working paper n° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 normes, valeurs,...

23
1 Working Paper N° 40 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck Novembre 2016 IACCHOS - Institute for Analysis of Change in History and Contemporary Societies Université Catholique de Louvain www.uclouvain.be/cridis

Upload: doankhuong

Post on 11-Jan-2019

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

1

Working Paper N° 40

Normes,valeurs,civilité.

Versuneécolepost-conventionnelle.

Jean De Munck

Novembre 2016

IACCHOS - Institute for Analysis of Change in History and Contemporary Societies

Université Catholique de Louvain

www.uclouvain.be/cridis

Page 2: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

2

CriDIS Working Papers - Un regard critique sur les sociétés contemporaines

Comment agir en sujets dans un monde globalisé et au sein d’institutions en changement ? Le CriDIS se construit sur la conviction que la recherche doit prendre aujourd’hui cette question à bras-le-corps. Il se donne pour projet d'articuler la tradition critique européenne et la prise en charge des questions relatives au développement des sujets et des sociétés dans un monde globalisé.

Les Working Papers du CriDIS ont pour objectif de refléter la vie et les débats du Centre de recherches interdisciplinaires « Démocratie, Institutions, Subjectivité » (CriDIS), de ses partenaires privilégiés au sein de l'UCL ainsi que des chercheurs associés et partenaires intellectuels de ce Centre. Responsables des working papers : Geoffrey Pleyers & Elisabeth Lagasse

LesWorkingPaperssontdisponiblessurlessiteswww.uclouvain.be/325318&www.uclouvain.be/cridis

Derniersnumérosparus:

-2016-

39.Lapsychiatrieentredroitetcontrôlesocial,JeanDeMunck

38.Unahistoriadelosdestechadoscolombianos,desdelasubjetividadylarazón,MaríaElviraNaranjoBotero

37.DerechoyesperanzaenlaAsemblaPopulardelosPueblosdeOaxaca(APPO).Loquevalelapenadelaexperienciamediadaporviolencia,FernandoMatamorosPonce

36.Uneméditationsurlepouvoir?Unerelecturede"L'identitéautravail"deRenaudSainsaulieu,MatthieudeNanteuil

-2014-

35.LetraitéTAFTA(USA/UE)est-ilunemenacepournosdémocraties?,JeandeMunck

34.Lacritiquecommunautariennedu“Sujetdésengagé”,MatthieudeNanteuil

-2013–

33.LasituationdumanquedeplacesàBruxellesenmilieud’accueil:conséquencessurlaviedesparentsetdesfamillesetstratégiesd’adaptation,MartinWagener&l’UniversitéPopulairedeParents(UPP)d'Anderlecht

32.Laparticipationsanslediscours?Enquêtesuruntournantsémiotiquedanslespratiquesdedémocratieparticipative,MathieuBERGER

Page 3: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

3

Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle.

Jean De Munck

L’auteur Jean De Munck est professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain (ESPO, Iacchos). Mail: [email protected]

Le texte Ce texte est issu d’une conférence prononcée le 19 août 2016 à Louvain-La-Neuve, en ouverture de l’Université d’été du Secrétariat général de l’enseignement catholique (SeGEC) consacrée à la thématique : « du singulier au pluriel : à l’école du bien commun ». La conférence a fait l’objet d’une retranscription par Anne Leblanc, que l’auteur remercie pour son aide. Elle a été corrigée, complétée, enrichie par l’auteur.

Page 4: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

4

Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle.

Jean De Munck

«À l’école du bien commun»: cette université d’été 2016 du SeGEC met l’accent sur le vivreensemble,lesnormes,lesvaleurs.L’écolepeut-ellecontribuer,demanièredécisive,àlasolutiondelacrisequeconnaît, surceplan,notresociétéhypermoderne?Est-elleencoreenmesured’offriruneéducationmorale?

Nous sommes embarrassés, reconnaissons-le, face à cette question. Comme professeurs etéducateurs, nous sommes pris dans une tension entre deux évidences contradictoires. D’un côté, nouspensons,pourdebonnes raisons,quenousn’avonspasà imposerunemoraleparticulièreànosélèves.Nousvoulonsrespecterleurliberté,leurindividualité,etaussinepastropinterféreravecleschoixdeleursparents.Nousavonsuneviveconsciencedufaitquenousvivonsdansdessociétéspluriellesoùl’écolen’apas à énoncer une et une seule morale. Même si nous nous disons d’inspiration chrétienne, nous nevoulonspasconfondre l’écoleavecuneéglise,ni imposerundogmemoral.Bref,noussommesdesbonsdémocrates,nousnenouscontentonspasdeconstaterlepluralisme,nouslecultivonscommeunevaleur.D’unautre côté, laquestionde lamoraliténe cessede revenir sur ledevantde la scène scolaire.On seplaint de violences, d’incivilités. Dans les classes, il est difficile de faire régner l’ordre. On déplorel’effacementdurespectde l’autre,deprincipesdeprivacyetdecourtoisie,de ladécencedulangage,dusoinde laviecollective.Nevivons-nouspasunestompementdesnormesquiouvre laporteàtoutes lesviolences? À l’école, l’évitement des questions de moralité ne conduit-il pas à un nihilisme dont lesconséquencespeuventêtredramatiques,commeonlevoitdanscertainsparcoursdejeunesdélinquants,culturellementperdusavantqued’êtredéviantsetcriminels?

Ilestpourtantdifficilededouterdulienentremoralité(ouéthique1)etécole.Ils’attestedanstroisregistresaumoins.D’abord,ilyadanstoutprojetéducatifunprojetmoral,caruneéducationengagedescroyancessurcequiimporte,cequicompte,dansunevieindividuellecommedansl’existencecollective.Qui peut douter que les programmes scolaires, les options pédagogiques, les traitements imposés auxétudiantsrévèlentdesoptionsmorales,qu’ellessoientexplicitesourestentimplicites?Ensuite,lamoraleestunobjetdel’éducation,aumêmetitrequelamaîtrisedelalangue,laconnaissancescientifiqueoulegoût esthétique. À l'école, n'apprend-on pas à “vivre ensemble” selon des règles et des idéaux, et àdistinguer, autant que faire se peut, le bien et du mal ? Cet apprentissage peut faire l’objetd’enseignements spécialisés (la religion, lamorale laïque),mais aussi d’enseignements transversaux, quiconcernenttouteslesmatières,del’histoireauterraindesport,enpassantparlalittérature,lascience,latechnique.Enfin,l’écoleconstitueelle-mêmeunmilieuoùseviventdesexpériencesmoralesetpolitiquesextrêmementfortes,quipeuventmarquertouteuneexistence.Danslabiographiedespetitsoccidentaux,l’expérience scolaire constitue désormais, avec l’expérience familiale, une expérience primordiale oùs’éprouve,pourlapremièrefois, lacomplexitédesquestionsmorales.Quinesesouvientd’uneprofondeinjusticevécueàl’école,parlui-mêmeouparunautre?Quipeutdouterquelesrapportsentreélèvesetprofesseursrelèvent(ounon)del’équité,lasympathie,larigueur,lagénérosité,l’amitié,toutessortesde

1 Dans ce texte, nous ne ferons pas de différence entre la notion de morale et celle d’éthique. Mais il est bien sûr possible d’établir une frontière entre les deux notions, à la condition de préciser le sens de la distinction.

Page 5: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

5

valeurs qui ne sont certes pas proclamées à toute occasion, mais vécues très ordinairement ? Commehorizon, commeobjetoucommeexpérience, ladimensionmoralede l’éducationnepeutpasêtre sous-estimée.Cependant,aucontrairede l’instituteurde l’écolepubliqueoude l’établissementcatholiquedepremièremodernité2, l’enseignantcontemporainnesevitpluscommeunéducateurdemoralité.Depuisunetrentained’années,l’accentaplutôtétémissursamissiondetransmissiondesconnaissances,sursescompétencescognitivesetpédagogiques.L’écoleyabeaucoupgagnéen libertéetenprofessionnalisme.On peut cependant craindre que cette réorientation de la vocation professorale n’ait généré unrefoulementdesesdimensionsmorales,unrefoulementquipeutdevenirtrèshandicapant.

Jevoudrais leverdeuxobstaclesépistémologiquesquiaujourd’huinousempêchentdeprogresserdansnotreréflexionàproposdecesquestionsdifficiles.

Lepremierobstaclerésidedansuneconceptiontrès«normativiste»delamorale.Jeveuxdireparlàqu’onconçoittropsouventlamoralitécommeunensembledenormes.Cetteconception,héritéed’unstadeantérieurdelamodernité,justifielerejetdelamoralité,perçuecommeunsystèmedecontraintespeuépanouissantes,unobstacleà la créativité.Aucontraire, je voudraisdéfendre l’idéeque lamoralité«post-conventionnelle»(ausensdeKohlberg)quipeutaujourd’huinousguiderneseréduitnullementàdesnormes,maisestfondéesurunedistinctionetunecomplémentaritéentrenormesetvaleurs.

Deuxième obstacle : nous supposons trop facilement que parce que nous sommes démocrates,donc ouverts à la pluralité des conceptions du monde, nous ne disposons plus d’aucune moralitécommune.Cependant,delaprémisseàlaconséquence,iln’yaaucunenécessitélogique.Ilnevapasdesoiquelepluralismedesvaleurssoittotal,universeletabsolu.Enfaisantdupluralismel’uniquemodalitédelavie démocratique, onmanque lesmultiples connexions de valeurs qui permettent de tenir ensemble lasociétécontemporaine.Onméconnaît leprocessusdegénéralisationdesvaleurs,quiesten réalitéaussipuissant,attesté,observableetdotédeforcenormative,queceluidepluralisation.L’absencedeconsensusmoraltotaln’entrainenullement,commeconséquence, l’inexistencedesconsensuspartiels.Ceux-cisonttoutàfait fondamentauxpour laviesociale.Jecroisdoncquenousdevonsapprendreàdistinguerentredes degrés de généralisation de valeurs. L’école post-conventionnelle n’est pas simplement le lieu«neutre» où coexistent des mondes moraux imperméables les uns aux autres. Elle est un lieud’articulation entre des valeurs plus générales et des valeurs plus particulières, entre des consensusglobauxetdesconsensuspartiels.

Dansunetroisièmepartiedecetexposé,jevaisdévelopperunexempleconcretoùconvergentcesdeux problématiques : les valeurs de la civilité. Elles témoignent, par leur omniprésence dans la viequotidienne de nos sociétés, de l’importance des repères moraux généralisés. On y perçoit sans peinel’importancededistinguernormesetvaleurs.Lareconstructiondel’histoiredelacivilitédanslessociétésmodernes permet de rendre compte du jeu des valeurs et des normes dans ce champ. L’école joueincontestablementdanscedomaine,commedansd’autres,unrôle-clef.

Mais, quatrièmepoint, nous nous trouvons aujourd’hui devant la difficulté d’opérer un nouveaubalisage de la fonction de l’école dans les sociétés démocratiques. Nous ne devons cultiver aucunenostalgiedumondetrès«conventionnel»del’écoled’avant lesannées1960.Nouspouvonsplutôtnousengager sur le chemin d’une morale post-conventionnelle. Sur cette voie, le concept de

2 Pour se faire une idée de la direction “moraliste” de l’enseignement dans le monde catholique belge dans l’entre-deux-guerres, cf. Depaepe M. & Van Ruyskensvelde S. 2016. “La pédagogie catholique en Belgique. Essor et déclin d’une approche normative”. In : L’enseignement catholique en Belgique. J. De Maeyer & P. Wynants (eds. ). Halewijn : Averbode/Erasme, p. 327-343

Page 6: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

6

«grammaticalisation»joueunrôleimportant.Jetenteraidel’expliqueravantdeconcluresurlesdifficultésquerencontreaujourd’huil’entreprisedetransmissiondusavoirscolaire.L’écoleduXXIesièclen’estplusconfrontéeauxproblèmesde1870niàceuxde1968.Destransformationsculturellesmajeuresmodifientlesconditionsdetransmissiondessavoirs.Lasociologiedelaculturepeutnousaideràyvoirplusclair.

1.Normesetvaleurs

Face aux incivilités, transgressions, désordres scolaires, on évoque souvent un remède :l’intériorisation des normes. Cette notion établit une connexion entre le contrôle externe descomportements (la surveillance et la sanction) et le contrôle interne (la conscience morale) que sontsupposés acquérir l’enfant, l’adolescent, l’adulte. Éduquer consisterait à convertir la norme externe(incarnéeparl’adulte)enunenormeconsentieetmiseenœuvrespontanémentparl’enfant.DeDurkheimàPierreBourdieuenpassantparTalcottParsons,cettenotiond’intériorisationdelanormeaunelonguecarrièreensociologie,etaussibiensûrenpédagogie.

Deuxlimitesàl’idéed’intériorisationdelanorme

Elleestutile,maiselleestincomplète.Ellerésistemalàdeuxobjections.

D’abordl’idéed’intériorisationrestetropvaguepourrendrecompted’unedistinctionessentielle.Ilyaunegrandedifférenceentreuneappropriationpassiveetuneappropriationréflexivedelanorme.Ilestparfaitementpossibled’intérioriserunenormesanssavoirpourquoinicequ’ellesignifie.Lesmotivationsdesuivrelanormenesontalorspaslaviséed’unbiencompriscommetel,maislapeurdelasanction,oulaquêtedelarécompense.Danslecasdelamoralité,ilsemblepourtantessentielquelanormesoitmiseenœuvre par une conscience réflexive qui potentiellement connaît, discute et approuve consciemment lesmotifs de sa propre (dés)obéissance. Sans quoi, un programme d’éducation morale se transforme eninjonction au conformisme social. Il importe donc de faire des distinctions entre les modalités del’intériorisation,tantsurleplandescriptif,sociologiqueoupsychologique,quesurleplannormatif,moraloupédagogique.

Deuxième problème de cette notion : suffit-il d’intérioriser des normes pour êtremoral ? Il estcertainquedans laviesociale, lesproblèmesd’incivilité, lesactesdedélinquance,seprésententcommedes transgressions de normes. Cependant, ce n’est là que l’aspect le plus immédiat et visible. Uncomportementconvenable,adéquat,juste,neserésumepas,ensituation,àl’applicationdenormes.Ilyadestransgressionsdenormesquisont justifiées, ilyadescomportementsmorauxtrès imaginatifsqu’onnepeutrésumerendesnormes, ilyadescomportementsparfaitementcorrectssur leplandesnormes,maistrèspeudéfendablesauregarddevaleursmorales.

Lesnormes

C’estpourquoiilesttrèsimportantdefaireladistinctionentrelesnormesetlesvaleurs3.Quellessont lesdifférences?RuwenOgienn’endistinguepasmoinsdeonze4.Jenepuisrentrer icidanstropdedétails,jemecontenteraidoncdesdistinctionslesplussaillantes.

3 Cette distinction a fait l’objet d’une réélaboration au début du XXe siècle. Elle est pertinente tant sur le plan philosophique que sur le plan sociologique. C’est incontestablement au sein des courants pragmatistes que la distinction

Page 7: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

7

D’abord, lesnormesconstituentuneclassedepropositionsdeformetypique:“si lesconditionsxsontdonnées,faitesy”.Cesontdesprescriptionsdeconduitequipeuventprendredifférentesformes:lesobligations,lesinterdictions,lespermissions.Ellessontinnombrablesetpeuventportersuruneinfinitédedomaines, technique, moral, social, professionnel, politique, économique, culturel, etc. En tant quenormes, elles restreignent toujours le champ des options de leurs destinataires. Une norme distingue,parmilesmondespossibles,ceuxquisontacceptablesdeceuxquinelesontpas.Édicterdesnormes,c’estmettredes frontièresà laconduite,nonpointentre lepossibleet l’impossible,maisentre levalideet lenonvalide.Commeilyaplusieurssourcesdevalidité,ilyaplusieurstypesdenormesquineserecoupentquepartiellement(moral,juridique,social).

Secondecaractéristique:lanormes’accompagnetoujoursd’unesanction,négative(lapunition)oupositive (la récompense). Les normes sont des attentes stabilisées de comportement. Cetteinstitutionnalisationpassepardespouvoirsdecontrôlequipeuventêtretrèsformalisés(danslecasdelanormejuridique,parexemple)ou,aucontraire,trèsdiffus(commedanslecasdesnormesdepolitesseoud’habillement).Même la normemorale (par distinction de la norme juridique) est contrôlée, soit par legroupe,soitparlaconscienceindividuelle,souslaformed’unsentimentdeculpabilité.

Troisième caractéristique : les normes s’expriment dans des propositions qui s’organisent ensystèmes, de préférence non contradictoires. Un système normatif peut être logicisé et transmisintellectuellementsansexigerdudestinataireuneadhésionautrequ’intellectuelle. Iln’estpasnécessairedesupposerungrandenthousiasmepourl’obligationouuneforterépulsionaffectivefaceàl’interditpourquel’obligationoul’interditrèglentlaconduite.

Lesvaleurs

Les valeurs, en revanche, relèvent d’un autre registre. D’abord, elles ne provoquent pas derestrictionduchampdel’action.Ellesseprésententsous laformesuivante:“dans lesconditionsx, ilestbondevisery”,oùynereprésentepasunesituationpréciseàatteindre,maisunevaleur.Ilnes’agitpasdediminuerlenombred’optionsvalides,bienaucontraire.Silebonoulejustesontvisés,etpasseulementl’obligatoire,oncomprendque la référenceauxvaleursouvre imaginativement l’éventaildespossibilitéssouhaitables.

Les valeurs sont des compressions sémantiques des actes de (dé)valuation que nous effectuonstouslesjoursennousattachantetnousdétachantdecertainsobjets,personnes,conduites,situations.Cesprocessusd’évaluationmêlent,d’unemanièrequ’ilfaudraitexpliciterauplansociologique,desdiscoursetdespratiques5.Lesvaleurss’enracinentdanslechampdudésir,individueloucollectif.Lamise-en-discours,éventuellementtrèsformalisée,donneauxobjets,conduites,situations,personnes,ainsi (dé)valorisésdenouvellespotentialités.

Il s’ensuit, deuxième caractéristique, que les valeurs ne font pas, comme les normes, l’objet decontrôles sociaux et de sanctions strictes. Elles ne sont pas susceptibles d’une application binaire ; ellessontplusoumoinsmisesenœuvredansdescomportements, jamaiscomplètement.Ellesneprescrivent

a été thématisée (par James et Dewey). De nos jours, les continuateurs du pragmatisme, Hilary Putnam, Jürgen Habermas, Hans Joas, en discutent abondamment. 4 Ogien Ruwen. 2004. Le rasoir de Kant. Paris, Tel Aviv : édition de l'éclat. Pierre Livet en donne un instructif commentaire : Livet Pierre. 2006. Les normes. Paris : Armand Colin, chapitre 1.5 Sur cet aspect problématique de l’activité de valuation/évaluation, cf. De Munck Jean & Zimmermann Bénédicte. 2014. "Evaluation as Practical Judgment". Human Values 38(1) : 22-45.

Page 8: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

8

pasuneconduiteprécise,maisellesdonnentdesorientationsaujugementet,parvoiedeconséquence,aucomportement.Oninvoquelesvaleurs,alorsqu’onimposedesnormes.

Troisième caractéristique : les valeurs s’organisent en constellations aux contours relativementfluides.Ilestpratiquementimpossibledelogiciserun“système”devaleurs.Ondoitplutôtfaireconfianceàune herméneutique qui sans cesse explore des voies de continuité ou de rupture entre les valeurs. Lesdiscours narratifs, interprétatifs, argumentatifs, reconstructifs6, permettent de tisser des évaluationscomplexes qui organisent les valeurs en constellations relativement stables. L’adhésion à des valeurs nepeut être distinguée de l’adhésion à des configurations signifiantes. Les valeurs colorent le monde, ydéploientdespossibilités,ets’exprimentdansdesdiscoursquipeuventêtreounonpartagés.Cesdiscourspeuventêtrerationalisésetarticulerdesschémasd’évaluationplusoumoins«experts».

Uneconséquenceimportantedecescaractéristiquesconcernel’acteurlui-même.Dansunactedevaluation, il y a, c’est sûr, une composante intellectuelle et cognitive ; mais on ne peut négliger unedimension émotionnelle, affective, voire pulsionnelle, qui participe aussi du processus. Il est certesnécessairedediscuterdesvaleursetdechercherleursjustifications.Cependant,commelesexistentialistesdu siècle dernier l’avaient bien compris, on ne s’engage pas concrètement pour une valeur comme onadhère abstraitement àunargument.Adopterune valeur, cen’est pas seulement approuverune thèse.C’estaussivouloirsadiffusionetmobilisersapersonne(ousongroupe).

Hans Joas7 ou Mark Johnson8 ont souligné ce point très important pour nous, qui prétendonsœuvrerdansl’éducation:l’imaginationestlafacultéfondamentalemobiliséeparlavaleur. Danslecasdesnormes,onpeutpenserquelajustificationpardesargumentsestsuffisante.Enrevanche,danslecasdesvaleurs, il est impossible de se passer de discours narratifs qui mettent en scène des situations et quiexplorent des sensibilités. Martha Nussbaum aussi a souligné ce point : si la lecture de romans estnécessaire à l’école, c’est parce qu’elle remplit une fonction-clef de l’éducation9. En s’identifiant à despersonnages,lelecteurapprendàsaisirdel’intérieurlacomplexitéd’unesituationmorale.

Jamaislesnormesn’épuisentlesvaleurs.Onpeutmêmesupposerquecertainesvaleurssont,parprincipe,trèsrétivesàleurexpressionennormes.C’estsûrementlecasdel’amour,oudelagénérosité;d’autres au contraire, comme la justice, semblent plus ouvertes à une traduction prescriptive,même sidanscecasnonplus,l’adéquationentrenormesetvaleursn’estjamaiscomplète.Cependant,unecertainetraductionesttoujourspossible,voirenécessaire.Onabeaudirequel’amourdesparentspourlesenfantséchappe à toute règle, il n’en demeure pasmoins que le Code civil formalise des normes : l’obligationd’alimenter son enfant, de garantir la garde des enfants, le droit du contact de l’enfant avec les deuxparents,peuventfairel’objetdesurveillanceetdesanction.

L’éducation est particulièrement sensible à cette problématique. On le perçoit au fait quel’accentuation unilatérale de l’un ou l’autre versant y provoque immanquablement des pathologies.Historiquement, la tendance à privilégier les normes sur les valeurs amarqué l’histoire des pédagogiesscolaires.De leursoriginesmonastiques jusqu’auxdispositifsdisciplinaires lesplus laïcs, scientifiquementjustifiés et techniquementappareillés, les écolesont cherchéà formaliser les règlesetont construitdesappareils de contrôle très performants, qui peuvent instaurer une authentique persécution de la vie

6 J’emprunte ces catégories à Jean-Marc Ferry. 7 Joas Hans. 2001. The Genesis of Values. Chicago : The University of Chicago Press ; Joas Hans. 2001. "Values versus Norms: A Pragmatist Account of Moral Objectivity." The Edgehog Review : 42-56. 8 Johnson Mark, Moral Imagination, Chicago : University of Chicago Press, 1994. 9 Nussbaum Martha. 2010. Not for Profit : Why Democracy Needs Humanities. Princeton : Princeton University Press.

Page 9: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

9

quotidienne.Onnedirajamaisassezlesdégâtshumainsetsociauxquifurentproduitsparce“Modèledelarègle”aucoursdudéveloppementdel’école.Iln’estpascertainquecedangersoitaujourd’huiécarté.Ledéveloppement de certaines technologies et le retour à un autoritarisme sans valeurs redeviennentextrêmementmenaçants. Inversement, par réaction, certaines pédagogies ont voulu oublier les normes,pourseconcentrerexclusivementsur lesvaleurs. Ils’agitdenerienprescrire,maisdetoujoursvalueretdé-valuer, en espérant que les attentes normatives se stabiliseront spontanément, comme desconséquences naturelles de l’adhésion aux valeurs. Dans ce cas, l’autorité pédagogique affiche,montre,répète,assèneàtoutpropos lessacro-saintesvaleurs; lesenfantssontsupposésdéduireeux-mêmes lesnormesquis’yrattachent.Pasdedoute:ilestassezenchanteurdevivresanss’encombrerdesnormesni,surtout,decontrôles.Maiscespédagogiesontbiendumalàtenirdebout,carellessontenpermanencemenacéesparunfaçadismeaxiologiquequimasquemallesdifficultésdemiseenœuvre.Celles-cipeuventêtre résolues par des formes non déclarées d’autorité, comme le charisme, la séduction, ou leconformisme.L’absencedecontrôleobjectivépardesnormesexplicitesrendpossiblesdesabusdepouvoiretouvredeszonesd’arbitraire.Sanslamédiationdesnormes, lesadhésionsauxvaleursrisquentbiendetournerau«lip-service»éthique.

2.Lagénéralisationdesvaleurs

Chaque société n’est-elle pas enferméedans un ensemble de normes/valeurs qui lui est propre,spécifique, irréductible ? Comment des groupes participant d’une culture musulmane pourraient-ilss’intégrerauxnormes/valeursdegroupesdeculturesoccidentales,ouchrétiennes,ou juives?Commentdesculturesartistes,tournéesverslatransgressionetlacréativité,pourraient-ellessecombineravecdesculturesreligieuses,liéesauxritesetàlatradition?Commentconcilierlesconfigurationsdevaleursliéesauxmarchésaveccellesquirelèventdel’éducation?Cesquestionssontrécurrentesdans lesdiscussionscontemporaines.Ellestémoignentdufaitquenousavonsperduunrapportsimpleetimmédiataubien,aujuste,aupermisetàl’interdit.Nousvivonsdansdessociétéscomplexes,quiattendentdesacteursquileshabitentdescompétencesdejugementmoraltrèssophistiquées.

Pluralitéetgénéralitédesvaleurs

Il est probablement inutile de convaincre le lecteur de la pluralité des cultures. D’un côté,l’anthropologiedusiècledernieradéroulél’étourdissantediversitédessystèmesculturelsquicaractérisel’humanité.Cettediversiténesetientpasseulementà l’extérieurdenous;ellesetrouveà l’intérieurdenos sociétés, peuplées demanière significative demigrants qui n’abandonnent pas leurs cultures parcequ’ilspassentlesmontagnesettraversentlesmers.D’unautrecôté,notresociétémodernesefragmenteelle-mêmeetgénèredesculturespropresàdessecteursd’activitédifférenciés,desortequemêmesansmigrants, elles installent une multiculturalité de fait qui concerne tous les citoyens. Les valeurs del’entrepriseéconomiquen’ontrienàvoiraveccellesdelafamilleoudel’école,etpourtantchacund’entrenous est appelé à vivre dans ces différents mondes comme travailleur, comme père, mère ou enfant,commeprofesseurouélève.Nouslesmodernes,noussommestous,irréductiblement,multiculturels.

De cette bigarrure, certains voudraient tirer des conséquences radicales. Ils pensent que nous sommesentrésdansdes sociétés«postmodernes» caractériséespar l’estompementde l’universel.Cediagnosticestprécipité,car l’incontestablepluralisationnedoitpasnouscacher l’autremoitiédenotrehistoire:demanière diffuse ou sélective, involontaire ou résolue, les valeurs culturelles se répandent se diffusent,

Page 10: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

10

s’enchevêtrent et bouleversent les ordres cquiulturels locaux. Talcott Parsons l’avait,mieux et avant lesautres, compris: la généralisation des valeurs constitue un des processus les plus fondamentaux del’histoiredescivilisations.Sinousobservonsl’histoirehumainesurlalonguedurée,nousnepouvonsqueconstater l’expansion progressive d’ensembles culturels couvrant sans cesse de plus grands espaces etenglobanttoujoursplusd’unitéssociales.

Lamodernisationdessociétéseuropéennesentraîneuntelprocessus.ÀpartirduXVIIIesiècle,onvoitsedétacherets’institueraumoinstroisnouveauxregistresdevaleurspratiques,enplusdelascienceet de l’art en voie d’autonomisation par rapport au religieux, bouleversent totalement l’économieculturelle ancienne. D’abord, l’institutionnalisation progressive du marché, lié à l’extension croissanted’échangesmonétariséssurdesdistancesdeplusenpluslongues,faitsurgiruneconstellationdevaleursuniverselles nouvelles: rendement, productivité, autonomie, propriété, responsabilité, constituent unensembledevaleursgénéraliséessans lesquelles lecapitalismen’eutpasétépossible.La formulationdel'utilitarisme, axé sur le bien-être, est une véritable innovation morale liée à ce nouveau complexeinstitutionnel. En second lieu, la révolution démocratique, pensée par les théories du droit naturelmoderne,miseenœuvreparlabourgeoisiemontante,conduitàlapromotiond’idéauxquis’imposentenOccident,etprogressivementdans le restedumonde.Lesvaleursde la liberté,de laparticipation,de lasouveraineté populaire, des droits fondamentaux, forment une constellation de références inépuisablespourdesdiscoursetdesexpériencespolitiquesmultiplesquin’ontpasdefrontières.Enfin,lamoralitéestredéfinie comme une autonomie subjective qui vise le salut individuel avant toute forme de loyauté aucollectif.Cette révolutioncopernicienneenmatièredemoralevalorise la libertédes choixet la capacitépersonnelledemenersansentravesaproprevie.Elleconduitauxdeuxpôlesmagnétiquesentrelesquelslechampéthiqueserecompose:lepôledelasubjectivitékantienne,orientéeversl’universalitédelaraison;lepôledelasubjectivitékierkegaardienne,orientéeverslaconcrétudedel’existencesingulière.

Le marché, l’État de droit, la moralité subjective: ces nouvelles institutions transcendentradicalement lescontextes locauxet religieux.Ellesvontêtre juridiciséesetcouléesennormesdansdescodescontraignants (droitconstitutionnel,droitcivil,droitpénal).Desnormessocialesvontsecoupleràcesnormesjuridiques,traduisantsanslesépuiserlesvaleursnouvelles.

En imposant des standards éducatifs, les écoles ont contribué décisivement à la réussite duprocessus de généralisation. Comment instituer un marché sans la diffusion de l’arithmétique, sans larationalisation dumode de vie, sans l’apprentissage de la compétition pacifique ? Sans la discipline descorps, larentabilisationdutemps,laculturedel’effortsolitaire?Queseraitlacitoyennetésanslalanguecommune, l’alphabétisation de masse, l’enseignement de l’histoire? Comment pratiquer l’autonomie,développer la responsabilité et vouloir la singularité de chacun sans l’établissement d’une exoéducationqui, en rupture avec les familles, ouvre l’espace de l’individualismemoral? L’école va fournir les basesépistémiquesdesjugementsmorauxliésauxnouvellesinstitutionsdelamodernité.

Qu’est-cequelagénéralisationdesvaleurs?

Lesprocessusdegénéralisationnesontpasnésaveclamodernité.Lesreligionsuniversellesissuesdelapériodeaxiale(judaïsme,christianisme,bouddhisme,confucianisme,etc.)étaientdéjàdesrésultantesde tels processus, réalisés à un stade historique antérieur. La modernité se caractérise moins par lagénéralisationdesvaleursqueparlevéhiculespécifiquementlaïcdesdiscoursetpratiquesmobilisésdanscebut. Les valeursmodernes sepassent de référencesmétaphysiques à unequelconque transcendancedivineouàdesrévélationsprophétiques.Nonobstantcettedifférencemajeure,lagénéralisationmoderne

Page 11: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

11

génèredesconstellationsquipartagentavec les religionsuniverselles troiscaractéristiquesmajeures.Onpeutlevérifiersurlesdroitshumains,auxquelsHansJoasaconsacréuneimportanteétude10.

Première caractéristique : les valeurs généralisées se formulent à un niveau d’abstractionsupérieur. Elles supposent une formalisation qui les décontextualise et leur permet de s’ajuster à desréalitésextrêmementdiverses.Dès lesdéclarationsduXVIIIe siècle,parexemple, ladéfinitiondesdroitshumainssembletellementabstraitequ’elleattirelescommentairesmoqueursdesesadversaires.Qu’est-ceque cet “Homme”qu’onne rencontre jamais puisqu’onne croise, dans lemonde réel, quedes êtressociaux caractérisés par leurs dépendances et leurs appartenances : des enfants et des vieillards, desFrançais,desAnglais,desJuifsetdesmétèques,despatronsetdesouvriers?Qu’est-cequela«dignité»,ceconceptvague,quelesculturesconcrètesdéfinissentdemanièretellementdiverse?Quesontcesdroitsuniverselsproclamés,maisquin’ontd’effectivitéques’ilssontmisenapplicationpardesÉtatsqui,eux,nedépendentd’aucunedéclaration,maisdeprocessusréelsdepouvoir?Pourtant,lespartisansdesdroitsdel’Homme ont eu raison: cette abstraction constitue un gain juridique et moral décisif. La dramatiqueexpériencehistoriqueduXXesièclel’aprouvé.

Comme je viens de le dire, ce gain d’abstraction n’est pas sans précédent: les religions et lessagesses axiales avaient ouvert la voie du dépassement des particularismes. Avec elles, comme le ditBellah11,”unhommen’estplusdéfiniprincipalementselonlatribuoulecland’oùilvientouselonledieuparticulierqu’ilsert,maisplutôtcommeunêtrecapabled’êtresauvé.C’estdirequepourlapremièrefois,il est possible de concevoir l’homme comme tel”. L’humanisme moderne prolonge et amplifie cetteinnovationmajeureenladétachantdescommunautésdefoiquienfurentlesmatrices.Unnouveaupalierd’abstractionmoraleestainsicimentédanslaconstellationdesvaleurs.

Deuxièmecaractéristique:lagénéralisationdesvaleursestsélectiveetpartielle.Ellenetouchepastoutes les valeurs et toutes les normes d’une société. La généralisation de référentiels normatifs nefonctionnequepardifférenciationetsuperposition,etnonpartotalisation.C’estpourquoil’incomplétudeest une caractéristique majeure des valeurs générales. Par exemple, la pertinence d’une référence auxdroits humains est, dans la plupart des problèmes moraux, très limitée. On n’en peut déduire aucuneorientationéthiqueconcernantlaviebonne,leschoixexistentielsàposer,lespréférencespolitiquesoulesdécisions économiques à prendre. La généralisation des valeurs va de pair avec l’autorestriction de leurpertinence.Ensituationdechoix,ellesappellentlamobilisationdevaleursissuesdeconstellationsmoinsgénéralisées. Prenons par exemple la décision en matière d’euthanasie ou d’avortement: même enrespectant la dignité humaine, l’égalité de tous et le consentement raisonnable, nous savons que nousdevons prendre une décision qui ne découle directement d'aucun de ces principes. Des référentielsaxiologiques supplémentaires (religieux, par exemple) ont donc leur place dans l’élucidation de cettesituation. Dans le débat concernant l’individualisme moral moderne, en soulignant la concrétude dessituations, l’existentialisme a insisté fort efficacement sur l’incomplétude de l’universel. Dans la réalitésociologiqueaussi,cetteincomplétudeestdelaplusgrandeimportance:lagénéralisationdesvaleursesttoujourscorrélatived’unedifférenciationculturellequicomplexifielessystèmesdecoordinationdel’actionetsupposedesindividusunecompétencedecombinaisonentredifférentsréférentielsnormatifs.

Troisième caractéristique : les valeurs généralisées présentent deux faces : l‘une est culturelle,l’autre sociale. D’un côté, elles sont portées par un discours, qui peut être discuté, argumenté, repris,diffusé,enseignésansfrontières.Lesvaleursgénéraliséessontportéesnonpardesmythologies,maispar

10 Joas Hans. 2013. The Sacredness of the Person. A New Genealogy of Human Rights. Washington, DC : Georgetown University Press. 11 Bellah Robert N. 1964. "Religious Evolution". American Sociological Review 29(3) : 366.

Page 12: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

12

desdoctrinesargumentées, transmisesparvoieécrite.D’unautrecôté,uneculturegénéraliséeconstruitun liensocialnouveau.Ellegénèredesnormes,appelle l’institutiond’autorités,etouvre lapossibilitédesociétés toujours plus inclusives. Les droits de l’Homme ne valent pas seulement pour les Anglais, lesFrançaiset lesAméricains,qui, lespremiers, lesont coulésennormes juridiquesobligatoires. Ils se sontimposéssurlecontinenttoutentier,générantundroiteuropéen.Onpeutmêmeraisonnablementpenserqu’ilsconstituent,depuis1948,leréférentielmorald’unepossiblecommunautépolitiquemondiale.Cettepuissanced’intégrationsocialedesvaleursgénéraliséesconstitueunfaitsociologiquemajeur12.

Abstraction,partialitéetinclusionsociale:lesprocessusdegénéralisationdesvaleursprésentent,dans lemondecontemporain,autantd’importancehistoriqueque lapluralitédescodesetdes récitssurlesquels mettent l’accent les post-modernistes. En réalité, les deux phénomènes coexistent dans unesociétécomplexe,car ilestvraiquelesvaleursplusgénéraliséesnesesubstituent jamaistotalementauxvaleursmoinsgénéralisées.Levraidéfiestderendrecomptedel’articulationdescodes,quiestplusréellequeleurdestructionmutuelle.

Lesdynamiquesdegénéralisation

Commentexpliquercesprocessusdegénéralisation,puisquelapremièreévidenceestadispersioninfinie des valeurs et des normes ? La question divise les sociologues. En résumant grossièrement desdiscussionstrèscompliquées,onpeutidentifiertroismécanismesexplicatifs.

Premiermécanisme:ladominationd’ungroupesurunautre,toutsimplement.Onaalorsaffaireàune généralisation par la coercition. Cette violence est d’abord physique, comme ce fut le cas desconquêtes espagnoles en Amérique latine, ou arabes au Maghreb, pour ne citer que deux exempleshistoriquesparmimilleautrespossibles.Cetteviolenceconquérantesetransformeenviolencesymbolique,transmise à travers des codes culturels, comme y a insisté toute une tradition sociologique, deMarx àBourdieuetFoucault.Aujourd’hui,onpeutconsidérerqu’unebonnepartiedelaglobalisationdesvaleursmodernes est due à une domination, physique et/ou symbolique, de l’Occident sur le reste dumonde.Cette domination est exercée par des réseaux politiques, économiques et culturels très complexes,inégaux,fragmentaires,ets’exerceselondesintensitéstrèsvariables.

Le deuxième mécanisme ne correspond pas à une domination, mais plutôt à des logiquesanonymesdemisesenréseauetdesystèmesd’interdépendances.Lesécolesfonctionnalistesensociologieont insisté sur cette dimension involontaire des dynamiques de généralisation. L’extension des réseauxcommerciaux,politiques,militaires,atoujoursentrainédeschangementsculturels.ÀAthènesauVesiècle,lemétissagenéducommerceetdesnavigationsàlonguedistance,vadepairavecunecriseprogressivedusystèmeculturelancestral, fondésurunemythologietrop localepourdemeurerpertinente.Lebesoinsefaitsentird’unsystèmeculturelplusenglobant,plusabstrait,oùlaphilosophievajouerunrôleessentiel.Aprèslaconquêtemacédonienne,uneculture“alexandrine”vaaccompagnerl’extensiondeséchangestoutau longde lapériodehellénistique.Lagénéralisationdesvaleursrésultedoncde logiquesd’adaptationàunenouvelle donne sociétale. Il en vademêmedes sociétésmodernes : la dynamiquede l’État-nation,celledumarchéoudel’impérialismecréentauxXVIIIeetXIXesièclesdesinterdépendancesquiappellentdenouvellesgénéralisationsdevaleurs.NorbertElias,DouglasNorth,TalcottParsonsouNiklasLuhmannontjetédeslumièressurcesdéveloppementsfondamentauxdessociétéshumaines.

12 Cf. Joas Hans. 2013. The Sacredness of the Person. A New Genealogy of Human Rights. Washington, DC: Georgetown University Press.

Page 13: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

13

Enfin, troisième explication : la généralisation des valeurs trouve son ressort dans l’activitécommunicationnelle. La communication discursive présente en effet une double caractéristiqueremarquable, soulignée par Habermas. D’une part, l’offre de parole prétend transcender le contexted’énonciation,etn’estdoncpasirrémédiablementlocale;d’autrepart,laréponseàl’offredeparolepeutêtre fondée sur l’acceptation rationnelle. Par ces deux caractéristiques, on peut comprendre que lacommunication ouvre la voie à une généralisation de valeurs qui échappe tant à la domination qu’àl’adaptation. La visée idéale d’undialogueentreégauxpeut avoir uneefficiencehistorique réelle sur lesreprésentations du monde partagées, et du coup sur les modes de coordination de l’action. Dans sa“théoriedel’agircommunicationnel”13,Habermastentedemontrerqu’onnepeutcomprendreautrementles grandes évolutions morales des sociétés humaines à partir de l’âge axial. La démonstration estcomplexe et ne nie pas l’existence de contraintes systémiques ni celle de processus de domination. Elleouvre un champ de recherches très fertile, poursuivi par exemple par Hans Joas14. Au contraire deHabermasquimetl’accentsurleslogiquesargumentativesetlesjustificationsrationnelles,Joasestattentifauxexpérienceshistoriquesréellesquimodifientlesconvictionsmorales.

Prenonsunexemple:lerapportentrel’Églisecatholiqueetlesdroitsdel’Homme.Iln’estunsecretpourpersonnequel’Églisecatholiqueaété,jusqu’àlafinduXIXesiècleplusoumoins,franchementhostileaudiscoursdesdroitsdel’Homme.Auxdroits,elleopposaitlesdevoirsvis-à-visdeDieuetduprochain;àla libertédeconscience,elleobjectait la finitudede la raison individuelleet,ducoup, lanécessitéd’uneguidance externe de l’individu. Cependant, elle a progressivement changé d’attitude à partir de RerumNovarum et de la révision de sa doctrine sociale. Ce fut un moment d’impressionnante réorganisationinternedescontenusdoctrinauxtraditionnels.AvecVaticanII,l’évolutionsouterrainedel’Égliseaaboutiàune mue institutionnelle. La déclaration de 1965 sur la liberté religieuse, l’encyclique Pacem in Terris(1963),lafondationdelaCommissionJusticeetPaix,constituèrentdespasdécisifsversunetoutenouvelleposturedel’Église.Aujourd’hui, lepapeFrançoisestsûrementundesmilitantslesplusrésolusdesdroitsdel’Hommedanslemonde,dontlezèleirritejusquedanssespropresrangs.

Cettetransformationdel’Églisepeutêtreanalyséedetroismanières.Ellepeutêtrevuecommelarésultante d’un rapport de forces avec la laïcité, et donc le résultat d’un processus conflictuel qui s’estsoldéparuneretraiteecclésiastique.Telleestlalectured’unepartiedelalaïcité,quiyvoitsa“victoire”,etaussidesconservateursnostalgiquesauseindel’Église,quipensentqu’ilsont“perdulapartie”.Deuxièmepiste: on peut l’analyser comme le résultat d’un processus d’adaptation de l’Église aux conditions derégulationdessociétésmodernes.Lescontraintesexternesdessystèmesdifférenciésdel’État,l’économie,ledroitontexercéunepressionsurlesystèmeinternedescroyancesreligieuses,forçantàunerévisiondeladoctrine.Enfin,enétantattentifauxcontenusdesdiscussionsetéchangesquil’ontaccompagné,onpeutlire ce changement comme le résultat d’une progressive prise de conscience, au sein de l’Église, de lacongruence partielle des valeurs catholiques (dignité de la personne, inconditionnalité de la liberté,fraternitédeshommes)aveclesobjectifsmorauxdelaChartedesdroitshumains.Danscederniercas,ledialogue avec l’autre (ici : la doctrine laïquemoderne) apparait comme l’occasion d’une conquête plusauthentiquedesapropreidentitéetcommeunmoteurduchangementhistorique.

Nousn’allonspasiciépuiserladisputesociologique.Pournotrepropos,nousnouscontenteronsdedistinguer deux points de vue. Du point de vue de l’observateur, on peut constater les modulationsdiverses, selon les lieux et les circonstances, de ces trois dynamiques qui sont toujours étroitement13 Habermas Jürgen. 1987. Théorie de l'agir communicationnel. Paris : Fayard. 14 Joas Hans. 2013. The Sacredness of the Person. A New Genealogy of Human Rights. Washington, DC: Georgetown University Press.

Page 14: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

14

imbriquéesl’unedansl’autre.Cependant,dupointdevueduparticipant,laperceptionestdifférente.Nousavons, nous les modernes, de bonnes raisons de préférer un mécanisme de généralisation à un autre.Pourquoi?Parcequenousfaisonsdelalibertéunevaleurcardinaledenotrerapportaumondeetànous-mêmes.Nousavonsdoncdebonnesraisonsdeconsidérerqu’unedominationvautmoins,dupointdevuede la liberté, qu’une adaptation. La domination laisse au vainqueur le monopole de la définition duproblème,etluidonnemêmelamaîtrisedelaréponsedudominé.Enrevanche,danslecasdesprocessusd’adaptation,lamargedelibertéestbeaucoupplusgrande,carniladéfinitionduproblème,nilaréponsequiyestapportée,nesontprédéterminées.Mêmesil’adaptationsupposeunepartdecontrainte,celle-ciresterelativementindéterminéeetouvrelechampdel’imagination:unéventailderéponsespossiblesestouvert,etnonuneseuleréponsecommedans lecasde ladomination.Lechampde la libertéaugmenteencoredans lecasde ladiscussionrationnelle :elleest fondéesur la reconnaissancedesbonnesraisonsd’accepter un ensemble de valeurs et de normes proposées par un partenaire, et donc sur le libreconsentementdesparticipantsdansunediscussionouverte.S’appuyantsurlepotentieldevirtualisationdulangage,ladiscussionouvre,parprincipe,uneinfinitédemondespossiblesentrelesquelsilfautchoisirsurdes bases normatives. C’est peut-être la plus grande, la plus essentielle contribution que nous pouvonsattendredel’écoledansleprocessusdeglobalisationencours:elleestenchargedelacréationdelabaseculturellepermettantdefaireprévaloirladiscussionsurl’adaptation,etl’adaptationsurladomination.

3.L’exempledelacivilité

Des constellations de valeurs séculières généralisées se sont donc répandues dans les sociétésmodernes, leurconférantuneextraordinairecapacitéd’intégrationsociale.Récemment,à la faveurde lacréation d’un cours dédié à elles dans notre pays, beaucoup de débats ont porté sur les valeurs de lacitoyenneté. Celles-ci sont certes très importantes, mais il faudrait éviter de leur donner, dans lesprogrammesscolaires,uneextensiontropélastique.Lesquestionsnormativesquinaissentdans lemilieude la société civile ne sont pas moins importantes que celles qui naissent dans le milieu de la sociétépolitique,dontl’Étatconstituel’organisationcentrale.

Lesvaleursgénéraliséesdelacivilité

Lesvaleursdecivilitéontaccompagnélagrandetransformationdesrelationssocialestoutaulongdesprocessusdemodernisation.On réduit souvent la civilité àdes codes (c’est-à-direàdesnormes)desavoir-vivre ou de politesse. Mais il s’agit d’abord et surtout des valeurs fondatrices d’une sociétéd’individuségauxentreeux.

Ces valeurs répondent aux besoins de régulation sociale qui émergent lors de la dissolution descommunautéstraditionnelles.Les individusmodernessontappelésàsetraiter lesuns lesautresavecunégal respect. La société duMoyen-Age n’était pas “civile”, car elle rendait brutalement visible, dans lamoindreinteractionsociale,lesdifférencesdestatutentrelesindividus.Lesinférieursdevaienttémoignerde leur servilité ; les supérieurs, de leurmépris pour les ordres subalternes. En revanche, lamodernité,commel’abienexpliquéTocqueville,égaliselesconditions.Elleentrainel’euphémisationprogressive,dansles interactions, desmarques de distinction sociale. Les révérences emphatiques, ou les ostentations deprestige sont progressivement bannies d’unmonde qui se détache de la hiérarchie. Comme le dit Jean-

Page 15: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

15

Marc Ferry15, «l’acquisition progressive de médiations éthiques telles que la réserve, l’attention, laprévenance,lapolitesse,ladélicatessepermettaitauxindividusd’élaborerlelienconvivialtraditionnelendirection d’un lien social dont l’horizon ouvert à une plus grande diversité de styles et de caractèrestranscendaitlaperspectivedecommunautésfermées».

Lesrituelsde larencontreetde l’échangeélémentairesvontprogressivements’uniformiser,quelquesoitlestatutdesinteracteurs.Lesmanièresdetable,lesprotocolesd’invitation,lescodesdeconduitevont instaurer une sémiotique complexedu respectmutuel. Ils portent, par-devers eux, un impératif dereconnaissancemutuelle et de délicatesse. Il s’agit pour chacun d’envoyer en permanence à l’autre dessignauxdesonégaleconsidération.

Preuvedegénéralisation: l’étrangerlui-mêmeadroitàuncomportementcivildelapartdeceuxquicroisentsaroute.Untelcomportementsedistinguedutraitementdel’étrangerdansunecommunautéfermée.Ilnes’apparenteniàl’accueilcharitable,niàlacuriositémalsaine,niaurejetbrutal.Ils’agitplutôtd’uneindifférenceajustée,dontl’expériencevasegénéraliseravecl’expansiondelavieurbaine,carlavilleestprécisémentce lieuoùchacunvitdans lecontactpermanentavecdesétrangers.Lerespectde lavieprivée, de l’intimité de chacun, conduit à faire valoir des valeurs de discrétion et de prudence dansl’expression publique de ses sentiments. La promotion de ces valeurs va certes entrainer le reproched’hypocrisie généralisée. Mais ce reproche n’est pas pertinent, car l’objectif de la civilité n’est pas ladissimulationuniverselle,maisl’installationd’unespacesocialquipermetàchacundemenerunevielibre.

Si elle constitue un facteur d’individualisation, la civilité tend aussi, dans la vie quotidienne, àémousserlaviolencequipeutnaîtredelacompétitiondeslibertés.C’estpourquoiellecompenseparunedemandedebonnevolontédecoopération lapertedes liensstatutairesquiunissaient lesmembresdesgroupes traditionnels. La serviabilité, la courtoisie et l’empressement à aider autrui sont des qualitésuniversellementvaloriséesparceque,justement,ellesnedécoulentplusautomatiquementdeshiérarchiessociales.Ellesfontrempartàl’atomisationdelasociétéetaudévoiementdelaconcurrenceenviolence.

Cetteconstellationdesvaleurscivilesaétéportée,dèsleXVIIIesiècle,parlabourgeoisiedesvilles.Celle-cis’estemparéetrèssélectivementdecodesdeconduitepropresàl’aristocratiepourlestransformeret lesgénéraliser.Cettegénéralisationeststrictement liéeàunprincipededémocratie,commel’avaientbiencompris lesrévolutionnairesfrançais.Sanscivilité,pasdecitoyenneté.Ilnes’agitcependantpasdesmêmes constellations de valeurs. L’exigence citoyenne se déploie sur l’axe qui unit le gouvernant augouverné : elle demande de faire du gouverné le gouvernant du gouvernant. Le réaménagement de cerapport vertical est bien sûr central pour les sociétés modernes, au moins à titre d’idéal. La civilité enreprésente,surl’ordrehorizontaldurapportentresemblables,àlafoislecomplémentetlacondition:pasde société démocratique sans cette universelle inclusion, sensible dans la vie quotidienne, qui traite lalibertédechacunavecunégal respect.Mais la citoyennetén’absorbepas la civilité, car la civilitéestauservicenonseulementde la libertépolitique,maisausside la liberténonpolitique, la«liberté selon lesModernes»deBenjaminConstant,celledevaqueràsesaffaires,demenerlavieaffectiveoulecultedesonchoix,des’associerounonauxautrespourdesentreprisesquinedoiventrienàl’État.

Formalisationetdéformalisationdesnormesdelacivilité

Lagénéralisationde lacivilité relève ladifficulté structurelle,du rapportentrevaleursetnormesdanslessociétésmodernes.OndoitauxtravauxdeNorbertEliasderemarquablesexplicationsconcernant

15 Ferry Jean-Marc. 2001. De la civilisation. Civilité, légalité, publicité. Paris : Cerf, p. 21

Page 16: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

16

le “processus civilisationnel” à l’époque moderne. Un de ses disciples, le sociologue hollandais CasWouters,adistinguédeuxgrandesphasesdansceprocessus16.

Lapremièreestunephasedeformalisationdescodesdeconduiteetdesavoir-vivre.ToutaulongduXIXesiècle,labourgeoisieaétenduau-delàdescerclesconfinésdel’aristocratielesconventionsetlesdisciplines qui bridaient l’expression des émotions, régissaient les contacts entre les personnes,contrôlaientlasexualité,enfermaientdansdescontrôlesinnombrableslesmoindresfaitsetgestesdelaviesociale. En résultaient une forte culpabilisation des individus et l’édification d’un terrifiant contrôlesurmoïque.L’écoleétaitdevenueunlieudisciplinaire.

Cette tendance change dès la fin du XIXe siècle. Dans les années 1920, et puis surtout dans lesannées 1960, on a assisté à unedéformalisationdes codesdu savoir-vivre. Par déformalisation, on veutdire ici un accroissement de la marge de liberté, de désinvolture et de variation dans les manièresd’interagir socialement acceptées17. Entre 1965 et 1980, les normes de la civilité “bourgeoise” se sontcomplètementeffondrées.Lephénomèneestévidemmentsaillantdansledomainedelasexualitéoudelarelation entre les genres, mais aussi dans le domaine des formes linguistiques acceptées, tolérées,attendues.Larigueurlexicale,lesrèglessyntactiques,sesontconsidérablementassoupliesdanslesannées1960-1970, encouragées d’ailleurs par les linguistes qui s’étaient entichés des “jeux de langage” à laWittgenstein.Lescodestrèsrestrictifsdulangage«châtié»,encoreenvigueurdanslesannées1960,ontfaitplaceàdesnonchalanceslinguistiquesdésormaistrèsappréciées,danslavieordinairecommedanslescercleslittéraires.L’usageduvouvoiements’estdurablementaffaibli, lecodefamiliers’est imposémêmeensituationcérémonielle.Dansledomaineduvêtement,cequiapupasserpouruneculturetransgressivedanslesannées1960s’estrapidementmétamorphoséenunenormalitéaussiexigeantequecellequ’elleprétendait pourfendre. Elle a fait tomber la cravate, ouvert le col des chemises et a chaussé les classeshuppées de baskets troués. Elle a raccourci les jupes dans la classemoyenne et supérieure, désexué levêtement(lejean,parexemple),etpopularisédestenuesquipassaientjusqu’alorspourdébraillées.

Auxyeuxdusociologue,cesnouveauxcodeséthico-esthétiquesdel’égalitémanifestesontàlafoisleseffetsetlesmoteursd’uneplusgrandeintégrationdegroupesjusqu’alorsexclus.Lorsquedescouchespopulaires pénètrent dans les milieux réservés à la classe moyenne et supérieure, des changementsculturels importants se produisent : les codes culturels doivent s’ajuster et intégrer des schémascomportementauxjadisdépréciés.LeXIXesièclefut lesiècledel’aristocratisationdelabourgeoisieetdel’embourgeoisementdel’aristocratie,remarqueCasWouters18;leXXesièclefutceluidelaprolétarisationdelabourgeoisie,etdel’embourgeoisementduprolétariat.Àtraverslaphasedeformalisation,puiscelledeladéformalisation,onassisteàunextraordinaireprocessusdegénéralisationdesvaleursdelacivilité,quiintroduitl’exigencedel’égalitédanslamoindredesrencontressociales.

Cependant,leprocessusdedéformalisationengendreunedifficulté,ressentiedurementparl’écoleaujourd’hui19.Ellerésultedufaitqueladéformalisationdescodesn’estenaucunefaçonsynonymed’unediminutiondel’exigenceducontrôledesoi.Danslessociétésmodernes,l’autocontrôleindividuelconstitue

16 Wouters Cas. 1986. "Formalization and Informalization : Changing Tension Balances in Civilizing Processes." Theory, Culture and Society 3(2) : 1-18. 17 Le constat de Cas Wouters entre en résonance intéressante avec celui d’une équipe de sociologues de Louvain à la fin des années 1990. Cf. De Munck Jean & Verhoeven Marie. 1997. Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la modernité ? Louvain-La-Neuve : De Boeck. 18 Wouters Cas. 2010. "Comment les processus de civilisation se sont-ils prolongés ? De la "seconde nature" à la "troisième nature"." Vingtième Siècle 2(106) : 165. 19 Sur ces questions en milieu scolaire contemporain, cf. Ernst Cécile. 2011. Bonjour madame, merci monsieur. Paris : J.C. Lattès.

Page 17: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

17

unedesconditionsstructurellesdufonctionnementdurapportsocial(commel’ontsoulignéWeber,Elias,Adorno,Foucault)20.Enaucunefaçon,lapulsion,l’émotion,lapassionnepeuvents’exprimerlibrementetmotiverdesactesimpulsifs,etencoremoinsdescomportementsviolents.LesdisciplinesdelabourgeoisieduXIXesiècleétaientextrêmementrépressives,maisterriblementefficacespourobtenirdesindividusuneformed’autocontrôleindividuel.Danslasociétécontemporaineauxcodesdéformalisés,lecontrôledesoiconstituetoujoursunprérequisdelasocialitéordinaire.Maiscommentaccéderàl’idéalparadoxaldu“garsdécontracté-sexy-informel et autocontrôlé”, de la “jeune femme désinvolte-libérée-sans tabou etautodisciplinée”,quetransmettentavec insistance lesphotospublicitairesduXXIesiècle?Transposéeenmilieu scolaire, la question devient : comment “auto-discipliner” les enfants sans l’appui des règlesformellesrigidesquiontfaitlesuccès(maisaussilesdrames)del’écoletraditionnelle?Cettedifficultéesttrèssérieuse.Ellepourraitmettreunelimiteauprocessusdedéformalisationdelacivilité.Avraidire,nousnepouvons rienprévoir,à ce stade.Un retouràdes formesdedistinctionsociale,arriméesàdescodesrendus plus rigides, n’est peut-être pas exclu compte tenu de l’actuelle transformation du rapport declasses dans les sociétés européennes (la fin de l’expansion de la classemoyenne) et de ces difficultésfonctionnellesdesapprentissages.

4.Laspécificitédelaculturescolaire

L’école ne dispose d’aucun monopole de l’éducation à la civilité, à la citoyenneté, aux droitshumains, aux référentiels moraux, religieux et philosophiques. La famille, l’État, les mouvements dejeunesse,leséglisessontaussiconcernésparl’éducationmorale(permanente)quenel’estl’école.Quelestalors son rôle spécifique dans la division du travail éducatif ? Pour répondre à cette question, l’écolepourraits’inspirerdecequ’elleafaitdeetàlalangueparlée.Aprèstout,nousn’apprenonspasàparleràl’école.L’écritureestsecondeparrapportàlalangueorale.Nousapprenonsàparler…enparlantdanslafamille,avecnos“autressignificatifs”quesontlesparents,ausenslarge,avecnospairs,avecdemultipleslocuteursquenousrencontronsdansdesjeuxdelangagesanscesserelancés.Quefaitdoncl’école,siellenenousapprendpasàparler?Ellegrammaticalisenospratiqueslinguistiques.

Lagrammaticalisationdesjugementsmoraux

Retour à la Renaissance. À cette époque, comme l’a souligné Sylvain Auroux21, lagrammaticalisationdeslanguesvernaculairesaproduitunevraierévolutioncognitive,communicationnelleet politique dans les sociétés européennes. La grammaire n’était jusqu’alors qu’une «technologie»réservée aux clercs pratiquant des langues mortes (le latin, le grec). En l’appliquant aux languesvernaculaires,leséruditsdelaRenaissanceontgénérédetoutesnouvellespossibilitésdecommunication:“avec la grammatisation – donc l’écriture puis l’imprimerie – et, en grande partie, grâce à elle, sontconstitués des espaces-temps de communication dont les dimensions et l’homogénéité sont sanscommune mesure avec ce qui peut exister dans une société orale, c’est-à-dire sans grammaire”22. Au

20 À propos de l’autocontrôle dans la modernité : Norbert Elias en a établi la théorie de référence dans The Civilizing Process, mais cette thèse est aussi présente dans les travaux de Max Weber sur l’éthique protestante, le concept de domination de la « nature interne » avancé par Adorno ou Marcuse, et bien sûr les analyses de la société disciplinaire de Foucault. 21 Auroux Sylvain. 1994. La révolution technologique de la grammatisation. Liège : Mardaga. Sylvain Auroux a choisi le signifiant « grammatisation ». Nous lui préférons « grammaticalisation », sans aucune distinction de signifié. 22 Auroux Sylvain. 1994. La révolution technologique de la grammatisation, p. 115

Page 18: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

18

commencement de la modernité culturelle, il y a donc la grammaire, élaborée et diffusée au sein desécoles23.

Aucontrairedelasciencenaturelle,lasciencegrammaticaleprésentelacaractéristiqued’êtreàlafoisdescriptiveetprescriptive.D’uncôtéeneffet,elledécritdesrégularitésdespratiquesobservablesdansune communauté linguistique. Elle les interprète, les explique, les théorise, et fournit ainsi un tableaurationnelquidoitêtreconformeauxfaits.Cesfaitsfontl’objetd’uneappréciationetd’unesélectionparlegrammairien.D’unautrecôté, lespropositionsdescriptivesdelagrammairesetransformentaisémentenpropositionsprescriptives.Duconstat“danslacommunautélinguistiquequiparleA,onditrégulièrementLpour signifierqueZ”,onpeut facilementpasser, souligneSylvainAuroux,à“pour signifierqueZdansA,dites L”. La construction d’une grammaire passe donc par un cercle liant de manière systématiquel’évaluationàladescriptionetlaprescription.

Du côté descriptif, explicatif, les normes grammaticales doivent satisfaire des valeurs cognitivescommelaconformitéauxfaits,l’élégancedelaconstructionthéorique,l’économiedel’explication,etc.Cesnormesdescriptivesetexplicativess’appuientsurdesjugementsévaluatifssurcequiestcorrectetnel’estpas selon les circonstances. Du côté prescriptif, ce sont des valeurs d’expression, de communicationintelligible, de clarté, de persuasion, de style, qui sont annoncées et traduites, toujours imparfaitement,dansdesnormes.IlestvraiquelesgrammairiensduXVIIeetduXVIIIesiècleétaientfascinésparlesrègles,au point d’oublier les valeurs de la grammaire.Mais ce normativisme des premiers grammairiens a étédépasséparlesgrammairescontemporaines,notammentsuiteau“pragmaticturn”.

De lamêmefaçonqu’elleagrammaticalisé la langue, l’écolepourrait travailleràgrammaticaliserlesstructuresdelamoralitédanslasociétémoderne.Jevoisdanscetteperspectivetroisavantages.

D’abord, la grammaticalisation est fertile parce qu’elle permet de modéliser les étapes dudéveloppementdescompétences.Onlevoitdanslecasdelacompétencelinguistiqueetonpeutpenserqu’il irait demême enmatière de grammairemorale. Laurence Kohlberg nous a appris à distinguer desétapes structurales dans le développement des capacitésmorales de l’enfant, comme l’avait fait Piagetdansl’ordrecognitif.Lejugementmorald’unenfantde7ansn’estpasceluid’unadolescentdequinzeans.Pluslejugementmoralsecomplexifie,plusildevientabstrait,etplusilestcapabled’intégrerlesjugementsdesautresdansl’élaborationdesonproprejugement.L’écoledoitàlafoisaccompagnercedécentrementmoral de l’enfant tout en respectant son rythme et ses capacités évolutives. Cela ne replace pas leprofesseurenpositiondemoralisteuniversel.Iln’estpaspluslemaîtredelamoralequ’iln’estlemaîtredelalangue.Ilpeutsecontenter,plusmodestement,d’uneposturedegrammairien.

Deuxièmeavantage:unetelleperspectivepermettraitderendrecomptedelacomplexitédenosunivers moraux modernes. Dans l’existence ordinaire, nous faisons sans cesse des distinctions«grammaticales». Elles séparent la légalité de la moralité ; les normes des valeurs ; les degrés degénéralité de valeurs, qui vontdu très général au très particulier.Nous savonsque les différents cadresd’évaluationmorale dont nous disposons sont pertinents,mais incomplets. On peut en effet s’appuyer,pour évaluer des situations morales, sur différents référentiels : les droits humains, la civilité, lacitoyenneté,lamoralechrétienne,lamoraleutilitariste,etc.Maisaucundecesréférentielsn’estcompletausensoùaucunréférentielnecouvretouslesaspectsdetouteslessituations.

23Surlerôledel’écoledanslaconstitutiondelagrammairevernaculaire,etdelagrammairedanslaconstitutiondel’école,cf.ChervelAndré.1998.Laculturescolaire.Uneapprochehistorique.Paris:Belin

Page 19: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

19

Grammaticaliser les cadres normatifs, cela signifie donc reconnaître les champs d’applicationlégitimedecesdifférentscadres,etenmêmetempsapprendreàmixer lescodesdansdessituationsquiles dépassent24, un peu comme nous avons appris àmixer les genres littéraires pour nous exprimer. Lapoésiereprésentecertesungenreextraordinairementadéquatpourcertainstypesd’expression;laproseégalement,pourd’autres;maispourquoinégligerlemerveilleuxpotentiellittéraired’un“petitpoèmeenprose”?Pareillement,onnerésoutpasunequestiondediscriminationavec leseulréférentielreligieux;onnerésoutpasnonplusdesquestionsdechoixexistentieletd’engagementpolitiqueensecontentantd’invoquer les droits de l’Homme. Ceux-ci permettent certes d’évaluer certaines situations avec unerelativeprécision;maisbeaucoupdeproblèmeséthiquesrequièrentlamobilisationd’autresréférentiels,religieuxou laïcs.Dansnossociétés,nousdevonsapprendreàcombineravec intelligence lapluralitédesréférentielsmorauxlimitésdontnousdisposonsàcestadedenotrehistoireculturelle.

Troisièmeavantage:cettereconnaissancedelacomplexitégrammaticaleauseindenotreculturenormativedéconstruituneimagerietroprépandueaujourd’hui.Celle-cifaitd’aborddechaquecultureuneunitéglobaleetcohérentedevaleursetdenormes,unitéquinepeutdoncquesedistinguerdetouteslesautres, elles aussi globales et cohérentes. En second lieu, comme les valeurs appartiennent aux culturesainsiséparées,ondoitsupposerqu’entrelescultures,iln’yapasdevaleurpartagée.Onendéduitquelaneutralitéestlavaleurparadoxale25quipermetauxculturesdecoexister.Danslaversionlibéraledecetteimagerie,ondemandeàl’Étatd’incarnercelieuvidesitué,pourainsidire,au-dessusdelamêlée,commeunarbitredefootballdontlatâcheparadoxaleconsisteraitàfaireensortequ’aucuneéquipenegagneunepartiequin’apasdefin.

Sielleépousaitcettevision,l’écoledeviendraituneinstancededé-grammaticalisationdelaculturenormativemoderne.Onpeutluiopposerunecontre-thèse.Ellesoutientqu’unecultureressembleplutôtàun réseau inégal rassemblant des valeurs dont certaines sont très généralisées et donc partagées avecd’autres cultures, et dont certaines sont moins ou pas du tout généralisées. Dans cette version de laculturebeaucoupplusréalistequelapremière,ensecondlieu,onnesupposepasqu’entrelescultures,iln’yaquela“neutralité”etquel’Étatn’aqu’unrôled’arbitre.L’intersectiondesculturesn’estpasvide.Ilya bel et bien des valeurs généralisées, qui font l’objet de consensus “par recoupements” (comme diraitRawls26),etsontcoordonnéesàdesnormes.

On pourrait repenser dans cette perspective la différence entre écoles (ou réseaux d’écoles).Chaque école transmet une combinatoire de différentes cultures normatives. Elle articule valeursgénéralisées et valeurs particulières, valeurs et normes. La singularité des réseaux scolaires, et desétablissementsqui lescomposent,tientàcesmixages,quirévèlentdesdosagesetdeschoix.Lepaysagepluralistescolaireneressemblealorsnullementàdesmonadesculturellesquis’affrontentsurunmarché;il s’agitplutôtdeprojets scolairesquimixtentdes référencesenchevêtrées, et sont interconnectésdansdes“consensusparrecoupements”.

Lanouvellesituationculturelledel’école

24 Dans cette ligne, Amartya Sen a engagé une réflexion importante sur l’incomplétude des schémas d’évaluation et des beses informationnelles mobilisées par les décideurs. Cf. Sen Amartya. 2010. L'idée de justice. Paris : Flammarion. 25 La neutralité est, dans cette version, une valeur paradoxale, puisqu’elle se définit comme la valeur de l’absence de valeurs. 26 Rawls a soutenu cette thèse, mais l’a limitée au domaine de la justice politique, par exclusion des autres domaines. Ici, nous supposons que les recoupements ne concernent pas rien que le domaine de la justice (politique), mais aussi d’autres domaines, cognitifs, esthétiques ou moraux.

Page 20: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

20

L’école contemporaine a-t-elle aujourd’hui les moyens d’une ambition forte de«grammaticalisation» des sociétés contemporaines ? Se trouve-t-elle dans une situation favorable pouraccomplircettemission?Surceplan,notrediagnosticdoitresterprudent.Nousvivonsunetransformationculturellerapidedessociétéseuropéennes.Ensimplifiantàl’extrême,jepensequ’onpeutcaractériserlanouvellesituationculturelledel’écoleparquatrephénomènes-clefs.

Premierconstat:depuisunetrentained’années,nousassistonsàunefortedé-hiérarchisationdelaculturecontemporaine.Lestravauxdessociologuessontsurcepointremarquablementconvergents.Nonseulement lacultureaperdudesonpouvoirdedistinctionsocialeauprofitd’autrescritères (comme lesressourceséconomiquesoulepouvoirsocial),maislahiérarchieinterneàlacultureestelle-mêmeminée.Les “omnivores culturels” ont remplacé les “distingués” qui se piquaient de ne pratiquer que certainscodes, consacrés, légitimes ; les “hybrides culturels” se complaisent dans des mélanges de codes trèshétéroclites:lelivreacesséd’êtresupérieuraufilm;lamusiqueclassiquenedéclasseplus,mêmedanslesclassessupérieures, le rockou le rap ; lemuséeaperdusasupérioritésur leparcd’attractionsou le jeuvidéo.

Cette dé-hiérarchisation culturelle est évidemment liée à la perte d’autorité des instances quidécidaient jadis de la légitimité culturelle : les églises, les partis politiques, les académies artistiques (ycompris celle, paradoxale, de l’avant-garde). On peut parler, avec Dominique Pasquier, de grande“mutationdesmécanismesdelégitimitéculturelle”27.Parmicesautoritésdéchues,figureenbonneplacel’école : la culture scolaire n’est plus directement identique à la culture socialement consacrée. Avantd’êtreunecrisedustatut (salaire, formation), lacriseduprestigede l’enseignantestdueàunepertedelégitimitédelaculturequ’ilreprésenteetqu’ilchercheàtransmettre.

Deuxième phénomène : on assiste à l’apparition d’une culture spécifique aux jeunes, renduepossible grâce à la révolution des technologies de communication. La conquête d’une culturespécifiquement adolescente, jeune, étudiante a commencé dans les années 1960. Elle s’est constituéecomme un remarquablemixte de contestation politico-morale et de commercialisation culturelle. Cettepremière phase est arrivée à épuisement dans les années 1980. Jusqu’alors, la médiatisation restaitdépendante de technologies (la radio, la télévision, le disque) qui se tenaient en surplomb du public etconstituaientceque lessociologuesontappelédes“médiasrayonnants”.Maisàpartirdesannées1990,apparaissent des médias interactifs structurés en réseaux (via les plates-formes et les logiciels), trèssouples,mais quandmême contraignants (formellement etmatériellement). Lemode opératoire de cesréseaux est horizontal plutôt que vertical. Cesmédias électroniques diffusent demanière accélérée descontenusétrangers,largementmercantilisés,quipassentàtraversdesconnexionsentrepairs.Quediscute-t-onsurlesréseauxsociauxdesadolescents(ausenslarge:de10à25ans)?Denormesetdevaleurs,surbasedecontenusfournisparl’advertisement,lespeople,lesjeuxvidéo,lesséries.Onyparledel’amour,lajalousie, la vulgarité et la noblesse, l’authenticité et le conformisme, la justice et le bonheur. Bref, on yparledemoralité.

Ce clivage entre culture des écrans et culture scolaire n’a plus rien à voir avec l’opposition del’écoledistinguéeetdupeupleinculteduXIXesiècle,ouaveccelledelacultureconformistebourgeoiseetdelaculture“créative”quifit lesbeauxjoursdemai1968.Lemilieudesécransgénèreenfaituneautreculturepopulaire,quirassemblelesjeunesau-delàdesclivagesdeclasses28.Cetteculturejeune-populaired’un typenouveau,globalisé,médiatique, seprésentecommetrèshostileà touteffortde formalisation.Les jeunesnepeuventdoncvivre laculturescolairequecommeunecultureétrangère,bizarre,rigideet,27 Pasquier Dominique. 2005. Cultures lycéennes. Paris : Autrement. p. 159 28 Pasquier Dominique. 2005. Cultures lycéennes. Paris : Autrement.

Page 21: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

21

surtout, ennuyeuse. Les problèmes de civilité s’en trouvent aggravés, car le médium électroniquebouleverse les règlesde l’interactionen cequi concerne laprésentationde soi, lesbarrièresduprivéetpublic,lagestiondestemporalitéssociales.Commelesaventtousleséducateursaujourd’hui,l’absencede“Net-tiquette” constitue une difficulté nouvelle dans l’apprentissage de la civilité, qui se surajoute etaggravecellesquiproviennentdesprocessusdedéformalisation.

Le troisièmephénomène-clef tient à lamutationde la transmissiondans la famille.Nous savonsdepuislongtempsquelatransmissionautoritaire,patriarcale,estencrisedepuisaumoinslesannées1920,comme l’avaientà la fois signaléHorkheimeretLacandès lesannées1930.Lephénomènenouveau,quis’épanouit dans les années 1970 et 1980, est l’apparition du principe de parentalité, qui transformeprofondément lemilieudesocialisationprimaire.Enabandonnant l’exercicede l’autoritéauprofitd’uneéthiquedusoin,del’attention,enadoptantunemoralitépeuportéesurlesnormes,maispétriedevaleurs,les parents contemporains ont engagéune redistributiondes tâches éducatives. Ils attendent désormaisquel’écolefournisseleprincipederéalitéetsecontentent,pourleurpart,defairecoulerenfluxcontinulebaintièdeduprincipedeplaisir.Cetteredistributiondestâchesébranleprofondément l’école,quimisaitsurdesapprentissagesantérieursquinesontplusaccomplis.Encoreunpeu,obéissantimplicitementàunprogramme décidé en dehors d’elle, elle en viendrait à se crisper à nouveau sur les normes et lesdisciplines, comme elle l’avait fait au XIXe siècle. Ce serait bien sûr une réponse catastrophique, ettotalementdéphasée,àlacrisecontemporainedel’école.

Jevoudraisconclurepar lequatrièmephénomène, leplus inquiétant,car leplusfondamental.Cephénomène,nouspouvons l’introduireparunétonnement.Onpeutcertesconstater,commeDominiquePasquier, que “l’institution scolaire qui doit gérer une forte diversité culturelle a perdude sa capacité àmaintenirlestandarddelacultureconsacréecommeréférenceunique,mêmesiellecontinued’enfaireunfondementdesesprogrammes”29.Maisnousn’assistonspourtantàaucundéclindelademanded’école.Letemps scolaire ne cesse de s’allonger toujours plus dans les biographies individuelles. L’importance dudiplômescolairerestecentraledanslastructurationdestrajectoiresdevie.Lespouvoirs,publicsouprivés,n’arrêtentpasderéclamerdespolitiquesscolairesnouvelles.Onpeutsedemanderalorspourquoil’école,dontlabaseculturelleesttellementfragilisée,continuedeconstitueruneinstitutiontellementappréciée,demandée,célébrée.

Laréponseàcetteénigmetientsansdouteàunedistinction:silalégitimitéintrinsèquedel’écolenecessedepâlir,salégitimitéinstrumentalerestetoujoursaussiforte,etdevientmêmeplusrobustequ’auXIXe siècle.Menacée comme projet culturel, l’école est vécue comme un instrument plus indispensablequejamaisdemobilitésocialedesindividusetdegestiondesproblèmescollectifs.

Cetteréductioninstrumentaledelaculturescolairereprésente,sansnuldoute,lapiremenacequipèse aujourd’hui sur l’école. Aucune culture ne peutmaintenir son potentiel socialisateur sur des basespurement stratégiques. Ces évolutions appellent de l’école un vigoureux recentrage sur la valeurintrinsèquedesonprojetculturel.Onneréduirapascettedissonanceparunecomplaisance injustifiéeàl’égardde laculturedégrammaticaliséeetdéhiérarchisée.Plusque jamais, l’écoleestuncombatculturelquimérited’êtremené,dontl’enjeun’estrienmoinsquelareproductiondesconditionsdepossibilitédeladémocratie.Sansceteffortdegrammaticalisationmorale,ladémocratienepeuteneffetsemaintenir;laviesocialeseraitramenéeàunstadeantérieurdefonctionnement.

Quantauxprofesseurs, il leurrevientdedévelopperdenouvellesdispositions.Certes, ilssavaientbien, en s’engageant dans ce métier, que beaucoup de qualités étaient attendues d’eux : la rigueur29 Pasquier Dominique. 2005. Cultures lycéennes. p. 25

Page 22: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

22

intellectuelle, la passion de leur savoir, le sens pédagogique, le souci de la justice, l’autorité sereine,l’empathie sans complaisance, la lucidité émotionnelle face aux transferts et contre-transferts qu’ilssuscitent inévitablement.Mais ils ne savaient peut-être pas à quel point lesmutations rapides de notresociétéallaientgénérerl’attented’unevertunouvelle.Cettevertu,c’estlecourage.

Questionsdupublic

Question:Quelestlerôleparticulierdescoursdereligionoudemoraledansl’acquisitiondesnormesetdesvaleurs,doivent-ilsêtreremplacésparuncoursdecitoyenneté?

JDM:Non, les coursde religionnedoiventpasêtre remplacéspardes coursdecitoyenneté,mêmesiceux-cisontlesbienvenus,pourtroisraisons.

Première raison : comme je l’ai expliqué, la constitution de valeurs généralisées de citoyenneté et decivilité est partielle. Elle ne sature pas le champ moral. Même si vous êtes des hommes ou femmes libresjouissantdesdroitshumains,delalibertédeconscience,dereligionetdeparticipationpolitique,etsivousavezdes rapports parfaitement civils avec toutes les personnes que vous rencontrez, vous ne savez toujours pascommentrésoudrevosproblèmespolitiques,moraux,éthiques.Quedois-je faire?Quelest lebien?Commentdéfinir les moyens de la sécurité, du bien-être, de la solidarité ? L’éducation au jugement éthique supposed’autresressourcesnormativesque lesvaleursgénéralisées.Celles-cisontradicalement incomplètes.Onestendroitd’attendred’uneécolequ’ellefournissecesressources,entransmettantauxélèves lesgrandsréférentielsdisponibles. Pour cela, les écoles catholiques ont choisi de s’appuyer, c’est leur chance, sur une religionbimillénaire qui a élaboré, au cours d’immenses et d’intenses discussions, des questionsmorales. L’apport estconsidérable.Encorollaire,onpeutreconnaîtresanspeinequelareligioncatholiquen’estpascomplètenonplus.C’est la raisonpour laquelle l’école catholiquen’estpas fondamentaliste : elle reconnaît la compatibilitéde laréférence chrétienne (un référentiel déjà universalisé) avec les valeurs généralisées modernes. La religioncatholiquesecomplètedevaleurscommelacivilitéetlacitoyenneté,etégalementdudialogueaveclesautresreligions.Cettegrammaticalisationdescodesnormatifsetaxiologiquesestvraimentaucentredelamissiondel’écolecontemporaine.

En deuxième lieu, ne perdons pas de vue que nous n’avons pas lemonopole de l’éducation, ni de lamorale,nidelareligion.Lareligiondetoutefaçonsetransmetendehorsdel’école,danslesfamilles,danslesquartiers, sur internet. Sans être prophète, sur base de simples constats objectifs démographiques et sociaux,nouspouvonsaugurerqueladiffusiondelareligionvaprobablementregagnerduterraindansnossociétés,en-dehorsde l’école,surtoutdans lesmilieuxpopulaires. Ilestpréférablequ’elles’enseigneaussipubliquement,àtraversunecertainecertificationdesenseignantsetlecontrôledesprestations.

Latroisièmeraisonestuneraisond’historicité.Précisémentparcequ’ellevautpourtous,laconstructiondesvaleursgénéraliséesmodernessedétachede l’histoireparticulièredescollectivités.Or,nossociétésouest-européennes ont une histoire, extrêmement singulière. Nous tomberions dans une «mauvaise abstraction »,comme disait Hegel, si nous réduisions notre propre bouquet de valeurs aux valeurs modernes généralisées.Quelle est notre singularité ? Notre société est incontestablement imprégnée, baignée, traversée par desréférences juiveset chrétiennes, fortementmêléesdephilosophiegrecque,quiontétéàpartirduXVIIIe sièclelaïcisées(partiellement).Lesculturesnegagnentjamaisrienàdestablesrasesetdes«révolutionsculturelles».Ellesprogressentplutôtpardesré-interprétationsexigeantesdeleurpassé.L’absencedetransmissionreligieuserendtrèsproblématique,pourlesjeunesgénérations,lacompréhensiondumondetelqu’ilva,etdeleurproprehistoirecollective.

Page 23: Working Paper N° 40 - cdn.uclouvain.be reddot/cr-cridis/documents... · 3 Normes, valeurs, civilité. Vers une école post-conventionnelle. Jean De Munck L’auteur Jean De Munck

23

Incomplétudedes référentielsmorauxalternatifs,publicité,historicité : voilà troisbonnes raisonspourconserverdescoursdereligioncomplémentairesdelaformationàlacitoyennetéet,jel’espère,àlacivilité.

Question:Unequestionquiestunesynthèsedeplusieurs:surbasedecequiaétédit—l’urgencedepenser levivreensemble, la façondont lesvaleursgénéralisteset inclusivessetransmettent—neserait-ilpasimportantquelaphilosophieetlesphilosophess’invitentdanslesécoles,etcedèslafindesmaternelles,âgeoùlesenfantssontnaturellementdansuneouvertureetunecuriositéexistentielles?Uneautrequestionquiestunpeu connexe : pourquoi l’école serait-elle la seule à prendre en charge la grammaticalisation de l’éducationmorale?Ilestfaitréférenceiciauxmouvementsdejeunesse,clubssportifsetautresorganisationsdejeunesse.

JDM.:Très(trop)courteréponsepourdesquestionstrèscomplexes.

Ce n’est pas parce qu’on a des angoisses existentielles qu’on a les capacités d’être philosophe. Lescuriosités existentielles sont un bon début, c’est d’habitude comme ça que nait le désir de philosophie. Eteffectivement,commelesuggèreceluiquiaposélaquestion,onadesquestionstrèstôt.Maisdoivent-elles,cesquestions, faire d’emblée l’objet d’un traitement philosophique ? La philosophie est une discipline axée surl’argumentation et la réflexivité rationnelle. Elle se distingue de la religion, sans prétendre s’y substituer. Laphilosophiesupposedesapprentissagesconceptuelsantérieurs(donnéspar lamathématiqueet/oules lettres).Biensûr,uneinitiationàlaphilosophieesttrèssouhaitable,maisilfautinitieràlavraiequestionphilosophique!IlfautpasserparlesdialoguesdePlaton,parDescartes,parKant,parHegel!Jesouhaiteraisqu’enterminale,ouenavant-dernièreannéedusecondaire,uncourscompletdephilosophiesoitdonné.

Onnedoitpasnonplusconfondrephilosophieetcitoyenneté.Jepeuxcomprendrequepourdesraisonspragmatiquesetgestionnaires,onaitliéprovisoirementlesdeux,maiscelan’estpassatisfaisantsurlefond.Lacitoyenneté n’est pas rien qu’une question philosophique et elle doit être abordée par d’autres disciplines,notamment la science politique, l’histoire, la sociologie, etc. Et la citoyenneté n’est pas la seule questionphilosophiqueimportante.Ilyaaussilamétaphysique,lestatutdelascience,lesensdel’histoire,lefondementde lamorale, les théories esthétiques, etc. Par ailleurs, on ne rentre pas dans une démarche philosophique sifacilement.Onn’yrentrepasàquatreans,enmaternelle,pourlasimpleraisonqu’onnedisposepasdesfacultésd’abstraction nécessaires. Par contre à 16-17 ans, oui ! Je vote pour l’organisation d’un cours général dephilosophie bien pensé et exigeant, qui pose toutes les questions philosophiques au bon moment dudéveloppementd’unadolescent.Ducôtédesjeunes,ilya,jepense,unedemandequipourraitêtrecomblée.Desexpériencesontétémenéesdanscertainscollèges,ilseraitintéressantdes’eninspirerpouravancer.

Concernantladernièrequestion,jepensequ’onpourraits’entendresurceci:laspécificitédel’écoleneconsistepasàpratiquerlagrammaire(toutlemondemetenœuvreunegrammaireimplicite),maisàl’expliciteret la théoriser. L’école transmet ce savoir aux nouveaux entrants dans la société. C’est pourquoi les autresinstances d’éducation ne sont nullement dévaluées par son existence (les mouvements de jeunesse, clubs,familles,etc.)Laculturescolairesedistingueparunparisurl’explicitationdesvaleursetdesrègles,nonparunmonopoledel’éducation.