art press images malgre tout

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  • 8/17/2019 Art Press Images Malgre Tout

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    art press 297

    Livres

    Depuis la parution en 1982 de son tout premier livre, le très remarquableInvention de l'hystérie , Georges Didi-Huberman mène, comme on le sait, une réflexion critique de première importance tout entière consacrée à laquestion de l'image. A-t-on tort de chercher au sein de cette œuvre le fil d'une continuité partant des premièresanalyses consacrées autrefois à la pléthorique documentation photographique constituée sous la direction deCharcot dans l'hôpital de la Salpêtrière et conduisant jusqu'aux commentaires accompagnant aujourd'hui quatre

    clichés réalisés clandestinement dans le secret d'Auschwitz et miraculeusement arrachés à ce secret ?Certainement, l'asile n'est pas le camp. Mais dans un lieu comme dans l'autre, l'image (et tout particulièrementl'image photographique) se tient devant une expérience de souffrance, de déréliction qui d'abord sidère le regard,annule la pensée mais dont elle (l'image) comprend qu'elle doit répondre, à sa manière propre, envers et contretout, afin qu'à travers la déchirure qu'elle aménage dans le spectacle du monde, quelque chose de l'irreprésentableréel se manifeste malgré tout.L'histoire est-elle assez connue pour qu'on puisse se dispenser de la rapporter, de la répéter ? Je ne le crois pas.Elle se déroule en août 1944 dans le camp d'Auschwitz et elle concerne les membres de ce que l'on nommait là-bas le Sonderkommando, le commando spécial constitué de déportés chargés par les nazis de procéder eux-mêmes à l'extermination de masse des autres déportés et voués, de toutes manières, à périr à leur tour dans lesmêmes conditions atroces : victimes des bourreaux et bourreaux des victimes, placés dans la situation folle de devoirexécuter eux-mêmes la sentence de mort qui les frappait avec tous les autres. D'une telle condition insensée naquit

    le désir irrépressible d'un projet peut-être plus insensé encore : celui de témoigner, d'empêcher que ne s'opère toutà fait l'entreprise d'effacement sans reste de l'horreur à laquelle les nazis avaient œuvré. À l'aide d'un appareilprobablement remis par la Résistance polonaise, quelques membres du Sonderkommando coururent le risqueinouï de photogra- phier le camp et de faire passer à l'extérieur le fragment de pellicule ainsi obtenu : prises par unhomme dont l'identité exacte reste à ce jour encore inconnue, ce sont quatre petites photographies qui ont doncété réalisées, depuis l'intérieur de la chambre à gaz, montrant les fosses à l'air libre où sont jetés et incinérés lescadavres, et puis, figurant une file de femmes dévêtues conduites à la mort. Quatre images ? Georges Didi-Huberman précise : «Elles sont pour nous – pour notre regard d'aujourd'hui – la vérité même, à savoir son vestige,son pauvre lambeau : ce qui reste, visuellement, d'Auschwitz.»

    Voir, savoir

    Que valent ces images, petites empreintes d'ombre et de lumière presque indéchiffrables, mais dont la quasi-illisibilité dit encore les conditions au bord de l'impossible dans lesquelles elles furent réalisées ? Quelle valeur leuraccordèrent leurs auteurs pour s'exposer au redoublement de la torture la plus impitoyable à seule fin qu'ellessoient et que «quatre bouts de pellicule» puissent ainsi être «arrachés à l'enfer»? Et que signifient ces images pournous à qui elles parviennent dans le confort de l'Histoire, ce confort à l'intérieur duquel elles manifestent tout leurpouvoir inchangé de trouble, d'inquiétude, d'effroi ? Telles sont les questions que pose Didi-Huberman.«Pour savoir , affirme l'auteur, il faut s'imaginer.» Et que l'imagination défaille nécessairement devant la réalité nedoit pas nous conduire à renoncer à imaginer puisque cela reviendrait, du même coup, à accepter de ne pasvraiment savoir. Si les images d'Auschwitz existent malgré tout – quand tout aurait dû rendre leur réalisationimpossible, quand tout devrait nous en détourner... –, c'est qu'il nous faut imaginer Auschwitz en dépit de tout –en dépit de la faiblesse, de l'indignité de notre esprit à se figurer quoi que ce soit de ce qui a pu avoir lieu là-bas –,imaginer en dépit de tout car c'est à cette seule condition que quelque chose de l'expérience passée peut encore– et interminablement – se trouver considéré.«Ces lambeaux, écrit Didi-Huberman,nous sont plus précieux et moins apaisants que toutes les œuvres d'art possibles, arrachés qu'ils furent à un monde qui les voulait impossibles.Images malgré tout, donc : malgré l'enfer d'Auschwitz, malgré les risques encourus. Nous devons en retour les contempler, les assumer, tenter d'en rendre compte. Images malgré tout : malgré notre propre incapacité à savoir les regarder comme elles le mériteraient, malgré notre propre monde repu, presque étouffé, de marchandise imaginaire.»

    Georges Didi-Hubermanimages malgré toutPHILIPPE FOREST

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    Contre l'inimaginable

    À cela y a-t-il quoi que ce soit à ajouter ? Il faut croire que oui puisque le nouvel essai de Georges Didi-Hubermanconsiste pour l'essentiel en une défense et illustration de sa thèse inaugurale et surtout en une réfutation des misesen cause dont celle-ci a été l'objet.Il faut dire que le propos de Didi-Huberman n'était pas en soi dénué de toute intention polémique. Il vise explicitementtous les discours qui, versant l'expérience de la Shoah au compte de l'inimaginable, de l'indicible, de l'impensable,interdisent qu'on produise à son endroit aucune représentation, aucune démonstration qui ne se trouve tout entièreplacée sous le signe ultime d'un «impossible» irréductible à toute forme d'expression positive. Avec Hannah Arendtou Giorgio Agamben, Didi-Huberman s'élève contre l'idée qu'avec la Shoah, on toucherait à un inintelligible radicalqui obligerait au renoncement de l'esprit s'abîmant dans l'anéantissement d'un silence. Car c'est bien à partir del'impensable, qu'il s'agit justement de penser. Et l'impossible dont il est ici question se retourne en une nécessitééthique particulièrement impérieuse, commandant de parler au nom du silence, transformant ce mutisme mêmeen condition du témoignage. S'il ne s'exprime pas en ces termes, le texte de Didi-Huberman donne certainement àpenser que le discours qu'il réfute se trompe fondamentalement, car le silence poétique dont ce discours entourel'horreur vient redoubler le silence très prosaïque dont les nazis déguisèrent leur crime et que le photographe duSonderkommando chercha héroïquement à briser en produisant quatre images au moins de l'enfer. La démonstrationse veut bien modeste machine de guerre philosophique lancée contre la grande «machinerie désimaginante» de lasolution finale lancée par les nazis et continuant aujourd'hui son œuvre.

    Il n'y a pas d'image d'Auschwitz

    On entre ici dans la polémique. Publié d'abord dans le catalogue d'une exposition (Mémoire des camps.Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis ), le texte de Georges Didi-Huberman quiconstitue aujourd'hui la première partie de son nouvel essai fut, peu après sa parution en 2001, l'objet de deux longsarticles critiques dans la revue les Temps modernes sous la signature de Gérard Wajcman («De la croyance photo-graphique») et d'Elisabeth Pagnoux («Reporter photographe à Auschwitz»). Mais, par les enjeux qu'elle soulèveet les arguments qui s'y échangent, la polémique est plus large : elle concerne la question de la représentation dela Shoah, de sa légitimité et de sa possibilité, débat décisif où se sont trouvés engagés tour à tour Primo Levi etPaul Celan, Jorge Semprun et Giorgio Agamben, enfin et surtout Claude Lanzmann et Jean-Luc Godard (auxquelsGeorges Didi-Huberman consacre quelques-unes des analyses les plus pertinentes de son ouvrage). Sans renvoyerdos à dos les protagonistes de ce débat et se mettre dans la position facile qui consiste à leur donner raison à tous,

    on doit, me semble-t-il, commencer par leur donner acte du point suivant : tous affirment la nécessité d'untémoignage qui soit fidèle à l'expérience inouïe de la Shoah. Mais c'est sur la question de la forme que doit revê-tir cette fidélité qu'ils s'affrontent et qu'il devient possible au lecteur de discriminer entre les réponses apportées.L'affrontement porte sur la place de l'image. À l'éloge qu'en propose Didi-Huberman, Wajcman et Pagnoux oppo-sent un refus radical qui a, en effet, toutes les apparences d'un déni. Si on prend la liberté de résumer le propos enune phrase, l'argument consiste à poser que l'horreur monumentale de la Shoah étant de toutes façons visuelle-ment inexprimable, toute image qu'on en proposerait (et même et surtout l'image donnée pour vraie de l'archive)resterait irréductiblement en deçà de ce dont on voudrait la voir témoigner. Pis encore : en raison de son inaptationessentielle, l'image se constituerait en écran (masquant ce qu'elle prétend montrer), voire en fétiche (devenant lesupport d'une jouissance perverse). D'où cette proposition mise en avant et constituée en dogme : «Il n'y a pasd'image d'Auschwitz.» Ce qui signifie : qu'il n'en reste pas et que au cas où on en trouverait malgré tout une (parexemple celles que commente Didi-Huberman), on devrait la tenir pour nulle et non avenue, faire comme si ellen'existait pas, et éventuellement la détruire (selon l'étrange suggestion de Claude Lanzmann).

    Le voile et la déchirure

    On saisit que le débat, s'il touche bien à la Shoah, concerne le rapport de l'image à la réalité (de l'Imaginaire au Réelselon le vocabulaire lacanien à l'aide duquel le débat demande à s'exprimer pour gagner en transparence et encohérence). Et c'est sur ce terrain que se situe avec justesse Didi-Huberman rappelant après Blanchot, aprèsBataille, l'ambiguïté fondamentale de l'imaginaire et que toute image est à la fois voile et déchirure : masquant laréalité, recouvrant celle-ci, lui substituant le faux-semblant d'une illusion mais ouvrant également à même la surfacede ce leurre la faille, la blessure par où se laisse seule percevoir la profondeur d'une vérité qui resterait autrementinaccessible et demeurerait dès lors perdue sans retour pour la conscience humaine : « image-déchirure , écrit Didi-Huberman, qui laisse fuser un éclat de réel » et dont les quatre photographies d'Auschwitz constituent l'exemple leplus irréfutable.

    Puisqu'il est temps de conclure et que l'espace manque pour rendre compte comme il le faudrait de tous les argumentsdéveloppés par Didi-Huberman, signalons juste que son livre exigerait encore bien d'autres commentaires.Images malgré tout traite d'abord de la Shoah et constitue à ce titre une contribution nouvelle et décisive au débat portantsur la représentation de ce crime sans nom ni précédent. C'est aussi un livre qui, comme le récent essai de SusanSontag évoqué dans le précédent numéro d' art press (Devant la douleur des autres ), rappelle le caractère

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    nécessairement indiciel de l'image photographique et insiste, contre l'idéologie du virtuel, sur l'irréductibleattachement de l'art au réel. C'est encore (et il est dommage de ne pas pouvoir le montrer plus longuement)l'une des analyses les plus profondes consacrées jusqu'à présent au monumental Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, revisitant de manière décisive la théologie de l'image mise en avant par le cinéaste.Images malgré tout appelle toutes ces lectures à la fois qui, chacune, frappent par leur justesse et leur nécessité.S'il m'est possible de traduire en d'autres termes (les miens) la démonstration proposée, pour finir, je dirai : la véritéque nous rappelle l'auteur est qu'il n'est de témoignage de l'impossible que sous la forme d'un témoignage impossible. Maiscela veut dire aussi : de témoignage se constituant paradoxalement, exclusivement, à partir de son impossibilitémême. Par la parole autant que par l'image (car pourquoi la parole échapperait-elle davantage que l'image à l'aporiedu Réel ?), se fabrique une représentation qui doit se vouloir fidèle à l'irreprésentable même et ne peut tout à faity parvenir. L'image nécessairement trahit le Réel. Elle lui est inévitablement infidèle. Mais elle le trahit aussi ausens où elle l'exprime même malgré elle, le livre et le laisse s'échapper, nous ouvrant ainsi vers lui la seule voie(imaginaire) qu'il nous soit possible d'emprunter. Car il n'y a pas moyen de se soustraire à la terrible ambiguïté quirégit le protocole de la représentation et place celui-ci sous le signe double du possible et de l'impossible, del'interdit et de sa transgression. C'est cette ambiguïté qui fait du témoignage (et de l'œuvre d'art en tant qu'elle estégalement témoignage) une entreprise nécessaire et coupable, dont la nécessité – comme l'avaient si bien comprisGeorges Bataille ou bien Primo Levi – implique l'inexorable culpabilité.