquoespace drsquoaction et crsquoest la configuration logique de certains de ses eacuteleacutements faite par la

conscience qui rend possible lrsquoaction autrement dit oriente le sujet dans cet espace agrave partir de

lrsquoimage qursquoil en fait Cela nous conduit au deuxiegraveme facteur de la seacutelection qui est lrsquoobjectif

pratique qui meut le sujet Le but de lrsquoanimal est toujours de satisfaire ses besoins qui sont

ressentis par lrsquoorganisme drsquoune maniegravere immeacutediate et vague ndash comme un manque Lrsquohomme en

revanche se pose des buts consciemment deacutefinis et concreacutetiseacutes mecircme si en fin de compte sa

premiegravere source reste toujours la neacutecessiteacute de satisfaire les besoins Ce modegravele de conscience

comme champ ou ensemble pourvu de sens des eacuteleacutements seacutelectionneacutes agrave partir des eacuteleacutements du

champ objectif saisis gracircce agrave leur deacuteploiement spatial et les besoins du sujet joue le rocircle central

dans la conception de Megrelidzeacute car crsquoest autour de ce modegravele que srsquoarticulent les diffeacuterends de

notre auteur avec la tradition philosophique dite ideacutealiste et bourgeoise En effet selon ce modegravele

164 laquo La boite raquo dont nous parle cette phrase est un des objets figurants dans une des expeacuteriences effectueacutees par

Kurt Koffka Cf Kurt KOFFKA Die Grundlagen der psychischen Entwicklung Verlag von A W Zickfeldt Osterwieck am Harz 1921 p 139

165 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 483

115

la conscience ne relegraveve ni des formes a priori (transcendantalisme) ni des regravegles preacute-

expeacuterimentales drsquoorganiser lrsquoinformation (empirisme) La conscience puise tout son contenu du

champ situationnel et instaure des liens logiques entre eux selon ce qursquoelle est capable drsquoy voir agrave

partir de son point de vue La maniegravere dont la conscience integravegre les eacuteleacutements de la situation

objective chez Megrelidzeacute est donc essentiellement perspectiviste pour deux raisons chaque

conscience fait elle-mecircme partie de la situation et lrsquoaperccediloit drsquoun point de vue speacutecifique qui lui

permet drsquoentrevoir seulement certains des liens logiques entre les choses Drsquoun autre cocircteacute la

conscience est un processus agrave chaque moment configureacute drsquoune certaine faccedilon ce qui la

preacutedeacutetermine pour la saisie de certaines choses et certains liens logiques et pas drsquoautres Tout

acte de perception ou de compreacutehension preacutesente donc le moment de reconfiguration du champ

de la conscience Ainsi par les moyens de la Gestaltpsychologie Megrelidzeacute propose une

conception mateacuterialiste de la conscience qui en tant que telle eacutechappe agrave tout transcendantalisme

et maintient un eacutequilibre entre les facteurs objectifs (la situation externe qui est la source du

contenu de la conscience) et subjectifs (la configuration du champ de conscience qui creacutee des

dispositions pour sa reconfiguration et en limite les possibiliteacutes) Disons-le la thegravese selon

laquelle lrsquoorganisation du savoir mais aussi la perception sont deacutependantes (outre la situation

objective) de lrsquoeacutetat de deacutepart de la configuration de conscience (il ne srsquoagit pas bien

eacutevidemment drsquoun eacutetat originaire absolu anhistorique de conscience mais drsquoun eacutetat

temporellement voire historiquement actuel agrave chaque moment donneacute) permettra plus tard agrave

Megrelidzeacute de par sa transposition au niveau historico-culturel de parler des stades voire des

niveaux dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine et deviendra donc un ressort essentiel pour

son projet de la laquo science historique de la penseacutee raquo Du mecircme coup Megrelidzeacute deacuteveloppe une

critique des eacutetudes physiologiques de la conscience qui nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoactualiteacute vu les deacutebats

contemporains entre la philosophie et les neurosciences Mais eacutegalement pour le fait que par son

approche orienteacutee vers lrsquoobjet et le sens dont il est pourvu il partage un nombre de points avec la

pheacutenomeacutenologie qui a eacutegalement entrepris une critique fondamentale des sciences Mais nous ne

pouvons pas nous attarder sur ces deux points

Mecircme si Megrelidzeacute eacutelabore gracircce aux instruments proposeacutes par la Gestaltpsychologie la

conception drsquoune conscience plastique libre des deacuteterminations aprioriques ayant des ressources

drsquoecirctre historiquement situeacutee et qui nrsquoest pas deacuteterministe dans la mesure ougrave la conscience ainsi

comprise reacutesulte de la confluence des facteurs objectifs et subjectifs cette conception neacutecessite

116

des compleacutements essentiels Nous avons vu que dans lrsquoexplication du fonctionnement de la

conscience le rocircle majeur a eacuteteacute imparti au caractegravere probleacutematique de la situation car crsquoest bien

la neacutecessiteacute de trouver une solution qui enclenche le travail de la conscience et permet de poser

lrsquoobjectif autour duquel lrsquoinformation perceptuelle srsquoorganisera en un champ pourvu de sens La

question qui se pose donc maintenant est de savoir le pourquoi de ce caractegravere probleacutematique de

la situation Autrement dit quelles sont les raisons qui rendent la situation probleacutematique Si on

laisse sans explication la maniegravere dont lrsquoobjectiviteacute surgit comme problegraveme le composant

objectif de la conscience comme on vient de le deacutecrire restera obscur Lrsquoon ne saura donc pas

quel est le fondement duquel se nourrit lrsquointeacuterecirct du travail continu de conscience ainsi que la

motivation dans lrsquoorganisation du savoir Ici Megrelidzeacute doit laisser les alentours theacuteoriques de la

Gestaltpsychologie Nous pensons que crsquoest pour trouver la reacuteponse agrave cette question que

Megrelidzeacute introduit ce que nous voyons comme le second point magistral de ce chapitre

Megrelidzeacute revient agrave la comparaison avanceacutee dans le premier chapitre entre les attitudes

que lrsquoanimal et lrsquohomme entretiennent avec leurs milieux respectifs Mais cette fois-ci il formule

cette question en termes de communication Dans notre reacutesumeacute analytique nous avons essayeacute de

motiver cette ceacutesure mais dans le texte ce moment ne transparaicirct pas assez clairement

Poursuivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Tant lrsquoanimal que lrsquohomme srsquoorientent dans le

milieu gracircce agrave la conscience Mais si lrsquoanimal srsquooriente dans une situation qui est immeacutediate

lrsquohomme est capable de se deacutetacher de celle-ci gracircce agrave sa capaciteacute de former les repreacutesentations

Megrelidzeacute les appelle les repreacutesentations reproductives ou internes Quant aux animaux ils

peuvent produire des images mais seulement lieacutees agrave des objets qui se trouvent dans leur champ

sensoriel immeacutediat et qui ne peuvent donc pas ecirctre repreacutesenteacutees indeacutependamment de celui-ci Les

actions raisonnables des animaux (preacutecisons que Megrelidzeacute conformeacutement agrave la

Gestaltpsychologie reconnait aux animaux le comportement raisonnable et les expeacuteriences sur

les reacutesultats desquels il se base pour theacutematiser la question de la conscience sont conccedilues

justement en but de repeacuterer les instances laquo aha raquo ougrave lrsquoanimal dans la situation donneacutee trouve la

solution qui lui permet drsquoatteindre son but) ne se passent pas dans la dimension

repreacutesentationnelle mais exclusivement dans le champ sensoriel (donc dans le complexe

optique) Si les objets sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace drsquoune certaine faccedilon lrsquoanimal est capable de

se rendre compte qursquoun objet peut servir de moyen pour obtenir un autre qui est en mecircme temps

lrsquoobjet de son deacutesir (son but) et agir de maniegravere correspondante Lrsquoanimal reacutesout le problegraveme en

117

saisissant les liens logiques entre les objets mais aussi le sens de la situation dans son entiegravereteacute

En ce moment drsquolaquo aha raquo lrsquoanimal voit le mateacuteriel de sa perception se configurer dans une image

avec les objets articuleacutes par leurs fonctions et illumineacutes par un sens Ce sens est donc configureacute

autour de lrsquoobjectif drsquoobtention de lrsquoobjet de deacutesir Mais lrsquoanimal nrsquoest pas capable de retenir les

images et ne possegravede pas de meacutemoire Quant agrave la conscience humaine elle est capable de retenir

les images les eacutelever donc au niveau de repreacutesentations mais eacutegalement drsquoeffectuer des

opeacuterations diverses sur eux les disjoindre les joindre en faire des compositions Autrement dit

les moments laquo aha raquo de lrsquohumain sont tels que srsquoy configurent en une totaliteacute de sens les

perceptions immeacutediates mais eacutegalement les images des perceptions passeacutees La meacutemoire comme

le reacuteservoir des images passeacutees qui constituent le contenu de la conscience contribue agrave la

formation des preacutedispositions de la conscience agrave comprendre (понимание) crsquoest-agrave-dire agrave se

reconfigurer

Apregraves cette caracteacuterisation typologique des consciences animale et humaine Megrelidzeacute

tacircche de trouver lrsquoexplication geacuteneacutetique de cette diffeacuterence Il reacuteitegravere les thegraveses du premier

chapitre concernant les attitudes de lrsquoanimal et de lrsquohomme agrave leurs milieux naturel et social

respectivement mais amplifie cette description gracircce aux reacutesultats obtenus par lrsquoanalyse de la

conscience et essaie de mettre en avant le travail comme le facteur qui rend possible cette

diffeacuterenciation Pour lrsquohomme la capaciteacute de configurer les objets non seulement dans le

meacutedium de la perception mais aussi dans celle de la meacutemoire aussi est parallegravele agrave la capaciteacute de

joindre disjoindre et composer les choses dans le procegraves de travail Quant agrave lrsquoanimal son

incapaciteacute de retenir les images et avoir des repreacutesentations correspond au fait que sa

communication avec son milieu est immeacutediate et strictement consommatrice Crsquoest ici que

Megrelidzeacute passe agrave lrsquoarticulation de deux types de communication Il part de la relation des

animaux agrave la nature et aux autres animaux et la deacutefinit comme lrsquoeacutetat de lrsquouniteacute originaire La

communication entre les animaux srsquoeffectue sur la base drsquoune reacuteciprociteacute organique Ils restent

indiffeacuterents agrave la diversiteacute des choses de la nature si elles ne sont pas lieacutees agrave leurs besoins

immeacutediats Pour les animaux lrsquoobjectiviteacute nrsquoa rien de probleacutematique ne comporte pas drsquoeacutenigme

Crsquoest une deacuteteacuterioration de cette uniteacute originaire qui donne essor agrave la conscience humaine La

rupture de lrsquouniteacute originaire srsquoexprime dans la disruption de la communication organique baseacutee

sur la corporeacuteiteacute et provoque la formation des contenus diffeacuterents dans les consciences des

individus Lrsquoindividuation des consciences produit un gouffre communicationnel entre les

118

individus qui nrsquoont pas drsquoaccegraves immeacutediat aux contenus des consciences des autres Crsquoest bien

cela qui donne lrsquoorigine au milieu comme problegraveme Apparait la neacutecessiteacute de remplir le vide

communicationnel et restaurer les rapports avec la nature et drsquoautres individus Le travail ainsi

que la langue et la penseacutee sont justement les moyens drsquoinstaurer un nouveau type de

communication

Quant agrave savoir ce qui provoque cette rupture il est difficile de trouver une reacuteponse claire et

nette chez Megrelidzeacute Drsquoun cocircteacute il affirme que crsquoest le travail et la diffeacuterentiation de lrsquoactiviteacute

humaine qui produit cette rupture en donnant origine agrave la diffeacuterentiation des contenus de la

conscience Mais drsquoautre cocircteacute lrsquoactiviteacute de travail implique deacutejagrave la conscience proprement

humaine Il est clair qursquoici Megrelidzeacute tombe dans une contradiction Dans un passage il tente

pourtant de srsquoen eacutechapper en proposant lrsquoexplication suivante lagrave ougrave lrsquoobjet de deacutesir est donneacute

non pas comme un objet precirct mais comme une tacircche comme un objet agrave faire (Megrelidzeacute utilise

ici данзадан qui sont les eacutequivalents russes des termes suggeacutereacutes par philosophe neacuteokantien

Hermann Cohen gegebenaufgegeben166 sans pourtant mentionner cette source peu conforme)

il faut faire un effort continuel pour mobiliser la conscience en vue de la solution du problegraveme

166 La formule de Cohen laquo die Welt ist nicht gegeben sondern aufgegeben raquo qui dans le contexte de la

philosophie transcendantale exprime la tacircche du sujet de tout drsquoabord construire le monde eacutetait apparemment assez courante parmi les intellectuels sovieacutetiques de lrsquoeacutepoque Mecircme si Cohen lrsquoavait formuleacutee dans un cadre eacutepisteacutemologique elle a eacuteteacute facilement transposeacutee dans drsquoautres domaines Ainsi Mikhail Bakhtine lrsquoapplique au pheacutenomegravene de la langue Dans la langue Bakhtine distingue deux types de mouvement lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de la langue (dans son actualisation sociale et ideacuteologique) et la tendance vers une langue unifieacutee (le systegraveme des normes linguistiques) qui rend possible lrsquounification linguistico-ideacuteologique en garantissant sa fonction communicationnelle La langue nationale unifieacutee nrsquoest donc pas donneacutee mais est donneacutee comme une tacircche Cette distinction ne revient pas au mecircme que celle entre la norme et la reacutealiteacute car les normes sont envisageacutees ici non pas comme un devoir mais comme des forces creacuteatives de la langue Cf Михаил БАХТИН Слово в романе Собрание сочинений в семи томах т 3 Языки Славянских Культур Москва 2012 p 24 Crsquoest toujours agrave Bakhtine qursquoest lieacute une autre transposition cette fois-ci de caractegravere eacutethique de cette formule dans le roman Le chant de chegravevre ducirc agrave la plume drsquoun des eacutelegraveves de Bakhtine Konstantin Vaginov le personnage qui est prototype de Bakhtine prononce la formule de Cohen sur le monde La langue ainsi que le monde comme tacircches indiquent pour Bakhtine le fait que les eacutenonceacutes ainsi que les actions ne sont pas precircts (ni mecircme subordonneacutes agrave la normativiteacute) mais se relegravevent comme des procegraves infinis Pour plus drsquoanalyse cf Sylvia SASSE laquo Vorwort raquo in Zur Philosophie der Handlung MSB Matthes amp Seitz Berlin 2011 De son cocircteacute Megrelidzeacute aussi donne un exemple de transposition de cette formule mais il le fait en se distanciant de son contenu proprement transcendentaliste De point de vue de la forme cette appropriation par deacutetournement (ou deacuteplacement) et refus simultaneacutes srsquoexprime par le fait que lagrave ougrave les notions gegebenaufgegeben sont utiliseacutes positivement Megrelidzeacute recegravele la source alors que dans le contexte de la critique de la philosophie kantienne et neacuteo-kantienne (Cf К Р МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 176) il se reacutefegravere volontiers agrave Cohen et cite sa phrase entiegravere en langue allemande Preacutecisons lrsquoideacutee que Megrelidzeacute met dans la notion du monde comme tacircche (aufgegeben) Par cette notion Megrelidzeacute exprime lrsquoideacutee qursquoil vient de deacutevelopper selon laquelle le monde acquiert un caractegravere probleacutematique degraves que la communication immeacutediate est briseacutee Seulement le monde devenu problegraveme dans lequel les objets de deacutesir ne sont pas donneacutes (gegeben) mais doivent ecirctre produits (aufgegeben) contient les conditions pour la formation de la conscience et capaciteacute drsquoimagination chez lrsquohomme

119

drsquoobtention de cet objet La conscience qui fait continuellement lrsquoeffort de concentration de

lrsquoattention avec lrsquoeffort parallegravele du travail et production (preacuteparation obtention) de lrsquoobjet du

deacutesir (destineacute agrave satisfaire un besoin) finit par acqueacuterir la dimension de meacutemoire et se former

comme la conscience humaine Megrelidzeacute nrsquoarrive pas agrave donner une explication geacuteneacutetique plus

convaincante et nrsquoeacutelabore plus ce sujet

Si lrsquoon fait abstraction de cette contradiction on peut tirer des conseacutequences importantes des

efforts theacuteoriques de Megrelidzeacute En effet si nous les envisageons comme des tentatives de

comparaison plutocirct que drsquoeacuteclaircissement de lrsquoorigine nous pouvons y voir une explication

fonctionnelle des pheacutenomegravenes tels que conscience travail et langue (sur cette derniegravere nous

reviendrons plus tard) En comparant les modes de communication animale et humaine lrsquoon

constate que ce dernier a lieu dans un monde qui est devenu probleacutematique Ce problegraveme

srsquoexprime dans lrsquoimpossibiliteacute ougrave est lrsquoorganisme de satisfaire ses besoins car le comportement

perd sa capaciteacute drsquoorientation les instincts eacutetant des moyens insuffisants La conscience le

travail la langue ne sont donc pas envisageacutes par Megrelidzeacute comme des attributs naturels de

lrsquohomme mais comme les moyens de reacutesoudre le problegraveme communicationnel en vue de

satisfaire les besoins organiques En mecircme temps il faut se rappeler que les besoins chez

Megrelidzeacute une fois que lrsquoon est passeacute dans le mode drsquoecirctre social deviennent changeants en se

formant et en se transformant selon les facteurs immanents au complexe social ndash ils acquiegraverent

donc un caractegravere historique En vue de satisfaire ses besoins lrsquohomme produit des biens agrave

consommer ainsi que des outils de travail qui sont des meacutediateurs mateacuteriels garantissant la

communication interindividuelle rendue probleacutematique par la rupture de lrsquouniteacute organique

Pour reacutepondre aux questions que nous avons poseacutees sur le composant objectif de la

conscience nous pouvons dire ceci Le monde ou le milieu probleacutematique apparaicirct agrave cause de la

rupture de la communication organique entre les individus (ce qui est en fait la raison mecircme

drsquoapparition des individus isoleacutes qui sont porteurs de contenus de conscience) Cela rend

impossible lrsquoorientation dans le milieu ainsi que la satisfaction des besoins et entraine la

neacutecessiteacute des medias communicationnels tels que le travail la conscience la langue Ces deux

derniers sont pourtant les eacuteleacutements qui rendent possible et facilitent le travail qui deacutetient le rocircle

privileacutegieacute car crsquoest bien lui qui doit reacutesoudre le problegraveme de subsistance A la conscience revient

donc un rocircle secondaire dans la mesure ougrave elle est deacutefinie par les neacutecessiteacutes lieacutees au procegraves de

travail Drsquoici srsquoensuivent deux reacutesultats importants qui complegravetent la conceptualisation de la

120

conscience chez Megrelidzeacute Le premier consiste en ceci que ce sont les exigences du travail et

donc les neacutecessiteacutes pratiques qui orientent le travail de conscience dans sa quecircte drsquoune logique

pour organiser le mateacuteriel de perception Autrement dit seules les choses qui relegravevent de lrsquoutiliteacute

pour la satisfaction des besoins sont perccedilues et entrent dans le champ de conscience qui

srsquoorganise en vue de trouver la solution Quant agrave la deuxiegraveme conseacutequence qui srsquoensuit de lrsquoideacutee

que lrsquoorganisation du contenu de la conscience deacutepend des neacutecessiteacutes lieacutees au travail elle

implique que toute connaissance est par deacutefinition inteacuteresseacutee Effectivement ce qui ne relegraveve pas

drsquointeacuterecirct pratique reste hors du champ de perception et de la conscience et demeure indiffeacuterent agrave

son eacutegard En un mot il nous semble que la psychologie de la Gestalt combineacutee avec une

theacuteorisation des fonctions du travail dans les termes de communication donne agrave Megrelidzeacute des

instruments conceptuels pour concreacutetiser et solidifier lrsquoideacutee qursquoon peut tirer du chapitre

preacutecegravedent selon laquelle seulement les objets produits par le travail sont intelligibles

Nous voudrions attirer lrsquoattention sur deux autres conseacutequences drsquoune telle explication

fonctionnelle Premiegraverement Megrelidzeacute en partant de lrsquoideacutee de la rupture de lrsquouniteacute organique

donne une premiegravere deacutefinition tout aussi fonctionnelle des rapports sociaux Ceux-ci

commencent avec lrsquoinstauration de la communication sociale crsquoest-agrave-dire dans les conditions

dans lesquelles a lieu lrsquoisolement des consciences individuelles et ougrave le monde devient

probleacutematique sans que lrsquoon puisse srsquoy orienter en vue de satisfaction des besoins Le nouveau

type de communication srsquoinstaure par la production ainsi que lrsquoeacutechange des biens agrave consommer

et actualise le complexe social Deuxiegravemement une telle conceptualisation permet drsquoenvisager

lrsquohomme comme un ecirctre deacute-essentialiseacute et eacutelastique et donc historique de point de vue tant de ses

besoins que sa perception et sa conscience

Une fois que nous avons repeacutereacute dans le texte de Megrelidzeacute quelques preacutecisions concernant

lrsquoaspect objectif de sa conception de conscience qui comme il a eacuteteacute deacutejagrave souligneacute consiste en

une relation eacutequilibreacutee des facteurs objectifs et subjectifs nous pouvons passer au troisiegraveme et

dernier point majeur de ce chapitre par lequel nous voyons mieux articuleacute lrsquoaspect cette fois-ci

subjectif de la conscience Il srsquoagit de ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu ideacuteatoire de la

conscience raquo et qui est en mecircme temps le fondement psychologique du travail comme activiteacute

vu que crsquoest la capaciteacute de porter un tel contenu qui rend possible de poser les objectifs Or le

travail est par deacutefinition impossible sans objectif car il consiste en un procegraves conforme agrave

lrsquoobjectif vers lequel il tend

121

Le contenu ideacuteatoire est le contenu de la conscience qui est deacutetacheacute du champ immeacutediat de

perception Il est rendu possible par la langue Comme nous avons vu le contenu de conscience

se forme comme un ensemble des objets pourvus de sens (lieacute agrave lrsquoutiliteacute pratique et agrave la

satisfaction des besoins) Mais cet ensemble se preacutesente dans une forme spatiale crsquoest-agrave-dire

comme image La fonction de la langue consiste en ceci que les signes langagiers se substituent

aux images et deacutechargent donc la conscience de la neacutecessiteacute drsquoeffectuer des opeacuterations sur une

matiegravere aussi difficilement maniable que les images visuelles La langue permet drsquoeffectuer les

opeacuterations intellectuelles sur les sens dont les images sont porteuses et par la laquo substitution

seacutemantique raquo de mettre en relation directe les opeacuterations intellectuelles avec les objets sans

passer agrave travers lrsquoinstance des images et repreacutesentations Nous avons deacutejagrave souligneacute le rocircle que

Megrelidzeacute impartit agrave la meacutemoire dans la formation de la conscience humaine Or lagrave ougrave il discute

la possibiliteacute des opeacuterations intellectuelles rendues possibles par la substitution langagiegravere il est

ameneacute agrave complexifier la structure temporelle de la conscience Ainsi toute opeacuteration

intellectuelle reconfigurant le contenu de conscience entraine une production des eacuteleacutements de

contenu qui soit nrsquoexistent pas encore (sont situeacutes dans le futur comme par exemple les

objectifs qui sont agrave la base de toute action) soit nrsquoexistent plus (sont situeacutes dans le passeacute mecircme

srsquoil ne faut pas les confondre avec la meacutemoire qui serait un simple reacuteservoir des images perccedilues

dans le passeacutees ndash agrave chaque instant du fonctionnement de la conscience les contenus se

reconfigurent en fonction des deacutefis situationnels la meacutemoire creacutee des dispositions et par cela

reacutesiste partiellement agrave une reconfiguration totale du contenu de la conscience mais il est lui-

mecircme toujours meacutedieacute par les besoins actuels et futurs) Lrsquoimagination est deacutefinie par Megrelidzeacute

justement comme la capaciteacute de formation de tels eacuteleacutements Comme il doit ecirctre deacutejagrave clair

Megrelidzeacute ne distingue pas ce qursquoil appelle la penseacutee (le raisonnement) et lrsquoimagination car

pour lui les deux relegravevent du mecircme problegraveme Cela a des conseacutequences eacutegalement pour la

perception humaine qui ne coiumlncide avec ce qui sont les donneacutees sensorielles mais est elle aussi

meacutedieacutee par lrsquoimagination et la penseacutee Plus tard cela conduira Megrelidzeacute agrave une thegravese concernant

la philosophie des sciences selon laquelle la deacutecouverte scientifique relegraveve de la mecircme question

que celle de la perception

Nous avons deacutejagrave souligneacute et au cours du livre cela devient de plus en plus clair que dans la

conception de Megrelidzeacute lrsquohomme est un ecirctre eacutelastique dans tous ces aspects (besoins

perception penseacutee etc) Si lrsquoon peut trouver chez Megrelidzeacute quelque chose qui deacutefinirait

122

lrsquohomme en tant que tel drsquoune maniegravere universelle crsquoest bien la capaciteacute de former le contenu

ideacuteatoire de la conscience le monde inteacuterieur des repreacutesentations et des ideacutees qui le libegraverent de la

deacutependance de la situation immeacutediate et du champ sensoriel Pourtant cette liberteacute est limiteacutee par

des conditions sociales (nous avons deacutejagrave vu que tout travail de conscience que ce soit

lrsquoimagination ou perception est motiveacute une fois qursquoon est dans la logique de la communication

humaine par les besoins qui ne peuvent ecirctre que socialement et historiquement conditionneacutes)

Pour cette raison Megrelidzeacute considegravere que le contenu de conscience humaine libre du champ

sensoriel mais conditionneacute par le champ social est laquo un monde drsquoideacutees quasi-indeacutependantes raquo167

III Culture mateacuterielle et la penseacutee Le troisiegraveme chapitre reprend et continue les thegravemes du

premier Si dans le premier il eacutetait question du rocircle du travail dans la formation de la socieacuteteacute

humaine ici il srsquoagira du travail du point de vue de son rocircle dans la formation de la penseacutee Dans

ce sens le deuxiegraveme chapitre se preacutesente comme une ceacutesure entre le premier et le troisiegraveme car

crsquoest la question de la conscience qursquoil theacutematise mecircme si crsquoest le terme laquo penseacutee raquo qui figure

dans son titre Il faut remarquer que Megrelidzeacute ne fait pas une distinction claire et nette entre la

conscience (сознание) et la penseacutee (мышление) Dans les quelques passages du deuxiegraveme

chapitre ougrave il utilise le terme laquo penseacutee raquo son intention est plutocirct drsquoeffacer la distinction entre les

deux Son manque drsquoinsistance voire la volonteacute drsquoeffacer la diffeacuterence entre les deux indique la

difficulteacute qursquoil a agrave homogeacuteneacuteiser son argumentation Le terme laquo penseacutee raquo est lieacute agrave la conception

du complexe social (eacutetant un de ses eacuteleacutements agrave cocircteacute de la langue et le travail) conccedilu comme une

totaliteacute dialectique En revanche sa conception de la conscience deacutecoule de la psychologie de la

Gestalt Il essaie drsquointeacutegrer la laquo conscience raquo dans sa conception du complexe social en qualiteacute

du support psychologique de cette totaliteacute Cela dit nous nrsquooublions eacutevidemment pas qursquoil ne

srsquoagit pas drsquoune simple transposition Bien au contraire le deuxiegraveme chapitre est deacutedieacute justement

agrave une reconceptualisation de la conception gestaltiste en vue de sa preacuteparation agrave une telle

inteacutegration Cette reconceptualisation consiste justement en un recentrement de la conscience

gestaltiste autour de lrsquoeacuteleacutement du travail Mais cela veut eacutegalement dire que mecircme si la

conscience comme nous avons dit sert de support psychologique au complexe social qui est un

167 Une des remarques critiques des philosophes de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don adresseacutees agrave lrsquoeacutediteur de

lrsquoeacutedition de 1965 de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute concernait justement ce terme peu courant dans la philosophie marxiste-leacuteniniste sovieacutetique Ils proposaient de le substituer par un plus familier laquo autonomie relative raquo

123

tout dialectique meacutedieacute par la penseacutee il serait erroneacute de penser la diffeacuterence chez Megrelidzeacute

entre la penseacutee et la conscience comme une diffeacuterence entre ce qui serait meacutedieacute par les

conditions sociales et par la culture mateacuterielle et ce qui serait juste un appareil responsable

drsquoenregistrer les donneacutees sensorielles et de les organiser dans des complexes de sens Crsquoest

impossible degraves lors que Megrelidzeacute a deacutemontreacute que non seulement la conscience et

lrsquoorganisation de son contenu mais mecircme la perception sont eacutegalement motiveacutees par le travail et

sont drsquoembleacutee meacutedieacutees par le complexe social

Avant de passer agrave la description du troisiegraveme chapitre il faut donc faire quelques remarques

drsquoapprofondissement relativement au terme laquo penseacutee raquo (en revanche nous nous arrecirctons ici quant

au terme laquo conscience raquo car il nous semble que tant sa conception que son insertion dans le

complexe social ne pose pas de questions particuliegraveres) Lrsquoaiguisement de notre attention agrave la

deacutefinition du terme laquo penseacutee raquo est drsquoautant plus important que le projet (nous utilisons ce terme

qui nous semble plus neutre que celui de philosophie ou sociologie par rapport auxquelles

lrsquoauteur lui-mecircme montre une attitude tout au moins ambigueuml) de Megrelidzeacute est justement de

jeter les fondements drsquoune science historique de la penseacutee

Notre premiegravere remarque concerne le sens du mot russe мышление (mychlenie) la

particulariteacute de son usage par Megrelidzeacute et les difficulteacutes lieacutees agrave sa traduction en langue

franccedilaise Mychlenie (la penseacutee) est un substantif deacuteriveacute du verbe myslitrsquo (penser) qui agrave son tour

est la source du mot myslrsquo (une penseacutee) et se deacutefinit comme la faculteacute de lrsquohomme agrave penser agrave

raisonner agrave faire des conclusions Nous le traduisons en franccedilais comme laquo la penseacutee raquo Mais les

seacutemantiques de ces mots franccedilais et russe ne se recouvrent pas parfaitement Ainsi ce mot en

russe comporte plusieurs sens la faculteacute de penser (attribueacute agrave lrsquohomme) mais eacutegalement la

mentaliteacute (la faccedilon de penser attribueacutee agrave une collectiviteacute) ou encore le raisonnement ou la

reacuteflexion (comme un proceacutedeacutee intellectuelle subjective) A la complication due agrave cette

polyvalence du terme mychlenie srsquoajoute le fait qursquoau cours du livre Megrelidzeacute lrsquoutilise dans des

acceptions diffeacuterentes et qui plus est sans les articuler explicitement et parfois mecircme en

confusion avec drsquoautres termes (nous venons de le voir agrave lrsquoexemple de lrsquoindiffeacuterenciation entre

laquo conscience raquo laquo penseacutee raquo) Le problegraveme lieacute agrave ce terme est tellement intriqueacute qursquoil serait mecircme

possible de faire la lecture de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en prenant comme fil conducteur

lrsquoanalyse de la dynamique de son usage ou autrement dit en reconstituant le nucleus conceptuel

de ce terme agrave diffeacuterentes eacutetapes du livre Une telle lecture nous conduirait au mecircme problegraveme

124

que nous tacircchons de mettre en relief agrave travers lrsquoanalyse de la structure du livre Notamment crsquoest

lrsquoambiguiumlteacute provenant du fait qursquoil est difficile de distinguer si chez Megrelidzeacute on a agrave voir avec

une analyse baseacutee sur la diffeacuterence entre les deacutecoupages historique et anhistorique ou avec une

analyse geacuteneacutetique ougrave preacutevaudrait la quecircte de lrsquoorigine Ainsi agrave la fin de la premiegravere partie du

livre Megrelidzeacute deacuteclare que dans la partie suivante il passera agrave lrsquoanalyse de la laquo penseacutee

proprement humaine raquo engendreacutee par lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute priveacutee

Cette affirmation est une source drsquoambiguiumlteacute dans la mesure ougrave dans la premiegravere partie la penseacutee

est continuellement traiteacutee en conjonction avec la question du complexe social qui est lrsquoeacutetat

proprement humain eacutegalement A preacutesent nous ne pouvons pas approfondir ce point et nous nous

bornons agrave formuler cette question que nous devrons poser au texte de Megrelidzeacute

En anticipant quelque peu mentionnons quelques instances de la difficulteacute de lrsquousage du

terme laquo penseacutee raquo dans le livre Quand ce terme est utiliseacute dans le sens de la faculteacute de penser elle

se confond avec la conscience La penseacutee ne coiumlncide pas neacutecessairement avec le raisonnement

logique car les liens que la conscience peut entrevoir entre les eacuteleacutements du champ objectif

peuvent ecirctre arbitraires ou laquo irreacuteels raquo et ne relever ni des relations dites reacuteelles entre les choses

ni des opeacuterations de la logique formelle La penseacutee peut ecirctre comprise comme un procegraves mental

qui nrsquoa pas de forme de reacuteflexion car elle nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur

soi-mecircme et peut fonctionner comme une attention dirigeacutee entiegraverement vers les objets exteacuterieurs

(il faut souligner qursquoici il ne srsquoagit pas drsquoun moment analytique de la penseacutee mais drsquoun mode de

penseacutee caracteacuteristique drsquoune certaine eacutetape du deacuteveloppement historique) La penseacutee peut ecirctre

comprise eacutegalement comme une forme ou un procegraves deacute-subjectiveacute de lrsquoexistence sociale des

ideacutees voire comme une mentaliteacute (collective) mais dans ce cas il ne faut pas la prendre dans le

sens bien eacutetabli dans la langue franccedilaise conditionneacute par la tradition sociologique et

ethnologique franccedilaise Bien au contraire il faut tenir compte de la distinction que Megrelidzeacute

fait entre sa propre conception et celle de Leacutevy-Bruhl

Enfin en revenant sur le problegraveme de traduction du russe en franccedilais mentionnons encore

un mot cette fois-ci un adjectif de la mecircme racine myslitelrsquonyj que Megrelidzeacute utilise tregraves

activement Il peut qualifier un substantif quelconque comme porteur de la nature de penseacutee

Ainsi faute de mieux lrsquointraduisible syntagme мыслительная деятельность pourrait ecirctre

approximativement rendu en franccedilais comme laquo lrsquoactiviteacute de penseacutee raquo

125

Par notre deuxiegraveme remarque nous voudrions reacutesumer ce que nous avons deacutejagrave appris sur la

penseacutee agrave partir des chapitres preacuteceacutedents Pour Megrelidzeacute il nrsquoy a pas de distinction de principe

entre la penseacutee et la perception dans la mesure ougrave toute instance de perception lrsquoimplique

neacutecessairement La perception crsquoest-agrave-dire le discernement drsquoun objet est un acte dans lequel

lrsquoobjet se deacutetache de laquo lrsquoarriegravere-plan de la conscience raquo indiffeacuterencieacute srsquoeacutemancipe de lrsquoeacutetat

drsquoindiffeacuterence et se deacuteplace dans le centre de la conscience en reconfigurant son champ et en

articulant se champ comme une nouvelle structure (строение) des objets porteuse drsquoun sens

nouveau Lrsquoobjet est perccedilu quand il srsquointerpose dans la structure existante de la conscience et

dans la mesure ougrave il la reconfigure en entraicircnant des nouvelles relations entre les eacuteleacutements da la

structure de deacutepart La perception est donc un acte de penseacutee Or le mode de fonctionnement de

la penseacutee est tel que chaque nouvel eacuteleacutement (que cela soit lrsquoobjet perccedilu les repreacutesentations ou les

ideacutees) au lieu de simplement srsquoajouter agrave son contenu le restructure et reconfigure le reacuteseau des

relations dont ce contenu est constitueacute Tout agrave lrsquoheure en analysant lrsquousage du terme laquo penseacutee raquo

chez Megrelidzeacute avec un ton de reproche nous avons deacutecrit les diffeacuterentes maniegraveres dont ce

terme se recoupe ou se deacutetache des diverses acceptions de ce terme comme il est connu et bien

eacutetabli ou encore concentre en soi-mecircme les eacuteleacutements des diffeacuterents termes apparenteacutes Lrsquoon ne

peut pourtant pas en vouloir agrave Megrelidzeacute car il est naturel qursquoil ne puisse pas adopter des

termes bien ancreacutes dans la tradition et qui entraicircnent certaines conceptions comme leurs lieux de

naissance comme pertinents et capables de deacutecrire son originale conception de la penseacutee Deacutejagrave

dans cette premiegravere deacutefinition de la penseacutee ndash selon laquelle si on coupe court la penseacutee ne serait

qursquoun reacuteseau de relations qui fonctionne par restructuration et qui est motiveacute par des facteurs

pratiques et non pas en premier lieu theacuteoriques ndash qui eacutebauche une certaine theacuteorie de la

connaissance nous voyons le recul qui est pris par rapport agrave la philosophie transcendentaliste ou

empirique Lrsquoambiguiumlteacute provoqueacutee par un tel usage de ce terme qui ne se laisse pas clairement

situer et confond le lecteur nrsquoest pas eacutetonnante Notre tacircche est justement de deacuteplier tant le reacuteseau

conceptuel au sein duquel ce terme fonctionne chez Megrelidzeacute que ses diverses conseacutequences

Apregraves ses reacuteserves et remarques introductives revenons au troisiegraveme chapitre du livre qui

reprend donc la question du complexe social de point de vue de la conjonction de deux de ses

eacuteleacutements et srsquointerroge sur le rocircle du travail dans la formation ou fonctionnement de la penseacutee

La formule geacuteneacuterale de cette conjonction est la suivante la penseacutee comme le procegraves continuel de

la restructuration du champ de conscience et drsquoinstauration de nouvelles relations entre ces

126

eacuteleacutements correspond au procegraves analogue au niveau du travail et de lrsquoactiviteacute productrice ougrave lrsquoon

observe eacutegalement une restructuration du champ social et lrsquoinstauration des nouveaux rapports

sociaux Ce dernier procegraves pose des problegravemes toujours nouveaux agrave la penseacutee la forcent agrave un

effort continuel et la nourrissent Nous pouvons observer ici que Megrelidzeacute eacutelargit la sphegravere de

lrsquoapplication des instruments gestaltistes et propose drsquoenvisager la socieacuteteacute comme un champ

Ainsi le champ social nrsquoest qursquoun reacuteseau constitueacute par lrsquoentrecroisement des inteacuterecircts particuliers

des individus et de la circulation des produits de travail Qui plus est pour approfondir la

question du lien entre le travail et la penseacutee Megrelidzeacute nrsquoa mecircme pas besoin de situer le champ

social historiquement Toute lrsquoargumentation de ce chapitre se poursuit dans un cadre

anhistorique

Le champ social est mis en contraste avec la relation consommatrice au milieu propre agrave

lrsquoanimal qui agrave la diffeacuterence du champ social est de caractegravere conservateur ne se restructure pas

ne produit rien de nouveau ne met pas les objets dans une lumiegravere toujours nouvelle et ne

transforme pas le sujet (animal) par lrsquoeacutelargissement de son domaine drsquoaction Ici lrsquoon nrsquoobserve

qursquoune reacutepeacutetition des objets des besoins des capaciteacutes des relations qui sont meacutecaniseacutes et

releacutegueacutes au reacutegime drsquoinstincts En somme aucune condition neacutecessaire au fonctionnement de la

penseacutee nrsquoy est remplie

Lrsquohomme pour sa part transforme ce qui est donneacute naturellement se pose continuellement

des questions sur les moyens drsquoune telle transformation et est en permanence obligeacute de sortir du

cercle familier et drsquoenvisager les objets de diffeacuterents points de vue Le sujet humain se trouve en

mecircme temps dans le champ social qui comme nous venons de dire se compose des inteacuterecircts

particuliers et des eacutechanges de biens (production distribution eacutechange) Ces deux moments ndash

relations aux objets et aux individus ndash sont eacutetroitement lieacutes et se rendent reacuteciproquement

possibles Ici Megrelidzeacute syntheacutetise les thegraveses de Hegel et Marx selon Hegel lrsquoobjet perd ses

qualiteacutes et meurt devant lrsquoeacutetant affirmatif qui est lrsquohomme alors que selon Marx lrsquoobjet acquiert

des qualiteacutes utiles que lrsquohomme lui confegravere Pour Megrelidzeacute lrsquoobjet naturel perd sa partie

naturelle mais survit par la partie pertinente et utile agrave lrsquohomme Quand lrsquohomme transforme

donc la chose naturelle il lui confegravere une destination un objectif (цель das Ziel) Les choses se

deacuteplacent de la nature vers la culture et participent agrave la production de la laquo nature humaine raquo

Preacutecisons toute de suite que selon nous la nature humaine pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose

que la puissance de transformation ce que nous avons appeleacute la plasticiteacute de lrsquohumain Drsquoautre

127

cocircteacute au moment ougrave le sujet humain surmonte la chose naturelle et la subordonne agrave sa volonteacute il

srsquoobjective (sich vergegenstaumlndlichen) et se rend disponible dans cet objet pour drsquoautres

individus Autrement dit dans la production de travail lrsquohomme se transforme en un ecirctre-pour-

un-autre Il se transforme en transformant la nature

A partir de ces thegraveses geacuteneacuterales Megrelidzeacute va deacutevelopper dans ce chapitre quelques thegravemes

que nous voudrions articuler en quatre points Le premier consiste en une preacutecision de la thegravese

sur la transformation du sujet par le travail Il est de son cocircteacute diviseacute en deux Megrelidzeacute

analyse drsquoabord la transformation du sujet dans sa relation avec les objets puis dans son rapport

avec drsquoautres sujets Le deuxiegraveme point concerne le rocircle de lrsquooutil dans le travail et la

solidification de la penseacutee humaine Ensuite Megrelidzeacute propose quelques thegraveses ontologiques

Enfin viennent des consideacuterations sur lrsquoeacutethique de connaissance de soi

Voyons donc drsquoabord comment lrsquoactiviteacute de travail transforme le sujet Ici Megrelidzeacute

reprend la thegravese eacutenonceacutee dans le premier chapitre selon laquelle la creacuteation de lrsquoobjet eacutequivaut agrave

sa connaissance Lrsquohomme connaicirct le monde dans la mesure ougrave celui-ci participe dans son

activiteacute de travail La transformation drsquoune chose implique lrsquoeacutetude de sa structure La structure

de la chose reacutesiste agrave la transformation que lrsquohomme voudrait lui infliger Les choses de la nature

ne sont donc pas absolument passives Crsquoest cette reacutesistance qui est le moteur de la penseacutee elle

relegraveve du problegraveme or crsquoest le problegraveme qui pousse la penseacutee agrave un effort et la fait vivre La

connaissance et la transformation (ou creacuteation) srsquoimpliquent neacutecessairement car il nrsquoest pas

possible agrave lrsquohomme drsquoadapter une chose agrave ses objectifs sans prendre en compte les lois qui la

reacutegissent Toute action dirigeacutee contre la nature doit suivre les lois de la nature Autrement dit le

sujet doit opposer les lois de la nature aux lois de la nature La matiegravere de la nature par sa

structure suggegravere la forme rationnelle qursquoelle est capable drsquoassumer Par son inteacuterecirct subjectif

lrsquohomme peut atteindre laquo la veacuteriteacute objective raquo srsquoil prend en compte la structure de la chose et

arrive agrave meacutenager sa reacutesistance

Le travail et lrsquoactiviteacute productrice transforment le sujet en premier lieu par le savoir Mais

ce savoir et lrsquoexpeacuterience que lrsquohomme acquiert seraient voueacutes agrave la disparition srsquoils restaient

enfermeacutes dans la subjectiviteacute et ne trouvait pas de voie agrave leur socialisation (обобществление)

Crsquoest bien la socialisation comprise par Megrelidzeacute comme le partage interindividuel qui rend

possible lrsquoeacutelargissement du savoir et donc le savoir tout court Mais comme nous avons vu dans

le chapitre preacuteceacutedent les individus ne peuvent pas communiquer entre eux car les contenus de

128

leurs consciences diffegraverent et ne sont pas accessibles drsquoune maniegravere immeacutediate Crsquoest justement

gracircce au travail ou plus preacuteciseacutement gracircce au produit de travail que srsquoeacutetablit une communication

entre les individus qui leur permet de surmonter leurs limites individuelles et corporelles Mais

suivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute de plus pregraves Les choses de la nature sont deacutenueacutees de

rationaliteacute Elles sortent de lrsquoeacutetat drsquoindiffeacuterence acquiegraverent du sens et des qualiteacutes au moment ougrave

elles se placent dans le champ de lrsquoactiviteacute humaine Elles deviennent rationnelles Ce passage

est deacutecrit par Megrelidzeacute comme un double mouvement de la subjectivation de lrsquoobjet et de

lrsquoobjectivation du sujet Le sujet srsquoobjective dans la production ou la transformation des objets

car il srsquoauto-aliegravene en confeacuterant agrave lrsquoobjet un but une fonction concregravete une qualiteacute qui la rend

deacutesirable Par cela lrsquoindividu se manifeste drsquoune maniegravere externe Drsquoun autre cocircteacute la penseacutee ou

une ideacutee acquiert une existence mateacuterielle elle se mateacuterialise Ces deux moments permettent agrave

lrsquoindividu de sortir de soi car le sens ainsi que lrsquoideacutee sont deacutesormais lieacutes non seulement agrave

lrsquoindividu qui est leur porteur mais par leur forme mateacuterialiseacutee ils se rapportent agrave lui en tant

qursquoune reacutealiteacute objective exteacuterieure Ainsi voit-on dans le produit de travail coiumlncider la raison et

lrsquoecirctre Donc du point de vue du sujet on pourrait dire qursquoil srsquoexternalise et se manifeste dans le

produit de travail Quant agrave lrsquoobjet ainsi transformeacute par le sujet il est un objet subjectiveacute car il

contient le sujet par les qualiteacutes qui lui ont eacuteteacute confeacutereacutees Mais il se deacutetache du sujet et existe

comme une force indeacutependante produisant des effets qui peuvent aller si loin agrave se rendre

contraires aux intentions initiales du sujet producteur Lrsquoobjet subjectiveacute est donc indeacutependant en

deux sens tant de la volonteacute individuelle que de son corps Les individus qui ne peuvent pas

partager leur expeacuterience par leurs consciences se communiquent donc par les produits de leur

travail qui sont chargeacutes des ideacutees des sens de lrsquoexpeacuterience ainsi que des qualiteacutes de leur

creacuteateur Autrement dit les individus se communiquent agrave travers les meacutediateurs mateacuteriels dans

lesquels ils se manifestent Crsquoest en cela que consiste la particulariteacute du concept de la

communication chez Megrelidzeacute dont il discute dans le deuxiegraveme chapitre mais qui trouve une

plus grande preacutecision ici Cette conception eacutelargie de la communication ne concerne donc pas les

meacutecanismes de transmission de lrsquoinformation mais ambitionne de procurer une fondation

philosophique agrave la probleacutematique de lrsquointersubjectiviteacute Celle-ci aussi est comprise dans un sens

large chez Megrelidzeacute Elle traverse le temps et lrsquoespace Eclairons ce dernier aspect avant de

passer au deuxiegraveme point que nous avons annonceacute En subjectivant et rationalisant les choses de

la nature par le travail lrsquohomme les integravegre dans ce que suivant la terminologie marriste

129

Megrelidzeacute appelle la culture mateacuterielle Elles rendent disponibles les qualiteacutes ou lrsquoinformation

qui leur ont eacuteteacute communiqueacutees par leur producteur non seulement aux autres individus de la

mecircme socieacuteteacute qui participent agrave lrsquoeacutechange que ce soit des biens culturels ou des biens agrave

consommer mais par leurs corps mateacuteriels elles laissent les ideacutees et lrsquoexpeacuterience dont elles sont

devenues porteuses reacutesister au temps agrave la diffeacuterence des ideacutees qui ne sont pas sorties de leur eacutetat

subjectif Le produit de travail ou les biens culturels sont donc capables de communiquer la

raison objectiveacutee dont ils sont porteurs aux individus des autres geacuteneacuterations eacutegalement Une telle

transmission de lrsquoexpeacuterience rend possible le progregraves du savoir et lrsquoeacutelargissement infini de

lrsquoexpeacuterience Crsquoest en cela que consiste la force du produit de travail Lrsquoobjet transformeacute par

lrsquohomme devient le document de la penseacutee qui est propre agrave la socieacuteteacute dans laquelle il a eacuteteacute

produit Il socialise (rend disponible aux autres) une expeacuterience subjective mais ensuite cette

raison socialiseacutee nourrit les expeacuteriences subjectives La penseacutee fait vivre la penseacutee agrave travers du

temps et de lrsquoespace gracircce au meacutediateur mateacuteriel deacutetacheacute et indeacutependant qursquoest le produit de

travail Le savoir srsquoaugmente par le double mouvement de lrsquoappropriation de lrsquoexpeacuterience des

autres agrave partir de la culture mateacuterielle et par lrsquoalieacutenation du sien en elle

Le deuxiegraveme point majeur de ce chapitre concerne le rocircle de lrsquooutil de travail dans la

connaissance Lrsquooutil est lui-mecircme un objet produit par lrsquohomme Lrsquohomme lrsquointerpose entre lui

et la nature en vue drsquoaugmenter sa propre puissance dans la transformation de la nature Crsquoest

bien gracircce agrave lrsquooutil que le milieu humain change et par ce mouvement stimule le travail de la

penseacutee A la diffeacuterence des organes du corps humain lrsquooutil est corporellement indeacutependant et

deacutetacheacute du corps Il peut donc ecirctre soumis agrave des changements arbitraires et adapteacute aux exigences

du travail agrave exeacutecuter La puissance transformative de lrsquooutil est illimiteacutee Ses fonctions sont

multiples et permettent drsquoexeacutecuter des travaux tregraves speacutecifiques sans changement de la structure

corporelle de lrsquohomme Ainsi lrsquooutil renforce la force de lrsquohomme et eacutelargit la sphegravere drsquoaction de

ses organes Neacuteanmoins Megrelidzeacute nrsquoenvisage pas lrsquooutil comme une continuation et extension

des organes ou des capaciteacutes du corps humain (la main la vision le toucher etc) Lrsquooutil gracircce agrave

sa composition mateacuterielle est un point de reacutesistance naturelle qursquoil exerce sur la nature et donc

sur les forces reacutesistantes des choses de la nature Les outils en permettant de franchir les limites

du corps humain sont eux-mecircmes les agents de la transformation de son corps Ici Megrelidzeacute

rejoint encore une fois sa thegravese sur lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoecirctre humain Cette fois-ci lrsquoaccent est mis sur

lrsquoaspect corporel de lrsquohomme qui est faccedilonneacute par lrsquoactiviteacute de travail Ainsi Megrelidzeacute dans une

130

discussion assez eacuterudite ndash Aristote Kant Hegel Darwin Engels ainsi que Nikolas Marr ndash

preacutesente la main humaine comme le reacutesultat du travail et comme lrsquoindirecte raison de lrsquoorigine de

la connaissance et de la penseacutee Ici Megrelidzeacute eacutelargit les moments du complexe social et le

formule de la maniegravere suivante travail ndash outils de travail ndash main ndash penseacutee ndash langue Et souligne

encore une fois que ces moments de la totaliteacute dialectique sont apparus ensemble eacutetant donneacute

qursquoils se neacutecessitent reacuteciproquement Mais encore une fois cette remarque creacutee de lrsquoambiguiumlteacute

quant agrave toute lrsquoargumentation preacuteceacutedente et retombe dans la mecircme contradiction que nous avons

deacutejagrave repeacutereacutee En effet drsquoun cocircteacute lrsquooutil de travail est coextensif du complexe social dans la

mesure ougrave eacutetant lui-mecircme le produit du travail par excellence il eacutelargit la sphegravere du travail

faccedilonne la corporeacuteiteacute humaine (sa main) provoque lrsquoapparition des nouveaux besoins mais

eacutegalement engendre des problegravemes qui agrave leur tour nourrissent le travail de la penseacutee Il participe

donc agrave la totaliteacute dialectique dont les moments se neacutecessitent et se deacutefinissent reacuteciproquement

Mais en mecircme temps Megrelidzeacute tacircche de convaincre le lecteur du rocircle privileacutegieacute qursquoa le travail

dans lrsquoapparition de lrsquooutil de travail Ainsi les relations au sein de la totaliteacute dialectique sont

domineacutees par lrsquoun des eacuteleacutements et notamment par lrsquoactiviteacute de travail qui ressort comme une

sorte de facteur ou principe alors que le reste des eacuteleacutements ainsi que le mouvement de ce tout

dialectique ne seraient que son expression Cela compromet le tout dialectique que Megrelidzeacute

envisage de conceptualiser et ce en deux sens supposer lrsquoexistence drsquoun facteur transforme la

totaliteacute que lrsquoon voulait dialectique en un scheacutema du deacuteveloppement lineacuteaire Autrement dit elle

est bousculeacutee dans une forme ideacutealiste du tout dialectique qui serait lrsquoexpression drsquoun seul

facteur Ce facteur nrsquoeacutetant pas ancreacute dans le tout dialectique lui-mecircme ne pourrait ecirctre fondeacute

que drsquoune faccedilon extra-dialectique et donc arbitraire et ideacutealiste Il y a pourtant deux raisons pour

lesquelles ces contradictions ne sont pas tregraves aigueumls chez Megrelidzeacute lrsquoune est drsquoordre logique

et lrsquoautre de lrsquoordre drsquoexposition Premiegraverement lrsquoactiviteacute de travail malgreacute son rocircle dominant

ne peut pas ecirctre prise pour un principe drsquoune maniegravere univoque car elle-mecircme est soumise agrave

lrsquoinfluence des autres moments du tout dialectique (ainsi par exemple les outils influencent sa

forme) Lrsquoon peut nous reacutetorquer que dans la dialectique heacutegeacutelienne aussi lrsquoesprit qui en est le

principe se pheacutenomeacutenalise diffeacuteremment et ne se preacutesente pas identiquement Mais la diffeacuterence

ici repose sur lrsquoabsence de toute teacuteleacuteologie chez Megrelidzeacute alors que lrsquoidentiteacute et stabiliteacute de

lrsquoesprit agrave travers la seacutequence de ses diverses pheacutenomeacutenalisations reste teacuteleacuteologiquement stable

Quant agrave lrsquoactiviteacute de travail chez Megrelidzeacute comme nous avons souligneacute elle se laisse

131

transformer infiniment gracircce agrave la puissance infinie de transformation propre agrave lrsquooutil de travail

Deuxiegravemement le caractegravere du tout dialectique dont il srsquoagit chez Megrelidzeacute est plus ambigu

qursquoexplicitement contradictoire car au lieu de poser ces questions drsquoune maniegravere scholastique

lrsquoargumentation de Megrelidzeacute se base toujours sur une matiegravere concregravete (que ce soient les

expeacuteriences en psychologie ou les conclusions des analyses linguistiques et seacutemantiques qui

suivent la meacutethodologie proposeacutee par Nikolas Marr) Crsquoest nous qui posons ces questions drsquoune

maniegravere scholastique agrave force de vouloir analyser le fond conceptuel de ses arguments deacuteveloppeacutes

sur la base de mateacuteriaux toujours concrets

Revenons au texte et passons au troisiegraveme point du chapitre trois Comme nous avons

annonceacute Megrelidzeacute pose quelques thegraveses ontologiques mais eacutegalement eacutepisteacutemologiques Deacutejagrave

agrave partir du premier chapitre nous avons repeacutereacute chez lui une thegravese selon laquelle le travail est

lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance dans la mesure ougrave lrsquoobjet produit coiumlncide

avec lrsquoobjet connu La question sur laquelle Megrelidzeacute srsquointerroge ici est celle de savoir

pourquoi serait impossible la connaissance des choses hors du procegraves de travail Pour quelle

raison est-il impossible de connaicirctre les choses par ce qui pourrait ecirctre leur simple donation La

reacuteponse de Megrelidzeacute est la suivante il est impossible de connaicirctre les choses hors lrsquoactiviteacute de

travail car les choses manifestent leurs qualiteacutes seulement lagrave ougrave suite aux actes humaines elles

sont mises en contact lrsquoune avec lrsquoautre Seulement le fait qursquoune chose soit mise par le sujet

dans un certain milieu et en contact avec une autre chose pousse la nature de la chose mais aussi

celle de la chose qui a eacuteteacute toucheacutee agrave se manifester Telle nous paraicirct ecirctre la thegravese ontologique de

Megrelidzeacute les qualiteacutes des choses ne sortent agrave la lumiegravere du jour que dans la reacuteaction produite

par leur contact

La thegravese eacutepisteacutemologique correspondant agrave cette thegravese ontologique consiste en ceci que pour

connaicirctre les choses la conscience nrsquoa pas besoin de formes ou cateacutegories par lesquelles elle

serait faccedilonneacutee drsquoune maniegravere apriorique Il lui suffit de manipuler les choses Une fois

manipuleacutees et mises en eacutepreuve par le milieu ou par le contact avec drsquoautres choses les choses

laquo prennent la parole raquo pour parler drsquoelles-mecircmes elles se deacutevoilent en exposant leur propre

nature Ensuite lrsquohomme en profite et applique dans son activiteacute pratique les caracteacuteristiques que

les choses deacutevoilent drsquoelles-mecircmes Quant agrave lrsquohomme sa tacircche nrsquoest pas de subsumer les choses

sous des cateacutegories mais de trouver les voies de faire parler les choses Car ndash et crsquoest une

132

importante preacutecision de sa thegravese ontologique ndash les choses nrsquoont pas de qualiteacutes qursquoelles ne

manifesteraient pas

En admettant que les choses communiquent entre elles et parlent drsquoelles-mecircmes dans la

situation organiseacutee et controcircleacutee par lrsquohomme Megrelidzeacute arrive agrave deux conseacutequences

importantes qui se recoupent Drsquoabord il reacutefute toute conception anthropocentrique de la veacuteriteacute

Et deuxiegravemement il reacutefute lrsquoideacutee des laquo choses en soi raquo ou autrement dit du reste de la chose qui

ne peut pas ecirctre manifesteacute Ainsi les choses qui ne contiennent pas du reste non-manifestable et

qui racontent eux-mecircmes sur soi-mecircme nient agrave lrsquohomme le rocircle de celui qui introduit dans le

monde ses lois

La conception non anthropocentrique de la veacuteriteacute que nous voyons chez Megrelidzeacute est

celle de la veacuteriteacute relative Lrsquoideacutee de la relativiteacute de la veacuteriteacute est baseacutee sur lrsquoapproche que

Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave partir de la Gestaltpsychologie et selon laquelle lrsquohomme envisage les

choses toujours du point de vue de lrsquointeacuterecirct qui est le sien dans le champ socio-historique donneacute

Ici nous pourrions penser que du refus du caractegravere absolu de la veacuteriteacute devrait deacutecouler la

relativiteacute de la connaissance vu que lrsquointeacuterecirct et donc le point de vue du sujet connaissant peut

varier infiniment dans lrsquohistoire Mais Megrelidzeacute bloque une telle interpreacutetation par un concept

de laquo reacutealiteacute raquo que pourtant il ne concreacutetise pas suffisamment Il affirme que la veacuteriteacute est relative

mais avec la multiplication des chaines de meacutediation une partie toujours plus grande de la reacutealiteacute

est absorbeacutee par lrsquoexpeacuterience de lrsquohomme Au fur et agrave mesure de ce procegraves la penseacutee srsquoeacutelargit et

devient toujours plus rigoureuse Nous pouvons donc observer chez Megrelidzeacute un certain ideacuteal

qui consisterait en une appropriation complegravete de la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire en lrsquoeacutetat de savoir auquel

correspondrait la rigueur maximale de la penseacutee Cette question qui agrave notre avis est formuleacutee ici

pour la premiegravere fois reacuteapparaicirctra dans le livre agrave drsquoautres occasions encore ainsi que dans

lrsquoarticle conccedilu comme une reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl et consacreacute agrave la probleacutematique de la penseacutee

magique et des superstitions Il faut donc la prendre en compte et chercher les reacuteponses que le

livre peut contenir exposeacutees drsquoune maniegravere oblique et dans des lieux inattendus Rappelons-nous

aussi que Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective La veacuteriteacute relative exclut donc la

veacuteriteacute absolue mais nrsquoest pas incommensurable avec lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective En anticipant

disons qursquoagrave notre avis la veacuteriteacute absolue est reacutefuteacutee parce que le sujet qui dans la philosophie

moderne est sa source essentielle est chez Megrelidzeacute deacutes-essentialiseacute et liqueacutefieacute Deacutesormais la

veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel (la transformation de la chose ou plus largement de

133

la reacutealiteacute par une prise en compte de sa structure et par lrsquoapprivoisement de sa reacutesistance) Mais

cette fonctionnaliteacute agrave savoir lrsquoobjectiviteacute de la veacuteriteacute srsquoavegravere toujours dans les limites qui sont

deacutefinies agrave partir du point de vue de la conscience situeacutee selon lrsquoeacutetat de savoir la position dans le

champ social ou de lrsquointeacuterecirct tout court Crsquoest ainsi que le perspectivisme est bien meacutenageacute avec la

veacuteriteacute objective La veacuteriteacute fonctionnelle ou objective se base sur des liens laquo reacuteels raquo

(contrairement aux liens laquo irreacuteels raquo dont prodigue le mode de penseacutee magique) entre les choses

que la conscience situeacutee est capable de repeacuterer selon sa position historique et sociale

Lrsquoeacutelargissement ou le progregraves du savoir consiste justement en la multiplication des liens reacuteels

perccedilus par la conscience Il reste agrave savoir si pour Megrelidzeacute le progregraves peut aboutir agrave la

saturation totale de la conscience du monde par les liens reacuteels (dans la socieacuteteacute communiste) et si

un tel eacutetat de savoir nrsquoinvaliderait pas le perspectivisme que lrsquoauteur tacircche de bien fonder et

mettre au cœur de ses propos theacuteoriques

Enfin passons au quatriegraveme et dernier point majeur de ce chapitre Il srsquoagit drsquoune thegravese

eacutethique qui deacutecoule des thegraveses ontologique et eacutepisteacutemologique que nous avons reacutesumeacutees un peu

plus haut Megrelidzeacute reacutefute donc la distinction entre lrsquoessence cacheacutee et les manifestations ou la

pheacutenomeacutenalisation des choses Cela revient au mecircme que de dire qursquoil nrsquoy a pas drsquoessence qui ne

pourrait pas ecirctre rendue manifeste Evidemment les choses ne sont pas toujours pleinement

manifestes A chaque moment et agrave partir de chaque point de vue ou de lrsquointeacuterecirct ils se deacutevoilent et

se laissent observer drsquoune certaine faccedilon Quant aux expeacuteriences crsquoest justement lrsquoart de rendre

les choses expressives les faire parler drsquoelles-mecircmes Mais cette distinction invalide pour les

choses lrsquoest aussi pour le sujet humain Lrsquoessence du sujet nrsquoest autre que ce qui se manifeste

notamment en qualiteacute de produit de son travail de sa creacuteation ou de son action Drsquoici deacutecoulent

des conseacutequences eacutethiques Ainsi pour Megrelidzeacute les intentions sont nulles car agrave partir du

critegravere qursquoil donne par effacement drsquoune supposeacutee distinction entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur

seulement les actions ou les actes peuvent faire lrsquoobjet drsquoeacutevaluation dans la mesure ougrave lrsquoon ne

peut pas eacutevaluer ce que ne srsquoest mecircme pas manifesteacute et donc nrsquoa pas acquis drsquoexistence

Cela change agrave son tour lrsquoeacutethique de connaissance de soi Pour se connaicirctre lrsquointrospection

est vaine car ne permet pas au sujet de reacutealiser sa propre puissance Lrsquointrospection pousse le

sujet agrave ressentir son eacutetat comme morbide Lrsquohomme se manifeste seulement dans ses actions et

crsquoest seulement agrave travers ses propres actions qursquoil est disponible agrave soi-mecircme Donc il nrsquoy a de

134

connaissance de soi qursquoagrave travers lrsquoexteacuteriorisation du soi Ainsi lrsquohomme se connait agrave travers le

monde Or ce monde est le produit de ses actions et de son travail

Pour reacutesumer nous pouvons dire que crsquoest seulement par lrsquoaction et la production que tant

les individus que les choses peuvent ecirctre connues Mais il en va de mecircme des ideacutees qui ne

peuvent pas ecirctre comprises (autrement dit leur veacuteriteacute ne peut pas ecirctre aveacutereacutee) en soi mais

seulement par leur reacutealisation

IV Question de la perception dans la lumiegravere de la philosophie marxiste Si lrsquoon attend de

ce chapitre qursquoil poursuive lrsquoanalyse du complexe social drsquoun nouveau point de vue encore lrsquoon

sera deacuteccedilu Non seulement ce fil conducteur est rompu de maniegravere inattendue mais au lieu du

laquo complexe social raquo nous voyons apparaicirctre une notion plus traditionnelle et conceptuellement

plus vague celle de laquo conditions sociales raquo En revanche en reprenant les thegravemes discuteacutes dans

le deuxiegraveme chapitre Megrelidzeacute y revient agrave la probleacutematique de la conscience et plus

particuliegraverement agrave la question de la perception Il consacre ce chapitre agrave lrsquoexplication de la nature

de la perception drsquoabord en la situant par rapport agrave la conscience et la penseacutee ensuite en mettant

en lumiegravere sa deacutependance des conditions sociales Ce revirement dans le cours du livre est

neacuteanmoins compreacutehensible car mecircme si preacuteceacutedemment il a eacuteteacute deacutejagrave question de la perception

ce nrsquoest qursquoapregraves avoir deacuteveloppeacute ses propos ontologiques que Megrelidzeacute peut approfondir et

preacuteciser son concept de la perception En mecircme temps il nous semble tout agrave fait justifieacute par

rapport aux tacircches de lrsquoauteur que tout un chapitre soit consacreacute agrave ce sujet En effet crsquoest la

conception de la perception comme conditionneacutee qui agrave notre avis soutient tout le projet de

Megrelidzeacute Autour drsquoelle srsquoarticulent les clivages tant avec les philosophies ideacutealistes (que ce

soit le transcendantalisme ou lrsquoempirisme) qursquoavec les sciences humaines qui mettent agrave la base

de leurs modegraveles explicatifs un preacutesupposeacute universaliste quant agrave la perception humaine Enfin

crsquoest la conception de la perception qui appuie ce qui pourrait ecirctre vu comme la philosophie

immanentiste de Megrelidzeacute

La question de la perception est donc reprise ici agrave partir de la thegravese ontologique exposeacutee

dans le chapitre preacutecegravedent selon laquelle comme nous avons vu les choses se manifestent

pleinement sans reste qui serait leur essence interne cacheacutee Cette vision ontologique est tout agrave

fait conforme au perspectivisme et relationnisme eacutepisteacutemologiques de Megrelidzeacute En effet la

chose se manifeste complegravetement et pleinement mais toujours dans les limites de lrsquointeacuterecirct que le

135

sujet lui porte De leur cocircteacute les manifestations des qualiteacutes de la chose reconfigurent le savoir et

deacuteplacent les frontiegraveres de la perspective du sujet En mecircme temps les choses se manifestent non

pas drsquoune maniegravere isoleacutee (et descriptible par des cateacutegories de lrsquoecirctre ou par celles du sujet

transcendantal) mais toujours en relation avec drsquoautres choses voire en reacuteaction agrave elles De lagrave

deacutecoule la critique que Megrelidzeacute adresse agrave toute position eacutepisteacutemologique eacutetrangegravere au

perspectivisme et au relationnisme et envisage la connaissance des choses de point de vue

absolutiste qui implique une dichotomie asymeacutetrique entre lrsquoessence inteacuterieure et une

manifestation exteacuterieure de la chose Par cette critique Megrelidzeacute conclut le troisiegraveme chapitre

et deacutebute le quatriegraveme chapitre du livre On peut donc envisager ces deux segments du livre

comme un seul bloc contenant sa critique de la meacutetaphysique

Pour Megrelidzeacute la meacutetaphysique crsquoest un domaine de savoir qui srsquointerroge sur les essences

absolues situeacutees hors du monde de la perception La meacutetaphysique donc en tant que science des

principes immuables nrsquoest possible que dans le cadre de la fausse diffeacuterence entre deux mondes

et geacutenegravere agrave partir de cela de fausses interrogations (Est-ce que le savoir peut acceacuteder aux choses

telles qursquoelles sont ou seulement agrave leurs manifestations Comment est-ce que le transcendent

accegravede agrave la conscience en lui devenant immanent ) ainsi que des fausses dichotomies (forme et

matiegravere fini et infini conditionneacute et inconditionneacute relatif et absolu changeant et eacuteternel etc)

Megrelidzeacute constate que la seacuteparation ontologique entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene dont est

impreacutegneacutee toute la tradition philosophique est diffeacuteremment exposeacutee et situeacutee dans des divers

systegravemes ideacutealistes et empiristes Cette dualiteacute ontologique se traduit au niveau eacutepisteacutemologique

par la dualiteacute entre la perception par laquelle on saisit les pheacutenomegravenes drsquoune maniegravere immeacutediate

et la penseacutee dont lrsquoobjectif serait alors de trouver lrsquoessence qui eacutechappe et nrsquoest pas accessible au

niveau immeacutediat La meacutetaphysique tout au long de son histoire eacutetait donc chargeacutee de la tacircche de

deacutevelopper des strateacutegies pour reacutesoudre de faux problegravemes et trouver lrsquoissue des apories qursquoelle

se creacuteait elle-mecircme Suite agrave un examen rapide des principes philosophiques de Berkeley

Descartes Kant et les neacuteo-kantiens Schopenhauer et en accord avec la critique leacuteninienne

exposeacutee dans Mateacuterialisme et empiriocriticisme Megrelidzeacute constate que la fausse diffeacuterence

entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene oblige ces philosophies de discuter non pas la relation qui existe

entre la conscience et les choses mais celle qursquoils instaurent entre la conscience et lrsquoobjet interne

agrave la conscience Ce dernier est une construction subjective et preacutesente le reacutesultat drsquoune supposeacutee

traduction dans la langue des sensations et des perceptions Ainsi la conscience au lieu de saisir

136

ce qui est hors drsquoelle srsquoenferme en soi-mecircme et reste en face de lrsquoobjet subjectif Outre le

dualisme de lrsquoessence et le pheacutenomegravene comme fond pour cette fausse probleacutematique sert

eacutegalement la supposition selon laquelle le savoir sur la reacutealiteacute pour autant qursquoil soit

subjectivement construit se base sur la perception Nous voudrions attirer lrsquoattention sur le fait

que lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave des philosophies ideacutealistes (dont lrsquoempirisme fait partie) est

bien visible dans la diffeacuterence entre les termes laquo lrsquoobjet subjectif raquo et laquo lrsquoobjet subjectiveacute raquo

auxquels il recourt Le premier deacutecrit lrsquoobjet qui est une construction interne agrave la conscience et le

reacutesultat drsquoune traduction dans lrsquoeacuteleacutement de sensations et perceptions alors que le deuxiegraveme est

lrsquoobjet en tant qursquoil est transformeacute par le travail humain Pour Megrelidzeacute il srsquoagit donc de

deacuteplacer le garant de la connaissance de la perception au travail mais aussi de repenser la nature

mecircme de la perception en la faisant sortir du cadre dichotomique de la philosophie ideacutealiste

Lrsquoobjet drsquoattaque de Megrelidzeacute est eacutegalement la psychologie associative (Wundt) et

lrsquoatomisme qui lui est propre Lrsquoatomisme de la psychologie associative consiste en ceci qursquoelle

envisage la perception comme la conjonction du conglomeacuterat des perceptions avec le meacutecanisme

de leur association Megrelidzeacute estime que lrsquoexamen des perceptions dites eacuteleacutementaires ainsi que

des seuils drsquoirritation est une impasse pour deux raisons Reprenant les thegraveses de la psychologie

de la Gestalt (on pourrait y entrevoir lrsquoinfluence de la pheacutenomeacutenologie eacutegalement) il affirme que

premiegraverement la conscience saisit les choses drsquoembleacutee dans leur entiegravereteacute et non pas comme une

association des atomes psychiques qui nrsquoest qursquoune abstraction produite par des fausses theacuteories

psychologiques Et deuxiegravemement loin que le champ ou les objets de perception soient des

sommes des perceptions eacuteleacutementaires toute perception drsquoune qualiteacute particuliegravere (propre agrave un

objet ou agrave la structure du champ) deacutepend de la structure du champ crsquoest-agrave-dire de sa totaliteacute

Ainsi les choses et les qualiteacutes particuliegraveres peuvent ecirctre perccedilues diffeacuteremment dans les champs

drsquoexpeacuterience diffeacuteremment configureacutes

Il est curieux que dans la discussion unifieacutee contre drsquoun cocircteacute lrsquoideacutealisme en philosophie et

drsquoautre cocircteacute lrsquoatomisme en psychologie Megrelidzeacute srsquoarme agrave la fois avec les instruments de la

psychologie de la Gestalt et ceux de la theacuteorie du reflet de Leacutenine mais il le fait sans en articuler

la diffeacuterence explicitement Bien au contraire il essaie drsquoeffacer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de son

argumentation et produit une sorte drsquohybride agrave partir du concept gestaltiste du champ sa propre

thegravese ontologique et les principes de la theacuteorie eacutepisteacutemologique du reflet Donnons-en une

illustration Megrelidzeacute examine lrsquoexemple du champ qui serait constitueacute par la relation des

137

choses physiques (un morceau de fer et drsquoaimant) qui se reflegravetent lrsquoun dans lrsquoautre dans la

mesure ougrave ils produisent des changements mateacuteriels dans leurs corps (mouvement des moleacutecules

changement des qualiteacutes du poids) et se forcent agrave un deacuteplacement Autrement dit ils se reflegravetent

en projetant reacuteciproquement et drsquoune maniegravere reacuteelle leurs qualiteacutes que par cela mecircme ils

poussent agrave la manifestation Il ne se pose donc pas la question de savoir si une chose se reflegravete

dans lrsquoautre drsquoune maniegravere adeacutequate Une chose suite aux changements qursquoelle produit dans

lrsquoautre est refleacuteteacutee pleinement et absolument Megrelidzeacute parle mecircme de lrsquoecirctre-autrement

(инобытие) drsquoune chose dans une autre ou encore de sa preacutesence reacuteelle dans lrsquoautre Il est

difficile de ne pas se rappeler ici eacutegalement les tentatives drsquoEngels dans la Dialectique de la

nature de remettre les relations de causaliteacute dans les sciences agrave la base de la logique dialectique

Mais Megrelidzeacute ne se reacutefegravere pas agrave Engels et au lieu drsquoinsister sur la logique dialectique (dans la

nature) il adopte le modegravele du champ qui se deacutecrit dans des termes structuraux plutocirct que

dialectiques (crsquoest seulement le complexe social que Megrelidzeacute deacutecrit en termes dialectiques

mecircme si dans le sixiegraveme chapitre il qualifiera de dialectique toute uniteacute capable drsquoauto-

transformation y compris les uniteacutes naturelles) Et donc une fois que Megrelidzeacute a creacuteeacute une

synthegravese en mettant en conjonction le modegravele de champ et sa thegravese ontologique (qui entre-

temps a eacuteteacute preacuteciseacutee elle met lrsquoaccent non seulement sur lrsquoinexistence drsquoune essence cacheacutee

dans la chose et sur la manifestation pleine et complegravete de ses qualiteacutes mais eacutegalement sur

lrsquoinfiniteacute des qualiteacutes que la chose pourrait manifester) il lrsquoapplique agrave la conscience et rejoint la

theacuteorie du reflet de Leacutenine Tout comme une chose reflegravete en soi-mecircme une autre chose la

conscience reflegravete les objets exteacuterieurs drsquoune maniegravere pleine et adeacutequate

Or comme nous avons deacutejagrave souligneacute lrsquoobjectif de Megrelidzeacute nrsquoest pas seulement de

remettre le problegraveme de la perception (ou si lrsquoon veut celui de la reacuteflexion) sur une base non-

dichotomique et ainsi reacutefuter la formulation meacutetaphysique de cette question mais de repenser la

nature de la perception plus fondamentalement Pour ce faire il ne se demande plus comment on

perccediloit mais ce qursquoon perccediloit Tout drsquoabord il repousse le preacutesupposeacute bien instaureacute en

philosophie ainsi qursquoen psychologie ndash qui accepte sans critique lrsquoimage physiologique des

organes de sensations ndash selon lequel la perception appartiendrait au domaine de la facticiteacute et en

tant que telle ne se laisserait pas examiner selon ses raisons Megrelidzeacute refuse de consideacuterer la

perception comme le point de deacutepart qui lui-mecircme ne serait pas deacuteriveacute de quelque chose drsquoautre

et il srsquointeacuteresse justement au pourquoi de la perception La vraie question pour lui est donc celle

138

de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles lrsquohomme perccediloit certaines choses mais en

neacuteglige drsquoautres qui pourtant se trouvent dans le champ de sa perception et que ses organes de

sensation sont capables de deacutetecter Il distingue donc entre drsquoun cocircteacute le champ de la perception

qui est un fond indiffeacuterencieacute qui irrite les organes de sens et de lrsquoautre cocircteacute les objets qui srsquoy

articulent crsquoest-agrave-dire sont repeacutereacutes par la conscience et donc perccedilus A la conception selon

laquelle il suffit drsquoavoir les organes de sensation pour percevoir les choses et donner de la

matiegravere agrave la conscience pour les probleacutematiser correspond une certaine vision de lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute Dans ce tableau le premier homme observe le monde srsquoeacutemerveille et commence agrave

le connaicirctre et tirer des conclusions (Taylor) Contrairement agrave cela Megrelidzeacute retient que la

seule question pertinente qui pourrait ecirctre poseacutee ici est celle de savoir ce que le premier homme

pouvait percevoir Lrsquohomme ne perccediloit pas toutes les choses qui sont dans la disponibiliteacute de ses

organes de sens La perception est un acte seacutelectif et deacutepend de lrsquoorientation de la conscience du

sujet qui perccediloit (ce que nous avons appeleacute la preacutedisposition) Il y a ainsi une indeacuteniable

diffeacuterence entre les choses que les civiliseacutes perccediloivent et celles qui eacutechappent agrave leur perception

Crsquoest en srsquoappuyant sur les travaux ethnographiques mais aussi sur des romans comme ceux de

James Fenimore Cooper que Megrelidzeacute compare le mode de perception des primitifs et celui

des hommes civiliseacutes et constate que les deux fonctionnent par des filtres diffeacuterents qui

permettent agrave des objets diffeacuterents de srsquoarticuler sur le fond indiffeacuterencieacute du champ de perception

et de se placer au centre de lrsquoattention Drsquoailleurs Megrelidzeacute critique Cooper drsquoavoir une vision

romantique des primitifs et attire lrsquoattention sur le fait que srsquoil est vrai qursquoils ont des capaciteacutes

pour remarquer dans un milieu forestier des eacuteleacutements qui eacutechappent complegravetement aux hommes

civiliseacutes ils restent cependant aveugles agrave certaines choses qui sont perccedilues par les civiliseacutes Il

ne srsquoagit donc pas pour Megrelidzeacute de formuler des jugements de valeur en comparant

diffeacuterentes socieacuteteacutes ou drsquoexposer lrsquohistoire de lrsquohomme comme un procegraves de deacutegradation Son

objectif est de constater les diffeacuterences structurelles entre les modes de perception dans des

socieacuteteacutes eacutepoques ou groupes sociaux diffeacuterents Ainsi explicitement opposeacute agrave la romantisation

du Naturfolk Megrelidzeacute ne pourrait pas devenir lrsquoobjet drsquoune critique semblable agrave celle qui a

eacuteteacute adresseacutee par Derrida agrave Leacutevi-Strauss pour en deacutevoiler lrsquoethnocentrisme inverseacute168 Ces

remarques rapides qursquoon trouve chez Megrelidzeacute meacuteritent drsquoecirctre prises en compte car certains

points de sa theacuteorisation qui comme nous avons deacutejagrave remarqueacute sont souvent ambigus posent

168 Jacques DERRIDA De la grammatologie Les eacuteditions de Minuit Paris 1967 pp 167-168

139

question sur son attitude concernant ce que pourraient ecirctre les origines de lrsquohumaniteacute En fait

cette probleacutematique srsquoarticule chez Megrelidzeacute diffeacuteremment Si la dynamique de lrsquohistoire se

caracteacuterise par un certain vecteur selon Megrelidzeacute ce nrsquoest pas celui de la deacutegradation mais

celui du progregraves (mecircme si lrsquoambiguiumlteacute persiste quant au point drsquoarriveacutee de ce procegraves est-ce un

procegraves infini et deacutenueacute de teacutelos ndash comme il lrsquoaffirme contre Hegel - ou devrait-il aboutir agrave une

totale maicirctrise par lrsquohomme de la nature et de sa vie sociale ndash comme le lui suggegravere un certain

marxisme ) Plutocirct que de courir le risque de romantiser les socieacuteteacutes primitives le deacutefi auquel il

est confronteacute serait drsquoeacutechapper agrave un jugement de valeur par rapport agrave ces socieacuteteacutes ce agrave quoi

appelle tout scheacutema progressiste Mais lagrave encore les choses ne sont pas tout agrave fait claires car la

romantisation des socieacuteteacutes sans division de travail nrsquoest pas une chose eacutetrangegravere au marxisme ni

agrave la linguistique marxiste de Marr qui inspire Megrelidzeacute Crsquoest donc dans cette constellation

complexe que nous devrions interroger Megrelidzeacute et ses prises de position Mais poursuivons agrave

preacutesent le cours du raisonnement de Megrelidzeacute sur la perception Il conclut donc que la

perception loin drsquoecirctre un procegraves immeacutediat et automatique est conditionneacutee par la concurrence

de deux facteurs la configuration du champ (lrsquoaspect objectif) et la disposition de conscience

crsquoest-agrave-dire lrsquointeacuterecirct qui lrsquooriente (lrsquoaspect subjectif) Pour qursquoun objet puisse ecirctre perccedilu il doit

ecirctre accessible non seulement aux organes des sens mais eacutegalement aux inteacuterecircts du sujet

Lrsquointeacuterecirct qui oriente la conscience est ainsi mis agrave la base de toute perception compreacutehension et

connaissance la capaciteacute de perception nrsquoest pas garantie par les organes de sens mais

conditionneacutee par lrsquoapprentissage et lrsquoexpeacuterience

Par un tel retournement de la question de la perception Megrelidzeacute la fait deacutependre des

conditions sociales Autrement dit il lrsquoinsegravere dans le complexe social car crsquoest bien au sein de

celui-ci que se produit le cercle des objets qui peuvent avoir de lrsquointeacuterecirct pour le sujet Ces objets

sont incommensurablement plus nombreux que ceux qui constituent le monde (de perception)

des animaux et ne cessent de se multiplier et de se transformer Ainsi les inteacuterecircts sociaux font

fonctionner et dirigent la perception dans une certaine faccedilon et forment un certain mode de

penser Ce sont donc les conditions mateacuterielles qui agrave travers un certain apprentissage de la

perception (ce qui nrsquoest autre chose que lrsquoorientation du travail de la conscience) influencent et

donnent une forme agrave la penseacutee

Nrsquooublions pas que le travail est une activiteacute par deacutefinition collective qui rend possible la

communication entre les sujets Par conseacutequent toujours quand Megrelidzeacute parle du mode de

140

perception il ne srsquoagit pas drsquoune caracteacuterisation du sujet tel un individu particulier ou du sujet

dans le sens transcendantaliste mais de la perception sociale qui lrsquoest en vertu de deux raisons

drsquoabord parce quelle est ancreacutee dans le complexe social et ensuite car parce quelle a un

caractegravere neacutecessairement collectif (mais comme ce dernier mot nrsquoest pas neutre dans ce contexte

vu lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave la maniegravere durkheimienne drsquoenvisager le social preacutecisons que

les repreacutesentations ou les capaciteacutes peuvent ecirctre laquo collectives raquo non pas par leur internalisation

par des individus gracircce au partage social drsquoinformation mais par une synchronisation des

consciences individuelles gracircce agrave la meacutediation par lrsquoactiviteacute de travail)

Dans la perspective de Megrelidzeacute la question de la veacuteriteacute des sensations ne se pose pas Les

sensations et perceptions telles un pont reliant la conscience avec le milieu se basent sur le sujet

inteacuteresseacute qui srsquooccupe des objets de son inteacuterecirct Par conseacutequent il retient que les choses que

lrsquohomme a ducirc percevoir en premier lieu ne pouvaient ecirctre que les objets impliqueacutes dans son

activiteacute de travail Le premier homme ainsi que lrsquohomme de toutes les autres eacutepoques y compris

la nocirctre aurait eacuteteacute donc incapable de percevoir le monde en tant que tel Si lrsquointeacuterecirct nrsquoest pas le

reacutesultat mais la condition de la perception et donc de la connaissance il faut alors poser la

question de savoir quelle est lrsquoorigine de lrsquointeacuterecirct Selon Megrelidzeacute le sujet inteacuteresseacute ainsi que

lrsquoobjet drsquointeacuterecirct se constituent reacuteciproquement dans lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme crsquoest-agrave-

dire dans le double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Les objets sont

perccedilus dans la mesure ougrave ils relegravevent des besoins pratiques de lrsquohomme Megrelidzeacute est donc

ameneacute agrave introduire la notion des besoins comme explication de lrsquointeacuterecirct et par conseacutequent de la

perception aussi Mais lagrave encore il reacutepegravete le mecircme geste de deacutes-immeacutediatisations qursquoil effectue

par rapport au concept de la perception Le besoin ne peut pas ecirctre compris comme un fait

biologique limiteacute une fois pour toutes et stable mais doit ecirctre expliqueacute par sa genegravese sociale ou

plus exactement par son mode drsquoancrage dans le complexe social Megrelidzeacute reprend la thegravese

de Hegel selon laquelle les besoins de lrsquoanimal sont limiteacutes alors que les besoins de lrsquohomme

sont illimiteacutes (Philosophie de droit sect 190) et le concreacutetise par une thegravese de Marx (Lrsquoideacuteologie

allemande) les besoins sont des produits de lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme Les besoins

srsquoeacutelargissant au cours de lrsquohistoire (eacutetant potentiellement infinis) diversifient les inteacuterecircts et

donnent des orientations diverses agrave la conscience de lrsquohomme Donc la diversification des

inteacuterecircts par la complexification de la sphegravere de travail de lrsquohomme a provoqueacute lrsquoexpansion et la

diversification des capaciteacutes perceptives de lrsquohomme ainsi que de sa penseacutee dans des socieacuteteacutes

141

diverses On voit donc les besoins le travail la perception la conscience et la penseacutee se mettre

dans une chaicircne dialectique des deacutefinitions reacuteciproques produisant un mouvement de progregraves Le

monde et la nature se traduisent dans les repreacutesentations non pas en raison drsquoirritations des

organes de sens mais en tant que les objets de lrsquoactiviteacute humaine Quant agrave la perception elle est

le reacutesultat du deacuteveloppement historique de lrsquohomme plutocirct que de celui de lrsquohistoire naturelle

Par le deacutetachement du mode de perception de la constitution physiologique de lrsquohomme et

par sa mise dans une perspective historique Megrelidzeacute arrive agrave la thegravese de lrsquoinfiniteacute historique

du sujet humain Lrsquohomme est fini en tant que repreacutesentant drsquoune espegravece biologique mais il est

infini en tant qursquoecirctre social car ni sa perception ni son activiteacute pratique ou sa connaissance ne

sont pas limiteacutees par des preacutesupposeacutes physiologiques Ce en raison de leur provenance

historique et sociale mais aussi gracircce aux appareils techniques que lrsquohomme produit pour

renforcer et eacutelargir la puissance de sa perception Lrsquohomme en tant qursquoecirctre historique est infini

tout comme le sont les objets de son travail et de la culture mateacuterielle qursquoil produit et qui agrave leur

tour modifient sa perception et sa penseacutee Il est donc pourvu non pas des organes physiologiques

et limiteacutes mais des organes techniciseacutes (lrsquoeacutelargissement de la capaciteacute proprement

physiologique) ainsi que socialiseacutes (lrsquoeacutelargissement des inteacuterecircts qui rendent possible une saisie

toujours plus conseacutequente du monde) et illimiteacutes Par la question de la perception Megrelidzeacute

occupe une position radicalement opposeacutee agrave tout reacuteductionnisme ou deacuteterminisme par des

facteurs extra-sociaux

Bien eacutevidemment lrsquoideacutee de lrsquoinfiniteacute de la connaissance humaine nrsquoa rien drsquooriginale mais

ce qui est important ici crsquoest que par la socialisation complegravete de lrsquoecirctre humain ce qui implique

lrsquoeacutevacuation de tout aspect purement physiologique dans le mode de perception lrsquoon aboutit agrave la

deacute-essentialisation et la deacutenaturalisation complegravete de la nature humaine Lrsquohomme est

complegravetement immanent au complexe social et agrave ses transformations Cela nrsquoest pas sans

conseacutequences pour des domaines du savoir tels que lrsquoethnologie et plus geacuteneacuteralement

lrsquoanthropologie En effet ici Megrelidzeacute preacutecise le point de son deacutesaccord avec Leacutevy-Bruhl

laquo Leacutevy-Bruhl retenait que la conscience primitive perccediloit et voit de la mecircme faccedilon que nous

mais qursquoelle pense autrement Nous disons en revanche que lrsquohomme de lrsquoeacutepoque de paleacuteolithique

142

non seulement pense mais aussi perccediloit et voit diffeacuteremment que nous et cela malgreacute le fait qursquoil

regarde et eacutecoute avec le mecircme appareil physiologique que le nocirctre raquo169

Cela a aussi des conseacutequences pour la philosophie de lrsquohistoire dans un sens plus large

Nous avons identifieacute les deacutefis en face desquels se trouve Megrelidzeacute agrave cet eacutegard Nous pensons

que si Megrelidzeacute arrive agrave eacuteviter une attitude ethnocentrique eacutetant donneacute sa vision progressiste de

lrsquohistoire crsquoest justement gracircce agrave lrsquoimmanentisation complegravete de lrsquohomme au complexe social

En eacutecartant tout facteur extra-social que deacutefiniraient dans le mecircme degreacute les hommes de toutes

les socieacuteteacutes et toutes les eacutepoques historiques (comme par exemple le mode de perception

humaine tel qursquoon le voit mis en usage par Leacutevy-Bruhl) lrsquoon deacutefait tout critegravere par lequel il serait

possible de comparer des diverses socieacuteteacutes Autrement dit les socieacuteteacutes ne deacutepartent pas des

conditions eacutegales ou historiquement similaires pour qursquoun jugement de valeur agrave leur eacutegard soit

possible Elles sont toutes eacutegalement leacutegitimes dans leur maniegraveres de probleacutematiser le monde et

de reacutesoudre les problegravemes qui sont suggeacutereacutes par leur pratique et leur type drsquoactiviteacute de travail A

partir drsquoune telle position Megrelidzeacute ne risque ni de romantiser ni de deacutevaluer des cultures ou

des socieacuteteacutes car crsquoest la possibiliteacute de tout jugement de valeur qursquoil repousse

Mais lrsquoanalyse que nous venons de proposer nrsquoarrive pas agrave mettre la conception de

Megrelidzeacute dans un tableau coheacuterent et deacutenueacute de contradictions En effet le jugement de valeur

est immanent agrave toute ideacutee de progregraves Et si par lrsquoeacutecartement de tout critegravere de comparaison en

qualiteacute de(s) facteur(s) extra-sociaux lrsquoon rend impossible le jugement de valeur cela devrait ecirctre

le cas pour toute penseacutee du progregraves eacutegalement Donc nous pouvons dire qursquoil y a chez

Megrelidzeacute tout de mecircme un critegravere stable qui est poseacute exteacuterieurement agrave des socieacuteteacutes prises dans

leur particulariteacute et qui doit coiumlncider avec le critegravere du progregraves qursquoil adopte Ce dernier pour

Megrelidzeacute est la veacuteriteacute autrement dit la maicirctrise de la nature et la conformiteacute des rapports

sociaux aux ideacutees rationnelles (comme nous pourrons le voir plus tard) Il nrsquoeacutechappe donc pas agrave

lrsquoambiguiumlteacute et cette contradiction dans sa theacuteorisation comme nous la lisons se confirmera ou

se dissoudra selon ce qui pourra ecirctre constateacute de ce que Megrelidzeacute pense de lrsquoaboutissement

final du progregraves srsquoagira-t-il drsquoune saturation complegravete tant de la nature que de la socieacuteteacute par les

ideacutees (preacutecisons que comme la veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel il ne srsquoagit pas de

srsquointerroger sur la veacuteriteacute des ideacutees car le fait mecircme de la maicirctrise de la nature et de la socieacuteteacute

169 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 220

143

confirmera leur veacuteriteacute et les rendra vraies) ou bien drsquoun deacuteveloppement sans fin et sans vecteur

deacutefini A preacutesent nous nous contenterons drsquoeacutenoncer ce problegraveme

Il faut enfin remarquer que ce chapitre contient un excursus assez eacutetendu sur la question de

la perception des couleurs agrave travers des acircges et des socieacuteteacutes diffeacuterents Il nrsquoest pas ordonneacute par

une logique historique et repreacutesente plutocirct un agglomeacuterat des exemples qui accompagnent

lrsquoargumentation de lrsquoauteur Les exemples sont tireacutes de sources diffeacuterentes des comptes rendus

drsquoethnographes lrsquoanalyse de textes anciens par des linguistes les conclusions des linguistes de

lrsquoeacutecole de Marr ainsi que des exemples pris par Megrelidzeacute lui-mecircme dans la litteacuterature et la

langue geacuteorgiennes Megrelidzeacute reprend les donneacutees ainsi que les problegravemes formuleacutes pas

certains de ces auteurs pour en les remettant dans la lumiegravere de sa conception de perception leur

trouver une solution Nous ne pouvons pas rendre ici toute la richesse de ce segment du texte et

les points critiques que Megrelidzeacute adresse agrave des diffeacuterents auteurs dans leurs tentatives

drsquoexpliquer certaines bizarreries lieacutees agrave lrsquousage des mots deacutesignant les couleurs Certains

drsquoailleurs voient le problegraveme se poser au niveau de la physiologie des anciens et pas de la

langue comme crsquoest la position de Megrelidzeacute En effet Megrelidzeacute introduit la langue comme

lrsquoinstrument pour reconstituer les diffeacuterents modes de perception des couleurs propres agrave des

socieacuteteacutes diffeacuterentes Pour le redire en deux mots le problegraveme des couleurs consiste en ceci que

dans les anciens textes (comme le Rig-Veacuteda ou les poegravemes drsquoHomegravere) ainsi que dans les

langages des diffeacuterents tribus aux choses sont attribueacutes des couleurs que aujourdrsquohui nous

semblent inadeacutequats les cheveux violets lrsquoarc-en-ciel noir le cheval bleu Certains textes et

langues sont caracteacuteriseacutes par lrsquoabsence des mots qui deacutesigneraient les couleurs comme vert ou

bleu Plutocirct que drsquoexprimer une stupeacutefaction de ce fait ou chercher les raisons dans un supposeacute

deacuteveloppement de la physiologie de lrsquoorgane de vision humaine ou encore dans les qualiteacutes

physiques des couleurs du spectre qui feraient des influences diffeacuterentes sur la reacutetine Megrelidzeacute

explique cette laquo ceacuteciteacute raquo par lrsquoabsence des raisons pour percevoir de telles ou telles gradations

des couleurs conditionneacutees par le type drsquoactiviteacute pratique propre agrave telle ou telle socieacuteteacute Les

couleurs ne sont pas perccedilues tant que lrsquohomme nrsquoa pas besoin de leur trouver un usage (par

exemple dans la pratique drsquoeacutelevage) ou les produire (le deacuteveloppement de la production des

couleurs) Selon le besoin certaines variations des couleurs peuvent ecirctre tregraves minutieusement

diffeacuterencieacutees alors que drsquoautres variations peuvent ne pas ecirctre du tout perccedilues comme des

qualiteacutes diffeacuterencieacutees Ici Megrelidzeacute met en stricte correacutelation les eacuteleacutements perccedilus et la preacutesence

144

des appellations pour ceux-ci dans la langue de la socieacuteteacute donneacutee Les objets nouveaux (produits

etou perccedilus) ne peuvent pas ne pas laisser une trace dans la langue La langue est tregraves flexible

pour leur creacuteer des appellations et produire de nouvelles uniteacutes lexicales Ainsi la langue (ou la

nomenclature) rend avec une tregraves grande exactitude le mode de perception humaine et par cela

permet une reconstitution des modes de penseacutee anciennes

Nous reviendrons plus concregravetement agrave la question des couleurs dans la derniegravere partie de

notre travail Mais ici nous voudrions faire une observation anticipant notre conclusion En lisant

le texte lrsquoon a lrsquoimpression que cette longue digression qui concerne la question des couleurs est

faite par Megrelidzeacute afin drsquoillustrer et renforcer les propos theacuteoriques qursquoil deacuteveloppe Cette

impression est le reacutesultat tout agrave fait logique de la maniegravere dont le texte est construit Pourtant

nous pensons que lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ne pourra ecirctre compris que si lrsquoon lit son livre agrave

rebours de cette impression qursquoil laisse La solution du problegraveme concret des couleurs loin drsquoecirctre

un simple exemple qui confirmerait la justesse de la conception de Megrelidzeacute Elle est agrave notre

avis elle-mecircme le but vers lequel toutes les eacutelaborations theacuteoriques sont dirigeacutees Cette

inversion que nous allons preacuteciser plus loin est donc la clef de notre interpreacutetation du livre et du

projet de Megrelidzeacute

Concluons notre chapitre par une remarque drsquoordre purement textologique Mecircme si

comme nous avons expliqueacute dans les deux premiegraveres parties de notre travail lrsquoeacutedition de 1965 du

livre de Megrelidzeacute a eacuteteacute censureacutee et priveacutee des passages parfois eacutetendus que lrsquoon trouve dans le

bon agrave tirer de 1937 certains passages tregraves peu nombreux et il faut dire drsquoune plus-value

insignifiante ont eacuteteacute inseacutereacutes dans les eacuteditions tardives et ne figurent donc pas dans la premiegravere

version du texte La plupart de ces insertions ont eacuteteacute faites justement dans le segment du texte

deacutedieacute agrave la question de la perception des couleurs Apparemment il srsquoagit des ajouts que

Megrelidzeacute avait preacutepareacutes en 1939 quand entre ses deux arrestations il travaillait agrave Tbilissi et

nourrissait lrsquoespoir de faire paraicirctre son livre Comme nous avons eacutegalement remarqueacute durant

cette peacuteriode il avait prononceacute une confeacuterence sur les couleurs et lrsquohistoire de leur production

dont le texte est perdu On peut penser que les ajouts qursquoil a preacutepareacutes et qui ont eacuteteacute inseacutereacutes par

lrsquoeacutediteurcenseur des eacuteditions tardives du livre contiennent au moins certaines de ses nouvelles

conclusions et de la matiegravere factuelle additionnelle et enrichie Cette remarque textologique loin

drsquoecirctre anecdotique est assez parlant sur lrsquoeacutevolution au cours du temps des inteacuterecircts de recherche

de Megrelidzeacute Ces ajouts agrave cocircteacute de lrsquoarticle sur les numeacuteratifs qui date de la mecircme anneacutee

145

mettent en relief la direction dans laquelle notre auteur envisageait de poursuivre son travail Par

conseacutequent ces quelques bribes de ses efforts theacuteoriques tardifs peuvent nous dire beaucoup sur

son projet global et nous donner une clef drsquointerpreacutetation des Problegravemes fondamentaux de la

sociologie de la penseacutee

V Question de la conscience de soi du sujet Le cinquiegraveme chapitre qui conclut la premiegravere

des deux parties du livre est celui qui a subi les coupures les plus seacutevegraveres Dans lrsquoeacutedition de 1965

les quinze pages de la version de deacutepart ont eacuteteacute reacuteduites agrave seulement quatre La raison en est que

dans ce chapitre Megrelidzeacute reprenant sa thegravese preacuteceacutedemment exprimeacutee en connexion avec la

probleacutematique des couleurs selon laquelle la langue se trouve toujours dans une stricte

correspondance avec le mode de perception caracteacuteristique de telle ou telle socieacuteteacute eacutepoque ou

groupe social donneacute lrsquoappuie avec des principes de la Nouvelle science de la langue de Nikolas

Marr A partir de 1950 comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute la theacuteorie linguistique de Nikolas

Marr fut consideacutereacutee comme deacutenueacutee de toute probiteacute scientifique et bien eacutevidemment ne pouvait

plus ecirctre toleacutereacutee et prise au seacuterieux

Si lrsquoon srsquointerroge sur les effets neacutegatifs que ces eacuteliminations ont ducirc avoir sur la lecture et

compreacutehension du livre on devrait souligner deux points Premiegraverement il est vrai que les thegraveses

exposeacutees dans ce chapitre ont eacuteteacute en grande partie preacuteserveacutees sur les quatre pages qui ont surveacutecu

agrave la coupure en revanche le lecteur a eacuteteacute laisseacute dans une totale ignorance quant aux arguments

par lesquels Megrelidzeacute les appuie Deuxiegravemement agrave notre avis ces eacuteliminations ne relegravevent pas

drsquoun simple problegraveme local qui ne deacutepasserait pas les limites du chapitre en question mais drsquoun

problegraveme global du livre qui rend son interpreacutetation difficile et qui se manifeste ici avec la plus

grande force En reacutesumant ce chapitre nous essaierons justement de mettre en relief ce point

Drsquoapregraves ce que nous avons observeacute les lecteurs ont tendance agrave retenir que le sujet de ce chapitre

est la langue Et en effet comme nous le savons la langue est un des eacuteleacutements du complexe

social et il est logique drsquoattendre que Megrelidzeacute lui consacre un chapitre Mais cette impression

est surtout lieacutee au fait que le chapitre est presque complegravetement satureacute par des analyses

linguistiques Pourtant si on regarde de plus pregraves et comme lrsquoindique drsquoailleurs le titre du

chapitre ici il srsquoagit pour Megrelidzeacute de poursuivre ses eacutelaborations theacuteoriques quant au sujet de

la conscience et cette fois-ci de lrsquoanalyser de point de vue de la question de la conscience de

soi Quant agrave la langue nous voyons que dans cette poursuite elle a un rocircle drsquoinstrument

146

meacutethodologique plutocirct que drsquoobjet drsquoanalyse Dans ce chapitre nous observons donc une eacutetrange

indistinction de lrsquoobjet de recherche et de la meacutethode drsquoanalyse de celui-ci La langue par le

savoir concret dont elle est porteuse srsquoexplique elle-mecircme tout en nous informant sur les formes

historiques de la conscience et de la perception mais eacutegalement de la sensibiliteacute Cette

indistinction est drsquoun cocircteacute une source drsquoambiguiumlteacute qui entrave la compreacutehension mais nous

pensons qursquoelle concentre le caractegravere probleacutematique de toute lrsquoexposition du livre en

lrsquoexprimant drsquoune maniegravere aggraveacutee et par cette tension qui ne peut que sortir agrave la lumiegravere elle

est reacuteveacutelatrice

Comme nous avons dit ce chapitre comporte deux eacuteleacutements deacutejagrave eacutetudieacutes au cours du livre

conscience et langue Autrement dit tant la conscience que la langue ont eacuteteacute lrsquoobjet drsquoanalyse

mais dans des cadres diffeacuterents Nous avons drsquoun cocircteacute la ligne du complexe social celui-ci eacutetant

une totaliteacute dialectique qui srsquoauto-transforme et dont les eacuteleacutements se deacuteterminent

reacuteciproquement La langue est un de ses eacuteleacutements Drsquoun autre cocircteacute nous avons la ligne des

reacuteflexions sur la conscience et ses divers aspects comme la perception et qui sont analyseacutes dans

les termes de champ ou de la structure Bien eacutevidemment les eacuteleacutements de ces deux lignes de

reacuteflexions srsquoentrecroisent Ainsi la conception de la conscience que Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave

partir de la Gestaltpsychologie est inseacutereacutee dans la conception du complexe social Pourtant cette

synthegravese nrsquoarrive pas agrave reacutesoudre la contradiction entre deux injonctions comme nous lrsquoavons

souligneacute Megrelidzeacute oscille entre une analyse dialectique et synchronique et une analyse

geacuteneacutetique A premiegravere vue rien drsquoeacutetrange nrsquoarrive pas dans ce chapitre et on voit un

rapprochement entre ces deux lignes de reacuteflexion Mais ce qui est nouveau crsquoest qursquoentre les

deux on voit apparaicirctre une asymeacutetrie Ils ne sont plus tous les deux objets de reacuteflexion mais

lrsquoun drsquoentre eux la langue assume le rocircle de lrsquoinstrument meacutethodologique qui dirige la

reacuteflexion Crsquoest ce deacuteplacement qui pourrait nous indiquer le statut que lrsquoon devrait assigner au

complexe social Mais nous nrsquoen sommes pas encore lagrave Adressons-nous agrave preacutesent agrave la lettre du

chapitre pour montrer drsquoune maniegravere concregravete ce que nous essayons de dire par ces remarques

abstraites et preacuteliminaires

Ce chapitre concreacutetise donc la conception megrelidzienne de la conscience et notamment

lrsquoaspect de la conscience de soi Le but de lrsquoauteur est de deacutemontrer que la conscience (qui selon

ce que nous avons appeleacute sa deacutefinition minimale est lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu)

pour fonctionner ne neacutecessite pas de conscience de soi Et mecircme si dans ce chapitre agrave diffeacuterence

147

du preacuteceacutedent la discussion avec la philosophie est tout agrave fait marginale nous pensons qursquoavec la

thegravese de la secondariteacute de la conscience de soi qursquoy est deacuteveloppeacutee Megrelidzeacute se deacutemarque

encore plus radicalement de la position qui est celle de la tradition philosophique moderne En

effet nous voyons ici que la conscience est disjointe du sujet si sous le sujet nous comprenons le

Moi qui est conscient de soi dans toutes les opeacuterations de conscience que celles-ci soient lieacutees agrave

la perception agrave des repreacutesentations ou agrave la penseacutee et par cela garantit leur uniteacute Il est vrai que

Megrelidzeacute fait un usage assez freacutequent du terme laquo sujet raquo mais sans en donner une deacutefinition

preacutealable Comme nous avons essayeacute de le montrer Megrelidzeacute deacuteveloppe deux probleacutematiques

agrave la fois Il srsquoagit drsquoun cocircteacute des questions lieacutees au complexe social qui sont nourries

principalement par des propos de Marx et Hegel et de lrsquoautre cocircteacute des questions lieacutees agrave la

conscience deacuteveloppeacutees agrave partir de la psychologie de la Gestalt Le terme laquo sujet raquo apparaicirct

principalement dans la premiegravere de ces deux probleacutematiques et notamment en opposition agrave

laquo objet raquo il deacutesigne lrsquoinstance active qui se trouve dans une relation transformationnelle avec

lrsquoobjet crsquoest-agrave-dire la chose ou la nature (lrsquoobjet toutefois nrsquoest pas tout agrave fait passif et par sa

structure physique fait reacutesistance agrave lrsquoactiviteacute transformationnelle du sujet) Il est porteur

eacutegalement des eacuteleacutements anthropologiques Dans la plupart de ses occurrences en effet on

pourrait remplacer ce terme par laquo lrsquohomme raquo sans que cela pose problegraveme eacutetant donneacute que chez

Megrelidzeacute ce laquo sujet raquo est en mecircme temps toujours deacutefini par sa diffeacuterence drsquoavec lrsquoanimal Il

faut ici eacuteclaircir une apparente ambivalence qui peut troubler le lecteur Drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute

parle de lrsquoopposition sujet-objet et de lrsquoautre cocircteacute il insiste sur la fausseteacute du partage entre

lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur du sujet et notamment lagrave ougrave il discreacutedite toute interrogation sur

lrsquointeacuterieur du sujet refuse lrsquointrospection comme un proceacutedeacute de la connaissance de soi et affirme

que la seule manifestation du sujet est agrave lrsquoexteacuterieur Il est vrai que dans ce cas il nrsquoest mecircme pas

pertinent de parler de manifestation le sujet ne serait donc que la suite de ses actions Ces

problegravemes tant terminologiques que conceptuels ont leur origine dans lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute discursive

du projet de Megrelidzeacute et pourraient ecirctre consideacutereacutes comme lui eacutetant structurels et intrinsegraveques

Mais si nous essayons de faire une lecture bienveillante disons que lrsquoopposition entre le sujet et

lrsquoobjet nrsquoest pas radicale chez Megrelidzeacute car il essaie de la dialectiser et suggeacuterer que mecircme si

le sujet (lrsquohomme) joue un rocircle actif dans cette relation lrsquoobjet nrsquoest pourtant pas passif et

faccedilonne de son cocircteacute le sujet (rappelons-nous que dans lrsquoactiviteacute de travail qui est justement le

lieu drsquoactualisation de la relation sujet-objet laquo le sujet srsquoobjective raquo et laquo lrsquoobjet se subjective raquo)

148

Autrement dit agrave ce niveau drsquoargumentation le sujet est tel dans la mesure ougrave il est objectiveacute

Quant agrave la critique de la diffeacuterence entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur on peut la penser chez

Megrelidzeacute non comme contradictoire avec la thegravese preacuteceacutedente mais comme son compleacutement

En effet si le sujet nrsquoest tel que dans la mesure ougrave il est objectiveacute (dans lrsquoactiviteacute de travail et de

production) il ne peut pas y avoir drsquointeacuterioriteacute qui le constituerait Il est drsquoembleacutee et pleinement

exteacuterieur Selon notre reconstitution de ce en quoi le concept du sujet devrait consister chez

Megrelidzeacute il srsquoagit donc non pas du Moi qui accompagnerait et unifierait les opeacuterations de la

conscience mais de lrsquoagent pratique qui se reacutealise par son activiteacute autrement dit en entrant en

relation avec lrsquoobjet par sa force creacuteatrice et transformatrice En contradiction avec tout usage

connu de ce terme le sujet peut mecircme chez Megrelidzeacute ecirctre deacutenueacute de la conscience de soi car

la relation pratique du sujet avec lrsquoobjet nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur soi-

mecircme Il peut travailler en eacutetant complegravetement absorbeacute par son objet Pour Megrelidzeacute un tel eacutetat

nrsquoest pas un eacutepisode ou un eacutetat temporaire du sujet mais prend la dimension de lrsquoeacutepoque ou du

stade initial de lrsquohistoire humaine

Sauf quelques remarques drsquoouverture contre Fichte ougrave Megrelidzeacute affirme que le devenir

conscient (осознание) commence non pas agrave partir de lrsquoauto-position du sujet comme un ecirctre (un

possible renvoi agrave Descartes) ou moi absolu mais agrave partir des objets exteacuterieurs la question du

devenir auto-conscient de la conscience nrsquoest pas discuteacutee dans des termes philosophiques mais

sur la base de la meacutethode paleacuteontologique deacuteveloppeacutee par Nikolas Marr dans le cadre de sa

Nouvelle science de la langue Cela rend sa reacuteflexion encore plus heacuteteacuterogegravene Dans le chapitre

preacutecegravedent il a deacutejagrave eacuteteacute question de la critique de la conception taylorienne de lrsquohistoire humaine

contre laquelle Megrelidzeacute affirmait que le premier homme percevait non pas tout ce qui lui eacutetait

donneacute dans le monde et la nature mais seulement les objets de son activiteacute Ici Megrelidzeacute

poursuit cette ligne de discussion en insistant encore plus sur les donneacutees linguistiques Si les

choses se font place dans la conscience non en tant qursquoexistants mais comme creacuteeacutees et produites

Megrelidzeacute souligne que cela a des reacutepercussions sur la maniegravere dont nous devrions envisager le

partage entre la nature et la culture Mais au lieu de sa conception de la perception crsquoest donc la

meacutethode paleacuteontologique de la langue qui lui servira drsquoappui Appliqueacutee agrave la langue mais aussi agrave

la mythologie et archeacuteologie cette meacutethode a la preacutetention de permettre une remonteacutee jusqursquoagrave

des eacutetapes reculeacutees dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine Voyons donc cela agrave lrsquoexemple

de lrsquoanalyse paleacuteontologique des mots laquo nature raquo et laquo culture raquo reprise par Megrelidzeacute dans le but

149

drsquoune reconstruction du mode de perception et de penseacutee des premiers hommes Marr constate

que les versions latines de ces mots remontent agrave la mecircme uniteacute seacutemantique qui est le mot

laquo main raquo et donc par leur signification originale impliquent non pas ce qui serait auto-engendreacute

et laquo naturel raquo mais sont porteurs drsquoun indice de leur origine laquo artificielle raquo et laquo produite raquo

Pourtant eacutevidemment ils nrsquoont jamais eacuteteacute tout agrave fait identiques car dans ce cas on nrsquoaurait pas

deux termes diffeacuterents En effet la distinction entre la nature et la culture eacutetait originellement

poseacutee autrement que ce que suppose notre distinction actuelle Elle nrsquoeacutetait donc pas une

diffeacuterence entre drsquoun cocircteacute la culture qui serait produite par lrsquohomme et de lrsquoautre cocircteacute la nature

auto-engendreacutee qui existerait comme un monde mateacuteriel indeacutependant de lrsquoactiviteacute creacuteatrice de

lrsquohomme Cette compreacutehension est le reacutesultat du deacuteveloppement tardif du mode de la production

et de la technique ainsi que de lrsquoordre social et de la penseacutee humaine Aux premiegraveres eacutetapes la

nature et la culture partageaient le caractegravere drsquoartificialiteacute or la culture eacutetait produite par

lrsquohomme alors que la nature eacutetait produite par une force invisible La constatation de

lrsquoindiffeacuterenciation initiale entre la nature et la culture et lrsquoorigine culturelle et artificielle des

deux implique que la notion de la naturaliteacute est secondaire Megrelidzeacute suite agrave Marr avant de

prendre la distinction entre la nature et la culture comme ontologique la historicise Pour ce faire

Megrelidzeacute propose drsquoanalyser une chaicircne des transformations seacutemantiques en remontant agrave des

formes anciennes de la langue geacuteorgienne Voyons lrsquoexemple drsquoanalyse paleacuteontologique qui

serait la preuve de lrsquoindistinction originelle entre le naturel et lrsquoartificiel Il ramegravene les notions

laquo faire raquo ou laquo produire raquo agrave la notion comme il dit naturelle drsquo laquo engendrer raquo Il part du mot

geacuteorgien archaiumlque laquo shua raquo (eacutequivalent du mot laquo engendra raquo dans la citation suivante

laquo Abraham engendra Isaac Isaac engendra Jacob Jacob engendra Juda et ses fregraveres raquo Math 1

2) et lrsquointerpregravete non comme laquo donner naissance raquo (car un homme ne peut pas accoucher) mais

comme laquo faire raquo laquo produire raquo Ensuite il indique les deacutefinitions de ce-mecircme mot en geacuteorgien

moderne (ougrave il a acquis la forme laquo sho-ba raquo) laquo naissance raquo laquo ilelle170 a engendreacute raquo laquo ilelle

fait produit raquo Et enfin en affirmant que les deux mots ont la mecircme racine il relie ce mot avec le

mot laquo shro-ma raquo qui signifie laquo travail raquo La paleacuteontologie de la langue montre donc que sa

seacutemantique historique relegraveve du deacuteveloppement de la penseacutee et les notions que lrsquoon aurait la

tendance de nos jours agrave attribuer aux eacutetats ou modes de fonctionnement de la nature eacutetaient

originellement rameneacutees agrave lrsquoactiviteacute humaine au travail Megrelidzeacute invoque encore une autre

170 La cateacutegorie du genre grammatical est eacutetrangegravere agrave la langue geacuteorgienne

150

analyse paleacuteontologique qui montrerait que la naissance de lrsquohomme eacutetait comprise non

seulement comme la production mais eacutegalement comme un fait social Cette fois-ci il srsquoagit des

mots russes pour laquo engendrer raquo laquo donner naissance raquo qui remontent au mot laquo genre raquo (род) ou

laquo ligneacutee raquo et donc drsquoune cateacutegorie sociale Par conseacutequent la laquo naissance raquo a ducirc ecirctre consideacutereacutee

drsquoembleacutee comme une entreacutee dans le collectif social ou dans lrsquoappartenance agrave un totem et relevait

donc de la dimension sociale et non pas naturelle

Megrelidzeacute essaye de deacute-ontologiser non seulement les cateacutegories de la nature et de la

culture et toujours par la meacutethode paleacuteontologique il historicise la cateacutegorie de laquo lrsquoecirctre raquo

eacutegalement Il affirme que la notion de lrsquoecirctre ndash comme un eacutetat indeacutependant et isoleacute - nrsquoexistait pas

tout comme nrsquoexistait pas lrsquoexpression laquo il y a raquo Pour lrsquoexprimer lrsquoon faisait recours aux verbes

tels que laquo avoir raquo laquo posseacuteder raquo ou bien au mot laquo main raquo (ecirctre dans la laquo main raquo de la collectiviteacute)

Il srsquoappuie eacutegalement sur Levy-Bruhl selon qui on ne connait quasiment aucune socieacuteteacute

primitive qui ait en usage le verbe laquo ecirctre raquo Ses eacutequivalents fonctionnels pouvaient ecirctre les

pronoms de lieu transformeacutes en verbe En mecircme temps comme lrsquoaffirme Marr en langue russe

laquo ecirctre raquo coiumlncidait avec laquo prendre raquo ou laquo posseacuteder raquo et qui plus est si lrsquoon remonte la chaine

seacutemantique encore plus loin dans le temps il deacutesignait le laquo bien raquo la laquo possession raquo

laquo lrsquoopulence raquo

A la base de ces exemples (et quelques autres encore) Megrelidzeacute reacuteitegravere donc la thegravese poseacutee

dans le chapitre preacuteceacutedent sur le lien entre la perception et lrsquoactiviteacute pratique et la langue qui y

est intriqueacutee et en porte lrsquoinformation seacutedimenteacutee

laquo Tout cela deacutemontre que les choses et les pheacutenomegravenes (явления) nrsquoexistaient pour la

conscience humaine aux premiers eacutetapes de son deacuteveloppement que dans la mesure ougrave elles eacutetaient

lrsquoobjet de la possession de lrsquoactiviteacute ou de lrsquointeacuterecirct de lrsquohomme Tout le reste nrsquoayant pas de

rapport agrave sa vie eacuteconomique et sociale nrsquoeacutetait pas aperccedilu nrsquoeacutetait pas pris en compte (не

осознавалось) Ainsi les choses eacuteveacutenements et pheacutenomegravenes naturels marqueraient leur expression

langagiegravere agrave partir des objets artificiels des choses qui ont eacuteteacute deacutejagrave laquo apprivoiseacutees raquo par

lrsquohomme raquo171

171 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 199

151

Le point suivant du chapitre concerne la question de la conscience de soi qui est une des

conseacutequences de la thegravese sur la perception deacutesormais confirmeacutee eacutegalement par la linguistique

marriste Etant donneacute que selon elle la conscience rendait compte des choses agrave travers leur prise

en possession (notons que cela ne veut pas encore dire la proprieacuteteacute mais la disponibiliteacute drsquoune

chose pour la manipulation) lrsquoactiviteacute pratique et lrsquointeacuterecirct dans la vie eacuteconomique de lrsquohomme

alors la conscience de soi crsquoest-agrave-dire la perception du moi a ducirc ecirctre un fait assez tardif

historiquement Lrsquohomme nrsquoavait pas besoin de rendre compte de soi-mecircme Dans lrsquoactiviteacute

pratique crsquoest moins important que de se rendre compte des choses qursquoon travaille La reacuteflexion

sur soi-mecircme peut mecircme empecirccher la compreacutehension des choses car elle deacutetourne lrsquoattention de

lrsquoobjectif pratique et rend les opeacuterations de lrsquoorientation dans le milieu plus difficiles

Voici encore un autre argument de caractegravere logique pour la secondariteacute de la conscience de

soi la reacuteflexion et lrsquoapprofondissement en soi-mecircme ne peuvent pas y trouver du rien si la

conscience est vide de contenu objectif (crsquoest-agrave-dire si elle est deacutenueacutee des images et des

repreacutesentations des objets) Autrement dit le Moi ne peut se penser qursquoagrave travers le contenu

objectif de la conscience Et comme le contenu arrive dans la conscience agrave travers le travail et la

pratique ceux-ci preacutecegravedent logiquement la conscience de soi Evidemment il ne srsquoagit pas

seulement des objets mais de la compreacutehension des eacutetats ou des actions eacutegalement Ainsi par

exemple crsquoest le couteau lui-mecircme un produit de travail humain qui en acqueacuterant la fonction

de lrsquooutil ndash crsquoest-agrave-dire celle drsquoun organe de lrsquoactiviteacute humaine ndash rend possible la compreacutehension

de la notion de lrsquoactiviteacute de laquo couper raquo Crsquoest donc agrave travers les objets qursquoil a lui-mecircme produits

que lrsquohomme srsquoest rendu compte de sa propre existence Lrsquohomme se connaicirct agrave travers le monde

qursquoil creacutee Mais comme nous savons deacutejagrave par son travail lrsquohomme actualise tout le complexe

social et produit donc non seulement les objets et le monde culturels mais les rapports sociaux

eacutegalement Selon Megrelidzeacute historiquement lrsquohomme est arriveacute agrave la connaissance de soi (ce qui

dans le sens strict correspond pour lui au moment de la naissance de la philosophie) non pas par

une reacutealisation immeacutediate de son moi individuel mais suite agrave une tregraves longue eacutetape dans le

deacuteveloppement de la penseacutee humaine ougrave le sujet se comprenait comme un sujet collectif

Crsquoest justement le passage du sujet collectif au sujet individuel ndash ou plus preacuteciseacutement celui

de la conscience collective agrave la conscience de soi individuelle - que Megrelidzeacute discute en

troisiegraveme temps dans ce chapitre Il se sert de la meacutetaphore du miroir pour deacutecrire lrsquoapparition de

la conscience de soi chez lrsquohomme Il srsquoagit du laquo miroir social raquo et de lrsquoimage que les rapports

152

sociaux renvoient aux membres de la socieacuteteacute sur eux-mecircmes La maniegravere dont lrsquohomme se

conccediloit est donc indissociable de lrsquoimage qui lui est renvoyeacutee par les rapports sociaux dans

lesquels il se trouve Le premier homme nrsquoavait pas drsquoimage de son moi individuel car les

rapports sociaux autour de lui eacutetaient de caractegravere greacutegaire (стадность) Il nrsquoavait donc aucune

conception de la personnaliteacute ni de la sienne propre ni de celle de lrsquoautre La penseacutee tant du

moi que de lrsquoautre eacutetait indissociable de leur appartenance au groupe Par conseacutequence la seule

distinction possible eacutetait celle entre les siens et les ennemis A cette eacutetape lrsquoindistinction entre la

personne et son collectif allait de pair avec lrsquoabsence drsquointeacuterecircts particuliers Mecircme la sensibiliteacute

eacutetait collective Les vestiges drsquoune telle penseacutee et drsquoune telle sensibiliteacute Megrelidzeacute les deacutecouvre

dans la coutume de la vengeance par le sang La responsabiliteacute pour une infraction ne tombe pas

sur lrsquoindividu qui lrsquoa commise mais sur toute la collectiviteacute agrave laquelle il appartient (la tribu la

famille) Le chacirctiment est donc juste mecircme srsquoil tombe sur une tierce personne degraves lors qursquoelle

appartient agrave la collectiviteacute du violateur La responsabiliteacute collective implique que drsquoun cocircteacute

lrsquoinfraction devient la responsabiliteacute du collectif entier associeacute au violateur et que de lrsquoautre

cocircteacute le collectif entier de celui qui a subi la violation se considegravere comme victime Par

conseacutequent nrsquoimporte quel membre de la collectiviteacute peut se venger en infligeant le chacirctiment agrave

nrsquoimporte quel membre du groupe victime Mais un tel fonctionnement est rendu possible par le

caractegravere collectif de la sensibiliteacute et par lrsquoindiffeacuterenciation eacutepisteacutemologique de lrsquoindividu de son

groupe

Remarquons rapidement que mecircme si Megrelidzeacute partage un certain scheacutema progressiste du

deacuteveloppement du complexe social il lui est propre de penser la non-contemporaneacuteiteacute de ses

eacuteleacutements La non-contemporaneacuteiteacute srsquoexplique par la notion importante de seacutedimentation En se

seacutedimentant les eacuteleacutements de nature diffeacuterente se fixent ndash dans la mateacuterialiteacute drsquoun objet de la

culture mateacuterielle dans la langue dans des coutumes particuliegraveres ndash et font reacutesistance agrave des

mouvements de transformation Et crsquoest bien la non-contemporaneacuteiteacute des pheacutenomegravenes de la vie

humaine qui rend possible la penseacutee humaine qui comme nous avons vu pour se maintenir dans

la dureacutee ne pas srsquoeacuteteindre et disparaitre neacutecessite une continuiteacute et un effort permanent Drsquoautre

part crsquoest bien la seacutedimentation de la penseacutee qui rend possible la recherche et la reconstruction

de ses formes historiques Donc la penseacutee par sa nature historique et mateacuterialiste exige une

recherche conforme agrave cette nature Encore une fois nous voyons se rapprocher la description ou

153

lrsquoexplication de lrsquoobjet de recherche et la meacutethode de recherche lrsquoun de lrsquoautre Mais Megrelidzeacute

ne parle jamais de sa meacutethode Est-ce pourtant qursquoil ne lrsquoeacutelabore pas

Mais revenons agrave la lettre de son texte Outre ces survivances du type collectif de

lrsquoorganisation de la vie sociale mais eacutegalement de la sensibiliteacute et de la conscience ou maniegravere

de penser que nous avons vu agrave lrsquoexemple de la vendetta crsquoest la langue qui est une source riche

pour remonter agrave ces eacutetapes reculeacutees de lrsquohistoire humaine Cette fois-ci il ne srsquoagit pas des

analyses historico-seacutemantiques des mots (le terme laquo eacutetymologie raquo nrsquoa pas place dans la

terminologie de la theacuteorie de Marr) mais de la forme de la langue et des cateacutegories qui se

deacuteveloppait dans son inteacuterieur (la theacuteorie marriste ne tolegravere pas le terme laquo grammaire raquo non plus

qui est une approche formelle et scholastique et mecircme si dans les exemples qui suivront il

srsquoagira de cateacutegories grammaticales comme les numeacuteratifs et les pronoms elles ne seront pas

envisageacutees du point de vue morphologique comme on aurait tendance agrave srsquoy attendre mais

toujours selon leur fonction seacutemantique relevant drsquoun certain mode de penseacutee) Regardons les

exemples que Megrelidzeacute nous en donne Premiegraverement crsquoest la conclusion agrave laquelle sont

arriveacutes Marr et Mechtchaninov que dans le deacuteveloppement de la langue la cateacutegorie du pluriel

preacutecegravede le singulier Le fait que le pluriel soit plus ancien prouverait que les premiegraveres socieacuteteacutes

ont ducirc ecirctre organiseacutees autour du travail et proprieacuteteacute collectifs Deuxiegravemement selon Marr

lrsquoexamen des couches les plus anciennes de la langue montrerait que les pronoms de la premiegravere

et de la deuxiegraveme personne du singulier (moi toi) sont eacutegalement drsquoorigine tardive Lrsquoapparition

des pronoms dans la langue serait donc lieacutee agrave lrsquoeacutetape ougrave les hommes se repreacutesentaient encore

comme personnes collectives unies sous le mecircme totem comme des laquo moi-totems raquo Crsquoest bien

le totem qui eacutetait deacutesigneacute par le pronom en troisiegraveme personne du singulier Ce dernier faisait

donc reacutefeacuterence agrave la repreacutesentation singuliegravere de la collectiviteacute Ainsi de point de vue geacuteneacutetique

le pronom de la troisiegraveme personne du singulier est plus ancien que les pronoms de la premiegravere et

deuxiegraveme personne du singulier Cela veut eacutegalement dire que la premiegravere notion du singulier

qui soit apparue dans la langue prenait son origine dans le pronom de la premiegravere personne

du pluriel laquo nous ndash le collectif raquo En effet le pronom singulier en troisiegraveme personne eacutetait la

personne collective et deacutesignait le groupe social crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute

Les traces du pronom de la troisiegraveme personne du singulier sont preacuteserveacutes dans certaines

formes des verbes geacuteorgiens en premier personne du singulier comme laquo je suis malade raquo ou laquo jrsquoai

soif raquo (მჭირს მწყურია) qui outre le suffixe de la premiegravere personne du singulier

154

comprennent aussi le suffixe de la troisiegraveme personne du singulier et pourraient ecirctre

analytiquement deacuteconstruits de la maniegravere suivante laquo il crsquoest-agrave-dire (selon lrsquointerpreacutetation de

Marr) le totem ou lrsquoesprit de la maladiede lrsquoeau me possegravede raquo Les verbes qursquoaujourdrsquohui nous

classons comme impersonnels ne lrsquoeacutetaient pas dans les temps preacutehistoriques Ils faisaient

reacutefeacuterence agrave la personne collective surnaturelle ou au totem tout court Il en va de mecircme des

formes verbales telles que laquo il fait chaud raquo en franccedilais ou laquo es regnet raquo en allemand Crsquoest

seulement dans le cadre de la laquo grammaire scholastique raquo qursquoelles sont interpreacuteteacutees comme

impersonnelles En revanche dans le cadre de la linguistique qui est attentive agrave la mateacuterialiteacute de

la langue il devient clair que dans le cas des verbes impersonnels il srsquoagissait des

repreacutesentations de diffeacuterents ecirctres surnaturels censeacutes infliger la maladie la soif la faim ou

provoquer des diverses pheacutenomegravenes meacuteteacuteorologiques

Quant agrave la diffeacuterentiation du moi individuel du moi collectif originairement identifieacute au

totem ce procegraves est lieacute selon Marr agrave lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute

notamment agrave la proprieacuteteacute personnelle La conscience du moi propre est historiquement lieacutee agrave la

proprieacuteteacute personnelle (la proprieacuteteacute priveacutee reacutesulte drsquoun deacuteveloppement encore plus tardif)

laquo Conscience [de soi comme] drsquoun particulier possesseur de certains biens conscience [de soi

comme] du seigneur (хозяйна) est agrave lrsquoorigine historique de la conscience de soi comme drsquoun moi

individuel Mecircme la conscience collective tel le moi toteacutemique ou tribal eacutetait possible gracircce agrave la

possession collective crsquoest-agrave-dire agrave la base de la conscience de la proprieacuteteacute toteacutemique et

patrimoniale raquo172

Par lrsquoanalyse paleacuteontologique du mot geacuteorgien pour la laquo proprieacuteteacute raquo en passant par une

multipliciteacute de langues comme le sсythe lrsquoarabe ou le grec (qui est assez difficile agrave suivre

comme la plupart des analyses de Marr) Megrelidzeacute conclut avec Marr que tout ce qui

appartenait agrave la tribu eacutetait la proprieacuteteacute du totem Et lagrave il srsquoagit non seulement des objets de la

proprieacuteteacute personnelle (le vecirctement les ustensiles) mais des hommes eux-mecircmes Crsquoest donc la

compreacutehension de la proprieacuteteacute dans sa forme collective qui explique le meacutecanisme de la

conscience du moi collectif car celui-ci se comprend comme la proprieacuteteacute du totem crsquoest-agrave-dire

comme faisant partie du collectif

172 Ibid p 207

155

Nous pourrions dire que le moi au lieu drsquoecirctre un eacuteleacutement structurel de la conscience

(contrairement au concept du sujet dans la philosophie moderne structurellement et

originairement conscient de soi) nrsquoest qursquoun de ces objets possibles et comme tous les objets il

ne trouve de place en elle ndash cest-agrave-dire nrsquoest pas compris ou encore nrsquoest pas inteacutegreacute dans le

champ de conscience comme un de ses eacuteleacutements participant dans la structuration de son contenu

ndash qursquoau moment ougrave la vie pratique motive la conscience pour sa perception (crsquoest-agrave-dire pour

son identification en qualiteacute drsquoun objet nouveau) et pour une transformation de son contenu suite

agrave la reconfiguration que lrsquointroduction de ce nouvel objet provoque dans le reacuteseau des relations

qui constituent le contenu de la conscience La perception du moi crsquoest-agrave-dire la reconfiguration

de la conscience en une conscience de soi est le reacutesultat de la croissance de la productiviteacute ainsi

que de la taille de la collectiviteacute qui a creacuteeacute le pheacutenomegravene de la distribution du travail Dans les

nouvelles conditions qui impliquaient lrsquoapparition drsquoune forme individuelle de proprieacuteteacute la

conscience pour pouvoir srsquoorienter dans le milieu changeacute a du se transformer en conscience de

soi Nous voyons donc que les reacutesultats des analyses linguistiques permettent agrave Megrelidzeacute de

rester fidegravele premiegraverement agrave sa conception du complexe social car dans ses explications tous

ses eacuteleacutements sont invoqueacutes et mis au service de lrsquoexplication deuxiegravemement agrave sa thegravese

ontologique et eacutethique selon laquelle le sujet nrsquoa pas de dimension inteacuterieure et se manifeste

pleinement agrave lrsquoexteacuterieur (la conscience de soi srsquoinstaure suite agrave la perception du moi tel un objet

exteacuterieur et notamment comme une image renvoyeacutee par le laquo miroir social raquo)

Nous voudrions conclure notre chapitre par quelques consideacuterations sur la structuration de la

premiegravere partie des Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de Konstantineacute

Megrelidzeacute et poser quelques questions suggeacutereacutees par sa structure Tregraves rapidement par quelques

derniegraveres phrases du cinquiegraveme chapitre et ainsi de la premiegravere partie du livre Megrelidzeacute nous

fait comprendre deux points importants Le premier consiste en ceci que lrsquoapparition de la

conscience de soi est rameneacutee agrave la rupture de la communication organique avec le milieu dont il

srsquoagissait dans le deuxiegraveme chapitre Ainsi cette remarque permet de situer les propos exprimeacutes

dans ce chapitre par rapport agrave ses reacuteflexions preacuteceacutedemment exposeacutees quant au passage de lrsquoeacutetat

de conscience animale agrave la conscience humaine Le deuxiegraveme point consiste en ceci que

156

lrsquoapparition de la conscience de soi marque le deacutebut de la penseacutee proprement humaine alors que

ce qui la preacutecegravede y compris la conscience collective est mis agrave eacutegaliteacute avec lrsquoeacutetat animal Cette

remarque explique la division du livre en deux parties car le sujet de la deuxiegraveme partie est

justement la penseacutee humaine Pourtant cette constatation qui agrave premiegravere vue marque les limites

conceptuelles des deux parties nrsquoeacuteclaire en rien le but de la premiegravere partie Citons ce passage et

soulignons encore que les quelques lignes comprenant ces points nodaux pour la compreacutehension

du tout du livre ont eacuteteacute censureacutees et ne sont lisibles dans aucune des eacuteditions sauf dans le bon agrave

tirer de 1937 La disparition de ces remarques est manifestement un effet collateacuteral de

lrsquoeacutelimination des passages sur Marr car elles y sont organiquement enchevecirctreacutees et ne relegraveve

drsquoaucune autre motivation de la part des censeurs

laquo La penseacutee - dans le sens humain ndash relegraveve avant toute chose de lrsquoorientation individuelle et

non pas drsquoun appareil biologique du caractegravere greacutegaire qui fonctionne sans conscience [de soi] Pour

que la penseacutee commence agrave se deacutevelopper il fallait que la personne se particularise et perde la

conscience greacutegaire Cette eacuteleacutevation de la conscience de soi de la personne a eu lieu comme nous

lrsquoavons vu drsquoabord gracircce agrave la disruption des liens naturels et biologiques et deuxiegravemement gracircce

au deacuteveloppement des nouvelles formes de proprieacuteteacute raquo173

Mais avant drsquoarriver agrave ce passage final le lecteur a lrsquoimpression que dans ce chapitre

Megrelidzeacute discute drsquoune premiegravere socieacuteteacute humaine agrave laquelle il remonte agrave travers lrsquoanalyse

paleacuteontologique de la langue ainsi que par les seacutedimentations de certains des eacuteleacutements de cette

eacutepoque historique dans les coutumes qui ont surveacutecu Il doit donc srsquoagir drsquoune certaine forme de

la socieacuteteacute humaine qui est caracteacuteriseacutee par une certaine pratique (laquo le travail collectif raquo qui

preacutecegravede la division du travail) par une certaine langue ainsi que par un certain type de penseacutee

qui se base sur la conscience collective La conscience est collective dans la mesure ougrave en eacutetant

entiegraverement orienteacutee vers les objets de pratique elle ne contient pas de savoir sur soi-mecircme qui

serait distinct de la nature et des autres consciences A cet eacutetat de conscience correspond

eacutegalement une sensibiliteacute collective Elle implique ceci que lrsquohomme qui fait corps avec la

collectiviteacute se sent affecteacute par ce qui affecte la collectiviteacute dans son entiegravereteacute et nrsquoayant pas de

conscience de son individualiteacute ne peut pas se lrsquoattribuer drsquoune maniegravere individuelle Dans cette

173 Ibid p 210

157

description nous voyons se reacuteunir tous les eacuteleacutements du complexe social qui relegraveve du mode de

vie humaine crsquoest-agrave-dire de la vie sociale et historique Or en allant contre cette impression

dans le passage final de la premiegravere partie du livre que nous venons de citer Megrelidzeacute affirme

que crsquoest bien lrsquoapparition de la conscience de soi qui marque le passage de lrsquoeacutetat animal agrave lrsquoeacutetat

humain Il nous devient clair que lrsquoapparition de la conscience de soi coiumlncide avec ce que en

comparant les modes de communication animal et humain Megrelidzeacute avait deacutecrit comme

lrsquoindividualisation du contenu de la conscience gracircce agrave laquelle le sujet srsquoeacutemancipe de la relation

immeacutediate avec son milieu En effet nous comprenons maintenant que dans le cinquiegraveme

chapitre quand bien mecircme il est question du travail de la conscience et de la sensibiliteacute

collective il ne srsquoagit pourtant pas du complexe social mais de lrsquoeacutetat preacutehistorique et preacute-

humain que Megrelidzeacute qualifie drsquoanimalesque suite aux mots de Marx tireacutes de LrsquoIdeacuteologie

allemande

laquo hellip La conscience de la neacutecessiteacute drsquoentrer en rapport avec les individus qui lrsquoentourent marque

pour lrsquohomme le deacutebut de la conscience de ce fait qursquoil vit somme toute en socieacuteteacute Ce deacutebut est

aussi animal que lrsquoest la vie sociale elle-mecircme agrave ce stade il est une simple conscience greacutegaire et

lrsquohomme se distingue ici du mouton par lrsquounique fait que sa conscience prend chez lui la place de

lrsquoinstinct ou que son instinct est un instinct conscient raquo174

Nous pourrions mecircme dire que lrsquoessentiel des reacuteflexions de Megrelidzeacute jusqursquoici a eacuteteacute de

commenter et preacuteciser ce passage de Marx en srsquoarmant des instruments de la psychologie de la

Gestalt de la linguistique marriste ainsi que des donneacutees ethnologiques Mais ce faisant

Megrelidzeacute se trouve coinceacute dans une contradiction car drsquoun cocircteacute il fait une distinction rigide

entre les modes de communication animal et humain et deacuteveloppe toute une reacuteflexion en

qualifiant cette derniegravere comme une actualisation (permanente) du complexe social mais quand

il srsquoagit drsquoexpliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre il ne peut caracteacuteriser lrsquoeacutetat preacutesocial que dans

des termes qui selon sa propre affirmation ne sont adeacutequats que pour lrsquoeacutetat social La tension

entre les reacuteflexions synchronique et geacuteneacutetique que nous avons identifieacutee degraves le deacutebut du livre ne

fait donc que srsquoaggraver vers la fin de cette partie du livre Par conseacutequent la question que nous

devrions poser concerne le statut du complexe social dans le projet de Megrelidzeacute Pourquoi la

174 Karl MARX Friedrich ENGELS Lrsquoideacuteologie allemande Editions sociales Paris 1968 p 60

158

conception du complexe social qui se veut historisant et mateacuterialiste ne se construit-elle pas agrave

travers une analyse concregravete de la matiegravere historique mais est degraves le deacutebut poseacutee drsquoune maniegravere

laquo ideacutealiste raquo comme une structure composeacutee de trois termes (travail langue et penseacutee auxquels

srsquoajoute lrsquooutil de travail) qui par leur deacutetermination reacuteciproque meacuteriteraient agrave leur ensemble

drsquoecirctre qualifieacute de laquo dialectique raquo et par la dominance de lrsquoeacuteleacutement du travail lui garantirait

eacutegalement le qualificatif laquo mateacuterialiste raquo En prenant en compte la tension entre la preacutetention

historiciste et la theacutematisation du fait anhistorique de la conception du complexe social nous

pourrions formuler la question qui devrait ecirctre poseacutee sur son compte en trois points

1) Faut-il le voir comme une tentative de combler notre savoir quant aux conditions de la vie

humaine agrave lrsquoaube de lrsquohistoire ou autrement dit comme sa reconstruction de point de vue drsquoun

certain marxisme Il est douteux qursquoil puisse ou veuille reacutepondre agrave ce but Les reacuteflexions sont

orienteacutees vers la construction drsquoun certain cadre theacuteorique plutocirct que vers une reconstruction

historique

2) Sert-il agrave constituer une image de la condition humaine qui preacuteceacutederait ses aberrations

historiques et qui agrave lrsquoinstar drsquoune certaine theacuteorie de lrsquoeacutetat de la nature (drsquoorientation

rousseauiste plutocirct que celle qui est agrave lrsquoorigine de la tradition libeacuterale de la philosophie

politique) permettrait de deacuteduire une norme drsquoorganisation de la vie eacuteconomique de la socieacuteteacute

ndash Il nous paraicirct qursquoagrave cet eacutegard aucun romantisme nrsquoest possible chez Megrelidzeacute Crsquoest bien un

deacuteseacutequilibre dans les rapports pratiques et donc sociaux ainsi que la division du travail et le

deacuteplacement des limites eacutepisteacutemologiques qursquoun tel deacuteseacutequilibre a entraineacute qui amegravenent la

conscience agrave se rendre compte de soi-mecircme et devenir reacuteflexive Donc le deacuteseacutequilibre marque

lrsquoavegravenement de lrsquoegravere humaine et historique agrave proprement parler et preacutesente pour Megrelidzeacute un

passage progressiste sans eacutequivoque

3) Est-il ainsi conccedilu par Megrelidzeacute pour proposer une anthropologie marxiste Il est vrai

que drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute srsquoappuie essentiellement sur les textes anthropologiques de Marx

(Ideacuteologie allemande Les manuscrits de 1844) et drsquoun autre cocircteacute il insiste beaucoup sur la

diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal ougrave le complexe social lui sert pour caracteacuteriser la condition

proprement humaine Neacuteanmoins le seul geste diffeacuterentiel ne suffit pas pour deacutevelopper un

projet anthropologique Au contraire le fait que Megrelidzeacute rende lrsquohomme complegravetement

immanent au complexe social lui permet de le deacute-essentialiser et deacutenaturaliser Par conseacutequent

celui de Megrelidzeacute est un proceacutedeacute neacutegatif et reacutesulte en ceci que le savoir sur lrsquohomme pris en

159

tant que tel nrsquoest pas possible car il ne peut pas se charger de contenu hors les donneacutees concregravetes

et historiques sur les eacuteleacutements constituants du complexe social Or tant que la structure du

complexe social reste poseacutee drsquoune maniegravere abstraite comme crsquoest le cas dans la partie du livre

dont nous avons discuteacute jusqursquoici (agrave lrsquoexception de lrsquoexcursion dans lrsquohistoire des couleurs et des

analyses linguistiques) lrsquoon ne peut qursquoen deacuteduire des deacutefinitions neacutegatives sur lrsquohomme

Une lecture possible que nous voudrions deacutefendre serait drsquoenvisager le complexe social non

pas comme lrsquoobjet de recherche mais comme le cadre meacutethodologique que Megrelidzeacute

deacuteveloppe pour ce que dans la preacuteface du livre il a drsquoune maniegravere peu explicite deacutefini comme la

science dialectique de la penseacutee Si lrsquoon adopte une telle perspective qui permettra de distinguer

lrsquoobjet et la meacutethode et de ne pas confondre le discours et le meacuteta-discours un certain nombre

drsquoambiguiumlteacutes dont il a eacuteteacute deacutejagrave question pourront disparaicirctre Si le complexe social nrsquoest qursquoun

cadre meacutethodologique qui permet drsquoexpliquer les modes de penseacutee (comme on verra dans la

deuxiegraveme partie du livre il srsquoagira drsquoideacutees) alors les contradictions que nous avons releveacutees en

connexion avec la probleacutematique de lrsquoorigine du complexe social apparaicirctront comme des

reacutesultats drsquoune fausse maniegravere de poser la question Dans cette perspective le but que se pose

Megrelidzeacute nrsquoest pas drsquoexpliquer lrsquoorigine de la socieacuteteacute humaine deacutecrit comme le complexe

social mais de fonder le complexe social comme un ensemble des paramegravetres qui permettraient

drsquoexpliquer lrsquoorigine des ideacutees ou des modes de pheacutenomeacutenalisation historique et sociale de la

penseacutee Donc on peut envisager le projet de Megrelidzeacute non pas comme une ontologie sociale

mais comme un nouveau type de science qui en partant des thegraveses ontologiques et

eacutepisteacutemologiques (que comme nous avons vu Megrelidzeacute met en opposition avec les

reacuteductionnismes physiologiques et psychologiques ainsi qursquoen opposition avec la philosophie ou

la sociologie bourgeoise) propose un cadre meacutethodologique qui expliquerait lrsquoorigine des modes

de la penseacutee et des ideacutees en connexion avec la totaliteacute sociale Crsquoest cette vision de totaliteacute qui

garantirait le caractegravere dialectique et mateacuterialiste de la nouvelle science de la penseacutee

En justification drsquoune telle lecture nous aurions deux arguments Lrsquoun est lieacute agrave la structure

du livre Lrsquoautre est donneacute dans deux articles de Megrelidzeacute ougrave on le voit appliquer cette

meacutethodologie dans lrsquoexplication de questions tregraves concregravetes Ici nous nous contenterons

drsquoexposer notre premier argument et on preacuteservera le deuxiegraveme pour la partie finale de notre

travail ougrave nous devrons revenir agrave la question des diffeacuterentes lectures possibles du livre qui

160

impliquent bien eacutevidemment des maniegraveres diffeacuterentes de comprendre la nature du projet que

Megrelidzeacute tente de deacutevelopper

Dans la premiegravere partie du livre nous avons pu identifier deux lignes drsquoargumentation

Parmi les cinq chapitres dont elle est composeacutee le premier le troisiegraveme et le quatriegraveme se

prolongent et constituent une ligne argumentative qui touche les questions concernant le

complexe social Chacun de ces chapitres analyse des eacuteleacutements de ce tout dialectique et la

relation circulaire entre ces eacuteleacutements 1) travail-socieacuteteacute 3) penseacutee-travail-socieacuteteacute 5) langue-

travail-socieacuteteacute-penseacutee Chaque chapitre suivant dans cette seacutequence se construit agrave partir des

reacutesultats de(s) chapitre(s) preacuteceacutedent(s) et ils forment une sorte drsquoascension dialectique au cours

de laquelle les eacuteleacutements du complexe social ainsi que leurs relations srsquoarticulent et se

concreacutetisent de plus en plus Cette ligne drsquoargumentation est difficile agrave repeacuterer car la seacutequence

des chapitres qui la constituent est intercaleacutee deux fois notamment par les chapitres deux et

quatre qui constituent une autre ligne drsquoargumentation concernant la question de la conscience

2) conscience 4) perception Remarquons eacutegalement que agrave notre avis cette deuxiegraveme ligne

drsquoargumentation ne finit pas ici mais se prolonge et culmine par le sixiegraveme chapitre ougrave

Megrelidzeacute srsquointerroge sur la nature du concept et sur sa formation dans la conscience crsquoest-agrave-

dire sur son eacutetat subjectif qui est suivie dans le reste du livre par la theacutematisation de lrsquoeacutetat

objectif du concept ou des ideacutees qui se pheacutenomeacutenalisent socialement Pourtant la ceacutesure entre les

deux parties tombe entre le cinquiegraveme et le sixiegraveme chapitres car comme nous avons deacutejagrave dit

elle marque le passage de la conscience non reacuteflexive agrave la conscience reacuteflexive cette derniegravere

eacutetant le lieu drsquoorigine de la penseacutee proprement humaine crsquoest-agrave-dire des concepts et des ideacutees

Mais en revenant agrave notre question il faut dire que les deux lignes drsquoargumentation que nous

avons identifieacutees ne restent pas isoleacutees Bien au contraire la conscience est envisageacutee comme le

support psychologique du complexe social qui apparaicirct comme une probleacutematique de lrsquoontologie

sociale Mais un tournant eacutetrange srsquoeffectue dans le cinquiegraveme chapitre ougrave agrave cocircteacute de la question

de la conscience de soi (deuxiegraveme ligne) lrsquoon trouve poseacutee la question de lrsquoeacuteleacutement du complexe

social qui jusque-lagrave restait sans theacutematisation agrave savoir celle de la langue (premiegravere ligne) Elle y

apparaicirct comme le lieu de seacutedimentation de la penseacutee ce qui est une caracteacuteristique ontologique

et se conforme bien avec une interpreacutetation ontologique du complexe social Mais tout de suite la

langue est exploiteacutee comme une ressource agrave partir de laquelle Megrelidzeacute reconstruit des traits

drsquoun certain mode de penseacutee Donc la langue acquiert un rocircle instrumental Crsquoest ce tournant qui

161

donne agrave penser que tout le complexe social pourrait ecirctre envisageacute comme un instrument

meacutethodologique En effet dans le cinquiegraveme chapitre la subordination de deux lignes

drsquoargumentation subit un changement et la conscience au lieu drsquoecirctre preacutesenteacutee seulement

comme le support psychologique du complexe social est poseacutee comme lrsquoobjet de reconstruction

par le moyen drsquoun des eacuteleacutements du complexe social A la lumiegravere de ces remarques citons un

passage du quatriegraveme chapitre Il est unique dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute

indique la virtualiteacute proprement meacutethodologique du complexe social

laquo Ce postulat sur la correspondance entre le mode de connaissance au mode drsquoappellation (il

srsquoagit des noms des couleurs ndash nous remarquons) est extrecircmement important car par cela srsquoinstaure

lrsquouniteacute originaire entre 1) lrsquoactiviteacute pratique 2) la penseacutee et 3) le langage (речью) Il nous permet de

nous orienter dans le passeacute historique drsquoidentifier des anciens formes de la penseacutee (crsquoest-agrave-dire des

compositions des penseacutees (мыслесложения)) de la langue (le contenu et la structure du langage)

ainsi que de lrsquoactiviteacute pratique (crsquoest-agrave-dire les compositions des choses (вещесложения) des

objets drsquousage courant et des rapports sociaux) dans le cas ougrave un de ces laquo paramegravetres raquo nous est plus

ou moins bien connu raquo175

Bien eacutevidemment nous ne preacutetendons pas que crsquoest la seule lecture laquo juste raquo des propos de

Megrelidzeacute Bien au contraire elle nrsquoest qursquoune des possibles et coexiste avec une lecture

ontologique qui est plus forte car plus eacutevidente mais en mecircme temps plus critiquable Nous y

reviendrons

Structure du livre ndash II

Mecircme si le lien entre la premiegravere et la deuxiegraveme partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute reste

ambigu la deuxiegraveme partie prise agrave part a une structuration plus claire que la premiegravere

Megrelidzeacute lui-mecircme la deacutecrit et formule lrsquoobjectif qursquoil y poursuit

Pour formuler son objectif il part de la constatation que dans les socieacuteteacutes historiquement et

geacuteographiquement distantes on trouve des complexes drsquoideacutees et des Weltanschauungen

175 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 216

162

diffeacuterentes les diffeacuterences eacutetant tellement grandes qursquoelles empecircchent une communication entre

leurs porteurs La question geacuteneacuterale qursquoil se pose donc est celle de savoir quelles sont les raisons

qui conditionnent drsquoune part lrsquoeacutemergence de telle ou telle ideacutee dans une socieacuteteacute donneacutee et

drsquoautre part quels sont les meacutecanismes qui garantissent leur maintien et domination A cette

interrogation il reacutepondra en deux temps premiegraverement du point de vue individuel il

srsquointerrogera sur la maniegravere dont les concepts se forment dans la conscience et deuxiegravemement il

discutera la maniegravere dont les ideacutees acquiegraverent une valeur sociale circulent et se reacutealisent

Lrsquoensemble de ces interrogations constitue la probleacutematique de la laquo pheacutenomeacutenologie sociale de

la penseacutee raquo Rappelons-nous qursquoinitialement Megrelidzeacute envisageait drsquoutiliser le terme

laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son livre Il srsquoagit ici de lrsquoun des rares moments dans le livre

ougrave il recourt agrave ce terme Cependant le sens du terme nrsquoest pas expliqueacute176 Dans la derniegravere partie

du livre nous discuterons les traces de la pheacutenomeacutenologie husserlienne repeacuterables dans lrsquoouvrage

de Megrelidzeacute La quintessence de la probleacutematique deacutesigneacutee comme laquo pheacutenomeacutenologie raquo

consiste en ceci que comme lrsquoaffirme Megrelidzeacute ce nrsquoest que par son existence objective que

la penseacutee devient saisissable pour soi-mecircme Vu que lrsquoexistence objective de la penseacutee consiste

en lrsquoimplication des ideacutees dans une circulation sociale ainsi que dans la reacutealiteacute culturelle investie

par les ideacutees on pourrait penser qursquoil srsquoagit drsquoune laquo pheacutenomeacutenalisation raquo de la penseacutee qui aboutit

agrave une sorte drsquoautoreacuteflexion par la meacutediation de la matiegravere sociale et historique Il serait leacutegitime

de penser que ce terme plutocirct qursquoune reacutefeacuterence agrave Husserl nous renvoie agrave Hegel Autant dire

qursquoau lieu drsquoeacuteclairer les intentions theacuteoriques de Megrelidzeacute ce passage ne les rend que plus

ambigueumls encore

Dans la deuxiegraveme partie du livre Megrelidzeacute entreprend donc lrsquoanalyse de lrsquoeacutemergence

historique des ideacutees dans deux perspectives drsquoabord dans le tregraves riche et ample sixiegraveme

chapitre il srsquoagira de lrsquoeacutemergence de lrsquoideacutee au niveau subjectif et ensuite dans les quatre

chapitres restants il sera question de la sociogenegravese des ideacutees ainsi que de leur circulation et de

leur reacutealisation sociale

VI Emergence de lrsquoideacutee Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute dans ce chapitre le plus long et dense est

de deacutevelopper une conception de ce qursquoest le concept La neacutecessiteacute drsquoune telle conception

srsquoimpose agrave lui de maniegravere tant interne qursquoexterne Drsquoune part il faut expliquer la maniegravere dont

176 Cf Ibid p 228

163

srsquoorganise le contenu de la conscience Et drsquoautre part il est neacutecessaire de deacutevelopper une

conception mateacuterialiste du concept sans quoi la posture singuliegravere de ce projet par rapport agrave des

philosophies ideacutealistes restera ambigueuml

Faisons tout de suite quelques preacutecisions sur les termes A notre avis le titre de ce chapitre

ougrave figure le terme laquo ideacutee raquo ne convient pas au contenu du chapitre Mecircme si Megrelidzeacute

nrsquoexplique pas la diffeacuterence qursquoil y aurait entre lrsquoideacutee et le concept nous pensons que pour lui

lrsquoideacutee est ce qui est socialement incarneacute et ce qui participe agrave la communication que ce soit la

communication litteacuteraire entre des individus ou une exteacuteriorisation des sujets dans leurs

comportements dans les produits du travail ou dans les objets de la culture mateacuterielle (comme

nous lrsquoavons vu tout cela fait partie de la communication dont Megrelidzeacute a une conception

assez large) Alors que le concept se situe au niveau de la conscience et reacutesulte drsquoune certaine

organisation du contenu agrave partir des eacuteleacutements du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Cela ne veut

pourtant pas dire que la formation des concepts se deacuteroulerait drsquoune maniegravere purement subjective

et autonome conformeacutement agrave des formes aprioriques qui seraient propres agrave la conscience

humaine Dans ce cas lrsquoon ne serait pas tombeacute loin des positions ideacutealistes Bien au contraire la

vision mateacuterialiste consiste en une intoleacuterance radicale pour toute diffeacuterence entre la forme et le

contenu au niveau de la conscience Seul le concept a une forme mais cette forme nrsquoest autre

chose que la structuration du sens qui constitue le contenu de ce mecircme concept Or comme le

concept se structure dans une conformiteacute plus ou moins exacte et pleine avec la structuration du

champ objectif de lrsquoexpeacuterience qui de son cocircteacute nrsquoest jamais vide de la preacutesence des autres sujets

ou des eacuteleacutements du monde culturel il est toujours socialement et historiquement situeacute Par

conseacutequent les concepts sont toujours concrets mais en mecircme temps geacuteneacuteraliseacutes Quant aux

ideacutees ce sont les penseacutees en tant que mises en une circulation sociale Elles tombent sous les lois

de celle-ci et exigent une analyse agrave part Dans ce cas srsquoagirait donc drsquoune analyse sociologique

ou plus preacuteciseacutement de la sociologie du savoir agrave laquelle seront deacutedieacutes les chapitres restants du

livre

Pour donner au lecteur un avant-goucirct disons tout de suite que le concept selon Megrelidzeacute

est lrsquoensemble des rapports dans lesquels se trouve lrsquoobjet Autrement dit le concept drsquoun objet

est le scheacutema des rapports saisis par la conscience dans le champ objectif de lrsquoexpeacuterience Lrsquoon

pourrait dire eacutegalement que le concept est le reacuteseau des rapports dans lesquels son objet est

impliqueacute Dans des contextes (ou des reacuteseaux de rapports) diffeacuterents lrsquoobjet physiquement

164

identique aura donc des concepts diffeacuterents Par conseacutequence le concept est agrave la fois 1) concret

(car il est deacutefini comme singulier exclusivement par lrsquoensemble de ses rapports) et 2) geacuteneacuteral

(dans la mesure ougrave il est le centre commun ou geacuteneacuteral pour tous les rapports qui sont impliqueacutes

dans sa deacutefinition) Enfin il srsquoensuit que deux objets physiquement diffeacuterents peuvent avoir le

mecircme concept srsquoils se substituent dans le rocircle de centre des mecircmes rapports car ainsi ils auront

des contenus identiques Megrelidzeacute utilise cette conception du concept pour reacutefuter lrsquoideacutee de

Leacutevy-Bruhl sur la mentaliteacute preacutelogique selon laquelle laquo lrsquoesprit des primitifs est peu sensible agrave la

contradiction raquo177 celle-ci ignorerait la loi de non-contradiction propre agrave la logique formelle et

accepterait de penser un A comme un non-A Ce qui pour Leacutevy-Bruhl serait une diffeacuterence entre

deux formes de conscience (logique et preacutelogique) srsquoexplique donc tregraves bien du point de vue de

Megrelidzeacute par sa conception du concept sans qursquoil ait besoin de faire une quelconque diffeacuterence

entre des types de conscience Crsquoest dans ce sens-lagrave que comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute la

conscience loin drsquoecirctre aprioriquement deacutefinie est le lieu neutre pour la structuration des

contenus en concepts qui en tant que structureacutes en rapports creacuteent eux-mecircmes la forme qui leur

est propre

Megrelidzeacute entame la deacutefinition de ce qursquoest le concept (понятие) par une analyse

paleacuteontologique de ce terme Ce faisant il voudrait non seulement le deacutefinir mais eacutegalement

expliquer son eacutemergence historique Crsquoest bien agrave cette fin qursquoil emploie lrsquoanalyse

paleacuteontologique Celle-ci lui permet de situer lrsquoeacutemergence du concept dans la conscience au sein

du scheacutema stadiologique proposeacute dans la premiegravere partie du livre agrave savoir au moment ougrave la

conscience collective cegravede place agrave la conscience individuelle Ce preacutetendu repeacuterage historique est

donc envisageacute dans un cadre geacuteneacuteral de sa theacuteorie du deacuteveloppement de la conscience humaine et

ne peut ecirctre qualifieacute drsquohistorique que sous reacuteserve car y manque toute identification temporelle

ou geacuteographique Quant agrave lrsquoanalyse paleacuteontologique elle consiste en ceci qursquoil identifie les mots

qui par la ressemblance de leur racines deacutemontrent qursquooriginellement ils eacutetaient eacutetroitement lieacutes

ou coiumlncidaient avec le mot понятие (concept) ou понимание (compreacutehension) Ces eacuteleacutements du

sens se sont diffeacuterentieacutes plus tard en des mots isoleacutes en assumant des sens plus restreints et plus

deacutetacheacutes Par conseacutequent ces mots qui forment une seacuterie peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des

termes qui se deacutefinissent reacuteciproquement Lrsquoanalyse paleacuteontologique repose sur le principe que le

177 Lucien LEVY-BRUHL La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 p 58

165

sens ainsi que la motivation (crsquoest-agrave-dire la raison de lrsquoeacutemergence) de la notion donneacutee ressortit

drsquoautant plus clairement si lrsquoanalyse remonte agrave des eacutetapes de son deacuteveloppement ougrave elle se

trouvait en un eacutetat drsquoindiffeacuterenciation (ou drsquoune diffeacuterentiation faible) par rapport aux autres

termes qui deacutesormais se preacutesentent comme une seacuterie Outre cela lrsquoanalyse paleacuteontologique

preacutetend exhumer le sens ainsi que la motivation drsquoun mot ou drsquoune notion dans la mesure ougrave elle

preacutesuppose une relation de reacuteflexion complegravete entre la penseacutee et la langue (plus haut nous avons

deacutejagrave releveacute ce point)

Megrelidzeacute part donc sur des laquo seacuteries paleacuteontologiques raquo lieacutees au mot russe понятие

(concept) понимать ndash понять ndash внимать ndash имати ndash ять ndash брать ndash взять ndash имя (les jalons

principaux de cette seacuterie sont les suivants comprendre ndash avoirposseacuteder ndash prendre ndash nom) Il

trouve les mecircmes eacuteleacutements dans la langue grecque onoma ndash nomos ndash nemo qursquoil interpregravete

comme nom ndash mot ndash coutume ndash ordre ndash loi ndash distribuer ndash srsquoapproprier Ces seacuteries qui permettent

de remonter au stade laquo magique raquo de la vision du monde selon Megrelidzeacute montrent que la

langue degraves son origine reflegravete drsquoune maniegravere adeacutequate lrsquoessence de lrsquoacte de perception et de

compreacutehension (понимание) Le lien entre laquo comprendre raquo laquo saisir raquo laquo avoir en possession raquo et

laquo nom raquo linguistiquement attesteacute par la meacutethode marriste deacutemontrerait qursquoau stade de la penseacutee

magique lrsquoacte de compreacutehension eacutequivalait agrave lrsquoacte de prise en possession drsquoune chose agrave sa

soumission agrave la volonteacute du sujet agrave la capaciteacute drsquoexercer le pouvoir sur elle Aux actes simultaneacutes

de la saisie des choses par la conscience et de leur soumission agrave la volonteacute du sujet par le travail

se rajoute un troisiegraveme aspect de cet acte donner un nom agrave lrsquoobjet saisi Il srsquoagit donc drsquoun seul

acte ayant trois aspects Ces questions ont deacutejagrave eacuteteacute discuteacutees dans le chapitre V Il est cependant

inteacuteressant de noter que la langue cette fois-ci est la source non seulement de lrsquoinformation sur la

maniegravere dont la conscience saisit les choses les divers eacuteveacutenements ou les faits de la socieacuteteacute ou

autrement dit sur la maniegravere dont elle les perccediloit mais eacutegalement de lrsquoinformation sur le

fonctionnement de la conscience elle-mecircme Or la langue enregistre ce nouveau type

drsquoinformation agrave un certain moment historique celui ougrave apparaicirct la conscience individuelle

Autrement dit dans la langue on voit se seacutedimenter lrsquoinformation sur le fonctionnement de la

conscience au moment ougrave la conscience individuelle fait son apparition Megrelidzeacute propose

deux seacuteries paleacuteontologiques qui deacutevoilent ce passage dans la mesure ougrave il srsquoy agit non seulement

de la saisie pratique des choses ou de leur perception mais de leur compreacutehension intellectuelle

eacutegalement latin concipio ndash percipio ndash ceptum interpreacuteteacutes comme prendre ndash srsquoaccaparer ndash

166

prendre en possession ndash percevoir ndash remarquer ndash embrasser mentalement ndash comprendre ainsi

que lrsquoallemand greifen ndash begreifen ndash Begriff pour saisir - comprendre ndash concept Si dans le

premier groupe de seacuteries la compreacutehension est lieacutee avec la possessionsaisie et lrsquooctroi du nom

dans le deuxiegraveme groupe la possession et la saisie sont comprises non pas dans un sens pratique

mais en tant qursquoopeacuteration intellectuelle comprendre une chose veut dire la saisir ou la prendre

en possession mentalement Ce changement advenu dans la langue marque et reflegravete lrsquoeacutemergence

du concept comme une reacutealiteacute de la conscience humaine Quant agrave lrsquoexplication drsquoune telle

transformation Megrelidzeacute se limite agrave nous en donner des raisons geacuteneacuterales qui ont eacuteteacute articuleacutees

dans la premiegravere partie du livre en connexion avec la psychologie de la Gestalt les choses

peuvent ecirctre embrasseacutees mentalement seulement dans la mesure ougrave les relations objectives des

choses (crsquoest-agrave-dire la structuration du champ objectif) coupleacutees avec les besoins du sujet

orientent et poussent la conscience agrave leur saisie

Nous pensons que le deacutetour que Megrelidzeacute fait par lrsquoanalyse paleacuteontologique est bien

reacuteveacutelateur de son aspiration agrave expliquer la genegravese historique du pheacutenomegravene de compreacutehension et

de concept Mais la valeur ajouteacutee de ce proceacutedeacute est insignifiante car sans avoir pu

historiquement situer et expliquer drsquoune maniegravere mateacuterialiste (crsquoest-agrave-dire selon les standards

que lui-mecircme se pose) une telle transformation de la conscience il finit par revenir agrave la

description de la conscience dans des termes gestaltistes (ce qui a deacutejagrave eacuteteacute proposeacute dans le

deuxiegraveme chapitre du livre) Souvenons-nous que la compreacutehension consiste en un croisement de

deux facteurs subjectif (les relations objectives permettent agrave la conscience de les reproduire et

drsquoen former des concepts) et objectif (dans la seacutelection des relations agrave reproduire la conscience

est motiveacutee par des besoins et orienteacutee par les fins qursquoelle se pose pour les satisfaire) Il donne

donc les deacutefinitions suivantes

laquo La compreacutehension drsquoune chose ou drsquoune situation consiste en une vision (усмотрение) de

leur structure (строй структура) de leur place ou de leur signification dans le systegraveme des

problegravemes dont la conscience est occupeacutee Par conseacutequent le concept serait ce que la conscience voit

(усмотренное) comme la relation de sens (смысловое отношение) des objets la loi de la

structuration interne ou la signification reacuteelle des objets raquo178

178 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 230

167

En partant de ces deacutefinitions Megrelidzeacute pose une seacuterie de questions par lesquelles il entre

en deacutebat avec les philosophies ideacutealistes Ce sont les questions relatives au rapport entre concept

et repreacutesentation ainsi que la question connexe sur la geacuteneacuteraliteacute ou lrsquoabstraction ou encore celles

de la causaliteacute neacutecessiteacute et accidentaliteacute celles de la teacuteleacuteologie et historiciteacute mais eacutegalement la

question du nombre et des concepts matheacutematiques Voyons comment Megrelidzeacute essaie de

mettre ces questions dans une lumiegravere nouvelle agrave partir des preacutemisses gestaltistes qui sont les

siennes

Malgreacute le passage par la paleacuteontologie linguistique le deacutepliement de la probleacutematique de ce

chapitre commence par la reprise du point qui a eacuteteacute introduit dans le deuxiegraveme chapitre du livre

celui qui concernait le rocircle de la perception visuelle dans le devenir de la conscience humaine

(mecircme si lrsquoauteur ne fait plus de renvois explicites aux expeacuteriences sur les chimpanzeacutes effectueacutees

par les psychologues de la Gestalt) Megrelidzeacute en premier lieu tacircche de deacutefaire la diffeacuterence

principielle entre la repreacutesentation et le concept qui supposerait que la premiegravere serait instable et

deacutependrait de lrsquoexpeacuterience concregravete alors que le second serait immuable ayant sa source dans la

nature rationnelle de lrsquohomme Pour ce faire il ramegravene les deux agrave la perception visuelle Tant la

repreacutesentation que le concept impliquent selon lui le mecircme type drsquoopeacuteration intellectuelle Leur

diffeacuterence ne consisterait que dans la diffeacuterence de la matiegravere de perception ainsi que dans la

tacircche qui oriente le travail de la conscience Ainsi la matiegravere de perception peut faire preuve de

diffeacuterents degreacutes drsquouniteacute ou drsquointeacutegration optique Il peut y avoir drsquoune part les formations

indissociables comme par exemple le visage humain que lrsquoon aperccediloit en un coup comme une

uniteacute et non pas comme une addition des parties Le visage se donne immeacutediatement tel une

uniteacute de sens crsquoest-agrave-dire comme une image mais aussi comme une repreacutesentation dans la

mesure ougrave il srsquoagit drsquoune image qui peut ecirctre reproduite gracircce agrave la meacutemoire Mais drsquoautre part

tout ce qui ne remplit pas la condition drsquoindissociabiliteacute visuelle est donneacute agrave la perception

comme une formation faiblement inteacutegreacutee Il srsquoagit ici des complexes drsquoobjets qui peuvent

comporter diffeacuterents degreacutes drsquointeacutegration et peuvent donc avec une plus ou moins grande

difficulteacute ecirctre saisis comme uniteacutes porteuses drsquoun sens Dans le cas des formations faiblement

inteacutegreacutees le sens se donne non pas immeacutediatement (comme crsquoest le cas avec les images et

repreacutesentations) mais tout drsquoabord comme la regravegle ou la structure de lrsquointeacutegration des eacuteleacutements

de la formation donneacutee Megrelidzeacute encore une fois utilise ici agrave son avantage les termes

168

neacuteokantiens les formations optiquement bien inteacutegreacutees sont gegeben (donneacutees) alors que les

formations optiquement mal inteacutegreacutees sont aufgegeben (donneacutees comme tacircche) Dans le premier

cas la conscience est concentreacutee sur lrsquoimage de la chose et aperccediloit sa structure et son sens

immeacutediatement alors que dans le deuxiegraveme cas elle est occupeacutee par les lois qui relient les objets

drsquoune formation structureacutee et porteuse de sens Par la reconstruction des relations constituantes

drsquoune telle formation la conscience produit son concept Or comme cette construction est

deacutependante non seulement de la disposition des objets dans le champ de lrsquoexpeacuterience objective

mais eacutegalement de lrsquoorientation ou preacutedisposition de la conscience la production du concept se

trouve dans une double deacutependance envers lrsquoobjectiviteacute drsquoune part et envers lrsquointeacuterecirct de la

conscience de lrsquoautre part Le concept nrsquoest donc pas une cateacutegorie toujours eacutegale agrave elle-mecircme

ou exprimant toujours le mecircme mais il est changeant selon le changement que peut subir le sens

ou la fonction drsquoune chose ou drsquoun complexe drsquoobjets dans des contextes ou configurations

diffeacuterents Nous pensons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre la repreacutesentation et le

concept dans la theacuteorie eacutepisteacutemologique de Megrelidzeacute sert agrave une radicale refondation de celle-ci

sur une base mateacuterialiste et historiciste La subordination de la production des concepts par la

conscience agrave un principe optique non seulement redeacutefinit le concept mais enlegraveve agrave la conscience

(ou plus geacuteneacuteralement parlant agrave lrsquoappareil de connaissance humaine) toute deacutetermination

universaliste et anhistorique La seule deacutetermination de ce type comme nous lrsquoavons vu

articuleacutee par Megrelidzeacute dans une zone drsquoambiguiumlteacute entre la biologie et lrsquoanthropologie est celle

de la capaciteacute humaine non seulement de refleacuteter les images mais aussi de les retenir et de les

repreacutesenter La conscience est comprise comme un champ dans lequel les eacuteleacutements refleacuteteacutes du

milieu peuvent se grouper en tant que complexes de sens crsquoest-agrave-dire que concepts

Megrelidzeacute propose une seacutequence voire une liste drsquoexemples illustrant la configuration du

champ de la conscience qui produit le concept179 En veacuteriteacute ces exemples ne sont pas analogues

et preacutesentent des opeacuterations logiques diffeacuterentes que Megrelidzeacute pourtant ne preacutecise pas

Choisissons-en trois et essayons de les qualifier 1) On peut avoir la repreacutesentation de

lrsquoalternance de la nuit et du jour des saisons ou encore des tempeacuteratures mais lrsquoon ne peut pas

les comprendre et en former le concept si lrsquoon nrsquointroduit pas le soleil comme le centre autour

179 Il faut souligner qursquoen russe le substantif понятие (concept) a la mecircme racine que le verbe понимать

(comprendre) Par conseacutequent dans le texte de Megrelidzeacute souvent ce qui peut ecirctre traduit en franccedilais comme laquo former un concept raquo se lit en russe comme laquo comprendre raquo tout simplement

169

duquel les eacuteleacutements qui se preacutesentaient comme une simple alternance se concentreront en une

uniteacute de sens Dans ce cas les multiples eacuteleacutements du contenu de la conscience srsquoorganisent

autour drsquoun facteur et les concepts du tout et des eacuteleacutements de ce tout prennent forme Il srsquoagirait

donc ici drsquoune formation du concept par facteur 2) On peut avoir la repreacutesentation drsquoune

personne au chocircmage ainsi que des multiples circonstances concregravetes autour drsquoelle Pourtant

lrsquoon ne peut pas comprendre et former le concept de chocircmage si lrsquoon ne met pas cette

repreacutesentation concregravete en relation avec le systegraveme eacuteconomique (bien eacutevidemment Megrelidzeacute

parle ici du capitalisme pour lequel le chocircmage est structurel) Il srsquoagirait donc ici de la

formation du concept par la totaliteacute qui gicirct derriegravere lrsquoapparence de la repreacutesentation concregravete

mais qui la deacutetermine Ici nous touchons agrave la probleacutematique du fameux cercle dialectique

concret-abstrait qui initieacutee chez Hegel et ensuite reprise par Marx dans les Grundrisse der

Politischen Oekonomie ainsi que dans Le Capital srsquoest trouveacutee au cœur des deacutebats sur la

meacutethode de la critique marxienne de lrsquoeacuteconomie politique180 3) On peut avoir la repreacutesentation

drsquoune table Quant au concept de table il consiste non pas en une abstraction qui serait la somme

des proprieacuteteacutes que lrsquoon retrouve dans de multiples repreacutesentations de tables mais en sa fonction

Toute chose qui dans la pratique exerce la fonction de table est table Il srsquoagit donc ici du concept

qui se forme par la fonction de lrsquoobjet

Le concept consiste ainsi en une compreacutehension ou en une saisie de la localisation drsquoune

chose par rapport aux autres choses selon le sens Le concept loin de pouvoir deacutecrire ou rendre

lrsquoessence drsquoune chose isoleacutee est constitutivement relationnel Il consiste en une composition du

sens (смысловое сочетание) des objets Il nrsquoest pas une entiteacute mais un laquo lsquoscheacutemarsquo de la

penseacutee raquo

Preacutecisons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre repreacutesentation et concept

consiste non seulement en ceci que le concept aussi trouve une deacutefinition dans les termes

spatiaux (la deacutefinition de la conscience comme champ de deacuteploiement des eacuteleacutements en relation

relevant du sens ou celle de la perception comme une reconfiguration de ce deacuteploiement ne

comportent pas de caractegravere meacutetaphorique mais impliquent lrsquoideacutee du sens organiseacute en tant que

180 Cf Andreacute TOSEL laquo Marx et les abstractions raquo in Archives de philosophie 20022 (Tome 65) p 311-334

ainsi que Geacuterard BENSUSSAN laquo AbstraitConcret raquo in Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 4-7 Pour la contribution sovieacutetique des anneacutees 60 dans le deacutepliement de cette probleacutematique voir Эвальд Васильевич ИЛЬЕНКОВ Диалектика абстрактного и конкретного в laquo Капитале raquo Маркса Издательство академии наук СССР Москва 1960

170

reacuteseau qui peut ecirctre cartographieacute) mais eacutegalement en ceci que la relation entre concept et

repreacutesentation est dialectique dans la mesure ougrave ils se neacutecessitent reacuteciproquement Si nous

reprenons le deuxiegraveme exemple de la formation du concept (par totaliteacute) il est donc clair que les

repreacutesentations ne nous donnent pas de savoir concret des choses singuliegraveres Tout au contraire

le savoir concret loin drsquoecirctre la matiegravere premiegravere de la reacuteflexion ne peut qursquoen ecirctre le reacutesultat Le

savoir de la chose individuelle ne repose pas sur la chose elle-mecircme (crsquoest-agrave-dire sur sa

repreacutesentation) mais passe agrave travers un savoir abstrait ce qui est la seule justification de celui-

ci drsquoecirctre la condition du savoir du concret181 Le savoir abstrait pourrait ecirctre deacutefini comme

lrsquoensemble des relations dans lesquelles se trouve lrsquoobjet et qui constitue par cela le savoir

concret sur celui-ci La relation non exclusive entre la repreacutesentation et le concept se traduit donc

dans la relation tout autant non exclusive entre le geacuteneacuteral et le singulier

laquo Le geacuteneacuteral nrsquoest que le comportement similaire des choses Mais la similariteacute du

comportement des choses peut ecirctre conditionneacutee par des fondements structurels semblables de leur

existence Si le singulier ne comprenait pas en soi le geacuteneacuteral et ne lrsquoexprimait pas le monde serait un

chaos deacutenueacute de toute coheacuterence et de toute loi Tout eacuteveacutenement pris dans sa particulariteacute reflegravete en

soi-mecircme les fondements de son existence et par cela mecircme exprime la loi geacuteneacuterale pour les cas

similaires Il est agrave la fois singulier et geacuteneacuteral Le geacuteneacuteral et le particulier ne se contredisent pas lrsquoun

lrsquoautre le particulier est le geacuteneacuteral qui a lieu dans des conditions diffeacuterentes raquo182

Dans le systegraveme de la meacutetaphysique rationaliste (par celle-ci Megrelidzeacute entend la plupart

du temps les philosophies de Spinoza et de Hegel mais souvent il en parle drsquoune maniegravere plus

vague et geacuteneacuterale en se reacutefeacuterant agrave des auteurs diffeacuterents Leibnitz Laplasse et drsquoautres) tous les

eacuteleacutements de lrsquounivers sont deacutetermineacutes des deux bouts ndash du point de vue de la causa finalis et de

celui de la causa efficiens ndash ce qui exclut lrsquoaccidentaliteacute du procegraves de leur deacuteveloppement La

vision sur lrsquohistoire qui deacutecoule drsquoun tel postulat de deacuteterminisme absolu est essentiellement

anhistorique

181 Lrsquoancrage de tout savoir du concret dans un savoir abstrait est un point fondamental pour Leacutevi-Strauss dans

la discussion autour de ce qursquoil appelle laquo la science du concret raquo dans La Penseacutee sauvage A ce propos mais eacutegalement agrave propos des diffeacuterences entre les positions de Leacutevi-Strauss et de Megrelidzeacute voir la note [195] en bas de la page [185] de notre travail

182 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 pp 240-241

171

laquo Cela veut dire que tout ce qui se passe dans lrsquounivers toute lrsquohistoire mondiale est deacutejagrave finie

au moment de son commencement ou bien avant mecircme le commencement car si tout jusqursquoau

moindre deacutetail est preacutedeacutetermineacute en une irreacuteversibiliteacute absolue alors ce qui doit advenir est

ideacutealement deacutejagrave accompli et il est impossible drsquoy changer quoi que ce soit Cela veut dire que le

passeacute et le futur existent tout aussi reacuteellement que le preacutesent raquo183

Cette vision suggegravere une temporaliteacute historique ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterence entre laquo avant raquo

et laquo apregraves raquo car du point de vue teacuteleacuteologique qui est donc la norme et le programme de tout

deacuteveloppement tous les horizons temporels sont deacutefinis agrave un eacutegal degreacute Crsquoest de cette faccedilon que

Megrelidzeacute explique le concept heacutegeacutelien de lrsquoavoir-eacuteteacute (das Gewesensein) Drsquoune part Hegel est

le premier agrave avoir conceptualiseacute le devenir ndash tant dans la nature que dans la socieacuteteacute ndash et agrave

consideacuterer chaque instance temporelle de lrsquoecirctre comme un moment qui comprend preacutealablement

ce qui va advenir Mais malgreacute cette faccedilon tout agrave fait nouvelle et feacuteconde drsquoenvisager le lien

entre les moments temporels Hegel reste captif drsquoune vision anhistorique car il nrsquoarrive pas agrave

inteacutegrer conceptuellement lrsquoeacuteleacutement drsquoaccidentaliteacute dans sa conception du devenir Il en reacutesulte

un fatalisme le monde est accompli rien ne peut y advenir ndash ni de lrsquohistoire ni du devenir

Le postulat du deacuteterminisme absolu du monde par son exclusion de lrsquoaccidentaliteacute

implique neacutecessairement lrsquoideacutee de lrsquoecirctre absolu et rationnel Cela expliquerait donc la tendance

chez Hegel et Spinoza agrave un certain mateacuterialisme car lrsquoecirctre qui est soumis agrave une stricte logique

drsquoineacutevitabiliteacute se preacutesente comme un systegraveme qui ne peut pas toleacuterer une quelconque intervention

divine La logique incarneacutee dans la matiegravere est beaucoup plus puissante qursquoun ecirctre divin

personnaliseacute Crsquoest un monde plein drsquoaccidentaliteacute qui neacutecessite le dieu (der Notstandsgott)

comme la raison supeacuterieure lrsquoautoriteacute morale et le juge Alors que le dieu des rationalistes est

diffus et immanent agrave lrsquoecirctre en tant que sa loi intrinsegraveque (drsquoougrave le deus sive natura de Spinoza)

Quant au concept dans un systegraveme rationaliste il est pourvu drsquoune existence objective dans

trois sens en tant qursquoil est immanent agrave lrsquoecirctre comme son telos en tant qursquoil se deacutefinit

indeacutependamment de la matiegravere (qui lui obeacuteit drsquoune maniegravere tout aussi absolue) et en tant qursquoil est

indiffeacuterent par rapport au sujet connaissant

A ce point sans citer de noms Megrelidzeacute critique ceux qui font une interpreacutetation

deacuteterministe de Marx Pour celui-ci bien au contraire dans la nature qui est indiffeacuterente aucun

183 Ibid p 247

172

concept ou ideacutee nrsquoa drsquoexistence avant que lrsquohomme par son travail transformateur ne la

rationnalise (notons ici-mecircme que crsquoest le point deacutecisif dans la vision de lrsquohistoire que

Megrelidzeacute revendique) Quant aux lois de la nature elles sont certes neacutecessaires mais drsquoune

neacutecessiteacute eacutelargie et plus universelle que celle qursquoon trouve conceptualiseacutee chez les rationalistes

Elle implique lrsquoaccidentaliteacute comme son composant neacutecessaire La loi garde son caractegravere

neacutecessaire malgreacute le caractegravere neacutecessaire de lrsquoaccidentaliteacute car celle-ci existe comme deacuteviation

limiteacutee par un certain intervalle La neacutecessiteacute et lrsquoaccidentaliteacute ne sont plus exclusives au sein

drsquoune telle conception universelle de la neacutecessiteacute Celle-ci permet de penser un monde qui

comprend lrsquoaccidentaliteacute mais nrsquoest pas deacutenueacute de lois et se preacutesente comme un tout bien relieacute

sans pourtant ecirctre deacutetermineacute drsquoune maniegravere fatale Cela ouvre la voie agrave une veacuteritable vision

historique car le fatalisme enleveacute le devenir trouve son espace

Un des points importants qui deacutecoule du rejet de la conception deacuteterministe de la neacutecessiteacute

est une nouvelle conception de la causaliteacute Il ne srsquoagit plus drsquoune causaliteacute qui relie la cause et

lrsquoeffet drsquoune maniegravere lineacuteaire mais drsquoune qui explique le passage drsquoun eacutetat agrave un autre

Evidemment Megrelidzeacute se reacutefegravere ici agrave la physique thermodynamique qui confronteacutee aux

pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune multipliciteacute innombrable drsquoeacuteleacutements (les moleacutecules drsquoune masse de

gaz) qui ne se laissent pas deacutecrire par les instruments de la physique meacutecanique (cela

impliquerait le calcul du mouvement de chaque moleacutecule pris agrave part) a construit son objet (la

masse de gaz) en tant que systegraveme constitueacute par un ensemble de paramegravetres ce qui rend possible

de mesurer le gaz avec des instruments non pas meacutecaniques mais statistiques ou plus

preacuteciseacutement avec la theacuteorie de la probabiliteacute184 La theacuteorie de la probabiliteacute a rendu possible de

saisir expeacuterimentalement les pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune grande masse de moleacutecules alors que

le comportement de chacune pris agrave part reste impreacutevisible et accidentel Il faut retenir ce point

aussi car Megrelidzeacute adoptera un argument similaire pour plus tard faire la distinction entre les

inteacuterecircts sociaux et les inteacuterecircts particuliers Lrsquoensemble drsquoun grand nombre drsquoeacuteleacutements creacutee un

champ commun de forces Cependant les deacuteviations individuelles (eacutetant donneacute que les individus

184 Megrelidzeacute ne cite aucune source et nous ne savons pas drsquoougrave proviennent ses connaissances en physique Mais citons ce qursquoeacutecrit Max Plank sur la maniegravere dont Ludwig Boltzmann avec sa theacuteorie de la probabiliteacute avait reacutesolu le problegraveme que la thermodynamique avait du point de vue de la technique expeacuterimentale laquo [Lrsquohypothegravese du laquo deacutesordre eacuteleacutementaire raquo de Boltzmann] revient en somme agrave admettre que les eacuteleacutements sur lesquels opegravere la statistique agissent tout agrave fait indeacutependamment les uns des autres Cette condition une fois introduite la neacutecessiteacute se trouve reacutetablie dans le cours des choses car il suffit alors drsquoappliquer les regravegles du calcul des probabiliteacutes pour en deacuteduire la loi de lrsquoaugmentation de lrsquoentropie comme une conseacutequence directe raquo Max PLANK Initiations agrave la physique Flammarion Paris 1993

173

agissent selon leur inteacuterecircts immeacutediats et particuliers qui ne coiumlncident pas avec les inteacuterecircts

communs ndash au moins dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes) par leur comportements impreacutevisibles

et accidentels nrsquoempecircchent pas au niveau du deacuteveloppement socio-historique la preacutevisibiliteacute et

le reacutesultat geacuteneacuteral le plus probable

Puis Megrelidzeacute srsquoeacutetend plus longuement sur la question de lrsquoentropie et donc sur

lrsquoinclinaison de la matiegravere vers le deacutesordre par lrsquoeacutegalisation thermique qui devrait reacutesulter en une

mort thermique de lrsquounivers Mais agrave ce point-lagrave lrsquoanalogie qursquoil tire entre la theacuteorie de la chaleur

et le devenir socio-historique trouve ses limites et lrsquoon ne sait pas si de mecircme lrsquoeacutetat le plus

probable auquel le champ social tendrait serait la mort par lrsquoeacutegalisation Ce qui est sucircr en

revanche crsquoest que Megrelidzeacute considegravere lrsquohistoire comme un progregraves irreacuteversible dans lequel le

savoir srsquoaccumule sans rupture en se seacutedimentant dans les produits et en transformant le monde

dont la rationalisation par conseacutequenct est tout aussi irreacuteversible

Cependant pour y voir clair dans le champ social il ne suffit pas de le prendre pour un

champ de forces qui se laissent deacutecrire dans des termes purement statistiques La tacircche est drsquoy

identifier des laquo formations totales raquo (цельные образования) Autrement dit la question

principale dans lrsquoexamen de la socieacuteteacute est celui du critegravere Il peut y avoir deux types de critegravere

le critegravere arbitraire (ainsi lrsquoon peut grouper les individus selon leur poids quantiteacute de leur

cheveux etc) qui produit des cateacutegories ne relevant drsquoaucune connaissance reacuteelle car lrsquoon a

affaire avec un forccedilage des concepts sur la reacutealiteacute ou bien le critegravere probleacutematisant qui identifie

les veacuteritables groupements des individus agrave la base de leurs inteacuterecircts et comme conseacutequence des

rapports conflictuels et solidaires qursquoils entretiennent Citons le rare passage sur la sociologie

empirique chez Megrelidzeacute

laquo Le concept des laquo classes sociales raquo est chez les empiristes une formation purement

rationnelle (рассудочное) qui range les individus en classes selon certains caracteacuteristiques agrave titre

drsquoexemple selon leur revenu hebdomadaire Tous les individus qui gagnent moins de 25 shillings

par semaine appartiennent agrave une classe alors que ceux qui gagnent une somme plus eacuteleveacutee

appartiennent agrave une autre [hellip] Pour les sociologues bourgeois il est bien eacutevidemment avantageux

de feindre que les classes soient des cateacutegories purement rationnelles au lieu de les consideacuterer

comme un partage objectif radical de la socieacuteteacute en groupes particuliers consistant en des individus

reacuteellement relieacutes les uns aux autres par leur statut leurs conditions de travail leur commerce et leurs

174

inteacuterecircts objectifs de classe qui les incitent agrave une auto-organisation agrave lrsquoaction solidaire et les

reacuteunissent reacuteellement en des uniteacutes de classe raquo185

La critique de Megrelidzeacute srsquoadresse ici surtout agrave la theacuteorie de la distribution ainsi qursquoaux

propos de Max Stirner (il srsquoagit drsquoune reprise de la critique de celui-ci par Marx) Quant agrave la

dialectique mateacuterialiste elle chercherait donc seulement des formations reacuteelles qui se preacutesentent

comme uniteacutes closes et capables de transformation ou de devenir dialectique A ce propos

Megrelidzeacute entame une theacuteorisation plus speacutecifique sur la question des formations closes ce qui

au fond repreacutesente son traitement de la question de la dialectique

Megrelidzeacute deacutecrit la formation reacuteelle en termes de systegraveme Il nrsquoest pourtant pas clair

drsquoeacutetablir quelle est la source de la conceptualiteacute systeacutemique chez lui Le systegraveme est un ensemble

qui renferme la condition et le conditionneacute Pourtant les systegravemes ne sont jamais complegravetement

clos crsquoest-agrave-dire complegravetement isoleacutes Lrsquoon a affaire agrave des complexes qui ont leurs propres lois

de structuration ce qui les rend singuliers Un systegraveme serait complegravetement clos si son

changement interne eacutetait conditionneacute par des raisons exclusivement endogegravenes et srsquoil manquait

de sensibiliteacute ou drsquolaquo irritabiliteacute raquo agrave des stimuli venant de lrsquoexteacuterieur Mais un tel changement

nrsquoimpliquerait pas de deacuteveloppement (une progression par spirale) car la condition et le

conditionneacute se consommeraient reacuteciproquement et seraient incapables drsquoinnovation Aucune

formation reacuteelle nrsquoest donc deacutefinie de maniegravere purement interne Crsquoest possible seulement dans

le cas de la formation imaginaire qui est seul dans son genre agrave savoir la matheacutematique Quant

aux formations reacuteelles elles sont deacutefinies par des raisons exogegravenes mais les eacuteleacutements venant de

lrsquoexteacuterieur qui en tant que tels sont aleacuteatoires et contingents du point de vue du systegraveme doivent

ecirctre traduits agrave lrsquointeacuterieur du systegraveme selon les lois de la structuration qui lui est propre Si les

raisons exteacuterieures nrsquoeacutetaient pas absorbeacutees par le systegraveme dans la mesure dans laquelle sa

structuration interne le lui permet chaque irritation provoquerait une refondation radicale de sa

structuration en deacutetruisant le systegraveme et le deacuteveloppement ne serait pas possible agrave cause de

lrsquoabsence de toute continuiteacute Ainsi le devenir reacuteel est possible seulement comme une interaction

entre le systegraveme et le milieu dans laquelle ce dernier est source de contingence

Un autre trait du systegraveme consiste en ceci que toutes ses parties deacutependent et sont conformes

agrave lrsquoeacutetat de lrsquoensemble Par conseacutequent le changement drsquoun eacuteleacutement de lrsquoensemble provoque le

185 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 275

175

changement correspondant dans tous les autres eacuteleacutements En vertu de quoi la demande de

concreacutetude faite au concept par la dialectique mateacuterialiste est remplie toute formation reacuteelle est

comprise drsquoune maniegravere concregravete au moment ougrave elle est prise en compte comme un systegraveme

crsquoest-agrave-dire dans la totaliteacute de ses rapports

Ensuite Megrelidzeacute analyse la matheacutematique qui comme nous avons indiqueacute est le seul

systegraveme complegravetement clos et leacutegitime en tant que tel Cela est ducirc au fait que les concepts

mateacutematiques tels que les chiffres nrsquoexistent pas comme objets du monde Tout comme les

linguistes qui plus tard parleront de laquo lrsquoimposition de forme sur la substance du plan de

contenu raquo186 Megrelidzeacute eacutecrit laquo Crsquoest nous qui jetons sur la reacutealiteacute un certain reacuteseau ideacuteal-

digital (идеально-цифровую сетку) preacutealablement deacuteveloppeacute raquo187 La reacuteflexion sur les objets

(discrets) ou les eacutetats de choses (indiscrets comme la tempeacuterature le temps etc) en termes

matheacutematiques ndash tant arithmeacutetiques que geacuteomeacutetriques ndash relegraveve du pur arbitraire car le nombre ou

les formes geacuteomeacutetriques ne sont pas les qualiteacutes ni des objets ni des eacutetats de choses Il srsquoagit

donc drsquoune application des notions matheacutematiques agrave la reacutealiteacute dont le critegravere ne peut pas ecirctre

donneacute par la matheacutematique elle-mecircme La matheacutematique est un systegraveme clos et tautologique par

excellence qui ne peut que se diffeacuterencier en son inteacuterieur avec le seul souci de rester coheacuterent

avec ses propres postulats Dans la matheacutematique il nrsquoy a pas de veacuteriteacute dans le sens reacuteel mais

seulement les veacuteriteacutes formelles et hypotheacutetiques Autrement dit la matheacutematique et la geacuteomeacutetrie

se basent sur des postulats qursquoelles prennent comme conditionnels et en tirent des conseacutequences

qui sont indiscutables dans la mesure ougrave elles sont tautologiques (drsquoougrave la possibiliteacute de systegravemes

geacuteomeacutetriques diffeacuterents comme ceux drsquoEuclide de Lobatchevski ou de Riemann) La

matheacutematique ne peut pas muter se deacutevelopper ou grandir comme crsquoest le cas avec les systegravemes

reacuteelles

laquo Lrsquounivers des constructions matheacutematiques est essentiellement dogmatique Dans la matheacutematique les

rapports reacuteels nrsquoexistent pas il ne peut y avoir ni conditions ni conditionneacute ni causes et reacuteactions (действий)

ni eacuteveacutenements aleacuteatoires Dans lrsquounivers du dogmatisme matheacutematique rien nrsquoarrive et rien ne se passe Ici

tous les postulats fondamentaux et toutes les conseacutequences sont deacutefinitivement deacutetermineacutes indeacutependamment du

fait que quelqursquoun les connaisse ou pas raquo188

186 John LYONS Introduction to theoretical linguistics Cambridge University Press Cambridge 1968 p 58 187 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 288 188 Ibid p 290

176

Dans les systegravemes matheacutematiques Megrelidzeacute reconnaicirct des veacuteriteacutes eacuteternelles ou plus

exactement des veacuteriteacutes en soi et trouve logique que les philosophies rationalistes se soient

inspireacutees et aient pris la matheacutematique pour point de deacutepart A ce sujet il remarque

sarcastiquement que laquo dans cet univers des cateacutegories et des identiteacutes abstraites deacutenueacutees de

vitaliteacute les rationalistes voyaient lrsquoexemple de la perfection scientifique Force est drsquoavouer que

les philosophes avaient une opinion assez deacutetourneacutee au sujet de la veacuteriteacute raquo189 La matheacutematique

est un systegraveme de cateacutegories abstraites qui sont deacutenueacutees drsquoobjet et de reacutealiteacute Et non seulement il

est hors de la compeacutetence de la matheacutematique de theacutematiser les critegraveres de lrsquoapplicabiliteacute de ses

propres notions au monde mais encore elle demeure essentiellement indiffeacuterente envers la

reacutealiteacute et peut la saisir de maniegravere arbitraire laquo on a tout agrave fait le droit drsquoaffirmer sur le monde

qursquoil est un ou qursquoil est composeacute de deux parties (notamment des mondes stellaires de

lrsquoheacutemisphegravere nord et sud) ou qursquoil se compose de la quantiteacute n des constellations stellaires ou

que enfin il est une multipliciteacute infinie de moleacutecules drsquoatomes etc raquo190 Lrsquoarbitraire est en

mecircme temps synonyme de subjectivisme pour Megrelidzeacute et est proportionnel au manque de

contenu objectif et donc au degreacute drsquoabstraction drsquoune notion donneacutee Ces quatre caracteacuteristiques

atteignent leur maximum dans les notions matheacutematiques Ainsi par exemple les nombres

naturels 2 3 10 nrsquoont aucune correspondance dans le monde objectif car il nrsquoy a pas drsquoobjet qui

serait caracteacuteriseacute par 2 3 ou 10 ils sont donc des notions purement abstraites Ensuite dans la

mecircme mesure que les notions abstraites sont vides de tout contenu et sont indiffeacuterentes agrave la

reacutealiteacute objective elles sont eacutegalement subjectives car dans leur lrsquoapplication lrsquoobjectiviteacute ne

peut leur faire aucune reacutesistance et elles-mecircmes ne contiennent aucun principe drsquoapplicabiliteacute Et

mecircme si au niveau du systegraveme elles sont dans des rapports complegravetement deacutetermineacutes et

tautologiques (le terme que Megrelidzeacute utilise comme lrsquoeacutequivalent du laquo jugement analytique raquo

kantien) elles sont dans un rapport tout aussi arbitraire avec le monde objectif car laquo nous

pouvons en suivant un certain sens grouper les choses en deux en trois etc raquo191

Lrsquoanalyse de la matheacutematique comme drsquoun systegraveme parfaitement clos est sans doute

inteacuteressant Mais cette question prend chez Megrelidzeacute une envoleacutee tout agrave fait original au

189 Ibid p 291 190 Ibid p 288 191 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის

წარმოშობის შესახებ raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 1990 p 563

177

moment ougrave il commence agrave envisager la matheacutematique dans son historiciteacute propre Il ne srsquoagit pas

de lrsquohistoire de la matheacutematique mais de lrsquohistoriciteacute des notions matheacutematiques Ainsi ce que

nous qualifions drsquoabstrait dans les notions matheacutematiques ou autrement dit ce que nous

identifions en elles agrave une absence de contenu objectif ne serait produit que par lrsquoachegravevement du

procegraves de la deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives qui a progresseacute parallegravelement au

deacuteveloppement de la penseacutee et des inteacuterecircts pratiques Si lrsquoon avait donc lrsquoimpression que par

lrsquoassignation agrave la matheacutematique drsquoun caractegravere exceptionnel et universel (comparable agrave son degreacute

de clocircture) Megrelidzeacute ferait preuve drsquoune deacuterive transcendantaliste on peut ecirctre soulageacute

A des eacutetapes de la penseacutee eacuteloigneacutees de la nocirctre (notons que les tribus existant encore

aujourdrsquohui malgreacute leur contemporaneacuteiteacute factuelle sont consideacutereacutees tant par Megrelidzeacute que par

Marr comme distantes dans le temps dans la mesure ougrave il srsquoagit pour eux du temps

stadiologique) les notions numeacuteratives tout comme celles de lrsquoespace et du temps (nous y

reviendrons plus bas) eacutetaient mateacuterielles car limiteacutees par des contenus objectifs Dans son article

sur les noms numeacuteratifs dans la langue geacuteorgienne Megrelidzeacute explique cette question plus

clairement Il faut tenir compte du fait que le geacuteorgien eacutetait consideacutereacute au sein de la theacuteorie

japheacutetique de Marr comme une des langues anciennes Ce qualificatif lui reviendrait en raison de

la seacutemantique et morphologie de ces mots qui garderaient les traces des premiers concepts encore

essentiellement imageacutes Megrelidzeacute lrsquoillustre en dressant toute une classification des noms

numeacuteratifs qui deacutesignent des objets concrets dans leurs deacutefinitions quantitatives Pour donner un

exemple drsquoindiffeacuterenciation entre une deacutetermination quantitative et un certain contenu objectif

prenons le mot franccedilais laquo le jumeau raquo Selon la classification proposeacutee par Megrelidzeacute dans son

article il srsquoagit bien drsquoun nom numeacuteratif dans la mesure ougrave il comporte une certaine

deacutetermination quantitative mais il nrsquoest pas dissociable drsquoun certain type drsquoobjets il srsquoagit de

lrsquoindividu qui a partageacute le mecircme uteacuterus avec un (ou plusieurs) autre(s) et est consideacutereacute en

fonction du fait de nrsquoecirctre pas le seul dans cette fonction Les mots rassembleacutes par Megrelidzeacute

sont classeacutes selon des critegraveres diffeacuterents mais il ne nous est pas possible drsquoapprofondir cette

question agrave preacutesent Soulignons seulement qursquoil srsquoagit dans cette classification des notions

numeacuteratives mais de telles qui ne sont pas opeacuterables drsquoune maniegravere proprement numeacuteratif Pour

cela il faut qursquoelles soient deacutemateacuterialiseacutees

Si pour Leacutevy-Bruhl lrsquoabsence des notions proprement matheacutematiques relevait de la forme

preacutelogique de la penseacutee pour Megrelidzeacute en revanche une telle conclusion est le reacutesultat drsquoune

178

transposition illeacutegitime des concepts modernes agrave des modes de penseacutee qui ne sont pas

essentiellement diffeacuterents (et donc deacutenueacutes de la capaciteacute de calcul) mais sont diffeacuteremment

structureacutes en eacutetant encore tregraves imageacutes et proches drsquoun contenu objectif Cela srsquoaccorde avec la

position de Marr qui remarque que ce que Leacutevy-Bruhl conccediloit comme la penseacutee preacutelogique est

pour sa propre theacuteorie japheacutetique une penseacutee imageacutee192 Souvenons-nous eacutegalement de

lrsquoimportance que Megrelidzeacute soutenu par la Gestaltpsychologie attribue agrave lrsquoaspect visuel du

champ dans la formation de la penseacutee humaine ainsi qursquoagrave la substitution de lrsquoimage par un signe

linguistique qui est justement le premier pas vers une deacutemateacuterialisation de la conscience La

conscience croit en capaciteacute opeacuterationnelle au fur et agrave mesure que les concepts qursquoelle geacutenegravere se

deacutemateacuterialisent et perdent leur forme imageacutee Ainsi pour Megrelidzeacute il ne srsquoagirait pas des

mentaliteacutes qualitativement diffeacuterentes mais du fait que les concepts par lesquels la conscience

opegravere sont deacutemateacuterialiseacute a des degreacutes diffeacuterents Cependant il faut comprendre pourquoi

Megrelidzeacute (ainsi que Marr) sont si porteacutes agrave reacutefuter la diffeacuterence qualitative et radicale entre les

modes de penseacutee comme crsquoest le cas chez Leacutevy-Bruhl Au fond Megrelidzeacute lui-mecircme souligne

des diffeacuterences entre des types de la penseacutee et de surcroicirct insiste sur le fait que la

deacutemateacuterialisation des concepts relegraveve du progregraves de la penseacutee La raison en est que le but

principal tant de Megrelidzeacute que de Marr est drsquoexpliquer les diffeacuterences dans leur devenir

historique ce qui est empecirccheacute par la deacutemarche synchronique et typologique de Leacutevy-Bruhl

Ainsi la relation que Megrelidzeacute entretient avec Leacutevy-Bruhl est positive dans la mesure ougrave il lui

emprunte de la matiegravere empirique (tant dans son article sur les numeacuteratifs ougrave il ne srsquoagit pas

seulement de la langue geacuteorgienne mais des langues de diverses tribus que dans lrsquoarticle sur les

modes de la penseacutee que nous analyserons un peu plus bas) mais il reconfigure ces donneacutees pour

les mettre dans la lumiegravere drsquoune interpreacutetation diachronique Remarquons seulement que dans la

deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives le rocircle principal est attribueacute agrave lrsquoeacutemergence de la

fonction de la mesure qui se faisait drsquoabord par lrsquoapplication sur le contenu objectif de concepts

eux-mecircmes non encore deacutemateacuterialiseacutes en vue de mesurer et deacutemarquer langagiegraverement leur

longueur grandeur ou quantiteacute (Ainsi en franccedilais le mot laquo coude raquo deacutesigne une partie du bras

mais eacutegalement la mesure de longueur baseacutee sur la longueur du bras) Les notions de mesure qui

se sont diffeacuterencieacutees agrave partir des noms numeacuteratifs peuvent indiquer lrsquoimportance que la mesure a

192 Citeacute dans Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007 p

138

179

commenceacute agrave gagner dans la pratique La mesure est donc lrsquoeacuteleacutement qui permettrait de

reconstruire lrsquohistorique du devenir des notions matheacutematiques modernes

VII Sociogenegravese des ideacutees Nous avons souligneacute preacuteceacutedemment que laquo la penseacutee raquo est un

concept singulier chez Megrelidzeacute et nous en avons proposeacute quelques deacutefinitions neacutegatives Une

premiegravere approximation agrave une deacutefinition positive serait de dire que la penseacutee est ce qui srsquoarticule

au sein de la conceptualiteacute du complexe social telle qursquoelle est eacutelaboreacutee par Megrelidzeacute Dans la

premiegravere partie du livre il est question essentiellement de la conscience (mecircme si le terme

laquo penseacutee raquo a eacuteteacute souvent utiliseacute pour deacutesigner la conscience dans sa processualiteacute) La conscience

a eacuteteacute deacutefinie comme le moyen drsquoorientation dans le milieu qui garantit agrave lrsquohomme la survie apregraves

que les liens immeacutediats avec la nature aient eacuteteacute rompus Or la conscience paradoxalement est

eacutegalement le facteur drsquoisolement communicationnel car le contenu drsquoune conscience est

inaccessible pour drsquoautres consciences Crsquoest lrsquoactualisation permanente du complexe social qui

rend possible la subsistance drsquoun terrain commun par lequel lrsquoisolement peut ecirctre franchi Cette

actualisation qui implique une meacutediation chosale et la production de la culture mateacuterielle est

eacutegalement production par lrsquohomme de soi-mecircme et des autres On comprend donc clairement

pourquoi dans le reacutepertoire conceptuel par lequel Megrelidzeacute discute le complexe social la

conscience comme facteur drsquoisolement est remplaceacutee par la laquo penseacutee raquo qui tout comme la langue

et le travail manifeste ce qui met en rapport les hommes individualiseacutes

La penseacutee est donc pour Megrelidzeacute un concept qui implique un lien indissociable avec

lrsquoeacuteleacutement de socialiteacute Cependant le risque ici est que la penseacutee comme le moyen du lien social

peut ecirctre envisageacutee comme eacutetant homogegravene et deacutetermineacutee exclusivement par sa fonction de

comporter des contenus partageacutes Mais pour Megrelidzeacute si la penseacutee neutralise lrsquoisolement entre

les individus elle nrsquoen deacutepend pourtant pas complegravetement et laisse place agrave un isoleacutement drsquoun

type nouveau par rapport agrave celui qui existe entre les consciences La seacuteparation entre les

consciences individuelles peut ecirctre complegravete si elles forment leur contenu indeacutependamment

Mais si la formation du contenu est synchroniseacutee (comme nous le savons la synchronisation est

garantie par la pratique et lrsquoactiviteacute du travail) et permet donc lrsquoeacutemergence de la penseacutee qui nrsquoest

autre chose qursquoun contenu de conscience partageacutee il y reste pourtant lrsquoespace pour une isolation

entre les individus qui nrsquoest pas radicale mais relative Il y a deux moments qui permettent agrave

Megrelidzeacute de tenir cette position non-deacuteterministe Le premier consiste en ceci que la

180

communication le partage des penseacutees ou des contenus des consciences ne sont pas compris par

lui dans le sens drsquoune intersubjectiviteacute immeacutediate et psychologique La formation du contenu des

consciences individuelles passe par la meacutediation des inteacuterecircts sociaux lieacutes agrave la maniegravere dont le

champ social est structureacute Ainsi le contenu de la penseacutee humaine est-il toujours socialement

captureacute et conditionneacute drsquoune part et situeacute ainsi que partiel (voire particulier) drsquoautre part

Cependant ce point aussi comporte le risque du deacuteterminisme car lrsquoon peut alors envisager la

penseacutee comme complegravetement deacutependante des inteacuterecircts sociaux Megrelidzeacute eacutechappe agrave cela par

deux chemins agrave la fois drsquoun cocircteacute il va vers les conditions subjectives de la formation du

contenu de la penseacutee discute la maniegravere dont sont formeacutes les concepts et constate que ce procegraves

tout en eacutetant historiquement et socialement situeacute deacutetient une autonomie agrave lui et drsquoautre cocircteacute il

va vers les conditions objectives de la circulation sociale des ideacutees et constate que cette

circulation aussi a ses propres lois irreacuteductibles Lrsquointerrelation de ces deux niveaux creacutee lrsquoespace

de contingence (dans le sens de Zufaumllligkeit) car les ideacutees produites par la penseacutee peuvent ecirctre

prouveacutees contingentes par la circulation des ideacutees si elles nrsquoarrivent pas agrave survivre dans le procegraves

de circulation et agrave trouver des porteurs pour srsquoeacutetablir et se geacuteneacuteraliser La contingence ainsi

prouveacutee drsquoune certaine partie des ideacutees produites individuellement prouve eacutegalement que les

inteacuterecircts objectifs ne se traduisent pas toujours dans le contenu de la conscience La raison de ce

deacutecalage peut se situer de lrsquoun ou de lrsquoautre cocircteacute des termes impliqueacutes ou bien les hommes

nrsquoarrivant pas agrave saisir leurs inteacuterecircts objectifs produisent des ideacutees qui ne trouvent pas de support

dans la circulation des ideacutees ou bien les hommes ignares de leurs inteacuterecircts reacuteels ne sont pas

capables drsquoidentifier les ideacutees correspondantes agrave ceux-ci et sont incapable de devenir leurs

porteurs Megrelidzeacute en theacutematisant tant la conscience (en tant que productrice de la penseacutee) que

la circulation sociale des ideacutees comme autant de procegraves drsquoune relative autonomie introduit ainsi

la contingence comme facteur dans le fonctionnement du complexe social eacutechappe agrave une

position deacuteterministe et ouvre la voie agrave la discussion sur les questions de lrsquoideacuteologie et de la

conscience sociale Mais nous avons deacutejagrave trop anticipeacute notre exposition En effet nous venons

drsquoesquisser une possible lecture de la deuxiegraveme partie du livre dans son entiegravereteacute Dans le

chapitre preacuteceacutedent Megrelidzeacute a discuteacute les questions lieacutees agrave la production des ideacutees au niveau

subjectif Maintenant que nous avons deacutecrit la structure argumentative entiegravere le lecteur peut

situer les propos du chapitre VI dans la conception de Megrelidzeacute A partir du chapitre VII que

181

nous abordons agrave preacutesent il srsquoagit de la probleacutematique lieacutee agrave lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees et

dans le chapitre suivant on passe agrave la discussion de la circulation sociale des ideacutees

Pour theacutematiser la question de lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees Meacutegrelidzeacute fait un long deacutetour

par les mateacuteriaux ethnologiques et anthropologiques et srsquointerroge sur les raisons des

paralleacutelismes culturels Cela lui permet drsquointerroger la validiteacute explicative de la thegravese de Marx

quant agrave la deacutetermination de la superstructure par la base Il tente de complexifier et de preacuteciser

cette thegravese et propose trois cas concrets de son application Nous ne nous deacuteroberons pas agrave

exposer en deacutetail ces trois cas empiriques car agrave notre avis ils participent de lrsquoune des lignes

dirigeantes de lrsquoouvrage et rendent possible lrsquoune des deux interpreacutetations de lrsquoentreprise

theacuteorique de Megrelidzeacute que nous voudrions proposer dans le dernier chapitre de notre travail

Enfin il est question du rocircle de lrsquoindividu dans lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees mais surtout de

son rocircle dans le deacuteveloppement des ideacutees scientifiques et philosophiques

Premiegraverement Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur les raisons des paralleacutelismes culturels entre

des socieacuteteacutes en lesquelles malgreacute leur distance geacuteographique ou historique les ethnologues

observent des similariteacutes agrave tous les niveaux de la vie sociale eacuteconomie culture mateacuterielle

organisation sociale formations ideacuteologiques telles que les croyances la mythologie et ainsi de

suite Les langues nrsquoy font pas exception Pour expliquer de tels paralleacutelismes un certain nombre

drsquoapproches ont eacuteteacute eacutelaboreacutees Megrelidzeacute les analyse une par une et adresse agrave chacune une

critique meacutethodologique drsquoune part en indiquant les aspects que ces approches nrsquoarrivent pas agrave

expliquer voire agrave prendre en compte et drsquoautre part en mettant en lumiegravere les inteacuterecircts

particuliers ndash politiques et coloniaux ndash dont elles sont porteuses

Tout drsquoabord il analyse la theacuteorie de disseacutemination (расселение) Selon cette approche la

culture a pris origine dans une zone geacuteographique limiteacutee et srsquoest disseacutemineacutee ensuite par la

dispersion des installations sur toute la superficie de la terre ce qui expliquerait donc les

paralleacutelismes Megrelidzeacute souligne que ce scheacutema monogeacuteneacutetique est agrave la base de la linguistique

comparatiste dont lrsquoobjectif est de reconstruire la langue originelle la mythologie originelle

ainsi que drsquoidentifier le peuple originel Cette approche est orienteacutee vers lrsquoeacutetablissement de

similariteacutes mais bute contre ses propres limites quand il srsquoagit drsquoexpliquer les diffeacuterences entre

les cultures Elle nrsquoa pas de moyens drsquoeacutelucider les raisons pour lesquelles certains eacuteleacutements

culturels disparaicirctraient pour reacutesulter dans la diversiteacute culturelle dont nous sommes teacutemoins

182

Megrelidzeacute aborde eacutegalement la theacuteorie des emprunts qui est une variante de lrsquoapproche

mono-geacuteneacutetique Dans ce cas la recherche est centreacutee non pas sur la langue la religion ou le

peuple originel mais sur le lieu drsquoorigine de telle ou telle ideacutee motif mythologique deacutecouverte

technique ou autre Les repreacutesentants que Megrelidzeacute indique pour cette theacuteorie sont

lrsquoeacutegyptologue Julius Braun et le chercheur en mythologies et en histoire des religions Otto

Gruppe Il deacuteplore que cette approche soit trop occupeacutee agrave eacutetablir les coordonneacutes geacuteographiques et

culturelles des emprunts sans expliquer le sens dont sont porteurs les eacuteleacutements qui seraient

lrsquoobjet des emprunts Il souligne que des objets tout agrave fait semblables par leur forme peuvent

avoir des fonctions tout agrave fait diverses dans des cultures diffeacuterentes193

La concentration de la recherche sur les similariteacutes reacutesulte en une vision ougrave tout eacuteleacutement est

consideacutereacute comme emprunteacute ainsi qursquoen une image drsquoune culture universelle qui serait

omnipreacutesente Une telle culture acquiert une importance anhistorique car elle est envisageacutee

comme deacutefinitoire pour toutes les cultures et socieacuteteacutes existantes La theacuteorie des emprunts non

plus nrsquoarrive agrave expliquer lrsquoorigine des formes culturelles dans leur singulariteacute Mais qui plus est

elle envisage lrsquoemprunt comme un procegraves meacutecanique qui nrsquoimpliquerait que des adaptations ou

des ajustements mineurs sans atteindre ni au sens de lrsquoeacuteleacutement emprunteacute ni agrave celui du milieu agrave

inteacutegrer Megrelidzeacute affirme - et crsquoest le point majeur - que pour qursquoun emprunt ou transfert

culturel soit possible il faut que certaines conditions soient remplies la culture pour recevoir

tel ou tel eacuteleacutement doit ecirctre par le niveau de son deacuteveloppement preacutepareacutee pour le laisser entrer

en son sein Autrement dit la culture doit avoir la disposition pour ecirctre capable drsquoidentifier le

sens de lrsquoeacuteleacutement du transfert (drsquoune maniegravere plus au moins adeacutequate) et de lrsquointeacutegrer et donc de

se laisser transformer par lui

193 Il est difficile de ne pas se souvenir de la critique identique que Leacutevi-Strauss adresse agrave Taylor en

commentant le propos suivant de celui-ci laquo La distribution geacuteographique de ces objets et leur transmission de reacutegion agrave reacutegion doivent ecirctre eacutetudieacutees de la mecircme maniegravere que les naturalistes eacutetudient la distribution geacuteographique de leurs espegraveces animales ou veacutegeacutetales raquo A cela Leacutevi-Strauss reacutepond laquo Mais rien nrsquoest plus dangereux que cette analogie [hellip] La validiteacute historique des reconstructions du naturaliste est garantie en derniegravere analyse par le lien biologique de la reproduction Au contraire une hache nrsquoengendre jamais une autre hache entre deux outils identiques ou entre deux outils diffeacuterents mais de forme aussi voisine qursquoon voudra il y a et il y aura toujours une discontinuiteacute radicale qui provient du fait que lrsquoun nrsquoest pas issu de lrsquoautre mais chacun drsquoeux drsquoun systegraveme de repreacutesentations ainsi la fourchette europeacuteenne et la fourchette polyneacutesienne reacuteserveacutee aux repas rituels ne forment pas davantage une espegravece que les pailles agrave travers lesquelles le consommateur aspire une citronnade agrave la terrasse drsquoun cafeacute la laquo bombilla raquo pour boire le mateacute et les tubes agrave boire utiliseacutes pour des raisons magiques par certaines tribus ameacutericaines raquo Claude LEVI-STRAUSS Anthropologie structurale Plon Paris 1958 p 7

183

Il est impossible de ne pas voir comment dans ce propos de Megrelidzeacute se concentrent

plusieurs moments theacuteoriques dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans son livre Premiegraverement crsquoest la

Gestaltpsychologie et la theacuteorie de la perception la culture tout comme la conscience

individuelle srsquoorganise comme un champ constitueacute des relations de sens cela fait que par la

maniegravere dont ce champ est configureacute la culture a ou nrsquoa pas la disposition neacutecessaire pour

repeacuterer (autrement dit percevoir) un eacuteleacutement deacutefini si le repeacuterage aboutit et que la culture

integravegre un nouvel eacuteleacutement son champ de sens se reconfigure neacutecessairement Deuxiegravemement

crsquoest la conception du systegraveme que nous pouvons y entrevoir la culture comme un tout en

deacuteveloppement reccediloit des eacuteleacutements du dehors et les integravegre en les traduisant selon ses propres

regravegles et en mecircme temps se transforme eacutegalement

Ensuite Megrelidzeacute analyse la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine Selon elle la raison

humaine reacuteagit de la mecircme faccedilon aux irritations internes ou externes et se deacuteveloppe de faccedilon

essentiellement identique partout Crsquoest donc lrsquouniteacute de la raison qui expliquerait les

paralleacutelismes observables entre les cultures et socieacuteteacutes diffeacuterentes Megrelidzeacute indique que crsquoest

Wilhelm Wundt qui adopte cette approche dans son Mythos und Religion A la diffeacuterence des

approches preacuteceacutedemment discuteacutees cette theacuteorie tente une explication non seulement des

paralleacutelismes mais aussi des diffeacuterences culturelles en les ramenant aux diffeacuterences

geacuteographiques et eacutecologiques Pourtant la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine selon

Megrelidzeacute est grosse drsquoun paradoxe Pour certains de ses adeptes lrsquouniteacute de la raison explique

les paralleacutelismes culturels alors que pour drsquoautres crsquoest la factualiteacute des paralleacutelismes culturels

qui prouveraient lrsquouniteacute de la raison humaine Les theacuteoriciens qui adhegraverent agrave cette theacuteorie sont

Taylor Frazer Andrew Lang mais aussi Cassirer qui selon Megrelidzeacute preacutesente la mythologie

comme lrsquoanticipation de la science moderne pour ne pas mettre en peacuteril lrsquoideacutee de lrsquouniteacute de la

raison humaine ou encore Durkheim qui deacuteveloppe une version historiquement atteacutenueacutee du

transcendantalisme Megrelidzeacute en revanche est drsquoavis que lrsquohomme pour reacutesoudre un problegraveme

nrsquoa pas besoin des cateacutegories aprioriques Il ne doit que juxtaposer des sens tout comme le fait

lrsquoenfant agrave lrsquoacircge ougrave il nrsquoa pas encore internaliseacute les normativiteacutes sociales ou selon les termes

durkheimiens les cateacutegories socio-aprioriques

Finalement crsquoest le deacuteterminisme geacuteographique repreacutesenteacute par Friedrich Ratzel lrsquoauteur de

la conception de lrsquoanthropogeacuteographie qui tombe sous la critique A cette occasion Megrelidzeacute

nous dit que si lrsquohomme utilise les biens naturels cela nrsquoest pas ducirc au simple fait qursquoils sont

184

disponibles dans son milieu naturel Au contraire crsquoest le travail humain qui les rend utiles en les

transformant

Ensuite Megrelidzeacute passe agrave la critique de la maniegravere dont la question des paralleacutelismes a eacuteteacute

abordeacutee du point de vue marxiste au sein de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee ougrave il travaillait

au moment de la reacutedaction de son livre Sa critique est adresseacutee agrave Mechtchaninov qui dirigeait

lrsquoinstitut depuis la mort de Nikolas Marr et qui est consideacutereacute comme le plus eacuteminent des

marristes Souvenons-nous eacutegalement qursquoapregraves lrsquoarrestation du directeur de la thegravese de

Megrelidzeacute crsquoest Mechtchaninov qui reprend cette fonction et devient eacutegalement lrsquoeacutediteur de son

ouvrage En citant Mechtchaninov Megrelidzeacute remarque que son explication des affiniteacutes dans

des formes culturelles entre des socieacuteteacutes par les affiniteacutes dans leurs formes eacuteconomique et

sociales est trop geacuteneacuterale et nrsquoest qursquoune reprise litteacuteraire de la thegravese de Marx selon laquelle

lrsquoecirctre deacutetermine la penseacutee La valeur explicative drsquoune telle reprise scheacutematique de la thegravese de

Marx est infime car premiegraverement elle ne permet pas de comprendre ce qui conditionne

lrsquoorigine de telle ou telle base eacuteconomique deuxiegravemement il nrsquoest pas eacutevident et prouveacute que des

bases eacuteconomiques similaires produisent des formes culturelles similaires et troisiegravemement il

nrsquoest pas pris en compte que des bases diffeacuterentes peuvent conditionner des eacuteleacutements culturels

similaires (ainsi par exemple les formes matriarcales ont eacuteteacute partout substitueacutees par des formes

patriarcales mais cela pouvait ecirctre ducirc tant au type social seacutedentaire qursquoagrave lrsquoorganisation sociale

autour de lrsquoactiviteacute de la chasse ou encore un motif ornemental peut ecirctre tireacute tant de lrsquoornement

veacutegeacutetal que de la technique de tressage)

Une telle explication est donc insuffisante pour analyser drsquoune maniegravere concregravete lrsquoorigine

des formes culturelles La formule pertinente pour reacutepondre agrave la question des paralleacutelismes

devrait selon Megrelidzeacute ecirctre diffeacuteremment formuleacutee quelle est la raison pour laquelle les

bases eacuteconomiques ou les problegravemes similaires ou divergents produisent des formes de sens ou

des formes culturelles similaires La reacuteponse que lui-mecircme donne agrave cette question est la

suivante La maturation des besoins des objectifs et des problegravemes sociaux est soumise aux lois

objectives de lrsquohistoire (nous en apprendrons plus dans le chapitre IX du livre) Les inteacuterecircts

objectifs des hommes aussi se forment objectivement indeacutependamment de la volonteacute des

hommes suivant les besoins et objectifs existants Quand les inteacuterecircts drsquoun grand nombre

drsquohommes commencent agrave se ressembler leurs consciences aussi prennent des orientations

similaires Faisant face agrave un problegraveme leurs consciences srsquoen occupent reacutepeacutetitivement et se

185

maintiennent dans un eacutetat de mobilisation permanente jusqursquoagrave ce que la solution soit finalement

trouveacutee Or comme tout problegraveme qursquoil soit pratique ou theacuteorique nrsquoa qursquoun nombre fini de

solutions il est probable que les socieacuteteacutes malgreacute leur distance geacuteographique arrivent agrave des

solutions identiques ou agrave la creacuteation de formes culturelles semblables Pour Megrelidzeacute le

scheacutema explicatif base-superstructure dans le cadre de la question des paralleacutelismes culturels

peut donc ecirctre preacuteciseacute et rendu applicable par lrsquointroduction des principes de finitude et de

probabiliteacute laquo Ainsi la question des paralleacutelismes de penseacutees et des formes ressemblantes trouve

son explication dans la similariteacute ou diversiteacute des problegravemes (задач) qui ont pourtant des

solutions coiumlncidentes raquo194 Par exemple si les hommes sont confronteacutes agrave la neacutecessiteacute drsquoutiliser

un certain type de meacutetiers premiers de la nature crsquoest la structure de la matiegravere elle-mecircme qui

suggegravere les voies pour sa maicirctrise Donc lrsquoanalyse concregravete des formes culturelles sera possible si

lrsquoon srsquoarme du laquo critegravere objectif raquo consistant en une prise en compte du caractegravere fonction ou

sens des objets qui doivent ecirctre saisis et compris ou encore ecirctre impliqueacutes dans la pratique

Ensuite Megrelidzeacute entame une discussion extensive de trois exemples empiriques Nous

voudrions rapidement exposer ces analyses pour montrer la maniegravere dont les principes de la

theacuteorie geacuteneacuterale de la penseacutee que Megrelidzeacute eacutelabore sont mis en service de lrsquoexplication des

problegravemes empiriques

Le premier exemple relegraveve de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle Il srsquoagit drsquoexpliquer

lrsquoorigine des techniques drsquoobtention du feu Megrelidzeacute rejette la version de Karl von den

Steinen deacuteveloppeacutee dans son livre Unter den Naturvoumllkern Zentralbrasiliens selon laquelle la

friction observeacutee dans la nature aurait appris agrave lrsquohomme qursquoil est possible drsquoobtenir le feu en

produisant la friction Pour Megrelidzeacute crsquoest une conclusion speacuteculative alors que les sauvages

nrsquoobservent pas la nature et ne sont pas enclins agrave y chercher la causaliteacute195 Lrsquoinvention de la

194 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 336 195 A ce propos revenons encore une fois agrave Leacutevi-Strauss Dans le chapitre laquo La science du concret raquo de sa

Penseacutee sauvage il envisage de reacutefuter lrsquoideacutee que les laquo primitifs raquo sont incapables drsquoune penseacutee abstraite Mecircme si Leacutevi-Strauss et Megrelidzeacute parcourent des chemins diffeacuterents ils partagent lrsquoideacutee que toute penseacutee du concret (ce que nous pourrions appeler laquo concepts mateacuteriels raquo chez Megrelidzeacute et ce que Leacutevi-Strauss appelle la science du concret consiste essentiellement en une organisation des eacuteleacutements sensibles en des classements) comporte de lrsquoabstraction ou comme dirait Megrelidzeacute de la geacuteneacuteralisation Ainsi Leacutevi-Strauss eacutecrit-il laquo Tout classement est supeacuterieur au chaos et mecircme un classement au niveau des proprieacuteteacutes sensibles est une eacutetape vers un ordre rationnel raquo (Penseacutee sauvage PLON Paris 1962 p 29) Une comparaison consistante et approfondie des deux theacuteoriciens serait une entreprise passionnante mais ici nous voudrions souligner une diffeacuterence fondamentale qui les seacutepare Crsquoest la question de la primauteacute entre lrsquointeacuterecirct pratique ou lrsquointeacuterecirct intellectuel dans la penseacutee humaine Leacutevi-Strauss eacutecrit laquo S[i lrsquoappeacutetit de connaissance objective] est rarement dirigeacute vers des reacutealiteacutes du mecircme niveau que celles auxquelles srsquoattache la science moderne il implique des deacutemarches intellectuelles et des meacutethodes drsquoobservation

186

technique du feu ne pouvait donc pas ecirctre un reacutesultat de la reacuteflexion theacuteorique mais une

conseacutequence de la pratique Autrement dit crsquoest la pratique de la friction souvent accompagneacutee

du feu ndash de cet eacuteveacutenement inattendu - qui a du amener lrsquohomme agrave la deacutecouverte de la technique

Autrement dit ce nrsquoest pas la theacuteorie qui indique les moyens mais les moyens eux-mecircmes qui

dans la pratique amegravenent lrsquohomme aux reacutesultats concrets En mecircme temps lrsquohomme devait ecirctre

precirct pour une telle invention et connaicirctre lrsquoutiliteacute pratique de lrsquousage du feu Dans le cas contraire

il aurait pris le feu pour un effet lateacuteral et deacuteplaisant du procegraves de forage drsquoun morceau de bois

qui se pratiquait par exemple pour produire un arc Megrelidzeacute refuse lrsquoideacutee que dans la

technique de lrsquoobtention du feu il y a une ligne eacutevolutive Selon lui des techniques diffeacuterentes ou

semblables sont apparues dans des parties diffeacuterentes du monde et ont eacuteteacute conditionneacutees par le

type de la pratique de chaque socieacuteteacute Quant au fait qursquoelles coiumlncident cela srsquoexplique par le

nombre limiteacute des maniegraveres drsquoobtention du feu

Le deuxiegraveme exemple concerne la mesure du temps Megrelidzeacute considegravere que la

repreacutesentation du temps nrsquoexistait pas avant que lrsquohomme ne commenccedilacirct agrave le mesurer Mais si

pour nous le temps est un continuum ininterrompu et homogegravene pour les hommes de temps

reculeacutes il eacutetait repreacutesenteacute en tranches Les tranches de temps eacutetaient remplies par des eacuteveacutenements

ou procegraves importants de leur vie Ces tranches nrsquoeacutetaient donc pas homogegravenes mais suivaient la

processualiteacute des eacuteveacutenements dont ils eacutetaient coextensifs Elles se trouvaient dans un rapport

indiffeacuterent lrsquoune par rapport agrave lrsquoautre car entre elles le flux du temps cessait Cela est difficile agrave

imaginer pour lrsquohomme moderne mais la langue a preacuteserveacute les traces drsquoune telle repreacutesentation

du temps (par exemple Megrelidzeacute parle des expressions latines comme dies nefasti et dies

fasti) Lrsquoimportant ici est que tout comme crsquoeacutetait le cas avec lrsquoexplication du deacuteveloppement de

la repreacutesentation des nombres Megrelidzeacute souligne la mateacuterialiteacute des premiegraveres repreacutesentations

du temps De mecircme que les premiers concepts de quantiteacute nrsquoeacutetaient pas seacutepareacutes de la mateacuterialiteacute

des choses qui eacutetaient lrsquoobjet de compte (ce qui nous permet de parler des concepts de quantiteacute

au pluriel) les repreacutesentations du temps aussi eacutetaient impossibles agrave deacutetacher de la dureacutee des

eacutevegravenements ou procegraves qui eacutetaient lrsquoobjet de leur captation Mais il faudrait peut-ecirctre que nous comparables raquo (Ibid p 13) Plus loin il poursuit laquo On objectera qursquoune telle science ne peut guegravere ecirctre efficace sur le plan pratique Mais preacuteciseacutement son premier objet nrsquoest pas drsquoordre pratique Elle reacutepond agrave des exigences intellectuelles avant ou au lieu de satisfaire agrave des besoins raquo (Ibid p 21) Bien eacutevidemment Megrelidzeacute refuserait radicalement ce choix Il ne srsquoagit pas drsquoun simple choix theacuteorique mais du fait que lrsquointeacuterecirct intellectuel est pris par Leacutevi-Strauss comme un trait intrinsegraveque de lrsquohumain faisant partie de sa nature et au lieu drsquoecirctre interrogeacute et expliqueacute il se deacutevoile comme un preacutesupposeacute et donc une limitation de son approche

187

nous contredisions tout de suite et disions que crsquoest agrave rebours de lrsquointention de Megrelidzeacute que

nous venons drsquoutiliser le mot laquo captation raquo car pour lui il ne peut pas srsquoagir drsquoune forme a

priori du temps qui srsquoimposerait sur les donneacutees sensibles Megrelidzeacute ne discute point les

aspects de la conscience du temps mais agrave partir de ce que nous savons deacutejagrave sur sa conception de

la conscience nous pourrions affirmer que la perception du temps nrsquoest qursquoune certaine forme

drsquoorganisation logique du champ de perception Les eacuteleacutements du champ objectif lui-mecircme reacuteguleacute

par le temps objectif et ougrave ces eacuteleacutements sont donc deacuteployeacutes en succession sont traduits en un

contenu de conscience par seacutelection de certains eacuteleacutements lieacutes y compris dans lrsquoordre de leur

succession en une uniteacute de sens Crsquoest gracircce agrave une telle conception de la conscience que

Megrelidzeacute rend theacuteoriquement pensable un temps mateacuteriel Si la perception du temps se

produisait comme un lien (de succession) entre des eacuteleacutements de perception les premiegraveres

perceptions du temps devaient ecirctre strictement mateacuterielles Quant au concept moderne de temps

homogegravene il est le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation des premiers concepts du temps entiegraverement

deacutetermineacutes par le contenu objectif Le deacuteveloppement et donc la deacutemateacuterialisation du concept du

temps est lieacute agrave la neacutecessiteacute drsquoune certaine reacutepartition des taches dans la vie pratique quotidienne

Une preuve du fait que lrsquohomme identifiait les peacuteriodes temporelles gracircce aux tacircches pratiques

est visible selon Megrelidzeacute par exemple dans les noms des mois en geacuteorgien (tels que le mois

de fauchaison le mois de moissonnage le mois de vendange etc) ou encore dans la maniegravere des

Tchouktchi drsquoidentifier les saisons de lrsquoanneacutee avec la reacutealiteacute de la vie des rennes Megrelidzeacute

souligne qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun marquage subjectif ou arbitraire du temps Bien au contraire il

est lieacute avec la reacutealiteacute des faits de la vie eacuteconomique qui investissent le temps du contenu Drsquoici

deacutecoule lrsquoexplication des paralleacutelismes culturels dans la mesure du temps Le fait que la division

du temps en des peacuteriodes (nuit-jour mois de lrsquoanneacutee) est agrave observer dans toutes les cultures est

conditionneacute par la reacutealiteacute objective qui donne forme agrave lrsquoactiviteacute de travail et agrave la pratique

eacuteconomique laquo Les activiteacutes meacutenagegraveres qui se structuraient et se groupaient autour de points

temporels deacutefinis conditionnaient telle ou telle division et mesure du temps qui dans la plupart

des cas se fixegraverent dans lrsquoordre du culte raquo196 La mesure du temps prend son essor non pas de

lrsquoobservation du ciel et de la reacutevolution des corps ceacutelestes mais des activiteacutes eacuteconomiques le

temps chaud et froid le temps pluvial et caniculaire le temps des vents des grandes crues etc

sont les uniteacutes temporelles qui facilitent la reacutegulation de lrsquoeacuteconomie

196 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 346

188

laquo La coiumlncidence du nombre des jours dans lrsquoanneacutee est conditionneacutee par le fait que lrsquoanneacutee de

fait comprend 365 frac14 alternances de jour et nuit Quand les peuples arrivegraverent au niveau du

deacuteveloppement ougrave ils devaient pour des raisons eacuteconomiques prendre en compte le peacuteriode de la

reacutevolution du soleil en son entiegravereteacute alors chacun agrave sa maniegravere tocirct ou tard srsquoapprocha de la

reacutealiteacute raquo197

Le troisiegraveme exemple regarde les paralleacutelismes dans les modes de penseacutee198 et notamment

la penseacutee magique que lrsquoon retrouve dans toutes les socieacuteteacutes non seulement agrave une certaine eacutetape

du deacuteveloppement des socieacuteteacutes ougrave ce type de penseacutee est dominant (mecircme si jamais exclusif)

mais mecircme dans la socieacuteteacute moderne ougrave elle subsiste sous la forme reacutesiduelle des superstitions

Selon lrsquoobservation de Megrelidzeacute les superstitions se concentrent autour des sphegraveres drsquoactiviteacute

dans lesquelles le hasard joue un rocircle preacutepondeacuterant et sont donc caracteacuteristiques pour les

cateacutegories drsquoindividus comme les comeacutediens chanteurs politiciens amateurs de jeux de hasard

chasseurs marins etc De lagrave Megrelidzeacute conclut que les superstitions ne pouvant avoir une

origine subjective et volontaire sont les effets drsquoun certain mode de structuration (ou plus

preacuteciseacutement du manque de structuration) du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Dans de telles

sphegraveres drsquoexpeacuterience le milieu nrsquoest pas controcirclable par le sujet et son succegraves ne deacutepend pas des

efforts qursquoil peut faire La raison en est que dans ce type de champs objectifs de lrsquoexpeacuterience les

rapports reacuteels entre les eacuteleacutements du champ ne sont pas discernables et il est impossible pour la

conscience dans le chaos expeacuterientiel de saisir en un complexe de sens lrsquoobjectif que le sujet se

pose et les moyens de son obtention Cela reacuteduit la conscience agrave lrsquoinstauration de rapports

hasardeux et agrave la production de signes superstitieux qui peuvent ecirctre individuels ou geacuteneacuteraliseacutes)

Il ne srsquoagit donc pas ici des rapports de causaliteacute (A provoque B) mais des rapports de

paralleacutelisme (A est accompagneacute ndash est le signe ndash de B) qui peuvent ecirctre absolument arbitraires

Crsquoest ainsi qursquoest deacutecrite eacutegalement la penseacutee magique des sauvages Cependant au fur et agrave

mesure que au cours du procegraves historique la conscience se structure toujours plus

197 Ibid p 347 198 Cette probleacutematique a eacuteteacute plus pleinement discuteacutee dans lrsquoarticle que Megrelidzeacute avait publieacute deacutejagrave en 1935

et qui srsquointitule laquo Sur les superstitions et lrsquoordre lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Dans notre analyse nous nous appuyons donc sur ce texte მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის rsquoპრელოგიკურიrsquo წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

189

conformeacutement au champ objectif de lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire accumule du savoir et est capable

de saisir des portions consideacuterables du reacuteseau des rapports objectifs la penseacutee devient de plus en

plus satureacutee de liens reacuteels Si le sauvage est incapable drsquoentrevoir un rapport de causaliteacute entre

une blessure par la flegraveche et la mort crsquoest qursquoil lui manque tout un nombre drsquoeacuteleacutements contenus

dans le savoir (le savoir nrsquoeacutetant autre qursquoun reacuteseau de concepts) sur le corps humain - qui selon

Megrelidzeacute a eacuteteacute deacuteveloppeacute au Moyen Acircge avec lrsquoinvention des techniques de torture199 Il est

empecirccheacute drsquoidentifier le rapport de causaliteacute entre ces deux eacuteveacutenements car objectivement ceux-

ci ne sont pas en rapport immeacutediat lrsquoun avec lrsquoautre mais sont lieacutes agrave travers drsquoautres eacuteleacutements qui

srsquoorganisent en un reacuteseau et reacutesultent donc en un savoir physiologique

Megrelidzeacute peut donc contredire Leacutevy-Bruhl ainsi que Durkheim et affirmer que la penseacutee

magique ne relegraveve pas drsquoune mentaliteacute ou drsquoun mode de penseacutee en soi Elle nrsquoest que lrsquoeffet de la

conscience produit par le champ de lrsquoexpeacuterience caracteacuteriseacute objectivement par un haut degreacute de

deacutesordre ou par manque de preacutedisposition de la conscience agrave percevoir des portions du reacuteseau

des eacuteleacutements objectif ce qui au final revient au mecircme Qui plus est lrsquohomme moderne qui

dans une certaine situation agit et pense drsquoune maniegravere tout agrave fait rationnelle peut avoir des

superstitions dans une autre situation (lrsquoexemple en serait un professeur qui va agrave la chasse ou

joue aux cartes) Il en va de mecircme pour le sauvage Leacutevy-Bruhl remarque agrave propos de la

mentaliteacute primitive que parfois les sauvages font preuve drsquoun comportement extrecircmement

rationnel Ainsi les diffeacuterents modes de structuration de la penseacutee peuvent coexister dans un

individu qui peut tregraves bien toleacuterer des ideacutees ou opinions contradictoires quand elles sont

suggeacutereacutees par la pratique et lrsquoexpeacuterience Cela nrsquoest que la preuve pour Megrelidzeacute que ni les

cateacutegories socio-aprioriques ni des modes diffeacuterents de la mentaliteacute nrsquoexistent les penseacutees eacutetant

deacutependantes des facteurs objectifs et de la structuration objective du champ drsquoexpeacuterience

Enfin Megrelidzeacute explique les raisons pour lesquelles dans certaines socieacuteteacutes la penseacutee

magique preacutevaut alors que dans drsquoautres elle est marginaliseacutee sous forme de superstition Cela

deacutepend de lrsquoactiviteacute eacuteconomique principale de la socieacuteteacute donneacutee qui est le champ objectif

drsquoexpeacuterience dans toute socieacuteteacute Ainsi la penseacutee magique est-elle preacutesente surtout dans les

socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs qui pratiquent une vie eacuteconomique extrecircmement instable et

difficilement controcirclable

199 Cf Ibid p 537

190

Cette analyse drsquoun cas concret et empirique fait ressortir les traits de la conception de

Megrelidzeacute plus clairement que ce nrsquoest le cas des longues discussions purement theacuteoriques

Nous y voyons tout un chemin argumentatif qui srsquoeacutetend du type drsquoactiviteacute eacuteconomique de la

socieacuteteacute jusqursquoagrave la maniegravere dont la conscience structure son contenu en passant agrave travers les

questions geacuteneacuterales sur le fonctionnement de la conscience le rocircle du champ objectif de

lrsquoexpeacuterience la production du savoir Et qui plus est toute cette complexiteacute est mise au service

drsquoune analyse comparatiste ou nous pourrions aussi dire que cette complexiteacute elle-mecircme se

deacuteploie gracircce agrave la maniegravere de poser la question dans une perspective comparatiste Enfin nous y

voyons plus clair dans les points par lesquels Megrelidzeacute se distancie de Leacutevy-Bruhl

Passons maintenant agrave lrsquoeacutetape suivante du chapitre Megrelidzeacute arrive donc agrave la conclusion

que malgreacute lrsquoideacutee communeacutement partageacutee selon laquelle les conditions sociales deacuteterminent la

penseacutee sous cette forme simple elle ne relegraveve pas de la penseacutee marxiste Crsquoest plutocirct une penseacutee

deacuteterministe qursquoil attribue avant tout agrave Durkheim pour qui la conscience serait laquo un appareil mort

qui reproduit les formes lui eacutetant eacutetrangegraveres raquo Pour Marx en revanche les conditions mateacuterielles

deacutefinissent la penseacutee mais drsquoune maniegravere oblique crsquoest-agrave-dire seulement dans la mesure ougrave ce

sont elles qui mettent en avant les problegravemes deacutefinissent les groupements de personnes dans le

champ social deacutefinissent leurs inteacuterecircts et ainsi orientent le travail de la conscience qui prend en

compte le sens des nouveaux objets et des nouvelles situations agrave reacutesoudre La deacutetermination

sociale de la penseacutee comme Megrelidzeacute voudrait lrsquoentendre serait donc le reacutesultat des

compromis entre les problegravemes objectivement cristalliseacutes et la conscience qui limiteacutee par sa

structuration et donc reacutesistante cherche agrave les reacutesoudre mais en geacuteneacuteralisant ses reacutesultats

transforme lrsquoobjectiviteacute qui de son cocircteacute lui renvoie des problegravemes nouveaux Cependant ce

procegraves loin drsquoecirctre cyclique produit un effet drsquoaccumulation en impliquant dans la sphegravere de la

connaissance humaine toujours plus grande tant la nature que la reacutealiteacute sociale Plus tard nous

discuterons les conseacutequences drsquoune telle vision sur la philosophie de lrsquohistoire de Megrelidzeacute

Mais revenons agrave la lettre de son livre

Etant donneacute que la conscience pour Megrelidzeacute nrsquoest pas un appareil de reproduction

meacutecanique ou reacuteflectif mais creacuteatif et producteur du sens gracircce agrave sa liberteacute relative le pas

suivant dans son raisonnement est lrsquointerrogation sur le rocircle de lrsquoindividu dans la socieacuteteacute ou

plus preacuteciseacutement dans la production du savoir eacutetant donneacute que la socieacuteteacute est envisageacutee par

Megrelidzeacute toujours comme un tout en deacuteveloppement Mecircme si ce sont bien les conditions

191

historiques et sociales qui mettent lrsquohomme dans une certaine position sociale deacutefinissent ses

inteacuterecircts et donnent une certaine orientation au travail de la conscience une telle deacutetermination ne

srsquoapplique pas aux comportements ou penseacutees individuels Megrelidzeacute distingue drsquoune part

lrsquointeacuterecirct comme une tacircche historique ou un objectif geacuteneacuteral et drsquoautre part les inteacuterecircts proches

de lrsquoindividu qui dirigent ses actions quotidiennement Les consciences individuelles ont leur

maniegravere propre agrave chacune drsquoentre elles de reacutesoudre un conflit ou un problegraveme Cependant les

comportements particuliers et locaux nrsquoont pas la capaciteacute automatique drsquoacqueacuterir une valeur

sociale et drsquoinfluencer lrsquoopinion publique Pour qursquoun eacuteveacutenement particulier puisse se socialiser

il faut que les inteacuterecircts drsquoune multipliciteacute convergent autour de lui Une ideacutee peut avoir une

origine individuelle mais elle peut ne pas attendre le degreacute de geacuteneacuteralisation neacutecessaire pour

subsister

laquo Dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute aucun des grands problegravemes drsquoordre technique ou theacuteorique nrsquoa

eacuteteacute reacutesolu de bout en bout par une personne Drsquohabitude chaque grand problegraveme se reacutesout depuis des

cocircteacutes diffeacuterents partiellement agrave travers le travail de beaucoup drsquoindividus qui attaquent la question

depuis des points du vue diffeacuterents et souvent ne soupccedilonnent mecircme pas lrsquoexistence de ce problegraveme

dans ses dimensions reacuteelles raquo200

Lagrave aussi Megrelidzeacute fait recours au modegravele du champ et considegravere que la reacutesolution de tel ou

tel problegraveme advient au moment ougrave la multipliciteacute des solutions partielles et des efforts

individuels srsquoentrelacent objectivement en srsquoorganisant en un ensemble et en fermant le circuit

Les deacutecouvertes scientifiques sont souvent le reacutesultat de tels efforts drsquoorganisation qui poussent

lrsquoideacutee agrave se cristalliser Et crsquoest souvent un seul individu qui disposant de toutes les avanceacutees

partielles qui le preacuteceacutedent historiquement et eacutetant bien preacutepareacute et preacutedisposeacute par ces savoirs

reconfigure tout le champ de savoir restructure les vieux et les nouveaux eacuteleacutements dans un

nouvel ensemble de sens (ce qui de son cocircteacute provoque une redeacutefinition du sens de chaque

eacuteleacutement) et ainsi arrive agrave une deacutecouverte scientifique201 Le travail long vague et encore disperseacute

et multiple preacutepare le sol pour une soudaine configuration des eacuteleacutements partiels en un champ

geacuteneacuteral pour faire ressortir lrsquoideacutee dans sa clarteacute eacuteclatante Le deacuteclencheur pour ce geste deacutecisif

200 Ibid p 355 201 NB Megrelidzeacute ne parle pas des paradigmes scientifiques mais des deacutecouvertes

192

peut ecirctre une certaine situation ou le travail sur un objet que lrsquoon essaie drsquoinseacuterer dans un

contexte de sens Le champ peut se reconfigurer soudainement pour laisser entrer lrsquoobjet en son

inteacuterieur et permettre une reacutesolution du problegraveme en assignant agrave cet objet un sens nouveau et

clair Megrelidzeacute en conclut que ce qui rend la deacutecouverte scientifique irreacuteversible est le travail

laquo inconscient raquo des multiples individus (et non pas ou pas forceacutement un travail collectif) sur les

problegravemes historiquement mis en valeur

A partir de cette approche Megrelidzeacute eacutelabore une vision singuliegravere de lrsquohistoire des ideacutees et

de la philosophie Les grands penseurs et les creacuteateurs des systegravemes philosophiques y

apparaissent comme des personnes laquo plus ou moins aleacuteatoires raquo Alors que traditionnellement

lrsquohistoire de la philosophie est peupleacutee exclusivement par des intellectuels exceptionnels Cette

image leur est attribueacutee gracircce agrave la structuration du savoir sur lrsquohistoire de la philosophie ougrave tout

un nombre de penseurs sont oublieacutes alors que leurs meacuterites sont reacutesorbeacutes dans des figures qui ne

font qursquoaccomplir le geste deacutecisif de la reconfiguration irreacuteversible du savoir Cela leur confegravere

lrsquoallure drsquoune force intellectuelle deacutemesureacutee et inhumaine La deacutemystification drsquoune telle vision

de lrsquohistoire de la penseacutee est possible si lrsquoon prend en compte la sociogenegravese des ideacutees et que lrsquoon

reconstruit lrsquoeacuteconomie de savoir geacuteneacuteraliseacutee dans laquelle elles se sont cristalliseacutees Pour en

donner une ideacutee plus claire citons le passage suivant

laquo Le fameux laquo Aufhebung raquo de Hegel qui nous frappe aujourdrsquohui par son sens profond eacutetait

plus que courant dans son eacutepoque Schelling parlait de la laquo potenzieren raquo Goethe en lien avec les

questions de la peacuteriodiciteacute et [des procegraves de caractegravere] cyclique appelait la mecircme ideacutee

laquo Steigerung raquo Hegel nrsquoa fait qursquoeacutelaborer preacuteciser et formuler cette ideacutee de la maniegravere la plus

complegravete dont le point de vue ideacutealiste eacutetait capable en creacuteant ainsi lrsquoexpression la plus adeacutequate agrave

cette ideacutee (Aufhebung) Or de nos jours il nrsquoy a presque personne qui se souvienne de toutes les

autres tentatives et avancements raquo202

Il faudrait agrave ce propos que nous eacutevoquions lrsquoarticle intituleacute laquo N Ja Marr et la philosophie

du Marxisme raquo203 paru en 1935 dans lequel Megrelidzeacute touche la question de lrsquohistoire de la

philosophie Il deacuteplore que dans sa version bourgeoise le deacuteveloppement de la philosophie soit

202 Ibid p 358 203 Cf Константин Романович МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем

марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 81-87

193

preacutesenteacute comme laquo une galerie de quelques heacuteros de la raison raisonnante (мыслящего разума) raquo

alors que la philosophie devrait ecirctre soumise agrave lrsquoanalyse dans le cadre geacuteneacuteral du deacuteveloppement

stadiologique car dans son devenir elle se situe sur le mecircme plan que les formes de la

conscience sociale lrsquoideacuteologie et la vision du monde tout court Megrelidzeacute observe deux

tendances dans lrsquohistoriographie bourgeoise de la philosophie Drsquoune part la penseacutee de la Gregravece

antique et plus preacuteciseacutement celle des philosophes preacutesocratiques est preacutesenteacutee agrave travers le

prisme de la philosophie ideacutealiste moderne Alors que des concepts comme lrsquoeau la terre lrsquoair

le feu chez Thales Anaximandre Anaximegravene Heacuteraclite et autres sont des expressions encore

captives de la penseacutee magique et expriment le sens de concepts comme lrsquoesprit ou la raison dans

une forme encore imageacutee non-deacutemateacuterialiseacutee et non-rationaliseacutee (il arrive agrave cette conclusion par

une longue analyse de lrsquousage de ces mots par la meacutethode de la linguistique paleacuteontologique)

Drsquoautre part lrsquoancien Orient est consideacutereacute comme eacutetrange et exotique captif de la penseacutee

mythologique et deacutepourvu de puissance intellectuelle (мыслительных) En srsquoappuyant sur

Johannes Hertel (Die Sonne und Mithra im Awesta) Megrelidzeacute analyse des concepts tireacutes des

anciens textes orientaux tels que le Rig-Veacuteda et lrsquoAvesta ougrave il constate les mecircmes types

drsquoexpressions imageacutees pour des concepts similaires

Il en conclue que la diffeacuterence principielle entre la penseacutee des grecques preacutesocratiques et la

penseacutee orientale nrsquoexiste pas les deux eacutetant situeacutees au stade encore magique de la vision du

monde Il faut qursquoune nouvelle reconstruction de lrsquohistoire de la penseacutee soit effectueacutee pour qursquoil

soit possible drsquoeacutevaluer la penseacutee agrave chaque eacutetape de son deacuteveloppement de la situer par rapport

aux autres stades ou lignes du deacuteveloppement de la penseacutee mais eacutegalement pour montrer que les

concepts philosophiques modernes tels que lrsquoesprit lrsquoacircme la substance lrsquoideacutee le logos etc ne

sont que des remaniements tardifs des repreacutesentations eacutemergeacutees au stade toteacutemique et cosmique

de la penseacutee Lagrave aussi la meacutethode paleacuteontologique de la langue doit jouer le rocircle deacutecisif

VIII Procegraves de circulation sociale des ideacutees Dans ce chapitre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse aux

meacutecanismes et agrave la dynamique de la circulation des ideacutees et cela non seulement dans une socieacuteteacute

moderne (un terme qui lui est eacutetranger) mais aussi agrave lrsquoexemple des reacutecits folkloriques Il

preacutesente sa conception de la conscience sociale et agrave cette occasion critique la sociologie de

Durkheim et la linguistique de Saussure La question qui traverse ces discussions est celle de la

relation entre lrsquoindividuel et le social Megrelidzeacute arrivera agrave une formule dialectique selon

194

laquelle la penseacutee est pleinement remplie par des contenus ayant une valeur sociale mais elle

nrsquoest la penseacutee que dans la mesure ougrave elle individualise le social par lrsquoacte mecircme de la penseacutee

Quant agrave lrsquoindividu dans le champ de la conscience sociale il est important en tant que

lrsquoactualisateur de la penseacutee qui peut non seulement reproduire les ideacutees mais en creacuteer drsquoautres et

les mettre agrave lrsquoeacutepreuve en les faisant circuler Lrsquoindividu participe donc par ses penseacutees et ses

actions au devenir permanent du champ de la conscience sociale Penchons-nous sur cela drsquoun

peu plus pregraves

La conscience individuelle est remplie par des ideacutees sociales La conscience se les

approprie mais aussi les projette dans la socieacuteteacute ndash elle les laquo socialise raquo en les rendant disponible

aux autres pour appropriation - et constitue ainsi un point de force dans le champ de la

conscience sociale Toute deacutecouverte individuelle toutes les penseacutees qursquoun individu diffuse

ainsi que les produits de son activiteacute sont approprieacutes par drsquoautres individus et provoquent des

reacuteactions drsquoacceptation ou de critique Toute exteacuteriorisation ideacuteelle individuelle srsquoinsegravere dans la

circulation sociale et devient lrsquoun des nombreux facteurs de la reacutealiteacute sociale Toute ideacutee a donc

un certain champ de circulation Megrelidzeacute discute les raisons qui peuvent eacutelargir le champ de

circulation drsquoune ideacutee donneacutee la renforcer et la rendre influente dans la structuration de la

conscience sociale Premiegraverement il faut que lrsquoideacutee soit soutenue par les inteacuterecircts reacuteels des

individus ou des groupes Deuxiegravemement elle doit ecirctre accessible agrave des cercles sociaux ecirctre

intellectuellement compreacutehensible pour les membres drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun groupe Ces deux

conditions mettent la source de la puissance de lrsquoideacutee agrave la fois agrave lrsquoexteacuterieur et agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquoideacutee elle-mecircme drsquoune part lrsquoideacutee est complegravetement deacutepourvue de puissance drsquoexistence ses

porteurs eacutetant son seul soutien vivant mais drsquoautre part lrsquoideacutee pour ecirctre soutenue du dehors

ecirctre porteacutee et ainsi pourvue de force sociale doit par son contenu correspondre agrave une certain

demande sociale ndash intellectuelle mais aussi mateacuterielle Quant agrave la force de lrsquoideacutee elle transparaicirct

non seulement dans la largeur du champ de sa circulation crsquoest-agrave-dire dans le nombre des

individus par lesquels elle est porteacutee ndash si crsquoeacutetait la seule explication alors lrsquoideacutee nrsquoaurait qursquoun

caractegravere purement passif ndash mais eacutegalement dans sa capaciteacute de transformer le savoir

socialement preacutesent et de creacuteer une nouvelle compreacutehension de la reacutealiteacute

La reacutesistance que lrsquoideacutee peut rencontrer dans le procegraves de sa socialisation peut ecirctre

conditionneacutee drsquoune part par le caractegravere trop progressif de lrsquoideacutee (le complexe des ideacutees sociales

agrave une certaine eacutetape du deacuteveloppement de la socieacuteteacute peut ne pas permettre lrsquointeacutegration drsquoune

195

ideacutee trop eacuteloigneacutee et peut ne pas se laisser reconfigurer par elle si meacutetaphoriquement parlant

laquo le sol nrsquoest pas preacutepareacute raquo pour lrsquoacceptation drsquoun certain eacuteleacutement) Mais drsquoautre part ce sont

les rapports sociaux et la disposition des forces et des inteacuterecircts sociaux qui peuvent jouer le rocircle

drsquoune barriegravere Nous devons faire remarquer ici que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur le terme

laquo ideacuteologie raquo qursquoil nrsquoutilise que tregraves rarement et contextuellement Ce terme a eu un itineacuteraire

assez compliqueacute dans la penseacutee marxiste prenant des formes diffeacuterentes telles que la laquo fausse

ideacuteologie raquo (Lukacs) ou lrsquolaquo ideacuteologie du proleacutetariat raquo (Leacutenine) Quant agrave Megrelidzeacute agrave cette

eacutetape de son argumentation il ne parle que des complexes drsquoideacutees sans les mettre en relation

avec la structuration des inteacuterecircts dans la socieacuteteacute (cette question est discuteacutee dans le chapitre IX

du livre) et ne peut donc pas formuler les diffeacuterences entre lrsquoideacuteologie et le savoirla science ou

encore entre deux ideacuteologies diffeacuterentes Dans ce contexte lrsquoideacuteologie ne serait qursquoun complexe

drsquoideacutees en circulation compris en un sens neutre Megrelidzeacute souligne seulement que toute

ideacuteologie deacutetient un laquo cocircteacute conservateur raquo Or le conservatisme relegraveve non pas de la nature du

contenu mais de la puissance drsquoecirctre de tout complexe drsquoideacutees en tant que structureacute et reacutesistant agrave

la transformation Sans pouvoir encore preacuteciser la nature de lrsquoideacuteologie Megrelidzeacute fait quelques

remarques sur la maniegravere dont elle circule Le complexe des ideacutees dans lesquelles la classe

dominante se reconnaicirct et qui deacutefinit lrsquolaquo opinion publique raquo puise ses forces de la tradition de la

routine ainsi que des instruments de lrsquolaquo influence spirituelle raquo tels que les eacutecoles les manuels la

presse Cette force conservatrice transparaicirct en ceci que mecircme lorsque les couches domineacutees de

la socieacuteteacute se heurtent dans les ideacutees dominantes qui ne correspondent pas agrave leurs inteacuterecircts agrave des

contradictions ressenties encore vaguement elles continuent pendant une dureacutee plus ou moins

longue agrave penser dans ces termes qui leur sont objectivement eacutetrangers Cette tendance

conservatrice propre au procegraves de la circulation sociale des ideacutees fait que toute ideacutee nouvelle ne

peut srsquoaffirmer que par un combat Son maintien prolongeacute produit un eacutecart entre drsquoune part la

conscience sociale et drsquoautre part le deacuteveloppement tant de la culture mateacuterielle que des

rapports sociaux204 Cet eacutecart ou si lrsquoon veut le retard des ideacutees sur les inteacuterecircts peut ecirctre

204 Cette thegravese pourrait ecirctre vue comme une variation ou un deacutetournement dans les termes de la sociologie du

savoir de la thegravese que lrsquoon trouve dans le manifeste communiste de Marx et Engels La thegravese originelle parle de lrsquoeacutecart entre drsquoune part les forces productrices et surproduction et drsquoautre part les rapports sociaux fondeacutes sur la proprieacuteteacute bourgeoise laquo hellipla socieacuteteacute a trop de civilisation trop de moyens de subsistance trop drsquoindustrie trop de commerce Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le deacuteveloppement des conditions de la proprieacuteteacute bourgeoise au contraire elles sont devenues trop puissantes pour ces conditions qui se tournent en entraves et toutes les fois que les forces productives sociales srsquoaffranchissent de ces entraves elles preacutecipitent dans

196

neutraliseacute par lrsquoeacutetablissement des ideacutees porteacutees par la classe progressive qui est la nouvelle force

creacuteatrice de lrsquohistoire

Dans cette description un passage attire lrsquoattention laquo [la situation est diffeacuterente quand il

srsquoagit de] lrsquoorganisation active du travail socio-eacuteducatif qui permet de restructurer rapidement la

conscience et de faciliter avec le concours de lrsquoinstruction la maicirctrise drsquoideacutees extrecircmement

complexes et la compreacutehension des acquis de la penseacutee raquo205 Evidemment Megrelidzeacute deacutefinit ici

le rocircle du parti dont la mission serait drsquointervenir dans la circulation des ideacutees pour acceacuteleacuterer le

devenir de la classe reacutevolutionnaire

Megrelidzeacute poursuit son analyse geacuteneacuterale une fois que les ideacutees se sont socialiseacutees et

deacutetacheacutees des individus qui les ont produites elles tombent sous lrsquoemprise des meacutecanismes de

circulation sociale des ideacutees Elles sont mises agrave lrsquoeacutepreuve dans des circonstances diffeacuterentes et

sont induites agrave manifester leurs multiples cocircteacutes Au cours de ce procegraves de lrsquoapplication et de la

critique des ideacutees elles se concreacutetisent se preacutecisent se perfectionnent et en mecircme temps

perdent toute trace de leur provenance individuelle Elles se laquo deacutepersonnalisent raquo et acquiegraverent le

caractegravere veacuteritablement social Ce procegraves de seacutedimentation drsquoune grande multipliciteacute

drsquoexpeacuteriences et de savoir dans les ideacutees (ainsi que dans des formes de la culture mateacuterielle) qui

avance agrave travers leur reacutealisation en pratique et la lutte sociale pour une telle reacutealisation coiumlncide

selon Megrelidzeacute avec le procegraves historique de lrsquoapproximation toujours croissante de la penseacutee

humaine agrave la reacutealiteacute objective Le monde de la nature et des rapports sociaux est saisi drsquoune

maniegravere toujours plus pleine Le parti comme lrsquoagent de la lutte sociale est donc le facteur de

lrsquoapproximation agrave la veacuteriteacute

En vue drsquoun deacutevoilement du meacutecanisme de la circulation des ideacutees mais eacutegalement avec

lrsquointention de couvrir des questions relatives agrave lrsquoethnologie Megrelidzeacute entreprend lrsquoanalyse du

mode de circulation du folklore crsquoest-agrave-dire des reacutecits de diffeacuterents types (mythes contes de feacutee

etc) Par cette analyse il met dans une nouvelle perspective la question de la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social (ou collectif) et essaie de deacutepasser la dichotomie qursquoil voit entre deux

types de theacuteories sociologiques (les deux bourgeoises) qui sont porteacutees agrave privileacutegier lrsquoun de ces

deux pocircles en lui attribuant le rocircle de facteur deacuteterminant par rapport agrave lrsquoautre Megrelidzeacute

le deacutesordre la socieacuteteacute tout entiegravere et menacent lrsquoexistence de la proprieacuteteacute bourgeoise Le systegraveme bourgeois est devenu trop eacutetroit pour contenir les richesses creacuteeacutees dans son sein raquo Karl MARX Friedrich ENGELS Manifeste du parti communiste Editions champ libre Paris 1983 p 35

205 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 366

197

commence par une attaque contre des propos drsquoAlbert Wesselski206 concernant lrsquoorigine et la

circulation des contes feacutees et des contenus folkloriques en geacuteneacuteral Selon Wesselski le folklore

(ou plus preacuteciseacutement les Natursagen ainsi que les mythes) ne serait que le reacutesultat de creacuteateurs

individuels (precirctres prophegravetes poegravetes) qui auraient composeacute librement des reacutecits en reacutepondant agrave

des interrogations des curieux dont ils eacutetaient entoureacutes Quant au procegraves de la circulation elle ne

serait que la deacuteformation et la contamination progressive de telles creacuteations individuelles Pour

Megrelidzeacute en revanche crsquoest justement la circulation sociale qui est elle-mecircme le procegraves

creacuteatif dans laquelle les motifs traditionnels (mythiques magiques religieux etc) se composent

et acquiegraverent la forme de narration au fil des diffeacuterentes versions Les motifs se croisent se

superposent comme des couches produisant ainsi des scheacutemas narratifs Megrelidzeacute refuse donc

de reacuteduire le folklore agrave un facteur subjectif Et cela non seulement en ce qui concerne la reacutealiteacute

de la circulation mais eacutegalement dans la mesure ougrave Megrelidzeacute nie par principe le caractegravere

libre de la creacuteation subjective Selon lui la fantaisie mecircme nrsquoest pas arbitraire mais

historiquement limiteacutee car comme nous avons deacutejagrave souligneacute agrave propos de la vision gestaltiste de

la conscience chez Megrelidzeacute lrsquoimagination loin drsquoecirctre libre dans lrsquoarticulation des eacuteleacutements et

dans lrsquoinstauration de liens logiques entre eux ne fonctionne que par la transformation des

modes drsquoorganisation de contenus deacutejagrave existants Mecircme dans le cas de la fantaisie cette

reacutesistance du contenu creacutee des preacutedispositions limitatrices pour de possibles transformations de

206 Albert Wesselski (1871-1939) est un traducteur et chercheur autrichien qui est surtout connu pour sa

tentative de deacutevelopper dans son Versuch einer Theorie des Maumlrchens (Sudetendeutscher Verlag Frany Kraus Reichenberg 1931) - sur lequel srsquoappuie Megrelidzeacute - une theacuteorie des contes (dont il propose drsquoailleurs une deacutefinition dans le cadre drsquoune classification entre Maumlrchen Maumlrleine Sagen) Wesselski analyse les reacutecits donneacutes dans la tradition orale (comme base lui servent les contes recueillis par les fregraveres Grimm) et distingue des motifs qui devront permettre une reconstruction de la forme la plus primitive des premiers contes qui eacutemergent agrave partir des mythes Gracircce agrave la diffeacuterentiation entre des couches de la culture qui permet que le pheacutenomegravene de la critique eacutemerge agrave lrsquoOccident les mythes critiqueacutes pour leurs eacuteleacutements religieux (autrement dit pour leurs motifs mythiques) sont transformeacutes en leur parodies et prennent la forme des contes en adoptant les motifs de miracle (Wundermotive) Lrsquoabsence en Orient de lrsquoinstance culturelle qui assumerait le rocircle de la critique fait selon Wesselski que lagrave on ne trouve pas de contes mais des reacutecits mythiques qui servent de base pour une transformation en contes Outre cela Wesselski srsquointerroge sur la maniegravere dont les contes circulent sont preacuteserveacutes (Erhaltung) et se transforment Ce faisant il introduit les figures de celui qui soigne les contes (le Maumlrchenpflaumlger qui preacuteserve la forme du conte ndash par exemple en les fixant par lrsquoeacutecriture ndash pour eacuteviter qursquoils ne soient oublieacutes ou encore deacutefinitivement transformeacutes au cours de la circulation orale) et de celui qui est leur porteur (le Maumlrchentraumlger qui garantit la transmission circulation et disseacutemination orale du conte en en produisant des versions diffeacuterentes) Apparemment crsquoest bien le fait que le scheacutema explicatif de la circulation des contes proposeacute par Wesselski prenne appui sur lrsquoactiviteacute des individus qui a provoqueacute la critique de la part de Megrelidzeacute En effet nous lisons chez Wesselski laquo Denn immer sind es nur Einzelne die die Maumlrlein und die Maumlrchen zubereiten immer sind es nur Einzelne die das Zubereitete erhalten und immer sind es nur Einzelne die das Erhaltene verbreiten Das Kollektivum das Volk kommt weder als zubereitend noch als erhaltend noch als vertreibend in betracht ldquo Versuch einer Theorie des Maumlrchens Op cit p 178

198

ce contenu Par conseacutequence la fantaisie ne peut pas ecirctre complegravetement dissocieacutee de lrsquohistoriciteacute

et donc de la dimension proprement sociale des ideacutees Ce principe gestaltiste des preacutedispositions

qui est agrave lrsquoœuvre non seulement dans la conscience individuelle (limitant mecircme la fantaisie)

mais est transposeacute eacutegalement sur le mode de circulation (ou autrement dit de creacuteation

continuelle) des contenus du folklore permet agrave Megrelidzeacute drsquoaffirmer que la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social nrsquoexiste pas ni dans les artefacts de la culture mateacuterielle ni dans des

produits ideacuteologiques On a affaire agrave des formations socio-historiques qui gardent en soi les

seacutedimentations des expeacuteriences de beaucoup de geacuteneacuterations La diffeacuterence entre le contenu

individuel et le contenu socio-historique est eacutegalement une abstraction quand il srsquoagit de la

conscience individuelle

Ces conclusions quant agrave lrsquoartificialiteacute et au caractegravere abstrait de la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social permettent agrave Megrelidzeacute de passer agrave la critique des theacuteories sociologiques

bourgeoises pour lesquelles cette diffeacuterence est un preacutesupposeacute accepteacute sans critique Suivant le

type de hieacuterarchie qursquoelles instaurent entre les termes de cette diffeacuterence Megrelidzeacute distingue

deux lignes theacuteoriques drsquoune part ce sont Moritz Lazarus Dimitrie Drăghicescu Durkheim

Leacutevy-Bruhl qui retiennent que la socieacuteteacute deacutefinit lrsquoindividu et drsquoautre part Georges Palante

Lebon Thomas Carlyle qui affirment que ce sont les individus qui faccedilonnent la socieacuteteacute207

Contrairement agrave ces positions partiales Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee qursquoil ne peut srsquoagir que de

deux mouvements simultaneacutes dans le procegraves de la production distribution et consommation le

social srsquoindividualise en mecircme temps que lrsquoindividuel se socialise La penseacutee est individuelle

mais seulement dans la mesure ougrave elle effectue lrsquoindividualisation du social Megrelidzeacute renforce

cette position par des citations tireacutees des Manuscrits eacuteconomico-philosophiques de 1844 de Marx

ougrave il est question de lrsquoindiffeacuterenciation entre la vie individuelle et la vie geacuteneacuterique de lrsquohomme

Megrelidzeacute arrive ensuite agrave lrsquoanalyse de ce qursquoest la conscience sociale Mais avant

drsquoaborder ce point qui est le dernier du chapitre nous voudrions attirer lrsquoattention sur un aspect

encore de la circulation sociale des ideacutees agrave savoir les emprunts Megrelidzeacute souligne que

207 Une des sources importantes de ses connaissances en sociologie a sans doute eacuteteacute pour Megrelidzeacute le recueil

intituleacute Ideacutees nouvelles en sociologie (paru en 1914 en langue russe) qui rassemblait des articles traitant la probleacutematique du rapport entre la sociologie et la psychologie Crsquoest lagrave qursquoil a ducirc deacutecouvrir les ideacutees de Drăghicescu et de Palante ainsi que celles de Tarde et Durkheim eacutegalement (quoique les reacutefeacuterences agrave Durkheim que lrsquoon trouve dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ne se limitent pas agrave lrsquoarticle qui a eacuteteacute inseacutereacute ce recueil) Cf М М КОВАЛЕВСКИЙ Е В ДЕ-РОБЕРТИ (eacuted) Новые идеи в социологии Социология и психология Сборник 2 Образование СПБ 1914

199

lrsquoemprunt drsquoune ideacutee drsquoun motif ou autre nrsquoest jamais un deacuteplacement meacutecanique drsquoun eacuteleacutement

culturel dans un milieu eacutetranger Les ideacutees ne peuvent pas se deacuteplacer sans se transformer Qui

plus est il est neacutecessaire que le niveau de deacuteveloppement culturel permette que certains eacuteleacutements

soient perccedilus et accepteacutes Encore une fois nous voyons ici que Megrelidzeacute applique agrave la culture

le mecircme scheacutema qui lui servait agrave expliquer la perception humaine Mais ce qui est inteacuteressant

crsquoest la conseacutequence qursquoil en tire lrsquohypothegravese selon laquelle lrsquoemprunt serait un deacuteplacement

meacutecanique des eacuteleacutements culturels relegraveve de lrsquoattitude colonialiste Cette hypothegravese donne lrsquoessor

agrave des projets theacuteoriques appeleacutes aux reconstructions de la langue originale agrave lrsquoidentification et agrave

la leacutegitimation comme tels du peuple original de la mythologie originale etc Cependant selon

Megrelidzeacute une telle reconstruction est impossible (et de tels objets nrsquoexistent pas) vu que

lrsquoemprunt sur lequel se base donc la reconstruction nrsquoest pas le meacutecanisme reacuteel de la formation

des pheacutenomegravenes culturels Crsquoest toujours cette hypothegravese qui est agrave la base de lrsquoideacutee infondeacutee que

les peuples peu deacuteveloppeacutes auraient tout agrave emprunter aux peuples culturellement plus avanceacutes

En veacuteriteacute il ne srsquoagissait pas dans le colonialisme drsquoun transfert des valeurs culturelles (tout

emprunt nrsquoeacutetant qursquoun procegraves creacuteatif et transformatif) mais drsquoune violence culturelle et de la

reacuteduction de ces peuples agrave lrsquoesclavage au nom des inteacuterecircts de lrsquohumaniteacute sous lesquels se

cachaient les inteacuterecircts particuliers

En dernier point de ce chapitre Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur ce qursquoest la conscience

sociale En un premier temps il examine lrsquohistoire de la notion de conscience sociale En un

deuxiegraveme temps il adresse une critique drsquoune part agrave Durkheim et Leacutevy-Bruhl et drsquoautre part agrave

Saussure pour ensuite proposer sa propre conception En conclusion il fait quelques remarques

sur lrsquoeacutetat de la conscience sociale dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes avant de passer dans le

chapitre suivant agrave une plus large discussion de cette mecircme question

Les premiegraveres conceptualisations de la conscience sociale sont agrave trouver chez Fichte et

Schelling ougrave elle se preacutesente sous la forme de Volksgeist (lrsquoesprit national) Ce terme est repris

par lrsquoeacutecole historique du droit (Friedrich Carl von Savigny Georg Friedrich Puchta) et investi de

la signification de la force qui est agrave la base des procegraves sociaux des institutions ainsi que des

conceptions du droit et de lrsquoEtat Puis chez Moritz Lazarus et Heymann Steinthal (eacutediteurs du

Zeitschrift fuumlr Voumllkerspsychologie und Sprachwissenschaft) on voit se syntheacutetiser lrsquoesprit

mondial heacutegeacutelien et lrsquoesprit national ou racial de Herbart ce qui reacutesulte dans une conception de

la psychologie nationale comme principe de lrsquohistoire Crsquoest bien lrsquoideacutee de la nation comme uniteacute

200

psychique qui pousse Dilthey agrave conceptualiser un partage entre les Geistesswissenschaften et les

Naturwissenschaften qui se distinguent par le type de causaliteacute (spirituelle ou naturelle)

applicable agrave leurs objets de recherche respectifs Wilhelm Wundt a essayeacute de rejeter lrsquoideacutee de

psychologie du peuple et a consideacutereacute qursquoau lieu de lrsquoesprit national ce sont les formes de la vie

spirituelle telles que la langue les croyances les coutumes qui devraient devenir lrsquoobjet des

sciences sociales Malgreacute cela Wundt aussi selon Megrelidzeacute reste captif du psychologisme car

il ne comprend pas le tout social autrement que comme lrsquoensemble des relations psychiques entre

les individus Par conseacutequent les individus sont envisageacutes comme emporteacutes par des ideacutees et des

eacutemotions semblables par le meacutecanisme de la contagion psychique Cette approche a eacuteteacute adopteacutee

par drsquoautres theacuteoriciens eacutegalement Pour certains entre eux il srsquoagissait des procegraves psychiques

conscients (Tarde Lebon) pour drsquoautres des procegraves psychiques inconscients (Vladimir

Mikhaikovitch Bechterev Nikolaj Konstantinovitch Mikhailovski Scipio Sighele) Selon

Megrelidzeacute le problegraveme des conceptions qui mettent des eacuteleacutements psychologiques tels que les

eacutemotions agrave la base de la vie et de la conscience sociale consiste en ceci que la socieacuteteacute se

preacutesente comme le reacutesultat des actes reacuteflectifs et inconscients par lesquels laquo les hommes dans

une certain mesure cessent drsquoecirctre des hommes et se transforment en des animaux reacutegis

seulement par des actes reacuteflectifs et instinctifs raquo Pour Megrelidzeacute qui comme nous lrsquoavons vu

fait une distinction radicale entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain (crsquoest-agrave-dire sociale et historique)

le psychologisme est intoleacuterable en sociologie Enfin Megrelidzeacute deacutedie des pages critiques agrave

Werner Sombart qui tout en reacutefutant le psychologisme dans les sciences sociales nrsquoarrive

pourtant pas agrave deacutepasser ce paradigme car en mettant la communauteacute de sens (Sinnzammenhang)

agrave la base de la coheacutesion sociale il en exclut les actes et les comportements reacuteels (Tat)

Si par cet examen de lrsquohistoire de la notion de conscience sociale Megrelidzeacute met en relief

son opposition agrave un certain nombre de theacuteoriciens et courants de la penseacutee sociologique il ne

choisit que Durkheim Leacutevy-Bruhl et Saussure pour en se contrastant par rapport agrave eux articuler

sa propre conception de la conscience sociale

Ce que Megrelidzeacute en analysant des conceptions sociologiques diffeacuterentes identifie comme

la probleacutematique de la conscience sociale se traduit chez Durkheim et Leacutevy-Bruhl dans lrsquoideacutee

des repreacutesentations collectives Ceux-ci existent par la force de la tradition et srsquoimposent aux

individus Il est curieux que mecircme si Megrelidzeacute note que Durkheim voit dans les faits sociaux

une reacutealiteacute supra-individuelle ce qui eacutetait pour lui un moyen drsquoeacutechapper au psychologisme et de

201

leacutegitimer la sociologie comme une science qui eacutetudie des objets sui generis il considegravere que

Durkheim reste captif du psychologisme208 La raison en est que selon Durkheim le procegraves par

lequel la tradition srsquoimpose aux individus passe toujours agrave travers une relation intersubjective

autrement dit agrave travers une communication comprise comme un partage des ideacutees entre les

individus Pour Megrelidzeacute en revanche comme nous lrsquoavons vu la communication loin drsquoecirctre

la condition de la socialiteacute et le point de deacutepart ou un preacutesupposeacute de la sociologie est elle-mecircme

le reacutesultat de la meacutediation chosale entre les individus qui suite agrave la rupture de la relation

immeacutediate et biologico-corporelle avec le milieu eacutemergent comme des ecirctres subjectivement

clos incapables de communiquer le contenu de leurs consciences Au lieu drsquoecirctre prise comme

une eacutevidence la communication doit donc ecirctre preacutealablement expliqueacutee

La critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave Durkheim est donc double et cible un point majeur

lrsquoimpossibiliteacute de fournir une explication convaincante du deacuteveloppement de la penseacutee (notons

ici mecircme que le laquo deacuteveloppement raquo est souvent utiliseacute par Megrelidzeacute comme synonyme du

laquo changement raquo mecircme si lrsquointerpreacutetation de ce terme deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de

lrsquoentiegravereteacute de son projet nous reviendrons agrave cette question agrave la fin de notre travail) Drsquoune part

la preacutemisse psychologique laquo de lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo suggegravere que le facteur du

deacuteveloppement de la penseacutee ne doit ecirctre chercheacute que dans le deacuteveloppement auto-imposeacute de la

conscience sociale ce qui trahit le caractegravere ideacutealiste drsquoune telle position Et drsquoautre part la

tradition empecircche la possibiliteacute de penser le changement du mode de penseacutee car lrsquoon est forceacute

drsquoadmettre que toute reacutealiteacute nouvelle sera interpreacuteteacutee selon des termes anciens et traditionnels

Autrement dit lrsquoexplication baseacutee sur lrsquoideacutee de la tradition comme une force supra-individuelle

ne permet de comprendre le meacutecanisme du changement ni dans les repreacutesentations ni dans la

conscience individuelle Plus tard Megrelidzeacute accusera Durkheim de deacuteterminisme social car

dans sa sociologie la conscience individuelle se preacutesente comme laquo un appareil mort raquo qui ne fait

que reproduire les repreacutesentations qui lui sont eacutetrangegraveres et sa force creacuteative nrsquoest pas prise en

compte Bien eacutevidemment Megrelidzeacute ne met pas en doute la force des repreacutesentations

collectives sur lrsquoindividu Il deacuteplore que ne soit pas pris en compte le fait que toute ideacutee a comme

support les inteacuterecircts reacuteels Crsquoest le changement des inteacuterecircts qui provoque la substitution des ideacutees

208 Ce point agrave premiegravere vue contradictoire dans la critique megrelidzeacuteenne de Durkheim a eacuteteacute tregraves

pertinemment mis en relief par Janette Friedrich cf Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 83-85

202

deacutepourvues de leur appui reacuteel par de nouvelles ideacutees qui sont lrsquoexpression des inteacuterecircts nouveaux

Les ideacutees ne peuvent pas ecirctre rejeteacutees par drsquoautres ideacutees drsquoune maniegravere immeacutediate mais

seulement via la deacutecouverte de nouveaux inteacuterecircts dans la vie sociale qui srsquoobjectifient sous la

forme drsquoideacutees nouvelles Il en deacutecoulerait aussi que la reconfiguration ideacuteologique ne peut pas

ecirctre reacutevolutionnaire mais toujours processuelle

Megrelidzeacute identifie le mecircme scheacutema ideacutealiste dans la linguistique de Saussure qui en

insistant sur une relation arbitraire entre le signifieacute et le signifiant arrive agrave la conclusion que la

langue persiste par la force de la tradition209 Quand il srsquoagit de donner une explication agrave des

changements qui se produisent dans la langue les deacuteplacements entre le signifieacute et le signifiant

en sont invoqueacutes comme la raison Mais pour Megrelidzeacute ce nrsquoest qursquoune explication meacutecanique

qui ne permet pas drsquoenvisager les changements comme motiveacutes Lagrave aussi il souligne que ce sont

les changements observables dans la pratique sociale qui doivent ecirctre utiliseacutes dans les

explications des faits linguistiques Crsquoest bien le changement dans les fonctions des objets de la

pratique ainsi que dans notre attitude envers eux qui se reflegravete dans les deacuteplacements

seacutemantiques Quant agrave la langue sous son aspect mateacuteriel - phoneacutetique et morphologique - elle

contient des eacuteleacutements qui sont porteurs de sens et qui en se combinant et se recombinant sont

capables de creacuteer de nouvelles combinaisons de sens (pour un exemple rapide nous pouvons

revenir au verbe laquo il pleut raquo qui est un impersonnel et deacutecrit un eacutetat de choses plutocirct qursquoune

action pourtant il garde le pronom de la troisiegraveme personne et indique un sujet qui agrave preacutesent est

invisible mais qui transparaicirct pourtant lagrave comme un reste du mode de penseacutee magique qui

attribuait lrsquoagency pour tout eacuteveacutenement aux Dieux) Nous avons deacutejagrave attireacute lrsquoattention sur le fait

que pour Megrelidzeacute la langue avant drsquoecirctre un systegraveme de signes conventionnels est le lieu de

fixation des modes de la penseacutee Les mots sont les signes des eacuteleacutements que lrsquoon peut observer

dans le contenu de la conscience (bien eacutevidemment la conscience est comprise ici non pas dans

le sens subjectif ou individuel mais en tant qursquoelle est synchroniseacutee avec la pratique le mode de

travail et de production ainsi qursquoavec les rapports sociaux donneacutes agrave un moment historique

preacutecis) Mais la reconfiguration du contenu de la conscience qui srsquoeffectue en raison des

changements dans la vie pratique provoque agrave son tour des changements dans la configuration

209 Crsquoest agrave la critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave de Saussure que touche lrsquoarticle suivante Janette

FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004

203

des sens deacutejagrave fixeacutes dans la langue (et cette fixation de sens existe donc non seulement au niveau

des morphegravemes mais aussi au niveau des particules mineures qui sont moins indeacutependantes

mais tout de mecircme porteuses de sens et capables donc de se recombiner de telle sorte que le sens

de la morphegraveme donneacutee soit modifieacute sans que les traces de cette modification ne se perdent)

Crsquoest justement de la supposition que les reconfigurations et deacuteplacements qui constituent

lrsquohistoire de la langue en srsquoy preacuteservant comme des couches seacutedimenteacutees que la meacutethode

marriste de la paleacuteontologie linguistique prend sa leacutegitimiteacute et affiche la preacutetention drsquoextraire du

mateacuteriel linguistique lrsquohistoire de la penseacutee Autrement dit le signe langagier se trouve dans une

relation non pas arbitraire mais reacuteflectif avec le signifieacute crsquoest-agrave-dire avec les articulations de

sens agrave lrsquoeacutetape donneacutee du deacuteveloppement de la pratique et de la penseacutee Ce nrsquoest que la langue

ainsi comprise qui peut faire part du complexe social proposeacute par Megrelidzeacute degraves le deacutebut du

livre car il nrsquoest autre chose que lrsquoensemble indissociable de la langue du travail (ou pratique) et

de la penseacutee Si pour une conception structuraliste de la langue - qui la considegravere comme un

systegraveme autonome ducirc au caractegravere arbitraire du lien entre le signifieacute et le signifiant -

lrsquoexplication des changements dans le systegraveme est un but qursquoelle a difficulteacute agrave atteindre pour la

linguistique marriste en revanche au moins dans lrsquoacception qursquoen a Megrelidzeacute ce sont

justement les changements linguistiques qui sont le point de deacutepart en tant que les premiers

pheacutenomegravenes linguistiques agrave observer Crsquoest agrave partir drsquoun tel point de deacutepart que lrsquoon arrive agrave la

thegravese que lrsquoaffirmation structuraliste du caractegravere arbitraire du lien entre le signe linguistique et

son reacutefeacuterent nrsquoest pas fondeacutee Pourtant Megrelidzeacute toujours sobre dans ses eacutenonciations (agrave

lrsquoexception des passages sur Staline dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans la deuxiegraveme partie de notre

travail) ne recourt jamais agrave la formule marriste ndash agrave notre avis ideacuteologiquement exageacutereacutee plutocirct

que neacutecessaire pour la description de lrsquoessence de la nouvelle theacuteorie de la langue ndash selon

laquelle la langue serait un des eacuteleacutements de la superstructure210 Crsquoest logique car tant la

210 Ironiquement cette formule qui quoiqursquoelle ne soit pas tout agrave fait inadeacutequate relegraveve pourtant drsquoune

exageacuteration des tendances ideacuteologiques et conjoncturelles a eacuteteacute mise en relief comme le trait principal du marrisme par Staline dans son article programmatique qui a annonceacute la fin de cette eacutecole Le texte de Staline qui est conccedilu comme la reacuteponse aux questions sur le marxisme et la linguistique adresseacutees par des jeunes agrave Staline deacutebute ainsi laquo Question Est-ce vrai que la langue est la superstructure sur la base Reacuteponse No cela nrsquoest pas vrai raquo Иосиф СТАЛИН laquo Марксизм и вопросы языкознания raquo in Сочинения т 16 Писатель Москва 1997 p 104 Dans les eacutecrits de Marr on trouve souvent la deacutefinition de la laquo langue comme drsquoune cateacutegorie superstructurelle raquo Ainsi par exemple laquo Pour la Nouvelle theacuteorie linguistique la langue est une cateacutegorie superstructurelle noueacutee du point de vue de son origine avec la vie raquo Николай МАРР laquo Языковая политика яфетической теории и удмурдский язык raquo in Избранные работы Этапы развития яфетической теории т I Издательство государственной академии истории материальной культуры Ленинград 1933 p 279

204

conception meacutegrelidzienne du complexe social que celle de la conscience qui par son autonomie

relative empecircche qursquoun lien meacutecanique et strictement correacutelatif soit instaureacute entre la pratique et

les formes ideacuteologiques ont pour objectif de rejeter toute penseacutee deacuteterministe dont la source

principale au cours de lrsquohistoire du marxisme a souvent eacuteteacute la meacutetaphore de la structure et la

superstructure

Dans lrsquointention de mieux eacuteclaircir le point drsquoopposition avec la linguistique structuraliste

par une illustration concregravete nous nous permettons agrave titre drsquoexception de deacutevier de notre

proceacutedeacute drsquoanalyse qui suit lineacuteairement lrsquoexposition du livre et proposons de revenir agrave un passage

du chapitre VI dans lequel il est question de la laquo geacuteneacuteralisation du concept raquo Quand on essaie

drsquoexpliquer la maniegravere dont de tels concepts se forment on tombe en un paradoxe Par exemple

le concept geacuteneacuteral de feuilles mortes nous donne les critegraveres pour identifier certains objets de

notre expeacuterience comme des feuilles mortes mais pour que le concept de feuilles mortes puisse

se former il faut les avoir deacutejagrave identifieacutees dans lrsquoexpeacuterience ce qui nrsquoest pas possible si lrsquoon

nrsquoest pas deacutejagrave armeacute avec le concept qui organise lrsquoexpeacuterience et permet drsquoidentifier certains

objets comme les feuilles mortes Donc les concepts geacuteneacuteraux sont agrave la fois le reacutesultat de la

seacutelection et la condition de cette mecircme seacutelection211 Le problegraveme dont ce paradoxe est le

symptocircme selon la diagnostique de Megrelidzeacute consiste en lrsquoeacutechec de la philosophie ideacutealiste

de donner une deacutefinition convainquante de la notion de qualiteacute La qualiteacute est prise pour un

critegravere exteacuterieur agrave lrsquoexpeacuterience qui a la fonction de rendre lrsquoexpeacuterience intelligible mais produit

le paradoxe car elle a la neacutecessiteacute drsquoecirctre fondeacutee dans lrsquoexpeacuterience Elle doit ecirctre donc agrave la fois

exteacuterieure et inteacuterieure agrave lrsquoexpeacuterience Megrelidzeacute au lieu de chercher la voie pour une

dissolution de ce paradoxe au niveau de la logique du concept (le paradoxe eacutemerge du fait que la

question de la qualiteacute se pose dans des termes abstraits de la logique du concept) ancre la qualiteacute

dans lrsquoexpeacuterience pratique et historique Selon lui le classement des objets sous un concept est

toujours le reacutesultat de la fonction analogue qursquoils assument - gracircce aux qualiteacutes que la pratique

211 Megrelidzeacute souligne que le problegraveme logique lieacute aux concepts geacuteneacuteraux provient du manque de deacutefinition de ce qursquoest que laquo la qualiteacute raquo mais il nrsquoapprofondit pas cette question Pour expliciter la structure de cette difficulteacute nous nous reacutefeacuterons au traiteacute de Max Scheler qui touche cette mecircme question Et mecircme si Scheler insegravere ce problegraveme dans un horizon tout agrave fait diffeacuterent de celui de Megrelidzeacute et notamment dans lrsquohorizon de la pheacutenomeacutenologie nous nrsquoaurions pas tort de dire que pour le reacutesoudre les deux penseurs font le mecircme geste drsquoimmeacutediatisation Au lieu drsquoenvisager la qualiteacute comme une cateacutegorie exteacuterieure qui viendrait donc du dehors pour ordonner lrsquoexpeacuterience Scheler lrsquoimplique dans lrsquoeacutevidence des uniteacutes chosales ou processuels qui sont donneacutes dans lrsquoexpeacuterience alors que Megrelidzeacute envisage les qualiteacutes des choses comme ce qui se manifeste dans la pratique celle-ci eacutetant le deacuteclencheur drsquoune telle manifestation Cf Max SCHELER laquo Phaumlnomenologie und Erkenntnistheorie raquo in Gesammelte Werke X Schriften aus dem Nachlaszlig Bd 1 Zur Ethik und Erkenntnislehre Francke-Verlag BernMuumlnchen 1957

205

elle-mecircme les pousse agrave manifester - dans la vie pratique de lrsquohomme Cette explication est

enracineacute dans ce que Megrelidzeacute appelle la theacuteorie marxiste de la perception selon laquelle les

choses tout comme leurs qualiteacutes sont perccedilues non pas gracircce agrave leur simple existence (repeacutereacutee

par les organes des sens) ou agrave travers des cateacutegories de provenance non-expeacuterientielle mais dans

la mesure ougrave elles relegravevent des besoins et des inteacuterecircts des hommes et sont impliqueacutees dans leur

activiteacute de travail

laquo Tout[es les choses] qui assurent le mecircme service et portent la mecircme signification dans les

usages (обиход) sociaux sont configureacutees par la conscience dans un et mecircme ordre conceptuel

(мыслительный ряд) sont perccedilues et comprises de la mecircme faccedilon et ainsi sont subsumeacutees sous le

mecircme concept Cela veut dire que [les choses] ainsi se geacuteneacuteralisent raquo212

La geacuteneacuteralisation ici nrsquoest donc pas comprise comme un acte logique mais comme un usage

geacuteneacuteraliseacute de tel ou tel objet dans la pratique existante

Lrsquoanalyse des diffeacuterentes langues par la meacutethode de la seacutemantique fonctionnelle (agrave laquelle

recourt la paleacuteontologie de la langue) proposeacutee par Nicolas Marr confirme que la perception des

choses la formation des concepts et la fixation des mots ou expressions linguistiques qui rendent

ces concepts srsquoeffectuent suivant les fonctions similaires des choses et non pas selon les

similariteacutes de leurs traits physiques Voici une illustration que Megrelidzeacute tire de Marr

laquo A lrsquoeacutepoque dans le meacutenage lrsquohomme utilisait le chien comme moyen de deacuteplacement puis

le chien fut substitueacute par le cerf et plus tard encore par le cheval par conseacutequent ces animaux ont

eacuteteacute compris agrave travers leur fonction sociale de deacuteplacement qui avant eacutetait remplie par le chien

parallegravelement agrave cela le terme (chien) passa drsquoun animal agrave lrsquoautre non pas parce que le cheval eacutetait

une modification (видоизменение) du chien ou du cerf mais parce que le cheval assuma dans le

meacutenage de lrsquohomme le mecircme rocircle qui avant eacutetait joueacute par le cerf E Taylor nous rapporte le fait

suivant lsquoquand les blancs apportegraverent le cheval chez les populations qui nrsquoavaient jamais vu les

chevaux les habitants de lrsquoicircle de Tahiti le baptisegraverent de laquo porc qui porte lrsquohomme raquo alors que les

indiens Sioux lrsquoappellegraverent laquo le chien magique raquorsquo raquo213

212 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 301 213 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 281

206

Le mot nrsquoest autre chose que lrsquoexpression drsquoun concept geacuteneacuteraliseacutee Mais le sens tant du

laquo concept raquo que de la laquo geacuteneacuteralisation raquo change chez Megrelidzeacute Le concept (понятие) eacutetant

pour Megrelidzeacute la compreacutehension (понимание) drsquoune chose concregravete ou autrement dit la

saisie de son sens sa fonction sa structure ou sa loi interne ne relegraveve plus drsquoune classification

isoleacutee drsquoun certain type drsquoobjets mais drsquoune penseacutee contextuelle et entiegravere (laquo contextuel raquo se

reacutefegravere ici au fait que tout concept est lrsquoexpression de la structuration de la conscience au moment

de la saisie du sens de lrsquoobjet et que le sens de nrsquoimporte quel eacuteleacutement de la conscience se

deacutetermine agrave partir du sens de la structuration du champ de conscience dans son entiegravereteacute) En

mecircme temps le concept (drsquoun objet drsquoun eacuteveacutenement etc) est geacuteneacuteral dans la mesure ougrave il nrsquoest

pas le reacutesultat drsquoune production individuelle qui en restant individuelle est condamneacutee agrave lrsquooubli

mais qui eacutetant drsquointeacuterecirct pour une multipliciteacute de personnes gracircce agrave la pratique dans laquelle ces

personnes sont impliqueacutees acquiert une dimension sociale crsquoest-agrave-dire se geacuteneacuteralise

Donc le mot est bien un signe mais sa capaciteacute communicationnelle est baseacutee non pas sur le

caractegravere arbitraire du lien entre lui et son reacutefeacuterent - dans lequel la forme mateacuterielle du signe

serait donc indiffeacuterente par rapport au sens qursquoil deacutesigne - mais sur le caractegravere socialement

geacuteneacuteraliseacute de la fonction pratique des objets ou pheacutenomegravenes dont il est le signe Outre cela la

forme mateacuterielle du signe langagier nrsquoest pas indiffeacuterente par rapport agrave son propre contenu Cela

est eacutevident si lrsquoon observe comment les reconfigurations de la conscience et la production de

sens nouveaux provoque des changements seacutemantiques des mots qui agrave leur tour trouvent leur

articulation dans la mateacuterialiteacute du signe En effet la reconfiguration de la conscience sociale

provoque des changements seacutemantiques des uniteacutes linguistiques ce qui agrave son tour srsquoexprime

dans des transformations morphologiques des mots Crsquoest dans ce sens-lagrave que nous parlons de la

seacutedimentation des formes de la penseacutee dans la matiegravere langagiegravere

Quant agrave la question de la communication nous pourrions dire que la communication

langagiegravere est une forme restreinte de la communication La communication linguistique (et donc

psychique dirait Megrelidzeacute) est elle-mecircme conditionneacutee par la communication pratique (qui

embrasse des procegraves comme lrsquoactiviteacute de travail la production le commerce ou lrsquoeacutechange et

lrsquoappropriation ou la consommation qursquoil srsquoagisse de biens culturels ou drsquoobjets destineacutes agrave la

satisfaction des besoins) La communication pratique coordonne la maniegravere dont les consciences

individuelles gracircce agrave la similariteacute des problegravemes qursquoils doivent reacutesoudre dans des conditions

mateacuterielles et sociaux donneacutees se synchronisent crsquoest-agrave-dire perccediloivent et configurent

207

lrsquoinformation de maniegravere identique produisent des sens partageacutes et deviennent capables de

communiquer par la langue

IX Reacutealisation sociale des ideacutees Au deacutebut de ce chapitre Megrelidzeacute caracteacuterise le chemin

deacutejagrave parcouru dans le livre comme une explication de la maniegravere dont les objets et les

eacuteveacutenements se font chemin dans la conscience tant individuelle que sociale alors qursquoagrave preacutesent sa

tacircche est de montrer lrsquoeacutetape finale de ce procegraves ougrave lrsquohomme prend les choses en possession non

seulement mentalement mais aussi pratiquement transforme la reacutealiteacute selon ses propres ideacutees et

transforme donc les ideacutees en des lois de la reacutealiteacute Une deuxiegraveme fois il utilise agrave ce propos le

terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo lagrave aussi deacutefini non pas comme une meacutethode mais comme un terme

deacutesignant le procegraves de la pheacutenomeacutenalisation socio-historique de lrsquoideacutee au cours de laquelle lrsquoideacutee

passe de son eacutetat subjectif agrave un eacutetat incarneacute Par lrsquoaction pratique de lrsquohomme lrsquoideacutee devient la

reacutealiteacute et la reacutealiteacute devient porteuse du principe de lrsquoideacutee comme de sa loi interne

Souvenons-nous que dans le chapitre III du livre Megrelidzeacute avait deacutefini le travail comme

un double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Apregraves un saut de plusieurs

centaines de pages il revient agrave cette question poseacutee dans les termes subjectifs et laquo romantiques raquo

pour la reposer et essayer de lrsquoenvisager comme la laquo pheacutenomeacutenologie raquo (reacutealisation) sociale

Lrsquoideacutee nrsquoa pas de force qui lui soit propre mais elle est investie par une force exteacuterieure agrave

savoir par la force reacuteelle (et sociale) qui agit en sa faveur Lrsquohomme est la seule source de la

force vivante qui peut ecirctre motiveacutee seulement par ses besoins biologiques et sociaux Lrsquoideacutee peut

donc trouver son appui dans la force vivante seulement si elle coiumlncide avec les inteacuterecircts des

hommes La question eacutepisteacutemologique sort ainsi de la sphegravere subjective et devient intriqueacutee avec

la question de la conscience sociale

Quant aux besoins de lrsquohomme ayant un caractegravere historique et non pas biologique ils sont

deacutefinis par la structuration du champ social Le champ social consiste en une structuration du

procegraves de la production du commerce et de la distribution des produits eacuteconomiques et culturels

Cette structuration de son cocircteacute est deacutetermineacutee par la forme de proprieacuteteacute Ainsi la forme de

proprieacuteteacute la division du travail et la distribution des individus dans le procegraves de production sont

lrsquoensemble des conditions qui deacutefinissent le deacuteploiement des inteacuterecircts (qursquoils soient communs ou

particuliers collectifs ou individuels relatifs agrave un groupe ou agrave une classe etc) Dans ce sens la

proprieacuteteacute est une reacutealiteacute anhistorique car lrsquoappropriation est la condition de toute production La

208

socieacuteteacute sans une forme de proprieacuteteacute serait une socieacuteteacute sans production ce qui est contradictoire

Ici nous avons la distinction entre la proprieacuteteacute et une de ses formes agrave savoir la proprieacuteteacute priveacutee

qui est absolutiseacutee par la science bourgeoise

Le mode de production dans lequel srsquoarticule la forme de la proprieacuteteacute caracteacuteristique agrave une

socieacuteteacute consiste de deux composants les ressources humaines et les ressources mateacuterielles

Lrsquoanalyse du mode de production consiste au fond en lrsquoanalyse de la relation que ces deux

composants entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre Ainsi par exemple la forme de la proprieacuteteacute collective

existe lagrave ougrave les moyens de la production ne sont pas deacutetacheacutes de leurs producteurs ou autrement

dit lagrave ougrave la relation entre ces deux composants est immeacutediate Dans de telles conditions

lrsquoorganisation du travail ainsi que son mode de division sont deacutetermineacutes par les besoins

techniques du travail lui-mecircme et coiumlncidait donc avec les inteacuterecircts des producteurs Ils sont en

mecircme temps les inteacuterecircts communs pour les membres de la socieacuteteacute A cette eacutetape il nrsquoy a donc pas

de condition mateacuterielle pour qursquoune diffeacuterence entre lrsquointeacuterecirct particulier et lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral existe

La structure des inteacuterecircts sociaux change au moment ougrave une rupture advient entre les

ressources mateacuterielles et humaines (crsquoest-agrave-dire entre les producteurs et les moyens de la

production) pour ecirctre meacutedieacutees par un tiers Celui-ci en tant que proprieacutetaire des moyens de

production se preacutesente comme la condition neacutecessaire de toute production alors que dans la

production il nrsquoy a que deux composants reacuteels Or vu que la production est la condition de

subsistance de la socieacuteteacute et des hommes le proprieacutetaire acquiert le rocircle du meacutediateur de la totaliteacute

de la vie La richesse geacuteneacuterale qui se concentre dans ses mains rend possible qursquoun individu

acquiert une force inouiumle et sans preacuteceacutedent Il srsquoapproprie du travail de lrsquoautrui mais il le fait par

la force de la proprieacuteteacute et non par la violence physique Puis cela entraine une contamination du

concept du travail deacutesormais la division du travail ne deacutepend plus de la neacutecessiteacute technique ndash

crsquoest-agrave-dire drsquoune raison immanent au procegraves de travail - mais de la volonteacute du proprieacutetaire Le

bienecirctre de lrsquoindividu ne deacutepend pas du travail mais de la proprieacuteteacute Enfin le travail et le plaisir

se trouvent repartis agrave des individus diffeacuterents La rupture entre les ressources humaines et

mateacuterielles produit une socieacuteteacute deacuteseacutequilibreacutee agrave couches multiples alors que la structuration

nouvelle des inteacuterecircts rend impossible un inteacuterecirct geacuteneacuteral Les inteacuterecircts deviennent particuliers et

conflictuels Ce qui est inteacuteressant dans une perspective historique pour Megrelidzeacute cette

rupture est envisageacutee comme positive (mecircme si il ne srsquoagit pas drsquoune eacutevaluation morale) car

209

crsquoest elle qui enclenche le procegraves historique Celle-ci est marqueacutee par des luttes de classes et pas

des transformations des formes de la proprieacuteteacute

A ce point Megrelidzeacute propose une curieuse interpreacutetation de la conception du feacutetichisme

chez Marx Dans un champ social deacuteseacutequilibreacute la place de chaque individu ainsi que les inteacuterecircts

dont il est porteur par la neacutecessiteacute provenant de cette place mecircme sont aleacuteatoires Cette

contingence implique que ce nrsquoest pas la proprieacuteteacute qui est subordonneacutee agrave lrsquohomme mais

lrsquohomme devient subordonneacute agrave la proprieacuteteacute ce qui permet au proprieacutetaire de srsquoattribuer les

qualiteacutes et vertus de la proprieacuteteacute Crsquoest ce rapport inverseacute entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute qui rend

possible une confusion entre leurs qualiteacutes respectives que selon Megrelidzeacute Marx aurait

conceptualiseacute sous le terme laquo feacutetichisme raquo

Lrsquoinversion du rapport entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute ainsi que la dissociation des eacuteleacutements

du procegraves de la production advient au moment ougrave le travail commence agrave produire la plus-value

crsquoest-agrave-dire la partie de la production qui nrsquoest pas neacutecessaire pour satisfaire les besoins et

subsister et peut donc ecirctre approprieacutee par lrsquoautrui Crsquoest bien la plus-value qui est le facteur de

lrsquoarticulation des inteacuterecircts et du deacuteveloppement du procegraves historique Dans le chapitre V

Megrelidzeacute a deacutejagrave souligneacute que la plus-value est la condition de lrsquoeacutemergence de la culture et de

lrsquohistoire de la civilisation Crsquoest bien la plus-value qui forge les rapports sociaux stricto sensu

En effet tant que le travail ne produit que ce qursquoest neacutecessaire pour la subsistance la relation

consumeacuteriste entre lrsquohomme et la nature ne peut pas ecirctre deacutepasseacutee et la rupture entre le milieu et

lrsquoorganisme biologique nrsquoest pas acheveacutee ce qui est cependant la condition de lrsquoexistence

proprement humaine historique et sociale A cette eacutetape le seul moyen de lrsquohomme pour profiter

de lrsquoautre est de le violer physiquement Alors que la plus-value rend possible une appropriation

de lrsquoeacutenergie de lrsquoautrui sans recours agrave la violence physique et permet lrsquoinstauration des rapports

veacuteritablement sociaux qui passent donc agrave travers lrsquoappropriation des fruits de travail de lrsquoautrui

Il y a un autre aspect qui fait de la plus-value le support mateacuteriel et le moteur du procegraves

historique agrave savoir lrsquoaccumulation qursquoelle rend possible et qui concerne les biens tant mateacuteriels

que culturels Un autre pheacutenomegravene qui est le reacutesultat drsquoune dissociation des composants du

procegraves de production et en mecircme temps la condition pour lrsquoaccumulation creacuteatrice du monde

proprement humaine et culturelle est lrsquoeacutemergence des rapports de domination Lrsquoaccumulation ne

serait pas possible si les hommes nrsquoeacutetaient agrave la fois forceacutes de travailler et limiteacutes en

consommation

210

Lrsquoalieacutenation et lrsquoappropriation sont les conditions anhistoriques du travail Mais elles se

trouvent contamineacutes par la production de la plus-value Srsquoil y a un critegravere qui permet de

distinguer entre les formations eacuteconomico-sociales diffeacuterentes crsquoest justement la maniegravere dont la

plus-value est approprieacutee Ainsi dans le cas de lrsquoesclavagisme il srsquoagit de lrsquoappropriation absolue

des ressources tant mateacuterielles qursquohumaines Dans le capitalisme lrsquohomme est deacutepourvu de la

plus-value qursquoil produit et donc de lrsquoeacutenergie ainsi que du contenu vital (le concept de

lrsquo laquo individu abstrait raquo de lrsquoIdeacuteologie allemande) A ce propos Megrelidzeacute commente la situation

qui lui est contemporaine Crsquoest la socieacuteteacute socialiste dans laquelle la proprieacuteteacute priveacutee est abolie

Cela rend sa valeur veacuteritable agrave lrsquoalieacutenation et agrave lrsquoappropriation dans la mesure ougrave elles ne sont

plus lieacutees agrave la domination mais au travail agrave proprement parler Les producteurs srsquoenrichissent

soi-mecircme (leur kolkhozes leur vies culturelle) Pourtant cela nrsquoentraine pas drsquoabolition de la

production de la plus-value Au contraire la plus-value devient lrsquoeacuteleacutement majeur dans le procegraves

de laquo la construction socialiste raquo Qui plus est selon Megrelidzeacute mecircme dans une socieacuteteacute

communiste une totale appropriation de la production ne serait jamais permise car cela

entrainerait une stagnation et paralysie du deacuteveloppement En cela Megrelidzeacute reprend la critique

adresseacutee par Marx et Engels contre Proudhon et Lassalle qui avanccedilaient la demande drsquoune totale

appropriation des produits du travail

Megrelidzeacute propose eacutegalement de distinguer entre les ordres eacuteconomiques socialiste et

communiste Dans le premier cas lrsquoeacuteconomie est encore baseacutee sur une coercition qui vise agrave faire

produire plus que neacutecessaire pour la subsistance sauf que agrave la diffeacuterence du capitalisme lrsquoagent

de la coercition nrsquoest plus lrsquoEtat mais la socieacuteteacute La plus-value srsquoaccumule dans le laquo fond de la

construction socialiste raquo Le principe en œuvre est le suivante chacun reccediloit ce qui est

proportionnel au travail effectueacute moins ce qui est neacutecessaire pour le fond de la construction

socialiste Quant au communisme agrave cette eacutetape crsquoest le travail lui-mecircme qui change de nature

gracircce au perfectionnement et agrave la meacutecanisation des instruments de production ainsi que gracircce agrave

la hausse du niveau culturel des ouvriers Cela libegravere les hommes de la coercition en leur

impartissant le travail exclusivement creacuteatif et cela abolit la diffeacuterence entre les types du travail

intellectuel et manuel Lrsquoavancement technique rend possible la croissance illimiteacutee de la

production alors que la capaciteacute de consommation de lrsquohomme reste toujours limiteacutee Ainsi si

dans le capitalisme la production eacutetait maximale dans les conditions techniques donneacutees (crsquoest-agrave-

dire relativement maximale) alors que la consommation eacutetait reacuteduite au minimum pour la

211

majoriteacute des membres de la socieacuteteacute dans le communisme nous avons la surproduction absolue

qui deacutepasse la capaciteacute de consommation maximale Dans le communisme la plus-value sera

donc le reacutesultat naturel de la rationalisation du travail au lieu drsquoecirctre la conseacutequence de la

consommation limiteacutee Autrement dit elle sera le reacutesultat non pas de la coercition mais de la

liberteacute

La diffeacuterence entre le travail productif et le travail non-productif est une cateacutegorie historique

formeacutee dans le systegraveme capitaliste qui sous le critegravere fictif de la valeur drsquousage recouvre une

diffeacuterence plus profonde entre la situation ougrave le producteur consomme entiegraverement sa production

et celle ougrave le proprieacutetaire srsquoapproprie de sa partie Quant agrave lrsquoeacutetape socialiste cette diffeacuterence

srsquoefface et eacutemerge la diffeacuterence entre le travail socialiste et le travail non-socialiste Dans le

premier cas la richesse produite est (en partie) mis au service agrave la construction socialiste qui pave

le chemin agrave lrsquoavegravenement du communisme alors que dans le second cas il srsquoagit du travail

particulier qui ne participe pas agrave lrsquoaccumulation socialiste Partant celle-ci est un travail anti-

socialiste malgreacute le fait qursquoelle peut produire des valeurs drsquousage porteuses du contenu

socialiste Il est donc possible drsquoavoir le travail socialiste qui produit les biens anti-socialistes

ainsi qursquoun travail anti-socialiste aux produits socialistes

Puis Megrelidzeacute propose une conception de lrsquohistoire qursquoil voudrait non preacutedeacutetermineacutee mais

pourvue drsquoune certaine logique objective (закономерность) Il lrsquoobtient par lrsquoapplication aux

eacuteleacutements du champ social des principes de la theacuteorie de probabiliteacute qui lui permettent drsquoabord

de distinguer entre deux approximations agrave la question des inteacuterecircts et puis drsquoimpliquer les

inteacuterecircts particuliers et deacutenues de neacutecessiteacute dans un tableau du procegraves historique qui tout en eacutetant

mis en marche sous lrsquoeffet des inteacuterecircts relegraveve drsquoune certaine loi objectif de deacuteveloppement

Lrsquohistoire serait donc le champ social constitueacute des foyers et des rapports de forces Le

devenir historique nrsquoest pas imbu des intentions humaines Il srsquoagit drsquoun devenir qui serait

continuellement recreacuteeacute gracircce aux activiteacutes locales (motiveacutees drsquoune maniegravere particuliegravere) des

individus qui produisent ainsi le champ commun de forces La reacutealiteacute sociale est un ensemble

composeacutee des forces en œuvre ainsi que des actions et des eacutetats de choses en chaque moment

historique donneacute Une description synchronique et diachronique du champ social permet une

reconstruction de lrsquohistoire ainsi que de lrsquoeacutetat actuel du champ social qui est donc deacutetermineacutee par

la forme de la proprieacuteteacute

212

Le champ ne peut pas ecirctre lrsquoobjet drsquoexpeacuterience et pourtant il est tout agrave fait reacuteel en tant que

lrsquoensemble des forces mineures et majeures Les transitions historiques peuvent ecirctre deacutecrites

comme deacuteplacements des rapports de forces dans le champ Ces deacuteplacements peuvent avoir un

caractegravere local ou fondamental Dans ce dernier cas les deacuteplacements changent tout agrave fait la

structuration du champ social Le champ social est une uniteacute mais moins close qursquoun organisme

biologique dans lequel tout changement mineur peut entraicircner un disfonctionnement ou une

reconfiguration des eacuteleacutements du corps Le champ social en revanche peut toleacuterer des

changements locaux Une reconfiguration fondamentale est possible sous la seule condition que

les forces se condensent en masse

Cependant Megrelidzeacute eacutecarte tout de suite tout soupccedilon de la theacuteorie drsquoeacutequilibre ou de

lrsquoanalogie organiciste et introduit en revanche le principe statistique qursquoil a deacutejagrave discuteacute en

connexion avec la physique thermodynamique Si lrsquoon essaie drsquoanalyser le champ historique en

tant que constitueacute des individus et drsquoautres eacuteleacutements mineurs alors lrsquoon ne pourra pas deacutepasser la

repreacutesentation drsquoun conglomeacuterat chaotique des eacuteleacutements emporteacutes par la contingence

Contrairement agrave cela Megrelidzeacute suggegravere qursquoil faut deacutemarquer dans le champ social quelques

foyers de force majeurs autour desquels se concentrent les activiteacutes drsquoune multipliciteacute des

acteurs Cela permettra de reacuteduire le chaos et de lrsquoeacutevacuer de lrsquoanalyse Il se trouvera que tout

sommeacute le tout social est mouvementeacute par les relations de tension entre plusieurs vecteurs de

force dans le champ

Dans le champ social structureacute par la forme de la proprieacuteteacute priveacutee les individus sont porteurs

des inteacuterecircts particuliers qui en tant que tels se distinguent par des vecteurs diffeacuterents Malgreacute la

diffeacuterence de leur vecteurs ils sont pourtant porteacutes agrave srsquoorienter par rapport agrave certains centres Ces

mouvements se composent par la sommation des vecteurs de la solidariteacute ou de lrsquoantagonisme

Lrsquoindividu comme une des sources de force dans champ social agit selon ses inteacuterecircts particuliers

mais son apport dans la structuration du champ social deacutepasse ses intentions priveacutees et se

transforme en une force drsquoune valeur autonome devenant indeacutependant de lui Sans articulation

des foyers de forces dans le champ social il serait impossible drsquoentrevoir une quelconque loi et

logique dans le procegraves historique Mais il faut y compter eacutegalement les conditions mateacuterielles

(telles que lrsquoeacutetape du deacuteveloppement des forces de production la forme de la proprieacuteteacute le

deacuteploiement des individus dans le champ de la production et de la consommation) dans la mesure

ougrave elles sont les preacutesupposeacutees de la synchronisation des inteacuterecircts et de leur structuration en un

213

champ Qui plus est ce sont les difficulteacutes de lrsquoordre pratique et mateacuteriel qui mettent les individus

en face des problegravemes et permettent ainsi une articulation de leurs inteacuterecircts autour de ces

problegravemes et tacircches Ainsi lrsquohistoire serait le reacutesultat des rapports de forces produits agrave partir des

inteacuterecircts synchroniseacutes autour des problegravemes pratiques des individus ou des groups Ainsi les

deacuteviations individuelles nrsquoinfluencent pas la logique du procegraves historique Srsquoil est difficile de

preacutevoir le mode drsquoaction drsquoun individu il est facile en revanche ayant la connaissance des

conditions indiqueacutees de preacutevoir le comportement drsquoune masse sociale Le point de vue du champ

social serait donc une juste approximation pour deacutepasser la contingence locale et atteindre la

neacutecessiteacute de plus haute deacutegreacute qui exposerait les lois du deacuteveloppement de lrsquohistoire humaine

Quant aux inteacuterecircts de classe ils consistent en des tacircches qursquoune partie de la socieacuteteacute se pose agrave

partir de sa situation dans le champ social Ils ont un caractegravere objectif car ils se trouvent en

correspondance avec la structuration du champ social Les inteacuterecircts de classe sont donc objectifs

et reacuteels formuleacutes agrave partir des problegravemes tout aussi objectifs Ainsi le fait que les individus

subjectivement prennent pour leurs inteacuterecircts ceux qui leur sont pourtant nuisibles ne change en

rien le contenu des inteacuterecircts objectifs Ici Megrelidzeacute recours agrave un terme bien singulier chez lui agrave

savoir celui de laquo sujet de lrsquohistoire raquo qui bien eacutevidemment fait penser agrave Lukacs Megrelidzeacute

reformule donc sa penseacutee la classe peut ne pas avoir la conscience de soi-mecircme comme du sujet

de lrsquohistoire et pourtant cela nrsquoempecircchera que ses inteacuterecircts existent indeacutependamment de ce fait

Puis Megrelidzeacute passe agrave la discussion du rocircle du parti dans la configuration du champ social

et agrave la maniegravere dont le savoir srsquoinsegravere dans ce procegraves Le parti sous lequel Megrelidzeacute entend

bien eacutevidemment le parti bolchevik est deacutefini comme un centre bien organiseacute des forces

geacuteneacuterales qui luttent pour la reacutealisation des inteacuterecircts objectifs de la classe domineacutee Le parti

deacutetient un programme drsquoaction une strateacutegie et une orientation objective bien articuleacutes Cela

rend possible la subordination de toutes les actions agrave lrsquoobjectif principal de reacuteduire le chaos et de

mobiliser toute lrsquoeacutenergie de classe pour la lutte

La conscience est impliqueacutee dans la dynamique du champ dans la mesure ougrave elle est

lrsquoinstrument de lrsquoorientation raisonnable et dans la mesure ougrave crsquoest elle qui permet de poser les

objectifs Le contenu de la conscience est ainsi deacutetermineacute par les inteacuterecircts sociaux alors que

lrsquoideacutee laquo nrsquoest rien drsquoautre qursquoune reacuteflexion ou compreacutehension deacuteformeacutee ou vraie juste ou

erroneacutee que les hommes se font sur leurs inteacuterecircts illusoires ou reacuteels Lrsquoideacutee nrsquoest qursquoune

214

expression subjective des inteacuterecircts lrsquoaspect subjectif de lrsquointeacuterecirct raquo214 La connaissance adeacutequate

de la reacutealiteacute procegravede agrave travers une force immanente agrave la raison mais dans la mesure ougrave elle est

preacutepareacutee par les conditions objectives laquo Mais ces conditions dominent non seulement le sujet

mais srsquoeacutetendent sur les objets de mecircme Quels objets sont saisis et quels sont laisseacutes sans

attention deacutepend de la structure des inteacuterecircts sociaux et de lrsquoactualisation des objets dans la

pratique socio-historique raquo215 La connaissance a besoin des nouveaux rapports sociaux des

nouveaux objets ainsi que de nouvelles incitations pour la compreacutehension Autrement dit la

conscience doit ecirctre orienteacutee vers certaines objets et de leur cocircteacute ces objets aussi doivent se

diriger vers la penseacutee Nous voyons ici de nouveaux apparaicirctre des propos lieacutes agrave la theacuteorie de

perception ou celle de conscience qui ont eacuteteacute avanceacutes tout au deacutebut du livre Lrsquoorientation de la

conscience est deacutetermineacutee par lrsquointeacuterecirct du sujet alors que la tendance de lrsquoobjet agrave ecirctre reacutealiseacute

transparaicirct dans sa signification et fonction pratique Quant agrave lrsquointeacuterecirct objectif qui implique tant

lrsquoorientation individuelle que la validiteacute objective de cet inteacuterecirct il doit ecirctre pris comme une

synthegravese des deux eacuteleacutements

laquo Drsquoune part lrsquointeacuterecirct social active la conscience drsquoune grande masse des gens et leur donne

une orientation deacutetermineacutee Et crsquoest bien toujours de lui [de lrsquointeacuterecirct social ndash nous remarquons] que

deacutepend de lrsquoautre part la signification et le sens reacuteel des objets dans la pratique sociale Lrsquointeacuterecirct

social met certains objets au premier plan en les actualisant et il en remet drsquoautres en arriegravere raquo216

Les ideacutees ont la tendance de se reacutealiser crsquoest-agrave-dire drsquoacqueacuterir une existence reacuteelle en

transformant la reacutealiteacute selon les principes qui leur sont propres Mais les conditions mateacuterielles

posent des limites non seulement agrave lrsquoapparition drsquoune ideacutee mais eacutegalement agrave sa reacutealisation Pour

que lrsquoideacutee puisse se reacutealiser il faut qursquoil y ait des preacutesupposeacutes mateacuteriels (qursquoune transformation

soit mateacuteriellement possible reacutealisable) et que lrsquoideacutee ait capteacute la conscience drsquoune multitude

drsquoindividus car ce nrsquoest que par leur force qursquoune transformation de la reacutealiteacute est possible Les

individus reacutealisent des ideacutees seulement dans la mesure ougrave ils croient qursquoelles expriment leurs

inteacuterecircts La theacuteorie sous la condition qursquoelle-mecircme exprime les inteacuterecircts reacuteels drsquoun groupe

drsquoindividus se transforme en une force mateacuterielle quand cette masse drsquoindividus le supportent et

214 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 441 215 Ibid p 443 216 Ibid p 444

215

agissent conformeacutement agrave elle en laissant une trace mateacuterielle Par leurs effets mateacuteriels et

transformateurs les ideacutees deviennent des eacuteleacutements objectifs du champ de lrsquohistoire

Lrsquoideacutee se forme dans la conscience de lrsquoindividu toujours en forme drsquoun inteacuterecirct reacuteel Cela

veut dire que crsquoest le cas mecircme quand de fait par le contenu de lrsquoideacutee il srsquoagit drsquoun inteacuterecirct

illusoire Pour que lrsquoideacutee soit adeacutequate et exprime les inteacuterecircts reacuteels il faut que soient pris en

compte les traits de la reacutealiteacute ainsi que les geacuteneacuteralisations reacuteelles (produites par la reacutealiteacute elle-

mecircme) qui sont les principes de la connaissance Il en deacutecoule pour Megrelidzeacute que seuls les

ideacuteologues de la classe reacutevolutionnaire sont capables de creacuteer la science vraie qui exprime les

faits reacuteels Encore une fois Megrelidzeacute souligne ici le rocircle de lrsquoavant-garde de la socieacuteteacute et du

parti qui par une intervention active ainsi que par un travail de formation eacuteveille la conscience

de classe chez les proleacutetaires et organise leur lutte contre lrsquoordre existant laquo Le lsquosubjectivismersquo de

classe non seulement nrsquoexclut pas la veacuteriteacute objective de la connaissance mais est la condition

majeure de son obtention raquo217 La connaissance de la veacuteriteacute objective est la condition du succegraves

de la classe reacutevolutionnaire dans sa lutte et crsquoest elle qui est le porteur de la penseacutee avanceacutee car

elle est orienteacutee agrave la transformation de lrsquoordre existent en vue de donner une plus grande

envergure agrave lrsquoexploitation des forces productrices Notons qursquoagrave ce point-lagrave dans un passage qui

sera plus tard censureacute Megrelidzeacute attaque le parti des mencheviks qursquoil accuse de manquer de la

volonteacute drsquoaction et de transformation

X Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Dans ce dernier et court chapitre

Megrelidzeacute donne aux lecteurs quelques preacutecisions quant agrave la nature et agrave la fonction de

lrsquoexpeacuterience (опыт) pour compleacuteter ses reacuteflexions quant agrave la reacutealisation reacuteelle de lrsquoideacutee

Lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas un terme univoque chez lui car il en parle dans trois sens tantocirct comme

expeacuterience humaine et individuelle tantocirct comme expeacuterience socio-historique et tantocirct comme

expeacuterience scientifique Si lrsquoon essaie drsquoen donner une deacutefinition geacuteneacuterale lrsquoexpeacuterience serait la

tentative intentionnelle (dans le cas des expeacuteriences scientifiques) ou non intentionnelle (au

niveau social et historique) de reacutealisation de lrsquoideacutee ndash ou autrement dit de transformation de la

reacutealiteacute selon lrsquoideacutee ndash qui prouverait le caractegravere vrai ou faux de lrsquoideacutee Lrsquoexpeacuterience est donc le

seul critegravere de la veacuteriteacute de lrsquoideacutee

217 Ibid p 461

216

Evidemment Megrelidzeacute par sa conceptualisation du champ social et historique ainsi que

du rocircle qursquoy jouent tant les inteacuterecircts que la conscience individuelle a preacutepareacute le terrain pour une

compreacutehension eacutelargie de lrsquoexpeacuterience Contrairement agrave la philosophie bourgeoise ougrave

lrsquoexpeacuterience est envisageacutee dans des termes subjectifs (que ce soient les donneacutees des sens comme

chez les empiristes ou les positivistes ou les principes a priori propres au transcendantalisme)

elle implique non seulement lrsquoaspect subjectif de lrsquoexpeacuterience individuelle (elle-mecircme drsquoailleurs

socialement conditionneacutee par les inteacuterecircts reacuteels) mais aussi lrsquoaspect objectif du monde des

rapports sociaux ainsi que de celui de la culture mateacuterielle et spirituelle qui mobilise

lrsquoexpeacuterience de multiples geacuteneacuterations et conditionne les inteacuterecircts reacuteels ou les types de problegravemes agrave

reacutesoudre dans un moment historique donneacute Une fois qursquoune telle conception de lrsquoexpeacuterience

socialement et historiquement enracineacutee est accepteacutee il devient impossible de deacutecrire lrsquohistoire

de la penseacutee comme une suite drsquoideacutees ougrave les ideacutees engendreraient de nouvelles ideacutees qui

prouveraient la fausseteacute des premiegraveres et srsquoy substitueraient sans une meacutediation expeacuterientielle

Non seulement les ideacutees ne sont pas capables drsquoengendrer drsquoautres ideacutees (comme nous lrsquoavons

vu les ideacutees ne possegravedent pas mecircme la force de garantir leur propre persistance et puisent leur

existence des inteacuterecircts sociaux reacuteels dont elles sont les manifestations subjectives) mais une

vision ideacutealiste ne peut pas expliquer la disparition de certaines ideacutees au cours de lrsquohistoire

scientifique intellectuelle ou sociale La philosophie marxiste (il est curieux de noter que ce

syntagme servant agrave une auto-description est utiliseacute par Megrelidzeacute plusieurs fois dans les deux

derniers chapitres du livre) arrache donc les questions eacutepisteacutemologiques ainsi que celles de

lrsquohistoire intellectuelle ou scientifique agrave un cadre subjectiviste et ideacutealiste et les noue avec la

probleacutematique du deacuteveloppement du tout social et historique

Toute ideacutee est vague au moment de son eacutemergence sociale Mais elle nrsquoest pas ainsi perccedilue

et peut provoquer de faux espoirs par le fait simple qursquoelle se propose comme une ideacutee

universelle Crsquoest lrsquoexpeacuterience et la pratique qui la mettent en lumiegravere en la poussant agrave se

manifester dans tous ses aspects Souvenons-nous de la thegravese ontologique de Megrelidzeacute selon

laquelle les choses ne manifestent leurs qualiteacutes que dans lrsquointeraction avec le milieu et avec

drsquoautres choses Il en va de mecircme du sujet humain et aussi en lrsquooccurrence de lrsquoideacutee

Megrelidzeacute apporte quatre exemples historiques ougrave lrsquoexpeacuterience a prouveacute la fausseteacute des ideacutees

autrement dit leur non-enracinement dans les inteacuterecircts reacuteels La premiegravere crsquoest la Reacutevolution

franccedilaise et sa valorisation des ideacutees de liberteacute eacutegaliteacute et fraterniteacute ainsi que de rationaliteacute qui

217

nrsquoont servi qursquoagrave lrsquoavancement des inteacuterecircts de la bourgeoisie Lrsquoexpeacuterience historique a prouveacute

selon Megrelidzeacute que les valeurs affirmeacutees ne correspondaient pas aux inteacuterecircts reacuteels neacutes des

besoins de la population et organiques agrave celle-ci Le deuxiegraveme exemple est celui de laquo lrsquoEtat

corporatif raquo des fascistes allemands dont lrsquoideacutee avant les eacutelections eacutetait lieacutee agrave la promesse drsquoen

finir avec les maux du capitalisme et drsquoameacuteliorer la situation eacuteconomique de la population Peu

apregraves la prise du pouvoir par le gouvernement fasciste il a eacuteteacute prouveacute qursquoun tel lien eacutetait

illusoire et que lrsquointeacuterecirct du gouvernement fasciste eacutetait de profiter du systegraveme capitaliste et de le

reacuteaffirmer Le troisiegraveme exemple est celui de lrsquohistoire difficile de lrsquoideacuteal socialiste qui a eacuteteacute

exploiteacutee tant par les anarchistes que par les utopistes qui croyaient que la veacuteriteacute intrinsegraveque agrave

lrsquoideacuteal socialiste suffirait pour qursquoil devienne dominant dans le monde Par ces exemples

Megrelidzeacute voudrait montrer que la veacuteriteacute drsquoune ideacutee ne peut ecirctre prouveacutee ni au niveau logique

ni par le fait que lrsquoideacutee est porteacutee par une masse de la population mais seulement par la pratique

et lrsquoexpeacuterience qui sont les seules agrave en ecirctre juges Lrsquoexpeacuterience permet drsquoarticuler les corrections

et rectifications que lrsquoideacutee quand elle nrsquoest pas reacutefuteacutee tout court doit subir

Le procegraves de la reacutealisation des ideacutees non seulement peut prouver leur veacuteriteacute ou fausseteacute

mais preacutesente une activiteacute creacuteatrice dans la mesure ougrave agrave travers les difficulteacutes et reacutesistances qui

font apparition dans ce procegraves eacutemergent de nouveaux problegravemes et la neacutecessiteacute drsquoy trouver des

solutions en reconfigurant le savoir de deacutepart Ce procegraves est impreacutevisible en partant drsquoideacutees par

deacutefinition vagues car encore subjectives on peut arriver agrave des ideacutees tout agrave fait nouvelles et

effectuer donc une rupture creacuteatrice En confirmation Megrelidzeacute eacutenumegravere une liste

drsquoexpeacuteriences scientifiques qui ayant eu des objectifs deacutefinis sont arriveacutes agrave des reacutesultats

inattendus voire agrave des deacutecouvertes Dans le passage sur la nature des deacutecouvertes scientifiques

qui figure dans la deuxiegraveme partie de notre travail nous avons deacutejagrave indiqueacute les exemples

apporteacutes par Megrelidzeacute et pour eacuteviter les redondances nous nous preacuteserverons de les reacutepeacuteter ici

Pourtant Megrelidzeacute srsquoefforce de bien distinguer son propos de celui de des pragmatistes

qui eux aussi prennent la pratique pour le critegravere de la veacuteriteacute La veacuteriteacute pour le pragmatisme agrave la

diffeacuterence du marxisme est purement subjective toutes les theacuteories ont la mecircme valeur et toute

affirmation est leacutegitime tant qursquoelle est utile pour lrsquoobtention drsquoun certain but Pour le

pragmatisme le garant de la veacuteriteacute drsquoune theacuteorie est outre son utiliteacute la non-contradiction des

ideacutees dont elle est composeacutee La veacuteriteacute consiste en une concordance entre des ideacutees plutocirct qursquoen

une concordance des ideacutees avec la reacutealiteacute objective Outre William James Megrelidzeacute critique

218

eacutegalement le fictionnalisme de Hans Vaihinger et estime que les deux par la valeur

exclusivement pragmatique qursquoils assignent agrave la penseacutee doivent neacutecessairement arriver au

solipsisme et au fond refuser lrsquoexistence mecircme drsquoune veacuteriteacute objective

Par la pratique et lrsquoexpeacuterience la penseacutee rectifie ses propres erreurs laquo La penseacutee devient

accessible agrave soi-mecircme agrave travers sa reacutealisation agrave travers lrsquoexistence objective de la penseacutee raquo218

Par conseacutequent Megrelidzeacute considegravere qursquoil serait vrai mais tout de mecircme reacuteducteur de

consideacuterer la pratique comme le critegravere de la veacuteriteacute car elle est eacutegalement le moteur du complexe

social entier ayant comme fonction de rectifier les ideacutees et de provoquer de nouveaux

problegravemes ainsi que toute la seacuterie de deacuteplacements que cela implique dans le champ du complexe

social La pratique est un procegraves meacutediateur qui rend possible lrsquoautoreacuteflexion de la penseacutee et lrsquoun

des principes constituants de la dialectique de la connaissance dans le marxisme

Le propos de ce chapitre qui accomplit la structure peu stable de la construction theacuteorique de

Megrelidzeacute a des conseacutequences inteacuteressantes de point de vue conjoncturel Lrsquoideacutee selon laquelle

la pratique et lrsquoexpeacuterience drsquoun cocircteacute complegravetent le savoir et de lrsquoautre cocircteacute poussent jusqursquoau

but la mission de toute theacuteorie consistant en une transformation de la reacutealiteacute donne agrave Megrelidzeacute

lrsquoargument pour confirmer la leacutegitimiteacute des klassiki de lrsquoideacuteologie sovieacutetique sous la forme

qursquoils avaient agrave son eacutepoque Si Marx et Engels sont consideacutereacutes comme de grands theacuteoriciens ce

sont bien Leacutenine et Staline en tant que praticiens qui accomplissent et prouvent la veacuteriteacute de cette

theacuteorie Ils auraient repris les ideacutees de Marx et Engels laquo comme un programme drsquoaction et en y

insufflant lrsquoesprit de centaines de millions de travailleurs ils (Leacutenine et Staline ndash nous

soulignons) les transformegraverent en une vie avec une fideacuteliteacute ineacutegaleacutee tout en inscrivant le long de

leur chemin de nouveaux chapitres theacuteoriques dans la treacutesorerie glorieuse de la science

marxiste raquo219

Megrelidzeacute utilise les termes laquo pratique raquo et laquo expeacuterience raquo drsquoune maniegravere interchangeable

(lrsquolaquo expeacuterience raquo a une signification nette seulement lagrave ougrave il srsquoagit de lrsquoexpeacuterience scientifique)

Qui plus est la transposition libre de laquo lrsquoexpeacuterience raquo de la sphegravere scientifique agrave celle de la

reacutealiteacute historico-sociale comme il le fait nrsquoa rien drsquoeacutevident et provoque plus de questions que

drsquoexplications Cette ambiguiumlteacute met en relief une question qui srsquoimpose et dont lrsquoon chercherait

en vain une reacuteponse dans le texte Etant donneacute qursquoil ne srsquoagit pas ici de lrsquoexpeacuterience comme drsquoun

218 Ibid p 481 219 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 455

219

savoir ou comme les conclusions que lrsquoon tire apregraves coup du veacutecu mais par analogie avec la

science de la tentative drsquoeffectuer certaines ideacutees dans un milieu controcircleacute (par exemple dans un

laboratoire) la question que lrsquoon devrait se poser est celle de savoir dans quelle mesure on peut

transformer le champ social en un lieu drsquoexpeacuteriences et quelle est la valeur de lrsquoerreur dans ce

cas Leacutenine et Staline qui gracircce aux efforts theacuteoriques de Marx et Engels ont su les inteacuterecircts reacuteels

ayant une existence objective sont-ils dans leur pratique subordonneacutes au principe de

lrsquoexpeacuterience comme critegravere de la veacuteriteacute Et srsquoils nrsquoeacutechappent pas agrave ce principe ont-ils commis

des erreurs Ou parle-t-il reacutetrospectivement (mecircme si au moment de la reacutedaction du livre

Staline est toujours le leader) des transformations de la reacutealiteacute deacutejagrave effectueacutees et nrsquoy trouvant

pas drsquoerreurs ne peut-il que reacuteaffirmer la maniegravere impeccable dont ils ont tenu le rocircle qui leur

avait eacuteteacute imparti dans lrsquohistoire

Dans les derniers paragraphes du livre Megrelidzeacute nous deacutevoile quelques points importants

qui donnent un relatif eacuteclaircissement sur son projet theacuteorique en le placcedilant dans un scheacutema de

deacuteveloppement historique tel qursquoil a eacuteteacute traceacute dans le livre Or la question du statut de sa theacuteorie

reste vague Comme nous venons de le faire remarquer dans les deux derniers chapitres

Megrelidzeacute parle du point de vue de la laquo philosophie marxiste raquo en donnant quelques preacutecisions

meacutethodologiques En revanche agrave la derniegravere page en reacutesumant son livre il qualifie son

entreprise de laquo sociologie de la penseacutee raquo Mais ce qui est tout agrave fait nouveau crsquoest la remarque

selon laquelle les questions agrave propos de la science de la penseacutee telles qursquoelles sont traiteacutees dans

ce livre ont des limites historiques elles concernent exclusivement la penseacutee de la peacuteriode

preacutesocialiste Par conseacutequent la sociologie de la penseacutee qursquoil vient de deacutevelopper ne srsquoappliquera

pas au mode de penseacutee propre agrave la socieacuteteacute sans classe car les facteurs qursquoil a ducirc prendre en

compte relativement agrave la penseacutee preacutesocialiste seront abolis aux eacutetapes socialiste et communiste

Les socieacuteteacutes socialiste et communiste demanderont une toute autre science A notre avis par

cette affirmation Megrelidzeacute reste fidegravele agrave sa theacuteorie La science ne consiste pas pour lui en une

meacutethodologie geacuteneacuterale et universelle La meacutethodologie de la science change conformeacutement agrave la

singulariteacute de son objet tout comme la forme et le contenu de la penseacutee sont indissociables

220

Lrsquoobjectiviteacute communique agrave la conscience deacutepourvue des formes a priori quoique en raison de

son caractegravere historique deacutejagrave structureacutee en quelque mode la maniegravere dont elle peut se

reconfigurer pour produire une nouvelle compreacutehension Ce meacutecanisme caracteacuteristique de la

conscience individuelle caracteacuterise eacutegalement la science qui nrsquoest tout comme la conscience

que le champ des ideacutees configureacutees drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Malheureusement Megrelidzeacute ne

donne point drsquoindications quant agrave la nature de cette nouvelle science Il ne met en relief qursquoune

seule diffeacuterence qui par son caractegravere non orthodoxe quoique tout agrave fait conforme aux propos

deacuteveloppeacutes dans le livre a plongeacute dans la perplexiteacute ses lecteurs agrave la sortie du livre en 1965

Selon Megrelidzeacute crsquoest le principe de la deacutetermination de la conscience par lrsquoecirctre social qui ne

sera plus applicable agrave la socieacuteteacute socialiste et communiste car il fonctionne seulement dans la

peacuteriode historique mise en mouvement par lrsquoantagonisme social qui reacutesulte dans une dynamique

chaotique (mecircme si comme nous lrsquoavons vu statistiquement claire et nette) A lrsquoeacutetape socialiste

ce ne sont plus les forces chaotiques qui sont agrave lrsquoœuvre Tant les rapports sociaux que le milieu

naturel sont satureacutes par la domination humaine transformeacutes selon ses ideacutees et rendus pleinement

raisonnables Quant au procegraves historique il devient lui aussi orientable et maniable Crsquoest

deacutesormais la conscience sociale ndash la volonteacute unie des citoyens libres ainsi que les deacutecisions bien

calculeacutees rendues possible par les avanceacutees de la science ndash qui deacuteterminera lrsquoecirctre social Le livre

se finit par la phrase suivante laquo Chez Hegel le monde provenait de la raison selon Marx en

revanche le monde ne fait que se diriger vers la raison vers la forme raisonnable vers le

communisme raquo220 Le principe de la domination et du controcircle humain toujours croissant sur les

milieux social et naturel si cher agrave Megrelidzeacute peut agrave notre avis ecirctre entrevu deacutejagrave dans son

acceptation de lrsquoideacutee gestaltiste que Koffka a formuleacutee en lien avec une expeacuterience effectueacutee sur

un chimpanzeacute laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo raquo

220 Ibid p 483

221

IVe Partie

Aspects de la construction theacuteorique

Enfin dans cette quatriegraveme et derniegravere partie nous proposerons quelques analyses

synoptiques de lrsquoouvrage Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de

Konstantineacute Megrelidzeacute Nous tenterons drsquoabord de dresser un tableau cartographique de

lrsquounivers intellectuel de lrsquoauteur au moins tel qursquoil lrsquoa projeteacute dans son œuvre A cet effet nous

examinerons la maniegravere dont il construit son argumentation agrave partir drsquoeacuteleacutements theacuteoriques

heacuteteacuterogegravenes en produisant une sorte de surdeacutetermination theacuteorique des diverses questions ou

instances de ses eacutelaborations ce qui en retour ouvre lrsquoespace agrave leur interpreacutetations multiples

Ensuite dans le deuxiegraveme chapitre nous essayons de saisir lrsquoensemble de sa construction

theacuteorique et de montrer comment certains choix pourraient avoit eacuteteacute motiveacutes par des injonctions

ideacuteologiques Enfin dans le troisiegraveme chapitre nous proposerons deux lectures possibles du

projet theacuteorique de Megrelidzeacute qui deacutecoulent tant des tensions que nous avons repereacutees au cours

de notre analyse lineacuteaire de lrsquoexposition de lrsquoouvrage dans la partie preacuteceacutedente de notre travail

que de la dupliciteacute de la conception du complexe social qui est le cadre geacuteneacuteral au sein duquel

lrsquoauteur deacuteploit les problegravematiques plus locales Lrsquoarticulation de ce double sens nous

permettera drsquoune part drsquoavancer lrsquoideacutee selon laquelle le projet theacuteorique de Megrelidzeacute serait

une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui non seulement deacutesignerait la speacutecificiteacute de son

approche de probleacutematiques concregravetes rendue possible agrave partir de son cadre geacuteneacuteral mais aussi

comporterait une indication de la proximiteacute voire de la compleacutementariteacute que sa conception

reacutevegravele par rapport au projet de recherche sur la langue et sur la penseacutee proposeacute par Nicolas Marr

qui de son cocircteacute avait eacutelaboreacute la teacutechnique drsquoanalyse paleacuteontologique de la langue Lrsquoarticulation

de ce double sens nous permettra drsquoautre part de saisir la maniegravere dont le projet de Megrelidzeacute

agrave travers une teacuteleacuteologie de lrsquohistoire qursquoil dresse reacuteagit agrave un certain sentiment de singulariteacute du

moment historique (lrsquoeacutetape de la construction socialiste) dans lequel il se situe et en se

deacutefinissant dans cette teacuteleacuteologie deacutefinit en mecircme temps lrsquohorizon de sa propre application

222

Esquisse cartographique

Essayons de tracer une esquisse cartographique composeacutee de certaines des influences

theacuteoriques qui peuvent ecirctre articuleacutees dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la

penseacutee221 Nous pensons qursquoune telle cartographie se compose de plusieurs lignes majeures qui

se croisent les unes avec les autres et participent agrave la construction le positionnement et la

solidification du projet theacuteorique de Megrelidzeacute mais non sans en constituer en mecircme temps

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute et partant devenir source drsquoambiguiumlteacutes Ces lignes axiales sont donc la

pheacutenomeacutenologie husserlienne la psychologie de Gestalt le marxisme et la theacuteorie linguistique

de Nicolas Marr Il y a eacutegalement une forte preacutesence drsquoune certaine theacuteorie des systegravemes (sur

laquelle nous reviendrons surtout dans les chapitres qui suivent) mais la question de savoir agrave

partir de quels auteurs voire agrave quel domaine du savoir Megrelidzeacute reprend-il au juste cette

approche reste tout agrave fait obscure Drsquoautres lignes y compris celles par rapport auxquelles

Megrelidzeacute prend une position critique (des moments de la tradition philosophique de

lrsquoanthropologie de la sociologie de la linguistique de la philosophie de science etc) peuvent

ecirctre localiseacutees par rapport aux quatre ou cinq lignes axiales que nous venons drsquoeacutenumeacuterer

Dans notre analyse cartographique nous voudrions prendre comme point drsquoappui la question

de la conscience telle qursquoelle est eacutelaboreacutee degraves le deacutebut du livre (elle nrsquoest preacuteceacutedeacutee que par une

conceptualisation preacutealable et rapide du complexe social) et qui est agrave notre avis dans

lrsquoensemble des eacutelaborations de Megrelidzeacute lrsquoinstance theacuteoriquement la plus surdeacutetermineacutee car

elle se constitue comme un croisement des cinq lignes axiales susmentionneacutees Certaines de ces

lignes ne sont pas faciles agrave identifier alors que la ligne de la linguistique de Marr reste obscure

mecircme apregraves la lecture de lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoouvrage Nous croyons en revanche que non

221 Nous eacuteviterions de parler des facteurs historiques et pratiques dans la deacutetermination du corpus du livre Il est

vrai que la confiscation de diffeacuterent types de litteacuterature et la creacuteation des spetskhrans (les stocks speacuteciaux de tout type de production imprimeacutee lrsquoaccegraves agrave laquelle eacutetait strictement limiteacute et reacuteglementeacute pendant toute lrsquoexistence de lrsquoUnion Sovietique) a deacutebuteacute deacutejagrave en 1920 mais les regravegles et les proceacutedures ainsi que les critegraveres de seacutelection de la litteacuterature agrave saisir se formaient au cours des anneacutees ce que pendant un assez longue peacuteriode laissait place agrave beaucoup drsquoarbitraire Qui plus est Megrelidzeacute a ducirc ecirctre tout agrave fait privileacutegieacute en termes drsquoaccegraves aux livres drsquoabord gracircce agrave son seacutejour en Allemagne puis agrave son poste de chercheur agrave lrsquoILP ainsi qursquoagrave son statut drsquoemployeacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad (ougrave il travaillait dans les anneacutees 1935-1936 en qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales) Cf Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Газ Тбилиси 68 21 марта 1967 p 666 Mais aussi lrsquoentreacutee laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Л А ШИЛОВ Сотрудники РНБ mdash деятели науки и культуры Биографический словарь т 1-4

223

seulement elle y est bien preacutesente mais qursquoelle peut aussi jouer un rocircle important pour situer les

eacutelaborations de Megrelidzeacute par rapport au projet marriste qui de son cocircteacute consiste en une

recherche de la langue et de la penseacutee

Commenccedilons par la pheacutenomeacutenologie dont la preacutesence est la plus eacutevidente au deacutebut du livre

Dans la preacuteface nous lisons que la science historique de la penseacutee peut srsquoeacutetablir pourvu que soit

adopteacutee une attitude de vigilance contre les reacuteductionnismes physiologique physique

psychologique etc Si les destinataires de cette critique sont explicitement indiqueacutes (y compris

lrsquoeacutecole physiologique de Pavlov) il est passeacute sous silence que les arguments contre pareils

reacuteductionnismes sont repris de la pheacutenomeacutenologie husserlienne222 Aucun des commentateurs de

Megrelidzeacute ne doute de la provenance pheacutenomeacutenologique de ces propos en deacutepit du fait que

Husserl nrsquoy soit pas citeacute A notre avis crsquoest bien agrave cette eacutetape du livre que lrsquoinfluence de la

pheacutenomeacutenologie est la plus eacutevidente alors que sa trace se perd dans la suite du livre

Or dans les conditions drsquoune forte surdeacutetermination theacuteorique de la question de la

conscience ndash ce que nous envisageons de montrer dans ce chapitre ndash aggraveacutee par la censure

subjective (qui empecirccherait lrsquoauteur de mentionner ouvertement Husserl) lrsquohypothegravese de lecture

selon laquelle la pheacutenomeacutenologie exerce une influence beaucoup plus profonde sur la penseacutee de

Megrelidzeacute est tout agrave fait deacutefendable Crsquoest bien en fonction drsquoune telle hypothegravese que tant Giga

Zedania que Janette Friedrich jusqursquoagrave preacutesent les deux principaux commentateurs de lrsquoœuvre de

Megrelidzeacute interpregravetent la deacutemarche de notre auteur Friedrich qui voit lrsquoobjectif principal du

livre de Megrelidzeacute dans lrsquoexplication de la formation du contenu de la conscience construit

lrsquoensemble de son commentaire comme une eacutepreuve de cette hypothegravese

Regardons de plus pregraves les formulations de ces interpreacutetations Pour Zedania223 il ne srsquoagit

pas de chercher chez Megrelidzeacute des aspects de la pheacutenomeacutenologie husserlienne dans un sens

litteacuteral mais de voir si dans certaines positions fondamentales ou dans des Denkfiguren que lrsquoon

peut repeacuterer chez lui il ne serait possible de trouver des similariteacutes avec la conception

husserlienne de la conscience Zedania en retrouve dans la diffeacuterence que de son cocircteacute Husserl

fait entre le noegraveme (ou le sens) et lrsquoobjet (en opposition avec Brentano qui ayant failli de penser

une telle diffeacuterence est resteacute enfermeacute dans une conception de lrsquoacte psychique qui visant lrsquoobjet

222 Nous pensons agrave savoir agrave la critique des attitudes naturalistes exposeacutee dans Edmund HUSSERL Phaumlnomenologie als strenge Wissenschaft Frankfurt am Main Vittorio Klostermann 1965

223 Cf გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017 p 34-39

224

au lieu de son sens ne permet pas de discerner dans lrsquoacte de conscience la diffeacuterence entre un

objet reacuteel et un objeacutet imaginaire) et de lrsquoautre cocircteacute ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu

ideacuteatoire raquo de la conscience Autrement dit la fonction de la diffeacuterence entre lrsquoobjet et le noegraveme

faite par Husserl serait prise en compte chez Megrelidzeacute par sa conception du contenu ideacuteatoire

Crsquoest un contenu qui ne se reacuteduit pas aux donneacutees des organes de sens (une simple reacuteflexion de

lrsquoobjectiviteacute dans la conscience) et qui est en mecircme temps objective (ce caractegravere eacutetant garanti

nous le savons deacutejagrave par la pratique et le travail) Ainsi le contenu ideacuteatoire serait un maillon

autonomiseacute la dimension de sens entre la subjectiviteacute (conscience) et lrsquoobjectiviteacute (la reacutealiteacute)

De son cocircteacute Friedrich souligne lui aussi lrsquoeacutemergence entre le sujet et lrsquoobjet de connaissance du

contenu de la conscience qui aurait un certain deacutegreacutee drsquoindeacutependance en tant que motiveacute par des

inteacuterecircts pratiques

laquo Der Unterschied zum Taumltigkeitsansatz besteht also darin daszlig Megrelidze in der Beziehung

zwischen Erkenntnissubjekt und Erkenntnisubjekt die Genesis eines eigenen Bewuszligtseinsinhalts

behauptete Das Subjekt produziert einen Bewuszligtseinsinhalt der nicht mit dem Erkenntnisobjekt

korrespondiert Er ist jedoch auch nicht auf das Subjekt zuruumlckfuumlhrbar denn dann haumltte er nicht in

der lsquoArbeitslebenstaumltigkeitlsquo verortet werden koumlnnen raquo224

Selon les interpreacutetations proposeacutees par Friedrich et Zedania la conscience selon Megrelidzeacute

est pheacutenomeacutenologiquement deacutefinie et en tant que telle ne se laisse reacuteduire ni au pocircle du sujet

ni au pocircle de lrsquoobjet Dans le chapitre suivant nous essayerons de montrer en revanche que cette

double non-reacuteductibiliteacute de la conscience (comme de tous les autres champs dont il srsquoagit dans le

livre) peut toute aussi bien ecirctre expliqueacutee et fondeacutee par la maniegravere propre agrave Megrelidzeacute

drsquoenvisager la nature de la dialectique Crsquoest bien un telle espace drsquointerpreacutetations non

conflictuelles mais parallegraveles qui fait preuve drsquoune surdeacutetermination theacuteorique ou si lrsquoon veut

meacutethodologique chez Megrelidzeacute

Cela devient encore plus explicite si lrsquoon pense agrave une autre source majeure impliqueacutee dans la

theacuteorisation de la question de la conscience agrave savoir la psychologie de la Gestalt Lagrave il srsquoagit

drsquoune approche holiste qui met accent sur lrsquoeacutemergence dans la perception de formes qui ne se

reacuteduisent pas agrave leurs parties et sont perccedilues drsquoembleacutee comme entiegraveres et porteuses de sens Il faut

224 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 73

225

dire que la convergence entre la pheacutenomeacutenologie et la psychologie de la Gestalt que lrsquoon

observe chez Megrelidzeacute nrsquoa rien de surprenant Ces deux penseacutees comportent effectivement des

tendances qui les rapprochent Leur synthegravese a eacuteteacute tenteacutee par des penseurs comme Merleau-Ponty

et deacutejagrave un peu plus tocirct agrave partir des anneacutees 1930 (parallegravelement agrave Megrelidzeacute) par Aron

Gurwitsch qui avait interpreacuteteacute la conception pheacutenomeacutenologique de lrsquohorizon de la perception

dans les termes du champ de la Gestaltpsychologie

Lrsquoapproche holiste de la psychologie de la Gestalt qui permet de penser lrsquoeacutemergence du

sens dans la conscience sans passer agrave des explications propres agrave des conceptions atomistes est agrave

lrsquoeacutevidence importante pour Megrelidzeacute Plus preacuteciseacutement il y a dans cette theacuteorie psychologique

un point qui est drsquoune importance capitale pour Megrelidzeacute et qui prend des dimensions

impressionnantes dans son projet theacuteorique Ce point consiste en ceci que gracircce agrave la

Gestaltpsychologie le modegravele spatial est devenu utilisable dans la description des eacutetats

psychologiques alors qursquoauparavant crsquoest le temps qui eacutetait consideacutereacute comme la seul dimension

drsquoexistence des pheacutenomegravenes psychologiques Ainsi Kurt Lewin qui a lui aussi deacuteveloppeacute une

theacuteorie des champs dans lrsquointroduction (qui est en mecircme temps une lettre agrave son maicirctre Wolfgang

Koumlhler) de son Principles of topological psychology eacutecrit

laquo hellip It occurred to me that the figures on the blackboard which were to illustrate some problems

for a group in psychology might after all be not merely illustrations but representations of real

concepts [hellip] I had already in 1912 as a student defended the thesis (against a then fully accepted

philosophical dictum) that psychology dealing with manifolds of coexisting facts would be finally

forced to use not only the concept of time but that of space toordquo225

Megrelidzeacute aussi dans le sillage de la Gestaltpsychologie insiste sur lrsquoimportance de la

perception visuelle Mais pour lui il srsquoagit de mettre ce point au service de lrsquoexplication de

lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Ainsi les premiegraveres solutions de problegravemes sont lieacutees agrave

une certaine configuration du champ de perception qui fait surgir dans la conscience une image

unifieacutee gracircce aux liens logiques entre les eacuteleacutements du champ qui deviennent drsquoembleacutee apparents

La spatialiteacute du champ de lrsquoobjectiviteacute se traduit donc dans la conscience qui elle aussi est

225 Kurt LEWIN Principles of topological psychology McGrawl-Hill Book Company New York and London

1936 p vii

226

repreacutesenteacutee par Megrelidzeacute comme un champ configureacute en forme drsquoimage Comme nous le

verrons dans notre chapitre suivant le champ deviendra lrsquoun des eacuteleacutements majeurs dans la

construction theacuteorique de Megrelidzeacute et embrassera non seulement le niveau de la conscience

mais des reacutegions entiegraveres de la reacutealiteacute culturelle et naturelle

Mais penchons-nous agrave preacutesent sur la question de la conscience A cette eacutetape Megrelidzeacute ne

parle pas de la theacuteorie linguistique de Marr mais nous pensons que crsquoest ici que srsquoinstaure le lien

le plus organique entre les deux theacuteoriciens Et cela relegraveve donc drsquoune troisiegraveme ligne dans les

croisements theacuteoriques autour de la probleacutematique de la conscience Les preacutemisses gestaltistes

permettent agrave Megrelidzeacute drsquoinjecter dans sa conception de la conscience lrsquoeacuteleacutement dominant de

lrsquoimage et partant de jeter un fondement eacutepisteacutemologique au principe stadiologique drsquoeacutevolution

de la langue selon Marr Mais faisons ici un petit deacutetour par quelques indications sur les objectifs

de Marr qui nous aideront de preacuteciser ce rapprochement entre Megrelidzeacute et Marr

Lrsquoobjectif que Marr se donnait eacutetait de deacutevelopper une science de la langue alternative agrave

lrsquoindo-europeacuteanisme Cette science qursquoil appela la japheacutetologie eacutetait concentreacutee sur lrsquoeacutetude des

langues japheacutetiques A diffeacuterence du principe biologico-geacuteneacutetique du classement des langues qui

eacutetait adopteacute par lrsquoindo-europeacuteanisme les langues japheacutetiques avaient ceci en commun qursquoelles se

trouvaient agrave un stade reculeacute de lrsquoeacutevolution de la langue Contrairement agrave lrsquoindo-eacuteuropeacuteanisme qui

classe les langues en laquo familles raquo Marr les classe selon leur laquo systegraveme raquo (notons agrave propos de

lrsquousage de ce terme que outre la theacuteorie de la chaleur la penseacutee sociologique de Boukharin ou

encore la tectologie de Bogdanov lrsquoinsistance par Megrelidzeacute sur le modegravele systeacutemique pourrait

ecirctre motiveacutee eacutegalement par Marr) Voici donc une citation de Marr

laquo Les langues japheacutetiques ne composent pas une laquo famille raquo comme on lrsquoa cru auparavant mais

un systegraveme agrave lrsquoinstar des langues promeacuteteides (indoeuropeacuteennes) seacutemitiques et autres et [ces

systegravemes] chacun drsquoentre eux chacun agrave sa faccedilon particuliegravere relegravevent drsquoun certain stade dans

lrsquoeacutevolution de la langue (речь) humaine Les langues japheacutetiques sont polistadiales et se preacutesentent

comme un nombre drsquoanciens stades propres au devenir de la langue (языкотворческий) mais aussi

le stade que drsquoune faccedilon ou drsquoune autre toute langue a passeacute avant que la penseacutee formale-logique et

la vision du monde cosmique se structurent en tant que la superstructure au-dessus du stade de

227

production deacutefini ainsi que [au-dessus] des rapports de production sociaux et teacutechniques y compris

de celui de la technique de transportation raquo226

Avant drsquoanalyser ce passage citons encore un autre qui explique ce qursquoest de particulier

dans les langues agrave leur stade initial

laquo A premiegravere vue nous nrsquoavons que deux eacutetapes dans lrsquoeacutevolution de la penseacutee par stades dont

la premiegravere est ce que Leacutevy-Bruhl appelle la penseacutee preacutelogique et ce que nous consideacuterons plutocirct

comme la penseacutee imageacutee pittoresque qui a existeacute pendant des dizaines de milleacutenaires Lrsquoautre type

est la penseacutee logique qui existe aussi depuis tregraves longtemps Mais sous ce rapport il est difficile

drsquoecirctre exact nous ne savons pas si la penseacutee logique existera encore longtemps ou si elle ceacutedera ses

positions au profit drsquoun autre systegraveme de penseacutee dont les particulariteacutes sont encore difficiles agrave

imaginer raquo227

Plusieurs points drsquoimportance transparaissent dans ces passages Selon Marr les langues

japheacutetiques sont celles qui ont gardeacute le caractegravere imageacute propre agrave des premiegraveres eacutetapes de

lrsquoeacutevolution de la langue humaine Pour cette raison ces langues se laissent mieux analyser par la

meacutethode paleacuteontologique et permettent de remonter agrave des formes originelles de langue Cet

inteacuterecirct pour lrsquoorigine ainsi que pour les premiegraveres eacutetapes de lrsquoeacutevolution de la langue pourrait ecirctre

releveacute comme le trait distinctif principal de la theacuteorie marriste Voici ce qursquoeacutecrit lrsquoun des eacutelegraveves

de Marr

laquo hellipLa theacuteorie de Marr eacutetait essentiellement la theacuteorie de lrsquoorigine de la langue Cela veut dire

que lrsquoobjet de ses recherches eacutetait lrsquoancienne peacuteriode de la langue alors que lrsquoattention des non-

marristes eacutetait fixeacutee sur les questions de la langue moderne En principe ils avaient donc peu de

points de contact et il leur aurait eacuteteacute possible de ne pas lutter lrsquoun contre lrsquoautreraquo228

226 Николай Яковлевич МАРР laquo Яфетические языки raquo in Избранные работы т 1 Государственное

социально-экономическое издательство Ленинград 1936 p 295 227 Citeacute drsquoapregraves Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007

p 138 228 Citeacute agrave partir du manuscript de la monographie de Mikheil Tchkhaidze qui est en preacuteparation pour lrsquoeacutedition

par lrsquoInstitut de la recherche sociale et culturelle apregraves de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi

228

Lrsquoautre point important consiste en ceci que les langues japheacutetiques gardent les traces drsquoune

penseacutee qui a preacuteceacutedeacute la penseacutee moderne Les langues modernes gracircce agrave leur structure

seacutemantique rendent la penseacutee capable des lois logiques formelles alors que les langues

japheacutetiques encore marqueacutees par une forte preacutesence des images ou de la seacutemantique imageacutee

gardent en soi (eacutetant polistadiales) les traces des anciennes formes de la langue qui eacutetait encore

laquo ideacuteologiquement indiffeacuterencieacutee raquo et correspondaient agrave une penseacutee elle aussi moins

diffeacuterencieacutee (drsquoici entre autres lrsquointeacuterecirct de Marr pour la question de lrsquoeacutenantioseacutemie crsquoest-agrave-dire

des mots qui contiennent deux sens opposeacutes229)

En somme nous observons trois moments importants chez Marr son inteacuterecirct pour lrsquoorigine

de la langue son inteacuterecirct pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de la langue en conjonction avec lrsquoeacutevolution

de la penseacutee (autrement dit de la tendence de la structuration seacutemantique agrave srsquoeacutevoluer de

lrsquoindiffeacuterence ideacuteologique vers la formalisation logique) et son insistance sur le caractegravere imageacute

et seacutemantique indiffeacuterencieacutee des langues proches agrave leur origine Il va de soi que lrsquoeacutevolution de la

langue et de la penseacutee est envisageacutee par Marr comme un procegraves parallegravele agrave lrsquoeacutevolution des

formes eacuteconomiques Mais malgreacute lrsquoaccent qursquoil pose tant sur lrsquoimportance des conditions

eacuteconomiques que sur le paralegravellisme entre la langue et la penseacutee la nature du lien entre ces

eacuteleacutements reste sans une eacutelaboration theacuteorique Qui plus est Marr se consentre sur lrsquoeacutetude de la

langue et de ses lois seacutemantiques alors que la question de la penseacutee reste secondaire En

revanche Megrelidzeacute eacutelabore justement la question du lien entre la penseacutee et la langue Crsquoest par

cela qursquoil faut expliquer lrsquoimportance qursquoil donne aux images tant dans lrsquoeacutemergence de la penseacutee

que dans eacutevolution ulteacuterieure de celle-ci Cela lui est permis gracircce aux instruments fournis par la

psychologie de la Gestalt

Souvenons-nous alors de la maniegravere dont Megrelidzeacute introduit (tregraves rapidement et comme

nous venons de dire sans aucune reacutefeacuterence agrave Marr) le rocircle de la langue ou des signes

linguistiques dans la probleacutematique de lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Lrsquohomme

srsquooriente dans le champ en reproduisant celui-ci dans la conscience en une forme ordonneacutee et

pourvue du sens A lrsquoeacutetape initiale le contenu de la conscience est satureacute par les images Mais

comme les images par la mateacuterialiteacute qui leur est propre sont rigides et ne contribuent pas agrave leur

maniement facile par lrsquoimagination (crsquoest-agrave-dire par la conscience en tant qursquoelle nrsquoest pas en

229 Cf Ekaterina VELMEZOVA laquo Les lsquolois du sens diffusrsquo chez N Marr raquo in Un paradigme perdu la

linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL N20 2005 Lausanne p 348-349

229

contact immeacutediate avec le champ de perception et opegravere avec les reproductions drsquoune maniegravere

autonome) dans la mesure ougrave ils empecircchent que la conscience les reconfigure ou les mette en

conjonction crsquoest la langue qui en substituant un signe linguistique agrave leur mateacuterialiteacute permet

une premiegravere deacutemateacuterialisation du contenu de la conscience Deacutesormais la conscience ougrave les

images sont donneacutees non seulement en tant que telles mais eacutegalement en une forme transformeacutee

en signes acquiert une agiliteacute drsquoopeacuteration Ainsi lrsquoeacutevolution historique de la penseacutee consiste

pour Megrelidzeacute en une deacutemateacuterialisation croissante du contenu de la conscience ce qui trouve

une reacutepercussion sur la structure seacutemantique de la langue aussi Souvenons-nous de lrsquoanalyse des

noms numeacuteratifs proposeacutes par Megrelidzeacute Si la matheacutematique est un systegraveme imaginaire pour

Megrelidzeacute crsquoest parce que lrsquoorigine de la matheacutematique comme de toute penseacutee formelle est agrave

chercher dans le contenu de la conscience encore tout agrave fait satureacute des images La matheacutematique

ne serait donc que le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation complet des premiegraveres notions numeacuteratives

encore limiteacutees mateacuteriellement Un autre exemple en est lrsquoanalyse de la mesure du temps

eacutegalement proposeacutee par Megrelidzeacute Ce cadre eacutevolutif drsquoune deacutemateacuterialisation croissante du

contenu de la conscience ainsi que des concepts permettent agrave Megrelidzeacute de penser un temps

mateacuteriel et un temps deacutemateacuterialiseacute A notre avis lrsquoeacutetude des eacutelaborations theacuteoriques de

Megrelidzeacute peuvent rendre la theacuteorie de Marr notoire pour son obscuriteacute plus intelligible car

elles preacutecisent complegravetent voire fondent du point de vue eacutepisteacutemologique le volet de la penseacutee

au sein du projet de recherche de Nicolas Marr

Mais la surdeacutetermination theacuteorique de la question de la conscience chez Megrelidzeacute ne

srsquoarrecircte pas agrave ces trois approches La conscience est eacutegalement deacutefinie comme lrsquointeraction entre

lrsquoorganisme (ou le sujet) et son milieu Evidemment il srsquoagit ici de la diffeacuterence fondationnelle

de toute theacuteorie de systegraveme Et crsquoest une quatriegraveme approche donc qui se rajoute La deacutefinition

de la conscience par la diffeacuterence sujetmilieu la rend applicable agrave toutes sortes drsquoorganismes

vivantes Mais la distinction majeure de la conscience humaine de toutes les autres consiste

selon Megrelidzeacute dans lrsquoattitude active dont le sujet fait preuve envers le milieu Et ici nous

voyons lrsquoimplication de deux moments lrsquoun est le contenu ideacuteatoire (qui est comme nous avons

vu formuleacute dans une conceptualiteacute pheacutenomeacutenologique230) et lrsquoautre est la pratique (qui introduit

230 Par ailleurs une convergence de la theacuteorie des systegravemes et de la conception de la conscience propre agrave la

pheacutenomeacutenologie husserlienne a eacuteteacute tenteacutee par Niklas Luhmann Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996

230

un cinquiegraveme eacuteleacutement theacuteorique surdeacuteterminant de la question de la conscience agrave savoir le

marxisme) Dans ce modegravele de la conscience aperccedilu comme systegraveme se convergent drsquoun cocircteacute

lrsquoeacuteleacutement du contenu ideacuteatoire qui comme la dimension du sens garantit le caractegravere reacutesistent du

systegraveme et lui permet de sortir de la passiviteacute et prendre une position active envers le milieu et

de lrsquoautre cocircteacute lrsquoideacutee de la pratique qui est la preacutecision du le lien que le sujet entretient avec le

milieu dans la reacutealiteacute et la facticiteacute de son action transformatrice sur lui ce que le fait eacutemerger

comme le facteur deacutefinitoire dans la formation du contenu ideacuteatoire Cette fonction deacutefinitoire

srsquoeffectue agrave travers la perception La pratique crsquoest-agrave-dire lrsquointeraction du sujet avec le milieu

par sa facticiteacute produit une certaine configuration de la perception et agrave travers cela influence

eacutegalement la formation du contenu ideacuteatoire Celui-ci agrave son tour deacutefinit la reacutesistance et

lrsquoautonomie du sujet par rapport agrave son milieu Ces cinq approches qui se convergent en une

conception de la conscience agrave multiples facettes reacutesultent dans une multipliciteacute des

interpreacutetations aussi qui mettent les mettent en conjonction en des combinaisons diffeacuterentes

Ainsi Frierich dans la citation suivante relegraveve le moment gestaltiste (lrsquoimage)

pheacutenomeacutenologique (contenu ideacuteatoire) et marxiste (pratique) laquo Nach Megrelidze ist die

Erkenntnis eines Gegenstandes nicht die Herstellung eines Bildes von diesem an sich sondern

dessen Wahrnehmung unter der Form der an ihm praktisch zu realisierenden Veraumlnderung raquo231

La conception de la conscience est pluri-deacutetermineacutee par une superposition de points de vue

theacuteoriques diffeacuterents Cette eacutequivocation qui apparaicirct donc degraves le deacutebut du livre et qui porte un

caractegravere de surdeacutetermination theacuteorique se traduit eacutegalement dans la faccedilon dont Megrelidzeacute

envisage la conscience dans son mode drsquoinsertion dans lrsquoensemble dialectique du complexe

social Ainsi la conscience est deacutetermineacutee par la pratique par le besoin (qui se traduit dans

lrsquointeacuterecirct) par la structure seacutemantique de la langue et des complexes des ideacutees qui le rendent

sensible dans sa maniegravere de percevoir ou reconfigurer les sens Nous pensons que la conception

mecircme de la dialectique est un effet drsquoune surdeacutetermination theacuteorique et se construit chez

Megrelidzeacute agrave travers une superposition des concepts du champ et du systegraveme Nous allons en

discuter dans le chapitre qui suit

231 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 71

231

Complexe social Le principal deacutebat de la philosophie sovieacutetique des anneacutees 1920 tournait autour de la

question de la deacutefinition et du statut ou encore de la regravegle drsquoapplicabiliteacute de la logique

dialectique dans les sciences humaines et les sciences dures La dialectique eacutepureacutee des restes

ideacutealistes232 eacutetait consideacutereacutee comme un outil meacutethodologique permettant de deacutepasser la

dichotomie entre lrsquoideacutealisme et le mateacuterialisme en vue de la consolidation de tout savoir sur une

base moniste Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoessentiel pour toute approche marxiste consiste agrave

accomplir une double critique drsquoune part de lrsquoideacutealisme et drsquoautre part drsquoun certain type de

mateacuterialisme agrave savoir de celui qui se forme dans une opposition avec lrsquoideacutealisme et se trouve

pris dans un cercle vicieux en le perpeacutetuant Ainsi toute la litteacuterature scientifique de lrsquoeacutepoque

sans tenir compte de la speacutecificiteacute de la matiegravere premiegravere de la recherche donneacutee est porteacutee agrave

critiquer tant les conceptions rationalistes que vitalistes ou encore celles preacutetendument

mateacuterialistes qui ont eacuteteacute condamneacutees comme reacuteductrices et meacutecanistes233 Mais bien que les

approches agrave rivaliser fussent clairement identifieacutees le consensus se deacutefait au niveau

meacutethodologique quand se pose la question de lrsquoapplicabiliteacute et des limites de la logique

dialectique Concernant le marxisme sovieacutetique crsquoest dans les pages de la principale revue

sovieacutetique deacutedieacutee au traitement des questions philosophique Sous la banniegravere du marxisme que

en 1924 une poleacutemique srsquoest engageacutee au sujet des questions meacutethodologiques bien avant que la

codification des principes du mateacuterialisme dialectique prenne sa forme deacutefinitive Ce deacutebat

souleveacute par le reacutedacteur en chef de la revue Abram Mojsejevič Deacuteborin connu pour ecirctre le chef

de file du laquo camp des Dialecticiens raquo comprenait deux volets car devaient ecirctre repousseacutees des

232 Crsquoest dans un de ses articles ceacutelegravebres intituleacute laquo La porteacutee du mateacuterialisme militant raquo qui inaugurait la revue

philosophique Sous la banniegravere du marxisme devenue lrsquoeacutedition peacuteriodique principale de lrsquoUnion Sovieacutetique apregraves lrsquoexpulsion des philosophes russes majeurs de lrsquoeacutepoque (Berdjaev S N Bulgakov I A Ilrsquoin Karsavin Losski Frank etc) que Leacutenine en 1922 prescrivant les lignes directrices et les objectifs geacuteneacuteraux de la revue avait insisteacute sur la neacutecessiteacute drsquoune relecture mateacuterialiste de la dialectique heacutegeacutelienne ainsi que sur son application agrave de nouveaux domaines y compris aux sciences de la nature semblable agrave celle qui a eacuteteacute entreprise par Marx lui-mecircme dans son Capital Владимир ЛЕНИН laquoО значении войнствующего материализмаraquo in Под Знаменем Марксизма 3 март 1922 Cf А С КАРПЕНКО laquo Тоска по философии (памяти А П Огурцова) raquo in Вопросы философии 2015 10 p 133ndash149

233 Le marquage des conceptions faussement mateacuterialistes par le qualificatif laquo meacutecaniste raquo a eacuteteacute eacutetabli suite agrave la querelle entre les laquo dialecticiens raquo et les laquo meacutecanistes raquo Les meacutecanistes eacutetaient repreacutesenteacutes majoritairement par des physiciens mais aussi par Nikolaj Ivanovič Boukharine La querelle a eacuteteacute videacutee en 1929 par le triomphe des dialecticiens avec Abram Mojsejevič Deacuteborin en tecircte Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 p 3-4 В А БАЖАНОВ laquoДиалектики и механистыraquo Энциклопедия эпистемологии и философии науки laquoКанон+raquo РООИ laquoРеабилитацияraquo Москва 2009

232

tentatives de limitation de la logique dialectique venant de deux cocircteacutes drsquoune part celui des

Meacutecanistes repreacutesenteacutes principalement par des chercheurs en sciences de la nature qui refusaient

drsquoadopter les principes dialectiques dans des recherches en physique et drsquoautre part celui des

laquo reneacutegats ideacutealistes raquo tel Georg Lukaacutecs qui dans son livre Lrsquohistoire et la conscience de classe

limitait le domaine de lrsquoapplication de la dialectique agrave lrsquohistoire et niait la leacutegitimiteacute drsquoune

dialectique de la nature Cette derniegravere critique qui a eu pour effet lrsquointerdiction du livre de

Lukaacutecs en Union Sovieacutetique a eacuteteacute exposeacutee dans lrsquoarticle de Deacuteborin intituleacute laquo G Lukaacutecs et sa

critique du marxisme raquo 234 Crsquoest bien cet affrontement entre Deacuteborin et Lukaacutecs qui marque dans

lrsquoimage que nous avons de cette eacutepoque les contours geacuteneacuteraux de lrsquoespace intellectuel dans

lequel la codification finale de la doctrine stalinienne du mateacuterialisme dialectique srsquoorientait

Lrsquohistoire de ce deacutebat nrsquoa pas fait long feu et sa reacutesolution nrsquoa pas eacuteteacute eacutequivoque Lukaacutecs fut

accuseacute de tendances subjectivistes et ideacutealistes son livre a eacuteteacute banni et la version objectiviste de

la dialectique nrsquoa laisseacute place agrave aucune alternative Les implications et conseacutequences theacuteoriques

ainsi que politiques de ce deacutebat sont impossibles agrave neacutegliger

Il srsquoagissait donc de deacuteterminer si la meacutethode dialectique pouvait ecirctre appliqueacutee non

seulement agrave lrsquohistoire mais eacutegalement agrave la nature Selon lrsquoargument de Deacuteborin si lrsquoon limitait

la dialectique par la sphegravere de lrsquohistoire et refusait toute leacutegitimiteacute agrave son introduction dans les

sciences de la nature lrsquoon risquait de revenir agrave une vision dualiste du monde En mecircme temps

toujours drsquoapregraves Deacuteborin cette maniegravere de tracer la ligne de seacuteparation aurait empecirccheacute la

dialectique en tant que meacutethode de se deacutefaire de ses origines ideacutealistes et heacutegeacuteliennes pour se

transformer en une dialectique veacuteritablement mateacuterialiste Crsquoest drsquoun cocircteacute par crainte de tomber

dans lrsquoideacutealisme et de lrsquoautre cocircteacute par crainte de poser une substance qui eacutechapperait agrave la

dialectique que le monisme a surgi comme un impeacuteratif ontologique et eacutepisteacutemologique Le

monisme devait ecirctre soutenu par une conception homogeacuteneacuteisant de la dialectique car laquo lrsquoon nrsquoest

jamais sucircr drsquoavoir purifieacute la dialectique de ses scories ideacutealistes aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas

appliqueacutee agrave la Nature ou mieux aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas tireacutee de la Nature raquo235 En

prenant en compte ces arguments nous pourrions poser la question suivante Comment pourrait-

on caracteacuteriser la relation que lrsquoanalyse de Megrelidzeacute entretient avec les positions articuleacutees

234 Абрам Г ДЕБОРИН laquo Г Лукач и его критика марксизма raquo in Под знаменем марксизма 6-7

Москва 1924 ст 49-69 235 Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique Op cit p 2

233

dans le cadre du deacutebat dont on vient drsquoeacutebaucher les contours Au fond cette question concerne

la technique de la construction theacuteorique Quelle est la place que dans cette theacuteorie est impartie agrave

lrsquohistoriciteacute ou agrave un certain tout dialectique De quelle maniegravere preacutetende-t-elle reacutesoudre le

problegraveme des dichotomies drsquoune faccedilon dialectique Mais avant de les lui poser faisons encore un

petit deacutetour pour voir les implications ideacuteologiques et politiques qursquoune telle ou telle reacutesolution

de ces questions pouvaient avoir dans la reacutealiteacute de lrsquoeacutepoque

Les deacutebats autour de la dialectique que nous venons drsquoexposer dans une perspective

purement theacuteorique avaient une dimension proprement politique La condamnation de Histoire

et conscience de classe de Lukaacutecs en Union Sovieacutetique avait annonceacute une tendance dans le

deacuteveloppement ideacuteologique qui a des anneacutees plus tard culmineacute dans la codification du

mateacuterialisme dialectique (laquo diamat raquo) deacutesormais institueacute en qualiteacute de philosophie obligeacutee Cet

affrontement a eacuteteacute vu comme la polarisation de lrsquohorizon theacuteorique entre drsquoun cocircteacute une

conception de la dialectique deacutebouchant sur une attitude subjectiviste orienteacutee vers un

engagement politique actif et drsquoautre cocircteacute une dialectique qui proposerait une vision

objectiviste orienteacutee vers des lois eacuteternelles236 Deacutejagrave au deacutebut des anneacutees 20 la tension

reacutevolutionnaire en Union Sovieacutetique srsquoeacutetait deacutechargeacutee ce que Trotzky avait deacutecrit comme une

trahison de la reacutevolution par la nouvelle classe des bureaucrates La reacutevolution avait commenceacute agrave

ecirctre envisageacutee dans une nouvelle optique Deacutesormais elle eacutetait vue comme un acte de folie

collective et irrationnelle alors que le livre de Lukaacutecs avec ses implications theacuteoriques et

politiques prenait une position expresseacutement reacutevolutionnaire par sa notion drsquoailleurs nettement

speacuteculative de proleacutetariat comme sujet-objet de lrsquohistoire Dans le contexte du renforcement de

lrsquoorthodoxie stalinienne qui aboutira agrave lrsquoinstauration du laquo mateacuterialisme dialectique raquo en qualiteacute

de lrsquoideacuteologie leacutegitimiste du laquo socialisme reacuteel raquo le livre de Lukaacutecs devient inacceptable Crsquoest

dans cette tendance justement que en parallegravele agrave son attaque contre Lukaacutecs Deborin eacutelabore une

version de la philosophie marxiste qui srsquoappuie sur une meacutethode dialectique homogegravene et

universelle Il insiste donc sur les lois geacuteneacuterales applicables tant agrave la nature qursquoagrave la socieacuteteacute

Lrsquoaspect engageant et proprement politique de la dialectique marxiste a eacuteteacute mis de cocircteacute alors que

la dialectique srsquoest transformeacutee en une theacuteorie eacutepisteacutemologique concerneacutee en particulier par les

lois universelles du savoir scientifique

236 Slavoj ŽIŽEK laquo Georg Lukaacutecs as the philosopher of Leninism raquo in A defence of History and class

consciousness Verso London-New-York 2000 pp 151-182

234

laquo When in Chvostismus Lukaacutecs elaborates in detail the passing critical remarks on Engelsrsquos notion of the

lsquodialectics of naturersquo from History and Class Consciousness he makes it clear that his critique of the

lsquodialectics of naturersquo is embedded in his more fundamental critique of the notion of the revolutionary process

as determined by the lsquoobjectiversquo laws and stages of historical development The point of Lukaacutecsrsquos polemics

against the lsquodialectics of naturersquo is thus not the Kantian abstract-epistemological one [hellip] but ultimately a

political one the lsquodialectics of naturersquo is problematic because it legitimizes the stance towards the

revolutionary process as obeying lsquoobjective lawsrsquo leaving no space for the radical contingency of Augenblick

for the act as a practical intervention irreducible to its lsquoobjective conditionsrsquo raquo237

Pour preacuteciser notre interrogation nous devons donc nous demander quel est le traitement de

la question de la dialectique chez Megrelidzeacute et ougrave il se situe dans lrsquoopposition entre le

laquo subjectivisme raquo et lrsquolaquo objectivisme raquo telle qursquoelle vient drsquoecirctre deacutecrite En 1925 en Union

Sovieacutetique a paru La dialectique de la nature drsquoEngels qui a bien eacutevidemment eacuteteacute mis au

service de lrsquo laquo objectification raquo de la dialectique Les propos du livre ont eacuteteacute accueillis sans

critique dans la mesure ougrave aucune rupture nrsquoeacutetait pensable entre Engels et Marx les deux eacutetant

eacuterigeacutes au statut de pegraveres indivisibles du socialisme238 Engels deacutefinit la dialectique comme une

science laquo de la connexion universelle raquo et agrave partir drsquoune reformulation de certaines deacutefinitions de

Hegel il en propose trois lois principale agrave savoir conversion de la quantiteacute en qualiteacute

peacuteneacutetration reacuteciproque des contraires polaires deacuteveloppement par contradiction ou neacutegation de la

neacutegation Ce sont les lois universelles dans la mesure ougrave leur preacutetention est de couvrir toutes les

relations possibles entre les eacuteleacutements de la nature Megrelidzeacute est sans doute influenceacute par

Engels Sa maniegravere de theacutematiser la question de la neacutecessiteacute et du hasard en vue drsquoune conception

de la neacutecessiteacute plus universelle qui contiendrait la contingence comme son eacuteleacutement neacutecessaire au

lieu de lrsquoexclure est en partie reprise du livre drsquoEngels ndash mecircme si Megrelidzeacute lrsquoapplique non

pas agrave des procegraves naturels mais au champ social drsquoune part et agrave une certaine vision du procegraves

historique non deacuteterministe drsquoautre part Il faudrait donc se demander si oui ou non Megrelidzeacute

envisage la dialectique comme une science universelle dont les lois srsquoappliqueraient sans

restriction agrave tous les aspects de la reacutealiteacute

237 Ibid p 175 238 Ce que reproche Deborin agrave Lukaacutecs dans son article que nous venons drsquoindiquer crsquoest drsquoavoir introduit une

rupture entre Marx et Engels

235

La question de la dialectique a une voie tortureacutee dans le livre de Megrelidzeacute A son deacutebut

elle est poseacutee drsquoune maniegravere explicite agrave partir de Hegel et de Leacutenine et en connexion avec la

question du complexe social Celui-ci serait un tout dialectique dans la mesure ougrave ses moments ndash

travail langue penseacutee ndash se trouvent dans une relation non pas de causaliteacute lineacuteaire mais de

conditionnement reacuteciproque

laquo La dialectique mateacuterialiste - puisqursquoil srsquoagit du devenir (развитие) reacuteel - srsquoapplique

(распространяется) seulement aux formations closes de ce type Toute autre interpreacutetation de la dialectique

telle que celle qui en fait un procegraves vivant du devenir nrsquoest qursquoune vulgariteacute dogmatique et un non-sens

comme la laquo dialectique raquo de la perte des cheveux et du devenir chauve parfois Hegel lui-mecircme en est

coupable raquo239

Comme nous le voyons Megrelidzeacute introduit la diffeacuterence entre le laquo devenir vivant raquo et laquo le

devenir reacuteel raquo Ce que Megrelidzeacute entend ici par le laquo devenir vivant raquo devient agrave notre avis plus

clair dans le chapitre VI du livre ougrave il critique la philosophie rationaliste Celle-ci considegravere

selon Megrelidzeacute que le concept est la loi interne de chaque eacuteleacutement de lrsquounivers et en reacutegit le

deacuteveloppement et le devenir Quant au point de vue dialectique le deacuteveloppement drsquoune chose

prise agrave part nrsquoest pas mecircme pensable Elle ne srsquooccupe que des objets qui sont des ensembles

drsquoeacuteleacutements en relation de deacutetermination reacuteciproque A cette diffeacuterence correspond aussi la

diffeacuterence entre la causaliteacute lineacuteaire et la causaliteacute dialectique ou systeacutemique La dialectique

consisterait donc agrave repeacuterer les systegravemes ou autrement dit les formations closes et agrave expliquer

leur devenir comme les passages drsquoun eacutetat agrave lrsquoautre Cela est appeleacute le devenir reacuteel car les

formations closes sont repeacuterables comme des entiteacutes probleacutematiques et donc reacuteelles Ainsi la

classe sociale qui est une uniteacute baseacutee sur les inteacuterecircts reacuteels des individus et le reacutesultat des relations

agrave la fois conflictuelles (par rapport au milieu) et solidaires (comme coheacutesion interne) est-elle une

formation close (gracircce agrave la coheacutesion interne) mais aussi reacuteelle (gracircce agrave la reacutealiteacute des inteacuterecircts qui

est le point probleacutematisant) et systeacutemique (dans la mesure ougrave elle est capable drsquoauto-

transformation) Donc il ne srsquoagit pas ici drsquoune teacuteleacuteologie interne qui deacutefinirait la classe comme

uniteacute ou deacuteterminerait son devenir car celle-ci se transforme dialectiquement par lrsquointeraction

avec le milieu dans laquelle les facteurs subjectifs et objectifs jouent des rocircles compleacutementaires

239 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1937 p 34

236

Donc au milieu du livre il devient clair que la dialectique est pour Megrelidzeacute le mode de

fonctionnement des uniteacutes relationnelles qui reacutevegravelent un caractegravere systeacutemique Le systegraveme

permettrait de reconsideacuterer la question de la temporaliteacute Le systegraveme gracircce agrave sa structuration

interne fait reacutesistance aux eacuteleacutements nouveaux et en les inteacutegrant les traduit selon ses propres

lois mais en mecircme temps se transforme aussi Cela permet de conceptualiser un devenir ougrave les

moments temporels qui se suivent ne srsquoatomisent pas mais restent dans une continuiteacute Lrsquoideacutee de

la transformation drsquoun ensemble systeacutemique par des compromis entre la reacutesistance interne et les

irritations externes permet de substituer par une conception plus concregravete la notion de

lrsquoAufhebung heacutegeacutelienne Ajoutons eacutegalement que selon Megrelidzeacute le systegraveme nrsquoest jamais

compleacutetement clos agrave lrsquoexception de la matheacutematique qui nrsquoest pas un pheacutenomegravene de lrsquoordre du

reacuteel mais un systegraveme entiegraverement construit et rendu possible par le procegraves historique de la

deacutemateacuterialisation complegravete des concepts numeacuteratifs Dans tous les autres cas le systegraveme est

reacuteceptif aux conditions exogegravenes qui en tant qursquoeacuteleacutements arbitraires constituent en conjonction

avec la structuration interne du systegraveme le moteur du devenir et de la transformation laquohellipLe

conditionnant et le conditionneacute se suppleacuteant reacuteciproquement sont incapables de produire une

nouveauteacute [dans un tel cas] le procegraves tournerait en permanence sur le mecircme plan dans le mecircme

cercle et la spirale progressive du devenir serait impossible raquo240

Entretemps Megrelidzeacute introduit eacutegalement la notion de laquo champ raquo reprise agrave la

Gestaltpsychologie Cette notion a eacuteteacute pour la premiegravere fois deacutefinie par Max Wertheimer En le

paraphrasant le champ serait ce agrave quoi lrsquohomme se trouve confronteacute et qui tend agrave acqueacuterir du

sens et de lrsquouniteacute et donc agrave ecirctre domineacute par une neacutecessiteacute interne241 Cette neacutecessiteacute srsquoexprime

dans le fait qursquoil faut un effort important pour reacutesister agrave la forme (Gestalt) - qui srsquoarticule suite agrave

la tendance du champ dans un sens - pour la re-former (umgestalten) et devenir capable de voir

ce mecircme champ en une forme et en un sens diffeacuterents Ce proceacutedeacute de la perception ne se laisse

expliquer ni par les deacuteterminations de la logique formelle ni par les traits individuels du sujet

percevant Crsquoest le tout qui domine drsquoembleacutee la perception Et comme dans cette perspective

holiste la perception relegraveve drsquoembleacutee du sens Megrelidzeacute ne voit pas de diffeacuterence essentielle

entre la perception et la conscience et conceptualise celle-ci comme un lieu ougrave se croisent

lrsquoobjectiviteacute et la subjectiviteacute en produisant une reacutealiteacute nouvelle et reacutesistante Cette reacutealiteacute ne

240 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278 241 Cf Max WERTHEIMER laquo Uumlber Gestalttheorie raquo in Gestalt Theory 7 1925 p 105

237

serait autre chose que la conscience elle-mecircme mais remplie par un certain contenu qui est

justement la source de reacutesistance Ainsi voudrait-il deacutepasser tant les reacuteductionnismes propres aux

sciences strictes que lrsquoideacutealisme philosophique dans leur traitement de la question de la penseacutee

humaine

Mais la question de savoir ce qursquoest le laquo champ raquo se complique car Megrelidzeacute ne srsquoarrecircte

pas agrave la question de la perception et de la conscience Nous pourrions dire que tous les niveaux

de son analyse srsquoarticulent comme champs Ainsi nous avons le champ objectif de lrsquoexpeacuterience

le champ sensoriel le champ de la perception ou de la conscience le champ culturel le champ

du savoir de la circulation des ideacutees ou celui de la conscience sociale le champ social ou champ

des inteacuterecircts sociaux et enfin le champ historique (qui est au fond le complexe social) Ajoutons

eacutegalement que agrave notre avis mecircme le concept selon Megrelidzeacute est un champ dans la mesure

ougrave il est un laquo scheacutema raquo ou un laquo reacuteseau raquo agrave centre qui se deacutefinit donc par lrsquoensemble des relations

(le centre serait le point de vue plutocirct que quelque chose qui aurait une autonomie hors des

relations qui lrsquoinvestissent de sens) Et comme le concept est toujours en mecircme temps

linguistiquement marqueacute en tant que neacutecessairement geacuteneacuteraliseacute (ducirc agrave lrsquoimplication de la pratique

dans le devenir de la penseacutee et de la langue) et donc porteur du nom par extension cette mecircme

structure pourrait ecirctre eacutetendue sur la langue aussi (et en premier lieu agrave son aspect seacutemantique)

Pour eacuteclairer cette question penchons-nous sur un passage ougrave Megrelidzeacute explique la nature

de la laquo formation reacuteelle raquo que agrave notre avis il utilise comme synonyme du laquo systegraveme raquo

laquo Toute formation reacuteelle a ses propres lois de comportement et de deacuteveloppement les lois

dialectiques geacuteneacuterales se manifestent en elles sous une forme speacutecifique et la tacircche principale est

de les eacutetudier La reacutealiteacute selon sa loi est toujours concregravete et toute loi a une signification

seulement dans lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo242

En partant drsquoune certaine intelligence du texte de Megrelidzeacute qui est la nocirctre nous oserons

suggeacuterer lrsquointerpreacutetation suivante de ce passage Les formations reacuteelles sont reacuteelles dans la

mesure ougrave justement il ne srsquoagit pas drsquoun modegravele mais de pheacutenomegravenes concrets qui se laissent

deacutecrire comme dialectiques par leur fonctionnement Il srsquoagirait donc des singulariteacutes Le

laquo systegraveme raquo en revanche est le nom du modegravele geacuteneacuteral drsquoun tel fonctionnement Quant au

242 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 284

238

champ il serait laquo lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo donc une sorte de lieu ougrave les

formations reacuteelles prennent forme243 Il srsquoagirait donc oserions-nous dire drsquoontologies

reacutegionales La reacutealiteacute humaine serait composeacutee drsquoune multipliciteacute de champs (dont nous venons

de donner une liste) dont chacun serait un lieu de reacuteflexions dialectiques

La conseacutequence en est que la dialectique ne consisterait pas en des lois geacuteneacuterales (et

effectivement agrave aucun endroit Megrelidzeacute ne formule des lois dialectiques agrave la maniegravere des trois

lois dialectiques drsquoEngels) La dialectique serait toujours incarneacutee dans des formations reacuteelles ou

dans des champs qui entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre des relations de reacuteflexiviteacute Donc la tacircche

du mateacuterialisme dialectique consisterait agrave eacutetudier tant les formations reacuteelles dans leur concreacutetude

ou mateacuterialiteacute que les champs qui par leur reacuteflexiviteacute reacuteciproque donnent lieu agrave lrsquoeacutemergence des

formations reacuteelles Notons eacutegalement que les formations reacuteelles ont toujours une base

probleacutematisante et donc dans la relation reacuteflexive entre les champs aussi il srsquoagit toujours drsquoune

meacutediation par problegraveme

Il faut souligner qursquoeacutevidemment il ne srsquoagit pas de reacutegions ontologiques par analogie avec la

nature Ce sont des reacutealiteacutes produites culturelles et humaines Pourtant ce sont bien des reacutealiteacutes

dans la mesure ougrave elles sont grosses de tendances autonomisantes qui eacutechappent au controcircle de

lrsquohomme Qui plus est lrsquohomme lui-mecircme est le produit de lrsquoensemble de la reacutealiteacute humaine non

seulement dans sa penseacutee mais dans ses besoins et en un certain degreacute dans ses capaciteacutes

physiques eacutegalement Il est un des eacuteleacutements du cercle dialectique au devenir reacuteel constitueacute de

lrsquoensemble de tous les champs

Revenons maintenant agrave la question de la dialectique de la nature que nous avons poseacutee plus

haut A ce sujet Megrelidzeacute eacutecrit laquo Nous avons affaire agrave un vrai deacuteveloppement dialectique

seulement lagrave ougrave lrsquoobjet repreacutesente un tout fermeacute et bien interconnecteacute que ce soit dans la reacutealiteacute

sociale biologique ou physico-chimique raquo244 Selon Megrelidzeacute laquo les reacutealiteacutes biologique et

physico-chimique raquo eacutegalement peuvent comporter des formations reacuteelles dans la mesure ougrave leurs

eacuteleacutements peuvent srsquoorganiser en des ensembles structureacutes et satisfaire donc les conditions de

systeacutematiciteacute ecirctre ouvertes agrave des irritations et agrave des causes exteacuterieures et ecirctre interdeacutependants

243 Nous pourrions lrsquoillustrer agrave lrsquoexemple de la classe la classe concregravete est une formation reacuteelle et dialectique

dans la mesure ougrave elle est porteuse de traits systeacutemiques Son lieu drsquoarticulation serait le champ social qui est en mecircme temps le lieu de reacuteflexion dialectique car dans sa structuration (qui rend donc possible lrsquoarticulation de la classe donneacutee) elle reflegravete la totaliteacute des champs (le champ des inteacuterecircts le champ des ideacutees etc)

244 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278

239

en ce sens que tout changement drsquoun eacuteleacutement provoque des changements correspondants dans

tous les autres eacuteleacutements de lrsquoensemble Ainsi gracircce agrave la reacutepartition de la reacutealiteacute physique et

humaine en des reacutegions (champs) Megrelidzeacute drsquoune part peut srsquoaligner sur la ligne ideacuteologique

de son eacutepoque en assumant la position selon laquelle la dialectique serait en œuvre dans la nature

eacutegalement et en mecircme temps ne pas tomber dans une vulgarisation criante en insistant sur la

reacutegionaliteacute ce que rend son propos plus diffeacuterencieacute et moins geacuteneacuteralisant

Srsquoil est vrai que Megrelidzeacute ne tombe pas dans la vulgarisation du cocircteacute de la nature il faut

pourtant se demander si pour cette mecircme raison il ne vulgarise pas le cocircteacute culturel et humain Il

devient difficile par les moyens dialectiques et systeacutemiques qursquoil se procure de diffeacuterencier

entre la reacutealiteacute humaine et la reacutealiteacute physico-biologique car dans cette perspective mecircme la

capaciteacute de lrsquohomme de travailler et la capaciteacute de la conscience de produire le sens ne sont que

les facteurs de complexification des systegravemes qui pourtant ne perdent pas leur caractegravere de

systeacutematiciteacute qursquoils partagent avec les systegravemes biologiques et physico-chimiques En assumant

la conceptualiteacute systeacutemique dans sa compreacutehension de la dialectique Megrelidzeacute en derniegravere

analyse tombe en contradiction avec tous les longs efforts qursquoil a mis pour diffeacuterencier dans les

premiers chapitres du livre la reacutealiteacute humaine de la reacutealiteacute biologique A notre avis une piste

possible pour sortir de cette impasse serait de distinguer entre deux types des contingences ou

plus preacuteciseacutement entre des contingences qui srsquoarticulent dans deux types de relation du systegraveme

avec son milieu Mais cela demanderait une recherche agrave part et Megrelidzeacute nrsquoen donne pas de

preacutesupposeacutes

En revenant sur la question des champs comme lieux de reacuteflexion dialectique la question

suivante agrave poser est celle de savoir comment les champs ou reacutegions ontologiques se reflegravetent et

se conditionnent reacuteciproquement En effet il ne peut pas srsquoagir ici de reacutegions isoleacutees car le

conditionnement reacuteciproque et la meacutediation sont la seule possibiliteacute pour que les champs puissent

ecirctre les lieux de dialectisation Ainsi les inteacuterecircts pratiques se traduisent-ils dans le mode de

percevoir Les sens ou concepts ainsi articuleacutes constituent la penseacutee mais aussi se traduisent

dans la langue Au fond en soulignant cet isomorphisme entre les champs nous ne faisons que

donner une formulation diffeacuterente de ce qursquoest le complexe social La forme de la connexion

entre des niveaux est donc elle-mecircme dialectique et est expliqueacutee par la conception du complexe

social dont lrsquoexposition ouvre le livre de Megrelidzeacute Crsquoest bien agrave partir du complexe social que

toute interrogation locale se laisse poser drsquoune maniegravere adeacutequate

240

Mais une question drsquoimportance magistrale est alors agrave poser agrave savoir celle du statut du

complexe social Il est le lieu du deacuteveloppement du procegraves historique et est preacutesenteacute comme la

structure de connexion dialectique entre les champs du travail de la langue et de la penseacutee Il est

donc le champ des champs Mais peut-il alors lui-mecircme ecirctre dialectique Cela revient agrave la

question de savoir si le champ de lrsquohistoriciteacute lui-mecircme eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Aurions-nous

affaire ici avec un paradoxe Nous essayerons de reacutepondre agrave ces questions dans le dernier

chapitre de notre travail et drsquoen faire ressortir deux lectures possibles du projet de Megrelidzeacute

Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee

Mecircme si Megrelidzeacute structure Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee du bas vers le

haut conformeacutement agrave la conception qursquoil expose la connaissance theacuteorique se libegravere du haut

vers le bas La structure du livre est renverseacutee et peut laisser une impression contraire agrave ses

intentions theacuteoriques Elle semble suivre le scheacutema drsquoune philosophie empiriste qui partirait de

questions telles que la perception sensorielle pour en srsquoeacutelevant arriver agrave un savoir sur la socieacuteteacute

et lrsquohistoriciteacute Cependant selon la logique de la connaissance theacuteorique que Megrelidzeacute

poursuit celle-ci deacutebute justement au niveau des conditions historiques On pourrait pourtant

dire que la maniegravere dont le livre expose son contenu nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoun certain inteacuterecirct

dramaturgique le lecteur rencontrant degraves le deacutebut lrsquoideacutee de complexe social qui est rapidement

suggeacutereacutee agrave lrsquoouverture de lrsquoouvrage ressent au cours de la lecture une tension entre cette

preacutemisse annonceacutee et le chemin du bas vers le haut qursquoil est en train de faire et arrive enfin agrave la

culmination et au deacutenouement dans les derniers chapitres du livre ougrave le complexe social se

preacutesente enrichi par le chemin parcouru

Dans le chapitre preacuteceacutedent nous sommes arriveacutes au constat que dans la construction

theacuteorique de Megrelidzeacute le complexe social est le champ des champs Megrelidzeacute le considegravere

comme une formation close ou encore comme une totaliteacute dialectique en raison du rapport de

deacutetermination reacuteciproque entre ses composants qui agrave leur tour relegravevent eux aussi du caractegravere

dialectique ou systeacutemique Tant qursquoil srsquoagit des champs ou systegravemes la deacutetermination chez

Megrelidzeacute peut ecirctre comprise comme leur isomorphisme Ainsi le champ social structureacute selon

241

la forme de la proprieacuteteacute dans la socieacuteteacute donneacutee est isomorphe au champ des inteacuterecircts lieacutes agrave la

pratique et au travail les inteacuterecircts objectifs se traduisent au niveau subjectif dans des ideacutees

adeacutequates qui le sont en vertu de leur isomorphisme avec la structure sociale Ou encore prenons

lrsquoexemple de la langue dont la structure seacutemantique peut ecirctre envisageacutee comme un champ car il

srsquoy agit de rapports de sens Les renvois que les mots font vers drsquoautres mots ou bien la maniegravere

dont un mot peut contenir une multipliciteacute de sens superposeacutes reflegravetent la structuration de la

penseacutee sociale agrave savoir les laquo geacuteneacuteralisations reacuteelles raquo Cet isomorphisme de la structuration

seacutemantique de la langue avec la structuration de la penseacutee sociale rend lrsquoanalyse seacutemantique de

la langue - selon les lois seacutemantiques eacutelaboreacutees par la paleacuteontologie linguistique - capable de

reconstituer les modes de penseacutee caracteacuteristiques de diffeacuterentes socieacuteteacutes

Quant au complexe social il embrasse donc toute la reacutealiteacute humaine en couches isomorphes

Mecircme une partie de lrsquoecirctre physique de lrsquohomme tombe sous la deacutetermination socio-historique (il

srsquoagit des besoins et de la capaciteacute perceptive qui est conditionneacutee mais seulement partiellement

deacutetermineacutee par le fonctionnement des organes des sens) Et comme il srsquoagit donc drsquoembrasser la

reacutealiteacute humaine non seulement dans son intensiteacute mais eacutegalement dans sa dureacutee le complexe

social est en dernier analyse le champ historique ou comme nous lrsquoavons suggeacutereacute le champ

des champs

A partir de ce moment il y a deux possibiliteacutes pour envisager le complexe social comme

une structure qui reacutegit et coordonne les rapports entre ses composants en garantissant leur

isomorphisme mais qui elle-mecircme pour cette mecircme raison eacutechappe alors agrave lrsquohistoriciteacute ou

bien comme un systegraveme qui comme tout systegraveme doit par deacutefinition ecirctre capable drsquoauto-

transformation Dans ce cas cependant une question additionnelle devra ecirctre poseacutee agrave savoir

celle qui concerne le milieu du systegraveme Comme Megrelidzeacute lrsquoexplique un systegraveme absolument

clos par rapport agrave son milieu ne peut pas exister comme une formation reacuteelle cela eacutetant possible

seulement pour le systegraveme imaginaire qursquoest la matheacutematique unique dans son genre

Mais avant de nous mettre agrave reacutepondre agrave cette question et agrave reacutefleacutechir aux conseacutequences qui en

deacutecoulent souvenons-nous que ce problegraveme de dupliciteacute entre les perspectives laquo synchronique raquo

et laquo diachronique raquo qui peuvent ecirctre plus adeacutequatement deacutecrites par les termes laquo anhistorique raquo

et laquo historique raquo ou encore la tension entre laquo theacuteorique raquo et laquo meacutetatheacuteorique raquo nous sont apparus

deacutejagrave au cours de lrsquoanalyse lineacuteaire de la premiegravere partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute que nous

avons entreprise dans la troisiegraveme partie de notre travail Il srsquoagissait du mecircme type de paradoxe

242

que celui que nous rencontrons agrave propos du complexe social On a affaire agrave des constructions

theacuteoriques dans lesquelles un mecircme eacuteleacutement se preacutesente agrave la fois comme la condition et le

conditionneacute ainsi par exemple la conscience est le support du complexe social mais eacutegalement

lrsquoobjet drsquoune reconstruction par le biais du complexe social Ce paradoxe peut ecirctre atteacutenueacute par

une diffeacuterentiation temporelle si lrsquoobjet de reconstruction est situeacute dans le passeacute il ne peut pas

ecirctre en mecircme temps la condition des moyens de sa reconstruction Mais qursquoen est-il alors de

lrsquoentreprise de Megrelidzeacute quand il srsquoagit de reconstruire le complexe social si celui-ci est la

structure anhistorique du procegraves historique En quoi Megrelidzeacute serait-il privileacutegieacute pour une

telle reconstruction Il ne sera pas possible de sortir de cette impasse si le complexe social lui-

mecircme qui est la structure de toute la reacutealiteacute humaine ne subit pas de devenir pour produire la

possibiliteacute drsquoune diffeacuterence drsquoavec soi-mecircme dans le temps Mais alors cela ne deacutetruirait-il pas le

cadre de recherche historique que dresse Megrelidzeacute En outre comment peut-on se repreacutesenter

lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute

Un tel paradoxe est caracteacuteristique drsquoun certain type de theacuteories y compris du marxisme

ainsi que de la sociologie du savoir Il est lieacute agrave lrsquoexigence drsquoautoreacuteflexion de la theacuteorie que celle-

ci srsquoimpose en vertu de ses propres preacutemisses De telles theacuteories qui comme dirait Niklas

Luhmann srsquoobservent soi-mecircme sont celles qui preacutetendent donner lrsquoexplication du savoir Par

cela mecircme elles sont obligeacutees drsquoexpliquer leurs propres explications La theacuteorie qui srsquoorigine

drsquoun tel paradoxe fait face au problegraveme drsquo laquo autologie raquo

laquo Das moderne Wissen muszlig sich Erklaumlrungen gefallen lassen Wie kommt es damit zurecht

Uumlblicherweise gelten Erklaumlrungen als das was die Wissenschaft zu leisten hat

Erklaumlrungen sind die Form in der Wahrheiten ausgewertet werden Sobald aber dies Programm

des Erklaumlrens universell also auch auf sich selber angewandt werden soll entstehen Probleme die

unter dem Namen von bdquoAutologieldquo bekannt sind und erhebliche methodische schwierigkeiten

bereiten Auch das Erklaumlren muszlig noch erklaumlrt werden Auch die Wahrheiten muumlssen noch wahre

Gruumlnde fuumlr ihre Wahrheit beibringen koumlnnen raquo245

245 Niklas LUHMANN laquo Die Soziologie des Wissens Probleme ihrer theoretischen Konstruktion raquo in

Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Bd 4 Suhrkamp Frankfurt am Main 1999 p 151

243

Ce que nous inteacuteresse donc est de comprendre agrave quel point les ressources contenues dans la

construction theacuteorique singuliegravere de Megrelidzeacute et de lrsquoautre cocircteacute la situation historique qui est

la sienne (ou plus preacuteciseacutement la situation qursquoil projette comme eacutetant la sienne agrave travers sa

theacuteorie) permettent de reacutepondre agrave ce deacutefi Nous pensons que chez Megrelidzeacute une deacute-

paradoxification de ces paradoxes est possible jusqursquoagrave un certain degreacute Nous essaierons drsquoen

montrer les limites et eacutegalement drsquoarticuler le cœur irreacuteductible du paradoxe

Si nous avons deacutejagrave entrevu ces problegravemes dans notre analyse de la premiegravere partie de

lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en quoi serions-nous plus avanceacutes maintenant apregraves avoir analyseacute

lrsquoentiegravereteacute de lrsquoouvrage pour mieux les comprendre Nous pensons que le nouvel eacuteleacutement qui

apparaicirct ou tout au moins se preacutecise dans la deuxiegraveme partie du livre est celui de la

rationalisation irreacuteversible du monde par le travail transformateur que lrsquohomme exerce sur le

milieu tant naturel que social Crsquoest ce point qui exprime lrsquoauto-transformation du complexe

social Le complexe social qui est agrave la fois lrsquoobjet de reconstruction et la condition de cette

reconstruction peut donc se deacutecharger de ce double rocircle contradictoire car il peut diffeacuterer ses

moments temporellement Cela est possible dans la mesure ougrave le complexe social possegravede lui-

mecircme une dimension historique et se transforme La possibiliteacute drsquoune telle transformation agrave

notre avis est lisible chez Megrelidzeacute justement dans lrsquoideacutee de la rationalisation croissante du

milieu par le travail transformateur

Avant drsquoaller plus loin dans notre analyse du complexe social agrave partir de ce point

souvenons-nous de ce en quoi consiste la rationalisation du milieu Le milieu est composeacute de

deux niveaux Drsquoune part la nature et drsquoautre part le champ des rapports sociaux La nature est

la matiegravere reacutesistante que lrsquohomme transforme en y transfeacuterant son propre objectif en confeacuterant agrave

lrsquoobjet transformeacute une finaliteacute et une fonction et en transformant les ideacutees qui sont les siennes

(dans un eacutetat encore subjectif) en loi interne des choses transformeacutees Mais qursquoen est-il du champ

social Pourquoi parlons-nous du champ des rapports sociaux comme eacutetant le milieu du

complexe social alors qursquoil en est le reacutesultat Il est le milieu par rapport au procegraves de

rationalisation qui se deacuteveloppe au sein du complexe social car tout comme crsquoest le cas dans la

transformation de la nature ici aussi il srsquoagit de transformer le chaos en ordre Et cela pour les

raisons suivantes Dans une socieacuteteacute antagoniste (crsquoest agrave dire agrave nrsquoimporte quelle eacutetape du

deacuteveloppement de la socieacuteteacute humaine qui preacutecegravede le socialisme) la conscience sociale ne peut

pas exister car les inteacuterecircts qui orientent la conscience ne sont pas ceux qui coiumlncideraient avec

244

les inteacuterecircts de la socieacuteteacute mais ont un caractegravere particulariste Une socieacuteteacute antagoniste se

deacuteveloppe donc non pas selon les objectifs poseacutes par la conscience sociale (celle-ci eacutetant

inexistante) qui concernerait la socieacuteteacute dans son entiegravereteacute mais suite agrave une dispersion de la

conscience sociale en des inteacuterecircts particuliers ayant un caractegravere de classe Par conseacutequent le

champ social est plongeacute dans le chaos et est reacutegi par des dynamiques spontaneacutees

laquo Non seulement les formes politiques et juridiques mais eacutegalement les destins des ideacutees que

celles-ci soient techniques morales artistiques scientifiques ou autres se trouvent dans une

deacutependance directe ou oblique envers les lois aveugles de lrsquoeacuteconomie et du marcheacute anarchique ndash de

cette aregravene [hellip] des inteacuterecircts priveacuteshellip raquo246

Aucune ideacutee qui srsquoorigine dans la conscience individuelle mecircme la fantaisie par son

contenu nrsquoest autonome mais elle est toujours historiquement conditionneacutee Cela nrsquoempecircche

pourtant pas que ces ideacutees soient aleacuteatoires et forgeuses de chaos En effet le fait que la

conscience (individuelle) produise des ideacutees aleacuteatoires est structurellement conditionneacute par

lrsquoabsence de conscience sociale (crsquoest-agrave-dire drsquoorientation vers le bien commun) ce qui de son

cocircteacute est lieacute agrave la structuration particulariseacutee du champ social dans une socieacuteteacute antagoniste Dans

ce sens la conscience qui est le support subjectif du complexe social est en mecircme temps la

source de contingence car elle produit des eacuteleacutements arbitraires et aleacuteatoires qui de leur cocircteacute une

fois mises en circulation sociale produisent une sorte de marcheacute libre des ideacutees Nous pourrions

dire que selon Megrelidzeacute dans une socieacuteteacute preacutesocialiste la place de la conscience sociale est

occupeacutee par le marcheacute des ideacutees Mais agrave la diffeacuterence des theacuteories de lrsquoordre spontaneacute il ne

srsquoagit pas pour lui de deacutevelopper une ideacutee drsquoeacutequilibre pour deacutepasser le chaos du marcheacute Les

instruments pour un tel eacutequilibre ne se trouvent pas au niveau du marcheacute lui-mecircme Pour

Megrelidzeacute il srsquoagit drsquoune convergence de deux articulations dialectiquement lieacutees la

cristallisation objective des inteacuterecircts reacuteels et lrsquoarticulation subjective des ideacutees adeacutequates crsquoest-agrave-

dire drsquoideacutees qui expriment les inteacuterecircts objectifs Il srsquoagit donc drsquoune restructuration isomorphe de

tous les champs du complexe social et de la rationalisation du champ des rapports sociaux Dans

les termes systeacutemiques on pourrait dire que la rationalisation ici est le synonyme de lrsquoeacutemergence

du champ de la conscience sociale

246 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 454

245

Ainsi la nature drsquoune part et le champ social antagoniste caracteacuteriseacute par une structuration

disperseacutee des inteacuterecircts drsquoautre part relegravevent-ils du mecircme caractegravere chaotique et neacutecessitent-ils

une rationalisation ou autrement dit une subordination agrave un objectif (commun)

laquo Par conseacutequent toute lrsquohistoire preacuteceacutedente a eu le caractegravere drsquoun procegraves chaotique tregraves

semblable agrave lrsquoeacutetat qui domine dans la nature deacutenueacutee de conscience ougrave la loi (закономерность) se

pave le chemin en tant que reacutesultat aveugle de la collision et de lrsquointeraction de forces diverses raquo247

Une autre conseacutequence importante du complexe social envisageacute comme un systegraveme ayant sa

propre historiciteacute est lieacutee au rocircle de lrsquohomme dans ce procegraves Il sera possible de consideacuterer

lrsquohomme non pas comme un simple deacuteterminant du complexe social mais principalement

comme la source de contingence et du travail qui dans les dureacutees historiques reacutesulte en une

transformation du complexe social Par lrsquohomme le complexe social contiendrait en son sein la

condition de sa propre transformation

Cette transformation qui au niveau pratique srsquoexprime dans la rationalisation du milieu au

niveau du systegraveme se traduit par un procegraves historique ougrave srsquoeffectue le deacuteplacement du rocircle

dominant drsquoun des moments du complexe social agrave un autre A savoir du travail agrave la penseacutee Dans

la premiegravere partie du livre nous avons repeacutereacute chez Megrelidzeacute une ambiguiumlteacute entre drsquoune part le

caractegravere deacuteclareacute de lrsquoensemble dialectique que Megrelidzeacute veut composeacute de moments drsquoune

eacutegale importance et drsquoautre part le caractegravere de fait privileacutegieacute drsquoun des moments - agrave savoir le

travail - de cet ensemble Que le travail soit de fait privileacutegieacute reacutesulte de notre reconstruction de la

maniegravere dont Megrelidzeacute opegravere avec ce tout dialectique dans nombre de ses explications

lrsquoeacutemergence de la penseacutee humain le passage de la conscience collective agrave la conscience

individuelle et proprement humaine etc A preacutesent nous pouvons poursuivre ce fil

drsquoargumentation chez Megrelidzeacute et constater que non seulement il y a la domination du travail

dans les premiegraveres eacutetapes du deacuteveloppement historique mais encore au fur et agrave mesure que la

rationalisation du milieu srsquoaccroicirct la domination devient assumeacutee par la penseacutee Reacutecapitulons

quelques instances ougrave le travail joue le rocircle dominant dans les premiegraveres eacutetapes de lrsquohistoire du

complexe social Le travail est le facteur de lrsquoeacutemergence de la penseacutee humaine car il force la

247 Ibid p 454

246

conscience agrave se concentrer sur une tacircche pratique et induit au deacuteveloppement de la meacutemoire Puis

crsquoest toujours le travail qui produit la plus-value Celle-ci deacuteseacutequilibre le champ des rapports

sociaux en dissociant les composants humain et mateacuteriel du procegraves de la production Par cela

srsquoinstaurent les rapports proprement sociaux car la plus-value permet une transformation du

mode de coercition (qui ne se reacuteduit plus agrave la violence physique mais se transforme en une

appropriation de lrsquoeacutenergie physique drsquoautrui agrave travers une appropriation de la plus-value) Cela agrave

son tour deacutesintegravegre les inteacuterecircts en creacuteant des conflictualiteacutes et enclenche ainsi le procegraves

historique qui est un procegraves agrave la fois cumulatif (les conditions en eacutetant deux la poursuite de la

production de la plus-value et le caractegravere systeacutemique des reacutegions de la reacutealiteacute qui sont les lieux

de seacutedimentation de lrsquoexpeacuterience historique) et probleacutematisante (dans la mesure ougrave il est motiveacute

par la neacutecessiteacute permanente de reacutesoudre des problegravemes lieacutes tant agrave la nature qursquoaux rapports

sociaux) Le travail par toute cette chaicircne drsquoeffets ainsi enclenche et contribue agrave la croissance

du savoir et garantit la continuiteacute de la transformation du milieu En mecircme temps on a affaire agrave

une dynamique qui est dirigeacutee vers le renforcement du moment de la penseacutee Ainsi lrsquohistoire

elle-mecircme peut-elle ecirctre consideacutereacutee comme la domination croissante de la penseacutee qui srsquoincarne

et se transforme en loi interne de la nature et de la socieacuteteacute Ce procegraves culmine dans la socieacuteteacute

communiste ougrave agrave force drsquoavoir transformeacute la nature et drsquoavoir produit les instruments de

production perfectionneacutes et meacutecaniseacutes le travail lui-mecircme est ameneacute agrave transformer sa propre

nature Cette transformation se traduit en lrsquoeffacement de la diffeacuterence entre les types de travail

intellectuel et manuel Ainsi lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute consiste en ceci que le deacuteveloppement

interne du complexe social transforme les termes par lesquels celui-ci a eacuteteacute degraves le deacutebut deacutefini

Quant agrave Megrelidzeacute il se trouve agrave lrsquoeacutetape historique de la laquo construction socialiste raquo qui

preacutepare le communisme Crsquoest le moment qursquoil considegravere comme un seuil ou une transition ougrave

le savoir (des inteacuterecircts reacuteels) double la transformation tant des rapports sociaux que celle de la

conscience sociale La transformation du monde par le savoir entre en une phase drsquoachegravevement

de sorte que le travail est censeacute bientocirct se transformer deacutefinitivement Ce savoir des inteacuterecircts reacuteels

des domineacutes ainsi que le savoir sur la structuration du champ social neacutecessaire pour une

synchronisation des efforts de chacun pour lrsquointeacuterecirct commun (ce qui mateacuteriellement se reacutealise

par la reacuteunification des eacuteleacutements jusque lagrave dissocieacutes de la production ressources humaines et

ressources mateacuterielles) est agrave lrsquoeacutetape ougrave Megrelidzeacute en est formeacute mais pas encore tout agrave fait

reacutealiseacute La tacircche du parti bolchevique serait justement drsquoorienter les individus vers la deacutecouverte

247

de leurs propres inteacuterecircts et ainsi drsquoachever la transformation du champ social en eacutevacuant tout le

chaos Le rocircle que Megrelidzeacute impartit au parti est celui de lrsquoacceacuteleacuterateur de la formation de la

conscience sociale agrave travers une reacuteorganisation de la pratique car la probleacutematique pratique est

le seul meacutecanisme de mobilisation de la conscience individuelle Crsquoest justement agrave ce point-lagrave

que nous pouvons entrevoir un renversement radical qui pourrait srsquoeffectuer par le passage de la

domination du travail agrave la penseacutee Il srsquoagit du point que nous avons pu eacutegalement repeacuterer agrave la fin

de notre analyse lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave savoir du statut de la pratique et de

lrsquoexpeacuterience dans la confirmation de la veacuteriteacute des ideacutees La question qui srsquoimpose est la

suivante est-ce qursquoune fois que la penseacutee acquiert le rocircle dominant dans le fonctionnement du

complexe social le rocircle de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute change (voire disparaicirct) aussi

Autrement dit est-ce que lrsquointerventionnisme du parti dans le champ social demande-t-il encore

une justification Ou sa justesse est-elle garantie par le moment historique ougrave le savoir des

inteacuterecircts objectifs est acquis Les passages sur Staline et Leacutenine suggegraverent que ceux-ci agissent agrave

partir de la nouvelle connaissance fournie par la science marxiste et soulignent lrsquoimmense

expeacuterience que Staline a dans la transformation historique de la socieacuteteacute En revanche ils ne

posent pas la question de savoir si la justesse de cette intervention doit ecirctre encore confirmeacutee par

la pratique Or il est eacutevident que nous ne pouvons pas utiliser les passages consacreacutes agrave Staline et

Leacutenine agrave titre de confirmation de certaines conseacutequences que nous tirons des propos theacuteoriques

de Megrelidzeacute Comme nous lrsquoavons montreacute dans la deuxiegraveme partie de notre travail ces

passages relegravevent de la censure positive Ici crsquoest lrsquoeacutelaboration theacuteorique et ses conseacutequences

seules qui doivent prendre la parole ou bien se taire quand elles touchent leurs limites

Il faut dire qursquoagrave ce moment en Union Sovieacutetique toute science devait se leacutegitimer par la

contribution qursquoelle apportait au procegraves de la construction socialiste Ainsi la linguistique de

Marr se positionnait-elle elle aussi comme lrsquoagent de lrsquoacceacuteleacuteration du progregraves des langues Son

projet inclusif consistait entre autres agrave eacutetudier les langues minoritaires agrave les alphabeacutetiser et agrave les

eacutelever agrave un niveau tel que leur porteurs puissent participer activement agrave la construction socialiste

En cela elle envisageait drsquoacceacuteleacuterer les eacutetapes du deacuteveloppement des langues existantes sur le

territoire sovieacutetique pour approcher leur unification qui selon cette theacuteorie est commandeacutee par

la teacuteleacuteologie intrinsegraveque de toute langue En ce qui est de la theacuteorie de Megrelidzeacute on ne voit pas

en quoi son projet contribuerait agrave la construction socialiste concregravetement (si ce nrsquoest drsquoune

maniegravere oblique par lrsquoeacutelaboration de certains aspects de la theacuteorie marriste) Cependant crsquoest le

248

moment singulier de la reacutedaction du livre qui lui-mecircme srsquoexprime dans certains aspects de la

construction theacuteorique En effet sur la derniegravere page de lrsquoouvrage nous deacutecouvrons que la

science que Megrelidzeacute a deacuteveloppeacutee est adeacutequate seulement pour la recherche du passeacute alors

que le futur demanderait une science tout agrave fait nouvelle Malheureusement aucun indice nrsquoest

donneacute quant agrave la nature drsquoune telle science nouvelle Nous avons pu constater seulement que le

futur est diffeacuterent du passeacute car le complexe social y est configureacute sous la dominance de la

penseacutee alors que dans ses eacutelaborations Megrelidzeacute opegravere avec un complexe social domineacute par le

travail Crsquoest en ce point que nous trouvons une reacuteponse agrave la question poseacutee au deacutebut de ce

chapitre quant agrave la strateacutegie de deacute-paradoxification drsquoune theacuteorie autologique par la diffeacuterence

temporelle La theacuteorisation de Megrelidzeacute se situe au seuil du deacutepassement de la reacutealiteacute qui est

lrsquoobjet de sa reconstruction et ainsi nrsquoest pas elle-mecircme captureacutee dans la structure qursquoelle

reconstruit

Cela libegravere aussi la place pour une deuxiegraveme lecture possible de projet de Megrelidzeacute Dans

ce chapitre nous sommes partis de lrsquoideacutee que le complexe social peut ecirctre vu de deux faccedilons

comme un systegraveme transformatif et donc historique ou comme une structure stable hors devenir

reacuteel A preacutesent en prenant en compte le fait que Megrelidzeacute circonscrit lrsquohorizon de sa science

comme le passeacute preacutesocialiste nous voyons que lrsquoalternative entre le systegraveme et la structure nrsquoest

pas exclusive Les deux interpreacutetations sont possibles agrave partir des approximations respectives et

les deux ont tout agrave fait leur place dans la construction theacuteorique de Megrelidzeacute Ainsi lrsquoideacutee du

complexe sociale interpreacuteteacute comme structure crsquoest-agrave-dire comme un cadre stable et

laquo anhistorique raquo appliqueacutee agrave des socieacuteteacutes preacutesocialistes en vue drsquoune reconstruction ou

explication des manifestations historiques de la penseacutee dans la peacuteriode historique preacutesocialiste

acquiert-elle une valeur meacutethodologique Les trois eacuteleacutements du complexe social prendront alors

la fonction des paramegravetres de description ou de reconstitution

Tout au long de notre travail nous avons discuteacute sur la nature mais eacutegalement sur

lrsquoappellation du projet theacuteorique de Megrelidzeacute Nous sommes partis de lrsquoanalyse des termes

laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo du point de vue de leur acception dans le milieu

acadeacutemique sovieacutetique Une telle analyse nrsquoa fait que souligner leur ambiguiumlteacute Lrsquoanalyse de

lrsquoouvrage nrsquoa pas non plus eacuteclaireacute cette question car ces termes nrsquoy sont pas suffisamment

preacuteciseacutes et si lrsquoon partait de leur acception conventionnelle il est manifeste qursquoils ne recouvrent

qursquoune petite partie de la construction theacuteorique de Megrelidzeacute Nous voudrions ainsi proposer

249

de deacutesigner celle-ci comme une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui serait justifiable tant

contextuellement qursquointrinsegravequement Il srsquoagirait drsquoune science concernant essentiellement le

passeacute (lequel comme nous venons de le souligner est lrsquohorizon que Megrelidzeacute lui-mecircme

circonscrit) Elle travaillerait sur des mateacuteriaux diffeacuterents (la langue les objets de la culture

mateacuterielle mais eacutegalement les textes) qui gardent sous une forme seacutedimenteacutee des traces des

types de penseacutee en les interpreacutetant agrave travers la structuration du champ social et du champ des

inteacuterecircts La paleacuteontologie de la penseacutee serait donc baseacutee sur une meacutethodologie complexe et

disciplinairement transversale en vue drsquoune excavation ou reconstruction de la matiegravere eacutepheacutemegravere

de la penseacutee humaine

laquo Drsquoici deacutecoule un postulat drsquoune eacutenorme importance meacutethodologique pour la science de

lrsquohistoire dans les formes seacutedimenteacutees de la langue des mythes des coutumes etc et derriegravere les

changements qursquoelles subissaient et subissent toujours il faut voir des forces sociales concregravetes telles

que les collectifs de gens qui effectuent certaines avanceacutees sociales [hellip] Les donneacutees de la culture

spirituelle de la langue du folklore etc sont donc des documents sur le passeacute historique beaucoup

plus fiables que les teacutemoignages des historiens et des chroniques qui passent sous silence

intentionnellement ou non ou deacuteforment lrsquohistoire vraie au profit des classes politiques

dominantes raquo248

Par rapport agrave chaque problegraveme concret lrsquoobjectif de reconstruction serait de comprendre

quelles conjonctures de deacuteterminations orientent la penseacutee dans sa maniegravere de construire des

complexes de sens

laquo La structure de la penseacutee deacutepend premiegraverement de lrsquoobjectif de former une compreacutehension

(осмысление) et deuxiegravemement de la matiegravere (des objets) de la penseacutee Les deux sont conditionneacutes

par la pratique sociale et par un certain mode de structuration des inteacuterecircts sociaux objectifs raquo249

Megrelidzeacute lui-mecircme en propose des exemples qui sont intercaleacutes dans ses eacutelaborations

theacuteoriques Ainsi touche-t-il les problegravemes suivants les noms des couleurs et la speacutecificiteacute de la

perception des couleurs la mesure du temps lrsquoorigine des techniques de lrsquoobtention du feu la

248 Ibid p 470 249 Ibid pp 444-445

250

mesure du temps lrsquoorigine des notions matheacutematiques lrsquoorigine des mesures les raisons des

superstitions (essayant drsquoexpliquer leur subsistance dans la socieacuteteacute moderne y compris chez les

proleacutetaires) Megrelidzeacute deacuteveloppe eacutegalement des propos lieacutes agrave lrsquoeacutetude du folklore de lrsquohistoire

de la philosophie ainsi que de lrsquohistoire des sciences

Enfin faisons encore quelques remarques sur les conseacutequences que le scheacutema teacuteleacuteologique

de lrsquohistoire que dresse Megrelidzeacute a sur la paleacuteontologie de la penseacutee

La vision du procegraves historique chez Megrelidzeacute est tout agrave fait teacuteleacuteologique Bien

eacutevidemment il ne srsquoagit pas drsquoune teacuteleacuteologie providentielle ou rationaliste et ideacutealiste comme

celle que lui-mecircme il attribue agrave Hegel Elle est comprise chez lui comme lrsquoeffet cumulatif de

lrsquoactiviteacute transformative de lrsquohomme qui par sa pratique rationnalise (ou subjectifie) le milieu

et le fait continuellement agrave force de se trouver toujours devant des problegravemes agrave reacutesoudre Sa

propre teacuteleacuteologie Megrelidzeacute lrsquoaurait deacutefinie agrave partir de la theacuteorie de probabiliteacute comme une

tendance vers un eacutetat plus probable Pourtant cela ne rend pas sa teacuteleacuteologie moins discutable Et

cela pour une raison concregravete Mecircme srsquoil critique certaines meacutethodologies de la recherche

ethnologique et anthropologique qui ne peuvent expliquer la disparition de certaines formes

culturelles telles que des coutumes croyances mythes objets eacuteleacutements linguistiques etc lui-

mecircme nrsquoarrive pas agrave penser la possibiliteacute drsquoune reacutegression fondamentale pour ne rien dire de la

possibiliteacute drsquoun devenir sans vecteur Chez lui le monde se rationnalise irreacuteversiblement La

disparition de certaines formes culturelles ne serait que la fonction du progregraves Toute

reconfiguration drsquoun champ quelconque est une creacuteation mais eacutegalement une perte que

Megrelidzeacute refuse de consideacuterer dans sa pureteacute et qursquoil reacute-implique dans le champ ou systegraveme

sous une forme seacutedimenteacutee Mais eacutetrangement cette teacuteleacuteologie optimiste lui permet drsquoassumer

une vision deacutecentreacutee et deacutenueacute drsquoethnocentrisme quand il srsquoagit de lrsquoanalyse de diffeacuterentes

cultures ou socieacuteteacutes

Ainsi il nrsquoy aurait pas de diffeacuterence entre cultures et socieacuteteacutes dans leur effort de transformer

le milieu Elles seraient toutes prises dans une neacutecessiteacute universelle de rationaliser le monde Et

tout comme dans le champ social les inteacuterecircts particuliers nrsquoempecircchent pas la neacutecessiteacute objective

de la cristallisation des inteacuterecircts objectifs suivie par leur subjectivation et transformation ainsi les

cultures ou socieacuteteacutes sont-elles toutes des deacuteviations agrave pied drsquoeacutegaliteacute et toutes eacutetant pareillement

contraintes par les conditions objectives (nature structuration juste du champ social) agrave travers

leurs trajectoires diffeacuterentes aspirent au mecircme objectif de rationalisation et transformation

251

Megrelidzeacute suggegravere aussi une reacuteflexion sur les relations interculturelles Tout complexe de

sens est ouvert pour des eacuteleacutements nouveaux mais aussi limiteacute dans sa capaciteacute agrave en accepter

Toute influence qui deacutepasse la capaciteacute de la culture agrave la percevoir la traduire et se lrsquoapproprier

se preacutesente comme un forccedilage et une violence y compris quand il srsquoagit drsquoeacuteleacutements qui

viseraient une ameacutelioration ou un avancement

Enfin en revenant agrave la question des deux lectures possibles du projet theacuteorique de

Megrelidzeacute nous pouvons dire qursquoil nrsquoest pas eacutegal agrave soi-mecircme par son aspect philosophique et

paleacuteontologique ce qui lui permet de srsquoauto-observer Autrement dit ce deacutedoublement du projet

lui donne la possibiliteacute par son aspect philosophique de deacutemarquer les frontiegraveres de son propre

aspect paleacuteontologique En ce sens la tension entre ces deux cocirctes est maintenue mais sans

provoquer une autodestruction du projet La theacuteorie parle ainsi agrave partir de lrsquohorizon historique

qui lui est propre ndash lrsquoeacutetape de la construction socialiste ndash et se repreacutesente son objet comme situeacute

dans le passeacute et accompli tout en y trouvant lrsquoorigine de sa propre origine

Cependant la teacuteleacuteologie qursquoil reconstruit ainsi et qui lui creacutee cette leacutegitimiteacute a des

conseacutequences eacutetranges si elle est projeteacutee dans le futur Lrsquoeacutechec agrave theacutematiser la transformation

par la perte et la vision optimiste de lrsquoavancement technique qui transforme la nature mais aussi

la nature du travail et donc le champ social imposent la conclusion que le systegraveme doit finir par

absorber tout son milieu et srsquoautodeacutetruire

252

Conclusion

Notre but dans ce travail eacutetait de faire une lecture attentive et bienveillante de lrsquoœuvre de

Konstantineacute Megrelidzeacute mais eacutegalement celui de le situer dans son temps avec des moyens tant

externes (biographie histoire intellectuelle) qursquointernes (la maniegravere dont le texte a traverseacute les

conjonctures sovieacutetiques changeantes qui se sont enregistreacutees dans sa mateacuterialiteacute ainsi que dans

la maniegravere dont sa theacuteorie elle-mecircme reflegravete la singulariteacute du moment historique dans laquelle

elle se produit)

Cependant du point de vue theacuteorique notre perspective est resteacutee assez circonscrite en

srsquoattachant exclusivement agrave la reconstruction du projet theacuteorique de Megrelidzeacute pour lui-mecircme

Drsquoune part nous nrsquoavons pas tenteacute des deacutebats imaginaires que Megrelidzeacute pourrait mener avec

drsquoautres philosophes ou sociologues anciens contemporains ou posteacuterieurs drsquoautre part nous

nrsquoavons pas chercheacute agrave examiner la validiteacute des certaines des critiques que Megrelidzeacute lui-mecircme

adresse agrave drsquoautres theacuteories Le premier point srsquoexplique par le fait que notre but immeacutediat eacutetait de

comprendre lrsquoessence des propos de Megrelidzeacute lui-mecircme alors qursquoune contextualisation plus

large ne peut qursquoecirctre la tacircche des eacutelaborations futures Au demeurant de tels deacutebats imaginaires

ne sauraient ecirctre leacutegitimes en soi abstraction faite drsquoune probleacutematique deacutetermineacutee pouvant

donner un fondement au rapprochement qursquoils tentent drsquoopeacuterer Evidemment cela ne pouvait pas

trouver de place dans le cadre qui eacutetait le nocirctre sans risquer drsquoen briser la coheacuterence Nous

pouvons en revanche espeacuterer avoir exposeacute ce projet avec une richesse suffisante pour permettre

et motiver des telles eacutelaborations futures Quant au deuxiegraveme point il nous semble que

Megrelidzeacute comme tout auteur qui ne lit les autres auteurs que dans lrsquoesprit affirmatif et dans le

but de trouver des appuis pour son propre projet nrsquoest pas un lecteur et un critique tout agrave fait

scrupuleux Souvent il nous a paru creacuteer ce que nous pourrions appeler les fictions theacuteoriques

composeacutees par des renversements terme agrave terme de ce que lui-mecircme envisage de fonder pour

que sa victoire ainsi que la construction qursquoil dresse sur leurs ruines apparaissent drsquoautant plus

glorieux Ainsi nous nrsquoavons pas chercheacute agrave rendre justice aux auteurs mal cibleacutes par sa critique

lrsquousage trop radicale de la distinction entre la penseacutee logique et preacutelogique chez Leacutevy-Bruhl

253

(mecircme si Megrelidzeacute nrsquoest pas une exception en cela250) des expositions superficielles des

principes de la linguistique de Saussure ainsi que celle de la sociologie de Durkheim mais

surtout une interpreacutetation extrecircmement tendancieuse de Hegel au sujet de la contingence

(contrairement agrave ce que nous voyons y ecirctre affirmeacute crsquoest justement Hegel qui a conceptualiseacute la

contingence comme neacutecessiteacute251) Mecircme les auteurs dont Megrelidzeacute fait un usage positif

subissent un traitement facile ainsi lrsquoon voit des concepts marxiens comme ceux de travail

drsquoalieacutenation ou de feacutetichisme deacutetourneacutes et souvent reacuteinterpreacuteteacutes pour servir aux propos de

lrsquoauteur Un cas curieux se trouve dans une mention de Husserl qui accuse celui-ci drsquoune

position quasi-speacuteculative et en deux phrases lui reproche de ne pas avoir pris en compte que

toute conscience doit avoir une contenu objectif et ecirctre laquo conscience de [quelque chose] raquo Agrave

lrsquoeacutevidence ce passage qui precirct agrave rire tout lecteur consacreacute doit ecirctre interpreacuteteacute comme relevant de

la censure subjective Nous nrsquoavons donc pas insisteacute sur ces aspects du texte ces deacutetails sont

secondaires par rapport agrave la tacircche de reconstruction des positions de Megrelidzeacute et les discuter

pour eux-mecircmes nrsquoaurait guegravere contribueacute agrave une meilleure intelligence de ses intentions

theacuteoriques

Le reacutesultat important de notre lecture approfondie de lrsquoouvrage est drsquoavoir trouveacute une

reacuteponse agrave la question de savoir comment notre travail pourrait servir agrave drsquoautres recherches et quel

est le jalon de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique qursquoil preacutecise Crsquoest une question eacutepineuse pour

nous eacutetant donneacutee en deacutepit de la richesse des eacuteveacutenements qui ont ponctueacute lrsquohistoire du livre

lrsquoextrecircme pauvreteacute de lrsquohistoire de sa reacuteception alors que celle-ci peut souvent ecirctre plus deacutecisive

dans le sort drsquoun texte que sa richesse intrinsegraveque La reacuteponse nous est apparue au cours de notre

travail mecircme srsquoil srsquoattachait essentiellement agrave une reconstruction interne de la theacuteorie de

Megrelidzeacute Ainsi fur et agrave mesure de notre progression la certitude srsquoest accrue que les renvois

que notre auteur fait agrave Nicolas Marr et qui peuvent souvent sembler superficiels obligeacutes et

conjoncturels relegravevent drsquoune affiniteacute beaucoup plus fondamentale avec la science linguistique de

Marr En effet nous trouvons que le choix tant de la probleacutematique que du corpus des reacutefeacuterences

que lrsquoon retrouve dans lrsquoouvrage est en grand partie nourri des probleacutematiques avanceacutees dans le

cadre de la Nouvelle Theorie de la langue de Marr Il srsquoagit ici drsquoune affiniteacute organique dans la

mesure ougrave les reacutesultats atteints par Megrelidzeacute peuvent ecirctre consideacutereacutes comme une fondation des

250 Cf Freacutedeacuteric KECK ldquoPreacutesentationrdquo in Lucien Leacutevy-Bruhl La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 251 Cf Dieter HENRICH Hegel im Kontext Suhrkamp Frankfurt am Main 1967 pp 157-186

254

propos marristes Et cela dans un sens particulier La theacuteorie linguistique de Marr embrasse un

large projet de recherche qui deacutepasse lrsquoexamen particulier des langues et se preacutesente comme un

cadre de recherche ougrave agrave travers lrsquoanalyse de la langue mais aussi de ce que Marr appelait la

culture mateacuterielle doivent ecirctre reconstitueacutees les premiers eacutetapes du deacuteveloppement de la langue

de la penseacutee et du type drsquoorganisation eacuteconomique pour en derniegravere analyse arriver agrave

lrsquoexplication de lrsquoorigine de langue Mais si Marr lui-mecircme dans ses eacutecrits se concentre

fondamentalement sur les aspects linguistiques de son projet les aspects de la penseacutee et de

lrsquoeacuteconomie restent peu deacuteveloppeacutes voire pas du tout A notre avis si Megrelidzeacute deacuteveloppe une

paleacuteontologie de la penseacutee et si cette appellation est leacutegitime crsquoest parce que son objectif est de

mener agrave bien ce volet du projet de recherche marriste que constitue une histoire de la penseacutee Si

notre recherche sur lrsquoouvrage particuliegraverement sobre de Megrelidzeacute peut preacutetendre agrave une utiliteacute

concregravete elle se trouve selon nous dans le fait que ses reacutesultats rendent plus clairs et intelligibles

les principaux propos de Nicolas Marr qui de leur cocircteacute font lrsquoobjet drsquoun travail de

reconstruction theacuteorique majeur

255

Annexe 1

Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Preacuteface

Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Critique des attitudes naturalistes (sectsect1-3)

Premiegravere partie

Chapitre 1 Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutes sociaux neacutecessaires pour

lrsquoeacutemergence du stade humain de la conscience Activiteacute de travail (sect 4) Rapport de

consommation et rapport de production (sect 5) Travail et le produit du travail (sectsect 6 7) Produit

du travail en tant que meacutediateur mateacuteriel dans les rapports sociaux (sect 8) Travail et socieacuteteacute

Conditionnement reacuteciproque (sect 9)

Chapitre 2 Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Racines biologiques

de la conscience (sect 10) Instinct et reacuteactions reacuteflectives (sectsect 11 12) Actions intellectuelles des

animaux (sect 13) Deacutefauts de la psychologie physiologique et de la psychologie classique (sect 14)

Sur la psychologie de la Gestalt (sect 15) Manifestations de conscience chez les animaux (sectsect 16

17) Le trait diffeacuterentiel de la conscience humaine (sect18) Communication biologique et

communication sociale (sect 19) Contenu ideacuteatoire de la conscience (sect 20) Caracteacuteristiques

essentiels de la conscience humaine (sect21) Reacutesultats preacuteliminaires (sect 22)

Chapitre 3 Culture mateacuterielle et la penseacutee Activiteacute de travail et la penseacutee (sectsect 23 24)

Mateacuterialisation de lrsquoideacutee dans le procegraves de travail et acquisition du contenu ideacuteel par les choses

(sect 25) Valeur sociale de la raison chosifieacutee (sect 26) Caracteacuteristiques des rapports sociaux (sect

27) Lrsquooutil de travail ndash la main ndash la raison (sectsect 28 29) Valeur cognitive de lrsquoactiviteacute meacutediatrice

256

(sectsect 30 31) Leacutegende sur la laquo transformation du transcendant en immanent raquo et laquo de lrsquoimmanent

en transcendant raquo (sect 32)

Chapitre 4 Question de la perception agrave la lumiegravere de la philosophie marxiste Le point

de vue de la psychologie et de la philosophie classiques (sect 33) La sensation nrsquoest pas un atome

psychique (sect 34) La sensation nrsquoest pas un symbole mais une reacuteflexion de la reacutealiteacute (sectsect 35

36) Conditionnement social des donneacutees sensibles (sectsect 37-40) De lrsquohistoire de la perception

des couleurs (sectsect 41 42) Le point de vue marxiste sur la question de la perception sensible (sect

43)

Chapitre 5 Question de la conscience de soi du sujet Les choses sont perccedilues

principalement selon leur valeur sociale (sect 44) Historiquement la conscience de soi est un

pheacutenomegravene plus tardif que la conscience des objets drsquoactiviteacute (sect 45) La prise de conscience du

sujet individuel a eacuteteacute historiquement preacuteceacutedeacutee par la prise de conscience du sujet collectif (sect 46)

Deuxiegraveme partie

Chapitre 6 Emergence de lrsquoideacutee Conception concept (sect 48) Concept et repreacutesentation

(sect 49) Le particulier et le geacuteneacuteral (sect 50) Doctrine de lrsquoecirctre et concept (sect 51) Doctrine du

concept chez les empiristes et chez Kant (sect 51) Le lieu du concept dans le systegraveme des ideacutees

rationalistes (sect 53) Contingence et neacutecessiteacute (sect 55) Trois images du monde (sect 56) Concept et

reacutealiteacute (sect 57) La formation fermeacutee (sect 58) La formation fermeacutee et le concept concret (sectsect 59

60) Sur les notions matheacutematiques (sectsect 61 62) Geacuteneacuteralisation et concepts geacuteneacuteraux (sect 63) La

formation des concepts (sectsect 64 65)

Chapitre 7 Sociogenegravese des ideacutees Le caractegravere social de la penseacutee individuelle (sect 66)

La question des paralleacutelismes et des affiniteacutes (sect 67) Theacuteorie de la dispersion (sect 68) Theacuteorie

des emprunts (sect 69) Theacuteorie de lrsquoidentiteacute de la raison humaine (sect 70) Theacuteorie geacuteographique (sect

71) Deacutefauts des hypothegraveses existantes (sect 72) Questions des paralleacutelismes agrave la lumiegravere marxiste

(sect 73) Sur lrsquoorigine du feu (sect 74) Paralleacutelismes dans le calcul du temps (sect 75) Affiniteacutes entre

des types de penseacutee (sect 76) Lrsquoecirctre social et la conscience sociale (sect 77) Individu et socieacuteteacute (sectsect

78 79) Lrsquoeacutemergence sociale de lrsquoideacutee (sect 80)

257

Chapitre 8 Procegraves de circulation sociale des ideacutees Diffusion des ideacutees (sect 81)

Circulation sociale des produits de la creacuteation spirituelle (sect 82) Sur la creacuteation populaire (sect

83) Sur lrsquoemprunt (sect 84) Conscience sociale (sect 85) La composition et le contenu de la

conscience sociale (sectsect 86 87)

Chapitre 9 Reacutealisation sociale des ideacutees Le support mateacuteriel des ideacutees (sectsect 88 89)

Besoins et inteacuterecircts (sect 90) Structure des inteacuterecircts sociaux (sect 91) Domination des rapports

feacutetichistes (sect 92) Surplus des produits et proprieacuteteacute priveacutee (sect 93) Lrsquoalieacutenation proprieacutetaire et sa

liquidation (sectsect 94 95) Le concept du champ commun des forces sociales de lrsquohistoire (sectsect 96

97) Inteacuterecircts de classe (sect 98) Les ideacutees sont deacuteriveacutees des inteacuterecircts sociales (sectsect 99 100) Le type

de la loi historique (закономерности) dans une socieacuteteacute antagonistique (sectsect 101 102)

Reacutealisation sociale des ideacutees (sectsect 103 104) Conscience de classe (sect 105) Mutations des ideacutees

et mutations sociales (sect 106)

Chapitre 10 Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Qursquoest que crsquoest que

lrsquoexpeacuterience (sect 107) Epreuve des ideacutees par lrsquoexpeacuterience par la pratique (sect 108) Pragmatisme

et marxisme (sect 109) Thegravese sur la pratique et sa signification philosophique (sect 110) Remarque

finale (sect 111)

258

Annexe 2

Tableau chronologique

1900 Le 30 deacutecembre Megrelidzeacute naicirct dans le village Khrialeti le district (მაზრა) drsquoOzurgeti

Son pegravere Romanoz Megrelidzeacute est precirctre orthodoxe

1906 Deacutebute ses eacutetudes agrave lrsquoeacutecole du village

1910-1918 Etudie au gymnase pour les garccedilons agrave Poti (avec Sergui Danelia)

1918 Professeur de langue allemande et de matheacutematique agrave lrsquoeacutecole supeacuterieure de Supsa (reacutegion

drsquoOzurgeti)

1919-1923 Etudes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Speacutecialiteacute philosophie et psychologie Assiste aux

cours de Shalva Nutsubidzeacute et Dimitri Uznadzeacute Apregraves lrsquoachegravevement de ses eacutetudes poursuit sa

formation agrave la faculteacute de philosophie en vue drsquoobtention du poste de professeur

1919-1921 Employeacute au bureau drsquoinspection des impocircts

1921-1923 Employeacute au Goznak (Service de lrsquoexpeacutedition des insignes drsquoeacutetat)

1923-1924 Directeur des eacutetudes agrave lrsquoEcole centrale du parti et professeur drsquoeacuteconomie politique et

de mateacuterialisme historique Donne des cours en psychologie geacuteneacuterale et drsquoenfants agrave lrsquoInstitut

peacutedagogique supeacuterieur

1924 -1925 Suite agrave la deacutecision du Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation de la Reacutepublique

socialiste de Geacuteorgie et gracircce agrave la bourse octroyeacutee par lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Megrelidzeacute part

pour Allemagne en vue de continuer ses eacutetudes Il srsquoinscrit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-Universitaumlt de

Freiburg pour deux semestres Il y suit le cours drsquoEdmund Husserl en histoire de la philosophie

contemporaine ainsi que son seacuteminaire en pheacutenomeacutenologie

259

1924 Megrelidzeacute adhegravere au Parti communiste allemand (selon une source252 sous le nom de

Hans Schlosser)

1925-1927 Megrelidzeacute continue ses eacutetudes agrave Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt de Berlin et

assiste entre autres aux cours de Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler

1925 Megrelidzeacute organise lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques en Allemagne et est eacutelu preacutesident

de son comiteacute central exeacutecutif Il devient eacutegalement membre du bureau des eacutetudiants

communistes aupregraves du comiteacute central du parti communiste allemand

1926 Megrelidzeacute participe agrave la 2e confeacuterence pan-sovieacutetique des eacutetudiants proleacutetaires agrave Moscou

en qualiteacute de repreacutesentant de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques en Allemagne Durant son seacutejour

en Allemagne il travaille comme correspondant pour les journaux Komunisti (eacutediteacute agrave Tbilissi) et

Zarja vostoka couvrant le sujet de la situation politique en Allemagne

1927 Megrelidzeacute retourne en Geacuteorgie

1927-1929 Megrelidzeacute occupe le poste de secreacutetaire du chef du Deacutepartement de lrsquoagitation et de

la propagande aupregraves du Comiteacute central du Parti communiste bolchevique de Geacuteorgie et est

chargeacute de suivre les dossiers lieacutes agrave la science la litteacuterature et lrsquoart

1929-1931 Occupe le poste de chef du Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation de la Reacutepublique

socialiste de Geacuteorgie

1929 Megrelidzeacute fait connaissance drsquoAlexandra (Tsutsa) Kartsivadzeacute sa future eacutepouse

1930 LrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteorgie est fondeacutee avec lrsquoeffort de Megrelidzeacute chef du

Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation Megrelidzeacute est eacutelu comme akademik agrave lrsquoAcadeacutemie des

Sciences Il donne les cours en philosophie mateacuterialisme dialectique et mateacuterialisme historique

dans diverses eacutecoles supeacuterieures de Tbilissi ndash Universiteacute communiste transcaucasienne Institut

de la chimie Institut des voies de communication

1931 Megrelidzeacute commence agrave travailler agrave lrsquoInstitut du marxisme-leacuteninisme en qualiteacute du

secreacutetaire du chef du Deacutepartement de la langue et de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle

252 Cf Л А ШИЛОВ laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Сотрудники РНБ mdash деятели

науки и культуры Биографический словарь т 1-4

260

LrsquoAcadeacutemie des Sciences est fermeacutee suite aux efforts de Lavrenti Beria alors secreacutetaire geacuteneacuteral

du Parti communiste geacuteorgien

1932 Megrelidzeacute preacutesente le plan geacuteneacuteral de son future livre agrave Nikolas Marr

1933 Megrelidzeacute se transfegravere de Tbilissi agrave Leningrad agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de

Nikolas Marr aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il se familiarise avec les eacutecrits de

N Ya Marr

1933-1934 Megrelidzeacute travaille agrave la reacutedaction de son ouvrage Les problegravemes fondamentaux de

la sociologie de penseacutee Les preacuteparatifs de sa publication dureront jusqursquoagrave 1937

1933 Le 16 avril Megrelidzeacute fait sa premiegravere confeacuterence agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave Leningrad

(en exposant la partie psychologique de son travail) Le 22 avril agrave la demande de

Mechtchaninov une autre seacuteance a lieu sur le mecircme sujet Ses interventions provoquent de

lrsquointeacuterecirct aupregraves des collegravegues et y assistent des chercheurs exteacuterieurs agrave lrsquoInstitut de la langue et de

la penseacutee Dans la discussion la parole a eacuteteacute prise par Frank-Kamenetsky Vasiliy Struev

Mechtchaninov Ananyev

1933 Megrelidzeacute eacutecrit agrave sa femme qursquoil a assisteacute agrave Hamlet au theacuteacirctre de Vakhtangov

1934 Le comiteacute de qualification de lrsquoAcadeacutemie des Sciences composeacute de Deacuteborin Frank-

Kamenetski Mechtchaninov lui adjuge sans soutenance le titre du candidat des sciences en

philosophie Il srsquoeacutelegraveve au poste de chercheur agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee

1935 Megrelidzeacute est choisi comme lrsquoorganisateur partial (парторг) au sein de lrsquoInstitut de la

langue et de la penseacutee Il preacutesent son projet de doctorat (sous le titre laquo Pheacutenomeacutenologie sociale

de la penseacutee raquo) agrave lrsquoInstitut de la Philosophie aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences Le texte de la

thegravese a eacuteteacute envoyeacute aux rapporteurs Akadeacutemik Abram M Deborin et Professeur Grigorij

Samouilovitch Tymjanskij Celui-ci sera arrecircteacute le 1er mai 1936 au cours de la campagne de

reacutepression contre les chercheurs de lrsquoInstitut de la philosophie et sera fusilleacute le 11 octobre 1936

1935 Publication des articles laquo De la conscience animale agrave la conscience humaine raquo laquo Des

superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl raquo laquo N Ya Marr et la

philosophie du marxisme raquo

261

1935-1936 Megrelidzeacute est affecteacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad en

qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales

1936 En mai agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee par la deacutecision de Deborin

Mechtchaninov Frank-Kamenetzki Megrelidzeacute obtient le titre de candidat des sciences qui le

rend recevable pour une thegravese doctorale

1936 En aoucirct Megrelidzeacute est exclu du Parti Communiste Sovieacutetique (officiellement il a eacuteteacute

accuseacute du recel drsquoarrestation en 1923 pour la participation aux activiteacutes de lrsquoorganisation

menchevik dirigeacutee par sa femme) Il reacutedige une autobiographie preacuteserveacutee dans les archives de

lrsquoAcadeacutemie des sciences de Leningrad

1937 Au mois de mars Megrelidzeacute eacutecrit agrave Konstantineacute Bakradzeacute philosophe geacuteorgien avec qui

il a passeacute le temps de ses eacutetudes agrave Freiburg agrave propos du livre de celui-ci Hegel Systegraveme et

meacutethode paru en geacuteorgien en 1936 Il exprime son intention de srsquoadresser au laquo revu ПМЗ raquo

pour demander que le livre soit traduit en russe253 Il exprime sa deacutesapprobation de lrsquointroduction

au livre eacutecrite par un philosophe geacuteorgien Konstantineacute Sharia (Megrelidzeacute ne preacutecise pas dans la

lettre les points critiques qursquoil aurait agrave adresser agrave Sharia mais il faut penser qursquoil eacuteprouvait de

lrsquoaversion pour cette personne depuis que ce chercheur tregraves proche au Parti Communiste

Geacuteorgien avait en 1930 en se pliant aux inteacuterecircts de Beria voteacute pour lrsquoabolition de lrsquoAcadeacutemie

des Sciences de la Geacuteorgie fondeacutee avec les efforts de Megrelidzeacute)

1937 Le 2 juin lrsquoeacutediteur du livre de Megrelidzeacute le professeur Leacuteon Bachindjagian (par une note

faite sur la page de grand titre du bon agrave tirer) ordonne lrsquoimpression de Les problegravemes

fondamentaux de la sociologie de penseacutee

1938 La 4 feacutevrier Megrelidzeacute est arrecircteacute Il est accuseacute drsquoadheacutesion agrave lrsquoorganisation contre-

reacutevolutionnaire des Dachnaks (un groupe de nationalistes armeacuteniens) ainsi qursquoau groupe

terroriste trotskiste-zinovieacuteviste et pour intelligence avec des pays eacutetrangers Il purge sa peine agrave

Leningrad agrave la prison de la rue Voinov Suite agrave son arrestation le tirage de son livre est

253 Lrsquointuition de Megrelidzeacute a eacuteteacute juste vu que le livre jouira de renom Un curieux commentaire agrave son propos

appartient agrave lrsquoeacuteminent chercheur de la philosophie sovieacutetique Blakeley laquo As a general rule contemporary Soviet works on Hegel tend to be colored by extra-philosophic considerations An example of the better work of which they are capable is K S Bakradzersquos System and Method of the Philosophy of Hegel raquo Thomas J BLAKELEY Soviet philosophy A general introduction to contemporary Soviet thought D Reidel Publishing Company Dodrecht 1964 p 3

262

entiegraverement deacutetruit Drsquoapregraves sa fille deux exemplaires en ont eacuteteacute sauveacutes Lrsquoun fut apporteacute par

Megrelidzeacute lui-mecircme agrave Tbilissi ougrave il le confia agrave son fregravere David Megrelidzeacute (il ne paraicirct pas

possible de retrouver la tracer de cet exemplaire) Lrsquoautre de mecircme qursquoune partie de la

correspondance fut pris par Ioseb Megrelidzeacute (professeur du mecircme Institut) dans le bureau deacutejagrave

scelleacute de Megrelidzeacute et gardeacute par lui inseacutereacute dans la couverture rouge drsquoun des volumes des

œuvres de Leacutenine Cet exemplaire retrouveacute il y a quelques anneacutees au Museacutee de la litteacuterature agrave

Tbilissi est le bon agrave tirer qui plus tard servira agrave lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage en 1965 Il comporte des

notes faites agrave la main de Leacuteon Bashindjagian (1937) Megrelidzeacute lui-mecircme (sans doute en 1937

et 1940) Simon Janashia (en 1940) ainsi que de toute eacutevidence par lrsquoeacutediteur Angiumla

Bochorishvili (en 1965) Les auteurs ainsi que les dates de grande partie de notes et marquages

est difficile agrave identifier

1938 Le 15 feacutevrier Leacuteon Bachindjagjan est arrecircteacute (fusilleacute plus tard le 11 octobre)

1939 Le 30 deacutecembre Megrelidzeacute est relacirccheacute de prison

1940 Au deacutebut de lrsquoanneacutee Megrelidzeacute rentre agrave Tbilissi (pour reacutetablir sa santeacute) et commence agrave

travailler comme chercheur agrave lrsquoInstitut de langue histoire et culture mateacuterielle aupregraves de

lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ne pas confondre avec lrsquoinstitution indeacutependante qui a eacuteteacute fondeacutee par

les efforts de Megrelidzeacute dix ans plus tocirct et fermeacutee au bout drsquoun an mais une succursale

geacuteorgienne de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Russie ouverte dix ans plus tard)

1940 Au deacutebut du printemps Megrelidzeacute eacutecrit agrave Ivaneacute Javakhishvili pour lui demander de

commenter les thegraveses de lrsquoouvrage qursquoil a en chantier et concerne laquo lrsquohistoire des couleurs raquo

Dans la lettre il signale qursquoun autre professeur eacuteminent le psychologue Dimitri Uznadze est au

courant de son travail En reacuteponse Ivaneacute Javakhichvili prie Megrelidzeacute de lui envoyer agrave relire la

conclusion de son intervention faite agrave lrsquoAcadeacutemie des sciences de Geacuteorgie Les efforts de

networking tenteacutes par Megrelidzeacute portent leurs fruits les professeurs Ivaneacute Javakhichvili

Dimitri Uznadze Simon Janachia prennent connaissance de son livre et deacutecident de le faire

publier agrave Tbilissi Ce projet nrsquoaura pas de suite car la publication sera encore une fois empecirccheacutee

par la reacute-arrestation de Megrelidzeacute

263

1940 Le 11 deacutecembre lrsquoeacutepouse de Megrelidzeacute est arrecircteacutee au moment ougrave elle entre agrave lrsquohocirctel pour

rencontrer la chanteuse geacuteorgienne femme du poegravete geacuteorgien Ioseb Grishashvili Keto Japaridze

arriveacutee agrave Leningrad

1940 Le 13 deacutecembre Simon Janashia historien professeur agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi ordonne

(par une note qursquoil laisse sur le frontispice du bon agrave tirer datant de 1937) de produire quatre bons

agrave tirer (qui eacutetaient apparemment destineacutes eacutegalement aux professeurs Uznadzeacute et Javakhishvili)

1940 Le 18 deacutecembre pousseacute par lrsquoarrestation de sa femme Megrelidzeacute arrive de Tbilissi agrave

Leningrad

1940 Les 25-27 deacutecembre Megrelidzeacute eacutecrit une lettre agrave sa belle-megravere Ekaterine (Kato)

Kartsivadzeacute pour lrsquoinformer sur les circonstances de lrsquoarrestation de sa femme Leur appartement

agrave Leningrad (7 rue Moscou) est scelleacute Megrelidzeacute est reacuteduit agrave passer ses nuits laquo aux toilettes sur

lrsquoicircle de Vasiljev raquo (la ligne 7 Maison 32 Appartement 1)

1940 Le 31 deacutecembre Megrelidzeacute est de nouveau arrecircteacute accuseacute de propagande antisovieacutetique et

condamneacute agrave dix ans de camp de travail par la cour de justice municipale de Leningrad Il est

envoyeacute dans le camp de travail de la reacutegion de Kirov

1941 Le 10 janvier Megrelidzeacute eacutecrit au fregravere de sa femme Simon Tourmanidzeacute Il lui avoue

qursquoil est en train drsquoapprendre lrsquoanglais avec un dictionnaire qursquoil eacutecrit des lettres agrave sa femme en

anglais qursquoil est en possession drsquoun manuel de langue italienne qursquoil souhaiterait en avoir

eacutegalement un de langue grecque

1943 Le 20 avril de la lettre agrave sa fille (Manana Megrelidzeacute) laquo hellipSache que pour une

authentique composition seule la langue maternelle est bonnehellipraquo

1943 Dans la lettre de 23 juin destineacutee agrave sa fille Megrelidzeacute exprime le souhait drsquoavoir son

retour concernant la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo qursquoil a composeacutee pour elle Quelques

penseacutees sur la litteacuterature geacuteorgienne la prose nrsquoest pas tregraves forte en revanche la poeacutesie est

exquise Exemples drsquoune prose seacuterieuse sont La veuve drsquoOtaraant drsquoIlia Chavchavadzeacute La

maracirctre de Samanichvili de Davit Kldiashvili Dans la poeacutesie il donne sa preacutefeacuterence agrave Akaki

Tsereteli et Vazha-Phshavela

264

1944 Le 3 feacutevrier de la lettre agrave sa fille laquo La becirctise srsquoimpose toute seule Lrsquohonnecircteteacute la

geacuteneacuterositeacute et le bon goucirct doivent ecirctre cultiveacutes par un travail dur raquo

1944 Le 5 aoucirct dans une lettre adresseacutee agrave Hilda Vitzthum une communiste autrichienne que

Megrelidzeacute a connue dans le camp de travail il fait savoir qursquoil vient de finir la reacutedaction de son

deuxiegraveme livre ougrave il a pu laquo finalement raquo agencer toutes ses ideacutees en un ensemble Cela il le

ressent comme sa deuxiegraveme naissance (Le manuscrit est perdu)

1944 Le 17 septembre Megrelidzeacute meurt (Oblastrsquo de Kirov la reacutegion de Kai)

1953 La fille de lrsquoauteur (agrave Tbilissi) et sa femme (en exil agrave Ienisseiumlsk) srsquoappliquent pour obtenir

la reacutehabilitation pour Megrelidzeacute Plus tard ils seront soutenus par les repreacutesentants de

lrsquointelligentsia geacuteorgienne tels que Veriko Anjaparidzeacute Konstantineacute Bakradze Sergo

Durmishidzeacute Niko Muskhelishvili Vaso Phrangishvili Simon Tchikovani Mikheil Tchikovani

Shota Dzidzigouri Savle Tsereteli qui adresseront des lettres de recommandation agrave la

commission de reacutehabilitation La preacutesidente de cette commission est Olga Shatunovskaiumla une

libeacutereacutee de lrsquoexil deacutesigneacutee agrave ce poste par Khrouchtchev

1955 La fille de Megrelidzeacute confegravere le bon agrave tirer des Problegravemes fondamentaux de la sociologie

de penseacutee agrave Anguiumla Botchorishvili qui occupe alors le poste du secreacutetaire acadeacutemique des

sciences et est en mecircme temps le directeur scientifique de Manana Megrelidzeacute Il lui promet son

aide dans la reacutehabilitation du pegravere ainsi que dans la publication de son livre

1956 Alexandre Louria visite la Geacuteorgie agrave lrsquooccasion du symposium sovieacutetique des

psychologues Il apprend lrsquoexistence de lrsquoexemplaire du livre de Megrelidzeacute et exprime le souhait

de lrsquoapporter agrave Moscou en vue de sa publication Suite au conseil (donneacute agrave la famille de lrsquoauteur)

le livre reste agrave Tbilissi (Louria fut la rare figure agrave avoir degraves 1935 commenteacute par une recension

lrsquoœuvre en chantier de Megrelidzeacute)

1956 Aleksandra Kartsivadzeacute la femme de Megrelidzeacute rentre agrave Tbilissi apregraves 10 ans

drsquoemprisonnement et 6 ans drsquoexil dans la ville Ienisseiumlsk

1958 Le 3 septembre Megrelidzeacute est reacutehabiliteacute la cour suprecircme de RSFS de Russie annule la

deacutecision de la cour municipale de Leningrad pour lrsquoabsence des preuves de lrsquoaccusation

265

1958 Suite agrave la reacutehabilitation de Megrelidzeacute sa femme preacutesente le livre agrave la Commission

centrale mais la publication est suspendue K Bakradzeacute Sh Dzidzigouri S Tsereteli Th

Sharashenidze G Tchitaia A Botchorishvili N Tchavtchavadzeacute joignent leurs efforts en

eacutecrivant des lettres agrave la Commission

1963 Devi Stouroua le nouveau preacutesident de la Commission centrale une fois qursquoil a lui-mecircme

pris connaissance de la version du livre fournie par la fille de lrsquoauteur deacutecide de permettre la

publication du livre

1965 Le livre sous lrsquoeacutedition drsquoAnguiumla Botchorishvili 27 ans apregraves sa premiegravere parution (qui

nrsquoa pas eacuteteacute suivi par la distribution) paraicirct dans la maison drsquoeacutedition La Geacuteorgie Sovieacutetique

(mecircme si initialement crsquoest la maison drsquoeacutedition de lrsquoAcadeacutemie des sciences qui avait eacuteteacute chargeacutee

de cette tacircche) Botchorishvili note que dans son travail drsquoeacutedition il a pris en compte les avis des

repreacutesentants de physiologie linguistique psychologie ethnographie et philosophie

1965 A lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don les philosophes N Bronski et A Kozaev publient

lrsquoarticle intituleacute K R Megrelidzeacute ndash Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee (laquo

К Р Мегрелидзе ndash bdquoОсновные проблемы социологии мышленияldquo raquo Издательство

laquoСабчота Сакартвелоraquo 1965 г) Plus tard en 1967 la traduction de cet article sera publieacute in

Sakartvelos komunisti Ndeg 3 pp 91-94

1966 Le deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don propose le livre de

Megrelidzeacute pour la prime drsquoEtat Cette deacutecision est prise par le directeur du deacutepartement de

philosophie prof M Karpov philosophes V Iakovlev A Potiomkin I Tishtchenko A

Bogomolov V Doubrovin V Polkarpov Tout comme Botchorishvili ils qualifient le livre de

Megrelidzeacute comme le plus grand approfondissement de la sociologie de la penseacutee de toute la

litteacuterature marxiste-leacuteniniste

1970 Mort drsquoAleksandra (Tsutsa) Kartsivadzeacute la femme de lrsquoauteur

1976 Le 13 feacutevrier dans le journal Pravda parait un article laudatif du livre intituleacute

laquo Autoconnaissance de la science raquo

266

1980 Manana Megrelidze la fille de lrsquoauteur publie quelques lettres et son propre reacutecit sur le

pegravere dans Literaturnaja Gruzia (Литературная Грузия 12) en langue russe Plus tard en

langue geacuteorgienne in ცისკარი N12 1987

1990 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee est traduit en geacuteorgien

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მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის bdquoპრელოგიკური წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

  • En guise drsquointroduction
  • Ire Partie Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire
    • Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute
    • Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication
    • Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente
      • IIe Partie Question de la censure
        • Quelques remarques geacuteneacuterales
        • Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences
        • Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo
        • Staline theacuteorie et pratique dans les sciences
          • IIIe partie Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal
            • Bibliographie des textes de Megrelidzeacute
            • Structure du livre ndash I
            • Structure du livre ndash II
              • IVe Partie Aspects de la construction theacuteorique
                • Esquisse cartographique
                • Complexe social
                • Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee
                  • Conclusion
                  • Annexe 1 Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee
                  • Annexe 2 Tableau chronologique
                  • Bibliographie
Page 3: Travail, langue, pensée: aspects de l'épistémologie

Thegravese

En vue de lrsquoobtention du

Doctorat de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

Deacutelivreacute par

Universiteacute Toulouse Jean Jauregraves

Preacutesenteacutee et soutenue par

Elene LADARIA

Le 16 octobre 2018

Titre

Travail langue penseacutee aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30

dans lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute

Eacutecole Doctorale ALLPh

Directeur de thegravese

Guillaume SIBERTIN-BLANC (Universiteacute Paris 8 Vincennes - Saint-Denis)

Membres du jury

Eacutetienne BALIBAR (Universiteacute Paris-Nanterre) (Rapporteur) Jean-Christophe GODDARD (Universiteacute Toulouse - Jean Jauregraves)

Giga ZEDANIA (Universiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi) (Rapporteur) Evert van der ZWEERDE (Radbound University Nijmegen)

2

Reacutesumeacute

Cette thegravese porte sur la version sovieacutetique de la sociologie du savoir telle qursquoelle a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par le penseur geacuteorgien-sovieacutetique Konstantineacute Megrelidzeacute dans son livre reacutedigeacute

dans les anneacutees 30 et intituleacute Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Premiegraverement nous proposons une esquisse biographique de cet auteur qui ne jouit pas de

notorieacuteteacute ainsi qursquoun reacutesumeacute de lrsquohistoire de son livre qui a eacuteteacute censureacute agrave plusieurs reprises et

doit ecirctre envisageacute comme un palimpseste comportant des traces de la conjoncture changeante au

cours de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique

Deuxiegravemement nous proposons quelques reacuteflexions sur le mode de fonctionnement de la

censure sovieacutetique et formulons quelques preacutesupposeacutes que doivent ecirctre pris en compte par toute

lecture des textes sovieacutetiques

Ensuite ce travail propose un commentaire extensif de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en vue de

reconstituer sa structure et de saisir lrsquoessence du projet theacuteorique proposeacute qui par son caractegravere

theacutematiquement et theacuteoriquement heacuteteacuterogegravene pose des problegravemes de compreacutehension

Enfin la thegravese se conclut par une analyse geacuteneacuterale en trois temps Drsquoabord une tentative est

faite pour tracer une cartographie des sources theacuteoriques dont le projet philosophique et

sociologique de Megrelidzeacute est tributaire agrave savoir la pheacutenomeacutenologie le marxisme le

Gestaltpsychologie la theacuteorie du systegraveme et la linguistique marriste Puis cette laquo science

historique de la penseacutee raquo est envisageacutee dans sa parenteacute avec les interrogations qui occupaient

drsquoautres theacuteoriciens sovieacutetiques contemporains de Megrelidzeacute Et enfin deux interpreacutetations

possibles de ce projet theacuteorique sont avanceacutees 1) une philosophie de lrsquohistoire qui permet de

situer historiquement lrsquoeffort theacuteorique de Megrelidzeacute lui-mecircme 2) ce qui pourrait ecirctre appeleacute la

paleacuteontologie de la penseacutee donnant un cadre meacutethodologique qui permet une reconstruction des

modes de penseacutee propres agrave des socieacuteteacutes diverses

3

Abstract

This thesis examines a Soviet version of the sociology of knowledge as it was elaborated by

the Georgian and Soviet thinker Konstantine Megrelidze in his work Fundamental problems of

the sociology of the thought written in the 1930s Firstly the thesis offers a sketch of the not particularly well-known authorsrsquo biography as

well as the peculiar and instructive history of his work subjected to censorship a number of times

and seen here as a palimpsest - the layers of which reveal the changing currents of Soviet

intellectual history

Secondly it draws some wider conclusions about the way that Soviet censorship functioned

in general furnishing some hermeneutical guidelines necessary for the interpretation of the work

Finally the thesis engages in a detailed three-step analysis of the work In the first step an

attempt is made to delimit the intellectual sources of Megrelidzersquos project namely

phenomenology Marxism Gestaltpsychologie Marrist linguistics The second step considers the

ldquohistorical science of thinkingrdquo in terms of its relationship with the dominant theoretical debates

in Soviet intellectual culture at the time Finally two possible readings of Megrelidzersquos

theoretical project are discussed (1) as a social ontology ndash which takes seriously Megrelidzes

commitment to a certain philosophy of history and emphasises the ways in which his own project

could be regarded as structurally important within this context and (2) as a paleontology of

thinking - which provides a methodological framework allowing a reconstructing of the modes of

thinking characteristic to different historical and contemporary societies

4

Remerciements

Je suis reconnaissante agrave Jean-Christophe Goddard pour entre autres un simple geste de la main

qui a produit en moi un deacuteclic et mrsquoa donneacute lrsquoaudace de commencer agrave eacutecrire agrave Guillaume

Sibertin-Blanc pour sa confiance dont je nrsquoai jamais toucheacute les limites agrave Giga Zedania pour

mrsquoavoir inspireacute le sujet de cette thegravese agrave Lukas Sosoe et Luka Nakhutsrishvili qui mrsquoont precircteacute

leurs yeux et leurs esprits et mrsquoont permis de trouver la bonne distance par rapport agrave mon texte agrave

Judith Lebiez pour mrsquoavoir encourageacutee et avoir surveilleacute mon franccedilais agrave Norman pour des

choses qui nrsquoont pas de compte et agrave mes parents Rusiko et Nodar qui ont toujours empecirccheacute que

le monde ne srsquoeffondre

Je deacutedie ce travail agrave Rusiko ma megravere dont la preacutesence est autant importante qursquoimperceptible

En meacutemoire de Professeur Guram Tevzadzeacute

5

Table des matiegraveres

En guise drsquointroduction 6

Ire Partie

Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire 11

Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute 11

Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication 24

Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente 29

IIe Partie

Question de la censure 40

Quelques remarques geacuteneacuterales 41

Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences 50

Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo 57

Staline theacuteorie et pratique dans les sciences 79

IIIe partie

Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal 93

Bibliographie des textes de Megrelidzeacute 94

Structure du livre ndash I 96

Structure du livre ndash II 161

IVe Partie

Aspects de la construction theacuteorique 221

Esquisse cartographique 222

Complexe social 231

Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee 240

Conclusion 252

Annexe 1

Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee 255

Annexe 2

Tableau chronologique 258

Bibliographie 267

6

Travail langue penseacutee

Aspects de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique des anneacutees 30 dans

lrsquoœuvre de Konstantineacute Megrelidzeacute

En guise drsquointroduction

Le penseur dont lrsquoœuvre principale sera lrsquoobjet de commentaire dans cette eacutetude est neacute en 1900

agrave Khrialeti dans un village de la Geacuteorgie de lrsquoeacutepoque tsariste et mort en 1944 durant son

emprisonnement dans un camp de travail sovieacutetique de la reacutegion de Kai appartenant agrave la

circonscription administrative de Kirov Une courte notice bibliographique sur la quatriegraveme de

couverture de son livre eacutecrit au milieu des anneacutees 1930 puis paru pour la premiegravere fois en

Geacuteorgie en 1965 et ensuite reacuteimprimeacute plusieurs fois y compris en 2007 agrave Moscou nous informe

faussement qursquoil est mort en 1943 laquo dans la grande guerre patriotique raquo1 La raison de cette

falsification est eacutevidente Avec le commencement de la deacutestalinisation et de la peacuteriode de

lrsquohistoire sovieacutetique connue sous le nom de deacutegel une fois que Konstantineacute Megrelidzeacute avait eacuteteacute

reacutehabiliteacute et preacutesenteacute comme un philosophe psychologue et sociologue pionnier dans la sphegravere

de la sociologie marxiste de la penseacutee il a ducirc ecirctre plus commode de lui inventer une mort

heacuteroiumlque que de provoquer chez le public des sentiments eacutequivoques en rappelant les

vicissitudes de son sort eacutetroitement lieacutees agrave des aspects facirccheux du reacutecent passeacute sovieacutetique

Voici quelques facettes subjectives ou objectives de la figure de Konstantineacute Megrelidzeacute Il

est drsquoabord de nationaliteacute geacuteorgienne Il a grandi en Geacuteorgie et crsquoest lagrave qursquoil a reccedilu sa formation

universitaire et deacutebuteacute ses activiteacutes acadeacutemiques et politiques Apregraves son relacircchement drsquoun

1 Dans ses introductions agrave la premiegravere et agrave la deuxiegraveme eacuteditions du livre lrsquoeacutediteur Anguia Botchorichvili demeure encore plus vague sur les circonstances et raisons de la mort de Megrelidzeacute et nrsquoen indique que lrsquoanneacutee Cf Ангия БОЧОРИШВИЛИ Предисловие к первому изданию Предисловие ко второму изданию in Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Тбилиси Мецниереба 1973

7

premier emprisonnement agrave Leningrad il est retourneacute en Geacuteorgie comme on revient chez soi

Dans sa correspondance avec sa fille il fait preuve drsquoun attachement particulier agrave la langue

geacuteorgienne et bien qursquoil ait reacutedigeacute la quasi-totaliteacute de ses eacutecrits en langue russe dans une lettre

il souligne lrsquoimportance de la langue maternelle pour une laquo veacuteritable raquo eacutecriture2 Cependant en

tant que marxiste convaincu son identification avec la langue geacuteorgienne ne comporte aucune

implication nationaliste Il srsquoagit donc avant tout drsquoun penseur sovieacutetique car la figure

intellectuelle qursquoil est nrsquoest pas dissociable du moment particulier dans lequel il reacutedigea son livre

et eacutelabora sa theacuteorie sociale Malgreacute son caractegravere profondeacutement intellectuel il eacutetait eacutegalement

un homme drsquoaction non seulement il fut degraves sa premiegravere jeunesse porteacute agrave organiser des

activiteacutes de formation dans des cadres informels visant de nombreuses personnes et comportant

une certaine orientation politique mais une fois politiquement engageacute avec les bolcheviques il

se mit au service des institutions de lrsquoEtat sovieacutetique dans la lutte contre lrsquoeacutemigration

mencheacutevique geacuteorgienne en Allemagne et en Reacutepublique Tchegraveque Lrsquoon pourrait aussi le

preacutesenter principalement comme un auteur russe car ses eacutecrits reacutedigeacutes comme on vient de

lrsquoindiquer presque exclusivement en langue russe tombent de nos jours dans la sphegravere

drsquointeacuterecirct drsquoun cocircteacute des linguistes qui se speacutecialisent dans les langues slaves et les theacuteories

linguistiques russes et sovieacutetiques ou de lrsquoautre cocircteacute des chercheurs qui dans le cadre de

recherches sur lrsquohistoire intellectuelle russe et sovieacutetique se focalisent sur lrsquohistoire de la penseacutee

marxiste en Union Sovieacutetique

Dans le premier volet de notre thegravese qui comprend ses deux premiegraveres parties nous

poursuivrons le but drsquoune documentaliste en proposant de notre penseur la biographie la plus

complegravete qui puisse ecirctre reconstitueacutee agrave partir des mateacuteriaux disponibles sans pourtant nous

laisser divertir par des deacutetails anecdotiques ou inessentiels pour la probleacutematisation de son

ouvrage sa facture et sa lecture Puis nous reconstituerons lrsquohistoire de ce livre une histoire

scandeacutee par les traitements qursquoil a subi agrave travers la censure agrave deux reprises si bien que nous

disposons deacutesormais apregraves que la version originelle a eacuteteacute deacutecouverte il y a quelques anneacutees de

pas moins de trois versions Dans les chapitres deacutedieacutes agrave cette histoire du livre nous nous

2 A premiegravere vue il peut paraicirctre paradoxal que la lettre elle-mecircme soit eacutecrite en langue russe Mais cela a une

explication assez banale Il srsquoagit drsquoune lettre qui a eacuteteacute envoyeacutee agrave partir du camp de travail et a ducirc donc passer le controcircle de lrsquoadministration du camp Seule la langue russe rendait possible un tel controcircle Cf მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990 p 607

8

attacherons agrave deacuteployer sa texture comme une sorte de palimpseste qui par les couches qui srsquoy

sont superposeacutees agrave la fin des anneacutees 1930 puis au milieu des anneacutees 1960 enfin au milieu des

anneacutees 1970 laisse lire la trajectoire de la conjoncture changeante dans lrsquoatmosphegravere

intellectuelle sovieacutetique Si lrsquohistoire de la conjoncture sovieacutetique nrsquoest pas inconnue ndash notre

analyse ne fera que confirmer un savoir relativement conventionnel ndash les conseacutequences drsquoun

inteacuterecirct plus speacutecifique pourront en ecirctre tireacutees concernant drsquoune part les modes de

fonctionnement et les motivations complexes de la censure et drsquoautre part la qualiteacute de lecture

qursquoun livre pouvait espeacuterer dans le public acadeacutemique de la peacuteriode du deacutegel Enfin nous

tacirccherons drsquoidentifier une premiegravere seacuterie de fils conducteurs agrave partir de la faccedilon dont le texte a

eacuteteacute traiteacute par la censure et des contraintes drsquoordre theacuteorique auquel lrsquoauteur a pu ecirctre confronteacute

Partant du constat que la censure vise les points conjoncturellement les plus sensibles nous

entreprendrons lrsquoanalyse des eacuteleacutements textuels (passages ou concepts) toucheacutes par la censure ce

qui nous permettra alors de preacuteciser les questions que nous devons poser agrave son ouvrage pour en

comprendre le projet theacuteorique mais eacutegalement pour situer celui-ci dans les horizons

scientifiques et ideacuteologiques qui srsquoouvrent dans des moments diffeacuterents de lrsquohistoire sovieacutetique

Mettant en place une telle strateacutegie de lecture trois probleacutematiques seront discuteacutees la place de

la psychologie dans une conjoncture changeante au sein de la science sovieacutetique le rapport entre

le mateacuterialisme historique et la sociologie et enfin la valeur politique et ideacuteologique de la

technique dans lrsquoUnion Sovieacutetique des anneacutees 1930

Le second volet internaliste de notre eacutetude est agrave son tour composeacute de deux parties La

premiegravere (partie III) proposera une lecture analytique lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute la

derniegravere (partie IV) srsquoattachera agrave en ressaisir de faccedilon synoptique les lignes de force et de

tension pour mettre en lumiegravere la faccedilon dont le projet est construit Une telle division des

approches est motiveacutee par les difficulteacutes que soulegraveve la saisie de lrsquouniteacute mecircme du projet

theacuteorique de lrsquoauteur Celui-ci de fait ne donne drsquoindications claires ni quant agrave son mode de

proceacutedeacute ou sa meacutethodologie ni quant agrave lrsquoobjet de sa theacuteorisation Seul lrsquoobjectif poursuivi est

explicitement eacutenonceacute au cours drsquoune discussion critique tourneacutee contre lrsquoorganisation

disciplinaire tant de la science bourgeoise que sovieacutetique il srsquoagit de deacutevelopper laquo une science

historique de la penseacutee raquo Nous sommes donc informeacutes de lrsquoobjectif theacuteorique et en mecircme

temps priveacutes des repegraveres conventionnels pour le situer et le rendre intelligible Srsquoannonce ainsi

degraves son seuil la difficulteacute de la lecture de lrsquoouvrage ougrave Megrelidzeacute sans faire connaicirctre les

9

conditions de sa deacutemarche la performe drsquoembleacutee agrave travers son traitement de questions drsquoune tregraves

grande diversiteacute Partant un travail de reconstruction devient neacutecessaire pour comprendre lrsquouniteacute

(ou ce qui revient au mecircme les problegravemes de lrsquouniteacute) du projet Une telle reconstruction est en

mecircme temps le gage drsquoune compreacutehension adeacutequate de chacun de ces propos locaux Le

problegraveme de lrsquouniteacute du projet theacuteorique se situe ainsi agrave la fois dans son mode drsquoexposition et dans

ce que nous voudrions appeler une surdeacutetermination theacuteorique des instances de theacuteorisation

Crsquoest agrave la reacuteponse agrave la premiegravere de ces deux exigences que la Partie III proposera une lecture

lineacuteaire du livre En exposant pas agrave pas le chemin suivi par lrsquoauteur elle permettra drsquoy mettre en

lumiegravere des problegravemes de structure drsquoexposition et de tensions argumentatives en vue de les

mettre au service drsquoune interpreacutetation de lrsquoensemble du projet et de ses ambiguiumlteacutes Ainsi nous

identifions deux lignes argumentatives contradictoires dans la maniegravere dont Megrelidzeacute

deacuteveloppe sa conception du laquo complexe social raquo envisageacute comme un tout dialectique articulant

les formes du travail de la penseacutee et la langue lrsquoune part du refus de toute analyse geacuteneacutetique

pour les moments de lrsquouniteacute dialectique qui se deacutefinissent reacuteciproquement lrsquoautre srsquoattache au

contraire agrave la question de lrsquoeacutemeacutergence de la conscience humaine ce qui deacutebouche dans des

interrogations sur les liens causales entre les moments complexe social Dans la Partie IV nous

arriverons agrave cette mecircme question mais en passant par un chemin diffeacuterent En effet lrsquoapproche

synoptique adopteacutee dans cette derniegravere partie visera en premier lieu agrave cartographier pour elles-

mecircmes des influences theacuteoriques repeacuterables dans lrsquoouvrage ougrave se deacutetachent drsquoabord certains

blocs theacuteoriques principaux (la pheacutenomeacutenologie husserlienne un certain marxisme la

psychologie de Gestalt la theacuteorie linguistique de Marr une certaine theacuteorie de systegraveme) qui sont

agrave la base de la construction de Megrelidzeacute tout en entretenant entre eux des relations tantocirct de

recouvrement tantocirct de compleacutementariteacute et en produisant ainsi une surdeacutetermination theacuteorique

dans la maniegravere dont certaines probleacutematiques sont traiteacutees Ainsi nous constaterons que chez

Megrelidzeacute qui construit sa theacuteorie agrave partir de la question de la conscience humaine celle-ci

eacutetant envisageacutee comme le support psychologique du complexe social cette premiegravere instance de

theacuteorisation ndash la question de la conscience humaine ndash est celle qui relegraveve de la plus grande

surdeacutetermination theacuteorique Un tel eacutepaississement theacuteorique trouve sa reacuteponse dans le fait que la

conscience elle-mecircme est consideacutereacutee comme un moment surdetermineacute du complexe social

Ensuite ce caractegravere pluri-deacutetermination de la conscience se propage sur les diffeacuterents niveaux

auxquels Megrelidzeacute deacuteploie son analyse (les questions de la perception de lrsquoexpeacuterience de la

10

langue de la culture du savoir des ideacutees en circulation sociale du champ sociale du champ des

inteacuterecircts sociaux) afin de couvrir en derniegravere instance le tout de lrsquoensemble dialectique qui est

en mecircme temps le lieu de lrsquohistoriciteacute Pour cette raison dans les deux derniers chapitres de la

Partie IV parmi les eacuteleacutements surdeacuteterminants par nous repeacutererons nous choisirons comme fil

conducteur pour notre analyse la conception megredlizienne de la dialectique qui en conjonction

avec une certaine ideacutee de systegraveme et celle de champ nous semble permettre drsquoenvisager la

construction theacuteorique de notre auteur de la maniegravere la plus complegravete

En partant drsquoune certaine contradiction agrave laquelle nous amegravenera notre analyse sur la

structuration drsquoun tel ensemble theacuteorique enfin dans le dernier chapitre nous proposerons deux

interpreacutetations possibles du projet de Megrelidzeacute qui ne sont pas neacutecessairement conflictuelles

mais qui se situent neacuteanmoins agrave deux niveaux diffeacuterents global et local La premiegravere conduirait agrave

envisager ce projet en deacutefinitive comme celui drsquoune certaine philosophie de lrsquohistoire ce qui

nous permettra drsquoarticuler une reacuteponse agrave la question de savoir comment ce projet lui-mecircme se

projette dans lrsquohistoire dont il fait une esquisse Quant agrave la deuxiegraveme possibiliteacute de lecture qui se

concentre localement sur les instances dans lesquelles Megrelidzeacute interpregravete ou reacutesout divers

problegravemes tant theacuteoriques qursquoempiriques nous proposerons de lrsquoenvisager comme cadre de

recherche dont lrsquoaire drsquoapplicabiliteacute est deacutefinie par cette-mecircme philosophie de lrsquohistoire et que

nous suggeacutererons drsquoappeler une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo Ce syntagme agrave laquelle notre

analyse de lrsquoouvrage nous amegravenera comme agrave la deacutesignation la plus adeacutequate de ce que dans une

ambiguiumlteacute persistante au cours de la lecture nous aurons deacutesigneacute simplement comme laquo projet

theacuteorique raquo est utiliseacute par Megrelidzeacute une seule fois dans un de ces articles quoique drsquoune

maniegravere deacutenueacutee de toute speacutecificiteacute Nous en revanche prenons cela comme une confirmation

de notre hypothegravese de lecture

11

Ire Partie

Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire

Cette premiegravere partie tacircchera drsquoesquisser un tableau historique agrave plusieurs plans pour fournir

des preacuteliminaires agrave la lecture de lrsquoœuvre Cela se fera tout drsquoabord par lrsquoexposition de la

biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute agrave laquelle est deacutedieacute le premier des trois chapitres Ensuite

dans les deux chapitres qui suivront il srsquoagira de lrsquohistoire du livre qui est non seulement lrsquoopus

magnum de notre auteur mais son opus postumus eacutegalement Le dernier des chapitres integravegre

eacutegalement lrsquohistoire de la maigre reacuteception de lrsquoœuvre

Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute

La biographie la plus complegravete de Konstantineacute Megrelidzeacute est exposeacutee par Janette Friedrich

dans son livre Der Gehalt der Sprachform3 mecircme si une reconstruction de la biographie nrsquoa pas

eacuteteacute lrsquoobjectif principal de cette chercheuse qui srsquoest occupeacutee principalement de lrsquoanalyse de la

theacuteorie de la conscience deacuteveloppeacutee dans le livre de Megrelidzeacute Malgreacute cela Friedrich a

effectueacute un travail preacutecieux Les sources qui lui ont servi drsquoappui pour reconstituer les

eacuteveacutenements principaux de la vie du penseur ainsi que son parcours intellectuel sont agrave preacutesent

en grand partie rendues disponibles dans lrsquoannexe agrave la traduction du livre de Megrelidzeacute en

langue geacuteorgienne Il srsquoagit des meacutemoires de la fille de lrsquoauteur Manana Megrelidzeacute4 drsquoune

partie de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des amis de

quelques publications sovieacutetiques deacutedieacutees agrave son œuvre des meacutemoires de quelques autres

3 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Akademie Verlag

Berlin 1993 4 Манана МЕГРЕЛИДЗЕ ldquoДва слова об отцеrdquo in Философская и социологическая мысль Киев 21989

93-106

12

personnes etc5 Mais Friedrich srsquoappuie eacutegalement sur les documents qursquoelle a retrouveacutes dans

des archives (les archives du Museacutee des relations internationales ou celles de lrsquoUniversiteacute

Humboldt agrave Berlin) ainsi que sur le livre drsquoune ancienne communiste Hilda Vitzthum intituleacute

Mit der Wurzel ausrotten6 qui fournit des informations sur la derniegravere peacuteriode de la vie du

penseur Mais agrave ce tableau biographique le plus complet et le mieux documenteacute que dresse

Friedrich manquent des eacuteleacutements drsquoune signification non neacutegligeable qui remettent la

personnaliteacute de Megrelidzeacute dans une nouvelle lumiegravere et que le reste des documents passe sous

silence Il srsquoagit des informations que Megrelidzeacute rapporte dans une autobiographie reacutedigeacutee en

1936 agrave Leningrad7 Ce document nouvellement deacutecouvert nrsquoa fait lrsquoobjet de commentaire que

dans une reacutecente introduction agrave lrsquoœuvre de Megrelidzeacute eacutecrite par Giga Zedania8 Ces eacuteleacutements

biographiques sont importants dans la mesure ougrave comme on le verra plus bas ils ne sont pas

sans reacutesonance avec les prises de position theacuteoriques de Megrelidzeacute

Mais bien eacutevidemment les eacuteleacutements de sa biographie dont on prend connaissance agrave partir

de sources diffeacuterentes ne sont pas homogegravenes et donc ne se laissent pas ajouter lrsquoun agrave lrsquoautre

sans analyse et confrontation Ces sources diffegraverent en ce qursquoelles jettent des lumiegraveres diffeacuterentes

sur les faits et eacuteveacutenements de sa vie et relegravevent soit drsquoun certain point de vue subjectif soit drsquoune

certaine conjoncture Mecircme lrsquoautobiographie ne peut ecirctre consideacutereacutee comme la source la plus

sucircre car de toute eacutevidence il srsquoagit drsquoun texte agrave un haut degreacute conjoncturel ougrave Megrelidzeacute eacutevite

de mentionner un grand nombre de faits importants et par contre considegravere comme avantageux

de mettre en avant ses activiteacutes politiques ainsi que de se concentrer sur les transformations qursquoil

a subies pour en fin de compte acqueacuterir une laquo conscience politique raquo Cela srsquoexplique par le fait

que cette autobiographie destineacutee apparemment aux fonctionnaires du parti voire composeacutee agrave

leur demande a eacuteteacute reacutedigeacutee agrave un moment ougrave la question de son exclusion du parti avait eacuteteacute poseacutee

Ainsi ce texte remonte-t-il au moment qursquoon peut caracteacuteriser sinon comme la fin du moins

comme le deacutebut du deacuteclin de sa carriegravere tant acadeacutemique que politico-organisationnelle Le texte

5 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 6 VITZTHUM Hilda Mit der Wurzel ausrotten Erinnerungen einer ehemaligen Kommunistin Muumlnchen

1984 Traduction en anglais Torn out by the roots The recollections of a former communist Lincoln London 1993 pp 187-225

7 Архив Академии Наук ndash Санкт-Петербург Ф 77 оп 5 ед 106 Выписка из приказа 14 по личному составу Института языка и мышления им Н Я Марра АН СССР от 11II-38 г

8 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017

13

est impreacutegneacute drsquoune tonaliteacute drsquoautodeacutefense et expose sa vie comme un processus de graduelle

conversion au bolchevisme et ensuite comme une continuelle affirmation et renforcement de

cette conviction par des actions En revanche lrsquoon cherchera en vain des informations sur ses

convictions ou ses activiteacutes politiquement significatives dans la biographie de Megrelidzeacute

proposeacutee par Manana Megrelidzeacute la fille de lrsquoauteur On peut seulement speacuteculer sur le degreacute

auquel elle eacutetait informeacutee de cet aspect de la vie de son pegravere mais il est sucircr que ces eacuteleacutements

auraient deacutetruit lrsquoimage qursquoelle a voulu construire drsquoun Megrelidzeacute laquo naiumlf raquo et pourquoi pas

opposeacute aux autoriteacutes Ainsi sa fille mentionne bien volontiers la meacutesentente qui srsquoest deacuteveloppeacutee

entre Megrelidzeacute et Lavrenti Beria en 1931 quand Megrelidzeacute srsquoest publiquement opposeacute agrave la

fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie alors que Megrelidzeacute lui-mecircme dans son

autobiographie a preacutefeacutereacute passer ce fait sous silence pour ne pas accentuer les conflits qursquoil a pu

avoir avec des autoriteacutes du parti et ne pas mettre en question sa fideacuteliteacute agrave celui-ci Au fond on

pourrait dire que les diffeacuterentes motivations dans lrsquoexposition de la vie de Megrelidzeacute reacutepegravetent le

scheacutema des transformations qursquoont ducirc subir ses eacutecrits par lrsquointervention de la censure qui agrave son

tour srsquoorientait suivant une rapide eacutevolution de la situation politique au cours des anneacutees 30 et

plus tard un radical changement de la conjoncture apregraves la mort de Staline Cette derniegravere

question nous occupera un peu plus bas quand on abordera la question de lrsquohistoire de son livre

et plus particuliegraverement celle de la censure Mais drsquoabord on proposera un aperccedilu biographique

ougrave lrsquoon privileacutegiera les aspects relevant de sa vie drsquo laquo intelliguente raquo (интеллигент) ndash le terme

par lequel dans son autobiographie il se qualifie lui-mecircme Lrsquoon notera que ce terme diffegravere du

plus habituel laquo repreacutesentant de lrsquointelligentsia raquo En effet en Union Sovieacutetique lrsquointelligentsia

comme classe a eacuteteacute clairement articuleacutee et mecircme institutionnaliseacutee plus tard9 Il est donc eacutevident

que Megrelidzeacute pense agrave sa propre identiteacute non pas agrave partir de son appartenance agrave une classe mais

agrave partir drsquoune certaine compreacutehension comme il dira bolchevique de ce qursquoest le rocircle drsquoun

intellectuel dans la socieacuteteacute Crsquoest cet aspect de sa biographie qui nous est le plus preacutecieux car il

nrsquoest pas sans lien avec son projet theacuteorique Cela eacutetant dit nous tenons agrave souligner que nous

nrsquoavons nulle intention de forcer lrsquointerpreacutetation des faits de sa biographie pour les faire

9 Si selon lrsquoarticle Ndeg1 de la premiegravere chapitre de la constitution de 1937 laquo La Republique Socialiste Feacutedeacuterative

Sovieacutetique de Russie est un Etat socialiste des travailleurs et paysans raquo le mecircme article de la version suivante de la constitution datant de 1978 integravegre lrsquointelligentsia dans la composition de la socieacuteteacute sovieacutetique en proclamant le RSFSR comme un laquo hellip Etat populaire socialiste repreacutesentant la volonteacute et les inteacuterecircts des travailleurs paysans et de lrsquointelligentsiahellip raquo

14

coiumlncider avec sa theacuteorie Pour nous il srsquoagit drsquoecirctre attentif agrave la maniegravere dont Megrelidzeacute lui-

mecircme se deacutecrit et explique ses objectifs theacuteoriques et pratiques (qursquoil se pose en tant que partisan

bolchevique) sans pour autant oublier que lui-mecircme ce faisant pouvait ecirctre forceacute de les

interpreacuteter dans le sens de la conjoncture telle qursquoil se la repreacutesentait

Megrelidzeacute fils drsquoun precirctre orthodoxe est donc neacute en 1900 dans le village de Khrialeti

situeacute agrave lrsquoouest de la Geacuteorgie dans la reacutegion de Gouria Dans son autobiographie il rapporte qursquoen

1922 (alors que les bolcheviques venaient de prendre le pouvoir en Geacuteorgie) il a convoqueacute une

reacuteunion du village et par son discours a convaincu les villageois que lrsquoeacuteglise du village soit

fermeacutee et que le bois de construction soit utiliseacute pour reconstruire une eacutecole Ainsi deacutepourvu de

la possibiliteacute drsquoexercer son meacutetier son pegravere a pourtant continueacute agrave porter la soutane pendant cinq

ans jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave laquo agrave Gouria il eacutetait devenu impossible de porter cet habit qui provoquait

la deacuterision agrave tous les coins de rue raquo

Il qualifie les six premiegraveres anneacutees de sa vie comme celle drsquoun laquo sauvage raquo car il nrsquoa reccedilu

aucune formation dans sa famille et laquo personne ne contraignait sa liberteacute drsquoenfant raquo A lrsquoacircge de 6

ans il commence agrave freacutequenter lrsquoeacutecole de son village apregraves la mort de sa megravere son oncle et sa

femme tous les deux membres du parti social-deacutemocrate qui avaient pris en tutelle Megrelidzeacute

alors acircgeacute de 10 ans lrsquoenvoient agrave lrsquoeacutecole preacuteparatoire de Poti un port au bord de la Mer Noire A

partir de lrsquoacircge de 15 ans il commence agrave gagner lui-mecircme sa vie avec les leccedilons priveacutees qursquoil

donne agrave des eacutecoliers retardataires Crsquoest gracircce agrave ses efforts eacutegalement que son fregravere cadet a reacuteussi

dans ses eacutetudes et est devenu plus tard dans les anneacutees 30 professeur de litteacuterature geacuteorgienne

A lrsquoeacutecole ougrave les cours eacutetaient tenus en langue russe il eacutetait deacutefendu aux eacutecoliers de parler en

geacuteorgien ce qui dans le cercle des amis de Megrelidzeacute adolescent provoquait des fantaisies

heacuteroiumlques de libeacuteration de la Geacuteorgie du pouvoir tsariste Mais bientocirct les inteacuterecircts mutent et

Megrelidzeacute avec ses amis forme un cercle de jeunes marxistes au sein duquel sous la direction

drsquoun membre de lrsquoorganisation locale du parti social-deacutemocrate il deacutecouvre la litteacuterature

socialiste et des auteurs comme Bebel Guesde etc En relatant ces faits Megrelidzeacute bolchevique

deacutejagrave accompli nrsquooublie pas de faire remarquer qursquoil nrsquoapprenait lagrave que des laquo sagesses raquo de

lrsquoeacuteconomie politique theacuteorique et abstraite et ne connaissait strictement rien de laquo la lutte des

classes du parti de la vie partisane10 raquo En 1917 apregraves la reacutevolution de feacutevrier Megrelidzeacute et ses

10 Mecircme si les mots laquo partial raquo et laquo partialiteacute raquo sont bel et bien preacutesents dans la langue franccedilaise (le premier

deacutesignant le caractegravere de ce qui est attacheacute agrave un parti alors que le second exprime la laquo disposition desprit attitude

15

amis essaient drsquoimpliquer plus de jeunes dans leur cercle et le transforment en une union de

jeunes marxistes Megrelidzeacute y eacutetait tregraves actif et faisait de nombreuses interventions Il eacutetait

eacutegalement reacutedacteur de la revue Le jeune marxiste qui eacutetait imprimeacutee et distribueacutee avec les

moyens de Megrelidzeacute et de ses amis

En 1919 Megrelidzeacute deacutemeacutenage dans la capitale du pays et srsquoinscrit agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi

qui venait drsquoecirctre fondeacutee en 1918 Il entame ses eacutetudes agrave la faculteacute de philosophie et devient

passionneacute de philosophie et de psychologie Parallegravelement agrave ses eacutetudes il travaille comme

employeacute de bureau chez un inspecteur des impocircts Mais contrairement agrave la passion qursquoil eacuteprouve

pour ses eacutetudes il ne trouve pas drsquointeacuterecirct dans son travail et avoue plus tard dans son

autobiographie que mecircme srsquoil a pu garder son poste durant trois ans il nrsquoa pas compris quoi que

ce soit agrave lrsquoimposition financiegravere11 En parlant de cette peacuteriode Megrelidzeacute se deacutecrit comme un

jeune et fier marxiste qui avait rompu tous les liens avec lrsquounion des jeunes marxistes car il ne

supportait pas les tendances reacutevisionnistes et empiriocriticistes qui y reacutegnaient et qui ne servaient

dune personne partiale raquo (сf Grand Robert de la langue franccedilaise 2005) on voudrait souligner qursquoil srsquoagit de traduire les termes russes partijnij et partijnostrsquo de maniegravere agrave faire ressortir le fait qursquoici on les utilise comme des termini technici Ils font reacutefeacuterence agrave lrsquoun des principes fondamentaux de la philosophie sovieacutetique et peuvent ecirctre reconduits agrave la notion heacutegeacutelienne de Parteilichkeit (cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer Science+Business Media Dodrecht 1997 p 30) Hegel introduit cette notion dans sa conception de lrsquohistoire de la philosophie qui selon lui ne peut pas ecirctre exposeacutee comme une accumulation ou une simple suite de conceptions philosophiques dans le temps mais doit ecirctre subordonneacutee agrave un principe qui serait en mecircme temps son preacutesupposeacute Hegel souligne que les concepts philosophiques ainsi que tous les faits ou pheacutenomegravenes historiques qursquoon envisagerait drsquoexposer doivent ecirctre relativiseacutes en fonction du but et de lrsquointeacuterecirct qui transparaissent dans la repreacutesentation qui eacutetait lieacutee agrave chacun drsquoeux au moment historique donneacute Lrsquohistoire de la philosophie doit donc ecirctre partiale Mais cette partialiteacute loin drsquoecirctre de caractegravere subjectif relegraveve drsquoun radical historicisme (сf HEGEL W F G Vorlesungen uumlber die Geschiche der Philosophie I Werke Band 18 Suhrkamp Frankfurt am Main 1986 pp 16) En revanche on utilisera lrsquoexpression laquo la vie partisane raquo pour deacutesigner toute activiteacute lieacutee au parti ou encore lrsquoimpeacuteratif qui proscrivait agrave lrsquoindividu de seacuteparer dans ses actions la pratique (individuelle) et la theacuteorie (partiale)

11 Dans son autobiographie Megrelidzeacute en parlant de sa jeunesse souligne un deacutesinteacuterecirct ndash vrai ou inventeacute - qursquoil portait aux choses qui relevaient de lrsquoancien ordre et qui agrave cette eacutepoque srsquoimposaient agrave lui Ainsi tout drsquoabord il affirme drsquoavoir eacuteteacute degraves sa premiegravere enfance laquo naturellement raquo indiffeacuterent par rapport agrave la religion Il se montre soucieux de ne pas ecirctre compromis par le fait qursquoil est fils drsquoun precirctre et agrave cet effet dans son autobiographie qui ne compte que quelques pages il raconte extensivement et en deacutetails un eacutepisode de son adolescence ougrave il avait voleacute la soutane de son pegravere pour lrsquoutiliser comme un costume dans la mise en scegravene drsquoune piegravece de theacuteacirctre dans laquelle on voyait une figure de precirctre mise en ridicule Puis Megrelidzeacute aborde lrsquoeacutepisode de sa vie ougrave il a eacuteteacute convoqueacute au service militaire Ici il est obligeacute de garder une certaine ambiguiumlteacute Drsquoun cocircteacute crsquoest avec faciliteacute qursquoil nous informe avoir deacuteserteacute son service militaire vers la fin de la guerre contre la Turquie et donc nrsquoavoir jamais eacuteteacute seacuterieusement engageacute dans lrsquoarmeacutee tsariste Mais de lrsquoautre cocircteacute il empecircche toute possibiliteacute qursquoon lrsquoaccuse drsquoavoir manqueacute agrave son devoir et explique que crsquoest le reacutegiment dont il faisait partie qui avait eacuteteacute atteint drsquoun manque drsquoorganisation le menant agrave une deacutesagreacutegation pure et simple Enfin crsquoest le fait drsquoavoir travailleacute durant trois ans dans le bureau drsquoun inspecteur des impocircts qui neacutecessite drsquoecirctre mis au clair Megrelidzeacute souligne que crsquoest par neacutecessiteacute qursquoil a ducirc mener ce travail en mecircme temps il se deacuteresponsabilise du fait drsquoavoir participeacute agrave la maniegravere bourgeoise de geacuterer les finances en insistant sur le fait que quoiqursquoil ait occupeacute ce poste durant trois ans il nrsquoa jamais fini par comprendre lrsquoessence de ces activiteacutes Crsquoest lrsquoignorance qui lui aurait gardeacute la pureteacute

16

qursquoagrave lrsquoinfusion des ideacutees mencheviques chez la jeunesse Pourtant lui-mecircme nrsquoeacutetait pas encore

tout agrave fait libeacutereacute des ideacutees mencheviques Sa conversion au bolchevisme Megrelidzeacute lrsquoassocie

avec lrsquoexpeacuterience qursquoil a faite durant les habituelles disputes qursquoil menait le soir avec ses amis et

camarades de chambre deacutejagrave engageacutes du cocircteacute des bolcheviques Face agrave ces amis bolcheviques il

finissait toujours perdant ce qui apparemment touchait son amour propre Et comme il ne se

croyait ni moins intelligent ni moins preacutepareacute compareacute agrave ces amis il prit ses propres eacutechecs pour

la preuve de la veacuteriteacute de leur propos Il commenccedila agrave eacutetudier LrsquoEtat et la reacutevolution de Leacutenine et

bientocirct se deacuteclara bolchevique Pourtant il nrsquoeacutetait pas entreacute en contact avec lrsquoorganisation du

parti bolchevique car laquo il existe une distance eacutenorme entre une simple deacuteclaration drsquoecirctre

bolchevique et le veacuteritable ecirctre bolchevique raquo Ce qui lui manquait pour ecirctre un vrai bolchevique

et ce qui relevait encore de son menchevisme eacutetait la prise au seacuterieux de lrsquoalternative suivante

soit choisir le chemin de la science et alors srsquointerdire toute activiteacute politique ainsi que

lrsquoappartenance au parti soit se consacrer agrave la vie du parti et laisser de cocircteacute la science Cette ideacutee

qursquoil y aurait une relation irreacuteconciliable entre la science et la politique relegraveve de laquo lrsquoillettrisme raquo

aux yeux drsquoun Megrelidzeacute mature car du point de vue bolchevique ces deux moments non

seulement ne srsquoexcluent pas mais se neacutecessitent reacuteciproquement Mais agrave lrsquoeacutepoque il ne put

trouver une solution de principe agrave cette question et la laissa ouverte en deacutecidant de remettre son

entreacutee dans les rangs du parti pour plus tard Faute de solution il opta pour une atteacutenuation du

problegraveme et diffeacutera les deux moments dans le temps en se concentrant en premier lieu sur ses

eacutetudes

A ce moment le pouvoir en Geacuteorgie eacutetait dans les mains du parti social-deacutemocrate Mais en

1921 quand Megrelidzeacute avait 21 ans lrsquoarmeacutee rouge envahit le pays forccedilant le gouvernement agrave

srsquoenfuir Les nouvelles circonstances dans lesquelles le parti bolchevique eacutetait sorti de

lrsquoilleacutegaliteacute et avait acquis une position dominante de nouveau confrontent Megrelidzeacute agrave la

susdite question et encore une fois il deacutecide de patienter avant de devenir membre du parti car

cette fois-ci lrsquoentreacutee dans le parti lui apparaicirct comme un acte qui nrsquoa plus besoin de passer agrave

travers une reacutesistance et donc trop direct et lacircche En revanche degraves le deacutebut de la bolchevisation

du pays quand les mencheviques nrsquoavaient pas encore perdu la possibiliteacute de srsquoexprimer et de

deacutefendre ouvertement leur position Megrelidzeacute excelle dans la deacutefense de la politique des

bolcheviques Par cela il attire lrsquoattention du parti et bientocirct il est affecteacute comme secreacutetaire du

comiteacute local En cette qualiteacute Megrelidzeacute organise le cercle de lecture pour les membres du parti

17

ougrave il enseigne lrsquohistoire du parti communiste En mecircme temps il participe agrave des reacuteunions du

Deacutepartement pour lrsquoagitation et la propagande de culture et en 1923 le Commissariat du peuple agrave

lrsquoEducation lrsquoattache avec quelques autres communistes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme

il lrsquoeacutecrit demeurait le nid de lrsquointelligentsia chauviniste La tacircche dont il eacutetait chargeacute consistait

en une preacuteparation des cadres communistes au sein de lrsquouniversiteacute Dans la mecircme anneacutee il fut

affecteacute comme directeur des eacutetudes agrave lrsquoeacutecole centrale du parti et donna des cours en eacuteconomie

politique et en mateacuterialisme historique Parallegravelement agrave cela Megrelidzeacute finalement deacuteposa une

demande pour devenir membre du parti mais drsquoabord lrsquoinadvertance bureaucratique et plus

tard lrsquoarrecirct drsquoaccueil de nouveaux membres ducirc au procegraves de purification du parti lrsquoempecircchegraverent

de mener agrave bien la proceacutedure drsquoentreacutee dans le parti avant de partir en Allemagne pour ses eacutetudes

Crsquoest en 1924 que Megrelidzeacute suite agrave une deacutecision prise par le Comiteacute central du Parti

Communiste de la Geacuteorgie fut envoyeacute agrave Freiburg Lagrave Megrelidzeacute srsquoinscrivit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-

Universitaumlt pour lrsquoanneacutee acadeacutemique 19241925 et comme la matricule gardeacutee dans lrsquoarchive de

lrsquouniversiteacute le confirme12 il assista au cours sur lrsquohistoire de la philosophie contemporaine donneacute

par Edmund Husserl mais eacutegalement agrave ses seacuteminaires en pheacutenomeacutenologie On ne dispose pas de

manuscrit de Husserl lieacute agrave ce cours mais Zedania suggegravere que dans les traits geacuteneacuteraux on peut

juger des thegravemes dont il srsquoagissait en partant drsquoun autre manuscrit datant drsquoun an plus tocirct et

srsquointitulant La premiegravere philosophie Premiegravere partie une histoire critique des ideacutees13 On peut

donc supposer qursquoau centre de la discussion se trouvait la tradition empirique anglaise et

notamment les philosophies de Locke Berkeley et Hume A part cela les systegravemes de Descartes

Leibniz et Kant ont ducirc ecirctre traiteacutes eacutegalement14

Dans son autobiographie Megrelidzeacute omet complegravetement les aspects lieacutes agrave sa formation et se

concentre exclusivement sur les activiteacutes politiques dont il a eacuteteacute chargeacute quelques mois apregraves son

deacutemeacutenagement en Allemagne Degraves son arriveacutee il noua des contacts avec des membres du parti

communiste allemand commenccedila agrave assister agrave leurs reacuteunions et devint bientocirct membre du Parti

Communiste Allemand (ce qui plus tard en 1936 sera la raison pour laquelle il sera exclu du PC

sovieacutetique) Les autoriteacutes sovieacutetiques le chargegraverent de la mission de diriger lrsquoUnion des eacutetudiants

sovieacutetiques en Allemagne Comme il lrsquoexplique agrave lrsquoeacutepoque les universiteacutes en Allemagne en

12 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 95 13 Edmund HUSSERL Erste Philosophie Erster Teil Kritische Ideengeschichte Den Haag 1956 14 გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია Op cit

p 25-26

18

France en Reacutepublique tchegraveque etc comptaient un nombre consideacuterable drsquoeacutetudiants sovieacutetiques

qui se regroupaient par nationaliteacute (les ukrainiens les russes les caucasiens etc) et srsquoopposaient

localement agrave des groupements des eacutetudiants laquo eacutemigrants raquo (эмигрантщина) La tacircche de

Megrelidzeacute consistait agrave unifier les groupements des eacutetudiants sovieacutetiques et agrave coordonner leur

travail ce qui devait renforcer leurs positions contre les eacutemigrants crsquoest-agrave-dire les

mencheviques Il garda son poste de directeur de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques jusqursquoagrave son

deacutepart de lrsquoAllemagne en 1927 En cette qualiteacute il organisait des confeacuterences et drsquoautres activiteacutes

en vue de lrsquoeacuteducation politique des eacutetudiants sovieacutetiques

Un an plus tard Megrelidzeacute deacutemeacutenagea agrave Berlin et srsquoinscrivit de novembre 1925 jusqursquoagrave

janvier 1927 agrave la faculteacute de philosophie de la Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt agrave Berlin Crsquoest lagrave

qursquoil deacutecouvrit la psychologie de la Gestalt en assistant aux cours des fondateurs de cette eacutecole

Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler dont lrsquoinfluence sur son travail theacuteorique sera beaucoup

plus preacutegnante mais aussi plus manifeste que celle de Husserl Quant agrave sa vie partisane agrave Berlin

ses activiteacutes contre les eacutemigrants deviendront encore plus intenses Il sera chargeacute de la tacircche de

deacutesinteacutegrer la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens berlinois et plus tard avec la mecircme mission

il sera envoyeacute agrave Prague en Reacutepublique tchegraveque Suite agrave ses efforts dans les deux villes une

partie consideacuterable de la communauteacute des eacutemigrants geacuteorgiens srsquoeacutetait deacutetacheacutee du reste du

groupe en publiant des deacuteclarations contre la politique des mencheviques geacuteorgiens Plus tard ces

scissionnaires rentregraverent en Union Sovieacutetique pour y vivre et œuvrer

Il est curieux de noter qursquooutre ses eacutetudes mais aussi son travail pour la mobilisation des

eacutetudiants sovieacutetiques ainsi que sa lutte contre les eacutemigrants mencheviques geacuteorgiens Megrelidzeacute

trouvait encore des ressources pour ecirctre actif pour la cause des eacutetudiants communistes allemands

En 1926 agrave Berlin il fut choisi comme membre du bureau central des eacutetudiants allemands aupregraves

du Comiteacute Central du Parti Communiste Allemand et srsquoengagea dans la lutte contre les

laquo gauchistes raquo korschistes et trotskystes Il travaillait surtout avec les eacutetudiants eacutetrangers venant

des pays laquo coloniaux et semi-coloniaux raquo comme les chinois coreacuteens indiens afghans

eacutegyptiens turcs etc Le reacutesultat de ses efforts fut drsquoabord la creacuteation des parlements des eacutetudiants

eacutetrangers dans les universiteacutes allemandes Dans certains de ces parlements les eacutetudiants

communistes avaient obtenu la majoriteacute des places

En rentrant en Geacuteorgie Megrelidzeacute obtint le titre de membre du parti communiste

sovieacutetique pour lequel il avait postuleacute en 1924 avant son deacutepart en Allemagne A Tbilissi il se

19

mit agrave donner des cours dans maintes eacutecoles supeacuterieures et instituts (y compris agrave lrsquoUniversiteacute

Communiste de la Transcaucasie ndash ЗКУ) dans lesquels il occupait des postes administratifs

aussi En mecircme temps il commenccedila agrave gravir les eacutechelons de la hieacuterarchie du Parti sous-chef du

Deacutepartement pour lrsquoAgitation et la Propagande de la Culture Leacuteniniste du Comiteacute Central du

Parti (bolcheacutevique) de la Geacuteorgie (Kulrsquotprop) ensuit chef de lrsquoAdministration des Organisations

Scientifiques Scientifico-Artistiques et Museacuteales (Glavnaouka) qui existait dans le cadre du

Commissariat du peuple agrave lrsquoEducation

Crsquoest en cette derniegravere qualiteacute justement que Megrelidzeacute a drsquoabord avanceacute lrsquoideacutee de creacuteer

en Geacuteorgie lrsquoAcadeacutemie des Sciences et puis un an plus tard en 1931 a ducirc srsquoopposer agrave sa

fermeture voulue par Staline On a des raisons suffisantes pour penser que crsquoest bien lrsquoaffaire de

lrsquoAcadeacutemie des Sciences qui a rapprocheacute Megrelidzeacute de Nikolas Marr15 Il est connu que depuis

longtemps Marr nourrissait lrsquoideacutee de creacuteer cette institution et deacutejagrave en 1905 avait non seulement

formuleacute ses objectifs (consistant principalement en une stimulation du travail scientifique en

langue geacuteorgienne mais eacutegalement en une promotion des recherches sur la Geacuteorgie) mais avait

conccedilu sa structure et mecircme deacutefini son budget Neacuteanmoins ce projet nrsquoeut pas de suite et plus

tard toutes les ressources intellectuelles geacuteorgiennes furent investies dans la creacuteation de

lrsquoUniversiteacute de Tbilissi qui comme on vient de voir eacutetait consideacutereacutee par les dirigeants

bolcheviques comme une demeure des nationalistes geacuteorgiens En revanche en 1930 lrsquoenjeu de

la creacuteation de lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait la centralisation des nombreux instituts qui

entretemps srsquoeacutetaient multiplieacutes hors de lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Une telle centralisation devait

rendre possible de diriger la totaliteacute des activiteacutes de recherche vers la construction de lrsquoEtat

socialiste en reproduisant la structure deacutejagrave existante en Russie Pourtant il ne srsquoagissait pas de

creacuteer une succursale de lrsquoAcadeacutemie des sciences de la Russie mais une institution autonome au

niveau national En 1930 Nikolas Marr srsquoest de nouveau activeacute pour contribuer agrave la formation

de lrsquoAcadeacutemie des Sciences A cette eacutepoque il travaillait agrave Leningrad dans lrsquoInstitut de la langue

15 Nikolas Marr (1864-1934) eacutetait un linguiste sovieacutetique qui avait deacutebuteacute sa carriegravere comme historien

archeacuteologue philologue et linguiste deacutejagrave dans la Russie tsariste et qui apregraves la reacutevolution socialiste avait reacuteorienteacute sa theacuteorie linguistique en y injectant un certain marxisme Il consideacuterait la langue tel un pheacutenomegravene superstructurel Il a deacuteveloppeacute une approche dans la linguistique qui se voulait anti-indoeuropeacuteenne et anti-comparatiste niait lrsquoexistence drsquoun proto-langage et insistait sur lrsquoideacutee de lrsquohybriditeacute des langues Dans les anneacutees 20 son approche connu sous le nom du marrisme (mecircme si lui-mecircme ainsi que ses disciples srsquoy reacutefeacuteraient comme agrave la Japheacutetologie ou agrave la nouvelle doctrine de la langue) a monopoliseacute la linguistique sovieacutetique et jusqursquoagrave 1949 mecircme apregraves la mort de Marr continuait agrave marginaliser voire eacuteliminer les linguistes qui ne la partageaient pas Lrsquoeacutecole du marrisme a connu une fin brusque et deacutecisive par lrsquointervention deacutenonciatrice de Staline

20

et de la penseacutee aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ci-apregraves lrsquoILP) mais collaborait eacutetroitement

avec lrsquoInstitut Historico-Archeacuteologique Caucasien de Tbilissi A sa fondation Marr est devenu le

preacutesident de lrsquoAcadeacutemie Evidemment cette nouvelle institution lui permettait de solidifier sa

position dans le milieu acadeacutemique geacuteorgien Son deacutesaccord voire sa querelle avec des

linguistes et historiographes geacuteorgiens nrsquoest pas un secret Ceux-ci consideacuteraient que Marr avec

sa theacuteorie japheacutetique16 de la langue nivelait lrsquooriginaliteacute de la langue geacuteorgienne en preacutesentant

celle-ci comme le reacutesultat drsquoune hybridation linguistique En effet ses conclusions portaient une

attaque contre les principes mecircmes de lrsquohistoriographie traditionnelle des nations porteuses des

langues japheacutetiques y compris la langue geacuteorgienne Sa meacutethode paleacuteontologique dont nous

devrons discuter plus extensivement un peu plus bas ndash eacutetant donneacute que Megrelidzeacute en fait un

usage consideacuterable dans sa theacuteorie de la culture mateacuterielle ndash fut jugeacutee radicalement inacceptable

car elle deacutemontrait le caractegravere hybride de la langue geacuteorgienne ce qui eacutetait un coup agrave

lrsquohistoriographie traditionnelle et agrave des repreacutesentations nationalistes dont celle-ci est grosse

Ainsi deacutejagrave en 1925 Marr eacutecrivait ceci concernant lrsquoindignation de ses collegravegues geacuteorgiens

laquohellipA Tiflis plus qursquoailleurs elle rencontre de lrsquoopposition dans les cercles les plus eacuteclaireacutes

mecircme chez mes eacutelegraveves qui en proie au romantisme national renient aujourdrsquohui dans leur milieu

natal le peu dideacutees scientifiques qursquoils avaient bien professeacutees agrave Petersburg-Petrograd Je les

comprends bien parce que cette theacuteorie menace les ideacutees fondamentales du nationalisme

moyenacircgeux des classes dominantes elle deacutetruit son romantisme de mecircme () qursquoelle deacutetruit le

fonds romantique de la theacuteorie indoeuropeacuteenne raquo 17

En feacutevrier 1931 agrave la reacuteunion ougrave le sort de lrsquoAcadeacutemie devait ecirctre deacutecideacute Megrelidzeacute le chef

de lrsquoAdministration des Organisations Scientifiques auquel lrsquoAcadeacutemie des Sciences eacutetait

subordonneacutee mais eacutegalement lui-mecircme akademik18 de la section de philosophie eut un eacutechange

verbal deacutesagreacuteable avec Lavrenti Beria qui agrave ce moment-lagrave eacutetait deacutejagrave nommeacute secreacutetaire-geacuteneacuteral

du Parti Communiste geacuteorgien Beria a bien pu accomplir sa tacircche LrsquoAcadeacutemie fut fermeacutee agrave la

16 La theacuteorie japheacutetique de langue ou la japheacutetidologie (lrsquoappellation deacuterive du nom du troisiegraveme fils de Noeacute ndash Japhet) est un des noms de la theacuteorie linguistique de Marr Elle concerne lrsquoeacutetude des langues japheacutetiques qui drsquoabord eacutetaient comprises comme lrsquoensemble des langues ou une famille alors que plus tard Marr les avait consideacutereacutes comme une eacutetape ou stade dans le deacuteveloppement de la langue

17 Николай МАРР laquo Послесловие raquo in Яфетический Сборник ndash III 1925 p 175 (citeacute agrave partir de la traduction franccedilaise httpcrecleco seriot chtextesMarr25c html)

18 Le titre de membre de lrsquoAcadeacutemie de Sciences

21

suite drsquoun vote par ses membres dont beaucoup eacutetaient des fonctionnaires du parti et se pliaient

agrave la nouvelle conjoncture Une semaine plus tard Megrelidzeacute eacutetait destitueacute de son poste de chef

de Glavnaouka19 Crsquoest donc dans ces conditions qursquoil srsquoadressa agrave Marr qui lui avait proposeacute de

se transfeacuterer agrave Leningrad et drsquooccuper un poste de chercheur dans son Institut de la langue et de

la penseacutee Dans son autobiographie Megrelidzeacute eacutevite de mentionner lrsquoaffaire de lrsquoAcadeacutemie

Quant agrave son deacutepart de la capitale de la Geacuteorgie en 1932 il lrsquoexplique par la surcharge dans son

travail acadeacutemique et partisan qui lrsquoempecircchait de mener agrave bien ses recherches pour lesquelles il

avait depuis quelque temps deacutejagrave recueilli des mateacuteriaux Dans son autobiographie Megrelidzeacute

exprime sa gratitude envers le parti qui suite agrave sa demande lui avait accordeacute un congeacute en vue de

la reacutedaction de son œuvre Pourtant lrsquoimage du Parti bienveillant envers Megrelidzeacute que celui-ci

preacutesente dans le but de se proteacuteger de ce parti mecircme est atteacutenueacutee par ce que Ioseb Megrelidzeacute

un chercheur agrave lrsquoILP qui jouera un rocircle deacutecisif dans le sort du livre de Megrelidzeacute aura agrave se

rappeler quelques dizaines drsquoanneacutees plus tard Selon lui le transfert de Megrelidzeacute agrave Leningrad a

eacuteteacute rendu possible non seulement gracircce agrave lrsquoinvitation de Marr mais gracircce agrave la requecircte faite par

Sergueiuml Kirov qui agrave lrsquoeacutepoque occupait le poste de premier secreacutetaire du Comiteacute Reacutegional du

Parti agrave Leningrad20 Quant au livre que Megrelidzeacute eacutecrivit en 1933-34 et qui fut en 1936 pour la

premiegravere fois envoyeacute agrave la typographie pour la composition crsquoeacutetait sa thegravese de doctorat Le livre

ne put pas voir le jour et sa parution fut empecirccheacutee agrave la suite drsquoune seacuterie drsquoarrestations des

personnes engageacutees dans son eacutedition Megrelidzeacute fut eacutegalement sa victime en 1938 Mais avant

cela dans son autobiographie eacutecrite le 2 feacutevrier 1936 Megrelidzeacute dit avoir lui-mecircme contribueacute agrave

lrsquo laquo eacutepuration raquo du parti des laquo eacuteleacutements zinovievo-trotskystes raquo effectueacutee par lrsquoorganisation de

parti de lrsquoILP dont il avait eacuteteacute eacutelu directeur en janvier 1935 apregraves lrsquoassassinat de Serguei Kirov21

19 Les faits autour de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteogie sont rapporteacutes ici АНАСТАСЬИН Д

ВОЗНЕСЕНСКИЙ И laquoНачало трех национальных академийraquo in Память Исторический сборник Выпуск 5 1982 pp 165-225

20 Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Тбилиси 68 21 марта 1967

21 La structure de lrsquoILP comprenait la direction partiale responsable de la conformiteacute des recherches agrave la tacircche de la construction socialiste De toute apparence le procegraves drsquoeacutepuration agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoinstitut eacutetait permanent ce qui srsquoexplique par la neacutecessiteacute drsquoune continuelle adaptation agrave des impeacuteratifs poseacutes par la preacutesidence du parti Pourtant on aurait tort de penser que le seul exercice du pouvoir passait par la ligne verticale et du haut vers le bas Les critegraveres de discrimination entre la vraie et la fausse science pouvaient ecirctre saisis et instrumentaliseacutes par des chercheurs eux-mecircmes qui srsquoavisaient drsquoaffaiblir leurs collegravegues Ainsi par exemple dans lrsquoarticle de Bertaev Ermolenko et Filin laquo Contre les perversions du marxisme-leacuteninisme au sein de lrsquoILP raquo (БЕРТАГАЕ ЕРМОЛЕНКО ФИЛИН Ф П laquoПротив извращений марксиз-ленинизма в ИЯМraquo in Ленинградская правда 1932 3 3 января p 3) publieacute en 1932 les auteurs en appellent agrave la direction du parti de lrsquoinstitut pour lutter

22

Comme on le sait cet assassinat servit agrave Staline pour deacuteclencher les grandes purges qui ont

commenceacutees en 1934 et ont eacuteteacute renouveleacutees en 1937-1938 Il est difficile de juger agrave quel point ce

qui est rapporteacute par Megrelidzeacute dans son autobiographie est veacuteridique En revanche ce qui est

sucircr et certain crsquoest son intention de se preacutesenter comme un ardent bolchevique Dans son texte

on tombe sur des phrases comme celles-ci

laquo Je me suis toujours cru et je continue agrave me croire le fils non pas adoptif mais authentique du

Parti Communiste Il a transformeacute le jeune niais et lrsquoenthousiaste abstrait et exalteacute que jrsquoeacutetais en un

homme mucircr et un fidegravele soldat du parti communiste [hellip] Dans ma vie partisane je nrsquoai jamais pris

de position eacutequivoque Je nrsquoai jamais deacutevieacute de la ligne geacuteneacuterale du parti et jrsquoai toujours lutteacute contre

les ennemis manifestes ou latents du parti raquo

Durant lrsquoeacutecriture de ce texte Megrelidzeacute va tellement loin dans son intention de se preacutesenter

comme fidegravele membre du parti ineacutebranlable dans ses convictions qursquoil altegravere mecircme le titre de

son ouvrage en le reformulant comme Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de

la penseacutee alors que en veacuteriteacute le mot laquo marxiste raquo en eacutetait absent Son inquieacutetude nrsquoeacutetait pas sans

fondement car la menace eacutetait reacuteelle et il a effectivement eacuteteacute exclu du Parti Communiste

sovieacutetique en 1936 La raison de son exclusion a eacuteteacute une soi-disant violation de proceacutedure

commise au cours du transfert de son statut de membre du Parti Communiste allemand au Parti

Communiste sovieacutetique Pourtant pendant les deux ans qui ont suivis son exclusion du parti

Megrelidzeacute a pu encore continuer ses activiteacutes agrave lrsquoIPL Il travaillait agrave son livre et se preacuteparait agrave la

soutenance de la thegravese doctorale dont le projet a eacuteteacute accepteacute le 16 avril 193622 alors que la

soutenance eacutetait preacutevue pour 1938 Mais la soutenance nrsquoeut jamais lieu car au deacutebut de 1938 il

contre laquo lrsquoldquoacadeacutemismerdquo deacutetacheacute de la tacircche de construction du socialisme raquo et repousser les tendances ideacutealistes et meacutecanistes libeacuterales et laquo empiricisantes raquo tout un eacuteventail drsquoeacutetiquettes consideacutereacutees comme des deacuterives de la ligne magistrale Les chercheurs les plus proeacuteminents de lrsquoinstitut eacutetaient accuseacutes drsquoavoir repris la theacuteorie japheacutetique comme la meacutethodologie pour les sciences de la culture par quoi le marxisme se trouvait supplanteacute par le marrisme Entre autres cet article deacutelateur accuse certains des chercheurs de mener la laquo contrebande raquo de Plekhanov-Bogdanov tout comme quatre ans plus tard Megrelidzeacute parle drsquoavoir lutteacute contre la contrebande trotskyste On peut voir que les conflits et rivaliteacutes portaient des caractegraveres diffeacuterents et se manifestaient diversement La prise en compte de cela multiplie dans notre vision lrsquoamplitude des raisons probables de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute et nous aide agrave nous accommoder de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ce fait reste plongeacute

22 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических исследований Наука Санкт-Петербург 2013 p 397

23

fut arrecircteacute La raison officielle de son arrestation consistait en sa preacutesumeacutee adheacutesion au groupe

nationaliste armeacutenien des Dachnaks

Apregraves avoir passeacute un an en prison contre toute attente au deacutebut de 1939 Megrelidzeacute est

remis en liberteacute Mais un an plus tard le Commissariat du peuple aux Affaires Inteacuterieures

(NKVD) lrsquoarrecircte de nouveau Une explication possible est proposeacutee par Friedrich Beria qui

entretemps avait atteint le poste de Commissaire du peuple aux Affaires inteacuterieures aurait pris la

deacutecision de relacirccher une partie des prisonniers pour un certain temps en vue de calmer lrsquoopinion

publique23 Le 31 deacutecembre 1940 Megrelidzeacute a eacuteteacute donc de nouveau arrecircteacute et envoyeacute dans le

camp de travail forceacute de la reacutegion de Kai au nord de la circonscription administrative de Kirov

Le temps eacutecouleacute entre les deux arrestations Megrelidzeacute le passe agrave Tbilissi ougrave il renouvelle ses

activiteacutes acadeacutemiques

Helga Vitzthum une communiste autrichienne qui seacutejourna au camp ougrave Megrelidzeacute veacutecut

de 1940 jusqursquoagrave sa mort en 1944 est la seule personne agrave nous donner des indications sur cette

eacutetape de sa vie Dans le camp Megrelidzeacute srsquooccupait des bains ce qui eacutetait un travail

physiquement assez exigeant En revanche cet office lui permettait de ne pas ecirctre logeacute dans une

baraque commune et lui laissait la possibiliteacute de poursuivre son travail theacuteorique et drsquoeacutecrire Un

mois avant sa mort dans une lettre adresseacutee agrave Vitzthum et dateacutee du 5 aoucirct Megrelidzeacute dit avoir

fini le manuscrit de son deuxiegraveme livre dans lequel il a pu enfin ducircment arranger et

systeacutematiser ce qursquoil avait de plus preacutecieux ndash ses penseacutees Apregraves la mort soudaine de Megrelidzeacute

Vitzthum cacha drsquoabord le manuscrit mais au moment de son transfert dans un autre camp elle

le leacutegua agrave la pharmacienne du camp de la reacutegion de Kai qui devait le garder et quand la

possibiliteacute se preacutesenterait lrsquoenvoyer en Geacuteorgie Apregraves que les deux femmes furent relacirccheacutees des

camps Vitzthum essaya de retrouver le manuscrit chez la pharmacienne mais celle-ci affirma

qursquoil avait disparu de la pharmacie ougrave elle lrsquoaurait cacheacute Selon la conjecture de Vitzthum le

manuscrit qui eacutetait un objet comportant un risque pour la pharmacienne aurait eacuteteacute deacutetruit par

celle-ci ou leacutegueacute aux dirigeants du camp

Megrelidzeacute mourut suite agrave une soudaine crise cardiaque le 17 septembre 1944 mais cela nrsquoa

eacuteteacute officiellement communiqueacute agrave sa famille que quinze ans plus tard en 1959 La femme de

Megrelidzeacute Aleksandra Karcivadze qui a eacuteteacute eacutegalement arrecircteacutee juste avant la deuxiegraveme

arrestation de son mari drsquoabord condamneacutee agrave mort a essuyeacute la peine commueacutee et nrsquoa pu rentrer

23 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 94

24

en Geacuteorgie qursquoen 1956 Avec le soutien de sa fille et de ses amis elle a demandeacute la reacutehabilitation

de son mari ce qui apregraves quelques tentatives avorteacutees a eacuteteacute obtenu le 8 septembre 1958 par

deacutecision de la cour suprecircme de RSFS de Russie

Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication

Si la deuxiegraveme monographie de Megrelidzeacute a eacuteteacute irreacutemeacutediablement perdue ce nrsquoest que par

chance que son premier livre Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee a

eacutechappeacute au mecircme sort Lrsquoœuvre nous a eacuteteacute preacuteserveacutee gracircce agrave un seul exemplaire un bon agrave tirer

qui par un heureux concours de circonstances a pu ecirctre sauveacute alors que le tirage entier stockeacute

et en attente de mise en circulation a eacuteteacute deacutetruit apregraves la premiegravere arrestation de lrsquoauteur en 1937

Le travail sur le livre a deacutebuteacute au moment ougrave apregraves la fermeture de lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de Tbilissi et sa destitution de son poste de chef de la Glavnaouka Megrelidzeacute srsquoest rendu agrave

Leningrad agrave lrsquoILP de Nikolas Marr Selon lrsquoautobiographie qui comme on lrsquoa vu fait le silence

sur les raisons de ce transfert Megrelidzeacute aurait demandeacute au Commissariat populaire agrave

lrsquoEducation de la RSS de Geacuteorgie de lrsquoenvoyer en mission en vue de travailler agrave la reacutedaction de

lrsquoouvrage que jusque-lagrave il avait eacuteteacute empecirccheacute drsquoeacutecrire agrave cause de la surcharge dans ses

occupations drsquoenseignant et de fonctionnaire La demande lui a eacuteteacute accordeacutee drsquoautant plus que

lrsquoinvitation venait de Kirov ainsi que de Marr qui agrave quelques anneacutees de sa mort (Marr est

deacuteceacutedeacute en deacutecembre 1934) eacutetait une figure incontournable dans la vie intellectuelle sovieacutetique

et qui en 1932 avait pris connaissance du projet du futur livre de Megrelidzeacute et donneacute son

approbation La mission a deacutebuteacute agrave Gagra ougrave au cours de trois mois Megrelidzeacute a eacutecrit un tiers

du livre en se servant des mateacuteriaux qursquoil avait petit agrave petit assembleacutes deacutejagrave agrave Tbilissi Le reste du

livre a eacuteteacute reacutedigeacute agrave Leningrad ougrave il a occupeacute un poste de chercheur au Deacutepartement des eacutetudes

du Caucase agrave lrsquoILP Le livre a donc eacuteteacute reacutedigeacute entre 1933 et 1934 mais nrsquoa eacuteteacute precirct agrave la parution

qursquoen 1936 Dans lrsquointroduction (agrave la version de 1937) Megrelidzeacute remarque que la parution a ducirc

ecirctre plusieurs fois remise pour des raisons indeacutependantes de lrsquoauteur A preacutesent il est impossible

drsquoeacutetablir la nature de ces raisons ainsi que celle des modifications que le texte a ducirc subir avant

que la version composeacutee comme le bon agrave tirer ait eacuteteacute deacutefinitivement fixeacute La seule modification

dont on peut ecirctre sucircr concerne le titre de lrsquoouvrage Dans la documentation de lrsquoILP qui contient

25

la liste des ouvrages preacutepareacutes pour la parution au cours de lrsquoanneacutee 1936 le livre de Megrelidzeacute

figure sous le titre Pheacutenomeacutenologie marxiste de la penseacutee alors que selon le bon agrave tirer le titre

est Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee24 Nous reviendrons sur la question

concernant le titre de lrsquoouvrage en peu plus bas Quant au retard de la parution du livre tregraves

probablement il a eacuteteacute lieacute agrave lrsquoexclusion de Megrelidzeacute du parti et agrave des procegraves politiques internes

agrave lrsquoILP (dans lrsquoautobiographie comme on lrsquoa vu Megrelidzeacute parle de lrsquolaquo eacutepuration raquo qui a ducirc

consideacuterablement agiter la vie de lrsquoinstitut (voir eacutegalement la note [21] en bas des pages 21-22)

En juin 1936 le livre a eacuteteacute composeacute en typographie Un an plus tard en juin 1937 le reacutedacteur

professeur Leon Bachindjagian a donneacute lrsquoautorisation drsquoimpression Mais les exemplaires nrsquoont

eacuteteacute imprimeacutes que vers la fin de lrsquoanneacutee car Bachindjagian a eacuteteacute arrecircteacute (avec la mecircme accusation

qui quelques mois plus tard serait porteacutee contre Megrelidzeacute ndash lrsquoadheacutesion au groupe nationaliste

armeacutenien des Dachnaks) et il a fallu que le nouveau reacutedacteur Ivan Mechtchaninov qui eacutetait en

mecircme temps le reacutedacteur geacuteneacuteral de lrsquoeacutedition donne une nouvelle autorisation

Le livre avait eacuteteacute conccedilu comme la thegravese doctorale de Megrelidzeacute Friedrich rapporte dans

son livre qursquoen mai 1936 agrave lrsquoILP Megrelidzeacute avait deacutejagrave obtenu le titre de laquo candidat des

sciences raquo qui au sein du systegraveme sovieacutetique le rendait recevable pour la thegravese La deacutecision de

lui confeacuterer ce titre a eacuteteacute signeacutee par Deborin Mechtchaninov et Frank-Kamenetzki25 Quant agrave la

soutenance de la thegravese doctorale elle a eacuteteacute tout comme la parution du livre drsquoabord remise agrave

plus tard agrave cause de lrsquoarrestation du directeur de la thegravese qui eacutetait eacutegalement le premier eacutediteur

de son livre Leon Bachindjagian Les fonctions de celui-ci ont eacuteteacute reprises par Mechtchaninov

(qui apregraves la mort de Marr est devenu directeur de lrsquoILP et passe pour le plus eacuteminent des

repreacutesentants du marrisme) qui comme on vient drsquoindiquer a donneacute le feu vert agrave lrsquoimpression du

livre Mais agrave cause de lrsquoarrestation de Megrelidzeacute en feacutevrier de lrsquoanneacutee 1938 la soutenance de la

thegravese a ducirc ecirctre reporteacutee pour plus tard encore une fois et nrsquoa jamais pu avoir lieu Quant aux

exemplaires de son livre qui au moment de son arrestation eacutetaient stockeacutes mais pas encore mis

en circulation ils furent entiegraverement aneacuteantis Le bon agrave tirer a eacuteteacute sauveacute par lrsquoun des chercheurs

de lrsquoILP Ioseb Megrelidzeacute Il lrsquoavait clandestinement retireacute du bureau deacutejagrave scelleacute de Konstantineacute

Megrelidzeacute Puis comme nous le rapporte la fille de Megrelidzeacute Ioseb Megrelidzeacute aurait gardeacute

24 Cf Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических

исследований Op cit p 397 25 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 93

26

cet exemplaire chez soi emballeacute dans une fausse couverture rouge qui appartenait agrave un des

volumes des œuvres de Leacutenine

De toute apparence Konstantineacute Megrelidzeacute a reacutecupeacutereacute cet exemplaire agrave la fin de 1939

quand il a eacuteteacute mis en liberteacute drsquoune maniegravere aussi inattendue que courte Il lrsquoa apporteacute agrave Tbilissi

ougrave au deacutebut de 1940 il a renoueacute le contact avec des professeurs drsquoinfluence agrave lrsquoUniversiteacute de

Tbilissi le recteur lrsquohistorien Ivaneacute Djavakhichvili son ancien professeur de psychologie

Dimitri Uznadzeacute lrsquohistorien Simon Djanachia Ceux-ci apregraves avoir pris connaissance du livre de

Megrelidzeacute deacutecident de le publier Mais la nouvelle arrestation de Megrelidzeacute advenue le 31

deacutecembre de la mecircme anneacutee empecircchera ce projet de se reacutealiser

A cette eacutetape on pourrait se poser la question suivante est-ce que lrsquoarrestation et la

deacuteportation de Megrelidzeacute dans le camp de travail qui a reacutesulteacute dans sa mort eacutetaient lieacutees au

caractegravere de son travail theacuteorique agrave ses ideacutees Jusque-lagrave nous nrsquoavons pas fait allusion au

contenu de ces ideacutees et pourtant cette question nrsquoest pas preacutematureacutee car il est possible drsquoy

reacutepondre en faisant appel exclusivement aux eacuteleacutements biographiques tandis que lrsquoanalyse de ses

positions theacuteoriques ne mettrait pas de nouvel eacuteleacutement dans lrsquoaffaire

Contrairement agrave ce qui semblerait ecirctre lrsquoexplication la plus immeacutediate et intuitive rien ne

nous permet drsquoaffirmer que lrsquoarrestation de Megrelidzeacute avait pour but son eacutecartement de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Comme on a vu lrsquoaccusation nrsquoa pas eacuteteacute centreacutee sur ses activiteacutes

acadeacutemiques mais sur lrsquoimputation drsquoune adheacutesion agrave un groupe extreacutemiste de nationalistes

armeacuteniens Il est vrai que cette accusation par son absurditeacute laisse entendre que la vraie raison

en eacutetait une autre (il nrsquoest pas sans importance de noter que Megrelidzeacute nrsquoa jamais donneacute son

aveu et nrsquoa pas signeacute les protocoles de police) mais il est tout aussi clair qursquoau deacutebut de la

peacuteriode des grandes purges lorsque tombe lrsquoarrestation il nrsquoaurait pas eacuteteacute gecircnant pour le NKVD

de construire une accusation avanccedilant des raisons ideacuteologiques

En outre notre affirmation peut ecirctre appuyeacutee par le fait que la preacutesence des ideacutees de

Megrelidzeacute dans le milieu acadeacutemique de lrsquoeacutepoque eacutetait assez reacuteduite et crsquoest avec difficulteacute

qursquoon pourrait parler des effets produits par ses textes

Les effets de son activiteacute intellectuelle pourraient ecirctre reacutesumeacutes dans les quatre points

suivants

27

Premiegraverement son livre et donc le seul texte qui expose les positions de Megrelidzeacute drsquoune

maniegravere systeacutematique et aurait une certaine force pour imposer telles ou telles ideacutees nrsquoa pas pu

voir le jour ni avant son arrestation ni durant le reste de sa vie

Deuxiegravemement le constat qursquoon peut faire agrave partir des trois autres textes tous parus en 1935

durant la vie de lrsquoauteur ne serait pas essentiellement autre Son texte le plus extensif paru dans

la revue Langue et penseacutee26 et qui srsquointitulait laquo De la conscience animale agrave la conscience

humaine raquo (plus tard ce texte sera converti en deuxiegraveme chapitre de son livre) ne contient rien

qui precircte agrave des conclusions politiquement significatives et pouvant ecirctre imputeacutees agrave lrsquoauteur Il en

va de mecircme de son deuxiegraveme article paru dans un recueil deacutedieacute agrave la meacutemoire de Nikolas Marr

laquo Sur les superstitions et le mode de penseacutee ldquopreacutelogiquerdquo (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Quant agrave son

troisiegraveme texte srsquointitulant laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo publieacute dans la revue

Les problegravemes de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes il nrsquoy a rien de non orthodoxe dans ce

texte entiegraverement impreacutegneacute des louanges de Nikolas Marr qui est preacutesenteacute comme celui qui a

fourni agrave la science marxiste de la culture mateacuterielle une meacutethodologie approprieacutee

Troisiegravemement il est agrave noter que Megrelidzeacute a eu quelques occasions pour partager les

reacutesultats provisoires de ses travaux avec ses collegravegues et en discuter avec eux Crsquoest le moment

ougrave Megrelidzeacute acquiert une certaine notorieacuteteacute dans les cercles acadeacutemiques de Leningrad de

lrsquoeacutepoque Drsquoune lettre eacutecrite par Megrelidzeacute agrave sa femme27 nous apprenons qursquoen 1933 il eut la

possibiliteacute de faire quelques preacutesentations au sujet de quelques-uns des eacuteleacutements que plus tard il

inclurait dans son livre notamment les questions relatives agrave la psychologie Son intervention agrave

Leningrad agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences28 aurait provoqueacute un tregraves vif inteacuterecirct suite agrave quoi on lui

aurait demandeacute de faire une session suppleacutementaire Cette fois-ci le public srsquoest reacuteuni plus large

car les chercheurs drsquoautres instituts ayant entendu parler de sa premiegravere intervention sont venus

lrsquoeacutecouter A la fin de la session une discussion srsquoest animeacutee qui quelque peu regrettablement

pour Megrelidzeacute eacutetait drsquoun caractegravere plutocirct laudatif que critique Parmi ceux qui avaient pris la

parole se trouvaient Ivan Meschaninov Izrailrsquo Frank-Kamenetski29 Vasili Struve30 Boris

26 Il srsquoagit de la revue eacutediteacutee au sein de lrsquoILP de 1933 jusqursquoagrave 1948 27 კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 602-603 28 LrsquoILP de Marr ougrave travaillait Megrelidzeacute eacutevidemment eacutetait un des instituts au sein de lrsquoAcadeacutemie des

Sciences de RSFSR 29 Seacutemitologue et bibliste theacuteoricien du mythe de la litteacuterature et de la religion Il collaborait avec Nikolas

Marr et travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut Japheacutetologique qui en 1931 srsquoest transformeacute en lrsquoIPL Il y dirigeait

28

Ananrsquoev31 Comme nous apprenons de cette lettre les eacutechanges oraux avec ses collegravegues ne sont

apparus agrave Megrelidzeacute ni porteurs drsquoeffets ni fructueux ou stimulants Ainsi eacutecrit-il

laquo Ma chegravere Tsoutsa je sais bien qursquoils ont appreacutecieacute mon travail Mais je sais tout aussi bien que

malgreacute leur eacutevaluation positive ils nrsquoarrivent pas agrave prendre en compte toutes les conseacutequences qui se

laissent tirer de certaines de ces ideacutees ni agrave envisager tout ce qui devrait deacutecouler de ces postulats

Mais peut-ecirctre est-il impossible qursquoune telle prise en compte par des personnes inconnues ait lieu

Et ainsi ce succegraves me trouble tout autant qursquoun insuccegraves mrsquoaurait inquieacuteteacute raquo32

Neacuteanmoins ce manque de compreacutehension ne change rien par rapport agrave la question qursquoon est

en train de se poser ici car lrsquoincompreacutehension est tout autant un effet vrai drsquoune proposition

theacuteorique que sa compreacutehension On sait eacutegalement que Megrelidzeacute a fait une intervention

publique agrave Tbilissi en 1940 dans la peacuteriode entre ses deux arrestations lorsqursquoil travaillait sur un

petit ouvrage agrave preacutesent perdu srsquointitulant Lrsquohistoire des couleurs agrave la lumiegravere des problegravemes

geacuteneacuteraux de perception33 Mais bien eacutevidemment tous ces faits ne sont pas suffisants pour

qursquoon puisse affirmer que le travail de Megrelidzeacute aurait produit des effets quelque peu seacuterieux

et durables Qui plus est les sujets qursquoil avait choisi de traiter en vue des eacutechanges avec ses

collegravegues (psychologie animale question du nombre theacuteorie des couleurs) relevaient du

caractegravere empirique et plutocirct illustratif ne portant qursquoobliquement sur les enjeux theacuteoriques qui

sont au cœur de sa reacuteflexion

Enfin et quatriegravemement il faut attirer lrsquoattention sur le fait que dans lrsquohistoriographie de la

philosophie sovieacutetique on ne trouve aucune mention qursquoelle soit positive ou neacutegative de notre

auteur Quant agrave son eacutepoque il nrsquoy a eu qursquoune petite recension que en 1935 Aleksandr Louria

le cabinet des langues seacutemito-hamitiques ainsi que le secteur de la litteacuterature orale de la socieacuteteacute primitive Il publiait dans la revue laquo Recueil japheacutetologique raquo

30 Deux ans plus tard en 1935 Vasili Struve sera nommeacute comme membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il est lrsquoorientaliste marxiste sovieacutetique le plus renommeacute qui srsquoeacutetait speacutecialiseacute en eacutegyptologie et en assyriologie Il est consideacutereacute comme le fondateur de lrsquoeacutecole sovieacutetique de lrsquohistoire de lrsquoAncient Orient

31 laquo Le jeune psychologue Ananrsquoev raquo (comme le deacutecrit Megrelidzeacute) agrave cette eacutepoque travaillait comme chercheur agrave lrsquoInstitut psychoneacutevrologique de Bekhterev agrave Leningrad Plus tard il sera le fondateur et lrsquoauteur de la conception du deacutepartement de psychologie agrave lrsquoUniversiteacute drsquoEtat de Leningrad et deacuteveloppera un modegravele systeacutemique de la conscience humaine qui accentue le mode de recherche interdisciplinaire dont le centre est la psychologie

32 La lettre de Megrelidzeacute agrave sa femme dateacutee du 30 avril de 1933 in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit თბილისი 1990 p 603

33 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 67

29

avait deacutedieacutee agrave son article sur la psychologie animale et humaine34 Mecircme si un Louria laudatif

remarque que Megrelidzeacute est le premier agrave poser la question de la conscience (сознание) dans de

nouveaux termes proprement marxistes et historicistes diffeacuterents de ceux qui eacutetaient proposeacutes

par les courants conflictuels de laquo la psychologie ideacutealiste raquo et de laquo la psychologie meacutecaniste raquo ce

nrsquoest eacutevidemment pas une reacuteaction assez forte pour qursquoelle ait marqueacute son milieu intellectuel

ainsi que le souvenir qui en a eacuteteacute gardeacute

Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente

Sans doute la source de lrsquoimportance ou puissance qursquoon peut attribuer agrave un texte

quelconque ne reacuteside pas tant dans son caractegravere intrinsegraveque que dans les effets qursquoil a geacuteneacutereacutes

au cours du temps et des contextes changeants mais eacutegalement dans le fait qursquoil continue de les

geacuteneacuterer jusqursquoau moment preacutesent Comme on vient de voir le livre de Megrelidzeacute donne

lrsquoexemple drsquoun texte qui nrsquoa entraicircneacute quasiment aucune exteacuteriorisation dans son propre contexte

immeacutediat On va maintenant essayer de donner lrsquoaperccedilu des deacuteveloppements qui ont eu lieu

apregraves la parution du livre en 1965 rendue possible par le bon agrave tirer qui avait eacuteteacute preacuteserveacute par la

famille de lrsquoauteur35

Paru avec presque trente ans de retard et transposeacute dans un milieu qui lui eacutetait eacutetranger

lrsquoouvrage a rencontreacute un public dont la deacutemotivation intellectuelle eacutetait proportionnelle agrave la

stagnation de la penseacutee soumise agrave une pression ideacuteologique aigueuml depuis une longue peacuteriode de

temps Degraves sa parution le livre a acquis une certaine notorieacuteteacute dans les cercles philosophiques

sovieacutetiques et il a surtout inspireacute toute une geacuteneacuteration drsquoeacutetudiants de la faculteacute de philosophie de

lrsquoUniversiteacute de Rostov Le livre est devenu un sujet de discussions lors des sessions du

deacutepartement de philosophie de cette universiteacute agrave une desquelles en 1966 il a eacuteteacute deacutecideacute de le

preacutesenter pour le hautement prestigieux prix Leacutenine (qursquoil nrsquoa jamais obtenu) Comme le

34 Александр Романович ЛУРИЯ laquo К Р Мегрелидзе От животного сознания к человеческомуraquo in Язык

и мышление V 1935 изд Академии наук СССР Вестник АН СССР 8-9 Москва-Ленинград 1936 35 La publication a eacuteteacute rendu possible gracircce aux efforts de la femme de lrsquoauteur rentreacutee agrave Tbilissi apregraves 16 ans

passeacutes dans un camp de concentration et bannissement et sa fille qui avait 7 ans au moment de lrsquoarrestation du pegravere et qui a eacuteteacute gardeacutee agrave Tbilissi par la belle-megravere de lrsquoauteur Cela a eu donc lieu apregraves sa reacutehabilitation en 1958 et 21 ans apregraves la mort de lrsquoauteur

30

protocole des sessions le montre36 les discussions portaient un caractegravere assez sommaire et se

sont borneacutees agrave lrsquoexposition des divers eacuteleacutements de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave lrsquoaccentuation de

la contribution de Megrelidzeacute agrave laquo la sociologie marxiste toujours peu eacutelaboreacutee raquo et agrave de mineures

deacuteviations (parfois de caractegravere purement terminologique) par rapport aux classiques du

marxisme-leacuteninisme

Le commentaire sovieacutetique qui provoque le plus drsquointeacuterecirct est celui drsquoOtar Djioev un

philosophe geacuteorgien auteur de lrsquoarticle laquo Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee dans

lrsquoœuvre de K R Megrelidzeacute raquo (1979)37 ainsi que drsquoune brochure laquo Kita Megrelidzeacute raquo (1982)38

Ces textes sont drsquointeacuterecirct dans la mesure ougrave Djioev va un peu plus loin qursquoune superficielle

constatation des reacutesultats obtenus par Megrelidzeacute et essaye de replacer son livre dans le contexte

des travaux laquo bourgeois raquo dont certains lui sont contemporains Dans cette juxtaposition ndashun

proceacutedeacute courant agrave partir des anneacutees 70 car depuis quelque temps deacutejagrave lrsquoUnion Sovieacutetique avait

commenceacute agrave se deacutelier de la politique isolationniste y compris dans le domaine de la science et agrave

srsquoorienter vers lrsquoeacutemulation du monde laquo capitaliste raquo ndash Megrelidzeacute est preacutesenteacute comme

laquo philosophe marxiste-leacuteniniste raquo (une expression encore absente chez Megrelidzeacute) qui aborde la

mecircme probleacutematique que lrsquoon trouverait chez Husserl Scheler ou Habermas Djioev rassemble

ceux-ci dans le groupe des philosophes qui en se rendant compte que la question de la penseacutee ne

peut pas ecirctre pertinemment poseacutee dans le cadre de la conscience en tant que telle cherchent des

voies pour laquo socialiser raquo la compreacutehension de lrsquohumain et laquo deacutepasser lrsquoopposition entre la

conscience ou [autrement dit] la penseacutee et lrsquoecirctre raquo Selon lrsquoestimation de Djioev ni la solution

de Husserl qui part de la conception du laquo monde de la vie raquo ou encore de la laquo socialiteacute

universelle raquo ni celle de Scheler qui a accentueacute ce moment dans sa sociologie

pheacutenomeacutenologique ni non plus celle de Habermas qui examine le lien entre la laquo connaissance raquo

et lrsquolaquo inteacuterecirct raquo nrsquoont atteint leur but car dans les trois cas la maniegravere dont le lien entre lrsquoecirctre

36 Le protocole drsquoune des sessions a eacuteteacute publieacute dans la revue principale en philosophie Les questions de philosophie А В ПОТЕМКИН В П ЯКОВЛЕВ laquo 30 лет спустя raquo in Вопросы философии 4 1968 Cf eacutegalement С МИКУЛИНСКИЙ Г ВОЛКОВ laquoСамопознание наукиraquo in Правда 13 февраля 1967 Certains eacuteleacutements du protocole ont eacuteteacute publieacutes aussi en geacuteorgien ბრონსკი ნ ქოზაევი ა bdquoკაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებldquo in საქართველოს კომუნისტი N3 pp 91-94 Enfin il a eacuteteacute recenseacute dans la liste bibliographique des publications sovieacutetiques en philosophie laquo 1967 Discussion at Rostov (on the Don) Univesity on The Basic Problems of the Sociology of Thought a book written in the thirties by Georgian philosopher K R Megrelidze raquo (laquo Chronology raquo in Studies in Soviet thought Vol 8 No 23 (1968) p 254)

37 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Издательство Наука Москва 1979

38 Отар ДЖИОЕВ Кита Мегрелидзе Мецниереба Тбилиси 1982

31

(social) et la penseacutee est postuleacute relegraveve de lrsquoabstraction Or ce nrsquoest que sur la base marxiste-

leacuteniniste dit Djioev qursquoon peut comprendre ce lien drsquoune maniegravere concregravete en accentuant non

pas une simple socialiteacute de conscience mais la pratique sociale car ce nrsquoest que la pratique qui

laisse les aspects drsquoactiviteacute et de passiviteacute apparaicirctre dans un eacutequilibre dialectique Suite agrave cette

reacuteflexion Djioev oppose Megrelidzeacute agrave Althusser Selon lui Althusser retombe dans ce que

Megrelidzeacute aurait appeleacute le sociologisme qui implique une deacutetermination sociale de lrsquohomme

laquo Selon lrsquointerpreacutetation althusseacuterienne de la theacuteorie de la connaissance marxiste le [caractegravere]

actif de conscience celui de lrsquoactiviteacute drsquoun homme connaissant se marie avec la neacutegation du

[caractegravere] actif du sujet de connaissance Cette attitude deacutecoule du structuralisme qui se repreacutesente

la penseacutee telle une activiteacute interpersonnelle et au bout de compte glisse vers lrsquoaffirmation selon

laquelle ce sont les structures qui laquo pensent raquo pas les hommesraquo39

Quant agrave Megrelidzeacute lui en revanche dit Djioev refuse de poser la question de la

deacutetermination sociale de lrsquohomme sans en mecircme temps srsquointerroger sur la nature de la pratique

humaine et laisser place au principe actif qui en deacuterive

Une conclusion semblable trouve une forme beaucoup moins sophistiqueacutee on pourrait dire

mecircme peacutenible chez un autre commentateur sovieacutetico-geacuteorgien Zourab Kakabadzeacute qui

qualifie Megrelidzeacute drsquohumaniste pour laquo la place exceptionnelle que Megrelidzeacute attribue agrave

lrsquohomme dans le monde raquo40 On fera observer que chez ce commentateur nous trouvons une

autre ligne drsquoopposition au monde bourgeois agrave laquelle Megrelidzeacute pouvait ecirctre associeacute dans le

contexte de lrsquoUnion Sovieacutetique tardive Megrelidzeacute eacutetait notamment preacutesenteacute comme le chef de

file dans la lutte contre les cyberneacuteticiens bourgeois qui soulevaient des preacutetentions absolues

tacircchant de modeler le cerveau humain et de substituer la machine agrave lrsquohomme Evidemment

Megrelidzeacute au milieu des anneacutees 30 ne pouvait pas encore critiquer la cyberneacutetique Mais la

reacutefeacuterence ici est faite agrave la critique acharneacutee que Megrelidzeacute lance au physiologisme et agrave ses

preacutetentions (virtuelles) de donner une explication deacutefinitive de la penseacutee de lrsquohomme

La double critique des attitudes reacuteductionnistes - sociologisante drsquoun cocircteacute et empiriciste de

lrsquoautre cocircteacute ndash observeacutees par Megrelidzeacute dans les explications de ce qursquoil appelle la laquo penseacutee

humaine raquo a eacuteteacute donc exploiteacutee par les commentateurs sovieacutetiques des anneacutees 70 pour srsquoopposer

39 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 127 40 Зураб КАКАБАДЗЕ laquo Второе рождение книги raquo in Заря востока 88 14 апреля 1967

32

aux deacuteveloppements theacuteoriques et scientifiques du monde capitaliste qui leur eacutetaient

contemporains Cela en mecircme temps leur permettait drsquoinsister sur lrsquoactualiteacute de lrsquoœuvre de

Megrelidzeacute et son caractegravere anticipateur Ainsi en placcedilant au preacutealable Althusser dans la

continuiteacute avec la theacuteorie sociologique de Durkheim les arguments anti-durkheimien de

Megrelidzeacute par extension pouvaient ecirctre adresseacutes agrave lui aussi De la mecircme faccedilon lrsquoinsistance de

Megrelidzeacute sur les limitations de la recherche en physiologie et ses raisonnements anti-

pavloviens pouvaient ecirctre remis en emploi dans la critique de la cyberneacutetique En anticipant le

cours de notre analyse nous voudrions remarquer ici que les passages critiques deacutedieacutes agrave Pavlov

que la censure avait effaceacutes dans lrsquoeacutedition de 1965 du livre sont reacuteapparus dans la version du

1973 Vu le besoin de nouveaux instruments critiques dans la philosophie et la science sovieacutetique

des anneacutees 70 la motivation derriegravere un tel changement dans le fonctionnement de la censure est

assez claire

Enfin pour des raisons drsquoexhaustiviteacute nous voudrions ajouter que quelques dizaines

drsquoarticles faisant reacutefeacuterence agrave lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ont eacuteteacute publieacutes en Union Sovieacutetique ainsi

qursquoen Russie postsovieacutetique et contemporaine Ces articles ne meacuteritent strictement aucune

attention vu leur qualiteacute acadeacutemique extrecircmement basse Non seulement ils nrsquoeacuteclairent en rien

lrsquoœuvre de Megrelidzeacute mais ils ne peuvent mecircme pas ecirctre consideacutereacutes comme des exemples de sa

reacuteception41 Les citations tireacutees du livre de Megrelidzeacute y apparaissent drsquoune maniegravere sporadique

hasardeuse et inattendue sans preacutemisses ou raisons apparentes et ne servent que pour fournir

drsquoappui agrave telle ou telle position que lrsquoauteur de lrsquoarticle donneacute voudrait deacutefendre De telles

apparitions sont signe non pas de lrsquoimportance qui serait geacuteneacuteralement reconnue agrave Megrelidzeacute

mais justement de lrsquoinsouciance que les auteurs drsquoarticles pareils deacutemontrent dans leur incapaciteacute

agrave prendre en compte le fait qursquoil existe une diffeacuterence dans lrsquoimportance ou si lrsquoon veut une

certaine hieacuterarchie entre les auteurs qui dicte les regravegles de reacutefeacuterences (inavoueacutees car allant de

soi) dans tout travail acadeacutemique deacutecent

Quant aux retentissements que la parution du livre a eus dans le milieu acadeacutemique

occidental ils se bornent principalement agrave des mentions dans les listes des nouvelles parutions

sovieacutetiques Il srsquoagit des listes bibliographiques qui embrassaient un nombre tregraves complet de

41 A titre drsquoexemple on ne va indiquer qursquoun article publieacute en Reacutepublique Tchegraveque dans les temps sovieacutetiques

Jan KAPARYT Rudolf STEINDL laquo Historicity materiamismus a etologicka redukce socialniho na biologickerdquo in Sociologicky Casopis Czech Sociological Review Roc 16 Cis 5 (1980) p 483

33

livres et de revues en philosophie parus en Union Sovieacutetique Elles eacutetaient conccedilues comme

instrument de recherche pour les sovieacutetologues qui eacutevidemment rencontraient des difficulteacutes

peu neacutegligeables quant agrave lrsquoaccegraves agrave la production intellectuelle sovieacutetique42 Ces listes proposent

seulement les informations bibliographiques et mecircme un rangement en rubriques y est absent43

A part cela nous pouvons citer quelques phrases qui constituent les mentions les plus

extensives de lrsquoœuvre de Megrelidzeacute que lrsquoon peut trouver dans le monde universitaire

occidental pendant la peacuteriode drsquoexistence de lrsquoUnion Sovieacutetique Lrsquoune appartient agrave Thomas J

Blakeley qui dans les notes agrave lrsquoun des volumes de la seacuterie Studies in Soviet thought eacutenumegravere

quelques livres sovieacutetiques qui traitent les questions meacutethodologiques relatives au peuple classes

et valeur et qui font preuve drsquoune certaine distanciation laquo analytique raquo par rapport aux aspects

les plus obscurs du marxisme-leacuteninisme Ainsi eacutecrit-il

laquo Basic Problems of Sociology of Knowledge (Osnovnye problem sociologii myslenija Tbilisi

Mecniereba 1973 438 str) by K R Megrelidze is a breath of fresh air from the past First published

posthumously in 1965 after having been ready for publication in 1938 it shows a strong mind at

work on problems of import not just to Soviet science but also to world science at that time Class

interests class consciousness and the like are handled with a sophistication that Soviet theory of

culture has yet to regain raquo44

Lrsquoautre commentaire est agrave trouver dans un article drsquoAsh Gobar ougrave celui-ci deacutepeint le

panorama des recherches dans des diverses branches de la philosophie en Geacuteorgie

laquo hellipMegrelidze utilizing the insights of Gestalt psychology describes ldquoconsciousnessrdquo and

ldquothoughtrdquo as dynamic processes with Gestalt properties He criticizes ldquobourgeois sociologistsrdquo who

42 Le but ainsi que la structure des listes bibliographiques preacutepareacutees au sein de The institute of East-European

studies (University of Frieburg) sont expliqueacutes par BLAKELEY J Thomas laquo A bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought I D Reidel Publishing Company Dodrecht 1961 pp 12-15

43 Cf laquo Books received raquo in Studies in Soviet Thought Vol 14 (1974) p 343 laquo Foreign-language books received raquo in The review of Metaphysics Vol 20 No 2 (Dec 1966) p 387 Ash GOBAR laquo Bibliography of Georgian philosophy (1946-1976) raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No

3 (Aug 1978) p 253 laquo Bibliography of Soviet philosophy raquo in Studies in Soviet thought Vol 15 No 1 (Mar 1975) p 86 Joacutezef Maria BOCHENSKI (eacuted) Bibliographie der Sowjetischen Philosophie VII D Reidel Publishing

Company Dodrecht 1968 p 113 44 Thomas J BLAKELEY Franccedilois PERROUD laquo Notes and Comments raquo in Studies in Soviet Thought Vol

17 No 2 (Aug 1977) p 142

34

describe personalsocial consciousness as a mere ldquocopyrdquo of a given culture ignoring the ldquothird

factorrdquo of creativity which mediates between the person and his culture raquo45

Megrelidzeacute figure dans les livres deacutedieacutes agrave lrsquohistoire de la philosophie geacuteorgienne publieacutes en

Geacuteorgie46 mais comme nous le voyons crsquoest bien la sovieacutetologie elle-mecircme qui degraves les anneacutees

60-70 lrsquoy avait inscrit

Le troisiegraveme bloc dans lrsquohistoire de la reacuteception du livre de Megrelidzeacute est constitueacute par des

publications relativement reacutecentes ougrave la question nrsquoest plus du tout celle de la nature de son

travail theacuteorique mais celle de sa place dans lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique Il srsquoagit de

remarques tout agrave fait marginales souvent en bas de page dans lesquelles Megrelidzeacute nrsquoest

envisageacute qursquoobliquement comme une figure de lrsquoentourage de Nikolas Marr A titre drsquoexemple

lrsquoarticle de Perlina dont le but est de deacutemontrer que dans les anneacutees 20-30 les œuvres de Leacutevy-

Bruhl Freud et Cassirer eacutetaient bien connues des speacutecialistes sovieacutetiques du folklore de la

mythologie et de lrsquoethnographie Megrelidzeacute nrsquoest eacutevoqueacute que pour en faire une preuve parmi

drsquoautres par les quelques reacutefeacuterences agrave Leacutevy-Bruhl et agrave Cassirer que lrsquoon trouve dans son livre47

Les mentions de ce type se sont surtout multiplieacutees dans la derniegravere deacutecennie ougrave la relecture des

œuvres de Nikolas Marr a eacuteteacute mise agrave lrsquoordre du jour En effet si dans la derniegravere deacutecennie le nom

de Megrelidzeacute resurgit crsquoest ducirc au reacuteveil de lrsquointeacuterecirct plus large pour la linguistique marriste qui

malgreacute son caractegravere deacutesuet relegraveve des eacuteleacutements remarquables pour une critique de la

linguistique indoeuropeacuteenne48

Lrsquoœuvre de Megrelidzeacute nrsquoest donc jamais devenue lrsquoobjet drsquoune recherche seacuterieuse La seule

chercheuse qui se deacutemarque par lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave ce penseur est Janette Friedrich que

nous avons deacutejagrave mentionneacutee au sujet de la biographie de Megrelidzeacute dont elle fournit la version

45 Ash GOBAR laquo Contemporary philosophy in Soviet Georgia raquo in Studies in Soviet thought Vol 18 No 3

(Aug 1978) p 179 46 Cf მახარაძე მიხეილ ქართული ფილოსოფიური აზრის ისტორია ოთხტომეული უნივერსალი

თბილისი 2013 47 Nina PERLINA laquo Olrsquoga Freidenbert on Myth Foklore and Literature raquo in Slavic Review Vol 50 No 2

(Summer 1991) p 375 48 Cf Craig BRANDIST laquo Semantic paleontology and the passage from myth to science and poetry the work

of Izrailrsquo Frank-Kamenetskij (1880-1937) raquo in Studies in East European Thought Vol 63 No 1 Fifty Years of Studies (February 2011) p 44

Craig BRANDIST Katya CHOWN (Ed) Politics and the theory of language in the USSR 1917-1938 The birth of sociological linguistics Anthem Press London 2011 p 171

Vladimir ALPATOV laquo Que peut apporter lrsquoheacuteritage de Marr raquo in Un paradigme perdu la linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL No 20 2005

35

la plus complegravete Dans sa thegravese doctorale qui a pris la forme drsquoune monographie deacutedieacutee aux

paradigmes de la langue dans des conceptions psychologiques sovieacutetiques agrave cocircteacute de Bachtin et

Vygotskij elle analyse cet aspect speacutecifique chez Megrelidzeacute aussi Par ce livre auquel se joint

un article49 elle a fait connaicirctre Megrelidzeacute dans le milieu germanophone Et crsquoest toujours elle

qui avec un article en langue franccedilaise50 ougrave est tenteacute une reconstruction des traces de la theacuteorie

de Nikolas Marr dans lrsquoœuvre de Megrelidzeacute a pour la premiegravere fois introduit cet auteur dans

lrsquoespace francophone

Crsquoest dans le sillage drsquoune reacuteactualisation de Marr que dans les anneacutees reacutecentes Megrelidzeacute

est tombeacute au centre de lrsquointeacuterecirct plus focaliseacute chez des chercheurs de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Cela

a reacutesulteacute dans une journeacutee drsquoeacutetude un cours universitaire quelques articles et une petite

monographie de Zedania Le preacutesent travail a eacuteteacute eacutegalement inspireacute par ces deacuteveloppements

Apregraves cet aperccedilu de lrsquohistoire de lrsquoouvrage nous voudrions maintenant revenir plus

speacutecifiquement sur lrsquohistoire du texte du livre Comme on vient de dire Friedrich a consacreacute un

article aux traces de la conception linguistique de Nikolas Marr dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute

Les versions du livre que lrsquoon connaissait jusqursquoagrave il y a quelques anneacutees au long de ses cinq cent

pages ne comportait quasiment aucune mention significative de Nikolas Marr51 ce qui il nrsquoest

pas eacutetonnant paraissait eacutetrange vue les circonstances de la reacutedaction du livre et la biographie de

lrsquoauteur Il eacutetait bien clair que le livre avait ducirc ecirctre censureacute ou pour utiliser lrsquoeupheacutemisme

sovieacutetique courant laquo nouvellement eacutediteacute raquo Si ce livre tronqueacute il y a quelques anneacutees encore

obligeait donc ses commentateurs agrave faire des conjectures et agrave essayer de reconstruire ce qui

hypotheacutetiquement pouvait ecirctre sa version originale agrave preacutesent il peut devenir lrsquoobjet drsquoune

analyse concregravete gracircce au fait que lrsquounique bon agrave tirer datant de 1937 ndash la seule source donc des

eacuteditions de 1965 et 1973 - a eacuteteacute reacutecemment retrouveacute dans lrsquoarchive du Museacutee de la litteacuterature de

Tbilissi Evidemment il nous permet de voir tregraves exactement les modifications que le texte a

49 Janette FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen

Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004 pp 109-124

50 Janette FRIEDRICH laquo Les traces de N Marr dans le livre de K Megrelidze Osnovnye problem sociologii myslenija (1937) raquo in Cahiers de lrsquoILSL Ndeg20 2005 pp 109-125 (Voir eacutegalement lrsquoarticle de Sylvie ARCHAIMBAULT qui integravegre les reacutesultats apporteacutes par Friedrich dans le tableau qursquoelle dresse de lrsquousage de la notion de lrsquoaperception parmi les linguistes russes et sovieacutetiques mais qui nrsquoa pas de preacutetention drsquoapporter de nouvelles connaissances sur Megrelidzeacute agrave proprement parler laquo La notion drsquoaperception raquo in Slavica Occitania Toulouse 30 2010 95-114)

51 Plus preacutecisement dans la version de 1965 le nom de Marr apparaicirct agrave deux occasions tout agrave fait marginales alors que dans la version de 1973 ses occurrences se multiplient mais restent tout aussi inessentielles

36

subies ulteacuterieurement On nrsquoa pourtant pas de possibiliteacute de porter le jugement sur ce que lrsquoauteur

lui-mecircme a (probablement) ducirc changer dans la peacuteriode entre 1933 et 1937 (exception faite du

titre du livre dont nous connaissons trois versions)

Le bon agrave tirer garde les traces de corrections orthographiques faites par un correcteur

speacutecialiste au mois de mai 1937 ainsi que des corrections mineures faites par la main de

Megrelidzeacute lui-mecircme Sur la page numeacutero un ougrave commence lrsquolaquo Exposition geacuteneacuterale de la

question de la penseacutee raquo52 le premier reacutedacteur du livre Leon Bachindjagian a fait deux

remarques dateacutees du 2VI37 1) laquo Imprimer agrave partir de la page 1 jusqursquoagrave la page 464 raquo (il nrsquoest

donc pas clair si lrsquointroduction qui preacutecegravede la page numeacutero 1 et est numeacuteroteacutee en chiffres

romains eacutetait censeacutee ecirctre imprimeacutee ou pas) et 2) laquo Les citations des classiques du marxisme sont

veacuterifieacutees raquo Sur les marges de lrsquoexemplaire on trouve eacutegalement de petits passages par lesquels

Megrelidzeacute a voulu amplifier le texte parfois en rajoutant des notes de bas de page ou encore des

pages entiegraveres (ces morceaux ont eacuteteacute effectivement inteacutegreacutes dans la version de 1965 par

lrsquoeacutediteur) Il nrsquoest pourtant pas clair si ces ajouts marqueacutes sur les marges datent de 1937 ou de

1940 ougrave se trouvant de seacutejour agrave Tbilissi Megrelidzeacute espeacuterait encore faire publier son ouvrage

(sur le frontispice on voit la note du professeur Djanachia dateacutee de 13XII1940 qui donne lrsquoordre

drsquoimprimer le bon agrave tirer en quatre exemplaires mais lrsquoauteur sera de nouveau arrecircteacute deux

semaines plus tard le 31 deacutecembre 1940) Si lrsquoon juge selon le contenu de certains des

commentaires on aurait tendance agrave penser qursquoils sont tardifs car Megrelidzeacute srsquoy attaque au

fascisme ou par exemple deacuteplore la deacutesertion des universiteacutes allemandes par des chercheurs

comme Max Wertheimer ou Kurt Lewin ce qui relegraveve de ce qui devait ecirctre drsquoactualiteacute en 1940

Mais une telle conclusion trouve vite ses limites si lrsquoon considegravere que depuis des anneacutees il eacutetait

ordinaire en Union Sovieacutetique de srsquoexprimer contre le fascisme (agrave titre drsquoexemple le mecircme

Louria en 1933 eacutecrit lrsquoarticle srsquointitulant laquo lsquoPsychologie des racesrsquo et la science fasciste raquo53) et

que les psychologues de la Gestalt avaient ducirc eacutemigrer drsquoAllemagne bien des anneacutees plus tocirct en

1933

En outre dans cet exemplaire on trouve des ratures Ce sont les traces tardives relevant de

la censure que le livre a subie avant sa parution en 1965 La comparaison de la version parue en

52 Pour le contenu du livre voir lrsquoannexe 53 Александр Романович ЛУРИЯ laquo lsquoПсихология расlsquo и фашистская наука raquo in Фронт науки и техники

12 ВАРНИТСО и СНР Москва 1933 pp 97-108

37

1965 avec le bon agrave tirer de 1937 redeacutecouvert met agrave la lumiegravere la maniegravere dont le texte a eacuteteacute

tronqueacute Degraves le premier coup drsquoœil on sent les tendances conjoncturelles dans le choix des

morceaux de texte qui ont eacuteteacute eacutelimineacutes On peut distinguer trois grands thegravemes qui sont tombeacutes

sous le coup de la censure Drsquoabord ce sont les pages entiegraveres consacreacutees aux questions de la

langue dans la perspective marriste qui comme Friedrich avait correctement conjectureacute avaient

eacuteteacute effectivement contenues dans le texte original mais ont eacuteteacute eacutelimineacutees pour une raison

eacutevidente Depuis la fameuse querelle en linguistique drsquoabord initieacutee et puis conclue par Staline

lui-mecircme en 1949 le marrisme a eacuteteacute reacuteduit agrave lrsquoinexistence alors que le nom de Marr nrsquoeacutetait plus

accepteacute comme une reacutefeacuterence possible54 Au total ce sont agrave peu pregraves 35 pages qui ont eacuteteacute

eacutelimineacutees du livre mais la coupure la plus seacutevegravere a toucheacute son cinquiegraveme chapitre deacutedieacute

justement agrave la question de la langue et de la conscience de soi Sa longueur a eacuteteacute reacuteduite de 15 agrave 4

pages Ensuite ce sont quelques larges passages consacreacutes agrave la psychologie et agrave la reacuteflexologie

Et enfin ce sont les passages relativement courts consacreacutes agrave Staline qui ont disparu du texte

Evidemment la description qursquoon vient de faire ne recouvre pas toutes les occurrences de la

censure mais tout ce qui reste hors cette description et pourrait relever drsquoun certain inteacuterecirct sera

mentionneacute dans notre analyse theacuteorique du texte selon la neacutecessiteacute

Lrsquohistoire de la modification du texte ne finit pas ici Sept ans plus tard en 1973 le livre a

eacuteteacute reacuteeacutediteacute laquo suite agrave une demande des lecteurs raquo55 comme le preacutecise lrsquoeacutediteur des deux eacuteditions

(1965 et 1973) Anguia Bochorishvili philosophe geacuteorgien membre de lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de la Geacuteorgie sovieacutetique56 Cette fois-ci dans lrsquoavertissement agrave cette deuxiegraveme eacutedition il se

54 Sur la querelle en linguistique voir Reneacute LrsquoHERMITTE Science et perversion ideacuteologique Marr

marrisme marristes une page de lrsquohistoire de la linguistique sovieacutetique Paris Institut drsquoeacutetudes slaves 1987 Quoi qursquoil srsquoagisse de la monographie la plus reacutefeacutereacutee et connue en langue franccedilaise sur ce sujet sa probiteacute scientifique est mise en question par lrsquoautre eacuteminent chercheur de lrsquohistoire de la linguistique russe et sovieacutetique Alpatov Il a de son cocircteacute consacreacute une monographie agrave lrsquohistoire du marrisme АЛПАТОВ В М История одного мифа Марр и марризм Едиториал УРСС 2004 Sur le deacuteroulement de la querelle voire eacutegalement MARCELLESI Jean-Baptiste GIRARD Nicole laquo Ni cet excegraves drsquohonneur ni cette indigniteacute raquo in Langages No 46 Langage et classes sociales Le marrisme (juin 1977) pp 3-23

55 Il ne faut pourtant pas penser qursquoil srsquoagissait drsquoune demande populaire Cette phrase fait reacutefeacuterence aux demandes qui ont eacuteteacute exprimeacutees dans les protocoles des sessions qui ont eu lieu agrave lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-lendashDon A part le tirage reacuteduit du livre les participants aux sessions se lamentaient sur les fautes drsquoorthographes ainsi que sur le manque drsquoun index des noms agrave la fin du livre Mais ce qui est le plus curieux crsquoest qursquoils demandaient eacutegalement de laquo reacuteeacutediter raquo certains passages pour que les mineures deacuteviations du marxisme-leacuteninisme soient eacutecarteacutees De fait il srsquoagissait drsquoune demande de censure suppleacutementaire Cf ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in საქართველოს კომუნისტი N3

56 Il ne srsquoagit pas de la mecircme institution qui a eacuteteacute fondeacutee par les efforts de Megrelidzeacute Comme on a vu celle-ci avait eacuteteacute fermeacutee en 1931 En 1940 ans la succursale de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de RSFSR a eacuteteacute ouverte en Geacuteorgie Crsquoest ici que Megrelidzeacute avait reacutesumeacute son travail quand entre les deux arrestations il habitait agrave Tbilissi

38

feacutelicite de pouvoir preacutesenter au public une version plus complegravete du livre Et effectivement nous

y voyons apparaicirctre certains passages qui ne sont pas trouvables dans la version preacuteceacutedente

Notamment ce sont les paragraphes regardant les psychologues Pavlov et Vygotskij qui

reacuteapparaissent Un peu plus haut nous avons deacutejagrave effleureacute cette question mais dans ce qui suivra

nous deacutecrirons de plus pregraves ces diffeacuterences en nous interrogeant sur les raisons possibles pour la

reacuteinsertion de tel ou tel passage

En addition agrave ce que nous venons de rapporter sur lrsquohistoire du livre il y a deux moments

quelque peu anecdotiques que nous voudrions mentionner eacutegalement mecircme srsquoils ne revecirctent pas

drsquointeacuterecirct proprement analytique Lrsquoun de ces moments advient en 2007 lorsque le livre fut

reacuteimprimeacute agrave Moscou Etrangement ce reprint fut fait non pas agrave partir de la version de 1973 mais

de celle de 1965 qui est la version la plus tronqueacutee Cela est drsquoautant plus dommage

qursquoactuellement seul ce tirage est disponible agrave la vente Quant agrave lrsquoautre moment il est lieacute agrave la

traduction du livre en langue geacuteorgienne parue en 1990 agrave Tbilissi Cette traduction se base bien

sur la version de lrsquoanneacutee 1973 mais eacutetrangement elle est plus laquo complegravete raquo encore que lrsquooriginal

car y apparaissent deux pages entiegraveres drsquoune provenance inconnue et qui discutent quelques

eacuteleacutements de la theacuteorie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze Le

rapprochement des propos de Megrelidzeacute avec la psychologie drsquoattitude deacuteveloppeacutee par Uznadze

est loin drsquoecirctre illeacutegitime mais le changement de style et drsquointonation laisse penser que dans ces

deux pages nous avons affaire agrave une manœuvre arbitraire de lrsquoeacutediteur Outre cela le titre porteacute

par la traduction geacuteorgienne du livre est le suivant La pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee Il

srsquoagit donc drsquoune quatriegraveme version du titre Un peu plus bas nous reviendrons sur la question

du changement multiple du titre de lrsquoouvrage et proposerons quelques reacuteflexions sur ses raisons

possibles ainsi que ses effets

Comme on peut voir avec cet ouvrage nous nous trouvons devant un objet assez complexe agrave

aborder Pour revenir agrave la question poseacutee au deacutebut de ce chapitre on peut constater que

lrsquoouvrage agrave aucune des eacutetapes de son histoire ne peut se vanter de la richesse des effets qursquoil

aurait produits dans le milieu intellectuel Par contre cette histoire lrsquoa rendu lui tellement

complexe qursquoil est un objet particuliegraverement inteacuteressant agrave traiter dans la mesure ougrave il peut faire

parler beaucoup drsquoaspects de lrsquohistoire intellectuelle et philosophique sovieacutetique Il peut ecirctre

envisageacute comme une sorte de palimpseste dont les couches se superposent agrave la fois

diachroniquement et synchroniquement Dans le chapitre qui suit nous tenterons justement de

39

deacutecortiquer ces couches agrave partir de la question de la censure qui est preacutesente non seulement dans

la dureacutee (1937-1965-1973) mais eacutegalement dans la simultaneacuteiteacute de chacun de ces moments

temporels (et pour des raisons bien claires crsquoest plutocirct la version initiale qui sera lrsquoobjet de notre

analyse lagrave ougrave il srsquoagira drsquoen parler dans cette perspective de simultaneacuteiteacute) La censure appelle

donc une analyse agrave la fois extensive et intensive De son cocircteacute cet examen du texte relegravevera

certains eacuteleacutements du mode de fonctionnement de la censure sovieacutetique qui risquent de laisser

perplexe ceux qui ont tendance agrave se repreacutesenter la censure sovieacutetique comme un meacutecanisme plus

sophistiqueacute qursquoil nrsquoeacutetait Dans la partie qui suit consacreacutee agrave la question de la censure on essaiera

donc drsquoexaminer les formes les raisons et les effets de la censure sur le mateacuteriel concret qui est

celui de lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute

40

IIe Partie

Question de la censure

Cette partie approfondit le moment le plus important on pourrait dire mecircme constituant de

lrsquohistoire du livre qui est la censure En confrontant dans le premier chapitre les ideacutees reccedilues au

sujet du fonctionnement de la censure sovieacutetique on tacircchera par la suite de proposer agrave lrsquoaide

drsquoun mateacuteriel concret certaines conclusions de caractegravere geacuteneacuteral Pour ce faire lrsquoon discutera

trois aspects particuliers de la censure lisible dans lrsquoœuvre et par cela on embrassera en mecircme

temps tous les effets que la censure a infligeacutes au texte sauf ce qursquoil en est des reacutefeacuterences agrave la

theacuteorie linguistique de Nikolas Marr On reacuteservera cette question speacutecifique pour plus tard

Quant aux trois points dont on discutera immeacutediatement ndash psychologie et science sovieacutetique

mateacuterialisme historique et sociologie et enfin politique et theacuteorie ndash ils seront exposeacutes dans trois

chapitres respectifs

La signification de cette partie pourtant ne srsquoarrecircte pas agrave la question particuliegravere de la

censure Si lrsquoon essaie de tirer des conseacutequences du fait que lrsquoaction de la censure prend comme

cible toujours les moments historiquement et conjoncturellement les plus sensibles cette

question particuliegravere de la censure peut devenir un outil opeacuteratoire pour lrsquoanalyse et ecirctre mise au

service drsquoune laquo contextualisation raquo historico-intellectuelle du livre Nous mettons ce mot entre

guillemets car pour nous il ne srsquoagira pas drsquoentourer le texte par des faits historiques et

intellectuels choisis suivant le principe du paralleacutelisme chronologique qui ne relegraveveraient donc

que de liens meacutecaniques Lrsquoeffet de la censure dont la motivation se laisse bien discerner et qui

arrive du dehors (la censure subjective dont il srsquoagira eacutegalement nrsquoeacutetant qursquoune forme

internaliseacutee de cette mecircme contrainte venant du dehors) traverse la capillariteacute argumentative du

livre et le met dans une lumiegravere sous laquelle le lien entre le texte et son milieu se laisse

entrevoir drsquoune faccedilon assez organique

41

Quelques remarques geacuteneacuterales

Si nous prenons en consideacuteration les eacuteleacutements biographiques et historiques que nous venons

drsquoexposer lrsquoon est vite convaincu que le texte de Megrelidzeacute ne se laisse pas pertinemment

deacutecrire par le scheacutema tout aussi abstrait que simple mais pour autant pas moins largement

reacutepandu dans lrsquoimaginaire postsovieacutetique selon lequel sous un reacutegime totalitaire tel que lrsquoUnion

Sovieacutetique on a affaire agrave des individus pensants et autonomes qui luttent contre les impeacuteratifs

theacuteoriques ideacuteologiquement prescrits et essayent en mecircme temps de se proteacuteger du meacutecanisme

reacutepressif de lrsquoEtat en faisant recours agrave des techniques drsquoeacutecriture speacuteciales On va nous reacutetorquer

que lrsquoautobiographie de Megrelidzeacute est justement lrsquoexemple drsquoun tel texte Mais agrave notre avis

cela ne relegraveve que drsquoune premiegravere impression En effet Megrelidzeacute eacutecrit son texte avec

lrsquointention de convaincre les lecteurs de la veacuteriteacute du sens litteacuteral de ce qursquoil eacutecrit (la question de

savoir agrave quel degreacute il est sincegravere et srsquoil ment est secondaire) Alors que lrsquoopinion reacutepandue parle

de textes transmettant un sens qui diffegravere voire est contraire au sens litteacuteral du texte Ces

tactiques drsquoeacutecriture sont le plus souvent deacutecrites par la meacutetaphore de lrsquolaquo eacutecriture entre les

lignes raquo Mais comme mecircme chez Leo Strauss57 lrsquoauteur incontournable pour les questions lieacutees

agrave ce pheacutenomegravene lrsquoexplication de cette meacutetaphore reste toujours sommaire elle eacuteveille

lrsquoimaginaire le plus fantaisiste et se laisse utiliser comme une expression deacutesignant une figure

drsquoauteur ruseacute et en totale conscience de ses propres modes de faire Cette image de lrsquoauteur est

redoubleacutee par lrsquoimage drsquoun lecteur tout aussi savant qui est en mesure de deacutechiffrer le sens

receleacute dans le texte du premier Strauss souligne que ce type de litteacuterature est adresseacute agrave une

minoriteacute intelligente des lecteurs58 Or lrsquoobscuriteacute geacuteneacuterale sur ces questions a fait que dans le

discours postsovieacutetique la capaciteacute de lire laquo entre les lignes raquo a acquis des extensions

deacutemesureacutees au point drsquoecirctre parfois proclameacutee un attribut caracteacuteristique de lrsquolaquo homme

sovieacutetique raquo On suppose ainsi une transparence entre les eacutecrivains et les lecteurs les deux eacutetant

pareillement compeacutetents alors que laquo la langue drsquoEacutesope raquo qui est un autre terme courant pour

deacutesigner la dissimulation du sens dit vrai ne serait qursquoun jeu se deacuteroulant entre eux et ayant

comme but de creacuteer un eacutecran de poussiegravere aux yeux de la censure qui est agrave la fois dans son

eacuteleacutement intellectuel et reacutepressif identifieacutee agrave lrsquoEtat Mecircme si cette maniegravere quelque peu exageacutereacutee

57 STRAUSS Leo laquo Persecution and the art of writingrdquo in Social Research 814 (1941) 58 Ibid p 491

42

drsquoexposer les choses peut paraicirctre outreacutee elle nrsquoest pourtant pas deacutenueacutee drsquoutiliteacute car elle

souligne lrsquoimportance de reacuteeacutevaluer les notions qursquoon a sur la censure Le livre de Megrelidzeacute qui

a eu une histoire compliqueacutee et dont nous disposons de trois versions permet de faire ce travail

sur un mateacuteriel concret Mais sans avoir la preacutetention de tirer des conseacutequences larges comme

celles viseacutees par Strauss qui propose une analyse de la tension entre lrsquoeacutecrivain et lrsquoinstance de

perseacutecution applicable agrave toute eacutetape historique de la penseacutee occidentale on se concentrera sur le

cas de lrsquoUnion Sovieacutetique et plus particuliegraverement sur celui de Megrelidzeacute

Au cours de notre analyse des eacutecrits de Megrelidzeacute quand cela sera neacutecessaire nous

soulignerons les points relevant de la censure ou de lrsquoalteacuteration du texte ainsi que les effets

qursquoelles produisent Mais au preacutealable nous voudrions proposer quelques remarques geacuteneacuterales agrave

ce sujet Il est important de tenir compte du fait que toute lecture de textes produits sous les

conditions drsquoun reacutegime politique totalitaire a besoin drsquoecirctre consciente de ses propres preacutemisses

ou si lrsquoon veut des preacutemisses du texte qursquoon envisage de lire Et en vue justement drsquoune

meilleure identification de ces preacutemisses je propose drsquoinsister sur la notion de censure en

prenant comme point de deacutepart le cas de la monographie de Megrelidzeacute Mais eacutevidemment si on

parle de preacutemisses cela ne veut point dire qursquoil srsquoagirait de quelque chose qui serait donneacute hors

du texte Au contraire agrave certains eacutegards crsquoest le texte lui-mecircme qui peut laisser transparaicirctre ses

propres preacutemisses et crsquoest sur cela que je voudrais mettre lrsquoaccent dans ce qui suivra Sur ce point

on retiendra les remarques faites par Strauss qui souligne lrsquoimportance qursquoune perspective sur

lrsquointeacutegraliteacute du texte peut avoir pour sa lecture intelligente

La suggestion que nous voudrions avancer consiste agrave distinguer entre deux instances de la

censure Drsquoun cocircteacute crsquoest la censure objective et de lrsquoautre cocircteacute la censure subjective qui agrave son

tour peut se manifester de deux maniegraveres neacutegative et positive La premiegravere de celles-ci cest-agrave-

dire la censure objective consiste en un controcircle exteacuterieur qui srsquoeffectue apregraves coup alors que la

deuxiegraveme cest-agrave-dire la censure subjective est le controcircle inteacuterieur ou autrement dit

lrsquoautocensure que lrsquoauteur lui-mecircme met en place pour garantir la conformiteacute de son texte agrave des

impeacuteratifs exteacuterieurs qui lui sont bien connus et ne sont pas questionnables dans le cadre du texte

donneacute Il peut srsquoagir de censure subjective neacutegative ou positive suivant que la conformiteacute est

obtenue en dissimulant les eacuteleacutements inacceptables pourtant preacutesents dans le texte comme sa

partie essentielle (crsquoest-agrave-dire incontournable) ou en mettant un accent trop prononceacute sur des

eacuteleacutements qui font partie de lrsquoinventaire conceptuel ou symbolique de lrsquoideacuteologie mais qui si on

43

tient compte de lrsquointeacutegraliteacute du texte nrsquoont qursquoun caractegravere accidentel Cela veut dire que le texte

ne perdrait rien du point de vue de son argumentation intrinsegraveque si on lui enlevait les eacuteleacutements

de lrsquoautocensure positive

Crsquoest lrsquoensemble de toutes ces instances de censure qui constituent ce que nous avons appeleacute

les preacutemisses de lecture Cette grille de lecture permet de gagner une vue beaucoup plus nuanceacutee

et concregravete du texte ce qui demeurerait insaisissable si on restait dans le cadre du scheacutema

auteurautoriteacute Qui plus est ce dernier scheacutema ne permet pas de prendre en compte lrsquoexistence

drsquoauteurs qui ne sont pas opposeacutes agrave lrsquoautoriteacute crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en partageant les

convictions marxistes se caracteacuterisent par une creacuteativiteacute conceptuelle et ne se laissent pas deacutecrire

dans des termes binaires Crsquoest justement pour apporter plus de nuances dans cette

probleacutematique que lrsquoon peut introduire la notion de culture philosophique sovieacutetique proposeacutee

par Evert Van der Zweerde dans sa monographie consacreacutee agrave lrsquohistoriographie sovieacutetique de la

philosophie59 qui selon la deacutefinition de lrsquoauteur est la discipline responsable de lrsquoauto-

conscience historique de la philosophie sovieacutetique Quant agrave la philosophie sovieacutetique elle est ici

comprise dans un sens large pas uniquement et surtout pas en premier lieu comme une theacuteorie

mais comme un meacutedium par lequel le reacutegime sovieacutetique srsquoauto-leacutegitimise et se garantit un

fonctionnement effectif mais qui de lrsquoautre cocircteacute doit ecirctre controcircleacute pour que la production de

repreacutesentations qui mettraient le reacutegime dans une lumiegravere deacutesavantageuse soit bloqueacutee Ainsi

conclut Van der Zweerde en Union Sovieacutetique il nrsquoy avait pas de lieu pour une discussion

meacutetaphilosophique (crsquoest-agrave-dire pour une discussion sur la philosophie officielle) ce qui a

transformeacute la philosophie sovieacutetique en une science cumulative au lieu qursquoelle soit le lieu

drsquoaffrontements De notre cocircteacute on voudrait preacuteciser qursquoeacutevidemment il y a eu des discussions

voire des querelles au sein de la philosophie sovieacutetique surtout agrave une premiegravere eacutetape de son

histoire (cela est bien deacutecrit par Van der Zweerde aussi) Mais effectivement ces discussions

nrsquoont jamais interrogeacute les cadres dans lesquels elles eacutemergeaient Ce cadre eacutetait constitueacute par des

signifiants tels que le mateacuterialisme ou la dialectique Les discussions concernaient donc la

question de la conformiteacute de telle ou telle conception agrave ces critegraveres Mais ceux-ci nrsquoont jamais eacuteteacute

eux-mecircmes questionneacutes (crsquoest pour cela que nous eacuteviterions de les appeler concepts ndash justement

parce qursquoils nrsquoeacutetaient pas discutables ndash et preacutefeacuterons lrsquoappellation laquo signifiants raquo) Lrsquoon discutait

59 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Springer

Science+Business Media Dodrecht 1997

44

donc sur les meilleurs modes de conformer les meacutethodes des divers domaines de savoir agrave ces

impeacuteratifs Dans ce sens Van der Zweerde a tout agrave fait raison quand il deacutefinit la culture

sovieacutetique entre autres comme le pourvoyeur des critegraveres de distinction de la philosophie et de

la non-philosophie Dans ce travail agrave plusieurs reprises nous devrons revenir plus

fondamentalement agrave ce point magistral Mais ce qui nous inteacuteresse maintenant crsquoest un autre

aspect de la culture sovieacutetique telle qursquoelle est deacutefinie par Van der Zweerde laquo Soviet

philosophy does not denote a philosophical school or theory but an historically limited type of

philosophical culture a complex of opportunities restrictions institutions organisations and

traditions within which philosophy was done raquo La culture philosophique est comprise ici

comme un savoir normatif internaliseacute elle implique laquo the ways in which philosophical texts

were to be produced with the ideological conditions of philosophical discussions and with the

possibilities and impossibilities of making onersquos ideas public raquo60

La culture philosophique sovieacutetique se trouve donc en eacutetroite relation avec les meacutecanismes

de la censure Ce nrsquoest qursquoelle qui peut rendre intelligible chaque occurrence concregravete

drsquointervention dans le texte Ayant preacutealablement distingueacute les trois instances de la censure nous

pouvons voir qursquoil srsquoagit drsquointerventions qui diffegraverent en caractegravere La particulariteacute des

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee est que ce livre gracircce agrave son histoire

illustre simultaneacutement ces trois instances de censure Les eacuteleacutements de la censure objective

(lrsquointervention apregraves-coup) se laissent repeacuterer par une simple comparaison entre diverses

versions du texte (ce nrsquoest que la toute premiegravere version qui manque de pair ndash qui lui preacuteceacutederait

ndash pour ecirctre compareacutee) Mais quant aux eacuteleacutements de la censure subjective (lrsquointervention

preacuteventive) la tacircche est plus compliqueacutee Comme par principe la censure subjective ne se

manifeste en aucun support fixeacute (tel un texte) elle ne peut ecirctre saisie qursquoen tant que reacutesultat

drsquoune reconstruction Mais pour reacutealiser cette reconstruction on a besoin de mettre en

conjonction deux versants drsquoun cocircteacute en accord avec lrsquoideacutee de Strauss crsquoest une analyse du

texte dans son entiegravereteacute et sa mise agrave lrsquoeacutepreuve selon le critegravere de coheacuterence qui peuvent nous

aider agrave discerner entre ce qui est essentiel du texte et ce qui y est accidentel (relevant de la

censure positive) et de lrsquoautre cocircteacute crsquoest la prise en compte de ce qui suivant le raisonnement

de Van der Zweerde se laisse deacutecrire comme la culture philosophique sovieacutetique

60 Ibid p 26

45

Passons donc au livre La censure on lrsquoa deacutejagrave dit est preacutesente dans ce livre tout drsquoabord en

qualiteacute drsquoune instance exteacuterieure Celle-ci nrsquoest pas lrsquoEtat ni une institution eacutetatique agrave

proprement parler mais un groupe de collegravegues hautement placeacutes dans la hieacuterarchie de

lrsquoinstitution acadeacutemique Ils exeacutecutent la censure en se reportant non pas agrave un observateur plus

haut placeacute ayant une autoriteacute supeacuterieure agrave la leur mais agrave la communauteacute des collegravegues elle-

mecircme Il nrsquoest donc pas eacutetonnant que ce type de controcircle srsquoexerce gracircce agrave une proceacutedure

reacuteglementeacutee Ainsi dans lrsquoavertissement agrave lrsquoeacutedition de 1965 lrsquoeacutediteur du livre Anguiumla

Botchorichvili donne quelques preacutecisions sur le proceacutedeacute de la censure qui est toujours deacutesigneacute

par lrsquoeupheacutemisme laquo eacutedition raquo

laquo La question de lrsquoeacutedition du livre a eacuteteacute poseacutee en 1956 A lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la

Reacutepublique Sovieacutetique de la Geacuteorgie une commission speacuteciale a eacuteteacute creacuteeacutee constitueacutee par les

professeurs Ch Dzidzigouri S Nariqachvili S Tsereteli G Tchitaiumla Th Charachenidze Le livre

a eacuteteacute remis agrave la commission pour qursquoelle formule un avis La commission a estimeacute que lrsquoouvrage

nrsquoavait pas perdu de son importance scientifique ni de son actualiteacute Nous [lire laquo moi raquo - nous

notons] avons effectueacute la reacutevision et correction deacutefinitives du livre en prenant en compte toutes les

remarques suffisamment fondeacutees des lecteurs [nous soulignons] raquo61

En reacuteaction agrave lrsquoeacutedition de 1965 les repreacutesentants du deacutepartement de philosophie de

lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don ont adresseacute leurs recommandations agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences

de la Geacuteorgie (cest-agrave-dire agrave lrsquoorgane qui avait eacuteteacute chargeacute de cette eacutedition) Ils ont souhaiteacute que le

livre soit reacuteeacutediteacute en vue drsquoune augmentation du tirage de la correction des erreurs

orthographiques mais ils insistaient eacutegalement sur la neacutecessiteacute drsquoune intervention dans le texte

pour qursquoil soit mis en meilleure adeacutequation avec les principes du marxisme-leacuteninisme A titre

drsquoexemple spectaculaire et pour illustrer le niveau de discussion citons le passage respectif en

entier

laquo Lrsquoouvrage de Megrelidzeacute nrsquoest pas assureacute contre certaines imperfections Il est douteux que

lrsquoemploi de lrsquoadjectif ldquoquasi-indeacutependantrdquo comme le fait lrsquoauteur soit pertinent pour caracteacuteriser le

rocircle actif des ideacutees Dans notre litteacuterature il est deacutejagrave de coutume drsquoutiliser agrave cet effet la notion de

61 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы

социологии мышления Op cit 1965 p 4-5

46

lrsquoldquoautonomie relative de lrsquoideacuteologierdquo La supposition selon laquelle sous le communisme la

conscience sociale deacutetermine lrsquoecirctre social et non pas lrsquoinverse est contestable et manque

drsquoargumentation A notre avis la question de la philosophie de B Spinoza est eacutegalement mise dans

une lumiegravere erroneacutee A ce propos lrsquoavis de K Megrelidzeacute est quelque peu en contradiction agrave

lrsquointerpreacutetation eacutetablie dans la litteacuterature marxiste contemporaine de la qualification que le penseur

du XVIIe siegravecle donnait au mateacuterialisme et agrave lrsquoatheacuteisme raquo62

Aucune de ces trois recommandations venant des philosophes chez qui la lecture de

lrsquoouvrage de Megrelidzeacute avait produit le plus drsquoenthousiasme et dont le but paradoxalement

eacutetait une plus stricte reacutealisation de la censure objective nrsquoa eacuteteacute prise en compte dans la troisiegraveme

eacutedition de lrsquoouvrage en 1973 effectueacutee par le mecircme eacutediteur Nous nrsquoirons pas plus loin en

conjectures concernant le caractegravere de la communication entre les deux institutions se situant

dans deux reacutepubliques sovieacutetiques diffeacuterentes Et soulignerons seulement que ce qui par les

critiques a eacuteteacute qualifieacute comme un traitement deacuteviant de la philosophie de Spinoza avait eacuteteacute mis

en valeur deacutejagrave dans lrsquointroduction agrave lrsquoeacutedition de 1965 eacutecrite par lrsquoeacutediteur comme un laquo jugement

original qui repense drsquoune maniegravere critique certaines des opinions geacuteneacuteralement reacutepandues raquo 63

sur Spinoza

A cette censure de caractegravere objectif se rajoute donc la censure subjective cest-agrave-dire

lrsquoautocensure de lrsquoauteur Celle-ci se manifeste sous deux formes drsquoabord neacutegative ndash crsquoest le

cas quand lrsquoauteur enlegraveve du texte ce qursquoil y aurait mis si lrsquoaberration ideacuteologique ne srsquoimposait

pas ndash et puis positive ndash par exemple quand lrsquoauteur rajoute dans le texte des eacuteleacutements que pour

la mecircme raison il nrsquoy aurait pas mis Conjointement les trois instances garantissent au texte une

conformiteacute agrave des impeacuteratifs ideacuteologiques La censure objective est anticipeacutee par lrsquoautocensure

qui implique agrave la fois une censure neacutegative par la renonciation aux eacuteleacutements indeacutesirables et une

censure positive par lrsquoinsertion des eacuteleacutements deacutesirables Pour lrsquoillustrer nous pourrions revenir

aux exemples de Marr et Staline dans le texte de Megrelidzeacute Dans sa version originale la

reacutefeacuterence agrave Staline est un eacuteleacutement qui relegraveve drsquoune censure positive64 alors que celle agrave Marr est

62 ბრონსკი ნ ქოზაევი ა laquo კაპიტალური ნაშრომი აზროვნების სოციოლოგიის შესახებ raquo in

საქართველოს კომუნისტი N3 p 94 63 Ангиа БОЧОРИШВИЛИ laquoОт редактораraquo in Контстантин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы

социологии мышления Op cit 1965 p 6 64 Plus bas nous proposerons une analyse plus nuanceacutee des occurrences de Staline dans ce texte mais la

conclusion sommaire qursquoon propose agrave cette eacutetape nrsquoest pas essentiellement autre

47

une reacutefeacuterence essentielle Par contre une fois la conjoncture changeacutee dans les anneacutees 60 les

deux deviennent des eacuteleacutements indeacutesirables aux yeux de la censure objective Non seulement

Marr est deacuteleacutegitimeacute par Staline en 1949 mais Staline lui-mecircme est deacuteleacutegitimeacute par le fameux

laquo rapport raquo secret divulgueacute au XXe congregraves du Parti communiste sovieacutetique par son secreacutetaire

geacuteneacuteral Nikita Khrouchtchev deacutenonccedilant le laquo culte de la personnaliteacute raquo

Maintenant que nous avons proposeacute une premiegravere caracteacuterisation des instances de la

censure nous pouvons reprendre avec plus de vigueur le point indiqueacute agrave titre preacuteliminaire dans le

chapitre preacuteceacutedent et mieux articuler ce en quoi le texte auquel nous avons affaire peut ecirctre

envisageacute comme un palimpseste Il srsquoagit effectivement drsquoun objet textuel complexe qui a une

mateacuterialiteacute agrave couches multiples Il nrsquoest pas identique agrave soi-mecircme non seulement parce qursquoil est

une coagulation des multiples instances de censure qui se laissent deacutecortiquer dans une

perspective synchronique mais eacutegalement par le fait que lrsquoon a agrave affronter des moments

temporellement diffeacutereacutes Autrement dit on a deux points temporellement diffeacutereacutes dont chacun a

son propre assortiment de censures Au surplus chacune de ces instances de censure se laisse

saisir diffeacuteremment par comparaison ou par reconstruction

Mais eacutevidemment cette description reste abstraite tant qursquoon ne voit pas cette complexiteacute

dans la chair du texte in concreto A cet effet dans les trois chapitres suivant nous reprendrons

trois aspects qui au cours de lrsquohistoire du livre ont fait preuve du plus grand dynamisme

drsquointerpretation Drsquoabord il srsquoagira de la question de la psychologie sovieacutetique qui dans les trois

instances temporelles de lrsquohistoire du livre se preacutesente diffeacuteremment Ensuite crsquoest la question

du titre de lrsquoouvrage dont on dispose de quatre versions et de la place du terme laquo sociologie raquo agrave

travers la conjoncture en changement En connexion avec ce terme en concurrence avec lrsquoautre

terme de laquo pheacutenomeacutenologie raquo nous tenterons de toucher un point de la censure neacutegative qui est

lrsquoaspect le plus hypotheacutetique au sein de la probleacutematique de la censure Et enfin nous nous

contenterons de nous concentrer sur lrsquousage de la figure de Staline relevant de lrsquoautocensure

positive Par ces trois points nous espeacuterons donner un tableau suffisamment complet de lrsquoaspect

proprement diachronique du livre de son histoire pour ensuite passer agrave lrsquoexposition de la

conception de Megrelidzeacute agrave partir de la version originale de 1937 Cela toutefois ne signifie pas

que agrave cette nouvelle eacutetape nous aurons enfin affaire agrave un texte unidimensionnel et que lrsquoon

pourra complegravetement se passer de cette probleacutematique En effet la complexiteacute du livre se

manifeste deacutejagrave dans sa version originale notamment par son heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute assez prononceacutee Le

48

livre est non seulement heacuteteacuterogegravene mais pourrait-on mecircme dire eacuteclectique non seulement par

les questions qursquoon y trouve poseacutees mais eacutegalement en vertu de la diversiteacute des attitudes

theacuteoriques ou des preacutemisses auxquelles recourt lrsquoauteur

Avant de passer aux trois points qui viennent drsquoecirctre annonceacutes deux remarques nous

semblent essentielles

La premiegravere concerne lrsquoaspect formel de la censure Si lrsquoon voulait classifier les types

drsquoeacuteliminations entreprises pour lrsquoeacutedition du livre en 1965 on pourrait en deacutegager trois La

premiegravere la plus eacuteleacutementaire consiste en lrsquoeffacement des noms propre dont la mention a eacuteteacute

rendue impraticable suite au changement de la conjoncture (tels sont Bekhterev Pavlov Staline

Marr etc) Il srsquoagit parfois drsquoune eacutelimination du nom seulement (par exemple dans les simples

eacutenumeacuterations de noms) ou bien de lrsquoeacutelimination drsquoune phrase contenant un nom ou drsquoune partie

de la phrase dans laquelle le nom est inseacutereacute Deuxiegravemement il srsquoagit des passages qui

comportent une certaine charge eacutemotionnelle Cela peut ecirctre une critique acircpre voire agressive

ou un eacuteloge excessif Dans le cas de ce type drsquoeacuteliminations les raisons de ces appreacuteciations ou

deacutepreacuteciations ne sont pratiquement jamais toucheacutees et restent tout agrave fait lisibles Ce nrsquoest donc

pas lrsquoessentiel des qualifications qui tombe sous le coup de la censure mais leurs expressions les

plus prononceacutees Voici deux exemples rapides Dans la preacuteface du livre qui se distingue du reste

du livre par une maniegravere particuliegraverement aceacutereacutee de poser des oppositions Megrelidzeacute essaie de

se positionner comme un vrai marxiste et agrave cet effet ressort agrave la critique du travail scientifique

tel qursquoil est meneacute en Union Sovieacutetique Il accuse la psychologie lrsquoeacutecole physiologique au sein de

la psychologie et de la reacuteflexologie de continuer agrave recourir agrave des meacutethodes de la vieille science

bourgeoise qui deacutecompose lrsquohumain en des eacuteleacutements atomiseacutes et de cantonner la dialectique

mateacuterialiste et historique exclusivement au domaine des sciences sociales Il faut dire que cette

critique est tout agrave fait saisissable dans le reste du texte aussi et nrsquoa pas provoqueacute la censure Le

seul passage qui a eacuteteacute eacutelimineacute est celui qui se caracteacuterise par une radicaliteacute de toute eacutevidence

trop excessive On y lit que la litteacuterature actuelle en psychologie en peacutedologie et en reacuteflexologie

deacutemontre que laquo les camarades qui se veulent marxistes raquo65 en veacuteriteacute sans srsquoen rendre compte

sapent les fondements du marxisme Lrsquoautre exemple est un passage cette fois-ci approbatif

deacutedieacute agrave Koumlhler laquo hellipsi dans toute la litteacuterature mondiale une preuve claire de lrsquoexistence du

65 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Издательство Академии

Наук СССР Москва-Ленинград 1937 p VI

49

comportement raisonnable chez les animaux peut ecirctre trouveacutee crsquoest bien chez ce remarquable

expeacuterimentateur raquo66 Pourtant rien des expeacuteriences de Koumlhler exposeacutees juste avant ces lignes

eacutelimineacutees nrsquoa poseacute problegraveme agrave la censure Si aucun de ces deux types drsquoeacuteliminations nrsquoentraicircne

de modifications ou deacuteformations argumentatives crsquoest en revanche le cas pour le troisiegraveme type

de censures On pourrait les caracteacuteriser comme des versions amplifieacutees du premier type des

eacuteliminations dans la mesure ougrave ce ne sont plus simplement les noms des personae non gratae

mais des passages entiers exposant leurs conceptions qui sont effaceacutes Ainsi la censure a eacutelimineacute

plusieurs passages qui deacutecrivent la theacuteorie de Pavlov et celle de Vygotskij Cependant parmi les

eacuteliminations de ce type touchant le contenu du texte seules celles lieacutees agrave Marr avegraverent la

deacuteformation signifiante que la censure a infligeacutee agrave lrsquoouvrage Cela est ducirc au fait que la reacutefeacuterence

agrave Marr nrsquoest nullement marginale (comme crsquoest le cas avec la psychologie sovieacutetique) ni ne

relegraveve de lrsquoautocensure positive (comme crsquoest le cas avec Staline) mais touche le cœur mecircme de

la proposition theacuteorique de lrsquoouvrage

Ces constatations conduisent agrave notre deuxiegraveme et derniegravere remarque preacutealable Il srsquoagit drsquoun

cocircteacute de deacutesigner la mission dont les censeurs de ce livre se chargeaient dans les anneacutees 1960 et

de lrsquoautre cocircteacute drsquoarticuler ce en quoi pourrait consister notre positionnement propre Si lrsquoon y

regarde de pregraves en prenant en compte les aspects formels de la censure que nous venons de

caracteacuteriser lrsquoon constatera paradoxalement que la censure nrsquoeacutetait pas un agent du mal adverse agrave

lrsquointention de lrsquoauteur et au livre Mais si lrsquoon tient compte de la distinction qui seacutepare la position

des censeurs et la nocirctre on sera vite convaincu du caractegravere seulement apparent du paradoxe Si

pour nous le livre indeacutependamment de son aspect actuel est inteacuteressant principalement dans son

historiciteacute il ne peut en ecirctre de mecircme pour les censeurs des anneacutees 1960 qui ne veulent qursquoy voir

de lrsquoactualiteacute laquo scientifique raquo Par conseacutequent toute eacutelimination agrave laquelle ils ont recours nrsquoa

pour but que de vider le texte des eacuteleacutements scientifiquement et ideacuteologiquement deacutesuets et donc

de mettre agrave jour lrsquoouvrage En ce sens bien que leur attitude envers le texte nous paraisse

excessivement libre on ne peut pas pour autant leur nier un inteacuterecirct beaucoup plus immeacutediat et

urgent que ne lrsquoest notre attitude historique qui fait preuve drsquoun respect absolu du texte Qui plus

est si lrsquoon veut bien se mettre dans la perspective qui eacutetait celle des censeurs qui ne voulaient

voir dans le texte que ce qui relevait de lrsquoactuel et essayaient de rectifier les propos contenus

dans le livre (mecircme srsquoil ne srsquoagissait jamais de les changer mais drsquoen eacuteliminer des parties) selon

66 Ibid p 50

50

les demandes que leur culture philosophique (prenant ce syntagme dans le sens zweerdien) leur

dictait on peut ecirctre eacutetonneacute de constater que les meacutethodes auxquelles ils ont recouru sont encore

en pratique aujourdrsquohui Drsquoun cocircteacute ils ont eacutelimineacute les reacutefeacuterences aux auteurs que lrsquoeacutetat de la

science agrave lrsquoeacutepoque et les critegraveres qursquoil leur fournissait ne laissaient pas qualifier comme

scientifiquement valables Cela est toujours vrai et mecircme si nrsquoimporte quel auteur peut ecirctre

constitueacute en un objet drsquoanalyse ce nrsquoest pas nrsquoimporte quel auteur qui peut ecirctre consideacutereacute comme

autoriteacute et servir de reacutefeacuterence drsquoune maniegravere positive et immeacutediate Drsquoun autre cocircteacute tout comme

les censeurs qui eacuteliminaient des expressions eacutemotionnellement trop prononceacutees de nos jours le

style et les standards acadeacutemiques imposent une neutraliteacute du ton qui rend une grande partie de la

production textuelle acadeacutemique steacuterile et assureacutement drsquoune lecture moins reacutejouissante que le

style militant et plein de meacutetaphores imageacutees et agressives si caracteacuteristique des eacutecrivains

marxistes reacutevolutionnaires et dont la science sovieacutetique des anneacutees 1960 eacutetait depuis un temps

deacutejagrave deacutebarrasseacutee

Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences

Dans son ouvrage agrave plusieurs reprises Megrelidzeacute consacre des passages critiques voire

ironiques agrave Ivan Pavlov physiologiste russe qui dans les anneacutees 1910 a eacutelaboreacute la theacuteorie de ce

qursquoil appelait lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure Pavlov qui avait 68 ans quand la reacutevolution russe

eacuteclata a gardeacute une relation ambigueuml avec les principes du marxisme sovieacutetique et nrsquoa jamais

tenteacute drsquoadopter drsquoune maniegravere deacutelibeacutereacutee le mateacuterialisme dialectique comme la base

meacutethodologique de ses recherches Or comme Loren Graham le remarque dans sa monographie

Science Philosophy and Human Behavior in the Soviet Union67 la theacuteorie de Pavlov comportait

des traits qui la rendaient reacutecupeacuterable par la science sovieacutetique Par une interpreacutetation

tendancielle de certains points de sa theacuteorie ou par une maniegravere drsquoen mettre certains en avant au

deacutetriment drsquoautres la science sovieacutetique srsquoest drsquoabord approprieacute la theacuteorie pavlovienne68 et

67 Loren R GRAHAM Science philosophy and human behavior in the Soviet Union Columbia University

Press New York 1987 68 En Union Sovieacutetique lrsquoeacutepisteacutemologie philosophique dominante eacutetait la laquo theacuteorie du reflet raquo precircteacutee agrave Leacutenine

qursquoil avait deacuteveloppeacutee contre lrsquoideacutealisme Le psychisme y est conccedilu comme le produit supeacuterieur de la matiegravere crsquoest-agrave-dire comme une fonction du cerveau humain (Cf В И ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм

51

ensuite une fois que cette interpreacutetation concregravete eut eacuteteacute fixeacutee et eacutetablie elle fut transformeacutee en

un critegravere de distinction entre la vraie et la fausse science et instrumentaliseacutee par le reacutegime contre

une partie des physiologistes en 1950

Exposant les traits geacuteneacuteraux de la theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure et la faccedilon dont

elle a eacuteteacute inscrite dans le contexte de la science sovieacutetique qui se voulait mateacuterialiste et

dialectique Graham remarque que Pavlov qui eacutetait un heacuteritier de la physiologie russe

preacutereacutevolutionnaire a eacuteteacute injustement repreacutesenteacute comme un psychologue qui voyait la meacutethode

objective des sciences de la nature comme la seule meacutethode adapteacutee agrave lrsquoeacutetude du psychisme

humain Lrsquoobjectif de sa mise dans une telle lumiegravere eacutetait de prouver le caractegravere mateacuterialiste de

lrsquoapproche de Pavlov Pourtant selon Graham il srsquoagit drsquoune qualification erroneacutee car elle fait

eacuteconomie du fait que Pavlov avait clairement insisteacute sur la diffeacuterence qualitative entre le

psychisme animal et le psychisme humain Il y avait aussi la tendance agrave neacutegliger le fait que

Pavlov agrave la fois refusait de reacuteduire la psychologie agrave la physiologie et niait la possibiliteacute drsquoune

psychologie des animaux (qui eacutetaient les sujets privileacutegieacutes de ses eacutetudes) partant du constat que

la vie inteacuterieure de ceux-ci est par principe inatteignable Comme il est bien connu Pavlov a

deacuteveloppeacute la theacuteorie des reacuteflexes inconditionnels et conditionnels sur la base des expeacuteriences

qursquoil effectuait sur le systegraveme nerveux animal Il a trouveacute que agrave cocircteacute des formes du

fonctionnement du systegraveme nerveux qui sont inneacutees et heacuteriteacutees il existe des reacuteflexes qui

srsquoappuient sur des formes inneacutees mais qui sont acquis par lrsquoorganisme au cours de sa vie Pour

Pavlov cela est vrai pour tout psychisme mais les instincts crsquoest-agrave-dire les reacuteflexes inneacutes sont

moins caracteacuteristiques de lrsquohomme que de lrsquoanimal Le comportement humain est en grande

partie deacutefini par des reacuteflexes acquis car lrsquohomme possegravede un instrument additionnel qui permet agrave

son psychisme de prendre des extensions illimiteacutees Cet instrument eacutetant la langue Pavlov a

proposeacute la notion de laquo systegraveme secondaire de signaux raquo (par opposition aux laquo reacuteflexes signaux raquo

qui deacutesignent des reacuteflexes conditionnels) pour caracteacuteriser le psychisme humain qui

Издательство политической литературы Москва 1986 p 95) Quant agrave Pavlov il a eacuteteacute recupeacutereacute comme lrsquoauteur de la theacuteorie scientifique qui aurait fourni agrave la theacuteorie du reflet leacuteniniste une base scientifique Voici ce qursquoen dit un dictionnaire des anneacutees 1950 laquo Sa doctrine sur lactiviteacute nerveuse supeacuterieure est une des bases du mateacuterialisme dialectique dans le domaine des sciences de la nature Elle a doteacute dune base rigoureusement scientifique la theacuteorie du reflet (V) mateacuterialiste Pavlov a deacutemontreacute que sans laction exerceacutee par le monde exteacuterieur sur les organes des sens ainsi que sur le cerveau aucune activiteacute psychique ne serait possible et que le psychisme animal est le reflet du monde objectif ambiant raquo (laquo Pavlov Ivan Peacutetrovitch raquo in Marc ROSENTAHL Pavel IOUDINE Petit dictionnaire philosophique Moscou 1955)

52

contrairement au mode de fonctionnement nerveux animal ne se laisse pas deacutecrire par le scheacutema

laquo stimulus ndash reacuteaction raquo

Malgreacute les eacuteleacutements de lrsquoheacuteritage theacuteorique de Pavlov qui pourraient lui eacutepargner la

qualification de reacuteductionniste voulue par les soviets et dans la bouche desquels cette

qualification signifiait laquo mateacuterialisme raquo il faut reconnaicirctre que la notion pavlovienne de

laquo systegraveme secondaire de signaux raquo est resteacutee peu deacuteveloppeacutee Pavlov nrsquoa pas pu articuler et

donner agrave la psychologie un objet suffisamment autonome en lrsquoespegravece drsquoun laquo psychisme

humain raquo ni une meacutethode de recherche qui lui serait propre En revanche chez lui la tendance agrave

tirer les explications de la physiologie demeure assez forte A ce propos Megrelidzeacute eacutecrit

laquo LrsquoAkademik Pavlov geacuteneacuteralise toute sorte de reflexes tels les reflexes ldquoalimentairesrdquo de

ldquopeurrdquo de ldquobutrdquo () de ldquoliberteacuterdquo () etc et en tire des conclusions geacuteneacuterales pour lrsquohomme

parfois allant jusqursquoaux geacuteneacuteralisations sur la question de lrsquoldquoesprit russerdquo et sur ses cocircteacutes faibles

et forts raquo69

Comme on lrsquoa dit cette tendance rendit la theacuteorie de Pavlov pleinement reacutecupeacuterable par la

science sovieacutetique Ainsi par exemple la continuiteacute entre lrsquoaspect physiologique et lrsquoaspect

psychologique (qui est admirablement exprimeacutee dans la notion de laquo seacutecreacutetion psychique raquo

deacutecrivant le fait tireacute de ses expeacuterimentations sur les chiens ou drsquoune maniegravere encore plus

prononceacutee dans le nom mecircme qursquoil donna agrave sa propre theacuteorie ndash laquo theacuteorie de lrsquoactiviteacute nerveuse

supeacuterieure raquo) a eacuteteacute interpreacuteteacutee comme la reacutealisation du principe mateacuterialiste et moniste

Autrement dit le psychisme nrsquoest que le type drsquoorganisation le plus complexe de la matiegravere qui

ne diffegravere pas fondamentalement de celui qursquoon trouve aux niveaux organique ou biologique

Cette diffeacuterence quantitative implique pour Pavlov la transition drsquoun type de causaliteacute agrave un

autre ce qui selon les interpreacutetations faites du point de vue du mateacuterialisme dialectique eacutetait la

reacutealisation du deuxiegraveme principe fondamental du mateacuterialisme dialectique formuleacute par Engels et

notamment de celui de la transformation de la diffeacuterence quantitative en une diffeacuterence

qualitative70

69 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 62 70 Voici un passage de lrsquoarticle deacutedieacute agrave Pavlov dans M ROSENTAHL P IOUDINE Petit dictionnaire

philosophique op cit Dans les formules de cette deacutefinition on trouve mobiliseacutees toutes les cateacutegories principales de la dialectique mateacuterialiste laquo La doctrine de Pavlov est peacuteneacutetreacutee de lideacutee du deacuteveloppement du changement continuel des choses elle renverse linterpreacutetation meacutetaphysique des lois de lactiviteacute psychique Pavlov conccediloit dialectiquement lactiviteacute reacuteflexe des animaux comme une substitution incessante de reacuteflexes et une lutte de processus contraires excitation et inhibition irradiation et concentration etc La geacuteneacuteralisation philosophique de la

53

Au moment ougrave en 1936-1937 Megrelidzeacute fait ses remarques critiques contre Pavlov la

reacuteflexologie de celui-ci joue deacutejagrave un rocircle proeacuteminent dans la science sovieacutetique Mais ce nrsquoest

qursquoun peu plus tard en 1950 qursquoelle srsquoassurera une place monopoliste dans la physiologie et

psychologie sovieacutetiques On pourrait dire que dans sa critique Megrelidzeacute attaque justement

lrsquoaspect de la theacuteorie de Pavlov qui la rendait acceptable du point de vue du mateacuterialisme

dialectique Megrelidzeacute aborde la question de la reacuteflexologie au moment ougrave il deacuteveloppe sa

critique des attitudes naturalistes dans les eacutetudes de la penseacutee humaine Tout en reconnaissant les

progregraves faits par Pavlov dans la sphegravere de la physiologie Megrelidzeacute signale lrsquoinsuffisance de sa

meacutethode qui en derniegravere instance cherche agrave traduire les pheacutenomegravenes psychiques dans des

termes meacutecanistes Megrelidzeacute cite donc Pavlov laquo lrsquoexplication veacuteritablement meacutecaniste [des

pheacutenomegravenes psychiques ndash nous notons] demeure lrsquoideacuteal de toute recherche naturaliste et

scientifique Au fur et agrave mesure qursquoon srsquoapprochera de lrsquoaccomplissement de cette tacircche tous ces

pheacutenomegravenes leur meacutecanisme seront expliqueacutes drsquoabord par la chimie et enfin par la

physique raquo71 Ainsi conclut Megrelidzeacute selon Pavlov la physique est destineacutee agrave supprimer le

reste des sciences Abstraction faite des nuances terminologiques par lesquelles se distinguent les

discours des deux penseurs ndash Megrelidzeacute parle de laquo мышлениеraquo (la penseacutee) alors que Pavlov

utilise le mot laquo ум raquo (lrsquointelligence la raison) ndash la constatation est agrave elle seule suffisante pour

deacutegager le point critique majeur pour Megrelidzeacute De son point de vue qui est ne lrsquooublions pas

celui drsquoun marxiste convaincu la penseacutee humaine est un pheacutenomegravene intrinsegravequement historique

et lrsquoappareil conceptuel propre agrave la physiologie comprenant des notions comme le reacuteflexe

lrsquoorganisme lrsquoirritation etc ne permettent pas drsquoen rendre compte On voit ici se deacutegager deux

maniegraveres concurrentes de tracer la ligne de deacutemarcation entre ce qui est marxiste et ce qui ne

lrsquoest pas Cette dualiteacute traverse lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique La premiegravere consiste en une

approche ontologisante qui trace cette distinction en fonction de lrsquoopposition monistedualiste ou

encore dialectiquemeacutecaniste alors que lrsquoautre qui est lrsquoapproche historisante adopte comme doctrine pavlovienne est dune grande importance car elle enrichit et concreacutetise les principes du mateacuterialisme philosophique et dialectique marxistes appliqueacutes agrave la nature Les deacutecouvertes de Pavlov repreacutesentent une arme dans la lutte ideacuteologique contre toutes les manifestations de lideacutealisme et de lobscurantisme raquo

71 Иван ПАВЛОВ laquo Последние сообщения по физиологии и патологии высшей нервной деятельности raquo citeacute selon Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 3 Notons en passant lrsquousage ici du mot laquo meacutecaniste raquo avec le laquo mateacuterialisme raquo et la laquo dialectique raquo la notion de laquo meacutecanicisme raquo fait partie de lrsquoensemble des signifiants constituant le cadre de la culture philosophique sovieacutetique dans le sens expliqueacute au chapitre preacuteceacutedent Mais agrave la diffeacuterence des deux premiegraveres celle-ci a une connotation strictement neacutegative Le fait que Pavlov utilise cette notion dans le sens positif montre la justesse de lrsquoaffirmation de Graham selon laquelle Pavlov ne se pense pas dans les termes du marxisme sovieacutetique

54

critegravere la distinction entre ce qui est historique et ce qui est anhistorique Comme on le voit

Megrelidzeacute ne srsquoattarde pas sur le fait que Pavlov exige une explication laquo veacuteritablement

meacutecaniste raquo et nrsquoexige pas que la rectification soit faite par le biais drsquoune substitution de la

causaliteacute dialectique agrave la causaliteacute meacutecaniste Tout au contraire le cœur de la critique de

Megrelidzeacute qui srsquoen tient au critegravere historiciste reacuteside en ceci qursquoil reproche agrave Pavlov ce gracircce agrave

quoi celui-ci a eacuteteacute reacutecupeacutereacute par la science sovieacutetique Ainsi Megrelidzeacute eacutecrit-il

laquo Penser que de cette maniegravere on peut comprendre la veacuteritable ldquonature de lrsquohommerdquo est tout

aussi faux que la supposition des anciens scolastiques qui employaient une analogie inverse ils

prenaient les mouvements les reacuteactions la croissance et la procreacuteation des animaux pour les

manifestations des buts eacuteternels ainsi que pour une ldquorechercherdquo de la veacuteriteacute et espeacuteraient gagner de

cette maniegravere la compreacutehension parfaite et veacuteritable des lois secregravetes de la nature raquo72

Megrelidzeacute reproche donc agrave Pavlov sa meacutethode anhistorique et preacutevient du danger

monopoliste qui se cache derriegravere le reacuteductionnisme Mais il ne faut pas penser que cette critique

chez Megrelidzeacute soit motiveacutee uniquement par lrsquoenvie de faire place agrave lrsquoapproche qui sera la

sienne et qui sera distante des sciences dures mettant lrsquoaccent sur lrsquoaspect historiciste dans

lrsquoeacutetude de la penseacutee humaine Dans ce reacuteductionnisme Megrelidzeacute entrevoit un danger pour la

science elle-mecircme Comme on lrsquoa vu en tirant les conseacutequences des propositions avanceacutees par

Pavlov il parle de la suppression de toutes les sciences par la physique Ce qui est effectivement

advenu par contre crsquoest que quand une dizaine drsquoanneacutees plus tard la reacuteflexologie a acquis le

monopole dans les eacutetudes de physiologie et de psychologie celles-ci se sont trouveacutees bloqueacutees

dans leur deacuteveloppement pendant des deacutecennies Si Megrelidzeacute a bien entrevu les possibles

reacutesultats du renforcement de la reacuteflexologie en revanche il aurait eu du mal agrave preacutevoir les

moyens par lesquels ce renforcement allait ecirctre mis en place En effet le renforcement de la

reacuteflexologie en Union Sovieacutetique nrsquoa pas eacuteteacute ducirc agrave des raisons proprement scientifiques mais au

fait que laquo lrsquoenseignement de Pavlov raquo a eacuteteacute politiquement instrumentaliseacute Autrement dit dans la

peacuteriode du stalinisme avanceacute qui eacutetait accompagneacute par lrsquoaffermissement de la perspective qursquoon

vient de qualifier drsquoontologisante la reacuteflexologie a eacuteteacute adopteacutee comme instrument pour purger

les rangs des scientifiques Crsquoest en 1950 qursquoa eu lieu ce qui est connu sous le nom de laquo la

72 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 4

55

session pavlovienne raquo deacutedieacutee aux problegravemes de la reacuteflexologie et qui a eacuteteacute organiseacutee sur la

demande oblique de Staline Hormis le fait que suite aux discussions auxquelles donna lieu la

session certains des psychologues furent eacutevinceacutes de leurs activiteacutes scientifiques la session eut

des conseacutequences majeures eacutegalement pour lrsquoorientation future de la psychologie sovieacutetique Il

fut imposeacute que la psychologie srsquooriente vers la physiologie pavlovienne et trouve appui sur la

nature reacuteflexionnelle (рефлекторный) du psychisme

Ces deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique expliquent le traitement que les

passages relatifs aux psychologues et aux physiologistes ont reccedilu dans lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage de

Megrelidzeacute en 1965 On peut toujours y voir lrsquoacharnement de Megrelidzeacute contre les

reacuteductionnismes mais tous les passages comportant des mentions directes agrave Pavlov (sauf un

passage ougrave Megrelidzeacute se reacutefegravere agrave Pavlov drsquoune maniegravere tout agrave fait neutre pour lui emprunter la

deacutefinition du laquo reacuteflexe raquo73) sont effaceacutes Il en va de mecircme avec les noms des autres psychologies

sovieacutetiques toutes associeacutees agrave la reacuteflexologie Ainsi la censure a-t-elle eacutelimineacute les passages

critiques que Megrelidzeacute consacre aux psychologues suivants Beritachvili qui avait adopteacute la

meacutethode expeacuterimentale pavlovienne est critiqueacute pour avoir tireacute une conclusion douteuse quant agrave

la capaciteacute des chiens de garder des souvenirs visuels distincts Kornilov qui eacutetait le premier agrave

tenter drsquoeacutelaborer une psychologie marxiste apregraves la reacutevolution est critiqueacute pour avoir envisageacute le

comportement humain comme lrsquoensemble des reacuteactions de lrsquoorganisme humain agrave son milieu ou

encore drsquoavoir conceptualiseacute le langage (compris comme une capaciteacute) comme un systegraveme de

reacuteflexes relevant des contacts sociaux et enfin Vygodskji par rapport auquel Megrelidzeacute est le

plus cleacutement est accuseacute de ne pas avoir pu se deacutefaire de la reacuteflexologie orthodoxe Comme

lrsquoobjet de ce chapitre est drsquoeacuteclairer la question de la censure on va se contenter de ces quelques

remarques geacuteneacuterales avant de revenir agrave la question de la critique de Pavlov et de Vygotskij

Pour reacutesumer les effets que la censure qui avait pris comme cible les parties du livre

deacutedieacutees agrave des questions de psychologie a produit dans la version de 1965 de lrsquoouvrage on peut

dire que les arguments critiques de Megrelidzeacute adresseacutes agrave la reacuteflexologie et au privilegravege que

celle-ci confeacuterait agrave la physiologie dans la psychologie sont tout agrave fait lisibles et nrsquoont rien perdu

en compleacutetude Mais lrsquoeacutelimination des noms et des mentions de figures concregravetes a confeacutereacute agrave ses

raisonnements un caractegravere geacuteneacuteral et a arracheacute son texte agrave lrsquohistoriciteacute qui lui est propre

73 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 56

56

Autrement dit suite agrave lrsquointervention de la censure il est devenu difficile drsquoentrevoir la maniegravere

dont Megrelidzeacute srsquoinsegravere dans les deacutebats des anneacutees 30 qui lui sont contemporains

Enfin on voudrait attirer lrsquoattention sur quelques points lieacutes agrave lrsquoeacutetape suivante de lrsquohistoire

du livre Dans la version de 1973 nous sommes teacutemoins drsquoune reacuteapparition de quelques

mentions de Pavlov ainsi que drsquoune partie de la critique de Vigotskj dans le texte Cela nrsquoest pas

sans raison et pourrait ecirctre reconduit agrave des deacuteveloppements dans la psychologie sovieacutetique qui

ont deacutebuteacute quelques anneacutees avant la parution de cette version de lrsquoouvrage

Deacutejagrave dans lrsquoanneacutee 1962 la question concernant les fondements philosophiques de la

physiologie et de la psychologie a eacuteteacute de nouveau mise agrave lrsquoordre du jour74 Dans le cadre des

discussions agrave ce sujet deux positions diameacutetralement opposeacutees se sont articuleacutees Les uns

affirmaient que la theacuteorie de Pavlov nrsquoavait pas perdu de son actualiteacute et pouvait toujours ecirctre

envisageacutee comme le fondement de la psychologie alors que les autres affirmaient que le

paradigme pavlovien eacutetait deacutesuet Pourtant le consensus srsquoest instaureacute pour reconnaicirctre que la

physiologie et la psychologie avaient le mecircme objet ndash lrsquoactiviteacute nerveuse supeacuterieure en tant que

fonction du cerveau Ces deux disciplines se diffeacuterenciaient seulement par leurs perspectives

mettant lrsquoaccent respectivement sur les aspects psychologique et physiologique de ce mecircme

objet Il reacutesulta de ces deacutebats que Pavlov ne fut pas deacutetrocircneacute mais que lrsquoon reconnut que sa

theacuteorie neacutecessitait drsquoecirctre compleacuteteacutee par drsquoautres approches Comme exemple drsquoune telle

reacuteorientation on pourrait citer un psychologue et philosophe geacuteorgien repreacutesentatif de

lrsquoatmosphegravere dans laquelle la deuxiegraveme eacutedition augmenteacutee de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute devait

ecirctre preacutepareacutee Il srsquoagit drsquoApollon Cherozia qui en 1969 et 1973 publie deux volumes intituleacutes

Contribution agrave la probleacutematique de la conscience et de lrsquoinconscience qui suivant la vague

drsquoune nouvelle politique sovieacutetique qui atteacutenuait son isolationnisme et srsquoorientait vers une

eacutemulation avec le reste du monde tente de trouver un eacutequivalent socialiste agrave la conception

psychanalytique de lrsquoinconscient propre au monde et au systegraveme scientifique bourgeois Mais ce

qui nous inteacuteresse chez cet auteur crsquoest son interpreacutetation alteacutereacutee quoique toujours respectueuse

de Pavlov Il va chercher une citation de Pavlov ougrave celui-ci affirme que la meacutethode objective est

applicable tant aux animaux qursquoagrave lrsquohomme mais que dans le cas des humains elle fait preuve

74 laquo La probleacutematique philosophique de psychologie raquo impliquait les questions comme la relation entre le

psychisme et son milieu celle entre les procegraves psychiques et physiologiques la question de la deacutetermination psychique relation entre les deacuteterminants biologiques et sociaux etc Cf Е БУДИЛОВА Философские проблемы в советской психологии Наука Москва 1972 p 6

57

drsquoinsuffisance et reacutevegravele la neacutecessiteacute drsquointroduire la meacutethode drsquoauto-observation ou introspection

Cherozia utilise donc lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Pavlov et par son interpreacutetation srsquoen sert pour

leacutegitimer lrsquointroduction drsquoun eacuteleacutement subjectiviste dans le systegraveme de la science sovieacutetique75

Dans ces conditions permuteacutees la critique que Megrelidzeacute avait adresseacutee agrave la

physiologisation du psychisme est devenue acceptable voire deacutesirable Ce changement

drsquoatmosphegravere se confirme eacutegalement par la qualification que dans son article dateacute de 1978

Djioev donne agrave lrsquoentreprise de Megrelidzeacute Soulignant ses meacuterites il eacutecrit laquo En mettant en

opposition au naturalisme le point de vue marxiste K Megrelidzeacute visait une tendance qui avait

reacuteellement existeacute agrave son eacutepoque et qui consistait agrave reacuteduire lrsquoactiviteacute de la conscience humaine agrave

des lois biologiques aux reacuteflexes physiologiques raquo76

Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo

Non seulement le texte de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute srsquoest modifieacute agrave travers les diffeacuterentes

conjonctures mais le titre de lrsquoouvrage eacutegalement provoque des questions quant agrave son

authenticiteacute Dans la litteacuterature sur Megrelidzeacute77 il est geacuteneacuteralement admis que le titre que

lrsquoouvrage porte dans ses eacuteditions russes (y compris dans le bon agrave tirer de 1937) ne correspond

pas au titre que lrsquoauteur preacuteconisait de lui donner originairement et dont on connaicirct la

formulation gracircce agrave une tradition orale Les traducteurs de lrsquoouvrage en geacuteorgien ont donc

modifieacute le titre selon ce qursquoils savaient du dessin original de lrsquoauteur Mais les documents

additionnels que nous avons pris en compte en deacutecrivant la biographie de lrsquoauteur ainsi que

lrsquohistoire du livre complexifient cette question car ils fournissent deux versions suppleacutementaires

75 Апполон ШЕРОЗИЯ К проблеме сознания и бессознательного психического Т I II Мецниереба Тбилиси 1969 1973 Il nrsquoest pas sans importance de noter que chez Cherozia la psychologie objectiviste de Pavlov est compleacutementeacutee par la theacuteorie de lrsquoattitude deacuteveloppeacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze qui eacutetait le professeur de Megrelidzeacute durant ses eacutetudes universitaires agrave Tbilissi et avec qui Megrelidzeacute se trouvait en une certaine affiniteacute intellectuelle Comme le montre une remarque faite de la main de Megrelidzeacute en marge drsquoune des pages du bon agrave tirer de 1937 il envisageait mecircme de rajouter un passage consacreacute agrave son maicirctre

76 Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Op cit p 125 77 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 68

Отар ДЖИОЕВ laquo Проблемы социологии мышления а трудах К Р Мегрелидзе raquo in Социальная природа познания Теоретические предпосылки и проблемы Op cit p 122 გერმანე ფაცაცია laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit p 690

58

du titre Nous voudrions maintenant proposer quelques reacuteflexions sur la maniegravere dont certains

des eacuteleacutements de ces quatre titres pourraient ecirctre lieacutes avec le projet global de Megrelidzeacute Nous ne

nous aventurerons pas dans le questionnement sur lrsquoauthenticiteacute de telle ou telle version du titre

Cela relegraveverait drsquoune preacuteoccupation purement historique et factuelle Il srsquoagira plutocirct de voir

comment le terme laquo sociologie raquo tel qursquoil est preacutesent dans la version principale du titre peut ecirctre

expliqueacute et comment il srsquoinsegravere dans le milieu intellectuel changeant

On a donc quatre versions du titre de lrsquoouvrage Dans ses eacuteditions russes il porte le titre

repris du bon agrave tirer de 1937 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Pour la

traduction geacuteorgienne en 1990 le titre a eacuteteacute reformuleacute comme Pheacutenomeacutenologie sociale de la

penseacutee Dans son autobiographie dateacutee de 1936 Megrelidzeacute nous informe avoir eacutecrit un ouvrage

intituleacute Les problegravemes fondamentaux de la sociologie marxiste de la penseacutee Enfin dans le

compte rendu de lrsquoILP deacutecrivant les activiteacutes effectueacutees par lrsquoinstitut au cours de lrsquoanneacutee 1934

sur la liste des ouvrages precircts agrave ecirctre composeacutes en typographie on trouve le titre Pheacutenomeacutenologie

marxiste de la penseacutee78 Les diffeacuterences qui srsquoeacutetablissent suite agrave la comparaison de ces quatre

formulations ne sont pas drsquoeacutegale importance Ainsi il est eacutevident que dans la Geacuteorgie de 1990

lrsquoaccentuation du caractegravere marxiste de la theacuteorie de Megrelidzeacute ne pouvait pas ecirctre une prioriteacute

drsquoautant plus que les eacutediteurs se sont laisseacute guider par leurs consideacuterations sur lrsquoauthenticiteacute du

titre En revanche ce mecircme accent eacutetait de premiegravere importance pour le Megrelidzeacute auteur de

son autobiographie extrecircmement conjoncturelle qui probablement eacutetait enclin agrave hyperboliser

les faits qursquoil y rapportait Qui plus est le fait que cette version du titre souligne lrsquoorientation

marxiste de sa sociologie est une donneacutee peu informative et ne deacutevoile rien de nouveau sauf

probablement lrsquoacceptation par Megrelidzeacute de la diffeacuterence que Boukharine avait introduite

entre la sociologie bourgeoise et la sociologie socialiste (on reviendra sur ce point) Dans ce cas

eacutevidemment le but de Megrelidzeacute serait drsquoeacutelaborer une sociologie marxiste Parmi les

diffeacuterences qui se deacutegagent de la comparaison des titres la seule qui meacuteriterait drsquoecirctre analyseacutee

est donc celle qui srsquoeacutetablit entre les termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo

Il serait vain de chercher des deacutefinitions de ces termes dans le corps du livre ou de tacirccher de

gagner une compreacutehension concregravete de la maniegravere dont lrsquoauteur envisage la pheacutenomeacutenologie ou

la sociologie pour pouvoir ensuite les inscrire dans ses objectifs En effet les occurrences des

78 Н Н КАЗАНСКИЙ (eacuted) Acta linguistic petropolitana Труды института лингвистических

исследований Op cit p 397

59

deux termes dans le texte sont extrecircmement reacuteduites en nombre laquo La pheacutenomeacutenologie raquo est

utiliseacutee agrave deux reprises seulement et dans les deux occurrences elle est inseacutereacutee dans le syntagme

laquo la pheacutenomeacutenologie sociale (общественный) de la penseacutee raquo que Megrelidzeacute deacutefinit comme

laquo les transformations sociales des ideacutees sur les affaires (дела) faits historiques valeurs

culturelles etc raquo79 Il faut preacuteciser ici que Megrelidzeacute distingue deux eacutetapes qui sont propres agrave

lrsquoexistence de lrsquoideacutee Drsquoabord agrave son eacutetape originale lrsquoideacutee existe dans un eacutetat subjectif cest-agrave-

dire dans son actualiteacute en tant que penseacutee individuelle Mais ensuite elle passe agrave son existence

socio-historique Autrement dit elle se pheacutenomeacutenalise dans les dimensions sociale et historique

Lrsquoobjectif de la pheacutenomeacutenologie sociale de la penseacutee serait donc de deacutecrire et drsquoexpliquer ses

transformations

A la deacutefense de ceux qui considegraverent que Megrelidzeacute envisageait son projet comme une

pheacutenomeacutenologie plutocirct qursquoune sociologie de la penseacutee on pourrait avancer lrsquoargument suivant

Contrairement agrave ce que le titre officiel de lrsquoouvrage semble suggeacuterer jamais dans son ouvrage

Megrelidzeacute ne deacutefinit son projet comme une sociologie (une seule fois il parle de la laquo sociologie

marxiste raquo et il revient une seule fois sur le titre de lrsquoouvrage dans les remarques finales du livre

qursquoil attaque par les mots suivants laquo Au cours de notre analyse des problegravemes fondamentaux de

la sociologie de la penseacuteehellip raquo) A part cela le terme laquo sociologie raquo ne lui sert qursquoagrave se reacutefeacuterer agrave

laquo lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo et agrave des laquo sociologues neacuteo-positivistes raquo comme Durkheim

Leacutevy-Bruhl etc Dans ce sens la sociologie est synonyme du laquo sociologisme raquo qui implique pour

lui une maniegravere restrictive de poser la question de la penseacutee car cette approche prend comme

point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes (ou lrsquointersubjectiviteacute) et ne prend pas en

compte le fait que comme Megrelidzeacute essaie de le deacutemontrer toute intersubjectiviteacute et

communication entre les hommes ont comme condition les liens mateacuteriels et choseaux

(вещественный) engendreacutes dans lrsquoactiviteacute creacuteatrice du travail Evidemment il est eacutetrange de

voir Durkheim accuseacute de prendre comme point de deacutepart le rapport psychique entre les hommes

alors que sa tentative de faire ressortir lrsquoobjectiviteacute sociologique sui generis repose justement sur

une stricte distinction entre les domaines de la sociologie et de la psychologie80 Il est vrai que

par endroit Megrelidzeacute manque drsquoun discours bien diffeacuterencieacute et parle drsquoune maniegravere

indiscrimineacute drsquoauteurs comme Durkheim Leacutevy-Bruhl Sombart et autres Mais tout de mecircme il y

79 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 395 80 Cf Emile DURKHEIM Les regravegles de la meacutethode sociologique Editions Flammarion Paris 2010 p 82

60

a une critique lisible de Durkheim qui selon la reconstruction que nous en faisons consiste en

ceci que lrsquoautonomisation de la laquo reacutealiteacute sociale raquo consistant en des repreacutesentations collectives

(ou en lrsquo laquo a priori social raquo) solidifieacutees et gardeacutees dans la dureacutee par la force de la tradition

provoque un double effet ideacutealiste drsquoun cocircteacute lrsquoensemble des repreacutesentations collectives ainsi

preacutesenteacute qui puise sa force coercitive du meacutecanisme de la tradition ne peut qursquoavoir des liens

faibles avec les inteacuterecircts des groupes sociaux (alors que pour Megrelidzeacute ce sont les inteacuterecircts reacuteels

qui sont la seule source de puissance des ideacutees et repreacutesentations) et de lrsquoautre cocircteacute la

perspective autonomisante de la reacutealiteacute sociale provoque comme son correacutelat une perspective

tout aussi autonomisante de la nature humaine car lrsquohomme est consideacutereacute comme le porteur des

repreacutesentations (en vertu de sa nature psychique) au lieu drsquoecirctre lui-mecircme envisageacute tout court

comme le produit de la reacutealiteacute sociale (qui pour Megrelidzeacute consiste tout drsquoabord en lrsquoensemble

des rapports interindividuels meacutedieacutes par le travail) tant dans sa constitution psychique que dans

lrsquoanatomie de ses organes de sens etc Ainsi agrave la lumiegravere de cette critique de Megrelidzeacute la

distinction durkheimienne entre les faits sociaux et psychiques perd sa pertinence et le

psychologisme (ou tout au moins lrsquoabsence de radicaliteacute dans le refus du psychologisme) de la

position de Durkheim ne paraicirct plus incommensurable avec son insistance sur une position

sociologique Ici nrsquoest pas lrsquoendroit de pleinement deacutevelopper la critique adresseacutee par Megrelidzeacute

agrave la sociologie Cela nous occupera plus bas quand nous passerons agrave lrsquoexposition plus deacutetailleacutee

de sa conception A cette eacutetape nous ne voudrions que souligner que contrairement aux deux

occurrences les deux positives de la laquo pheacutenomeacutenologie de la penseacutee raquo la laquo sociologie raquo est

donc pour Megrelidzeacute toujours synonyme drsquoune approche theacuteorique tronqueacutee ainsi que drsquoune

maniegravere de poser des questions qui ratent leurs buts Ce contraste entre drsquoun cocircteacute la sociologie

donneacutee dans le titre et annonccedilant donc le nom du projet positif de lrsquoauteur et de lrsquoautre cocircteacute la

sociologie dont nous parle le livre et qui est toujours objet de critique et tout simplement reacuteduite

au laquo sociologisme raquo dans la mesure ougrave celle-lagrave relegraveve drsquoun caractegravere ideacutealiste ne suffit pourtant

pas pour deacutefinir le sens positif de ce que devrait ecirctre la sociologie marxiste pour Megrelidzeacute Ce

raisonnement nous amegravene drsquoabord agrave lrsquoideacutee que le titre le plus leacutegitime de cet ouvrage est

effectivement celui qui fait reacutefeacuterence agrave la pheacutenomeacutenologie Mais la conclusion qursquoon peut en

tirer est que la pheacutenomeacutenologie de la penseacutee pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose que la sociologie

marxiste Cette explication tout en eacutetant juste est pourtant peu fructueuse car elle efface la

61

diffeacuterence entre les termes laquo pheacutenomeacutenologie raquo et laquo sociologie raquo dont on eacutetait parti et annule

donc notre question de deacutepart

Pour que le lecteur familier avec lrsquohistoire de la penseacutee philosophique et sociologique ne

nous adresse pas une objection preacutematureacutee on voudrait ouvrir ici une courte parenthegravese et faire

remarquer que bien eacutevidemment la sociologie et la pheacutenomeacutenologie ne srsquoexcluent pas

neacutecessairement car la premiegravere est une discipline qui a son objet propre (cependant cela eacutetant

dit on devrait se garder de minimiser le fait que cet objet ndash la socieacuteteacute ndash pose drsquoincessants

problegravemes si bien que toute nouvelle theacuteorisation dans ce domaine implique une nouvelle

deacutefinition de cet objet et crsquoest souvent lrsquoinsuffisance drsquoune telle deacutefinition agrave laquelle les

sociologues sont ameneacutes agrave faire face qui les pousse ou les oriente vers de nouvelles eacutelaborations

theacuteoriques) alors que la deuxiegraveme se veut comme une meacutethode On a donc tout un courant de la

penseacutee sociologique ougrave les theacuteories sociales se marient avec la meacutethode pheacutenomeacutenologique

husserlienne Cela concerne la sociologie pheacutenomeacutenologique (Alfred Schuumltz qui dans le sillage

de la Verstehenssoziologie de Max Weber reprend lrsquoideacutee husserlienne du monde de la vie ou

encore celle drsquointersubjectiviteacute telle que celle-ci est deacutegageacutee par la reacuteduction pheacutenomeacutenologique

du premier degreacute ndash la reacuteduction psychologique mais aussi les concepts de conscience de sens

drsquoexpeacuterience etc pour agrave travers cet appareil conceptuel mettre en relief lrsquoencadrement social du

savoir individuel cest-agrave-dire les facteurs qui circonscrivent lrsquoaction de la subjectiviteacute dans son

monde de vie sociale reconnaissance du sens des choses des autres subjectiviteacutes et de leurs

intentions ainsi que le deacuteterminisme biographique unique agrave chaque individu81) la sociologie de

la connaissance (par exemple Karl Mannheim qui dans Ideacuteologie et utopie introduit une

conception eacutelargie de lrsquoideacuteologie et qui agrave la diffeacuterence de lrsquousage restrictif de ce terme qursquoil

precircte agrave Marx la reacuteduisant agrave une conscience fausse eacutetend le caractegravere ideacuteologique agrave tout savoir et

affirme que toute conscience sociale est situeacutee et deacutefinie par la structure sociale la seule

possibiliteacute drsquoatteindre un savoir non-ideacuteologique est donc lieacutee agrave des techniques de rationalisation

pousseacutee que les intellectuels qui se distinguent par leur position sociale sont en mesure de

pratiquer) ou plus reacutecemment le constructivisme de Peter L Berger et Thomas Luckmann (qui

srsquointeacuteressent agrave toute sorte de savoirs que ce soit des savoirs quotidiens ou professionnels aux

liaisons qui existent entre des savoirs diffeacuterents et diverses situations sociales ainsi qursquoau

81 Cf Alfred SCHUTZ On phenomenology and social relations The University of Chicago press Chicago and

London 1970 1973

62

caractegravere objectif des savoirs qui est garanti sociologiquement et non pas philosophiquement82)

ainsi que la theacuteorie des systegravemes de Niklas Luhmann qui dresse une construction theacuteorique

complexe empruntant agrave maints domaines de savoir mais qui srsquoaligne avec les penseurs

preacuteceacutedents non seulement parce qursquoil se reacutefegravere agrave son tour explicitement agrave Husserl (auquel il

emprunte le modegravele de systegraveme que celui-ci construit agrave lrsquoexemple du mode drsquoopeacuteration de la

conscience83) mais en ce qursquoil vise une sociologie du savoir ouverte aux changements

seacutemantiques qui accompagnent les changement structuraux de la socieacuteteacute84 Quant agrave Megrelidzeacute

il est clair qursquoil deacuteveloppe une certaine sociologie de la connaissance ou du savoir (dans sa

version il srsquoagirait donc plutocirct drsquoune laquo sociologie de la penseacutee raquo) mais son proceacutedeacute est trop

particulier et diffeacuterent pour se laisser facilement classer dans une continuiteacute avec les theacuteoriciens

que lrsquoon vient drsquoeacutenumeacuterer Megrelidzeacute nrsquoessaie ni de donner une deacutefinition de la socieacuteteacute ni

drsquoaffiner une description de la structure sociale (les composants de la structure sociale sont les

classes ndash impliqueacutees dans une dynamique de lutte ndash et le parti qui a un rocircle incontournable dans

lrsquoeacuteconomie du savoir et qui acquiert donc une signification proprement sociologique) On aurait

eacutegalement difficulteacute agrave affirmer que la pheacutenomeacutenologie soit son point de deacutepart meacutethodologique

car mecircme lrsquoidentification de sa meacutethode pose problegraveme Une chose est claire en revanche toute

affirmation quant agrave son objet et sa meacutethode ne peut ecirctre faite que sur la base drsquoune lecture

approfondie et reconstructrice Crsquoest pour cette raison qursquoagrave cette eacutetape nous insisterons moins

sur le sens des termes laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo chez Megrelidzeacute que nous ne

tenterons de saisir la diffeacuterence factuelle entre les deux termes dans les versions du titre de son

ouvrage ainsi que la signification qursquoelle pourrait revecirctir agrave la lumiegravere de la culture philosophique

sovieacutetique

Revenons donc agrave notre raisonnement il faudrait poser la question de la diffeacuterence entre les

versions du titre de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute autrement pour aboutir agrave un reacutesultat plus significatif

qursquoune dissolution de la diffeacuterence entre laquo la sociologie raquo et laquo la pheacutenomeacutenologie raquo agrave laquelle

nous a ameneacute notre tentative drsquoexpliquer ces termes agrave partir de la logique interne de lrsquoouvrage

82 Cf Peter L BERGER Thomas LUCKMANN The social construction of reality a treatise in the sociology

of knowledge Penguin Books 1991 p 13-15 83 Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener

Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996 84 Les quatres volumes de ses eacutetudes des diffeacuterents complexes seacutemantiques Niklas LUHMANN

Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Suhrkamp Frankfurt am Main

63

Pour comprendre la raison de cette diffeacuterence qui apregraves tout est un fait cru manifesteacute dans la

multipliciteacute des titres de lrsquoouvrage on devra se deacutefaire de lrsquoideacutee que sa raison puisse ecirctre

immanente agrave lrsquoouvrage ou agrave la theacuteorie Il faut se placer agrave un autre niveau et se demander ce que

cette diffeacuterence peut signifier au sein de la culture philosophique sovieacutetique A ce propos

Friedrich propose une explication et suggegravere que le terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo embrassait une

reacutefeacuterence trop marqueacutee et explicite agrave une conception ideacutealiste et bourgeoise pour qursquoil soit

accepteacute au sein du discours acadeacutemique agrave cette eacutepoque de lrsquoUnion Sovieacutetique85 Mais si on

accepte lrsquohypothegravese selon laquelle Megrelidzeacute avait pour intention de mettre le terme

laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son ouvrage alors il faut aussi admettre que le terme

laquo sociologie raquo nrsquoest apparu dans le titre effectif du livre que par deacutefaut

Le titre du livre serait donc une sorte de vide qui pouvait ecirctre occupeacute par divers signifiants

interchangeables dans ce rocircle (du moins il est impossible de prouver qursquoils ne sont pas

interchangeables) Cette place a eacuteteacute occupeacutee pour des raisons conjoncturelles par la

laquo sociologie raquo Mais si lrsquousage du terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo eacutetait interdit ou indeacutesirable lrsquoon

doit tout de mecircme se demander agrave quel point lrsquousage du terme laquo sociologie raquo eacutetait-il innocent ou

eacutevident Ce qui serait donc une voie productive ce serait de srsquointerroger sur lrsquoenjeu que le

recours au terme laquo sociologie raquo pouvait avoir dans le contexte sovieacutetique ou si lrsquoon veut au sein

de la culture philosophique sovieacutetique agrave travers ses acircges et usages

Nous remarquions preacuteceacutedemment que si Megrelidzeacute parle de la laquo sociologie marxiste raquo (qui

est la seule occurrence positive du terme laquo sociologie raquo dans lrsquoouvrage entier) cela pourrait

indiquer son acceptation de la dichotomie entre sociologie bourgeoise et sociologie marxiste

Jamais Megrelidzeacute ne mentionne Nikolaj Boukharine dans son livre mais la lecture comparative

de certains passages de son livre et de la Theacuteorie du mateacuterialisme historique manuel populaire

de la sociologie marxiste de Boukharine ne laisse pas de doute que Megrelidzeacute devait ecirctre

familier avec ce dernier On le verra mieux quand on touchera la question de la meacutethode et de la

dialectique chez Megrelidzeacute Il faut ajouter que lrsquoon ignore si Megrelidzeacute connaissait

personnellement Boukharine mais on dispose drsquoune lettre ineacutedite (citeacutee par deux des

commentateurs86) dateacutee du 2 mars 1936 La lettre a ducirc accompagner le manuscrit de lrsquoouvrage

85 Cf Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Op cit p 68 86 Ibid p 78 96 (Selon Friedrich le document a eacuteteacute gardeacute agrave llsquoArchiv Muzeja Meznacionalrsquonych Ornosenij

Akademii Nauk Gruzinskoj SSR Tbilissi (document 199949))

64

de Megrelidzeacute que celui-ci aurait envoyeacute agrave Boukharine On ignore si cette lettre eut une reacuteponse

mais il est clair que Megrelidzeacute consideacuterait Boukharine comme son lecteur privileacutegieacute On prendra

cette occasion pour remarquer que depuis lrsquoanneacutee 1929 apregraves ecirctre tombeacute en deacutefaveur aupregraves de

Staline Boukharine avait perdu son autoriteacute politique Et mecircme si pour quelques anneacutees encore il

continua agrave ecirctre actif comme directeur de lrsquoInstitut de lrsquohistoire de la science et de la technique

laquo ce poste pourrait ecirctre consideacutereacute comme un exil dans la mesure ougrave il eacutetait incommensurable

avec les hauts postes eacutetatiques qursquoil occupait auparavant raquo87 Dans les pages de la revue Sous la

banniegravere du marxisme il eacutetait deacutejagrave de coutume de parler de Boukharine au passeacute (laquo il ne

comprenait pashellip raquo) ainsi que de le mettre sur la mecircme ligne que les ennemis du socialisme tels

que les mencheviques trotskystes zinovjevistes etc Megrelidzeacute le savait bien88 Il ne devait

donc pas ecirctre speacutecialement avantageux pour un bolchevique ardent tel que Megrelidzeacute se veut

dans son autobiographie de communiquer avec Boukharine Crsquoest le seul point dans tout ce

qursquoon sait de sa vie (mis agrave part la leacutegende que Megrelidzeacute avait composeacutee pour sa fille peu avant

sa mort dans le camp de travail) ougrave nous avons la possibiliteacute de saisir la dissonance entre ses

convictions et son milieu

Ce qui drsquoune maniegravere tregraves geacuteneacuterale peut ecirctre constateacute de la sociologie en Union Sovieacutetique

crsquoest que cette discipline dans sa composante empirique crsquoest-agrave-dire en tant qursquoensemble de

meacutethodes de recueil de donneacutees empiriques et statistiques et de techniques pour leur

interpreacutetation a eacuteteacute tregraves vite degraves le deacutebut des anneacutees 1920 liquideacute alors que la sociologie dans

sa composante theacuteorique crsquoest-agrave-dire en tant que theacuteorie sociale a eacuteteacute identifieacutee avec le

mateacuterialisme historique Les professeurs qui srsquooccupaient de sociologie depuis la peacuteriode

preacutereacutevolutionnaire ont eacuteteacute renvoyeacutes du pays alors que la multipliciteacute des courants sociologiques

syntheacutetiques (tels le darwinisme social le freudisme la reacuteflexologie sociale la phytosociologie

la zoo-sociologie la sociologie physiologique etc qui pullulaient comme les rejetons des

diverses disciplines aspirants agrave tirer de leurs domaines des conseacutequences pour la compreacutehension

de la socieacuteteacute) ont eacuteteacute marginaliseacutes89 La sociologie nrsquoa pas trouveacute de place dans lrsquoeacuteconomie du

ფაცაცია გერმანე bdquoდაბრუნებაldquo in op cit p 682 87 Валентин Александрович БАЖАНОВ laquoСоциальный климат и история науки Парадоксы

марксистской теории и практикиraquo in Эпистемология и философия науки т XI 1 p 155 88 Une des articles avec une deacutenonciation publique de Boukharine est contenu dans le mecircme numeacutero de la

revue dans lequel Megrelidzeacute avait publieacute son article sur Marr et marxisme Cf lrsquoarticle eacuteditorial laquo Социализм и кадры raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo

89 С С НОВИКОВА История развития социологии в России Москва ndash Воронеж 1996 p 139

65

savoir sovieacutetique Drsquoun cocircteacute le savoir supposeacute scientifique et exhaustif sur le mode de

fonctionnement et de deacuteveloppement de la socieacuteteacute eacutetait donneacute par le mateacuterialisme historique ce

qui enlevait agrave la sociologie sa raison drsquoecirctre La sociologie eacutetait consideacutereacutee comme un savoir

reacuteactionnaire et laquo objectiviste raquo cest-agrave-dire laquo impartial raquo en conseacutequence de lrsquoaccent qursquoelle

mettait sur les raisons de lrsquoordre social Lrsquoexplication des conditions drsquoun ordre social donneacute

eacutetait donc consideacutereacutee en mecircme temps comme lrsquoinstrument de sa preacuteservation De lrsquoautre cocircteacute la

sociologie eacutetait inacceptable du point de vue tactique car le savoir sur les effets des actions

dirigeacutees vers la construction de lrsquoeacutetat socialiste ne pouvait qursquoempecirccher la puissance drsquoaction

politique90 Suite agrave cela la sociologie en tant que theacuteorie de la socieacuteteacute eacutetait convertie en

mateacuterialisme historique qui proposait des scheacutemas a priori tant pour le deacuteroulement du procegraves

historique que pour la constitution de la socieacuteteacute Quant aux eacutetudes de la socieacuteteacute sovieacutetique selon

des paramegravetres quantitatifs les donneacutees statistiques eacutetaient recueillis exclusivement par lrsquoEacutetat qui

en faisait usage agrave ses propres fins mais les gardait classeacutees et indisponibles au public

acadeacutemique

Mais penchons-nous de plus pregraves sur la question de la reacuteception de la sociologie ou de la

theacuteorie sociale chez les marxistes sovieacutetiques Trois figures ont joueacute un rocircle deacutecisif dans la

formation de lrsquoapproche dans ce domaine du savoir Plekhanov Leacutenine et Boukharine Nous

lrsquoexposerons en trois temps le contexte dans lequel Megrelidzeacute choisit le titre de son ouvrage

les caracteacuteristiques de la peacuteriode pendant laquelle le livre de Megrelidzeacute attend encore sa

parution en 1965 et les changements de la position de la sociologie contemporains agrave la parution

de lrsquoouvrage Lrsquohistoire de la sociologie et son aspect lieacute au marxisme constituent une

probleacutematique tregraves riche et complexe et pour lrsquoaborder nous prendrons comme fil conducteur

lrsquohistoire de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo chez les susdits auteurs sovieacutetiques

Si lrsquoon veut donc tracer la ligne des usages ou qualifications que la sociologie a reccedilus chez

les penseurs marxistes russes lrsquoon devrait commencer par Leacutenine et notamment par son Ce que

sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates publieacute en 1894

ougrave Leacutenine discutant sur la contribution faite par Marx agrave la compreacutehension du mode de

90 laquo Leninist-Stalinist Marxism [hellip] in its ideological as well as in its conceptual meanings [hellip] continually demonstrated its complete incompatibility with the idea and the practice of scientific social knowledge The main orientation of Leninist-Stalinist Marxism [hellip] was an attempt [hellip] to elaborate pragmatically efficient ideological schemas of reality which could play the role of directives for successful political action irrespective of their correspondence with the reality of society raquo Nikolai NOVIKOV laquo The sociological movement in the U S S R (1960-1970) and the institutionalization of sociology raquo in Studies in Soviet thought vol 23 2 1982 p 96

66

fonctionnement de la socieacuteteacute et qui consiste en une dissolution de la repreacutesentation de la socieacuteteacute

tel un agreacutegat des individus deacutefinit le mateacuterialisme historique comme la sociologie scientifique

La scientificiteacute pour Leacutenine ainsi que pour toute la penseacutee sovieacutetique est synonyme de lrsquoeacutetude

des lois neacutecessaires que cela soit dans la nature ou dans la socieacuteteacute humaine Et comme lrsquohistoire

est le lieu privileacutegieacute ougrave la neacutecessiteacute propre agrave la socieacuteteacute humaine se manifeste en lrsquoespegravece des lois

de deacuteveloppement des formes de la socieacuteteacute la sociologie scientifique ne peut que concerner

lrsquohistoire des socieacuteteacutes et la succession de ses formations Ce deacuteveloppement qui suit une logique

neacutecessaire est qualifieacute comme un procegraves historico-naturel et en tant que tel peut devenir lrsquoobjet

drsquoune connaissance objective91 La position de la sociologie sur une base scientifique est rendue

possible par le fait que Marx rejetant le point de vue de la sociologie subjectiviste qui se limite agrave

deacutecrire les rapports sociaux en fonction de ce qui est ideacuteologique cest-agrave-dire de ce qui se traduit

par la conscience humaine avait articuleacute son objet comme les rapports de production qui pour

srsquoeacutetablir nrsquoont pas besoin drsquoecirctre rendus conscients Deacutejagrave ici Leacutenine deacutegage toutes les cateacutegories

qui par la suite vont deacutefinir le discours sovieacutetique sur la sociologie Ce discours ne subira que

des changements cosmeacutetiques dus agrave des recombinaisons de ces cateacutegories Il srsquoagit donc de la

critique de la sociologie subjectiviste de la relation entre la sociologie subjectiviste et

objectiviste (lire marxiste) ou autrement dit entre la sociologie et lrsquohistoire mateacuterialiste et

des critegraveres drsquoobjectiviteacute et de scientificiteacute Quand plus tard agrave lrsquoeacutepoque du Stalinisme avanceacute la

doctrine sera deacutefinitivement codifieacutee la deacutefinition du mateacuterialisme historique et les critegraveres de

scientificiteacute resteront les mecircmes A cette diffeacuterence pregraves que la sociologie deacutesertera sa place

comme un nom possible de la probleacutematique de lrsquohistoire mateacuterialiste et prendra le rocircle drsquoun

nom agreacutegeant toutes les approches de lrsquoanalyse de la socieacuteteacute qui diffegraverent de lrsquohistoire

mateacuterialiste Mais avant cela elle fera plusieurs virages Et cela deacutebutera deacutejagrave chez le Leacutenine

tardif Son changement drsquoavis est clairement discernable dans la critique qursquoil adressera agrave

LrsquoEconomie de la peacuteriode transitoire de Boukharine

Nikolaj Boukharine membre du Parti Communiste Sovieacutetique eacutetait lrsquoun des plus eacuteminents

intellectuels parmi les dirigeants bolcheviques lrsquoauteur drsquoouvrages en eacuteconomie mais aussi de

manuels destineacutes au proleacutetariat eacutecrits avec clarteacute eacutelan combattif et mecircme humour Ayant des

91 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-

демократов raquo in Полное собрание сочинений т 1 Издательство политической литературы Москва 1967 p 139

67

ideacutees modeacutereacutees et qualifieacutee entre autres de laquo reacuteformiste raquo en matiegravere de politique eacuteconomique

sovieacutetique en 1938 finalement il tombera victime de la purification du parti et de la

solidification deacutefinitive du stalinisme Mais cette accusation et ce fut le premier coup politique

seacuterieux qursquoil dut essuyer de la part de Staline tombe degraves 192992 Cette mecircme anneacutee dans la seacuterie

des laquo Recueils leacuteniniens raquo sont parues les notes dont certaines critiques que Leacutenine avait eacutecrites

en marge des pages du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire (paru en

1920) Jusqursquoalors cette critique (globalement assez positive) qui nrsquoeacutetait connue que drsquoun cercle

restreint de marxistes y compris Boukharine lui-mecircme nrsquoavait pas eu de grande publiciteacute Mais

agrave partir de cette publication il est devenu avantageux de souligner le deacutesaccord entre Boukharine

et lrsquoautoriteacute ineacutebranlable de Leacutenine93 derriegravere laquelle Staline dissimulait sa propre autoriteacute

croissante94

Ces petites notes de Leacutenine ne constituent pas une reacuteflexion critique bien deacuteveloppeacutee

Neacuteanmoins ses remarques porteuses drsquoun style deacutesinvolte et libre laissent entrevoir le fait que

Leacutenine avait changeacute drsquoavis sur la place de la sociologie dans lrsquoeacuteconomie du savoir socialiste

92 Boukharine avec deux autres membres du parti communiste bolchevique eacutetait accuseacute drsquoavoir creacuteeacute une

fraction de lrsquoopposition droitiegravere qui srsquoexprimait contre le rythme trop eacuteleveacute de lrsquoindustrialisation et de la collectivisation ainsi que contre lrsquoaneacuteantissement de la classe des koulaks Outre le fait que ces propos laquo reacuteformistes raquo et laquo deacutefaitistes raquo eacutetaient consideacutereacutes inacceptables le fractionnarisme aussi posait problegraveme pour le parti bolchevique qui se voulait monolithe et ne toleacuterait aucun pluralisme interne Cf Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Группа Бухарина и правый уклон в нашей партии из выступлений на объединенном заседании Политбюро ЦК и Президиума ЦКК ВКП(б) в конце января и в начале февраля 1929 г raquo in Cочинения т 11 Москва ОГИЗ Государственное издательство политической литературы 1949 pp 318ndash325

93 Il ne faut pas sous-estimer lrsquoeffet qursquoa eu la publication de ces notes de Leacutenine Celles-ci sont devenues une vraie arme contre Boukharine dans la main des laquo deacuteborinistes raquo (ou les laquo dialecticiens raquo - le groupe des philosophes sovieacutetiques qui partageaient la position de Deborin) qui lrsquoavaient attaqueacute en lrsquoaccusant de meacutecanicisme Cf П ВЫШИНСКИЙ Я ЛЕВИН laquoЕще раз о механистах и о новой путанице тов Сарабьяноваraquo in Под знаменем марксизма 1 1930 p 13 35

94 Lrsquoexemple frappant drsquoun tel geste rheacutetorique de la part de Staline est le discours prononceacute en 1927 contre lrsquoopposition trotskiste deux ans avant son attaque contre Boukharine Il deacutebute son discours en disant que les opposants ont intensifieacute leurs attaques contre lui car manifestement ils savent bien qursquoil nrsquoy a personne qui serait mieux capable que Staline de percer leur conspiration Dans la phrase suivante pourtant il se contredit en amoindrissant son importance laquo Mais qui est Staline Staline crsquoest un petit homme raquo Ensuite il continue agrave se contredire en faisant cette fois appel agrave la figure de Leacutenine pour se preacutesenter dans une position analogue agrave celui-ci et srsquoidentifier agrave son autoriteacute ineacutebranlable laquo Prenez plutocirct lrsquoexemple de Leacutenine Personne nrsquoignore que lrsquoopposition guideacutee par Trotski dans les temps du bloc drsquoaoucirct menait une chasse encore plus insolente contre Leacutenine raquo (Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Троцкистская оппозиция прежде и теперь речь на заседании объединенного пленума ЦК и ЦКК ВКП(б) 23 октября 1927 г raquo in Сочинения т 10 Государственное издательство политической литературы Москва 1949 p 172) Ainsi toute personne deacutenonceacutee par Staline devait en mecircme temps ecirctre mise agrave lrsquoeacutepreuve dans sa relation avec Leacutenine En 1929 dans le XI volume des laquo Recueils leacuteniniens raquo ndash le recueil dont 36 volumes sont sortis dans les anneacutees 1924-1959 et qui comprenait tout type de production eacutecrite appartenant agrave Leacutenine manuscrits des textes preacutepareacutes pour la parution discours projets de lois esquisses notes marginalia lettres teacuteleacutegrammes etc ndash on voit apparaicirctre les notes critiques que Leacutenine avait eacutecrites dans les marges du livre de Boukharine Lrsquoeacuteconomique de la peacuteriode transitoire

68

Drsquoapregraves lui Boukharine aurait gacirccheacute le marxisme avec du scholasticisme laquo sociologique raquo et de

lrsquoacadeacutemisme95 Il critique par exemple le sous-titre du livre laquo La theacuteorie geacuteneacuterale du procegraves de

transformation raquo Ce sont les mots laquo geacuteneacuterale raquo ainsi que laquo transformation raquo qui ont attireacute ses

remarques sarcastiques Le premier il le trouve trop laquo agrave la Spencer raquo par son manque de

concreacutetude Quant au deuxiegraveme mot Leacutenine deacutenonce lrsquousage drsquoun mot latin (трансформация)

et en revanche complimente Boukharine quand au deacutebut de lrsquointroduction dans une phrase

celui-ci fait recours agrave son eacutequivalent russe (превращение) On insiste sur ces deacutetails qui au

premier abord semblent ecirctre deacutenueacutes drsquointeacuterecirct car agrave y voir de pregraves ils sont assez

symptomatiques Ils mettent agrave deacutecouvert deux points primo le meacutepris que Leacutenine porte agrave la

sociologie et la raison pour laquelle il y voit scholasticisme et acadeacutemisme sont lieacutes au fait que

en vertu de son caractegravere geacuteneacuteral la sociologie nrsquoarrive pas agrave respecter la principale exigence que

Leacutenine fixe agrave toute analyse Cette exigence est exprimeacutee dans sa fameuse injonction laquo analyse

concregravete drsquoune situation concregravete raquo sous laquelle il faut entendre laquo la speacutecificiteacute de lrsquoanalyse

politique de la conjoncture dans ses liens avec lrsquointervention politique effective raquo96 Secundo

Leacutenine deacutepreacutecie lrsquousage des mots issus du latin quand ils ont un eacutequivalent russe Outre le couple

laquo transformatsija raquolaquo prevrachtchenije raquo quelques pages plus loin on en trouve un autre

laquo sotsialrsquonyj raquolaquo obchtchestvennyj raquo dans lequel srsquoopposent les versions latiniseacutee et russe de

lrsquoadjectif laquo social raquo Curieusement plus tard cette diffeacuterence des termes se transformera en un

marqueur pour la dichotomie entre deux sciences de la socieacuteteacute Nous y reviendrons tout agrave

lrsquoheure

Malgreacute cette critique adresseacutee au penchant sociologique de Boukharine celui-ci continuera

agrave insister sur sa position et en 1921 il publiera le livre intituleacute Theacuteorie du mateacuterialisme

historique Manuel populaire de la sociologie marxiste97 ougrave il systeacutematisera la question de la

place du mateacuterialisme historique au sein des sciences humaines et preacutecisera ce qursquoil entend par

approche sociologique agrave la fois dans lrsquoeacutetude de la socieacuteteacute et dans la pratique du proleacutetariat Mais

nous y reviendrons ulteacuterieurement Insistons agrave preacutesent uniquement sur la perspective dans

laquelle Boukharine place la sociologie

95 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 429

96 Jean-Pierre COTTEN laquo Analyse raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 p 27

97 Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Популярный учебник марксистской социологии Государственное издательство Москва-Ленинград 1928

69

Dans ce livre Boukharine deacuteveloppe donc lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste opposeacutee agrave la

sociologie bourgeoise preacuteservant au terme laquo sociologie raquo le droit de citeacute dans le vocabulaire

marxiste Tout le premier chapitre du livre ne fait qursquoinsister sur la diffeacuterence qui existe entre le

savoir social (obshestvennie nauki) tel qursquoil est compris drsquoun cocircteacute par les bourgeois et de lrsquoautre

cocircteacute par les proleacutetaires La dichotomie entre ces deux types de savoir est soutenue par plusieurs

paires oppositionnelles Ainsi par exemple du point de vue du rocircle social de ces savoirs le

premier est utiliseacute pour perpeacutetuer lrsquoordre existant alors que lrsquoautre se constitue en tant

qursquoinstrument de la lutte sociale Du point de vue de lrsquoorganisation interne de ces savoirs le

premier est satureacute par lrsquoideacutee drsquoun observateur distancieacute qui par son impartialiteacute produit du

savoir pur le seul qui soit digne de porter le nom de scientificiteacute selon lrsquoaxiologie qui lui est

immanente alors que lrsquoautre considegravere que le lieu de sa propre eacutemergence est la pratique Les

sciences sociales sont de caractegravere de classe car agrave travers leurs savoirs respectifs elles insistent

sur les inteacuterecircts de leurs porteurs respectifs Pourtant nous rassure Boukharine cela ne megravene pas

dans une impasse de symeacutetrie ou de relativisme entre deux points de vue drsquoune eacutegale importance

La science bourgeoise qui tend agrave construire son savoir en vue de stabiliser le status quo est

porteacutee agrave envisager lrsquoordre des choses comme immuable et selon Boukharine se voile la face sur

le fait non questionnable que les socieacuteteacutes voient changer leur forme au cours du procegraves

historique Ce savoir contient comme un de ses eacuteleacutements la croyance en lrsquoeacuteterniteacute du capitalisme

ce qui fait que les aspects du capitalisme qui sont agrave la base de son instabiliteacute et de sa vulneacuterabiliteacute

lui eacutechappent La vision de la reacutealiteacute des savants bourgeois est restrictive ce qui explique le fait

que les bouleversements historiques majeurs tels que la guerre mondiale ou la reacutevolution russe

les ont pris au deacutepourvu En revanche les proleacutetaires nrsquoeacutetant pas porteacutes agrave conserver lrsquoordre

existant deacuteveloppent un savoir clairvoyant et leur faccedilon drsquoappreacutehender la reacutealiteacute porte un

caractegravere profond Quant agrave la sociologie comme discipline pour la deacutefinir Boukharine la situe

dans un scheacutema dichotomique ougrave elle fait face au domaine de lrsquohistoire Les deux disciplines

srsquointerrogent sur la totaliteacute de la vie sociale mais si lrsquohistoire le fait du point de vue diachronique

et factuel la sociologie se pose des questions drsquoun ordre plus geacuteneacuteral et theacuteorique laquo qursquoest ce

que la socieacuteteacute De quoi deacutependent son deacuteveloppement et sa perdition Quels sont les rapports

entre les diffeacuterents ordres des pheacutenomegravenes sociaux (eacuteconomie droit science etc) Comment

srsquoexplique leur deacuteveloppement Quelles sont les formes historiques des socieacuteteacutes Comment

70

srsquoexplique leur alternance Etc raquo98 Lrsquohistoire fournit agrave la sociologie de la matiegravere pour des

geacuteneacuteralisations alors que la sociologie procure agrave lrsquohistoire une meacutethode crsquoest-agrave-dire un laquo point

de vue raquo conclut Boukharine

Apregraves avoir exposeacute les deux dichotomies entre le savoir bourgeois et proleacutetaire drsquoun cocircteacute et

entre les approches historique et sociologique dans les eacutetudes de la socieacuteteacute de lrsquoautre

Boukharine est precirct pour deacutefinir la theacuteorie du mateacuterialisme historique dont lrsquoeacutelaboration est le but

principal de son livre Le mateacuterialisme historique serait la sociologie proleacutetaire car ici il srsquoagit

drsquoune adoption de la meacutethode mateacuterialiste dans lrsquoeacutetude de lrsquohistoire La sociologie proleacutetaire est

un outil de penseacutee de connaissance et de lutte car elle permet au proleacutetariat de srsquoorienter dans

les questions complexes et intriqueacutees de la vie sociale Crsquoest bien elle qui aurait permis aux

communistes de preacutedire la guerre la reacutevolution ainsi que la dictature du proleacutetariat

Ce que Boukharine propose dans son livre crsquoest de voir le deacuteveloppement historique des

socieacuteteacutes selon un modegravele drsquoeacutequilibre Selon ce modegravele la reacutevolution serait le moment de

deacuteseacutequilibre entre les forces sociales qui ensuite tendraient agrave un regroupement social et au

reacutetablissement drsquoun eacutequilibre nouveau Bien eacutevidemment Boukharine orne ce modegravele avec tous

les qualificatifs indispensables qui sont censeacutes faire preuve du caractegravere profondeacutement marxiste

de sa theacuteorie Ainsi eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoenvisager la socieacuteteacute dans les termes

drsquoeacutequilibredeacuteseacutequilibre il propose une vision de la socieacuteteacute comme totaliteacute dont les parties

seraient relieacutees les unes avec les autres et ne se laisseraient pas analyser partiellement99 En

outre ce modegravele permettrait de comprendre les forces opposeacutees qui luttent entre elles durant des

peacuteriodes de relative accalmie et stabilisation car une totale absence drsquoopposition rendrait

impossible tout deacuteseacutequilibre futur et arrecircterait le procegraves dialectique Donc cette socieacuteteacute totale

consisterait en un ensemble drsquoeacuteleacutements interconnecteacutes et se trouverait dans un mouvement

98 Ibid p 12 99 Ce point appelle une explication et preacutecision car dans lrsquohistoriographie de la philosophie sovieacutetique

Boukharine est avant tout connu justement par sa position meacutecaniste Mais mecircme srsquoil est effectivement consideacutereacute comme le repreacutesentant majeur du camp des laquo meacutecanistes raquo (Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 pp 3 5) cette appellation relegraveve de lrsquoaccusation qui lui a eacuteteacute lanceacutee plutocirct que du laquo titre raquo qursquoil aurait revendiqueacute Ainsi dans son livre sur le mateacuterialisme historique il souligne que les marxistes (laquo nous les marxistes raquo) ont tout agrave fait raison de srsquoopposer au meacutecanisme compris agrave la faccedilon de lrsquoancien mateacuterialisme qui exportait lrsquoideacutee de lrsquoatome qui compose la matiegravere dans les sciences sociales en produisant la repreacutesentation drsquoune socieacuteteacute comme somme des individus Marx et Engels avaient raison de rejeter cette robinsonnade des sciences sociales Mais la science contemporaine a selon Boukharine transformeacute notre savoir sur la matiegravere ainsi que sur lrsquoatome et deacutemontreacute que ce sont les liens la reacuteciprociteacute la progression des qualiteacutes qui les caracteacuterisent et que la vieille opposition entre le meacutecanisme et organiciteacute a perdu de valeur Cf Николай БУХАРИН Теория исторического материализма Op cit 1928 p 360)

71

permanent eacutevoluant suivant la triade heacutegeacutelienne ce qui relegraveverait de la dialectique Voici donc

tous les ingreacutedients des lois dialectiques canoniques

On suspend ici notre ligne drsquoexposition de la sociologie boukharinienne et de son insertion

dans le marxisme sovieacutetique et avant de la reprendre en articulant les oppositions qui se

deacutegagent entre les positions de Boukharine et de Leacutenine on voudrait faire remarquer qursquoau

milieu des anneacutees 30 quand Megrelidzeacute eacutecrit son livre et choisit le titre deacutefinitif (de toute

apparence il srsquoagit de lrsquoanneacutee 1936) cest-agrave-dire avant que Boukharine ne soit incarceacutereacute jugeacute et

fusilleacute en 1938 et avant que la vie acadeacutemique sovieacutetique ne soit totalement encadreacutee suite agrave la

publication de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline le terme laquo sociologie raquo est deacutejagrave rendu

ambigu du point de vue marxiste mais nrsquoa pas encore perdu toute sa leacutegitimiteacute comme cela sera

bientocirct le cas sous le marxisme-leacuteninisme Le terme laquo sociologie raquo reste leacutegitime justement dans

le cadre de lrsquoopposition sociologie marxistesociologie bourgeoise

Cela nrsquoa pourtant pas dureacute longtemps car cette tentative de Boukharine ne pouvait pas faire

concurrence agrave la position leacuteniniste Maintenant que nous avons dans ses grandes lignes exposeacute

lrsquoapproche de Boukharine nous pouvons maintenant revenir rapidement mais plus concregravetement

sur lrsquoopposition qui existe entre les deux marxistes Comme nous lrsquoavons vu Leacutenine avait accuseacute

Boukharine de spencerisme En effet depuis ses premiers eacutecrits par laquo Spencer raquo Leacutenine deacutesigne

lrsquoensemble des sociologues bourgeois Crsquoest un mot peacutejoratif agrave un tel degreacute que parfois Leacutenine

lrsquoutilise au pluriel (ex laquo (il est futile de) discuter avec des Spencers raquo) On peut se reacutefeacuterer agrave son

Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates pour voir

ce qursquoil entend sous ce mot tout questionnement au sujet de lrsquoessence ou du but de la socieacuteteacute en

geacuteneacuteral ainsi que tout raisonnement qui part drsquoune conception des besoins individuels et tacircche

de faccedilonner la structure drsquoune socieacuteteacute qui serait conforme agrave lrsquoideacutee de la justice qui reacutesulte de

cette conception des besoins Le mot laquo Spencer raquo joue donc chez Leacutenine le rocircle drsquoun concentreacute

de tout un eacuteventail drsquoapproches antimarxistes subjectivisme theacuteorisations de caractegravere geacuteneacuteral

laquo organisationnisme raquo100 utopisme qui neacutecessairement relegraveve de lrsquoideacutealisme101 Evidemment

100 Le terme laquo organisationnisme raquo connoteacute chez Leacutenine tout aussi neacutegativement que le terme laquo sociologie raquo

fait reacutefeacuterence agrave la laquo science geacuteneacuterale de lrsquoorganisation raquo deacuteveloppeacutee par Aleksandr Aleksandrovitch Bogdanov dans son ouvrage agrave trois volumes Tectologie science organisationnelle universelle La tectologie est une theacuteorie des lois de lrsquoorganisation ou du systegraveme et est applicable dans les sciences sociales eacuteconomique biologique physique etc Elle est consideacutereacutee comme le preacutecurseur de la cyberneacutetique Bogdanov par sa nouvelle science propose de voir les procegraves (sociaux ou naturels) comme un eacutequilibre ou comme des systegravemes mouvants et dynamiques qui au cours de leur contact avec leur milieu passent drsquoun eacutetat drsquoeacutequilibre agrave un eacutetat de relatif deacuteseacutequilibre puis agrave un nouvel

72

tous ces peacutecheacutes ne sont pas reprochables agrave Boukharine mais ils sont assez lourds Ainsi sa

theacuteorie de lrsquoeacutequilibre non seulement est porteuse drsquoun caractegravere geacuteneacuteral et deacutebouche sur des

questionnements sur lrsquoessence de la socieacuteteacute en tant que telle mais exclut deux points

incontournables pour toute position marxiste Leacutenine les formule dans son Mateacuterialisme et

empiriocriticisme Premiegraverement crsquoest la question de lrsquoeacutegaliteacute la sociologie se basant sur le

modegravele de lrsquoeacutequilibre propose une image du proleacutetariat dans laquelle lrsquoideacutee de lrsquoeacutegaliteacute est

niveleacutee car lrsquoorganicisme justifie lrsquoineacutegaliteacute Deuxiegravemement crsquoest lrsquoimportance de lrsquoanalyse

concregravete les theacuteories sociologiques reconnaissent la seule voie eacutevolutionniste du deacuteveloppement

de la socieacuteteacute et ne fournissent pas drsquooutils qui permettraient de saisir la reacutevolution dans son

eacuteveacutenementialiteacute brusque102

La sociologie marxiste comme champ de recherche nrsquoa donc pas eacuteteacute viable dans

lrsquoarchitectonique des savoirs en Union Sovieacutetique et nrsquoa pas pu se trouver de raison drsquoecirctre ni

tactique ni ideacuteologique ni philosophique Tant qursquoon parle de lrsquoarchitectonique des savoirs en

Union Sovieacutetique il faut insister sur sa speacutecificiteacute La raison en est la mecircme que celle que Van

der Zweerde souligne en ce qui concerne la philosophie sovieacutetique qursquoon aurait tort de la

consideacuterer comme une eacutecole philosophique parmi drsquoautres Cette erreur serait lieacutee au rocircle que la

philosophie jouait dans la constitution ainsi que dans la conservation du reacutegime totalitaire

sovieacutetique La philosophie avait une double deacutetermination elle eacutetait agrave la fois subordonneacutee agrave

lrsquoideacuteologie marxiste-leacuteniniste et en mecircme temps par son caractegravere marxiste-leacuteniniste elle

fournissait au reacutegime qui se voulait philosophiquement fondeacute sa leacutegitimiteacute103 Cette deacutefinition

tautologique formuleacutee particuliegraverement pour le domaine du savoir qui est celui de la philosophie

relegraveve du paradoxe fondationnel du systegraveme de savoir (ou des sciences) sovieacutetique en geacuteneacuteral qui eacutequilibre Le passage agrave lrsquoeacutetat de deacuteseacutequilibre est lieacute agrave lrsquoaccroissement des contradictions internes au systegraveme Lrsquoaspect pratique de la tectologie est lieacute agrave lrsquoideacutee que la productiviteacute ou lrsquoeffet drsquoun eacuteleacutement donneacute peut augmenter ou deacutecroitre dans le cadre de telle ou telle organisation du tout dont il fait partie La tectologie donc par la theacuteorisation du facteur de lrsquoorganisation peut rendre possible lrsquoaugmentation drsquoeffectiviteacute du systegraveme Ces ideacutees de Bogdanov ont eacuteteacute reprises par Boukharine La critique de Leacutenine adresseacutee contre lrsquoorganisationnisme et la sociologie tombe donc sur les deux penseurs Cela est lieacute eacutegalement au fait que Bogdanov partage certaines positions de Spencer Comme on sait le mateacuterialisme et empiriocriticisme de Leacutenine est en grande partie deacutedieacute agrave une acircpre critique de Bogdanov En revanche on nrsquoy trouvera pas de critique de lrsquoorganisationnisme car les travaux de Bogdanov sur la tectologie ont eacuteteacute reacutedigeacutes plus tard en 1913-1922

101 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН Что такое laquoдрузья народаraquo и как они воюют против социал-демократов Op cit p 133

102 Владимир Ильич ЛЕНИН Материализм и эмпириокритицизм Критические замечания об одной реакционной философии Издательство политической литературы Москва 1986 p 201

103 Cf Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26

73

a eacuteteacute clairement articuleacute dans le cadre de la theacuteorie des systegravemes104 Cette theacuteorie montre que la

constitution de type totalitaire srsquoefforce de preacuteserver et drsquoimmobiliser son paradoxe de base (que

nous avons tout agrave lrsquoheure exprimeacute par une formulation tautologique) au lieu de recourir agrave des

strateacutegies de deacute-paradoxifisation et aboutit agrave lrsquoeacutetouffement et au blocage du systegraveme suite agrave la

suppression des lieux de reacuteflexiviteacute interne du systegraveme Ce mecircme mode de fonctionnement est

deacutecrit par Van der Zweerde

laquo If the Soviet system was not always and not in every respect what it claimed to be and

produced an ideological image of itself we may assume that Soviet philosophical culture in its

outward presentation did not necessarily represent its reality either At the same time these self-

produced ideological representations are not mere illusions but part of the reality they represent

[hellip] The ideology of Soviet philosophy obviously did not represent its reality but blocked other

representations The place of a representation of reality which is what people base their actions

upon can be occupied only once raquo105

Ce qui vient drsquoecirctre dit de la philosophie srsquoapplique de plein droit agrave la sociologie eacutegalement

car comme nous lrsquoavons vu la sociologie dans sa version marxiste bien eacutevidemment faisait

concurrence au mateacuterialisme historique pour occuper la place de la laquo production de lrsquoimage de la

reacutealiteacute raquo Il est donc clair que la stabilisation du lieu de production de cette image ou si lrsquoon veut

la neacutecessiteacute de recouvrir le paradoxe de base exigeait non seulement que soient eacutecarteacutes les

mediums de production drsquoimages alternatives mais eacutegalement que soit proscrite toute ambiguumliteacute

de la repreacutesentation laquo officielle raquo Ainsi il nrsquoest pas eacutetonnant que le mateacuterialisme historique ne

puisse pas toleacuterer la sociologie mecircme dans sa version marxiste Lrsquoideacutee drsquoune sociologie marxiste

a eacuteteacute complegravetement liquideacutee par la theacuteorie mateacuterialiste de lrsquohistoire (Istmat) alors que lrsquousage du

syntagme laquo sociologie marxiste raquo est devenu inconcevable A partir de la fin des anneacutees 30 la

sociologie a eacuteteacute doucement cantonneacutee agrave la rubrique de la science bourgeoise

Pourtant comme on lrsquoa deacutejagrave indiqueacute la laquo sociologie raquo nrsquoa pas eacuteteacute complegravetement eacutelimineacutee et

bannie du vocabulaire sovieacutetique comme cela a eacuteteacute le cas avec drsquoautres termes tels que la

laquo pheacutenomeacutenologie raquo ou lrsquolaquo inconscient raquo Deacutesormais par sociologie on deacutesignait toute theacuteorie

104 Cf Gunther TEUBNER Vefassungsfragmente Gesellschaftlicher Konstitutionalismus in der

Globalisierung Suhrkamp Berlin 2012 pp 41-44 105 Evert Van der ZWEERDE Soviet historiography of philosophy Istoriko-Filosofskaja Nauka Op cit p 26

74

sociale qui eacutetait autre que le mateacuterialisme historique106 Dans les anneacutees 40 on voit se former un

certain style voire genre107 de la critique mais eacutegalement une maniegravere drsquoexposition des theacuteories

sociales bourgeoises

En effet la neutralisation de toute repreacutesentation alternative de la socieacuteteacute neacutecessitait une

certaine strateacutegie dans lrsquoexposition de telles repreacutesentations afin drsquoeacutecarter celles-ci sans entrer en

dialogue avec elles Un moyen sucircr pour discerner les lois de ce laquo genre critique raquo et pour voir en

quoi consistait la critique de conceptions sociologiques deacuteveloppeacutee dans les anneacutees 40-50 serait

drsquoen voir des exemples donneacutes par le dictionnaire philosophique eacutediteacute en 1955 agrave Moscou108

Celui-ci peut ecirctre consideacutereacute comme la source la mieux controcircleacutee et donc la plus essentielle du

marxisme-leacuteninisme non pas pour ses principes (pour ceux-ci il vaudrait mieux faire reacutefeacuterence

directement aux textes par lesquels ils ont eacuteteacute codifieacutes et en premier lieu agrave lrsquoHistoire du Parti

Communiste Bolchevique de lURSS109 de Staline) mais dans la mesure ougrave on les y voit

appliqueacutes agrave un grand nombre de probleacutematiques y compris agrave la sociologie bourgeoise Lrsquoexamen

de ces articles laisse donc constater que la laquo sociologie bourgeoise raquo eacutetait conccedilue en exacte

inversion de la deacutefinition du mateacuterialisme historique comme une pseudoscience laquo des lois du

deacuteveloppement de la socieacuteteacute raquo qui regroupait des theacuteories diverses comme celles de Comte

Durkheim Spencer Nietzsche Darwin Malthus Les expositions de toutes ces conceptions sont

tailleacutees selon un seul et mecircme patron et cette uniformisation concerne non seulement la forme de

leur description mais aussi la critique qui leur est adresseacutee Les principes drsquoexposition sont

puiseacutes de deux auteurs canoniques en matiegravere de critique de la sociologie bourgeoise Leacutenine

106 On peut observer ce mecircme deacuteveloppement du terme laquo sociologie raquo dans un autre domaine liminal agrave la sociologie Lrsquoexemple en est le livre de Rosalia Chor qui srsquointitule Langue et Socieacuteteacute publieacute en 1926 Il srsquoagit drsquoun manuel qui a introduit dans lrsquoespace sovieacutetique ce que lrsquoauteur appelle la laquo sociologie du langage raquo ou encore la laquo theacuteorie sociale du langage raquo Comme le commentateur contemporain le plus renommeacute de la linguistique sovieacutetique Vladimir Alpatov souligne lrsquoeacutetiquette de laquo sociologie de la langue raquo srsquoeacutetait pour longtemps eacutetablie dans la science sovieacutetique La viabiliteacute de cette expression srsquoexplique par le fait que laquo lrsquoeacutecole sociologique de la linguistique raquo dont parle le livre de Chor regroupait des chercheurs exclusivement laquo bourgeois raquo principalement franccedilais mais eacutegalement ameacutericains et allemands comme Saussure Meillet Bally Sapir Marty etc On voudrait enfin faire remarquer que Chor avait mobiliseacute les travaux de ces chercheurs pour laquo deacutevoiler le moment social du langage de la langue raquo et eacutecrire un manuel de ce qui en 1926 au moment de la publication du livre nrsquoeacutetait pas encore eacutetabli comme une discipline nouvelle - la sociolinguistique (ШОР Розалия Осиповна Язык и общество Либроком Москва 2010 Владимир АЛПАТОВ laquoРозалия Осиповна Шор и ее книгаraquo in Р О Шор Язык и общество Либроком Москва 2010 p VII)

107 Cf Г С БАТЫГИН laquo Институционализация российской социологии преемственность научной традиции и современные изменения raquo in Op cit p 21

108 М М РОЗЕНТАЛЬ П Ф ЮДИН (eacuteds) Краткий философский словарь Издательство политической литературы Москва 1955

109 Иосиф Виссарионович СТАЛИН История всесоюзной коммунистической партии (большевиков) Краткий курс Издательство ЦК ВКП(б) laquoПравдаraquo 1938

75

(Ce que sont les laquo amis du peuple raquo et comment ils luttent contre les social-deacutemocrates) et

Plekhanov (Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire)110 On doit y rajouter eacutevidemment Marx et

Engels qui de leur cocircteacute sont les auteurs de la seule veacuteritable science des lois du deacuteveloppement

de la socieacuteteacute donc du mateacuterialisme historique et qui deacutemontrent la fausseteacute des autres tentatives

theacuteoriques et rendent possible leur qualification de pseudoscience Deux critegraveres sont repris de

Plekhanov Drsquoabord crsquoest le principe du facteur Lrsquoexposition de nrsquoimporte quelle theacuteorie se base

sur le facteur deacutecisif dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute qursquoelle propose (par exemple pour

Spencer le deacuteveloppement de la socieacuteteacute serait soumis aux lois biologiques pour le social-

darwinisme ndash agrave la lutte pour la vie pour Nietzsche ndash au principe volontariste pour Montesquieu

ndash au milieu geacuteographique etc) Il est possible qursquoune theacuteorie combine plusieurs facteurs Dans

ce cas il srsquoagit drsquoeacuteclecticisme Le seul facteur vrai est bien eacutevidemment celui proposeacute par Marx

et Engels cest-agrave-dire le laquo mode de production des biens mateacuteriels raquo Il faut dire que le facteur est

le seul point par lequel les descriptions des diffeacuterentes theacuteories se distinguent lrsquoune de lrsquoautre car

le reste du texte des articles est rempli par des formules conventionnelles tout agrave fait deacutenueacutees de

speacutecificiteacute Le deuxiegraveme critegravere repris de Plekhanov crsquoest le rocircle que telle ou telle theacuteorie

attribue agrave lrsquoindividu dans le deacuteveloppement de la socieacuteteacute Toutes les theacuteories de la sociologie

bourgeoise sont taxeacutees drsquoune laquo meacutethode subjective raquo qui preacutesente lrsquohistoire comme laquo un reacutesultat

de lrsquoactiviteacute arbitraire des personnaliteacutes eacuteminentes raquo alors que la masse populaire nrsquoest qursquoune

110 Georgij Valentinovic Plekhanov devenu pour le marxisme-leacuteninisme lrsquoauteur incontournable quand il

srsquoagissait de la critique de la sociologie bourgeoise et surtout de lrsquoaspect subjectiviste de celle-ci eacutetait pourtant une figure ambivalente pour les soviets Il repreacutesente la premiegravere geacuteneacuteration des marxistes russes et lrsquoon lui portait donc beaucoup drsquoestime pour ce qursquoil avait fait pour populariser le marxisme en Russie La biographie canonique de Plekhanov comprenait trois phases populiste proprement marxiste et laquo mencheviste raquo Il a eacuteteacute taxeacute du menchevisme car en 1903 il a diffeacutereacute de lrsquoorientation reacutevolutionnaire de Leacutenine et preacutefeacutereacute occuper une position reacuteformiste Pourtant sa contribution laquo agrave la lutte des travailleurs raquo dans la phase laquo marxiste raquo de sa vie le rendait recevable pour lrsquoideacuteologie officielle et les ouvrages eacutecrits durant cette peacuteriode (1883-1903) eacutetaient reconnus comme classiques y compris lrsquoessai intituleacute laquo Le rocircle de lrsquoindividu dans lrsquohistoire raquo ougrave il expose des consideacuterations au sujet du rocircle que lrsquoindividu peut jouer dans la vie sociale ainsi que dans le deacuteploiement des deacuteveloppements historiques Autrement dit il pose la question de savoir dans quelle mesure les individus font lrsquohistoire Il poleacutemique agrave la fois avec des historicistes qui expliquent le cours de lrsquohistoire par les actions deacutelibeacutereacutees ou les laquo passions raquo des figures eacuteminentes et avec ceux qui nrsquoy voient que des laquo raisons geacuteneacuterales raquo et des laquo lois du mouvement historique raquo neacutegligeant le facteur individuel Cette opposition Plekhanov la pose comme une antinomie entre la perspective qui envisage lrsquohistoire exclusivement comme une seacutequence de faits hasardeux et celle dans laquelle les eacuteveacutenements nrsquoont pas mecircme de traits individuels car ils sont entiegraverement deacutetermineacutes par des raisons geacuteneacuterales (Bossuet et la providence divine) Le mateacuterialisme historique selon lui est contraire tant au fatalisme qursquoau volontarisme Les individus deacutetiennent une puissance drsquoaction mais leurs actions ne sont pas arbitraires Pleacutekhanov garde lrsquoideacutee des figures eacuteminentes mais les deacutefinit comme ceux qui comprennent plus vite que drsquoautres lrsquoeacutetat des choses actuelles et sont capables de les saisir pour acceacuteleacuterer le procegraves historique (Cf Георгий Валентинович ПЛЕХАНОВ laquoК вопросу о роли личности в историиraquo in Избранные философские произведения т 2 Государственное издательство политической литературы Москва 1956)

76

laquo foule raquo chaotique incapable drsquoaction Ne pouvant pas jouer le rocircle deacutecisif dans lrsquohistoire la

foule a besoin drsquoun laquo individu heacuteroiumlque raquo qui lrsquoorganisera en lui confeacuterant une coheacuterence et

lrsquoentraicircnera dans la lutte Quant aux critegraveres repris de Leacutenine lrsquoun drsquoeux est lrsquoideacutee de scientificiteacute

lieacutee au principe de la connaissabiliteacute des lois objectives du deacuteveloppement de la socieacuteteacute Ce

principe se conjugue bien avec le deuxiegraveme critegravere plekhanovien si lrsquoon assume une meacutethode

subjectiviste et fait deacutependre lrsquohistoire des deacutecisions individuelles qui ne relegravevent pas de lois

objectives mais de lrsquoarbitraire de la deacutecision individuelle alors il faut admettre que lrsquohistoire nrsquoa

pas de lois et drsquoobjectiviteacute et qursquoelle nrsquoest qursquoun ramassis chaotique drsquoeacuteveacutenements fortuits A

part cela les critegraveres qui ont eacuteteacute repris de Leacutenine sont plus geacuteneacuteraux en comparaison du critegravere

pleacutekhanovinien de facteur (qui est speacutecifique pour chaque theacuteorie) car ils permettent de grouper

les conceptions dans des cateacutegories meacutethodiques Ainsi par exemple la theacuteorie drsquoeacutequilibre (sous

laquelle tombent Spencer Boukharine le social-darwinisme le malthusianisme etc) ou la

theacuteorie organique de la socieacuteteacute (Spencer le social-darwinisme le malthusianisme le racisme) la

theacuteorie du retour cyclique de lrsquohistoire (Vico Nietzsche Spengler)

Le chercheur ameacutericain Vladimir C Nahirny dans son article laquo Soviet criticism of Western

sociology raquo111 dateacute de 1958 a des mots durs pour caracteacuteriser ce laquo genre de critique raquo de la

sociologie bourgeoise Notre analyse ne fait que confirmer la veacuteraciteacute de ses conclusions

laquo They estimate the scientific value of any sociological work by means of a few ideological

dicta and as befits all the radically oriented polemicists the Soviet critics aim at the total destruction

of opponents One would search in vain therefore in their writings for a logical analysis of

sociological concepts or for a factual critique of hypotheses [hellip] The above appraisal of Western

sociology serves as a basis for apocalyptic predictions of its imminent crisis and disintegration The

existence of diverse sociological schools of different interpretations of social phenomena and of the

absence of unanimity - these are the important symptoms of the approaching doom For as one of

them argues there is only one truth whereas by distorting the facts one can furnish many lies

[hellip] hellipthe only true scientific theory [is] historical materialism [hellip] Needless to say the Soviet

version of historical materialism is neither a research technique nor for that matter a growing

body of a substantive theory It comprises a painfully corrupted scheme of stock Marxist categories

the mode of production and productive relations basis and superstructure and a few dogmatic

111 Vladimir C NAHIRNY laquo Soviet criticism of Western sociology raquo in The American catholic sociological

review Vol 19 3 Oxford University Press 1958

77

formulas such as social existence determines social consciousness [hellip]hellipan allegedly valid

methodology has been turned into a series of ossified generalities and the scope of Soviet sociology

narrowed down to the most speculative questions concerned with the evolution of society [hellip]

There is no doubt that the Soviet critics of bourgeois sociology belong to this group of scientists In

an atmosphere of free academic discourse most of them would be relegated to superfluous semi-

intellectuals trained in unmasking and debunking but unfit for any creative and constructive

scientific work raquo112

Dans ce mecircme article on trouve pourtant la remarque suivante qui agrave notre avis demanderait

une correction et preacutecision et qui nous ramegravene agrave la question de lrsquousage du terme laquo sociologie raquo

laquo In the array of ritualistically adhered-to and unsparingly used classificator terms is

bourgeois of course Whenever the Soviet authors refer to Western sociologists and social

scientists in general they invariably add the epithet bourgeois implying that there is some other

non-bourgeois sociology and that Western social scientists have been turned into servants of the

reactionary bourgeoisie raquo113

Comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait remarquer le binarisme sociologie bourgeoisesociologie

marxiste qursquoon trouve chez Boukharine et Megrelidzeacute a eacuteteacute finalement deacutefait et la sociologie a

eacuteteacute entiegraverement placeacutee du cocircteacute de la sociologie bourgeoise Contrairement agrave ce que suppose

lrsquoauteur donc nous ne pensons pas que lrsquousage obsessionnel du qualificatif laquo bourgeois raquo devant

toute occurrence du mot laquo sociologie raquo veuille suggeacuterer une certaine sociologie non-bourgeoise

car celle-ci est en principe impossible Lrsquoinsistance sur cet adjectif srsquoinscrit assez organiquement

dans le style combatif propre agrave la litteacuterature sovieacutetique et nrsquoest qursquoune hyperbole quoique

normaliseacutee ainsi que le signe drsquoune attitude de vigilance

On peut pourtant parler drsquoune autre opposition binaire dans laquelle le terme laquo sociologie raquo

srsquoest trouveacute intriqueacute Ici il faut rappeler les remarques que Leacutenine avait faites sur les marges du

livre de Boukharine concernant sa preacutefeacuterence pour une utilisation des termes russes au lieu de

leurs eacutequivalents latiniseacutes Drsquoun cocircteacute la sociologie a eacuteteacute opposeacutee au mateacuterialisme historique du

point de vue theacuteorique et de lrsquoautre cocircteacute du point de vue lexical le mateacuterialisme historique a

112 Ibid p 242 et suiv 113 Ibid p 240

78

refuseacute drsquointeacutegrer dans son usage les mots agrave racine latine Ainsi pour laquo socieacuteteacute raquo on avait eacutetabli le

terme laquo obchtchestvo raquo (substantif) ainsi que ses deacuteriveacutees comme par exemple

laquo obchtchestvennyj raquo (adjectif) etc114 Cela a encore plus marqueacute et augmenteacute la distance entre

les deux approches Dans le mecircme temps la pureteacute du mateacuterialisme historique et sa seacuteparation de

toute perversion bourgeoise a eacuteteacute proteacutegeacute deacutejagrave au niveau de la perception languagiegravere

Le livre de Megrelidzeacute qui est assez ambigu tant par son titre (hellipla sociologie de la

penseacutee) que par ses usages lexicaux a sauteacute cette peacuteriode de lrsquohistoire sovieacutetique Il nrsquoest paru

qursquoen 1965 agrave un moment ougrave le terme laquo sociologie raquo avait commenceacute agrave regagner une certaine

autoriteacute acadeacutemique Cela a eacuteteacute ducirc au renouveau de la sociologie en Union Sovieacutetique En

revanche ce renouveau est passeacute non pas par la reacuteception de theacuteories sociales ou encore moins

par un travail theacuteorique alternatif au mateacuterialisme historique mais par ce qursquoon appelait la

laquo recherche sociologique concregravete raquo Le mateacuterialisme historique et la sociologie se sont trouveacutes

dans une relation qui deacutesormais nrsquoeacutetait ni de concurrence ni drsquoabsorption mais drsquoune reacutepartition

des domaines le premier se chargeait de donner un cadre geacuteneacuteral agrave lrsquoensemble des sciences

humaines en eacutetant leur philosophie inteacutegrative alors que la tacircche qui revenait agrave la sociologie

consistait en une investigation empirique de la structure sociale La doctrine sovieacutetique dans sa

forme stalinienne du marxisme-leacuteninisme qui eacutetait appeleacutee drsquoun cocircteacute agrave garantir une stabiliteacute

ideacuteologique par la production drsquoune perspective theacuteorique ainsi que celle de lrsquoopinion publique

favorable au procegraves de modernisation et de lrsquoautre cocircteacute agrave reacuteveacuteler les fondements

drsquoincompatibiliteacute entre la socieacuteteacute communiste et la socieacuteteacute bourgeoise a eacuteteacute reconnue comme

dogmatique et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute du moment Crsquoest donc apregraves la deacutenonciation du culte de la

personnaliteacute que les recherches sur les questions sociales ont pu deacutebuter en Union Sovieacutetique La

sociologie a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteleacutement indispensable agrave lrsquoingeacutenierie sociale ce qui a depuis

les anneacutees 50 affranchi le terme laquo sociologie raquo de sa connotation neacutegative Le nouvel de ce terme

a eacuteteacute introduite par Nemtchinov un eacuteconomiste et statisticien qui en 1955 a publieacute lrsquoarticle laquo La

sociologie et la statistique raquo qui comme il nrsquoest pas difficile de deviner insistait sur lrsquoimportance

des recherches quantitatives sur la socieacuteteacute qui pouvaient faciliter la planification de la socieacuteteacute

socialiste La premiegravere recherche effectueacutee en Union Sovieacutetique deux ans plus tard par exemple

114 On observe le mecircme deacuteveloppement en langue geacuteorgienne aussi ougrave il srsquoagissait drsquoutiliser le mot

laquo sazogadoeba raquo laquo sazogadoebrivi raquo qui tout comme son eacutequivalent russe est baseacute sur le mot laquo geacuteneacuteral raquo ou laquo universel raquo

79

concernait les changements du niveau drsquoeacuteducation des travailleurs de quelques usines dans lrsquoune

des reacutegions du pays En 1960 a eacuteteacute fondeacute lrsquoinstitut de la recherche sur lrsquoopinion publique115

Le livre de Megrelidzeacute nrsquoavait pourtant rien en commun avec une telle sociologie empirique

et de telles recherches concregravetes Le projet de Megrelidzeacute par ses lecteurs sovieacutetiques nrsquoa pas

eacuteteacute situeacute dans le contexte sovieacutetique des anneacutees 30 ni mis en relation immeacutediate avec le

renouveau de la sociologie Comme il eacutetait donc difficile de lui trouver un contexte familier les

lecteurs ont eu tendance agrave le consideacuterer comme anticipateur de certains deacuteveloppements Son

livre a eacuteteacute perccedilu comme un ouvrage extrecircmement frais et original proposant une approche

macroscopique tout en se deacutemarquant du mateacuterialisme historique dogmatique

Staline theacuteorie et pratique dans les sciences

Outre les psychologues sovieacutetiques qui ont eacuteteacute effaceacutes du livre de Megrelidzeacute car la

lumiegravere critique agrave laquelle ils y eacutetaient mis nrsquoeacutetait pas acceptable dans la conjoncture acadeacutemique

sovieacutetique du deacutebut des anneacutees 1960 ce sont les reacutefeacuterences agrave Staline qui avec celles agrave Nikolas

Marr ont eacuteteacute soumises agrave une eacutelimination systeacutematique Or si dans le cas des psychologues

crsquoeacutetait lrsquoattitude critique adopteacutee par lrsquoauteur qui posait problegraveme dans le cas de Staline crsquoest la

tonaliteacute excessivement laudative dont sont coloreacutes les passages consacreacutes agrave ce dernier qui eacutetait

devenue inacceptable Ici nous nous contredirons tout de suite et remarquerons que dans les

anneacutees 1960 le procegraves de deacutestalinisation qui comme on a deacutejagrave noteacute avait deacutebuteacute en 1956 par le

discours secret de Khrouchtchev deacutenonccedilant le culte de personnaliteacute eacutetait deacutejagrave bien avanceacute et tregraves

probablement agrave ce moment toute mention de Staline aurait eacuteteacute agrave eacuteviter car il ne comptait plus

parmi les classiques du marxisme-leacuteninisme116 Staline comme lrsquoeacuteleacutement qui tombe sous le coup

115 Cf David LANE laquo Ideology and sociology in the U S S R raquo in The Britisch journal of sociology Vol

21 1 (March 1970) 116A partir de la parution de lrsquoHistoire du PC(b) de lrsquoURSS de Staline la doctrine reacutevolutionnaire marxiste-

leacuteniniste acquiert un statut ideacuteologique neacutecessaire Deacutesormais le leacuteninisme est compris comme le synonyme du stalinisme et les œuvres de Staline srsquoaffirment comme le deacuteveloppement ulteacuterieur de la theacuteorie de Marx-Engels-Leacutenine ce que se traduit en un laquo marxisme-leacuteninisme-stalinisme raquo Mais suite au XX congregraves de 1956 et agrave lrsquointervention de Khrouchtchev et a fortiori apregraves le XXII Congres ougrave la question de la laquo deacutestalinisation raquo a eacuteteacute theacuteoriseacutee le marxisme-leacuteninisme a commenceacute agrave ecirctre repreacutesenteacute dans son opposition agrave Staline Cf LABICA Georges laquo Marxisme-leacuteninisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 716

80

de la censure au moment ougrave lrsquoeacutedition de 1965 est en preacuteparation nrsquoest donc pas prometteur

comme entreacutee dans lrsquoanalyse de la censure objective car il preacutesente un cas trop eacutevident et banal

En revanche son importance est peu neacutegligeable pour un autre aspect de la censure notamment

pour celui que nous avons articuleacute comme lrsquoautocensure positive Evidemment tout ce qui relegraveve

de lrsquoautocensure appartient agrave une sphegravere hypotheacutetique Pourtant sa forme positive se laisse saisir

plus facilement que sa forme neacutegative car elle peut ecirctre analyseacutee agrave travers une prise en compte

de lrsquoensemble du texte alors que la forme neacutegative eacutechappe agrave toute fixation exteacuterieure et nrsquoest

qursquoune absence une imperceptibiliteacute deacutelibeacutereacutee

Tout drsquoabord nous devrions porter notre attention sur le mode drsquoinsertion assez particulier

des passages consacreacutes agrave Staline qui se caracteacuterisent par une forte coloration eacutemotionnelle

Lrsquointerruption qursquoils introduisent dans le texte est en effet impressionnante et le lecteur ressent le

superflu et lrsquoartificialiteacute qursquoils apportent dans le corps du texte En geacuteneacuteral lrsquoeacutecriture de

Megrelidzeacute est soutenue dans un style acadeacutemique qui se deacutemarque par une remarquable

simpliciteacute et clarteacute La simpliciteacute du style nrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere aux textes des eacutecrivains marxistes

sovieacutetiques qui souvent eacutecrivaient des monographies entiegraveres pour les proleacutetaires (tout comme

plus tard Louis Althusser essayera drsquoen faire autant) et posaient une exposition facilement

accessible drsquoideacutees complexes comme leur objectif majeur Cela se faisait dans le but de rendre

leurs lecteurs proleacutetaires laquo politiquement conscients raquo de les eacuteduquer et de les motiver agrave la

construction du socialisme A cela est lieacute lrsquoesprit combatif et accusateur qui sature une grande

partie de la litteacuterature de lrsquoeacutepoque faisant fort usage des diverses techniques rheacutetoriques et qui

en revanche est totalement absent du livre de Megrelidzeacute car le public cibleacute par celui-ci ou

pour utiliser une notion seacutemiologique son lecteur modegravele eacutetaient les speacutecialistes les collegravegues

les camarades du cercle acadeacutemique Crsquoest dans ce contexte que les passages ougrave Megrelidzeacute

parle de Staline ressortent spectaculairement du reste de texte Voici quelques citations extraites

des deux premiers passages dans lesquels Megrelidzeacute commente les divers discours prononceacutes

par Staline Elles regardent respectivement le discours de Staline ougrave il propose la fameuse

devise laquo les cadres deacutecident de tout raquo et celui qui a eacuteteacute consacreacute au mouvement nouvellement

eacutemergeacute des stakhanovistes Enfin nous proposons un passage laudatif des chefs socialistes

Staline et Leacutenine ougrave Megrelidzeacute recourt agrave la figure de style de reacutepeacutetition (laquo le nom de raquo)

Comme effet le lecteur se sent subitement deacutepayseacute et croit assister agrave un discours prononceacute pour

encourager une foule plutocirct que de lire le livre qursquoil lisait encore il y a quelques instants

81

laquo Ces mots du grand architecte de la socieacuteteacute socialiste qui font preuve drsquoune attitude pleine de

sollicitude envers la personnaliteacute ont retenti pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire mondiale de

lrsquohumaniteacute raquo117

laquo Ces mots acquiegraverent une encore plus grande signification si on pense qursquoils appartiennent agrave un

homme qui gracircce agrave son infatigable travail de 40 ans a concentreacute en soi la sagesse et lrsquoexpeacuterience de

la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le mouvement mondial international et agrave

la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que pratique en construction de la nouvelle

histoire humaine raquo118

laquo Le charme lrsquoautoriteacute colossale et la puissance des chefs geacuteniaux du proleacutetariat consiste en ceci

qursquoils incarnent les ideacutees eacuteternelles et les grands inteacuterecircts de toute lrsquohumaniteacute progressive Crsquoest

gracircce agrave cela que le nom de Leacutenine et le nom de Staline sont devenus le drapeau de victoire des

travailleurs du monde entier raquo119

Cette observation eacuteleacutementaire sur un simple aspect formel du texte suffit pour suggeacuterer que

lrsquoon a agrave faire avec des passages obligeacutes qui ne relegravevent pas de la penseacutee de Megrelidzeacute Ici il

srsquoagira donc pour nous de mettre cette suggestion agrave lrsquoeacutepreuve et de voir quelle est la connexion

entre ces passages et les propos theacuteoriques de Megrelidzeacute Cela agrave son tour nous permettra de

saisir la continuiteacute ou la discontinuiteacute entre ses propos et les impeacuteratifs ideacuteologiques de lrsquoeacutepoque

Ce que les passages consacreacutes agrave Staline pas freacutequents mais disseacutemineacutes tout au long de

lrsquoœuvre ont en commun crsquoest la probleacutematique du rapport de la theacuteorie agrave la pratique Mecircme en

se bornant seulement aux exemples que nous venons de citer une multipliciteacute drsquoentreacutees agrave cette

probleacutematique se laisse deacutevoiler Voyons comment la question du rapport entre la theacuteorie et la

pratique est lieacutee agrave celle de la technique

La deuxiegraveme des trois citations que nous venons de donner est lieacutee chez Megrelidzeacute agrave

lrsquoeacutelaboration de la question de la technique qui est un moment particulier de la question plus

geacuteneacuterale de la reacutealisation de lrsquoideacutee Megrelidzeacute srsquoappuie sur le principe suivant qui est une

117 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 116 118 Ibid p 453 119 Ibid p 341

82

reprise leacuteniniste du propos heacutegeacutelien lrsquohomme se dirige vers la veacuteriteacute et vers lrsquoideacutee agrave travers son

activiteacute pratique agrave finaliteacute120 En effet plus bas Megrelidzeacute cite une note de Leacutenine que celui-ci

avait eacutecrit en marge de lrsquoEnzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse de

Hegel et notamment relativement agrave la phrase suivante de la section sect 213 laquo Die Idee ist die

Wahrheit denn die Wahrheit ist dies daszlig die Objektivitaumlt dem Begriffe entspricht raquo121 Leacutenine

commente laquo La vie geacutenegravere le cerveau Dans le cerveau humain se reflegravete122 la nature Crsquoest en

veacuterifiant et en appliquant dans sa pratique et sa technique la justesse de ces reflets que lrsquohomme

atteint la veacuteriteacute objective raquo123 Crsquoest ici justement que prend forme lrsquoun des principes

fondamentaux de lrsquoeacutepisteacutemologie sovieacutetique qui eacutevidemment se voulait comme lrsquoinconditionnel

alternatif agrave toute eacutepisteacutemologie ideacutealiste Selon ce principe la pratique ainsi que la technique

sont le fondement de la connaissance et le critegravere de la veacuteriteacute La connaissance de la nature

srsquoexprime donc dans son utiliteacute pratique Comme le dit Engels ce type de mise en rapport de la

theacuteorie agrave la pratique est une maniegravere proprement mateacuterialiste de poser la question fondamentale

de toute philosophie notamment celle du rapport de la penseacutee agrave lrsquoecirctre Cette approche exprimeacutee

dans un commentaire que Leacutenine consacre agrave Hegel avait de fait comme intermeacutediaire les propos

avanceacutes par Engels dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique

que celui-ci avait conccedilu comme une preacutecision des propos que Marx et lui-mecircme avaient deacutejagrave

commenceacutes agrave exposer dans la Preacuteface agrave la Contribution agrave la critique de lrsquoeacuteconomie politique de

1859 et ougrave ils envisageaient de laquo reacutegler leur comptes avec [leur] conscience philosophique

drsquoautrefois raquo et de deacutecortiquer lrsquoantagonisme qursquoils voyaient entre la position qui eacutetait la leur et

celle de la philosophie allemande qursquoils qualifiaient drsquoideacuteologique

120 Par laquo agrave finaliteacute raquo nous traduisons le mot russe laquo целесообразный raquo Drsquoun point de vue puriste sur la

seacutemantique on devrait faire remarquer que la signification litteacuteraire de cet adjectif est la qualiteacute drsquoecirctre laquo conforme agrave une finaliteacute raquo Mais ce mot est utiliseacute pour souligner le fait que lrsquoactiviteacute ou le comportement est ce qui a bien une finaliteacute qursquoelle est laquo agrave finaliteacute raquo Crsquoest un terme assez important dans la philosophie sovieacutetique et il est eacutetrange qursquoaucune suggestion pour son eacutequivalent franccedilais ne soit trouvable dans BOCHENSKI J M (eacuted) Russian philosophical terminology D Reidel Publishing Company Dordrecht 1964 pp 66-67 Il faudrait aussi faire remarquer que beaucoup de termes philosophiques en langue russe ont eacuteteacute eacutetablis sous forme de calques lexicaux Il en est ainsi du terme laquo целесообразность raquo aussi qui est la traduction litteacuterale du composite allemand laquo Zweckmaumlszligigkeit raquo

121 HEGEL G F W Enzyklopaumldie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse Bd 8 Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1970 p 368

122 La theacuteorie du reflet a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par Leacutenine comme la base de la theacuteorie de connaissance dialectico-mateacuterialiste

123 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Полное собрание сочинений т 29 Издательство политической литературы Москва 1973 p 183

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Pour Engels dans cet ouvrage il srsquoagit de reacutecuser lrsquoaspect systeacutematique de la philosophie de

Hegel qui implique une clocircture du procegraves historique ce qui est la source de son caractegravere

conservateur et en revanche de mettre en avant son aspect meacutethodologique cest-agrave-dire la

dialectique qui permet drsquoouvrir un horizon infini aux jeux des contradictions De lagrave deacutecoulent

deux points sur lesquels Leacutenine insistera et qursquoil eacutelegravevera au niveau des principes qui imbiberont

toute la philosophie sovieacutetique Premiegraverement si lrsquoon veut garder la dialectique en rejetant la

systeacutematiciteacute qui entraine neacutecessairement lrsquoideacutee drsquoune finaliteacute on ne peut que remettre la

dialectique sur une base mateacuterialiste cest-agrave-dire rattacher la connaissance agrave la pratique en

confeacuterant agrave celle-ci le rocircle du critegravere de veacuteriteacute dans le sens que nous venons drsquoindiquer et cela au

lieu drsquoenvisager la veacuteriteacute comme la correspondance de lrsquoecirctre agrave une ideacutee ou agrave une totaliteacute

intellectuellement constructible au preacutealable Cela implique en mecircme temps le deuxiegraveme point

selon lequel la connaissance devient un procegraves drsquoapproximation infini car drsquoun cocircteacute lrsquoideacutee de la

finaliteacute meacutetaphysique est eacutevacueacutee et de lrsquoautre cocircteacute la pratique est consideacutereacutee comme une

source permanente drsquoobjectifs toujours nouveaux On voudrait ici ouvrir une parenthegravese pour

faire une preacutecision sur ces deux points qui pourraient sembler aller agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee du

communisme que lrsquoon aurait du mal agrave ne pas qualifier comme la fin dans la penseacutee marxiste En

effet la reacutevolution nrsquoest-elle pas le tournant qui devrait marquer la fin des contradictions

Leacutenine fait une claire distinction entre la contradiction et lrsquoantagonisme124 Lrsquoantagonisme nrsquoest

qursquoun type de contradiction caracteacuteristique de lrsquoopposition existant entre les classes dans la

socieacuteteacute capitaliste Cet antagonisme sera dissolu par la reacutevolution abolissant la proprieacuteteacute priveacutee

qui est la condition drsquoarticulation des classes celles-ci diffeacuterant lrsquoune de lrsquoautre dans la mesure

124 La distinction leacuteninienne entre la contradiction et lrsquoantagonisme pourrait ecirctre comprise comme le

deacuteplacement drsquoune autre distinction entre lrsquoopposition et la contradiction telle qursquoelle est expliqueacutee par Marx dans ses Manuscrits de 1844 Ici faisant recours au langage conceptuel heacutegeacutelien (mecircme si on y lit lsquoindifferenterrsquo au lieu de lsquogleichguumlltigerrsquo) Marx deacutefinit lrsquoopposition comme une relation drsquoexclusion entre des termes encore indiffeacuterents Lrsquoopposition se transforme en une contradiction seulement lagrave ougrave la compreacutehension est acquise de la condition de cette opposition La compreacutehension des raisons structurelles de lrsquoopposition non seulement deacutevoile lrsquoessence de la relation et donc son caractegravere contradictoire mais rend possible sa solution laquo Mais lopposition entre la non-proprieacuteteacute et la proprieacuteteacute est une opposition encore indiffeacuterente qui nest pas saisie dans sa relation active dans son rapport interne qui nest pas encore saisie comme contradiction tant quelle nest pas comprise comme lopposition du travail et du capital Mecircme sans le mouvement deacuteveloppeacute de la proprieacuteteacute priveacutee dans la Rome antique en Turquie etc cette opposition peut sexprimer sous la premiegravere forme Ainsi elle napparaicirct pas encore comme poseacutee par la proprieacuteteacute priveacutee elle-mecircme Mais le travail essence subjective de la proprieacuteteacute priveacutee comme exclusion de la proprieacuteteacute et le capital le travail objectif comme exclusion du travail cest la proprieacuteteacute priveacutee forme de cette opposition pousseacutee jusquagrave la contradiction donc forme eacutenergique qui pousse agrave la solution de cette contradiction raquo Karl MARX Oumlkonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844 Werke Bd 40 Dietz Verlag Berlin 1968 p 533

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ougrave elles participent agrave la proprieacuteteacute priveacutee agrave travers des reacutegimes diffeacuterents et suite agrave cette

asymeacutetrie produisent une dynamique de lutte Quant aux contradictions elles survivront agrave la fin

des antagonismes125 laquo Lrsquoantagonisme et les contradictions ne sont pas la mecircme chose Le

premier disparaicirctra alors que les deuxiegravemes demeureront sous le socialisme raquo126 Sans insister

sur les implications proprement politiques de ce point (sur la diffeacuterence entre le socialisme et le

communisme etc) nous voudrions attirer lrsquoattention sur son aspect eacutepisteacutemologique et

notamment sur le fait que Leacutenine en radicalisant comme il lrsquoaffirme les propos drsquoEngels

confegravere agrave la dialectique le caractegravere de la loi de la connaissance et il lrsquoenvisage en mecircme temps

comme la loi objective du monde127 Donc la veacuteriteacute est relativiseacutee mais non pas la dialectique

qui nrsquoest plus une meacutethode comme crsquoest le cas chez Engels mais la loi du monde objectif128

Leacutenine soustrait ainsi la contradiction agrave lrsquohistoriciteacute et la transforme en une cateacutegorie

eacutepisteacutemologique et ontologique immuable qui fonctionne comme un processus dialectique dans

le rapport entre la theacuteorie et la pratique tout au long de lrsquohistoire de la science Mais en revenant

agrave Engels et agrave la question de la pratique crsquoest la citation suivante tireacutee de Ludwig Feuerbach qui a

eacuteteacute mise en avant par Leacutenine dans son Mateacuterialisme et empiriocriticisme

laquo La reacutefutation la plus frappante de cette lubie philosophique comme dailleurs de toutes les

autres est la pratique notamment lexpeacuterimentation et lindustrie Si nous pouvons prouver la

justesse de notre conception dun pheacutenomegravene naturel en le creacuteant nous-mecircmes en le produisant agrave

laide de ses conditions et qui plus est en le faisant servir agrave nos fins cen est fini de la laquo chose en

soi raquo insaisissable de Kant Les substances chimiques produites dans les organismes veacutegeacutetaux et

animaux restegraverent de telles laquo choses en soi raquo jusquagrave ce que la chimie organique se fucirct mise agrave les

preacuteparer lune apregraves lautre par-lagrave la laquo chose en soi raquo devint une chose pour nous comme par

125 Il srsquoagit des antagonismes en pluriel car si lrsquoantagonisme entre la classe bourgeoise et la classe des

proleacutetaires est lrsquoantagonisme principal Leacutenine parle eacutegalement des antagonismes qui sont des laquo formes primitives des contradictions de classe raquo tels que lrsquoantagonisme religieux culturel national etc Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Пометки и замечания на Брошюре А Паннекука laquo Классовая борьба и нация raquo Рейхенберг 1912 raquo in Ленинский Сборник XL Издательство политической литературы Москва 1985 p 275

126 Leacutenine eacutecrit cette phrase critique qui deviendra fameuse en marge du livre de Boukharine notamment lagrave ougrave celui-ci qualifie le capitalisme drsquoun systegraveme agrave contradictions (противоречивая система) Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo in Ленинский сборник XL Op cit p 391

127 Cf Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 316 128 laquo La dialectique ne se trouve pas dans lrsquoentendement de lrsquohomme mais dans lrsquorsquoideacuteersquo cest-agrave-dire dans la

realiteacute objective raquo Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Конспект книги Гегеля Наука логики raquo in Философские тетради Op cit 1973 p 181

85

exemple la matiegravere colorante de la garance lalizarine que nous ne faisons plus pousser dans les

champs sous forme de racines de garance mais que nous tirons bien plus simplement et agrave meilleur

marcheacute du goudron de houille raquo129

La meacutethode dialectique heacutegeacutelienne ennoblie agrave la maniegravere mateacuterialiste qui preacutevoit donc drsquoun

cocircteacute la correction de la theacuteorie par lrsquoexpeacuterience et de lrsquoautre cocircteacute la confirmation de la justesse

du savoir ou de la theacuteorie par la capaciteacute de production des effets voulus est censeacutee reacutecuser

lrsquoeacutepisteacutemologie ideacutealiste y compris le transcendantalisme On trouve des propos identiques

eacutegalement dans La dialectique de la nature drsquoEngels

Nous pouvons maintenant preacuteciser la maniegravere dont la probleacutematique du rapport entre la

theacuteorie et la pratique integravegre la question de la technique Voyons encore une note de Leacutenine faite

en marge de lrsquoEnzyklopaumldie de Hegel concernant les sections sectsect 194-212

laquo Les lois du monde exteacuterieur celles de la nature qui se laissent diviser en des lois meacutecanistes

et chimiques (crsquoest tregraves important) sont le fondement de lrsquoactiviteacute agrave finaliteacute de lrsquohomme Lrsquohomme

dans son activiteacute pratique fait face au monde objectif deacutepend de celui-ci deacutefinit son activiteacute en

fonction de celui-ci [hellip]

Si lrsquoon adopte le point de vue de lrsquoactiviteacute pratique (agrave finaliteacute) de lrsquohomme la causaliteacute

meacutecanique (et chimique) du monde (de la nature) est quelque chose drsquoexteacuterieur quelque chose de

secondaire drsquoentrefermeacute (прикрытый) [hellip]

Les fins humaines au premier abord semblent ecirctre eacutetrangegraveres (autres) par rapport agrave la nature

La conscience humaine la science (lsquoder Begriffrsquo) reflegravete lrsquoessence la substance de la nature mais

en mecircme temps cette conscience est exteacuterieure agrave la nature (ce nrsquoest pas drsquoembleacutee et simplement

qursquoelle coiumlncide avec elle)

LA TECHNIQUE MECANISTE ET CHIMIQUE sert aux fins de lrsquohomme dans la mesure ougrave

son caractegravere (essence) consiste agrave ecirctre deacutefini par le biais des conditions exteacuterieures (par les lois de la

nature) raquo130

Lrsquoeacutecart est ducirc au fait que la nature avec la causaliteacute meacutecanique qui lui est propre reste

exteacuterieure agrave lrsquoactiviteacute humaine qui ne peut que srsquoorienter par des fins qui la saturent Lrsquohomme

129 ENGELS Friedrich Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen philosophie Dietz

Verlag Berlin 1983 130 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo К вопросу о диалектике raquo in Философские тетради Op cit p 169-170

86

par le moyen de son appareil reacuteflectif ne peut srsquoapprocher de la veacuteriteacute des choses de la nature

que partiellement et neacutecessite un medium pour combler cet eacutecart et se donner lrsquoinstrument pour

se poser les fins pertinentes et donner lrsquoessor agrave son activiteacute Crsquoest donc la technique qui elle-

mecircme eacutetant deacutetermineacutee du dehors par les lois de la nature rend possible le deacutepassement du

rapport exteacuterieur et donc indiffeacuterent entre la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine et les lois de la nature

Ainsi la technique est le critegravere de la veacuteriteacute dans la mesure ougrave elle coordonne et ajuste lrsquoun avec

lrsquoautre drsquoun cocircteacute la finaliteacute de lrsquoactiviteacute humaine (qui a pour origine la conscience reacutefleacutechissante

et imparfaite) et de lrsquoautre cocircteacute les lois de la nature Cet ajustement est un processus infini

marqueacute par des seacuteries de veacuterifications et de reacutefutations

La technique est donc lrsquointermeacutediaire entre la pratique humaine et lrsquoobjectiviteacute des lois de la

nature La technique elle-mecircme le produit humain permet aux hommes de transformer leur

pratique et de mettre les lois de la nature agrave une eacutepreuve toujours nouvelle Crsquoest la stimulation

circulaire venant de la pratique vers la theacuteorie (le savoir que lrsquoon a de la nature) qui agrave son tour

passe et se concentre drsquoune maniegravere transformative dans la technique qui constitue la relation

dialectique entre la theacuteorie et la pratique Une expression comme laquo lrsquoimpossibiliteacute est

theacuteoriquement attesteacutee raquo (dans un passage drsquoEacuteconomique de la peacuteriode de transition de

Boukharine) provoque lrsquoindignation de Leacutenine qui eacutecrit le commentaire suivant

laquo Lrsquoimpossibiliteacute ne peut ecirctre prouveacutee qursquoen pratique Lrsquoauteur ne pose pas le rapport entre la

theacuteorie et la pratique dans le sens dialectique raquo131

Abordons maintenant la citation (deuxiegraveme dans lrsquoordre) par laquelle Megrelidzeacute commente

le discours de Staline132 prononceacute en 1935 au sujet du mouvement des ouvriers stakhanovistes

qui venait drsquoapparaicirctre Ce discours qui eacutevalue ce que le pheacutenomegravene des stakhanovistes peut

nous apprendre du travail dans le cadre drsquoune socieacuteteacute socialiste sert agrave Megrelidzeacute comme une

illustration du principe leacuteniniste de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute Comme il est bien

connu les stakhanovistes eacutetaient des ouvriers qui dans leur travail deacuteveloppaient une

productiviteacute qui exceacutedait la norme (la premiegravere fois une telle hyper-productiviteacute a eacuteteacute deacutemontreacutee

par le charbonnier Stakhanov et bientocirct apregraves des cas semblables ont pu ecirctre constateacutes dans

drsquoautres branches de lrsquoeacuteconomie chez les miniegraveres les travailleurs en industrie textile les

131 Владимир Ильич ЛЕНИН laquo Замечания на книгу Н И Бухарина ldquoЭкономика переходного периодаrdquo raquo

in Ленинский сборник XL Op cit p 395 132 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября

1935 года raquo Сочинения том 14 Издательство laquoПисательraquo Москва 1997

87

fabricants des chaussures les pelletiegraveres etc) Les stakhanovistes eacutetaient reacutecompenseacutes par des

deacutecorations et jouissaient drsquoun droit agrave des repas plus copieux et exquis que le lot du reste des

travailleurs Bien eacutevidemment agrave cette eacutetape lrsquoEtat avait des raisons drsquoordre eacuteconomique ainsi

que politique pour mieux former et stimuler ce mouvement Elles ont eacuteteacute bien reacutesumeacutees par

exemple par Lilly Marcou133 Pour nous crsquoest la signification ideacuteologique de ce pheacutenomegravene qui

est inteacuteressante Dans son discours Staline preacutesente les stakhanovistes comme la preuve que sous

le socialisme le travail atteint une productiviteacute beaucoup plus eacuteleveacutee que celle dont est capable le

systegraveme capitaliste En partant drsquoune supposition marxiste traditionnelle selon laquelle la raison

du remplacement drsquoune formation socio-eacuteconomique par une autre a toujours eacuteteacute le changement

dans la productiviteacute du travail et la croissance de la richesse Staline affirme que les

stakhanovistes sont la preuve que le socialisme sovieacutetique neacutecessairement combattra le

capitalisme dans le reste du monde Par les reacutesultats invraisemblablement eacuteleveacutes de leur travail

les stakhanovistes mettent en marche ce que Staline appelle lrsquoeacutemulation socialiste Cette

eacutemulation a eacuteteacute rendue possible par la technique laquo Lrsquoeacutetape de lrsquoeacutemulation socialiste ougrave nous

sommes ndash le mouvement des stakhanovistes est neacutecessairement lieacute agrave la nouvelle technique Le

mouvement des stakhanovistes serait impensable sans la nouvelle technique suprecircme raquo Les

ouvriers stakhanovistes sont ceux qui ont appris la technique laquo ce sont les gens nouveaux

speacuteciaux raquo laquo Ce mouvement brise les vieilles opinions sur la technique il brise les vieilles

normes techniques raquo Et ici Staline passe agrave la question du rapport entre la pratique et la science

laquo Lrsquoon dit que les donneacutees de la science les donneacutees des guides et les instructions techniques

contredisent les demandes des stakhanovistes de nouvelles normes techniques plus eacuteleveacutees Mais

quelle est la science dont il srsquoagit Les donneacutees de la science ont toujours eacuteteacute veacuterifieacutees par la

pratique et expeacuterience raquo

Les stakhanovistes sont donc ceux qui par leur pratique deacuteplacent les limites du possible

alors que les scientifiques qui posent les limites en fixant laquo les normes techniques raquo sont les

133 laquo La peacutenurie de biens de consommation due au deacuteveloppement prioritaire de lindustrie lourde amegravene le

parti agrave adopter une politique visant agrave garantir un partage des biens proportionnel agrave leffort fait par chacun en vue de lexpansion de leacuteconomie nationale Cest lessence mecircme de la reacutepartition dans la socieacuteteacute stalinienne agrave savoir un eacuteventail de reacutecompensesprimes calculeacutees selon leffort et la contribution individuelle agrave leacutedification du socialisme Dans cette optique les normes de rendement sont baseacutees sur lefficaciteacute et leffort des meilleurs ouvriers et non sur celui des ouvriers moyens Par ce biais on maintient agrave un bas niveau les taux de salaires permettant ainsi dune part une reacuteserve de capital agrave investir dans lindustrie et dautre part une limitation du pouvoir dachat salutaire en raison de la rareteacute des biens de consommation raquo Lilly MARCOU laquo Stakhanovisme raquo in Geacuterard BENSUSSAN Georges LABICA (eacuted) Dictionnaire critique du marxisme PUF Paris 1985 pp 1088-1089

88

reacuteactionnaires qui font reacutesistance au progregraves au mouvement reacutevolutionnaire des stakhanovistes

Pour Staline il srsquoagit donc de convaincre les scientifiques et srsquoil le faut de laquo prendre contre eux

des mesures plus deacutecisives raquo 134

Megrelidzeacute ne va pas dans les deacutetails de ce discours de Staline Il en extrait seulement le

passage relatif agrave la question du rapport entre la pratique et la science et lrsquoinsegravere dans son propre

raisonnement sur le progregraves de la science qursquoil entame agrave partir de la position eacutepisteacutemologique de

Leacutenine Megrelidzeacute continue en donnant des exemples tireacutes de lrsquohistoire de la science ougrave les

scientifiques en mettant des objectifs concrets dans leurs recherches ou expeacuteriences arrivaient agrave

des reacutesultats qursquoils nrsquoavaient pas preacutevus drsquoavance mais qui surgissaient comme les effets

surprenants de la reacutealisation de leurs ideacutees de deacutepart Ainsi il parle de Otto von Guericke qui en

1654 avant Robert Boyle envisageait de prouver lrsquoexistence du vide ndash une ideacutee que la

philosophie de lrsquoeacutepoque avait de la difficulteacute agrave accepter ndash et qui avait agrave la place deacutecouvert la

force de pression et lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoair de Hans Christian Oslashrsted qui ayant en 1820 eacutetabli

lrsquoinfluence du courant eacutelectrique sur une aguille aimanteacutee avait deacutecouvert tout un domaine de

pheacutenomegravenes eacutelectromagneacutetiques et permis plus tard le deacuteveloppement des techniques de radio-

transmission et de radiodiffusion ou encore drsquoAlbert Abraham Michelson et Edward Morley qui

dans leur effort pour trouver la loi de lrsquoaddition des vitesses de la lumiegravere ont eacuteteacute ameneacutes agrave

reacuteviser les principes mecircme de la physique classique concernant le mouvement le temps

lrsquoespace la graviteacute etc Ici Megrelidzeacute revient agrave un point qursquoil avait deacuteveloppeacute un peu plus haut

dans le quatriegraveme chapitre de son livre deacutedieacute agrave la question de la perception Nous pouvons saisir

chez lui dans une forme embryonnaire une approche semblable agrave celle qui a eacuteteacute suggeacutereacutee plus

tard dans la philosophie et histoire de la science quand sous lrsquoinfluence de la psychologie de la

Gestalt les deacutecouvertes scientifiques ou les changements de paradigmes scientifiques ont eacuteteacute

deacutecrits agrave lrsquoimage du changement dans la perception en tant que celui-ci procegravede au niveau du

psychisme individuel Ainsi Megrelidzeacute lui-mecircme reprenant lrsquoapproche gestaltiste eacutecrit

laquo Srsquoapercevoir de quelque chose cela veut dire relever certaines donneacutees du champ commun

(общего поля) les deacuteplacer en avant-scegravene et les transformer en centre de constitution du champ

entier de conscience Dans ce sens-lagrave ecirctre capable de percevoir des choses signifie dans une certaine

134 Иосиф Виссарионович СТАЛИН laquo Речь на Первом Всесоюзном совещании стахановцев 17 ноября

1935 года raquo Op cit pp 79 80 88 91

89

mesure eacutegalement les lsquodeacutecouvrirrsquo Faire une deacutecouverte cela veut dire atteindre la capaciteacute de

regarder diffeacuteremment et de voir et percevoir autre chose que ce qui eacutetait perccedilu drsquohabitude raquo135

Il est difficile de ne pas repenser ici agrave Thomas S Kuhn qui comme drsquoautres philosophes de

la science avant lui deacutecrivait les reacutevolutions scientifiques comme les deacuteplacements de perception

des scientifiques Pourtant bien eacutevidemment il srsquoagit pour Kuhn eacutegalement drsquoarticuler les

limites que comporte une telle transposition du modegravele de la psychologie vers lrsquoactiviteacute

scientifique136 Quant agrave Megrelidzeacute nous estimons que son but est drsquoaffiner et de compleacuteter la

thegravese leacuteninienne de la primauteacute de la pratique sur la theacuteorie par le modegravele gestaltiste Dans leur

pratique scientifique les scientifiques peuvent rencontrer des pheacutenomegravenes qui reconfigurent leur

maniegravere drsquoenvisager leurs objets voire en deacutecouvrir de nouveaux

Maintenant que nous avons preacutesenteacute le contexte dans lequel la citation de Staline apparaicirct

dans le texte de Megrelidzeacute nous pouvons constater qursquoelle nrsquoy apporte aucune valeur ajouteacutee

argumentative Bien au contraire les contextes du discours de Staline et des propos de

Megrelidzeacute ne se recouvrent point Pour Megrelidzeacute il srsquoagit de comprendre la nature de la

deacutecouverte scientifique alors que la technique fait partie de la pratique scientifique En revanche

Staline attribue une valeur scientifique au travail et agrave la pratique des ouvriers dans la mesure ougrave

ce sont les reacutesultats qursquoils atteignent gracircce agrave la technique et agrave leur force physique qui devraient

servir comme des preuves proprement scientifiques

Dans le texte de Megrelidzeacute la figure de Staline comme celle qui concentre en soi laquo la

sagesse et lrsquoexpeacuterience de la theacuteorie la plus avanceacutee qursquoil veacuterifiait en pratique agrave travers le

mouvement mondial international et agrave la base drsquoune grandiose expeacuterience tant theacuteorique que

pratique en construction de la nouvelle histoire humaine raquo joue le rocircle de lrsquoamplificateur de

lrsquoideacutee de Leacutenine sur le laquo rapport entre la pratique et la theacuteorie raquo En effet crsquoest cette derniegravere

formule dans son acception la plus superficielle et abstraite qui fait lrsquoimpression de convergence

entre les propos de Leacutenine Megrelidzeacute et Staline Crsquoest un exemple tregraves repreacutesentatif de

lrsquoautocensure positive qui consiste en ceci que lrsquoapparence de convergence des positions est

creacuteeacutee par des citations incomplegravetes et contextuellement deacuteplaceacutees

135 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 190 136 Cf Thomas S KUHN The structure of scientific revolutions The University of Chicago Press Chicago

London 1996 p 113 et suiv

90

A travers cet exemple nous pouvons entrevoir deux points conjoncturels Le premier

consiste en une indiffeacuterenciation entre Leacutenine et Staline alors que lrsquoautre concerne la question

du rocircle du parti comme le repreacutesentant de la classe ouvriegravere dans la formation du savoir (dans ce

cas preacutecis il srsquoagissait du domaine de la science)

Megrelidzeacute bien conscient de la conjoncture preacutesente Staline dans une stricte continuiteacute

avec Leacutenine ce qui coiumlncide avec la maniegravere dont Staline se preacutesentait lui-mecircme Dans les

anneacutees 1930 Staline qui comme nous lrsquoavons vu avait bacircti son autoriteacute sur celle deacutejagrave bien

eacutetablie de Leacutenine a eacuteteacute mis en avant comme le gardien de la doctrine marxiste-leacuteniniste Ce rocircle

de gardien comme le souligne Van der Zweerde137 eacutetait fondeacute sur la position de pouvoir dont

Staline eacutetait le deacutetenteur Autrement dit le fait que le pouvoir politique domine la pratique

theacuteorique eacutetait consideacutereacute non pas comme corroborant lrsquoautonomie de cette derniegravere mais comme

un moyen sucircr de preacuteserver sa pureteacute Ainsi la doctrine du marxisme-leacuteninisme qui consideacuterait

Leacutenine comme le vrai continuateur de la penseacutee de Marx culminait dans la figure de Staline

investie par un pouvoir politique capable de la stabiliser et de la proteacuteger de toute contagion

Le deuxiegraveme point transparaicirct dans le passage du discours de Staline sur le rocircle exceptionnel

du parti pour prendre des mesures contre les scientifiques indociles Il ne faut pas oublier que

lrsquoanneacutee ougrave ce discours de Staline a eacuteteacute prononceacute est aussi celle qui vit deacutebuter lrsquoascension de

Trofim Lyssenko Dans la bouche de ce dernier ce principe a trouveacute une forme encore plus

explicite laquo il me faut seulement les gens (les chercheurs ndash ma preacutecision) qui atteindront les

reacutesultats dont jrsquoai besoin raquo 138 Il est vrai que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur ce point du discours de

Staline lagrave ougrave il le cite crsquoest-agrave-dire en connexion avec la question de la nature de la pratique

scientifique et des deacutecouvertes scientifiques Pour autant lrsquoaffirmation du caractegravere partial

(laquo partijnyjrsquo raquo) de la science nrsquoest pas tout agrave fait absente de son livre139 En effet il en parle en

connexion avec une autre probleacutematique et notamment lagrave ougrave il deacuteveloppe ses reacuteflexions sur

lrsquoorigine non pas deacutesinteacuteresseacutee mais inteacuteresseacutee du savoir (comme nous le verrons cela deacutecoule

du caractegravere de la conscience humaine tel qursquoil sera theacutematiseacute par Megrelidzeacute) Ces reacuteflexions de

Megrelidzeacute aboutissent dans sa thegravese sur le perspectivisme de toute connaissance A ce point

drsquoargumentation il est pour Megrelidzeacute manifestement plus facile et moins hasardeux pour sa

137 Cf Evert van der ZWEERDE op cit p 34 138 Cf Б А КЕЛЛЕР laquo Совещание по генетике и селекции Спорные вопросы генетики и селекции

(общий обзор совещания) raquo in Под знаменем марксизма 1939 139 Cf Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления 1937 p 172-173

91

bonne conscience sauter agrave la conclusion sur le caractegravere neacutecessairement partial de toute science

car agrave ce niveau de geacuteneacuteraliteacute il nrsquoest pas eacutevident de traduire cette thegravese dans une injonction de

lrsquointervention politique dans la science Nous voyons donc que Megrelidzeacute module son usage de

Staline au niveau de la discussion sur les questions eacutepisteacutemologiques il insiste mollement sur le

caractegravere partial de la science140 mais tout en citant Staline en lien avec sa propre thegravese sur la

philosophie de la science il passe sous silence ce point preacutecis et preacuteserve la science de toute

intervention du dehors Crsquoest un autre exemple inteacuteressant de lrsquoautocensure positive Lrsquoauteur

montre sa capaciteacute de coller agrave la conjoncture tout en demeurant dans une position ambigueuml

Enfin si nous faisons complegravetement abstraction des reacutefeacuterences agrave Staline comme il le faut dans

tout cas de lrsquoautocensure positive le perspectivisme eacutepisteacutemologique procircneacute par Megrelidzeacute ne

contredit en rien agrave sa thegravese de lrsquoordre de la philosophie de la science selon laquelle les

deacutecouvertes scientifiques consistent en une reconfiguration du champ de savoir provoqueacutee et

orienteacutee par la pratique Mais comme il srsquoagit ici de la pratique tant scientifique que sociale la

science ne peut pas ecirctre complegravetement soumise agrave la pratique sociale et perdre toute autonomie

Une telle approche structurelle agrave la science ndash donc la vision de la science comme drsquoun champ de

savoir structureacute qui tout en eacutetant reacuteceptif parvient agrave reacutesister agrave des influences externes et ne peut

changer que par restructuration ou reconfiguration ndash rend impossible chez Megrelidzeacute toute

fusion de la science avec la politique

A la fin de cette partie il faut se demander quelle est la valeur ajouteacutee de lrsquoanalyse que nous

venons de proposer nrsquoavons-nous prouveacute somme toute qursquoune coiumlncidence entre les eacuteleacutements

du livre et ceux de la culture philosophique sovieacutetique Il est vrai que gracircce agrave son sort singulier

ce livre a lrsquoavantage de rendre perceptible le deacuteplacement de ces eacuteleacutements dans le temps Ce

nrsquoest pas pour autant que nous sortirions de la tautologie en concluant que ce livre srsquoinscrit dans

les normes de la culture intellectuelle sovieacutetique et au cours de son histoire et gracircce agrave la censure

objective se conforme agrave certaines des modifications que cette culture subit On pourrait sortir de

la circulariteacute et rendre cette explication productive pourvu qursquoon la projette sur le livre afin drsquoen

140 Il va de soi que ce passage aussi a eacuteteacute eacutelimineacute dans lrsquoeacutedition de 1965

92

identifier la part obligeacutee et donc morte et ainsi rendre visible lrsquohorizon libre dans lequel se

deacuteploie la creacuteativiteacute conceptuelle Autrement dit ce proceacutedeacute permet de discerner et trier ce qursquoest

de lrsquoordre primaire et secondaire dans le texte Il srsquoajoute donc agrave lrsquoinventaire des proceacutedeacutes

propres agrave rendre intelligible un texte quelconque une lecture approfondie une prise en compte

de la conjoncture historique ainsi que du corpus des textes avec lesquels le texte donneacute est en

dialogue manifeste ou latent

93

IIIe partie

Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal

Apregraves le panorama essentiellement historique proposeacute dans les premiegravere et deuxiegraveme

parties de notre travail dans la partie preacutesente nous passerons agrave une exposition systeacutematique de

lrsquoouvrage de Konstantineacute Megrelidzeacute Tout drsquoabord dans le premier chapitre nous dresserons la

liste complegravete des eacutecrits de lrsquoauteur Et puis dans les deuxiegraveme et troisiegraveme chapitres nous

essaierons de deacutecrire la structure de son Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Lrsquoimportance drsquoune telle description tient moins au besoin de combler le manque ducirc agrave

lrsquoindisponibiliteacute en langue franccedilaise de lrsquoouvrage qursquoagrave la neacutecessiteacute de saisir son cœur

conceptuel Cela requiert une lecture et une analyse minutieuse du texte eacutetant donneacute que

lrsquoargumentation se poursuit par des lignes heacuteteacuterogegravenes et Megrelidzeacute reste peu clair sur ses

objectifs Outre que lrsquoouvrage est assez heacuteteacuterogegravene du point de vue discursif il traite des

questions drsquoune tregraves grande diversiteacute Par conseacutequent il ne deacutevoile pas aiseacutement sa coheacuterence (si

tant est qursquoil en ait une) ni son uniteacute Toute tentative donc de le reacutesumer ou drsquoarticuler sa

structure demande drsquoembleacutee un travail probleacutematisant La question se pose donc cette

heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute est-elle le reacutesultat drsquoune synthegravese pas reacuteussie et donc relegraveve-t-elle de lrsquoeacutechec de

lrsquoauteur ou est-elle lieacutee organiquement agrave un projet theacuteorique nouveau qui impliquerait un nouvel

arrangement du savoir Lrsquoaperccedilu de la structure du livre (que nous mettons en eacutevidence par la

table des matiegraveres deacutetailleacutee que nous joignons en annexe) servira au lecteur de moyen

drsquoorientation mais en mecircme temps permettra de discerner la relation difficile entre la mateacuterialiteacute

du texte et lrsquoeacutenonceacute dont il est porteur

94

Bibliographie des textes de Megrelidzeacute

Les eacutecrits de Konstantineacute Megrelidzeacute comme on a deacutejagrave vu ne sont pas nombreux Tout ce

qui est sorti de sa plume et nrsquoa pas eacuteteacute perdu a eacuteteacute publieacute agrave part des textes suivants un manuscrit

dactylographieacute non signeacute reacutecemment retrouveacute dans les archives de lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave

Saint-Peacutetersbourg et dont lrsquoattribution doit encore ecirctre veacuterifieacutee141 une partie de sa

correspondance142 lrsquoautobiographie dateacutee de 1936 lrsquoesquisse des thegraveses principales de ses

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee dateacutee de 1937143 ainsi que lrsquoesquisse

drsquoun court traiteacute sur lequel il avait commenceacute agrave travailler en 1940 durant son seacutejour agrave Tbilissi

entre ses deux arrestations et qui devait ecirctre intituleacute Histoire des couleurs et des teints agrave la

lumiegravere de la question geacuteneacuterale de la perception144

Pour des raisons de systeacutematiciteacute nous voudrions reacutepeacuteter que son œuvre majeure Problegravemes

fondamentaux de la sociologie de la penseacutee existe en trois versions en langue russe145 Il est

eacutegalement traduit en langue geacuteorgienne146 Une traduction en langue anglaise est en preacuteparation

A part son œuvre majeure on dispose de trois textes mineurs dont deux ont eacuteteacute publieacutes

durant la vie de lrsquoauteur en 1935 le troisiegraveme en revanche beaucoup plus tard en 1990 Il y a

drsquoabord lrsquoarticle laquo Des superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-

Bruhl raquo qui a eacuteteacute publieacute dans le recueil qui srsquointitule laquo LrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave lrsquoAkademik

141 Nous remercions Craig Brandist pour nous avoir communiqueacute cette information 142 Comme sa lettre agrave Nikolaj Boukharine Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Письмо к Н Бухарину от 2 марта

1936 года raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Документ 19949 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

143 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Основные тезисы к laquoОсновным проблнемам социологии мышления raquo выходит в издательстве Академии Наук СССР 1937 raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19945 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

144 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo История цветов и красок в свете общей проблемы чувственного восприятия raquo in Архив Музея Межнациональных Отношений Академии Наук Грузинской ССР Тбилиси Document 19946 (Citeacute selon Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sprachform Op cit p 202)

145 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под общей ред И И Мещанинова и Ред Изд Л Г Башинджагяна Издательство Академии Наук СССР Москва-Ленинград 1937 ndash 466 с (Труды Института языка и мышления имени Н Я Марра)

Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 1-е ndash Тбилиси Издательство ЛКИ 1965 Изд 3-е ndash Москва Издательство ЛКИ 2007 ndash 488 с (Из наследия отечественной философской мысли социальная философия)

Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Под ред И с предисл А Т Бочоришвили Изд 2-е ndash Тбилиси Издательство laquoМецниеребаraquo 1973

146 მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

95

Marr raquo 147 Citons ensuite lrsquoarticle laquo N Ya Marr et la philosophie du marxisme raquo baseacute sur une

confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue le 27 feacutevrier de 1935 agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de

lrsquoURSS Il a eacuteteacute drsquoabord publieacute dans la revue Sous la banniegravere du marxisme dans son numeacutero du

mois de mars de la mecircme anneacutee148 et repris un mois plus tard dans la revue de lrsquoILP Problegravemes

de lrsquohistoire des socieacuteteacutes preacutecapitalistes149 (La seule diffeacuterence entre les deux versions consiste

en ce que la premiegravere a gardeacute les eacuteleacutements propres agrave une confeacuterence comme des adresses au

public alors que la deuxiegraveme version a perdu tout trait drsquooraliteacute) Enfin le troisiegraveme texte

srsquointitule laquo Les noms numeacuteriques en langue geacuteorgienne De lrsquoorigine du nombre et du calcul raquo150

Lagrave aussi on a affaire agrave une confeacuterence que Megrelidzeacute avait tenue en automne de 1940 agrave

lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Geacuteorgie peu avant sa deuxiegraveme arrestation Le texte final de

lrsquoexposeacute a eacuteteacute perdu mais sa version brute et preacuteparatoire a eacuteteacute publieacutee agrave partir drsquoun

manuscrit Crsquoest le seul texte de Megrelidzeacute qui ait eacuteteacute reacutedigeacute en langue geacuteorgienne Jusqursquoagrave

preacutesent il nrsquoa eacuteteacute traduit en aucune langue Aucun de ces articles ne traite de questions qui ne

soient deacutejagrave preacutesentes dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee Ils

peuvent donc ecirctre consideacutereacutes comme des expositions extensives des thegraveses deacutejagrave preacutesentes dans

lrsquoœuvre principale de lrsquoauteur

Certaines parties de la correspondance de Megrelidzeacute avec des membres de sa famille et des

amis ont eacuteteacute publieacutees en annexe agrave lrsquoeacutedition geacuteorgienne de son ouvrage Une de ces lettres

contient la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo 151 composeacutee par lrsquoauteur pour sa fille quelques mois

avant sa mort dans le camp de travail Cette leacutegende peut ecirctre consideacutereacutee comme une conclusion

inattendue de ces efforts theacuteoriques mais tout agrave fait dans la logique du parcours de vie de

147 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo О ходячих суевериях и laquoпралогическомraquo способе мышления (Реплика

Леви-Брюлю) raquo in АН СССР XLV Академику Н Я Марру Москва ndash Ленинград Издательство АН СССР 1935 ndash pp 461ndash496 Traduction geacuteorgienne bdquoმოარულ ცრურწმენათა და აზროვნების bdquoწინარელოგიკურიldquo წესის შესახებ რეპლიკა ლევი-ბრიულსldquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია op cit pp 519-561

148 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Н Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 35-52

149 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Проблемы истории докапиталистических обществ N 3-4 ОГИЗ Москва-Ленинград 1935 p 70-89

150 laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის წარმოშობის შესახებ raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit pp 562-582

151 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo თქმულება bdquoმკვდარ ციხეზეldquo raquo in სოციალური აზრის ფენომენოლოგია Op cit pp 585-600

96

lrsquoauteur Elle meacuterite donc drsquoecirctre mise en avant dans sa bibliographie Elle a eacutegalement paru en

langue russe en tant que texte seacutepareacute152

Comme il a eacuteteacute dit le manuscrit de la monographie que Megrelidzeacute avait finaliseacute quelques

semaines avant sa mort a eacuteteacute perdu Selon Hilda Vitzthum il srsquoagissait de questions qui avaient

deacutejagrave eacuteteacute poseacutees dans la premiegravere monographie Megrelidzeacute lui-mecircme consideacuterait que dans cette

monographie il avait laquo finalement reacuteussi agrave exposer [ses] ideacutees drsquoune maniegravere systeacutematique raquo153

Enfin la seule source qui pourrait nous indiquer les inteacuterecircts que Megrelidzeacute nourrissait quant agrave

ses recherches futures apregraves la reacutedaction de sa premiegravere monographie reste sa lettre destineacutee agrave

Boukharine laquo Le sujet principal de mes eacutetudes futures seront les questions lieacutees agrave lrsquohistoire du

deacuteveloppement stadial de la penseacutee raquo154

Structure du livre ndash I

Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee de Konstantineacute Megrelidzeacute nous

lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute se distingue par une tregraves grande clarteacute et simpliciteacute de style Et si le texte

semble transparent et que la compreacutehension ne pose aucun problegraveme les difficulteacutes surgissent

degraves qursquoon prend de la distance pour eacutelargir lrsquointelligence de lrsquoouvrage Lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoouvrage

se situe donc au niveau de sa forme dont les contours ne sont pas faciles agrave saisir et qui une fois

saisis nrsquoapportent pas de clarteacute mais suscitent de nouvelles interrogations Pour cette raison

nous pensons qursquoune description de la structure du livre pourrait ecirctre une bonne entreacutee pour non

seulement donner un aperccedilu des questions sur lesquelles lrsquoauteur srsquointerroge mais pour les

mettre drsquoembleacutee dans une perspective probleacutematisant et surtout pour en voir drsquoautres que le

texte provoque et qui nrsquoont pas eacuteteacute explicitement abordeacutees par Megrelidzeacute Ainsi dans ce qui

suit nous voudrions donner une description de la structure du livre qui est compleacuteteacutee par la table

des matiegraveres deacutetailleacutee du livre donneacutee en annexe 1

152 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Сказание о laquoмертвом замкеraquoraquo in Литературная Грузия 12

Тбилиси 1980 153 Cf laquo ჰილდა ვიტცტუმისადმი წერილიდან raquo in კონსტანტინე მეგრელძე აზრის სოციალური

ფენომენოლოგია Op cit p 610 154 ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in კონსტანტინე მეგრელიძე აზრის სოციალური

ფენომენოლოგია Op cit p 682

97

Mecircme si notre but consiste en une mise en relief du caractegravere probleacutematique de ce qui

pourrait ecirctre le projet de Megrelidzeacute lrsquoaperccedilu que nous proposons en contredisant notre propre

objectif risque drsquoecirctre plus coheacuterent que le texte de lrsquoouvrage ne lrsquoest La raison en est eacutevidente

Tout reacutesumeacute implique un travail de purification ou de reacuteduction agrave lrsquoessentiel (qui peut varier en

fonction de la perspective dans laquelle le reacutesumeacute se fait) En eacutetant dans lrsquoimpossibiliteacute de

dissoudre ce paradoxe inheacuterent agrave notre propre deacutemarche nous essayerons de le deacutenouer avec des

consideacuterations et remarques sur les points probleacutematiques du texte de Megrelidzeacute

A cette eacutetape de notre travail ougrave lrsquoimportant est de rendre le tableau le plus complet de la

conception de Megrelidzeacute nous nous baserons sur la premiegravere version du livre sans insister sur

ses divergences avec ses versions censureacutees et donc moins complegravetes

Le livre consiste en une preacuteface suivie par une exposition geacuteneacuterale de la question de la

penseacutee et de deux parties (sans titres) qui constituent le corps de lrsquoouvrage et qui sont agrave leur tour

diviseacutees en cinq chapitres chacune

Preacuteface Les cinq pages de la preacuteface du livre sont celles qui ont eacuteteacute eacutecrites en dernier155 Il

nrsquoest donc pas eacutetonnant qursquoil srsquoagisse du morceau qui se distingue par une densiteacute moindre que le

reste du texte Elle est importante dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute essaie de

donner quelques indications concises sur lrsquoensemble de son projet et formule concregravetement le but

de ses efforts deacutevelopper une science historique de la penseacutee ou autrement dit une science sur

le deacuteveloppement historique de la penseacutee Prenant en compte ce constat et jetant un coup drsquoœil agrave

la table de matiegraveres du livre (voir lrsquoannexe 1) nous pouvons remarquer deacutejagrave ici que la sociologie

de la penseacutee annonceacutee par le titre du livre est une deacutesignation trop maigre pour lrsquoampleur de la

155 Du bon agrave tirer on apprend que la preacuteface se date du 1 mars 1937 Du point de vue historique ce nrsquoest pas un

deacutetail agrave neacutegliger Crsquoest lrsquoanneacutee la plus turbulente dans lrsquohistoire de lrsquoUnion Sovieacutetique qui marque le deacutebut des grandes purges Le fait que la situation eacutetait extrecircmement changeante et la conjoncture difficile agrave suivre ne serait-ce que pour srsquoy conformer transparaicirct mecircme dans ce texte Ainsi par exemple agrave la fin de la preacuteface Megrelidzeacute remercie un certain E Bedia de la Comiteacute Populaire aux Questions de lrsquoEducation de la Reacutepublique Socialiste de la Geacuteorgie Il srsquoagit drsquoErnest Bedia qui dans les anneacutees 1934-35 avec Malakia Torochelidzeacute avait coeacutecrit le livre qui srsquointitule Pour lrsquohistoire des organisations bolcheviques de la Transcaucasie Ce livre commandeacute par Staline eacutetait une falsification historique qui preacutesentait le jeune Staline comme un bolchevik actif et conseacutequent mecircme avant qursquoil devienne familier avec les eacutecrits de Leacutenine Le livre toujours par la deacutecision de Staline et agrave la surprise de ses auteurs avait paru sous la plume de Lavrenti Beria dont la carriegravere eacutetait en train de prendre son essor En revanche deacutejagrave en 1936 Bedia a eacuteteacute accuseacute drsquoune activiteacute terroriste contre Staline Il a eacuteteacute arrecircteacute et fusilleacute (Cf Антон Владимирович АНТОНОВ-ОВСИЕНКО Берия Издательство АСТ Москва 1999) Comme on voit Megrelidzeacute probablement par manque drsquoinformation eacutetait dans lrsquoimpossibiliteacute de prendre en compte ce changement conjoncturel

98

probleacutematique qui sera traiteacutee dans lrsquoouvrage Non seulement la question de lrsquoeacutemergence et celle

de la circulation des ideacutees dans la socieacuteteacute sera preacuteceacutedeacutee par de longues discussions

anthropologiques philosophiques et autres sur la quidditeacute des ideacutees (deacutepassant le cadre de ce qui

pourrait ecirctre consideacutereacute comme une sociologie agrave proprement parler) mais qui plus est une

pareille accentuation de lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee ne rend pas justice au projet de Megrelidzeacute pour

qui si lrsquoon veut rester dans le cadre historico-mateacuterialiste la penseacutee doit ecirctre consideacutereacutee comme

une des composantes de la totaliteacute sociale agrave cocircteacute du travail et de la langue Ainsi le titre de

lrsquoouvrage qui nrsquoen indique que partiellement les buts risque de fourvoyer le lecteur et constitue

un premier obstacle agrave la compreacutehension des objectifs de lrsquoauteur

Megrelidzeacute regrette que la question de la penseacutee nrsquoait pas encore eacuteteacute poseacutee drsquoune maniegravere

pertinente mecircme en Union sovieacutetique ougrave les scientifiques reconnaissent que le deacuteveloppement de

lrsquohomme tombe sous les lois socio-historiques Malgreacute lrsquoinjonction des klassiki du marxisme

drsquoadopter une approche dialectique dans la recherche de la penseacutee les domaines disciplinaires

restent seacutepareacutes comme dans la science bourgeoise Les psychologues eacutetudient les sensations les

repreacutesentations les seuils drsquoirritation le volume de lrsquoattention les lois de la meacutemoire en

dissolvant lrsquohumain en des atomes respectifs pour ensuite les recoller gracircce aux lois

drsquoassociation Il observe le mecircme type de reacuteductionnisme chez les physiologistes et

reacuteflexologues qui eux aussi commencent par un travail de deacutecomposition Dans ce cas lrsquoon se

concentre sur des eacuteleacutements tels que les voies nerveuses ou les nœuds de neurones Mais ces

strateacutegies de recherche orienteacutees vers lrsquoatomisation ne saisissent de la penseacutee humaine ni son

caractegravere historique ni son inscription sociale et empecircchent de jeter les fondements proprement

marxistes de la recherche de la penseacutee

Le deuxiegraveme volet des approches agrave la penseacutee humaine qui tombe sous le feu de la critique

de Megrelidzeacute motiveacutee toujours par lrsquoabsence de la perspective historisante est la philosophie

bourgeoise Il la reacutesume en trois eacuteleacutements qui forment un scheacutema drsquoautant plus abstrait que

logiquement parfait Ces trois eacuteleacutements sont lrsquoobjet de connaissance (Erkenntnisobjekt) le sujet

connaissant (Erkenntnissubjekt) et le lien entre les deux Au fond Megrelidzeacute critique la

philosophie transcendantale et considegravere que les formes a priori de lrsquointuition (lrsquoespace et le

temps) ainsi que les cateacutegories de compreacutehension ne sont que les reacutesultats drsquoune maniegravere

abstraite de poser la question de la relation entre le sujet et lrsquoobjet Ici Megrelidzeacute accentue

lrsquoincapaciteacute de la philosophie transcendantale de mettre en relief la nature historique de la penseacutee

99

et souligne que tout criticisme meacutethodologique qui srsquointerroge sur les limites de la connaissance

et des conditions a priori de la penseacutee eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Plus loin Megrelidzeacute adressera les

mecircmes reproches agrave lrsquoempirisme et il trouvera des raisons pour taxer drsquoanhistorisme mecircme le

systegraveme de Hegel

La philosophie preacute-marxiste nrsquoeacutetait pas consciente de lrsquoorigine socio-historique des formes

de la penseacutee Mais ses meacutethodes et approches ont eacuteteacute mises en eacutechec par la deacutecouverte des

structures de la penseacutee deacutecrites par les ethnologues Ici Megrelidzeacute observe deux strateacutegies par

lesquelles la penseacutee europeacuteenne tacircchait drsquoamortir ce heurt Ces structures de la penseacutee ou bien

on les cantonnait dans la cateacutegorie des formes religieuses de la penseacutee (Edward Tylor James

Frazer) ou bien on les mettait hors de la forme de la penseacutee logique en les qualifiant de

preacutelogiques (Durkheim Leacutevy-Bruhl) Ces strateacutegies permettaient drsquoabsorber la reacutesistance

factuelle opposeacutee agrave la philosophie europeacuteenne en refusant le caractegravere logique aux structures de

la penseacutee propres aux peuples non-europeacuteens la logique restait intouchable dans son statut

universel

Dans son interpreacutetation des donneacutees rapporteacutees par les anthropologues Megrelidzeacute insiste

sur le caractegravere logique de toutes les formes de la penseacutee humaine qui se prouvent comme telles

par leur fonctionnaliteacute au sein de la structure sociale dans lesquelles elles srsquoengendrent Elles

sont logiques non pas dans le sens de relever des principes de la logique formelle Il srsquoagit pour

Megrelidzeacute drsquoinsister sur la multipliciteacute des logiques qui relativisent donc la logique formelle

Celle-ci nrsquoest pas universelle mais est une des logiques possibles et est tout aussi fonctionnelle

pour la socieacuteteacute du type bourgeois que les autres logiques le sont au sein des socieacuteteacutes drsquoun autre

type Pour preacuteciser la question des logiques diffeacuterentes et en mecircme temps affiner sa critique de

la philosophie transcendantale Megrelidzeacute annonce que dans son livre il srsquointeacuteressera eacutegalement

aux questions plus particuliegraveres comme celles de lrsquohistoire des repreacutesentations des nombre du

temps de lrsquoespace et de la causaliteacute

A ces deux moments critiques srsquoen ajoute un troisiegraveme Drsquoapregraves Megrelidzeacute lrsquoabsence

drsquoune repreacutesentation totalisante du procegraves historique dans la penseacutee europeacuteenne srsquoexplique par le

fait que tout comme la penseacutee y est consideacutereacutee comme un mouvement qui se repose sur soi-

mecircme les diffeacuterents domaines de la vie sociale ndash eacuteconomie technique droit langue religion

philosophie ndash sont consideacutereacutes comme des entiteacutes qui srsquoautoreacutegulent drsquoapregraves les principes propres

agrave chacun drsquoeux A son tour lrsquohypothegravese drsquoun principe unique pour chacun de ces domaines est

100

lieacutee agrave la demande criticiste de les garder dans un rapport de seacuteparation car tout meacutelange

risquerait drsquoaller agrave lrsquoencontre des conditions de connaissance et faire srsquoeffondrer toute science

Megrelidzeacute en revanche insiste sur la neacutecessiteacute de se deacutefaire des laquo vieilles frontiegraveres artificielles

qui seacuteparent les sciences lrsquoune de lrsquoautre raquo156 Lrsquoinjonction de Megrelidzeacute est donc de laquo sortir

[dans notre pratique de recherche] de lrsquohorizon eacutetroit des speacutecialisations seacutepareacutees raquo Ce agrave quoi il

voudrait appeler en revanche est une sorte de pratique interdisciplinaire (mecircme si bien

eacutevidemment Megrelidzeacute nrsquoutilise pas ce mot) de recherche Il voit un exemple par excellence

drsquoun tel proceacutedeacute chez Nikolas Marr qui adopte une approche syntheacutetique et laquo inteacutegralisante raquo en

travaillant agrave la fois comme historien linguiste archeacuteologue et philosophe Crsquoest gracircce agrave Marr

que selon Megrelidzeacute la linguistique est le seul domaine de recherche dans lequel en Union

sovieacutetique la question de la penseacutee ait eacuteteacute poseacutee dans des termes veacuteritablement marxistes

Ainsi pour Megrelidzeacute lrsquoapproche interdisciplinaire est la seule qui permette drsquoanalyser la

penseacutee sans faire abstraction de son inscription sociale et historique Deux autres points qui sont

implicites agrave cette affirmation sont les suivants premiegraverement la question de la penseacutee et de la

connaissance est une question particuliegravere de la probleacutematique geacuteneacuterale du deacuteveloppement socio-

historique (Megrelidzeacute ne parle jamais de lsquomateacuterialisme historiquersquo) et deuxiegravemement au cours

du procegraves historique le travail les outils de travail la culture mateacuterielle la langue et la penseacutee

constituent un ensemble Ils se conditionnent et ne peuvent pas ecirctre meacutethodologiquement

dissocieacutes Seule une attitude interdisciplinaire peut de saisir un tel objet complexe

Enfin pour mettre en relief lrsquoun des points difficiles de lrsquointerpreacutetation du projet de

Megrelidzeacute nous voudrions remarquer que malgreacute les attentes il deacutelaisse vite la question de

lrsquointerdisciplinariteacute et ne propose aucune sorte type de consideacuteration meacutetatheacuteorique explicite

Lrsquoanalyse de la penseacutee humaine qui est un objet complexe sera releacutegueacutee sur le compte drsquoune

approche meacutethodologique que Megrelidzeacute qualifiera drsquoabord de dialectique et puis de

systeacutemique Il nrsquoempecircche que la question de lrsquointerdisciplinariteacute soit dans quelques formulations

incisives de la preacuteface envisageacutee comme impeacuterative pour la science historique de la penseacutee

humaine Elle ne perd pas drsquointeacuterecirct au cours de lrsquoouvrage dans la mesure ougrave Megrelidzeacute lui-

mecircme lrsquoapplique Il construit ses eacutelaborations theacuteoriques sur des eacuteleacutements qui proviennent de

domaines diverses comme la philosophie lrsquoanthropologie la linguistique la sociologie la

philosophie des sciences la biologie ou la psychologie Il nrsquoen reste pas moins que

156 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p IX

101

lrsquointerdisciplinariteacute annonceacutee dans la preacuteface manifestement adopteacutee dans la construction de

lrsquoouvrage mais laisseacutee sans une theacuteorisation suffisante reste une question ouverte plutocirct qursquoune

solution proposeacutee par le livre Crsquoest aux lecteurs de conclure sur les modaliteacutes de

lrsquointerdisciplinariteacute telle qursquoelle est mise en œuvre par lrsquoauteur

A la lumiegravere de ces remarques on perccediloit plus concregravetement agrave quel point le titre de

lrsquoouvrage est trompeur La sociologie qui historiquement srsquoinstalle dans le cadre des laquo sciences

bourgeoises raquo est en principe soumise agrave des critegraveres criticistes Pour srsquoaffirmer en effet la

sociologie srsquoest faccedilonneacutee comme une discipline agrave part en mettant beaucoup drsquoefforts pour

articuler et revendiquer son objet speacutecifique et pour bien deacutefinir ses frontiegraveres Megrelidzeacute a

manqueacute drsquoune deacutesignation pour son mode laquo inteacutegralisant raquo de theacuteorisation et il srsquoest servi du mot

laquo sociologie raquo qui ne peut donc qursquoecirctre anachronique par rapport agrave sa propre position theacuteorique

Autrement dit la confusion est due au fait que Megrelidzeacute reprend le terme qui est originaire et

fonctionnel dans le systegraveme de savoir auquel il voudrait eacutechapper

Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Cette petite partie drsquoouverture est deacutedieacutee agrave

la critique des approches naturalistes dans lrsquoexplication du fonctionnement mental de lrsquoecirctre

humain Nous y voyons srsquoannoncer des prises de position theacuteoriques de lrsquoauteur qursquoil preacutecisera

plus loin dans le livre

Ce qui est probleacutematique dans cette partie introductive est le fait que la question de la

penseacutee y est annonceacutee uniquement dans le contexte de la critique adresseacutee aux approches

naturalistes alors que la preacuteface nous avait deacutejagrave indiqueacute deux directions critiques non

seulement le naturalisme mais la philosophie ideacutealiste eacutegalement En effet la place que cette

partie occupe dans la structure du livre ndash sortant du corps principal de lrsquoouvrage ndash precircte agrave penser

qursquoil srsquoagirait drsquoune introduction geacuteneacuterale laquelle devrait de maniegravere preacutealable reproduire le

scheacutema critique reacutealiseacute dans lrsquoouvrage Contrairement agrave lrsquoattente agrave cette eacutetape Megrelidzeacute

deacutelaisse lrsquoun des deux volets de ses eacutelaborations critiques notamment la philosophie Une telle

exposition ineacutegale des consideacuterations critiques dans lrsquoouverture du livre rend difficile de

distinguer entre les points importants et ceux qui le sont moins pour les propos de lrsquoauteur Cela

deacutesoriente le lecteur

Notre hypothegravese de lecture pour expliquer la motivation drsquoun tel deacuteseacutequilibre serait de dire

que mecircme si Megrelidzeacute critique les approches naturalistes et reacuteductionnistes (psychologie

102

reacuteflexologie et physiologie) il en reprend positivement certains eacuteleacutements pour en faire le point

de deacutepart pour sa propre approche de la question de la conscience et de la penseacutee humaine Ici il

ne srsquoagit donc pas uniquement de la critique mais drsquoun projet de fondement pour une deacutefinition

mateacuterialiste de la penseacutee humaine ou de lrsquohomme tout court Crsquoest surtout la diffeacuterence entre

lrsquoorganisme et son milieu comme point de deacutepart ndash que Megrelidzeacute partage avec agrave la fois la

biologie et une certaine psychologie157 ndash qursquoil retiendra pour deacutefinir la conscience

Nous nrsquoavons aucune preuve qui attesterait que Megrelidzeacute connaissait le traiteacute de Max

Scheler Sur la place de lrsquohomme dans le monde158 qui avait paru en 1929 apregraves le deacutepart de

Megrelidzeacute de lrsquoAllemagne et quelques anneacutees avant la reacutedaction de son ouvrage mais

deacutemarches des deux penseurs relegravevent drsquoune similariteacute frappante Tout comme Megrelidzeacute qui

cherche lrsquoorigine de la conscience humaine dans la biologie Scheler pour remettre

lrsquoanthropologie philosophique sur une base nouvelle prend comme point de deacutepart les reacutesultats

les plus reacutecents des recherches scientifiques sur les capaciteacutes intellectuelles des animaux ainsi

que de lrsquohomme pour ensuite poser la question de savoir si la diffeacuterence entre les deux est de

caractegravere purement et simplement quantitatif ou qualitatif Pour Scheler cette diffeacuterence est

qualitative Mais une fois qursquoil lrsquoaffirme il change assez drastiquement de registre comme srsquoil

limitait cette diffeacuterence anthropologique au niveau de son discours et dans une totale

discontinuiteacute avec les argumentations scientifiques dont il eacutetait parti il introduit le concept de la

liberteacute comme le trait essentiel de la conscience humaine La diffeacuterence entre lrsquohomme et

lrsquoanimal pour Megrelidzeacute aussi est porteuse du caractegravere qualitatif mais sa transition est moins

drastique car sa deacutefinition minimale de conscience srsquoapplique tant aux organismes primitifs et

animaux qursquoagrave lrsquohomme La transition qualitative entre lrsquoanimal et lrsquohomme se produit dans le

changement du mode de deacutetermination de conscience qui reacutesiste donc dans sa deacutefinition

minimale aux deux niveaux

Suivons de plus pregraves lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Si lrsquoon remonte lrsquohistoire de la

conscience humaine jusqursquoagrave ces origines biologiques dit-il il faut accepter lrsquoideacutee que

lrsquoeacutemergence de la conscience est lieacutee avec les mouvements adaptatifs les plus eacuteleacutementaires de

lrsquoorganisme La conscience la penseacutee humaine ainsi que la volonteacute ne seraient donc que des

157 Mecircme si Megrelidzeacute ne le cite pas explicitement nous pensons qursquoil est leacutegitime drsquoy entrevoir lrsquoallusion agrave la

theacuteorie drsquoattitude eacutelaboreacutee par le psychologue geacuteorgien Dimitri Uznadze que Megrelidzeacute connaissait bien 158 Max SCHELER Die Stellung des Menschen im Kosmos Bouvier Verlag Bonn 1991

103

manifestations drsquoun haut niveau de deacuteveloppement des forces physico-chimiques qui sont agrave

lrsquoœuvre deacutejagrave dans les organismes les plus eacuteleacutementaires en qualiteacute de reacuteflexes adaptatifs

primaires Aux approches naturalistes qui considegraverent la conscience humaine comme la

continuation directe ou une forme complexifieacutee de la conscience animale eacutechappe la distinction

essentielle et qualitative entre les deux niveaux Et comme leur meacutethode se base sur ce point

aveugle ces sciences ont tendent agrave absolutiser leurs capaciteacutes explicatives et supposent que lrsquoon

puisse se donner pour perspective de reacutesoudre deacutefinitivement la question du comportement et de

la penseacutee humains Mais la science marxiste ne peut pas accepter lrsquoideacutee de la penseacutee humaine

comme produit de la nature (contrairement agrave ce que certains manuels sovieacutetiques du

mateacuterialisme dialectique affirment par des reacutefeacuterences erroneacutees agrave Engels et Leacutenine) car elle tient

la conscience et la penseacutee humaines pour des pheacutenomegravenes appartenant agrave lrsquoordre social qui

tombent donc hors de la compeacutetence desdites sciences Quant agrave la diffeacuterence entre les niveaux

animal et humain que nous venons de mentionner comme le point aveugle des sciences

naturelles elle consiste en ce que pour Megrelidzeacute la penseacutee humaine existe non seulement

dans un mode subjectif et actuel mais elle est eacutegalement objectiveacutee dans des formes de la culture

mateacuterielle et seacutedimenteacutee en tant que formes ideacuteologiques telles que la langue religion ou le

folklore La deacutefinition geacuteneacuterale et minimale de laquo conscience raquo selon laquelle elle est le mode

drsquoorientation drsquoun individu dans son milieu est toujours pertinente (pas seulement par rapport

aux organismes eacuteleacutementaires ou animaux pour lrsquohomme aussi) Cependant comme le milieu

dans le cas de lrsquohumain nrsquoest pas biologique et seulement naturel mais consiste dans des formes

objectiveacutees de la penseacutee on est ameneacute agrave consideacuterer drsquoautres meacutecanismes drsquoorientation et donc

drsquoautres types de lois ou de modes de deacutetermination de la conscience La constitution de

lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral ne peut pas expliquer les raisons pour lesquelles telles ou telles

penseacutees eacutemergent le contenu de la penseacutee est hors de sa saisie Celui-ci est deacutetermineacute par les

conditions sociales et par la culture mateacuterielle qui dans des eacutepoques historiques diffeacuterentes

provoquent des orientations diverses de la perception et de la penseacutee159 Megrelidzeacute non

seulement souligne le fait que lrsquoappareil nerveux et ceacutereacutebral nrsquoexplique rien du mode de penseacutee

et perception humaines mais il renverse la perspective et suggegravere que crsquoest le type de penseacutee et

159 Il est agrave noter que Megrelidzeacute fait un usage quelque peu indiffeacuterencieacute des termes comme laquo conscience raquo

laquo penseacutee raquo et mecircme laquo cerveau raquo ce qui srsquoexplique par le fait qursquoil est obligeacute agrave jouer agrave une multipliciteacute des niveaux biologie physiologie psychologie histoire de la culture mateacuterielle etc

104

perception qui poussent lrsquoappareil psychique et physiologique vers un certain mode de

fonctionnement et le deacutefinissent

Dans cette laquo exposition geacuteneacuterale raquo Megrelidzeacute parcourt un chemin tregraves eacutetroit Par ce que

nous avons appeleacute la deacutefinition minimale de conscience ndash le mode drsquoorientation de

lrsquoorganismeindividu dans le milieu ndash qui srsquoapplique agrave tous les organismes vivants que ce soit les

organismes primitifs ou les ecirctres sociaux comme les humains Megrelidzeacute arrive agrave garder le

principe moniste de la continuiteacute mateacuterialiste sans pourtant tomber dans les reacuteductionnismes

physiologique psychologique ou reacuteflexologique drsquoun certain marxisme perverti et vulgariseacute Il

arrive donc agrave critiquer ces reacuteductionnismes par des arguments subrepticement

pheacutenomeacutenologiques mais sans se laisser glisser agrave un quelconque principe ideacutealiste comme crsquoest

le cas chez Scheler qui comme nous avons vu nrsquoarrive pas agrave expliquer la diffeacuterence

anthropologique sans introduire une ceacutesure radicale entre les discursiviteacutes scientifique et

philosophique La question de la conscience sera centrale agrave toutes les eacutetapes du livre de

Megrelidzeacute et sa conceptualisation trouvera des enrichissements curieux

I Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutees sociales neacutecessaires pour lrsquoeacutemergence du stade

humain de la conscience Dans ce premier chapitre Megrelidzeacute se demande quelles sont les

raisons de lrsquoeacutemergence de la forme de conscience de perception et de compreacutehension

(понимание) humaines (Ces trois eacuteleacutements seront pour lui lrsquoobjet de discussion agrave part entiegravere

mais agrave cette eacutetape les diffeacuterences entre eux ne sont pas mises en relief) En continuiteacute avec

lrsquo laquo exposition geacuteneacuterale raquo nous pouvons dire qursquoil srsquointeacuteresse agrave la raison de lrsquoeacutemancipation de

lrsquohomme de lrsquohistoire naturelle Sa reacuteponse est assez claire et sans eacutequivoque la raison en est

selon lrsquoangle de lrsquoargumentation laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo crsquoest-agrave-dire la relation que lrsquohomme

entretient avec la nature ou bien laquo le produit de travail raquo Il propose de comparer lrsquoanimal et

lrsquohomme selon la relation qursquoils entretiennent avec la nature la relation de lrsquohomme agrave la nature

eacutetant complexifieacutee par lrsquoeacutemergence du travail Lrsquoon peut ecirctre deacuteccedilu de cette reacuteponse simpliste

univoque voir dogmatique ainsi que de la proposition drsquoun tel scheacutema historique speacuteculatif

Mais vers la fin du chapitre Megrelidzeacute dissipe lrsquoimpression drsquoecirctre en train de tacirccher de reacutesoudre

une eacutequation agrave une inconnue et srsquointerroge sur la condition de possibiliteacute de lrsquoactiviteacute de travail

lui-mecircme Par cela il passe de la causaliteacute lineacuteaire agrave une type drsquoargumentation circulaire et fait

105

comprendre qursquoil srsquoagit pour lui drsquoune comparaison structurelle entre lrsquoanimal et lrsquohomme et non

pas drsquoun scheacutema historique ou geacuteneacutetique Voyons tout cela de plus pregraves

En partant de lrsquoideacutee selon laquelle la relation de lrsquoorganisme avec son milieu est la condition

de tout ecirctre organique Megrelidzeacute distingue deux modes drsquoappropriation de lrsquoeacutenergie mateacuterielle

propres agrave lrsquoanimal et agrave lrsquohomme Dans le cas de lrsquoanimal la circulation mateacuterielle entre celui-ci et

la nature est de caractegravere immeacutediat car lrsquoon a affaire avec une relation de pure consommation

lrsquoanimal consomme ce qursquoil trouve dans la nature precirct agrave ecirctre consommeacute ou bien il devient lui-

mecircme lrsquoobjet de consommation par drsquoautres organismes Lrsquoanimal ne participe pas agrave la

production des objets agrave consommer et relegraveve seulement de la force destructrice et neacutegative

Quant agrave la force reacutecreacuteative neacutecessaire agrave tout procegraves de circulation dans le cadre de ce type de

relation elle existe seulement dans la mesure ougrave toute destruction de lrsquoobjet est une assimilation

et donc sa transformation en une eacutenergie de lrsquoorganisme Tout acte de consommation est reacutepeacutetitif

aucun des deux relatas ne subit de transformation qualitative et lrsquoon ne voit pas apparaicirctre entre

les deux une reacutealiteacute nouvelle Contrairement agrave cela dans le cas de lrsquohumain lrsquoon constate une

relation meacutedieacutee par une multipliciteacute de chaicircnons entre lrsquohomme et la nature Ici au lieu des

relations directes et naturelles lrsquoon observe une relation artificielle et donc culturelle Lrsquohomme

ne consomme rien qui serait strictement naturel Tout ce dont il srsquoapproprie a eacuteteacute deacutejagrave produit par

lui-mecircme car sa relation agrave la nature est meacutedieacutee par le travail et la production Cela deacuteclenche

toute une chaine de meacutediations telles que les rapports de commerce (Verkehr) de distribution

des rapports eacuteconomiques et juridiques etc Ainsi dans sa relation avec son milieu lrsquohomme

transforme (et creacutee) son milieu et se transforme lui-mecircme qui plus est on constate lrsquoapparition

de nouveaux relata (les produits de travail les moyens techniques le monde de la culture

mateacuterielle etc) ainsi que des nouvelles formes de rapports conditionneacutes par la production et

lrsquoappropriation des biens produits (les rapports sociaux) Si la consommation immeacutediate propre agrave

lrsquoanimal est un acte individuel en revanche la consommation humaine a comme condition le

travail qui par deacutefinition ne peut pas ecirctre individuel mais seulement social Ainsi lrsquoon voit

srsquoarticuler drsquoun cocircteacute une totaliteacute naturelle dont fait partie lrsquoanimal (en consommant ou en eacutetant

lui-mecircme consommeacute) et drsquoautre cocircteacute une totaliteacute sociale preacutesente dans chaque acte humain

dans la mesure ougrave la consommation ici implique la production et donc lrsquoactualisation de tous les

composants de cette totaliteacute Pour la deacutesigner Megrelidzeacute parle de laquo complexe social raquo En

parallegravele agrave ces deux types de totaliteacute il articule aussi la distinction entre lrsquohistoire naturelle et

106

lrsquohistoire sociale Cette distinction peut paraicirctre assez banale mais cette impression se reacuteveacutelera

fausse si lrsquoon se rappelle qursquoen Union sovieacutetique comme nous lrsquoavons indiqueacute un peu plus haut

il eacutetait de coutume de parler des lois laquo naturalo-historiques raquo du deacuteveloppement de la socieacuteteacute

Nous reviendrons sur la vision non-teacuteleacuteologique et non-deacuteterministe de lrsquohistoire chez

Megrelidzeacute mais eacutegalement sur les limites dont elle est porteuse

Une fois le travail identifieacute comme lrsquoeacuteleacutement sur lequel se base la diffeacuterence

anthropologique Megrelidzeacute en preacutecise la deacutefinition Celle-ci est double le travail est le rapport

entre lrsquohomme et la nature et en mecircme temps par un deacuteplacement des termes qui est gros de

conseacutequences le travail est le rapport entre le sujet et lrsquoobjet Le travail est donc la pierre de

touche tant de la pratique que de la connaissance Retenons ce point et suivons les speacutecifications

de laquo lrsquoactiviteacute de travail raquo Dans le travail de point de vue pratique lrsquoon a affaire avec un procegraves

que Megrelidzeacute envisage de deux cocircteacutes comme un procegraves objectif (lrsquoobjet de travail est

transformeacute il acquiert une forme nouvelle) mais aussi comme un procegraves subjectif (lrsquohomme

deacutepense son eacutenergie physique en la transfeacuterant et en la mateacuterialisant dans le produit de travail)

Cependant comme le travail dans son acception la plus large ndash comme le rapport entre le sujet et

lrsquoobjet - comporte une double deacutefinition (pratique mais aussi eacutepisteacutemologique) le produit de

travail en heacuterite un caractegravere non pas double mais quadruple En effet agrave la dupliciteacute du produit

de travail de caractegravere pratique srsquoajoute une dupliciteacute lieacutee agrave la connaissance le produit de travail

est quelque chose de subjectiveacute non seulement gracircce agrave la force physique humaine qui lui est

transfeacutereacutee mais eacutegalement par la raison humaine qui lui est communiqueacutee agrave travers lrsquoactiviteacute de

travail (car le travail est toujours une activiteacute deacutetermineacutee par un but preacutedeacutefini) Mais il est en

mecircme temps quelque chose drsquoobjectif car non seulement il acquiert une forme nouvelle mais il

acquiert des caracteacuteristiques utiles ainsi que du sens Lrsquoon pourrait dire que le travail donne

origine agrave des objets correspondants agrave lrsquoeacutechelle humaine tant du point de vue pratique

qursquointellectuel

Revenons donc agrave la lettre du livre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse ensuite agrave la maniegravere dont le

produit de travail160 donne sa base agrave la socialiteacute Il le fait toujours gracircce agrave son caractegravere double

Drsquoun cocircteacute par son aspect objectif il est le seul moyen de socialisation de lrsquoeacutenergie individuelle

160 Pour eacutecarter une possible confusion ducirc au fait que lrsquoobjet drsquoanalyse de Megrelidzeacute est tantocirct le travail

comme une activiteacute et tantocirct le produit de travail il faudrait preacuteciser que le produit de travail est lrsquouniteacute du travail avec lrsquoobjet de travail bdquoDie Arbeit hat sich mit ihrem Gegenstand verbundenldquo Karl MARX Das Kapital Bd I p 195

107

et par lagrave mecircme la seule base pour lrsquointersubjectiviteacute Ici nous voyons que non seulement la

conception de connaissance mais la conception de lrsquointersubjectiviteacute aussi subissent une sorte de

refondation mateacuterialiste dans la mesure ougrave tant la connaissance que lrsquointersubjectiviteacute sont

envisageacutees comme drsquoembleacutee conditionneacutees par lrsquoactiviteacute de travail Drsquoautre cocircteacute le produit de

travail par son aspect subjectif qui se reacutevegravele dans le fait qursquoil est porteur des attributs utiles et est

donc capable de satisfaire les besoins des individus deacuteclenche toute une eacuteconomie du deacutesir Le

produit de travail qui est selon la formulation de Megrelidzeacute agrave la fois lrsquoobjet subjectiveacute et le

sujet objectiveacute est le meacutediateur mateacuteriel entre les hommes et ainsi la condition de tout rapport

social

La question de la nature des rapports sociaux est tregraves importante dans la compreacutehension du

propos de Megrelidzeacute car crsquoest bien autour drsquoelle que srsquoarticule sa distanciation des theacuteories

sociologiques dites bourgeoises Pour cette raison nous pensons qursquoil sera judicieux de ne pas

eacuteviter une speacutecification plus approfondie dans notre exposeacute et de mentionner qursquoici Megrelidzeacute

utilise les notions telles qursquoalieacutenation distribution et appropriation Mais contrairement agrave ce que

lrsquoon pourrait attendre il se sert de ces termes non pas pour caracteacuteriser les types des rapports

sociaux mais pour deacutecrire les eacuteleacutements du procegraves de travail qui est lui-mecircme la condition de tout

rapport social Par lrsquoalieacutenation il faut donc comprendre lrsquoauto-alieacutenation du sujet dans le produit

de travail (objectivation de lrsquoeacutenergie physique creacuteation des attributs utiles de lrsquoobjet) qui est

donc physiquement alieacuteneacute (autonomiseacute) de son producteur Par la distribution Megrelidzeacute

deacutesigne toute mobiliteacute que les produits de travail peuvent effectuer tout en gardant drsquoune faccedilon

seacutedimenteacutee les eacuteleacutements alieacuteneacutes par le sujet durant le travail Et enfin par lrsquoappropriation il faut

comprendre la consommation du produit de travail qui gracircce agrave ses qualiteacutes utiles reproduit et

recreacutee lrsquoeacutenergie qui a eacuteteacute deacutepenseacutee dans sa production Les individus se rendent donc disponibles

non tant agrave travers un contact physique et immeacutediat qursquoagrave travers des produits de travail En mecircme

temps cette meacutediation a lieu non seulement entre les individus mais entre lrsquohomme et la nature

aussi ougrave la relation entre lrsquoorganisme et le milieu nrsquoest plus immeacutediate mais meacutedieacutee par la

technique Lrsquohistoire humaine ainsi que lrsquohistoire de la culture mateacuterielle consiste en une

succession des formes de meacutediations entre les hommes et entre lrsquohomme et la nature

Si le travail est lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance (dans la mesure ougrave

lrsquoobjet produit coiumlncide avec lrsquoobjet connu) lrsquoon pourrait croire qursquoau travail soit attribueacute le rocircle

drsquoune sorte de condition quasi-transcendantale de connaissance Mais Megrelidzeacute hostile agrave tout

108

mode de penseacutee transcendantaliste srsquoen eacutechappe en posant une question additionnelle de la

condition de possibiliteacute et notamment celle du travail La condition de possibiliteacute du travail est

selon lui les rapports sociaux entre les hommes (plus preacuteciseacutement le complexe social) Par cela

il passe agrave une vision circulaire et donc dialectique les rapports sociaux sont la condition de

possibiliteacute du travail mais les rapports sociaux agrave leur tour ne sont possibles qursquoen tant que

reacutesultat de la meacutediation engendreacutee par lrsquoactiviteacute du travail Cela annonce une conception

immanentiste radicalement mateacuterialiste et historiciste de la penseacutee et de la connaissance Quant

au transcendantalisme ndash abstrait et anhistorique ndash il sera acircprement critiqueacute et cantonneacute comme

lrsquoopposeacute de la conception marxiste dont Megrelidzeacute se revendique

Ainsi ce chapitre se ferme par des remarques sur ce que Megrelidzeacute appelle le complexe

social crsquoest-agrave-dire le cercle logique dans lequel les eacuteleacutements srsquoengendrent reacuteciproquement la

socieacuteteacute engendre le travail alors que celui-ci engendre la socieacuteteacute Megrelidzeacute souligne que de tels

eacuteleacutements ne peuvent pas toleacuterer une analyse propre agrave la logique formelle qui ne peut saisir les

relations entre des choses autrement que selon le scheacutema lineacuteaire de cause et effet Il nous

indique drsquoautres eacuteleacutements dont la relation relegraveve de la mecircme structure circulaire lrsquooutil de

travail (la main) et la raison ainsi que la langue et la penseacutee Il les discutera plus loin dans le

livre Ici il insiste sur la futiliteacute de tout questionnement qui aurait comme but drsquoidentifier un

facteur un principe ou une cause qui serait agrave lrsquoorigine de la socieacuteteacute du travail de la penseacutee ou de

la langue Il est eacutegalement deacutenueacute de pertinence de se demander lequel des eacuteleacutements constituants

le complexe social preacuteceacutederait les autres car tous ces eacuteleacutements se neacutecessitent et se conditionnent

reacuteciproquement Toute uniteacute dialectique se caracteacuterise par son dynamisme la transformation et le

deacuteveloppement eacutetant son trait essentiel Lrsquoeacutecartement du questionnement geacuteneacutetique nrsquoest donc

pas seulement un geste dirigeacute contre la logique formelle il deacutevoile aussi la volonteacute de

Megrelidzeacute de demeurer agrave cet eacutetape du livre sur une analyse synchronique du complexe social

autrement dit de mettre en lumiegravere sa structure et la maniegravere dont ces eacuteleacutements srsquoarticulent et se

rapportent lrsquoun agrave lrsquoautre On est donc encore loin drsquoune analyse historique et concregravete

Neacuteanmoins comme nous verrons le proceacutedeacute de Megrelidzeacute ne sera pas sans ambivalences et

contrairement agrave sa propre injonction il nrsquoesquivera pas tout agrave fait des interrogations du type

geacuteneacutetique

109

II Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Le texte de ce chapitre a eacuteteacute

publieacute en forme drsquoarticle en 1935 dans la revue de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de

Nikolas Marr161 et ce sont bien les thegraveses exposeacutees ici que Megrelidzeacute avait preacutesenteacutees agrave ses

collegravegues agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences de Leningrad Crsquoest eacutegalement aux propos contenus dans ce

chapitre qursquoAlexandre Louria avait adresseacute quelques remarques critiques dans une recension en

somme bienveillante Dans le livre en reacuteponse agrave cette critique de Louria Megrelidzeacute ajoute

quelques remarques en bas de page

Nous ne savons pas comment proceacutedait Megrelidzeacute durant la reacutedaction Est-ce que ce

segment a eacuteteacute eacutecrit comme un texte indeacutependant et plus tard inteacutegreacute dans le projet plus large du

livre ou bien est-ce que Megrelidzeacute lrsquoavait conccedilu comme une des parties du livre et puis lrsquoa

choisi comme le morceau agrave publier et agrave preacutesenter aux collegravegues Cette derniegravere possibiliteacute

semble assez probable srsquoil est vrai que comme Megrelidzeacute lrsquoindique dans la preacuteface le livre a

eacuteteacute reacutedigeacute essentiellement dans les anneacutees 1933-1934 Mais la premiegravere hypothegravese expliquerait

mieux le fait que le morceau semble assez autonome par rapport aux parties entre lesquelles il est

situeacute Le fait que certains des propos des chapitres contigus y sont reacuteiteacutereacutes et reacutepeacuteteacutes fait preuve

moins drsquoune relation de continuiteacute que celle de la discontinuiteacute avec le reste du texte Autrement

dit la suite des arguments que ce chapitre partage avec les autres (mecircme si ces arguments sont

ici formuleacutes drsquoune maniegravere leacutegegraverement diffeacuterente et plus riche) contribue agrave sa coheacuterence et

indeacutependance interne plutocirct qursquoelle ne le lie avec drsquoautres chapitres Neacuteanmoins il est agrave noter

que dans le livre nous trouvons drsquoautres chapitres qui se distinguent par un certain degreacute

drsquoautonomie et ce chapitre ne fait donc pas exception agrave moins de supposer qursquoeux aussi aient eacuteteacute

conccedilus comme articles indeacutependants

Si nous insistons autant sur ce point crsquoest que crsquoest la seule possibiliteacute pour expliquer

lrsquoeacutetrange fait - relevant le problegraveme de la structuration du livre - que Megrelidzeacute deacutedie bien 50

pages agrave lrsquoexposition des expeacuteriences pratiqueacutees sur les animaux par les psychologues et

physiologistes de diverses eacutecoles en but drsquoexplorer leurs modes de comportement mais surtout

leurs capaciteacutes intellectuelles Lrsquoespace deacutemesureacutement grand imparti agrave ces expositions fait

confusion car le lecteur perd de vue la finaliteacute de lrsquoargumentation de lrsquoauteur et suscite le doute

sur les prioriteacutes de la discussion qui se profilaient agrave partir du chapitre preacutecegravedent Outre ce

161 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ laquo От животного сознания к человеческому raquo in Язык и мышление N 5

1935 pp 5-62

110

problegraveme de structuration lieacute agrave la forme nous voyons un deacutecalage dans le contenu Le chapitre

deacutebute par une double rupture ou tout au moins lrsquoindiffeacuterence par rapport aux aboutissements

du premier chapitre Abandonnant la question du complexe social Megrelidzeacute se concentre sur la

probleacutematique de la conscience Il est vrai que la conscience est lrsquoun des eacuteleacutements de la totaliteacute

dialectique crsquoest-agrave-dire du complexe social mais au lieu de probleacutematiser la conscience agrave partir

du complexe social Megrelidzeacute repart sur les propos deacuteveloppeacutes dans lrsquoexposition geacuteneacuterale qui

preacutecegravede le premier chapitre Il entame donc ce chapitre en eacutevoquant ce que nous avons appeleacute la

deacutefinition minimale de la conscience selon laquelle celle-ci consiste en la relation entre

lrsquoorganisme et le milieu ndash nrsquoeacutetant que lrsquoopeacuteration drsquoorientation de lrsquoorganisme dans son milieu -

et qui peut donc ecirctre repeacutereacutee agrave tous les niveaux de la vie organique (des organismes les plus

simples jusqursquoagrave lrsquohomme) Non seulement Megrelidzeacute remonte agrave lrsquoarriegravere de son texte au lieu de

continuer agrave srsquointeacuteresser agrave la conscience en tant qursquoelle est un eacuteleacutement du complexe social mais il

srsquointerroge sur la conscience telle qursquoelle preacuteceacutederait le mode drsquoecirctre social Qui plus est ce

faisant il neacuteglige sa propre injonction selon laquelle les eacuteleacutements du complexe social ndash et donc la

conscience aussi ndash doivent ecirctre discuteacutes dans un cadre dialectique et pas dans une perspective

geacuteneacutetique Contrairement agrave cela il propose agrave preacutesent drsquoanalyser les racines biologiques de la

conscience humaine Autrement dit il envisage la conscience humaine comme un reacutesultat du

deacuteveloppement des formes de consciences inferieures et suggegravere mecircme drsquoidentifier le facteur

comme il appelle naturalo-historique et donc biologique de ce deacuteveloppement Ce facteur serait

la tendance de lrsquoorganisme drsquooccuper dans son milieu une position toujours meilleure Ainsi

nous pouvons constater que Megrelidzeacute oscille entre les explications synchronique (ou

structurelle ce que pour lui relegraveve de la perspective dialectique) et diachronique Lrsquoon peut

certes ne pas y voir neacutecessairement une contradiction ou une oscillation et supposer que ce qui

(historiquement) preacutecegravede le complexe social pourrait ecirctre deacutecrit par une logique lineacuteaire crsquoest-agrave-

dire par appui sur les explications par des facteurs ou principes alors que la meacutethode dialectique

srsquoappliquerait agrave la reacutealiteacute entraineacutee par lrsquoeacutemergence du complexe social Mais il faudrait alors

expliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre Megrelidzeacute a beau reacutepeacuteter agrave maintes reprises que crsquoest le

travail qui cause un tel passage cela va agrave rebours de son propre argument selon lequel le travail

plutocirct qursquoecirctre la cause de la rupture entre lrsquoindividu et le milieu est le moyen (avec les autres

eacuteleacutements du complexe) pour remeacutedier agrave des problegravemes engendreacutes par cette rupture Le travail

comme eacuteleacutement du complexe social et possible seulement dans son sein ne peut donc pas ecirctre agrave

111

lrsquoorigine de la rupture entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain mais lui-mecircme surgit comme neacutecessiteacute

pour recouvrir cette rupture Les raisons de la rupture restent donc chez Megrelidzeacute obscures et

lrsquoobligent agrave une oscillation maladroite entre des explications synchroniques et diachroniques

Approchons-nous maintenant de plus pregraves au contenu du chapitre Reacutepeacutetons drsquoabord que

chez Megrelidzeacute la conscience se deacutefinit comme lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu Si

on suit cette deacutefinition la conscience animale et la conscience humaine se recouvrent et mecircme si

le but de Megrelidzeacute est de deacutecrire et expliquer le mode de fonctionnement de la conscience

humaine il considegravere que lrsquoeacutetude de la conscience animale peut ecirctre utile pour plusieurs raisons

En premier lieu cela permettra de mettre en eacutevidence certains aspects de la conscience humaine

tant positivement (lrsquohomme preacuteserve certains traits de la conscience animale) que neacutegativement

(par contraste lrsquoon peut mieux articuler la speacutecificiteacute de la conscience humaine ou la diffeacuterence

anthropologique tout court) Deuxiegravemement cela permettra de remonter aux fondements

biologico-historiques de la conscience humaine (nous venons drsquoindiquer lrsquoimpasse dans lequel

Megrelidzeacute se trouve enfermeacute agrave cause drsquoune explication manqueacutee du passage historique de la

biologie au complexe social mais pourtant nous reviendrons sur la question de la base

proprement biologique de la conscience qui meacuterite attention) Dans ce but Megrelidzeacute srsquoengage

dans une discussion passionnante avec les chercheurs du comportement animal (la physiologie et

reacuteflexologie de Pavlov le behaviorisme de Watson et Thorndike le psychovitalisme de Becher

etc) et les critique avec les arguments qui plus tard seront en partie formuleacutes contre ces types

drsquoeacutetude par lrsquoeacutethologie dite classique Ici nous ne pouvons pas entrer dans les deacutetails de cette

discussion critique et devrons nous borner agrave reacutesumer ses reacutesultats sur lesquels Megrelidzeacute fonde

sa conception de la conscience Celle-ci est selon notre interpreacutetation la clef de toutes les

eacutelaborations theacuteoriques ulteacuterieures de Megrelidzeacute

Nous voudrions reacutesumer ce chapitre en trois points Drsquoabord la question du mode de

fonctionnement de la conscience ensuite celle de la communication sociale et enfin ce que

Megrelidzeacute appelle la capaciteacute ideacuteatoire de la conscience humaine

Le comportement animal permet aux organismes de srsquoorienter dans la situation qui est

laquo reacutesoluble raquo par le moyen des reacuteflexes et instincts directs Quant au comportement humain

lrsquoorientation dans la situation procegravede par une double meacutediation subjective (pheacutenomeacutenalisation

interne reacuteflexion retardement) et objective (les instances de comportement provisoires qui

conduisent au but preacutedeacutetermineacute par une voie oblique) La conscience qui se caracteacuterise par la

112

conscience162 crsquoest-agrave-dire la conscience humaine est constitueacutee justement par cette meacutediation

entre la situation objective et la reacuteaction subjective Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ici est de deacutevoiler

le mode de fonctionnement drsquoune telle meacutediation drsquoexpliquer la maniegravere dont srsquoeffectue laquo la

prise en compte par la conscience raquo (осознание) Crsquoest bien agrave cet effet que Megrelidzeacute

srsquointeacuteresse agrave des eacutetudes sur lrsquointelligence des animaux qui lui permettent drsquoarticuler les

conditions qui doivent ecirctre remplies pour que lrsquoeacutetat de conscience puisse advenir En srsquoappuyant

sur les reacutesultats expeacuterimentaux de la fameuse expeacuterience conduite par Wolfgang Koumlhler sur un

chimpanzeacute qui laissent discerner les lignes de partage entre drsquoun cocircteacute lrsquoeacutetat inerte passif

inconscient et de lrsquoautre cocircteacute raisonnable et creacuteatif (du type rudimentaire eacutevidemment) de la

conscience animale Megrelidzeacute souligne que pour que le moment de compreacutehension de saisie

puisse advenir il faut que la situation dans laquelle se trouve le sujet comporte deux conditions

Drsquoun cocircteacute la situation doit ecirctre suffisamment difficile et probleacutematique pour que sa solution ne

puisse pas ecirctre trouveacutee par des actions automatiques et habituelles Le problegraveme doit ecirctre donc

nouveau capable de provoquer la quecircte pour une solution Mais aussi et crsquoest la deuxiegraveme

condition la situation doit ecirctre pertinente coheacuterente et intellectuellement accessible agrave la

conscience (dans son stade de deacuteveloppement) faute de quoi il sera impossible mecircme de la saisir

comme problegraveme La capaciteacute de saisir le sens de la situation en tant que totaliteacute est donc la

condition non seulement de sa solution mais tout drsquoabord de perception de son caractegravere

probleacutematique (Il faut retenir ces constatations agrave premier vu simplistes car plus tard dans le

livre on les verra transformeacutees dans des scheacutemas drsquoexplication des pheacutenomegravenes drsquoordre social et

culturel)

Parmi les approches dans lrsquoeacutetude du psychisme animal crsquoest seulement la psychologie de la

Gestalt que Megrelidzeacute appreacutecie car elle est la seule qui propose un cadre ougrave dans lrsquoexplication

du pheacutenomegravene de compreacutehension et donc de la saisie des objets par la conscience la situation en

tant que totaliteacute pourvue de sens est prise en compte La conception de la perception et de la

construction du sens qui a eacuteteacute deacuteveloppeacutee par la Gestaltpsychologie agrave la base des expeacuteriences sur

162 Par cette forme maladroite qui drsquoailleurs contient in nuce la particulariteacute de la conception de conscience

de Megrelidzeacute nous traduisons du russe осознанное состояние сознания qui est une expression agrave premiegravere vue tautologique (litteacuteralement laquo lrsquoeacutetat de conscience de la conscience raquo) mais qui combine un et mecircme terme pris agrave la fois dans deux degreacutes de geacuteneacuteraliteacute conscience en geacuteneacuteral (crsquoest-agrave-dire lrsquoorientation dans le milieu qui est propre agrave tous les organismes) et conscience speacutecifiquement humaine qui en srsquoorientant srsquoappuie sur la conscience ou autrement dit sur les objets rendus conscients Lrsquoexpression qui rendrait la mecircme ideacutee dans une forme moins paradoxale serait laquo lrsquoorientation par la conscience raquo

113

les animaux est reprise par Megrelidzeacute pour caracteacuteriser le mode de fonctionnement de la

conscience humaine Dans la saisie du sens de la situation le rocircle essentiel est deacutevolu agrave la

maniegravere dont les choses sont deacuteployeacutees dans lrsquoespace Leur constellation spatiale constitue le

champ situationnel La conscience du sujet (animal) qui a besoin de srsquoorienter crsquoest-agrave-dire de

trouver un mode drsquoaction pour atteindre une meilleure position dans le champ et satisfaire ses

besoins enregistre les choses qui se trouvent dans la situation donneacutee et qui peuvent ecirctre utiliseacutees

(gracircce agrave leur agencement) pour atteindre lrsquoobjectif que la conscience se pose Drsquoun autre cocircteacute

pour que la conscience les enregistre elles doivent ecirctre spatialement deacuteployeacutees de maniegravere agrave

permettre de les entrevoir comme un complexe consistant des eacuteleacutements logiquement connecteacutes

Les objets deacuteployeacutes dans lrsquoespace par rapport auxquels la conscience pouvait ecirctre indiffeacuterente

deviennent objets drsquointeacuterecirct lagrave ougrave ils integravegrent le champ de la perception constitueacute par les objets

qui sont lieacutes entre eux par une certaine logique que la conscience peut discerner gracircce agrave

lrsquoorientation que lui donnent ses besoins ou ses buts (il faut noter que mecircme si ici Megrelidzeacute

parle des liens laquo logiques raquo ces liens peuvent ecirctre laquo reacuteels raquo mais aussi arbitraires erroneacutes ou

laquo irreacuteels raquo et pourtant relevant drsquoune certaine uniteacute) La coheacutesion logique du champ est donc

toujours soutenue par lrsquoobjectif du sujet et surgit dans la conscience sous la lumiegravere de la

neacutecessiteacute de reacutesoudre un problegraveme situationnel Le deacuteploiement spatial des objets (lrsquoaspect

objectif de la situation) peut ecirctre favorable ou moins favorable agrave une constitution du champ

(lrsquoaspect subjectif de la situation) dans la mesure ougrave la proximiteacute ou lrsquoeacuteloignement spatiaux des

eacuteleacutements de la situation influencent la conscience dans son travail drsquoidentification des liens

(pratiques et logiques) entre eux163 Comme conseacutequence drsquoun tel point de deacutepart la

Gestaltpsychologie peut affirmer que ce sont les objets eux-mecircmes qui (dans la mesure ougrave ils

sont situeacutes drsquoune maniegravere favorable pour ecirctre saisis par la conscience) sont porteacutes agrave srsquointeacutegrer

dans la situation et ecirctre donc perccedilus Cette ideacutee tireacutee de la psychologie de la Gestalt est une de

celles qui prendront une grande importance chez Megrelidzeacute et faccedilonneront sa meacutetaphysique

(mecircme si lrsquousage de ce terme de notre part sans doute va agrave rebours des intentions manifestes de

163 Il est curieux de noter que dans la terminologie de Koumlhler crsquoest bien lrsquoensemble des objets situeacutes dans

lrsquoespace et perccedilus comme une totaliteacute qui est deacutesigneacute par le terme laquo complexe raquo Le fait que Megrelidzeacute utilise ce mecircme mot pour deacutesigner lrsquoobjet de sa recherche (laquo complexe social raquo constitueacute du travail penseacutee et langue) montre bien combien il est redevant agrave la Gestaltpsychologie

114

Megrelidzeacute) Ainsi la phrase de Koffka laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo164 trouvera un

retentissement dans la toute derniegravere phrase du livre de Megrelidzeacute laquo Chez Hegel le monde

tirait son origine de la raison selon Marx en revanche il nrsquoest qursquoen train de srsquoacheminer vers la

raison vers la forme raisonnable vers le communisme raquo165 Bien eacutevidemment des pareilles

transpositions ou amplifications des thegraveses sont visibles agrave la superficie du texte Mais loin drsquoecirctre

eacutepisodiques elles sont rendues possibles par le fait que Megrelidzeacute met au cœur de son projet la

conception gestaltiste du fonctionnement de la conscience Crsquoest bien cette parenteacute profonde

qursquoil srsquoagit pour nous de mettre en relief La situation est donc telle dans la mesure ougrave elle

comporte un certain sens et les eacuteleacutements dont elle est composeacutee tendent vers ce sens et y

participent La conscience serait lrsquoacte drsquoentrevoir les rapports qui existent entre ces choses et

entre eux et lrsquoobjectif poursuivi par le sujet

La conscience est penseacutee donc comme un champ qui est constitueacute des eacuteleacutements

seacutelectivement aperccedilus et saisis parmi les choses qui existent dans le champ objectif Cette

seacutelection deacutepend de deux facteurs Dun cocircteacute crsquoest la maniegravere dont les eacuteleacutements du champ

objectif sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace car crsquoest bien leur rapports spatiaux qui renforcent ou

affaiblissent pour chacun drsquoentre eux la possibiliteacute de srsquointeacutegrer dans lrsquoensemble logique et

pratique Ici lrsquoon parle de la pratique dans la mesure ougrave le champ objectif est tout drsquoabord

lrsquoespace drsquoaction et crsquoest la configuration logique de certains de ses eacuteleacutements faite par la

conscience qui rend possible lrsquoaction autrement dit oriente le sujet dans cet espace agrave partir de

lrsquoimage qursquoil en fait Cela nous conduit au deuxiegraveme facteur de la seacutelection qui est lrsquoobjectif

pratique qui meut le sujet Le but de lrsquoanimal est toujours de satisfaire ses besoins qui sont

ressentis par lrsquoorganisme drsquoune maniegravere immeacutediate et vague ndash comme un manque Lrsquohomme en

revanche se pose des buts consciemment deacutefinis et concreacutetiseacutes mecircme si en fin de compte sa

premiegravere source reste toujours la neacutecessiteacute de satisfaire les besoins Ce modegravele de conscience

comme champ ou ensemble pourvu de sens des eacuteleacutements seacutelectionneacutes agrave partir des eacuteleacutements du

champ objectif saisis gracircce agrave leur deacuteploiement spatial et les besoins du sujet joue le rocircle central

dans la conception de Megrelidzeacute car crsquoest autour de ce modegravele que srsquoarticulent les diffeacuterends de

notre auteur avec la tradition philosophique dite ideacutealiste et bourgeoise En effet selon ce modegravele

164 laquo La boite raquo dont nous parle cette phrase est un des objets figurants dans une des expeacuteriences effectueacutees par

Kurt Koffka Cf Kurt KOFFKA Die Grundlagen der psychischen Entwicklung Verlag von A W Zickfeldt Osterwieck am Harz 1921 p 139

165 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 483

115

la conscience ne relegraveve ni des formes a priori (transcendantalisme) ni des regravegles preacute-

expeacuterimentales drsquoorganiser lrsquoinformation (empirisme) La conscience puise tout son contenu du

champ situationnel et instaure des liens logiques entre eux selon ce qursquoelle est capable drsquoy voir agrave

partir de son point de vue La maniegravere dont la conscience integravegre les eacuteleacutements de la situation

objective chez Megrelidzeacute est donc essentiellement perspectiviste pour deux raisons chaque

conscience fait elle-mecircme partie de la situation et lrsquoaperccediloit drsquoun point de vue speacutecifique qui lui

permet drsquoentrevoir seulement certains des liens logiques entre les choses Drsquoun autre cocircteacute la

conscience est un processus agrave chaque moment configureacute drsquoune certaine faccedilon ce qui la

preacutedeacutetermine pour la saisie de certaines choses et certains liens logiques et pas drsquoautres Tout

acte de perception ou de compreacutehension preacutesente donc le moment de reconfiguration du champ

de la conscience Ainsi par les moyens de la Gestaltpsychologie Megrelidzeacute propose une

conception mateacuterialiste de la conscience qui en tant que telle eacutechappe agrave tout transcendantalisme

et maintient un eacutequilibre entre les facteurs objectifs (la situation externe qui est la source du

contenu de la conscience) et subjectifs (la configuration du champ de conscience qui creacutee des

dispositions pour sa reconfiguration et en limite les possibiliteacutes) Disons-le la thegravese selon

laquelle lrsquoorganisation du savoir mais aussi la perception sont deacutependantes (outre la situation

objective) de lrsquoeacutetat de deacutepart de la configuration de conscience (il ne srsquoagit pas bien

eacutevidemment drsquoun eacutetat originaire absolu anhistorique de conscience mais drsquoun eacutetat

temporellement voire historiquement actuel agrave chaque moment donneacute) permettra plus tard agrave

Megrelidzeacute de par sa transposition au niveau historico-culturel de parler des stades voire des

niveaux dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine et deviendra donc un ressort essentiel pour

son projet de la laquo science historique de la penseacutee raquo Du mecircme coup Megrelidzeacute deacuteveloppe une

critique des eacutetudes physiologiques de la conscience qui nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoactualiteacute vu les deacutebats

contemporains entre la philosophie et les neurosciences Mais eacutegalement pour le fait que par son

approche orienteacutee vers lrsquoobjet et le sens dont il est pourvu il partage un nombre de points avec la

pheacutenomeacutenologie qui a eacutegalement entrepris une critique fondamentale des sciences Mais nous ne

pouvons pas nous attarder sur ces deux points

Mecircme si Megrelidzeacute eacutelabore gracircce aux instruments proposeacutes par la Gestaltpsychologie la

conception drsquoune conscience plastique libre des deacuteterminations aprioriques ayant des ressources

drsquoecirctre historiquement situeacutee et qui nrsquoest pas deacuteterministe dans la mesure ougrave la conscience ainsi

comprise reacutesulte de la confluence des facteurs objectifs et subjectifs cette conception neacutecessite

116

des compleacutements essentiels Nous avons vu que dans lrsquoexplication du fonctionnement de la

conscience le rocircle majeur a eacuteteacute imparti au caractegravere probleacutematique de la situation car crsquoest bien

la neacutecessiteacute de trouver une solution qui enclenche le travail de la conscience et permet de poser

lrsquoobjectif autour duquel lrsquoinformation perceptuelle srsquoorganisera en un champ pourvu de sens La

question qui se pose donc maintenant est de savoir le pourquoi de ce caractegravere probleacutematique de

la situation Autrement dit quelles sont les raisons qui rendent la situation probleacutematique Si on

laisse sans explication la maniegravere dont lrsquoobjectiviteacute surgit comme problegraveme le composant

objectif de la conscience comme on vient de le deacutecrire restera obscur Lrsquoon ne saura donc pas

quel est le fondement duquel se nourrit lrsquointeacuterecirct du travail continu de conscience ainsi que la

motivation dans lrsquoorganisation du savoir Ici Megrelidzeacute doit laisser les alentours theacuteoriques de la

Gestaltpsychologie Nous pensons que crsquoest pour trouver la reacuteponse agrave cette question que

Megrelidzeacute introduit ce que nous voyons comme le second point magistral de ce chapitre

Megrelidzeacute revient agrave la comparaison avanceacutee dans le premier chapitre entre les attitudes

que lrsquoanimal et lrsquohomme entretiennent avec leurs milieux respectifs Mais cette fois-ci il formule

cette question en termes de communication Dans notre reacutesumeacute analytique nous avons essayeacute de

motiver cette ceacutesure mais dans le texte ce moment ne transparaicirct pas assez clairement

Poursuivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute Tant lrsquoanimal que lrsquohomme srsquoorientent dans le

milieu gracircce agrave la conscience Mais si lrsquoanimal srsquooriente dans une situation qui est immeacutediate

lrsquohomme est capable de se deacutetacher de celle-ci gracircce agrave sa capaciteacute de former les repreacutesentations

Megrelidzeacute les appelle les repreacutesentations reproductives ou internes Quant aux animaux ils

peuvent produire des images mais seulement lieacutees agrave des objets qui se trouvent dans leur champ

sensoriel immeacutediat et qui ne peuvent donc pas ecirctre repreacutesenteacutees indeacutependamment de celui-ci Les

actions raisonnables des animaux (preacutecisons que Megrelidzeacute conformeacutement agrave la

Gestaltpsychologie reconnait aux animaux le comportement raisonnable et les expeacuteriences sur

les reacutesultats desquels il se base pour theacutematiser la question de la conscience sont conccedilues

justement en but de repeacuterer les instances laquo aha raquo ougrave lrsquoanimal dans la situation donneacutee trouve la

solution qui lui permet drsquoatteindre son but) ne se passent pas dans la dimension

repreacutesentationnelle mais exclusivement dans le champ sensoriel (donc dans le complexe

optique) Si les objets sont deacuteployeacutes dans lrsquoespace drsquoune certaine faccedilon lrsquoanimal est capable de

se rendre compte qursquoun objet peut servir de moyen pour obtenir un autre qui est en mecircme temps

lrsquoobjet de son deacutesir (son but) et agir de maniegravere correspondante Lrsquoanimal reacutesout le problegraveme en

117

saisissant les liens logiques entre les objets mais aussi le sens de la situation dans son entiegravereteacute

En ce moment drsquolaquo aha raquo lrsquoanimal voit le mateacuteriel de sa perception se configurer dans une image

avec les objets articuleacutes par leurs fonctions et illumineacutes par un sens Ce sens est donc configureacute

autour de lrsquoobjectif drsquoobtention de lrsquoobjet de deacutesir Mais lrsquoanimal nrsquoest pas capable de retenir les

images et ne possegravede pas de meacutemoire Quant agrave la conscience humaine elle est capable de retenir

les images les eacutelever donc au niveau de repreacutesentations mais eacutegalement drsquoeffectuer des

opeacuterations diverses sur eux les disjoindre les joindre en faire des compositions Autrement dit

les moments laquo aha raquo de lrsquohumain sont tels que srsquoy configurent en une totaliteacute de sens les

perceptions immeacutediates mais eacutegalement les images des perceptions passeacutees La meacutemoire comme

le reacuteservoir des images passeacutees qui constituent le contenu de la conscience contribue agrave la

formation des preacutedispositions de la conscience agrave comprendre (понимание) crsquoest-agrave-dire agrave se

reconfigurer

Apregraves cette caracteacuterisation typologique des consciences animale et humaine Megrelidzeacute

tacircche de trouver lrsquoexplication geacuteneacutetique de cette diffeacuterence Il reacuteitegravere les thegraveses du premier

chapitre concernant les attitudes de lrsquoanimal et de lrsquohomme agrave leurs milieux naturel et social

respectivement mais amplifie cette description gracircce aux reacutesultats obtenus par lrsquoanalyse de la

conscience et essaie de mettre en avant le travail comme le facteur qui rend possible cette

diffeacuterenciation Pour lrsquohomme la capaciteacute de configurer les objets non seulement dans le

meacutedium de la perception mais aussi dans celle de la meacutemoire aussi est parallegravele agrave la capaciteacute de

joindre disjoindre et composer les choses dans le procegraves de travail Quant agrave lrsquoanimal son

incapaciteacute de retenir les images et avoir des repreacutesentations correspond au fait que sa

communication avec son milieu est immeacutediate et strictement consommatrice Crsquoest ici que

Megrelidzeacute passe agrave lrsquoarticulation de deux types de communication Il part de la relation des

animaux agrave la nature et aux autres animaux et la deacutefinit comme lrsquoeacutetat de lrsquouniteacute originaire La

communication entre les animaux srsquoeffectue sur la base drsquoune reacuteciprociteacute organique Ils restent

indiffeacuterents agrave la diversiteacute des choses de la nature si elles ne sont pas lieacutees agrave leurs besoins

immeacutediats Pour les animaux lrsquoobjectiviteacute nrsquoa rien de probleacutematique ne comporte pas drsquoeacutenigme

Crsquoest une deacuteteacuterioration de cette uniteacute originaire qui donne essor agrave la conscience humaine La

rupture de lrsquouniteacute originaire srsquoexprime dans la disruption de la communication organique baseacutee

sur la corporeacuteiteacute et provoque la formation des contenus diffeacuterents dans les consciences des

individus Lrsquoindividuation des consciences produit un gouffre communicationnel entre les

118

individus qui nrsquoont pas drsquoaccegraves immeacutediat aux contenus des consciences des autres Crsquoest bien

cela qui donne lrsquoorigine au milieu comme problegraveme Apparait la neacutecessiteacute de remplir le vide

communicationnel et restaurer les rapports avec la nature et drsquoautres individus Le travail ainsi

que la langue et la penseacutee sont justement les moyens drsquoinstaurer un nouveau type de

communication

Quant agrave savoir ce qui provoque cette rupture il est difficile de trouver une reacuteponse claire et

nette chez Megrelidzeacute Drsquoun cocircteacute il affirme que crsquoest le travail et la diffeacuterentiation de lrsquoactiviteacute

humaine qui produit cette rupture en donnant origine agrave la diffeacuterentiation des contenus de la

conscience Mais drsquoautre cocircteacute lrsquoactiviteacute de travail implique deacutejagrave la conscience proprement

humaine Il est clair qursquoici Megrelidzeacute tombe dans une contradiction Dans un passage il tente

pourtant de srsquoen eacutechapper en proposant lrsquoexplication suivante lagrave ougrave lrsquoobjet de deacutesir est donneacute

non pas comme un objet precirct mais comme une tacircche comme un objet agrave faire (Megrelidzeacute utilise

ici данзадан qui sont les eacutequivalents russes des termes suggeacutereacutes par philosophe neacuteokantien

Hermann Cohen gegebenaufgegeben166 sans pourtant mentionner cette source peu conforme)

il faut faire un effort continuel pour mobiliser la conscience en vue de la solution du problegraveme

166 La formule de Cohen laquo die Welt ist nicht gegeben sondern aufgegeben raquo qui dans le contexte de la

philosophie transcendantale exprime la tacircche du sujet de tout drsquoabord construire le monde eacutetait apparemment assez courante parmi les intellectuels sovieacutetiques de lrsquoeacutepoque Mecircme si Cohen lrsquoavait formuleacutee dans un cadre eacutepisteacutemologique elle a eacuteteacute facilement transposeacutee dans drsquoautres domaines Ainsi Mikhail Bakhtine lrsquoapplique au pheacutenomegravene de la langue Dans la langue Bakhtine distingue deux types de mouvement lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de la langue (dans son actualisation sociale et ideacuteologique) et la tendance vers une langue unifieacutee (le systegraveme des normes linguistiques) qui rend possible lrsquounification linguistico-ideacuteologique en garantissant sa fonction communicationnelle La langue nationale unifieacutee nrsquoest donc pas donneacutee mais est donneacutee comme une tacircche Cette distinction ne revient pas au mecircme que celle entre la norme et la reacutealiteacute car les normes sont envisageacutees ici non pas comme un devoir mais comme des forces creacuteatives de la langue Cf Михаил БАХТИН Слово в романе Собрание сочинений в семи томах т 3 Языки Славянских Культур Москва 2012 p 24 Crsquoest toujours agrave Bakhtine qursquoest lieacute une autre transposition cette fois-ci de caractegravere eacutethique de cette formule dans le roman Le chant de chegravevre ducirc agrave la plume drsquoun des eacutelegraveves de Bakhtine Konstantin Vaginov le personnage qui est prototype de Bakhtine prononce la formule de Cohen sur le monde La langue ainsi que le monde comme tacircches indiquent pour Bakhtine le fait que les eacutenonceacutes ainsi que les actions ne sont pas precircts (ni mecircme subordonneacutes agrave la normativiteacute) mais se relegravevent comme des procegraves infinis Pour plus drsquoanalyse cf Sylvia SASSE laquo Vorwort raquo in Zur Philosophie der Handlung MSB Matthes amp Seitz Berlin 2011 De son cocircteacute Megrelidzeacute aussi donne un exemple de transposition de cette formule mais il le fait en se distanciant de son contenu proprement transcendentaliste De point de vue de la forme cette appropriation par deacutetournement (ou deacuteplacement) et refus simultaneacutes srsquoexprime par le fait que lagrave ougrave les notions gegebenaufgegeben sont utiliseacutes positivement Megrelidzeacute recegravele la source alors que dans le contexte de la critique de la philosophie kantienne et neacuteo-kantienne (Cf К Р МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit p 176) il se reacutefegravere volontiers agrave Cohen et cite sa phrase entiegravere en langue allemande Preacutecisons lrsquoideacutee que Megrelidzeacute met dans la notion du monde comme tacircche (aufgegeben) Par cette notion Megrelidzeacute exprime lrsquoideacutee qursquoil vient de deacutevelopper selon laquelle le monde acquiert un caractegravere probleacutematique degraves que la communication immeacutediate est briseacutee Seulement le monde devenu problegraveme dans lequel les objets de deacutesir ne sont pas donneacutes (gegeben) mais doivent ecirctre produits (aufgegeben) contient les conditions pour la formation de la conscience et capaciteacute drsquoimagination chez lrsquohomme

119

drsquoobtention de cet objet La conscience qui fait continuellement lrsquoeffort de concentration de

lrsquoattention avec lrsquoeffort parallegravele du travail et production (preacuteparation obtention) de lrsquoobjet du

deacutesir (destineacute agrave satisfaire un besoin) finit par acqueacuterir la dimension de meacutemoire et se former

comme la conscience humaine Megrelidzeacute nrsquoarrive pas agrave donner une explication geacuteneacutetique plus

convaincante et nrsquoeacutelabore plus ce sujet

Si lrsquoon fait abstraction de cette contradiction on peut tirer des conseacutequences importantes des

efforts theacuteoriques de Megrelidzeacute En effet si nous les envisageons comme des tentatives de

comparaison plutocirct que drsquoeacuteclaircissement de lrsquoorigine nous pouvons y voir une explication

fonctionnelle des pheacutenomegravenes tels que conscience travail et langue (sur cette derniegravere nous

reviendrons plus tard) En comparant les modes de communication animale et humaine lrsquoon

constate que ce dernier a lieu dans un monde qui est devenu probleacutematique Ce problegraveme

srsquoexprime dans lrsquoimpossibiliteacute ougrave est lrsquoorganisme de satisfaire ses besoins car le comportement

perd sa capaciteacute drsquoorientation les instincts eacutetant des moyens insuffisants La conscience le

travail la langue ne sont donc pas envisageacutes par Megrelidzeacute comme des attributs naturels de

lrsquohomme mais comme les moyens de reacutesoudre le problegraveme communicationnel en vue de

satisfaire les besoins organiques En mecircme temps il faut se rappeler que les besoins chez

Megrelidzeacute une fois que lrsquoon est passeacute dans le mode drsquoecirctre social deviennent changeants en se

formant et en se transformant selon les facteurs immanents au complexe social ndash ils acquiegraverent

donc un caractegravere historique En vue de satisfaire ses besoins lrsquohomme produit des biens agrave

consommer ainsi que des outils de travail qui sont des meacutediateurs mateacuteriels garantissant la

communication interindividuelle rendue probleacutematique par la rupture de lrsquouniteacute organique

Pour reacutepondre aux questions que nous avons poseacutees sur le composant objectif de la

conscience nous pouvons dire ceci Le monde ou le milieu probleacutematique apparaicirct agrave cause de la

rupture de la communication organique entre les individus (ce qui est en fait la raison mecircme

drsquoapparition des individus isoleacutes qui sont porteurs de contenus de conscience) Cela rend

impossible lrsquoorientation dans le milieu ainsi que la satisfaction des besoins et entraine la

neacutecessiteacute des medias communicationnels tels que le travail la conscience la langue Ces deux

derniers sont pourtant les eacuteleacutements qui rendent possible et facilitent le travail qui deacutetient le rocircle

privileacutegieacute car crsquoest bien lui qui doit reacutesoudre le problegraveme de subsistance A la conscience revient

donc un rocircle secondaire dans la mesure ougrave elle est deacutefinie par les neacutecessiteacutes lieacutees au procegraves de

travail Drsquoici srsquoensuivent deux reacutesultats importants qui complegravetent la conceptualisation de la

120

conscience chez Megrelidzeacute Le premier consiste en ceci que ce sont les exigences du travail et

donc les neacutecessiteacutes pratiques qui orientent le travail de conscience dans sa quecircte drsquoune logique

pour organiser le mateacuteriel de perception Autrement dit seules les choses qui relegravevent de lrsquoutiliteacute

pour la satisfaction des besoins sont perccedilues et entrent dans le champ de conscience qui

srsquoorganise en vue de trouver la solution Quant agrave la deuxiegraveme conseacutequence qui srsquoensuit de lrsquoideacutee

que lrsquoorganisation du contenu de la conscience deacutepend des neacutecessiteacutes lieacutees au travail elle

implique que toute connaissance est par deacutefinition inteacuteresseacutee Effectivement ce qui ne relegraveve pas

drsquointeacuterecirct pratique reste hors du champ de perception et de la conscience et demeure indiffeacuterent agrave

son eacutegard En un mot il nous semble que la psychologie de la Gestalt combineacutee avec une

theacuteorisation des fonctions du travail dans les termes de communication donne agrave Megrelidzeacute des

instruments conceptuels pour concreacutetiser et solidifier lrsquoideacutee qursquoon peut tirer du chapitre

preacutecegravedent selon laquelle seulement les objets produits par le travail sont intelligibles

Nous voudrions attirer lrsquoattention sur deux autres conseacutequences drsquoune telle explication

fonctionnelle Premiegraverement Megrelidzeacute en partant de lrsquoideacutee de la rupture de lrsquouniteacute organique

donne une premiegravere deacutefinition tout aussi fonctionnelle des rapports sociaux Ceux-ci

commencent avec lrsquoinstauration de la communication sociale crsquoest-agrave-dire dans les conditions

dans lesquelles a lieu lrsquoisolement des consciences individuelles et ougrave le monde devient

probleacutematique sans que lrsquoon puisse srsquoy orienter en vue de satisfaction des besoins Le nouveau

type de communication srsquoinstaure par la production ainsi que lrsquoeacutechange des biens agrave consommer

et actualise le complexe social Deuxiegravemement une telle conceptualisation permet drsquoenvisager

lrsquohomme comme un ecirctre deacute-essentialiseacute et eacutelastique et donc historique de point de vue tant de ses

besoins que sa perception et sa conscience

Une fois que nous avons repeacutereacute dans le texte de Megrelidzeacute quelques preacutecisions concernant

lrsquoaspect objectif de sa conception de conscience qui comme il a eacuteteacute deacutejagrave souligneacute consiste en

une relation eacutequilibreacutee des facteurs objectifs et subjectifs nous pouvons passer au troisiegraveme et

dernier point majeur de ce chapitre par lequel nous voyons mieux articuleacute lrsquoaspect cette fois-ci

subjectif de la conscience Il srsquoagit de ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu ideacuteatoire de la

conscience raquo et qui est en mecircme temps le fondement psychologique du travail comme activiteacute

vu que crsquoest la capaciteacute de porter un tel contenu qui rend possible de poser les objectifs Or le

travail est par deacutefinition impossible sans objectif car il consiste en un procegraves conforme agrave

lrsquoobjectif vers lequel il tend

121

Le contenu ideacuteatoire est le contenu de la conscience qui est deacutetacheacute du champ immeacutediat de

perception Il est rendu possible par la langue Comme nous avons vu le contenu de conscience

se forme comme un ensemble des objets pourvus de sens (lieacute agrave lrsquoutiliteacute pratique et agrave la

satisfaction des besoins) Mais cet ensemble se preacutesente dans une forme spatiale crsquoest-agrave-dire

comme image La fonction de la langue consiste en ceci que les signes langagiers se substituent

aux images et deacutechargent donc la conscience de la neacutecessiteacute drsquoeffectuer des opeacuterations sur une

matiegravere aussi difficilement maniable que les images visuelles La langue permet drsquoeffectuer les

opeacuterations intellectuelles sur les sens dont les images sont porteuses et par la laquo substitution

seacutemantique raquo de mettre en relation directe les opeacuterations intellectuelles avec les objets sans

passer agrave travers lrsquoinstance des images et repreacutesentations Nous avons deacutejagrave souligneacute le rocircle que

Megrelidzeacute impartit agrave la meacutemoire dans la formation de la conscience humaine Or lagrave ougrave il discute

la possibiliteacute des opeacuterations intellectuelles rendues possibles par la substitution langagiegravere il est

ameneacute agrave complexifier la structure temporelle de la conscience Ainsi toute opeacuteration

intellectuelle reconfigurant le contenu de conscience entraine une production des eacuteleacutements de

contenu qui soit nrsquoexistent pas encore (sont situeacutes dans le futur comme par exemple les

objectifs qui sont agrave la base de toute action) soit nrsquoexistent plus (sont situeacutes dans le passeacute mecircme

srsquoil ne faut pas les confondre avec la meacutemoire qui serait un simple reacuteservoir des images perccedilues

dans le passeacutees ndash agrave chaque instant du fonctionnement de la conscience les contenus se

reconfigurent en fonction des deacutefis situationnels la meacutemoire creacutee des dispositions et par cela

reacutesiste partiellement agrave une reconfiguration totale du contenu de la conscience mais il est lui-

mecircme toujours meacutedieacute par les besoins actuels et futurs) Lrsquoimagination est deacutefinie par Megrelidzeacute

justement comme la capaciteacute de formation de tels eacuteleacutements Comme il doit ecirctre deacutejagrave clair

Megrelidzeacute ne distingue pas ce qursquoil appelle la penseacutee (le raisonnement) et lrsquoimagination car

pour lui les deux relegravevent du mecircme problegraveme Cela a des conseacutequences eacutegalement pour la

perception humaine qui ne coiumlncide avec ce qui sont les donneacutees sensorielles mais est elle aussi

meacutedieacutee par lrsquoimagination et la penseacutee Plus tard cela conduira Megrelidzeacute agrave une thegravese concernant

la philosophie des sciences selon laquelle la deacutecouverte scientifique relegraveve de la mecircme question

que celle de la perception

Nous avons deacutejagrave souligneacute et au cours du livre cela devient de plus en plus clair que dans la

conception de Megrelidzeacute lrsquohomme est un ecirctre eacutelastique dans tous ces aspects (besoins

perception penseacutee etc) Si lrsquoon peut trouver chez Megrelidzeacute quelque chose qui deacutefinirait

122

lrsquohomme en tant que tel drsquoune maniegravere universelle crsquoest bien la capaciteacute de former le contenu

ideacuteatoire de la conscience le monde inteacuterieur des repreacutesentations et des ideacutees qui le libegraverent de la

deacutependance de la situation immeacutediate et du champ sensoriel Pourtant cette liberteacute est limiteacutee par

des conditions sociales (nous avons deacutejagrave vu que tout travail de conscience que ce soit

lrsquoimagination ou perception est motiveacute une fois qursquoon est dans la logique de la communication

humaine par les besoins qui ne peuvent ecirctre que socialement et historiquement conditionneacutes)

Pour cette raison Megrelidzeacute considegravere que le contenu de conscience humaine libre du champ

sensoriel mais conditionneacute par le champ social est laquo un monde drsquoideacutees quasi-indeacutependantes raquo167

III Culture mateacuterielle et la penseacutee Le troisiegraveme chapitre reprend et continue les thegravemes du

premier Si dans le premier il eacutetait question du rocircle du travail dans la formation de la socieacuteteacute

humaine ici il srsquoagira du travail du point de vue de son rocircle dans la formation de la penseacutee Dans

ce sens le deuxiegraveme chapitre se preacutesente comme une ceacutesure entre le premier et le troisiegraveme car

crsquoest la question de la conscience qursquoil theacutematise mecircme si crsquoest le terme laquo penseacutee raquo qui figure

dans son titre Il faut remarquer que Megrelidzeacute ne fait pas une distinction claire et nette entre la

conscience (сознание) et la penseacutee (мышление) Dans les quelques passages du deuxiegraveme

chapitre ougrave il utilise le terme laquo penseacutee raquo son intention est plutocirct drsquoeffacer la distinction entre les

deux Son manque drsquoinsistance voire la volonteacute drsquoeffacer la diffeacuterence entre les deux indique la

difficulteacute qursquoil a agrave homogeacuteneacuteiser son argumentation Le terme laquo penseacutee raquo est lieacute agrave la conception

du complexe social (eacutetant un de ses eacuteleacutements agrave cocircteacute de la langue et le travail) conccedilu comme une

totaliteacute dialectique En revanche sa conception de la conscience deacutecoule de la psychologie de la

Gestalt Il essaie drsquointeacutegrer la laquo conscience raquo dans sa conception du complexe social en qualiteacute

du support psychologique de cette totaliteacute Cela dit nous nrsquooublions eacutevidemment pas qursquoil ne

srsquoagit pas drsquoune simple transposition Bien au contraire le deuxiegraveme chapitre est deacutedieacute justement

agrave une reconceptualisation de la conception gestaltiste en vue de sa preacuteparation agrave une telle

inteacutegration Cette reconceptualisation consiste justement en un recentrement de la conscience

gestaltiste autour de lrsquoeacuteleacutement du travail Mais cela veut eacutegalement dire que mecircme si la

conscience comme nous avons dit sert de support psychologique au complexe social qui est un

167 Une des remarques critiques des philosophes de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don adresseacutees agrave lrsquoeacutediteur de

lrsquoeacutedition de 1965 de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute concernait justement ce terme peu courant dans la philosophie marxiste-leacuteniniste sovieacutetique Ils proposaient de le substituer par un plus familier laquo autonomie relative raquo

123

tout dialectique meacutedieacute par la penseacutee il serait erroneacute de penser la diffeacuterence chez Megrelidzeacute

entre la penseacutee et la conscience comme une diffeacuterence entre ce qui serait meacutedieacute par les

conditions sociales et par la culture mateacuterielle et ce qui serait juste un appareil responsable

drsquoenregistrer les donneacutees sensorielles et de les organiser dans des complexes de sens Crsquoest

impossible degraves lors que Megrelidzeacute a deacutemontreacute que non seulement la conscience et

lrsquoorganisation de son contenu mais mecircme la perception sont eacutegalement motiveacutees par le travail et

sont drsquoembleacutee meacutedieacutees par le complexe social

Avant de passer agrave la description du troisiegraveme chapitre il faut donc faire quelques remarques

drsquoapprofondissement relativement au terme laquo penseacutee raquo (en revanche nous nous arrecirctons ici quant

au terme laquo conscience raquo car il nous semble que tant sa conception que son insertion dans le

complexe social ne pose pas de questions particuliegraveres) Lrsquoaiguisement de notre attention agrave la

deacutefinition du terme laquo penseacutee raquo est drsquoautant plus important que le projet (nous utilisons ce terme

qui nous semble plus neutre que celui de philosophie ou sociologie par rapport auxquelles

lrsquoauteur lui-mecircme montre une attitude tout au moins ambigueuml) de Megrelidzeacute est justement de

jeter les fondements drsquoune science historique de la penseacutee

Notre premiegravere remarque concerne le sens du mot russe мышление (mychlenie) la

particulariteacute de son usage par Megrelidzeacute et les difficulteacutes lieacutees agrave sa traduction en langue

franccedilaise Mychlenie (la penseacutee) est un substantif deacuteriveacute du verbe myslitrsquo (penser) qui agrave son tour

est la source du mot myslrsquo (une penseacutee) et se deacutefinit comme la faculteacute de lrsquohomme agrave penser agrave

raisonner agrave faire des conclusions Nous le traduisons en franccedilais comme laquo la penseacutee raquo Mais les

seacutemantiques de ces mots franccedilais et russe ne se recouvrent pas parfaitement Ainsi ce mot en

russe comporte plusieurs sens la faculteacute de penser (attribueacute agrave lrsquohomme) mais eacutegalement la

mentaliteacute (la faccedilon de penser attribueacutee agrave une collectiviteacute) ou encore le raisonnement ou la

reacuteflexion (comme un proceacutedeacutee intellectuelle subjective) A la complication due agrave cette

polyvalence du terme mychlenie srsquoajoute le fait qursquoau cours du livre Megrelidzeacute lrsquoutilise dans des

acceptions diffeacuterentes et qui plus est sans les articuler explicitement et parfois mecircme en

confusion avec drsquoautres termes (nous venons de le voir agrave lrsquoexemple de lrsquoindiffeacuterenciation entre

laquo conscience raquo laquo penseacutee raquo) Le problegraveme lieacute agrave ce terme est tellement intriqueacute qursquoil serait mecircme

possible de faire la lecture de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en prenant comme fil conducteur

lrsquoanalyse de la dynamique de son usage ou autrement dit en reconstituant le nucleus conceptuel

de ce terme agrave diffeacuterentes eacutetapes du livre Une telle lecture nous conduirait au mecircme problegraveme

124

que nous tacircchons de mettre en relief agrave travers lrsquoanalyse de la structure du livre Notamment crsquoest

lrsquoambiguiumlteacute provenant du fait qursquoil est difficile de distinguer si chez Megrelidzeacute on a agrave voir avec

une analyse baseacutee sur la diffeacuterence entre les deacutecoupages historique et anhistorique ou avec une

analyse geacuteneacutetique ougrave preacutevaudrait la quecircte de lrsquoorigine Ainsi agrave la fin de la premiegravere partie du

livre Megrelidzeacute deacuteclare que dans la partie suivante il passera agrave lrsquoanalyse de la laquo penseacutee

proprement humaine raquo engendreacutee par lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute priveacutee

Cette affirmation est une source drsquoambiguiumlteacute dans la mesure ougrave dans la premiegravere partie la penseacutee

est continuellement traiteacutee en conjonction avec la question du complexe social qui est lrsquoeacutetat

proprement humain eacutegalement A preacutesent nous ne pouvons pas approfondir ce point et nous nous

bornons agrave formuler cette question que nous devrons poser au texte de Megrelidzeacute

En anticipant quelque peu mentionnons quelques instances de la difficulteacute de lrsquousage du

terme laquo penseacutee raquo dans le livre Quand ce terme est utiliseacute dans le sens de la faculteacute de penser elle

se confond avec la conscience La penseacutee ne coiumlncide pas neacutecessairement avec le raisonnement

logique car les liens que la conscience peut entrevoir entre les eacuteleacutements du champ objectif

peuvent ecirctre arbitraires ou laquo irreacuteels raquo et ne relever ni des relations dites reacuteelles entre les choses

ni des opeacuterations de la logique formelle La penseacutee peut ecirctre comprise comme un procegraves mental

qui nrsquoa pas de forme de reacuteflexion car elle nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur

soi-mecircme et peut fonctionner comme une attention dirigeacutee entiegraverement vers les objets exteacuterieurs

(il faut souligner qursquoici il ne srsquoagit pas drsquoun moment analytique de la penseacutee mais drsquoun mode de

penseacutee caracteacuteristique drsquoune certaine eacutetape du deacuteveloppement historique) La penseacutee peut ecirctre

comprise eacutegalement comme une forme ou un procegraves deacute-subjectiveacute de lrsquoexistence sociale des

ideacutees voire comme une mentaliteacute (collective) mais dans ce cas il ne faut pas la prendre dans le

sens bien eacutetabli dans la langue franccedilaise conditionneacute par la tradition sociologique et

ethnologique franccedilaise Bien au contraire il faut tenir compte de la distinction que Megrelidzeacute

fait entre sa propre conception et celle de Leacutevy-Bruhl

Enfin en revenant sur le problegraveme de traduction du russe en franccedilais mentionnons encore

un mot cette fois-ci un adjectif de la mecircme racine myslitelrsquonyj que Megrelidzeacute utilise tregraves

activement Il peut qualifier un substantif quelconque comme porteur de la nature de penseacutee

Ainsi faute de mieux lrsquointraduisible syntagme мыслительная деятельность pourrait ecirctre

approximativement rendu en franccedilais comme laquo lrsquoactiviteacute de penseacutee raquo

125

Par notre deuxiegraveme remarque nous voudrions reacutesumer ce que nous avons deacutejagrave appris sur la

penseacutee agrave partir des chapitres preacuteceacutedents Pour Megrelidzeacute il nrsquoy a pas de distinction de principe

entre la penseacutee et la perception dans la mesure ougrave toute instance de perception lrsquoimplique

neacutecessairement La perception crsquoest-agrave-dire le discernement drsquoun objet est un acte dans lequel

lrsquoobjet se deacutetache de laquo lrsquoarriegravere-plan de la conscience raquo indiffeacuterencieacute srsquoeacutemancipe de lrsquoeacutetat

drsquoindiffeacuterence et se deacuteplace dans le centre de la conscience en reconfigurant son champ et en

articulant se champ comme une nouvelle structure (строение) des objets porteuse drsquoun sens

nouveau Lrsquoobjet est perccedilu quand il srsquointerpose dans la structure existante de la conscience et

dans la mesure ougrave il la reconfigure en entraicircnant des nouvelles relations entre les eacuteleacutements da la

structure de deacutepart La perception est donc un acte de penseacutee Or le mode de fonctionnement de

la penseacutee est tel que chaque nouvel eacuteleacutement (que cela soit lrsquoobjet perccedilu les repreacutesentations ou les

ideacutees) au lieu de simplement srsquoajouter agrave son contenu le restructure et reconfigure le reacuteseau des

relations dont ce contenu est constitueacute Tout agrave lrsquoheure en analysant lrsquousage du terme laquo penseacutee raquo

chez Megrelidzeacute avec un ton de reproche nous avons deacutecrit les diffeacuterentes maniegraveres dont ce

terme se recoupe ou se deacutetache des diverses acceptions de ce terme comme il est connu et bien

eacutetabli ou encore concentre en soi-mecircme les eacuteleacutements des diffeacuterents termes apparenteacutes Lrsquoon ne

peut pourtant pas en vouloir agrave Megrelidzeacute car il est naturel qursquoil ne puisse pas adopter des

termes bien ancreacutes dans la tradition et qui entraicircnent certaines conceptions comme leurs lieux de

naissance comme pertinents et capables de deacutecrire son originale conception de la penseacutee Deacutejagrave

dans cette premiegravere deacutefinition de la penseacutee ndash selon laquelle si on coupe court la penseacutee ne serait

qursquoun reacuteseau de relations qui fonctionne par restructuration et qui est motiveacute par des facteurs

pratiques et non pas en premier lieu theacuteoriques ndash qui eacutebauche une certaine theacuteorie de la

connaissance nous voyons le recul qui est pris par rapport agrave la philosophie transcendentaliste ou

empirique Lrsquoambiguiumlteacute provoqueacutee par un tel usage de ce terme qui ne se laisse pas clairement

situer et confond le lecteur nrsquoest pas eacutetonnante Notre tacircche est justement de deacuteplier tant le reacuteseau

conceptuel au sein duquel ce terme fonctionne chez Megrelidzeacute que ses diverses conseacutequences

Apregraves ses reacuteserves et remarques introductives revenons au troisiegraveme chapitre du livre qui

reprend donc la question du complexe social de point de vue de la conjonction de deux de ses

eacuteleacutements et srsquointerroge sur le rocircle du travail dans la formation ou fonctionnement de la penseacutee

La formule geacuteneacuterale de cette conjonction est la suivante la penseacutee comme le procegraves continuel de

la restructuration du champ de conscience et drsquoinstauration de nouvelles relations entre ces

126

eacuteleacutements correspond au procegraves analogue au niveau du travail et de lrsquoactiviteacute productrice ougrave lrsquoon

observe eacutegalement une restructuration du champ social et lrsquoinstauration des nouveaux rapports

sociaux Ce dernier procegraves pose des problegravemes toujours nouveaux agrave la penseacutee la forcent agrave un

effort continuel et la nourrissent Nous pouvons observer ici que Megrelidzeacute eacutelargit la sphegravere de

lrsquoapplication des instruments gestaltistes et propose drsquoenvisager la socieacuteteacute comme un champ

Ainsi le champ social nrsquoest qursquoun reacuteseau constitueacute par lrsquoentrecroisement des inteacuterecircts particuliers

des individus et de la circulation des produits de travail Qui plus est pour approfondir la

question du lien entre le travail et la penseacutee Megrelidzeacute nrsquoa mecircme pas besoin de situer le champ

social historiquement Toute lrsquoargumentation de ce chapitre se poursuit dans un cadre

anhistorique

Le champ social est mis en contraste avec la relation consommatrice au milieu propre agrave

lrsquoanimal qui agrave la diffeacuterence du champ social est de caractegravere conservateur ne se restructure pas

ne produit rien de nouveau ne met pas les objets dans une lumiegravere toujours nouvelle et ne

transforme pas le sujet (animal) par lrsquoeacutelargissement de son domaine drsquoaction Ici lrsquoon nrsquoobserve

qursquoune reacutepeacutetition des objets des besoins des capaciteacutes des relations qui sont meacutecaniseacutes et

releacutegueacutes au reacutegime drsquoinstincts En somme aucune condition neacutecessaire au fonctionnement de la

penseacutee nrsquoy est remplie

Lrsquohomme pour sa part transforme ce qui est donneacute naturellement se pose continuellement

des questions sur les moyens drsquoune telle transformation et est en permanence obligeacute de sortir du

cercle familier et drsquoenvisager les objets de diffeacuterents points de vue Le sujet humain se trouve en

mecircme temps dans le champ social qui comme nous venons de dire se compose des inteacuterecircts

particuliers et des eacutechanges de biens (production distribution eacutechange) Ces deux moments ndash

relations aux objets et aux individus ndash sont eacutetroitement lieacutes et se rendent reacuteciproquement

possibles Ici Megrelidzeacute syntheacutetise les thegraveses de Hegel et Marx selon Hegel lrsquoobjet perd ses

qualiteacutes et meurt devant lrsquoeacutetant affirmatif qui est lrsquohomme alors que selon Marx lrsquoobjet acquiert

des qualiteacutes utiles que lrsquohomme lui confegravere Pour Megrelidzeacute lrsquoobjet naturel perd sa partie

naturelle mais survit par la partie pertinente et utile agrave lrsquohomme Quand lrsquohomme transforme

donc la chose naturelle il lui confegravere une destination un objectif (цель das Ziel) Les choses se

deacuteplacent de la nature vers la culture et participent agrave la production de la laquo nature humaine raquo

Preacutecisons toute de suite que selon nous la nature humaine pour Megrelidzeacute nrsquoest autre chose

que la puissance de transformation ce que nous avons appeleacute la plasticiteacute de lrsquohumain Drsquoautre

127

cocircteacute au moment ougrave le sujet humain surmonte la chose naturelle et la subordonne agrave sa volonteacute il

srsquoobjective (sich vergegenstaumlndlichen) et se rend disponible dans cet objet pour drsquoautres

individus Autrement dit dans la production de travail lrsquohomme se transforme en un ecirctre-pour-

un-autre Il se transforme en transformant la nature

A partir de ces thegraveses geacuteneacuterales Megrelidzeacute va deacutevelopper dans ce chapitre quelques thegravemes

que nous voudrions articuler en quatre points Le premier consiste en une preacutecision de la thegravese

sur la transformation du sujet par le travail Il est de son cocircteacute diviseacute en deux Megrelidzeacute

analyse drsquoabord la transformation du sujet dans sa relation avec les objets puis dans son rapport

avec drsquoautres sujets Le deuxiegraveme point concerne le rocircle de lrsquooutil dans le travail et la

solidification de la penseacutee humaine Ensuite Megrelidzeacute propose quelques thegraveses ontologiques

Enfin viennent des consideacuterations sur lrsquoeacutethique de connaissance de soi

Voyons donc drsquoabord comment lrsquoactiviteacute de travail transforme le sujet Ici Megrelidzeacute

reprend la thegravese eacutenonceacutee dans le premier chapitre selon laquelle la creacuteation de lrsquoobjet eacutequivaut agrave

sa connaissance Lrsquohomme connaicirct le monde dans la mesure ougrave celui-ci participe dans son

activiteacute de travail La transformation drsquoune chose implique lrsquoeacutetude de sa structure La structure

de la chose reacutesiste agrave la transformation que lrsquohomme voudrait lui infliger Les choses de la nature

ne sont donc pas absolument passives Crsquoest cette reacutesistance qui est le moteur de la penseacutee elle

relegraveve du problegraveme or crsquoest le problegraveme qui pousse la penseacutee agrave un effort et la fait vivre La

connaissance et la transformation (ou creacuteation) srsquoimpliquent neacutecessairement car il nrsquoest pas

possible agrave lrsquohomme drsquoadapter une chose agrave ses objectifs sans prendre en compte les lois qui la

reacutegissent Toute action dirigeacutee contre la nature doit suivre les lois de la nature Autrement dit le

sujet doit opposer les lois de la nature aux lois de la nature La matiegravere de la nature par sa

structure suggegravere la forme rationnelle qursquoelle est capable drsquoassumer Par son inteacuterecirct subjectif

lrsquohomme peut atteindre laquo la veacuteriteacute objective raquo srsquoil prend en compte la structure de la chose et

arrive agrave meacutenager sa reacutesistance

Le travail et lrsquoactiviteacute productrice transforment le sujet en premier lieu par le savoir Mais

ce savoir et lrsquoexpeacuterience que lrsquohomme acquiert seraient voueacutes agrave la disparition srsquoils restaient

enfermeacutes dans la subjectiviteacute et ne trouvait pas de voie agrave leur socialisation (обобществление)

Crsquoest bien la socialisation comprise par Megrelidzeacute comme le partage interindividuel qui rend

possible lrsquoeacutelargissement du savoir et donc le savoir tout court Mais comme nous avons vu dans

le chapitre preacuteceacutedent les individus ne peuvent pas communiquer entre eux car les contenus de

128

leurs consciences diffegraverent et ne sont pas accessibles drsquoune maniegravere immeacutediate Crsquoest justement

gracircce au travail ou plus preacuteciseacutement gracircce au produit de travail que srsquoeacutetablit une communication

entre les individus qui leur permet de surmonter leurs limites individuelles et corporelles Mais

suivons lrsquoargumentation de Megrelidzeacute de plus pregraves Les choses de la nature sont deacutenueacutees de

rationaliteacute Elles sortent de lrsquoeacutetat drsquoindiffeacuterence acquiegraverent du sens et des qualiteacutes au moment ougrave

elles se placent dans le champ de lrsquoactiviteacute humaine Elles deviennent rationnelles Ce passage

est deacutecrit par Megrelidzeacute comme un double mouvement de la subjectivation de lrsquoobjet et de

lrsquoobjectivation du sujet Le sujet srsquoobjective dans la production ou la transformation des objets

car il srsquoauto-aliegravene en confeacuterant agrave lrsquoobjet un but une fonction concregravete une qualiteacute qui la rend

deacutesirable Par cela lrsquoindividu se manifeste drsquoune maniegravere externe Drsquoun autre cocircteacute la penseacutee ou

une ideacutee acquiert une existence mateacuterielle elle se mateacuterialise Ces deux moments permettent agrave

lrsquoindividu de sortir de soi car le sens ainsi que lrsquoideacutee sont deacutesormais lieacutes non seulement agrave

lrsquoindividu qui est leur porteur mais par leur forme mateacuterialiseacutee ils se rapportent agrave lui en tant

qursquoune reacutealiteacute objective exteacuterieure Ainsi voit-on dans le produit de travail coiumlncider la raison et

lrsquoecirctre Donc du point de vue du sujet on pourrait dire qursquoil srsquoexternalise et se manifeste dans le

produit de travail Quant agrave lrsquoobjet ainsi transformeacute par le sujet il est un objet subjectiveacute car il

contient le sujet par les qualiteacutes qui lui ont eacuteteacute confeacutereacutees Mais il se deacutetache du sujet et existe

comme une force indeacutependante produisant des effets qui peuvent aller si loin agrave se rendre

contraires aux intentions initiales du sujet producteur Lrsquoobjet subjectiveacute est donc indeacutependant en

deux sens tant de la volonteacute individuelle que de son corps Les individus qui ne peuvent pas

partager leur expeacuterience par leurs consciences se communiquent donc par les produits de leur

travail qui sont chargeacutes des ideacutees des sens de lrsquoexpeacuterience ainsi que des qualiteacutes de leur

creacuteateur Autrement dit les individus se communiquent agrave travers les meacutediateurs mateacuteriels dans

lesquels ils se manifestent Crsquoest en cela que consiste la particulariteacute du concept de la

communication chez Megrelidzeacute dont il discute dans le deuxiegraveme chapitre mais qui trouve une

plus grande preacutecision ici Cette conception eacutelargie de la communication ne concerne donc pas les

meacutecanismes de transmission de lrsquoinformation mais ambitionne de procurer une fondation

philosophique agrave la probleacutematique de lrsquointersubjectiviteacute Celle-ci aussi est comprise dans un sens

large chez Megrelidzeacute Elle traverse le temps et lrsquoespace Eclairons ce dernier aspect avant de

passer au deuxiegraveme point que nous avons annonceacute En subjectivant et rationalisant les choses de

la nature par le travail lrsquohomme les integravegre dans ce que suivant la terminologie marriste

129

Megrelidzeacute appelle la culture mateacuterielle Elles rendent disponibles les qualiteacutes ou lrsquoinformation

qui leur ont eacuteteacute communiqueacutees par leur producteur non seulement aux autres individus de la

mecircme socieacuteteacute qui participent agrave lrsquoeacutechange que ce soit des biens culturels ou des biens agrave

consommer mais par leurs corps mateacuteriels elles laissent les ideacutees et lrsquoexpeacuterience dont elles sont

devenues porteuses reacutesister au temps agrave la diffeacuterence des ideacutees qui ne sont pas sorties de leur eacutetat

subjectif Le produit de travail ou les biens culturels sont donc capables de communiquer la

raison objectiveacutee dont ils sont porteurs aux individus des autres geacuteneacuterations eacutegalement Une telle

transmission de lrsquoexpeacuterience rend possible le progregraves du savoir et lrsquoeacutelargissement infini de

lrsquoexpeacuterience Crsquoest en cela que consiste la force du produit de travail Lrsquoobjet transformeacute par

lrsquohomme devient le document de la penseacutee qui est propre agrave la socieacuteteacute dans laquelle il a eacuteteacute

produit Il socialise (rend disponible aux autres) une expeacuterience subjective mais ensuite cette

raison socialiseacutee nourrit les expeacuteriences subjectives La penseacutee fait vivre la penseacutee agrave travers du

temps et de lrsquoespace gracircce au meacutediateur mateacuteriel deacutetacheacute et indeacutependant qursquoest le produit de

travail Le savoir srsquoaugmente par le double mouvement de lrsquoappropriation de lrsquoexpeacuterience des

autres agrave partir de la culture mateacuterielle et par lrsquoalieacutenation du sien en elle

Le deuxiegraveme point majeur de ce chapitre concerne le rocircle de lrsquooutil de travail dans la

connaissance Lrsquooutil est lui-mecircme un objet produit par lrsquohomme Lrsquohomme lrsquointerpose entre lui

et la nature en vue drsquoaugmenter sa propre puissance dans la transformation de la nature Crsquoest

bien gracircce agrave lrsquooutil que le milieu humain change et par ce mouvement stimule le travail de la

penseacutee A la diffeacuterence des organes du corps humain lrsquooutil est corporellement indeacutependant et

deacutetacheacute du corps Il peut donc ecirctre soumis agrave des changements arbitraires et adapteacute aux exigences

du travail agrave exeacutecuter La puissance transformative de lrsquooutil est illimiteacutee Ses fonctions sont

multiples et permettent drsquoexeacutecuter des travaux tregraves speacutecifiques sans changement de la structure

corporelle de lrsquohomme Ainsi lrsquooutil renforce la force de lrsquohomme et eacutelargit la sphegravere drsquoaction de

ses organes Neacuteanmoins Megrelidzeacute nrsquoenvisage pas lrsquooutil comme une continuation et extension

des organes ou des capaciteacutes du corps humain (la main la vision le toucher etc) Lrsquooutil gracircce agrave

sa composition mateacuterielle est un point de reacutesistance naturelle qursquoil exerce sur la nature et donc

sur les forces reacutesistantes des choses de la nature Les outils en permettant de franchir les limites

du corps humain sont eux-mecircmes les agents de la transformation de son corps Ici Megrelidzeacute

rejoint encore une fois sa thegravese sur lrsquoeacutelasticiteacute de lrsquoecirctre humain Cette fois-ci lrsquoaccent est mis sur

lrsquoaspect corporel de lrsquohomme qui est faccedilonneacute par lrsquoactiviteacute de travail Ainsi Megrelidzeacute dans une

130

discussion assez eacuterudite ndash Aristote Kant Hegel Darwin Engels ainsi que Nikolas Marr ndash

preacutesente la main humaine comme le reacutesultat du travail et comme lrsquoindirecte raison de lrsquoorigine de

la connaissance et de la penseacutee Ici Megrelidzeacute eacutelargit les moments du complexe social et le

formule de la maniegravere suivante travail ndash outils de travail ndash main ndash penseacutee ndash langue Et souligne

encore une fois que ces moments de la totaliteacute dialectique sont apparus ensemble eacutetant donneacute

qursquoils se neacutecessitent reacuteciproquement Mais encore une fois cette remarque creacutee de lrsquoambiguiumlteacute

quant agrave toute lrsquoargumentation preacuteceacutedente et retombe dans la mecircme contradiction que nous avons

deacutejagrave repeacutereacutee En effet drsquoun cocircteacute lrsquooutil de travail est coextensif du complexe social dans la

mesure ougrave eacutetant lui-mecircme le produit du travail par excellence il eacutelargit la sphegravere du travail

faccedilonne la corporeacuteiteacute humaine (sa main) provoque lrsquoapparition des nouveaux besoins mais

eacutegalement engendre des problegravemes qui agrave leur tour nourrissent le travail de la penseacutee Il participe

donc agrave la totaliteacute dialectique dont les moments se neacutecessitent et se deacutefinissent reacuteciproquement

Mais en mecircme temps Megrelidzeacute tacircche de convaincre le lecteur du rocircle privileacutegieacute qursquoa le travail

dans lrsquoapparition de lrsquooutil de travail Ainsi les relations au sein de la totaliteacute dialectique sont

domineacutees par lrsquoun des eacuteleacutements et notamment par lrsquoactiviteacute de travail qui ressort comme une

sorte de facteur ou principe alors que le reste des eacuteleacutements ainsi que le mouvement de ce tout

dialectique ne seraient que son expression Cela compromet le tout dialectique que Megrelidzeacute

envisage de conceptualiser et ce en deux sens supposer lrsquoexistence drsquoun facteur transforme la

totaliteacute que lrsquoon voulait dialectique en un scheacutema du deacuteveloppement lineacuteaire Autrement dit elle

est bousculeacutee dans une forme ideacutealiste du tout dialectique qui serait lrsquoexpression drsquoun seul

facteur Ce facteur nrsquoeacutetant pas ancreacute dans le tout dialectique lui-mecircme ne pourrait ecirctre fondeacute

que drsquoune faccedilon extra-dialectique et donc arbitraire et ideacutealiste Il y a pourtant deux raisons pour

lesquelles ces contradictions ne sont pas tregraves aigueumls chez Megrelidzeacute lrsquoune est drsquoordre logique

et lrsquoautre de lrsquoordre drsquoexposition Premiegraverement lrsquoactiviteacute de travail malgreacute son rocircle dominant

ne peut pas ecirctre prise pour un principe drsquoune maniegravere univoque car elle-mecircme est soumise agrave

lrsquoinfluence des autres moments du tout dialectique (ainsi par exemple les outils influencent sa

forme) Lrsquoon peut nous reacutetorquer que dans la dialectique heacutegeacutelienne aussi lrsquoesprit qui en est le

principe se pheacutenomeacutenalise diffeacuteremment et ne se preacutesente pas identiquement Mais la diffeacuterence

ici repose sur lrsquoabsence de toute teacuteleacuteologie chez Megrelidzeacute alors que lrsquoidentiteacute et stabiliteacute de

lrsquoesprit agrave travers la seacutequence de ses diverses pheacutenomeacutenalisations reste teacuteleacuteologiquement stable

Quant agrave lrsquoactiviteacute de travail chez Megrelidzeacute comme nous avons souligneacute elle se laisse

131

transformer infiniment gracircce agrave la puissance infinie de transformation propre agrave lrsquooutil de travail

Deuxiegravemement le caractegravere du tout dialectique dont il srsquoagit chez Megrelidzeacute est plus ambigu

qursquoexplicitement contradictoire car au lieu de poser ces questions drsquoune maniegravere scholastique

lrsquoargumentation de Megrelidzeacute se base toujours sur une matiegravere concregravete (que ce soient les

expeacuteriences en psychologie ou les conclusions des analyses linguistiques et seacutemantiques qui

suivent la meacutethodologie proposeacutee par Nikolas Marr) Crsquoest nous qui posons ces questions drsquoune

maniegravere scholastique agrave force de vouloir analyser le fond conceptuel de ses arguments deacuteveloppeacutes

sur la base de mateacuteriaux toujours concrets

Revenons au texte et passons au troisiegraveme point du chapitre trois Comme nous avons

annonceacute Megrelidzeacute pose quelques thegraveses ontologiques mais eacutegalement eacutepisteacutemologiques Deacutejagrave

agrave partir du premier chapitre nous avons repeacutereacute chez lui une thegravese selon laquelle le travail est

lrsquoactiviteacute de constitution de lrsquoobjet de connaissance dans la mesure ougrave lrsquoobjet produit coiumlncide

avec lrsquoobjet connu La question sur laquelle Megrelidzeacute srsquointerroge ici est celle de savoir

pourquoi serait impossible la connaissance des choses hors du procegraves de travail Pour quelle

raison est-il impossible de connaicirctre les choses par ce qui pourrait ecirctre leur simple donation La

reacuteponse de Megrelidzeacute est la suivante il est impossible de connaicirctre les choses hors lrsquoactiviteacute de

travail car les choses manifestent leurs qualiteacutes seulement lagrave ougrave suite aux actes humaines elles

sont mises en contact lrsquoune avec lrsquoautre Seulement le fait qursquoune chose soit mise par le sujet

dans un certain milieu et en contact avec une autre chose pousse la nature de la chose mais aussi

celle de la chose qui a eacuteteacute toucheacutee agrave se manifester Telle nous paraicirct ecirctre la thegravese ontologique de

Megrelidzeacute les qualiteacutes des choses ne sortent agrave la lumiegravere du jour que dans la reacuteaction produite

par leur contact

La thegravese eacutepisteacutemologique correspondant agrave cette thegravese ontologique consiste en ceci que pour

connaicirctre les choses la conscience nrsquoa pas besoin de formes ou cateacutegories par lesquelles elle

serait faccedilonneacutee drsquoune maniegravere apriorique Il lui suffit de manipuler les choses Une fois

manipuleacutees et mises en eacutepreuve par le milieu ou par le contact avec drsquoautres choses les choses

laquo prennent la parole raquo pour parler drsquoelles-mecircmes elles se deacutevoilent en exposant leur propre

nature Ensuite lrsquohomme en profite et applique dans son activiteacute pratique les caracteacuteristiques que

les choses deacutevoilent drsquoelles-mecircmes Quant agrave lrsquohomme sa tacircche nrsquoest pas de subsumer les choses

sous des cateacutegories mais de trouver les voies de faire parler les choses Car ndash et crsquoest une

132

importante preacutecision de sa thegravese ontologique ndash les choses nrsquoont pas de qualiteacutes qursquoelles ne

manifesteraient pas

En admettant que les choses communiquent entre elles et parlent drsquoelles-mecircmes dans la

situation organiseacutee et controcircleacutee par lrsquohomme Megrelidzeacute arrive agrave deux conseacutequences

importantes qui se recoupent Drsquoabord il reacutefute toute conception anthropocentrique de la veacuteriteacute

Et deuxiegravemement il reacutefute lrsquoideacutee des laquo choses en soi raquo ou autrement dit du reste de la chose qui

ne peut pas ecirctre manifesteacute Ainsi les choses qui ne contiennent pas du reste non-manifestable et

qui racontent eux-mecircmes sur soi-mecircme nient agrave lrsquohomme le rocircle de celui qui introduit dans le

monde ses lois

La conception non anthropocentrique de la veacuteriteacute que nous voyons chez Megrelidzeacute est

celle de la veacuteriteacute relative Lrsquoideacutee de la relativiteacute de la veacuteriteacute est baseacutee sur lrsquoapproche que

Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave partir de la Gestaltpsychologie et selon laquelle lrsquohomme envisage les

choses toujours du point de vue de lrsquointeacuterecirct qui est le sien dans le champ socio-historique donneacute

Ici nous pourrions penser que du refus du caractegravere absolu de la veacuteriteacute devrait deacutecouler la

relativiteacute de la connaissance vu que lrsquointeacuterecirct et donc le point de vue du sujet connaissant peut

varier infiniment dans lrsquohistoire Mais Megrelidzeacute bloque une telle interpreacutetation par un concept

de laquo reacutealiteacute raquo que pourtant il ne concreacutetise pas suffisamment Il affirme que la veacuteriteacute est relative

mais avec la multiplication des chaines de meacutediation une partie toujours plus grande de la reacutealiteacute

est absorbeacutee par lrsquoexpeacuterience de lrsquohomme Au fur et agrave mesure de ce procegraves la penseacutee srsquoeacutelargit et

devient toujours plus rigoureuse Nous pouvons donc observer chez Megrelidzeacute un certain ideacuteal

qui consisterait en une appropriation complegravete de la reacutealiteacute crsquoest-agrave-dire en lrsquoeacutetat de savoir auquel

correspondrait la rigueur maximale de la penseacutee Cette question qui agrave notre avis est formuleacutee ici

pour la premiegravere fois reacuteapparaicirctra dans le livre agrave drsquoautres occasions encore ainsi que dans

lrsquoarticle conccedilu comme une reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl et consacreacute agrave la probleacutematique de la penseacutee

magique et des superstitions Il faut donc la prendre en compte et chercher les reacuteponses que le

livre peut contenir exposeacutees drsquoune maniegravere oblique et dans des lieux inattendus Rappelons-nous

aussi que Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective La veacuteriteacute relative exclut donc la

veacuteriteacute absolue mais nrsquoest pas incommensurable avec lrsquoideacutee de la veacuteriteacute objective En anticipant

disons qursquoagrave notre avis la veacuteriteacute absolue est reacutefuteacutee parce que le sujet qui dans la philosophie

moderne est sa source essentielle est chez Megrelidzeacute deacutes-essentialiseacute et liqueacutefieacute Deacutesormais la

veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel (la transformation de la chose ou plus largement de

133

la reacutealiteacute par une prise en compte de sa structure et par lrsquoapprivoisement de sa reacutesistance) Mais

cette fonctionnaliteacute agrave savoir lrsquoobjectiviteacute de la veacuteriteacute srsquoavegravere toujours dans les limites qui sont

deacutefinies agrave partir du point de vue de la conscience situeacutee selon lrsquoeacutetat de savoir la position dans le

champ social ou de lrsquointeacuterecirct tout court Crsquoest ainsi que le perspectivisme est bien meacutenageacute avec la

veacuteriteacute objective La veacuteriteacute fonctionnelle ou objective se base sur des liens laquo reacuteels raquo

(contrairement aux liens laquo irreacuteels raquo dont prodigue le mode de penseacutee magique) entre les choses

que la conscience situeacutee est capable de repeacuterer selon sa position historique et sociale

Lrsquoeacutelargissement ou le progregraves du savoir consiste justement en la multiplication des liens reacuteels

perccedilus par la conscience Il reste agrave savoir si pour Megrelidzeacute le progregraves peut aboutir agrave la

saturation totale de la conscience du monde par les liens reacuteels (dans la socieacuteteacute communiste) et si

un tel eacutetat de savoir nrsquoinvaliderait pas le perspectivisme que lrsquoauteur tacircche de bien fonder et

mettre au cœur de ses propos theacuteoriques

Enfin passons au quatriegraveme et dernier point majeur de ce chapitre Il srsquoagit drsquoune thegravese

eacutethique qui deacutecoule des thegraveses ontologique et eacutepisteacutemologique que nous avons reacutesumeacutees un peu

plus haut Megrelidzeacute reacutefute donc la distinction entre lrsquoessence cacheacutee et les manifestations ou la

pheacutenomeacutenalisation des choses Cela revient au mecircme que de dire qursquoil nrsquoy a pas drsquoessence qui ne

pourrait pas ecirctre rendue manifeste Evidemment les choses ne sont pas toujours pleinement

manifestes A chaque moment et agrave partir de chaque point de vue ou de lrsquointeacuterecirct ils se deacutevoilent et

se laissent observer drsquoune certaine faccedilon Quant aux expeacuteriences crsquoest justement lrsquoart de rendre

les choses expressives les faire parler drsquoelles-mecircmes Mais cette distinction invalide pour les

choses lrsquoest aussi pour le sujet humain Lrsquoessence du sujet nrsquoest autre que ce qui se manifeste

notamment en qualiteacute de produit de son travail de sa creacuteation ou de son action Drsquoici deacutecoulent

des conseacutequences eacutethiques Ainsi pour Megrelidzeacute les intentions sont nulles car agrave partir du

critegravere qursquoil donne par effacement drsquoune supposeacutee distinction entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur

seulement les actions ou les actes peuvent faire lrsquoobjet drsquoeacutevaluation dans la mesure ougrave lrsquoon ne

peut pas eacutevaluer ce que ne srsquoest mecircme pas manifesteacute et donc nrsquoa pas acquis drsquoexistence

Cela change agrave son tour lrsquoeacutethique de connaissance de soi Pour se connaicirctre lrsquointrospection

est vaine car ne permet pas au sujet de reacutealiser sa propre puissance Lrsquointrospection pousse le

sujet agrave ressentir son eacutetat comme morbide Lrsquohomme se manifeste seulement dans ses actions et

crsquoest seulement agrave travers ses propres actions qursquoil est disponible agrave soi-mecircme Donc il nrsquoy a de

134

connaissance de soi qursquoagrave travers lrsquoexteacuteriorisation du soi Ainsi lrsquohomme se connait agrave travers le

monde Or ce monde est le produit de ses actions et de son travail

Pour reacutesumer nous pouvons dire que crsquoest seulement par lrsquoaction et la production que tant

les individus que les choses peuvent ecirctre connues Mais il en va de mecircme des ideacutees qui ne

peuvent pas ecirctre comprises (autrement dit leur veacuteriteacute ne peut pas ecirctre aveacutereacutee) en soi mais

seulement par leur reacutealisation

IV Question de la perception dans la lumiegravere de la philosophie marxiste Si lrsquoon attend de

ce chapitre qursquoil poursuive lrsquoanalyse du complexe social drsquoun nouveau point de vue encore lrsquoon

sera deacuteccedilu Non seulement ce fil conducteur est rompu de maniegravere inattendue mais au lieu du

laquo complexe social raquo nous voyons apparaicirctre une notion plus traditionnelle et conceptuellement

plus vague celle de laquo conditions sociales raquo En revanche en reprenant les thegravemes discuteacutes dans

le deuxiegraveme chapitre Megrelidzeacute y revient agrave la probleacutematique de la conscience et plus

particuliegraverement agrave la question de la perception Il consacre ce chapitre agrave lrsquoexplication de la nature

de la perception drsquoabord en la situant par rapport agrave la conscience et la penseacutee ensuite en mettant

en lumiegravere sa deacutependance des conditions sociales Ce revirement dans le cours du livre est

neacuteanmoins compreacutehensible car mecircme si preacuteceacutedemment il a eacuteteacute deacutejagrave question de la perception

ce nrsquoest qursquoapregraves avoir deacuteveloppeacute ses propos ontologiques que Megrelidzeacute peut approfondir et

preacuteciser son concept de la perception En mecircme temps il nous semble tout agrave fait justifieacute par

rapport aux tacircches de lrsquoauteur que tout un chapitre soit consacreacute agrave ce sujet En effet crsquoest la

conception de la perception comme conditionneacutee qui agrave notre avis soutient tout le projet de

Megrelidzeacute Autour drsquoelle srsquoarticulent les clivages tant avec les philosophies ideacutealistes (que ce

soit le transcendantalisme ou lrsquoempirisme) qursquoavec les sciences humaines qui mettent agrave la base

de leurs modegraveles explicatifs un preacutesupposeacute universaliste quant agrave la perception humaine Enfin

crsquoest la conception de la perception qui appuie ce qui pourrait ecirctre vu comme la philosophie

immanentiste de Megrelidzeacute

La question de la perception est donc reprise ici agrave partir de la thegravese ontologique exposeacutee

dans le chapitre preacutecegravedent selon laquelle comme nous avons vu les choses se manifestent

pleinement sans reste qui serait leur essence interne cacheacutee Cette vision ontologique est tout agrave

fait conforme au perspectivisme et relationnisme eacutepisteacutemologiques de Megrelidzeacute En effet la

chose se manifeste complegravetement et pleinement mais toujours dans les limites de lrsquointeacuterecirct que le

135

sujet lui porte De leur cocircteacute les manifestations des qualiteacutes de la chose reconfigurent le savoir et

deacuteplacent les frontiegraveres de la perspective du sujet En mecircme temps les choses se manifestent non

pas drsquoune maniegravere isoleacutee (et descriptible par des cateacutegories de lrsquoecirctre ou par celles du sujet

transcendantal) mais toujours en relation avec drsquoautres choses voire en reacuteaction agrave elles De lagrave

deacutecoule la critique que Megrelidzeacute adresse agrave toute position eacutepisteacutemologique eacutetrangegravere au

perspectivisme et au relationnisme et envisage la connaissance des choses de point de vue

absolutiste qui implique une dichotomie asymeacutetrique entre lrsquoessence inteacuterieure et une

manifestation exteacuterieure de la chose Par cette critique Megrelidzeacute conclut le troisiegraveme chapitre

et deacutebute le quatriegraveme chapitre du livre On peut donc envisager ces deux segments du livre

comme un seul bloc contenant sa critique de la meacutetaphysique

Pour Megrelidzeacute la meacutetaphysique crsquoest un domaine de savoir qui srsquointerroge sur les essences

absolues situeacutees hors du monde de la perception La meacutetaphysique donc en tant que science des

principes immuables nrsquoest possible que dans le cadre de la fausse diffeacuterence entre deux mondes

et geacutenegravere agrave partir de cela de fausses interrogations (Est-ce que le savoir peut acceacuteder aux choses

telles qursquoelles sont ou seulement agrave leurs manifestations Comment est-ce que le transcendent

accegravede agrave la conscience en lui devenant immanent ) ainsi que des fausses dichotomies (forme et

matiegravere fini et infini conditionneacute et inconditionneacute relatif et absolu changeant et eacuteternel etc)

Megrelidzeacute constate que la seacuteparation ontologique entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene dont est

impreacutegneacutee toute la tradition philosophique est diffeacuteremment exposeacutee et situeacutee dans des divers

systegravemes ideacutealistes et empiristes Cette dualiteacute ontologique se traduit au niveau eacutepisteacutemologique

par la dualiteacute entre la perception par laquelle on saisit les pheacutenomegravenes drsquoune maniegravere immeacutediate

et la penseacutee dont lrsquoobjectif serait alors de trouver lrsquoessence qui eacutechappe et nrsquoest pas accessible au

niveau immeacutediat La meacutetaphysique tout au long de son histoire eacutetait donc chargeacutee de la tacircche de

deacutevelopper des strateacutegies pour reacutesoudre de faux problegravemes et trouver lrsquoissue des apories qursquoelle

se creacuteait elle-mecircme Suite agrave un examen rapide des principes philosophiques de Berkeley

Descartes Kant et les neacuteo-kantiens Schopenhauer et en accord avec la critique leacuteninienne

exposeacutee dans Mateacuterialisme et empiriocriticisme Megrelidzeacute constate que la fausse diffeacuterence

entre lrsquoessence et le pheacutenomegravene oblige ces philosophies de discuter non pas la relation qui existe

entre la conscience et les choses mais celle qursquoils instaurent entre la conscience et lrsquoobjet interne

agrave la conscience Ce dernier est une construction subjective et preacutesente le reacutesultat drsquoune supposeacutee

traduction dans la langue des sensations et des perceptions Ainsi la conscience au lieu de saisir

136

ce qui est hors drsquoelle srsquoenferme en soi-mecircme et reste en face de lrsquoobjet subjectif Outre le

dualisme de lrsquoessence et le pheacutenomegravene comme fond pour cette fausse probleacutematique sert

eacutegalement la supposition selon laquelle le savoir sur la reacutealiteacute pour autant qursquoil soit

subjectivement construit se base sur la perception Nous voudrions attirer lrsquoattention sur le fait

que lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave des philosophies ideacutealistes (dont lrsquoempirisme fait partie) est

bien visible dans la diffeacuterence entre les termes laquo lrsquoobjet subjectif raquo et laquo lrsquoobjet subjectiveacute raquo

auxquels il recourt Le premier deacutecrit lrsquoobjet qui est une construction interne agrave la conscience et le

reacutesultat drsquoune traduction dans lrsquoeacuteleacutement de sensations et perceptions alors que le deuxiegraveme est

lrsquoobjet en tant qursquoil est transformeacute par le travail humain Pour Megrelidzeacute il srsquoagit donc de

deacuteplacer le garant de la connaissance de la perception au travail mais aussi de repenser la nature

mecircme de la perception en la faisant sortir du cadre dichotomique de la philosophie ideacutealiste

Lrsquoobjet drsquoattaque de Megrelidzeacute est eacutegalement la psychologie associative (Wundt) et

lrsquoatomisme qui lui est propre Lrsquoatomisme de la psychologie associative consiste en ceci qursquoelle

envisage la perception comme la conjonction du conglomeacuterat des perceptions avec le meacutecanisme

de leur association Megrelidzeacute estime que lrsquoexamen des perceptions dites eacuteleacutementaires ainsi que

des seuils drsquoirritation est une impasse pour deux raisons Reprenant les thegraveses de la psychologie

de la Gestalt (on pourrait y entrevoir lrsquoinfluence de la pheacutenomeacutenologie eacutegalement) il affirme que

premiegraverement la conscience saisit les choses drsquoembleacutee dans leur entiegravereteacute et non pas comme une

association des atomes psychiques qui nrsquoest qursquoune abstraction produite par des fausses theacuteories

psychologiques Et deuxiegravemement loin que le champ ou les objets de perception soient des

sommes des perceptions eacuteleacutementaires toute perception drsquoune qualiteacute particuliegravere (propre agrave un

objet ou agrave la structure du champ) deacutepend de la structure du champ crsquoest-agrave-dire de sa totaliteacute

Ainsi les choses et les qualiteacutes particuliegraveres peuvent ecirctre perccedilues diffeacuteremment dans les champs

drsquoexpeacuterience diffeacuteremment configureacutes

Il est curieux que dans la discussion unifieacutee contre drsquoun cocircteacute lrsquoideacutealisme en philosophie et

drsquoautre cocircteacute lrsquoatomisme en psychologie Megrelidzeacute srsquoarme agrave la fois avec les instruments de la

psychologie de la Gestalt et ceux de la theacuteorie du reflet de Leacutenine mais il le fait sans en articuler

la diffeacuterence explicitement Bien au contraire il essaie drsquoeffacer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute de son

argumentation et produit une sorte drsquohybride agrave partir du concept gestaltiste du champ sa propre

thegravese ontologique et les principes de la theacuteorie eacutepisteacutemologique du reflet Donnons-en une

illustration Megrelidzeacute examine lrsquoexemple du champ qui serait constitueacute par la relation des

137

choses physiques (un morceau de fer et drsquoaimant) qui se reflegravetent lrsquoun dans lrsquoautre dans la

mesure ougrave ils produisent des changements mateacuteriels dans leurs corps (mouvement des moleacutecules

changement des qualiteacutes du poids) et se forcent agrave un deacuteplacement Autrement dit ils se reflegravetent

en projetant reacuteciproquement et drsquoune maniegravere reacuteelle leurs qualiteacutes que par cela mecircme ils

poussent agrave la manifestation Il ne se pose donc pas la question de savoir si une chose se reflegravete

dans lrsquoautre drsquoune maniegravere adeacutequate Une chose suite aux changements qursquoelle produit dans

lrsquoautre est refleacuteteacutee pleinement et absolument Megrelidzeacute parle mecircme de lrsquoecirctre-autrement

(инобытие) drsquoune chose dans une autre ou encore de sa preacutesence reacuteelle dans lrsquoautre Il est

difficile de ne pas se rappeler ici eacutegalement les tentatives drsquoEngels dans la Dialectique de la

nature de remettre les relations de causaliteacute dans les sciences agrave la base de la logique dialectique

Mais Megrelidzeacute ne se reacutefegravere pas agrave Engels et au lieu drsquoinsister sur la logique dialectique (dans la

nature) il adopte le modegravele du champ qui se deacutecrit dans des termes structuraux plutocirct que

dialectiques (crsquoest seulement le complexe social que Megrelidzeacute deacutecrit en termes dialectiques

mecircme si dans le sixiegraveme chapitre il qualifiera de dialectique toute uniteacute capable drsquoauto-

transformation y compris les uniteacutes naturelles) Et donc une fois que Megrelidzeacute a creacuteeacute une

synthegravese en mettant en conjonction le modegravele de champ et sa thegravese ontologique (qui entre-

temps a eacuteteacute preacuteciseacutee elle met lrsquoaccent non seulement sur lrsquoinexistence drsquoune essence cacheacutee

dans la chose et sur la manifestation pleine et complegravete de ses qualiteacutes mais eacutegalement sur

lrsquoinfiniteacute des qualiteacutes que la chose pourrait manifester) il lrsquoapplique agrave la conscience et rejoint la

theacuteorie du reflet de Leacutenine Tout comme une chose reflegravete en soi-mecircme une autre chose la

conscience reflegravete les objets exteacuterieurs drsquoune maniegravere pleine et adeacutequate

Or comme nous avons deacutejagrave souligneacute lrsquoobjectif de Megrelidzeacute nrsquoest pas seulement de

remettre le problegraveme de la perception (ou si lrsquoon veut celui de la reacuteflexion) sur une base non-

dichotomique et ainsi reacutefuter la formulation meacutetaphysique de cette question mais de repenser la

nature de la perception plus fondamentalement Pour ce faire il ne se demande plus comment on

perccediloit mais ce qursquoon perccediloit Tout drsquoabord il repousse le preacutesupposeacute bien instaureacute en

philosophie ainsi qursquoen psychologie ndash qui accepte sans critique lrsquoimage physiologique des

organes de sensations ndash selon lequel la perception appartiendrait au domaine de la facticiteacute et en

tant que telle ne se laisserait pas examiner selon ses raisons Megrelidzeacute refuse de consideacuterer la

perception comme le point de deacutepart qui lui-mecircme ne serait pas deacuteriveacute de quelque chose drsquoautre

et il srsquointeacuteresse justement au pourquoi de la perception La vraie question pour lui est donc celle

138

de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles lrsquohomme perccediloit certaines choses mais en

neacuteglige drsquoautres qui pourtant se trouvent dans le champ de sa perception et que ses organes de

sensation sont capables de deacutetecter Il distingue donc entre drsquoun cocircteacute le champ de la perception

qui est un fond indiffeacuterencieacute qui irrite les organes de sens et de lrsquoautre cocircteacute les objets qui srsquoy

articulent crsquoest-agrave-dire sont repeacutereacutes par la conscience et donc perccedilus A la conception selon

laquelle il suffit drsquoavoir les organes de sensation pour percevoir les choses et donner de la

matiegravere agrave la conscience pour les probleacutematiser correspond une certaine vision de lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute Dans ce tableau le premier homme observe le monde srsquoeacutemerveille et commence agrave

le connaicirctre et tirer des conclusions (Taylor) Contrairement agrave cela Megrelidzeacute retient que la

seule question pertinente qui pourrait ecirctre poseacutee ici est celle de savoir ce que le premier homme

pouvait percevoir Lrsquohomme ne perccediloit pas toutes les choses qui sont dans la disponibiliteacute de ses

organes de sens La perception est un acte seacutelectif et deacutepend de lrsquoorientation de la conscience du

sujet qui perccediloit (ce que nous avons appeleacute la preacutedisposition) Il y a ainsi une indeacuteniable

diffeacuterence entre les choses que les civiliseacutes perccediloivent et celles qui eacutechappent agrave leur perception

Crsquoest en srsquoappuyant sur les travaux ethnographiques mais aussi sur des romans comme ceux de

James Fenimore Cooper que Megrelidzeacute compare le mode de perception des primitifs et celui

des hommes civiliseacutes et constate que les deux fonctionnent par des filtres diffeacuterents qui

permettent agrave des objets diffeacuterents de srsquoarticuler sur le fond indiffeacuterencieacute du champ de perception

et de se placer au centre de lrsquoattention Drsquoailleurs Megrelidzeacute critique Cooper drsquoavoir une vision

romantique des primitifs et attire lrsquoattention sur le fait que srsquoil est vrai qursquoils ont des capaciteacutes

pour remarquer dans un milieu forestier des eacuteleacutements qui eacutechappent complegravetement aux hommes

civiliseacutes ils restent cependant aveugles agrave certaines choses qui sont perccedilues par les civiliseacutes Il

ne srsquoagit donc pas pour Megrelidzeacute de formuler des jugements de valeur en comparant

diffeacuterentes socieacuteteacutes ou drsquoexposer lrsquohistoire de lrsquohomme comme un procegraves de deacutegradation Son

objectif est de constater les diffeacuterences structurelles entre les modes de perception dans des

socieacuteteacutes eacutepoques ou groupes sociaux diffeacuterents Ainsi explicitement opposeacute agrave la romantisation

du Naturfolk Megrelidzeacute ne pourrait pas devenir lrsquoobjet drsquoune critique semblable agrave celle qui a

eacuteteacute adresseacutee par Derrida agrave Leacutevi-Strauss pour en deacutevoiler lrsquoethnocentrisme inverseacute168 Ces

remarques rapides qursquoon trouve chez Megrelidzeacute meacuteritent drsquoecirctre prises en compte car certains

points de sa theacuteorisation qui comme nous avons deacutejagrave remarqueacute sont souvent ambigus posent

168 Jacques DERRIDA De la grammatologie Les eacuteditions de Minuit Paris 1967 pp 167-168

139

question sur son attitude concernant ce que pourraient ecirctre les origines de lrsquohumaniteacute En fait

cette probleacutematique srsquoarticule chez Megrelidzeacute diffeacuteremment Si la dynamique de lrsquohistoire se

caracteacuterise par un certain vecteur selon Megrelidzeacute ce nrsquoest pas celui de la deacutegradation mais

celui du progregraves (mecircme si lrsquoambiguiumlteacute persiste quant au point drsquoarriveacutee de ce procegraves est-ce un

procegraves infini et deacutenueacute de teacutelos ndash comme il lrsquoaffirme contre Hegel - ou devrait-il aboutir agrave une

totale maicirctrise par lrsquohomme de la nature et de sa vie sociale ndash comme le lui suggegravere un certain

marxisme ) Plutocirct que de courir le risque de romantiser les socieacuteteacutes primitives le deacutefi auquel il

est confronteacute serait drsquoeacutechapper agrave un jugement de valeur par rapport agrave ces socieacuteteacutes ce agrave quoi

appelle tout scheacutema progressiste Mais lagrave encore les choses ne sont pas tout agrave fait claires car la

romantisation des socieacuteteacutes sans division de travail nrsquoest pas une chose eacutetrangegravere au marxisme ni

agrave la linguistique marxiste de Marr qui inspire Megrelidzeacute Crsquoest donc dans cette constellation

complexe que nous devrions interroger Megrelidzeacute et ses prises de position Mais poursuivons agrave

preacutesent le cours du raisonnement de Megrelidzeacute sur la perception Il conclut donc que la

perception loin drsquoecirctre un procegraves immeacutediat et automatique est conditionneacutee par la concurrence

de deux facteurs la configuration du champ (lrsquoaspect objectif) et la disposition de conscience

crsquoest-agrave-dire lrsquointeacuterecirct qui lrsquooriente (lrsquoaspect subjectif) Pour qursquoun objet puisse ecirctre perccedilu il doit

ecirctre accessible non seulement aux organes des sens mais eacutegalement aux inteacuterecircts du sujet

Lrsquointeacuterecirct qui oriente la conscience est ainsi mis agrave la base de toute perception compreacutehension et

connaissance la capaciteacute de perception nrsquoest pas garantie par les organes de sens mais

conditionneacutee par lrsquoapprentissage et lrsquoexpeacuterience

Par un tel retournement de la question de la perception Megrelidzeacute la fait deacutependre des

conditions sociales Autrement dit il lrsquoinsegravere dans le complexe social car crsquoest bien au sein de

celui-ci que se produit le cercle des objets qui peuvent avoir de lrsquointeacuterecirct pour le sujet Ces objets

sont incommensurablement plus nombreux que ceux qui constituent le monde (de perception)

des animaux et ne cessent de se multiplier et de se transformer Ainsi les inteacuterecircts sociaux font

fonctionner et dirigent la perception dans une certaine faccedilon et forment un certain mode de

penser Ce sont donc les conditions mateacuterielles qui agrave travers un certain apprentissage de la

perception (ce qui nrsquoest autre chose que lrsquoorientation du travail de la conscience) influencent et

donnent une forme agrave la penseacutee

Nrsquooublions pas que le travail est une activiteacute par deacutefinition collective qui rend possible la

communication entre les sujets Par conseacutequent toujours quand Megrelidzeacute parle du mode de

140

perception il ne srsquoagit pas drsquoune caracteacuterisation du sujet tel un individu particulier ou du sujet

dans le sens transcendantaliste mais de la perception sociale qui lrsquoest en vertu de deux raisons

drsquoabord parce quelle est ancreacutee dans le complexe social et ensuite car parce quelle a un

caractegravere neacutecessairement collectif (mais comme ce dernier mot nrsquoest pas neutre dans ce contexte

vu lrsquoopposition de Megrelidzeacute agrave la maniegravere durkheimienne drsquoenvisager le social preacutecisons que

les repreacutesentations ou les capaciteacutes peuvent ecirctre laquo collectives raquo non pas par leur internalisation

par des individus gracircce au partage social drsquoinformation mais par une synchronisation des

consciences individuelles gracircce agrave la meacutediation par lrsquoactiviteacute de travail)

Dans la perspective de Megrelidzeacute la question de la veacuteriteacute des sensations ne se pose pas Les

sensations et perceptions telles un pont reliant la conscience avec le milieu se basent sur le sujet

inteacuteresseacute qui srsquooccupe des objets de son inteacuterecirct Par conseacutequent il retient que les choses que

lrsquohomme a ducirc percevoir en premier lieu ne pouvaient ecirctre que les objets impliqueacutes dans son

activiteacute de travail Le premier homme ainsi que lrsquohomme de toutes les autres eacutepoques y compris

la nocirctre aurait eacuteteacute donc incapable de percevoir le monde en tant que tel Si lrsquointeacuterecirct nrsquoest pas le

reacutesultat mais la condition de la perception et donc de la connaissance il faut alors poser la

question de savoir quelle est lrsquoorigine de lrsquointeacuterecirct Selon Megrelidzeacute le sujet inteacuteresseacute ainsi que

lrsquoobjet drsquointeacuterecirct se constituent reacuteciproquement dans lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme crsquoest-agrave-

dire dans le double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Les objets sont

perccedilus dans la mesure ougrave ils relegravevent des besoins pratiques de lrsquohomme Megrelidzeacute est donc

ameneacute agrave introduire la notion des besoins comme explication de lrsquointeacuterecirct et par conseacutequent de la

perception aussi Mais lagrave encore il reacutepegravete le mecircme geste de deacutes-immeacutediatisations qursquoil effectue

par rapport au concept de la perception Le besoin ne peut pas ecirctre compris comme un fait

biologique limiteacute une fois pour toutes et stable mais doit ecirctre expliqueacute par sa genegravese sociale ou

plus exactement par son mode drsquoancrage dans le complexe social Megrelidzeacute reprend la thegravese

de Hegel selon laquelle les besoins de lrsquoanimal sont limiteacutes alors que les besoins de lrsquohomme

sont illimiteacutes (Philosophie de droit sect 190) et le concreacutetise par une thegravese de Marx (Lrsquoideacuteologie

allemande) les besoins sont des produits de lrsquoactiviteacute productrice de lrsquohomme Les besoins

srsquoeacutelargissant au cours de lrsquohistoire (eacutetant potentiellement infinis) diversifient les inteacuterecircts et

donnent des orientations diverses agrave la conscience de lrsquohomme Donc la diversification des

inteacuterecircts par la complexification de la sphegravere de travail de lrsquohomme a provoqueacute lrsquoexpansion et la

diversification des capaciteacutes perceptives de lrsquohomme ainsi que de sa penseacutee dans des socieacuteteacutes

141

diverses On voit donc les besoins le travail la perception la conscience et la penseacutee se mettre

dans une chaicircne dialectique des deacutefinitions reacuteciproques produisant un mouvement de progregraves Le

monde et la nature se traduisent dans les repreacutesentations non pas en raison drsquoirritations des

organes de sens mais en tant que les objets de lrsquoactiviteacute humaine Quant agrave la perception elle est

le reacutesultat du deacuteveloppement historique de lrsquohomme plutocirct que de celui de lrsquohistoire naturelle

Par le deacutetachement du mode de perception de la constitution physiologique de lrsquohomme et

par sa mise dans une perspective historique Megrelidzeacute arrive agrave la thegravese de lrsquoinfiniteacute historique

du sujet humain Lrsquohomme est fini en tant que repreacutesentant drsquoune espegravece biologique mais il est

infini en tant qursquoecirctre social car ni sa perception ni son activiteacute pratique ou sa connaissance ne

sont pas limiteacutees par des preacutesupposeacutes physiologiques Ce en raison de leur provenance

historique et sociale mais aussi gracircce aux appareils techniques que lrsquohomme produit pour

renforcer et eacutelargir la puissance de sa perception Lrsquohomme en tant qursquoecirctre historique est infini

tout comme le sont les objets de son travail et de la culture mateacuterielle qursquoil produit et qui agrave leur

tour modifient sa perception et sa penseacutee Il est donc pourvu non pas des organes physiologiques

et limiteacutes mais des organes techniciseacutes (lrsquoeacutelargissement de la capaciteacute proprement

physiologique) ainsi que socialiseacutes (lrsquoeacutelargissement des inteacuterecircts qui rendent possible une saisie

toujours plus conseacutequente du monde) et illimiteacutes Par la question de la perception Megrelidzeacute

occupe une position radicalement opposeacutee agrave tout reacuteductionnisme ou deacuteterminisme par des

facteurs extra-sociaux

Bien eacutevidemment lrsquoideacutee de lrsquoinfiniteacute de la connaissance humaine nrsquoa rien drsquooriginale mais

ce qui est important ici crsquoest que par la socialisation complegravete de lrsquoecirctre humain ce qui implique

lrsquoeacutevacuation de tout aspect purement physiologique dans le mode de perception lrsquoon aboutit agrave la

deacute-essentialisation et la deacutenaturalisation complegravete de la nature humaine Lrsquohomme est

complegravetement immanent au complexe social et agrave ses transformations Cela nrsquoest pas sans

conseacutequences pour des domaines du savoir tels que lrsquoethnologie et plus geacuteneacuteralement

lrsquoanthropologie En effet ici Megrelidzeacute preacutecise le point de son deacutesaccord avec Leacutevy-Bruhl

laquo Leacutevy-Bruhl retenait que la conscience primitive perccediloit et voit de la mecircme faccedilon que nous

mais qursquoelle pense autrement Nous disons en revanche que lrsquohomme de lrsquoeacutepoque de paleacuteolithique

142

non seulement pense mais aussi perccediloit et voit diffeacuteremment que nous et cela malgreacute le fait qursquoil

regarde et eacutecoute avec le mecircme appareil physiologique que le nocirctre raquo169

Cela a aussi des conseacutequences pour la philosophie de lrsquohistoire dans un sens plus large

Nous avons identifieacute les deacutefis en face desquels se trouve Megrelidzeacute agrave cet eacutegard Nous pensons

que si Megrelidzeacute arrive agrave eacuteviter une attitude ethnocentrique eacutetant donneacute sa vision progressiste de

lrsquohistoire crsquoest justement gracircce agrave lrsquoimmanentisation complegravete de lrsquohomme au complexe social

En eacutecartant tout facteur extra-social que deacutefiniraient dans le mecircme degreacute les hommes de toutes

les socieacuteteacutes et toutes les eacutepoques historiques (comme par exemple le mode de perception

humaine tel qursquoon le voit mis en usage par Leacutevy-Bruhl) lrsquoon deacutefait tout critegravere par lequel il serait

possible de comparer des diverses socieacuteteacutes Autrement dit les socieacuteteacutes ne deacutepartent pas des

conditions eacutegales ou historiquement similaires pour qursquoun jugement de valeur agrave leur eacutegard soit

possible Elles sont toutes eacutegalement leacutegitimes dans leur maniegraveres de probleacutematiser le monde et

de reacutesoudre les problegravemes qui sont suggeacutereacutes par leur pratique et leur type drsquoactiviteacute de travail A

partir drsquoune telle position Megrelidzeacute ne risque ni de romantiser ni de deacutevaluer des cultures ou

des socieacuteteacutes car crsquoest la possibiliteacute de tout jugement de valeur qursquoil repousse

Mais lrsquoanalyse que nous venons de proposer nrsquoarrive pas agrave mettre la conception de

Megrelidzeacute dans un tableau coheacuterent et deacutenueacute de contradictions En effet le jugement de valeur

est immanent agrave toute ideacutee de progregraves Et si par lrsquoeacutecartement de tout critegravere de comparaison en

qualiteacute de(s) facteur(s) extra-sociaux lrsquoon rend impossible le jugement de valeur cela devrait ecirctre

le cas pour toute penseacutee du progregraves eacutegalement Donc nous pouvons dire qursquoil y a chez

Megrelidzeacute tout de mecircme un critegravere stable qui est poseacute exteacuterieurement agrave des socieacuteteacutes prises dans

leur particulariteacute et qui doit coiumlncider avec le critegravere du progregraves qursquoil adopte Ce dernier pour

Megrelidzeacute est la veacuteriteacute autrement dit la maicirctrise de la nature et la conformiteacute des rapports

sociaux aux ideacutees rationnelles (comme nous pourrons le voir plus tard) Il nrsquoeacutechappe donc pas agrave

lrsquoambiguiumlteacute et cette contradiction dans sa theacuteorisation comme nous la lisons se confirmera ou

se dissoudra selon ce qui pourra ecirctre constateacute de ce que Megrelidzeacute pense de lrsquoaboutissement

final du progregraves srsquoagira-t-il drsquoune saturation complegravete tant de la nature que de la socieacuteteacute par les

ideacutees (preacutecisons que comme la veacuteriteacute est comprise dans le sens fonctionnel il ne srsquoagit pas de

srsquointerroger sur la veacuteriteacute des ideacutees car le fait mecircme de la maicirctrise de la nature et de la socieacuteteacute

169 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 220

143

confirmera leur veacuteriteacute et les rendra vraies) ou bien drsquoun deacuteveloppement sans fin et sans vecteur

deacutefini A preacutesent nous nous contenterons drsquoeacutenoncer ce problegraveme

Il faut enfin remarquer que ce chapitre contient un excursus assez eacutetendu sur la question de

la perception des couleurs agrave travers des acircges et des socieacuteteacutes diffeacuterents Il nrsquoest pas ordonneacute par

une logique historique et repreacutesente plutocirct un agglomeacuterat des exemples qui accompagnent

lrsquoargumentation de lrsquoauteur Les exemples sont tireacutes de sources diffeacuterentes des comptes rendus

drsquoethnographes lrsquoanalyse de textes anciens par des linguistes les conclusions des linguistes de

lrsquoeacutecole de Marr ainsi que des exemples pris par Megrelidzeacute lui-mecircme dans la litteacuterature et la

langue geacuteorgiennes Megrelidzeacute reprend les donneacutees ainsi que les problegravemes formuleacutes pas

certains de ces auteurs pour en les remettant dans la lumiegravere de sa conception de perception leur

trouver une solution Nous ne pouvons pas rendre ici toute la richesse de ce segment du texte et

les points critiques que Megrelidzeacute adresse agrave des diffeacuterents auteurs dans leurs tentatives

drsquoexpliquer certaines bizarreries lieacutees agrave lrsquousage des mots deacutesignant les couleurs Certains

drsquoailleurs voient le problegraveme se poser au niveau de la physiologie des anciens et pas de la

langue comme crsquoest la position de Megrelidzeacute En effet Megrelidzeacute introduit la langue comme

lrsquoinstrument pour reconstituer les diffeacuterents modes de perception des couleurs propres agrave des

socieacuteteacutes diffeacuterentes Pour le redire en deux mots le problegraveme des couleurs consiste en ceci que

dans les anciens textes (comme le Rig-Veacuteda ou les poegravemes drsquoHomegravere) ainsi que dans les

langages des diffeacuterents tribus aux choses sont attribueacutes des couleurs que aujourdrsquohui nous

semblent inadeacutequats les cheveux violets lrsquoarc-en-ciel noir le cheval bleu Certains textes et

langues sont caracteacuteriseacutes par lrsquoabsence des mots qui deacutesigneraient les couleurs comme vert ou

bleu Plutocirct que drsquoexprimer une stupeacutefaction de ce fait ou chercher les raisons dans un supposeacute

deacuteveloppement de la physiologie de lrsquoorgane de vision humaine ou encore dans les qualiteacutes

physiques des couleurs du spectre qui feraient des influences diffeacuterentes sur la reacutetine Megrelidzeacute

explique cette laquo ceacuteciteacute raquo par lrsquoabsence des raisons pour percevoir de telles ou telles gradations

des couleurs conditionneacutees par le type drsquoactiviteacute pratique propre agrave telle ou telle socieacuteteacute Les

couleurs ne sont pas perccedilues tant que lrsquohomme nrsquoa pas besoin de leur trouver un usage (par

exemple dans la pratique drsquoeacutelevage) ou les produire (le deacuteveloppement de la production des

couleurs) Selon le besoin certaines variations des couleurs peuvent ecirctre tregraves minutieusement

diffeacuterencieacutees alors que drsquoautres variations peuvent ne pas ecirctre du tout perccedilues comme des

qualiteacutes diffeacuterencieacutees Ici Megrelidzeacute met en stricte correacutelation les eacuteleacutements perccedilus et la preacutesence

144

des appellations pour ceux-ci dans la langue de la socieacuteteacute donneacutee Les objets nouveaux (produits

etou perccedilus) ne peuvent pas ne pas laisser une trace dans la langue La langue est tregraves flexible

pour leur creacuteer des appellations et produire de nouvelles uniteacutes lexicales Ainsi la langue (ou la

nomenclature) rend avec une tregraves grande exactitude le mode de perception humaine et par cela

permet une reconstitution des modes de penseacutee anciennes

Nous reviendrons plus concregravetement agrave la question des couleurs dans la derniegravere partie de

notre travail Mais ici nous voudrions faire une observation anticipant notre conclusion En lisant

le texte lrsquoon a lrsquoimpression que cette longue digression qui concerne la question des couleurs est

faite par Megrelidzeacute afin drsquoillustrer et renforcer les propos theacuteoriques qursquoil deacuteveloppe Cette

impression est le reacutesultat tout agrave fait logique de la maniegravere dont le texte est construit Pourtant

nous pensons que lrsquoobjectif de Megrelidzeacute ne pourra ecirctre compris que si lrsquoon lit son livre agrave

rebours de cette impression qursquoil laisse La solution du problegraveme concret des couleurs loin drsquoecirctre

un simple exemple qui confirmerait la justesse de la conception de Megrelidzeacute Elle est agrave notre

avis elle-mecircme le but vers lequel toutes les eacutelaborations theacuteoriques sont dirigeacutees Cette

inversion que nous allons preacuteciser plus loin est donc la clef de notre interpreacutetation du livre et du

projet de Megrelidzeacute

Concluons notre chapitre par une remarque drsquoordre purement textologique Mecircme si

comme nous avons expliqueacute dans les deux premiegraveres parties de notre travail lrsquoeacutedition de 1965 du

livre de Megrelidzeacute a eacuteteacute censureacutee et priveacutee des passages parfois eacutetendus que lrsquoon trouve dans le

bon agrave tirer de 1937 certains passages tregraves peu nombreux et il faut dire drsquoune plus-value

insignifiante ont eacuteteacute inseacutereacutes dans les eacuteditions tardives et ne figurent donc pas dans la premiegravere

version du texte La plupart de ces insertions ont eacuteteacute faites justement dans le segment du texte

deacutedieacute agrave la question de la perception des couleurs Apparemment il srsquoagit des ajouts que

Megrelidzeacute avait preacutepareacutes en 1939 quand entre ses deux arrestations il travaillait agrave Tbilissi et

nourrissait lrsquoespoir de faire paraicirctre son livre Comme nous avons eacutegalement remarqueacute durant

cette peacuteriode il avait prononceacute une confeacuterence sur les couleurs et lrsquohistoire de leur production

dont le texte est perdu On peut penser que les ajouts qursquoil a preacutepareacutes et qui ont eacuteteacute inseacutereacutes par

lrsquoeacutediteurcenseur des eacuteditions tardives du livre contiennent au moins certaines de ses nouvelles

conclusions et de la matiegravere factuelle additionnelle et enrichie Cette remarque textologique loin

drsquoecirctre anecdotique est assez parlant sur lrsquoeacutevolution au cours du temps des inteacuterecircts de recherche

de Megrelidzeacute Ces ajouts agrave cocircteacute de lrsquoarticle sur les numeacuteratifs qui date de la mecircme anneacutee

145

mettent en relief la direction dans laquelle notre auteur envisageait de poursuivre son travail Par

conseacutequent ces quelques bribes de ses efforts theacuteoriques tardifs peuvent nous dire beaucoup sur

son projet global et nous donner une clef drsquointerpreacutetation des Problegravemes fondamentaux de la

sociologie de la penseacutee

V Question de la conscience de soi du sujet Le cinquiegraveme chapitre qui conclut la premiegravere

des deux parties du livre est celui qui a subi les coupures les plus seacutevegraveres Dans lrsquoeacutedition de 1965

les quinze pages de la version de deacutepart ont eacuteteacute reacuteduites agrave seulement quatre La raison en est que

dans ce chapitre Megrelidzeacute reprenant sa thegravese preacuteceacutedemment exprimeacutee en connexion avec la

probleacutematique des couleurs selon laquelle la langue se trouve toujours dans une stricte

correspondance avec le mode de perception caracteacuteristique de telle ou telle socieacuteteacute eacutepoque ou

groupe social donneacute lrsquoappuie avec des principes de la Nouvelle science de la langue de Nikolas

Marr A partir de 1950 comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute la theacuteorie linguistique de Nikolas

Marr fut consideacutereacutee comme deacutenueacutee de toute probiteacute scientifique et bien eacutevidemment ne pouvait

plus ecirctre toleacutereacutee et prise au seacuterieux

Si lrsquoon srsquointerroge sur les effets neacutegatifs que ces eacuteliminations ont ducirc avoir sur la lecture et

compreacutehension du livre on devrait souligner deux points Premiegraverement il est vrai que les thegraveses

exposeacutees dans ce chapitre ont eacuteteacute en grande partie preacuteserveacutees sur les quatre pages qui ont surveacutecu

agrave la coupure en revanche le lecteur a eacuteteacute laisseacute dans une totale ignorance quant aux arguments

par lesquels Megrelidzeacute les appuie Deuxiegravemement agrave notre avis ces eacuteliminations ne relegravevent pas

drsquoun simple problegraveme local qui ne deacutepasserait pas les limites du chapitre en question mais drsquoun

problegraveme global du livre qui rend son interpreacutetation difficile et qui se manifeste ici avec la plus

grande force En reacutesumant ce chapitre nous essaierons justement de mettre en relief ce point

Drsquoapregraves ce que nous avons observeacute les lecteurs ont tendance agrave retenir que le sujet de ce chapitre

est la langue Et en effet comme nous le savons la langue est un des eacuteleacutements du complexe

social et il est logique drsquoattendre que Megrelidzeacute lui consacre un chapitre Mais cette impression

est surtout lieacutee au fait que le chapitre est presque complegravetement satureacute par des analyses

linguistiques Pourtant si on regarde de plus pregraves et comme lrsquoindique drsquoailleurs le titre du

chapitre ici il srsquoagit pour Megrelidzeacute de poursuivre ses eacutelaborations theacuteoriques quant au sujet de

la conscience et cette fois-ci de lrsquoanalyser de point de vue de la question de la conscience de

soi Quant agrave la langue nous voyons que dans cette poursuite elle a un rocircle drsquoinstrument

146

meacutethodologique plutocirct que drsquoobjet drsquoanalyse Dans ce chapitre nous observons donc une eacutetrange

indistinction de lrsquoobjet de recherche et de la meacutethode drsquoanalyse de celui-ci La langue par le

savoir concret dont elle est porteuse srsquoexplique elle-mecircme tout en nous informant sur les formes

historiques de la conscience et de la perception mais eacutegalement de la sensibiliteacute Cette

indistinction est drsquoun cocircteacute une source drsquoambiguiumlteacute qui entrave la compreacutehension mais nous

pensons qursquoelle concentre le caractegravere probleacutematique de toute lrsquoexposition du livre en

lrsquoexprimant drsquoune maniegravere aggraveacutee et par cette tension qui ne peut que sortir agrave la lumiegravere elle

est reacuteveacutelatrice

Comme nous avons dit ce chapitre comporte deux eacuteleacutements deacutejagrave eacutetudieacutes au cours du livre

conscience et langue Autrement dit tant la conscience que la langue ont eacuteteacute lrsquoobjet drsquoanalyse

mais dans des cadres diffeacuterents Nous avons drsquoun cocircteacute la ligne du complexe social celui-ci eacutetant

une totaliteacute dialectique qui srsquoauto-transforme et dont les eacuteleacutements se deacuteterminent

reacuteciproquement La langue est un de ses eacuteleacutements Drsquoun autre cocircteacute nous avons la ligne des

reacuteflexions sur la conscience et ses divers aspects comme la perception et qui sont analyseacutes dans

les termes de champ ou de la structure Bien eacutevidemment les eacuteleacutements de ces deux lignes de

reacuteflexions srsquoentrecroisent Ainsi la conception de la conscience que Megrelidzeacute deacuteveloppe agrave

partir de la Gestaltpsychologie est inseacutereacutee dans la conception du complexe social Pourtant cette

synthegravese nrsquoarrive pas agrave reacutesoudre la contradiction entre deux injonctions comme nous lrsquoavons

souligneacute Megrelidzeacute oscille entre une analyse dialectique et synchronique et une analyse

geacuteneacutetique A premiegravere vue rien drsquoeacutetrange nrsquoarrive pas dans ce chapitre et on voit un

rapprochement entre ces deux lignes de reacuteflexion Mais ce qui est nouveau crsquoest qursquoentre les

deux on voit apparaicirctre une asymeacutetrie Ils ne sont plus tous les deux objets de reacuteflexion mais

lrsquoun drsquoentre eux la langue assume le rocircle de lrsquoinstrument meacutethodologique qui dirige la

reacuteflexion Crsquoest ce deacuteplacement qui pourrait nous indiquer le statut que lrsquoon devrait assigner au

complexe social Mais nous nrsquoen sommes pas encore lagrave Adressons-nous agrave preacutesent agrave la lettre du

chapitre pour montrer drsquoune maniegravere concregravete ce que nous essayons de dire par ces remarques

abstraites et preacuteliminaires

Ce chapitre concreacutetise donc la conception megrelidzienne de la conscience et notamment

lrsquoaspect de la conscience de soi Le but de lrsquoauteur est de deacutemontrer que la conscience (qui selon

ce que nous avons appeleacute sa deacutefinition minimale est lrsquoorientation de lrsquoorganisme dans le milieu)

pour fonctionner ne neacutecessite pas de conscience de soi Et mecircme si dans ce chapitre agrave diffeacuterence

147

du preacuteceacutedent la discussion avec la philosophie est tout agrave fait marginale nous pensons qursquoavec la

thegravese de la secondariteacute de la conscience de soi qursquoy est deacuteveloppeacutee Megrelidzeacute se deacutemarque

encore plus radicalement de la position qui est celle de la tradition philosophique moderne En

effet nous voyons ici que la conscience est disjointe du sujet si sous le sujet nous comprenons le

Moi qui est conscient de soi dans toutes les opeacuterations de conscience que celles-ci soient lieacutees agrave

la perception agrave des repreacutesentations ou agrave la penseacutee et par cela garantit leur uniteacute Il est vrai que

Megrelidzeacute fait un usage assez freacutequent du terme laquo sujet raquo mais sans en donner une deacutefinition

preacutealable Comme nous avons essayeacute de le montrer Megrelidzeacute deacuteveloppe deux probleacutematiques

agrave la fois Il srsquoagit drsquoun cocircteacute des questions lieacutees au complexe social qui sont nourries

principalement par des propos de Marx et Hegel et de lrsquoautre cocircteacute des questions lieacutees agrave la

conscience deacuteveloppeacutees agrave partir de la psychologie de la Gestalt Le terme laquo sujet raquo apparaicirct

principalement dans la premiegravere de ces deux probleacutematiques et notamment en opposition agrave

laquo objet raquo il deacutesigne lrsquoinstance active qui se trouve dans une relation transformationnelle avec

lrsquoobjet crsquoest-agrave-dire la chose ou la nature (lrsquoobjet toutefois nrsquoest pas tout agrave fait passif et par sa

structure physique fait reacutesistance agrave lrsquoactiviteacute transformationnelle du sujet) Il est porteur

eacutegalement des eacuteleacutements anthropologiques Dans la plupart de ses occurrences en effet on

pourrait remplacer ce terme par laquo lrsquohomme raquo sans que cela pose problegraveme eacutetant donneacute que chez

Megrelidzeacute ce laquo sujet raquo est en mecircme temps toujours deacutefini par sa diffeacuterence drsquoavec lrsquoanimal Il

faut ici eacuteclaircir une apparente ambivalence qui peut troubler le lecteur Drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute

parle de lrsquoopposition sujet-objet et de lrsquoautre cocircteacute il insiste sur la fausseteacute du partage entre

lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur du sujet et notamment lagrave ougrave il discreacutedite toute interrogation sur

lrsquointeacuterieur du sujet refuse lrsquointrospection comme un proceacutedeacute de la connaissance de soi et affirme

que la seule manifestation du sujet est agrave lrsquoexteacuterieur Il est vrai que dans ce cas il nrsquoest mecircme pas

pertinent de parler de manifestation le sujet ne serait donc que la suite de ses actions Ces

problegravemes tant terminologiques que conceptuels ont leur origine dans lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute discursive

du projet de Megrelidzeacute et pourraient ecirctre consideacutereacutes comme lui eacutetant structurels et intrinsegraveques

Mais si nous essayons de faire une lecture bienveillante disons que lrsquoopposition entre le sujet et

lrsquoobjet nrsquoest pas radicale chez Megrelidzeacute car il essaie de la dialectiser et suggeacuterer que mecircme si

le sujet (lrsquohomme) joue un rocircle actif dans cette relation lrsquoobjet nrsquoest pourtant pas passif et

faccedilonne de son cocircteacute le sujet (rappelons-nous que dans lrsquoactiviteacute de travail qui est justement le

lieu drsquoactualisation de la relation sujet-objet laquo le sujet srsquoobjective raquo et laquo lrsquoobjet se subjective raquo)

148

Autrement dit agrave ce niveau drsquoargumentation le sujet est tel dans la mesure ougrave il est objectiveacute

Quant agrave la critique de la diffeacuterence entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur on peut la penser chez

Megrelidzeacute non comme contradictoire avec la thegravese preacuteceacutedente mais comme son compleacutement

En effet si le sujet nrsquoest tel que dans la mesure ougrave il est objectiveacute (dans lrsquoactiviteacute de travail et de

production) il ne peut pas y avoir drsquointeacuterioriteacute qui le constituerait Il est drsquoembleacutee et pleinement

exteacuterieur Selon notre reconstitution de ce en quoi le concept du sujet devrait consister chez

Megrelidzeacute il srsquoagit donc non pas du Moi qui accompagnerait et unifierait les opeacuterations de la

conscience mais de lrsquoagent pratique qui se reacutealise par son activiteacute autrement dit en entrant en

relation avec lrsquoobjet par sa force creacuteatrice et transformatrice En contradiction avec tout usage

connu de ce terme le sujet peut mecircme chez Megrelidzeacute ecirctre deacutenueacute de la conscience de soi car

la relation pratique du sujet avec lrsquoobjet nrsquoimplique pas neacutecessairement le retour du sujet sur soi-

mecircme Il peut travailler en eacutetant complegravetement absorbeacute par son objet Pour Megrelidzeacute un tel eacutetat

nrsquoest pas un eacutepisode ou un eacutetat temporaire du sujet mais prend la dimension de lrsquoeacutepoque ou du

stade initial de lrsquohistoire humaine

Sauf quelques remarques drsquoouverture contre Fichte ougrave Megrelidzeacute affirme que le devenir

conscient (осознание) commence non pas agrave partir de lrsquoauto-position du sujet comme un ecirctre (un

possible renvoi agrave Descartes) ou moi absolu mais agrave partir des objets exteacuterieurs la question du

devenir auto-conscient de la conscience nrsquoest pas discuteacutee dans des termes philosophiques mais

sur la base de la meacutethode paleacuteontologique deacuteveloppeacutee par Nikolas Marr dans le cadre de sa

Nouvelle science de la langue Cela rend sa reacuteflexion encore plus heacuteteacuterogegravene Dans le chapitre

preacutecegravedent il a deacutejagrave eacuteteacute question de la critique de la conception taylorienne de lrsquohistoire humaine

contre laquelle Megrelidzeacute affirmait que le premier homme percevait non pas tout ce qui lui eacutetait

donneacute dans le monde et la nature mais seulement les objets de son activiteacute Ici Megrelidzeacute

poursuit cette ligne de discussion en insistant encore plus sur les donneacutees linguistiques Si les

choses se font place dans la conscience non en tant qursquoexistants mais comme creacuteeacutees et produites

Megrelidzeacute souligne que cela a des reacutepercussions sur la maniegravere dont nous devrions envisager le

partage entre la nature et la culture Mais au lieu de sa conception de la perception crsquoest donc la

meacutethode paleacuteontologique de la langue qui lui servira drsquoappui Appliqueacutee agrave la langue mais aussi agrave

la mythologie et archeacuteologie cette meacutethode a la preacutetention de permettre une remonteacutee jusqursquoagrave

des eacutetapes reculeacutees dans le deacuteveloppement de la penseacutee humaine Voyons donc cela agrave lrsquoexemple

de lrsquoanalyse paleacuteontologique des mots laquo nature raquo et laquo culture raquo reprise par Megrelidzeacute dans le but

149

drsquoune reconstruction du mode de perception et de penseacutee des premiers hommes Marr constate

que les versions latines de ces mots remontent agrave la mecircme uniteacute seacutemantique qui est le mot

laquo main raquo et donc par leur signification originale impliquent non pas ce qui serait auto-engendreacute

et laquo naturel raquo mais sont porteurs drsquoun indice de leur origine laquo artificielle raquo et laquo produite raquo

Pourtant eacutevidemment ils nrsquoont jamais eacuteteacute tout agrave fait identiques car dans ce cas on nrsquoaurait pas

deux termes diffeacuterents En effet la distinction entre la nature et la culture eacutetait originellement

poseacutee autrement que ce que suppose notre distinction actuelle Elle nrsquoeacutetait donc pas une

diffeacuterence entre drsquoun cocircteacute la culture qui serait produite par lrsquohomme et de lrsquoautre cocircteacute la nature

auto-engendreacutee qui existerait comme un monde mateacuteriel indeacutependant de lrsquoactiviteacute creacuteatrice de

lrsquohomme Cette compreacutehension est le reacutesultat du deacuteveloppement tardif du mode de la production

et de la technique ainsi que de lrsquoordre social et de la penseacutee humaine Aux premiegraveres eacutetapes la

nature et la culture partageaient le caractegravere drsquoartificialiteacute or la culture eacutetait produite par

lrsquohomme alors que la nature eacutetait produite par une force invisible La constatation de

lrsquoindiffeacuterenciation initiale entre la nature et la culture et lrsquoorigine culturelle et artificielle des

deux implique que la notion de la naturaliteacute est secondaire Megrelidzeacute suite agrave Marr avant de

prendre la distinction entre la nature et la culture comme ontologique la historicise Pour ce faire

Megrelidzeacute propose drsquoanalyser une chaicircne des transformations seacutemantiques en remontant agrave des

formes anciennes de la langue geacuteorgienne Voyons lrsquoexemple drsquoanalyse paleacuteontologique qui

serait la preuve de lrsquoindistinction originelle entre le naturel et lrsquoartificiel Il ramegravene les notions

laquo faire raquo ou laquo produire raquo agrave la notion comme il dit naturelle drsquo laquo engendrer raquo Il part du mot

geacuteorgien archaiumlque laquo shua raquo (eacutequivalent du mot laquo engendra raquo dans la citation suivante

laquo Abraham engendra Isaac Isaac engendra Jacob Jacob engendra Juda et ses fregraveres raquo Math 1

2) et lrsquointerpregravete non comme laquo donner naissance raquo (car un homme ne peut pas accoucher) mais

comme laquo faire raquo laquo produire raquo Ensuite il indique les deacutefinitions de ce-mecircme mot en geacuteorgien

moderne (ougrave il a acquis la forme laquo sho-ba raquo) laquo naissance raquo laquo ilelle170 a engendreacute raquo laquo ilelle

fait produit raquo Et enfin en affirmant que les deux mots ont la mecircme racine il relie ce mot avec le

mot laquo shro-ma raquo qui signifie laquo travail raquo La paleacuteontologie de la langue montre donc que sa

seacutemantique historique relegraveve du deacuteveloppement de la penseacutee et les notions que lrsquoon aurait la

tendance de nos jours agrave attribuer aux eacutetats ou modes de fonctionnement de la nature eacutetaient

originellement rameneacutees agrave lrsquoactiviteacute humaine au travail Megrelidzeacute invoque encore une autre

170 La cateacutegorie du genre grammatical est eacutetrangegravere agrave la langue geacuteorgienne

150

analyse paleacuteontologique qui montrerait que la naissance de lrsquohomme eacutetait comprise non

seulement comme la production mais eacutegalement comme un fait social Cette fois-ci il srsquoagit des

mots russes pour laquo engendrer raquo laquo donner naissance raquo qui remontent au mot laquo genre raquo (род) ou

laquo ligneacutee raquo et donc drsquoune cateacutegorie sociale Par conseacutequent la laquo naissance raquo a ducirc ecirctre consideacutereacutee

drsquoembleacutee comme une entreacutee dans le collectif social ou dans lrsquoappartenance agrave un totem et relevait

donc de la dimension sociale et non pas naturelle

Megrelidzeacute essaye de deacute-ontologiser non seulement les cateacutegories de la nature et de la

culture et toujours par la meacutethode paleacuteontologique il historicise la cateacutegorie de laquo lrsquoecirctre raquo

eacutegalement Il affirme que la notion de lrsquoecirctre ndash comme un eacutetat indeacutependant et isoleacute - nrsquoexistait pas

tout comme nrsquoexistait pas lrsquoexpression laquo il y a raquo Pour lrsquoexprimer lrsquoon faisait recours aux verbes

tels que laquo avoir raquo laquo posseacuteder raquo ou bien au mot laquo main raquo (ecirctre dans la laquo main raquo de la collectiviteacute)

Il srsquoappuie eacutegalement sur Levy-Bruhl selon qui on ne connait quasiment aucune socieacuteteacute

primitive qui ait en usage le verbe laquo ecirctre raquo Ses eacutequivalents fonctionnels pouvaient ecirctre les

pronoms de lieu transformeacutes en verbe En mecircme temps comme lrsquoaffirme Marr en langue russe

laquo ecirctre raquo coiumlncidait avec laquo prendre raquo ou laquo posseacuteder raquo et qui plus est si lrsquoon remonte la chaine

seacutemantique encore plus loin dans le temps il deacutesignait le laquo bien raquo la laquo possession raquo

laquo lrsquoopulence raquo

A la base de ces exemples (et quelques autres encore) Megrelidzeacute reacuteitegravere donc la thegravese poseacutee

dans le chapitre preacuteceacutedent sur le lien entre la perception et lrsquoactiviteacute pratique et la langue qui y

est intriqueacutee et en porte lrsquoinformation seacutedimenteacutee

laquo Tout cela deacutemontre que les choses et les pheacutenomegravenes (явления) nrsquoexistaient pour la

conscience humaine aux premiers eacutetapes de son deacuteveloppement que dans la mesure ougrave elles eacutetaient

lrsquoobjet de la possession de lrsquoactiviteacute ou de lrsquointeacuterecirct de lrsquohomme Tout le reste nrsquoayant pas de

rapport agrave sa vie eacuteconomique et sociale nrsquoeacutetait pas aperccedilu nrsquoeacutetait pas pris en compte (не

осознавалось) Ainsi les choses eacuteveacutenements et pheacutenomegravenes naturels marqueraient leur expression

langagiegravere agrave partir des objets artificiels des choses qui ont eacuteteacute deacutejagrave laquo apprivoiseacutees raquo par

lrsquohomme raquo171

171 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 199

151

Le point suivant du chapitre concerne la question de la conscience de soi qui est une des

conseacutequences de la thegravese sur la perception deacutesormais confirmeacutee eacutegalement par la linguistique

marriste Etant donneacute que selon elle la conscience rendait compte des choses agrave travers leur prise

en possession (notons que cela ne veut pas encore dire la proprieacuteteacute mais la disponibiliteacute drsquoune

chose pour la manipulation) lrsquoactiviteacute pratique et lrsquointeacuterecirct dans la vie eacuteconomique de lrsquohomme

alors la conscience de soi crsquoest-agrave-dire la perception du moi a ducirc ecirctre un fait assez tardif

historiquement Lrsquohomme nrsquoavait pas besoin de rendre compte de soi-mecircme Dans lrsquoactiviteacute

pratique crsquoest moins important que de se rendre compte des choses qursquoon travaille La reacuteflexion

sur soi-mecircme peut mecircme empecirccher la compreacutehension des choses car elle deacutetourne lrsquoattention de

lrsquoobjectif pratique et rend les opeacuterations de lrsquoorientation dans le milieu plus difficiles

Voici encore un autre argument de caractegravere logique pour la secondariteacute de la conscience de

soi la reacuteflexion et lrsquoapprofondissement en soi-mecircme ne peuvent pas y trouver du rien si la

conscience est vide de contenu objectif (crsquoest-agrave-dire si elle est deacutenueacutee des images et des

repreacutesentations des objets) Autrement dit le Moi ne peut se penser qursquoagrave travers le contenu

objectif de la conscience Et comme le contenu arrive dans la conscience agrave travers le travail et la

pratique ceux-ci preacutecegravedent logiquement la conscience de soi Evidemment il ne srsquoagit pas

seulement des objets mais de la compreacutehension des eacutetats ou des actions eacutegalement Ainsi par

exemple crsquoest le couteau lui-mecircme un produit de travail humain qui en acqueacuterant la fonction

de lrsquooutil ndash crsquoest-agrave-dire celle drsquoun organe de lrsquoactiviteacute humaine ndash rend possible la compreacutehension

de la notion de lrsquoactiviteacute de laquo couper raquo Crsquoest donc agrave travers les objets qursquoil a lui-mecircme produits

que lrsquohomme srsquoest rendu compte de sa propre existence Lrsquohomme se connaicirct agrave travers le monde

qursquoil creacutee Mais comme nous savons deacutejagrave par son travail lrsquohomme actualise tout le complexe

social et produit donc non seulement les objets et le monde culturels mais les rapports sociaux

eacutegalement Selon Megrelidzeacute historiquement lrsquohomme est arriveacute agrave la connaissance de soi (ce qui

dans le sens strict correspond pour lui au moment de la naissance de la philosophie) non pas par

une reacutealisation immeacutediate de son moi individuel mais suite agrave une tregraves longue eacutetape dans le

deacuteveloppement de la penseacutee humaine ougrave le sujet se comprenait comme un sujet collectif

Crsquoest justement le passage du sujet collectif au sujet individuel ndash ou plus preacuteciseacutement celui

de la conscience collective agrave la conscience de soi individuelle - que Megrelidzeacute discute en

troisiegraveme temps dans ce chapitre Il se sert de la meacutetaphore du miroir pour deacutecrire lrsquoapparition de

la conscience de soi chez lrsquohomme Il srsquoagit du laquo miroir social raquo et de lrsquoimage que les rapports

152

sociaux renvoient aux membres de la socieacuteteacute sur eux-mecircmes La maniegravere dont lrsquohomme se

conccediloit est donc indissociable de lrsquoimage qui lui est renvoyeacutee par les rapports sociaux dans

lesquels il se trouve Le premier homme nrsquoavait pas drsquoimage de son moi individuel car les

rapports sociaux autour de lui eacutetaient de caractegravere greacutegaire (стадность) Il nrsquoavait donc aucune

conception de la personnaliteacute ni de la sienne propre ni de celle de lrsquoautre La penseacutee tant du

moi que de lrsquoautre eacutetait indissociable de leur appartenance au groupe Par conseacutequence la seule

distinction possible eacutetait celle entre les siens et les ennemis A cette eacutetape lrsquoindistinction entre la

personne et son collectif allait de pair avec lrsquoabsence drsquointeacuterecircts particuliers Mecircme la sensibiliteacute

eacutetait collective Les vestiges drsquoune telle penseacutee et drsquoune telle sensibiliteacute Megrelidzeacute les deacutecouvre

dans la coutume de la vengeance par le sang La responsabiliteacute pour une infraction ne tombe pas

sur lrsquoindividu qui lrsquoa commise mais sur toute la collectiviteacute agrave laquelle il appartient (la tribu la

famille) Le chacirctiment est donc juste mecircme srsquoil tombe sur une tierce personne degraves lors qursquoelle

appartient agrave la collectiviteacute du violateur La responsabiliteacute collective implique que drsquoun cocircteacute

lrsquoinfraction devient la responsabiliteacute du collectif entier associeacute au violateur et que de lrsquoautre

cocircteacute le collectif entier de celui qui a subi la violation se considegravere comme victime Par

conseacutequent nrsquoimporte quel membre de la collectiviteacute peut se venger en infligeant le chacirctiment agrave

nrsquoimporte quel membre du groupe victime Mais un tel fonctionnement est rendu possible par le

caractegravere collectif de la sensibiliteacute et par lrsquoindiffeacuterenciation eacutepisteacutemologique de lrsquoindividu de son

groupe

Remarquons rapidement que mecircme si Megrelidzeacute partage un certain scheacutema progressiste du

deacuteveloppement du complexe social il lui est propre de penser la non-contemporaneacuteiteacute de ses

eacuteleacutements La non-contemporaneacuteiteacute srsquoexplique par la notion importante de seacutedimentation En se

seacutedimentant les eacuteleacutements de nature diffeacuterente se fixent ndash dans la mateacuterialiteacute drsquoun objet de la

culture mateacuterielle dans la langue dans des coutumes particuliegraveres ndash et font reacutesistance agrave des

mouvements de transformation Et crsquoest bien la non-contemporaneacuteiteacute des pheacutenomegravenes de la vie

humaine qui rend possible la penseacutee humaine qui comme nous avons vu pour se maintenir dans

la dureacutee ne pas srsquoeacuteteindre et disparaitre neacutecessite une continuiteacute et un effort permanent Drsquoautre

part crsquoest bien la seacutedimentation de la penseacutee qui rend possible la recherche et la reconstruction

de ses formes historiques Donc la penseacutee par sa nature historique et mateacuterialiste exige une

recherche conforme agrave cette nature Encore une fois nous voyons se rapprocher la description ou

153

lrsquoexplication de lrsquoobjet de recherche et la meacutethode de recherche lrsquoun de lrsquoautre Mais Megrelidzeacute

ne parle jamais de sa meacutethode Est-ce pourtant qursquoil ne lrsquoeacutelabore pas

Mais revenons agrave la lettre de son texte Outre ces survivances du type collectif de

lrsquoorganisation de la vie sociale mais eacutegalement de la sensibiliteacute et de la conscience ou maniegravere

de penser que nous avons vu agrave lrsquoexemple de la vendetta crsquoest la langue qui est une source riche

pour remonter agrave ces eacutetapes reculeacutees de lrsquohistoire humaine Cette fois-ci il ne srsquoagit pas des

analyses historico-seacutemantiques des mots (le terme laquo eacutetymologie raquo nrsquoa pas place dans la

terminologie de la theacuteorie de Marr) mais de la forme de la langue et des cateacutegories qui se

deacuteveloppait dans son inteacuterieur (la theacuteorie marriste ne tolegravere pas le terme laquo grammaire raquo non plus

qui est une approche formelle et scholastique et mecircme si dans les exemples qui suivront il

srsquoagira de cateacutegories grammaticales comme les numeacuteratifs et les pronoms elles ne seront pas

envisageacutees du point de vue morphologique comme on aurait tendance agrave srsquoy attendre mais

toujours selon leur fonction seacutemantique relevant drsquoun certain mode de penseacutee) Regardons les

exemples que Megrelidzeacute nous en donne Premiegraverement crsquoest la conclusion agrave laquelle sont

arriveacutes Marr et Mechtchaninov que dans le deacuteveloppement de la langue la cateacutegorie du pluriel

preacutecegravede le singulier Le fait que le pluriel soit plus ancien prouverait que les premiegraveres socieacuteteacutes

ont ducirc ecirctre organiseacutees autour du travail et proprieacuteteacute collectifs Deuxiegravemement selon Marr

lrsquoexamen des couches les plus anciennes de la langue montrerait que les pronoms de la premiegravere

et de la deuxiegraveme personne du singulier (moi toi) sont eacutegalement drsquoorigine tardive Lrsquoapparition

des pronoms dans la langue serait donc lieacutee agrave lrsquoeacutetape ougrave les hommes se repreacutesentaient encore

comme personnes collectives unies sous le mecircme totem comme des laquo moi-totems raquo Crsquoest bien

le totem qui eacutetait deacutesigneacute par le pronom en troisiegraveme personne du singulier Ce dernier faisait

donc reacutefeacuterence agrave la repreacutesentation singuliegravere de la collectiviteacute Ainsi de point de vue geacuteneacutetique

le pronom de la troisiegraveme personne du singulier est plus ancien que les pronoms de la premiegravere et

deuxiegraveme personne du singulier Cela veut eacutegalement dire que la premiegravere notion du singulier

qui soit apparue dans la langue prenait son origine dans le pronom de la premiegravere personne

du pluriel laquo nous ndash le collectif raquo En effet le pronom singulier en troisiegraveme personne eacutetait la

personne collective et deacutesignait le groupe social crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute

Les traces du pronom de la troisiegraveme personne du singulier sont preacuteserveacutes dans certaines

formes des verbes geacuteorgiens en premier personne du singulier comme laquo je suis malade raquo ou laquo jrsquoai

soif raquo (მჭირს მწყურია) qui outre le suffixe de la premiegravere personne du singulier

154

comprennent aussi le suffixe de la troisiegraveme personne du singulier et pourraient ecirctre

analytiquement deacuteconstruits de la maniegravere suivante laquo il crsquoest-agrave-dire (selon lrsquointerpreacutetation de

Marr) le totem ou lrsquoesprit de la maladiede lrsquoeau me possegravede raquo Les verbes qursquoaujourdrsquohui nous

classons comme impersonnels ne lrsquoeacutetaient pas dans les temps preacutehistoriques Ils faisaient

reacutefeacuterence agrave la personne collective surnaturelle ou au totem tout court Il en va de mecircme des

formes verbales telles que laquo il fait chaud raquo en franccedilais ou laquo es regnet raquo en allemand Crsquoest

seulement dans le cadre de la laquo grammaire scholastique raquo qursquoelles sont interpreacuteteacutees comme

impersonnelles En revanche dans le cadre de la linguistique qui est attentive agrave la mateacuterialiteacute de

la langue il devient clair que dans le cas des verbes impersonnels il srsquoagissait des

repreacutesentations de diffeacuterents ecirctres surnaturels censeacutes infliger la maladie la soif la faim ou

provoquer des diverses pheacutenomegravenes meacuteteacuteorologiques

Quant agrave la diffeacuterentiation du moi individuel du moi collectif originairement identifieacute au

totem ce procegraves est lieacute selon Marr agrave lrsquoapparition drsquoune certaine forme de la proprieacuteteacute

notamment agrave la proprieacuteteacute personnelle La conscience du moi propre est historiquement lieacutee agrave la

proprieacuteteacute personnelle (la proprieacuteteacute priveacutee reacutesulte drsquoun deacuteveloppement encore plus tardif)

laquo Conscience [de soi comme] drsquoun particulier possesseur de certains biens conscience [de soi

comme] du seigneur (хозяйна) est agrave lrsquoorigine historique de la conscience de soi comme drsquoun moi

individuel Mecircme la conscience collective tel le moi toteacutemique ou tribal eacutetait possible gracircce agrave la

possession collective crsquoest-agrave-dire agrave la base de la conscience de la proprieacuteteacute toteacutemique et

patrimoniale raquo172

Par lrsquoanalyse paleacuteontologique du mot geacuteorgien pour la laquo proprieacuteteacute raquo en passant par une

multipliciteacute de langues comme le sсythe lrsquoarabe ou le grec (qui est assez difficile agrave suivre

comme la plupart des analyses de Marr) Megrelidzeacute conclut avec Marr que tout ce qui

appartenait agrave la tribu eacutetait la proprieacuteteacute du totem Et lagrave il srsquoagit non seulement des objets de la

proprieacuteteacute personnelle (le vecirctement les ustensiles) mais des hommes eux-mecircmes Crsquoest donc la

compreacutehension de la proprieacuteteacute dans sa forme collective qui explique le meacutecanisme de la

conscience du moi collectif car celui-ci se comprend comme la proprieacuteteacute du totem crsquoest-agrave-dire

comme faisant partie du collectif

172 Ibid p 207

155

Nous pourrions dire que le moi au lieu drsquoecirctre un eacuteleacutement structurel de la conscience

(contrairement au concept du sujet dans la philosophie moderne structurellement et

originairement conscient de soi) nrsquoest qursquoun de ces objets possibles et comme tous les objets il

ne trouve de place en elle ndash cest-agrave-dire nrsquoest pas compris ou encore nrsquoest pas inteacutegreacute dans le

champ de conscience comme un de ses eacuteleacutements participant dans la structuration de son contenu

ndash qursquoau moment ougrave la vie pratique motive la conscience pour sa perception (crsquoest-agrave-dire pour

son identification en qualiteacute drsquoun objet nouveau) et pour une transformation de son contenu suite

agrave la reconfiguration que lrsquointroduction de ce nouvel objet provoque dans le reacuteseau des relations

qui constituent le contenu de la conscience La perception du moi crsquoest-agrave-dire la reconfiguration

de la conscience en une conscience de soi est le reacutesultat de la croissance de la productiviteacute ainsi

que de la taille de la collectiviteacute qui a creacuteeacute le pheacutenomegravene de la distribution du travail Dans les

nouvelles conditions qui impliquaient lrsquoapparition drsquoune forme individuelle de proprieacuteteacute la

conscience pour pouvoir srsquoorienter dans le milieu changeacute a du se transformer en conscience de

soi Nous voyons donc que les reacutesultats des analyses linguistiques permettent agrave Megrelidzeacute de

rester fidegravele premiegraverement agrave sa conception du complexe social car dans ses explications tous

ses eacuteleacutements sont invoqueacutes et mis au service de lrsquoexplication deuxiegravemement agrave sa thegravese

ontologique et eacutethique selon laquelle le sujet nrsquoa pas de dimension inteacuterieure et se manifeste

pleinement agrave lrsquoexteacuterieur (la conscience de soi srsquoinstaure suite agrave la perception du moi tel un objet

exteacuterieur et notamment comme une image renvoyeacutee par le laquo miroir social raquo)

Nous voudrions conclure notre chapitre par quelques consideacuterations sur la structuration de la

premiegravere partie des Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de Konstantineacute

Megrelidzeacute et poser quelques questions suggeacutereacutees par sa structure Tregraves rapidement par quelques

derniegraveres phrases du cinquiegraveme chapitre et ainsi de la premiegravere partie du livre Megrelidzeacute nous

fait comprendre deux points importants Le premier consiste en ceci que lrsquoapparition de la

conscience de soi est rameneacutee agrave la rupture de la communication organique avec le milieu dont il

srsquoagissait dans le deuxiegraveme chapitre Ainsi cette remarque permet de situer les propos exprimeacutes

dans ce chapitre par rapport agrave ses reacuteflexions preacuteceacutedemment exposeacutees quant au passage de lrsquoeacutetat

de conscience animale agrave la conscience humaine Le deuxiegraveme point consiste en ceci que

156

lrsquoapparition de la conscience de soi marque le deacutebut de la penseacutee proprement humaine alors que

ce qui la preacutecegravede y compris la conscience collective est mis agrave eacutegaliteacute avec lrsquoeacutetat animal Cette

remarque explique la division du livre en deux parties car le sujet de la deuxiegraveme partie est

justement la penseacutee humaine Pourtant cette constatation qui agrave premiegravere vue marque les limites

conceptuelles des deux parties nrsquoeacuteclaire en rien le but de la premiegravere partie Citons ce passage et

soulignons encore que les quelques lignes comprenant ces points nodaux pour la compreacutehension

du tout du livre ont eacuteteacute censureacutees et ne sont lisibles dans aucune des eacuteditions sauf dans le bon agrave

tirer de 1937 La disparition de ces remarques est manifestement un effet collateacuteral de

lrsquoeacutelimination des passages sur Marr car elles y sont organiquement enchevecirctreacutees et ne relegraveve

drsquoaucune autre motivation de la part des censeurs

laquo La penseacutee - dans le sens humain ndash relegraveve avant toute chose de lrsquoorientation individuelle et

non pas drsquoun appareil biologique du caractegravere greacutegaire qui fonctionne sans conscience [de soi] Pour

que la penseacutee commence agrave se deacutevelopper il fallait que la personne se particularise et perde la

conscience greacutegaire Cette eacuteleacutevation de la conscience de soi de la personne a eu lieu comme nous

lrsquoavons vu drsquoabord gracircce agrave la disruption des liens naturels et biologiques et deuxiegravemement gracircce

au deacuteveloppement des nouvelles formes de proprieacuteteacute raquo173

Mais avant drsquoarriver agrave ce passage final le lecteur a lrsquoimpression que dans ce chapitre

Megrelidzeacute discute drsquoune premiegravere socieacuteteacute humaine agrave laquelle il remonte agrave travers lrsquoanalyse

paleacuteontologique de la langue ainsi que par les seacutedimentations de certains des eacuteleacutements de cette

eacutepoque historique dans les coutumes qui ont surveacutecu Il doit donc srsquoagir drsquoune certaine forme de

la socieacuteteacute humaine qui est caracteacuteriseacutee par une certaine pratique (laquo le travail collectif raquo qui

preacutecegravede la division du travail) par une certaine langue ainsi que par un certain type de penseacutee

qui se base sur la conscience collective La conscience est collective dans la mesure ougrave en eacutetant

entiegraverement orienteacutee vers les objets de pratique elle ne contient pas de savoir sur soi-mecircme qui

serait distinct de la nature et des autres consciences A cet eacutetat de conscience correspond

eacutegalement une sensibiliteacute collective Elle implique ceci que lrsquohomme qui fait corps avec la

collectiviteacute se sent affecteacute par ce qui affecte la collectiviteacute dans son entiegravereteacute et nrsquoayant pas de

conscience de son individualiteacute ne peut pas se lrsquoattribuer drsquoune maniegravere individuelle Dans cette

173 Ibid p 210

157

description nous voyons se reacuteunir tous les eacuteleacutements du complexe social qui relegraveve du mode de

vie humaine crsquoest-agrave-dire de la vie sociale et historique Or en allant contre cette impression

dans le passage final de la premiegravere partie du livre que nous venons de citer Megrelidzeacute affirme

que crsquoest bien lrsquoapparition de la conscience de soi qui marque le passage de lrsquoeacutetat animal agrave lrsquoeacutetat

humain Il nous devient clair que lrsquoapparition de la conscience de soi coiumlncide avec ce que en

comparant les modes de communication animal et humain Megrelidzeacute avait deacutecrit comme

lrsquoindividualisation du contenu de la conscience gracircce agrave laquelle le sujet srsquoeacutemancipe de la relation

immeacutediate avec son milieu En effet nous comprenons maintenant que dans le cinquiegraveme

chapitre quand bien mecircme il est question du travail de la conscience et de la sensibiliteacute

collective il ne srsquoagit pourtant pas du complexe social mais de lrsquoeacutetat preacutehistorique et preacute-

humain que Megrelidzeacute qualifie drsquoanimalesque suite aux mots de Marx tireacutes de LrsquoIdeacuteologie

allemande

laquo hellip La conscience de la neacutecessiteacute drsquoentrer en rapport avec les individus qui lrsquoentourent marque

pour lrsquohomme le deacutebut de la conscience de ce fait qursquoil vit somme toute en socieacuteteacute Ce deacutebut est

aussi animal que lrsquoest la vie sociale elle-mecircme agrave ce stade il est une simple conscience greacutegaire et

lrsquohomme se distingue ici du mouton par lrsquounique fait que sa conscience prend chez lui la place de

lrsquoinstinct ou que son instinct est un instinct conscient raquo174

Nous pourrions mecircme dire que lrsquoessentiel des reacuteflexions de Megrelidzeacute jusqursquoici a eacuteteacute de

commenter et preacuteciser ce passage de Marx en srsquoarmant des instruments de la psychologie de la

Gestalt de la linguistique marriste ainsi que des donneacutees ethnologiques Mais ce faisant

Megrelidzeacute se trouve coinceacute dans une contradiction car drsquoun cocircteacute il fait une distinction rigide

entre les modes de communication animal et humain et deacuteveloppe toute une reacuteflexion en

qualifiant cette derniegravere comme une actualisation (permanente) du complexe social mais quand

il srsquoagit drsquoexpliquer le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre il ne peut caracteacuteriser lrsquoeacutetat preacutesocial que dans

des termes qui selon sa propre affirmation ne sont adeacutequats que pour lrsquoeacutetat social La tension

entre les reacuteflexions synchronique et geacuteneacutetique que nous avons identifieacutee degraves le deacutebut du livre ne

fait donc que srsquoaggraver vers la fin de cette partie du livre Par conseacutequent la question que nous

devrions poser concerne le statut du complexe social dans le projet de Megrelidzeacute Pourquoi la

174 Karl MARX Friedrich ENGELS Lrsquoideacuteologie allemande Editions sociales Paris 1968 p 60

158

conception du complexe social qui se veut historisant et mateacuterialiste ne se construit-elle pas agrave

travers une analyse concregravete de la matiegravere historique mais est degraves le deacutebut poseacutee drsquoune maniegravere

laquo ideacutealiste raquo comme une structure composeacutee de trois termes (travail langue et penseacutee auxquels

srsquoajoute lrsquooutil de travail) qui par leur deacutetermination reacuteciproque meacuteriteraient agrave leur ensemble

drsquoecirctre qualifieacute de laquo dialectique raquo et par la dominance de lrsquoeacuteleacutement du travail lui garantirait

eacutegalement le qualificatif laquo mateacuterialiste raquo En prenant en compte la tension entre la preacutetention

historiciste et la theacutematisation du fait anhistorique de la conception du complexe social nous

pourrions formuler la question qui devrait ecirctre poseacutee sur son compte en trois points

1) Faut-il le voir comme une tentative de combler notre savoir quant aux conditions de la vie

humaine agrave lrsquoaube de lrsquohistoire ou autrement dit comme sa reconstruction de point de vue drsquoun

certain marxisme Il est douteux qursquoil puisse ou veuille reacutepondre agrave ce but Les reacuteflexions sont

orienteacutees vers la construction drsquoun certain cadre theacuteorique plutocirct que vers une reconstruction

historique

2) Sert-il agrave constituer une image de la condition humaine qui preacuteceacutederait ses aberrations

historiques et qui agrave lrsquoinstar drsquoune certaine theacuteorie de lrsquoeacutetat de la nature (drsquoorientation

rousseauiste plutocirct que celle qui est agrave lrsquoorigine de la tradition libeacuterale de la philosophie

politique) permettrait de deacuteduire une norme drsquoorganisation de la vie eacuteconomique de la socieacuteteacute

ndash Il nous paraicirct qursquoagrave cet eacutegard aucun romantisme nrsquoest possible chez Megrelidzeacute Crsquoest bien un

deacuteseacutequilibre dans les rapports pratiques et donc sociaux ainsi que la division du travail et le

deacuteplacement des limites eacutepisteacutemologiques qursquoun tel deacuteseacutequilibre a entraineacute qui amegravenent la

conscience agrave se rendre compte de soi-mecircme et devenir reacuteflexive Donc le deacuteseacutequilibre marque

lrsquoavegravenement de lrsquoegravere humaine et historique agrave proprement parler et preacutesente pour Megrelidzeacute un

passage progressiste sans eacutequivoque

3) Est-il ainsi conccedilu par Megrelidzeacute pour proposer une anthropologie marxiste Il est vrai

que drsquoun cocircteacute Megrelidzeacute srsquoappuie essentiellement sur les textes anthropologiques de Marx

(Ideacuteologie allemande Les manuscrits de 1844) et drsquoun autre cocircteacute il insiste beaucoup sur la

diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal ougrave le complexe social lui sert pour caracteacuteriser la condition

proprement humaine Neacuteanmoins le seul geste diffeacuterentiel ne suffit pas pour deacutevelopper un

projet anthropologique Au contraire le fait que Megrelidzeacute rende lrsquohomme complegravetement

immanent au complexe social lui permet de le deacute-essentialiser et deacutenaturaliser Par conseacutequent

celui de Megrelidzeacute est un proceacutedeacute neacutegatif et reacutesulte en ceci que le savoir sur lrsquohomme pris en

159

tant que tel nrsquoest pas possible car il ne peut pas se charger de contenu hors les donneacutees concregravetes

et historiques sur les eacuteleacutements constituants du complexe social Or tant que la structure du

complexe social reste poseacutee drsquoune maniegravere abstraite comme crsquoest le cas dans la partie du livre

dont nous avons discuteacute jusqursquoici (agrave lrsquoexception de lrsquoexcursion dans lrsquohistoire des couleurs et des

analyses linguistiques) lrsquoon ne peut qursquoen deacuteduire des deacutefinitions neacutegatives sur lrsquohomme

Une lecture possible que nous voudrions deacutefendre serait drsquoenvisager le complexe social non

pas comme lrsquoobjet de recherche mais comme le cadre meacutethodologique que Megrelidzeacute

deacuteveloppe pour ce que dans la preacuteface du livre il a drsquoune maniegravere peu explicite deacutefini comme la

science dialectique de la penseacutee Si lrsquoon adopte une telle perspective qui permettra de distinguer

lrsquoobjet et la meacutethode et de ne pas confondre le discours et le meacuteta-discours un certain nombre

drsquoambiguiumlteacutes dont il a eacuteteacute deacutejagrave question pourront disparaicirctre Si le complexe social nrsquoest qursquoun

cadre meacutethodologique qui permet drsquoexpliquer les modes de penseacutee (comme on verra dans la

deuxiegraveme partie du livre il srsquoagira drsquoideacutees) alors les contradictions que nous avons releveacutees en

connexion avec la probleacutematique de lrsquoorigine du complexe social apparaicirctront comme des

reacutesultats drsquoune fausse maniegravere de poser la question Dans cette perspective le but que se pose

Megrelidzeacute nrsquoest pas drsquoexpliquer lrsquoorigine de la socieacuteteacute humaine deacutecrit comme le complexe

social mais de fonder le complexe social comme un ensemble des paramegravetres qui permettraient

drsquoexpliquer lrsquoorigine des ideacutees ou des modes de pheacutenomeacutenalisation historique et sociale de la

penseacutee Donc on peut envisager le projet de Megrelidzeacute non pas comme une ontologie sociale

mais comme un nouveau type de science qui en partant des thegraveses ontologiques et

eacutepisteacutemologiques (que comme nous avons vu Megrelidzeacute met en opposition avec les

reacuteductionnismes physiologiques et psychologiques ainsi qursquoen opposition avec la philosophie ou

la sociologie bourgeoise) propose un cadre meacutethodologique qui expliquerait lrsquoorigine des modes

de la penseacutee et des ideacutees en connexion avec la totaliteacute sociale Crsquoest cette vision de totaliteacute qui

garantirait le caractegravere dialectique et mateacuterialiste de la nouvelle science de la penseacutee

En justification drsquoune telle lecture nous aurions deux arguments Lrsquoun est lieacute agrave la structure

du livre Lrsquoautre est donneacute dans deux articles de Megrelidzeacute ougrave on le voit appliquer cette

meacutethodologie dans lrsquoexplication de questions tregraves concregravetes Ici nous nous contenterons

drsquoexposer notre premier argument et on preacuteservera le deuxiegraveme pour la partie finale de notre

travail ougrave nous devrons revenir agrave la question des diffeacuterentes lectures possibles du livre qui

160

impliquent bien eacutevidemment des maniegraveres diffeacuterentes de comprendre la nature du projet que

Megrelidzeacute tente de deacutevelopper

Dans la premiegravere partie du livre nous avons pu identifier deux lignes drsquoargumentation

Parmi les cinq chapitres dont elle est composeacutee le premier le troisiegraveme et le quatriegraveme se

prolongent et constituent une ligne argumentative qui touche les questions concernant le

complexe social Chacun de ces chapitres analyse des eacuteleacutements de ce tout dialectique et la

relation circulaire entre ces eacuteleacutements 1) travail-socieacuteteacute 3) penseacutee-travail-socieacuteteacute 5) langue-

travail-socieacuteteacute-penseacutee Chaque chapitre suivant dans cette seacutequence se construit agrave partir des

reacutesultats de(s) chapitre(s) preacuteceacutedent(s) et ils forment une sorte drsquoascension dialectique au cours

de laquelle les eacuteleacutements du complexe social ainsi que leurs relations srsquoarticulent et se

concreacutetisent de plus en plus Cette ligne drsquoargumentation est difficile agrave repeacuterer car la seacutequence

des chapitres qui la constituent est intercaleacutee deux fois notamment par les chapitres deux et

quatre qui constituent une autre ligne drsquoargumentation concernant la question de la conscience

2) conscience 4) perception Remarquons eacutegalement que agrave notre avis cette deuxiegraveme ligne

drsquoargumentation ne finit pas ici mais se prolonge et culmine par le sixiegraveme chapitre ougrave

Megrelidzeacute srsquointerroge sur la nature du concept et sur sa formation dans la conscience crsquoest-agrave-

dire sur son eacutetat subjectif qui est suivie dans le reste du livre par la theacutematisation de lrsquoeacutetat

objectif du concept ou des ideacutees qui se pheacutenomeacutenalisent socialement Pourtant la ceacutesure entre les

deux parties tombe entre le cinquiegraveme et le sixiegraveme chapitres car comme nous avons deacutejagrave dit

elle marque le passage de la conscience non reacuteflexive agrave la conscience reacuteflexive cette derniegravere

eacutetant le lieu drsquoorigine de la penseacutee proprement humaine crsquoest-agrave-dire des concepts et des ideacutees

Mais en revenant agrave notre question il faut dire que les deux lignes drsquoargumentation que nous

avons identifieacutees ne restent pas isoleacutees Bien au contraire la conscience est envisageacutee comme le

support psychologique du complexe social qui apparaicirct comme une probleacutematique de lrsquoontologie

sociale Mais un tournant eacutetrange srsquoeffectue dans le cinquiegraveme chapitre ougrave agrave cocircteacute de la question

de la conscience de soi (deuxiegraveme ligne) lrsquoon trouve poseacutee la question de lrsquoeacuteleacutement du complexe

social qui jusque-lagrave restait sans theacutematisation agrave savoir celle de la langue (premiegravere ligne) Elle y

apparaicirct comme le lieu de seacutedimentation de la penseacutee ce qui est une caracteacuteristique ontologique

et se conforme bien avec une interpreacutetation ontologique du complexe social Mais tout de suite la

langue est exploiteacutee comme une ressource agrave partir de laquelle Megrelidzeacute reconstruit des traits

drsquoun certain mode de penseacutee Donc la langue acquiert un rocircle instrumental Crsquoest ce tournant qui

161

donne agrave penser que tout le complexe social pourrait ecirctre envisageacute comme un instrument

meacutethodologique En effet dans le cinquiegraveme chapitre la subordination de deux lignes

drsquoargumentation subit un changement et la conscience au lieu drsquoecirctre preacutesenteacutee seulement

comme le support psychologique du complexe social est poseacutee comme lrsquoobjet de reconstruction

par le moyen drsquoun des eacuteleacutements du complexe social A la lumiegravere de ces remarques citons un

passage du quatriegraveme chapitre Il est unique dans la mesure ougrave ce nrsquoest qursquoici que Megrelidzeacute

indique la virtualiteacute proprement meacutethodologique du complexe social

laquo Ce postulat sur la correspondance entre le mode de connaissance au mode drsquoappellation (il

srsquoagit des noms des couleurs ndash nous remarquons) est extrecircmement important car par cela srsquoinstaure

lrsquouniteacute originaire entre 1) lrsquoactiviteacute pratique 2) la penseacutee et 3) le langage (речью) Il nous permet de

nous orienter dans le passeacute historique drsquoidentifier des anciens formes de la penseacutee (crsquoest-agrave-dire des

compositions des penseacutees (мыслесложения)) de la langue (le contenu et la structure du langage)

ainsi que de lrsquoactiviteacute pratique (crsquoest-agrave-dire les compositions des choses (вещесложения) des

objets drsquousage courant et des rapports sociaux) dans le cas ougrave un de ces laquo paramegravetres raquo nous est plus

ou moins bien connu raquo175

Bien eacutevidemment nous ne preacutetendons pas que crsquoest la seule lecture laquo juste raquo des propos de

Megrelidzeacute Bien au contraire elle nrsquoest qursquoune des possibles et coexiste avec une lecture

ontologique qui est plus forte car plus eacutevidente mais en mecircme temps plus critiquable Nous y

reviendrons

Structure du livre ndash II

Mecircme si le lien entre la premiegravere et la deuxiegraveme partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute reste

ambigu la deuxiegraveme partie prise agrave part a une structuration plus claire que la premiegravere

Megrelidzeacute lui-mecircme la deacutecrit et formule lrsquoobjectif qursquoil y poursuit

Pour formuler son objectif il part de la constatation que dans les socieacuteteacutes historiquement et

geacuteographiquement distantes on trouve des complexes drsquoideacutees et des Weltanschauungen

175 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 216

162

diffeacuterentes les diffeacuterences eacutetant tellement grandes qursquoelles empecircchent une communication entre

leurs porteurs La question geacuteneacuterale qursquoil se pose donc est celle de savoir quelles sont les raisons

qui conditionnent drsquoune part lrsquoeacutemergence de telle ou telle ideacutee dans une socieacuteteacute donneacutee et

drsquoautre part quels sont les meacutecanismes qui garantissent leur maintien et domination A cette

interrogation il reacutepondra en deux temps premiegraverement du point de vue individuel il

srsquointerrogera sur la maniegravere dont les concepts se forment dans la conscience et deuxiegravemement il

discutera la maniegravere dont les ideacutees acquiegraverent une valeur sociale circulent et se reacutealisent

Lrsquoensemble de ces interrogations constitue la probleacutematique de la laquo pheacutenomeacutenologie sociale de

la penseacutee raquo Rappelons-nous qursquoinitialement Megrelidzeacute envisageait drsquoutiliser le terme

laquo pheacutenomeacutenologie raquo dans le titre de son livre Il srsquoagit ici de lrsquoun des rares moments dans le livre

ougrave il recourt agrave ce terme Cependant le sens du terme nrsquoest pas expliqueacute176 Dans la derniegravere partie

du livre nous discuterons les traces de la pheacutenomeacutenologie husserlienne repeacuterables dans lrsquoouvrage

de Megrelidzeacute La quintessence de la probleacutematique deacutesigneacutee comme laquo pheacutenomeacutenologie raquo

consiste en ceci que comme lrsquoaffirme Megrelidzeacute ce nrsquoest que par son existence objective que

la penseacutee devient saisissable pour soi-mecircme Vu que lrsquoexistence objective de la penseacutee consiste

en lrsquoimplication des ideacutees dans une circulation sociale ainsi que dans la reacutealiteacute culturelle investie

par les ideacutees on pourrait penser qursquoil srsquoagit drsquoune laquo pheacutenomeacutenalisation raquo de la penseacutee qui aboutit

agrave une sorte drsquoautoreacuteflexion par la meacutediation de la matiegravere sociale et historique Il serait leacutegitime

de penser que ce terme plutocirct qursquoune reacutefeacuterence agrave Husserl nous renvoie agrave Hegel Autant dire

qursquoau lieu drsquoeacuteclairer les intentions theacuteoriques de Megrelidzeacute ce passage ne les rend que plus

ambigueumls encore

Dans la deuxiegraveme partie du livre Megrelidzeacute entreprend donc lrsquoanalyse de lrsquoeacutemergence

historique des ideacutees dans deux perspectives drsquoabord dans le tregraves riche et ample sixiegraveme

chapitre il srsquoagira de lrsquoeacutemergence de lrsquoideacutee au niveau subjectif et ensuite dans les quatre

chapitres restants il sera question de la sociogenegravese des ideacutees ainsi que de leur circulation et de

leur reacutealisation sociale

VI Emergence de lrsquoideacutee Lrsquoobjectif de Megrelidzeacute dans ce chapitre le plus long et dense est

de deacutevelopper une conception de ce qursquoest le concept La neacutecessiteacute drsquoune telle conception

srsquoimpose agrave lui de maniegravere tant interne qursquoexterne Drsquoune part il faut expliquer la maniegravere dont

176 Cf Ibid p 228

163

srsquoorganise le contenu de la conscience Et drsquoautre part il est neacutecessaire de deacutevelopper une

conception mateacuterialiste du concept sans quoi la posture singuliegravere de ce projet par rapport agrave des

philosophies ideacutealistes restera ambigueuml

Faisons tout de suite quelques preacutecisions sur les termes A notre avis le titre de ce chapitre

ougrave figure le terme laquo ideacutee raquo ne convient pas au contenu du chapitre Mecircme si Megrelidzeacute

nrsquoexplique pas la diffeacuterence qursquoil y aurait entre lrsquoideacutee et le concept nous pensons que pour lui

lrsquoideacutee est ce qui est socialement incarneacute et ce qui participe agrave la communication que ce soit la

communication litteacuteraire entre des individus ou une exteacuteriorisation des sujets dans leurs

comportements dans les produits du travail ou dans les objets de la culture mateacuterielle (comme

nous lrsquoavons vu tout cela fait partie de la communication dont Megrelidzeacute a une conception

assez large) Alors que le concept se situe au niveau de la conscience et reacutesulte drsquoune certaine

organisation du contenu agrave partir des eacuteleacutements du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Cela ne veut

pourtant pas dire que la formation des concepts se deacuteroulerait drsquoune maniegravere purement subjective

et autonome conformeacutement agrave des formes aprioriques qui seraient propres agrave la conscience

humaine Dans ce cas lrsquoon ne serait pas tombeacute loin des positions ideacutealistes Bien au contraire la

vision mateacuterialiste consiste en une intoleacuterance radicale pour toute diffeacuterence entre la forme et le

contenu au niveau de la conscience Seul le concept a une forme mais cette forme nrsquoest autre

chose que la structuration du sens qui constitue le contenu de ce mecircme concept Or comme le

concept se structure dans une conformiteacute plus ou moins exacte et pleine avec la structuration du

champ objectif de lrsquoexpeacuterience qui de son cocircteacute nrsquoest jamais vide de la preacutesence des autres sujets

ou des eacuteleacutements du monde culturel il est toujours socialement et historiquement situeacute Par

conseacutequent les concepts sont toujours concrets mais en mecircme temps geacuteneacuteraliseacutes Quant aux

ideacutees ce sont les penseacutees en tant que mises en une circulation sociale Elles tombent sous les lois

de celle-ci et exigent une analyse agrave part Dans ce cas srsquoagirait donc drsquoune analyse sociologique

ou plus preacuteciseacutement de la sociologie du savoir agrave laquelle seront deacutedieacutes les chapitres restants du

livre

Pour donner au lecteur un avant-goucirct disons tout de suite que le concept selon Megrelidzeacute

est lrsquoensemble des rapports dans lesquels se trouve lrsquoobjet Autrement dit le concept drsquoun objet

est le scheacutema des rapports saisis par la conscience dans le champ objectif de lrsquoexpeacuterience Lrsquoon

pourrait dire eacutegalement que le concept est le reacuteseau des rapports dans lesquels son objet est

impliqueacute Dans des contextes (ou des reacuteseaux de rapports) diffeacuterents lrsquoobjet physiquement

164

identique aura donc des concepts diffeacuterents Par conseacutequence le concept est agrave la fois 1) concret

(car il est deacutefini comme singulier exclusivement par lrsquoensemble de ses rapports) et 2) geacuteneacuteral

(dans la mesure ougrave il est le centre commun ou geacuteneacuteral pour tous les rapports qui sont impliqueacutes

dans sa deacutefinition) Enfin il srsquoensuit que deux objets physiquement diffeacuterents peuvent avoir le

mecircme concept srsquoils se substituent dans le rocircle de centre des mecircmes rapports car ainsi ils auront

des contenus identiques Megrelidzeacute utilise cette conception du concept pour reacutefuter lrsquoideacutee de

Leacutevy-Bruhl sur la mentaliteacute preacutelogique selon laquelle laquo lrsquoesprit des primitifs est peu sensible agrave la

contradiction raquo177 celle-ci ignorerait la loi de non-contradiction propre agrave la logique formelle et

accepterait de penser un A comme un non-A Ce qui pour Leacutevy-Bruhl serait une diffeacuterence entre

deux formes de conscience (logique et preacutelogique) srsquoexplique donc tregraves bien du point de vue de

Megrelidzeacute par sa conception du concept sans qursquoil ait besoin de faire une quelconque diffeacuterence

entre des types de conscience Crsquoest dans ce sens-lagrave que comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute la

conscience loin drsquoecirctre aprioriquement deacutefinie est le lieu neutre pour la structuration des

contenus en concepts qui en tant que structureacutes en rapports creacuteent eux-mecircmes la forme qui leur

est propre

Megrelidzeacute entame la deacutefinition de ce qursquoest le concept (понятие) par une analyse

paleacuteontologique de ce terme Ce faisant il voudrait non seulement le deacutefinir mais eacutegalement

expliquer son eacutemergence historique Crsquoest bien agrave cette fin qursquoil emploie lrsquoanalyse

paleacuteontologique Celle-ci lui permet de situer lrsquoeacutemergence du concept dans la conscience au sein

du scheacutema stadiologique proposeacute dans la premiegravere partie du livre agrave savoir au moment ougrave la

conscience collective cegravede place agrave la conscience individuelle Ce preacutetendu repeacuterage historique est

donc envisageacute dans un cadre geacuteneacuteral de sa theacuteorie du deacuteveloppement de la conscience humaine et

ne peut ecirctre qualifieacute drsquohistorique que sous reacuteserve car y manque toute identification temporelle

ou geacuteographique Quant agrave lrsquoanalyse paleacuteontologique elle consiste en ceci qursquoil identifie les mots

qui par la ressemblance de leur racines deacutemontrent qursquooriginellement ils eacutetaient eacutetroitement lieacutes

ou coiumlncidaient avec le mot понятие (concept) ou понимание (compreacutehension) Ces eacuteleacutements du

sens se sont diffeacuterentieacutes plus tard en des mots isoleacutes en assumant des sens plus restreints et plus

deacutetacheacutes Par conseacutequent ces mots qui forment une seacuterie peuvent ecirctre consideacutereacutes comme des

termes qui se deacutefinissent reacuteciproquement Lrsquoanalyse paleacuteontologique repose sur le principe que le

177 Lucien LEVY-BRUHL La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 p 58

165

sens ainsi que la motivation (crsquoest-agrave-dire la raison de lrsquoeacutemergence) de la notion donneacutee ressortit

drsquoautant plus clairement si lrsquoanalyse remonte agrave des eacutetapes de son deacuteveloppement ougrave elle se

trouvait en un eacutetat drsquoindiffeacuterenciation (ou drsquoune diffeacuterentiation faible) par rapport aux autres

termes qui deacutesormais se preacutesentent comme une seacuterie Outre cela lrsquoanalyse paleacuteontologique

preacutetend exhumer le sens ainsi que la motivation drsquoun mot ou drsquoune notion dans la mesure ougrave elle

preacutesuppose une relation de reacuteflexion complegravete entre la penseacutee et la langue (plus haut nous avons

deacutejagrave releveacute ce point)

Megrelidzeacute part donc sur des laquo seacuteries paleacuteontologiques raquo lieacutees au mot russe понятие

(concept) понимать ndash понять ndash внимать ndash имати ndash ять ndash брать ndash взять ndash имя (les jalons

principaux de cette seacuterie sont les suivants comprendre ndash avoirposseacuteder ndash prendre ndash nom) Il

trouve les mecircmes eacuteleacutements dans la langue grecque onoma ndash nomos ndash nemo qursquoil interpregravete

comme nom ndash mot ndash coutume ndash ordre ndash loi ndash distribuer ndash srsquoapproprier Ces seacuteries qui permettent

de remonter au stade laquo magique raquo de la vision du monde selon Megrelidzeacute montrent que la

langue degraves son origine reflegravete drsquoune maniegravere adeacutequate lrsquoessence de lrsquoacte de perception et de

compreacutehension (понимание) Le lien entre laquo comprendre raquo laquo saisir raquo laquo avoir en possession raquo et

laquo nom raquo linguistiquement attesteacute par la meacutethode marriste deacutemontrerait qursquoau stade de la penseacutee

magique lrsquoacte de compreacutehension eacutequivalait agrave lrsquoacte de prise en possession drsquoune chose agrave sa

soumission agrave la volonteacute du sujet agrave la capaciteacute drsquoexercer le pouvoir sur elle Aux actes simultaneacutes

de la saisie des choses par la conscience et de leur soumission agrave la volonteacute du sujet par le travail

se rajoute un troisiegraveme aspect de cet acte donner un nom agrave lrsquoobjet saisi Il srsquoagit donc drsquoun seul

acte ayant trois aspects Ces questions ont deacutejagrave eacuteteacute discuteacutees dans le chapitre V Il est cependant

inteacuteressant de noter que la langue cette fois-ci est la source non seulement de lrsquoinformation sur la

maniegravere dont la conscience saisit les choses les divers eacuteveacutenements ou les faits de la socieacuteteacute ou

autrement dit sur la maniegravere dont elle les perccediloit mais eacutegalement de lrsquoinformation sur le

fonctionnement de la conscience elle-mecircme Or la langue enregistre ce nouveau type

drsquoinformation agrave un certain moment historique celui ougrave apparaicirct la conscience individuelle

Autrement dit dans la langue on voit se seacutedimenter lrsquoinformation sur le fonctionnement de la

conscience au moment ougrave la conscience individuelle fait son apparition Megrelidzeacute propose

deux seacuteries paleacuteontologiques qui deacutevoilent ce passage dans la mesure ougrave il srsquoy agit non seulement

de la saisie pratique des choses ou de leur perception mais de leur compreacutehension intellectuelle

eacutegalement latin concipio ndash percipio ndash ceptum interpreacuteteacutes comme prendre ndash srsquoaccaparer ndash

166

prendre en possession ndash percevoir ndash remarquer ndash embrasser mentalement ndash comprendre ainsi

que lrsquoallemand greifen ndash begreifen ndash Begriff pour saisir - comprendre ndash concept Si dans le

premier groupe de seacuteries la compreacutehension est lieacutee avec la possessionsaisie et lrsquooctroi du nom

dans le deuxiegraveme groupe la possession et la saisie sont comprises non pas dans un sens pratique

mais en tant qursquoopeacuteration intellectuelle comprendre une chose veut dire la saisir ou la prendre

en possession mentalement Ce changement advenu dans la langue marque et reflegravete lrsquoeacutemergence

du concept comme une reacutealiteacute de la conscience humaine Quant agrave lrsquoexplication drsquoune telle

transformation Megrelidzeacute se limite agrave nous en donner des raisons geacuteneacuterales qui ont eacuteteacute articuleacutees

dans la premiegravere partie du livre en connexion avec la psychologie de la Gestalt les choses

peuvent ecirctre embrasseacutees mentalement seulement dans la mesure ougrave les relations objectives des

choses (crsquoest-agrave-dire la structuration du champ objectif) coupleacutees avec les besoins du sujet

orientent et poussent la conscience agrave leur saisie

Nous pensons que le deacutetour que Megrelidzeacute fait par lrsquoanalyse paleacuteontologique est bien

reacuteveacutelateur de son aspiration agrave expliquer la genegravese historique du pheacutenomegravene de compreacutehension et

de concept Mais la valeur ajouteacutee de ce proceacutedeacute est insignifiante car sans avoir pu

historiquement situer et expliquer drsquoune maniegravere mateacuterialiste (crsquoest-agrave-dire selon les standards

que lui-mecircme se pose) une telle transformation de la conscience il finit par revenir agrave la

description de la conscience dans des termes gestaltistes (ce qui a deacutejagrave eacuteteacute proposeacute dans le

deuxiegraveme chapitre du livre) Souvenons-nous que la compreacutehension consiste en un croisement de

deux facteurs subjectif (les relations objectives permettent agrave la conscience de les reproduire et

drsquoen former des concepts) et objectif (dans la seacutelection des relations agrave reproduire la conscience

est motiveacutee par des besoins et orienteacutee par les fins qursquoelle se pose pour les satisfaire) Il donne

donc les deacutefinitions suivantes

laquo La compreacutehension drsquoune chose ou drsquoune situation consiste en une vision (усмотрение) de

leur structure (строй структура) de leur place ou de leur signification dans le systegraveme des

problegravemes dont la conscience est occupeacutee Par conseacutequent le concept serait ce que la conscience voit

(усмотренное) comme la relation de sens (смысловое отношение) des objets la loi de la

structuration interne ou la signification reacuteelle des objets raquo178

178 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 230

167

En partant de ces deacutefinitions Megrelidzeacute pose une seacuterie de questions par lesquelles il entre

en deacutebat avec les philosophies ideacutealistes Ce sont les questions relatives au rapport entre concept

et repreacutesentation ainsi que la question connexe sur la geacuteneacuteraliteacute ou lrsquoabstraction ou encore celles

de la causaliteacute neacutecessiteacute et accidentaliteacute celles de la teacuteleacuteologie et historiciteacute mais eacutegalement la

question du nombre et des concepts matheacutematiques Voyons comment Megrelidzeacute essaie de

mettre ces questions dans une lumiegravere nouvelle agrave partir des preacutemisses gestaltistes qui sont les

siennes

Malgreacute le passage par la paleacuteontologie linguistique le deacutepliement de la probleacutematique de ce

chapitre commence par la reprise du point qui a eacuteteacute introduit dans le deuxiegraveme chapitre du livre

celui qui concernait le rocircle de la perception visuelle dans le devenir de la conscience humaine

(mecircme si lrsquoauteur ne fait plus de renvois explicites aux expeacuteriences sur les chimpanzeacutes effectueacutees

par les psychologues de la Gestalt) Megrelidzeacute en premier lieu tacircche de deacutefaire la diffeacuterence

principielle entre la repreacutesentation et le concept qui supposerait que la premiegravere serait instable et

deacutependrait de lrsquoexpeacuterience concregravete alors que le second serait immuable ayant sa source dans la

nature rationnelle de lrsquohomme Pour ce faire il ramegravene les deux agrave la perception visuelle Tant la

repreacutesentation que le concept impliquent selon lui le mecircme type drsquoopeacuteration intellectuelle Leur

diffeacuterence ne consisterait que dans la diffeacuterence de la matiegravere de perception ainsi que dans la

tacircche qui oriente le travail de la conscience Ainsi la matiegravere de perception peut faire preuve de

diffeacuterents degreacutes drsquouniteacute ou drsquointeacutegration optique Il peut y avoir drsquoune part les formations

indissociables comme par exemple le visage humain que lrsquoon aperccediloit en un coup comme une

uniteacute et non pas comme une addition des parties Le visage se donne immeacutediatement tel une

uniteacute de sens crsquoest-agrave-dire comme une image mais aussi comme une repreacutesentation dans la

mesure ougrave il srsquoagit drsquoune image qui peut ecirctre reproduite gracircce agrave la meacutemoire Mais drsquoautre part

tout ce qui ne remplit pas la condition drsquoindissociabiliteacute visuelle est donneacute agrave la perception

comme une formation faiblement inteacutegreacutee Il srsquoagit ici des complexes drsquoobjets qui peuvent

comporter diffeacuterents degreacutes drsquointeacutegration et peuvent donc avec une plus ou moins grande

difficulteacute ecirctre saisis comme uniteacutes porteuses drsquoun sens Dans le cas des formations faiblement

inteacutegreacutees le sens se donne non pas immeacutediatement (comme crsquoest le cas avec les images et

repreacutesentations) mais tout drsquoabord comme la regravegle ou la structure de lrsquointeacutegration des eacuteleacutements

de la formation donneacutee Megrelidzeacute encore une fois utilise ici agrave son avantage les termes

168

neacuteokantiens les formations optiquement bien inteacutegreacutees sont gegeben (donneacutees) alors que les

formations optiquement mal inteacutegreacutees sont aufgegeben (donneacutees comme tacircche) Dans le premier

cas la conscience est concentreacutee sur lrsquoimage de la chose et aperccediloit sa structure et son sens

immeacutediatement alors que dans le deuxiegraveme cas elle est occupeacutee par les lois qui relient les objets

drsquoune formation structureacutee et porteuse de sens Par la reconstruction des relations constituantes

drsquoune telle formation la conscience produit son concept Or comme cette construction est

deacutependante non seulement de la disposition des objets dans le champ de lrsquoexpeacuterience objective

mais eacutegalement de lrsquoorientation ou preacutedisposition de la conscience la production du concept se

trouve dans une double deacutependance envers lrsquoobjectiviteacute drsquoune part et envers lrsquointeacuterecirct de la

conscience de lrsquoautre part Le concept nrsquoest donc pas une cateacutegorie toujours eacutegale agrave elle-mecircme

ou exprimant toujours le mecircme mais il est changeant selon le changement que peut subir le sens

ou la fonction drsquoune chose ou drsquoun complexe drsquoobjets dans des contextes ou configurations

diffeacuterents Nous pensons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre la repreacutesentation et le

concept dans la theacuteorie eacutepisteacutemologique de Megrelidzeacute sert agrave une radicale refondation de celle-ci

sur une base mateacuterialiste et historiciste La subordination de la production des concepts par la

conscience agrave un principe optique non seulement redeacutefinit le concept mais enlegraveve agrave la conscience

(ou plus geacuteneacuteralement parlant agrave lrsquoappareil de connaissance humaine) toute deacutetermination

universaliste et anhistorique La seule deacutetermination de ce type comme nous lrsquoavons vu

articuleacutee par Megrelidzeacute dans une zone drsquoambiguiumlteacute entre la biologie et lrsquoanthropologie est celle

de la capaciteacute humaine non seulement de refleacuteter les images mais aussi de les retenir et de les

repreacutesenter La conscience est comprise comme un champ dans lequel les eacuteleacutements refleacuteteacutes du

milieu peuvent se grouper en tant que complexes de sens crsquoest-agrave-dire que concepts

Megrelidzeacute propose une seacutequence voire une liste drsquoexemples illustrant la configuration du

champ de la conscience qui produit le concept179 En veacuteriteacute ces exemples ne sont pas analogues

et preacutesentent des opeacuterations logiques diffeacuterentes que Megrelidzeacute pourtant ne preacutecise pas

Choisissons-en trois et essayons de les qualifier 1) On peut avoir la repreacutesentation de

lrsquoalternance de la nuit et du jour des saisons ou encore des tempeacuteratures mais lrsquoon ne peut pas

les comprendre et en former le concept si lrsquoon nrsquointroduit pas le soleil comme le centre autour

179 Il faut souligner qursquoen russe le substantif понятие (concept) a la mecircme racine que le verbe понимать

(comprendre) Par conseacutequent dans le texte de Megrelidzeacute souvent ce qui peut ecirctre traduit en franccedilais comme laquo former un concept raquo se lit en russe comme laquo comprendre raquo tout simplement

169

duquel les eacuteleacutements qui se preacutesentaient comme une simple alternance se concentreront en une

uniteacute de sens Dans ce cas les multiples eacuteleacutements du contenu de la conscience srsquoorganisent

autour drsquoun facteur et les concepts du tout et des eacuteleacutements de ce tout prennent forme Il srsquoagirait

donc ici drsquoune formation du concept par facteur 2) On peut avoir la repreacutesentation drsquoune

personne au chocircmage ainsi que des multiples circonstances concregravetes autour drsquoelle Pourtant

lrsquoon ne peut pas comprendre et former le concept de chocircmage si lrsquoon ne met pas cette

repreacutesentation concregravete en relation avec le systegraveme eacuteconomique (bien eacutevidemment Megrelidzeacute

parle ici du capitalisme pour lequel le chocircmage est structurel) Il srsquoagirait donc ici de la

formation du concept par la totaliteacute qui gicirct derriegravere lrsquoapparence de la repreacutesentation concregravete

mais qui la deacutetermine Ici nous touchons agrave la probleacutematique du fameux cercle dialectique

concret-abstrait qui initieacutee chez Hegel et ensuite reprise par Marx dans les Grundrisse der

Politischen Oekonomie ainsi que dans Le Capital srsquoest trouveacutee au cœur des deacutebats sur la

meacutethode de la critique marxienne de lrsquoeacuteconomie politique180 3) On peut avoir la repreacutesentation

drsquoune table Quant au concept de table il consiste non pas en une abstraction qui serait la somme

des proprieacuteteacutes que lrsquoon retrouve dans de multiples repreacutesentations de tables mais en sa fonction

Toute chose qui dans la pratique exerce la fonction de table est table Il srsquoagit donc ici du concept

qui se forme par la fonction de lrsquoobjet

Le concept consiste ainsi en une compreacutehension ou en une saisie de la localisation drsquoune

chose par rapport aux autres choses selon le sens Le concept loin de pouvoir deacutecrire ou rendre

lrsquoessence drsquoune chose isoleacutee est constitutivement relationnel Il consiste en une composition du

sens (смысловое сочетание) des objets Il nrsquoest pas une entiteacute mais un laquo lsquoscheacutemarsquo de la

penseacutee raquo

Preacutecisons que lrsquoabolition de la diffeacuterence principielle entre repreacutesentation et concept

consiste non seulement en ceci que le concept aussi trouve une deacutefinition dans les termes

spatiaux (la deacutefinition de la conscience comme champ de deacuteploiement des eacuteleacutements en relation

relevant du sens ou celle de la perception comme une reconfiguration de ce deacuteploiement ne

comportent pas de caractegravere meacutetaphorique mais impliquent lrsquoideacutee du sens organiseacute en tant que

180 Cf Andreacute TOSEL laquo Marx et les abstractions raquo in Archives de philosophie 20022 (Tome 65) p 311-334

ainsi que Geacuterard BENSUSSAN laquo AbstraitConcret raquo in Dictionnaire critique du marxisme Op cit p 4-7 Pour la contribution sovieacutetique des anneacutees 60 dans le deacutepliement de cette probleacutematique voir Эвальд Васильевич ИЛЬЕНКОВ Диалектика абстрактного и конкретного в laquo Капитале raquo Маркса Издательство академии наук СССР Москва 1960

170

reacuteseau qui peut ecirctre cartographieacute) mais eacutegalement en ceci que la relation entre concept et

repreacutesentation est dialectique dans la mesure ougrave ils se neacutecessitent reacuteciproquement Si nous

reprenons le deuxiegraveme exemple de la formation du concept (par totaliteacute) il est donc clair que les

repreacutesentations ne nous donnent pas de savoir concret des choses singuliegraveres Tout au contraire

le savoir concret loin drsquoecirctre la matiegravere premiegravere de la reacuteflexion ne peut qursquoen ecirctre le reacutesultat Le

savoir de la chose individuelle ne repose pas sur la chose elle-mecircme (crsquoest-agrave-dire sur sa

repreacutesentation) mais passe agrave travers un savoir abstrait ce qui est la seule justification de celui-

ci drsquoecirctre la condition du savoir du concret181 Le savoir abstrait pourrait ecirctre deacutefini comme

lrsquoensemble des relations dans lesquelles se trouve lrsquoobjet et qui constitue par cela le savoir

concret sur celui-ci La relation non exclusive entre la repreacutesentation et le concept se traduit donc

dans la relation tout autant non exclusive entre le geacuteneacuteral et le singulier

laquo Le geacuteneacuteral nrsquoest que le comportement similaire des choses Mais la similariteacute du

comportement des choses peut ecirctre conditionneacutee par des fondements structurels semblables de leur

existence Si le singulier ne comprenait pas en soi le geacuteneacuteral et ne lrsquoexprimait pas le monde serait un

chaos deacutenueacute de toute coheacuterence et de toute loi Tout eacuteveacutenement pris dans sa particulariteacute reflegravete en

soi-mecircme les fondements de son existence et par cela mecircme exprime la loi geacuteneacuterale pour les cas

similaires Il est agrave la fois singulier et geacuteneacuteral Le geacuteneacuteral et le particulier ne se contredisent pas lrsquoun

lrsquoautre le particulier est le geacuteneacuteral qui a lieu dans des conditions diffeacuterentes raquo182

Dans le systegraveme de la meacutetaphysique rationaliste (par celle-ci Megrelidzeacute entend la plupart

du temps les philosophies de Spinoza et de Hegel mais souvent il en parle drsquoune maniegravere plus

vague et geacuteneacuterale en se reacutefeacuterant agrave des auteurs diffeacuterents Leibnitz Laplasse et drsquoautres) tous les

eacuteleacutements de lrsquounivers sont deacutetermineacutes des deux bouts ndash du point de vue de la causa finalis et de

celui de la causa efficiens ndash ce qui exclut lrsquoaccidentaliteacute du procegraves de leur deacuteveloppement La

vision sur lrsquohistoire qui deacutecoule drsquoun tel postulat de deacuteterminisme absolu est essentiellement

anhistorique

181 Lrsquoancrage de tout savoir du concret dans un savoir abstrait est un point fondamental pour Leacutevi-Strauss dans

la discussion autour de ce qursquoil appelle laquo la science du concret raquo dans La Penseacutee sauvage A ce propos mais eacutegalement agrave propos des diffeacuterences entre les positions de Leacutevi-Strauss et de Megrelidzeacute voir la note [195] en bas de la page [185] de notre travail

182 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 pp 240-241

171

laquo Cela veut dire que tout ce qui se passe dans lrsquounivers toute lrsquohistoire mondiale est deacutejagrave finie

au moment de son commencement ou bien avant mecircme le commencement car si tout jusqursquoau

moindre deacutetail est preacutedeacutetermineacute en une irreacuteversibiliteacute absolue alors ce qui doit advenir est

ideacutealement deacutejagrave accompli et il est impossible drsquoy changer quoi que ce soit Cela veut dire que le

passeacute et le futur existent tout aussi reacuteellement que le preacutesent raquo183

Cette vision suggegravere une temporaliteacute historique ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterence entre laquo avant raquo

et laquo apregraves raquo car du point de vue teacuteleacuteologique qui est donc la norme et le programme de tout

deacuteveloppement tous les horizons temporels sont deacutefinis agrave un eacutegal degreacute Crsquoest de cette faccedilon que

Megrelidzeacute explique le concept heacutegeacutelien de lrsquoavoir-eacuteteacute (das Gewesensein) Drsquoune part Hegel est

le premier agrave avoir conceptualiseacute le devenir ndash tant dans la nature que dans la socieacuteteacute ndash et agrave

consideacuterer chaque instance temporelle de lrsquoecirctre comme un moment qui comprend preacutealablement

ce qui va advenir Mais malgreacute cette faccedilon tout agrave fait nouvelle et feacuteconde drsquoenvisager le lien

entre les moments temporels Hegel reste captif drsquoune vision anhistorique car il nrsquoarrive pas agrave

inteacutegrer conceptuellement lrsquoeacuteleacutement drsquoaccidentaliteacute dans sa conception du devenir Il en reacutesulte

un fatalisme le monde est accompli rien ne peut y advenir ndash ni de lrsquohistoire ni du devenir

Le postulat du deacuteterminisme absolu du monde par son exclusion de lrsquoaccidentaliteacute

implique neacutecessairement lrsquoideacutee de lrsquoecirctre absolu et rationnel Cela expliquerait donc la tendance

chez Hegel et Spinoza agrave un certain mateacuterialisme car lrsquoecirctre qui est soumis agrave une stricte logique

drsquoineacutevitabiliteacute se preacutesente comme un systegraveme qui ne peut pas toleacuterer une quelconque intervention

divine La logique incarneacutee dans la matiegravere est beaucoup plus puissante qursquoun ecirctre divin

personnaliseacute Crsquoest un monde plein drsquoaccidentaliteacute qui neacutecessite le dieu (der Notstandsgott)

comme la raison supeacuterieure lrsquoautoriteacute morale et le juge Alors que le dieu des rationalistes est

diffus et immanent agrave lrsquoecirctre en tant que sa loi intrinsegraveque (drsquoougrave le deus sive natura de Spinoza)

Quant au concept dans un systegraveme rationaliste il est pourvu drsquoune existence objective dans

trois sens en tant qursquoil est immanent agrave lrsquoecirctre comme son telos en tant qursquoil se deacutefinit

indeacutependamment de la matiegravere (qui lui obeacuteit drsquoune maniegravere tout aussi absolue) et en tant qursquoil est

indiffeacuterent par rapport au sujet connaissant

A ce point sans citer de noms Megrelidzeacute critique ceux qui font une interpreacutetation

deacuteterministe de Marx Pour celui-ci bien au contraire dans la nature qui est indiffeacuterente aucun

183 Ibid p 247

172

concept ou ideacutee nrsquoa drsquoexistence avant que lrsquohomme par son travail transformateur ne la

rationnalise (notons ici-mecircme que crsquoest le point deacutecisif dans la vision de lrsquohistoire que

Megrelidzeacute revendique) Quant aux lois de la nature elles sont certes neacutecessaires mais drsquoune

neacutecessiteacute eacutelargie et plus universelle que celle qursquoon trouve conceptualiseacutee chez les rationalistes

Elle implique lrsquoaccidentaliteacute comme son composant neacutecessaire La loi garde son caractegravere

neacutecessaire malgreacute le caractegravere neacutecessaire de lrsquoaccidentaliteacute car celle-ci existe comme deacuteviation

limiteacutee par un certain intervalle La neacutecessiteacute et lrsquoaccidentaliteacute ne sont plus exclusives au sein

drsquoune telle conception universelle de la neacutecessiteacute Celle-ci permet de penser un monde qui

comprend lrsquoaccidentaliteacute mais nrsquoest pas deacutenueacute de lois et se preacutesente comme un tout bien relieacute

sans pourtant ecirctre deacutetermineacute drsquoune maniegravere fatale Cela ouvre la voie agrave une veacuteritable vision

historique car le fatalisme enleveacute le devenir trouve son espace

Un des points importants qui deacutecoule du rejet de la conception deacuteterministe de la neacutecessiteacute

est une nouvelle conception de la causaliteacute Il ne srsquoagit plus drsquoune causaliteacute qui relie la cause et

lrsquoeffet drsquoune maniegravere lineacuteaire mais drsquoune qui explique le passage drsquoun eacutetat agrave un autre

Evidemment Megrelidzeacute se reacutefegravere ici agrave la physique thermodynamique qui confronteacutee aux

pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune multipliciteacute innombrable drsquoeacuteleacutements (les moleacutecules drsquoune masse de

gaz) qui ne se laissent pas deacutecrire par les instruments de la physique meacutecanique (cela

impliquerait le calcul du mouvement de chaque moleacutecule pris agrave part) a construit son objet (la

masse de gaz) en tant que systegraveme constitueacute par un ensemble de paramegravetres ce qui rend possible

de mesurer le gaz avec des instruments non pas meacutecaniques mais statistiques ou plus

preacuteciseacutement avec la theacuteorie de la probabiliteacute184 La theacuteorie de la probabiliteacute a rendu possible de

saisir expeacuterimentalement les pheacutenomegravenes composeacutes drsquoune grande masse de moleacutecules alors que

le comportement de chacune pris agrave part reste impreacutevisible et accidentel Il faut retenir ce point

aussi car Megrelidzeacute adoptera un argument similaire pour plus tard faire la distinction entre les

inteacuterecircts sociaux et les inteacuterecircts particuliers Lrsquoensemble drsquoun grand nombre drsquoeacuteleacutements creacutee un

champ commun de forces Cependant les deacuteviations individuelles (eacutetant donneacute que les individus

184 Megrelidzeacute ne cite aucune source et nous ne savons pas drsquoougrave proviennent ses connaissances en physique Mais citons ce qursquoeacutecrit Max Plank sur la maniegravere dont Ludwig Boltzmann avec sa theacuteorie de la probabiliteacute avait reacutesolu le problegraveme que la thermodynamique avait du point de vue de la technique expeacuterimentale laquo [Lrsquohypothegravese du laquo deacutesordre eacuteleacutementaire raquo de Boltzmann] revient en somme agrave admettre que les eacuteleacutements sur lesquels opegravere la statistique agissent tout agrave fait indeacutependamment les uns des autres Cette condition une fois introduite la neacutecessiteacute se trouve reacutetablie dans le cours des choses car il suffit alors drsquoappliquer les regravegles du calcul des probabiliteacutes pour en deacuteduire la loi de lrsquoaugmentation de lrsquoentropie comme une conseacutequence directe raquo Max PLANK Initiations agrave la physique Flammarion Paris 1993

173

agissent selon leur inteacuterecircts immeacutediats et particuliers qui ne coiumlncident pas avec les inteacuterecircts

communs ndash au moins dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes) par leur comportements impreacutevisibles

et accidentels nrsquoempecircchent pas au niveau du deacuteveloppement socio-historique la preacutevisibiliteacute et

le reacutesultat geacuteneacuteral le plus probable

Puis Megrelidzeacute srsquoeacutetend plus longuement sur la question de lrsquoentropie et donc sur

lrsquoinclinaison de la matiegravere vers le deacutesordre par lrsquoeacutegalisation thermique qui devrait reacutesulter en une

mort thermique de lrsquounivers Mais agrave ce point-lagrave lrsquoanalogie qursquoil tire entre la theacuteorie de la chaleur

et le devenir socio-historique trouve ses limites et lrsquoon ne sait pas si de mecircme lrsquoeacutetat le plus

probable auquel le champ social tendrait serait la mort par lrsquoeacutegalisation Ce qui est sucircr en

revanche crsquoest que Megrelidzeacute considegravere lrsquohistoire comme un progregraves irreacuteversible dans lequel le

savoir srsquoaccumule sans rupture en se seacutedimentant dans les produits et en transformant le monde

dont la rationalisation par conseacutequenct est tout aussi irreacuteversible

Cependant pour y voir clair dans le champ social il ne suffit pas de le prendre pour un

champ de forces qui se laissent deacutecrire dans des termes purement statistiques La tacircche est drsquoy

identifier des laquo formations totales raquo (цельные образования) Autrement dit la question

principale dans lrsquoexamen de la socieacuteteacute est celui du critegravere Il peut y avoir deux types de critegravere

le critegravere arbitraire (ainsi lrsquoon peut grouper les individus selon leur poids quantiteacute de leur

cheveux etc) qui produit des cateacutegories ne relevant drsquoaucune connaissance reacuteelle car lrsquoon a

affaire avec un forccedilage des concepts sur la reacutealiteacute ou bien le critegravere probleacutematisant qui identifie

les veacuteritables groupements des individus agrave la base de leurs inteacuterecircts et comme conseacutequence des

rapports conflictuels et solidaires qursquoils entretiennent Citons le rare passage sur la sociologie

empirique chez Megrelidzeacute

laquo Le concept des laquo classes sociales raquo est chez les empiristes une formation purement

rationnelle (рассудочное) qui range les individus en classes selon certains caracteacuteristiques agrave titre

drsquoexemple selon leur revenu hebdomadaire Tous les individus qui gagnent moins de 25 shillings

par semaine appartiennent agrave une classe alors que ceux qui gagnent une somme plus eacuteleveacutee

appartiennent agrave une autre [hellip] Pour les sociologues bourgeois il est bien eacutevidemment avantageux

de feindre que les classes soient des cateacutegories purement rationnelles au lieu de les consideacuterer

comme un partage objectif radical de la socieacuteteacute en groupes particuliers consistant en des individus

reacuteellement relieacutes les uns aux autres par leur statut leurs conditions de travail leur commerce et leurs

174

inteacuterecircts objectifs de classe qui les incitent agrave une auto-organisation agrave lrsquoaction solidaire et les

reacuteunissent reacuteellement en des uniteacutes de classe raquo185

La critique de Megrelidzeacute srsquoadresse ici surtout agrave la theacuteorie de la distribution ainsi qursquoaux

propos de Max Stirner (il srsquoagit drsquoune reprise de la critique de celui-ci par Marx) Quant agrave la

dialectique mateacuterialiste elle chercherait donc seulement des formations reacuteelles qui se preacutesentent

comme uniteacutes closes et capables de transformation ou de devenir dialectique A ce propos

Megrelidzeacute entame une theacuteorisation plus speacutecifique sur la question des formations closes ce qui

au fond repreacutesente son traitement de la question de la dialectique

Megrelidzeacute deacutecrit la formation reacuteelle en termes de systegraveme Il nrsquoest pourtant pas clair

drsquoeacutetablir quelle est la source de la conceptualiteacute systeacutemique chez lui Le systegraveme est un ensemble

qui renferme la condition et le conditionneacute Pourtant les systegravemes ne sont jamais complegravetement

clos crsquoest-agrave-dire complegravetement isoleacutes Lrsquoon a affaire agrave des complexes qui ont leurs propres lois

de structuration ce qui les rend singuliers Un systegraveme serait complegravetement clos si son

changement interne eacutetait conditionneacute par des raisons exclusivement endogegravenes et srsquoil manquait

de sensibiliteacute ou drsquolaquo irritabiliteacute raquo agrave des stimuli venant de lrsquoexteacuterieur Mais un tel changement

nrsquoimpliquerait pas de deacuteveloppement (une progression par spirale) car la condition et le

conditionneacute se consommeraient reacuteciproquement et seraient incapables drsquoinnovation Aucune

formation reacuteelle nrsquoest donc deacutefinie de maniegravere purement interne Crsquoest possible seulement dans

le cas de la formation imaginaire qui est seul dans son genre agrave savoir la matheacutematique Quant

aux formations reacuteelles elles sont deacutefinies par des raisons exogegravenes mais les eacuteleacutements venant de

lrsquoexteacuterieur qui en tant que tels sont aleacuteatoires et contingents du point de vue du systegraveme doivent

ecirctre traduits agrave lrsquointeacuterieur du systegraveme selon les lois de la structuration qui lui est propre Si les

raisons exteacuterieures nrsquoeacutetaient pas absorbeacutees par le systegraveme dans la mesure dans laquelle sa

structuration interne le lui permet chaque irritation provoquerait une refondation radicale de sa

structuration en deacutetruisant le systegraveme et le deacuteveloppement ne serait pas possible agrave cause de

lrsquoabsence de toute continuiteacute Ainsi le devenir reacuteel est possible seulement comme une interaction

entre le systegraveme et le milieu dans laquelle ce dernier est source de contingence

Un autre trait du systegraveme consiste en ceci que toutes ses parties deacutependent et sont conformes

agrave lrsquoeacutetat de lrsquoensemble Par conseacutequent le changement drsquoun eacuteleacutement de lrsquoensemble provoque le

185 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 275

175

changement correspondant dans tous les autres eacuteleacutements En vertu de quoi la demande de

concreacutetude faite au concept par la dialectique mateacuterialiste est remplie toute formation reacuteelle est

comprise drsquoune maniegravere concregravete au moment ougrave elle est prise en compte comme un systegraveme

crsquoest-agrave-dire dans la totaliteacute de ses rapports

Ensuite Megrelidzeacute analyse la matheacutematique qui comme nous avons indiqueacute est le seul

systegraveme complegravetement clos et leacutegitime en tant que tel Cela est ducirc au fait que les concepts

mateacutematiques tels que les chiffres nrsquoexistent pas comme objets du monde Tout comme les

linguistes qui plus tard parleront de laquo lrsquoimposition de forme sur la substance du plan de

contenu raquo186 Megrelidzeacute eacutecrit laquo Crsquoest nous qui jetons sur la reacutealiteacute un certain reacuteseau ideacuteal-

digital (идеально-цифровую сетку) preacutealablement deacuteveloppeacute raquo187 La reacuteflexion sur les objets

(discrets) ou les eacutetats de choses (indiscrets comme la tempeacuterature le temps etc) en termes

matheacutematiques ndash tant arithmeacutetiques que geacuteomeacutetriques ndash relegraveve du pur arbitraire car le nombre ou

les formes geacuteomeacutetriques ne sont pas les qualiteacutes ni des objets ni des eacutetats de choses Il srsquoagit

donc drsquoune application des notions matheacutematiques agrave la reacutealiteacute dont le critegravere ne peut pas ecirctre

donneacute par la matheacutematique elle-mecircme La matheacutematique est un systegraveme clos et tautologique par

excellence qui ne peut que se diffeacuterencier en son inteacuterieur avec le seul souci de rester coheacuterent

avec ses propres postulats Dans la matheacutematique il nrsquoy a pas de veacuteriteacute dans le sens reacuteel mais

seulement les veacuteriteacutes formelles et hypotheacutetiques Autrement dit la matheacutematique et la geacuteomeacutetrie

se basent sur des postulats qursquoelles prennent comme conditionnels et en tirent des conseacutequences

qui sont indiscutables dans la mesure ougrave elles sont tautologiques (drsquoougrave la possibiliteacute de systegravemes

geacuteomeacutetriques diffeacuterents comme ceux drsquoEuclide de Lobatchevski ou de Riemann) La

matheacutematique ne peut pas muter se deacutevelopper ou grandir comme crsquoest le cas avec les systegravemes

reacuteelles

laquo Lrsquounivers des constructions matheacutematiques est essentiellement dogmatique Dans la matheacutematique les

rapports reacuteels nrsquoexistent pas il ne peut y avoir ni conditions ni conditionneacute ni causes et reacuteactions (действий)

ni eacuteveacutenements aleacuteatoires Dans lrsquounivers du dogmatisme matheacutematique rien nrsquoarrive et rien ne se passe Ici

tous les postulats fondamentaux et toutes les conseacutequences sont deacutefinitivement deacutetermineacutes indeacutependamment du

fait que quelqursquoun les connaisse ou pas raquo188

186 John LYONS Introduction to theoretical linguistics Cambridge University Press Cambridge 1968 p 58 187 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 288 188 Ibid p 290

176

Dans les systegravemes matheacutematiques Megrelidzeacute reconnaicirct des veacuteriteacutes eacuteternelles ou plus

exactement des veacuteriteacutes en soi et trouve logique que les philosophies rationalistes se soient

inspireacutees et aient pris la matheacutematique pour point de deacutepart A ce sujet il remarque

sarcastiquement que laquo dans cet univers des cateacutegories et des identiteacutes abstraites deacutenueacutees de

vitaliteacute les rationalistes voyaient lrsquoexemple de la perfection scientifique Force est drsquoavouer que

les philosophes avaient une opinion assez deacutetourneacutee au sujet de la veacuteriteacute raquo189 La matheacutematique

est un systegraveme de cateacutegories abstraites qui sont deacutenueacutees drsquoobjet et de reacutealiteacute Et non seulement il

est hors de la compeacutetence de la matheacutematique de theacutematiser les critegraveres de lrsquoapplicabiliteacute de ses

propres notions au monde mais encore elle demeure essentiellement indiffeacuterente envers la

reacutealiteacute et peut la saisir de maniegravere arbitraire laquo on a tout agrave fait le droit drsquoaffirmer sur le monde

qursquoil est un ou qursquoil est composeacute de deux parties (notamment des mondes stellaires de

lrsquoheacutemisphegravere nord et sud) ou qursquoil se compose de la quantiteacute n des constellations stellaires ou

que enfin il est une multipliciteacute infinie de moleacutecules drsquoatomes etc raquo190 Lrsquoarbitraire est en

mecircme temps synonyme de subjectivisme pour Megrelidzeacute et est proportionnel au manque de

contenu objectif et donc au degreacute drsquoabstraction drsquoune notion donneacutee Ces quatre caracteacuteristiques

atteignent leur maximum dans les notions matheacutematiques Ainsi par exemple les nombres

naturels 2 3 10 nrsquoont aucune correspondance dans le monde objectif car il nrsquoy a pas drsquoobjet qui

serait caracteacuteriseacute par 2 3 ou 10 ils sont donc des notions purement abstraites Ensuite dans la

mecircme mesure que les notions abstraites sont vides de tout contenu et sont indiffeacuterentes agrave la

reacutealiteacute objective elles sont eacutegalement subjectives car dans leur lrsquoapplication lrsquoobjectiviteacute ne

peut leur faire aucune reacutesistance et elles-mecircmes ne contiennent aucun principe drsquoapplicabiliteacute Et

mecircme si au niveau du systegraveme elles sont dans des rapports complegravetement deacutetermineacutes et

tautologiques (le terme que Megrelidzeacute utilise comme lrsquoeacutequivalent du laquo jugement analytique raquo

kantien) elles sont dans un rapport tout aussi arbitraire avec le monde objectif car laquo nous

pouvons en suivant un certain sens grouper les choses en deux en trois etc raquo191

Lrsquoanalyse de la matheacutematique comme drsquoun systegraveme parfaitement clos est sans doute

inteacuteressant Mais cette question prend chez Megrelidzeacute une envoleacutee tout agrave fait original au

189 Ibid p 291 190 Ibid p 288 191 კონსტანტინე მეგრელიძე laquo ნუმერატიული სახელები ქართულში რიცხვისა და თვლის

წარმოშობის შესახებ raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია Op cit 1990 p 563

177

moment ougrave il commence agrave envisager la matheacutematique dans son historiciteacute propre Il ne srsquoagit pas

de lrsquohistoire de la matheacutematique mais de lrsquohistoriciteacute des notions matheacutematiques Ainsi ce que

nous qualifions drsquoabstrait dans les notions matheacutematiques ou autrement dit ce que nous

identifions en elles agrave une absence de contenu objectif ne serait produit que par lrsquoachegravevement du

procegraves de la deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives qui a progresseacute parallegravelement au

deacuteveloppement de la penseacutee et des inteacuterecircts pratiques Si lrsquoon avait donc lrsquoimpression que par

lrsquoassignation agrave la matheacutematique drsquoun caractegravere exceptionnel et universel (comparable agrave son degreacute

de clocircture) Megrelidzeacute ferait preuve drsquoune deacuterive transcendantaliste on peut ecirctre soulageacute

A des eacutetapes de la penseacutee eacuteloigneacutees de la nocirctre (notons que les tribus existant encore

aujourdrsquohui malgreacute leur contemporaneacuteiteacute factuelle sont consideacutereacutees tant par Megrelidzeacute que par

Marr comme distantes dans le temps dans la mesure ougrave il srsquoagit pour eux du temps

stadiologique) les notions numeacuteratives tout comme celles de lrsquoespace et du temps (nous y

reviendrons plus bas) eacutetaient mateacuterielles car limiteacutees par des contenus objectifs Dans son article

sur les noms numeacuteratifs dans la langue geacuteorgienne Megrelidzeacute explique cette question plus

clairement Il faut tenir compte du fait que le geacuteorgien eacutetait consideacutereacute au sein de la theacuteorie

japheacutetique de Marr comme une des langues anciennes Ce qualificatif lui reviendrait en raison de

la seacutemantique et morphologie de ces mots qui garderaient les traces des premiers concepts encore

essentiellement imageacutes Megrelidzeacute lrsquoillustre en dressant toute une classification des noms

numeacuteratifs qui deacutesignent des objets concrets dans leurs deacutefinitions quantitatives Pour donner un

exemple drsquoindiffeacuterenciation entre une deacutetermination quantitative et un certain contenu objectif

prenons le mot franccedilais laquo le jumeau raquo Selon la classification proposeacutee par Megrelidzeacute dans son

article il srsquoagit bien drsquoun nom numeacuteratif dans la mesure ougrave il comporte une certaine

deacutetermination quantitative mais il nrsquoest pas dissociable drsquoun certain type drsquoobjets il srsquoagit de

lrsquoindividu qui a partageacute le mecircme uteacuterus avec un (ou plusieurs) autre(s) et est consideacutereacute en

fonction du fait de nrsquoecirctre pas le seul dans cette fonction Les mots rassembleacutes par Megrelidzeacute

sont classeacutes selon des critegraveres diffeacuterents mais il ne nous est pas possible drsquoapprofondir cette

question agrave preacutesent Soulignons seulement qursquoil srsquoagit dans cette classification des notions

numeacuteratives mais de telles qui ne sont pas opeacuterables drsquoune maniegravere proprement numeacuteratif Pour

cela il faut qursquoelles soient deacutemateacuterialiseacutees

Si pour Leacutevy-Bruhl lrsquoabsence des notions proprement matheacutematiques relevait de la forme

preacutelogique de la penseacutee pour Megrelidzeacute en revanche une telle conclusion est le reacutesultat drsquoune

178

transposition illeacutegitime des concepts modernes agrave des modes de penseacutee qui ne sont pas

essentiellement diffeacuterents (et donc deacutenueacutes de la capaciteacute de calcul) mais sont diffeacuteremment

structureacutes en eacutetant encore tregraves imageacutes et proches drsquoun contenu objectif Cela srsquoaccorde avec la

position de Marr qui remarque que ce que Leacutevy-Bruhl conccediloit comme la penseacutee preacutelogique est

pour sa propre theacuteorie japheacutetique une penseacutee imageacutee192 Souvenons-nous eacutegalement de

lrsquoimportance que Megrelidzeacute soutenu par la Gestaltpsychologie attribue agrave lrsquoaspect visuel du

champ dans la formation de la penseacutee humaine ainsi qursquoagrave la substitution de lrsquoimage par un signe

linguistique qui est justement le premier pas vers une deacutemateacuterialisation de la conscience La

conscience croit en capaciteacute opeacuterationnelle au fur et agrave mesure que les concepts qursquoelle geacutenegravere se

deacutemateacuterialisent et perdent leur forme imageacutee Ainsi pour Megrelidzeacute il ne srsquoagirait pas des

mentaliteacutes qualitativement diffeacuterentes mais du fait que les concepts par lesquels la conscience

opegravere sont deacutemateacuterialiseacute a des degreacutes diffeacuterents Cependant il faut comprendre pourquoi

Megrelidzeacute (ainsi que Marr) sont si porteacutes agrave reacutefuter la diffeacuterence qualitative et radicale entre les

modes de penseacutee comme crsquoest le cas chez Leacutevy-Bruhl Au fond Megrelidzeacute lui-mecircme souligne

des diffeacuterences entre des types de la penseacutee et de surcroicirct insiste sur le fait que la

deacutemateacuterialisation des concepts relegraveve du progregraves de la penseacutee La raison en est que le but

principal tant de Megrelidzeacute que de Marr est drsquoexpliquer les diffeacuterences dans leur devenir

historique ce qui est empecirccheacute par la deacutemarche synchronique et typologique de Leacutevy-Bruhl

Ainsi la relation que Megrelidzeacute entretient avec Leacutevy-Bruhl est positive dans la mesure ougrave il lui

emprunte de la matiegravere empirique (tant dans son article sur les numeacuteratifs ougrave il ne srsquoagit pas

seulement de la langue geacuteorgienne mais des langues de diverses tribus que dans lrsquoarticle sur les

modes de la penseacutee que nous analyserons un peu plus bas) mais il reconfigure ces donneacutees pour

les mettre dans la lumiegravere drsquoune interpreacutetation diachronique Remarquons seulement que dans la

deacutemateacuterialisation des notions numeacuteratives le rocircle principal est attribueacute agrave lrsquoeacutemergence de la

fonction de la mesure qui se faisait drsquoabord par lrsquoapplication sur le contenu objectif de concepts

eux-mecircmes non encore deacutemateacuterialiseacutes en vue de mesurer et deacutemarquer langagiegraverement leur

longueur grandeur ou quantiteacute (Ainsi en franccedilais le mot laquo coude raquo deacutesigne une partie du bras

mais eacutegalement la mesure de longueur baseacutee sur la longueur du bras) Les notions de mesure qui

se sont diffeacuterencieacutees agrave partir des noms numeacuteratifs peuvent indiquer lrsquoimportance que la mesure a

192 Citeacute dans Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007 p

138

179

commenceacute agrave gagner dans la pratique La mesure est donc lrsquoeacuteleacutement qui permettrait de

reconstruire lrsquohistorique du devenir des notions matheacutematiques modernes

VII Sociogenegravese des ideacutees Nous avons souligneacute preacuteceacutedemment que laquo la penseacutee raquo est un

concept singulier chez Megrelidzeacute et nous en avons proposeacute quelques deacutefinitions neacutegatives Une

premiegravere approximation agrave une deacutefinition positive serait de dire que la penseacutee est ce qui srsquoarticule

au sein de la conceptualiteacute du complexe social telle qursquoelle est eacutelaboreacutee par Megrelidzeacute Dans la

premiegravere partie du livre il est question essentiellement de la conscience (mecircme si le terme

laquo penseacutee raquo a eacuteteacute souvent utiliseacute pour deacutesigner la conscience dans sa processualiteacute) La conscience

a eacuteteacute deacutefinie comme le moyen drsquoorientation dans le milieu qui garantit agrave lrsquohomme la survie apregraves

que les liens immeacutediats avec la nature aient eacuteteacute rompus Or la conscience paradoxalement est

eacutegalement le facteur drsquoisolement communicationnel car le contenu drsquoune conscience est

inaccessible pour drsquoautres consciences Crsquoest lrsquoactualisation permanente du complexe social qui

rend possible la subsistance drsquoun terrain commun par lequel lrsquoisolement peut ecirctre franchi Cette

actualisation qui implique une meacutediation chosale et la production de la culture mateacuterielle est

eacutegalement production par lrsquohomme de soi-mecircme et des autres On comprend donc clairement

pourquoi dans le reacutepertoire conceptuel par lequel Megrelidzeacute discute le complexe social la

conscience comme facteur drsquoisolement est remplaceacutee par la laquo penseacutee raquo qui tout comme la langue

et le travail manifeste ce qui met en rapport les hommes individualiseacutes

La penseacutee est donc pour Megrelidzeacute un concept qui implique un lien indissociable avec

lrsquoeacuteleacutement de socialiteacute Cependant le risque ici est que la penseacutee comme le moyen du lien social

peut ecirctre envisageacutee comme eacutetant homogegravene et deacutetermineacutee exclusivement par sa fonction de

comporter des contenus partageacutes Mais pour Megrelidzeacute si la penseacutee neutralise lrsquoisolement entre

les individus elle nrsquoen deacutepend pourtant pas complegravetement et laisse place agrave un isoleacutement drsquoun

type nouveau par rapport agrave celui qui existe entre les consciences La seacuteparation entre les

consciences individuelles peut ecirctre complegravete si elles forment leur contenu indeacutependamment

Mais si la formation du contenu est synchroniseacutee (comme nous le savons la synchronisation est

garantie par la pratique et lrsquoactiviteacute du travail) et permet donc lrsquoeacutemergence de la penseacutee qui nrsquoest

autre chose qursquoun contenu de conscience partageacutee il y reste pourtant lrsquoespace pour une isolation

entre les individus qui nrsquoest pas radicale mais relative Il y a deux moments qui permettent agrave

Megrelidzeacute de tenir cette position non-deacuteterministe Le premier consiste en ceci que la

180

communication le partage des penseacutees ou des contenus des consciences ne sont pas compris par

lui dans le sens drsquoune intersubjectiviteacute immeacutediate et psychologique La formation du contenu des

consciences individuelles passe par la meacutediation des inteacuterecircts sociaux lieacutes agrave la maniegravere dont le

champ social est structureacute Ainsi le contenu de la penseacutee humaine est-il toujours socialement

captureacute et conditionneacute drsquoune part et situeacute ainsi que partiel (voire particulier) drsquoautre part

Cependant ce point aussi comporte le risque du deacuteterminisme car lrsquoon peut alors envisager la

penseacutee comme complegravetement deacutependante des inteacuterecircts sociaux Megrelidzeacute eacutechappe agrave cela par

deux chemins agrave la fois drsquoun cocircteacute il va vers les conditions subjectives de la formation du

contenu de la penseacutee discute la maniegravere dont sont formeacutes les concepts et constate que ce procegraves

tout en eacutetant historiquement et socialement situeacute deacutetient une autonomie agrave lui et drsquoautre cocircteacute il

va vers les conditions objectives de la circulation sociale des ideacutees et constate que cette

circulation aussi a ses propres lois irreacuteductibles Lrsquointerrelation de ces deux niveaux creacutee lrsquoespace

de contingence (dans le sens de Zufaumllligkeit) car les ideacutees produites par la penseacutee peuvent ecirctre

prouveacutees contingentes par la circulation des ideacutees si elles nrsquoarrivent pas agrave survivre dans le procegraves

de circulation et agrave trouver des porteurs pour srsquoeacutetablir et se geacuteneacuteraliser La contingence ainsi

prouveacutee drsquoune certaine partie des ideacutees produites individuellement prouve eacutegalement que les

inteacuterecircts objectifs ne se traduisent pas toujours dans le contenu de la conscience La raison de ce

deacutecalage peut se situer de lrsquoun ou de lrsquoautre cocircteacute des termes impliqueacutes ou bien les hommes

nrsquoarrivant pas agrave saisir leurs inteacuterecircts objectifs produisent des ideacutees qui ne trouvent pas de support

dans la circulation des ideacutees ou bien les hommes ignares de leurs inteacuterecircts reacuteels ne sont pas

capables drsquoidentifier les ideacutees correspondantes agrave ceux-ci et sont incapable de devenir leurs

porteurs Megrelidzeacute en theacutematisant tant la conscience (en tant que productrice de la penseacutee) que

la circulation sociale des ideacutees comme autant de procegraves drsquoune relative autonomie introduit ainsi

la contingence comme facteur dans le fonctionnement du complexe social eacutechappe agrave une

position deacuteterministe et ouvre la voie agrave la discussion sur les questions de lrsquoideacuteologie et de la

conscience sociale Mais nous avons deacutejagrave trop anticipeacute notre exposition En effet nous venons

drsquoesquisser une possible lecture de la deuxiegraveme partie du livre dans son entiegravereteacute Dans le

chapitre preacuteceacutedent Megrelidzeacute a discuteacute les questions lieacutees agrave la production des ideacutees au niveau

subjectif Maintenant que nous avons deacutecrit la structure argumentative entiegravere le lecteur peut

situer les propos du chapitre VI dans la conception de Megrelidzeacute A partir du chapitre VII que

181

nous abordons agrave preacutesent il srsquoagit de la probleacutematique lieacutee agrave lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees et

dans le chapitre suivant on passe agrave la discussion de la circulation sociale des ideacutees

Pour theacutematiser la question de lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees Meacutegrelidzeacute fait un long deacutetour

par les mateacuteriaux ethnologiques et anthropologiques et srsquointerroge sur les raisons des

paralleacutelismes culturels Cela lui permet drsquointerroger la validiteacute explicative de la thegravese de Marx

quant agrave la deacutetermination de la superstructure par la base Il tente de complexifier et de preacuteciser

cette thegravese et propose trois cas concrets de son application Nous ne nous deacuteroberons pas agrave

exposer en deacutetail ces trois cas empiriques car agrave notre avis ils participent de lrsquoune des lignes

dirigeantes de lrsquoouvrage et rendent possible lrsquoune des deux interpreacutetations de lrsquoentreprise

theacuteorique de Megrelidzeacute que nous voudrions proposer dans le dernier chapitre de notre travail

Enfin il est question du rocircle de lrsquoindividu dans lrsquoeacutemergence sociale des ideacutees mais surtout de

son rocircle dans le deacuteveloppement des ideacutees scientifiques et philosophiques

Premiegraverement Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur les raisons des paralleacutelismes culturels entre

des socieacuteteacutes en lesquelles malgreacute leur distance geacuteographique ou historique les ethnologues

observent des similariteacutes agrave tous les niveaux de la vie sociale eacuteconomie culture mateacuterielle

organisation sociale formations ideacuteologiques telles que les croyances la mythologie et ainsi de

suite Les langues nrsquoy font pas exception Pour expliquer de tels paralleacutelismes un certain nombre

drsquoapproches ont eacuteteacute eacutelaboreacutees Megrelidzeacute les analyse une par une et adresse agrave chacune une

critique meacutethodologique drsquoune part en indiquant les aspects que ces approches nrsquoarrivent pas agrave

expliquer voire agrave prendre en compte et drsquoautre part en mettant en lumiegravere les inteacuterecircts

particuliers ndash politiques et coloniaux ndash dont elles sont porteuses

Tout drsquoabord il analyse la theacuteorie de disseacutemination (расселение) Selon cette approche la

culture a pris origine dans une zone geacuteographique limiteacutee et srsquoest disseacutemineacutee ensuite par la

dispersion des installations sur toute la superficie de la terre ce qui expliquerait donc les

paralleacutelismes Megrelidzeacute souligne que ce scheacutema monogeacuteneacutetique est agrave la base de la linguistique

comparatiste dont lrsquoobjectif est de reconstruire la langue originelle la mythologie originelle

ainsi que drsquoidentifier le peuple originel Cette approche est orienteacutee vers lrsquoeacutetablissement de

similariteacutes mais bute contre ses propres limites quand il srsquoagit drsquoexpliquer les diffeacuterences entre

les cultures Elle nrsquoa pas de moyens drsquoeacutelucider les raisons pour lesquelles certains eacuteleacutements

culturels disparaicirctraient pour reacutesulter dans la diversiteacute culturelle dont nous sommes teacutemoins

182

Megrelidzeacute aborde eacutegalement la theacuteorie des emprunts qui est une variante de lrsquoapproche

mono-geacuteneacutetique Dans ce cas la recherche est centreacutee non pas sur la langue la religion ou le

peuple originel mais sur le lieu drsquoorigine de telle ou telle ideacutee motif mythologique deacutecouverte

technique ou autre Les repreacutesentants que Megrelidzeacute indique pour cette theacuteorie sont

lrsquoeacutegyptologue Julius Braun et le chercheur en mythologies et en histoire des religions Otto

Gruppe Il deacuteplore que cette approche soit trop occupeacutee agrave eacutetablir les coordonneacutes geacuteographiques et

culturelles des emprunts sans expliquer le sens dont sont porteurs les eacuteleacutements qui seraient

lrsquoobjet des emprunts Il souligne que des objets tout agrave fait semblables par leur forme peuvent

avoir des fonctions tout agrave fait diverses dans des cultures diffeacuterentes193

La concentration de la recherche sur les similariteacutes reacutesulte en une vision ougrave tout eacuteleacutement est

consideacutereacute comme emprunteacute ainsi qursquoen une image drsquoune culture universelle qui serait

omnipreacutesente Une telle culture acquiert une importance anhistorique car elle est envisageacutee

comme deacutefinitoire pour toutes les cultures et socieacuteteacutes existantes La theacuteorie des emprunts non

plus nrsquoarrive agrave expliquer lrsquoorigine des formes culturelles dans leur singulariteacute Mais qui plus est

elle envisage lrsquoemprunt comme un procegraves meacutecanique qui nrsquoimpliquerait que des adaptations ou

des ajustements mineurs sans atteindre ni au sens de lrsquoeacuteleacutement emprunteacute ni agrave celui du milieu agrave

inteacutegrer Megrelidzeacute affirme - et crsquoest le point majeur - que pour qursquoun emprunt ou transfert

culturel soit possible il faut que certaines conditions soient remplies la culture pour recevoir

tel ou tel eacuteleacutement doit ecirctre par le niveau de son deacuteveloppement preacutepareacutee pour le laisser entrer

en son sein Autrement dit la culture doit avoir la disposition pour ecirctre capable drsquoidentifier le

sens de lrsquoeacuteleacutement du transfert (drsquoune maniegravere plus au moins adeacutequate) et de lrsquointeacutegrer et donc de

se laisser transformer par lui

193 Il est difficile de ne pas se souvenir de la critique identique que Leacutevi-Strauss adresse agrave Taylor en

commentant le propos suivant de celui-ci laquo La distribution geacuteographique de ces objets et leur transmission de reacutegion agrave reacutegion doivent ecirctre eacutetudieacutees de la mecircme maniegravere que les naturalistes eacutetudient la distribution geacuteographique de leurs espegraveces animales ou veacutegeacutetales raquo A cela Leacutevi-Strauss reacutepond laquo Mais rien nrsquoest plus dangereux que cette analogie [hellip] La validiteacute historique des reconstructions du naturaliste est garantie en derniegravere analyse par le lien biologique de la reproduction Au contraire une hache nrsquoengendre jamais une autre hache entre deux outils identiques ou entre deux outils diffeacuterents mais de forme aussi voisine qursquoon voudra il y a et il y aura toujours une discontinuiteacute radicale qui provient du fait que lrsquoun nrsquoest pas issu de lrsquoautre mais chacun drsquoeux drsquoun systegraveme de repreacutesentations ainsi la fourchette europeacuteenne et la fourchette polyneacutesienne reacuteserveacutee aux repas rituels ne forment pas davantage une espegravece que les pailles agrave travers lesquelles le consommateur aspire une citronnade agrave la terrasse drsquoun cafeacute la laquo bombilla raquo pour boire le mateacute et les tubes agrave boire utiliseacutes pour des raisons magiques par certaines tribus ameacutericaines raquo Claude LEVI-STRAUSS Anthropologie structurale Plon Paris 1958 p 7

183

Il est impossible de ne pas voir comment dans ce propos de Megrelidzeacute se concentrent

plusieurs moments theacuteoriques dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans son livre Premiegraverement crsquoest la

Gestaltpsychologie et la theacuteorie de la perception la culture tout comme la conscience

individuelle srsquoorganise comme un champ constitueacute des relations de sens cela fait que par la

maniegravere dont ce champ est configureacute la culture a ou nrsquoa pas la disposition neacutecessaire pour

repeacuterer (autrement dit percevoir) un eacuteleacutement deacutefini si le repeacuterage aboutit et que la culture

integravegre un nouvel eacuteleacutement son champ de sens se reconfigure neacutecessairement Deuxiegravemement

crsquoest la conception du systegraveme que nous pouvons y entrevoir la culture comme un tout en

deacuteveloppement reccediloit des eacuteleacutements du dehors et les integravegre en les traduisant selon ses propres

regravegles et en mecircme temps se transforme eacutegalement

Ensuite Megrelidzeacute analyse la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine Selon elle la raison

humaine reacuteagit de la mecircme faccedilon aux irritations internes ou externes et se deacuteveloppe de faccedilon

essentiellement identique partout Crsquoest donc lrsquouniteacute de la raison qui expliquerait les

paralleacutelismes observables entre les cultures et socieacuteteacutes diffeacuterentes Megrelidzeacute indique que crsquoest

Wilhelm Wundt qui adopte cette approche dans son Mythos und Religion A la diffeacuterence des

approches preacuteceacutedemment discuteacutees cette theacuteorie tente une explication non seulement des

paralleacutelismes mais aussi des diffeacuterences culturelles en les ramenant aux diffeacuterences

geacuteographiques et eacutecologiques Pourtant la theacuteorie de lrsquouniteacute de la raison humaine selon

Megrelidzeacute est grosse drsquoun paradoxe Pour certains de ses adeptes lrsquouniteacute de la raison explique

les paralleacutelismes culturels alors que pour drsquoautres crsquoest la factualiteacute des paralleacutelismes culturels

qui prouveraient lrsquouniteacute de la raison humaine Les theacuteoriciens qui adhegraverent agrave cette theacuteorie sont

Taylor Frazer Andrew Lang mais aussi Cassirer qui selon Megrelidzeacute preacutesente la mythologie

comme lrsquoanticipation de la science moderne pour ne pas mettre en peacuteril lrsquoideacutee de lrsquouniteacute de la

raison humaine ou encore Durkheim qui deacuteveloppe une version historiquement atteacutenueacutee du

transcendantalisme Megrelidzeacute en revanche est drsquoavis que lrsquohomme pour reacutesoudre un problegraveme

nrsquoa pas besoin des cateacutegories aprioriques Il ne doit que juxtaposer des sens tout comme le fait

lrsquoenfant agrave lrsquoacircge ougrave il nrsquoa pas encore internaliseacute les normativiteacutes sociales ou selon les termes

durkheimiens les cateacutegories socio-aprioriques

Finalement crsquoest le deacuteterminisme geacuteographique repreacutesenteacute par Friedrich Ratzel lrsquoauteur de

la conception de lrsquoanthropogeacuteographie qui tombe sous la critique A cette occasion Megrelidzeacute

nous dit que si lrsquohomme utilise les biens naturels cela nrsquoest pas ducirc au simple fait qursquoils sont

184

disponibles dans son milieu naturel Au contraire crsquoest le travail humain qui les rend utiles en les

transformant

Ensuite Megrelidzeacute passe agrave la critique de la maniegravere dont la question des paralleacutelismes a eacuteteacute

abordeacutee du point de vue marxiste au sein de lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee ougrave il travaillait

au moment de la reacutedaction de son livre Sa critique est adresseacutee agrave Mechtchaninov qui dirigeait

lrsquoinstitut depuis la mort de Nikolas Marr et qui est consideacutereacute comme le plus eacuteminent des

marristes Souvenons-nous eacutegalement qursquoapregraves lrsquoarrestation du directeur de la thegravese de

Megrelidzeacute crsquoest Mechtchaninov qui reprend cette fonction et devient eacutegalement lrsquoeacutediteur de son

ouvrage En citant Mechtchaninov Megrelidzeacute remarque que son explication des affiniteacutes dans

des formes culturelles entre des socieacuteteacutes par les affiniteacutes dans leurs formes eacuteconomique et

sociales est trop geacuteneacuterale et nrsquoest qursquoune reprise litteacuteraire de la thegravese de Marx selon laquelle

lrsquoecirctre deacutetermine la penseacutee La valeur explicative drsquoune telle reprise scheacutematique de la thegravese de

Marx est infime car premiegraverement elle ne permet pas de comprendre ce qui conditionne

lrsquoorigine de telle ou telle base eacuteconomique deuxiegravemement il nrsquoest pas eacutevident et prouveacute que des

bases eacuteconomiques similaires produisent des formes culturelles similaires et troisiegravemement il

nrsquoest pas pris en compte que des bases diffeacuterentes peuvent conditionner des eacuteleacutements culturels

similaires (ainsi par exemple les formes matriarcales ont eacuteteacute partout substitueacutees par des formes

patriarcales mais cela pouvait ecirctre ducirc tant au type social seacutedentaire qursquoagrave lrsquoorganisation sociale

autour de lrsquoactiviteacute de la chasse ou encore un motif ornemental peut ecirctre tireacute tant de lrsquoornement

veacutegeacutetal que de la technique de tressage)

Une telle explication est donc insuffisante pour analyser drsquoune maniegravere concregravete lrsquoorigine

des formes culturelles La formule pertinente pour reacutepondre agrave la question des paralleacutelismes

devrait selon Megrelidzeacute ecirctre diffeacuteremment formuleacutee quelle est la raison pour laquelle les

bases eacuteconomiques ou les problegravemes similaires ou divergents produisent des formes de sens ou

des formes culturelles similaires La reacuteponse que lui-mecircme donne agrave cette question est la

suivante La maturation des besoins des objectifs et des problegravemes sociaux est soumise aux lois

objectives de lrsquohistoire (nous en apprendrons plus dans le chapitre IX du livre) Les inteacuterecircts

objectifs des hommes aussi se forment objectivement indeacutependamment de la volonteacute des

hommes suivant les besoins et objectifs existants Quand les inteacuterecircts drsquoun grand nombre

drsquohommes commencent agrave se ressembler leurs consciences aussi prennent des orientations

similaires Faisant face agrave un problegraveme leurs consciences srsquoen occupent reacutepeacutetitivement et se

185

maintiennent dans un eacutetat de mobilisation permanente jusqursquoagrave ce que la solution soit finalement

trouveacutee Or comme tout problegraveme qursquoil soit pratique ou theacuteorique nrsquoa qursquoun nombre fini de

solutions il est probable que les socieacuteteacutes malgreacute leur distance geacuteographique arrivent agrave des

solutions identiques ou agrave la creacuteation de formes culturelles semblables Pour Megrelidzeacute le

scheacutema explicatif base-superstructure dans le cadre de la question des paralleacutelismes culturels

peut donc ecirctre preacuteciseacute et rendu applicable par lrsquointroduction des principes de finitude et de

probabiliteacute laquo Ainsi la question des paralleacutelismes de penseacutees et des formes ressemblantes trouve

son explication dans la similariteacute ou diversiteacute des problegravemes (задач) qui ont pourtant des

solutions coiumlncidentes raquo194 Par exemple si les hommes sont confronteacutes agrave la neacutecessiteacute drsquoutiliser

un certain type de meacutetiers premiers de la nature crsquoest la structure de la matiegravere elle-mecircme qui

suggegravere les voies pour sa maicirctrise Donc lrsquoanalyse concregravete des formes culturelles sera possible si

lrsquoon srsquoarme du laquo critegravere objectif raquo consistant en une prise en compte du caractegravere fonction ou

sens des objets qui doivent ecirctre saisis et compris ou encore ecirctre impliqueacutes dans la pratique

Ensuite Megrelidzeacute entame une discussion extensive de trois exemples empiriques Nous

voudrions rapidement exposer ces analyses pour montrer la maniegravere dont les principes de la

theacuteorie geacuteneacuterale de la penseacutee que Megrelidzeacute eacutelabore sont mis en service de lrsquoexplication des

problegravemes empiriques

Le premier exemple relegraveve de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle Il srsquoagit drsquoexpliquer

lrsquoorigine des techniques drsquoobtention du feu Megrelidzeacute rejette la version de Karl von den

Steinen deacuteveloppeacutee dans son livre Unter den Naturvoumllkern Zentralbrasiliens selon laquelle la

friction observeacutee dans la nature aurait appris agrave lrsquohomme qursquoil est possible drsquoobtenir le feu en

produisant la friction Pour Megrelidzeacute crsquoest une conclusion speacuteculative alors que les sauvages

nrsquoobservent pas la nature et ne sont pas enclins agrave y chercher la causaliteacute195 Lrsquoinvention de la

194 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 336 195 A ce propos revenons encore une fois agrave Leacutevi-Strauss Dans le chapitre laquo La science du concret raquo de sa

Penseacutee sauvage il envisage de reacutefuter lrsquoideacutee que les laquo primitifs raquo sont incapables drsquoune penseacutee abstraite Mecircme si Leacutevi-Strauss et Megrelidzeacute parcourent des chemins diffeacuterents ils partagent lrsquoideacutee que toute penseacutee du concret (ce que nous pourrions appeler laquo concepts mateacuteriels raquo chez Megrelidzeacute et ce que Leacutevi-Strauss appelle la science du concret consiste essentiellement en une organisation des eacuteleacutements sensibles en des classements) comporte de lrsquoabstraction ou comme dirait Megrelidzeacute de la geacuteneacuteralisation Ainsi Leacutevi-Strauss eacutecrit-il laquo Tout classement est supeacuterieur au chaos et mecircme un classement au niveau des proprieacuteteacutes sensibles est une eacutetape vers un ordre rationnel raquo (Penseacutee sauvage PLON Paris 1962 p 29) Une comparaison consistante et approfondie des deux theacuteoriciens serait une entreprise passionnante mais ici nous voudrions souligner une diffeacuterence fondamentale qui les seacutepare Crsquoest la question de la primauteacute entre lrsquointeacuterecirct pratique ou lrsquointeacuterecirct intellectuel dans la penseacutee humaine Leacutevi-Strauss eacutecrit laquo S[i lrsquoappeacutetit de connaissance objective] est rarement dirigeacute vers des reacutealiteacutes du mecircme niveau que celles auxquelles srsquoattache la science moderne il implique des deacutemarches intellectuelles et des meacutethodes drsquoobservation

186

technique du feu ne pouvait donc pas ecirctre un reacutesultat de la reacuteflexion theacuteorique mais une

conseacutequence de la pratique Autrement dit crsquoest la pratique de la friction souvent accompagneacutee

du feu ndash de cet eacuteveacutenement inattendu - qui a du amener lrsquohomme agrave la deacutecouverte de la technique

Autrement dit ce nrsquoest pas la theacuteorie qui indique les moyens mais les moyens eux-mecircmes qui

dans la pratique amegravenent lrsquohomme aux reacutesultats concrets En mecircme temps lrsquohomme devait ecirctre

precirct pour une telle invention et connaicirctre lrsquoutiliteacute pratique de lrsquousage du feu Dans le cas contraire

il aurait pris le feu pour un effet lateacuteral et deacuteplaisant du procegraves de forage drsquoun morceau de bois

qui se pratiquait par exemple pour produire un arc Megrelidzeacute refuse lrsquoideacutee que dans la

technique de lrsquoobtention du feu il y a une ligne eacutevolutive Selon lui des techniques diffeacuterentes ou

semblables sont apparues dans des parties diffeacuterentes du monde et ont eacuteteacute conditionneacutees par le

type de la pratique de chaque socieacuteteacute Quant au fait qursquoelles coiumlncident cela srsquoexplique par le

nombre limiteacute des maniegraveres drsquoobtention du feu

Le deuxiegraveme exemple concerne la mesure du temps Megrelidzeacute considegravere que la

repreacutesentation du temps nrsquoexistait pas avant que lrsquohomme ne commenccedilacirct agrave le mesurer Mais si

pour nous le temps est un continuum ininterrompu et homogegravene pour les hommes de temps

reculeacutes il eacutetait repreacutesenteacute en tranches Les tranches de temps eacutetaient remplies par des eacuteveacutenements

ou procegraves importants de leur vie Ces tranches nrsquoeacutetaient donc pas homogegravenes mais suivaient la

processualiteacute des eacuteveacutenements dont ils eacutetaient coextensifs Elles se trouvaient dans un rapport

indiffeacuterent lrsquoune par rapport agrave lrsquoautre car entre elles le flux du temps cessait Cela est difficile agrave

imaginer pour lrsquohomme moderne mais la langue a preacuteserveacute les traces drsquoune telle repreacutesentation

du temps (par exemple Megrelidzeacute parle des expressions latines comme dies nefasti et dies

fasti) Lrsquoimportant ici est que tout comme crsquoeacutetait le cas avec lrsquoexplication du deacuteveloppement de

la repreacutesentation des nombres Megrelidzeacute souligne la mateacuterialiteacute des premiegraveres repreacutesentations

du temps De mecircme que les premiers concepts de quantiteacute nrsquoeacutetaient pas seacutepareacutes de la mateacuterialiteacute

des choses qui eacutetaient lrsquoobjet de compte (ce qui nous permet de parler des concepts de quantiteacute

au pluriel) les repreacutesentations du temps aussi eacutetaient impossibles agrave deacutetacher de la dureacutee des

eacutevegravenements ou procegraves qui eacutetaient lrsquoobjet de leur captation Mais il faudrait peut-ecirctre que nous comparables raquo (Ibid p 13) Plus loin il poursuit laquo On objectera qursquoune telle science ne peut guegravere ecirctre efficace sur le plan pratique Mais preacuteciseacutement son premier objet nrsquoest pas drsquoordre pratique Elle reacutepond agrave des exigences intellectuelles avant ou au lieu de satisfaire agrave des besoins raquo (Ibid p 21) Bien eacutevidemment Megrelidzeacute refuserait radicalement ce choix Il ne srsquoagit pas drsquoun simple choix theacuteorique mais du fait que lrsquointeacuterecirct intellectuel est pris par Leacutevi-Strauss comme un trait intrinsegraveque de lrsquohumain faisant partie de sa nature et au lieu drsquoecirctre interrogeacute et expliqueacute il se deacutevoile comme un preacutesupposeacute et donc une limitation de son approche

187

nous contredisions tout de suite et disions que crsquoest agrave rebours de lrsquointention de Megrelidzeacute que

nous venons drsquoutiliser le mot laquo captation raquo car pour lui il ne peut pas srsquoagir drsquoune forme a

priori du temps qui srsquoimposerait sur les donneacutees sensibles Megrelidzeacute ne discute point les

aspects de la conscience du temps mais agrave partir de ce que nous savons deacutejagrave sur sa conception de

la conscience nous pourrions affirmer que la perception du temps nrsquoest qursquoune certaine forme

drsquoorganisation logique du champ de perception Les eacuteleacutements du champ objectif lui-mecircme reacuteguleacute

par le temps objectif et ougrave ces eacuteleacutements sont donc deacuteployeacutes en succession sont traduits en un

contenu de conscience par seacutelection de certains eacuteleacutements lieacutes y compris dans lrsquoordre de leur

succession en une uniteacute de sens Crsquoest gracircce agrave une telle conception de la conscience que

Megrelidzeacute rend theacuteoriquement pensable un temps mateacuteriel Si la perception du temps se

produisait comme un lien (de succession) entre des eacuteleacutements de perception les premiegraveres

perceptions du temps devaient ecirctre strictement mateacuterielles Quant au concept moderne de temps

homogegravene il est le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation des premiers concepts du temps entiegraverement

deacutetermineacutes par le contenu objectif Le deacuteveloppement et donc la deacutemateacuterialisation du concept du

temps est lieacute agrave la neacutecessiteacute drsquoune certaine reacutepartition des taches dans la vie pratique quotidienne

Une preuve du fait que lrsquohomme identifiait les peacuteriodes temporelles gracircce aux tacircches pratiques

est visible selon Megrelidzeacute par exemple dans les noms des mois en geacuteorgien (tels que le mois

de fauchaison le mois de moissonnage le mois de vendange etc) ou encore dans la maniegravere des

Tchouktchi drsquoidentifier les saisons de lrsquoanneacutee avec la reacutealiteacute de la vie des rennes Megrelidzeacute

souligne qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun marquage subjectif ou arbitraire du temps Bien au contraire il

est lieacute avec la reacutealiteacute des faits de la vie eacuteconomique qui investissent le temps du contenu Drsquoici

deacutecoule lrsquoexplication des paralleacutelismes culturels dans la mesure du temps Le fait que la division

du temps en des peacuteriodes (nuit-jour mois de lrsquoanneacutee) est agrave observer dans toutes les cultures est

conditionneacute par la reacutealiteacute objective qui donne forme agrave lrsquoactiviteacute de travail et agrave la pratique

eacuteconomique laquo Les activiteacutes meacutenagegraveres qui se structuraient et se groupaient autour de points

temporels deacutefinis conditionnaient telle ou telle division et mesure du temps qui dans la plupart

des cas se fixegraverent dans lrsquoordre du culte raquo196 La mesure du temps prend son essor non pas de

lrsquoobservation du ciel et de la reacutevolution des corps ceacutelestes mais des activiteacutes eacuteconomiques le

temps chaud et froid le temps pluvial et caniculaire le temps des vents des grandes crues etc

sont les uniteacutes temporelles qui facilitent la reacutegulation de lrsquoeacuteconomie

196 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 346

188

laquo La coiumlncidence du nombre des jours dans lrsquoanneacutee est conditionneacutee par le fait que lrsquoanneacutee de

fait comprend 365 frac14 alternances de jour et nuit Quand les peuples arrivegraverent au niveau du

deacuteveloppement ougrave ils devaient pour des raisons eacuteconomiques prendre en compte le peacuteriode de la

reacutevolution du soleil en son entiegravereteacute alors chacun agrave sa maniegravere tocirct ou tard srsquoapprocha de la

reacutealiteacute raquo197

Le troisiegraveme exemple regarde les paralleacutelismes dans les modes de penseacutee198 et notamment

la penseacutee magique que lrsquoon retrouve dans toutes les socieacuteteacutes non seulement agrave une certaine eacutetape

du deacuteveloppement des socieacuteteacutes ougrave ce type de penseacutee est dominant (mecircme si jamais exclusif)

mais mecircme dans la socieacuteteacute moderne ougrave elle subsiste sous la forme reacutesiduelle des superstitions

Selon lrsquoobservation de Megrelidzeacute les superstitions se concentrent autour des sphegraveres drsquoactiviteacute

dans lesquelles le hasard joue un rocircle preacutepondeacuterant et sont donc caracteacuteristiques pour les

cateacutegories drsquoindividus comme les comeacutediens chanteurs politiciens amateurs de jeux de hasard

chasseurs marins etc De lagrave Megrelidzeacute conclut que les superstitions ne pouvant avoir une

origine subjective et volontaire sont les effets drsquoun certain mode de structuration (ou plus

preacuteciseacutement du manque de structuration) du champ objectif de lrsquoexpeacuterience Dans de telles

sphegraveres drsquoexpeacuterience le milieu nrsquoest pas controcirclable par le sujet et son succegraves ne deacutepend pas des

efforts qursquoil peut faire La raison en est que dans ce type de champs objectifs de lrsquoexpeacuterience les

rapports reacuteels entre les eacuteleacutements du champ ne sont pas discernables et il est impossible pour la

conscience dans le chaos expeacuterientiel de saisir en un complexe de sens lrsquoobjectif que le sujet se

pose et les moyens de son obtention Cela reacuteduit la conscience agrave lrsquoinstauration de rapports

hasardeux et agrave la production de signes superstitieux qui peuvent ecirctre individuels ou geacuteneacuteraliseacutes)

Il ne srsquoagit donc pas ici des rapports de causaliteacute (A provoque B) mais des rapports de

paralleacutelisme (A est accompagneacute ndash est le signe ndash de B) qui peuvent ecirctre absolument arbitraires

Crsquoest ainsi qursquoest deacutecrite eacutegalement la penseacutee magique des sauvages Cependant au fur et agrave

mesure que au cours du procegraves historique la conscience se structure toujours plus

197 Ibid p 347 198 Cette probleacutematique a eacuteteacute plus pleinement discuteacutee dans lrsquoarticle que Megrelidzeacute avait publieacute deacutejagrave en 1935

et qui srsquointitule laquo Sur les superstitions et lrsquoordre lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee (Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl) raquo Dans notre analyse nous nous appuyons donc sur ce texte მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის rsquoპრელოგიკურიrsquo წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

189

conformeacutement au champ objectif de lrsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire accumule du savoir et est capable

de saisir des portions consideacuterables du reacuteseau des rapports objectifs la penseacutee devient de plus en

plus satureacutee de liens reacuteels Si le sauvage est incapable drsquoentrevoir un rapport de causaliteacute entre

une blessure par la flegraveche et la mort crsquoest qursquoil lui manque tout un nombre drsquoeacuteleacutements contenus

dans le savoir (le savoir nrsquoeacutetant autre qursquoun reacuteseau de concepts) sur le corps humain - qui selon

Megrelidzeacute a eacuteteacute deacuteveloppeacute au Moyen Acircge avec lrsquoinvention des techniques de torture199 Il est

empecirccheacute drsquoidentifier le rapport de causaliteacute entre ces deux eacuteveacutenements car objectivement ceux-

ci ne sont pas en rapport immeacutediat lrsquoun avec lrsquoautre mais sont lieacutes agrave travers drsquoautres eacuteleacutements qui

srsquoorganisent en un reacuteseau et reacutesultent donc en un savoir physiologique

Megrelidzeacute peut donc contredire Leacutevy-Bruhl ainsi que Durkheim et affirmer que la penseacutee

magique ne relegraveve pas drsquoune mentaliteacute ou drsquoun mode de penseacutee en soi Elle nrsquoest que lrsquoeffet de la

conscience produit par le champ de lrsquoexpeacuterience caracteacuteriseacute objectivement par un haut degreacute de

deacutesordre ou par manque de preacutedisposition de la conscience agrave percevoir des portions du reacuteseau

des eacuteleacutements objectif ce qui au final revient au mecircme Qui plus est lrsquohomme moderne qui

dans une certaine situation agit et pense drsquoune maniegravere tout agrave fait rationnelle peut avoir des

superstitions dans une autre situation (lrsquoexemple en serait un professeur qui va agrave la chasse ou

joue aux cartes) Il en va de mecircme pour le sauvage Leacutevy-Bruhl remarque agrave propos de la

mentaliteacute primitive que parfois les sauvages font preuve drsquoun comportement extrecircmement

rationnel Ainsi les diffeacuterents modes de structuration de la penseacutee peuvent coexister dans un

individu qui peut tregraves bien toleacuterer des ideacutees ou opinions contradictoires quand elles sont

suggeacutereacutees par la pratique et lrsquoexpeacuterience Cela nrsquoest que la preuve pour Megrelidzeacute que ni les

cateacutegories socio-aprioriques ni des modes diffeacuterents de la mentaliteacute nrsquoexistent les penseacutees eacutetant

deacutependantes des facteurs objectifs et de la structuration objective du champ drsquoexpeacuterience

Enfin Megrelidzeacute explique les raisons pour lesquelles dans certaines socieacuteteacutes la penseacutee

magique preacutevaut alors que dans drsquoautres elle est marginaliseacutee sous forme de superstition Cela

deacutepend de lrsquoactiviteacute eacuteconomique principale de la socieacuteteacute donneacutee qui est le champ objectif

drsquoexpeacuterience dans toute socieacuteteacute Ainsi la penseacutee magique est-elle preacutesente surtout dans les

socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs qui pratiquent une vie eacuteconomique extrecircmement instable et

difficilement controcirclable

199 Cf Ibid p 537

190

Cette analyse drsquoun cas concret et empirique fait ressortir les traits de la conception de

Megrelidzeacute plus clairement que ce nrsquoest le cas des longues discussions purement theacuteoriques

Nous y voyons tout un chemin argumentatif qui srsquoeacutetend du type drsquoactiviteacute eacuteconomique de la

socieacuteteacute jusqursquoagrave la maniegravere dont la conscience structure son contenu en passant agrave travers les

questions geacuteneacuterales sur le fonctionnement de la conscience le rocircle du champ objectif de

lrsquoexpeacuterience la production du savoir Et qui plus est toute cette complexiteacute est mise au service

drsquoune analyse comparatiste ou nous pourrions aussi dire que cette complexiteacute elle-mecircme se

deacuteploie gracircce agrave la maniegravere de poser la question dans une perspective comparatiste Enfin nous y

voyons plus clair dans les points par lesquels Megrelidzeacute se distancie de Leacutevy-Bruhl

Passons maintenant agrave lrsquoeacutetape suivante du chapitre Megrelidzeacute arrive donc agrave la conclusion

que malgreacute lrsquoideacutee communeacutement partageacutee selon laquelle les conditions sociales deacuteterminent la

penseacutee sous cette forme simple elle ne relegraveve pas de la penseacutee marxiste Crsquoest plutocirct une penseacutee

deacuteterministe qursquoil attribue avant tout agrave Durkheim pour qui la conscience serait laquo un appareil mort

qui reproduit les formes lui eacutetant eacutetrangegraveres raquo Pour Marx en revanche les conditions mateacuterielles

deacutefinissent la penseacutee mais drsquoune maniegravere oblique crsquoest-agrave-dire seulement dans la mesure ougrave ce

sont elles qui mettent en avant les problegravemes deacutefinissent les groupements de personnes dans le

champ social deacutefinissent leurs inteacuterecircts et ainsi orientent le travail de la conscience qui prend en

compte le sens des nouveaux objets et des nouvelles situations agrave reacutesoudre La deacutetermination

sociale de la penseacutee comme Megrelidzeacute voudrait lrsquoentendre serait donc le reacutesultat des

compromis entre les problegravemes objectivement cristalliseacutes et la conscience qui limiteacutee par sa

structuration et donc reacutesistante cherche agrave les reacutesoudre mais en geacuteneacuteralisant ses reacutesultats

transforme lrsquoobjectiviteacute qui de son cocircteacute lui renvoie des problegravemes nouveaux Cependant ce

procegraves loin drsquoecirctre cyclique produit un effet drsquoaccumulation en impliquant dans la sphegravere de la

connaissance humaine toujours plus grande tant la nature que la reacutealiteacute sociale Plus tard nous

discuterons les conseacutequences drsquoune telle vision sur la philosophie de lrsquohistoire de Megrelidzeacute

Mais revenons agrave la lettre de son livre

Etant donneacute que la conscience pour Megrelidzeacute nrsquoest pas un appareil de reproduction

meacutecanique ou reacuteflectif mais creacuteatif et producteur du sens gracircce agrave sa liberteacute relative le pas

suivant dans son raisonnement est lrsquointerrogation sur le rocircle de lrsquoindividu dans la socieacuteteacute ou

plus preacuteciseacutement dans la production du savoir eacutetant donneacute que la socieacuteteacute est envisageacutee par

Megrelidzeacute toujours comme un tout en deacuteveloppement Mecircme si ce sont bien les conditions

191

historiques et sociales qui mettent lrsquohomme dans une certaine position sociale deacutefinissent ses

inteacuterecircts et donnent une certaine orientation au travail de la conscience une telle deacutetermination ne

srsquoapplique pas aux comportements ou penseacutees individuels Megrelidzeacute distingue drsquoune part

lrsquointeacuterecirct comme une tacircche historique ou un objectif geacuteneacuteral et drsquoautre part les inteacuterecircts proches

de lrsquoindividu qui dirigent ses actions quotidiennement Les consciences individuelles ont leur

maniegravere propre agrave chacune drsquoentre elles de reacutesoudre un conflit ou un problegraveme Cependant les

comportements particuliers et locaux nrsquoont pas la capaciteacute automatique drsquoacqueacuterir une valeur

sociale et drsquoinfluencer lrsquoopinion publique Pour qursquoun eacuteveacutenement particulier puisse se socialiser

il faut que les inteacuterecircts drsquoune multipliciteacute convergent autour de lui Une ideacutee peut avoir une

origine individuelle mais elle peut ne pas attendre le degreacute de geacuteneacuteralisation neacutecessaire pour

subsister

laquo Dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute aucun des grands problegravemes drsquoordre technique ou theacuteorique nrsquoa

eacuteteacute reacutesolu de bout en bout par une personne Drsquohabitude chaque grand problegraveme se reacutesout depuis des

cocircteacutes diffeacuterents partiellement agrave travers le travail de beaucoup drsquoindividus qui attaquent la question

depuis des points du vue diffeacuterents et souvent ne soupccedilonnent mecircme pas lrsquoexistence de ce problegraveme

dans ses dimensions reacuteelles raquo200

Lagrave aussi Megrelidzeacute fait recours au modegravele du champ et considegravere que la reacutesolution de tel ou

tel problegraveme advient au moment ougrave la multipliciteacute des solutions partielles et des efforts

individuels srsquoentrelacent objectivement en srsquoorganisant en un ensemble et en fermant le circuit

Les deacutecouvertes scientifiques sont souvent le reacutesultat de tels efforts drsquoorganisation qui poussent

lrsquoideacutee agrave se cristalliser Et crsquoest souvent un seul individu qui disposant de toutes les avanceacutees

partielles qui le preacuteceacutedent historiquement et eacutetant bien preacutepareacute et preacutedisposeacute par ces savoirs

reconfigure tout le champ de savoir restructure les vieux et les nouveaux eacuteleacutements dans un

nouvel ensemble de sens (ce qui de son cocircteacute provoque une redeacutefinition du sens de chaque

eacuteleacutement) et ainsi arrive agrave une deacutecouverte scientifique201 Le travail long vague et encore disperseacute

et multiple preacutepare le sol pour une soudaine configuration des eacuteleacutements partiels en un champ

geacuteneacuteral pour faire ressortir lrsquoideacutee dans sa clarteacute eacuteclatante Le deacuteclencheur pour ce geste deacutecisif

200 Ibid p 355 201 NB Megrelidzeacute ne parle pas des paradigmes scientifiques mais des deacutecouvertes

192

peut ecirctre une certaine situation ou le travail sur un objet que lrsquoon essaie drsquoinseacuterer dans un

contexte de sens Le champ peut se reconfigurer soudainement pour laisser entrer lrsquoobjet en son

inteacuterieur et permettre une reacutesolution du problegraveme en assignant agrave cet objet un sens nouveau et

clair Megrelidzeacute en conclut que ce qui rend la deacutecouverte scientifique irreacuteversible est le travail

laquo inconscient raquo des multiples individus (et non pas ou pas forceacutement un travail collectif) sur les

problegravemes historiquement mis en valeur

A partir de cette approche Megrelidzeacute eacutelabore une vision singuliegravere de lrsquohistoire des ideacutees et

de la philosophie Les grands penseurs et les creacuteateurs des systegravemes philosophiques y

apparaissent comme des personnes laquo plus ou moins aleacuteatoires raquo Alors que traditionnellement

lrsquohistoire de la philosophie est peupleacutee exclusivement par des intellectuels exceptionnels Cette

image leur est attribueacutee gracircce agrave la structuration du savoir sur lrsquohistoire de la philosophie ougrave tout

un nombre de penseurs sont oublieacutes alors que leurs meacuterites sont reacutesorbeacutes dans des figures qui ne

font qursquoaccomplir le geste deacutecisif de la reconfiguration irreacuteversible du savoir Cela leur confegravere

lrsquoallure drsquoune force intellectuelle deacutemesureacutee et inhumaine La deacutemystification drsquoune telle vision

de lrsquohistoire de la penseacutee est possible si lrsquoon prend en compte la sociogenegravese des ideacutees et que lrsquoon

reconstruit lrsquoeacuteconomie de savoir geacuteneacuteraliseacutee dans laquelle elles se sont cristalliseacutees Pour en

donner une ideacutee plus claire citons le passage suivant

laquo Le fameux laquo Aufhebung raquo de Hegel qui nous frappe aujourdrsquohui par son sens profond eacutetait

plus que courant dans son eacutepoque Schelling parlait de la laquo potenzieren raquo Goethe en lien avec les

questions de la peacuteriodiciteacute et [des procegraves de caractegravere] cyclique appelait la mecircme ideacutee

laquo Steigerung raquo Hegel nrsquoa fait qursquoeacutelaborer preacuteciser et formuler cette ideacutee de la maniegravere la plus

complegravete dont le point de vue ideacutealiste eacutetait capable en creacuteant ainsi lrsquoexpression la plus adeacutequate agrave

cette ideacutee (Aufhebung) Or de nos jours il nrsquoy a presque personne qui se souvienne de toutes les

autres tentatives et avancements raquo202

Il faudrait agrave ce propos que nous eacutevoquions lrsquoarticle intituleacute laquo N Ja Marr et la philosophie

du Marxisme raquo203 paru en 1935 dans lequel Megrelidzeacute touche la question de lrsquohistoire de la

philosophie Il deacuteplore que dans sa version bourgeoise le deacuteveloppement de la philosophie soit

202 Ibid p 358 203 Cf Константин Романович МЕГРЕЛИДЗЕ laquoН Я Марр и философия марксизма raquo in Под знаменем

марксизма 3 1935 Издательство ЦК ВКП (б) laquo Правда raquo pp 81-87

193

preacutesenteacute comme laquo une galerie de quelques heacuteros de la raison raisonnante (мыслящего разума) raquo

alors que la philosophie devrait ecirctre soumise agrave lrsquoanalyse dans le cadre geacuteneacuteral du deacuteveloppement

stadiologique car dans son devenir elle se situe sur le mecircme plan que les formes de la

conscience sociale lrsquoideacuteologie et la vision du monde tout court Megrelidzeacute observe deux

tendances dans lrsquohistoriographie bourgeoise de la philosophie Drsquoune part la penseacutee de la Gregravece

antique et plus preacuteciseacutement celle des philosophes preacutesocratiques est preacutesenteacutee agrave travers le

prisme de la philosophie ideacutealiste moderne Alors que des concepts comme lrsquoeau la terre lrsquoair

le feu chez Thales Anaximandre Anaximegravene Heacuteraclite et autres sont des expressions encore

captives de la penseacutee magique et expriment le sens de concepts comme lrsquoesprit ou la raison dans

une forme encore imageacutee non-deacutemateacuterialiseacutee et non-rationaliseacutee (il arrive agrave cette conclusion par

une longue analyse de lrsquousage de ces mots par la meacutethode de la linguistique paleacuteontologique)

Drsquoautre part lrsquoancien Orient est consideacutereacute comme eacutetrange et exotique captif de la penseacutee

mythologique et deacutepourvu de puissance intellectuelle (мыслительных) En srsquoappuyant sur

Johannes Hertel (Die Sonne und Mithra im Awesta) Megrelidzeacute analyse des concepts tireacutes des

anciens textes orientaux tels que le Rig-Veacuteda et lrsquoAvesta ougrave il constate les mecircmes types

drsquoexpressions imageacutees pour des concepts similaires

Il en conclue que la diffeacuterence principielle entre la penseacutee des grecques preacutesocratiques et la

penseacutee orientale nrsquoexiste pas les deux eacutetant situeacutees au stade encore magique de la vision du

monde Il faut qursquoune nouvelle reconstruction de lrsquohistoire de la penseacutee soit effectueacutee pour qursquoil

soit possible drsquoeacutevaluer la penseacutee agrave chaque eacutetape de son deacuteveloppement de la situer par rapport

aux autres stades ou lignes du deacuteveloppement de la penseacutee mais eacutegalement pour montrer que les

concepts philosophiques modernes tels que lrsquoesprit lrsquoacircme la substance lrsquoideacutee le logos etc ne

sont que des remaniements tardifs des repreacutesentations eacutemergeacutees au stade toteacutemique et cosmique

de la penseacutee Lagrave aussi la meacutethode paleacuteontologique de la langue doit jouer le rocircle deacutecisif

VIII Procegraves de circulation sociale des ideacutees Dans ce chapitre Megrelidzeacute srsquointeacuteresse aux

meacutecanismes et agrave la dynamique de la circulation des ideacutees et cela non seulement dans une socieacuteteacute

moderne (un terme qui lui est eacutetranger) mais aussi agrave lrsquoexemple des reacutecits folkloriques Il

preacutesente sa conception de la conscience sociale et agrave cette occasion critique la sociologie de

Durkheim et la linguistique de Saussure La question qui traverse ces discussions est celle de la

relation entre lrsquoindividuel et le social Megrelidzeacute arrivera agrave une formule dialectique selon

194

laquelle la penseacutee est pleinement remplie par des contenus ayant une valeur sociale mais elle

nrsquoest la penseacutee que dans la mesure ougrave elle individualise le social par lrsquoacte mecircme de la penseacutee

Quant agrave lrsquoindividu dans le champ de la conscience sociale il est important en tant que

lrsquoactualisateur de la penseacutee qui peut non seulement reproduire les ideacutees mais en creacuteer drsquoautres et

les mettre agrave lrsquoeacutepreuve en les faisant circuler Lrsquoindividu participe donc par ses penseacutees et ses

actions au devenir permanent du champ de la conscience sociale Penchons-nous sur cela drsquoun

peu plus pregraves

La conscience individuelle est remplie par des ideacutees sociales La conscience se les

approprie mais aussi les projette dans la socieacuteteacute ndash elle les laquo socialise raquo en les rendant disponible

aux autres pour appropriation - et constitue ainsi un point de force dans le champ de la

conscience sociale Toute deacutecouverte individuelle toutes les penseacutees qursquoun individu diffuse

ainsi que les produits de son activiteacute sont approprieacutes par drsquoautres individus et provoquent des

reacuteactions drsquoacceptation ou de critique Toute exteacuteriorisation ideacuteelle individuelle srsquoinsegravere dans la

circulation sociale et devient lrsquoun des nombreux facteurs de la reacutealiteacute sociale Toute ideacutee a donc

un certain champ de circulation Megrelidzeacute discute les raisons qui peuvent eacutelargir le champ de

circulation drsquoune ideacutee donneacutee la renforcer et la rendre influente dans la structuration de la

conscience sociale Premiegraverement il faut que lrsquoideacutee soit soutenue par les inteacuterecircts reacuteels des

individus ou des groupes Deuxiegravemement elle doit ecirctre accessible agrave des cercles sociaux ecirctre

intellectuellement compreacutehensible pour les membres drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun groupe Ces deux

conditions mettent la source de la puissance de lrsquoideacutee agrave la fois agrave lrsquoexteacuterieur et agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquoideacutee elle-mecircme drsquoune part lrsquoideacutee est complegravetement deacutepourvue de puissance drsquoexistence ses

porteurs eacutetant son seul soutien vivant mais drsquoautre part lrsquoideacutee pour ecirctre soutenue du dehors

ecirctre porteacutee et ainsi pourvue de force sociale doit par son contenu correspondre agrave une certain

demande sociale ndash intellectuelle mais aussi mateacuterielle Quant agrave la force de lrsquoideacutee elle transparaicirct

non seulement dans la largeur du champ de sa circulation crsquoest-agrave-dire dans le nombre des

individus par lesquels elle est porteacutee ndash si crsquoeacutetait la seule explication alors lrsquoideacutee nrsquoaurait qursquoun

caractegravere purement passif ndash mais eacutegalement dans sa capaciteacute de transformer le savoir

socialement preacutesent et de creacuteer une nouvelle compreacutehension de la reacutealiteacute

La reacutesistance que lrsquoideacutee peut rencontrer dans le procegraves de sa socialisation peut ecirctre

conditionneacutee drsquoune part par le caractegravere trop progressif de lrsquoideacutee (le complexe des ideacutees sociales

agrave une certaine eacutetape du deacuteveloppement de la socieacuteteacute peut ne pas permettre lrsquointeacutegration drsquoune

195

ideacutee trop eacuteloigneacutee et peut ne pas se laisser reconfigurer par elle si meacutetaphoriquement parlant

laquo le sol nrsquoest pas preacutepareacute raquo pour lrsquoacceptation drsquoun certain eacuteleacutement) Mais drsquoautre part ce sont

les rapports sociaux et la disposition des forces et des inteacuterecircts sociaux qui peuvent jouer le rocircle

drsquoune barriegravere Nous devons faire remarquer ici que Megrelidzeacute nrsquoinsiste pas sur le terme

laquo ideacuteologie raquo qursquoil nrsquoutilise que tregraves rarement et contextuellement Ce terme a eu un itineacuteraire

assez compliqueacute dans la penseacutee marxiste prenant des formes diffeacuterentes telles que la laquo fausse

ideacuteologie raquo (Lukacs) ou lrsquolaquo ideacuteologie du proleacutetariat raquo (Leacutenine) Quant agrave Megrelidzeacute agrave cette

eacutetape de son argumentation il ne parle que des complexes drsquoideacutees sans les mettre en relation

avec la structuration des inteacuterecircts dans la socieacuteteacute (cette question est discuteacutee dans le chapitre IX

du livre) et ne peut donc pas formuler les diffeacuterences entre lrsquoideacuteologie et le savoirla science ou

encore entre deux ideacuteologies diffeacuterentes Dans ce contexte lrsquoideacuteologie ne serait qursquoun complexe

drsquoideacutees en circulation compris en un sens neutre Megrelidzeacute souligne seulement que toute

ideacuteologie deacutetient un laquo cocircteacute conservateur raquo Or le conservatisme relegraveve non pas de la nature du

contenu mais de la puissance drsquoecirctre de tout complexe drsquoideacutees en tant que structureacute et reacutesistant agrave

la transformation Sans pouvoir encore preacuteciser la nature de lrsquoideacuteologie Megrelidzeacute fait quelques

remarques sur la maniegravere dont elle circule Le complexe des ideacutees dans lesquelles la classe

dominante se reconnaicirct et qui deacutefinit lrsquolaquo opinion publique raquo puise ses forces de la tradition de la

routine ainsi que des instruments de lrsquolaquo influence spirituelle raquo tels que les eacutecoles les manuels la

presse Cette force conservatrice transparaicirct en ceci que mecircme lorsque les couches domineacutees de

la socieacuteteacute se heurtent dans les ideacutees dominantes qui ne correspondent pas agrave leurs inteacuterecircts agrave des

contradictions ressenties encore vaguement elles continuent pendant une dureacutee plus ou moins

longue agrave penser dans ces termes qui leur sont objectivement eacutetrangers Cette tendance

conservatrice propre au procegraves de la circulation sociale des ideacutees fait que toute ideacutee nouvelle ne

peut srsquoaffirmer que par un combat Son maintien prolongeacute produit un eacutecart entre drsquoune part la

conscience sociale et drsquoautre part le deacuteveloppement tant de la culture mateacuterielle que des

rapports sociaux204 Cet eacutecart ou si lrsquoon veut le retard des ideacutees sur les inteacuterecircts peut ecirctre

204 Cette thegravese pourrait ecirctre vue comme une variation ou un deacutetournement dans les termes de la sociologie du

savoir de la thegravese que lrsquoon trouve dans le manifeste communiste de Marx et Engels La thegravese originelle parle de lrsquoeacutecart entre drsquoune part les forces productrices et surproduction et drsquoautre part les rapports sociaux fondeacutes sur la proprieacuteteacute bourgeoise laquo hellipla socieacuteteacute a trop de civilisation trop de moyens de subsistance trop drsquoindustrie trop de commerce Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le deacuteveloppement des conditions de la proprieacuteteacute bourgeoise au contraire elles sont devenues trop puissantes pour ces conditions qui se tournent en entraves et toutes les fois que les forces productives sociales srsquoaffranchissent de ces entraves elles preacutecipitent dans

196

neutraliseacute par lrsquoeacutetablissement des ideacutees porteacutees par la classe progressive qui est la nouvelle force

creacuteatrice de lrsquohistoire

Dans cette description un passage attire lrsquoattention laquo [la situation est diffeacuterente quand il

srsquoagit de] lrsquoorganisation active du travail socio-eacuteducatif qui permet de restructurer rapidement la

conscience et de faciliter avec le concours de lrsquoinstruction la maicirctrise drsquoideacutees extrecircmement

complexes et la compreacutehension des acquis de la penseacutee raquo205 Evidemment Megrelidzeacute deacutefinit ici

le rocircle du parti dont la mission serait drsquointervenir dans la circulation des ideacutees pour acceacuteleacuterer le

devenir de la classe reacutevolutionnaire

Megrelidzeacute poursuit son analyse geacuteneacuterale une fois que les ideacutees se sont socialiseacutees et

deacutetacheacutees des individus qui les ont produites elles tombent sous lrsquoemprise des meacutecanismes de

circulation sociale des ideacutees Elles sont mises agrave lrsquoeacutepreuve dans des circonstances diffeacuterentes et

sont induites agrave manifester leurs multiples cocircteacutes Au cours de ce procegraves de lrsquoapplication et de la

critique des ideacutees elles se concreacutetisent se preacutecisent se perfectionnent et en mecircme temps

perdent toute trace de leur provenance individuelle Elles se laquo deacutepersonnalisent raquo et acquiegraverent le

caractegravere veacuteritablement social Ce procegraves de seacutedimentation drsquoune grande multipliciteacute

drsquoexpeacuteriences et de savoir dans les ideacutees (ainsi que dans des formes de la culture mateacuterielle) qui

avance agrave travers leur reacutealisation en pratique et la lutte sociale pour une telle reacutealisation coiumlncide

selon Megrelidzeacute avec le procegraves historique de lrsquoapproximation toujours croissante de la penseacutee

humaine agrave la reacutealiteacute objective Le monde de la nature et des rapports sociaux est saisi drsquoune

maniegravere toujours plus pleine Le parti comme lrsquoagent de la lutte sociale est donc le facteur de

lrsquoapproximation agrave la veacuteriteacute

En vue drsquoun deacutevoilement du meacutecanisme de la circulation des ideacutees mais eacutegalement avec

lrsquointention de couvrir des questions relatives agrave lrsquoethnologie Megrelidzeacute entreprend lrsquoanalyse du

mode de circulation du folklore crsquoest-agrave-dire des reacutecits de diffeacuterents types (mythes contes de feacutee

etc) Par cette analyse il met dans une nouvelle perspective la question de la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social (ou collectif) et essaie de deacutepasser la dichotomie qursquoil voit entre deux

types de theacuteories sociologiques (les deux bourgeoises) qui sont porteacutees agrave privileacutegier lrsquoun de ces

deux pocircles en lui attribuant le rocircle de facteur deacuteterminant par rapport agrave lrsquoautre Megrelidzeacute

le deacutesordre la socieacuteteacute tout entiegravere et menacent lrsquoexistence de la proprieacuteteacute bourgeoise Le systegraveme bourgeois est devenu trop eacutetroit pour contenir les richesses creacuteeacutees dans son sein raquo Karl MARX Friedrich ENGELS Manifeste du parti communiste Editions champ libre Paris 1983 p 35

205 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 366

197

commence par une attaque contre des propos drsquoAlbert Wesselski206 concernant lrsquoorigine et la

circulation des contes feacutees et des contenus folkloriques en geacuteneacuteral Selon Wesselski le folklore

(ou plus preacuteciseacutement les Natursagen ainsi que les mythes) ne serait que le reacutesultat de creacuteateurs

individuels (precirctres prophegravetes poegravetes) qui auraient composeacute librement des reacutecits en reacutepondant agrave

des interrogations des curieux dont ils eacutetaient entoureacutes Quant au procegraves de la circulation elle ne

serait que la deacuteformation et la contamination progressive de telles creacuteations individuelles Pour

Megrelidzeacute en revanche crsquoest justement la circulation sociale qui est elle-mecircme le procegraves

creacuteatif dans laquelle les motifs traditionnels (mythiques magiques religieux etc) se composent

et acquiegraverent la forme de narration au fil des diffeacuterentes versions Les motifs se croisent se

superposent comme des couches produisant ainsi des scheacutemas narratifs Megrelidzeacute refuse donc

de reacuteduire le folklore agrave un facteur subjectif Et cela non seulement en ce qui concerne la reacutealiteacute

de la circulation mais eacutegalement dans la mesure ougrave Megrelidzeacute nie par principe le caractegravere

libre de la creacuteation subjective Selon lui la fantaisie mecircme nrsquoest pas arbitraire mais

historiquement limiteacutee car comme nous avons deacutejagrave souligneacute agrave propos de la vision gestaltiste de

la conscience chez Megrelidzeacute lrsquoimagination loin drsquoecirctre libre dans lrsquoarticulation des eacuteleacutements et

dans lrsquoinstauration de liens logiques entre eux ne fonctionne que par la transformation des

modes drsquoorganisation de contenus deacutejagrave existants Mecircme dans le cas de la fantaisie cette

reacutesistance du contenu creacutee des preacutedispositions limitatrices pour de possibles transformations de

206 Albert Wesselski (1871-1939) est un traducteur et chercheur autrichien qui est surtout connu pour sa

tentative de deacutevelopper dans son Versuch einer Theorie des Maumlrchens (Sudetendeutscher Verlag Frany Kraus Reichenberg 1931) - sur lequel srsquoappuie Megrelidzeacute - une theacuteorie des contes (dont il propose drsquoailleurs une deacutefinition dans le cadre drsquoune classification entre Maumlrchen Maumlrleine Sagen) Wesselski analyse les reacutecits donneacutes dans la tradition orale (comme base lui servent les contes recueillis par les fregraveres Grimm) et distingue des motifs qui devront permettre une reconstruction de la forme la plus primitive des premiers contes qui eacutemergent agrave partir des mythes Gracircce agrave la diffeacuterentiation entre des couches de la culture qui permet que le pheacutenomegravene de la critique eacutemerge agrave lrsquoOccident les mythes critiqueacutes pour leurs eacuteleacutements religieux (autrement dit pour leurs motifs mythiques) sont transformeacutes en leur parodies et prennent la forme des contes en adoptant les motifs de miracle (Wundermotive) Lrsquoabsence en Orient de lrsquoinstance culturelle qui assumerait le rocircle de la critique fait selon Wesselski que lagrave on ne trouve pas de contes mais des reacutecits mythiques qui servent de base pour une transformation en contes Outre cela Wesselski srsquointerroge sur la maniegravere dont les contes circulent sont preacuteserveacutes (Erhaltung) et se transforment Ce faisant il introduit les figures de celui qui soigne les contes (le Maumlrchenpflaumlger qui preacuteserve la forme du conte ndash par exemple en les fixant par lrsquoeacutecriture ndash pour eacuteviter qursquoils ne soient oublieacutes ou encore deacutefinitivement transformeacutes au cours de la circulation orale) et de celui qui est leur porteur (le Maumlrchentraumlger qui garantit la transmission circulation et disseacutemination orale du conte en en produisant des versions diffeacuterentes) Apparemment crsquoest bien le fait que le scheacutema explicatif de la circulation des contes proposeacute par Wesselski prenne appui sur lrsquoactiviteacute des individus qui a provoqueacute la critique de la part de Megrelidzeacute En effet nous lisons chez Wesselski laquo Denn immer sind es nur Einzelne die die Maumlrlein und die Maumlrchen zubereiten immer sind es nur Einzelne die das Zubereitete erhalten und immer sind es nur Einzelne die das Erhaltene verbreiten Das Kollektivum das Volk kommt weder als zubereitend noch als erhaltend noch als vertreibend in betracht ldquo Versuch einer Theorie des Maumlrchens Op cit p 178

198

ce contenu Par conseacutequence la fantaisie ne peut pas ecirctre complegravetement dissocieacutee de lrsquohistoriciteacute

et donc de la dimension proprement sociale des ideacutees Ce principe gestaltiste des preacutedispositions

qui est agrave lrsquoœuvre non seulement dans la conscience individuelle (limitant mecircme la fantaisie)

mais est transposeacute eacutegalement sur le mode de circulation (ou autrement dit de creacuteation

continuelle) des contenus du folklore permet agrave Megrelidzeacute drsquoaffirmer que la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social nrsquoexiste pas ni dans les artefacts de la culture mateacuterielle ni dans des

produits ideacuteologiques On a affaire agrave des formations socio-historiques qui gardent en soi les

seacutedimentations des expeacuteriences de beaucoup de geacuteneacuterations La diffeacuterence entre le contenu

individuel et le contenu socio-historique est eacutegalement une abstraction quand il srsquoagit de la

conscience individuelle

Ces conclusions quant agrave lrsquoartificialiteacute et au caractegravere abstrait de la diffeacuterence entre

lrsquoindividuel et le social permettent agrave Megrelidzeacute de passer agrave la critique des theacuteories sociologiques

bourgeoises pour lesquelles cette diffeacuterence est un preacutesupposeacute accepteacute sans critique Suivant le

type de hieacuterarchie qursquoelles instaurent entre les termes de cette diffeacuterence Megrelidzeacute distingue

deux lignes theacuteoriques drsquoune part ce sont Moritz Lazarus Dimitrie Drăghicescu Durkheim

Leacutevy-Bruhl qui retiennent que la socieacuteteacute deacutefinit lrsquoindividu et drsquoautre part Georges Palante

Lebon Thomas Carlyle qui affirment que ce sont les individus qui faccedilonnent la socieacuteteacute207

Contrairement agrave ces positions partiales Megrelidzeacute insiste sur lrsquoideacutee qursquoil ne peut srsquoagir que de

deux mouvements simultaneacutes dans le procegraves de la production distribution et consommation le

social srsquoindividualise en mecircme temps que lrsquoindividuel se socialise La penseacutee est individuelle

mais seulement dans la mesure ougrave elle effectue lrsquoindividualisation du social Megrelidzeacute renforce

cette position par des citations tireacutees des Manuscrits eacuteconomico-philosophiques de 1844 de Marx

ougrave il est question de lrsquoindiffeacuterenciation entre la vie individuelle et la vie geacuteneacuterique de lrsquohomme

Megrelidzeacute arrive ensuite agrave lrsquoanalyse de ce qursquoest la conscience sociale Mais avant

drsquoaborder ce point qui est le dernier du chapitre nous voudrions attirer lrsquoattention sur un aspect

encore de la circulation sociale des ideacutees agrave savoir les emprunts Megrelidzeacute souligne que

207 Une des sources importantes de ses connaissances en sociologie a sans doute eacuteteacute pour Megrelidzeacute le recueil

intituleacute Ideacutees nouvelles en sociologie (paru en 1914 en langue russe) qui rassemblait des articles traitant la probleacutematique du rapport entre la sociologie et la psychologie Crsquoest lagrave qursquoil a ducirc deacutecouvrir les ideacutees de Drăghicescu et de Palante ainsi que celles de Tarde et Durkheim eacutegalement (quoique les reacutefeacuterences agrave Durkheim que lrsquoon trouve dans lrsquoouvrage de Megrelidzeacute ne se limitent pas agrave lrsquoarticle qui a eacuteteacute inseacutereacute ce recueil) Cf М М КОВАЛЕВСКИЙ Е В ДЕ-РОБЕРТИ (eacuted) Новые идеи в социологии Социология и психология Сборник 2 Образование СПБ 1914

199

lrsquoemprunt drsquoune ideacutee drsquoun motif ou autre nrsquoest jamais un deacuteplacement meacutecanique drsquoun eacuteleacutement

culturel dans un milieu eacutetranger Les ideacutees ne peuvent pas se deacuteplacer sans se transformer Qui

plus est il est neacutecessaire que le niveau de deacuteveloppement culturel permette que certains eacuteleacutements

soient perccedilus et accepteacutes Encore une fois nous voyons ici que Megrelidzeacute applique agrave la culture

le mecircme scheacutema qui lui servait agrave expliquer la perception humaine Mais ce qui est inteacuteressant

crsquoest la conseacutequence qursquoil en tire lrsquohypothegravese selon laquelle lrsquoemprunt serait un deacuteplacement

meacutecanique des eacuteleacutements culturels relegraveve de lrsquoattitude colonialiste Cette hypothegravese donne lrsquoessor

agrave des projets theacuteoriques appeleacutes aux reconstructions de la langue originale agrave lrsquoidentification et agrave

la leacutegitimation comme tels du peuple original de la mythologie originale etc Cependant selon

Megrelidzeacute une telle reconstruction est impossible (et de tels objets nrsquoexistent pas) vu que

lrsquoemprunt sur lequel se base donc la reconstruction nrsquoest pas le meacutecanisme reacuteel de la formation

des pheacutenomegravenes culturels Crsquoest toujours cette hypothegravese qui est agrave la base de lrsquoideacutee infondeacutee que

les peuples peu deacuteveloppeacutes auraient tout agrave emprunter aux peuples culturellement plus avanceacutes

En veacuteriteacute il ne srsquoagissait pas dans le colonialisme drsquoun transfert des valeurs culturelles (tout

emprunt nrsquoeacutetant qursquoun procegraves creacuteatif et transformatif) mais drsquoune violence culturelle et de la

reacuteduction de ces peuples agrave lrsquoesclavage au nom des inteacuterecircts de lrsquohumaniteacute sous lesquels se

cachaient les inteacuterecircts particuliers

En dernier point de ce chapitre Megrelidzeacute srsquointerroge donc sur ce qursquoest la conscience

sociale En un premier temps il examine lrsquohistoire de la notion de conscience sociale En un

deuxiegraveme temps il adresse une critique drsquoune part agrave Durkheim et Leacutevy-Bruhl et drsquoautre part agrave

Saussure pour ensuite proposer sa propre conception En conclusion il fait quelques remarques

sur lrsquoeacutetat de la conscience sociale dans une socieacuteteacute diviseacutee en classes avant de passer dans le

chapitre suivant agrave une plus large discussion de cette mecircme question

Les premiegraveres conceptualisations de la conscience sociale sont agrave trouver chez Fichte et

Schelling ougrave elle se preacutesente sous la forme de Volksgeist (lrsquoesprit national) Ce terme est repris

par lrsquoeacutecole historique du droit (Friedrich Carl von Savigny Georg Friedrich Puchta) et investi de

la signification de la force qui est agrave la base des procegraves sociaux des institutions ainsi que des

conceptions du droit et de lrsquoEtat Puis chez Moritz Lazarus et Heymann Steinthal (eacutediteurs du

Zeitschrift fuumlr Voumllkerspsychologie und Sprachwissenschaft) on voit se syntheacutetiser lrsquoesprit

mondial heacutegeacutelien et lrsquoesprit national ou racial de Herbart ce qui reacutesulte dans une conception de

la psychologie nationale comme principe de lrsquohistoire Crsquoest bien lrsquoideacutee de la nation comme uniteacute

200

psychique qui pousse Dilthey agrave conceptualiser un partage entre les Geistesswissenschaften et les

Naturwissenschaften qui se distinguent par le type de causaliteacute (spirituelle ou naturelle)

applicable agrave leurs objets de recherche respectifs Wilhelm Wundt a essayeacute de rejeter lrsquoideacutee de

psychologie du peuple et a consideacutereacute qursquoau lieu de lrsquoesprit national ce sont les formes de la vie

spirituelle telles que la langue les croyances les coutumes qui devraient devenir lrsquoobjet des

sciences sociales Malgreacute cela Wundt aussi selon Megrelidzeacute reste captif du psychologisme car

il ne comprend pas le tout social autrement que comme lrsquoensemble des relations psychiques entre

les individus Par conseacutequent les individus sont envisageacutes comme emporteacutes par des ideacutees et des

eacutemotions semblables par le meacutecanisme de la contagion psychique Cette approche a eacuteteacute adopteacutee

par drsquoautres theacuteoriciens eacutegalement Pour certains entre eux il srsquoagissait des procegraves psychiques

conscients (Tarde Lebon) pour drsquoautres des procegraves psychiques inconscients (Vladimir

Mikhaikovitch Bechterev Nikolaj Konstantinovitch Mikhailovski Scipio Sighele) Selon

Megrelidzeacute le problegraveme des conceptions qui mettent des eacuteleacutements psychologiques tels que les

eacutemotions agrave la base de la vie et de la conscience sociale consiste en ceci que la socieacuteteacute se

preacutesente comme le reacutesultat des actes reacuteflectifs et inconscients par lesquels laquo les hommes dans

une certain mesure cessent drsquoecirctre des hommes et se transforment en des animaux reacutegis

seulement par des actes reacuteflectifs et instinctifs raquo Pour Megrelidzeacute qui comme nous lrsquoavons vu

fait une distinction radicale entre lrsquoeacutetat animal et lrsquoeacutetat humain (crsquoest-agrave-dire sociale et historique)

le psychologisme est intoleacuterable en sociologie Enfin Megrelidzeacute deacutedie des pages critiques agrave

Werner Sombart qui tout en reacutefutant le psychologisme dans les sciences sociales nrsquoarrive

pourtant pas agrave deacutepasser ce paradigme car en mettant la communauteacute de sens (Sinnzammenhang)

agrave la base de la coheacutesion sociale il en exclut les actes et les comportements reacuteels (Tat)

Si par cet examen de lrsquohistoire de la notion de conscience sociale Megrelidzeacute met en relief

son opposition agrave un certain nombre de theacuteoriciens et courants de la penseacutee sociologique il ne

choisit que Durkheim Leacutevy-Bruhl et Saussure pour en se contrastant par rapport agrave eux articuler

sa propre conception de la conscience sociale

Ce que Megrelidzeacute en analysant des conceptions sociologiques diffeacuterentes identifie comme

la probleacutematique de la conscience sociale se traduit chez Durkheim et Leacutevy-Bruhl dans lrsquoideacutee

des repreacutesentations collectives Ceux-ci existent par la force de la tradition et srsquoimposent aux

individus Il est curieux que mecircme si Megrelidzeacute note que Durkheim voit dans les faits sociaux

une reacutealiteacute supra-individuelle ce qui eacutetait pour lui un moyen drsquoeacutechapper au psychologisme et de

201

leacutegitimer la sociologie comme une science qui eacutetudie des objets sui generis il considegravere que

Durkheim reste captif du psychologisme208 La raison en est que selon Durkheim le procegraves par

lequel la tradition srsquoimpose aux individus passe toujours agrave travers une relation intersubjective

autrement dit agrave travers une communication comprise comme un partage des ideacutees entre les

individus Pour Megrelidzeacute en revanche comme nous lrsquoavons vu la communication loin drsquoecirctre

la condition de la socialiteacute et le point de deacutepart ou un preacutesupposeacute de la sociologie est elle-mecircme

le reacutesultat de la meacutediation chosale entre les individus qui suite agrave la rupture de la relation

immeacutediate et biologico-corporelle avec le milieu eacutemergent comme des ecirctres subjectivement

clos incapables de communiquer le contenu de leurs consciences Au lieu drsquoecirctre prise comme

une eacutevidence la communication doit donc ecirctre preacutealablement expliqueacutee

La critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave Durkheim est donc double et cible un point majeur

lrsquoimpossibiliteacute de fournir une explication convaincante du deacuteveloppement de la penseacutee (notons

ici mecircme que le laquo deacuteveloppement raquo est souvent utiliseacute par Megrelidzeacute comme synonyme du

laquo changement raquo mecircme si lrsquointerpreacutetation de ce terme deacutepend de lrsquointerpreacutetation que lrsquoon fait de

lrsquoentiegravereteacute de son projet nous reviendrons agrave cette question agrave la fin de notre travail) Drsquoune part

la preacutemisse psychologique laquo de lrsquoeacutecole sociologique franccedilaise raquo suggegravere que le facteur du

deacuteveloppement de la penseacutee ne doit ecirctre chercheacute que dans le deacuteveloppement auto-imposeacute de la

conscience sociale ce qui trahit le caractegravere ideacutealiste drsquoune telle position Et drsquoautre part la

tradition empecircche la possibiliteacute de penser le changement du mode de penseacutee car lrsquoon est forceacute

drsquoadmettre que toute reacutealiteacute nouvelle sera interpreacuteteacutee selon des termes anciens et traditionnels

Autrement dit lrsquoexplication baseacutee sur lrsquoideacutee de la tradition comme une force supra-individuelle

ne permet de comprendre le meacutecanisme du changement ni dans les repreacutesentations ni dans la

conscience individuelle Plus tard Megrelidzeacute accusera Durkheim de deacuteterminisme social car

dans sa sociologie la conscience individuelle se preacutesente comme laquo un appareil mort raquo qui ne fait

que reproduire les repreacutesentations qui lui sont eacutetrangegraveres et sa force creacuteative nrsquoest pas prise en

compte Bien eacutevidemment Megrelidzeacute ne met pas en doute la force des repreacutesentations

collectives sur lrsquoindividu Il deacuteplore que ne soit pas pris en compte le fait que toute ideacutee a comme

support les inteacuterecircts reacuteels Crsquoest le changement des inteacuterecircts qui provoque la substitution des ideacutees

208 Ce point agrave premiegravere vue contradictoire dans la critique megrelidzeacuteenne de Durkheim a eacuteteacute tregraves

pertinemment mis en relief par Janette Friedrich cf Der Gehalt der Sprachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 83-85

202

deacutepourvues de leur appui reacuteel par de nouvelles ideacutees qui sont lrsquoexpression des inteacuterecircts nouveaux

Les ideacutees ne peuvent pas ecirctre rejeteacutees par drsquoautres ideacutees drsquoune maniegravere immeacutediate mais

seulement via la deacutecouverte de nouveaux inteacuterecircts dans la vie sociale qui srsquoobjectifient sous la

forme drsquoideacutees nouvelles Il en deacutecoulerait aussi que la reconfiguration ideacuteologique ne peut pas

ecirctre reacutevolutionnaire mais toujours processuelle

Megrelidzeacute identifie le mecircme scheacutema ideacutealiste dans la linguistique de Saussure qui en

insistant sur une relation arbitraire entre le signifieacute et le signifiant arrive agrave la conclusion que la

langue persiste par la force de la tradition209 Quand il srsquoagit de donner une explication agrave des

changements qui se produisent dans la langue les deacuteplacements entre le signifieacute et le signifiant

en sont invoqueacutes comme la raison Mais pour Megrelidzeacute ce nrsquoest qursquoune explication meacutecanique

qui ne permet pas drsquoenvisager les changements comme motiveacutes Lagrave aussi il souligne que ce sont

les changements observables dans la pratique sociale qui doivent ecirctre utiliseacutes dans les

explications des faits linguistiques Crsquoest bien le changement dans les fonctions des objets de la

pratique ainsi que dans notre attitude envers eux qui se reflegravete dans les deacuteplacements

seacutemantiques Quant agrave la langue sous son aspect mateacuteriel - phoneacutetique et morphologique - elle

contient des eacuteleacutements qui sont porteurs de sens et qui en se combinant et se recombinant sont

capables de creacuteer de nouvelles combinaisons de sens (pour un exemple rapide nous pouvons

revenir au verbe laquo il pleut raquo qui est un impersonnel et deacutecrit un eacutetat de choses plutocirct qursquoune

action pourtant il garde le pronom de la troisiegraveme personne et indique un sujet qui agrave preacutesent est

invisible mais qui transparaicirct pourtant lagrave comme un reste du mode de penseacutee magique qui

attribuait lrsquoagency pour tout eacuteveacutenement aux Dieux) Nous avons deacutejagrave attireacute lrsquoattention sur le fait

que pour Megrelidzeacute la langue avant drsquoecirctre un systegraveme de signes conventionnels est le lieu de

fixation des modes de la penseacutee Les mots sont les signes des eacuteleacutements que lrsquoon peut observer

dans le contenu de la conscience (bien eacutevidemment la conscience est comprise ici non pas dans

le sens subjectif ou individuel mais en tant qursquoelle est synchroniseacutee avec la pratique le mode de

travail et de production ainsi qursquoavec les rapports sociaux donneacutes agrave un moment historique

preacutecis) Mais la reconfiguration du contenu de la conscience qui srsquoeffectue en raison des

changements dans la vie pratique provoque agrave son tour des changements dans la configuration

209 Crsquoest agrave la critique adresseacutee par Megrelidzeacute agrave de Saussure que touche lrsquoarticle suivante Janette

FRIEDRICH laquo Vygotskij ndash Volosinov ndash Megrelidze Der Versuch einer metalinguistischen Zeichentheorie raquo in EHRLICH Konrad MENG Katharina (eacuted) Aktualitaumlt des Verdraumlngten Studien zur Geschichte der Sprachwissenschaft im 20 Jahrhundert Synchron Heidelberg 2004

203

des sens deacutejagrave fixeacutes dans la langue (et cette fixation de sens existe donc non seulement au niveau

des morphegravemes mais aussi au niveau des particules mineures qui sont moins indeacutependantes

mais tout de mecircme porteuses de sens et capables donc de se recombiner de telle sorte que le sens

de la morphegraveme donneacutee soit modifieacute sans que les traces de cette modification ne se perdent)

Crsquoest justement de la supposition que les reconfigurations et deacuteplacements qui constituent

lrsquohistoire de la langue en srsquoy preacuteservant comme des couches seacutedimenteacutees que la meacutethode

marriste de la paleacuteontologie linguistique prend sa leacutegitimiteacute et affiche la preacutetention drsquoextraire du

mateacuteriel linguistique lrsquohistoire de la penseacutee Autrement dit le signe langagier se trouve dans une

relation non pas arbitraire mais reacuteflectif avec le signifieacute crsquoest-agrave-dire avec les articulations de

sens agrave lrsquoeacutetape donneacutee du deacuteveloppement de la pratique et de la penseacutee Ce nrsquoest que la langue

ainsi comprise qui peut faire part du complexe social proposeacute par Megrelidzeacute degraves le deacutebut du

livre car il nrsquoest autre chose que lrsquoensemble indissociable de la langue du travail (ou pratique) et

de la penseacutee Si pour une conception structuraliste de la langue - qui la considegravere comme un

systegraveme autonome ducirc au caractegravere arbitraire du lien entre le signifieacute et le signifiant -

lrsquoexplication des changements dans le systegraveme est un but qursquoelle a difficulteacute agrave atteindre pour la

linguistique marriste en revanche au moins dans lrsquoacception qursquoen a Megrelidzeacute ce sont

justement les changements linguistiques qui sont le point de deacutepart en tant que les premiers

pheacutenomegravenes linguistiques agrave observer Crsquoest agrave partir drsquoun tel point de deacutepart que lrsquoon arrive agrave la

thegravese que lrsquoaffirmation structuraliste du caractegravere arbitraire du lien entre le signe linguistique et

son reacutefeacuterent nrsquoest pas fondeacutee Pourtant Megrelidzeacute toujours sobre dans ses eacutenonciations (agrave

lrsquoexception des passages sur Staline dont il a eacuteteacute deacutejagrave question dans la deuxiegraveme partie de notre

travail) ne recourt jamais agrave la formule marriste ndash agrave notre avis ideacuteologiquement exageacutereacutee plutocirct

que neacutecessaire pour la description de lrsquoessence de la nouvelle theacuteorie de la langue ndash selon

laquelle la langue serait un des eacuteleacutements de la superstructure210 Crsquoest logique car tant la

210 Ironiquement cette formule qui quoiqursquoelle ne soit pas tout agrave fait inadeacutequate relegraveve pourtant drsquoune

exageacuteration des tendances ideacuteologiques et conjoncturelles a eacuteteacute mise en relief comme le trait principal du marrisme par Staline dans son article programmatique qui a annonceacute la fin de cette eacutecole Le texte de Staline qui est conccedilu comme la reacuteponse aux questions sur le marxisme et la linguistique adresseacutees par des jeunes agrave Staline deacutebute ainsi laquo Question Est-ce vrai que la langue est la superstructure sur la base Reacuteponse No cela nrsquoest pas vrai raquo Иосиф СТАЛИН laquo Марксизм и вопросы языкознания raquo in Сочинения т 16 Писатель Москва 1997 p 104 Dans les eacutecrits de Marr on trouve souvent la deacutefinition de la laquo langue comme drsquoune cateacutegorie superstructurelle raquo Ainsi par exemple laquo Pour la Nouvelle theacuteorie linguistique la langue est une cateacutegorie superstructurelle noueacutee du point de vue de son origine avec la vie raquo Николай МАРР laquo Языковая политика яфетической теории и удмурдский язык raquo in Избранные работы Этапы развития яфетической теории т I Издательство государственной академии истории материальной культуры Ленинград 1933 p 279

204

conception meacutegrelidzienne du complexe social que celle de la conscience qui par son autonomie

relative empecircche qursquoun lien meacutecanique et strictement correacutelatif soit instaureacute entre la pratique et

les formes ideacuteologiques ont pour objectif de rejeter toute penseacutee deacuteterministe dont la source

principale au cours de lrsquohistoire du marxisme a souvent eacuteteacute la meacutetaphore de la structure et la

superstructure

Dans lrsquointention de mieux eacuteclaircir le point drsquoopposition avec la linguistique structuraliste

par une illustration concregravete nous nous permettons agrave titre drsquoexception de deacutevier de notre

proceacutedeacute drsquoanalyse qui suit lineacuteairement lrsquoexposition du livre et proposons de revenir agrave un passage

du chapitre VI dans lequel il est question de la laquo geacuteneacuteralisation du concept raquo Quand on essaie

drsquoexpliquer la maniegravere dont de tels concepts se forment on tombe en un paradoxe Par exemple

le concept geacuteneacuteral de feuilles mortes nous donne les critegraveres pour identifier certains objets de

notre expeacuterience comme des feuilles mortes mais pour que le concept de feuilles mortes puisse

se former il faut les avoir deacutejagrave identifieacutees dans lrsquoexpeacuterience ce qui nrsquoest pas possible si lrsquoon

nrsquoest pas deacutejagrave armeacute avec le concept qui organise lrsquoexpeacuterience et permet drsquoidentifier certains

objets comme les feuilles mortes Donc les concepts geacuteneacuteraux sont agrave la fois le reacutesultat de la

seacutelection et la condition de cette mecircme seacutelection211 Le problegraveme dont ce paradoxe est le

symptocircme selon la diagnostique de Megrelidzeacute consiste en lrsquoeacutechec de la philosophie ideacutealiste

de donner une deacutefinition convainquante de la notion de qualiteacute La qualiteacute est prise pour un

critegravere exteacuterieur agrave lrsquoexpeacuterience qui a la fonction de rendre lrsquoexpeacuterience intelligible mais produit

le paradoxe car elle a la neacutecessiteacute drsquoecirctre fondeacutee dans lrsquoexpeacuterience Elle doit ecirctre donc agrave la fois

exteacuterieure et inteacuterieure agrave lrsquoexpeacuterience Megrelidzeacute au lieu de chercher la voie pour une

dissolution de ce paradoxe au niveau de la logique du concept (le paradoxe eacutemerge du fait que la

question de la qualiteacute se pose dans des termes abstraits de la logique du concept) ancre la qualiteacute

dans lrsquoexpeacuterience pratique et historique Selon lui le classement des objets sous un concept est

toujours le reacutesultat de la fonction analogue qursquoils assument - gracircce aux qualiteacutes que la pratique

211 Megrelidzeacute souligne que le problegraveme logique lieacute aux concepts geacuteneacuteraux provient du manque de deacutefinition de ce qursquoest que laquo la qualiteacute raquo mais il nrsquoapprofondit pas cette question Pour expliciter la structure de cette difficulteacute nous nous reacutefeacuterons au traiteacute de Max Scheler qui touche cette mecircme question Et mecircme si Scheler insegravere ce problegraveme dans un horizon tout agrave fait diffeacuterent de celui de Megrelidzeacute et notamment dans lrsquohorizon de la pheacutenomeacutenologie nous nrsquoaurions pas tort de dire que pour le reacutesoudre les deux penseurs font le mecircme geste drsquoimmeacutediatisation Au lieu drsquoenvisager la qualiteacute comme une cateacutegorie exteacuterieure qui viendrait donc du dehors pour ordonner lrsquoexpeacuterience Scheler lrsquoimplique dans lrsquoeacutevidence des uniteacutes chosales ou processuels qui sont donneacutes dans lrsquoexpeacuterience alors que Megrelidzeacute envisage les qualiteacutes des choses comme ce qui se manifeste dans la pratique celle-ci eacutetant le deacuteclencheur drsquoune telle manifestation Cf Max SCHELER laquo Phaumlnomenologie und Erkenntnistheorie raquo in Gesammelte Werke X Schriften aus dem Nachlaszlig Bd 1 Zur Ethik und Erkenntnislehre Francke-Verlag BernMuumlnchen 1957

205

elle-mecircme les pousse agrave manifester - dans la vie pratique de lrsquohomme Cette explication est

enracineacute dans ce que Megrelidzeacute appelle la theacuteorie marxiste de la perception selon laquelle les

choses tout comme leurs qualiteacutes sont perccedilues non pas gracircce agrave leur simple existence (repeacutereacutee

par les organes des sens) ou agrave travers des cateacutegories de provenance non-expeacuterientielle mais dans

la mesure ougrave elles relegravevent des besoins et des inteacuterecircts des hommes et sont impliqueacutees dans leur

activiteacute de travail

laquo Tout[es les choses] qui assurent le mecircme service et portent la mecircme signification dans les

usages (обиход) sociaux sont configureacutees par la conscience dans un et mecircme ordre conceptuel

(мыслительный ряд) sont perccedilues et comprises de la mecircme faccedilon et ainsi sont subsumeacutees sous le

mecircme concept Cela veut dire que [les choses] ainsi se geacuteneacuteralisent raquo212

La geacuteneacuteralisation ici nrsquoest donc pas comprise comme un acte logique mais comme un usage

geacuteneacuteraliseacute de tel ou tel objet dans la pratique existante

Lrsquoanalyse des diffeacuterentes langues par la meacutethode de la seacutemantique fonctionnelle (agrave laquelle

recourt la paleacuteontologie de la langue) proposeacutee par Nicolas Marr confirme que la perception des

choses la formation des concepts et la fixation des mots ou expressions linguistiques qui rendent

ces concepts srsquoeffectuent suivant les fonctions similaires des choses et non pas selon les

similariteacutes de leurs traits physiques Voici une illustration que Megrelidzeacute tire de Marr

laquo A lrsquoeacutepoque dans le meacutenage lrsquohomme utilisait le chien comme moyen de deacuteplacement puis

le chien fut substitueacute par le cerf et plus tard encore par le cheval par conseacutequent ces animaux ont

eacuteteacute compris agrave travers leur fonction sociale de deacuteplacement qui avant eacutetait remplie par le chien

parallegravelement agrave cela le terme (chien) passa drsquoun animal agrave lrsquoautre non pas parce que le cheval eacutetait

une modification (видоизменение) du chien ou du cerf mais parce que le cheval assuma dans le

meacutenage de lrsquohomme le mecircme rocircle qui avant eacutetait joueacute par le cerf E Taylor nous rapporte le fait

suivant lsquoquand les blancs apportegraverent le cheval chez les populations qui nrsquoavaient jamais vu les

chevaux les habitants de lrsquoicircle de Tahiti le baptisegraverent de laquo porc qui porte lrsquohomme raquo alors que les

indiens Sioux lrsquoappellegraverent laquo le chien magique raquorsquo raquo213

212 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 301 213 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 281

206

Le mot nrsquoest autre chose que lrsquoexpression drsquoun concept geacuteneacuteraliseacutee Mais le sens tant du

laquo concept raquo que de la laquo geacuteneacuteralisation raquo change chez Megrelidzeacute Le concept (понятие) eacutetant

pour Megrelidzeacute la compreacutehension (понимание) drsquoune chose concregravete ou autrement dit la

saisie de son sens sa fonction sa structure ou sa loi interne ne relegraveve plus drsquoune classification

isoleacutee drsquoun certain type drsquoobjets mais drsquoune penseacutee contextuelle et entiegravere (laquo contextuel raquo se

reacutefegravere ici au fait que tout concept est lrsquoexpression de la structuration de la conscience au moment

de la saisie du sens de lrsquoobjet et que le sens de nrsquoimporte quel eacuteleacutement de la conscience se

deacutetermine agrave partir du sens de la structuration du champ de conscience dans son entiegravereteacute) En

mecircme temps le concept (drsquoun objet drsquoun eacuteveacutenement etc) est geacuteneacuteral dans la mesure ougrave il nrsquoest

pas le reacutesultat drsquoune production individuelle qui en restant individuelle est condamneacutee agrave lrsquooubli

mais qui eacutetant drsquointeacuterecirct pour une multipliciteacute de personnes gracircce agrave la pratique dans laquelle ces

personnes sont impliqueacutees acquiert une dimension sociale crsquoest-agrave-dire se geacuteneacuteralise

Donc le mot est bien un signe mais sa capaciteacute communicationnelle est baseacutee non pas sur le

caractegravere arbitraire du lien entre lui et son reacutefeacuterent - dans lequel la forme mateacuterielle du signe

serait donc indiffeacuterente par rapport au sens qursquoil deacutesigne - mais sur le caractegravere socialement

geacuteneacuteraliseacute de la fonction pratique des objets ou pheacutenomegravenes dont il est le signe Outre cela la

forme mateacuterielle du signe langagier nrsquoest pas indiffeacuterente par rapport agrave son propre contenu Cela

est eacutevident si lrsquoon observe comment les reconfigurations de la conscience et la production de

sens nouveaux provoque des changements seacutemantiques des mots qui agrave leur tour trouvent leur

articulation dans la mateacuterialiteacute du signe En effet la reconfiguration de la conscience sociale

provoque des changements seacutemantiques des uniteacutes linguistiques ce qui agrave son tour srsquoexprime

dans des transformations morphologiques des mots Crsquoest dans ce sens-lagrave que nous parlons de la

seacutedimentation des formes de la penseacutee dans la matiegravere langagiegravere

Quant agrave la question de la communication nous pourrions dire que la communication

langagiegravere est une forme restreinte de la communication La communication linguistique (et donc

psychique dirait Megrelidzeacute) est elle-mecircme conditionneacutee par la communication pratique (qui

embrasse des procegraves comme lrsquoactiviteacute de travail la production le commerce ou lrsquoeacutechange et

lrsquoappropriation ou la consommation qursquoil srsquoagisse de biens culturels ou drsquoobjets destineacutes agrave la

satisfaction des besoins) La communication pratique coordonne la maniegravere dont les consciences

individuelles gracircce agrave la similariteacute des problegravemes qursquoils doivent reacutesoudre dans des conditions

mateacuterielles et sociaux donneacutees se synchronisent crsquoest-agrave-dire perccediloivent et configurent

207

lrsquoinformation de maniegravere identique produisent des sens partageacutes et deviennent capables de

communiquer par la langue

IX Reacutealisation sociale des ideacutees Au deacutebut de ce chapitre Megrelidzeacute caracteacuterise le chemin

deacutejagrave parcouru dans le livre comme une explication de la maniegravere dont les objets et les

eacuteveacutenements se font chemin dans la conscience tant individuelle que sociale alors qursquoagrave preacutesent sa

tacircche est de montrer lrsquoeacutetape finale de ce procegraves ougrave lrsquohomme prend les choses en possession non

seulement mentalement mais aussi pratiquement transforme la reacutealiteacute selon ses propres ideacutees et

transforme donc les ideacutees en des lois de la reacutealiteacute Une deuxiegraveme fois il utilise agrave ce propos le

terme laquo pheacutenomeacutenologie raquo lagrave aussi deacutefini non pas comme une meacutethode mais comme un terme

deacutesignant le procegraves de la pheacutenomeacutenalisation socio-historique de lrsquoideacutee au cours de laquelle lrsquoideacutee

passe de son eacutetat subjectif agrave un eacutetat incarneacute Par lrsquoaction pratique de lrsquohomme lrsquoideacutee devient la

reacutealiteacute et la reacutealiteacute devient porteuse du principe de lrsquoideacutee comme de sa loi interne

Souvenons-nous que dans le chapitre III du livre Megrelidzeacute avait deacutefini le travail comme

un double acte de subjectivation de lrsquoobjet et drsquoobjectivation du sujet Apregraves un saut de plusieurs

centaines de pages il revient agrave cette question poseacutee dans les termes subjectifs et laquo romantiques raquo

pour la reposer et essayer de lrsquoenvisager comme la laquo pheacutenomeacutenologie raquo (reacutealisation) sociale

Lrsquoideacutee nrsquoa pas de force qui lui soit propre mais elle est investie par une force exteacuterieure agrave

savoir par la force reacuteelle (et sociale) qui agit en sa faveur Lrsquohomme est la seule source de la

force vivante qui peut ecirctre motiveacutee seulement par ses besoins biologiques et sociaux Lrsquoideacutee peut

donc trouver son appui dans la force vivante seulement si elle coiumlncide avec les inteacuterecircts des

hommes La question eacutepisteacutemologique sort ainsi de la sphegravere subjective et devient intriqueacutee avec

la question de la conscience sociale

Quant aux besoins de lrsquohomme ayant un caractegravere historique et non pas biologique ils sont

deacutefinis par la structuration du champ social Le champ social consiste en une structuration du

procegraves de la production du commerce et de la distribution des produits eacuteconomiques et culturels

Cette structuration de son cocircteacute est deacutetermineacutee par la forme de proprieacuteteacute Ainsi la forme de

proprieacuteteacute la division du travail et la distribution des individus dans le procegraves de production sont

lrsquoensemble des conditions qui deacutefinissent le deacuteploiement des inteacuterecircts (qursquoils soient communs ou

particuliers collectifs ou individuels relatifs agrave un groupe ou agrave une classe etc) Dans ce sens la

proprieacuteteacute est une reacutealiteacute anhistorique car lrsquoappropriation est la condition de toute production La

208

socieacuteteacute sans une forme de proprieacuteteacute serait une socieacuteteacute sans production ce qui est contradictoire

Ici nous avons la distinction entre la proprieacuteteacute et une de ses formes agrave savoir la proprieacuteteacute priveacutee

qui est absolutiseacutee par la science bourgeoise

Le mode de production dans lequel srsquoarticule la forme de la proprieacuteteacute caracteacuteristique agrave une

socieacuteteacute consiste de deux composants les ressources humaines et les ressources mateacuterielles

Lrsquoanalyse du mode de production consiste au fond en lrsquoanalyse de la relation que ces deux

composants entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre Ainsi par exemple la forme de la proprieacuteteacute collective

existe lagrave ougrave les moyens de la production ne sont pas deacutetacheacutes de leurs producteurs ou autrement

dit lagrave ougrave la relation entre ces deux composants est immeacutediate Dans de telles conditions

lrsquoorganisation du travail ainsi que son mode de division sont deacutetermineacutes par les besoins

techniques du travail lui-mecircme et coiumlncidait donc avec les inteacuterecircts des producteurs Ils sont en

mecircme temps les inteacuterecircts communs pour les membres de la socieacuteteacute A cette eacutetape il nrsquoy a donc pas

de condition mateacuterielle pour qursquoune diffeacuterence entre lrsquointeacuterecirct particulier et lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral existe

La structure des inteacuterecircts sociaux change au moment ougrave une rupture advient entre les

ressources mateacuterielles et humaines (crsquoest-agrave-dire entre les producteurs et les moyens de la

production) pour ecirctre meacutedieacutees par un tiers Celui-ci en tant que proprieacutetaire des moyens de

production se preacutesente comme la condition neacutecessaire de toute production alors que dans la

production il nrsquoy a que deux composants reacuteels Or vu que la production est la condition de

subsistance de la socieacuteteacute et des hommes le proprieacutetaire acquiert le rocircle du meacutediateur de la totaliteacute

de la vie La richesse geacuteneacuterale qui se concentre dans ses mains rend possible qursquoun individu

acquiert une force inouiumle et sans preacuteceacutedent Il srsquoapproprie du travail de lrsquoautrui mais il le fait par

la force de la proprieacuteteacute et non par la violence physique Puis cela entraine une contamination du

concept du travail deacutesormais la division du travail ne deacutepend plus de la neacutecessiteacute technique ndash

crsquoest-agrave-dire drsquoune raison immanent au procegraves de travail - mais de la volonteacute du proprieacutetaire Le

bienecirctre de lrsquoindividu ne deacutepend pas du travail mais de la proprieacuteteacute Enfin le travail et le plaisir

se trouvent repartis agrave des individus diffeacuterents La rupture entre les ressources humaines et

mateacuterielles produit une socieacuteteacute deacuteseacutequilibreacutee agrave couches multiples alors que la structuration

nouvelle des inteacuterecircts rend impossible un inteacuterecirct geacuteneacuteral Les inteacuterecircts deviennent particuliers et

conflictuels Ce qui est inteacuteressant dans une perspective historique pour Megrelidzeacute cette

rupture est envisageacutee comme positive (mecircme si il ne srsquoagit pas drsquoune eacutevaluation morale) car

209

crsquoest elle qui enclenche le procegraves historique Celle-ci est marqueacutee par des luttes de classes et pas

des transformations des formes de la proprieacuteteacute

A ce point Megrelidzeacute propose une curieuse interpreacutetation de la conception du feacutetichisme

chez Marx Dans un champ social deacuteseacutequilibreacute la place de chaque individu ainsi que les inteacuterecircts

dont il est porteur par la neacutecessiteacute provenant de cette place mecircme sont aleacuteatoires Cette

contingence implique que ce nrsquoest pas la proprieacuteteacute qui est subordonneacutee agrave lrsquohomme mais

lrsquohomme devient subordonneacute agrave la proprieacuteteacute ce qui permet au proprieacutetaire de srsquoattribuer les

qualiteacutes et vertus de la proprieacuteteacute Crsquoest ce rapport inverseacute entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute qui rend

possible une confusion entre leurs qualiteacutes respectives que selon Megrelidzeacute Marx aurait

conceptualiseacute sous le terme laquo feacutetichisme raquo

Lrsquoinversion du rapport entre lrsquohomme et la proprieacuteteacute ainsi que la dissociation des eacuteleacutements

du procegraves de la production advient au moment ougrave le travail commence agrave produire la plus-value

crsquoest-agrave-dire la partie de la production qui nrsquoest pas neacutecessaire pour satisfaire les besoins et

subsister et peut donc ecirctre approprieacutee par lrsquoautrui Crsquoest bien la plus-value qui est le facteur de

lrsquoarticulation des inteacuterecircts et du deacuteveloppement du procegraves historique Dans le chapitre V

Megrelidzeacute a deacutejagrave souligneacute que la plus-value est la condition de lrsquoeacutemergence de la culture et de

lrsquohistoire de la civilisation Crsquoest bien la plus-value qui forge les rapports sociaux stricto sensu

En effet tant que le travail ne produit que ce qursquoest neacutecessaire pour la subsistance la relation

consumeacuteriste entre lrsquohomme et la nature ne peut pas ecirctre deacutepasseacutee et la rupture entre le milieu et

lrsquoorganisme biologique nrsquoest pas acheveacutee ce qui est cependant la condition de lrsquoexistence

proprement humaine historique et sociale A cette eacutetape le seul moyen de lrsquohomme pour profiter

de lrsquoautre est de le violer physiquement Alors que la plus-value rend possible une appropriation

de lrsquoeacutenergie de lrsquoautrui sans recours agrave la violence physique et permet lrsquoinstauration des rapports

veacuteritablement sociaux qui passent donc agrave travers lrsquoappropriation des fruits de travail de lrsquoautrui

Il y a un autre aspect qui fait de la plus-value le support mateacuteriel et le moteur du procegraves

historique agrave savoir lrsquoaccumulation qursquoelle rend possible et qui concerne les biens tant mateacuteriels

que culturels Un autre pheacutenomegravene qui est le reacutesultat drsquoune dissociation des composants du

procegraves de production et en mecircme temps la condition pour lrsquoaccumulation creacuteatrice du monde

proprement humaine et culturelle est lrsquoeacutemergence des rapports de domination Lrsquoaccumulation ne

serait pas possible si les hommes nrsquoeacutetaient agrave la fois forceacutes de travailler et limiteacutes en

consommation

210

Lrsquoalieacutenation et lrsquoappropriation sont les conditions anhistoriques du travail Mais elles se

trouvent contamineacutes par la production de la plus-value Srsquoil y a un critegravere qui permet de

distinguer entre les formations eacuteconomico-sociales diffeacuterentes crsquoest justement la maniegravere dont la

plus-value est approprieacutee Ainsi dans le cas de lrsquoesclavagisme il srsquoagit de lrsquoappropriation absolue

des ressources tant mateacuterielles qursquohumaines Dans le capitalisme lrsquohomme est deacutepourvu de la

plus-value qursquoil produit et donc de lrsquoeacutenergie ainsi que du contenu vital (le concept de

lrsquo laquo individu abstrait raquo de lrsquoIdeacuteologie allemande) A ce propos Megrelidzeacute commente la situation

qui lui est contemporaine Crsquoest la socieacuteteacute socialiste dans laquelle la proprieacuteteacute priveacutee est abolie

Cela rend sa valeur veacuteritable agrave lrsquoalieacutenation et agrave lrsquoappropriation dans la mesure ougrave elles ne sont

plus lieacutees agrave la domination mais au travail agrave proprement parler Les producteurs srsquoenrichissent

soi-mecircme (leur kolkhozes leur vies culturelle) Pourtant cela nrsquoentraine pas drsquoabolition de la

production de la plus-value Au contraire la plus-value devient lrsquoeacuteleacutement majeur dans le procegraves

de laquo la construction socialiste raquo Qui plus est selon Megrelidzeacute mecircme dans une socieacuteteacute

communiste une totale appropriation de la production ne serait jamais permise car cela

entrainerait une stagnation et paralysie du deacuteveloppement En cela Megrelidzeacute reprend la critique

adresseacutee par Marx et Engels contre Proudhon et Lassalle qui avanccedilaient la demande drsquoune totale

appropriation des produits du travail

Megrelidzeacute propose eacutegalement de distinguer entre les ordres eacuteconomiques socialiste et

communiste Dans le premier cas lrsquoeacuteconomie est encore baseacutee sur une coercition qui vise agrave faire

produire plus que neacutecessaire pour la subsistance sauf que agrave la diffeacuterence du capitalisme lrsquoagent

de la coercition nrsquoest plus lrsquoEtat mais la socieacuteteacute La plus-value srsquoaccumule dans le laquo fond de la

construction socialiste raquo Le principe en œuvre est le suivante chacun reccediloit ce qui est

proportionnel au travail effectueacute moins ce qui est neacutecessaire pour le fond de la construction

socialiste Quant au communisme agrave cette eacutetape crsquoest le travail lui-mecircme qui change de nature

gracircce au perfectionnement et agrave la meacutecanisation des instruments de production ainsi que gracircce agrave

la hausse du niveau culturel des ouvriers Cela libegravere les hommes de la coercition en leur

impartissant le travail exclusivement creacuteatif et cela abolit la diffeacuterence entre les types du travail

intellectuel et manuel Lrsquoavancement technique rend possible la croissance illimiteacutee de la

production alors que la capaciteacute de consommation de lrsquohomme reste toujours limiteacutee Ainsi si

dans le capitalisme la production eacutetait maximale dans les conditions techniques donneacutees (crsquoest-agrave-

dire relativement maximale) alors que la consommation eacutetait reacuteduite au minimum pour la

211

majoriteacute des membres de la socieacuteteacute dans le communisme nous avons la surproduction absolue

qui deacutepasse la capaciteacute de consommation maximale Dans le communisme la plus-value sera

donc le reacutesultat naturel de la rationalisation du travail au lieu drsquoecirctre la conseacutequence de la

consommation limiteacutee Autrement dit elle sera le reacutesultat non pas de la coercition mais de la

liberteacute

La diffeacuterence entre le travail productif et le travail non-productif est une cateacutegorie historique

formeacutee dans le systegraveme capitaliste qui sous le critegravere fictif de la valeur drsquousage recouvre une

diffeacuterence plus profonde entre la situation ougrave le producteur consomme entiegraverement sa production

et celle ougrave le proprieacutetaire srsquoapproprie de sa partie Quant agrave lrsquoeacutetape socialiste cette diffeacuterence

srsquoefface et eacutemerge la diffeacuterence entre le travail socialiste et le travail non-socialiste Dans le

premier cas la richesse produite est (en partie) mis au service agrave la construction socialiste qui pave

le chemin agrave lrsquoavegravenement du communisme alors que dans le second cas il srsquoagit du travail

particulier qui ne participe pas agrave lrsquoaccumulation socialiste Partant celle-ci est un travail anti-

socialiste malgreacute le fait qursquoelle peut produire des valeurs drsquousage porteuses du contenu

socialiste Il est donc possible drsquoavoir le travail socialiste qui produit les biens anti-socialistes

ainsi qursquoun travail anti-socialiste aux produits socialistes

Puis Megrelidzeacute propose une conception de lrsquohistoire qursquoil voudrait non preacutedeacutetermineacutee mais

pourvue drsquoune certaine logique objective (закономерность) Il lrsquoobtient par lrsquoapplication aux

eacuteleacutements du champ social des principes de la theacuteorie de probabiliteacute qui lui permettent drsquoabord

de distinguer entre deux approximations agrave la question des inteacuterecircts et puis drsquoimpliquer les

inteacuterecircts particuliers et deacutenues de neacutecessiteacute dans un tableau du procegraves historique qui tout en eacutetant

mis en marche sous lrsquoeffet des inteacuterecircts relegraveve drsquoune certaine loi objectif de deacuteveloppement

Lrsquohistoire serait donc le champ social constitueacute des foyers et des rapports de forces Le

devenir historique nrsquoest pas imbu des intentions humaines Il srsquoagit drsquoun devenir qui serait

continuellement recreacuteeacute gracircce aux activiteacutes locales (motiveacutees drsquoune maniegravere particuliegravere) des

individus qui produisent ainsi le champ commun de forces La reacutealiteacute sociale est un ensemble

composeacutee des forces en œuvre ainsi que des actions et des eacutetats de choses en chaque moment

historique donneacute Une description synchronique et diachronique du champ social permet une

reconstruction de lrsquohistoire ainsi que de lrsquoeacutetat actuel du champ social qui est donc deacutetermineacutee par

la forme de la proprieacuteteacute

212

Le champ ne peut pas ecirctre lrsquoobjet drsquoexpeacuterience et pourtant il est tout agrave fait reacuteel en tant que

lrsquoensemble des forces mineures et majeures Les transitions historiques peuvent ecirctre deacutecrites

comme deacuteplacements des rapports de forces dans le champ Ces deacuteplacements peuvent avoir un

caractegravere local ou fondamental Dans ce dernier cas les deacuteplacements changent tout agrave fait la

structuration du champ social Le champ social est une uniteacute mais moins close qursquoun organisme

biologique dans lequel tout changement mineur peut entraicircner un disfonctionnement ou une

reconfiguration des eacuteleacutements du corps Le champ social en revanche peut toleacuterer des

changements locaux Une reconfiguration fondamentale est possible sous la seule condition que

les forces se condensent en masse

Cependant Megrelidzeacute eacutecarte tout de suite tout soupccedilon de la theacuteorie drsquoeacutequilibre ou de

lrsquoanalogie organiciste et introduit en revanche le principe statistique qursquoil a deacutejagrave discuteacute en

connexion avec la physique thermodynamique Si lrsquoon essaie drsquoanalyser le champ historique en

tant que constitueacute des individus et drsquoautres eacuteleacutements mineurs alors lrsquoon ne pourra pas deacutepasser la

repreacutesentation drsquoun conglomeacuterat chaotique des eacuteleacutements emporteacutes par la contingence

Contrairement agrave cela Megrelidzeacute suggegravere qursquoil faut deacutemarquer dans le champ social quelques

foyers de force majeurs autour desquels se concentrent les activiteacutes drsquoune multipliciteacute des

acteurs Cela permettra de reacuteduire le chaos et de lrsquoeacutevacuer de lrsquoanalyse Il se trouvera que tout

sommeacute le tout social est mouvementeacute par les relations de tension entre plusieurs vecteurs de

force dans le champ

Dans le champ social structureacute par la forme de la proprieacuteteacute priveacutee les individus sont porteurs

des inteacuterecircts particuliers qui en tant que tels se distinguent par des vecteurs diffeacuterents Malgreacute la

diffeacuterence de leur vecteurs ils sont pourtant porteacutes agrave srsquoorienter par rapport agrave certains centres Ces

mouvements se composent par la sommation des vecteurs de la solidariteacute ou de lrsquoantagonisme

Lrsquoindividu comme une des sources de force dans champ social agit selon ses inteacuterecircts particuliers

mais son apport dans la structuration du champ social deacutepasse ses intentions priveacutees et se

transforme en une force drsquoune valeur autonome devenant indeacutependant de lui Sans articulation

des foyers de forces dans le champ social il serait impossible drsquoentrevoir une quelconque loi et

logique dans le procegraves historique Mais il faut y compter eacutegalement les conditions mateacuterielles

(telles que lrsquoeacutetape du deacuteveloppement des forces de production la forme de la proprieacuteteacute le

deacuteploiement des individus dans le champ de la production et de la consommation) dans la mesure

ougrave elles sont les preacutesupposeacutees de la synchronisation des inteacuterecircts et de leur structuration en un

213

champ Qui plus est ce sont les difficulteacutes de lrsquoordre pratique et mateacuteriel qui mettent les individus

en face des problegravemes et permettent ainsi une articulation de leurs inteacuterecircts autour de ces

problegravemes et tacircches Ainsi lrsquohistoire serait le reacutesultat des rapports de forces produits agrave partir des

inteacuterecircts synchroniseacutes autour des problegravemes pratiques des individus ou des groups Ainsi les

deacuteviations individuelles nrsquoinfluencent pas la logique du procegraves historique Srsquoil est difficile de

preacutevoir le mode drsquoaction drsquoun individu il est facile en revanche ayant la connaissance des

conditions indiqueacutees de preacutevoir le comportement drsquoune masse sociale Le point de vue du champ

social serait donc une juste approximation pour deacutepasser la contingence locale et atteindre la

neacutecessiteacute de plus haute deacutegreacute qui exposerait les lois du deacuteveloppement de lrsquohistoire humaine

Quant aux inteacuterecircts de classe ils consistent en des tacircches qursquoune partie de la socieacuteteacute se pose agrave

partir de sa situation dans le champ social Ils ont un caractegravere objectif car ils se trouvent en

correspondance avec la structuration du champ social Les inteacuterecircts de classe sont donc objectifs

et reacuteels formuleacutes agrave partir des problegravemes tout aussi objectifs Ainsi le fait que les individus

subjectivement prennent pour leurs inteacuterecircts ceux qui leur sont pourtant nuisibles ne change en

rien le contenu des inteacuterecircts objectifs Ici Megrelidzeacute recours agrave un terme bien singulier chez lui agrave

savoir celui de laquo sujet de lrsquohistoire raquo qui bien eacutevidemment fait penser agrave Lukacs Megrelidzeacute

reformule donc sa penseacutee la classe peut ne pas avoir la conscience de soi-mecircme comme du sujet

de lrsquohistoire et pourtant cela nrsquoempecircchera que ses inteacuterecircts existent indeacutependamment de ce fait

Puis Megrelidzeacute passe agrave la discussion du rocircle du parti dans la configuration du champ social

et agrave la maniegravere dont le savoir srsquoinsegravere dans ce procegraves Le parti sous lequel Megrelidzeacute entend

bien eacutevidemment le parti bolchevik est deacutefini comme un centre bien organiseacute des forces

geacuteneacuterales qui luttent pour la reacutealisation des inteacuterecircts objectifs de la classe domineacutee Le parti

deacutetient un programme drsquoaction une strateacutegie et une orientation objective bien articuleacutes Cela

rend possible la subordination de toutes les actions agrave lrsquoobjectif principal de reacuteduire le chaos et de

mobiliser toute lrsquoeacutenergie de classe pour la lutte

La conscience est impliqueacutee dans la dynamique du champ dans la mesure ougrave elle est

lrsquoinstrument de lrsquoorientation raisonnable et dans la mesure ougrave crsquoest elle qui permet de poser les

objectifs Le contenu de la conscience est ainsi deacutetermineacute par les inteacuterecircts sociaux alors que

lrsquoideacutee laquo nrsquoest rien drsquoautre qursquoune reacuteflexion ou compreacutehension deacuteformeacutee ou vraie juste ou

erroneacutee que les hommes se font sur leurs inteacuterecircts illusoires ou reacuteels Lrsquoideacutee nrsquoest qursquoune

214

expression subjective des inteacuterecircts lrsquoaspect subjectif de lrsquointeacuterecirct raquo214 La connaissance adeacutequate

de la reacutealiteacute procegravede agrave travers une force immanente agrave la raison mais dans la mesure ougrave elle est

preacutepareacutee par les conditions objectives laquo Mais ces conditions dominent non seulement le sujet

mais srsquoeacutetendent sur les objets de mecircme Quels objets sont saisis et quels sont laisseacutes sans

attention deacutepend de la structure des inteacuterecircts sociaux et de lrsquoactualisation des objets dans la

pratique socio-historique raquo215 La connaissance a besoin des nouveaux rapports sociaux des

nouveaux objets ainsi que de nouvelles incitations pour la compreacutehension Autrement dit la

conscience doit ecirctre orienteacutee vers certaines objets et de leur cocircteacute ces objets aussi doivent se

diriger vers la penseacutee Nous voyons ici de nouveaux apparaicirctre des propos lieacutes agrave la theacuteorie de

perception ou celle de conscience qui ont eacuteteacute avanceacutes tout au deacutebut du livre Lrsquoorientation de la

conscience est deacutetermineacutee par lrsquointeacuterecirct du sujet alors que la tendance de lrsquoobjet agrave ecirctre reacutealiseacute

transparaicirct dans sa signification et fonction pratique Quant agrave lrsquointeacuterecirct objectif qui implique tant

lrsquoorientation individuelle que la validiteacute objective de cet inteacuterecirct il doit ecirctre pris comme une

synthegravese des deux eacuteleacutements

laquo Drsquoune part lrsquointeacuterecirct social active la conscience drsquoune grande masse des gens et leur donne

une orientation deacutetermineacutee Et crsquoest bien toujours de lui [de lrsquointeacuterecirct social ndash nous remarquons] que

deacutepend de lrsquoautre part la signification et le sens reacuteel des objets dans la pratique sociale Lrsquointeacuterecirct

social met certains objets au premier plan en les actualisant et il en remet drsquoautres en arriegravere raquo216

Les ideacutees ont la tendance de se reacutealiser crsquoest-agrave-dire drsquoacqueacuterir une existence reacuteelle en

transformant la reacutealiteacute selon les principes qui leur sont propres Mais les conditions mateacuterielles

posent des limites non seulement agrave lrsquoapparition drsquoune ideacutee mais eacutegalement agrave sa reacutealisation Pour

que lrsquoideacutee puisse se reacutealiser il faut qursquoil y ait des preacutesupposeacutes mateacuteriels (qursquoune transformation

soit mateacuteriellement possible reacutealisable) et que lrsquoideacutee ait capteacute la conscience drsquoune multitude

drsquoindividus car ce nrsquoest que par leur force qursquoune transformation de la reacutealiteacute est possible Les

individus reacutealisent des ideacutees seulement dans la mesure ougrave ils croient qursquoelles expriment leurs

inteacuterecircts La theacuteorie sous la condition qursquoelle-mecircme exprime les inteacuterecircts reacuteels drsquoun groupe

drsquoindividus se transforme en une force mateacuterielle quand cette masse drsquoindividus le supportent et

214 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1965 p 441 215 Ibid p 443 216 Ibid p 444

215

agissent conformeacutement agrave elle en laissant une trace mateacuterielle Par leurs effets mateacuteriels et

transformateurs les ideacutees deviennent des eacuteleacutements objectifs du champ de lrsquohistoire

Lrsquoideacutee se forme dans la conscience de lrsquoindividu toujours en forme drsquoun inteacuterecirct reacuteel Cela

veut dire que crsquoest le cas mecircme quand de fait par le contenu de lrsquoideacutee il srsquoagit drsquoun inteacuterecirct

illusoire Pour que lrsquoideacutee soit adeacutequate et exprime les inteacuterecircts reacuteels il faut que soient pris en

compte les traits de la reacutealiteacute ainsi que les geacuteneacuteralisations reacuteelles (produites par la reacutealiteacute elle-

mecircme) qui sont les principes de la connaissance Il en deacutecoule pour Megrelidzeacute que seuls les

ideacuteologues de la classe reacutevolutionnaire sont capables de creacuteer la science vraie qui exprime les

faits reacuteels Encore une fois Megrelidzeacute souligne ici le rocircle de lrsquoavant-garde de la socieacuteteacute et du

parti qui par une intervention active ainsi que par un travail de formation eacuteveille la conscience

de classe chez les proleacutetaires et organise leur lutte contre lrsquoordre existant laquo Le lsquosubjectivismersquo de

classe non seulement nrsquoexclut pas la veacuteriteacute objective de la connaissance mais est la condition

majeure de son obtention raquo217 La connaissance de la veacuteriteacute objective est la condition du succegraves

de la classe reacutevolutionnaire dans sa lutte et crsquoest elle qui est le porteur de la penseacutee avanceacutee car

elle est orienteacutee agrave la transformation de lrsquoordre existent en vue de donner une plus grande

envergure agrave lrsquoexploitation des forces productrices Notons qursquoagrave ce point-lagrave dans un passage qui

sera plus tard censureacute Megrelidzeacute attaque le parti des mencheviks qursquoil accuse de manquer de la

volonteacute drsquoaction et de transformation

X Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Dans ce dernier et court chapitre

Megrelidzeacute donne aux lecteurs quelques preacutecisions quant agrave la nature et agrave la fonction de

lrsquoexpeacuterience (опыт) pour compleacuteter ses reacuteflexions quant agrave la reacutealisation reacuteelle de lrsquoideacutee

Lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas un terme univoque chez lui car il en parle dans trois sens tantocirct comme

expeacuterience humaine et individuelle tantocirct comme expeacuterience socio-historique et tantocirct comme

expeacuterience scientifique Si lrsquoon essaie drsquoen donner une deacutefinition geacuteneacuterale lrsquoexpeacuterience serait la

tentative intentionnelle (dans le cas des expeacuteriences scientifiques) ou non intentionnelle (au

niveau social et historique) de reacutealisation de lrsquoideacutee ndash ou autrement dit de transformation de la

reacutealiteacute selon lrsquoideacutee ndash qui prouverait le caractegravere vrai ou faux de lrsquoideacutee Lrsquoexpeacuterience est donc le

seul critegravere de la veacuteriteacute de lrsquoideacutee

217 Ibid p 461

216

Evidemment Megrelidzeacute par sa conceptualisation du champ social et historique ainsi que

du rocircle qursquoy jouent tant les inteacuterecircts que la conscience individuelle a preacutepareacute le terrain pour une

compreacutehension eacutelargie de lrsquoexpeacuterience Contrairement agrave la philosophie bourgeoise ougrave

lrsquoexpeacuterience est envisageacutee dans des termes subjectifs (que ce soient les donneacutees des sens comme

chez les empiristes ou les positivistes ou les principes a priori propres au transcendantalisme)

elle implique non seulement lrsquoaspect subjectif de lrsquoexpeacuterience individuelle (elle-mecircme drsquoailleurs

socialement conditionneacutee par les inteacuterecircts reacuteels) mais aussi lrsquoaspect objectif du monde des

rapports sociaux ainsi que de celui de la culture mateacuterielle et spirituelle qui mobilise

lrsquoexpeacuterience de multiples geacuteneacuterations et conditionne les inteacuterecircts reacuteels ou les types de problegravemes agrave

reacutesoudre dans un moment historique donneacute Une fois qursquoune telle conception de lrsquoexpeacuterience

socialement et historiquement enracineacutee est accepteacutee il devient impossible de deacutecrire lrsquohistoire

de la penseacutee comme une suite drsquoideacutees ougrave les ideacutees engendreraient de nouvelles ideacutees qui

prouveraient la fausseteacute des premiegraveres et srsquoy substitueraient sans une meacutediation expeacuterientielle

Non seulement les ideacutees ne sont pas capables drsquoengendrer drsquoautres ideacutees (comme nous lrsquoavons

vu les ideacutees ne possegravedent pas mecircme la force de garantir leur propre persistance et puisent leur

existence des inteacuterecircts sociaux reacuteels dont elles sont les manifestations subjectives) mais une

vision ideacutealiste ne peut pas expliquer la disparition de certaines ideacutees au cours de lrsquohistoire

scientifique intellectuelle ou sociale La philosophie marxiste (il est curieux de noter que ce

syntagme servant agrave une auto-description est utiliseacute par Megrelidzeacute plusieurs fois dans les deux

derniers chapitres du livre) arrache donc les questions eacutepisteacutemologiques ainsi que celles de

lrsquohistoire intellectuelle ou scientifique agrave un cadre subjectiviste et ideacutealiste et les noue avec la

probleacutematique du deacuteveloppement du tout social et historique

Toute ideacutee est vague au moment de son eacutemergence sociale Mais elle nrsquoest pas ainsi perccedilue

et peut provoquer de faux espoirs par le fait simple qursquoelle se propose comme une ideacutee

universelle Crsquoest lrsquoexpeacuterience et la pratique qui la mettent en lumiegravere en la poussant agrave se

manifester dans tous ses aspects Souvenons-nous de la thegravese ontologique de Megrelidzeacute selon

laquelle les choses ne manifestent leurs qualiteacutes que dans lrsquointeraction avec le milieu et avec

drsquoautres choses Il en va de mecircme du sujet humain et aussi en lrsquooccurrence de lrsquoideacutee

Megrelidzeacute apporte quatre exemples historiques ougrave lrsquoexpeacuterience a prouveacute la fausseteacute des ideacutees

autrement dit leur non-enracinement dans les inteacuterecircts reacuteels La premiegravere crsquoest la Reacutevolution

franccedilaise et sa valorisation des ideacutees de liberteacute eacutegaliteacute et fraterniteacute ainsi que de rationaliteacute qui

217

nrsquoont servi qursquoagrave lrsquoavancement des inteacuterecircts de la bourgeoisie Lrsquoexpeacuterience historique a prouveacute

selon Megrelidzeacute que les valeurs affirmeacutees ne correspondaient pas aux inteacuterecircts reacuteels neacutes des

besoins de la population et organiques agrave celle-ci Le deuxiegraveme exemple est celui de laquo lrsquoEtat

corporatif raquo des fascistes allemands dont lrsquoideacutee avant les eacutelections eacutetait lieacutee agrave la promesse drsquoen

finir avec les maux du capitalisme et drsquoameacuteliorer la situation eacuteconomique de la population Peu

apregraves la prise du pouvoir par le gouvernement fasciste il a eacuteteacute prouveacute qursquoun tel lien eacutetait

illusoire et que lrsquointeacuterecirct du gouvernement fasciste eacutetait de profiter du systegraveme capitaliste et de le

reacuteaffirmer Le troisiegraveme exemple est celui de lrsquohistoire difficile de lrsquoideacuteal socialiste qui a eacuteteacute

exploiteacutee tant par les anarchistes que par les utopistes qui croyaient que la veacuteriteacute intrinsegraveque agrave

lrsquoideacuteal socialiste suffirait pour qursquoil devienne dominant dans le monde Par ces exemples

Megrelidzeacute voudrait montrer que la veacuteriteacute drsquoune ideacutee ne peut ecirctre prouveacutee ni au niveau logique

ni par le fait que lrsquoideacutee est porteacutee par une masse de la population mais seulement par la pratique

et lrsquoexpeacuterience qui sont les seules agrave en ecirctre juges Lrsquoexpeacuterience permet drsquoarticuler les corrections

et rectifications que lrsquoideacutee quand elle nrsquoest pas reacutefuteacutee tout court doit subir

Le procegraves de la reacutealisation des ideacutees non seulement peut prouver leur veacuteriteacute ou fausseteacute

mais preacutesente une activiteacute creacuteatrice dans la mesure ougrave agrave travers les difficulteacutes et reacutesistances qui

font apparition dans ce procegraves eacutemergent de nouveaux problegravemes et la neacutecessiteacute drsquoy trouver des

solutions en reconfigurant le savoir de deacutepart Ce procegraves est impreacutevisible en partant drsquoideacutees par

deacutefinition vagues car encore subjectives on peut arriver agrave des ideacutees tout agrave fait nouvelles et

effectuer donc une rupture creacuteatrice En confirmation Megrelidzeacute eacutenumegravere une liste

drsquoexpeacuteriences scientifiques qui ayant eu des objectifs deacutefinis sont arriveacutes agrave des reacutesultats

inattendus voire agrave des deacutecouvertes Dans le passage sur la nature des deacutecouvertes scientifiques

qui figure dans la deuxiegraveme partie de notre travail nous avons deacutejagrave indiqueacute les exemples

apporteacutes par Megrelidzeacute et pour eacuteviter les redondances nous nous preacuteserverons de les reacutepeacuteter ici

Pourtant Megrelidzeacute srsquoefforce de bien distinguer son propos de celui de des pragmatistes

qui eux aussi prennent la pratique pour le critegravere de la veacuteriteacute La veacuteriteacute pour le pragmatisme agrave la

diffeacuterence du marxisme est purement subjective toutes les theacuteories ont la mecircme valeur et toute

affirmation est leacutegitime tant qursquoelle est utile pour lrsquoobtention drsquoun certain but Pour le

pragmatisme le garant de la veacuteriteacute drsquoune theacuteorie est outre son utiliteacute la non-contradiction des

ideacutees dont elle est composeacutee La veacuteriteacute consiste en une concordance entre des ideacutees plutocirct qursquoen

une concordance des ideacutees avec la reacutealiteacute objective Outre William James Megrelidzeacute critique

218

eacutegalement le fictionnalisme de Hans Vaihinger et estime que les deux par la valeur

exclusivement pragmatique qursquoils assignent agrave la penseacutee doivent neacutecessairement arriver au

solipsisme et au fond refuser lrsquoexistence mecircme drsquoune veacuteriteacute objective

Par la pratique et lrsquoexpeacuterience la penseacutee rectifie ses propres erreurs laquo La penseacutee devient

accessible agrave soi-mecircme agrave travers sa reacutealisation agrave travers lrsquoexistence objective de la penseacutee raquo218

Par conseacutequent Megrelidzeacute considegravere qursquoil serait vrai mais tout de mecircme reacuteducteur de

consideacuterer la pratique comme le critegravere de la veacuteriteacute car elle est eacutegalement le moteur du complexe

social entier ayant comme fonction de rectifier les ideacutees et de provoquer de nouveaux

problegravemes ainsi que toute la seacuterie de deacuteplacements que cela implique dans le champ du complexe

social La pratique est un procegraves meacutediateur qui rend possible lrsquoautoreacuteflexion de la penseacutee et lrsquoun

des principes constituants de la dialectique de la connaissance dans le marxisme

Le propos de ce chapitre qui accomplit la structure peu stable de la construction theacuteorique de

Megrelidzeacute a des conseacutequences inteacuteressantes de point de vue conjoncturel Lrsquoideacutee selon laquelle

la pratique et lrsquoexpeacuterience drsquoun cocircteacute complegravetent le savoir et de lrsquoautre cocircteacute poussent jusqursquoau

but la mission de toute theacuteorie consistant en une transformation de la reacutealiteacute donne agrave Megrelidzeacute

lrsquoargument pour confirmer la leacutegitimiteacute des klassiki de lrsquoideacuteologie sovieacutetique sous la forme

qursquoils avaient agrave son eacutepoque Si Marx et Engels sont consideacutereacutes comme de grands theacuteoriciens ce

sont bien Leacutenine et Staline en tant que praticiens qui accomplissent et prouvent la veacuteriteacute de cette

theacuteorie Ils auraient repris les ideacutees de Marx et Engels laquo comme un programme drsquoaction et en y

insufflant lrsquoesprit de centaines de millions de travailleurs ils (Leacutenine et Staline ndash nous

soulignons) les transformegraverent en une vie avec une fideacuteliteacute ineacutegaleacutee tout en inscrivant le long de

leur chemin de nouveaux chapitres theacuteoriques dans la treacutesorerie glorieuse de la science

marxiste raquo219

Megrelidzeacute utilise les termes laquo pratique raquo et laquo expeacuterience raquo drsquoune maniegravere interchangeable

(lrsquolaquo expeacuterience raquo a une signification nette seulement lagrave ougrave il srsquoagit de lrsquoexpeacuterience scientifique)

Qui plus est la transposition libre de laquo lrsquoexpeacuterience raquo de la sphegravere scientifique agrave celle de la

reacutealiteacute historico-sociale comme il le fait nrsquoa rien drsquoeacutevident et provoque plus de questions que

drsquoexplications Cette ambiguiumlteacute met en relief une question qui srsquoimpose et dont lrsquoon chercherait

en vain une reacuteponse dans le texte Etant donneacute qursquoil ne srsquoagit pas ici de lrsquoexpeacuterience comme drsquoun

218 Ibid p 481 219 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления Op cit 1937 p 455

219

savoir ou comme les conclusions que lrsquoon tire apregraves coup du veacutecu mais par analogie avec la

science de la tentative drsquoeffectuer certaines ideacutees dans un milieu controcircleacute (par exemple dans un

laboratoire) la question que lrsquoon devrait se poser est celle de savoir dans quelle mesure on peut

transformer le champ social en un lieu drsquoexpeacuteriences et quelle est la valeur de lrsquoerreur dans ce

cas Leacutenine et Staline qui gracircce aux efforts theacuteoriques de Marx et Engels ont su les inteacuterecircts reacuteels

ayant une existence objective sont-ils dans leur pratique subordonneacutes au principe de

lrsquoexpeacuterience comme critegravere de la veacuteriteacute Et srsquoils nrsquoeacutechappent pas agrave ce principe ont-ils commis

des erreurs Ou parle-t-il reacutetrospectivement (mecircme si au moment de la reacutedaction du livre

Staline est toujours le leader) des transformations de la reacutealiteacute deacutejagrave effectueacutees et nrsquoy trouvant

pas drsquoerreurs ne peut-il que reacuteaffirmer la maniegravere impeccable dont ils ont tenu le rocircle qui leur

avait eacuteteacute imparti dans lrsquohistoire

Dans les derniers paragraphes du livre Megrelidzeacute nous deacutevoile quelques points importants

qui donnent un relatif eacuteclaircissement sur son projet theacuteorique en le placcedilant dans un scheacutema de

deacuteveloppement historique tel qursquoil a eacuteteacute traceacute dans le livre Or la question du statut de sa theacuteorie

reste vague Comme nous venons de le faire remarquer dans les deux derniers chapitres

Megrelidzeacute parle du point de vue de la laquo philosophie marxiste raquo en donnant quelques preacutecisions

meacutethodologiques En revanche agrave la derniegravere page en reacutesumant son livre il qualifie son

entreprise de laquo sociologie de la penseacutee raquo Mais ce qui est tout agrave fait nouveau crsquoest la remarque

selon laquelle les questions agrave propos de la science de la penseacutee telles qursquoelles sont traiteacutees dans

ce livre ont des limites historiques elles concernent exclusivement la penseacutee de la peacuteriode

preacutesocialiste Par conseacutequent la sociologie de la penseacutee qursquoil vient de deacutevelopper ne srsquoappliquera

pas au mode de penseacutee propre agrave la socieacuteteacute sans classe car les facteurs qursquoil a ducirc prendre en

compte relativement agrave la penseacutee preacutesocialiste seront abolis aux eacutetapes socialiste et communiste

Les socieacuteteacutes socialiste et communiste demanderont une toute autre science A notre avis par

cette affirmation Megrelidzeacute reste fidegravele agrave sa theacuteorie La science ne consiste pas pour lui en une

meacutethodologie geacuteneacuterale et universelle La meacutethodologie de la science change conformeacutement agrave la

singulariteacute de son objet tout comme la forme et le contenu de la penseacutee sont indissociables

220

Lrsquoobjectiviteacute communique agrave la conscience deacutepourvue des formes a priori quoique en raison de

son caractegravere historique deacutejagrave structureacutee en quelque mode la maniegravere dont elle peut se

reconfigurer pour produire une nouvelle compreacutehension Ce meacutecanisme caracteacuteristique de la

conscience individuelle caracteacuterise eacutegalement la science qui nrsquoest tout comme la conscience

que le champ des ideacutees configureacutees drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Malheureusement Megrelidzeacute ne

donne point drsquoindications quant agrave la nature de cette nouvelle science Il ne met en relief qursquoune

seule diffeacuterence qui par son caractegravere non orthodoxe quoique tout agrave fait conforme aux propos

deacuteveloppeacutes dans le livre a plongeacute dans la perplexiteacute ses lecteurs agrave la sortie du livre en 1965

Selon Megrelidzeacute crsquoest le principe de la deacutetermination de la conscience par lrsquoecirctre social qui ne

sera plus applicable agrave la socieacuteteacute socialiste et communiste car il fonctionne seulement dans la

peacuteriode historique mise en mouvement par lrsquoantagonisme social qui reacutesulte dans une dynamique

chaotique (mecircme si comme nous lrsquoavons vu statistiquement claire et nette) A lrsquoeacutetape socialiste

ce ne sont plus les forces chaotiques qui sont agrave lrsquoœuvre Tant les rapports sociaux que le milieu

naturel sont satureacutes par la domination humaine transformeacutes selon ses ideacutees et rendus pleinement

raisonnables Quant au procegraves historique il devient lui aussi orientable et maniable Crsquoest

deacutesormais la conscience sociale ndash la volonteacute unie des citoyens libres ainsi que les deacutecisions bien

calculeacutees rendues possible par les avanceacutees de la science ndash qui deacuteterminera lrsquoecirctre social Le livre

se finit par la phrase suivante laquo Chez Hegel le monde provenait de la raison selon Marx en

revanche le monde ne fait que se diriger vers la raison vers la forme raisonnable vers le

communisme raquo220 Le principe de la domination et du controcircle humain toujours croissant sur les

milieux social et naturel si cher agrave Megrelidzeacute peut agrave notre avis ecirctre entrevu deacutejagrave dans son

acceptation de lrsquoideacutee gestaltiste que Koffka a formuleacutee en lien avec une expeacuterience effectueacutee sur

un chimpanzeacute laquo die Kiste tendiert in die Situation hineinldquo raquo

220 Ibid p 483

221

IVe Partie

Aspects de la construction theacuteorique

Enfin dans cette quatriegraveme et derniegravere partie nous proposerons quelques analyses

synoptiques de lrsquoouvrage Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee de

Konstantineacute Megrelidzeacute Nous tenterons drsquoabord de dresser un tableau cartographique de

lrsquounivers intellectuel de lrsquoauteur au moins tel qursquoil lrsquoa projeteacute dans son œuvre A cet effet nous

examinerons la maniegravere dont il construit son argumentation agrave partir drsquoeacuteleacutements theacuteoriques

heacuteteacuterogegravenes en produisant une sorte de surdeacutetermination theacuteorique des diverses questions ou

instances de ses eacutelaborations ce qui en retour ouvre lrsquoespace agrave leur interpreacutetations multiples

Ensuite dans le deuxiegraveme chapitre nous essayons de saisir lrsquoensemble de sa construction

theacuteorique et de montrer comment certains choix pourraient avoit eacuteteacute motiveacutes par des injonctions

ideacuteologiques Enfin dans le troisiegraveme chapitre nous proposerons deux lectures possibles du

projet theacuteorique de Megrelidzeacute qui deacutecoulent tant des tensions que nous avons repereacutees au cours

de notre analyse lineacuteaire de lrsquoexposition de lrsquoouvrage dans la partie preacuteceacutedente de notre travail

que de la dupliciteacute de la conception du complexe social qui est le cadre geacuteneacuteral au sein duquel

lrsquoauteur deacuteploit les problegravematiques plus locales Lrsquoarticulation de ce double sens nous

permettera drsquoune part drsquoavancer lrsquoideacutee selon laquelle le projet theacuteorique de Megrelidzeacute serait

une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui non seulement deacutesignerait la speacutecificiteacute de son

approche de probleacutematiques concregravetes rendue possible agrave partir de son cadre geacuteneacuteral mais aussi

comporterait une indication de la proximiteacute voire de la compleacutementariteacute que sa conception

reacutevegravele par rapport au projet de recherche sur la langue et sur la penseacutee proposeacute par Nicolas Marr

qui de son cocircteacute avait eacutelaboreacute la teacutechnique drsquoanalyse paleacuteontologique de la langue Lrsquoarticulation

de ce double sens nous permettra drsquoautre part de saisir la maniegravere dont le projet de Megrelidzeacute

agrave travers une teacuteleacuteologie de lrsquohistoire qursquoil dresse reacuteagit agrave un certain sentiment de singulariteacute du

moment historique (lrsquoeacutetape de la construction socialiste) dans lequel il se situe et en se

deacutefinissant dans cette teacuteleacuteologie deacutefinit en mecircme temps lrsquohorizon de sa propre application

222

Esquisse cartographique

Essayons de tracer une esquisse cartographique composeacutee de certaines des influences

theacuteoriques qui peuvent ecirctre articuleacutees dans Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de la

penseacutee221 Nous pensons qursquoune telle cartographie se compose de plusieurs lignes majeures qui

se croisent les unes avec les autres et participent agrave la construction le positionnement et la

solidification du projet theacuteorique de Megrelidzeacute mais non sans en constituer en mecircme temps

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute et partant devenir source drsquoambiguiumlteacutes Ces lignes axiales sont donc la

pheacutenomeacutenologie husserlienne la psychologie de Gestalt le marxisme et la theacuteorie linguistique

de Nicolas Marr Il y a eacutegalement une forte preacutesence drsquoune certaine theacuteorie des systegravemes (sur

laquelle nous reviendrons surtout dans les chapitres qui suivent) mais la question de savoir agrave

partir de quels auteurs voire agrave quel domaine du savoir Megrelidzeacute reprend-il au juste cette

approche reste tout agrave fait obscure Drsquoautres lignes y compris celles par rapport auxquelles

Megrelidzeacute prend une position critique (des moments de la tradition philosophique de

lrsquoanthropologie de la sociologie de la linguistique de la philosophie de science etc) peuvent

ecirctre localiseacutees par rapport aux quatre ou cinq lignes axiales que nous venons drsquoeacutenumeacuterer

Dans notre analyse cartographique nous voudrions prendre comme point drsquoappui la question

de la conscience telle qursquoelle est eacutelaboreacutee degraves le deacutebut du livre (elle nrsquoest preacuteceacutedeacutee que par une

conceptualisation preacutealable et rapide du complexe social) et qui est agrave notre avis dans

lrsquoensemble des eacutelaborations de Megrelidzeacute lrsquoinstance theacuteoriquement la plus surdeacutetermineacutee car

elle se constitue comme un croisement des cinq lignes axiales susmentionneacutees Certaines de ces

lignes ne sont pas faciles agrave identifier alors que la ligne de la linguistique de Marr reste obscure

mecircme apregraves la lecture de lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoouvrage Nous croyons en revanche que non

221 Nous eacuteviterions de parler des facteurs historiques et pratiques dans la deacutetermination du corpus du livre Il est

vrai que la confiscation de diffeacuterent types de litteacuterature et la creacuteation des spetskhrans (les stocks speacuteciaux de tout type de production imprimeacutee lrsquoaccegraves agrave laquelle eacutetait strictement limiteacute et reacuteglementeacute pendant toute lrsquoexistence de lrsquoUnion Sovietique) a deacutebuteacute deacutejagrave en 1920 mais les regravegles et les proceacutedures ainsi que les critegraveres de seacutelection de la litteacuterature agrave saisir se formaient au cours des anneacutees ce que pendant un assez longue peacuteriode laissait place agrave beaucoup drsquoarbitraire Qui plus est Megrelidzeacute a ducirc ecirctre tout agrave fait privileacutegieacute en termes drsquoaccegraves aux livres drsquoabord gracircce agrave son seacutejour en Allemagne puis agrave son poste de chercheur agrave lrsquoILP ainsi qursquoagrave son statut drsquoemployeacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad (ougrave il travaillait dans les anneacutees 1935-1936 en qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales) Cf Иосиф Варфоломеевич МЕГРЕЛИДЗЕ laquo Видный ученый социолог raquo in Газ Тбилиси 68 21 марта 1967 p 666 Mais aussi lrsquoentreacutee laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Л А ШИЛОВ Сотрудники РНБ mdash деятели науки и культуры Биографический словарь т 1-4

223

seulement elle y est bien preacutesente mais qursquoelle peut aussi jouer un rocircle important pour situer les

eacutelaborations de Megrelidzeacute par rapport au projet marriste qui de son cocircteacute consiste en une

recherche de la langue et de la penseacutee

Commenccedilons par la pheacutenomeacutenologie dont la preacutesence est la plus eacutevidente au deacutebut du livre

Dans la preacuteface nous lisons que la science historique de la penseacutee peut srsquoeacutetablir pourvu que soit

adopteacutee une attitude de vigilance contre les reacuteductionnismes physiologique physique

psychologique etc Si les destinataires de cette critique sont explicitement indiqueacutes (y compris

lrsquoeacutecole physiologique de Pavlov) il est passeacute sous silence que les arguments contre pareils

reacuteductionnismes sont repris de la pheacutenomeacutenologie husserlienne222 Aucun des commentateurs de

Megrelidzeacute ne doute de la provenance pheacutenomeacutenologique de ces propos en deacutepit du fait que

Husserl nrsquoy soit pas citeacute A notre avis crsquoest bien agrave cette eacutetape du livre que lrsquoinfluence de la

pheacutenomeacutenologie est la plus eacutevidente alors que sa trace se perd dans la suite du livre

Or dans les conditions drsquoune forte surdeacutetermination theacuteorique de la question de la

conscience ndash ce que nous envisageons de montrer dans ce chapitre ndash aggraveacutee par la censure

subjective (qui empecirccherait lrsquoauteur de mentionner ouvertement Husserl) lrsquohypothegravese de lecture

selon laquelle la pheacutenomeacutenologie exerce une influence beaucoup plus profonde sur la penseacutee de

Megrelidzeacute est tout agrave fait deacutefendable Crsquoest bien en fonction drsquoune telle hypothegravese que tant Giga

Zedania que Janette Friedrich jusqursquoagrave preacutesent les deux principaux commentateurs de lrsquoœuvre de

Megrelidzeacute interpregravetent la deacutemarche de notre auteur Friedrich qui voit lrsquoobjectif principal du

livre de Megrelidzeacute dans lrsquoexplication de la formation du contenu de la conscience construit

lrsquoensemble de son commentaire comme une eacutepreuve de cette hypothegravese

Regardons de plus pregraves les formulations de ces interpreacutetations Pour Zedania223 il ne srsquoagit

pas de chercher chez Megrelidzeacute des aspects de la pheacutenomeacutenologie husserlienne dans un sens

litteacuteral mais de voir si dans certaines positions fondamentales ou dans des Denkfiguren que lrsquoon

peut repeacuterer chez lui il ne serait possible de trouver des similariteacutes avec la conception

husserlienne de la conscience Zedania en retrouve dans la diffeacuterence que de son cocircteacute Husserl

fait entre le noegraveme (ou le sens) et lrsquoobjet (en opposition avec Brentano qui ayant failli de penser

une telle diffeacuterence est resteacute enfermeacute dans une conception de lrsquoacte psychique qui visant lrsquoobjet

222 Nous pensons agrave savoir agrave la critique des attitudes naturalistes exposeacutee dans Edmund HUSSERL Phaumlnomenologie als strenge Wissenschaft Frankfurt am Main Vittorio Klostermann 1965

223 Cf გიგა ზედანია რეპრესირებული აზრი კონსტანტინე მეგრელიძის სოციალური თეორია ილიას სახელმწიფო უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 2017 p 34-39

224

au lieu de son sens ne permet pas de discerner dans lrsquoacte de conscience la diffeacuterence entre un

objet reacuteel et un objeacutet imaginaire) et de lrsquoautre cocircteacute ce que Megrelidzeacute appelle le laquo contenu

ideacuteatoire raquo de la conscience Autrement dit la fonction de la diffeacuterence entre lrsquoobjet et le noegraveme

faite par Husserl serait prise en compte chez Megrelidzeacute par sa conception du contenu ideacuteatoire

Crsquoest un contenu qui ne se reacuteduit pas aux donneacutees des organes de sens (une simple reacuteflexion de

lrsquoobjectiviteacute dans la conscience) et qui est en mecircme temps objective (ce caractegravere eacutetant garanti

nous le savons deacutejagrave par la pratique et le travail) Ainsi le contenu ideacuteatoire serait un maillon

autonomiseacute la dimension de sens entre la subjectiviteacute (conscience) et lrsquoobjectiviteacute (la reacutealiteacute)

De son cocircteacute Friedrich souligne lui aussi lrsquoeacutemergence entre le sujet et lrsquoobjet de connaissance du

contenu de la conscience qui aurait un certain deacutegreacutee drsquoindeacutependance en tant que motiveacute par des

inteacuterecircts pratiques

laquo Der Unterschied zum Taumltigkeitsansatz besteht also darin daszlig Megrelidze in der Beziehung

zwischen Erkenntnissubjekt und Erkenntnisubjekt die Genesis eines eigenen Bewuszligtseinsinhalts

behauptete Das Subjekt produziert einen Bewuszligtseinsinhalt der nicht mit dem Erkenntnisobjekt

korrespondiert Er ist jedoch auch nicht auf das Subjekt zuruumlckfuumlhrbar denn dann haumltte er nicht in

der lsquoArbeitslebenstaumltigkeitlsquo verortet werden koumlnnen raquo224

Selon les interpreacutetations proposeacutees par Friedrich et Zedania la conscience selon Megrelidzeacute

est pheacutenomeacutenologiquement deacutefinie et en tant que telle ne se laisse reacuteduire ni au pocircle du sujet

ni au pocircle de lrsquoobjet Dans le chapitre suivant nous essayerons de montrer en revanche que cette

double non-reacuteductibiliteacute de la conscience (comme de tous les autres champs dont il srsquoagit dans le

livre) peut toute aussi bien ecirctre expliqueacutee et fondeacutee par la maniegravere propre agrave Megrelidzeacute

drsquoenvisager la nature de la dialectique Crsquoest bien un telle espace drsquointerpreacutetations non

conflictuelles mais parallegraveles qui fait preuve drsquoune surdeacutetermination theacuteorique ou si lrsquoon veut

meacutethodologique chez Megrelidzeacute

Cela devient encore plus explicite si lrsquoon pense agrave une autre source majeure impliqueacutee dans la

theacuteorisation de la question de la conscience agrave savoir la psychologie de la Gestalt Lagrave il srsquoagit

drsquoune approche holiste qui met accent sur lrsquoeacutemergence dans la perception de formes qui ne se

reacuteduisent pas agrave leurs parties et sont perccedilues drsquoembleacutee comme entiegraveres et porteuses de sens Il faut

224 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 73

225

dire que la convergence entre la pheacutenomeacutenologie et la psychologie de la Gestalt que lrsquoon

observe chez Megrelidzeacute nrsquoa rien de surprenant Ces deux penseacutees comportent effectivement des

tendances qui les rapprochent Leur synthegravese a eacuteteacute tenteacutee par des penseurs comme Merleau-Ponty

et deacutejagrave un peu plus tocirct agrave partir des anneacutees 1930 (parallegravelement agrave Megrelidzeacute) par Aron

Gurwitsch qui avait interpreacuteteacute la conception pheacutenomeacutenologique de lrsquohorizon de la perception

dans les termes du champ de la Gestaltpsychologie

Lrsquoapproche holiste de la psychologie de la Gestalt qui permet de penser lrsquoeacutemergence du

sens dans la conscience sans passer agrave des explications propres agrave des conceptions atomistes est agrave

lrsquoeacutevidence importante pour Megrelidzeacute Plus preacuteciseacutement il y a dans cette theacuteorie psychologique

un point qui est drsquoune importance capitale pour Megrelidzeacute et qui prend des dimensions

impressionnantes dans son projet theacuteorique Ce point consiste en ceci que gracircce agrave la

Gestaltpsychologie le modegravele spatial est devenu utilisable dans la description des eacutetats

psychologiques alors qursquoauparavant crsquoest le temps qui eacutetait consideacutereacute comme la seul dimension

drsquoexistence des pheacutenomegravenes psychologiques Ainsi Kurt Lewin qui a lui aussi deacuteveloppeacute une

theacuteorie des champs dans lrsquointroduction (qui est en mecircme temps une lettre agrave son maicirctre Wolfgang

Koumlhler) de son Principles of topological psychology eacutecrit

laquo hellip It occurred to me that the figures on the blackboard which were to illustrate some problems

for a group in psychology might after all be not merely illustrations but representations of real

concepts [hellip] I had already in 1912 as a student defended the thesis (against a then fully accepted

philosophical dictum) that psychology dealing with manifolds of coexisting facts would be finally

forced to use not only the concept of time but that of space toordquo225

Megrelidzeacute aussi dans le sillage de la Gestaltpsychologie insiste sur lrsquoimportance de la

perception visuelle Mais pour lui il srsquoagit de mettre ce point au service de lrsquoexplication de

lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Ainsi les premiegraveres solutions de problegravemes sont lieacutees agrave

une certaine configuration du champ de perception qui fait surgir dans la conscience une image

unifieacutee gracircce aux liens logiques entre les eacuteleacutements du champ qui deviennent drsquoembleacutee apparents

La spatialiteacute du champ de lrsquoobjectiviteacute se traduit donc dans la conscience qui elle aussi est

225 Kurt LEWIN Principles of topological psychology McGrawl-Hill Book Company New York and London

1936 p vii

226

repreacutesenteacutee par Megrelidzeacute comme un champ configureacute en forme drsquoimage Comme nous le

verrons dans notre chapitre suivant le champ deviendra lrsquoun des eacuteleacutements majeurs dans la

construction theacuteorique de Megrelidzeacute et embrassera non seulement le niveau de la conscience

mais des reacutegions entiegraveres de la reacutealiteacute culturelle et naturelle

Mais penchons-nous agrave preacutesent sur la question de la conscience A cette eacutetape Megrelidzeacute ne

parle pas de la theacuteorie linguistique de Marr mais nous pensons que crsquoest ici que srsquoinstaure le lien

le plus organique entre les deux theacuteoriciens Et cela relegraveve donc drsquoune troisiegraveme ligne dans les

croisements theacuteoriques autour de la probleacutematique de la conscience Les preacutemisses gestaltistes

permettent agrave Megrelidzeacute drsquoinjecter dans sa conception de la conscience lrsquoeacuteleacutement dominant de

lrsquoimage et partant de jeter un fondement eacutepisteacutemologique au principe stadiologique drsquoeacutevolution

de la langue selon Marr Mais faisons ici un petit deacutetour par quelques indications sur les objectifs

de Marr qui nous aideront de preacuteciser ce rapprochement entre Megrelidzeacute et Marr

Lrsquoobjectif que Marr se donnait eacutetait de deacutevelopper une science de la langue alternative agrave

lrsquoindo-europeacuteanisme Cette science qursquoil appela la japheacutetologie eacutetait concentreacutee sur lrsquoeacutetude des

langues japheacutetiques A diffeacuterence du principe biologico-geacuteneacutetique du classement des langues qui

eacutetait adopteacute par lrsquoindo-europeacuteanisme les langues japheacutetiques avaient ceci en commun qursquoelles se

trouvaient agrave un stade reculeacute de lrsquoeacutevolution de la langue Contrairement agrave lrsquoindo-eacuteuropeacuteanisme qui

classe les langues en laquo familles raquo Marr les classe selon leur laquo systegraveme raquo (notons agrave propos de

lrsquousage de ce terme que outre la theacuteorie de la chaleur la penseacutee sociologique de Boukharin ou

encore la tectologie de Bogdanov lrsquoinsistance par Megrelidzeacute sur le modegravele systeacutemique pourrait

ecirctre motiveacutee eacutegalement par Marr) Voici donc une citation de Marr

laquo Les langues japheacutetiques ne composent pas une laquo famille raquo comme on lrsquoa cru auparavant mais

un systegraveme agrave lrsquoinstar des langues promeacuteteides (indoeuropeacuteennes) seacutemitiques et autres et [ces

systegravemes] chacun drsquoentre eux chacun agrave sa faccedilon particuliegravere relegravevent drsquoun certain stade dans

lrsquoeacutevolution de la langue (речь) humaine Les langues japheacutetiques sont polistadiales et se preacutesentent

comme un nombre drsquoanciens stades propres au devenir de la langue (языкотворческий) mais aussi

le stade que drsquoune faccedilon ou drsquoune autre toute langue a passeacute avant que la penseacutee formale-logique et

la vision du monde cosmique se structurent en tant que la superstructure au-dessus du stade de

227

production deacutefini ainsi que [au-dessus] des rapports de production sociaux et teacutechniques y compris

de celui de la technique de transportation raquo226

Avant drsquoanalyser ce passage citons encore un autre qui explique ce qursquoest de particulier

dans les langues agrave leur stade initial

laquo A premiegravere vue nous nrsquoavons que deux eacutetapes dans lrsquoeacutevolution de la penseacutee par stades dont

la premiegravere est ce que Leacutevy-Bruhl appelle la penseacutee preacutelogique et ce que nous consideacuterons plutocirct

comme la penseacutee imageacutee pittoresque qui a existeacute pendant des dizaines de milleacutenaires Lrsquoautre type

est la penseacutee logique qui existe aussi depuis tregraves longtemps Mais sous ce rapport il est difficile

drsquoecirctre exact nous ne savons pas si la penseacutee logique existera encore longtemps ou si elle ceacutedera ses

positions au profit drsquoun autre systegraveme de penseacutee dont les particulariteacutes sont encore difficiles agrave

imaginer raquo227

Plusieurs points drsquoimportance transparaissent dans ces passages Selon Marr les langues

japheacutetiques sont celles qui ont gardeacute le caractegravere imageacute propre agrave des premiegraveres eacutetapes de

lrsquoeacutevolution de la langue humaine Pour cette raison ces langues se laissent mieux analyser par la

meacutethode paleacuteontologique et permettent de remonter agrave des formes originelles de langue Cet

inteacuterecirct pour lrsquoorigine ainsi que pour les premiegraveres eacutetapes de lrsquoeacutevolution de la langue pourrait ecirctre

releveacute comme le trait distinctif principal de la theacuteorie marriste Voici ce qursquoeacutecrit lrsquoun des eacutelegraveves

de Marr

laquo hellipLa theacuteorie de Marr eacutetait essentiellement la theacuteorie de lrsquoorigine de la langue Cela veut dire

que lrsquoobjet de ses recherches eacutetait lrsquoancienne peacuteriode de la langue alors que lrsquoattention des non-

marristes eacutetait fixeacutee sur les questions de la langue moderne En principe ils avaient donc peu de

points de contact et il leur aurait eacuteteacute possible de ne pas lutter lrsquoun contre lrsquoautreraquo228

226 Николай Яковлевич МАРР laquo Яфетические языки raquo in Избранные работы т 1 Государственное

социально-экономическое издательство Ленинград 1936 p 295 227 Citeacute drsquoapregraves Ekaterina VELMEZOVA Les lois du sens la seacutemantique marriste Peter Lang Berne 2007

p 138 228 Citeacute agrave partir du manuscript de la monographie de Mikheil Tchkhaidze qui est en preacuteparation pour lrsquoeacutedition

par lrsquoInstitut de la recherche sociale et culturelle apregraves de lrsquoUniversiteacute drsquoEtat Ilia Tbilissi

228

Lrsquoautre point important consiste en ceci que les langues japheacutetiques gardent les traces drsquoune

penseacutee qui a preacuteceacutedeacute la penseacutee moderne Les langues modernes gracircce agrave leur structure

seacutemantique rendent la penseacutee capable des lois logiques formelles alors que les langues

japheacutetiques encore marqueacutees par une forte preacutesence des images ou de la seacutemantique imageacutee

gardent en soi (eacutetant polistadiales) les traces des anciennes formes de la langue qui eacutetait encore

laquo ideacuteologiquement indiffeacuterencieacutee raquo et correspondaient agrave une penseacutee elle aussi moins

diffeacuterencieacutee (drsquoici entre autres lrsquointeacuterecirct de Marr pour la question de lrsquoeacutenantioseacutemie crsquoest-agrave-dire

des mots qui contiennent deux sens opposeacutes229)

En somme nous observons trois moments importants chez Marr son inteacuterecirct pour lrsquoorigine

de la langue son inteacuterecirct pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de la langue en conjonction avec lrsquoeacutevolution

de la penseacutee (autrement dit de la tendence de la structuration seacutemantique agrave srsquoeacutevoluer de

lrsquoindiffeacuterence ideacuteologique vers la formalisation logique) et son insistance sur le caractegravere imageacute

et seacutemantique indiffeacuterencieacutee des langues proches agrave leur origine Il va de soi que lrsquoeacutevolution de la

langue et de la penseacutee est envisageacutee par Marr comme un procegraves parallegravele agrave lrsquoeacutevolution des

formes eacuteconomiques Mais malgreacute lrsquoaccent qursquoil pose tant sur lrsquoimportance des conditions

eacuteconomiques que sur le paralegravellisme entre la langue et la penseacutee la nature du lien entre ces

eacuteleacutements reste sans une eacutelaboration theacuteorique Qui plus est Marr se consentre sur lrsquoeacutetude de la

langue et de ses lois seacutemantiques alors que la question de la penseacutee reste secondaire En

revanche Megrelidzeacute eacutelabore justement la question du lien entre la penseacutee et la langue Crsquoest par

cela qursquoil faut expliquer lrsquoimportance qursquoil donne aux images tant dans lrsquoeacutemergence de la penseacutee

que dans eacutevolution ulteacuterieure de celle-ci Cela lui est permis gracircce aux instruments fournis par la

psychologie de la Gestalt

Souvenons-nous alors de la maniegravere dont Megrelidzeacute introduit (tregraves rapidement et comme

nous venons de dire sans aucune reacutefeacuterence agrave Marr) le rocircle de la langue ou des signes

linguistiques dans la probleacutematique de lrsquoeacutemergence de la conscience humaine Lrsquohomme

srsquooriente dans le champ en reproduisant celui-ci dans la conscience en une forme ordonneacutee et

pourvue du sens A lrsquoeacutetape initiale le contenu de la conscience est satureacute par les images Mais

comme les images par la mateacuterialiteacute qui leur est propre sont rigides et ne contribuent pas agrave leur

maniement facile par lrsquoimagination (crsquoest-agrave-dire par la conscience en tant qursquoelle nrsquoest pas en

229 Cf Ekaterina VELMEZOVA laquo Les lsquolois du sens diffusrsquo chez N Marr raquo in Un paradigme perdu la

linguistique marriste Cahiers de lrsquoILSL N20 2005 Lausanne p 348-349

229

contact immeacutediate avec le champ de perception et opegravere avec les reproductions drsquoune maniegravere

autonome) dans la mesure ougrave ils empecircchent que la conscience les reconfigure ou les mette en

conjonction crsquoest la langue qui en substituant un signe linguistique agrave leur mateacuterialiteacute permet

une premiegravere deacutemateacuterialisation du contenu de la conscience Deacutesormais la conscience ougrave les

images sont donneacutees non seulement en tant que telles mais eacutegalement en une forme transformeacutee

en signes acquiert une agiliteacute drsquoopeacuteration Ainsi lrsquoeacutevolution historique de la penseacutee consiste

pour Megrelidzeacute en une deacutemateacuterialisation croissante du contenu de la conscience ce qui trouve

une reacutepercussion sur la structure seacutemantique de la langue aussi Souvenons-nous de lrsquoanalyse des

noms numeacuteratifs proposeacutes par Megrelidzeacute Si la matheacutematique est un systegraveme imaginaire pour

Megrelidzeacute crsquoest parce que lrsquoorigine de la matheacutematique comme de toute penseacutee formelle est agrave

chercher dans le contenu de la conscience encore tout agrave fait satureacute des images La matheacutematique

ne serait donc que le reacutesultat drsquoune deacutemateacuterialisation complet des premiegraveres notions numeacuteratives

encore limiteacutees mateacuteriellement Un autre exemple en est lrsquoanalyse de la mesure du temps

eacutegalement proposeacutee par Megrelidzeacute Ce cadre eacutevolutif drsquoune deacutemateacuterialisation croissante du

contenu de la conscience ainsi que des concepts permettent agrave Megrelidzeacute de penser un temps

mateacuteriel et un temps deacutemateacuterialiseacute A notre avis lrsquoeacutetude des eacutelaborations theacuteoriques de

Megrelidzeacute peuvent rendre la theacuteorie de Marr notoire pour son obscuriteacute plus intelligible car

elles preacutecisent complegravetent voire fondent du point de vue eacutepisteacutemologique le volet de la penseacutee

au sein du projet de recherche de Nicolas Marr

Mais la surdeacutetermination theacuteorique de la question de la conscience chez Megrelidzeacute ne

srsquoarrecircte pas agrave ces trois approches La conscience est eacutegalement deacutefinie comme lrsquointeraction entre

lrsquoorganisme (ou le sujet) et son milieu Evidemment il srsquoagit ici de la diffeacuterence fondationnelle

de toute theacuteorie de systegraveme Et crsquoest une quatriegraveme approche donc qui se rajoute La deacutefinition

de la conscience par la diffeacuterence sujetmilieu la rend applicable agrave toutes sortes drsquoorganismes

vivantes Mais la distinction majeure de la conscience humaine de toutes les autres consiste

selon Megrelidzeacute dans lrsquoattitude active dont le sujet fait preuve envers le milieu Et ici nous

voyons lrsquoimplication de deux moments lrsquoun est le contenu ideacuteatoire (qui est comme nous avons

vu formuleacute dans une conceptualiteacute pheacutenomeacutenologique230) et lrsquoautre est la pratique (qui introduit

230 Par ailleurs une convergence de la theacuteorie des systegravemes et de la conception de la conscience propre agrave la

pheacutenomeacutenologie husserlienne a eacuteteacute tenteacutee par Niklas Luhmann Cf Niklas LUHMANN Die neuzeitlichen Wissenschaften und die Phaumlnomenologie [Vortrag im Wiener Rathaus am 25 Mai 1995] in Wiener Vorlesung im Rathaus Bd 46 Wien Picus Verlag 1996

230

un cinquiegraveme eacuteleacutement theacuteorique surdeacuteterminant de la question de la conscience agrave savoir le

marxisme) Dans ce modegravele de la conscience aperccedilu comme systegraveme se convergent drsquoun cocircteacute

lrsquoeacuteleacutement du contenu ideacuteatoire qui comme la dimension du sens garantit le caractegravere reacutesistent du

systegraveme et lui permet de sortir de la passiviteacute et prendre une position active envers le milieu et

de lrsquoautre cocircteacute lrsquoideacutee de la pratique qui est la preacutecision du le lien que le sujet entretient avec le

milieu dans la reacutealiteacute et la facticiteacute de son action transformatrice sur lui ce que le fait eacutemerger

comme le facteur deacutefinitoire dans la formation du contenu ideacuteatoire Cette fonction deacutefinitoire

srsquoeffectue agrave travers la perception La pratique crsquoest-agrave-dire lrsquointeraction du sujet avec le milieu

par sa facticiteacute produit une certaine configuration de la perception et agrave travers cela influence

eacutegalement la formation du contenu ideacuteatoire Celui-ci agrave son tour deacutefinit la reacutesistance et

lrsquoautonomie du sujet par rapport agrave son milieu Ces cinq approches qui se convergent en une

conception de la conscience agrave multiples facettes reacutesultent dans une multipliciteacute des

interpreacutetations aussi qui mettent les mettent en conjonction en des combinaisons diffeacuterentes

Ainsi Frierich dans la citation suivante relegraveve le moment gestaltiste (lrsquoimage)

pheacutenomeacutenologique (contenu ideacuteatoire) et marxiste (pratique) laquo Nach Megrelidze ist die

Erkenntnis eines Gegenstandes nicht die Herstellung eines Bildes von diesem an sich sondern

dessen Wahrnehmung unter der Form der an ihm praktisch zu realisierenden Veraumlnderung raquo231

La conception de la conscience est pluri-deacutetermineacutee par une superposition de points de vue

theacuteoriques diffeacuterents Cette eacutequivocation qui apparaicirct donc degraves le deacutebut du livre et qui porte un

caractegravere de surdeacutetermination theacuteorique se traduit eacutegalement dans la faccedilon dont Megrelidzeacute

envisage la conscience dans son mode drsquoinsertion dans lrsquoensemble dialectique du complexe

social Ainsi la conscience est deacutetermineacutee par la pratique par le besoin (qui se traduit dans

lrsquointeacuterecirct) par la structure seacutemantique de la langue et des complexes des ideacutees qui le rendent

sensible dans sa maniegravere de percevoir ou reconfigurer les sens Nous pensons que la conception

mecircme de la dialectique est un effet drsquoune surdeacutetermination theacuteorique et se construit chez

Megrelidzeacute agrave travers une superposition des concepts du champ et du systegraveme Nous allons en

discuter dans le chapitre qui suit

231 Janette FRIEDRICH Der Gehalt der Sorachform Paradigmen von Bachtin bis Vygotskij Op cit p 71

231

Complexe social Le principal deacutebat de la philosophie sovieacutetique des anneacutees 1920 tournait autour de la

question de la deacutefinition et du statut ou encore de la regravegle drsquoapplicabiliteacute de la logique

dialectique dans les sciences humaines et les sciences dures La dialectique eacutepureacutee des restes

ideacutealistes232 eacutetait consideacutereacutee comme un outil meacutethodologique permettant de deacutepasser la

dichotomie entre lrsquoideacutealisme et le mateacuterialisme en vue de la consolidation de tout savoir sur une

base moniste Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoessentiel pour toute approche marxiste consiste agrave

accomplir une double critique drsquoune part de lrsquoideacutealisme et drsquoautre part drsquoun certain type de

mateacuterialisme agrave savoir de celui qui se forme dans une opposition avec lrsquoideacutealisme et se trouve

pris dans un cercle vicieux en le perpeacutetuant Ainsi toute la litteacuterature scientifique de lrsquoeacutepoque

sans tenir compte de la speacutecificiteacute de la matiegravere premiegravere de la recherche donneacutee est porteacutee agrave

critiquer tant les conceptions rationalistes que vitalistes ou encore celles preacutetendument

mateacuterialistes qui ont eacuteteacute condamneacutees comme reacuteductrices et meacutecanistes233 Mais bien que les

approches agrave rivaliser fussent clairement identifieacutees le consensus se deacutefait au niveau

meacutethodologique quand se pose la question de lrsquoapplicabiliteacute et des limites de la logique

dialectique Concernant le marxisme sovieacutetique crsquoest dans les pages de la principale revue

sovieacutetique deacutedieacutee au traitement des questions philosophique Sous la banniegravere du marxisme que

en 1924 une poleacutemique srsquoest engageacutee au sujet des questions meacutethodologiques bien avant que la

codification des principes du mateacuterialisme dialectique prenne sa forme deacutefinitive Ce deacutebat

souleveacute par le reacutedacteur en chef de la revue Abram Mojsejevič Deacuteborin connu pour ecirctre le chef

de file du laquo camp des Dialecticiens raquo comprenait deux volets car devaient ecirctre repousseacutees des

232 Crsquoest dans un de ses articles ceacutelegravebres intituleacute laquo La porteacutee du mateacuterialisme militant raquo qui inaugurait la revue

philosophique Sous la banniegravere du marxisme devenue lrsquoeacutedition peacuteriodique principale de lrsquoUnion Sovieacutetique apregraves lrsquoexpulsion des philosophes russes majeurs de lrsquoeacutepoque (Berdjaev S N Bulgakov I A Ilrsquoin Karsavin Losski Frank etc) que Leacutenine en 1922 prescrivant les lignes directrices et les objectifs geacuteneacuteraux de la revue avait insisteacute sur la neacutecessiteacute drsquoune relecture mateacuterialiste de la dialectique heacutegeacutelienne ainsi que sur son application agrave de nouveaux domaines y compris aux sciences de la nature semblable agrave celle qui a eacuteteacute entreprise par Marx lui-mecircme dans son Capital Владимир ЛЕНИН laquoО значении войнствующего материализмаraquo in Под Знаменем Марксизма 3 март 1922 Cf А С КАРПЕНКО laquo Тоска по философии (памяти А П Огурцова) raquo in Вопросы философии 2015 10 p 133ndash149

233 Le marquage des conceptions faussement mateacuterialistes par le qualificatif laquo meacutecaniste raquo a eacuteteacute eacutetabli suite agrave la querelle entre les laquo dialecticiens raquo et les laquo meacutecanistes raquo Les meacutecanistes eacutetaient repreacutesenteacutes majoritairement par des physiciens mais aussi par Nikolaj Ivanovič Boukharine La querelle a eacuteteacute videacutee en 1929 par le triomphe des dialecticiens avec Abram Mojsejevič Deacuteborin en tecircte Cf Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique PUF Paris 1965 p 3-4 В А БАЖАНОВ laquoДиалектики и механистыraquo Энциклопедия эпистемологии и философии науки laquoКанон+raquo РООИ laquoРеабилитацияraquo Москва 2009

232

tentatives de limitation de la logique dialectique venant de deux cocircteacutes drsquoune part celui des

Meacutecanistes repreacutesenteacutes principalement par des chercheurs en sciences de la nature qui refusaient

drsquoadopter les principes dialectiques dans des recherches en physique et drsquoautre part celui des

laquo reneacutegats ideacutealistes raquo tel Georg Lukaacutecs qui dans son livre Lrsquohistoire et la conscience de classe

limitait le domaine de lrsquoapplication de la dialectique agrave lrsquohistoire et niait la leacutegitimiteacute drsquoune

dialectique de la nature Cette derniegravere critique qui a eu pour effet lrsquointerdiction du livre de

Lukaacutecs en Union Sovieacutetique a eacuteteacute exposeacutee dans lrsquoarticle de Deacuteborin intituleacute laquo G Lukaacutecs et sa

critique du marxisme raquo 234 Crsquoest bien cet affrontement entre Deacuteborin et Lukaacutecs qui marque dans

lrsquoimage que nous avons de cette eacutepoque les contours geacuteneacuteraux de lrsquoespace intellectuel dans

lequel la codification finale de la doctrine stalinienne du mateacuterialisme dialectique srsquoorientait

Lrsquohistoire de ce deacutebat nrsquoa pas fait long feu et sa reacutesolution nrsquoa pas eacuteteacute eacutequivoque Lukaacutecs fut

accuseacute de tendances subjectivistes et ideacutealistes son livre a eacuteteacute banni et la version objectiviste de

la dialectique nrsquoa laisseacute place agrave aucune alternative Les implications et conseacutequences theacuteoriques

ainsi que politiques de ce deacutebat sont impossibles agrave neacutegliger

Il srsquoagissait donc de deacuteterminer si la meacutethode dialectique pouvait ecirctre appliqueacutee non

seulement agrave lrsquohistoire mais eacutegalement agrave la nature Selon lrsquoargument de Deacuteborin si lrsquoon limitait

la dialectique par la sphegravere de lrsquohistoire et refusait toute leacutegitimiteacute agrave son introduction dans les

sciences de la nature lrsquoon risquait de revenir agrave une vision dualiste du monde En mecircme temps

toujours drsquoapregraves Deacuteborin cette maniegravere de tracer la ligne de seacuteparation aurait empecirccheacute la

dialectique en tant que meacutethode de se deacutefaire de ses origines ideacutealistes et heacutegeacuteliennes pour se

transformer en une dialectique veacuteritablement mateacuterialiste Crsquoest drsquoun cocircteacute par crainte de tomber

dans lrsquoideacutealisme et de lrsquoautre cocircteacute par crainte de poser une substance qui eacutechapperait agrave la

dialectique que le monisme a surgi comme un impeacuteratif ontologique et eacutepisteacutemologique Le

monisme devait ecirctre soutenu par une conception homogeacuteneacuteisant de la dialectique car laquo lrsquoon nrsquoest

jamais sucircr drsquoavoir purifieacute la dialectique de ses scories ideacutealistes aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas

appliqueacutee agrave la Nature ou mieux aussi longtemps qursquoon ne lrsquoa pas tireacutee de la Nature raquo235 En

prenant en compte ces arguments nous pourrions poser la question suivante Comment pourrait-

on caracteacuteriser la relation que lrsquoanalyse de Megrelidzeacute entretient avec les positions articuleacutees

234 Абрам Г ДЕБОРИН laquo Г Лукач и его критика марксизма raquo in Под знаменем марксизма 6-7

Москва 1924 ст 49-69 235 Guy PLANTY-BONJOUR Les cateacutegories du mateacuterialisme dialectique Op cit p 2

233

dans le cadre du deacutebat dont on vient drsquoeacutebaucher les contours Au fond cette question concerne

la technique de la construction theacuteorique Quelle est la place que dans cette theacuteorie est impartie agrave

lrsquohistoriciteacute ou agrave un certain tout dialectique De quelle maniegravere preacutetende-t-elle reacutesoudre le

problegraveme des dichotomies drsquoune faccedilon dialectique Mais avant de les lui poser faisons encore un

petit deacutetour pour voir les implications ideacuteologiques et politiques qursquoune telle ou telle reacutesolution

de ces questions pouvaient avoir dans la reacutealiteacute de lrsquoeacutepoque

Les deacutebats autour de la dialectique que nous venons drsquoexposer dans une perspective

purement theacuteorique avaient une dimension proprement politique La condamnation de Histoire

et conscience de classe de Lukaacutecs en Union Sovieacutetique avait annonceacute une tendance dans le

deacuteveloppement ideacuteologique qui a des anneacutees plus tard culmineacute dans la codification du

mateacuterialisme dialectique (laquo diamat raquo) deacutesormais institueacute en qualiteacute de philosophie obligeacutee Cet

affrontement a eacuteteacute vu comme la polarisation de lrsquohorizon theacuteorique entre drsquoun cocircteacute une

conception de la dialectique deacutebouchant sur une attitude subjectiviste orienteacutee vers un

engagement politique actif et drsquoautre cocircteacute une dialectique qui proposerait une vision

objectiviste orienteacutee vers des lois eacuteternelles236 Deacutejagrave au deacutebut des anneacutees 20 la tension

reacutevolutionnaire en Union Sovieacutetique srsquoeacutetait deacutechargeacutee ce que Trotzky avait deacutecrit comme une

trahison de la reacutevolution par la nouvelle classe des bureaucrates La reacutevolution avait commenceacute agrave

ecirctre envisageacutee dans une nouvelle optique Deacutesormais elle eacutetait vue comme un acte de folie

collective et irrationnelle alors que le livre de Lukaacutecs avec ses implications theacuteoriques et

politiques prenait une position expresseacutement reacutevolutionnaire par sa notion drsquoailleurs nettement

speacuteculative de proleacutetariat comme sujet-objet de lrsquohistoire Dans le contexte du renforcement de

lrsquoorthodoxie stalinienne qui aboutira agrave lrsquoinstauration du laquo mateacuterialisme dialectique raquo en qualiteacute

de lrsquoideacuteologie leacutegitimiste du laquo socialisme reacuteel raquo le livre de Lukaacutecs devient inacceptable Crsquoest

dans cette tendance justement que en parallegravele agrave son attaque contre Lukaacutecs Deborin eacutelabore une

version de la philosophie marxiste qui srsquoappuie sur une meacutethode dialectique homogegravene et

universelle Il insiste donc sur les lois geacuteneacuterales applicables tant agrave la nature qursquoagrave la socieacuteteacute

Lrsquoaspect engageant et proprement politique de la dialectique marxiste a eacuteteacute mis de cocircteacute alors que

la dialectique srsquoest transformeacutee en une theacuteorie eacutepisteacutemologique concerneacutee en particulier par les

lois universelles du savoir scientifique

236 Slavoj ŽIŽEK laquo Georg Lukaacutecs as the philosopher of Leninism raquo in A defence of History and class

consciousness Verso London-New-York 2000 pp 151-182

234

laquo When in Chvostismus Lukaacutecs elaborates in detail the passing critical remarks on Engelsrsquos notion of the

lsquodialectics of naturersquo from History and Class Consciousness he makes it clear that his critique of the

lsquodialectics of naturersquo is embedded in his more fundamental critique of the notion of the revolutionary process

as determined by the lsquoobjectiversquo laws and stages of historical development The point of Lukaacutecsrsquos polemics

against the lsquodialectics of naturersquo is thus not the Kantian abstract-epistemological one [hellip] but ultimately a

political one the lsquodialectics of naturersquo is problematic because it legitimizes the stance towards the

revolutionary process as obeying lsquoobjective lawsrsquo leaving no space for the radical contingency of Augenblick

for the act as a practical intervention irreducible to its lsquoobjective conditionsrsquo raquo237

Pour preacuteciser notre interrogation nous devons donc nous demander quel est le traitement de

la question de la dialectique chez Megrelidzeacute et ougrave il se situe dans lrsquoopposition entre le

laquo subjectivisme raquo et lrsquolaquo objectivisme raquo telle qursquoelle vient drsquoecirctre deacutecrite En 1925 en Union

Sovieacutetique a paru La dialectique de la nature drsquoEngels qui a bien eacutevidemment eacuteteacute mis au

service de lrsquo laquo objectification raquo de la dialectique Les propos du livre ont eacuteteacute accueillis sans

critique dans la mesure ougrave aucune rupture nrsquoeacutetait pensable entre Engels et Marx les deux eacutetant

eacuterigeacutes au statut de pegraveres indivisibles du socialisme238 Engels deacutefinit la dialectique comme une

science laquo de la connexion universelle raquo et agrave partir drsquoune reformulation de certaines deacutefinitions de

Hegel il en propose trois lois principale agrave savoir conversion de la quantiteacute en qualiteacute

peacuteneacutetration reacuteciproque des contraires polaires deacuteveloppement par contradiction ou neacutegation de la

neacutegation Ce sont les lois universelles dans la mesure ougrave leur preacutetention est de couvrir toutes les

relations possibles entre les eacuteleacutements de la nature Megrelidzeacute est sans doute influenceacute par

Engels Sa maniegravere de theacutematiser la question de la neacutecessiteacute et du hasard en vue drsquoune conception

de la neacutecessiteacute plus universelle qui contiendrait la contingence comme son eacuteleacutement neacutecessaire au

lieu de lrsquoexclure est en partie reprise du livre drsquoEngels ndash mecircme si Megrelidzeacute lrsquoapplique non

pas agrave des procegraves naturels mais au champ social drsquoune part et agrave une certaine vision du procegraves

historique non deacuteterministe drsquoautre part Il faudrait donc se demander si oui ou non Megrelidzeacute

envisage la dialectique comme une science universelle dont les lois srsquoappliqueraient sans

restriction agrave tous les aspects de la reacutealiteacute

237 Ibid p 175 238 Ce que reproche Deborin agrave Lukaacutecs dans son article que nous venons drsquoindiquer crsquoest drsquoavoir introduit une

rupture entre Marx et Engels

235

La question de la dialectique a une voie tortureacutee dans le livre de Megrelidzeacute A son deacutebut

elle est poseacutee drsquoune maniegravere explicite agrave partir de Hegel et de Leacutenine et en connexion avec la

question du complexe social Celui-ci serait un tout dialectique dans la mesure ougrave ses moments ndash

travail langue penseacutee ndash se trouvent dans une relation non pas de causaliteacute lineacuteaire mais de

conditionnement reacuteciproque

laquo La dialectique mateacuterialiste - puisqursquoil srsquoagit du devenir (развитие) reacuteel - srsquoapplique

(распространяется) seulement aux formations closes de ce type Toute autre interpreacutetation de la dialectique

telle que celle qui en fait un procegraves vivant du devenir nrsquoest qursquoune vulgariteacute dogmatique et un non-sens

comme la laquo dialectique raquo de la perte des cheveux et du devenir chauve parfois Hegel lui-mecircme en est

coupable raquo239

Comme nous le voyons Megrelidzeacute introduit la diffeacuterence entre le laquo devenir vivant raquo et laquo le

devenir reacuteel raquo Ce que Megrelidzeacute entend ici par le laquo devenir vivant raquo devient agrave notre avis plus

clair dans le chapitre VI du livre ougrave il critique la philosophie rationaliste Celle-ci considegravere

selon Megrelidzeacute que le concept est la loi interne de chaque eacuteleacutement de lrsquounivers et en reacutegit le

deacuteveloppement et le devenir Quant au point de vue dialectique le deacuteveloppement drsquoune chose

prise agrave part nrsquoest pas mecircme pensable Elle ne srsquooccupe que des objets qui sont des ensembles

drsquoeacuteleacutements en relation de deacutetermination reacuteciproque A cette diffeacuterence correspond aussi la

diffeacuterence entre la causaliteacute lineacuteaire et la causaliteacute dialectique ou systeacutemique La dialectique

consisterait donc agrave repeacuterer les systegravemes ou autrement dit les formations closes et agrave expliquer

leur devenir comme les passages drsquoun eacutetat agrave lrsquoautre Cela est appeleacute le devenir reacuteel car les

formations closes sont repeacuterables comme des entiteacutes probleacutematiques et donc reacuteelles Ainsi la

classe sociale qui est une uniteacute baseacutee sur les inteacuterecircts reacuteels des individus et le reacutesultat des relations

agrave la fois conflictuelles (par rapport au milieu) et solidaires (comme coheacutesion interne) est-elle une

formation close (gracircce agrave la coheacutesion interne) mais aussi reacuteelle (gracircce agrave la reacutealiteacute des inteacuterecircts qui

est le point probleacutematisant) et systeacutemique (dans la mesure ougrave elle est capable drsquoauto-

transformation) Donc il ne srsquoagit pas ici drsquoune teacuteleacuteologie interne qui deacutefinirait la classe comme

uniteacute ou deacuteterminerait son devenir car celle-ci se transforme dialectiquement par lrsquointeraction

avec le milieu dans laquelle les facteurs subjectifs et objectifs jouent des rocircles compleacutementaires

239 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1937 p 34

236

Donc au milieu du livre il devient clair que la dialectique est pour Megrelidzeacute le mode de

fonctionnement des uniteacutes relationnelles qui reacutevegravelent un caractegravere systeacutemique Le systegraveme

permettrait de reconsideacuterer la question de la temporaliteacute Le systegraveme gracircce agrave sa structuration

interne fait reacutesistance aux eacuteleacutements nouveaux et en les inteacutegrant les traduit selon ses propres

lois mais en mecircme temps se transforme aussi Cela permet de conceptualiser un devenir ougrave les

moments temporels qui se suivent ne srsquoatomisent pas mais restent dans une continuiteacute Lrsquoideacutee de

la transformation drsquoun ensemble systeacutemique par des compromis entre la reacutesistance interne et les

irritations externes permet de substituer par une conception plus concregravete la notion de

lrsquoAufhebung heacutegeacutelienne Ajoutons eacutegalement que selon Megrelidzeacute le systegraveme nrsquoest jamais

compleacutetement clos agrave lrsquoexception de la matheacutematique qui nrsquoest pas un pheacutenomegravene de lrsquoordre du

reacuteel mais un systegraveme entiegraverement construit et rendu possible par le procegraves historique de la

deacutemateacuterialisation complegravete des concepts numeacuteratifs Dans tous les autres cas le systegraveme est

reacuteceptif aux conditions exogegravenes qui en tant qursquoeacuteleacutements arbitraires constituent en conjonction

avec la structuration interne du systegraveme le moteur du devenir et de la transformation laquohellipLe

conditionnant et le conditionneacute se suppleacuteant reacuteciproquement sont incapables de produire une

nouveauteacute [dans un tel cas] le procegraves tournerait en permanence sur le mecircme plan dans le mecircme

cercle et la spirale progressive du devenir serait impossible raquo240

Entretemps Megrelidzeacute introduit eacutegalement la notion de laquo champ raquo reprise agrave la

Gestaltpsychologie Cette notion a eacuteteacute pour la premiegravere fois deacutefinie par Max Wertheimer En le

paraphrasant le champ serait ce agrave quoi lrsquohomme se trouve confronteacute et qui tend agrave acqueacuterir du

sens et de lrsquouniteacute et donc agrave ecirctre domineacute par une neacutecessiteacute interne241 Cette neacutecessiteacute srsquoexprime

dans le fait qursquoil faut un effort important pour reacutesister agrave la forme (Gestalt) - qui srsquoarticule suite agrave

la tendance du champ dans un sens - pour la re-former (umgestalten) et devenir capable de voir

ce mecircme champ en une forme et en un sens diffeacuterents Ce proceacutedeacute de la perception ne se laisse

expliquer ni par les deacuteterminations de la logique formelle ni par les traits individuels du sujet

percevant Crsquoest le tout qui domine drsquoembleacutee la perception Et comme dans cette perspective

holiste la perception relegraveve drsquoembleacutee du sens Megrelidzeacute ne voit pas de diffeacuterence essentielle

entre la perception et la conscience et conceptualise celle-ci comme un lieu ougrave se croisent

lrsquoobjectiviteacute et la subjectiviteacute en produisant une reacutealiteacute nouvelle et reacutesistante Cette reacutealiteacute ne

240 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278 241 Cf Max WERTHEIMER laquo Uumlber Gestalttheorie raquo in Gestalt Theory 7 1925 p 105

237

serait autre chose que la conscience elle-mecircme mais remplie par un certain contenu qui est

justement la source de reacutesistance Ainsi voudrait-il deacutepasser tant les reacuteductionnismes propres aux

sciences strictes que lrsquoideacutealisme philosophique dans leur traitement de la question de la penseacutee

humaine

Mais la question de savoir ce qursquoest le laquo champ raquo se complique car Megrelidzeacute ne srsquoarrecircte

pas agrave la question de la perception et de la conscience Nous pourrions dire que tous les niveaux

de son analyse srsquoarticulent comme champs Ainsi nous avons le champ objectif de lrsquoexpeacuterience

le champ sensoriel le champ de la perception ou de la conscience le champ culturel le champ

du savoir de la circulation des ideacutees ou celui de la conscience sociale le champ social ou champ

des inteacuterecircts sociaux et enfin le champ historique (qui est au fond le complexe social) Ajoutons

eacutegalement que agrave notre avis mecircme le concept selon Megrelidzeacute est un champ dans la mesure

ougrave il est un laquo scheacutema raquo ou un laquo reacuteseau raquo agrave centre qui se deacutefinit donc par lrsquoensemble des relations

(le centre serait le point de vue plutocirct que quelque chose qui aurait une autonomie hors des

relations qui lrsquoinvestissent de sens) Et comme le concept est toujours en mecircme temps

linguistiquement marqueacute en tant que neacutecessairement geacuteneacuteraliseacute (ducirc agrave lrsquoimplication de la pratique

dans le devenir de la penseacutee et de la langue) et donc porteur du nom par extension cette mecircme

structure pourrait ecirctre eacutetendue sur la langue aussi (et en premier lieu agrave son aspect seacutemantique)

Pour eacuteclairer cette question penchons-nous sur un passage ougrave Megrelidzeacute explique la nature

de la laquo formation reacuteelle raquo que agrave notre avis il utilise comme synonyme du laquo systegraveme raquo

laquo Toute formation reacuteelle a ses propres lois de comportement et de deacuteveloppement les lois

dialectiques geacuteneacuterales se manifestent en elles sous une forme speacutecifique et la tacircche principale est

de les eacutetudier La reacutealiteacute selon sa loi est toujours concregravete et toute loi a une signification

seulement dans lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo242

En partant drsquoune certaine intelligence du texte de Megrelidzeacute qui est la nocirctre nous oserons

suggeacuterer lrsquointerpreacutetation suivante de ce passage Les formations reacuteelles sont reacuteelles dans la

mesure ougrave justement il ne srsquoagit pas drsquoun modegravele mais de pheacutenomegravenes concrets qui se laissent

deacutecrire comme dialectiques par leur fonctionnement Il srsquoagirait donc des singulariteacutes Le

laquo systegraveme raquo en revanche est le nom du modegravele geacuteneacuteral drsquoun tel fonctionnement Quant au

242 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 284

238

champ il serait laquo lrsquointervalle des limites et conditions deacutefinies raquo donc une sorte de lieu ougrave les

formations reacuteelles prennent forme243 Il srsquoagirait donc oserions-nous dire drsquoontologies

reacutegionales La reacutealiteacute humaine serait composeacutee drsquoune multipliciteacute de champs (dont nous venons

de donner une liste) dont chacun serait un lieu de reacuteflexions dialectiques

La conseacutequence en est que la dialectique ne consisterait pas en des lois geacuteneacuterales (et

effectivement agrave aucun endroit Megrelidzeacute ne formule des lois dialectiques agrave la maniegravere des trois

lois dialectiques drsquoEngels) La dialectique serait toujours incarneacutee dans des formations reacuteelles ou

dans des champs qui entretiennent lrsquoun avec lrsquoautre des relations de reacuteflexiviteacute Donc la tacircche

du mateacuterialisme dialectique consisterait agrave eacutetudier tant les formations reacuteelles dans leur concreacutetude

ou mateacuterialiteacute que les champs qui par leur reacuteflexiviteacute reacuteciproque donnent lieu agrave lrsquoeacutemergence des

formations reacuteelles Notons eacutegalement que les formations reacuteelles ont toujours une base

probleacutematisante et donc dans la relation reacuteflexive entre les champs aussi il srsquoagit toujours drsquoune

meacutediation par problegraveme

Il faut souligner qursquoeacutevidemment il ne srsquoagit pas de reacutegions ontologiques par analogie avec la

nature Ce sont des reacutealiteacutes produites culturelles et humaines Pourtant ce sont bien des reacutealiteacutes

dans la mesure ougrave elles sont grosses de tendances autonomisantes qui eacutechappent au controcircle de

lrsquohomme Qui plus est lrsquohomme lui-mecircme est le produit de lrsquoensemble de la reacutealiteacute humaine non

seulement dans sa penseacutee mais dans ses besoins et en un certain degreacute dans ses capaciteacutes

physiques eacutegalement Il est un des eacuteleacutements du cercle dialectique au devenir reacuteel constitueacute de

lrsquoensemble de tous les champs

Revenons maintenant agrave la question de la dialectique de la nature que nous avons poseacutee plus

haut A ce sujet Megrelidzeacute eacutecrit laquo Nous avons affaire agrave un vrai deacuteveloppement dialectique

seulement lagrave ougrave lrsquoobjet repreacutesente un tout fermeacute et bien interconnecteacute que ce soit dans la reacutealiteacute

sociale biologique ou physico-chimique raquo244 Selon Megrelidzeacute laquo les reacutealiteacutes biologique et

physico-chimique raquo eacutegalement peuvent comporter des formations reacuteelles dans la mesure ougrave leurs

eacuteleacutements peuvent srsquoorganiser en des ensembles structureacutes et satisfaire donc les conditions de

systeacutematiciteacute ecirctre ouvertes agrave des irritations et agrave des causes exteacuterieures et ecirctre interdeacutependants

243 Nous pourrions lrsquoillustrer agrave lrsquoexemple de la classe la classe concregravete est une formation reacuteelle et dialectique

dans la mesure ougrave elle est porteuse de traits systeacutemiques Son lieu drsquoarticulation serait le champ social qui est en mecircme temps le lieu de reacuteflexion dialectique car dans sa structuration (qui rend donc possible lrsquoarticulation de la classe donneacutee) elle reflegravete la totaliteacute des champs (le champ des inteacuterecircts le champ des ideacutees etc)

244 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 278

239

en ce sens que tout changement drsquoun eacuteleacutement provoque des changements correspondants dans

tous les autres eacuteleacutements de lrsquoensemble Ainsi gracircce agrave la reacutepartition de la reacutealiteacute physique et

humaine en des reacutegions (champs) Megrelidzeacute drsquoune part peut srsquoaligner sur la ligne ideacuteologique

de son eacutepoque en assumant la position selon laquelle la dialectique serait en œuvre dans la nature

eacutegalement et en mecircme temps ne pas tomber dans une vulgarisation criante en insistant sur la

reacutegionaliteacute ce que rend son propos plus diffeacuterencieacute et moins geacuteneacuteralisant

Srsquoil est vrai que Megrelidzeacute ne tombe pas dans la vulgarisation du cocircteacute de la nature il faut

pourtant se demander si pour cette mecircme raison il ne vulgarise pas le cocircteacute culturel et humain Il

devient difficile par les moyens dialectiques et systeacutemiques qursquoil se procure de diffeacuterencier

entre la reacutealiteacute humaine et la reacutealiteacute physico-biologique car dans cette perspective mecircme la

capaciteacute de lrsquohomme de travailler et la capaciteacute de la conscience de produire le sens ne sont que

les facteurs de complexification des systegravemes qui pourtant ne perdent pas leur caractegravere de

systeacutematiciteacute qursquoils partagent avec les systegravemes biologiques et physico-chimiques En assumant

la conceptualiteacute systeacutemique dans sa compreacutehension de la dialectique Megrelidzeacute en derniegravere

analyse tombe en contradiction avec tous les longs efforts qursquoil a mis pour diffeacuterencier dans les

premiers chapitres du livre la reacutealiteacute humaine de la reacutealiteacute biologique A notre avis une piste

possible pour sortir de cette impasse serait de distinguer entre deux types des contingences ou

plus preacuteciseacutement entre des contingences qui srsquoarticulent dans deux types de relation du systegraveme

avec son milieu Mais cela demanderait une recherche agrave part et Megrelidzeacute nrsquoen donne pas de

preacutesupposeacutes

En revenant sur la question des champs comme lieux de reacuteflexion dialectique la question

suivante agrave poser est celle de savoir comment les champs ou reacutegions ontologiques se reflegravetent et

se conditionnent reacuteciproquement En effet il ne peut pas srsquoagir ici de reacutegions isoleacutees car le

conditionnement reacuteciproque et la meacutediation sont la seule possibiliteacute pour que les champs puissent

ecirctre les lieux de dialectisation Ainsi les inteacuterecircts pratiques se traduisent-ils dans le mode de

percevoir Les sens ou concepts ainsi articuleacutes constituent la penseacutee mais aussi se traduisent

dans la langue Au fond en soulignant cet isomorphisme entre les champs nous ne faisons que

donner une formulation diffeacuterente de ce qursquoest le complexe social La forme de la connexion

entre des niveaux est donc elle-mecircme dialectique et est expliqueacutee par la conception du complexe

social dont lrsquoexposition ouvre le livre de Megrelidzeacute Crsquoest bien agrave partir du complexe social que

toute interrogation locale se laisse poser drsquoune maniegravere adeacutequate

240

Mais une question drsquoimportance magistrale est alors agrave poser agrave savoir celle du statut du

complexe social Il est le lieu du deacuteveloppement du procegraves historique et est preacutesenteacute comme la

structure de connexion dialectique entre les champs du travail de la langue et de la penseacutee Il est

donc le champ des champs Mais peut-il alors lui-mecircme ecirctre dialectique Cela revient agrave la

question de savoir si le champ de lrsquohistoriciteacute lui-mecircme eacutechappe agrave lrsquohistoriciteacute Aurions-nous

affaire ici avec un paradoxe Nous essayerons de reacutepondre agrave ces questions dans le dernier

chapitre de notre travail et drsquoen faire ressortir deux lectures possibles du projet de Megrelidzeacute

Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee

Mecircme si Megrelidzeacute structure Les problegravemes de la sociologie de la penseacutee du bas vers le

haut conformeacutement agrave la conception qursquoil expose la connaissance theacuteorique se libegravere du haut

vers le bas La structure du livre est renverseacutee et peut laisser une impression contraire agrave ses

intentions theacuteoriques Elle semble suivre le scheacutema drsquoune philosophie empiriste qui partirait de

questions telles que la perception sensorielle pour en srsquoeacutelevant arriver agrave un savoir sur la socieacuteteacute

et lrsquohistoriciteacute Cependant selon la logique de la connaissance theacuteorique que Megrelidzeacute

poursuit celle-ci deacutebute justement au niveau des conditions historiques On pourrait pourtant

dire que la maniegravere dont le livre expose son contenu nrsquoest pas deacutenueacutee drsquoun certain inteacuterecirct

dramaturgique le lecteur rencontrant degraves le deacutebut lrsquoideacutee de complexe social qui est rapidement

suggeacutereacutee agrave lrsquoouverture de lrsquoouvrage ressent au cours de la lecture une tension entre cette

preacutemisse annonceacutee et le chemin du bas vers le haut qursquoil est en train de faire et arrive enfin agrave la

culmination et au deacutenouement dans les derniers chapitres du livre ougrave le complexe social se

preacutesente enrichi par le chemin parcouru

Dans le chapitre preacuteceacutedent nous sommes arriveacutes au constat que dans la construction

theacuteorique de Megrelidzeacute le complexe social est le champ des champs Megrelidzeacute le considegravere

comme une formation close ou encore comme une totaliteacute dialectique en raison du rapport de

deacutetermination reacuteciproque entre ses composants qui agrave leur tour relegravevent eux aussi du caractegravere

dialectique ou systeacutemique Tant qursquoil srsquoagit des champs ou systegravemes la deacutetermination chez

Megrelidzeacute peut ecirctre comprise comme leur isomorphisme Ainsi le champ social structureacute selon

241

la forme de la proprieacuteteacute dans la socieacuteteacute donneacutee est isomorphe au champ des inteacuterecircts lieacutes agrave la

pratique et au travail les inteacuterecircts objectifs se traduisent au niveau subjectif dans des ideacutees

adeacutequates qui le sont en vertu de leur isomorphisme avec la structure sociale Ou encore prenons

lrsquoexemple de la langue dont la structure seacutemantique peut ecirctre envisageacutee comme un champ car il

srsquoy agit de rapports de sens Les renvois que les mots font vers drsquoautres mots ou bien la maniegravere

dont un mot peut contenir une multipliciteacute de sens superposeacutes reflegravetent la structuration de la

penseacutee sociale agrave savoir les laquo geacuteneacuteralisations reacuteelles raquo Cet isomorphisme de la structuration

seacutemantique de la langue avec la structuration de la penseacutee sociale rend lrsquoanalyse seacutemantique de

la langue - selon les lois seacutemantiques eacutelaboreacutees par la paleacuteontologie linguistique - capable de

reconstituer les modes de penseacutee caracteacuteristiques de diffeacuterentes socieacuteteacutes

Quant au complexe social il embrasse donc toute la reacutealiteacute humaine en couches isomorphes

Mecircme une partie de lrsquoecirctre physique de lrsquohomme tombe sous la deacutetermination socio-historique (il

srsquoagit des besoins et de la capaciteacute perceptive qui est conditionneacutee mais seulement partiellement

deacutetermineacutee par le fonctionnement des organes des sens) Et comme il srsquoagit donc drsquoembrasser la

reacutealiteacute humaine non seulement dans son intensiteacute mais eacutegalement dans sa dureacutee le complexe

social est en dernier analyse le champ historique ou comme nous lrsquoavons suggeacutereacute le champ

des champs

A partir de ce moment il y a deux possibiliteacutes pour envisager le complexe social comme

une structure qui reacutegit et coordonne les rapports entre ses composants en garantissant leur

isomorphisme mais qui elle-mecircme pour cette mecircme raison eacutechappe alors agrave lrsquohistoriciteacute ou

bien comme un systegraveme qui comme tout systegraveme doit par deacutefinition ecirctre capable drsquoauto-

transformation Dans ce cas cependant une question additionnelle devra ecirctre poseacutee agrave savoir

celle qui concerne le milieu du systegraveme Comme Megrelidzeacute lrsquoexplique un systegraveme absolument

clos par rapport agrave son milieu ne peut pas exister comme une formation reacuteelle cela eacutetant possible

seulement pour le systegraveme imaginaire qursquoest la matheacutematique unique dans son genre

Mais avant de nous mettre agrave reacutepondre agrave cette question et agrave reacutefleacutechir aux conseacutequences qui en

deacutecoulent souvenons-nous que ce problegraveme de dupliciteacute entre les perspectives laquo synchronique raquo

et laquo diachronique raquo qui peuvent ecirctre plus adeacutequatement deacutecrites par les termes laquo anhistorique raquo

et laquo historique raquo ou encore la tension entre laquo theacuteorique raquo et laquo meacutetatheacuteorique raquo nous sont apparus

deacutejagrave au cours de lrsquoanalyse lineacuteaire de la premiegravere partie de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute que nous

avons entreprise dans la troisiegraveme partie de notre travail Il srsquoagissait du mecircme type de paradoxe

242

que celui que nous rencontrons agrave propos du complexe social On a affaire agrave des constructions

theacuteoriques dans lesquelles un mecircme eacuteleacutement se preacutesente agrave la fois comme la condition et le

conditionneacute ainsi par exemple la conscience est le support du complexe social mais eacutegalement

lrsquoobjet drsquoune reconstruction par le biais du complexe social Ce paradoxe peut ecirctre atteacutenueacute par

une diffeacuterentiation temporelle si lrsquoobjet de reconstruction est situeacute dans le passeacute il ne peut pas

ecirctre en mecircme temps la condition des moyens de sa reconstruction Mais qursquoen est-il alors de

lrsquoentreprise de Megrelidzeacute quand il srsquoagit de reconstruire le complexe social si celui-ci est la

structure anhistorique du procegraves historique En quoi Megrelidzeacute serait-il privileacutegieacute pour une

telle reconstruction Il ne sera pas possible de sortir de cette impasse si le complexe social lui-

mecircme qui est la structure de toute la reacutealiteacute humaine ne subit pas de devenir pour produire la

possibiliteacute drsquoune diffeacuterence drsquoavec soi-mecircme dans le temps Mais alors cela ne deacutetruirait-il pas le

cadre de recherche historique que dresse Megrelidzeacute En outre comment peut-on se repreacutesenter

lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute

Un tel paradoxe est caracteacuteristique drsquoun certain type de theacuteories y compris du marxisme

ainsi que de la sociologie du savoir Il est lieacute agrave lrsquoexigence drsquoautoreacuteflexion de la theacuteorie que celle-

ci srsquoimpose en vertu de ses propres preacutemisses De telles theacuteories qui comme dirait Niklas

Luhmann srsquoobservent soi-mecircme sont celles qui preacutetendent donner lrsquoexplication du savoir Par

cela mecircme elles sont obligeacutees drsquoexpliquer leurs propres explications La theacuteorie qui srsquoorigine

drsquoun tel paradoxe fait face au problegraveme drsquo laquo autologie raquo

laquo Das moderne Wissen muszlig sich Erklaumlrungen gefallen lassen Wie kommt es damit zurecht

Uumlblicherweise gelten Erklaumlrungen als das was die Wissenschaft zu leisten hat

Erklaumlrungen sind die Form in der Wahrheiten ausgewertet werden Sobald aber dies Programm

des Erklaumlrens universell also auch auf sich selber angewandt werden soll entstehen Probleme die

unter dem Namen von bdquoAutologieldquo bekannt sind und erhebliche methodische schwierigkeiten

bereiten Auch das Erklaumlren muszlig noch erklaumlrt werden Auch die Wahrheiten muumlssen noch wahre

Gruumlnde fuumlr ihre Wahrheit beibringen koumlnnen raquo245

245 Niklas LUHMANN laquo Die Soziologie des Wissens Probleme ihrer theoretischen Konstruktion raquo in

Gesellschaftsstruktur und Semantik Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft Bd 4 Suhrkamp Frankfurt am Main 1999 p 151

243

Ce que nous inteacuteresse donc est de comprendre agrave quel point les ressources contenues dans la

construction theacuteorique singuliegravere de Megrelidzeacute et de lrsquoautre cocircteacute la situation historique qui est

la sienne (ou plus preacuteciseacutement la situation qursquoil projette comme eacutetant la sienne agrave travers sa

theacuteorie) permettent de reacutepondre agrave ce deacutefi Nous pensons que chez Megrelidzeacute une deacute-

paradoxification de ces paradoxes est possible jusqursquoagrave un certain degreacute Nous essaierons drsquoen

montrer les limites et eacutegalement drsquoarticuler le cœur irreacuteductible du paradoxe

Si nous avons deacutejagrave entrevu ces problegravemes dans notre analyse de la premiegravere partie de

lrsquoouvrage de Megrelidzeacute en quoi serions-nous plus avanceacutes maintenant apregraves avoir analyseacute

lrsquoentiegravereteacute de lrsquoouvrage pour mieux les comprendre Nous pensons que le nouvel eacuteleacutement qui

apparaicirct ou tout au moins se preacutecise dans la deuxiegraveme partie du livre est celui de la

rationalisation irreacuteversible du monde par le travail transformateur que lrsquohomme exerce sur le

milieu tant naturel que social Crsquoest ce point qui exprime lrsquoauto-transformation du complexe

social Le complexe social qui est agrave la fois lrsquoobjet de reconstruction et la condition de cette

reconstruction peut donc se deacutecharger de ce double rocircle contradictoire car il peut diffeacuterer ses

moments temporellement Cela est possible dans la mesure ougrave le complexe social possegravede lui-

mecircme une dimension historique et se transforme La possibiliteacute drsquoune telle transformation agrave

notre avis est lisible chez Megrelidzeacute justement dans lrsquoideacutee de la rationalisation croissante du

milieu par le travail transformateur

Avant drsquoaller plus loin dans notre analyse du complexe social agrave partir de ce point

souvenons-nous de ce en quoi consiste la rationalisation du milieu Le milieu est composeacute de

deux niveaux Drsquoune part la nature et drsquoautre part le champ des rapports sociaux La nature est

la matiegravere reacutesistante que lrsquohomme transforme en y transfeacuterant son propre objectif en confeacuterant agrave

lrsquoobjet transformeacute une finaliteacute et une fonction et en transformant les ideacutees qui sont les siennes

(dans un eacutetat encore subjectif) en loi interne des choses transformeacutees Mais qursquoen est-il du champ

social Pourquoi parlons-nous du champ des rapports sociaux comme eacutetant le milieu du

complexe social alors qursquoil en est le reacutesultat Il est le milieu par rapport au procegraves de

rationalisation qui se deacuteveloppe au sein du complexe social car tout comme crsquoest le cas dans la

transformation de la nature ici aussi il srsquoagit de transformer le chaos en ordre Et cela pour les

raisons suivantes Dans une socieacuteteacute antagoniste (crsquoest agrave dire agrave nrsquoimporte quelle eacutetape du

deacuteveloppement de la socieacuteteacute humaine qui preacutecegravede le socialisme) la conscience sociale ne peut

pas exister car les inteacuterecircts qui orientent la conscience ne sont pas ceux qui coiumlncideraient avec

244

les inteacuterecircts de la socieacuteteacute mais ont un caractegravere particulariste Une socieacuteteacute antagoniste se

deacuteveloppe donc non pas selon les objectifs poseacutes par la conscience sociale (celle-ci eacutetant

inexistante) qui concernerait la socieacuteteacute dans son entiegravereteacute mais suite agrave une dispersion de la

conscience sociale en des inteacuterecircts particuliers ayant un caractegravere de classe Par conseacutequent le

champ social est plongeacute dans le chaos et est reacutegi par des dynamiques spontaneacutees

laquo Non seulement les formes politiques et juridiques mais eacutegalement les destins des ideacutees que

celles-ci soient techniques morales artistiques scientifiques ou autres se trouvent dans une

deacutependance directe ou oblique envers les lois aveugles de lrsquoeacuteconomie et du marcheacute anarchique ndash de

cette aregravene [hellip] des inteacuterecircts priveacuteshellip raquo246

Aucune ideacutee qui srsquoorigine dans la conscience individuelle mecircme la fantaisie par son

contenu nrsquoest autonome mais elle est toujours historiquement conditionneacutee Cela nrsquoempecircche

pourtant pas que ces ideacutees soient aleacuteatoires et forgeuses de chaos En effet le fait que la

conscience (individuelle) produise des ideacutees aleacuteatoires est structurellement conditionneacute par

lrsquoabsence de conscience sociale (crsquoest-agrave-dire drsquoorientation vers le bien commun) ce qui de son

cocircteacute est lieacute agrave la structuration particulariseacutee du champ social dans une socieacuteteacute antagoniste Dans

ce sens la conscience qui est le support subjectif du complexe social est en mecircme temps la

source de contingence car elle produit des eacuteleacutements arbitraires et aleacuteatoires qui de leur cocircteacute une

fois mises en circulation sociale produisent une sorte de marcheacute libre des ideacutees Nous pourrions

dire que selon Megrelidzeacute dans une socieacuteteacute preacutesocialiste la place de la conscience sociale est

occupeacutee par le marcheacute des ideacutees Mais agrave la diffeacuterence des theacuteories de lrsquoordre spontaneacute il ne

srsquoagit pas pour lui de deacutevelopper une ideacutee drsquoeacutequilibre pour deacutepasser le chaos du marcheacute Les

instruments pour un tel eacutequilibre ne se trouvent pas au niveau du marcheacute lui-mecircme Pour

Megrelidzeacute il srsquoagit drsquoune convergence de deux articulations dialectiquement lieacutees la

cristallisation objective des inteacuterecircts reacuteels et lrsquoarticulation subjective des ideacutees adeacutequates crsquoest-agrave-

dire drsquoideacutees qui expriment les inteacuterecircts objectifs Il srsquoagit donc drsquoune restructuration isomorphe de

tous les champs du complexe social et de la rationalisation du champ des rapports sociaux Dans

les termes systeacutemiques on pourrait dire que la rationalisation ici est le synonyme de lrsquoeacutemergence

du champ de la conscience sociale

246 Константин МЕГРЕЛИДЗЕ Основные проблемы социологии мышления op cit 1965 p 454

245

Ainsi la nature drsquoune part et le champ social antagoniste caracteacuteriseacute par une structuration

disperseacutee des inteacuterecircts drsquoautre part relegravevent-ils du mecircme caractegravere chaotique et neacutecessitent-ils

une rationalisation ou autrement dit une subordination agrave un objectif (commun)

laquo Par conseacutequent toute lrsquohistoire preacuteceacutedente a eu le caractegravere drsquoun procegraves chaotique tregraves

semblable agrave lrsquoeacutetat qui domine dans la nature deacutenueacutee de conscience ougrave la loi (закономерность) se

pave le chemin en tant que reacutesultat aveugle de la collision et de lrsquointeraction de forces diverses raquo247

Une autre conseacutequence importante du complexe social envisageacute comme un systegraveme ayant sa

propre historiciteacute est lieacutee au rocircle de lrsquohomme dans ce procegraves Il sera possible de consideacuterer

lrsquohomme non pas comme un simple deacuteterminant du complexe social mais principalement

comme la source de contingence et du travail qui dans les dureacutees historiques reacutesulte en une

transformation du complexe social Par lrsquohomme le complexe social contiendrait en son sein la

condition de sa propre transformation

Cette transformation qui au niveau pratique srsquoexprime dans la rationalisation du milieu au

niveau du systegraveme se traduit par un procegraves historique ougrave srsquoeffectue le deacuteplacement du rocircle

dominant drsquoun des moments du complexe social agrave un autre A savoir du travail agrave la penseacutee Dans

la premiegravere partie du livre nous avons repeacutereacute chez Megrelidzeacute une ambiguiumlteacute entre drsquoune part le

caractegravere deacuteclareacute de lrsquoensemble dialectique que Megrelidzeacute veut composeacute de moments drsquoune

eacutegale importance et drsquoautre part le caractegravere de fait privileacutegieacute drsquoun des moments - agrave savoir le

travail - de cet ensemble Que le travail soit de fait privileacutegieacute reacutesulte de notre reconstruction de la

maniegravere dont Megrelidzeacute opegravere avec ce tout dialectique dans nombre de ses explications

lrsquoeacutemergence de la penseacutee humain le passage de la conscience collective agrave la conscience

individuelle et proprement humaine etc A preacutesent nous pouvons poursuivre ce fil

drsquoargumentation chez Megrelidzeacute et constater que non seulement il y a la domination du travail

dans les premiegraveres eacutetapes du deacuteveloppement historique mais encore au fur et agrave mesure que la

rationalisation du milieu srsquoaccroicirct la domination devient assumeacutee par la penseacutee Reacutecapitulons

quelques instances ougrave le travail joue le rocircle dominant dans les premiegraveres eacutetapes de lrsquohistoire du

complexe social Le travail est le facteur de lrsquoeacutemergence de la penseacutee humaine car il force la

247 Ibid p 454

246

conscience agrave se concentrer sur une tacircche pratique et induit au deacuteveloppement de la meacutemoire Puis

crsquoest toujours le travail qui produit la plus-value Celle-ci deacuteseacutequilibre le champ des rapports

sociaux en dissociant les composants humain et mateacuteriel du procegraves de la production Par cela

srsquoinstaurent les rapports proprement sociaux car la plus-value permet une transformation du

mode de coercition (qui ne se reacuteduit plus agrave la violence physique mais se transforme en une

appropriation de lrsquoeacutenergie physique drsquoautrui agrave travers une appropriation de la plus-value) Cela agrave

son tour deacutesintegravegre les inteacuterecircts en creacuteant des conflictualiteacutes et enclenche ainsi le procegraves

historique qui est un procegraves agrave la fois cumulatif (les conditions en eacutetant deux la poursuite de la

production de la plus-value et le caractegravere systeacutemique des reacutegions de la reacutealiteacute qui sont les lieux

de seacutedimentation de lrsquoexpeacuterience historique) et probleacutematisante (dans la mesure ougrave il est motiveacute

par la neacutecessiteacute permanente de reacutesoudre des problegravemes lieacutes tant agrave la nature qursquoaux rapports

sociaux) Le travail par toute cette chaicircne drsquoeffets ainsi enclenche et contribue agrave la croissance

du savoir et garantit la continuiteacute de la transformation du milieu En mecircme temps on a affaire agrave

une dynamique qui est dirigeacutee vers le renforcement du moment de la penseacutee Ainsi lrsquohistoire

elle-mecircme peut-elle ecirctre consideacutereacutee comme la domination croissante de la penseacutee qui srsquoincarne

et se transforme en loi interne de la nature et de la socieacuteteacute Ce procegraves culmine dans la socieacuteteacute

communiste ougrave agrave force drsquoavoir transformeacute la nature et drsquoavoir produit les instruments de

production perfectionneacutes et meacutecaniseacutes le travail lui-mecircme est ameneacute agrave transformer sa propre

nature Cette transformation se traduit en lrsquoeffacement de la diffeacuterence entre les types de travail

intellectuel et manuel Ainsi lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute consiste en ceci que le deacuteveloppement

interne du complexe social transforme les termes par lesquels celui-ci a eacuteteacute degraves le deacutebut deacutefini

Quant agrave Megrelidzeacute il se trouve agrave lrsquoeacutetape historique de la laquo construction socialiste raquo qui

preacutepare le communisme Crsquoest le moment qursquoil considegravere comme un seuil ou une transition ougrave

le savoir (des inteacuterecircts reacuteels) double la transformation tant des rapports sociaux que celle de la

conscience sociale La transformation du monde par le savoir entre en une phase drsquoachegravevement

de sorte que le travail est censeacute bientocirct se transformer deacutefinitivement Ce savoir des inteacuterecircts reacuteels

des domineacutes ainsi que le savoir sur la structuration du champ social neacutecessaire pour une

synchronisation des efforts de chacun pour lrsquointeacuterecirct commun (ce qui mateacuteriellement se reacutealise

par la reacuteunification des eacuteleacutements jusque lagrave dissocieacutes de la production ressources humaines et

ressources mateacuterielles) est agrave lrsquoeacutetape ougrave Megrelidzeacute en est formeacute mais pas encore tout agrave fait

reacutealiseacute La tacircche du parti bolchevique serait justement drsquoorienter les individus vers la deacutecouverte

247

de leurs propres inteacuterecircts et ainsi drsquoachever la transformation du champ social en eacutevacuant tout le

chaos Le rocircle que Megrelidzeacute impartit au parti est celui de lrsquoacceacuteleacuterateur de la formation de la

conscience sociale agrave travers une reacuteorganisation de la pratique car la probleacutematique pratique est

le seul meacutecanisme de mobilisation de la conscience individuelle Crsquoest justement agrave ce point-lagrave

que nous pouvons entrevoir un renversement radical qui pourrait srsquoeffectuer par le passage de la

domination du travail agrave la penseacutee Il srsquoagit du point que nous avons pu eacutegalement repeacuterer agrave la fin

de notre analyse lineacuteaire de lrsquoouvrage de Megrelidzeacute agrave savoir du statut de la pratique et de

lrsquoexpeacuterience dans la confirmation de la veacuteriteacute des ideacutees La question qui srsquoimpose est la

suivante est-ce qursquoune fois que la penseacutee acquiert le rocircle dominant dans le fonctionnement du

complexe social le rocircle de la pratique comme critegravere de la veacuteriteacute change (voire disparaicirct) aussi

Autrement dit est-ce que lrsquointerventionnisme du parti dans le champ social demande-t-il encore

une justification Ou sa justesse est-elle garantie par le moment historique ougrave le savoir des

inteacuterecircts objectifs est acquis Les passages sur Staline et Leacutenine suggegraverent que ceux-ci agissent agrave

partir de la nouvelle connaissance fournie par la science marxiste et soulignent lrsquoimmense

expeacuterience que Staline a dans la transformation historique de la socieacuteteacute En revanche ils ne

posent pas la question de savoir si la justesse de cette intervention doit ecirctre encore confirmeacutee par

la pratique Or il est eacutevident que nous ne pouvons pas utiliser les passages consacreacutes agrave Staline et

Leacutenine agrave titre de confirmation de certaines conseacutequences que nous tirons des propos theacuteoriques

de Megrelidzeacute Comme nous lrsquoavons montreacute dans la deuxiegraveme partie de notre travail ces

passages relegravevent de la censure positive Ici crsquoest lrsquoeacutelaboration theacuteorique et ses conseacutequences

seules qui doivent prendre la parole ou bien se taire quand elles touchent leurs limites

Il faut dire qursquoagrave ce moment en Union Sovieacutetique toute science devait se leacutegitimer par la

contribution qursquoelle apportait au procegraves de la construction socialiste Ainsi la linguistique de

Marr se positionnait-elle elle aussi comme lrsquoagent de lrsquoacceacuteleacuteration du progregraves des langues Son

projet inclusif consistait entre autres agrave eacutetudier les langues minoritaires agrave les alphabeacutetiser et agrave les

eacutelever agrave un niveau tel que leur porteurs puissent participer activement agrave la construction socialiste

En cela elle envisageait drsquoacceacuteleacuterer les eacutetapes du deacuteveloppement des langues existantes sur le

territoire sovieacutetique pour approcher leur unification qui selon cette theacuteorie est commandeacutee par

la teacuteleacuteologie intrinsegraveque de toute langue En ce qui est de la theacuteorie de Megrelidzeacute on ne voit pas

en quoi son projet contribuerait agrave la construction socialiste concregravetement (si ce nrsquoest drsquoune

maniegravere oblique par lrsquoeacutelaboration de certains aspects de la theacuteorie marriste) Cependant crsquoest le

248

moment singulier de la reacutedaction du livre qui lui-mecircme srsquoexprime dans certains aspects de la

construction theacuteorique En effet sur la derniegravere page de lrsquoouvrage nous deacutecouvrons que la

science que Megrelidzeacute a deacuteveloppeacutee est adeacutequate seulement pour la recherche du passeacute alors

que le futur demanderait une science tout agrave fait nouvelle Malheureusement aucun indice nrsquoest

donneacute quant agrave la nature drsquoune telle science nouvelle Nous avons pu constater seulement que le

futur est diffeacuterent du passeacute car le complexe social y est configureacute sous la dominance de la

penseacutee alors que dans ses eacutelaborations Megrelidzeacute opegravere avec un complexe social domineacute par le

travail Crsquoest en ce point que nous trouvons une reacuteponse agrave la question poseacutee au deacutebut de ce

chapitre quant agrave la strateacutegie de deacute-paradoxification drsquoune theacuteorie autologique par la diffeacuterence

temporelle La theacuteorisation de Megrelidzeacute se situe au seuil du deacutepassement de la reacutealiteacute qui est

lrsquoobjet de sa reconstruction et ainsi nrsquoest pas elle-mecircme captureacutee dans la structure qursquoelle

reconstruit

Cela libegravere aussi la place pour une deuxiegraveme lecture possible de projet de Megrelidzeacute Dans

ce chapitre nous sommes partis de lrsquoideacutee que le complexe social peut ecirctre vu de deux faccedilons

comme un systegraveme transformatif et donc historique ou comme une structure stable hors devenir

reacuteel A preacutesent en prenant en compte le fait que Megrelidzeacute circonscrit lrsquohorizon de sa science

comme le passeacute preacutesocialiste nous voyons que lrsquoalternative entre le systegraveme et la structure nrsquoest

pas exclusive Les deux interpreacutetations sont possibles agrave partir des approximations respectives et

les deux ont tout agrave fait leur place dans la construction theacuteorique de Megrelidzeacute Ainsi lrsquoideacutee du

complexe sociale interpreacuteteacute comme structure crsquoest-agrave-dire comme un cadre stable et

laquo anhistorique raquo appliqueacutee agrave des socieacuteteacutes preacutesocialistes en vue drsquoune reconstruction ou

explication des manifestations historiques de la penseacutee dans la peacuteriode historique preacutesocialiste

acquiert-elle une valeur meacutethodologique Les trois eacuteleacutements du complexe social prendront alors

la fonction des paramegravetres de description ou de reconstitution

Tout au long de notre travail nous avons discuteacute sur la nature mais eacutegalement sur

lrsquoappellation du projet theacuteorique de Megrelidzeacute Nous sommes partis de lrsquoanalyse des termes

laquo sociologie raquo et laquo pheacutenomeacutenologie raquo du point de vue de leur acception dans le milieu

acadeacutemique sovieacutetique Une telle analyse nrsquoa fait que souligner leur ambiguiumlteacute Lrsquoanalyse de

lrsquoouvrage nrsquoa pas non plus eacuteclaireacute cette question car ces termes nrsquoy sont pas suffisamment

preacuteciseacutes et si lrsquoon partait de leur acception conventionnelle il est manifeste qursquoils ne recouvrent

qursquoune petite partie de la construction theacuteorique de Megrelidzeacute Nous voudrions ainsi proposer

249

de deacutesigner celle-ci comme une laquo paleacuteontologie de la penseacutee raquo ce qui serait justifiable tant

contextuellement qursquointrinsegravequement Il srsquoagirait drsquoune science concernant essentiellement le

passeacute (lequel comme nous venons de le souligner est lrsquohorizon que Megrelidzeacute lui-mecircme

circonscrit) Elle travaillerait sur des mateacuteriaux diffeacuterents (la langue les objets de la culture

mateacuterielle mais eacutegalement les textes) qui gardent sous une forme seacutedimenteacutee des traces des

types de penseacutee en les interpreacutetant agrave travers la structuration du champ social et du champ des

inteacuterecircts La paleacuteontologie de la penseacutee serait donc baseacutee sur une meacutethodologie complexe et

disciplinairement transversale en vue drsquoune excavation ou reconstruction de la matiegravere eacutepheacutemegravere

de la penseacutee humaine

laquo Drsquoici deacutecoule un postulat drsquoune eacutenorme importance meacutethodologique pour la science de

lrsquohistoire dans les formes seacutedimenteacutees de la langue des mythes des coutumes etc et derriegravere les

changements qursquoelles subissaient et subissent toujours il faut voir des forces sociales concregravetes telles

que les collectifs de gens qui effectuent certaines avanceacutees sociales [hellip] Les donneacutees de la culture

spirituelle de la langue du folklore etc sont donc des documents sur le passeacute historique beaucoup

plus fiables que les teacutemoignages des historiens et des chroniques qui passent sous silence

intentionnellement ou non ou deacuteforment lrsquohistoire vraie au profit des classes politiques

dominantes raquo248

Par rapport agrave chaque problegraveme concret lrsquoobjectif de reconstruction serait de comprendre

quelles conjonctures de deacuteterminations orientent la penseacutee dans sa maniegravere de construire des

complexes de sens

laquo La structure de la penseacutee deacutepend premiegraverement de lrsquoobjectif de former une compreacutehension

(осмысление) et deuxiegravemement de la matiegravere (des objets) de la penseacutee Les deux sont conditionneacutes

par la pratique sociale et par un certain mode de structuration des inteacuterecircts sociaux objectifs raquo249

Megrelidzeacute lui-mecircme en propose des exemples qui sont intercaleacutes dans ses eacutelaborations

theacuteoriques Ainsi touche-t-il les problegravemes suivants les noms des couleurs et la speacutecificiteacute de la

perception des couleurs la mesure du temps lrsquoorigine des techniques de lrsquoobtention du feu la

248 Ibid p 470 249 Ibid pp 444-445

250

mesure du temps lrsquoorigine des notions matheacutematiques lrsquoorigine des mesures les raisons des

superstitions (essayant drsquoexpliquer leur subsistance dans la socieacuteteacute moderne y compris chez les

proleacutetaires) Megrelidzeacute deacuteveloppe eacutegalement des propos lieacutes agrave lrsquoeacutetude du folklore de lrsquohistoire

de la philosophie ainsi que de lrsquohistoire des sciences

Enfin faisons encore quelques remarques sur les conseacutequences que le scheacutema teacuteleacuteologique

de lrsquohistoire que dresse Megrelidzeacute a sur la paleacuteontologie de la penseacutee

La vision du procegraves historique chez Megrelidzeacute est tout agrave fait teacuteleacuteologique Bien

eacutevidemment il ne srsquoagit pas drsquoune teacuteleacuteologie providentielle ou rationaliste et ideacutealiste comme

celle que lui-mecircme il attribue agrave Hegel Elle est comprise chez lui comme lrsquoeffet cumulatif de

lrsquoactiviteacute transformative de lrsquohomme qui par sa pratique rationnalise (ou subjectifie) le milieu

et le fait continuellement agrave force de se trouver toujours devant des problegravemes agrave reacutesoudre Sa

propre teacuteleacuteologie Megrelidzeacute lrsquoaurait deacutefinie agrave partir de la theacuteorie de probabiliteacute comme une

tendance vers un eacutetat plus probable Pourtant cela ne rend pas sa teacuteleacuteologie moins discutable Et

cela pour une raison concregravete Mecircme srsquoil critique certaines meacutethodologies de la recherche

ethnologique et anthropologique qui ne peuvent expliquer la disparition de certaines formes

culturelles telles que des coutumes croyances mythes objets eacuteleacutements linguistiques etc lui-

mecircme nrsquoarrive pas agrave penser la possibiliteacute drsquoune reacutegression fondamentale pour ne rien dire de la

possibiliteacute drsquoun devenir sans vecteur Chez lui le monde se rationnalise irreacuteversiblement La

disparition de certaines formes culturelles ne serait que la fonction du progregraves Toute

reconfiguration drsquoun champ quelconque est une creacuteation mais eacutegalement une perte que

Megrelidzeacute refuse de consideacuterer dans sa pureteacute et qursquoil reacute-implique dans le champ ou systegraveme

sous une forme seacutedimenteacutee Mais eacutetrangement cette teacuteleacuteologie optimiste lui permet drsquoassumer

une vision deacutecentreacutee et deacutenueacute drsquoethnocentrisme quand il srsquoagit de lrsquoanalyse de diffeacuterentes

cultures ou socieacuteteacutes

Ainsi il nrsquoy aurait pas de diffeacuterence entre cultures et socieacuteteacutes dans leur effort de transformer

le milieu Elles seraient toutes prises dans une neacutecessiteacute universelle de rationaliser le monde Et

tout comme dans le champ social les inteacuterecircts particuliers nrsquoempecircchent pas la neacutecessiteacute objective

de la cristallisation des inteacuterecircts objectifs suivie par leur subjectivation et transformation ainsi les

cultures ou socieacuteteacutes sont-elles toutes des deacuteviations agrave pied drsquoeacutegaliteacute et toutes eacutetant pareillement

contraintes par les conditions objectives (nature structuration juste du champ social) agrave travers

leurs trajectoires diffeacuterentes aspirent au mecircme objectif de rationalisation et transformation

251

Megrelidzeacute suggegravere aussi une reacuteflexion sur les relations interculturelles Tout complexe de

sens est ouvert pour des eacuteleacutements nouveaux mais aussi limiteacute dans sa capaciteacute agrave en accepter

Toute influence qui deacutepasse la capaciteacute de la culture agrave la percevoir la traduire et se lrsquoapproprier

se preacutesente comme un forccedilage et une violence y compris quand il srsquoagit drsquoeacuteleacutements qui

viseraient une ameacutelioration ou un avancement

Enfin en revenant agrave la question des deux lectures possibles du projet theacuteorique de

Megrelidzeacute nous pouvons dire qursquoil nrsquoest pas eacutegal agrave soi-mecircme par son aspect philosophique et

paleacuteontologique ce qui lui permet de srsquoauto-observer Autrement dit ce deacutedoublement du projet

lui donne la possibiliteacute par son aspect philosophique de deacutemarquer les frontiegraveres de son propre

aspect paleacuteontologique En ce sens la tension entre ces deux cocirctes est maintenue mais sans

provoquer une autodestruction du projet La theacuteorie parle ainsi agrave partir de lrsquohorizon historique

qui lui est propre ndash lrsquoeacutetape de la construction socialiste ndash et se repreacutesente son objet comme situeacute

dans le passeacute et accompli tout en y trouvant lrsquoorigine de sa propre origine

Cependant la teacuteleacuteologie qursquoil reconstruit ainsi et qui lui creacutee cette leacutegitimiteacute a des

conseacutequences eacutetranges si elle est projeteacutee dans le futur Lrsquoeacutechec agrave theacutematiser la transformation

par la perte et la vision optimiste de lrsquoavancement technique qui transforme la nature mais aussi

la nature du travail et donc le champ social imposent la conclusion que le systegraveme doit finir par

absorber tout son milieu et srsquoautodeacutetruire

252

Conclusion

Notre but dans ce travail eacutetait de faire une lecture attentive et bienveillante de lrsquoœuvre de

Konstantineacute Megrelidzeacute mais eacutegalement celui de le situer dans son temps avec des moyens tant

externes (biographie histoire intellectuelle) qursquointernes (la maniegravere dont le texte a traverseacute les

conjonctures sovieacutetiques changeantes qui se sont enregistreacutees dans sa mateacuterialiteacute ainsi que dans

la maniegravere dont sa theacuteorie elle-mecircme reflegravete la singulariteacute du moment historique dans laquelle

elle se produit)

Cependant du point de vue theacuteorique notre perspective est resteacutee assez circonscrite en

srsquoattachant exclusivement agrave la reconstruction du projet theacuteorique de Megrelidzeacute pour lui-mecircme

Drsquoune part nous nrsquoavons pas tenteacute des deacutebats imaginaires que Megrelidzeacute pourrait mener avec

drsquoautres philosophes ou sociologues anciens contemporains ou posteacuterieurs drsquoautre part nous

nrsquoavons pas chercheacute agrave examiner la validiteacute des certaines des critiques que Megrelidzeacute lui-mecircme

adresse agrave drsquoautres theacuteories Le premier point srsquoexplique par le fait que notre but immeacutediat eacutetait de

comprendre lrsquoessence des propos de Megrelidzeacute lui-mecircme alors qursquoune contextualisation plus

large ne peut qursquoecirctre la tacircche des eacutelaborations futures Au demeurant de tels deacutebats imaginaires

ne sauraient ecirctre leacutegitimes en soi abstraction faite drsquoune probleacutematique deacutetermineacutee pouvant

donner un fondement au rapprochement qursquoils tentent drsquoopeacuterer Evidemment cela ne pouvait pas

trouver de place dans le cadre qui eacutetait le nocirctre sans risquer drsquoen briser la coheacuterence Nous

pouvons en revanche espeacuterer avoir exposeacute ce projet avec une richesse suffisante pour permettre

et motiver des telles eacutelaborations futures Quant au deuxiegraveme point il nous semble que

Megrelidzeacute comme tout auteur qui ne lit les autres auteurs que dans lrsquoesprit affirmatif et dans le

but de trouver des appuis pour son propre projet nrsquoest pas un lecteur et un critique tout agrave fait

scrupuleux Souvent il nous a paru creacuteer ce que nous pourrions appeler les fictions theacuteoriques

composeacutees par des renversements terme agrave terme de ce que lui-mecircme envisage de fonder pour

que sa victoire ainsi que la construction qursquoil dresse sur leurs ruines apparaissent drsquoautant plus

glorieux Ainsi nous nrsquoavons pas chercheacute agrave rendre justice aux auteurs mal cibleacutes par sa critique

lrsquousage trop radicale de la distinction entre la penseacutee logique et preacutelogique chez Leacutevy-Bruhl

253

(mecircme si Megrelidzeacute nrsquoest pas une exception en cela250) des expositions superficielles des

principes de la linguistique de Saussure ainsi que celle de la sociologie de Durkheim mais

surtout une interpreacutetation extrecircmement tendancieuse de Hegel au sujet de la contingence

(contrairement agrave ce que nous voyons y ecirctre affirmeacute crsquoest justement Hegel qui a conceptualiseacute la

contingence comme neacutecessiteacute251) Mecircme les auteurs dont Megrelidzeacute fait un usage positif

subissent un traitement facile ainsi lrsquoon voit des concepts marxiens comme ceux de travail

drsquoalieacutenation ou de feacutetichisme deacutetourneacutes et souvent reacuteinterpreacuteteacutes pour servir aux propos de

lrsquoauteur Un cas curieux se trouve dans une mention de Husserl qui accuse celui-ci drsquoune

position quasi-speacuteculative et en deux phrases lui reproche de ne pas avoir pris en compte que

toute conscience doit avoir une contenu objectif et ecirctre laquo conscience de [quelque chose] raquo Agrave

lrsquoeacutevidence ce passage qui precirct agrave rire tout lecteur consacreacute doit ecirctre interpreacuteteacute comme relevant de

la censure subjective Nous nrsquoavons donc pas insisteacute sur ces aspects du texte ces deacutetails sont

secondaires par rapport agrave la tacircche de reconstruction des positions de Megrelidzeacute et les discuter

pour eux-mecircmes nrsquoaurait guegravere contribueacute agrave une meilleure intelligence de ses intentions

theacuteoriques

Le reacutesultat important de notre lecture approfondie de lrsquoouvrage est drsquoavoir trouveacute une

reacuteponse agrave la question de savoir comment notre travail pourrait servir agrave drsquoautres recherches et quel

est le jalon de lrsquohistoire intellectuelle sovieacutetique qursquoil preacutecise Crsquoest une question eacutepineuse pour

nous eacutetant donneacutee en deacutepit de la richesse des eacuteveacutenements qui ont ponctueacute lrsquohistoire du livre

lrsquoextrecircme pauvreteacute de lrsquohistoire de sa reacuteception alors que celle-ci peut souvent ecirctre plus deacutecisive

dans le sort drsquoun texte que sa richesse intrinsegraveque La reacuteponse nous est apparue au cours de notre

travail mecircme srsquoil srsquoattachait essentiellement agrave une reconstruction interne de la theacuteorie de

Megrelidzeacute Ainsi fur et agrave mesure de notre progression la certitude srsquoest accrue que les renvois

que notre auteur fait agrave Nicolas Marr et qui peuvent souvent sembler superficiels obligeacutes et

conjoncturels relegravevent drsquoune affiniteacute beaucoup plus fondamentale avec la science linguistique de

Marr En effet nous trouvons que le choix tant de la probleacutematique que du corpus des reacutefeacuterences

que lrsquoon retrouve dans lrsquoouvrage est en grand partie nourri des probleacutematiques avanceacutees dans le

cadre de la Nouvelle Theorie de la langue de Marr Il srsquoagit ici drsquoune affiniteacute organique dans la

mesure ougrave les reacutesultats atteints par Megrelidzeacute peuvent ecirctre consideacutereacutes comme une fondation des

250 Cf Freacutedeacuteric KECK ldquoPreacutesentationrdquo in Lucien Leacutevy-Bruhl La mentaliteacute primitive Flammarion Paris 2010 251 Cf Dieter HENRICH Hegel im Kontext Suhrkamp Frankfurt am Main 1967 pp 157-186

254

propos marristes Et cela dans un sens particulier La theacuteorie linguistique de Marr embrasse un

large projet de recherche qui deacutepasse lrsquoexamen particulier des langues et se preacutesente comme un

cadre de recherche ougrave agrave travers lrsquoanalyse de la langue mais aussi de ce que Marr appelait la

culture mateacuterielle doivent ecirctre reconstitueacutees les premiers eacutetapes du deacuteveloppement de la langue

de la penseacutee et du type drsquoorganisation eacuteconomique pour en derniegravere analyse arriver agrave

lrsquoexplication de lrsquoorigine de langue Mais si Marr lui-mecircme dans ses eacutecrits se concentre

fondamentalement sur les aspects linguistiques de son projet les aspects de la penseacutee et de

lrsquoeacuteconomie restent peu deacuteveloppeacutes voire pas du tout A notre avis si Megrelidzeacute deacuteveloppe une

paleacuteontologie de la penseacutee et si cette appellation est leacutegitime crsquoest parce que son objectif est de

mener agrave bien ce volet du projet de recherche marriste que constitue une histoire de la penseacutee Si

notre recherche sur lrsquoouvrage particuliegraverement sobre de Megrelidzeacute peut preacutetendre agrave une utiliteacute

concregravete elle se trouve selon nous dans le fait que ses reacutesultats rendent plus clairs et intelligibles

les principaux propos de Nicolas Marr qui de leur cocircteacute font lrsquoobjet drsquoun travail de

reconstruction theacuteorique majeur

255

Annexe 1

Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage

Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee

Preacuteface

Exposition geacuteneacuterale de la question de la penseacutee Critique des attitudes naturalistes (sectsect1-3)

Premiegravere partie

Chapitre 1 Conditions mateacuterielles et preacutesupposeacutes sociaux neacutecessaires pour

lrsquoeacutemergence du stade humain de la conscience Activiteacute de travail (sect 4) Rapport de

consommation et rapport de production (sect 5) Travail et le produit du travail (sectsect 6 7) Produit

du travail en tant que meacutediateur mateacuteriel dans les rapports sociaux (sect 8) Travail et socieacuteteacute

Conditionnement reacuteciproque (sect 9)

Chapitre 2 Du stade animal de la conscience agrave la penseacutee humaine Racines biologiques

de la conscience (sect 10) Instinct et reacuteactions reacuteflectives (sectsect 11 12) Actions intellectuelles des

animaux (sect 13) Deacutefauts de la psychologie physiologique et de la psychologie classique (sect 14)

Sur la psychologie de la Gestalt (sect 15) Manifestations de conscience chez les animaux (sectsect 16

17) Le trait diffeacuterentiel de la conscience humaine (sect18) Communication biologique et

communication sociale (sect 19) Contenu ideacuteatoire de la conscience (sect 20) Caracteacuteristiques

essentiels de la conscience humaine (sect21) Reacutesultats preacuteliminaires (sect 22)

Chapitre 3 Culture mateacuterielle et la penseacutee Activiteacute de travail et la penseacutee (sectsect 23 24)

Mateacuterialisation de lrsquoideacutee dans le procegraves de travail et acquisition du contenu ideacuteel par les choses

(sect 25) Valeur sociale de la raison chosifieacutee (sect 26) Caracteacuteristiques des rapports sociaux (sect

27) Lrsquooutil de travail ndash la main ndash la raison (sectsect 28 29) Valeur cognitive de lrsquoactiviteacute meacutediatrice

256

(sectsect 30 31) Leacutegende sur la laquo transformation du transcendant en immanent raquo et laquo de lrsquoimmanent

en transcendant raquo (sect 32)

Chapitre 4 Question de la perception agrave la lumiegravere de la philosophie marxiste Le point

de vue de la psychologie et de la philosophie classiques (sect 33) La sensation nrsquoest pas un atome

psychique (sect 34) La sensation nrsquoest pas un symbole mais une reacuteflexion de la reacutealiteacute (sectsect 35

36) Conditionnement social des donneacutees sensibles (sectsect 37-40) De lrsquohistoire de la perception

des couleurs (sectsect 41 42) Le point de vue marxiste sur la question de la perception sensible (sect

43)

Chapitre 5 Question de la conscience de soi du sujet Les choses sont perccedilues

principalement selon leur valeur sociale (sect 44) Historiquement la conscience de soi est un

pheacutenomegravene plus tardif que la conscience des objets drsquoactiviteacute (sect 45) La prise de conscience du

sujet individuel a eacuteteacute historiquement preacuteceacutedeacutee par la prise de conscience du sujet collectif (sect 46)

Deuxiegraveme partie

Chapitre 6 Emergence de lrsquoideacutee Conception concept (sect 48) Concept et repreacutesentation

(sect 49) Le particulier et le geacuteneacuteral (sect 50) Doctrine de lrsquoecirctre et concept (sect 51) Doctrine du

concept chez les empiristes et chez Kant (sect 51) Le lieu du concept dans le systegraveme des ideacutees

rationalistes (sect 53) Contingence et neacutecessiteacute (sect 55) Trois images du monde (sect 56) Concept et

reacutealiteacute (sect 57) La formation fermeacutee (sect 58) La formation fermeacutee et le concept concret (sectsect 59

60) Sur les notions matheacutematiques (sectsect 61 62) Geacuteneacuteralisation et concepts geacuteneacuteraux (sect 63) La

formation des concepts (sectsect 64 65)

Chapitre 7 Sociogenegravese des ideacutees Le caractegravere social de la penseacutee individuelle (sect 66)

La question des paralleacutelismes et des affiniteacutes (sect 67) Theacuteorie de la dispersion (sect 68) Theacuteorie

des emprunts (sect 69) Theacuteorie de lrsquoidentiteacute de la raison humaine (sect 70) Theacuteorie geacuteographique (sect

71) Deacutefauts des hypothegraveses existantes (sect 72) Questions des paralleacutelismes agrave la lumiegravere marxiste

(sect 73) Sur lrsquoorigine du feu (sect 74) Paralleacutelismes dans le calcul du temps (sect 75) Affiniteacutes entre

des types de penseacutee (sect 76) Lrsquoecirctre social et la conscience sociale (sect 77) Individu et socieacuteteacute (sectsect

78 79) Lrsquoeacutemergence sociale de lrsquoideacutee (sect 80)

257

Chapitre 8 Procegraves de circulation sociale des ideacutees Diffusion des ideacutees (sect 81)

Circulation sociale des produits de la creacuteation spirituelle (sect 82) Sur la creacuteation populaire (sect

83) Sur lrsquoemprunt (sect 84) Conscience sociale (sect 85) La composition et le contenu de la

conscience sociale (sectsect 86 87)

Chapitre 9 Reacutealisation sociale des ideacutees Le support mateacuteriel des ideacutees (sectsect 88 89)

Besoins et inteacuterecircts (sect 90) Structure des inteacuterecircts sociaux (sect 91) Domination des rapports

feacutetichistes (sect 92) Surplus des produits et proprieacuteteacute priveacutee (sect 93) Lrsquoalieacutenation proprieacutetaire et sa

liquidation (sectsect 94 95) Le concept du champ commun des forces sociales de lrsquohistoire (sectsect 96

97) Inteacuterecircts de classe (sect 98) Les ideacutees sont deacuteriveacutees des inteacuterecircts sociales (sectsect 99 100) Le type

de la loi historique (закономерности) dans une socieacuteteacute antagonistique (sectsect 101 102)

Reacutealisation sociale des ideacutees (sectsect 103 104) Conscience de classe (sect 105) Mutations des ideacutees

et mutations sociales (sect 106)

Chapitre 10 Epreuve des ideacutees dans le procegraves de la reacutealisation Qursquoest que crsquoest que

lrsquoexpeacuterience (sect 107) Epreuve des ideacutees par lrsquoexpeacuterience par la pratique (sect 108) Pragmatisme

et marxisme (sect 109) Thegravese sur la pratique et sa signification philosophique (sect 110) Remarque

finale (sect 111)

258

Annexe 2

Tableau chronologique

1900 Le 30 deacutecembre Megrelidzeacute naicirct dans le village Khrialeti le district (მაზრა) drsquoOzurgeti

Son pegravere Romanoz Megrelidzeacute est precirctre orthodoxe

1906 Deacutebute ses eacutetudes agrave lrsquoeacutecole du village

1910-1918 Etudie au gymnase pour les garccedilons agrave Poti (avec Sergui Danelia)

1918 Professeur de langue allemande et de matheacutematique agrave lrsquoeacutecole supeacuterieure de Supsa (reacutegion

drsquoOzurgeti)

1919-1923 Etudes agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Speacutecialiteacute philosophie et psychologie Assiste aux

cours de Shalva Nutsubidzeacute et Dimitri Uznadzeacute Apregraves lrsquoachegravevement de ses eacutetudes poursuit sa

formation agrave la faculteacute de philosophie en vue drsquoobtention du poste de professeur

1919-1921 Employeacute au bureau drsquoinspection des impocircts

1921-1923 Employeacute au Goznak (Service de lrsquoexpeacutedition des insignes drsquoeacutetat)

1923-1924 Directeur des eacutetudes agrave lrsquoEcole centrale du parti et professeur drsquoeacuteconomie politique et

de mateacuterialisme historique Donne des cours en psychologie geacuteneacuterale et drsquoenfants agrave lrsquoInstitut

peacutedagogique supeacuterieur

1924 -1925 Suite agrave la deacutecision du Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation de la Reacutepublique

socialiste de Geacuteorgie et gracircce agrave la bourse octroyeacutee par lrsquoUniversiteacute de Tbilissi Megrelidzeacute part

pour Allemagne en vue de continuer ses eacutetudes Il srsquoinscrit agrave lrsquoAlbert-Ludwigs-Universitaumlt de

Freiburg pour deux semestres Il y suit le cours drsquoEdmund Husserl en histoire de la philosophie

contemporaine ainsi que son seacuteminaire en pheacutenomeacutenologie

259

1924 Megrelidzeacute adhegravere au Parti communiste allemand (selon une source252 sous le nom de

Hans Schlosser)

1925-1927 Megrelidzeacute continue ses eacutetudes agrave Friedrich-Wilhelms-Universitaumlt de Berlin et

assiste entre autres aux cours de Max Wertheimer et Wolfgang Koumlhler

1925 Megrelidzeacute organise lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques en Allemagne et est eacutelu preacutesident

de son comiteacute central exeacutecutif Il devient eacutegalement membre du bureau des eacutetudiants

communistes aupregraves du comiteacute central du parti communiste allemand

1926 Megrelidzeacute participe agrave la 2e confeacuterence pan-sovieacutetique des eacutetudiants proleacutetaires agrave Moscou

en qualiteacute de repreacutesentant de lrsquoUnion des eacutetudiants sovieacutetiques en Allemagne Durant son seacutejour

en Allemagne il travaille comme correspondant pour les journaux Komunisti (eacutediteacute agrave Tbilissi) et

Zarja vostoka couvrant le sujet de la situation politique en Allemagne

1927 Megrelidzeacute retourne en Geacuteorgie

1927-1929 Megrelidzeacute occupe le poste de secreacutetaire du chef du Deacutepartement de lrsquoagitation et de

la propagande aupregraves du Comiteacute central du Parti communiste bolchevique de Geacuteorgie et est

chargeacute de suivre les dossiers lieacutes agrave la science la litteacuterature et lrsquoart

1929-1931 Occupe le poste de chef du Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation de la Reacutepublique

socialiste de Geacuteorgie

1929 Megrelidzeacute fait connaissance drsquoAlexandra (Tsutsa) Kartsivadzeacute sa future eacutepouse

1930 LrsquoAcadeacutemie des Sciences de Geacuteorgie est fondeacutee avec lrsquoeffort de Megrelidzeacute chef du

Commissariat populaire agrave lrsquoeacuteducation Megrelidzeacute est eacutelu comme akademik agrave lrsquoAcadeacutemie des

Sciences Il donne les cours en philosophie mateacuterialisme dialectique et mateacuterialisme historique

dans diverses eacutecoles supeacuterieures de Tbilissi ndash Universiteacute communiste transcaucasienne Institut

de la chimie Institut des voies de communication

1931 Megrelidzeacute commence agrave travailler agrave lrsquoInstitut du marxisme-leacuteninisme en qualiteacute du

secreacutetaire du chef du Deacutepartement de la langue et de lrsquohistoire de la culture mateacuterielle

252 Cf Л А ШИЛОВ laquo Мегрелидзе Константин (Кита) Романович raquo in Сотрудники РНБ mdash деятели

науки и культуры Биографический словарь т 1-4

260

LrsquoAcadeacutemie des Sciences est fermeacutee suite aux efforts de Lavrenti Beria alors secreacutetaire geacuteneacuteral

du Parti communiste geacuteorgien

1932 Megrelidzeacute preacutesente le plan geacuteneacuteral de son future livre agrave Nikolas Marr

1933 Megrelidzeacute se transfegravere de Tbilissi agrave Leningrad agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee de

Nikolas Marr aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de lrsquoURSS Il se familiarise avec les eacutecrits de

N Ya Marr

1933-1934 Megrelidzeacute travaille agrave la reacutedaction de son ouvrage Les problegravemes fondamentaux de

la sociologie de penseacutee Les preacuteparatifs de sa publication dureront jusqursquoagrave 1937

1933 Le 16 avril Megrelidzeacute fait sa premiegravere confeacuterence agrave lrsquoAcadeacutemie des Sciences agrave Leningrad

(en exposant la partie psychologique de son travail) Le 22 avril agrave la demande de

Mechtchaninov une autre seacuteance a lieu sur le mecircme sujet Ses interventions provoquent de

lrsquointeacuterecirct aupregraves des collegravegues et y assistent des chercheurs exteacuterieurs agrave lrsquoInstitut de la langue et de

la penseacutee Dans la discussion la parole a eacuteteacute prise par Frank-Kamenetsky Vasiliy Struev

Mechtchaninov Ananyev

1933 Megrelidzeacute eacutecrit agrave sa femme qursquoil a assisteacute agrave Hamlet au theacuteacirctre de Vakhtangov

1934 Le comiteacute de qualification de lrsquoAcadeacutemie des Sciences composeacute de Deacuteborin Frank-

Kamenetski Mechtchaninov lui adjuge sans soutenance le titre du candidat des sciences en

philosophie Il srsquoeacutelegraveve au poste de chercheur agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee

1935 Megrelidzeacute est choisi comme lrsquoorganisateur partial (парторг) au sein de lrsquoInstitut de la

langue et de la penseacutee Il preacutesent son projet de doctorat (sous le titre laquo Pheacutenomeacutenologie sociale

de la penseacutee raquo) agrave lrsquoInstitut de la Philosophie aupregraves de lrsquoAcadeacutemie des Sciences Le texte de la

thegravese a eacuteteacute envoyeacute aux rapporteurs Akadeacutemik Abram M Deborin et Professeur Grigorij

Samouilovitch Tymjanskij Celui-ci sera arrecircteacute le 1er mai 1936 au cours de la campagne de

reacutepression contre les chercheurs de lrsquoInstitut de la philosophie et sera fusilleacute le 11 octobre 1936

1935 Publication des articles laquo De la conscience animale agrave la conscience humaine raquo laquo Des

superstitions et du mode lsquopreacutelogiquersquo de la penseacutee Reacuteplique agrave Leacutevy-Bruhl raquo laquo N Ya Marr et la

philosophie du marxisme raquo

261

1935-1936 Megrelidzeacute est affecteacute agrave la Bibliothegraveque publique nationale drsquoEtat de Leningrad en

qualiteacute de bibliotheacutecaire principal et directeur du deacutepartement des litteacuteratures nationales

1936 En mai agrave lrsquoInstitut de la langue et de la penseacutee par la deacutecision de Deborin

Mechtchaninov Frank-Kamenetzki Megrelidzeacute obtient le titre de candidat des sciences qui le

rend recevable pour une thegravese doctorale

1936 En aoucirct Megrelidzeacute est exclu du Parti Communiste Sovieacutetique (officiellement il a eacuteteacute

accuseacute du recel drsquoarrestation en 1923 pour la participation aux activiteacutes de lrsquoorganisation

menchevik dirigeacutee par sa femme) Il reacutedige une autobiographie preacuteserveacutee dans les archives de

lrsquoAcadeacutemie des sciences de Leningrad

1937 Au mois de mars Megrelidzeacute eacutecrit agrave Konstantineacute Bakradzeacute philosophe geacuteorgien avec qui

il a passeacute le temps de ses eacutetudes agrave Freiburg agrave propos du livre de celui-ci Hegel Systegraveme et

meacutethode paru en geacuteorgien en 1936 Il exprime son intention de srsquoadresser au laquo revu ПМЗ raquo

pour demander que le livre soit traduit en russe253 Il exprime sa deacutesapprobation de lrsquointroduction

au livre eacutecrite par un philosophe geacuteorgien Konstantineacute Sharia (Megrelidzeacute ne preacutecise pas dans la

lettre les points critiques qursquoil aurait agrave adresser agrave Sharia mais il faut penser qursquoil eacuteprouvait de

lrsquoaversion pour cette personne depuis que ce chercheur tregraves proche au Parti Communiste

Geacuteorgien avait en 1930 en se pliant aux inteacuterecircts de Beria voteacute pour lrsquoabolition de lrsquoAcadeacutemie

des Sciences de la Geacuteorgie fondeacutee avec les efforts de Megrelidzeacute)

1937 Le 2 juin lrsquoeacutediteur du livre de Megrelidzeacute le professeur Leacuteon Bachindjagian (par une note

faite sur la page de grand titre du bon agrave tirer) ordonne lrsquoimpression de Les problegravemes

fondamentaux de la sociologie de penseacutee

1938 La 4 feacutevrier Megrelidzeacute est arrecircteacute Il est accuseacute drsquoadheacutesion agrave lrsquoorganisation contre-

reacutevolutionnaire des Dachnaks (un groupe de nationalistes armeacuteniens) ainsi qursquoau groupe

terroriste trotskiste-zinovieacuteviste et pour intelligence avec des pays eacutetrangers Il purge sa peine agrave

Leningrad agrave la prison de la rue Voinov Suite agrave son arrestation le tirage de son livre est

253 Lrsquointuition de Megrelidzeacute a eacuteteacute juste vu que le livre jouira de renom Un curieux commentaire agrave son propos

appartient agrave lrsquoeacuteminent chercheur de la philosophie sovieacutetique Blakeley laquo As a general rule contemporary Soviet works on Hegel tend to be colored by extra-philosophic considerations An example of the better work of which they are capable is K S Bakradzersquos System and Method of the Philosophy of Hegel raquo Thomas J BLAKELEY Soviet philosophy A general introduction to contemporary Soviet thought D Reidel Publishing Company Dodrecht 1964 p 3

262

entiegraverement deacutetruit Drsquoapregraves sa fille deux exemplaires en ont eacuteteacute sauveacutes Lrsquoun fut apporteacute par

Megrelidzeacute lui-mecircme agrave Tbilissi ougrave il le confia agrave son fregravere David Megrelidzeacute (il ne paraicirct pas

possible de retrouver la tracer de cet exemplaire) Lrsquoautre de mecircme qursquoune partie de la

correspondance fut pris par Ioseb Megrelidzeacute (professeur du mecircme Institut) dans le bureau deacutejagrave

scelleacute de Megrelidzeacute et gardeacute par lui inseacutereacute dans la couverture rouge drsquoun des volumes des

œuvres de Leacutenine Cet exemplaire retrouveacute il y a quelques anneacutees au Museacutee de la litteacuterature agrave

Tbilissi est le bon agrave tirer qui plus tard servira agrave lrsquoeacutedition de lrsquoouvrage en 1965 Il comporte des

notes faites agrave la main de Leacuteon Bashindjagian (1937) Megrelidzeacute lui-mecircme (sans doute en 1937

et 1940) Simon Janashia (en 1940) ainsi que de toute eacutevidence par lrsquoeacutediteur Angiumla

Bochorishvili (en 1965) Les auteurs ainsi que les dates de grande partie de notes et marquages

est difficile agrave identifier

1938 Le 15 feacutevrier Leacuteon Bachindjagjan est arrecircteacute (fusilleacute plus tard le 11 octobre)

1939 Le 30 deacutecembre Megrelidzeacute est relacirccheacute de prison

1940 Au deacutebut de lrsquoanneacutee Megrelidzeacute rentre agrave Tbilissi (pour reacutetablir sa santeacute) et commence agrave

travailler comme chercheur agrave lrsquoInstitut de langue histoire et culture mateacuterielle aupregraves de

lrsquoAcadeacutemie des Sciences (ne pas confondre avec lrsquoinstitution indeacutependante qui a eacuteteacute fondeacutee par

les efforts de Megrelidzeacute dix ans plus tocirct et fermeacutee au bout drsquoun an mais une succursale

geacuteorgienne de lrsquoAcadeacutemie des Sciences de la Russie ouverte dix ans plus tard)

1940 Au deacutebut du printemps Megrelidzeacute eacutecrit agrave Ivaneacute Javakhishvili pour lui demander de

commenter les thegraveses de lrsquoouvrage qursquoil a en chantier et concerne laquo lrsquohistoire des couleurs raquo

Dans la lettre il signale qursquoun autre professeur eacuteminent le psychologue Dimitri Uznadze est au

courant de son travail En reacuteponse Ivaneacute Javakhichvili prie Megrelidzeacute de lui envoyer agrave relire la

conclusion de son intervention faite agrave lrsquoAcadeacutemie des sciences de Geacuteorgie Les efforts de

networking tenteacutes par Megrelidzeacute portent leurs fruits les professeurs Ivaneacute Javakhichvili

Dimitri Uznadze Simon Janachia prennent connaissance de son livre et deacutecident de le faire

publier agrave Tbilissi Ce projet nrsquoaura pas de suite car la publication sera encore une fois empecirccheacutee

par la reacute-arrestation de Megrelidzeacute

263

1940 Le 11 deacutecembre lrsquoeacutepouse de Megrelidzeacute est arrecircteacutee au moment ougrave elle entre agrave lrsquohocirctel pour

rencontrer la chanteuse geacuteorgienne femme du poegravete geacuteorgien Ioseb Grishashvili Keto Japaridze

arriveacutee agrave Leningrad

1940 Le 13 deacutecembre Simon Janashia historien professeur agrave lrsquoUniversiteacute de Tbilissi ordonne

(par une note qursquoil laisse sur le frontispice du bon agrave tirer datant de 1937) de produire quatre bons

agrave tirer (qui eacutetaient apparemment destineacutes eacutegalement aux professeurs Uznadzeacute et Javakhishvili)

1940 Le 18 deacutecembre pousseacute par lrsquoarrestation de sa femme Megrelidzeacute arrive de Tbilissi agrave

Leningrad

1940 Les 25-27 deacutecembre Megrelidzeacute eacutecrit une lettre agrave sa belle-megravere Ekaterine (Kato)

Kartsivadzeacute pour lrsquoinformer sur les circonstances de lrsquoarrestation de sa femme Leur appartement

agrave Leningrad (7 rue Moscou) est scelleacute Megrelidzeacute est reacuteduit agrave passer ses nuits laquo aux toilettes sur

lrsquoicircle de Vasiljev raquo (la ligne 7 Maison 32 Appartement 1)

1940 Le 31 deacutecembre Megrelidzeacute est de nouveau arrecircteacute accuseacute de propagande antisovieacutetique et

condamneacute agrave dix ans de camp de travail par la cour de justice municipale de Leningrad Il est

envoyeacute dans le camp de travail de la reacutegion de Kirov

1941 Le 10 janvier Megrelidzeacute eacutecrit au fregravere de sa femme Simon Tourmanidzeacute Il lui avoue

qursquoil est en train drsquoapprendre lrsquoanglais avec un dictionnaire qursquoil eacutecrit des lettres agrave sa femme en

anglais qursquoil est en possession drsquoun manuel de langue italienne qursquoil souhaiterait en avoir

eacutegalement un de langue grecque

1943 Le 20 avril de la lettre agrave sa fille (Manana Megrelidzeacute) laquo hellipSache que pour une

authentique composition seule la langue maternelle est bonnehellipraquo

1943 Dans la lettre de 23 juin destineacutee agrave sa fille Megrelidzeacute exprime le souhait drsquoavoir son

retour concernant la leacutegende laquo Sur un chacircteau mort raquo qursquoil a composeacutee pour elle Quelques

penseacutees sur la litteacuterature geacuteorgienne la prose nrsquoest pas tregraves forte en revanche la poeacutesie est

exquise Exemples drsquoune prose seacuterieuse sont La veuve drsquoOtaraant drsquoIlia Chavchavadzeacute La

maracirctre de Samanichvili de Davit Kldiashvili Dans la poeacutesie il donne sa preacutefeacuterence agrave Akaki

Tsereteli et Vazha-Phshavela

264

1944 Le 3 feacutevrier de la lettre agrave sa fille laquo La becirctise srsquoimpose toute seule Lrsquohonnecircteteacute la

geacuteneacuterositeacute et le bon goucirct doivent ecirctre cultiveacutes par un travail dur raquo

1944 Le 5 aoucirct dans une lettre adresseacutee agrave Hilda Vitzthum une communiste autrichienne que

Megrelidzeacute a connue dans le camp de travail il fait savoir qursquoil vient de finir la reacutedaction de son

deuxiegraveme livre ougrave il a pu laquo finalement raquo agencer toutes ses ideacutees en un ensemble Cela il le

ressent comme sa deuxiegraveme naissance (Le manuscrit est perdu)

1944 Le 17 septembre Megrelidzeacute meurt (Oblastrsquo de Kirov la reacutegion de Kai)

1953 La fille de lrsquoauteur (agrave Tbilissi) et sa femme (en exil agrave Ienisseiumlsk) srsquoappliquent pour obtenir

la reacutehabilitation pour Megrelidzeacute Plus tard ils seront soutenus par les repreacutesentants de

lrsquointelligentsia geacuteorgienne tels que Veriko Anjaparidzeacute Konstantineacute Bakradze Sergo

Durmishidzeacute Niko Muskhelishvili Vaso Phrangishvili Simon Tchikovani Mikheil Tchikovani

Shota Dzidzigouri Savle Tsereteli qui adresseront des lettres de recommandation agrave la

commission de reacutehabilitation La preacutesidente de cette commission est Olga Shatunovskaiumla une

libeacutereacutee de lrsquoexil deacutesigneacutee agrave ce poste par Khrouchtchev

1955 La fille de Megrelidzeacute confegravere le bon agrave tirer des Problegravemes fondamentaux de la sociologie

de penseacutee agrave Anguiumla Botchorishvili qui occupe alors le poste du secreacutetaire acadeacutemique des

sciences et est en mecircme temps le directeur scientifique de Manana Megrelidzeacute Il lui promet son

aide dans la reacutehabilitation du pegravere ainsi que dans la publication de son livre

1956 Alexandre Louria visite la Geacuteorgie agrave lrsquooccasion du symposium sovieacutetique des

psychologues Il apprend lrsquoexistence de lrsquoexemplaire du livre de Megrelidzeacute et exprime le souhait

de lrsquoapporter agrave Moscou en vue de sa publication Suite au conseil (donneacute agrave la famille de lrsquoauteur)

le livre reste agrave Tbilissi (Louria fut la rare figure agrave avoir degraves 1935 commenteacute par une recension

lrsquoœuvre en chantier de Megrelidzeacute)

1956 Aleksandra Kartsivadzeacute la femme de Megrelidzeacute rentre agrave Tbilissi apregraves 10 ans

drsquoemprisonnement et 6 ans drsquoexil dans la ville Ienisseiumlsk

1958 Le 3 septembre Megrelidzeacute est reacutehabiliteacute la cour suprecircme de RSFS de Russie annule la

deacutecision de la cour municipale de Leningrad pour lrsquoabsence des preuves de lrsquoaccusation

265

1958 Suite agrave la reacutehabilitation de Megrelidzeacute sa femme preacutesente le livre agrave la Commission

centrale mais la publication est suspendue K Bakradzeacute Sh Dzidzigouri S Tsereteli Th

Sharashenidze G Tchitaia A Botchorishvili N Tchavtchavadzeacute joignent leurs efforts en

eacutecrivant des lettres agrave la Commission

1963 Devi Stouroua le nouveau preacutesident de la Commission centrale une fois qursquoil a lui-mecircme

pris connaissance de la version du livre fournie par la fille de lrsquoauteur deacutecide de permettre la

publication du livre

1965 Le livre sous lrsquoeacutedition drsquoAnguiumla Botchorishvili 27 ans apregraves sa premiegravere parution (qui

nrsquoa pas eacuteteacute suivi par la distribution) paraicirct dans la maison drsquoeacutedition La Geacuteorgie Sovieacutetique

(mecircme si initialement crsquoest la maison drsquoeacutedition de lrsquoAcadeacutemie des sciences qui avait eacuteteacute chargeacutee

de cette tacircche) Botchorishvili note que dans son travail drsquoeacutedition il a pris en compte les avis des

repreacutesentants de physiologie linguistique psychologie ethnographie et philosophie

1965 A lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don les philosophes N Bronski et A Kozaev publient

lrsquoarticle intituleacute K R Megrelidzeacute ndash Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee (laquo

К Р Мегрелидзе ndash bdquoОсновные проблемы социологии мышленияldquo raquo Издательство

laquoСабчота Сакартвелоraquo 1965 г) Plus tard en 1967 la traduction de cet article sera publieacute in

Sakartvelos komunisti Ndeg 3 pp 91-94

1966 Le deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Rostov-sur-le-Don propose le livre de

Megrelidzeacute pour la prime drsquoEtat Cette deacutecision est prise par le directeur du deacutepartement de

philosophie prof M Karpov philosophes V Iakovlev A Potiomkin I Tishtchenko A

Bogomolov V Doubrovin V Polkarpov Tout comme Botchorishvili ils qualifient le livre de

Megrelidzeacute comme le plus grand approfondissement de la sociologie de la penseacutee de toute la

litteacuterature marxiste-leacuteniniste

1970 Mort drsquoAleksandra (Tsutsa) Kartsivadzeacute la femme de lrsquoauteur

1976 Le 13 feacutevrier dans le journal Pravda parait un article laudatif du livre intituleacute

laquo Autoconnaissance de la science raquo

266

1980 Manana Megrelidze la fille de lrsquoauteur publie quelques lettres et son propre reacutecit sur le

pegravere dans Literaturnaja Gruzia (Литературная Грузия 12) en langue russe Plus tard en

langue geacuteorgienne in ცისკარი N12 1987

1990 Les problegravemes fondamentaux de la sociologie de penseacutee est traduit en geacuteorgien

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მეგრელიძე კონსტანტინე laquo მოარულ ცრურწმენათა და აზრის bdquoპრელოგიკური წესის შესახებ (რეპლიკა ლევი-ბრიულს) raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

მეგრელიძე კონსტანტინე აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

ფაცაცია გერმანე laquo დაბრუნება raquo in აზრის სოციალური ფენომენოლოგია თბილისის უნივერსიტეტის გამომცემლობა თბილისი 1990

  • En guise drsquointroduction
  • Ire Partie Lrsquoauteur et son livre dans lrsquohistoire
    • Biographie de Konstantineacute Megrelidzeacute
    • Lrsquohistoire du livre durant sa vie ndash reacutedaction eacutechec de publication
    • Lrsquohistoire du livre apregraves sa mort ndash reacutehabilitation actualisation reacutecente
      • IIe Partie Question de la censure
        • Quelques remarques geacuteneacuterales
        • Pavlov et le fond ideacuteologique dans les sciences
        • Le titre du livre et le terme laquo sociologie raquo
        • Staline theacuteorie et pratique dans les sciences
          • IIIe partie Les eacutecrits de Megrelidzeacute et la structure de son ouvrage principal
            • Bibliographie des textes de Megrelidzeacute
            • Structure du livre ndash I
            • Structure du livre ndash II
              • IVe Partie Aspects de la construction theacuteorique
                • Esquisse cartographique
                • Complexe social
                • Lrsquohistoriciteacute de lrsquohistoriciteacute et la paleacuteontologie de la penseacutee
                  • Conclusion
                  • Annexe 1 Plan deacutetailleacute de lrsquoouvrage Problegravemes fondamentaux de la sociologie de la penseacutee
                  • Annexe 2 Tableau chronologique
                  • Bibliographie
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