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MAI 68 EN PHILOSOPHIE. VERS LA VIE ALTERNATIVE Guillaume Le Blanc Presses Universitaires de France | « Cités » 2009/4 n° 40 | pages 97 à 115 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130572541 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2009-4-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Guillaume Le Blanc, « Mai 68 en philosophie. Vers la vie alternative », Cités 2009/4 (n° 40), p. 97-115. DOI 10.3917/cite.040.0097 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.133.251.102 - 11/09/2015 17h36. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.133.251.102 - 11/09/2015 17h36. © Presses Universitaires de France

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MAI 68 EN PHILOSOPHIE. VERS LA VIE ALTERNATIVEGuillaume Le Blanc

Presses Universitaires de France | « Cités »

2009/4 n° 40 | pages 97 à 115 ISSN 1299-5495ISBN 9782130572541

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2009-4-page-97.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Guillaume Le Blanc, « Mai 68 en philosophie. Vers la vie alternative », Cités 2009/4 (n° 40),p. 97-115.DOI 10.3917/cite.040.0097--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Mai 68 en philosophie. Vers la vie alternativeGUILLAUME LE BLANC

Pendant longtemps, les événements de Mai 68 ont pu se loger sous unecertaine idée de l’imagination au pouvoir largement résumée par desphrases improbables comme « soyez réaliste, demandez l’impossible ». Detelles phrases non seulement étaient révélatrices d’un désir radical dechanger la vie, politique, psychique, affective, sociale, etc., mais elles souli-gnaient également l’intrusion de nouvelles possibilités dans le pouvoir deparler. Comme le signale Michel de Certeau dans son livre écrit entre maiet septembre 1968, La prise de parole, « toute nouveauté commence parêtre une transgression signalisée par quelques vocables surprenants à lasurface d’une société établie »1. La prise de parole, avant qu’elle ne soitreprise, atteste d’une créativité sociale inédite, incorporée à des affects devie singuliers. Si elle témoigne d’un refus (de la société de consommation,de l’autorité), elle sollicite une imagination politique qui vaut à la foiscomme « invention du quotidien »2 et comme « institution imaginaire dela société »3. À l’occasion de ce contexte historique, il est possible demettre en avant un style de philosophie nouveau que je propose denommer « mai 68 en philosophie ». Mai 68 en philosophie plutôtqu’ « effet mai 68 en philosophie », car je n’entends pas souligner que les

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Mai 68en philosophie.

Vers la viealternative

Cités 40, Paris, PUF, 2009

1. Michel de Certeau, La prise de parole, Paris, Gallimard, p. 67.2. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980.3. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.

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événements de Mai 68 ont engendré une philosophie de Mai 68 ni mêmequ’ils ont conditionné une nouvelle façon de faire de la philosophie. Jesouhaiterais plutôt suggérer qu’une nouvelle pratique de la philosophie apu se déplier à l’occasion de Mai 68 et que ce nouveau pli de la philo-sophie s’est manifesté en parallèle avec des événements hors de la philo-sophie dans ce qu’il est convenu d’appeler les années 1960 ou 1970. Il nes’agit pas davantage pour moi de caractériser une « pensée 68 »1, laquelleserait d’ailleurs donnée, comme souvent dans les histoires de la philo-sophie à la française, comme une histoire spectrale, une histoire de reve-nants, les fameux maîtres du soupçon (Freud, Nietzsche, Heidegger) quisoudainement auraient fait retour sous des masques empruntés poursonner le glas de la philosophie du sujet. Il ne s’agira enfin pas non plus dereconstituer un moment de la philosophie française comme a pu s’yemployer Frédéric Worms à propos de ce qu’il appelle le « moment philo-sophique des années 1960 en France »2, suggérant implicitement que c’enest fini de cette façon de faire de la philosophie, à moins qu’elle ne soit,malgré elle traversée par des problèmes en amont qui viendraient faireretour dans le moment présent, comme le vital qui, depuis Bergson,revient justement dans une nouvelle polarité vie-justice qui prend le passur la polarité des sixties structure-différence.

S’est développée en particulier une nouvelle manière de soumettre l’ar-senal des normes sociales à la puissance créatrice de la vie comme nouvellescène politique et sociale engendrée à l’occasion de Mai 68. Dans un texteintitulé « Contrôle et devenir », Gilles Deleuze fait la remarque suivante :« Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avecMai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce àGuattari, grâce à Foucault, grâce à Élie Sambar. L’Anti-Œdipe fut toutentier un livre de philosophie politique »3. Le passage à la politique, préci-pité par les événements de mai, transforme la philosophie en une analysedu capitalisme : « Nous ne croyons pas à une philosophie politique qui neserait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements »4,reconnaît Gilles Deleuze. Ainsi se trouvent scellés en un même mouve-ment de redéfinition de la philosophie en philosophie politique les événe-

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1. Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68, Paris, Gallimard, 1988.2. Frédéric Worms, La philosophie française au XXe siècle, Paris, Gallimard, 2009.3. Pourparlers, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 230.4. Ibid., p. 232.

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ments de Mai 68 et la critique du capitalisme que se proposent d’accom-plir L’Anti-Œdipe en 1972 et Mille Plateaux en 1980.

Comment comprendre une telle relation ? Dans le même texte, Deleuzesouligne qu’il a été rendu sensible avec Mai 68 à la distinction, d’originenietzschéenne, entre devenir et histoire. Deux régimes d’événements sontici à l’œuvre : la capture de l’événement dans l’histoire s’oppose au procèsinterne de l’événement qui est devenir. La formule de L’Abécédaire estrestée célèbre : « Qu’est-ce que Mai 68 ? Un devenir révolutionnaire sansavenir de révolution. » Elle se trouve aussi dans l’entretien « Contrôle etdevenir » : « Mai 68 a été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’étatpur. »1 Gilles Deleuze entend souligner que le devenir Mai 68 n’est autrequ’un certain régime de création : « Ce qui m’intéressait, c’étaient lescréations collectives plutôt que les représentations »2.

La possibilité de l’invention collective est sans aucun doute l’un desenjeux majeurs de la philosophie des sixties. C’est cela que je propose denommer « mai 68 en philosophie » et je souhaiterais le faire en inscrivantau cœur de cette opération en philosophie que je nomme (par métonymie)« mai 68 » la figure du délire dont Deleuze et Guattari ont pu faire l’instru-ment d’une critique du capitalisme tel qu’il leur est apparu dans les deuxlivres de 1972 et de 1980, L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Dans l’arsenaldes normes sociales souvent naturalisées, la référence au délire a fonctionnécomme une figure nouvelle de la différence qui a levé l’hypothèque de lanormalité et a ouvert un plaidoyer vigoureux pour les déviations.

LE DIAGRAMME DE LA DIFFÉRENCE

Faire surgir la différence comme pouvoir de révision des normesengage, chez Deleuze, une philosophie de la vie créatrice qui implique queles liens de l’individuel et du collectif ne sont pas scellés par un impératifde conservation et de répétition sociale mais peuvent donner lieu à desrenouvellements inattendus. Souligner que les normes sociales n’épuisentpas la normativité vitale, c’est alors s’inscrire dans le tournant bergsoniende la scission du clos et de l’ouvert produite par Les deux sources de lamorale et de la religion sur le terrain social mais c’est aussi, de ce fait, s’ins-

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1. Ibid., p. 231.2. Ibid., p. 229.

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crire dans un certain diagramme des normes, de la vie et de la différencequi, à bien des égards, caractérise la nouvelle façon de philosopher enFrance dans les années 1960.

Ce diagramme constitue à ce point une séquence originale que c’estbien en lui que la référence au délire chez Deleuze peut désamorcer laproductivité sociale des normes et apparaître ainsi comme l’expressiond’une philosophie de la vie renouvelée. Ce diagramme a naturellementplusieurs portes d’entrée mais il peut être reconstitué partiellement etsommairement en repartant de la recension faite par Deleuze en 1954 dulivre de Jean Hyppolite, Logique et existence, consacré à Hegel. Deleuze yrepère le motif non anthropologique de l’ontologie hégélienne analyséepar Hyppolite. Dans la mesure où l’anthropologie veut être un discourssur l’homme, seule la Phénoménologie de l’esprit, par-delà le criticismekantien, parvient à lever l’option anthropologique en la réduisant grâce àla constitution du savoir absolu1. Seulement la question reste posée :comment le savoir absolu qui n’est pas savoir d’un second monde « sedistingue-t-il effectivement du savoir empirique comme la philosophie detoute anthropologie »2 ? Hyppolite note alors que la réponse de Hegel àune telle difficulté implique le recours au concept de différence pensécomme contradiction. Là où dans l’empirique prévaut la différence del’être et de la pensée, de l’identité et de la différence, dans le savoir absolul’être devient identique à la différence, ce qui ne peut advenir pourHyppolite lisant Hegel et lu à son tour par Deleuze que si la différence estportée jusqu’à l’absolu, c’est-à-dire pensée comme contradiction.

Deleuze, dans la conclusion de son analyse, indique souhaiter reprendrel’idée d’une ontologie de la différence mais délestée de la pensée hégé-lienne de la différence comme contradiction. Il est significatif que Deleuzeveuille, dans deux textes de 1956, substituer à la référence hégélienne uneréférence au traitement de la différence chez Bergson. Il y a là une bifurca-tion particulièrement remarquable car elle convoque la pensée de la diffé-rence sur le terrain de la vie et crée ainsi, au moins en creux, les conditionsd’une réflexion sur les rapports entre vie, norme et création dont la philo-sophie française sort renouvelée.

Sur les deux versants de la biologie et de la sociologie, la philosophie deBergson a pu donner consistance à une pensée de la différence dont sont

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1. Gilles Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Éd. de Minuit, 2002, p. 19.2. Ibid., p. 22.

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issues différentes formes de relation entre normes, vie et création, notam-ment pour deux philosophes qui se réclament de Bergson, plus spéciale-ment du chapitre III de L’évolution créatrice, Canguilhem et Deleuze.Pour Canguilhem, il s’agit de procéder à une archéologie de la normerecherchée du côté du pouvoir créateur de la vie interprété d’après l’élanvital de Bergson. Pour Deleuze, il s’agit de saisir la vie comme différenceet d’en appeler sur ce point à Bergson. D’après Deleuze en effet, enpensant grâce à l’intuition ce qui constitue une chose en sa différence,Bergson peut remonter jusqu’à la vie comme pouvoir de différenciation.« L’élan vital est la différence en tant qu’elle passe à l’acte »1. La vie estainsi activité de différenciation, aboutissant à la plante, à l’animal, à l’ins-tinct et à l’intelligence. La durée de la vie est alors impliquée dans une telledifférenciation qui reçoit dès lors un double statut. Elle peut être penséecomme création et être dès lors interprétée comme transformation desnormes de la vie (végétal, animal, homme, surhomme) et transformationdes normes dans la vie (passage de l’instinct à l’intelligence, possibilité del’intuition). Elle peut aussi être pensée comme tout ce qui en vient àdifférer dans la différenciation, à s’éloigner d’un hypothétique originalpour dévier de la trajectoire linéaire et sans surprise initiale.

Ces deux sens de la différence que Deleuze retient à propos de Bergson,la différence comme création et la différence comme déviation, valentcomme signature. Car ce que la philosophie française produit dans lesannées 1960, c’est bien un portrait robot de la différence grâce auquel laréférence à la normalité se trouve contestée ou du moins délégitimée.C’est que le normal ne peut se dédouaner du pathologique dès lors quedes différences adviennent qui ne sont plus rattachées à un socle préalabled’identités et qu’elles ne cessent pour ainsi dire d’errer à la surface descréations et des déviations. Le normal est alors contesté par le patholo-gique, si du moins l’on admet que la vie est différenciation permanente,intégrant le pathologique comme allure inédite de vie, si l’on admet égale-ment que la vie est déviation (tout autant que maintien des typesbiologiques).

L’arrimage de la différence à la vie a vocation à s’inscrire dans lediagramme de la différence mais ne saurait l’épuiser. Il n’est donc pasquestion d’annuler la pluralité des concepts de différence par le recours àla vie mais seulement de faire remarquer que parmi les pensées de la diffé-

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1. L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 37.

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rence qui minent la séparation claire et rigoureuse du normal et du patho-logique, certaines sont adossées à une philosophie de la vie et peuventtrouver comme origine Bergson tandis que d’autres tournent le dos réso-lument à une telle philosophie.

Entrons plus dans le détail de l’analyse pour suggérer quelques lignes deforce. Il existe d’un côté une perspective langagière sur la différence quiprivilégie la différence comme pouvoir de différer, comme déviation.D’un côté, avec Derrida l’écriture se caractérise par la répétition (l’itérabi-lité), or l’itération ne répète précisément jamais le signifié premier maisl’entame, le fait différer de lui-même dans une prolifération illimitée quiinterdit de penser la véracité d’un original ; la dispersion est la consé-quence de l’itération et implique un ensemble de détournements, dedifférés qui engagent à une compréhension renouvelée des rapports entrela norme et la marge1. D’un autre côté, avec Lyotard, la perspective géné-rale est celle des conflits (des différends) qui ne peuvent être résolus du faitque les phrases en présence obéissent à des régimes de formation hétéro-gènes ou à des genres de discours incommensurables : dans cette perspec-tive, il ne peut être question que de faire un relevé des différends sans lesrégler sur une table des normes qui les annulerait ; Le différend ce sontalors toute une série de différends imputables aux régimes d’hétérogénéitédes langages auxquels ils participent. Le différend révèle alors qu’il nesaurait y avoir d’agencement tenu pour normal2.

Il existe d’un autre côté une perspective vitale sur la différence qui réfèrela différence-déviation à la différence-création. Tel est bien le cas chezDeleuze avec l’affirmation que la vie est moins développement d’uneforme que différenciation, c’est-à-dire à la fois création de rapports avecdes autres corps par les affects et création d’allures de vies singulières (lesdevenirs). Les différents devenirs animaux que Deleuze repère chez Kafkarépondent comme le souligne Deleuze dans son Kafka d’ « un devenir quicomprend au contraire le maximum de différence comme différence d’in-tensité »3 de telle sorte que la ligne de partage entre le normal et le patho-logique non seulement n’a plus de sens mais est même renversée au profit

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1. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967 ; L’écriture et la différence,Paris, Le Seuil, 1967.

2. Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Éd. de Minuit, 1983.3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit,

1971.

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d’un primat du mineur sur l’étalon de mesure du majeur qui situe lanorme en état de « variation continue »1 : « C’est la variation continue quiconstitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au faitmajoritaire de personne. »2 C’est ce primat du mineur qui se révèle dansune généralisation des déviations, lesquelles ne sont pas anomales au sensoù elles désignent ce qui contredit la règle mais anomales en tant qu’ellesdésignent un « phénomène de bordure »3, le bord par où les choses dévis-sent, « la pointe de déterritorialisation »4.

Tel est bien le cas, dans une autre perspective, chez Canguilhem qui nese contente pas de récuser l’idée d’une normalité vitale univoque dont lapathologie ne ferait que varier la signification par excès ou par défaut maisqui procède à une généalogie des normes de vie depuis la vie elle-mêmecomprise comme puissance de différenciation, puissance de renouvelle-ment des normes à laquelle Canguilhem confère le nom de normativité.Cette régression d’une normalité contestée à une normativité éprouvée estun événement philosophique de première ampleur. Avec elle, en effet,c’est l’idée même d’une philosophie de la vie qui se trouve réorientée del’intérieur même de l’événement de la différence comme philosophie desnormes.

Il peut sembler étonnant que Foucault ne s’insère pas aisément dans untel diagramme de la différence. C’est qu’en réalité Michel Foucault setrouve convoqué sur les deux versants du diagramme dont il infléchit lesdirections. D’un côté, la dispersion des énoncés et l’effacement de l’idéed’auteur auxquels renvoie également la dissémination des énoncésanonymes ne sont portés chez lui par aucun corollaire concernant la diffé-rence comme déviation. Au contraire le concept de déviation est soigneu-sement examiné du point de vue de sa formation (voir les cours sur Lesanormaux et Le pouvoir psychiatrique). D’un autre côté, la vie est moins lesujet des normes que l’objet des normes et cette transformation qu’accom-plit Foucault, tout d’abord avec le corps discipliné dans Surveiller et punir,puis avec la vie régulée dans les textes sur la biopolitique, interdit derevenir à une « histoire naturelle des normes », c’est-à-dire à une producti-vité des normes par la vie.

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1. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 130.2. Ibid., p. 1343. Ibid., p. 299.4. Ibid., p. 298.

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Ce diagramme de la différence ainsi convoqué est susceptible d’unehistoire. Il en résulte, spécifiant cette histoire, une archéologie renouveléedes rapports vie-norme-création. Celle-ci se déploie selon trois modalités.Elle se comprend d’abord selon la philosophie du normal et du patholo-gique de Canguilhem comme affirmation d’un pouvoir de modificationde la vie qui induit une crise de la normalité. Elle se comprend égalementselon la philosophie des normes de la discipline et du contrôle chezFoucault comme une certaine politisation du diagramme de la différence.Elle se comprend enfin chez Deleuze comme une éthologie des manièresd’être déviantes. Pour le premier, l’altérité du pathologique au normal nevaut qu’à la condition que, dans l’ordre des expériences, la vie soit creuséeen son pouvoir de différenciation et que, dans l’ordre des savoirs, la recon-naissance de l’altérité du pathologique au normal soit établie comme ellel’a été dans l’histoire de la psychopathologie à la suite de la psychanalysede Freud. Pour le second, une norme est toujours une technologie disci-plinaire ou une technique de contrôle telle qu’elle s’individualise dans descomportements (les normes disciplinaires) ou se distribue dans desfréquences significatives (les normes de la biopolitique) et c’est biendepuis cette réitération des normes que l’invention de nouvelles formes desubjectivité peut être expérimentée. Pour le troisième, il faut parvenir àglisser de la norme à l’anomal grâce à la productivité des désirs quiaffirment de pures différences.

Ces trois auteurs sont alors diversement confrontés à une critique desnormes sociales. Pour Canguilhem, la question majeure est celle duprolongement du vital dans le social, seule à même de garantir un sujetdes normes sociales construit dans la normativité sociale mais aussi dansla normalisation. Pour Foucault, il s’agit de se demander comment inter-rompre la productivité des normes sociales : en d’autres termes, commentpeuvent être expérimentées certaines formes de désasujettissement. PourDeleuze, la reconduction des normes à l’anomal ne peut valoir quecomme contribution à une critique du capitalisme. C’est cela qui estaccompli dans les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie. Danstous les cas, le passage des créations individuelles aux créations collectivesdemeure, tout à la fois, un enjeu et une énigme. Il reste que cette expéri-mentation des modes de création collectifs ne peut surgir chez Deleuzequ’à la condition qu’une critique du capitalisme soit produite dans lemême temps.

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LES CRÉATIONS COLLECTIVES

De près ou de loin, quelque chose comme un pli créateur est présentdans le discours philosophique des années 1960 qui articule créationsindividuelles et créations collectives. Changer la vie n’est ni un motd’ordre subjectif ni une injonction sociale mais apparaît davantagecomme une politisation de la vie qui doit modifier et la vie individuelle etla vie collective : donner crédit aux créations collectives, c’est alors s’ef-forcer de saisir les processus créateurs de la multitude à même leur vitalitéjaillissante plutôt que s’engager du côté d’une analyse formelle de la viepolitique référée à la loi, au droit, au contrat. Une analyse matérielle de lasociété doit émerger, recherchée du côté des inventions. La séparationétablie par Bergson entre les deux régimes sociaux du clos et de l’ouvert,de l’habitude et de la création peut ainsi être amplifiée du côté d’uneopposition entre l’historique et le devenir, entre la répétition et la diffé-rence. La philosophie politique vaut dès lors comme une philosophie anti-juridique car elle explore la vitalité des processus collectifs en s’efforçantde les laisser au maximum à l’état de devenirs. Ceci signifie que la poli-tique est reconquise comme pouvoir de modification, d’altération,comme « devenir minoritaire ».

Qu’est-ce qu’une création collective ? Une certaine contre-effectuationdes régimes dominants de normes, un art de désemployer les étalons denormalité. La politique, en ce sens, n’est pas d’emblée donnée comme uneforme allant de soi, stabilisée par les opérateurs juridiques. Elle resteordonnée au surgissement de possibilités collectives inédites qui traversentles régimes des normes et les contestent. Qu’est-ce que la politique ? Unecontestation minoritaire des normes. Dans le 4e plateau, Deleuze et Guat-tari évoquent le devenir en liaison avec la distinction du majeur et dumineur dans le cadre d’une analyse de la langue. Dans cette analyse, ils’agit de faire droit à l’idée que la langue est une réalité variable et hétéro-gène plutôt qu’un système homogène consistant en un ensemble de cons-tantes1. Récusant l’approche seulement grammaticale de la langue,Deleuze et Guattari peuvent établir, d’un côté, que l’usage des syntagmesmajoritaires de la langue est, pour l’individu normal, « le préalable detoute soumission aux lois sociales »2 et, de l’autre côté, que la langue est

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1. Ibid., p. 127.2. Ibid.

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emportée par des devenirs minoritaires qui font surgir, dans des créationsinédites, dans des usages singuliers, plus que des variations, un pouvoir dedémultiplication qui est littéralement renversant : « Plus une langue a ouacquiert les caractères d’une langue majeure, plus elle est travaillée par desvariations continues qui la transposent en mineur »1. On reconnaît là sanspeine une reprise de mai 68 en philosophie : la politique est bien uncertain pouvoir de transposition du majeur en mineur, elle se conquiertdans ce renversement, à même cet arrachement que lui font subir lescréations singulières et collectives.

L’usage minoritaire d’une langue devient une vraie matrice politiquecar il fait apparaître les possibilités vitales des créations collectives. C’estque le minoritaire et le majoritaire sont bien deux allures de vie, la vie sousdevenir qui s’oppose à la vie sous contrôle, mais l’un et l’autre ne sont pasen position d’extériorité car l’un joue toujours comme la limite de l’autre.La ligne majoritaire ne se développe que pour autant qu’un traitementminoritaire peut se loger en elle et la démultiplier. Réciproquement lespointillés minoritaires discontinus sont sans cesse repris et tendent à êtreeffacés par la ligne majoritaire continue. Cette retombée de la créationminoritaire dans les formes majoritaires équivaut à la retombée, chezBergson, de l’ouvert dans le clos. Encore cette retombée ne survient-elleque différée. Le majoritaire diffère en permanence d’avec lui-même du faitdu minoritaire. Un certain rapport de capture / non capture est alors àl’œuvre entre le majoritaire et le minoritaire, la norme et l’écart, quiétablit la scène politique comme telle. La constante linguistique suscite lavariation : « Il n’y a pas de langue qui n’ait ses minorités internes »2. Enretour, « les constantes sont tirées des variables elles-mêmes »3. La déstabi-lisation de la langue par l’écart vaut alors comme l’occasion d’une relancede la norme. Non qu’elle lisse nécessairement les écarts mais elle sedéveloppe dans sa capacité à se lier à eux.

Il existe dès lors deux manières de penser la politique. On peut la pensercomme pouvoir, comme le moment de retombée des écarts dans lesnormes, quand s’abolit l’acte interruptif déterritorialisant, à nouveauclôturé, cadenassé par les forces identificatrices du territoire. On peutaussi la penser au plus près des devenirs interruptifs créateurs. La politique

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1. Ibid., p. 130.2. Ibid.3. Ibid.

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est alors moins l’établissement d’une culture naturée du pouvoir que l’in-trusion inactuelle d’un agir créateur collectif. Sur le premier versant, lapolitique existe comme puissance majoritaire, exercice de capture. Sur lesecond versant, elle n’existe que comme court-circuit minoritaire qui faitirruption dans le régime des normes. Elle est ou bien affaire de pouvoir1,ou bien affaire de devenir, ou bien loi identificatrice d’un visage2, ou biendevenir anonyme d’une multitude. Seulement le pouvoir dévisage lesinventions, les renvoie à une limite qui n’est pas seulement la limiteinterne de la guerre qui peut anéantir, de l’intérieur de sa puissance, touteligne de fuite quand une création est rongée par une passion triste au lieude pouvoir se connecter sur d’autres lignes3, mais la limite externe de lacapture. Envisager les lignes créatrices comme une « sorte de mutation, decréation, se traçant non pas dans le tissu de l’imagination, mais dans letissu même de la réalité sociale », c’est affronter le risque interne du« désespoir » de la création solitaire et le risque interne « de se fairerattraper quand même, de se faire colmater, ligaturer, renouer, reter-ritorialiser »4.

La politique, pour Deleuze, n’existe véritablement que comme excès dela création sur le pouvoir. Ainsi tend-elle à n’exister que dans le court-circuit singulier qui fait irruption dans le régime des normes : c’est ce queDeleuze nomme le devenir qui se loge dans l’histoire mais qui n’est pascontenu par elle, lui échappe. Ni avant, ni après, ni même pendant maisune certaine traversée interruptive des normes, l’intrusion d’un change-ment, celui-là même qui est pensé par Foucault à la même époque sous lafigure du soulèvement.

POLITIQUE DES DEVENIRS, DEVENIRS DE LA POLITIQUE

La politique n’existe dès lors que si elle est emportée dans des devenirscréateurs. Le devenir de la politique se confond dès lors avec la politiquedes devenirs. Elle existe ainsi comme attention à ce qui vient introduire duminoritaire dans le majoritaire et qui ne se laisse pas totalement refermer

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1. 9e Plateau : « L’homme de pouvoir ne cessera de vouloir arrêter les lignes de fuite », p. 279.2. 7e Plateau : « Le visage est une politique », p. 222.3. 9e Plateau, p. 280.4. Ibid.

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dans le majoritaire. Deux possibilités politiques sont ainsi fixées parDeleuze et Guattari qui ne cessent de se rejoindre, comme deux régimesde la création, le devenir étranger de la création singulière et le devenirtout le monde de la création collective. D’un côté Kafka, de l’autre côté lemouvement féministe.

L’éthologie de la minorité comme perspective politique se laisse cons-truire dans l’écart qui sépare l’étranger de tout le monde. La politiquecommence ainsi dans le devenir minoritaire de l’étranger. « Devenir-clan-destin, partout faire rhizome, pour la merveille d’une vie non humaine àcréer »1. Être mineur signifie, en effet, d’un côté, à l’instar de Kafka, qu’ilfaut parvenir à se rendre étranger à sa propre langue, aux mètres-étalonsde la normalité : ce devenir étranger ne consiste pas dans un devenir invi-sible qui procéderait d’une soustraction ontologique culminant dans l’ef-facement. Il est tout entier resserré dans une invention qui ouvre denouvelles possibilités collectives. En trouvant une langue mineure, Kafkafait « filer la langue majeure »2, il suscite des lignes de fuite qui déterrito-rialisent les formes majoritaires du territoire, qui en exhibent l’agence-ment et les retournent du côté des « multiplicités anomales et nomades »plutôt que « normales ou légales »3. Autant dire que le devenir étrangerimplique un devenir tout le monde au même titre que le devenir tout lemonde suppose des devenirs étrangers. Car faire minorité, tâche de lapolitique joyeuse, c’est exhiber l’étalon de majorité à même un devenirminoritaire. L’étalon de majorité entérine un état de domination : soitla domination de l’ « Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque » sur « lesFemmes, les Noirs, les Paysans, les Homosexuels... »4. La Majorité n’estalors rien d’autre qu’un certain régime de domination qui s’exerce sur lesMinorités. La politique ne consiste pas à renverser la Majorité au profit dela Minorité pour établir une nouvelle Majorité. Elle vise à s’efforcer depasser sous la Majorité afin de produire une création collectiveirréductible à l’état de pouvoir de la majorité.

La politique est alors l’irruption d’un non-pouvoir à même un état depouvoir. Là où le territoire ne cesse de se refermer sur ses normes et ses

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1. 7e Plateau, p. 234.2. 4e Plateau, p. 133.3. Conclusion, p. 631.4. 4e Plateau, p. 133.

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états de domination selon une logique du clos, la politique reste l’effortvital de décompression des normes, et de déterritorialisation engendré parles créations singulières ou collectives.

La philosophie de Deleuze qui est tout entière une philosophie de lacréation s’inscrit alors bien dans ce que nous avons voulu nommer« mai 68 en philosophie » car elle tend à comprendre la politique commela création collective de l’interruption des normes, procédant à sa manière,par référence à Castoriadis, à une sorte d’ « institution imaginaire de lasociété ». C’est que le devenir est bien anomal, trou noir dans les normes,soustraction à la loi du visage et tentative d’agencement moléculaire desdifférents agirs créateurs. Elle s’inscrit dans « mai 68 en philosophie »pour une autre raison qui a trait également au devenir de la politique. Carla politique c’est la création interruptive des normes mais c’est aussi unecréation non réservée à quelques-uns, un certain régime de l’ordinairedans la création que Deleuze et Guattari thématisent quand ils affirmentque « la minorité c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentielpour autant qu’il dévie du modèle »1. C’est que chacun se casse un peu lafigure dans le quotidien, dévisse quelque peu sous les injonctions norma-tives. Ce devenir étranger aux règles de la mise en scène de la vie quoti-dienne est bien ce qui advient à tout le monde. La politique consiste alorsà faire quelque chose de ces déviations ordinaires plutôt que rien. Elle estl’art de retenir les déviations de tout le monde dans un régime ducommun. À la norme qui ne procède de personne tant elle traduit le faitpur de la domination, un état de pouvoir plutôt qu’un état de personne,Deleuze oppose des possibilités de vie qui procèdent des agencementsmaladroits des déviations. Il sous-entend ainsi que le devenir de la poli-tique loge tout entier dans une politique des devenirs en ce qu’un devenirest un régime collectif, ordinaire donc, d’interruption des normes (mêmequand on est seul on est toujours plusieurs chez Deleuze, on forme unagencement, le drame serait pour Deleuze et Guattari l’impossibilité del’agencement). Pouvoir faire quelque chose quand on est acculé à lamarge, c’est faire entrer la norme dans un processus de marginalisationqui l’emporte vers des possibilités de vie collective nouvelles.

Comment s’exprime dès lors la politique ? Négativement comme unrefus des mots d’ordre ou plutôt comme leur variation continue. Si leterritoire se referme sur lui en fonction de régimes d’identification portés

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par les mots d’ordre, la politique procède d’un pouvoir de désidentifica-tion que ne cessent de convoquer les expérimentations collectives engen-drées par les devenirs majoritaires. Positivement, par la conquête denouveaux espaces à l’intérieur des états de pouvoir dominants. La poli-tique peut alors être vue comme un art à venir, comme la création devariations continues communes par lesquelles des différences se font jour,liées à des petits intervalles établis à même les normes. C’est moins unenormativité politique comme pouvoir de faire craquer les normesanciennes et d’en instituer de nouvelles qui caractérise la politique qu’unmarginalisme pratique attaché à la possibilité de dégager des marges, desespaces dans lesquels l’expérimentation des micro-normes demeure encorepossible. Moins Canguilhem que Foucault.

ET LE CAPITALISME ?

Se demander comment faire pour que la politique soit du côté desdevenirs plutôt que du côté du pouvoir, du côté des « dynamismes irréduc-tibles traçant des lignes de fuite et impliquant d’autres formes d’expres-sion »1, c’est alors nécessairement se confronter au problème du capitalismeen ce qu’il impose un mot d’ordre universel qui est celui du marché, étalon-nant ainsi les rapports de domination sur la fabrication conjointe derichesse et de misère. Si, « dans le capitalisme il n’y a qu’une seule chose quisoit universelle, c’est le marché »2, il importe de comprendre que l’établisse-ment du marché ne peut être réalisé que sous la condition du contrôle.Interprétant le concept productif de la discipline chez Foucault comme lesigne le plus adéquat de la procédure de contrôle3, Deleuze souligne quel’avènement du marché doit être rapporté non pas à une logique de laségrégation portée par le sens négatif du disciplinaire mais par une logiqueinverse de la mise en communication des différents éléments du milieuouvert que représente le marché. D’un côté, « nous entrons dans dessociétés de contrôle qui fonctionnent non plus par enfermement mais parcontrôle continu et communication instantanée »4. De l’autre côté, lesformes de contrôle se donnent comme des intensificateurs du marché,

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1. 10e Plateau, p. 290.2. Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 233.3. Ibid., p. 236.4. Ibid.

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comme des accélérateurs des particules élémentaires de la richesse. C’estque le capitalisme doit pouvoir se réaliser dans les termes d’une intensifica-tion des procédures de communication : il ne cesse, en effet, de mettre enrapport des éléments hétérogènes en vue du développement du marché. Lecontrôle apparaît dès lors comme l’instrument adéquat de cette communi-cabilité généralisée. Contrôler, c’est en effet s’assurer que les formes de lacommunication ne sont pas incompatibles entre elles. Tandis que le disci-plinaire présuppose encore un enfermement dans des institutions séparées(la famille, l’hôpital, la prison), le contrôle prend pour objet la liberté elle-même en tant qu’elle est pouvoir de circulation. S’inspirant de Paul Virilioqui « ne cesse d’analyser les formes ultra-rapides de contrôle à l’air libre quiremplacent les vieilles disciplines »1, Deleuze peut aussi suggérer que lecontrôle réalise la possibilité du capitalisme comme avènement d’unmarché de la circulation des biens et des personnes.

Il faut alors dire que le capitalisme se forme par sa capacité à se saisir desflux qui forment une société, par sa capacité à se situer sous les motsd’ordre au plus près des variations continues produites par les gens. Ainsiest-ce bien le désir qui est l’objet du capitalisme. Dès L’Anti-Œdipe,Deleuze et Guattari ont souligné que « la production sociale est unique-ment la production désirante elle-même »2. En considérant le désircomme l’unique foyer d’engendrement de la réalité sociale, la vie socialeest dès lors comprise comme ensemble d’agencements de désir. C’est ledésir lui-même, comme processus d’engendrement de la vie sociale, que lecapitalisme essaie de capter pour le retourner en machine productive. Lecapitalisme apparaît ainsi comme un projet à deux têtes, désir et appareilde capture. D’un côté, il se développe au plus près des lignes de fuite desdésirs : loin de les réprimer il les relance en permanence et les intensifie.Ainsi Deleuze et Guattari peuvent-ils écrire que « le capitalisme se formeavec une axiomatique générale des flux décodés »3 : décoder les flux, cen’est pas les annuler mais les épingler sur une logique de la production. Lecapitalisme est mondial car il fait se rejoindre toutes les énergies désirantesen les faisant participer au règne de l’argent. C’est pourquoi « on peutfaire aujourd’hui le tableau d’une énorme masse monétaire dite apatride,qui circule à travers les changes et les frontières, échappant au contrôle des

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1. Ibid., p. 241.2. Gilles Deleuze Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972-1973, p. 36.3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, 13e Plateau, p. 565.

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États... »1. Autant dire que le capitalisme déterritorialise l’État, se déve-loppe sous ses mots d’ordre, se rend toujours plus indépendant. D’où saforce qui est d’être du côté des flux. Là où l’État territorialise par ses insti-tutions disciplinaires fermées, le capitalisme déterritorialise grâce à uncontrôle de plus en plus accru du marché.

D’un autre côté, le capitalisme réalise moins le désir qu’il ne le captureen le mobilisant en permanence comme moyen du capital. Ceci signifieque le capitalisme ne se situe au plus près des devenirs que pour lesretourner sur l’axe de la norme-étalon du capital et renforcer ainsi sonétablissement. Le capitalisme bute ainsi sur les devenirs minoritaires qu’ilprésuppose mais qu’il ne peut totalement capturer. On comprend dès lorspourquoi le capitalisme est sous contrôle, pourquoi il fait si bon ménageavec les sociétés de contrôle. L’un et l’autre s’emploient à juguler les deve-nirs minoritaires des désirs.

Il faut alors opposer l’axiomatique du capitalisme à la politique. Lapremière régule les flux, les désirs en les référant à des axiomes qui ontvocation à intensifier la loi des marchés2. Le plan Marshall, les aides finan-cières, le développement des prêts visent à rapprocher de façon soutenueles désirs du capital : ils encadrent les désirs par des axiomes qui renfor-cent la loi du capital en s’assurant la capture des désirs. Les axiomes, d’unefaçon générale, se connectent aux désirs et s’assurent qu’ils leur répon-dent. Il faut donc soutenir que le capitalisme se développe par axiomesplutôt que par mots d’ordre mais il reste que les axiomes tendent bien àfonctionner comme des mots d’ordre pour les désirs, comme des motsd’ordre désirables. Par contraste, la politique peut apparaître comme unprojet de libération des désirs hors du carcan axiomatique qui les jugule.Si les axiomes passent sous les mots d’ordre pour se situer au plus près desdésirs et en réorienter le cours, les désirs peuvent passer à leur tour (c’estcela la version joyeuse de la politique chez Deleuze et Guattari) sous lesaxiomes : c’est à l’occasion d’un devenir minoritaire qu’ils y parviennent.En développant une majorité par les axiomes, le capitalisme, en tant quephénomène majoritaire, reste travaillé par « une minorité proliférante etnon dénombrable qui risque de détruire la majorité dans son conceptmême, c’est-à-dire en tant qu’axiome »3. Il en va du capitalisme comme de

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1. Ibid., p. 566.2. Ibid., p. 577.3. Ibid., p. 586.

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l’établissement de la langue. Si le capitalisme est la langue de la majorité,c’est en tant qu’il est adossé à des désirs minoritaires qui le font varier enpermanence. L’axiomatique du capitalisme est alors connectée à la poli-tique des minorités. Soit qu’il s’efforce de les retraduire dans la langue dela majorité, soit qu’il reste débordé par des flux non dénombrables que lechiffre de l’argent ne peut plus retraduire. La politique ainsi, cherche (c’estpourquoi elle est souvent improbable, à venir) à inventer des figures nonmonétaires du désir ; elle est l’art de la démonétarisation : elle est lecontraire d’une entreprise, l’actualisation d’une minorité non marchande.« Le propre de la minorité, c’est de faire valoir la puissance du non-dénombrable... C’est la formule des multiplicités »1. La politique doitainsi créer au sens fort du terme les conditions de la vie alternative. « Lapuissance des minorités ne se mesure pas à leur capacité d’entrer et des’imposer dans le système majoritaire [...] mais de faire valoir une forcedes ensembles non dénombrables, si petits soient-ils, contre la force desensembles dénombrables »2.

Par là même, Deleuze et Guattari entendent bien se situer au plus prèsdes événements de Mai 68. Il s’agit bien de changer la vie en récusantl’axiomatique monétarisée du flux au profit de l’expérimentation minori-taire entendue comme puissance non chiffrée du désir. Faire parler lapuissance des minorités en les désignant comme des créations collectives,telle fut l’une des leçons philosophiques de Mai 68. Encore ces créationsne se laissent-elles pas repérer par la production de macro-normes maisbien par l’invention fugitive et précaire de micro-normes orientées du côtéd’un changement des vies ordinaires selon leur puissance propre, leurempowerment. L’invention du quotidien, pour reprendre le titre de l’undes livres fameux de Michel de Certeau, est cela même qui s’expérimentedans l’affirmation d’une puissance de la minorité et qui est en jeu dansMai 68. Mai 68 en philosophie, c’est alors l’irruption de la micro-poli-tique des minorités, une opération du dessous plutôt qu’un état depouvoir faisant loi au-dessus : « Mai 68 en France était moléculaire, et sesconditions d’autant plus imperceptibles du point de vue de la macro-poli-tique »3. L’invention de la politique ne peut être que microscopique : telleest la leçon swiftienne de Deleuze et de Guattari.

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1. Ibid., p. 588.2. Ibid.3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, 9e Plateau, op. cit., p. 264.

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VERS UNE ÉTHIQUE DU DÉLIRE

Si la politique est le contraire d’une leçon de pouvoir, l’expérimentationd’une allure de vie minoritaire, elle ne peut manquer de se connecter àl’éthique. La vie alternative n’est pas seulement une micro-politique, elleest aussi un art de vivre. Cet art de vivre peut se nouer à l’interrogationsuivante : comment une vie peut-elle ne pas être tellement gouvernée parle pouvoir ? Là pourrait surgir, à même Mai 68 en philosophie, quelquechose comme un style de vie : « La meilleure manière, je crois de lireL’Anti-Œdipe, est de l’aborder comme un “art”, au sens où l’on parle d’artérotique par exemple. [...] Contre les “ascètes politiques”, “les pitoyablestechniciens du désir” et le “fascisme qui est en nous tous, qui hante nosesprits et nos conduites quotidiennes”, “être anti-Œdipe est devenu unstyle de vie, un mode de pensée et de vie. Comment faire pour ne pasdevenir fasciste” ? »1 D’où la formule qui a valeur de titre : « L’Anti-Œdipeest une introduction à la vie non fasciste » et qui doit se solder par unecritique radicale de toutes les formes de pouvoir qui entravent les « viesquotidiennes »2. L’art de vivre entrevu par Foucault implique toute unesérie de créations sociales inédites susceptibles de se retourner contre lesdifférentes figures de l’individualisation produites par le pouvoir. Cescréations sociales se trouvent toutes du côté de la productivité du désir.« Le désir produit du réel, ou la production désirante n’est pas autre choseque la production sociale »3. Pourquoi le désir est-il productif, pourquoiengendre-t-il le multiple, la différence ? Si L’Anti-Œdipe en appelle à laseule logique productive des machines désirantes, c’est à la condition quele désir délire. Dans L’Anti-Œdipe, c’est le couplage dans le désir entre unobjet et l’énergie de la machine désirante, entre des machines désirantesqui prévaut et ce couplage ne peut exister sans une force de déviationinhérente à la machine désirante, analogue à la déviation que fait subir lebricoleur à l’égard de ce qui est à sa disposition4. Reprenant l’approche dubricolage par Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, Deleuze etGuattari peuvent souligner que le désir fonctionne au bricolage, c’est-à-

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Dossier :Deleuzepolitique

1. Michel Foucault, Préface à l’édition américain de L’Anti-Œdipe, Dits et Écrits, Paris, Galli-mard, 1994, t. III, p. 134-135.

2. Ibid., p. 136.3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 37.4. Ibid., p. 12-13.

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dire au détournement de l’existant dans une production singulière,production qui est toujours un excès du produire sur le produit au pointque « la règle de produire toujours du produire, de greffer du produire surle produit est le caractère des machines désirantes »1. Selon cette théoriedes machines désirantes, produire est tout, imaginer n’est presque rien. Ledélire est seulement en position seconde, il est un état dit pathologiqued’un procès de production des machines désirantes2. Mais il est égalementsecondarisé par rapport aux affects. « On parle souvent des hallucinationset du délire ; mais la donnée hallucinatoire et la donnée délirante présup-posent un Je sens plus profond qui donnent aux hallucinations leur objetet au délire de la pensée son contenu. Un je sens que je deviens femme,que je deviens dieu qui n’est ni délirant ni hallucinatoire, mais qui vaprojeter l’hallucination ou intérioriser le délire. Délire et hallucinationsont seconds par rapport à l’émotion vraiment primaire qui n’éprouved’abord que des intensités, des devenirs, des passages »3. L’affectivité estvitale et la vie est affaire d’intensités de telle sorte qu’il faut reconduire ledélire au désir plutôt que l’inverse, quitte à secondariser l’imagination parrapport à l’affectivité dans la création sociale engendrée par la productivitédu désir bricoleur.

De ce primat de la différence sur l’unité, de la création sur la répétition,de la déviation sur la norme produit par L’Anti-Œdipe, Mille Plateaux enmarque à la fois son point maximal d’embrasement et en propose unrenversement quant à la séquence délire/désir. Il semble que dans cetteontologie de la vie créatrice, ce soit le délire qui emporte le désir plutôtque le désir qui a des effets de délire. Ceci revient à dire qu’il n’y a pas dedésir sans un plan d’imagination qui le traverse et le fêle. En appeler à lavie alternative, au plus près de Mai 68, c’est alors reconnaître que le désirdélire.

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1. Ibid., p. 13.2. Ibid., p. 29.3. Ibid., p. 27.

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