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Alain-G. Gagnon Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes Directeur, Centre d’analyse politique : constitution – fédéralisme Professeur titulaire, Département de science politique, UQAM, Montréal (1995) “De l’État-Nation à l’État multinational : le Québec et le Canada face au défi de la modernité.” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Alain-G. GagnonChaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes

Directeur, Centre d’analyse politique : constitution – fédéralismeProfesseur titulaire, Département de science politique, UQAM, Montréal

(1995)

“De l’État-Nationà l’État multinational :le Québec et le Canada

face au défi de la modernité.”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Alain-G. Gagnon

“De l’État-Nation à l’État multinational : le Québec et le Cana-da face au défi de la modernité.”

Une version préliminaire de cet article a été présentée dans le cadre d’un col-loque sur “The New Politics of Ethnicity, Self-Determination and the Crisis of Modernity.” Tel Aviv University, Tel Aviv, du 20 mai au 2 juin 1995. Texte tra-duit de l’Anglais par Stéphane Ethier (Université McGill).

M Alain-G. Gagnon, politologue, professeur au département de sciences politique, UQÀM, nous a accordé le 17 mars 2006 son autorisation de diffuser en libre accès à tous l’en-semble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.

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Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 7 novembre 2020 à Chicoutimi, Québec.

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Alain-G. GagnonChaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes

Directeur, Centre d’analyse politique : constitution – fédéralismeProfesseur titulaire, Département de science politique, UQAM, Montréal

“De l’État-Nation à l’État multinational :le Québec et le Canada face au défi de la modernité.”

Une version préliminaire de cet article a été présentée dans le cadre d’un colloque sur “The New Politics of Ethnicity, Self-Determination and the Crisis of Modernity.” Tel Aviv University, Tel Aviv, du 20 mai au 2 juin 1995. Texte traduit de l’Anglais par Stéphane Ethier (Université McGill).

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“De l’État-Nation à l’État multinational :le Québec et le Canada face au défi de la modernité.”

Table des matières

Introduction [1]

Le nationalisme   : un phénomène moderne [1]L’uniformité et le déni de la continuité [3]La politique de la reconnaissance et de la continuité [6]L’État multinational [7]

Conclusion

Notes [10]

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Directeur, Centre d’analyse politique : constitution – fédéralismeProfesseur titulaire, Département de science politique, UQAM, Montréal

“De l’État-Nation à l’État multinational :le Québec et le Canada face au défi de la modernité.”

Une version préliminaire de cet article a été présentée dans le cadre d’un colloque sur “The New Politics of Ethnicity, Self-Determination and the Crisis of Modernity.” Tel Aviv University, Tel Aviv, du 20 mai au 2 juin 1995. Texte traduit de l’Anglais par Stéphane Ethier (Université McGill).

Le réveil actuel des nationalités suffit à nous avertir des terribles conflits déclenchés dans des États qui ont méprisé les nations, tentant de se substituer à elles au point de se donner eux-mêmes arbitrairement pour des nations. (Fernand Dumont)

Introduction

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Les chefs politiques, les intellectuels et les citoyens ont l’obliga-tion morale de réévaluer et de repenser les relations d’ordre politique afin d’assister dans cette tâche les poli tés modernes complexes, les-quelles font face à des défis apparemment impossibles à relever. La situation politique précaire, non seulement dans les Balkans ou au Proche- et Moyen-Orient, mais aussi dans des démocraties libérales occidentales comme l'Espagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, la France et le Canada, nous rappelle constamment ces défis.

Il faut également mettre en place un nouveau discours qui pourrait contribuer à la légitimation de formes modernes d’expressions poli-tiques libérales et ainsi apporter une nouvelle vision et une nouvelle

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perspective dans les délibérations politiques. 1 Les notions de plura-lisme culturel, de diversité et de nationalisme libéral constituent impli-citement des outils nécessaires dans la gestion des conflits dans les démocraties modernes. Le développement d’un tel discours politique peut contribuer de plus en plus à réévaluer l’avenir de l’État-nation et la constante ascension de courants d'homogénéisation.

Cet article vise à remettre en question l’argument d’Ernest Gellner selon lequel l’uniformité linguistique et culturelle est essentielle au bon fonctionnement de l’Etat moderne. 2 J’avance quant à moi que le Canada n’a pas besoin d'uniformité culturelle ou de pratiques écono-miques homogénéisantes pour maintenir une stabilité politique. J’avance au contraire que le Canada, s’il veut entrer dans le prochain millénaire dans la fierté et la résolution, doit revenir de toute urgence à l’esprit fédératif 3 qui a présidé à sa création.

Je me propose, dans le présent article, d’examiner l’énigme Qué-bec/Canada suivant les quatre axes suivants : a) le nationalisme en tant que phénomène moderne, b) l’uniformité et le déni de la continui-té, c) la politique de la reconnaissance et d) l’État multinational en tant que point d’entrée de la modernité.

1 Pour un ouvrage important sur la « démocratie de délibération » voir James S. Fishkin, Democracv and Deliberation   : New Directions for Democratic Reform. New Haven, Yale University Press, 1991.

2 Ernest Gellner, Nations and Nationalism. Oxford, Blackwell, 1981, pp. 140-141.

3 Pour un point de vue similaire, voir James Tully, « The Crisis of Identifica-tion : the Case of Canada », Political Studies. vol. 42, Special issue, 1994, pp. 77-96 ; et, pour une analyse plus poussée des politiques publiques durant les années Trudeau et Mulroney, voir Hugh Donald Forbes, « The Challenge of Ethnic Conflict/Canada : From Bilingualism to Multiculturalism », Journal of Democracv. vol. 4, no. 3, 1993, pp. 69-84. Pour une évaluation générale des pratiques fédérales, voir Marc Gjidara, « La solution fédérale : bilan cri-tique ». Pouvoirs, no. 57, 1991, pp. 93-112.

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Le nationalisme : un phénomène moderne

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Le nationalisme est devenu la façon par laquelle s'expriment le plus souvent les revendications d’autonomie politique et d’autodéter-mination dans le monde moderne. Il est significatif que, sur des terri-toires aussi différents que le Canada et l’Asie de l’Est, par exemple, le nationalisme a incarné au même moment la lutte contre une vision dominatrice de l’État imposée par des institutions centrales et une ten-tative de mise en place de pratiques démocratiques. 4

Le cas du Québec remet en question la théorie traditionnelle de la modernisation 5, étant donné que la fusion du Québec dans l'entité po-litique et économique canadienne n’a pas entraîné de baisse dans le désir du peuple [2] d’affirmer ses différences et d’élaborer des pra-tiques démocratiques novatrices. En fait, le Québec est souvent perçu comme un chef de file dans plusieurs parties du pays. L’adoption par l’Assemblée nationale du Québec de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, en 1975, constitue un bon exemple de cela. La Charte canadienne des droits et libertés de 1982 reprend de larges pans de la charte québécoise. 6 Il faut cependant noter que la poursuite de l'homogénéité par le Canada a conduit à la mobilisation de forces politiques au Québec.

4 Craig Calhoun, « Nationalism and Ethnicity », Annual Review of Sociology. vol. 19, 1993, pp. 211-239. Sur le Japon, voir J. White et al. dirs., The Ambi-valence of Nationalism   : Modern Japan Between East and West . Lanham, Md., University Press of America, 1990.

5 Le cas de l’intégration des régions périphériques de Grande-Bretagne dans le marché britannique vaut la peine d’être mentionné puisque c’est ce phéno-mène qui a conduit à la mobilisation politique au pays de Galles et en Écosse. Michael Hechter, Internal Colonialism   : The Celtic Frinee In British National Development, 1536-1966. Berkeley, University of California Press, 1975 ; Tom Naim, Break-Up of Britain   : Crisis and Neo-Nationalism . London, New Left Books, 1977. Naim avance que le nationalisme doit être conceptualisé en tant que variable indépendante capable de « faire sortir l’État de ses char-nières » (p. 89).

6 Pour une étude plus approfondie de cet aspect, voir Alain-G. Gagnon, « Va-riations on a Thème », dans James P. Bickerton et Alain-G. Gagnon, dirs., Ca-nadian Politics. 2nd édition, Peterborough, Broadview Press, 1994, pp. 450-468.

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L’expression dominante du nationalisme au Québec est moderne dans son essence, puisque les principales revendications de droits po-litiques reposent sur son existence en tant que nation et tirent leur ins-piration de pratiques et traditions démocratiques bien ancrées. 7

Pour trouver la solution de l’énigme canadienne - ou du moins, pour tenter de la saisir - il faut absolument dénouer les concepts de nation et d’État-nation. Le concept d’État se rattache à une entité poli-tique et juridique mieux connue sous le nom de « pays ». Le concept de nation, en revanche, représente une entité socioculturelle dont il arrive souvent que les frontières ne correspondent pas aux frontières étatiques. Selon Walker Connor, « il est également probable que l’ha-bitude que nous avons prise d'utiliser les termes nation et État de fa-çon interchangeable découle d’abréviations alternatives de l’expres-sion État-nation. L’apparition même de ce mot composé montrait que nous étions conscients des différences vitales entre nation et État. Il visait à décrire une situation dans laquelle une nation disposait de son propre État. Mais, malheureusement, le terme État-nation en est venu à désigner tous les États, sans distinction. » 8

La distinction ci-dessus est celle que l'on peut faire entre une na-tion politique et une nation culturelle, distinction dérivée de la taxono-mie de Friedrich Meinecke, où l’on parle de Kulturnation et de Staatsnation. 9 Dans une nation politique, nationalité et citoyenneté sont synonymes, alors que dans la nation culturelle, l’État (ou toute autre institution politique) est jugé non nécessaire, voire non pertinent. La France ou les États-Unis sont des exemples idéaux de nations poli-tiques, alors que la distinction entre nation et État est floue au point qu’on peut souvent dire qu’il y a totale convergence. L’Italie « fédé-rale » et plusieurs nations d’Europe centrale et de l’Est constituent à l’inverse des exemples typiques de nations culturelles.

7 Voir Daniel Latouche, « 'Québec, see Under Canada’ : Québec Nationalism in the New Global Age » et Louis Balthazar, « The Faces of Québec Nationa-lism » dans Alain-G. Gagnon, dir., Québec   : State and Society . 2nd édition, Toronto, Nelson Canada, 1993, aux pp. 40-63 et 2-17 respectivement.

8 Walter Connor, Ethnonationalism   : The Quest for Understanding . Princeton, NJ : Princeton University Press, 1994, pp. 94-95.

9 Voir une discussion de la contribution de Meinecke dans Peter Alter’s Natio-nalism. London, Edward Arnol 1989, pp. 14-15.

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Hugh Seton-Watson, dans sa célébré monographie Nations and States, a clairement établi la distinction entre nation et État : il sou-tient qu’on ne devrait pas assimiler la notion d’État au concept de na-tion, étant donné qu’il est clair que l’État correspond à une entité poli-tique juridique, alors que la nation est une communauté politique liée par un sentiment de mise en commun et d’identité. 10

Au Canada anglais, les concepts de nation et d’État/État-nation sont employés de façon interchangeable, fondus l’un dans l’autre pour décrire une même réalité politique. Pour plusieurs commentateurs ca-nadiens-anglais, cette fusion est un signe de modernité : elle est une prémisse des fondations d’une nouvelle identité canadienne supérieure à celle du Québec et n’en tenant pas compte. 11 Complètement à l’op-posé, on trouve une vaste majorité de Québécois, qui tendent à pro-mouvoir une vision d’eux-mêmes très différente, tirée d’une part de l’héritage girondin et, d’autre part, d’influences nationalistes libérales qui s’implantent rapidement et sont en train de devenir une partie inté-grante du discours politique.

Peter Alter perçoit ce nationalisme libéral, ou « nationalisme du Risorgimento », comme « un mouvement de protestation contre un système effectif de domination politique, contre un État qui détruit les traditions de la nation et empêche le développement de cette dernière. Ses adhérents insistent sur le droit de chaque nation et, en même temps, de chaque membre d'une nation, au développement autonome, tant il est vrai, selon eux, que liberté individuelle et indépendance na-tionale sont intimement liées. » 12

On compte, parmi les principaux tenants du nationalisme libéral, l’Allemand Johann Herder, l’Italien Giuseppe Mazzini et le Français Ernest Renan. Pour eux, le nationalisme vise à bâtir un monde fondé

10 Voir Hugh Seton-Watson, Nations and States   : An enquirv into the origins of nations and the politics of nationalism. London, Methuen, 1977, p. 1 où le concept d’État est défini ainsi : « une organisation juridique et politique ayant le pouvoir d’exiger obéissance et loyauté de la part de ses citoyens » alors que le terme « nation » est utilisé pour désigner « une communauté de gens dont les membres sont unis par un sentiment de solidarité, une culture commune, une conscience nationale ».

11 Voir Fernand Dumont, « La fin d’un malentendu historique », dans Raisons communes. Montréal, Boréal, 1995, pp. 31-48.

12 Peter Aller, op. cit., p. 29.

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sur les valeurs humaines d’égalité, de fraternité et de liberté. Le concept de nation proposé par Ernest Renan est favorablement ac-cueilli par les Québécois :

[3]Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai

dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. (...) L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de conti-nuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. (...) L’existence d’une nation est (...) un plébiscite de tous les jours. 13

Le concept de nationalisme du Risorgimento, ou de nationalisme libéral, a refait son entrée dans le domaine politique. L’ouvrage Libe-ral Nationalism de Yael Tamir est une contribution notable à ce mou-vement. L’auteur s’inspire des travaux de Herder et de Mazzini et dé-veloppe une vision selon laquelle autonomie personnelle et apparte-nant à une communauté sont des alliées naturelles. De tels « concepts sont ici perçus comme des idées complémentaires plutôt qu’opposées, ce qui impliquerait qu’un individu ne peut exister libre de tout contexte, mais que tous peuvent être libres à l’intérieur d’un même contexte. » 14

Le nationalisme, particulièrement le nationalisme libéral, constitue un phénomène moderne 15 et un outil qui peut servir aux communautés politiques désireuses d’établir des relations justes.

13 Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation   ? , Paris, Calmann-Lévy, 1882, p. 26.14 Yael Tamir, Liberal nationalism . Princeton, NJ, Princeton University Press,

1993, p. 14.15 Pour une contribution importante sur le nationalisme en tant que phénomène

moderne, voir Jacques Rupnick. dir., Le déchirement des nations , Paris, Le Seuil, 1995.

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L’uniformité et le déni de la continuité

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À la suite de l’échec de l’accord du lac Meech, le gouvernement du Québec a mis sur pied, le 4 septembre 1990, la Commission sur l’ave-nir politique et constitutionnel du Québec. 16 Le problème, tel qu’en ont témoigné les commissaires dans leur rapport, était le suivant :

En théorie, l’union fédérale canadienne aurait pu toujours évoluer sur le plan constitutionnel et politique en respectant à la fois les aspirations des Québécoises et Québécois et celles des autres Canadiennes et Cana-diens. En pratique, la conception générale du Canada et du régime fédéral qui prédomine aujourd’hui apparaît rigide et nettement orientée vers la recherche de l’uniformité et la négation des différences. Le renouvelle-ment de la fédération canadienne, dans la reconnaissance et le respect des différences et des besoins du Québec, passerait nécessairement par une remise en cause en profondeur de l’ordre des choses au Canada. 17

L’échec de la reconnaissance du Québec comme société distincte constitue un rejet de la « diversité profonde » ou, si l’on préfère, d’un communitarisme libéral du type défini par Charles Taylor. Cet émi-nent philosophe politique soutient de façon convaincante que, « plutôt que de nous pousser jusqu’au point de rupture au nom d’un modèle uniforme, nous aurions avantage, pour notre propre bien et pour celui de certains autres peuples, à explorer l’univers de la diversité pro-fonde. (...) Les observateurs de l’Europe ont remarqué que le dévelop-pement de la Communauté européenne est allé de pair avec un ac-croissement de la latitude accordée aux sociétés régionales - Bretagne, Pays basque, Catalogne - autrefois menacées par le rouleau compres-seur de l’État national. » 18

16 Pour un survol des délibérations et du rapport de la Commission, voir Alain-G. Gagnon et Daniel Latouche, Allaire, Bélanger, Campeau et les autres  : Les Québécois s’interrogent sur leur avenir. Montréal, Québec/Amérique, 1991.

17 Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec, Rapport de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec. Québec, Mars 1990, p. 54.

18 Charles Taylor, « The Deep Challenge of Dualism » dans Alain-G. Gagnon, dir., Québec   : State and Society . 2nd édition, Toronto, Nelson Canada, 1993, pp. 94-95. Pour Taylor, la diversité de premier niveau implique la reconnais-

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L’évaluation de Taylor ouvre un espace de possibilités politiques fort prometteur et remet en question la vision homogénéisante du concept de nation qui a conduit à la rupture de nombreux pays d’Eu-rope centrale et de l’Est. Taylor offre aux Canadiens une autre option que le fédéralisme uniforme, une option qui exige la reconnaissance d’autrui. D'une certaine façon, c’est pour cela que la notion de « socié-té distincte » a vraiment valeur de symbole pour le peuple québécois ; et l’impossibilité (sinon le refus) du reste du Canada d’accepter que cette notion soit intégrée à la Constitution a créé un véritable senti-ment de rejet chez le Québécois.

Selon Taylor, la politique de la reconnaissance (de la diversité pro-fonde) est essentielle pour les sociétés pluralistes modernes, puis-qu’elle identifie avec justesse le désir de conserver la différence cultu-relle entre communautés politiques en tant que réalité fondamentale. Cette approche de la politique contribue a atténuer [4] l’impact du « libéralisme procédural » 19 sur la vie des citoyens. Taylor émet une sérieuse mise en garde lorsqu’il met au défi les libéralistes procédu-raux : « La position est la suivante : l’ensemble censément neutre de principes imperméables aux différences de la politique de la dignité égale reflète en fait une culture hégémonique. Finalement, seules les cultures minoritaires ou étouffées sont forcées de prendre une forme autre. Conséquence : la société censément juste et aveugle devant les différences est non seulement inhumaine (parce qu’elle réprime les identités), mais aussi - subtilement et inconsciemment - très discrimi-natoire elle-même. » 20

Il est important de reconnaître que l’Etat ne peut revendiquer la neutralité culturelle. 21 C’est en ayant cela à l’esprit que l’on peut

sance d’un Canada composé de plusieurs cultures adhérant à la fédération canadienne de manière similaire, alors que la diversité de second niveau, ou diversité profonde, fait référence aux façons différentes d’appartenir ou de s’identifier à un pays.

19 Pour une contribution importante sur le libéralisme procédural, voir Will Kymlicka, Liberalism. Communitv and Culture. New York, Oxford Universi-ty Press, 1989.

20 Charles Taylor, « The Politics of Recognition », dans Amy Gutmann, dir., Multiculturalism and «   The Politics of Recognition   » . Princeton, N.J., Prince-ton University Press, 1992, p. 43.

21 Pour une application au cas de la minorité arabe en Israël, voir Ahmad H. Sa’di, « Israeli Social Sciences and Their Interpretation of the Arab Minori-

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conférer un rôle légitime à la politique de la reconnaissance proposée par Taylor dans la société moderne. Taylor se porte à la défense du caractère distinct du Québec en tant que moyen de préservation et de promotion de son patrimoine culturel. 22

La préservation d'une langue ou d’une culture peut être considérée comme un bien public et être promue par l’État en tant que moyen d’expression du caractère distinct collectif. Cela ne signifie pas que les libertés individuelles sont mises de côté, mais tout simplement qu’elles doivent être mises en juxtaposition avec la diversité profonde.

Ce qui est en jeu, c'est la place du fédéralisme dans le présent dé-bat sur le libéralisme. Le libéralisme de procédure tend à nier les pra-tiques fédérales, ou tout au moins les formes territoriales du fédéra-lisme, alors que le concept de libéralisme communautaire se prête beaucoup mieux au fédéralisme. Selon Michel Seymour, « les idées libérales de justice et d'égalité pour tous les individus ne peuvent être mises en place sans un souci réel des communautés nationales ». 23

James Tully, un célèbre philosophe libéral-communautaire, émet une mise en garde importante et note qu’il existe un courant non né-gligeable dans le libéralisme qui tend à minimiser la nécessité de re-connaître la diversité culturelle. 24 Tully est d’avis que cet état de fait constitue l'une des forces les plus destructrices de la modernité, une

ty », présenté au colloque « The New Politics of Ethnicity, Self-Detennination and the Crisis of Modernity », Tel Aviv University, Tel-Aviv, du 30 mai au 2 juin 1995. Pour une application au cas canadien, voir Jeremy Webber, Reima-gining Canada. Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1993.

22 L’analyse de Taylor diffère en partie de celle de Will Kymlicka dans Libera-lism. Communitv and Culture. op. cit . Kymlicka ne donne aucune justification correspondante pour leur promotion. Taylor soutient que S’approche de Kym-licka contribue à venir en aide aux communautés culturelles, mais que la ten-dance à demeurer fidèle à l’illusion de la neutralité libérale pourrait être fatale à long terme pour ces communautés. Voir aussi Donald Lenihan, Gordon Ro-bertson, Roger Tassé, Reclaiming the Middle Ground. Montreal, Institute for Research on Public Policy, 1994 pour une interprétation critique de la doctrine de neutralité (voir surtout les chapitres 5 et 6).

23 Michel Seymour, « Anti-individualism, Community Rights and Multinational States », Department of Philosophy Papers, Université de Montréal, Paper 93-10, 1993, p. 30. 11 faut souligner que l’expression « peuples fondateurs » re-flète de moins en moins la réalité politique canadienne. C’est l’argument cen-tral de Guy Laforest dans Trudeau and the End of a Canadien Dream. Mon-treal, McGill-Queen’s University Press, 1995.

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force qui doit être rapidement identifiée et contrée. On doit se rappeler que c’est au nom de la modernité que l’on a justifié les campagnes de colonisation de l’Amérique du Nord, ainsi que le génocide correspon-dant de peuples autochtones qui en a découlé. En outre, alors que des mouvements nationalistes continuent d’émerger partout dans le monde, cette émergence est souvent due aux efforts de « nationalistes civiques » 25, pour reprendre l’expression de Will Kymlicka, en vue d’intégrer la communauté politique dominante Hans un État-nation donné.

La notion de modernité a trop souvent servi à rationaliser les tenta-tives d’éradication des différences culturelles et d’imposition d’un modèle uniforme de gouvernement à tous les citoyens résidant sur un territoire donné. Tully soutient alors que les initiatives visant à réfor-mer la constitution canadienne sans le consentement du Québec et des nations autochtones sont à la fois un déni de l’esprit fédéral et une me-nace pour l’existence et le développement futur des pratiques démo-cratiques canadiennes. 26 Sur un ton plus prescriptif, on pourrait affir-mer que, dans la mesure où le monde occidental aspire à atténuer les conflits politiques, il devrait se montrer plus sensible au pluralisme culturel profond. 27

À l’encontre du discours des libéralistes procéduraux, aucune vi-sion de la société n’est neutre. C’est pour cela qu’il est essentiel de reconnaître le caractère multinational du Canada. Je soutiens que cela contribuerait à concilier les différences à l’intérieur du Canada. Plu-sieurs auteurs canadiens travaillent en ce sens : Guy Laforest, de l’Université Laval ; Michel Seymour, de l’Université de Montréal ;

24 Les travaux de Michael Ignatieff illustrent bien cette tendance : voir Blood and Belonging   : Journevs Into the New Nationalism . London, Penguin Books, 1993.

25 Voir Will Kymlicka, « Misunderstanding Nationalism », Dissent, hiver 1995, pp. 130-137. Contestant l’argument avancé par, entre autres, Michael Ignatieff et William Pfaff, selon lequel le nationalisme ethnique conduit au conflit na-tionaliste, Kymlicka soutient que « le conflit nationaliste est souvent causé par des tentatives d’incorporer par la force des minorités nationales » (p. 132). Exposé à la situation canadienne, Kymlicka est bien placé pour avancer cet argument.

26 James Tully, « Un regard en arrière pour aller de l’avant », Le Devoir. 16 janvier 1995, p. B-l.

27 James Tully, « The Crisis of Identification : the Case of Canada », op. cit.,

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Charles Taylor, James Tully et Jeremy Webber, de l’Université Mc-Gill ; Joseph Carens et Frank Cunningham, de l’Université de Toron-to ; Daniel Drache et Kenneth McRoberts, de l’Université York ; John Conway, de l’Université de Regina ; et Philip Resnick, de l’Université de Colombie-Britannique. Nul doute que, plus on a l’expérience du milieu québécois, plus on est enclin à reconnaître la nature multinatio-nale du pays.

Défendre la diversité profonde, c’est reconnaître la nature multina-tionale du Canada. L’hésitation qu’éprouvait plusieurs Canadiens à le faire est incompréhensible pour ceux dont la vision fédérale se fonde sur des principes de libéralisme communautaire.

[5]On souligne également que le droit est une création culturelle, que

l'action gouvernementale est façonnée par le contexte culturel et que la culture joue un rôle fondamental dans l’interprétation juridique. 28 Webber, quant à lui, soutient que « le fédéralisme présume nécessaire-ment qu’il existe de bonnes raisons pour que les lois soient différentes d’une province à l’autre. En fait, les gouvernements provinciaux exis-tait précisément pour permettre ce genre de variation. Le fédéralisme reconnaît donc, implicitement du moins, que l’on peut concilier le principe d’égalité avec l’existence de lois différentes s’appliquant à des individus différents. (...) Si l’on accepte qu’une structure gouver-nementale de type fédéral a du sens, on ne peut exiger que tout le monde soit assujetti exactement aux mêmes lois. » 29

Je soutiens pour ma part que la clef de la crise constitutionnelle canadienne réside dans le démantèlement d’une approche normali-sante du fédéralisme qui ne permet pas aux Québécois de se sentir

28 Voir par exemple l’excellente étude de Cass R. Sunstein, The Partial Consti-tution. Cambridge MA, Harvard University Press, 1993, dans laquelle il sou-tient que la pratique du droit n’est ni neutre ni naturelle, mais qu’elle est en fait chargée de valeurs. Son étude de plusieurs politiques publiques, dont la discrimination positive, la pornographie, la discrimination fondée sur le sexe, et les subventions gouvernementales nous force à revoir certaines idées reçues et nous invite à considérer la politique constitutionnelle comme un formidable exercice de démocratie de délibération.

29 Jeremy Webber, Reimagining Canada, op. cit., p. 225. Voir aussi André Bu-relle, « Les contrevérités de Pierre Elliott Trudeau, II. Pour une remise en question du fédéralisme unitaire ». Le Devoir. 1-2 mai 1993, p. A-13.

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chez eux dans leur propre pays. Quelques intellectuels canadiens - quoique trop peu - explorent actuellement de nouvelles formes de fé-déralisme afin de résoudre le problème canadien. À ce jour, Taylor 30 et Tully 31 ont proposé les arguments les plus novateurs et les plus convaincants en faveur d’un fédéralisme renouvelé. Il faut espérer que les Canadiens entendront la voix de la raison et se distancieront de la vision normalisante du « fédéralisme » qui domine actuellement la politique au Canada.

Dans le cadre des conférences Austin et Hempel à l’Université Dalhousie et à l'université de l’île du Prince-Édouard, en mars 1995, Tully rappelait à son auditoire que, « lorsque l’Assemblée nationale du Québec tente de préserver et de développer le Québec en tant que société moderne et majoritairement francophone, elle s’aperçoit que sa souveraineté traditionnelle dans ce domaine est limitée par une charte qui conditionne la formulation et la justification de toute sa lé-gislation, mais aussi une charte dont toute reconnaissance du caractère distinct du Québec est complètement exclue. La Charte a donc pour effet d’assimiler le Québec dans une culture nationale pancanadienne, tout juste ce que la constitution de 1867, selon Lord Watson, avait pour objectif d’empêcher. Dans cette perspective, on peut dire que la Charte est “impériale”, en ce sens même qui a toujours été employé pour justifier l’indépendance. » 32

En se plaçant de ce point de vue, l’objection principale du Québec devant la Charte est que cette dernière est insuffisamment pluraliste et ne reconnaît pas le caractère multinational du Canada. Pour la plupart des Québécois, il y a un équilibre à maintenir entre les droits indivi-duels et les droits des communautés nationales qui constituent un pays fédéré. 33 Pour ces Québécois, lorsque la constitution canadienne a été rapatriée de Grande-Bretagne en 1982, un lien de confiance a été rom-

30 Voir surtout « The Politics of Recognition », op. cit., et Guy Laforest, dirs., Reconciling the Solitudes   : Essays on Canadian Federalism and Nationalism . Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1993.

31 James Tully, Strange Multiplicitv : Constitutionalism in the Age of Diversitv. Cambridge, Cambridge University Press, 1995 et James Tully et Daniel M. Weinstock, dirs, Philosophv in an Age of Pluralism   : The Philosophv of Charles Tavlor. Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

32 James Tully, « Let’s Talk : The Quebec Referendum and the Future of Cana-da », The Austin and Hempel Lectures, Dalhousie University and the Univer-sity of Prince Edward Island, 23 et 27 mare 1995, p. 8.

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pu, 34 et ce rapatriement marque une césure avec les pratiques constitu-tionnelles antérieures, le reste du Canada embrassant alors « une sorte d’impérialisme constitutionnel, forçant ainsi les Québécois à s’enga-ger à contrecœur sur les traces des sécessionnistes américains de 1776. » 35

Les tentatives visant à réduire les Québécois au statut de minorité comme les autres au Canada ne réussissent qu’à nier le fait que le Qué-bec est l’un des principaux piliers sur lesquels a été érigé le Canada dans l’entente constitutionnelle de 1867. 36 Au cours des ans, les politi-ciens d’Ottawa ont violé nombre de conventions en mettant en œuvre une politique uniformisatrice et centralisatrice. Contrairement à ce que ces politiciens présumaient, ils n’avaient pas le mandat de changer unilatéralement ce qui avait été décidé à l’origine par les parties à l’entente. Tully fait remarquer que « les lois confédératives n’ont pas mis fin à la culture juridique et politique établie de longue date dans les colonies et ainsi imposé une culture juridique et politique uni-forme, mais ont plutôt reconnu et laissé continuer les cultures consti-tutionnelles [existantes] à l’intérieur d’une fédération diversifiée dans laquelle chacune des provinces donnait son assentiment. » 37 Cette contestation conduit Tully à affirmer que « l’imposition de la Charte au Québec en 1982, affectant sa culture constitutionnelle sans la consulter ni lui demander son consentement, apparaît comme un acte

33 Pour une interprétation bien ficelée, voir André Burelle, Le mal canadien   : Essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie. Montréal, Fides, 1995 ; aussi, Michel Seymour, dir., Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix   ? Montréal, Bellarmin, 1995.

34 Guy Laforest, « Le Québec et l’éthique libérale de la sécession », dans De la prudence   : textes politiques . Montréal, Boréal, 1993, p. 169 ; Alain-G. Ga-gnon et Guy Laforest, « The Future of Federalism : Lessons from Quebec and Canada », International Journal, vol. 48, 1993, pp. 470-491.

35 James Tully, « Let’s Talk », op. cit., p. 12. Tully avance aussi que cet impé-rialisme constitutionnel s’appuie sur la tromperie d’arrangements politiques antérieure et est maintenu par la menace de la force, ce qui conduira inévita-blement à davantage de confrontation et de désunion (p. 20).

36 Voir Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise. Montréal, Boréal, 1993. On lira aussi avec profit André Burelle, Le mal canadien   : Essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie, op. cit., pp. 29-59.

37 . James Tully, « The Crisis of Identification : the Case of Canada », op. cit., pp. 84-85.

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anticonstitutionnel de discontinuité et d’assimilation. » 38 En consé-quence, Tully soutient que le meilleur moyen de contrer cet impéria-lisme, 39 et sans doute aussi l’homogénéité et l’exclusion, est de main-tenir et respecter trois conventions : la reconnaissance mutuelle, la continuité et le consentement.

[6]John A. Hall a exposé de façon convaincante l’idée que « la nature

d’un régime politique compte : historiquement, le nationalisme im-plique que l’on se sépare d’une polité autoritaire » 40. Hall avance qu’un traitement plus libéral du nationalisme devrait améliorer la co-hésion de la polité et atténuer le radicalisme, à travers un phénomène comparable à la façon dont certains segments de la classe ouvrière adoptent une attitude pacificatrice et collaboratrice. 41 Quant à la dyna-mique Québec-Canada, on ne peut parler de politique autoritaire, mais probablement de politique dominatrice.

Il faut souligner qu’il existe peu de cas de sécession d’États démo-cratiques libéraux, sans doute parce qu’il continue d'y exister une « voix ». John Hall indique que « le fait que le besoin d’avoir des États centralisés et unitaires diminue fait en sorte qu'il est possible de permettre la conclusion d’ententes de fédération et de co-association capables d’apaiser le mécontentement ». 42

Au Canada, en revanche, un mouvement graduel vers le centra-lisme et l’uniformité a fermé cette avenue. André Burelle, ancien haut fonctionnaire au Bureau des relations fédérales-provinciales, en est

38 James Tully, « The Crisis of Identification : the Case of Canada », op. cit., p. 85.

39 Sur le même thème, voir Edward W. Said, Culture and Imperialism. New York, Alfred A. Knopf, 1993 ; et John Tomlinson, Cultural Imperialism. Lon-don, Pinter Publishers, 1991.

40 John Hall, « Nationalisais : Classified and Explained », Daedalus. Summer, 1993, p. 11, où l’auteur traite de la célèbre distinction faite par Albert Hirsch-man entre la sortie, la voix et la loyauté. En deux mots, lorsqu’une commu-nauté politique a une voix, elle est moins encline à sortir d’un système poli-tique.

41 John Hall, op. cit., p. 17.42 John Hall, op. cit., p. 19. Pour un survol des moyens fédéraux de gestion des

conflits politiques, voir Michael Burgess et Alain-G. Gagnon, dirs., Compara-tive Federalism and Federation   : Competing Traditions and Future Directions . London, Harvester and Wheatsheaf, 1993.

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arrivé à cette conclusion après avoir travaillé pour le système fédéral canadien et l’avoir appuyé. 43

La politique de la reconnaissanceet de la continuité

Retour à la table des matières

La politique constitutionnelle souligne comme nul autre domaine à quel point les croyances sont manipulées par les leaders politiques et servait d’instruments politiques destinés à obtenir réparation pour les injustices, humiliations et trahisons du passé.

Ce sentiment d’avoir été traité injustement et de ne pas être recon-nu a émergé durant les discussions entourant l’accord du lac Meech, au cours desquelles le gouvernement du Québec avait demandé, entre autres choses, que le Québec soit reconnu comme une « société dis-tincte » dans la constitution canadienne, en considération de ses carac-téristiques propres : sa culture politique, sa tradition de droit civil, sa culture économique et la langue française. Une telle reconnaissance était devenue inévitable à la suite du rapatriement de la Constitution en 1982, de l’enchâssement de Charte des droits et libertés et de l’édiction d'une formule d’amendement permettant un grand nombre de modifications à la loi constitutionnelle avec le seul consentement de sept provinces sur dix, pour peu qu'elles constituent plus de 50% de la population canadienne. Aucun de ces éléments de la Loi constitu-tionnelle de 1982 n’avait reçu l’assentiment de l’Assemblée nationale du Québec. En fait, tant le Parti québécois (nationaliste) que le Parti libéral du Québec (fédéraliste) ont quasi unanimement condamné cette décision.

Les Québécois éprouvent un profond sentiment de trahison et au-cune solution satisfaisante susceptible d’atténuer leurs frustrations ne s’est à ce jour concrétisée. La question nationale constitue une sé-rieuse énigme à côté de laquelle il est impossible de passer. Citons J. Berger, observateur aguerri des mouvements nationalistes : « Les mouvements indépendantistes expriment toujours des revendications

43 André Burelle, Le mal canadien, op. cit., pp. 127-176, et « Le droit à la diffé-rence ». Le Devoir. 16-17 mai 1995, p. A-7.

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économiques et territoriales, mais leur première réclamation est d'ordre spirituel. (…) Tous les nationalismes sont au fond préoccupés par les noms, l’invention la plus immatérielle et la plus originale de l'être humain. C’est pour cela ils [les peuples de la périphérie] in-sistent pour que leur identité soit reconnue et insistent sur leur péren-nité - leurs liens avec leurs morts et leurs enfants à venir. » 44

L’idée de continuité historique est au centre de l’existence du na-tionalisme. Dans le présent article, j’ai abordé le nationalisme aussi bien en tant que processus social de mobilisation qu’en tant qu’ex-pression moderne de l’identité légitimant des revendications poli-tiques non satisfaites par les groupes dominants.

La reconnaissance présume de la continuité, un argument sou-ventes fois répété dans les études récentes du nationalisme. 45 Citons Yael Tamir : « Le nationalisme est une théorie de la prééminence de l’appartenance nationale-culturelle et de la continuité historique, et une théorie de l’importance de percevoir sa vie présente et son déve-loppement futur comme une expérience à partager avec autrui. » 46

[7]

L’État multinational

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Avec l’avènement de la modernité, les concepts de nation et de nationalisme n’ont pas perdu leur pertinence. En fait, on a employé le mot « nation » pour appuyer la revendication du statut de nation et pour défendre la légitimité de communautés nationales existantes ou « imaginées ». 47

44 J. Berger, tel que cité dans Mikulas Teich et Roy Porter, dirs., The National Question in Europe in Historical Context. Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. xx.

45 Voir Benedict Anderson, Imagined Communities. London, Verso and New Left Books, 1983 ; Charles Taylor, « The Politics of Rrcognition », op. cit., ; Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, op. cit.; et Yael Tamir, Li-beral Nationalism, op. cit.

46 Yael Tamir, Liberal Nationalism. op. cit., p. 79.47 Voir Rogers Brubaker, Citizenship and Nationhood in France and Germanv.

Cambridge, Mass., Harvard Univereity Press, 1992 et G. Noiriel, « La ques-

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Lord Acton a apporté une contribution significative à l’avancement d’une théorie moderne du multinationalisme dans son étude fonda-mentale de la « nationalité ». Après avoir mis en juxtaposition les va-leurs inhérentes à une théorie de l’unité et à une théorie de la liberté, Lord Acton conclut que celle-là conduit au despotisme et à la révolu-tion, alors que celle-ci aboutit à l’autogouvernement. Il affirme en-suite que « la présence de nations différentes dans une même souve-raineté (...) permet de se garantir contre l’asservissement qui se déve-loppe à l'enseigne d'une autorité unique, en équilibrant les intérêts, en multipliant les associations, et en donnant au sujet la retenue et l’appui d'une opinion conjointe. (...) La liberté entraîne la diversité, et la di-versité protège la liberté en fournissant les moyens de l’organiser ». 48

L’influence de Lord Acton sur Pierre Trudeau, importante au dé-but, s’est estompée avec les années. Même si Lord Acton a dénoncé le nationalisme étroit et l’homogénéité nationale, les États multinatio-naux lui semblaient cependant la meilleure garantie de liberté. Pour Acton, « un État qui s’affaire à neutraliser, à absorber ou à expulser [les peuples et nationalités différentes] détruit sa propre vitalité ; il manque à un État qui ne les inclut pas la base principale de l’autogou-vernement ». 49

Pierre Elliott Trudeau n’aurait pu mieux comprendre et davantage se rapprocher de la position philosophique de Lord Acton que lors-qu’il a écrit : « Il faut dissocier les concepts d’État et de nation, et faire du Canada une société véritablement pluraliste et multinatio-nale. » 50 Il faut se surprendre du fait que, lorsqu’il a été premier mi-nistre du Canada, il n’ait pas cherché à atteindre cet objectif. Trudeau préféra plutôt maintenir et entretenir la confusion qu’il avait aupara-vant jugée improductive. En outre, Trudeau admettait dans le texte précité qu’au Canada : « il y a deux groupes ethniques et linguistiques principaux ; chacun est fort, trop bien enraciné dans son passé et trop

tion nationale, comme objet de l’histoire sociale ». Genèses, vol. 4, 1991, pp. 72-94.

48 John Emerich Acton, « Nationality » dans Gertude Himmelfarb, dir., Essavs on Freedom and Power. Glencoe, DI., The Free Press, 1949, p. 185.

49 John Emerich Acton, « Nationality », dans Essavs on Freedom and Power, op. cit., p. 193.

50 Pierre Elliott Trudeau, « The Multi-National State in Canada : The Interac-tion of Nationalism in Canada », The Canadian Forum, juin 1962, p. 53.

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bien soutenu par sa culture pour arriver à écarter l’autre ». 51 Cela n’eut que peu d’influence, en revanche, sur la façon dont il a tenté de régler l’interminable crise constitutionnelle canadienne.

Au cours des 20 dernières années, on a commencé à employer de plus en plus à Ottawa (la capitale fédérale) des expressions comme « projet national canadien », « réseau national de radiotélévision », « communauté nationale », « partis politiques nationaux », « unité na-tionale », « gouvernement national » ou « intérêt national ». Cette fa-çon de concevoir la réalité culturelle, sociale et politique laisse en-tendre que toute vision véritablement fédérale du pays est destinée à l’érosion et que l’expression d’une diversité culturelle profonde est découragée.

Le fait que les concepts d’État et de nation soient utilisés différem-ment par les Québécois et les Canadiens anglais dénote des diver-gences profondes entre eux, divergences entretenues par des projets et programmes politiques distincts. En conséquence, les idéologues et politiciens québécois tendent à qualifier leur propre communauté poli-tique de nation, alors que leurs vis-à-vis canadiens anglais demeurent sourds à tout désir de reconnaissance des entités multinationales du Canada, en vue de réclamer un rôle plus important pour un État cana-dien agissant au nom d’une nation canadienne unique, une nation ima-ginée. 52 Lord Acton a émis une sérieuse mise en garde : « Le plus grand adversaire des droits de la nationalité est la théorie moderne de la nationalité. En assimilant État et nation, elle réduit à la portion congrue toutes les autres nationalités existant à l’intérieur des mêmes frontières. Cette théorie ne peut admettre qu'elles soient égales à la nation dominante parce que l’État cesserait alors d’être national. » 53

51 Pierre Elliott Trudeau, op. cit., p. 53.52 Pour une excellente analyse des nationalismes au Canada, voir Jane Jenson,

« Mapping, Naming, and Remembering : Globalization at the End of the Twentieth Century » dans Guy Laforest et Douglas Brown, dirs., Integration and Fragmentation   : The Paradox of the Late Twentieth Centurv . Kingston, Institute of Intergovemmental Relations, 1994, pp. 25-51 ; voir aussi Michael Burgess, « Competing National Visions : Canada-Quebec Relations in Com-parative Perspective », présenté au colloque « Cross-cultural and Comparative Approaches to Canadian Studies », Birmingham, University of Birmingham, 19-20 mai 1995.

53 John Emerich Acton, « Nationality », dans Essavs on Freedom and Power, op. cit., pp. 192-193.

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Récemment, le politologue canadien Philip Resnick a admis l’idée d’un État multinational au Canada, ce qui l’a amené à conclure que « plus nous serons prêts à épouser la diversité sociologique dans notre compréhension de la nationalité, plus nous serons susceptibles de faire des progrès dans la résolution des conflits engendrés par les diffé-rences nationales ». Resnick développe ainsi sa position : « Tant que nous présumerons qu’il y a une nation canadienne unique, créée en 1867 et dont Québécois et autochtones font partie intégrante, il y aura [8] relativement peu de place à la discussion. » 54

Cela conduit Resnick à conclure, comme mon collègue Guy Lafo-rest et moi-même l'avons fait, 55 qu’il serait avantageux que le Canada se constitue en fédération multinationale. Je crois qu'un tel revirement de situation contribuerait certainement à accommoder 56 les Québécois et les nations autochtones au sein de la structure fédérale canadienne et pourrait constituer un modèle de pluralisme culturel susceptible d’être imité par d’autres sociétés profondément diversifiées à travers le monde.

Actuellement, bon nombre d’intellectuels québécois et, jusqu’à un certain point, le gouvernement du Québec - dans son avant-projet de loi sur la souveraineté 57 - proposent une idée de la nation fondée sur le pluralisme culturel et le nationalisme libéral comme solution à l’im-passe actuelle. 58 Cette idée rejette les modèles fondés sur l’ethnicité et

54 Philip Resnick, Thinking English Canada. Toronto, Stoddard, 1994, p. 7. Voir aussi John Meisel, « Multinationalism and the Federal Idea » dans Karen Knop et al., dirs., Rethinking Federalism   : Citizens. Markets, and Govern-ments in a Changing World. Vancouver, UBC Press, 1995, pp. 341-346, pour un bon survol.

55 Alain-G. Gagnon et Guy Laforest, « The Future of Federalism », op. cit., pp. 470-491.

56 Pour une contribution originale sur la notion d’accommodement et son utilité dans les sociétés fédérées, voir Daniel Latouche, Plaidoyer pour le Québec. Montréal, Boréal, 1995.

57 Assemblée nationale du Québec, Avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec. Québec, Québec Editeur officiel, 1994 ; Daniel Turp, L’avant-proiet de loi sur la souveraineté du Québec   : texte annoté . Montréal, Les Éditions Yvon Blais, 1995, pour une interprétation juridique et politique de cet avant-projet d loi. Aussi, Commission nationale sur l’avenir du Québec, Rapport. Québec, Bibliothèque nationale du Québec, 1995.

58 Voir Groupe sur les institutions et la citoyenneté, « The Case for a New Lan-guage Accord », Inroads. no. 3. été 1994, pp. 9-17, Alain-G. Gagnon et Guy

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s’appuie sur une vision inclusive, séculière et multipolaire de la nation dans laquelle toutes les communautés nationales sont invitées à construire l’État naissant et à converger dans l’établissement du fran-çais comme langue de la culture politique commune et comme fonde-ment d’une identité communautaire.

Les traits dominants du nationalisme québécois s’articulent d’abord et avant tout autour des exigences et obligations civiques plu-tôt qu’autour d’aspirations ethniques. 59 Une telle interprétation peut se comparer à l’opinion de Craig Calhoun, pour qui « le nationalisme n'est pas simplement une .revendication de similitude ethnique, mais plutôt une revendication selon laquelle certaines similitudes devraient constituer la façon dont se définit la communauté politique. Voilà pourquoi le nationalisme a besoin de frontières, au contraire de l’eth-nicité prémoderne ». 60 Découle de cela l’importance de l’État québé-cois et des intellectuels de premier plan dans le développement d’une définition de la nation s’appuyant sur les principes d’inclusion et de la pratique de la démocratie libérale.

Conclusion

Laforest, « The Future of Federalism », op. cit., pour un point de vue nationa-liste libéral québécois et Donald Lenihan, Gordon Robertson, Roger Tassé, Reclaiming the Middle Ground. op. cit., pour un point de vue nationaliste libé-ral canadien.

59 Plusieurs leaders autochtones, dont Mary Ellen Turpel, Ovide Mercredi et Matthew Coon-Come, soutiennent que le Québec ne peut exercer son droit à l’autodétermination parce qu’il ne constitue pas un peuple. Pour exercer un tel droit, disent-ils, le Québec devrait mettre en œuvre une politique raciste et présenter des revendications nationalistes exclusives. Pour une interprétation similaire de ce point de vue autochtone, voir Reginald Whitaker, « Quebec’s Self-Determination and Aboriginal Self-Government : Conflict and Reconci-liation ? », dans Joseph Carens, dir., Is Quebec Nationalism Just   ?   : Perspec - tives from Anglophone Canada. Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1995. Citons Whitaker : « Ce qui est important et qu’on oublie dans cette ob-jection légaliste est le fait que l’affirmation par le Québec d’un droit à l’auto-détermination nationale a été formulé en termes démocratiques, libéraux et inclusifs. Avec des garanties de protection des droits des minorités, la volonté de la majorité sur le territoire actuel du Québec, exprimée démocratiquement par référendum, de faire la souveraineté est légitime. » (p. 212)

60 Craig Calhoun, « Nationalism and Ethnicity », op. cit., p. 229.

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Il est temps, dans les pays occidentaux développés, de dissocier les concepts de nation (communautés/identités politiques) et de citoyen-neté. Comme nous le rappelle Philip Resnick, il y a intersection, mais pas identité absolue, entre l’État politique et les communautés/identi-tés nationales. 61

Dans cette étude, je soutiens que le défaut de reconnaître des com-munautés politiques en tant que « nations » entraîne des conflits poli-tiques et conduit les nations à rechercher et assurer leur statut d’État-nation. La modernité demande la diversité culturelle et invite les ac-teurs politiques et sociaux à encourager le respect de l’hétérogénéité au sein même des États, non seulement d’un État à l’autre.

John Breuilly développe un argument important lorsqu’il affirme que « le nationalise peu à voir avec l’existence ou la non-existence d’une nation (...). Sous l’empire des Habsbour ou sous l’Empire bri-tannique, il y avait des circonstances qui faisaient que le nationalisme était la forme la plus appropriée que pouvait prendre l’opposition poli-tique. Les élites et les groupes sociaux à qui l’on niait leurs droits po-litiques éprouvaient le besoin de s’approprier le pouvoir étatique, et l’idéologie nationaliste ne semblait pas seulement promouvoir une opposition efficace, mais aussi refléter la nature même du conflit, en s’appuyant sur certaines caractéristiques culturelles ou traditions insti-tutionnelles ». 62

Les expressions récentes du nationalisme québécois ne pourraient pas constituer un meilleur exemple d’un tel déni, à la suite de l’impo-sition en 1982 d’un ordre constitutionnel canadien sans l’accord du peuple québécois ou de l’Assemblée nationale du Québec. La plupart des porte-paroles canadiens-anglais ne voient pas la nécessité de réta-blir la continuité et ne reconnaissent généralement même pas le besoin de maintenir un dialogue entre le passé et le présent ni de faire accep-ter aux Québécois l’État canadien qui émerge actuellement. Les Cana-diens anglais estiment que de faire cet effort n’engendrerait que de nouvelles confrontations politiques et réactiverait des points de dis-

61 Philip Resnick, Thinking Enelish Canada, op. cit., p. 6.62 John Breuilly, Nationalism and the State. 2nd édition, Chicago, University of

Chicago Press, 1994, p. 397.

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corde déjà résolus en leur faveur. 63 Plutôt que de faire face à la réalité, les leaders canadiens-anglais préfèrent maintenir le cap et ignorer que cela pourrait conduire à la sécession du Québec, ou demeurer insen-sibles à cette possibilité.

[9]Le fait que le Québec existait avant l’établissement de l'État terri-

torial connu sous le nom de Canada légitime les revendications poli-tiques québécoises dans la sphère publique et justifie moralement la sécession. 64 En un mot, c'est parce que les institutions dominantes du Canada ne reflétait pas la divergence qui existe dans les revendica-tions de nature culturelle, historique et politique que nous nous retrou-vons aujourd’hui dans une impasse.

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Notes63 Cela rappelle une citation fort intéressante de Petr Pithart : « L’a-nationa-

lisme de la nation dominante (par opposition au nationalisme de la nation do-minée) peut ne pas être toujours aussi innocent et impuissant qu’il n’aime à le croire ou à le faire croire, et cela parce qu’il peut laisser les autres agir à sa place, ceux qui, plus faibles, se sentait obligés de pratiquer l’auto-défense. L’a-nationalisme tchèque qui, se sentant supérieur, fustige la ferveur nationale slovaque, est loin d’être une attitude désintéressée. Il s’agirait plutôt d’une mutation temporaire du nationalisme, autrement dit d’un nationalisme impli-cite propre à la nation dominante. ». Petr Pithart, « L’identité tchèque : natio-nalisme réel ou séparatisme régional ? », dans Éric Philippart, dir., Nations et frontières dans la nouvelle Europe. Bruxelles, Éditions complexes, 1993, p. 209.

64 Le philosophe politique James Tully dénonce la situation actuelle au Canada lorsqu’il souligne que « le constitutionnalisme impérial, fondée sur la trompe-rie des années 80 et sur les menaces de recours à la force des année 90, est la cause principale de la désunion du Canada. Les paroles et gestes choquants des fédéralistes du “put up or shut up” ont donné aux sécessionnistes leurs principales justifications (...). Les Québécois n’ont aucun intérêt à demeurer dans une fédération unie par la tromperie et la force. » Voir Tully, « Let’s Talk », op. cit., p. 20. Voir aussi Guy Laforest, « Le Québec et l’éthique libé-rale de la sécession » dans Michel Seymour, dir.. Une Nation peut-elle se don-ner la constitution de son choix   ? , op. cit., pp. 215-233 et Guy Laforest, « Identité et pluralisme libéral au Québec » dans Simon Langlois, dir., Identité et cultures nationales   : L’Amérique française en mutation . Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1995, pp. 313-327.

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Pour faciliter la consultation des notes en fin de textes, nous les avons toutes converties, dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, en notes de bas de page. JMT.

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