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Claude Bruzy Werner Burzlaff Robert Marty Joëlle Réthoré La sémiotique phanéroscopique de Charles S. Peirce In: Langages, 14e année, n°58, 1980. pp. 29-59. Citer ce document / Cite this document : Bruzy Claude, Burzlaff Werner, Marty Robert, Réthoré Joëlle. La sémiotique phanéroscopique de Charles S. Peirce. In: Langages, 14e année, n°58, 1980. pp. 29-59. doi : 10.3406/lgge.1980.1846 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1980_num_14_58_1846

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Page 1: Bruzy Claude, Burzlaff Werner, Marty Robert, Réthoré Joëlle. La sémiotique phanéroscopique de Charles S. Peirce. In

Claude BruzyWerner BurzlaffRobert MartyJoëlle Réthoré

La sémiotique phanéroscopique de Charles S. PeirceIn: Langages, 14e année, n°58, 1980. pp. 29-59.

Citer ce document / Cite this document :

Bruzy Claude, Burzlaff Werner, Marty Robert, Réthoré Joëlle. La sémiotique phanéroscopique de Charles S. Peirce. In:Langages, 14e année, n°58, 1980. pp. 29-59.

doi : 10.3406/lgge.1980.1846

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1980_num_14_58_1846

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Claude BRUZY, Werner BURZLAFF, Robert Marty, Joëlle Réthoré. Université de Perpignan

LA SÉMIOTIQUE PHANÉROSCOPIQUE DE CHARLES S. PEIRCE

0. Avant-propos (R. Marty)

0.1. La sémiotique occupe une position centrale dans l'œuvre de PEIRCE. Connu entre autres comme logicien, il considère lui-même que « la logique, dans son sens général, n'est qu'un autre nom de la sémiotique » (2.227) 1. Considéré par ailleurs comme le père du pragmatisme, il fut conduit à proposer son principe à partir de préoccupations sémiotiques, pour répondre à la question que l'analyse cartésienne laissait en suspens en faisant de la clarté et de la distinction de l'idée le test de sa signification 2. Curieusement, ses conceptions, largement approuvées par un linguiste comme Roman JAKOBSON, qui considère PEIRCE comme « le plus profond investigateur de l'essence des signes » 3, et par un mathématicien aussi engagé dans les sciences humaines que l'est René THOM, qui parle de la « classification des signes si simple et si profonde que nous a léguée C. S. PEIRCE » 4, sont assez peu répandues, si ce n'est sous forme tronquée, comme nous aurons l'occasion de le voir. Nous aurons enfin une idée de l'importance que PEIRCE lui-même accordait à sa sémiotique en prenant connaissance de ce qu'il écrivait, vers ses 70 ans, à Lady WELBY : « Sachez que depuis le jour ou à l'âge de douze ou treize ans, [...], il n'a plus été en mon pouvoir d'étudier quoi que ce fût — mathématiques, morale, métaphysique, gravitation, thermodynamique, optique, chimie, anatomie comparée, astronomie, psychologie, phonétique, économie, histoire des sciences, whist, hommes et femmes, vin, métrologie, si ce n'est comme étude de sémiotique » (LW 422) 5. 0.2. Cependant une idée largement répandue est que l'œuvre sémiotique de PEIRCE demeure assez difficile d'accès, du moins telle qu'elle se présente dans les Collected Papers. Georges MOUNIN écrit que l'« interprétation de sa doctrine, compliquée par une terminologie très lourde, et de plus fluctuante, reste difficile » 6, et il faut avouer qu'il n'a pas tort. Eclatée dans les huit gros volumes des Collected Papers, accessible jusqu'à ce jour uniquement en langue anglaise 7, présentée dans une chronologie

1. Les citations des Collected Papers (Harvard University Press, Cambridge Massachus- sets, 1931-35-58) sont référencées de la manière suivante : le premier chiffre indique le numéro du volume, le nombre suivant indique le paragraphe.

2. Gérard Dklkdallk, « l'ElRCK ou salssurk », « Semiosis », n° 1, p. 8, Agis-Verlag, Baden-Baden, 1976.

3. Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, tome 1, p. 79, Éd. de Minuit, 1973. 4. René THOM, Modèles mathématiques de la morpkogénèse. De l'icône au symbole, p.

229, UGE, coll. « 10/18 », 1974. 5. Les citations des lettres à Lady Welby (Whitlocks Inc., New Haven. Conn., 1953) sont

référencées par le sigle LW suivi de la page du volume. 6. Georges MOUNIN, Introduction à la sémiologie, p. 8, Éd. de Minuit, 1970. 7. Gérard DELEDALLE publie actuellement aux Editions du Seuil des traductions comment

ées de PEIRCE sous le titre Ecrits sur le signe.

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assez incertaine et soumise aux impératifs d'une morale terminologique variable, la sémiotique de PEIRCE accumule autour d'elle des obstacles largement dissuasifs qui peuvent expliquer que la tradition n'en ait retenu qu'une faible partie, ignorant son « mode de production » qui conduirait plutôt, comme nous le soutiendrons, à l'adopter dans son intégralité.

0.3. Roman JAKOBSON, par exemple, citant PEIRCE à plusieurs reprises, donne à penser que la classification des signes de PEIRCE se réduit — ou presque — aux trois classes icône-indice-symbole 8 ; ailleurs 9 il reconnaît l'existence de signes mixtes, « icône symbolique » et « symbole iconique », ou bien de signes « intermédiaires » 10, tandis que le légisigne apparaît plus loin H sans que sa relation avec les classes citées auparavant soit explicitée et avec une valeur de symbole. Nous verrons dans cet article que le terme « légisigne » est relatif à une instance du signe sans rapport avec celle qui est considérée dans la classification icône-indice-symbole. René ŤHOM procède de même 12 en adoptant de surcroît des conceptions restrictives de l'icône, réduite aux représentations graphiques. Par contre Umberto ECO, s'il cite intégralement les dix classes de signes de PEIRCE, ne les juge probablement pas utiles pour répondre à sa problématique 13. Aussi caractéristique de cet emprunt sélectif que fait la communauté des sémioticiens à PEIRCE est le parti pris implicite de Julia KRIS- TEVA qui, citant longuement le 2.243, ne retient, après avoir annoncé trois trichotomies (et non « catégories », erreur de traduction qui dénature complètement la pensée de PEIRCE), que la seconde, celle de la relation du signe à son objet, c'est-à-dire icône-indice-symbole 14. Finalement, à y regarder de près, ce n'est guère que la terminologie qui est empruntée à PEIRCE, parce qu'elle permet une classification des rapports signifiant-signifié qui a paru commode et opératoire à la plupart des sémio- logues. Pour notre part, nous voyons dans l'adoption pratiquement universelle de ces dénominations une preuve de la pertinence des a priori qui les ont produites. Il faut par ailleurs reconnaître que les éditeurs de PEIRCE ont favorisé un tel emprunt partiel dans la mesure où ils lui font écrire que « les signes se divisent fondamentalement en icônes-indices-symboles » (2.275). Il y a là une invite de leur part à séparer ces notions de l'ensemble de sa sémiotique en donnant le sentiment d'en extraire l'essentiel, ce qui est peut-être l'une des sources de la relative méconnaissance de l'œuvre de PEIRCE dans les cercles influencés par les conceptions sémiologiques de SAUSSURE.

0.4. Il faut, de plus, admettre que l'incompatibilité observée entre un système dyadi- que — la sémiologie basée sur le rapport signifiant-signifié — et un système triadique — la sémiotique peircéenne — ne permet pas de poser les problèmes en termes de complémentarité et pousse à l'annexion pure et simple de tout ce qui peut paraître utile. Il s'agit d'ailleurs d'une incompatibilité qui est tout à fait normale, selon PEIRCE, dans la mesure où « l'on ne peut pas analyser une triade en dyades » (1.363). Jeanne MARTINET n'hésite pas à qualifier d'« absolue » l'impossibilité d'éta-

8. Roman Jakobson, op. cit., tome 2, p. 94. 9. m., ibid., pp. 106-107. 10. id., ibid., pp. 31. 11. id., ibid., pp. 280. 12. René Тном, op. cit., p. 230. 13. Umberto Eco, La Structure absente, Mercure de France. 14. Julia Kristeva, in Panorama des sciences humaines, p. 558,. NRF, Coll. « Le point

du jour », 1973.

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blir des équivalents terme à terme entre les deux terminologies b, plus catégorique en cela que Gérard DELEDALLE qui propose des équivalents pour les termes saus- suriens 1(\ 0.5. Il paraît donc indiqué d'aborder l'œuvre sémiotique de PEIRCE en faisant autant que possible table rase de tout ce que la tradition saussurienne nous a légué de dichotomique, et de renvoyer la confrontation des deux approches aux niveaux de la fécondité et de la commodité des analyses qu'ils permettent. S'il est vrai, comme l'affirme Julia KRISTEVA, « que c'est la tâche de la sémiotique que de produire un formalisme et de l'appliquer à un dehors » 17, alors c'est le degré d'adéquation aux objets formalisés qui en dernière analyse permettra d'étayer des jugements de valeur. Car PEIRCE assigne à la sémiotique d'être « la doctrine quasi nécessaire ou formelle des signes » qui doit dégager « ce que doivent être les caractères de tous les signes utilisés par une intelligence scientifique » (2.227). En d'autres termes, il s'agit de dégager la structure formelle qui est impliquée dans toute représentation par le seul fait qu'elle s'effectue à l'aide de signes, et rien de plus. Faut-il alors, comme l'écrit Julia KRISTEVA, dire de la sémiotique peircéenne « qu'elle rassemble dans un seul cadre tous les systèmes signifiants (les sciences, les langues, les gestes, les arts, etc.) en les réduisant à un discours logique » 18 ? C'est faire bon marché du caractère intrinsèquement ouvert de la méthode sémiotique dont les préceptes fondamentaux sont : « Ne bloquez pas le chemin de la recherche » (1.135) et « Ne précisons pas nos conclusions au-delà de ce que nos prémisses garantissent expressément » (8.244). Pour une information plus approfondie sur ce thème, on pourra se reporter à la préface de Théorie et pratique du signe 19. 0.6. Les développements qui vont suivre consisteront donc tout d'abord dans l'exposé systématique des a priori philosophiques (le protocole mathématique) puis à leur actualisation dans la conception du signe triadique. L'application itérée des axiomes énoncés permet alors d'aboutir aux dix classes de signes, de telle façon qu'il n'y a rien de plus dans ces dix classes qu'il y a dans la triade initiale. Ce travail, et notamment la notation numérique des classes de signes, modélise le nqyau de la pensée sémiotique de PEIRCE. Il a été conduit parallèlement par Gérard DELEDALLE et le séminaire de Perpignan et par Max BENSE, Elisabeth WALTHER et leur équipe à Stuttgart. Une deuxième partie exposera la théorie des interprétants telle que les travaux du Séminaire de Perpignan ont pu la dégager d'une partie de l'œuvre de PEIRCE particulièrement buissonnante, la base de ce travail étant fournie par l'analyse de la Joconde de Gérard DELEDALLE 20. On y trouvera, de plus, les résultats et les prolongements qu'autorise l'utilisation des concepts mathématiques récents très généraux, liés à la théorie des catégories algébriques, qui débouchent sur des propositions de systématisation de l'analyse sémiotique en un sens que nous croyons être fidèle au projet peircéen de « penser toute chose exactement comme toute chose est pensée en laboratoire, c'est-à-dire comme une question d'expérimentation »

15. Jeanne MARTINET, Clefs pour la sémiologie, p. 102, Seghers, 1973. 16. Gérard DELEDALLE, « SAUSSURE et PEIRCE », Semiosis n° 2, pp. 18-24, Agis-Verlag,

Baden-Baden, 1976. 17. Julia KRISTEVA, op, cit., p. 536. 18. m., ibid., p. 559. 19. Gérard DELEDALLE, avec la collaboration de Joëlle RÉTHORÉ, Payot, 1979.

1979. 20. Gérard DELEDALLE, « La Joconde. Théorie de l'analyse sémiotique appliquée à un por

trait », Semiosis n° 4, pp. 25-28, Agis-Verlag, Baden-Baden, 1976.

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(5.411). D'autres travaux sont à notre connaissance réalisés dans le même esprit par Mihaï NADIN à Bucarest et par le groupe de travail d'Aix-la-Chapelle. Enfin une troisième partie sera consacrée aux applications et présentera quelques travaux réalisés à Perpignan dans des domaines aussi variés que le théâtre, la linguistique, l'analyse sémiologique et le cinéma.

1. La sémiotique triadique de C. S. Peirce (J. Réthoré)

1.1. Le protocole mathématique

La sémiotique de PEIRCE — ou doctrine quasi-nécessaire ou formelle des signes, ou encore logique — est fondée sur un postulat appelé « protocole mathématique » selon lequel tout système est et ne peut qu'être triadique.

En substance, la démonstration du caractère nécessaire de la triadicité est la suivante : on ne peut penser le nombre « un » sans concevoir en même temps sa limite (appelons-la « deux »). Or la conception du « un » et du « deux » comme deux entités séparées (l'unité et la dualité) implique un « troisième » d'une autre nature : un terme médiateur qui, en les pensant comme différents, les modifie.

Une triade ne peut pas être analysée en dyades, c'est-à-dire comme un ensemble de relations à deux termes 21. Par contre, toute mise en relation de termes en nombre supérieur à « trois » peut être ramenée à des compositions de triades. La triade est bien à la fois nécessaire et suffisante : nécessaire logiquement, suffisante pragmati- quement — nécessaire pour construire une infinité de relations, mais suffisante au sens où elle satisfait des besoins d'économie par la réduction possible de tout nombre supérieur à « trois » à des combinaisons de « trois ».

Ce protocole est la base de la sémiotique de PEIRCE, qui est une Phanéroscopie, c'est-à-dire une phénoménologie d'un type particulier 22.

1.2. Les catégories phanéroscopiques

La Phanéroscopie — ou étude des Phanérons, c'est-à-dire de « tout ce qui est présent à l'esprit, que cela corresponde à une chose réelle ou pas » (1.284) ^ — permet de classer les phénomènes en trois « mondes », appelés généralement « catégories phanéroscopiques » (1.300 et suiv.), qui vont rappeler le protocole de départ :

21. L'importance de cette remarque n'a pas grand besoin d'être illustrée. Les difficultés rencontrées au XXe siècle par les théoriciens du signe qui avaient recours au système dyadique de F. de SAUSSURE et qui durent créer un troisième terme, le réfèrent (malheureusement conçu comme en-dehors du signe) le démontrent suffisamment. Un système à trois termes permet — c'est une évidence mathématique — de prendre en compte et de traiter un nombre bien supérieur de phénomènes.

22. Comme tout ce qui caractérise PEIRCE d'ailleurs, homme soucieux de bonne morale terminologique, et qui n'a pas craint de forger de nouveaux concepts.

23. La notion de réalité étant fondamentale pour comprendre la doctrine « pragmaticiste » de PEIRCE, nous pensons utile d'en donner la définition, telle qu'elle apparaît notamment dans 5.405 : « ce dont les caractères ne dépendent pas de l'idée qu'on peut en avoir », et dans 5.565 : « La réalité est ce mode d'être en vertu duquel la chose réelle est comme elle est, indépendamment de ce qu'un esprit ou une collection déterminée d'esprits peuvent se représenter qu'elle est. »

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— l'univers des Possibles, qui est une Priméité ; — l'univers des Existants, qui est une Secondéité ; — l'univers des Nécessitants, qui est une Tiercéité.

La Priméité (1.302 à 1.306), c'est l'Etre, au sens philosophique, de tout ce qui est, dans l'immédiateté de son être (sans référence à un second ou un troisième) ; c'est le « un » par rapport au « un », le « un » en tant que tel ; c'est le vécu, plutôt que le senti (qui relèverait de la perception) ; ce sont les qualités, les qualités de sentiment, non pas dans le sens de l'expérience de ces qualités, mais ces qualités elles- mêmes qui sont de simples « peut-être », pas nécessairement réalisés ; c'est le choc de la naissance...

La Secondéité (1.322 à 1.336), c'est la catégorie de l'Existence de tout ce qui est, quel qu'il soit ; c'est la lutte (parce qu'elle suppose une résistance, donc une limite au moi), l'action à l'état brut non réfléchie mais vécue comme telle ; c'est le fait, mais toujours en opposition ; c'est le concret, pas l'idée...

La Tiercéité (1.337 à 1.349), c'est la pensée de tout ce qui est, la conscience réfléchie, la médiation, la généralité, la tentative d'expliquer les choses.

On voit dès lors que toute analyse sémiotique relève d'une tiercéité d'une part, et que, d'autre part, tout ce qui est, quel qu'il soit, sitôt qu'il est perçu, passe par le signe puisqu'il n'y a pas de pensée sans signe (5.251). Tout est signe du moment qu'il est saisi par la pensée, qui est une tiercéité, c'est-à-dire une médiation entre le monde des Possibles et le monde des Existants. La pensée met en relation des premiers avec des seconds ; elle est ce qui permet de les concevoir et de les relier ; elle est donc nécessairement d'une nature différente.

Si tout est signe, il faut admettre que tout est triadicisable.

1.3. Qu'est-ce qu'un signe ? 24

C'est un representamen — premier — qui renvoie à un objet — second — par l'intermédiaire d'un interprétant — troisième. Ce qui peut se schématiser ainsi :

-*-O ou

La relation triadique — qui est un processus — est telle que le representamen détermine son interprétant à entretenir la même relation triadique avec le même objet (1.541), ce qui signifie que le representamen R, qui entretient certains rapports avec son objet O, détermine son interprétant I, qui entretient lui aussi des rapports avec

24. En raison des nombreuses définitions que PEIRCE a pu donner du signe, nous précisons que nous avons retenu celles des paragraphes suivants : 1.346, 1.540, 1.541 (2.242, 2.274), 2.228, 2.231.

за

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un objet О', à établir la coïncidence de О et O' 25. Il n'y a pas signe si ce processus, appelé sémiose, n'est pas réalisé. La définition de chacun des « moments » du processus sémiotique R, О et I correspond strictement aux trois grandes catégories de phanérons :

— le Representamen est le fondement, il représente quelque chose ; — l'Objet est ce que représente le signe ; — l'Interprétant est la pensée, le jugement, qui permet de renvoyer R à O.

En termes de catégories, le R est une priméité par le fait que le monde des objets (la secondéité) peut être représenté (par un interprétant qui est troisième) par n'importe quoi dans le monde des Possibles 26. Un R est toujours choisi (par un I) parmi tous les R possibles, et le fait qu'à tel О soit associé (par tel I) tel R ne relève pas d'une nécessité mais d'une possibilité. Ce que R. MARTY a résumé ainsi : la pensée (qui est une tiercéité) saisit les existants (qui sont des secondéités) comme des possibles (des priméités) réalisés.

Le signe est une triade, un processus de relations verticales entre un R, un О et un I. Mais pour le caractériser dans son individualité, il est nécessaire de le trichoto- miser, c'est-à-dire d'envisager chacun des moments R, 0 et I comme autant de trichotomies (que l'on représente horizontalement) qui vont permettre d'identifier pour un moment donné du signe la catégorie phanéroscopique dont il relève.

Soit les tableaux suivants :

trichotomie

triade 1.

2.

3.

1

2

3

1

.1

.1

.1

1

2

3

2

.2

.2

.2

1

2

3

3

.3

.3

.3

Tableau 1.

R.

0.

I.

.1

R.l

0.1

1.1

. .2

R.2

0.2

1.2

.3

R.3

0.3

1.3

Tableau 2.

Ces deux premiers tableaux se lisent ainsi : concevoir une triade R, O, I, c'est concevoir le R par rapport à son О par rapport à son I, ou encore renvoyer un R à son О par l'intermédiaire d'un ou plusieurs I. Concevoir les trois trichotomies, c'est concevoir le R par rapport à lui-même en tant que lui-même, soit 1.1 comme priméité de la priméité, 1.2 comme secondéité de la priméité, 1.3 comme tiercéité de la priméité ; concevoir la deuxième trichotomie c'est concevoir R par rapport à О et déterminer que ce rapport est du 2.1, c'est-à-dire une priméité de la secondéité, ou du 2.2 ou du 2.3. Enfin la troisième trichotomie permet de spécifier le rapport de R à son I comme 3.1, priméité de la tiercéité, 3.2, secondéité de la tiercéité, ou 3.3, tiercéité de la tiercéité.

25. La relation triadique est vraie, c'est-à-dire que ses trois membres sont liés ensemble par elle d une certaine manière qui ne consiste pas en une combinaison de relations dyadiques (2.274).

26. Cf. l'arbitraire du signe.

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PEIRCE a identifié les neuf sous-signes qui caractérisent les divers moments et rapports du signe :

R.

0.

I.

.1

Qualisigne

Icône

Rhème 2:

.2

Sin signe

Indice

Dicisigne 2'

.3

Légisigne

Symbole

Argument

Tableau 3.

L'erreur consiste, dans une utilisation hâtive de ce tableau, à ne pas reconnaître les catégories phanéroscopiques dans le processus triadique et dans les subdivisions (ou sous-signes) internes à chaque moment du processus. Ceci peut amener à perdre de vue qu'un signe ne peut jamais être limité à un de ses sous-signes, ce qui reviendrait à ne l'envisager que dans un de ses moments : ainsi, l'icône, l'indice et le symbole, chers à maints théoriciens du signe aujourd'hui, ne sont pas trois moments du signe mais les trois caractérisations possibles de la seule relation du R à son 0. Font défaut les deux autres dimensions : la relation du R à lui-même et celle du R à son I.

1.4. Les classes de signes

En appliquant le principe de la hiérarchie des catégories (3 présuppose 2 qui présuppose 1, l'inverse n'étant pas vrai), et tout en conservant à l'esprit le fait paradoxal que les représentations (premières) et les analyses de représentations sont toujours le résultat de mises en œuvre de tiercéité (ce qui paraît près d'infirmer le principe de cette hiérarchie), on obtient dix classes de signes fondamentales :

— 1.1, 2.1, 3.1 qui se lit — Qualisigne 28 1.2,2.1, 3.1 1.2, 2.2, 3.1 1.2, 2.2, 3.2 1.3,2.1,3.1 1.3, 2.2, 3.1 1.3, 2.1, 3.2 1.3, 2.3, 3.1 1.3, 2.3, 3.2 1.3, 2.3, 3.3

— Sinsigne iconique 29 — Sinsigne indiciaire rhématique — Sinsigne indiciaire dicent — Légisigne iconique — Légisigne indiciaire rhématique — Légisigne indicidiaire dicent — Légisigne symbolique rhématique — Légisigne symbolique dicent — Légisigne symbolique argumentai

27. A côté de rhème, on peut lire « terme » ou « prédicat » ; à côté de dicisigne ou signe dicent, « proposition ».

28. Il est inutile de qualifier davantage le qualisigne, par ailleurs iconique et rhématique puisqu'il ne peut être que cela, par application de la hiérarchie des catégories.

29. Il en est de même avec cette classe de signes, elle ne peut être que rhématique, etc. On remarquera que le premier terme de caractérisation est un nominal et que les suivants sont des adjectifs qualificatifs.

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Ainsi se trouve exclue par exemple la classe *1.1, 2.2, 3.230 par le fait que le qua- lisigne, qui est un signe de simple possibilité qualitative, ne peut pas entretenir un rapport existentiel avec son 0, ce qu'indique 2.2 (indice) ; il ne peut non plus être interprété comme un signe de fait ou dicisigne, 3.2, puisqu'il ne peut qu'être un signe de possibilité, 3.1. Il faudrait que ce qualisigne soit « matérialisé » en un « être » unique, concret, individuel, c'est-à-dire en un sinsigne, 1.2, pour que le signe corresponde à une des dix classes.

1.5. Les types dégénérés

Sont considérés comme authentiques le qualisigne (1.1), l'indice (2.2) et l'argument (3.3). Mais sont qualifiés de dégénérés (1.528) l'icône (2.1), le rhème (3.1) et le dicent (3.2). Il n'existe pas de type dégénéré en priméité, puisque le qualisigne est une priméité de priméité. Par contre, la secondéité de l'icône est imparfaite, l'icône n'entretenant pas de relation existentielle avec l'objet mais une simple relation de ressemblance. Quant à la tiercéité du rhème, elle n'est pas loi générale mais simple potentialité ou « mentalité », dit PEIRCE (1.533). Enfin le dicent est le moins dégénéré de tous car il incarne la pensée et la communique.

1.6. Les deux aires de l'objet (LW, 407, 421 et 4.536) Un signe31 a deux objets, un objet immédiat (0;) comme le signe le représente et un

objet en lui-même, dynamique ou médiat (Oj), qui est la réalité qui détermine te signe à зя représentation.

Si Oj est représenté comme possible, Од, qu'il indique par suggestion, l'est par le biais de ses qualités. Le representamen est « descriptif ». Si O; est une occurrence, le representamen est « désignatif ». Si enfin O; est un nécessitant, le representamen est « copulant ». Si Oj est possible, le signe est un « abstractif ». Si 0^ est une occurrence, le signe est un « concrétif ». Si Oj est un nécessitant, le signe est « collectif ».

1.7. Les trois champs de l'interprétant (4.536 ; LW, 16 mars 1909) Le signe a aussi trois interprétants : 1) l'interprétant immédiat (Ij) ou sens du

signe 32. A la limite, cet interprétant ne dit rien. Il est l'effet non analysé que le signe doit produire (LW, 1909) ; 2) l'interprétant dynamique (Lj), qui est l'effet réel que le signe, en tant que signe, détermine réellement, ou, encore, ce dont on fait l'expérience dans chaque acte d'interprétation et qui est différent de tout autre. C'est un événement réel, unique ; 3) et enfin, l'interprétant final (If) ou « normal », « logique », qui renvoie à la façon dont le signe tend à se représenter pour être relié à son objet, ou bien, encore, le seul résultat interprétatif auquel nous devrions arriver si le signe a été suffisamment analysé.

L'interprétant dynamique 33 se subdivise en Idj et Ы2 : Idj ne fait pas appel à l'expérience collatérale et ressortit à l'abduction ; Ы2 se fonde sur un contexte étranger au savoir de l'interprète et relie le signe à son objet par induction.

30. * : signe d'impossibilité. 31. Ou representamen. PEIRCE utilise souvent un mot pour l'autre, avant de leur assigner

définitivement à chacun le sens que nous avons défini plus haut. 32. « Meaning » en anglais. 33. Pour l'explication des deux interprétants Id et If, nous renvoyons à Gérard DELE-

DALLE, « La Joconde », Semiosis n° 4, 1976, pp. 25-31.

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L'interprétant final est systématique mais peut être un simple rhème (If j ), c'est-à- dire une habitude générale, collective, d'interpréter les signes : on y arrive par abduction ; il peut aussi être un dicent (If 2 К une habitude spécialisée, expérimentalement contrôlée : le signe est interprété inductivement ; seul l'argument (K3) est systématique par excellence : étant un modèle, il se passe de l'expérience, « II est décisoi- rement déductif » 34.

2. La théorie des interprétants (R. Marty)

2.1. Retour sur la notion d'interprétant De toutes les notions de la sémiotique peircéenne, celle d'interprétant est proba

blement la plus difficile à clarifier tant elle est constamment exposée à la tentation psychologisante incarnée dans la présence obsédante de l'interprète. PeiRCE lui- même, définissant son interprétant « comme l'effet du signe (c'est-à-dire du represen- tamen) sur une personne », ajoute le commentaire suivant : «j'ai ajouté « sur une personne » comme pour jeter un gâteau à Cerbère, parce que je désespère de faire comprendre ma propre conception qui est plus large » (LW 419). Cependant, sa conception, il l'a exprimée dans une lettre antérieure lorsqu'il définit le symbole comme dépendant « d'une convention, d'une habitude ou d'une disposition naturelle de son interprétant ou du champ de son interprétant » (LW 408). En accord avec cette conception, nous dirons dans un premier temps que l'interprétant d'un signe est la valeur (ou l'ensemble des valeurs) que prend le representamen, dès qu'il est perçu par un sujet — interprète en puissance — dans un (ou plusieurs) champs d'interprétants dont ce sujet est porteur (c'est-à-dire qu'il en est le lieu des déterminations). On peut, à bon droit, rapprocher la notion de champ d'interprétant de celle du code culturel, mais la première de ces notions paraît plus englobante et plus dialectique dans la mesure ou elle est un « universel cbncret », contrairement au code culturel qui serait plutôt un « universel abstrait », c'est-à-dire un universel séparé de ses moments constitutifs. Nous reviendrons sur notre conception de l'interprète après avoir exposé les distinctions sémiotiques dont l'interprétant est l'objet.

2.2 Le processus « ad infinitum » L'interprétant étant lui-même un signe (representamen) a lui-même un Interpré

tant et ainsi de suite ad infinitum (2.303). Or l'expérience montre à l'évidence que l'établissement d'un sens, c'est-à-dire la détermination de l'objet du signe, se fait dans un temps fini, souvent extrêmement court, ce qui paraît introduire une contradiction. Faut-il alors admettre l'existence d'interprétants sans interprétants comme le fait Pierre Thibaud 35, ou dire comme Elisabeth WALTHER ^ que le processus est interrompu, par habitude, lorsque l'explication est jugée suffisante, ou encore avec Gérard DELEDALLE introduire une idée d'arrêt du processus par « décision deductive ? » 37. On peut dépasser cette apparente contradiction en introduisant la notion

34. Gérard DELEDALLE, « La Joconde », Sémiosis n° 4, 1976. 35. Pierre THIBAUD, « Un système peircéen des modalités », in Systèmes symboliques.

Science et Philosophie, pp. 69-70. Ed. du C.N.R.S., Paris, 1978. 36. Elisabeth WALTHER, Allgemeine Zeichenlehre, Stuttgart, 1974. 37. Gérard DELEDALLE, « La Joconde », Semiosis.n° 4, pp. 26-28.

37

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de processus convergent, ainsi défini : à partir d'un certain rang, la suite des interprétants (donc aussi celle des objets) devient stationnaire, c'est-à-dire qu'interprétants et objets se reproduisent ad infinitum identiques à eux-mêmes, par exemple suivant le schéma ci-dessous :

О Oi O2 02 02

11 12 13 13

L'idée de processus infini est ainsi préservée et habitude ou la décision deductive sont impliquées dans la reconnaissance par l'interprète du caractère répétitif de la sémiose à partir d'un certain moment. Cependant les interprétants qui interviennent dans le processus ne sont pas tous de même nature et sont, eux aussi, hiérarchisés à l'aide des catégories phanéroscopiques en trois classes (cf. 1.7). Leurs caractéristiques ont été dégagées par Gérard DELEDALLE de l'œuvre de Peirce.

2.3. L'interprétant immédiat est un interprétant perceptif. C'est « l'interprétant représenté ou signifié dans le signe » (8.343). Il ne voit que l'objet immédiat et il ne peut en dire que ce que la méthode d'analyse lui permet d'en dire. Les classes de signes qu'il détermine ont toutes un caractère rhématique. Du point de vue de l'interprète, c'est-à-dire dans sa version psychologique, il est « émotionnel ». Nous le noterons Ij.

2.4. Les interprétants dynamiques sont des interprétants factuels qui fournissent des informations sur l'objet du signe et consistent dans « l'effet réel produit sur l'esprit par le signe » (8.343). On distingue deux interprétants dynamiques. L'un, en relation avec l'objet immédiat, n'apporte que les faits en relation avec le signe lui-même tel qu'il se présente et rien de plus ; on le note Idj. Il ressortit à l'abduction. L'autre, en relation avec l'objet dynamique, puise ses informations dans le contexte de l'objet et fait appel à une « expérience collatérale » (LW 31) qui est un savoir antérieur ou extérieur au signe ; on le note Ы2. Il ressortit à l'induction. Du point de vue de l'interprète, c'est un interprétant « énergétique ». Idj et H2 déterminent des classes de signes qui sont des dicisignes.

2.5. Les interprétants finals

Ils fournissent les systèmes d'interprétation, « après développement suffisant de la pensée » (8.343). Ce sont des interprétants systématiques qui peuvent revêtir trois formes. La première, If j, est « une habitude générale, acquise par expérience, plus collective qu'individuelle, d'interpréter les signes à un moment donné dans un groupe donné ». La seconde, H2, « est une habitude spécialisée, un habitus, comme la capacité pour un botaniste de classer une plante nouvelle ». \i\ diffère de И2, non seulement parce qu'il est une habitude générale mais parce qu'il n'est pas, à l'inverse de l'habitue spécialisé, scientifiquement, c'est-à-dire expérimentalement contrôlé ». Quant à H3, notre conception différera sensiblement de celle de Gérard DELEDALLE, qui ne lui reconnaît aucune relation avec les interprétants dynamiques. Pour des raisons qui vont être expliquées ci -dessous, nous préférons donner à H3 le sens d'interprétant logique par excellence et le faire intervenir, après tous les autres interprétants, comme « mettant de l'ordre » dans les matériaux que ceux-ci ont fourni. Il détermine

38

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une classe de signes uniques : l'argument. L'analyse que nous proposons du processus d'interprétation, en relation avec nos remarques du 2.2., va étayer notre position.

2.6. Le processus d'interprétation

La finalité de ce processus est l'établissement d'un sens, c'est-à-dire l'attribution d'un objet au representamen. Dans la chaîne des interprétants, on peut considérer qu'apparaissent successivement les interprétants liés à la perception, dans une perspective stimulus-réponse, c'est-à-dire Ij-Idj-Ifi puis les interprétants liés à la réaction analysée du sujet dans un ou des systèmes interprétatifs Ы2-К2» et enfin H3 qui soumet le tout aux règles de la logique. A ce moment de l'interprétation, deux cas se présentent : ou bien l'interprétant logique ne révèle aucune contradiction et l'interprétation se stabilise, ou bien il révèle une contradiction qui modifie nécessairement la perception du représentanem et entraîne aussitôt un nouveau cycle jusqu'à une nouvelle intervention de l'interprétant logique, et ainsi de suite jusqu'à ce que la suite des interprétants devienne stationnaire. Une suite qui ne converge pas est une énigme. Les hiéroglyphes égyptiens par exemple le furent longtemps avant l'intervention de Champollion le Jeune.

2.7. L'interprète

II est le lieu de ce processus. Tout sujet est porteur de par son expérience personnelle et à des degrés divers de tous les champs d'interprétants, dans une culture donnée (l'absence en étant le degré zéro). Il est donc possible pour un même representamen qu'un sujet donné donne une interprétation très différente de celle d'un autre, dans la mesure où tous les interprétants dont ils sont porteurs — y compris l'interprétant logique — peuvent être a priori différents. Les interprétants « émotionnels » (relevant de la priméité) peuvent avoir un retentissement tel sur un sujet qu'ils bloquent le processus à son premier terme. Un habitus spécialisé (K2) très fortement ancré peut jouer le même rôle de blocage à un autre niyeau. Dans l'analyse sémioti- que des hypersignes que nous allons exposer, ce sont des signes constitués, c'est-à- dire ayant fait l'objet d'une interprétation, que nous allons considérer.

3. L'analyse sémiotique des hypersignes (R. Marty)

3.1. Une formalisation de la sémiotique peircéenne à l'aide de la théorie des catégories

On obtient cette formalisation en modélisant les catégories phanéroscopiques et leurs relations au moyen d'une catégorie algébrique. La sémiotique peircéenne apparaît alors comme une « interprétation » (au sens de la théorie des modèles) de cette catégorie. Nous n'exposerons pas ici le détail de cette formalisation que l'on pourra lire dans d'autres publications 38. Nous en donnerons seulement les principes et le résultat en vue des applications à l'analyse sémiotique.

38. Robert Marty, 1) « Catégories et fondeurs en sémiotique », Semiosis n° 6, Agis- Verlag, Baden-Baden ; 2) « Une formalisation de la sémiotique de C. S. Peirce, à l'aide de la théorie des catétories », Anthologie de la sémiotique de Salomon MARCUS, Editora Politica, Bucarest (à paraître).

39

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On définit la catégorie sémiotique fondamentale S dont les objets sont les catégories phanéroscopiques, c'est-à-dire la Priméité notée 1, la Secondéité notée 2 et la Tiercéité notée 3, et dont les morphismes sont, outre les morphismes identités :

— le morphisme a qui relie Priméité et Secondéité et que nous appellerons « réalisation », ce qui se justifie par le fait que tout second (un Existant) peut être considéré comme un premier (un Possible) réalisé ;

— le morphisme 0 qui relie Secondéité et Tiercéité et que nous appellerons « formalisation » (ou « nécessitation »), car il s'agit d'une relation qui exprime tout existant comme un possible réalisé « par une habitude, une loi ou quelque chose d'exprimable par une proposition universelle » ;

— le morphisme produit {(3a) qui est la composition des deux précédents. La catégorie S peut alors être représentée par le diagramme :

(S) 1

La combinaison des catégories phanéroscopiques ainsi hiérarchisées avec elles- mêmes (mathématiquement parlant : l'ensemble de tous les foncteurs contravariants de S dans S ordonné par les transformations naturelles de foncteurs) n'est autre que l'ensemble des dix classes de signes énoncées par PEIRCE. De plus, cette formalisation met en évidence une relation d'ordre (partielle) entre ces classes de signes qui lui confère une structure de treillis représentée ci-après :

1

1

.3

.3

чз*>

2

1 Y 2

.3 Á

.3

3.3 1 к-, с)

3.2

1

1

2

.1

2. i

2

1

(a, -,

1

3

-)

3

1

1

Tableau 4. Treillis des classes de signes.

40

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Dans les rectangles sont représentées les classes de signes ; les morphismes ou relations entre classes de signes opèrent de la manière suivante : par exemple (un trait représente l'application identique) : (-, a, -) agit sur la priméité au niveau de la secondéité, c'est-à-dire que (-, a, -) (1.2 2.1 3.1) = (1.2 2.2 3.1). On peut voir aussi que (/3,-,-) agit sur la secondéité au niveau de la priméité : (/3,-,-) (1.2 2.2 3.2) = (1.3 2.2 3.2) ; (-, a, -), (/3, -, -) sont des opérateurs sur les classes de signes.

De plus ces transformations peuvent se composer, ce qui se traduit par la règle suivante : deux classes de signes sont en relation s'il existe un chemin dans le treillis permettant de les joindre. On a par exemple :

(-, /3a, a) (1.3 2.1 3.1) = (1.3 2.3 3.2) car (-, /3a, a) = (-, j3, -) (-, -, a) (-, a, -) (composition des opérateurs).

On remarquera qu'il y a en général plusieurs chemins possibles. L'adjonction d'un nouveau morphisme /3*, de 3 vers 2, que nous appellerons

« replication », permet de rendre compte de surcroît de la notion de réplique, de la manière suivante : peuvent être des répliques tous les signes qui sont classés dans les classes de signes situées à l'extrémité pointue d'une flèche en pointillé.

3.2. Application à l'analyse sémiotique des hypersignes Par hypersigne, nous entendons un groupement ou complexe de signes donné

comme un tout : un tableau, un roman, une scène de la rue, etc. L'analyse sémiotique fondée sur la formalisation ci-dessus se déroule en trois temps :

1. Lliypersigne est décomposé en signes élémentaires grâce à l'interprétant final de l'analyste qui les distingue. Chacun de ces signes constituants est alors affecté à la classe de signes à laquelle il appartient.

2. On peut construire alors le diagramme de lliypersigne en reliant les classes de signes obtenues par les relations sémiotiques qu'elles entretiennent et qui seront lues dans le treillis.

3. On peut alors procéder à la sommation du diagramme. Il s'agit d'un procédé formel dont le résultat est une classe de signes qui, en un certain sens, contient en les « recollant » toutes celles du diagramme, compte tenu de la configuration de ce dernier. La somme obtenue est, en quelque sorte, la synthèse sémiotique de lliypersi- gne.

Ce procédé indique donc la classe de signes à laquelle appartient lliypersigne à partir des signes constituants. Il restera donc à déterminer ce signe, compte tenu de ce fait et du représentamen qui est donné, autrement dit à lui affecter un « hyper- objet » de façon que toutes les relations sémiotiques mises à jour par l'analyse soient respectées. On trouvera un exemple d'analyse de ce type en 4.3.

4. Applications

4.1. Application au théâtre : analyse sémiotique de la Brouette du vinaigrier, L.-S. Mercier, 1775 (C. Bruzy)

4.1.1. Avant-propos Ce travail n'est pas une étude sémiotique exhaustive de cette pièce. Nous avons

seulement essayé, à travers cet exemple, une approche sémiotique du théâtre. Notre intérêt se porte plutôt sur le théâtre que l'on peut nommer « militant ». C'est celui

41

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qui témoigne des bouleversements politiques et sociaux d'une époque. La pièce de L,- S. MERCIER est à cet égard fort intéressante et originale. Il est clair que le XVIIIe siècle est une époque charnière de l'histoire de la France et que les philosophes du temps croient aux vertus d'une classe bourgeoise laborieuse et honnête qu'ils opposent à la noblesse décadente, oisive et parasite. Mais L.-S. MERCIER associe aussi le peuple des travailleurs à la bourgeoisie montante. « Sur le plan social, MERCIER va plus loin que les propagandistes de Y Encyclopédie. La critique sociale est plus virulente. L'auteur rêve d une véritable refonte de la société : « Qu'il est beau, même en spéculation, de voir certaines familles descendre d'une hauteur démesurée tandis que d'autres monteraient sur la scène à leur tour et régénéreraient » 39. C'est en effet l'argument de la pièce de MERCIER, qui montre un riche bourgeois, M. DELOMER, subitement en faillite et ruiné, sauvé par l'or, laborieusement économisé par Dominique père, son vinaigrier.

4.1.2. Quelques présupposés théoriques Une pièce de théâtre est évidemment, s'agissant à la fois d'un texte et de la repré

sentation de ce texte, un complexe de signes — un hypersigne. Le projet de l'auteur est un signe argumentai (1.3. 2.3. 3.3.) dont l'objet doit être découvert par le spectateur à partir du représentamen qu'est la pièce représentée.

Une représentation théâtrale nous apparaît alors à l'encodage comme « la production d'un ensemble de contraintes interprétantes » *° dont la fonction est d'amener les spectateurs à la connaissance de l'objet choisi. Du point de vue de la sémiotique peircéenne, nous n'étudierons pas séparément les signes visuels et les signes linguistiques car nous prenons en compte, indistinctement, les signes produits par l'auteur et ceux qui résulteraient de la mise en scène à partir des didascalies. Par la force des choses, notre analyse ne peut porter que sur une représentation imaginée à partir du seul texte. Nous pouvons légitimer cette attitude en considérant que le texte est un invariant qui détermine toutes ses représentations.

L'une des difficultés de notre étude est aussi la détermination des interprétants. Les interprétants choisis sont ceux que nous prêtons aux spectateurs de l'époque. Ce sont d'abord les interprétants spécialisés (Ы2) ou les habitus (Ifj) d'un homme de l'époque mais considéré en tant que spectateur (le spectateur sait qu'il s'agit d'un spectacle et il ne confond pas la réalité avec sa représentation sur la scène). C'est donc un spectateur-type au sens où PEIRCE l'entend au 5.411.

En dernière analyse, dans le jeu du processus continu de l'interprétation, les interprétants mis en œuvre par ce spectateur paraissent être des interprétants pragmatiques mettant en relation ce qui se donne comme une représentation de la réalité et la réalité.

— Pour un Id2 1.2. 2.2. 3.2. 0 = Réalité sociale d'une époque

R' La pièce représentée

un sinsigne indiciaire dicent.

39. La Brouette du vinaigrier, collection « Nouveai ; classiques Larousse ». Texte annoté et cité par Robert AGGÉRI.

40. Robert Marty, « Analyse sémiotique d'un poème de Jules Supervielle», Semiosis n° 7, Agis-Verlag, Baden-Baden, 1977.

42

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— Pour un If] 1.2. 2.2. 3.1. un sinsigne indiciaire Thématique. Nous nous plaçons donc pour le spectateur-type soit au niveau de l'abduction

(If 1 ) soit au niveau de l'expérience (Иг). Ces sinsignes sont considérés comme des répliques de légisignes.

4.1.3. L'analyse de la scène 1 de l'acte I

L'objet construit par MERCIER au cours de la pièce et que notre interprétant de lecteur moderne permet de dégager (И3) est une société sans préjugés de classe. Il est clair que l'auteur ne propose pas d'un bout à l'autre une représentation de la réalité du XVIIIe siècle mais qu'il imagine et construit en fonction de son idéologie. Notre hypothèse de départ était qu'un théâtre militant de cette sorte est un théâtre où prédominent les signes indiciaires. Patrice PaVIS 41 fait remarquer qu'un théâtre didactique est un théâtre qui utilise l'indice de préférence à l'icône ou au symbole. L'indice, dit-il, « boucle le sens ». Nous entendons par là qu'il limite les champs d'interprétants des spectateurs. Il ajoute que les indices se situent sur le syntagme car ils sont avancés au fur et à mesure du déroulement de la pièce (du déroulement de l'histoire).

L'analyse de la scène 1, classiquement appelée « scène d'exposition », montre une redondance de signes indiciaires mais surtout de dicents. Ce sont des signes qui apportent des informations et qui visent à guider le spectateur à la fois sur le plan de la signification et sur le plan de la communication. Il est à remarquer que les didas- calies sont extrêmement peu nombreuses chez MERCIER et que dans cette scène tous les signes indiciaires sont linguistiques (conversation entre deux personnages dont l'objet est M. DELOMER et d'où il ressort que M. DELOMER est un riche négociant, bon bourgeois et bon père de famille). Un auteur comme SEDAINE, dans le Philosophe sans le savoir, choisit plutôt des représentamens visuels : le secrétaire chargé de papiers, les rouleaux d'or... sont autant de sinsignes auxquels renvoie d'ailleurs le discours des personnages (1.2. 2.2. 3.2. ).

Dans cette scène 1, nous aurons donc deux types de signes : des symboles rhéma- tiques ou des symboles dicents. Leurs représentamens (les signes linguistiques) renvoient tous soit à la fortune soit au négoce. Les signes dicents montrent qu'il s'agit d'un commerce international. L'Id2 du spectateur du XVIIIe siècle peut construire le signe suivant (il met simplement en relation R et O) :

cosmopolitisme du commerce

41. Patrice Pavis, Problèmes de sémiologie théâtrale. Presse Un., Québec.

43

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Nous relevons

1.3. 2.3. 3.1. légisignes symboliques rhématiques.

1.3. 2.3. 3.2. légisignes symboliques dicents

Représentamens

Le papier qu'on me donne est comme du comptant Ces négociants L'aisance de son père II lui arrive du bien des quatre coins du monde, bague, argent, boîtes d'or Une fortune solide L'argent roule là-dedans Le diamant beau, clair, net II fait un commerce immense II a des correspondances jusqu 'au fond du Nord 'Son nom sonne bien dans le monde Boîtes destinées pour Pétersbourg Nous sommes six bijoutiers qui lui fournissons II fait de très belles affaires

or,

Objets

commerce

fortune

fortune

commerce

II appartient au spectateur de sommer ces signes et nous pouvons retrouver leur cheminement dans le treillis. Nous sommes alors au 1.3; 2.3. 3.2. , soit le symbole dicent réplique d'argument.

Il est à remarquer aussi que les dicents viennent surenchérir et expliciter abondamment les signes rhématiques. Exemples :

Boîtes d'or... boîtes toutes pleines. Une petite bague... avec un diamant beau, clair, net. S 'agissant d'ailleurs de présenter le riche bourgeois, honnête commerçant, il est à

remarquer que ce dernier signe : « un diamant beau, clair, net » peut être considéré comme un légisigne iconique de M. DELOMER (une icône par métaphore) et complète également la peinture du personnage dans cette dernière scène.

4.1.4. Etude de la pièce dans son déroulement Le modèle actantiel appliqué au théâtre 42 nous permet d'approcher la structure

profonde de la pièce. Nous allons caractériser sémiotiquement son évolution de façon à faire apparaître l'argument.

Le déroulement de cette pièce de facture classique à l'intrigue très simple peut se résumer à trois moments, auxquels correspondent trois configurations pour les personnages et les actants : la première partie jusqu'à la scène 2 de l'acte II ; la deuxième partie, de la scène 3 de l'acte II où se produit le coup de théâtre, c'est-à- dire la ruine de M. DELOMER, à la scène 4 de l'acte III ; la troisième partie, de la scène 4 de l'acte III (car la deuxième partie de la scène apporte également un coup de théâtre : la brouette du vinaigrier est pleine d'or et elle vient à point pour aider le bourgeois, permettant ainsi le mariage du fils du peuple avec la fille de la bourgeoisie) au dénouement, très convivial puisque c'est un repas qui réunit les quatre protagonistes.

Chaque modèle actantiel est sémiotiquement équivalent à chaque partie de la pièce et constitue un signe ou représentamen dont nous déterminons l'objet pour un Ifj du spectateur de l'époque. Nous aurons donc successivement Sj, S2, S3.

42. Anne UBERSFELD, Lire le théâtre. Ed. sociales.

44

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Destinateur Amour Destinataire Ambition lui-même

\/ V Dominique fils

I

0 Mile Delomer

/\

Adjuvants Opposants 0 M. Delomer (la fortune et les préjugés de classe

Di D2 idem idem

\/

idem

1 0 idem

/\

A 0 la ruine de les préjugés M. Delomer de classe

Di D2 idem idem

\/ S idem

i 0 idem

/\

A 0 Dominique 0 père avec sa brouette pleine d'or

— Si renvoie à l'objet : société du XVIIIe siècle pour un If ̂ 1.2. 2.2. 3.1. réplique de légisigne.

— S2 renvoie à l'objet : société bourgeoise telle que l'imagine MERCIER, c'est-à- dire une société où la ruine d'un riche bourgeois est possible. Or cette situation est très peu vraisemblable au XVIIIe siècle.

C'est donc aussi un 1.2. 2.2. З.1., mais un sinsigne qui n'est pas, comme le précédent, une réplique de légisigne (sinon de celui imaginé par l'auteur pour les nécessités de sa démonstration que suppose le signe argumentai de départ). — S3 renvoie à l'objet : société sans préjugés de classe — les remarques précédentes valent aussi pour ce signe : 1.2. 2.2. 3.1. Nous pouvons sommer Sj + S2 (cf. treillis). MERCIER conduit les spectateurs à 1.3. 2.2. 3.2. , c'est-à-dire à une proposition (vraie ou fausse) qui est la suivante : dans notre société il est possible qu'un bourgeois soit ruiné. Mais la pragmatique du spectateur nous apprend que cette proposition ne peut être que du domaine du possible.

Pour le spectateur le signe est donc 1.2. 2.1 3.1. Ce n'est plus un signe indiciaire, une proposition, mais une icône, donc un rhème.

En sommant de même S2 + S3, nous obtenons 1.3. 2.2. 3.2. , c'est-à-dire : dans notre société, un bourgeois ruiné est aidé par un homme du peuple qui a su économiser.

Pour le spectateur le signe est du domaine du possible et non de l'existant : 1.2. 2.1. 3.1. Nous pouvons sommer Sj + S2 (cf. treillis).

MERCIER conduit le spectateur vers l'argument : ces signes dicents sont des répliques de symboles dicents, eux-mêmes répliques d'argument (cf. treillis). Mais nous avons remarqué que le légisigne dont la pièce est la réplique est une loi imaginée par MERCIER et non une loi de la société du XVIIIe siècle. On peut sans doute expliquer par là le peu de succès obtenu par la pièce de MERCIER auprès d'un public qui n'avait aucune expérience collatérale de l'objet et qui, de plus, devait être peu flatté par l'image de lui-même qui lui était donnée par la pièce.

4.1.5. L'établissement du modèle actantiel conduit entre autres à une remarque sur les deux actants à la place du destinateur, à savoir Amour et Ambition. Cette présence peut s'expliquer sémiotiquement si l'on considère que Melle DELOMER en tant qu'objet immédiat — c'est-à-dire par rapport à elle-même — est une jeune fille et

45

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que, en tant qu'objet dynamique — c'est-à-dire dans le contexte social — elle est héritière d'un riche bourgeois. On peut ainsi par ce moyen expliquer les ambiguïtés du personnage Dominique fils.

Mais l'intérêt majeur de cette méthode d'analyse nous paraît résider dans l'obligation que le caractère triadique du signe peircéen nous fait de considérer simultanément l'encodage et le décodage, l'auteur et les spectateurs.

4.2. Classification sémiotique d'énoncés en langue naturelle à partir des Interprétants linguistique et pragmatique (J. Réthoré)

4.2.1. Cette démarche — qui trouve sa source chez PEIRCE 43 — vise à manifester sémiotiquement que les énoncés en langue naturelle (ici le français) sont « reçus » de manière diverse selon le point de vue adopté, à représenter ces différences sémioti- ques sur le treillis (cf. tableau n°4), à interpréter sémiotiquement ces différences.

Nous avons choisi de retenir deux systèmes interprétants pour caractériser nos énoncés : le système linguistique **, qui est un K3 dégénéré (donc un K2) contenant, parmi ses règles de déduction explicites, des règles de la logique ; et l'interprétant pragmatique, qui est soit un simple habitus (un Ifj), soit un habitus spécialisé, « pragmaticiste », se reconnaissant comme tel (un H2). Un troisième système interprétant, celui de la logique (qui est un H3), devrait trouver sa place dans une telle caractérisation. Ce travail est en cours.

Nous espérons montrer que la méthode sémiotique de PEIRCE, qui est elle-même un И3 (une méta-théorie, une logique), ré-aménagée en structure de treillis 45, permet de classer les différents discours tenus sur un même signe (ici chaque énoncé) et d'indiquer les modes de fonctionnement de ces discours.

4.2.2. Critères d'établissement de la liste d'énoncés Critère n° 1 : constitution de trois listes sur la base du type de notion auquel ren

voie le thème de l'énoncé : liste A : un objet ou terme constituant une classe à lui seul et dont la propriété

est d'être « continu », soit un nom propre ;

43. A partir de 1896, surtout dans « The Logic of Mathematics » (1.515 à 1.519), « Degenerate Cases » (1.538). « On a new List of Categories » (1.548, 1.551), « Division of Signs » (2.230, 2.232, 2.246, 2.259, 2.261, 2.262, 2.271), « Icon, Index, Symbol » (2.284, 2.287, 2.289 à 2.291, 2.293 et 2.295-6).

44. Nous nous fondons essentiellement sur la théorie de renonciation de A. CULIOLI et, notamment, sur les ouvrages et articles suivants : A. CULIOLI, « Ébauche d'une théorie des modalités », Société de psychanalyse, 1969. A. CULIOLI, С FuCHS, M. PÉCHEUX, « Considérations théoriques à propos du traitement formel du langage », Documents de linguistique quantitative, n° 7, 1970, Dunod. A. Gauthier, Food for Thought, Didier, 1972. C. Fuchs, Contribution préliminaire à la construction d'une grammaire de reconnaissance du français, thèse de 3e cycle, Paris-VII, 1971. A. M. LÉONARD, Etude de certains phénomènes aspectueb de l'anglais, aspects et processus, thèse de 3e cycle, Paris-VII, 1973. С FuCHS, A. M. LÉONARD : Vers une théorie des aspects, les systèmes du français et de l'anglais, Mouton, La Haye, 1979. A. MEUNIER, « Modalités et Communications », Langue française, fév. 1974. Pour les définitions principales des concepts linguistiques : « Théorie de renonciation : quelques éléments nécessaires à la compréhension de « Temps, Aspect, Modalité », Sigma n° 1, Centre d'études linguistiques de l'Université Paul Valéry de Montpellier, 1976, pp. 1-6.

45. Cf. R. Marty, « Sémiotique de 1 'epistemologie », Semiosis n° 10, 1978, pp. 24-37.

46

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liste В : extraction d'un ou plusieurs membres d'une classe d'objets relevant du « discontinu » (quantifiable) ou extraction d'une portion d'un objet « continu- quantifiable » ;

liste С : renvoi à toute une classe (ou sous-classe localisée) d'objets (quantifiables ou pas).

Critère n° 2 : le prédicat décrit soit une propriété du thème (EP = énoncé de prppriété), soit une situation concernant le thème (ES = énoncé de situation).

Critère n° 3 : exploration systématique des modalités assertives et des modalités d'énoncé 46.

4.2.3. Liste d'énoncés

C'est X 47. Ce sont les étudiants (qui sont les victimes de la crise). X est surveillant d'internat, X est un cancre... Les étudiants sont des cancres. X est mécontent de cette grève. Tous les étudiants (de France) sont mécontents de cette grève. X est brun, petit... Tous les étudiants sont désillusionnés. X est doué, ingénieux... Les étudiants français sont peu doués. X est un bipède. Un étudiant est un individu qui fait des études supérieures. X est moins assidu que Y. Les étudiants français sont moins assidus que les étudiants anglais. X est le beau-frère de Y. Les étudiants d'aujourd'hui (ne) sont (pas) les héritiers de 1968. X est au restau. Tous les étudiants sont dans la rue. X écrit des vers. En France, les étudiants ont une visite médicale obligatoire par an. X a assassiné BISMARCK hier. Tous les étudiants font de la poterie. X a écrit un poème hier. Les étudiants de Perpignan se sont inscrits à la scolarité entre le 1er et le 15 octobre 1978. X est en grève. Les étudiants sont en grève. X a acheté une Volvo. Les étudiants manifestent en ce moment.

46. D'après A. CULIOLI, les modalités assertives sont les modalités déclarative {j\j£Qj interrogative {туго) emphatique

Les modalités d'énoncé recouvrent les modalités du « pas certain » et de P« inter-sujets » (— S et S — ), dont les marqueurs sont IL SE PEUT QUE, IL EST POSSIBLE... QUE (expressions de la contingence), POUVOIR (S — ), DEVOIR (S ~), FALLOIR (— S), ainsi que DEVOIR/FALLOIR dans le sens d'une nécessité d'ordre logique. Relève aussi de la modalité inter-sujets l'injonctif ( — S).

47. X se lit : « Pierre Chandon » ou « cet étudiant ».

47

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

(6)

(7)

(8)

(9)

(10)

(11)

(12)

(13)

(14)

AB С AB С AB С AB С AB С AB С AB С AB С AB С AB С AB С AB С

AB С AB С

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(15) AB X est-il en grève ? С Tous les étudiants sont-ils en grève ?

(16) AB X n'est-il pas en grève ? С Les étudiants français ne sont-ils pas astreints à passer une visite médic

ale par an ? (17) AB Arrête de fumer !

С Pensez à vos enfants ! Mettez votre ceinture de sécurité ! (18) AB II se peut que X fasse la grève.

С II se peut que les étudiants se mettent en grève. (19) AB X peut réparer un moteur.

С Les étudiants de la filière Langues étrangères appliquées peuvent manier deux ou trois langues.

(20) AB X doit porter une cravate au bureau. С Les étudiants doivent passer des examens.

(21) AB II faut que X soit au bureau à 8 heures précises. С II faut que les étudiants passent leurs examens en juin ou en septemb

re. (22) AB X doit être étudiant.

С Les étudiants doivent être inquiets de leur avenir. (23) AB II faut que X soit fou !

С II faut qu'ils aient perdu la tête pour être tous dans la rue ! (24) AB X veut finir ses études avant son service militaire.

С Les étudiants du sud de la France veulent travailler au pays. (25) AB Si X va en Angleterre cet été, Y partira avec lui.

С Si les étudiants refusent de passer leurs examens en juin, la session ne sera pas validée.

N.B. La comparaison des interprétations linguistique et pragmatique n'est valide que dans la mesure où ces énoncés ont un même sens pour l'énonciateur et l'allocu- taire. Cette présupposition étant constante, échappent donc à l'analyse autant les faits de polysémie que les situations dans lesquelles l'allocutaire refuse toute espèce de validité à un terme ; exemple (5), si l'allocutaire répond « doué n'a aucun sens », il y a « non signe » du point de vue où nous nous plaçons.

48

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4.2.4. Classification sémiotique des énoncés en fonction de leurs interprétants linguistique et pragmatique

1.3. 2.3. 3.3.

1.3. 2.3. 3.2. I-. -. /31 I6IC (6)C

.3. 2.2. 3.2. HIC (2 1С I3IC I4IC I5IC I7(C 18Ю (9IC (10(C IlltC I12»C I13IKS

I2.2r|

tlO)C (12IC (WES

1.2. 2.2. 3.2. (DAB (2IABI2.2 ) (3)AB (4)AB I5IAB (6)AB(1.2r2.2r) (7)AB (8)AB I9)AB - (10)ABI1.2r) (ШАВ (12IAB (14IES

1/3. -. -i/ (1MBC sit 2 (2MB (3)AB (4MBC (6MB (7MB (8MB (9MBC (10MB (12MB (14)ES (17) (19)(S~) (20)h S) (24HS-)

'-"A 1.3. 2.2. 3.

(171 (20)1- S) (21H-S) (24)(S - )

2.2.2.3.1. /t0-'-

(UABC sit 1 (3)C auAB (16MB (25)

1.3.2.1.3.1.

1.2.2.1.3.1

1.1.2.1.3.1. la. -. -I I15IABC I16IABC 1181 125 1

fcn romain : interprétant linguistique ; — en italique : interprétation pragmatique ; — £S : énoncé de situation ; — El' : énoncé de propriété ; — sit 1 : n'apporte pas une information signaficative ; — sit 2 : apporte une information significative ; — 1 .2r : réplique de légisigne ; — 2.2r : réplique de symbole ; S — initiative du sujet de l'énoncé ; — — S : contrainte pesant sur le sujet de l'énoncé.

49

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4.2.5. Résultats

4.2.5.1. Interprétation du fort pourcentage d'énoncés classés par l'interprétant linguistique (ou syntaxique) en 1.2, 2.2, 3.2 ou 1.3, 2.2, 3.2

Tous ces énoncés (de (1) à (12), (15) et (16)) sont déclaratifs et relèvent de la modalité du « certain », donc sont ou ont été effectivement actualisés.

Sont considérées comme des sinsignes, 1.2, les représentations d'un objet unique, concret, individuel, ou d'une collection d'objets ; sont considérées comme des légisi- gnes, 1.3, les représentations d'une classe ou d'une sous-classe d'objets, types ou faits généraux.

Ces énoncés renvoient à leurs objets de manière indiciaire, soit par un déictique, soit par un localisateur, soit par un déterminant marquant l'extraction, soit par replication. Ils sont dicents puisque propositionnels (relevant du Vrai ou du Faux) : ils disent quelque chose sur quelque chose.

4.2.5.2. Interprétation du caractère rhématique de presque tous les autres énoncés D'un point de vue linguistique, ces énoncés relèvent de la modalité du « pas cer

tain » : il s'agit des énoncés (13), (14), et de (17) à (25), soit parce que ce sont des propositions hypothétiques (interrogatives et déclaratives à prédicat modal désactuali- sées), soit parce que ce ne sont pas des propositions, mais de simples fonctions pro- positionnelles (injonctifs).

D'un point de vue pragmatique, le rhème se comprend soit comme signe de possibilité qualitative (2.250), soit comme signe désignant son objet mais ne livrant pas d'information sur cet objet. « Au dernier degré de la dégénérescence de la tiercéité 3.1, il y a la pensée mais ni communication ni incarnation de la pensée (1.538).

4.2.5.3. Différences sémiotiques significatives entre l'interprétant linguistique (L) et l'interprétant pragmatique (P)

4.2.5.3.1. Parmi les énoncés relevant du « certain » linguistique, sont sémiotique- ment différentes les opérations suivantes :

1.1. L'indication-appartenance, inclusion de X dans une 2e classe d'objets (marqueur : prédicat nominal) :

(1) AB situation 1 : L > P 48 (-,-,«) l'allocutaire (У\) ne considère pas la proposition comme un apport d'information.

(1) С situation 1 : L > P (0, -, a) Sf\ refuse la généralisation et sa représentation comme signe de fait ; il la renvoie au possible, à défaut de la mise en place d'une procédure de vérification.

(2) С L>P (-,(-), a) « У\ renvoie ce signe au possible.

48. L > P se lit : « l'énoncé est classé plus haut sur le treillis par l'interprétant linguistique que par l'interprétant pragmatique ». L < P : situation inverse.

49. (-, (-), a : linguistiquement, la relation de ce signe à son objet est un symbole devenu indice, ((•), ...) : un légisigne devenu sinsigne.

50

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1.2. La qualification (marqueur : prédicat adjectival) :

— en situation (marqueurs : Prép N, circonstant de localisation...) : (4) С L > P (/3, -, a)

У\ refuse la représentation comme fait général et considère la qualification comme possible pour certains éléments de l'ensemble.

— Propriété décrite selon des critères subjectifs (marqueur : prédicat adjectival) :

(5) С L > P ((/3), a, a) $f\ refuse (en fonction d'un If 2) la conventionnalisation, la réalisation, et considère le signe comme un signe de possibilité si la notion de « don » a un sens pour lui.

1.3. La relation :

— de comparaison (marqueurs : aussi ... que, plus ... que, etc.) : (7) С L > P (-, a, a)

dé-réalisation et renvoi à une qualification possible (il n'y a pas de qualification absolue d'aucune des deux classes d'objets prises séparément).

— logique (marqueur lexical, indiquant une relation entre plusieurs termes) :

(8) С L > P (-, -, a) renvoi à une interprétation ou une identification considérées comme possibles pour un If 1-

1.4. La localisation (marqueurs : Prép N, adverbial...) :

(9) С L > P (13, -, -) Le signe est considéré comme fait unique plutôt que comme fait général, bien qu'il concerne toute une classe d'objets.

1.5. La relation de type aRb (marqueur : prédicat verbal) :

— énoncé de propriété (EP) : (10) AB L > P ((/3), -, -)

le signe est accepté comme signe de fait plutôt que de loi. — énoncé de situation : ф.

1.6. L'assertion pragmatiquement fausse :

(11) ABC L > P (-,-,«) le contenu linguistique est démenti par. l'expérience collatérale. L'énoncé n'est donc pas un signe.

1.7. L'emphase (marqueurs : l'accentuation et l'intonation ; graphiquement : le soulignement) : ф.

51

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4.2.5.3.2. Parmi les énoncés relevant du « pas certain » :

2.1. L'interrogation : — interrogative affirmative :

(15) ABC L < P (a, -, -) У\ а connaissance que l'énonciateur «S^y ne prend pas position quant à la valeur de vérité ou de fausseté de la relation predicative. — interrogative négative :

(16) ABC L < P (a, a, -) Sf\ a connaissance d'une présupposition de la part de $f§ sur la valeur de vérité de la relation, bien que У$ présente la relation vraie comme ouverte, possible, pas comme un signe db fait.

2.2. L'injonction :

(17) ABC L < P (-, -, a) spécification.

2.3. La contingence (marqueurs : il se peut que...) :

(18) ABC L < P (a, -, -) matérialisation de la relation, envisagée comme possible.

2.4. Pouvoir (S -) : (19) ABC L < P (a, a, a)

reconnaissance d'une possibilité (ou compétence) ancrée dans des actualisations antérieures du procès.

2.5. Devoir, falloir : — modalités inter-sujets (—S) :

(20) (21) ABC L < P (-, -, a) contrainte d'ordre social qui vise à l'actualisation du procès comme signe de fait. — nécessité d'ordre logique :

(22) (23) ABC L < P (-, /3a, -) reconnaissance de la convention sur laquelle repose cette nécessité représentée comme logique.

2.6. Vouloir (S -) : (24) ABC L < P (-, -, a)

reconnaissance que У§ vise à l'actualisation du procès comme signe de fait.

2.7. Contexte hypothétique (marqueur : si ... alors, ES) :

(25) ABC L < P (a, a, -) Objet d'expérience dont l'actualisation est envisagée comme directe mais sous la dépendance d'une condition. L'actualisation est vue comme possible seulement.

52

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4.2.6. Conclusion

On aura remarqué que L > P dans les énoncés relevant du « certain » et que L < P dans les énoncés relevant du « pas certain ». Les modalités de leurs rapports sont variables (-, -, a) (-, a, a) (a, -, -) (a, -, -) (/3, -, -) etc., et plus ou moins complexes. Au bout du compte, on pourrait dire que l'interprétant linguistique renvoie à l'Objet immédiat (0;) comme possible, occurrence ou nécessitant, tandis que l'inten- prétant pragmatique renvoie le signe à son Objet dynamique (Од) et utilise l'expérience collatérale qu'il a de cet objet pour décider s'il relève d'une loi, ou d'un fait, ou seulement d'une possibilité. Comme tout discours 5° est produit dans une situation d'énonciation particulière et qu'il est le fait d'un énonciateur particulier s 'adressant à un (ou des) allocutaire(s), nous considérerons que l'interprétant pragmatique est plus décisoire que l'interprétant linguistique. Reste à savoir ce que livrera l'interprétant logique (argumentai).

4.3. Application à l'analyse sémiologique : « La nouvelle Citroën » de Roland Bardies 51

4.3.1. Dans cette étude, nous allons essayer de traduire en termes de sémiotique peircéenne et en suivant la méthode indiquée en 3.2 l'analyse sémiologique que BAR- THES a faite de la DS 19 au moment de sa présentation, vers 1955. La démarche de BARTHES repose sur la dyade signifiant-signifié ; cependant ce rapport est établi par lui-même, soit qu'il se réfère à ce qu'il pense être un acquis socio-culturel universel (du type : « le lisse est toujours un attribut de perfection »), donc à un If i, soit en faisant jouer des interprétants H2 très spécialisés — c'est-à-dire très « barthiens » (le « volant vide » de la DS est qualifié de « complaisance néomaniaque »). Dans tous les cas, les signes que nous extrayons de son texte sont, pour nous, constitués par les interprétants finals de son auteur 52, à partir d'un choix de caractéristiques de la DS 19 qu'il opère. La méthode de traduction que nous employons nous conduit donc à considérer ces caractéristiques comme les représentamens, et les signifiés que BAR- THES leur associe comme les objets des signes triadiques que nous constituons. Il s'ensuit que la plupart de ces objets, étant des signifiés, sont des concepts, ce qui d'ailleurs n'introduit aucune gêne en sémiotique peircéenne.

50. A l'exclusion du discours littéraire. 51. R. BARTHES, Mythologies, éd. du Seuil, 1957. 52. Nous considérons que ces interprétants finals sont implicites dans le texte. Ainsi, asso

cier la perfection et le lisse, par exemple, nous paraît relever d'un habitus spécialisé (If2) qui est celui d'un praticien confirmé de la sémiologie.

53

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4.3.2. En suivant le texte nous relevons successivement :

§

2

2

3

4

4

4

4

5

5

5

6

6

Representamen

la nouvelle Citroën

sigle D.S.

mot : déesse

le lisse de la carrosserie

matière

aérodynamisme

surfaces vitrées

insigne ailé

volant vide

tableau de bord : volets, leviers, voyants, nickelerie

cuisine moderne

rapports public/D.S.

exorcisme « appropriatif »

Objet

divinité incarnée

mot : déesse

concept : déesse

perfection

goût de la légèreté

vitesse

spiritualité

mouvement

néomanie

établi d'une cuisine moderne

ustensilité, contrôle sur le mouvement

exorcisme « appropriatif »

promotion petite-bourgeoise

Interprétant

If, : habitus spécialisé du sémiologue

If I : habitus phonétique collectif

If l : linguistique

If, : du sémio- iogue

If,

и.

If,

If,

If,

»i

If,

If,

Из

Classe de signes

1.3 2.3 3.1

1.3 2.1 3.1

1.3 2.3 3.1

1.3 2.2 3.1

1.3 2.3 3.1

1.3 2.2 3.1

1.3 2.3 3.1

1.3 2.3 3.2

1.3 2.3 3.1

1.2 2.1 3.1

1.3 2.3 3.1

1.3 2.3 3.2

1.3 2.3 3.3

Remarques

signe global que l'analyse va justifier

exemple d'une chaîne de deux interprétants successifs

signe justifié par Barthes par la contraposition de l'implication humain =» non lisse

signe symbolique car le rapport matière/ pesanteur n'est pas explicité.

signe dicent car ce mouvement est celui d'un organisme

chaîne d'interprétants : l'If о du sémiologue intervient sur l'If ! collectif

chaîne d'interprétants s 'achevant sur l'If3 de Barthes

54

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Compte tenu des relations sémiotiques entre classes de signes relevées dans le treillis, nous pouvons construire deux diagrammes (des classes de signes qui figurent plusieurs fois dans le tableau se sommant dans la classe de signes commune).

Le premier de ces diagrammes concerne la DS seule (c'est-à-dire hors contexte). Les signes à sommer sont tous les signes du tableau, sauf les deux derniers qui sont relatifs à la DS dans son contexte historico-social.

1.2.2.1. 3.1. tableau de

bord

(-. 0, -I 1.3.2.1.3.1. sigleD.S

1-, g, -I

1-,

1.3. 2.3. 3.1. lisse, aéro- dynamisme, cuisine

-, al/

\

1.3. 2.2. 3.2. insigne ailé

-» 1.3. 2.3. 3.1.

nouvelle Citroen déesse, matière, surfaces vitrées, volant

j*. -i

1.3. 2.3. 3.2. D.S19

DIAGRAMME n° 1 (seuls les R sont mentionnés).

Ce diagramme peut être sommé dans le signe le plus à droite, qui ne figure pas dans le texte de BARTHES ; ce signe a pour representamen la DS 19. Son objet doit rendre compte à la fois du caractère de divinité et aussi du fait que cette divinité est représentée par un insigne ailé, seule information apportée par le texte, tous les autres signes explicitant (donc se trouvant à gauche) le signe global annoncé au paragraphe 2. Nous proposons : « divinité ornithoïde » (c'est-à-dire ayant l'apparence d'un oiseau), signe que l'on peut rapprocher de l'oiseau d'Hermès des alchimistes. En conclusion de cette première étude, nous dirons donc que BARTHES représente dans ce texte la DS 19 comme une « divinité ornithoïde », que le diagramme n° 1 fournit la structure sémiotique de sa représentation et montre que l'insigne ailé en est une réplique.

Le diagramme relatif aux deux derniers signes du tableau est très simple :

1.3. 2.3. 3.2.

rapport public/D.S

(-, -, /31

t, -, 0*)

1.3.

exorcisme

2.3. 3.3.

« appropriatif »

Diagramme n° 2

La sommation est déjà effectuée. L'IÍ3 qui constitue le dernier signe est jugement, reprise du signe de gauche dans un système interprétatif incluant la petite-bourgeoisie au nombre de ces concepts (un champ d'interprétants logique relevant du marxisme, plus ou moins vulgarisé, plus ou moins « flou »). La flèche (-, -, /3*) montre que le signe de gauche en devient une réplique. Ce que l'on peut résumer en disant : ГК3 de BARTHES affirme qu'être dotés d'interprétants qui conduisent à considérer la nouvelle Citroën comme une « divinité ornithoïde » relève purement et simplement de l'idéologie petite-bourgeoise. Ce faisant, il illustre parfaitement le projet qu'il expli-

55

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cite dans sa préface : « Cependant, ce qui demeure, outre l'ennemi capital (la norme bourgeoise), c'est la conjonction nécessaire de ces deux gestes : pas de dénonciation sans son instrument d'analyse fine, pas de sémiologie qui finalement ne s'assume comme une sémioclastie » 53. Les deux diagrammes correspondent exactement aux deux étapes de cette démarche.

4.4. Film, cinéma, télévision : le signe cinétique (W. Burzlaff )

Le signe cinétique correspond l'audio-visuel, donc l'image en mouvement — « l'image cinétique » — et l'émission sonore. Le caractère spatio-temporel du signe cinétique est facilement concevable en ce qui concerne le son, mais difficile à saisir dans l'analyse de son aspect visuel. La méthode sémiotique de PEIRCE S* et sa conception comme un processus continu nous semblent particulièrement indiquées pour résoudre notre problème.

4.4.1. La triade Selon PEIRCE, le signe est une triade dont le representamen (R) signifie à l'inte

rprétant (I) l'objet (O) à dénoter dans un procédé continuel où R renvoie constamment à 0 par le moyen de I (PEIRCE, 1.541, etc.). Nous définissons le representamen du signe cinétique (R) comme la projection, la « mise en images » sonore, son objet (O) étant celui qui paraît sur l'écran pour l'interprétant (I) du spectateur. PEIRCE dit que « le troisième (I) est ce qui jette un pont sur l'abîme entre le premier (R) et le dernier (0) absolus et les met en relation » (1.359 55). Cet énoncé nous semble bien illustrer le signe cinétique. Le premier absolu ne serait en effet rien qu'une photographie figée qui devient seulement cinétique s'il y a médiation entre ce premier et le dernier absolu, ce qui peut être la dernière image — cinétique et non photographique d'un film, d'une émission •*'. Cette conception recouvre le fait physiologique que l'impression de mouvement est due à la superposition d'une deuxième image sur la précédente, chose explicable par l'inertie relative de la rétine.

En ce qui concerne les composantes du signe, nous renvoyons d'abord aux explications de G. DELEDALLE, qui met en garde contre la confusion entre « interprétant » et « interprète » 57, contre une réduction psychologisante de notre conception. Pour faire ressortir ensuite la prédominance du social dans le signe, nous disons encore à propos du representamen (R) qu'il s'agit là de la « situation » de la mise en image, ce qui permet d'y inclure des facteurs comme la qualité de la projection, la netteté de l'image, le confort des sièges, etc.

La compréhension, enfin, de l'objet (O) du signe cinétique se heurte souvent à son caractère de représentation. Or, le signe sémiotique est déjà en lui-même un schéma de représentation. Ce double aspect fait ressortir un côté positif de notre méthode. La question de la relation entre la réalité et sa représentation est évidemment fondamentale pour toute analyse des média. Pour le sémioticien, un signe renvoie toujours à un autre. Il analyserait dans ce cas la relation entre notre signe cinéti-

53. R. Barthes, op. cit., p. 1. 54. Cf. : Charles S. Peirce. Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par G.

DELED ALLE, coll. « L'ordre philosophique », Seuil, Paris, 1978. 55. Traduction G. DELEDALLE, op. cit., p. 74. 56. Sur la relation photo-film, cf. : « Taxonomie sémiotique de l'analyse du signe audio

visuel », Semiosis n° 8, pp. 31-42. 57. G. DELEDALLE, op. cit., p. 218.

56

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que, dont l'objet est essentiellement une représentation (et l'oubli de cette petitio principiae détruirait le signe, nous induirait en erreur tout comme le téléspectateur oubliant que c'est son appareil qui lui parle et non le présentateur, phénomène devenu slogan : « The medium is the message »), et un autre signe à construire, celui de telle ou telle chose représentée par le média. Ces deux signes entretiendraient des relations que la sémiotique peut analyser. Une telle recherche sera soumise à la « maxime pragmatique » de PEIRCE.

4.4.2. Les trichotomies Nous présentons les trois trichotomies du signe cinétique dans le schéma suivant :

R

0

I

précinèmes

existants représentés

plan

cinèmes

actes représentés

séquence (plan - séquence)

sonèmes, graphèmes, rythmèmes

signification de la succession d'actes

film - émission

Remarques : La nomenclature de la trichotomie du representamen est utilisée par P. -P. PasolINI ; nous l'avons ordonnée ici selon la méthode sémiotique 58.

4.4.3. Les classes de signes Comment peut-on remplir les dix classes du signe cinétique ? En voici quelques

possibilités : 1.1. 2.1. 3.1. : motivation d'acheter le billet d'entrée, d'appuyer sur le bouton ; annonces publicitaires ; programmes ; photos publicitaires... 1.2. 2.1. 3.1. : acte de regarder les images, de saisir les contrastes, les couleurs, la musique, la « beauté » d'un acteur, de ressentir un choc... 1.2. 2.2. 3.1. : ressentir le suspens, par exemple reconnaître le couteau comme menace pour la jolie gorge de l'héroïne... 1.2. 2.2. 3.2. : saisir un contexte, des motivations pour des actes, un flash-back, un montage en parallèle. Dimension de la discussion technique... 1.3. 2.1. 3.1. : reconnaître une musique tragique annonçant la catastrophe ; intertitres ; effets non visualisés, rythme du montage... 1.3. 2.2. 3.1. : innovations visuelles et sonores, dépassement des dimensions traditionnelles ; dimension de la créativité... 1.3. 2.2. 3.2. : contexte du récepteur, un savoir extra-filmique mis en relation avec ce qui est représenté ; compréhension d'une motivation psychanalytique ; ... 1.3. 2.3. 3.1. : le « star système » et ses influences sur le spectateur ; raisonnement relatif au « style »... 1.3. 2.3. 3.2. : la critique. 1.3. 2.3. 3.3. : la théorie.

58. P. -P. PASOLINI, L'Expérience hérétique. Langue et cinéma, préface de M. A. Mac- CIOCCHI, Payot, pp. 268 sqq. et passim.

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4.4.3.1. Une application : l'idéologie, dans le film « Le Golem. Comment il est venu au monde », de P. WEGENER (Allemagne, 1920).

Nous nous basons sur la définition et la formalisation de l'idéologie proposées par R. MARTY et donnons ici nos résultats dans un schéma qu'on trouvera explicité dans Semiosis 13, n° 1, 1979.

1.3. 2.3. 3.3. théorie

1.3. 2.3. 3.2. critique

1.3. 2.2. 3.2. savoir préfilmique, judaïsme

1.2. 2.2. 3.2. dimension technique

1.3. 2.3.3.1. style, architecture de Poelzig

1.3. 2.2. 3.1. Ahasvérus

1.2. 2.2. 3.1. transformation du Golem, esprits

1.3.2.1.3.1.' intertitres calligrammes

1.2.2.1.3.1. réception

3e forme 2e forme 1" forme

Remarques : lre forme de l'idéologie : recevoir les intertitres et les calligrammes non au niveau

de la 5e classe de signes, mais à celui de la 2e. Par exemple : les intertitres anglais de la copie d'un film qui a circulé assez récemment en France ne parlaient pas de « juif » comme l'original ; le rabbin Loew y était appelé « great master ». Les responsables du changement des intertitres ont peut-être voulu éviter une interprétation raciste. Autre explication : il s'agit d'une copie à usage maçonnique, les calligrammes en arabe et en hébreu indiquent que de tels éléments existent dans la conception visuelle même du film.

L'apparition d'Ahasvérus ne doit pas être aperçue au même niveau que, par exemple, la transformation de la statue du Golem ou l'apparition des esprits. Il s'agit là plutôt de la visualisation d'une argumentation historique (qui incite à rechercher une dialectique) qu'on ne devrait pas confondre avec de simples effets techniques.

L'architecture de Poelzig est remarquable, mais l'explication ne doit pas s'en servir pour déceler un antisémitisme du genre : juifs = cabanes biscornues, mal rangées, contre : monde chrétien = noble, clair. Pourtant de telles interprétations sont fréquentes et, comme nous le voyons, imprégnées d'idéologie.

L'apport du savoir préfilmique pour la compréhension du film : ce serait une marque de « fausse conscience » de vouloir interpréter tel ou tel passage comme preuve du génie juif. Abraham MOLES, analysant « le judaïsme et les choses », parle du Golem comme d'« une attitude par rapport aux choses » et se garde bien de commettre l'erreur de mélanger les niveaux ; il se sert par contre d'une petite remarque sur le film pour enrichir son exposé. Cet exemple montre ex positive les dangers des monographies traitant un film, un auteur hors contexte et succombant facilement à l'idéologie.

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Une interprétation séduisante se baserait sur la situation politique de l'époque où le film a été réalisé et telle qu'un critique contemporain aurait pu la voir. Il est alors aisé de retrouver des idées social-démocrates d'un moment historique où la monarchie n'était pas encore remplacée par la république, tandis que la révolution et les mouvements de masses étaient perçus comme dangereux.

4.4.3.2. Le treillis du signe cinétique prendra une importance considérable dans une autre application. Il s'agit : — d'analyser électroniquement, à l'aide d'un microprocesseur, les variations dans les valeurs de gris captées dans une ligne diagonale d'un écran de projection ; — de définir ces résultats sémiotiquement ; — de justifier leur classement dans le treillis (1.3. 2.1. 3.1.) ; — de formaliser la démarche à suivre dans l'exploitation des résultats ordonnés dans le treillis, i.e. de (1.3. 2.1. 3.1.) à (1.3. 2.3. 3.3. ).

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