la societe contre nature

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  • 7/30/2019 La Societe Contre Nature

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    Serge Moscovici

    La socit

    contre natureUnion gnrale ddition, Paris 1972

    Collection 10/18

    Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole,professeur retrait de lenseignement de lUniversit de Paris XI-Orsay

    Courriel:[email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/mailto:[email protected]
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    Serge Moscovici La socit contre nature 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, ancien pro-fesseur des Universits, bnvole.

    Courriel:[email protected]

    partir du livre de

    Serge Moscovici

    La socitcontre nature

    Collection 10/18

    Union gnrale ddition, Paris, 1972,404 pages.

    Polices de caractres utilises :Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2004 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 7 dcembre 2007 Chicoutimi, Ville de Sague-nay, province de Qubec, Canada.

    mailto:[email protected]:[email protected]
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    Table des matires

    IntroductionI.II.III.IV.

    Premire Partie

    VOLUTION ET HISTOIRE

    Chapitre I. Les premiers primates, promoteurs de lhistoireI. Mutation, adaptation et volution : rappel succinct de deux mcanismes

    essentielsII. La socit adaptativeIII. Lancien et le nouvel art de survivre

    Chapitre II. Des socits sans parolesI. Les hirarchies bien tempres

    II. Les prescriptions de la vie en communIII. Comment russir combler le foss qui spare les gnrations

    Deuxime Partie

    LA NATURE DE LHOMME

    Chapitre III. Le nouveau monde animalI. Dans le no mans land : hominisation ou cyngtisation

    II. Population, ressources et pressions sur lenvironnement1. Description liminaire de deux tats stationnaires2. Les mles surnumraires et le petit monde menac de la fort

    III. La cueillette des animaux

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    Chapitre IV. Les deux naissances de lhommeI. De la prdation la chasse

    1. La barrire des ressources principales2. Une sparation matresse

    3. Les arts de la ruse et de la mortII. Lhomme dnatur1. A lcole des anthropodes artificiers2. La naturalisation des artifices

    III. Remarques finales : llment humain et la structure humaine

    Chapitre V. De la slection la division naturelleI. Sur linversion des rapports entre population et milieuII. Faire des femmes, faire des hommes

    1. Invention et croissance2. Transmettre et conserver

    III. Le processus de division est naturel

    Troisime partie

    SOCIETE ANIMALE ET SOCIETE HUMAINE

    Chapitre VI. Les scocits qui viennent de nulle part

    I. La nature prise en dfautII. Du dsordre biologique et animal

    III. Les socits avec et les socits sans

    Chapitre VII. La chasse et la parent : premires constatationsI. Les trois dimensions de lentreprise cyngtiqueII. Le problme du mle

    1. Dcouverte de la paternit2. Du clibat : le mariage et lgalit des hommes

    III. Le principe du partage : don et rciprocit1. Lexogamie conjugale2. Lendogamie sociale et le pouvoir gnalogique3. La gnralit du partage exogamique

    Chapitre VIII. Les femmes dans la socit des hommes : le problme delincesteI. Pourquoi les femmes ?II. Loi naturelle ou rgle sociale ?III. Le seul inceste vrai : celui de la mreIV. Les rgles de parent, rgles de domination

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    Chapitre IX. La lutte des sexesI. Deux socits en une seule

    1. La socit du secret2. Les discriminations sexuelles

    II. Les hommes entre eux1. Devenir homme2. La ruse de la raison

    Chapitre X. La moiti-nature et la moiti-cultureI. La diflrence fondamentale

    1. Deux phnomnes universels2. Le sexe avant la classe

    II. La place de la prohibition de linceste dans le partage exogamique et ladivision naturelle

    Chapitre XI. loge de lordreI. Linceste, menace de la culture

    1. La Grande Peur2. dipe et Antigone

    II. Lternel prsentIII. Conclusion

    Chapitre XII. RtrospectiveI. Le paradigme en questionII. Le thme de la rupture et de la conqute

    1. Lartifice social2. La pollution par lhumain

    III. Le thme du changement et de la cration1. La nature historique2. La socit positive et ngative

    IV. Le retour dans la nature

    Notes de la premire partie

    Notes de la deuxime partie

    Notes de la troisime partie

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    INTRODUCTION

    Retour la Table des Matires

    I.

    Pour se convaincre de sa singularit, le genre humain ou la par-tie du genre humain qui sarroge le droit de parler en son nom lve des barrires autour de soi, se pose par contraste avec le restedes tres anims. Certes, il a un mrite : celui dexister. Au vu desnombreux checs quenregistrent des organismes dsireux de vivre oude survivre, ce mrite est grand. Il le renforce dans sa convictiondavoir russi un exploit, dtre all plus loin que quiconque,doccuper une situation privilgie dans la longue chane des tres.Pourtant se penser unique et distinct nest pas une condition de tout

    repos. Aussi prouve-t-on continuellement le besoin de motiver cetteunicit, daffirmer cette distinction, de sassurer quelles refltent lecours ncessaire de lunivers et quelles sont dfinitives.Lexploration des espaces lointains, par les rencontres quelle suscite-ra, modifiera peut-tre un jour cet tat de choses. En attendant lesgroupements humains ne cessent de se dfinir, de dire pourquoi ilssont ce quils sont, humains et non pas animaux ou vgtaux. Derrirele langage sobre des thories avances ce sujet, on pressent la fasci-nation exerce par le problme des origines. La cause qui a dclench

    lruption du genre humain en le sparant du monde animal et mat-riel, lcart qui permet lhomme de se hausser au-dessus des autresespces ou dautres fractions de lhumanit, primitifs, femmes, en-fants, etc., rputes plus proches de lanimalit sont les facettes dece problme. La sortie de la nature, la formation dun ordre part, ar-tificiel, reprsente maintenant la substance de sa solution, que lonsefforce de dmontrer de mille faons. En mme temps, la qute de

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    ce qui est le propre de lhomme, la rupture de la socit et de la na-ture, le rapport dexclusion par lequel on dmarque leurs domainesexclusifs jouent un rle capital. La socit est le domaine des hom-

    mes, la nature, le domaine des choses. Notre civilisation, en particu-lier, sappuie fermement sur cette sparation. Elle la conoit intgre son armature, imprime dans la structure du monde, simposant lensemble du rel de manire permanente. L se dissimule la ligne departage entre le suprieur et linfrieur, le spirituel et le matriel, leproduit et le donn, ce qui existe avant lhomme et sans lhomme et cequi existe aprs lui, avec lui. Ce rapport dexclusion qui est tout lafois diffrence et ngation, autonomie et extriorit, se retrouve aufondement de nos sciences, faonne et organise nos conduites politi-ques, conomiques et idologiques. Le passage de lanimal

    lhomme, de ltat de nature ltat de socit, y est un leitmotivconstant, signe dun dcoupage effectif des phnomnes ordonnsdans lespace et engendrs dans le temps. Certes, des doutes sont mispriodiquement sur la ralit de lopposition tranche des deux tats.Le philosophe Hume conseillait de laccepter titre de fiction et sou-tenait quelle ntait rien dautre 1. Les rserves portant sur le dtaildes observations, sur lenchanement des raisonnements, nont cepen-dant pas entam les systmes dides qui lont toujours reprise ensous-uvre ou qui en dcoulaient, tant sa cohrence, son pouvoir de

    conviction et son usage sont grands. Il sagissait en effet de sauvegar-der lessentiel : le caractre contre-nature de la socit, le caractreexceptionnel de lhomme.

    Mais nous vivons dans un sicle o lesprance de vie dune vritsest considrablement raccourcie et o des concepts que lon estimaitdevoir durer indfiniment portent les traces dune rosion qui les rendmconnaissables, quand ils nont pas purement et simplement basculdans le nant. Mme les sciences qui nous sont familires sont appe-les, plus ou moins brve chance, se combiner, changer ou dis-

    paratre. Les savants y contribuent sans relche, quand ils sefforcentde mettre rude preuve et de dmentir plutt que de confirmer et deprserver les vrits et les thories consacres. Les dcouvertes dessciences biologiques et prhistoriques font voir sous un clairage dif-frent de celui auquel nous sommes accoutums le comportement et le

    1 D. HUME : Treatise on Human Nature, Londres, 1758, vol. 2, p. 265.

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    monde animal, la chane des vnements qui ont conduit du primate notre prsente espce : par suite, il semble que soit considrable levolume de ce qui est dsapprendre. De leur ct, les forces histori-

    ques propres entraner les civilisations dans de nouvelles directions, produire de nouvelles pratiques conomiques, politiques, culturelles,minent les notions conues antrieurement en vue dautres pratiques,rendent caduc lesprit qui les a soutenues. La rencontre sur la scne delhistoire de socits ayant probablement suivi un dveloppement di-vergent, rejetes par nos soins vers lextrmit nature de lchelledont nous occupons doffice lextrmit culture est la plus mani-feste de ces forces, et ses consquences sont profondes. Par ailleurs,ce qui touche au dsquilibre cologique, la croissance des popula-tions et lamendement du milieu, bref notre question naturelle, nest

    pas moins significatif. Savoir comment gouverner les forces matriel-les, comment rduire les carts entre lexpansion dmographique etles ressources de lenvironnement, quel rle assigner au progrs scien-tifique, suscite des mouvements sociaux et nous oblige rviser nosoptions fondamentales. Et notamment mettre en doute lide quelhomme est matre et possesseur de la nature, quil conquiert, delextrieur, lunivers des choses. On en vient mme soutenirlhypothse contraire, cest--dire que lhomme intervient danslunivers mais de lintrieur, en tant quune de ses parties.Last but not

    least, le plus souvent, thories, arguments, interrogations renvoientaux expriences, la sensibilit, aux phnomnes propres une po-que et une socit, surviennent et sestompent avec elles. Ainsi lanaissance de lindividualisme, avec lindividualisation des actes, desintrts et des rapports humains, a donn une impulsion vigoureuse lopposition de la socit et de la nature. Tout est alors taill sur cepatron : atome permanent inscable ou monade sans porte ni fentre,organisme luttant pour sa survie le plus fort vaincra ! animalagrg une horde, acheteur ou vendeur sur le march, savant isolaux prises avec les nigmes de lunivers. En physique, en biologie, en

    conomie, en philosophie, partout lindividu est lunit de rfrence.Expression la plus complte de lessence des choses et de lhomme, ilincarne la nature humaine et tmoigne de son tat originaire. En com-paraison, la socit ne saurait tre rien dautre quun tat antagoniste,une association drive de volonts diverses et de molcules indpen-dantes, soumises des contraintes. Dduits de cet antagonisme, les

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    principes des institutions et des lois politiques et sociales qui nousguident aujourdhui y sont fermement ancrs.

    Pourtant la socialisation des intrts, des actes, des rapports hu-mains est une tendance fondamentale de notre prsent. Cest une vi-dence laquelle on ne peut gure chapper, mme dans le domaine dela science. En physique : cest par paquets que les atomes se transfor-ment, ont une dure de vie, se meuvent. En biologie : la survie delespce est fonction de la population et non pas de lindividu ; lesgroupements animaux sont organiss, connaissent la hirarchie et laconvention. En philosophie : la communaut des savants en tant quetelle est engage dans le travail de dcouverte des lois de la matire.Comme autrefois, dans la production, le travailleur collectif a rempla-

    c le travailleur individuel, on voit aujourdhui le penseur collectif sesubstituer au penseur individuel. Pntrant, sous la forme directe ouindirecte de population, de collection, densemble statistique, notrevie et nos catgories de pense, le social merge unit de rfrence,paradigme du rel. Il suffit de fort peu de chose pour que, par analogieet la place de lindividu, il aboutisse manifester lessence delhomme, son tat naturel. Dans ces conditions, lopposition qui nousoccupe, cessant petit petit de trouver un cho dans nos expriences,nos attitudes mentales, perd de son acuit et de sa pertinence. Il restera

    la tche de reformuler les principes des institutions, des lois politiqueset sociales, partir dautres liens entre socit et nature, processus d-j engag qui ira samplifiant.

    Ainsi, dcouvertes scientifiques et forces historiques, la rencontrenest pas fortuite, nous amnent remiser les faits et la logique qui ontservi formuler le problme de nos origines, dissocier notre mondesocial de notre monde naturel en leur confrant des proprits antino-miques. Mais elles nous invitent aussi les rordonner dans un cadrediffrent. Nallons cependant pas trop vite. Nous touchons l en effet

    un systme dides et un langage qui, bien quayant perdu le pou-voir de critiquer et dclairer, pour ne garder quune physionomie fi-ge et opaque, restent gravs dans les esprits, rsonnent aux oreilles,comme lexpression du vrai et du rel. Avant dexaminer leur valeur cet gard, pour sassurer de leur teneur, il convient de les rappeler en-core une fois, comme on rejoue un disque, comme on repasse un film,sinon pour le plaisir, du moins pour tre sr que lon parle bien du

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    mme morceau de musique ou du mme personnage. Au fil des indi-cations et des commentaires se dgageront spontanment les perspec-tives qui motivent le prsent travail.

    Retour la Table des Matires

    II.

    Dans quelles circonstances lhomme est-il sorti de la nature ?Quels sont les facteurs dcisifs de la coupure avec lunivers biologi-que et matriel ? Ceux qui posent ces questions et sefforcent dy r-pondre aspirent fixer le seuil dun commencement absolu, rsou-dre lnigme de notre singularit. A un moment du processus

    dhominisation, semble-t-il, un changement anatomique et physiolo-gique a eu lieu dans lorganisme pratiquement stabilis. Ce change-ment cortical et soudain, du type du tout ou rien, analogue au sautdun niveau quantique un autre, a ouvert une brche danslvolution. Pour le dcrire, les anthropologues emploient limage glo-rieuse de passage du Rubicon. La facult de parler, dabstraire, decombiner des moyens artifactuels sest introduite par la brche pro-duite. De l, chez lhomme, son tonnante flexibilit, ses capacitsdinventer qui laident profiter de la plupart des ressources existan-

    tes, accumuler et transmettre les savoirs, passer rapidement dunentourage un autre. Dans la plupart des espces, lorsquil sagitdaccder des milieux diffrents, de sy dvelopper, des modifica-tions gntiques, soumises aux lenteurs de lhrdit, sont indispensa-bles. Pas plus quil ne dpend de telles modifications ou de telles len-teurs, le dveloppement spcifiquement humain nen connat ni nenentrane. Ses arts seuls, surajouts sa structure organique, sont affec-ts. Certains y aperoivent mme une enveloppe, un vernis de surfaceappliqu sur un tre qui demeure organiquement, par de nombreuxcts, un singe, vrai dire nu : Il y a une nature fondamentale, cri-

    vait Henri Bergson 2, et il y a des acquisitions qui se superposent lanature, limitent sans se confondre avec elle. Cest que, au cours dutemps, les dterminismes gnraux se sont vus supplants par des d-terminismes particuliers lhomme, lui permettant de crer son cadre

    2 H. BERGSON : Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, p.289.

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    de vie exceptionnel dans le milieu dorigine. La nature sest dpasseen loccurrence, le librant des servitudes communes, lui donnant lapossibilit de se retrouver lextrieur dun monde quil a pu prendre

    pour objet, ny participant que de manire rsiduelle. Hors delle ou ct delle, la barrire de lanimalit franchie, sest instaure une rela-tion, rsume dans et par lartifice ou lintelligence, quaucune autreespce ne connat ni na eu lavantage de connatre. Tel est du moinsle schma auquel on se rallie en gnral.

    Les conjectures qui laccompagnent sont valides aussi longtempsque lon conoit lorganisation biologique de lhomme comme unedonne invariante, son action sur le monde extrieur, par drogation la loi gnrale, demeurant sans rpercussions anatomo-physiologiques

    sur elle, ses diverses oprations pratiques ou intellectuelles se bornant reproduire artificiellement le milieu sans intervenir dans sa constitu-tion. Or il nen est rien. La forme du corps, du crne et des membres,les proprits spcifiquement humaines, la station debout, le volumedu cerveau, le langage, nous en sommes aujourdhui certains, sont lesconsquences de lactivit de prdateur de lhomme, de son aptitude employer les ruses et les outils ncessaires pour y russir. Les modifi-cations gntiques, sociales, qui lui sont propres, nont pas prcd cettat de choses : elles lui ont succd. En gros, comme en dtail, on ne

    le rappellera jamais assez, lhomme est son propre produit. Depuis sespremires bauches comme entit autonome, sa ralit naturelle a tou-jours impliqu une connaissance, une habilet faire, associes unagencement finalis de gestes et dinstruments appropris. A aucunephase de son volution, cette ralit na t limite un quipementpurement organique ou instinctuel. Les palontologues en conviennentqui interprtent de plus en plus sa biologie par sa technologie.

    Il en est de mme en ce qui concerne le milieu matriel. Les tho-ries anciennes avaient tendance le rapporter lindividu, le dfinir

    uniforme, constant, toujours semblable lui-mme, indpendant desinfluences exerces par les cratures qui lhabitent et lexploitent. Lemilieu matriel se confondait avec sa dimension gographique et go-

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    logique, quoi se ramne la nature selon une opinion rpandue 3. Orlcologie dune espce, les tudes approfondies le montrent, lui estparticulire. Elle est relative une population rpandue dans une aire

    dtermine, aux modes opratoires de cette population qui la condui-sent sapproprier une ressource de prfrence une autre. Pour unobservateur externe, la fort semble tre un milieu unitaire et distinct.Pour les animaux qui y cohabitent, elle est un univers structur, diver-sifi, dont seule une parcelle leur apparat familire et connue, le restetant comme inexistant. Le milieu qui entoure ltre humain, compar celui qui entoure lanimal, nen diffre pas simplement par sa varitet sa surface, puisquil couvre lensemble de la terre. Il contient desespces physiques, vgtales et animales que nous avons produites etqui interfrent aussi bien entre elles quavec celles qui existaient dj.

    La biosphre qui lui correspond est spcifique, tant donn les proces-sus qui laffectent et qui lont modele.

    Quand on jette un coup dil sur les facteurs internes et externesqui ont contribu la gense de lhomme, force est de constaterquavec lui se dgage un rapport diffrent, un cart qualitatif. Ce nou-veau rapport, il faut y insister, inclut demble un faire et un savoirconus par lhomme. Il nen a pas connu dautre ; il ny a pas de rap-port de lhomme son milieu qui ne rsulte de linitiative humaine,

    non quil lait engendr, mais parce que lhomme sest constitu cequil est, physiologiquement, psychiquement, socialement, enlengendrant.Dans un prcdent ouvrage, Essai sur lhistoire humainede la nature4, jai soutenu et dmontr quil tait possible de conce-voir la coexistence et la succession de plusieurs rapports, tous gale-ment naturels, dans lunivers. Celui qui nous concerne pose lhomme un ple et les forces matrielles lautre ple. Jai tay cette faonde voir par un examen de lactivit humaine qui engendre des l-ments physiques, chimiques, gntiques, des combinaisons indites deces lments, et non seulement, comme on laffirme, des artifices. La

    diffrence classificatoire du naturel et de lartificiel, larrire-plan dela dichotomie dune nature organique qui nous contient et dune na-

    3 Le monde naturel est le monde gographique des phnomnes que nous per-

    cevons autour de nous. P. BIDNEY: Theoretical Anthropology, New York,1959, p. 18.

    4 S. MOSCOVICI : Essai sur lhistoire humaine de la nature, Paris, 1968

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    ture inorganique que nous conqurons et transformons en technique,na pas la solidit quon lui suppose. La lutte de lhomme seul contrela totalit de la nature prsumer quelle soit distincte de la lutte

    entre les hommes, et plus pre se laisse concevoir comme un af-frontement dans la nature. A ce conflit, tout dabord, la socit, qui estune constituante dcisive de notre complexion vitale, prend part. En-suite sy adjoignent, sans discontinuer, dautres puissances matriel-les. Avec les plantes contre les animaux, avec llectricit contre les forces mcaniques, nous participons, dune diffrencia-tion rgulire du monde matriel, nous le mettons jour en tant quesystme de relations. Lintervention de lhomme revt la significationdun rapport tabli dans le systme avec une de ses parties. Mieux en-core, les principes qui le rattachent ses allis et lopposent ses

    ennemis sont ceux-l mmes qui unissent les tres physiques, bio-logiques, chimiques entre eux. Tout concourt prouver que le lienhomme-nature est aussi un lien nature-nature. Lhumanit avec sesbras, ses nerfs, ses cerveaux samalgame aux puissances quelle pn-tre. Lhomme estdonc cheval, gravit, lectricit, et rciproquement.Il y a longtemps quAntiphon a nonc cette vrit : Par notre habi-let nous conqurons la matrise sur les choses dans lesquelles noussommes conquis par la nature. Ce ne sont donc point des termes ex-trieurs lun lautre. La mythologie de leur mutuelle violence, repri-

    se et rpte satit, savre tissu de notions vagues, dnues designification, impropre jeter une lumire quelconque sur les faitshistoriques concrets. Le dilemme quelle rend plausible entrelhomme dissoci de la matire et lhomme enchan la matire,spectateur et acteur dont le seul recours serait la domination commeenvers de son impuissance perd rapidement son pouvoir vocateuret ses vertus mobilisatrices. Et en particulier une poque o il estplutt question de dfendre la nature contre lhomme que de dfendrelhomme contre la nature.

    Lapparence de clivage entre ce qui est produit par lhomme et cequi est produit sans lhomme sestompe chaque jour davantage. Lesmachines et les outils conus en vue de prolonger directement le corpshumain, dpendant pour leur fonctionnement de ses forces musculai-res, ont t, pendant longtemps, les supports illustratifs de cette appa-rence. Les systmes automatiques modernes jouissent dune autono-mie, dune facult dautorgulation, voire dautoproduction telles que

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    les spcialistes les apparentent aux systmes dits naturels. Personne nevoit dobstacle ce rapprochement, du fait quils procdent delintelligence, de lingniosit et de leffort humains. Les recherches

    physiques, chimiques, mathmatiques, de leur ct, dbouchent sur laproduction d espces physiques ou chimiques sans quivalentdans la nature et ne se distinguant en rien des espces qui se sontformes hors de ces recherches. Le lecteur du tableau de Mendleffles retrouve chacune leur place, quelles soient nes dans luniversou au laboratoire. On abuserait du langage en les qualifiantdartefacts, tant donn que ces espces scientifiques ne reprodui-sent aucune structure matrielle prexistante, ni ne se substituent une telle structure. Dans le nombre des espces dcouvertes, ilfaudrait inclure la ntre, nos qualits biologiques, nos facults intel-

    lectuelles, nos organes et leurs fonctions devant tre compts, je laidit, parmi les rsultats de nos pratiques. Les savoirs et les phnomnesquengendrent lart et les sciences (les exemples sont innombrables)vont de pair avec une conversion de nos capacits et des facteurs dumilieu auxquels elles correspondent. Leur aboutissement nest pas untat antinaturel ou artificiel, mais un progrs de la nature, en tantque lespce humaine en a mis profit, pour ses besoins et ses dsirs,les diverses manifestations 5.

    Lhomme joint la matire, voil la dfinition concrte, le contenuvritable de notre tat de nature. Persister qualifier dartificiel lerapport qui sy manifeste, cela revient soutenir que notre espce na

    jamais exist et nexistera jamais que dans une nature laquelle ellene devrait pour ainsi dire rien. Ce qui est assurment absurde et sansfondement. La singularit du rapport en question a trait uniquement ses modalits et ventuellement un de ses termes. Ses pointsdapplication, comme pour tout rapport analogue, touchent galement la biologie et lcologie. Certes, il diffre des relations correspon-dantes quentretiennent la plupart des espces ; mais ces relations ne

    sont pas non plus identiques ce que lon observe dans linteractiondes forces chimiques ou physiques. En dernire analyse, la qualifica-tion semble reposer surtout sur la confusion des changes naturelsavec la manire dagir et dvoluer qui a cours dans le monde animal ;

    5 L. BRUNSCHVICG : Lexprience humaine et la causalit physique, Paris, 1949,p. 591.

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    on en dduit le caractre non naturel de tous les autres changes. Oncommet, en loccurrence, une erreur analogue celle des philosophespour qui, la socit tant btie sur la proprit et la proprit assimile

    la proprit prive, tout ce qui lavait prcde tait tat de nature,de non-proprit, et non pas forme diffrente de proprit. Ou encorecest raisonner comme les socialistes pour lesquels la suppression dela proprit prive signifiait la suppression de toute proprit, et nonpas lavnement dune de ses formes historiques, la proprit collec-tive. Somme toute, le rabattement de la ralit sur une de ses figuresexplique pourquoi leffacement dun mode dexistence naturelle quifut en partie celui de lespce ses dbuts a t considr comme lasubversion de toute existence naturelle et non pas comme un renou-vellement de celle-ci. Rien ne nous oblige prolonger la confusion ;

    tout nous incite mettre fin la vision dune nature non humaine etdun homme non naturel. Aucune partie de lhumanit, vrai dire, nesaurait tre juge plus proche ou plus loigne que les autres dun tatpur, de nature, lui-mme en mouvement, ni dans le pass pr-hominien ou sauvage, ni dans le prsent volu. Ce qui a eu lieu unefois se recre continuellement, les modalits seules changent. Aupote il na pas chapp que

    Au-dessus de cet art Qui, dites-vous, ajoute la nature, il est un art

    Que fait la nature 6.

    Arts que nous avons repris ensemble, combins, substituant cequi aurait pu tre, ce que lon aperoit avoir t une histoire natu-relle amliore de lhomme, une histoire humaine de la nature.Lclosion dun trait critique signalant lirruption de notre espce, ladistanciant des autres espces nindique pas une prtendue sortie de lanature : cette rupture na jamais eu lieu. Dans le passage, tant recher-ch, de lanimal lhomme, elle marque la transition de la premire

    histoire commune o celui-ci apparat en tant que produit, la se-conde histoire, la sienne propre, o il se produit en tant que principeactif. Le problme des origines sestompe ainsi, puisque rien ne sestajout qui ntait dj prsent, derrire le problme des transforma-

    6 W. SHAKESPEARE :A Winters Tale, IV, IV, 90-92.

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    tions dans lchange avec le monde matriel. La direction nouvelleque prend lvolution cette occasion en est le tmoignage.

    Retour la Table des Matires

    III.

    La ralit et le concept de cet tat de nature reprsentent, par biendes cts, quelque chose de neuf quoi il faut shabituer si lon veut yvoir le lieu dun devenir dont nous sommes un facteur constitutif, n-cessaire, et non pas le lieu des obstacles suscits par les puissancesmatrielles, nos partenaires convenus la suite dun accident biologi-que initial. Non moins important : ltat de socit coexiste avec lui,

    aux divers niveaux du rgne animal. Il est dsormais difficile dy voirseulement lexpression dun art de vivre de notre espce, subversionde lart de survivre qui suffit aux autres espces pour se nourrir etprocrer. Ceci nous oblige prendre une vue diffrente du rapport quidlimite ces deux tats. Le discours courant de notre culture et de no-tre science le dfinit, nous le savons, comme un rapport dexclusion.Afin de ltayer, il reprend le thme de la dmarcation entre socit etnature sur trois registres : technique, gntique et politique. Je vais lesdcrire succinctement.

    On note dabord un fait qui parat dobservation : la nature est undonn immdiat. Elle comprend les milieux o les individus se sentent lunisson avec les cratures qui les entourent, o les rythmesdactivit et la dpense dnergie expriment le fonctionnement spon-tan des sens, les normes immmoriales et le lent coulement dutemps. Elle est peuple dtres familiers qui vivent au sein dune terrematernelle, en suivant leur impulsion. L le chien connat son matre,la cigale la fourmi ; les fleurs et les arbres couvrent abondamment lasurface du sol, lhomme possde instinctivement les gestes requis

    pour atteindre un but, accomplir une tche. La curiosit se nourrit dela rcolte apporte par la vue, le toucher, lodorat ; les choses sont lamesure de lindividu, prtes se laisser dcouvrir sans rsistance etsans contrainte. Partout rgne lharmonie prtablie entre lorganismeet le milieu ambiant ; la vie authentique est ponctue par la naissance,la maturit et la mort, dans la continuit visible des gnrations. Cettenature naturelle est libre, aise, positive, individuelle, et stable. Elle

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    correspond troitement notre complexion biologique, rendant justice nos facults primordiales, tablissant des cycles spontansdchange entre nous et le monde. Nous sommes en elle et avec elle,

    dans une double relation dtre et dappartenance.Sur son pourtour se dresse ldifice dune autre nature, contrarie

    vexe , disait Francis Bacon lointaine, difficile apprhen-der, objective, universelle, en perptuelle agitation. Dans le milieuquelle reprsente, nous instaurons une relation de faire, de conqute.Sa masse inerte et froide est laffaire du savant ou du technicien quilenferme dans un systme de lois et la reproduit dans son laboratoireou son atelier. Ayant t forcs dentrer en contact avec elle, leshommes la connaissent sans la percevoir, la manipulent sans sy int-

    grer. Les ressources leur faisant dfaut, ils sont alls les chercher l oelles se cachaient. Les moyens dont ils disposent ne sont videmmentpas ceux dune espce ordinaire. Les animaux suprieurs, par exem-ple, sont parfaitement adapts leur cologie, grce un quipementbiologique qui leur permet de rsister aux intempries, de se nourrir etde prserver la vie de leur progniture. Lespce humaine, fragile, d-pourvue dun grand nombre de ces avantages a d ds le dbut com-bler ses lacunes. Les sciences, les arts, les techniques sont ns de ceteffort : prothses sajoutant au corps et au cerveau, pour lui apporter

    ce dont les autres espces disposent normalement. Dans ce processus,sa tche essentielle consiste vaincre les obstacles internes et exter-nes, a soumettre le monde ses exigences, afin dobtenir les mat-riaux ncessaires la vie. Les forces matrielles qui se sont opposeset sopposent encore ses entreprises viennent peu peu rsipis-cence. La lutte contre la nature, contre les lments qui la composentest sans merci. Cest dans lintention de les vaincre que les individussassocient, que la socit se forme. Aprs tant de succs, rarementremis en cause, lhumanit sest persuade que la victoire finale luirevenait de droit. A chaque tape, elle sest mancipe de son milieu

    en exerant sa domination sur une nouvelle puissance physique leau, le feu, llectricit, etc. et en acqurant un savoir qui rend cemilieu un peu plus artificiel. Labondance des ressources, lemprisetotale sur lunivers sannoncent au terme de cette longue marche. Deltat naturel, de ses mystres et de son opacit, il ne restera plusquun souvenir ou une image floue, rfracte par un monde humanis,une nature technique.

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    La nature est double, scinde : originelle par son fondement, artifi-cielle par les circonstances. Le dveloppement historique de lindividu

    et de la socit tmoigne de larrachement au cadre primitif et la ty-rannie de la matire, origine dune dnaturation croissante qui a com-menc il y a plusieurs millions dannes. A la lumire de cette strictedichotomie et du mouvement qui la produite, les triomphes de la rai-son et de la science sont compts pour autant de dfaites dune huma-nit qui voit carteler la ralit dont elle procde et ne sait plus bienquel est son habitat vritable. Laction par laquelle elle tend un deses empires dgrade lautre ; la voix qui clbre son ascension horsdes dterminismes universels vers la sur-nature quelle rige, rponden cho une autre voix qui linstruit sur la dchance dans laquelle est

    tomb le terroir vgtal et animal initial, raval ltat de sous-nature.Pourquoi sen tonner ? Le travail de la connaissance et de lart, in-grdients de la culture, a pour condition pareille rupture et pareillevolution ; il est dans lordre des choses quune fois commenc ilcontinue sur sa lance, indfiniment.

    Malgr tout, lhomme participe du monde animal. Les lois delhrdit et de la slection naturelle ont prsid la transformation deses organes, de la main et du cerveau, et lont prpar sadapter au

    milieu. Dans ce cadre gntique, lidentit entre les hommes est pro-fonde ; leur distinction davec les autres animaux suprieurs, les pri-mates notamment, nest pas significative. Par le canal de cette parent,individus et collectivits ressentent lemprise de la nature qui subsisteen eux et les soumet aux rigueurs de la structure bio-psychique. Lapression des instincts, des pulsions sexuelles et agressives, le dsir desatisfaction immdiate des besoins lmentaires, la faim, la soif, tra-duisent la prsence du fonds biologique, lien universel de tout ce quiest vivant. Il suffirait donc de peu pour rappeler la surface et la vieles comportements, les postures archaques.

    Jusqu un certain point, la socit est ne et se conserve pour le-ver dans chacun dentre nous une dfense contre lincessante menacede la nature : menace de lanimalit contre lhumanit, delindividualit biologique contre la collectivit police, du prsent quine sait pas attendre contre le pass et le futur qui mettent les choses leur place. Le prix que lhumanit paie pour construire son univers

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    propre est souvent la guerre, la maladie, la folie, ct de bien desmalformations de lesprit et du corps. Cest pourtant de ce pnible tra-vail de rpression, et afin de lachever, que naissent les arts, les scien-

    ces, la littrature, les mythes ou les religions ; incarnations dun lannaturel renvers, uvres domestiques canalisant une nergie qui seserait, sans cela, perdue dans les tnbres des temps sauvages. Leurdomaine dlection est ce quon a appel dun terme fort vocateur le supra-organique . Il synthtise un ensemble dinteractions et decomportements appris qui ont rendu les individus plus aptes affron-ter la versatilit et lhtrognit du milieu physique, le matriser.Contrle et plasticit caractrisent les facults humaines, sopposant la dispersion et la rigidit des capacits animales. Leur dveloppe-ment sous lgide de la culture est, on la relev, plus acclr ; il est

    aussi plus efficace que le dveloppement naturel. On comprend que,layant sa disposition, lhomme ait renonc ladaptation archaque,par voie biologique, au bnfice dune adaptation minemment so-ciale. Du coup on saisit pourquoi les formes quont prises les socitssont si dissemblables. tant donn que, pour lhomme, les transforma-tions organiques sont exclues, ou dprcies, ce sont les institutions etles instruments techniques qui se rajustent et se remodlent lorsquilsagit de sadapter des conditions nouvelles et des entourages multi-ples. Les savants ont hauss la dignit de principe mthodologique

    cette explication qui, jusqu plus ample inform, serait empirique-ment fonde. Lorsque, dans le cadre de leurs travaux psychologiques,anthropologiques, ils isolent un trait ou une rgularit prsents danstoutes les collectivits, ils les dclarent naturels, gntiques, et les at-tribuent des causes innes. En revanche, les traits ou les rgularitsnayant pas la mme constance sont dclars sociaux, et on en rendcompte par des causes secondaires ou acquises. Lquation delespce humaine pose, du ct biologique, la similitude et luniversel,et, du ct social, la varit et la particularit lintrieur et vis--visdu milieu extrieur.

    Sur la carte du monde tel quil fut et tel quil est, le plein de la so-cit correspond au creux de la nature, la perce et les dimensions po-sitives de la premire sont symtriques du recul et des dimensions n-gatives de la seconde. Ayant rompu avec les pouvoirs infus, organi-ques, et les ayant dtourns, les hommes ont cart les obstacles le-vs de longue date devant la progression du rgne animal. Parce quils

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    sont les seuls avoir russi, lordre social, dont larchitecture mat-rielle et spirituelle est unique, est considr comme leur lment natu-rel. Quant lordre naturel proprement dit, ses limites atteintes, il

    nest plus que le vestige dissimul et contingent dune association au-trefois ncessaire. Il revient sporadiquement la surface, en profitantdune faille dans la surveillance de la culture, dans le dressage des in-dividus, ou dune tolrance inaccoutume envers les dsirs par les-quels ceux-ci sont sollicits. La parent de lhomme avec le reste delunivers vivant se dvoile lespace dun clair. Mais ds que lon re-tourne la ralit prsente, les ponts sont coups : alors cet ordreparat dplac parmi nous et artificiel.

    Ltat de nature vient donc du pass. Ltat de socit tmoigne du

    mouvement dinclusion de lindividu dans le rseau des obligationscollectives, dans une organisation dtermine de celles-ci.Lhypothse dun tat naturel de lhomme a t propose ds le XVIIesicle pour dsigner les conditions primordiales partir desquellessest forme la socit avec ses conventions forcment arbitraires, sesrapports de proprit et son pouvoir politique. On peut dire que cettat symbolisait, en fait, une socit parfaite o rgnait lgalit entreindividus, ayant un libre accs aux richesses et un statut personnel in-diffrenci. Bodin dcrit ainsi la naissance du lien social 7 : Alors la

    pleine et entire libert que chacun avait de vivre son plaisir, sanstre command par personne, fut tourne en pure servitude et du toutte au vaincu... Ainsi les mots de seigneur et de serviteur, de Princeet de sujet, auparavant inconnus, furent mis en usage. Locke 8 apoursuivi cette rflexion, prsentant le pouvoir politique comme legauchissement dune situation o chacun fait ce que lui dicte son bonplaisir, dispose de sa personne et de ses biens sa guise, sans deman-der lautorisation de quiconque ni dpendre dune volont trangre la sienne, les seules bornes connues et reconnues tant celles des loisde la nature. La juridiction est rciproque, et le pouvoir quitablement

    distribu ne prend pas la figure dune violence lgitime, car il esttrs vident que des cratures dune mme espce et dun mme ordre,qui sont nes sans distinction, qui ont part aux mmes avantages de lanature, qui ont les mmes facults, doivent pareillement tre gales

    7 J. BODIN :Les six livres de la Rpublique, Paris, 1579, p. 47 et p. 48.8 J. LOCKE : Essai sur le gouvernement civil, Amsterdam, 1691, Chap. I, p. 1.

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    entre elles . Lorsque se sont introduites lingalit, la rapine, la servi-tude et la diffrenciation des classes, cette nature a t change en socit . La comparaison des communauts politiques europennes

    avec les communauts, plus simples, dAfrique et dAmrique,connues par les rcits des voyageurs, juges proches de ltat de na-ture, toffait ces analyses et rendait leurs conclusions vraisemblables.Jean-Jacques Rousseau les a synthtises de manire clatante 9. Auxorigines, conjecture-t-il, les individus pourvoyaient paisiblement leurs besoins physiques et intellectuels, jouissaient de ressources in-dpendantes, sans se proccuper de ce qui est soi et de ce qui est autrui. Ils se sentaient suffisamment outills pour dcider seuls de cequi leur convenait ou ne leur convenait pas sans rechercher constam-ment lapprobation de leurs congnres. Des mcanismes spontans

    veillaient lharmonie de leurs relations. Ltat de nature, dans lequelils vivaient, connat laisance et non pas la contrainte, le partage etnon pas lchange, laccord et non pas lopposition des intrts parti-culiers aux intrts gnraux, la confiance qui nat de la scurit etnon pas la peur qui rpond la menace. Cependant le dsir de conser-vation lemportant sur les rsistances rencontres pour maintenir cettat, et la limitation des forces que les individus peuvent employerpour se dfendre, les ont incits rechercher un arrangement contrac-tuel collectif, faire les concessions mutuelles indispensables pour y

    arriver. Les hommes sont passs ltat de socit en renonant unelibert prcaire, dangereuse, au profit dun joug salutaire. Leurs ins-tincts, dment purs, se sont soumis aux exigences dun ordre ochacun se voit assigner une place, un espace de vie circonscrit. La loiy distingue les droits des forts et les devoirs des faibles, tempre lesabus des premiers, amne lobissance les seconds, tient la balancegale entre les prestations quimpose le groupe et les protections quelindividu rclame. Son ombre stend constamment et avec elle laproprit prive, lautorit politique, pntrant chaque parcelle delexistence humaine, larrachant la nature. La socit est un mal n-

    cessaire, le philosophe ou le savant motivent la ncessit de ce mal.

    Claude Lvi-Strauss a ajout une dimension anthropologique auproblme de la dmarcation des liens sociaux. Son point de dpart estrelativement simple. La nature biologique est le domaine du spontan

    9 J.-J. ROUSSEAU : Discours sur les sciences et les arts, 1750.

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    et de luniversel chez les hommes et chez les animaux. La promiscuitqui se manifeste dans le choix des partenaires sexuels et les rencontrespropres aux groupes biologiques, notamment les primates, donne la

    preuve dune grande versatilit, dune absence de normes susceptiblesde guider slectivement le comportement. A loppos les processusculturels laissent voir, en permanence, laction des rgles, tayes parle langage et par les structures de lesprit, qui impriment une trajec-toire prcise aux relations entre les membres dune collectivit et entrecollectivits. Le contraste de la nature la culture est coextensif aucontraste des rapports sexuels promiscus et des rapports sexuels codi-fis. La prohibition de linceste, du commerce sexuel avec ses gni-teurs, ses frres et ses surs, leur sert de support et en garde les traces.Elle est universelle, a un champ dapplication instinctuel, comme tout

    phnomne naturel, et inaugure une classe de rgles particulires lhomme, comme tout phnomne culturel 10. Sa porte nest pas n-gative. Car sa signification ne rside pas dans linterdit dpouser sasur ou sa fille, mais bien dans lobligation de donner sa sur ou safille autrui. Les individus qui circulent, sous son empire, assurentlalliance de leur groupe avec un autre groupe, la communication desbiens lintrieur du systme social et lquilibre de ses capacitsproductives. Les rgles de mariage prescrivent avec qui une commu-naut prfre changer richesses, prestations, personnes, ou avec qui

    elle est tenue de les changer. Parce que la famille est lunit constitu-tive dans toutes les socits, la prohibition de linceste, partout et tou-jours, accomplit les mmes fonctions : empcher leurs membres deretomber sous lemprise de linstinct, tmoigner du dpassement de lanature grce la prminence du collectif sur lindividuel, intgrer lesorganisations plus simples de la vie animale aux organisations pluscomplexes de la vie humaine. Mais la rgle prsuppose, perptue, unesubordination des femmes aux hommes. Le mariage, en tantquchange, a lieu entre deux groupes dhommes ; la femme est

    10 La prohibition de linceste est le processus par lequel la Nature se dpasseelle-mme ; elle allume ltincelle sous laction de laquelle une structure dunnouveau type et plus complexe se forme et se superpose, en les intgrant, auxstructures plus simples de la vie psychique, comme ces dernires se superpo-sent, en se les intgrant, aux structures, plus simples quelles-mmes, de la vieanimale. Elle opre, et par elle-mme constitue, lavnement dun ordre nou-veau. C. LVI-STRAUSS : Les structures lmentaires de la parent, Paris,1949, p. 31.

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    lobjet changer, lindice physique et symbolique mdiant la relationqui stablit ou se renouvelle cette occasion. Le jeu social comprenduniquement des acteurs masculins, la donne fminine offrant les ma-

    triaux dont il a besoin.Nous ne somms pas trs loin des thories de Jean-Jacques Rous-

    seau et des penseurs politiques qui lont prcd. Aux yeux de ceux-ci, ltat de socit met fin la discontinuit, labsence de discrimi-nation, la libre dcision des individus et leur union accidentelle. Lafortune, le rang, le savoir, instruments sociaux, crent, la place, lacontinuit, la diffrenciation, la conduite oriente par la pesanteur destraditions et les exigences collectives. Claude Lvi-Strauss, de sonct, pose, en sappuyant sur des observations, que la femme est un

    objet, vivant, certes, appropriable comme une ressource rare. Lesdonneurs et les rcepteurs de femmes les incluent dans leurs transac-tions, soit la place dautres biens, soit mles eux. La prohibitionde linceste fixe les titres des changeurs (on ne se marie pas dans safamille) et fournit sur le march les produits requis. La circulationde llment fminin dans les veines du corps social, chacune de sesstations, contribue fortement faire respecter lascendant du groupedes hommes sur la collectivit. Les rgles de mariage sont des rglesde rpartition de la proprit et du pouvoir selon un critre sexuel. Le

    sauvage comme le civilis souscrivent, sous des formes varies, laformule de James Boswell : La chastet des femmes a une impor-tance primordiale, comme toute proprit en dpend. Ainsisbauche dj le prototype du moins si lon entend ce que la tho-rie veut dire de la longue chane de matres et desclaves. Le signequi les pose et les spare se confond avec le signe qui pose et spareltat de socit de ltat de nature. Plus exactement, les hommes quise rservent le premier et les hommes qui sont identifis au secondsont inconciliables et souds comme la force et la faiblesse, la richesseet le dnuement, llment mle et llment femelle.

    Je nai pas fait ces rapprochements cause de leurs rsonancesthiques. Jai voulu souligner la permanence dun courant de pensepour lequel la ralit ultime de la vie naturelle est lgalit, et la ralitultime de la vie sociale travers luniversalit de la proprit et dupouvoir, de la prohibition de linceste lingalit. Sans celle-ci, ilny a ni famille, ni classe, ni statut de seigneur et de serviteur , si-

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    tuation qui signifierait la fin de la culture et le retour la nature. Cestprobablement afin de se prmunir contre une telle ventualit quelhumanit sest ingnie accumuler rgles restrictives, interdits et

    diffrences, au lieu den allger la charge et den diminuer le nombre.Le reste tant utopie, animalit ou archasme.

    Quel que soit le registre technique, gntique, politique au-quel elles ont recours, ces conceptions suivent un programme logiquecommun. Elles atteignent lexclusion quelles visent en combinantune complmentarit et une ngation. Lordre social sinscrit danslespace o sourd le dsordre naturel raret des ressources, poussedes instincts, promiscuit sexuelle. Le principal est de garantir la sta-bilit en rintroduisant les uniformits. Cest le rle de lordre social,

    affirmant ses droits face au monde biologique, matriel, qui les recon-nat pour siens, mais a cess dagir, ayant perdu son autonomie uncertain niveau de dsquilibre ou dvolution. Dautre part, on dcou-vre, et cest le plus important, les lignes de forces suivant lesquellesest pense, pour lhomme, la socit (ou la culture).

    Par le faire, travail ou connaissance, elle complte son quipementorganique, le distingue des pouvoirs matriels, lui donne le moyen deles soumettre. Par les systmes symboliques langages, rituels et

    lapprentissage, elle le prmunit contre les dangers que lui font courirson fonds animal et les lenteurs du dveloppement biologique, et elleintroduit la diversit dans lidentit brute des tres vivants. Parlinstitution loi ou rgle elle met un frein aux mouvements in-contrls des individus et enchsse ceux-ci dans un rseau de droits etde devoirs collectifs.

    La coupure provoque par la socit avec ce qui est rput demeu-rer hors de lhomme, elle la reproduit en lui. Ainsi le ddoublement dela nature qui lui est donne et de celle quil se donne ; la division de

    lindividu en ce qui est contraint, interdit, civilis, et ce qui corres-pond la spontanit, la jouissance, la force indompte de ses pul-sions affectives ; la division, encore, mais entre les classes dhommes,les unes tant les piliers de lalliance communautaire les mles, lesmatres, les peuples den haut sur lchelle historique les autres les femmes, les esclaves, les peuples den bas sur lchelle historique voquant la menace dun dsordre et dune indiffrenciation possi-

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    bles. Lopposition du monde social au monde naturel est alors opposi-tion de lhomme la matire anime ou inanime, de lindividu soi-mme, tre de culture et tre bio-psychique, dune fraction de la col-

    lectivit entre les mains de laquelle sont dposes les cls de la paren-t, de la proprit et de ltat une seconde fraction des mains de la-quelle on les a enleves par un contrat fondateur. Ce qui est danslopposition se forme comme oppos. En se donnant ltat de socit,lhumanit sest donn le moyen dengendrer le milieu dartifices quilui convient. Elle y a aussi trouv un substitut la nature qui se para-chevait : la communication symbolique la place de lhrdit,ladaptation culturelle la place de ladaptation biologique. Mais sur-tout elle a imagin, construit cet tat linstar dun artifice, o tout cequi tait sauvage est domestiqu. De chacune de ses composantes, on

    peut crire ce que Claude Lvi-Strauss crit au sujet de linstinctsexuel et de la famille 11 : Si la socit a eu un commencement, ce-lui-ci na pu tre que dans linterdit de linceste, puisque linterdit delinceste est en fait une sorte de remodelage des conditions biologi-ques de laccouplement et de la procration (qui ne connaissent pas dergle, ainsi quil ressort de lobservation de la vie animale) les forant devenir perptuelles seulement dans le cadre artificiel des tabous etdes obligations . La vie de lhomme est ainsi tout entire contenuedans son artifice suprme.

    En dfinitive, par quelque bout quon la prenne indice de diff-renciation davec le monde animal et matriel, instance intriorisepar les individus, terme dune opposition ou uvre dart la socitest radicalement une contre-nature. Je rsume dans cette proposition laquintessence des opinions qui ont t mises et r-mises maintes foiset qui sont devenues progressivement les catgories stables de notreentendement, de notre ducation et de notre action. Les philosophies,les sciences psychologiques, conomiques, anthropologiques ou natu-relles, les ont incorpores leurs thories et leur ont ajout des preu-

    ves empiriques. Elles ont toutes coopr afin de mtamorphoser unecroyance trs ancienne en un fait dobservation. A savoir que lespcehumaine est le terme absolu o sarrte la nature et son couronnement,

    11 C. LVI-STRAUSS : The family, in H.L. SHAPIRO (ed.) :Man, Culture and So-ciety, New York, 1956, p. 278.

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    la forme suprieure de toute existence prsente, passe ou venir danslunivers.

    Aux attendus qui justifient cet vnement et cette conscrationsopposent des constatations troublantes. Je ninsisterai gure sur tou-tes les raisons qui les rendent telles et me bornerai indiquer les plusremarquables du point de vue thorique.

    La foi dans lexistence dune seconde nature, culturelle, surajouteau substrat intact dune premire nature, biologique, est des plus tena-ces. On figure, en loccurrence, une substance organique, structurepar des impulsions autonomes et strotypes, sur laquelle est appo-se, au cours de lducation, la matrice dactivits rgles, de normes

    rationnelles, de mouvements rythms par les outils ou les machines.Enleve, la matrice laisse voir la substance dans son tat originel.Toutefois, y regarder de plus prs, ce qui est suppos primitif, pure-ment biogntique, demeure jamais inaccessible. Les analyses pous-ses et les comparaisons approfondies que lon a faites avec les en-fants et les prhominiens nous permettent uniquement didentifier desadaptations un milieu, physique, social, devenu intrieur par rapportau milieu encore extrieur ; adaptations impliquant des laborationsdj secondaires. Les rflexes auxquels nous conditionnent les outils

    ou le raisonnement ne sont que des modifications de rflexes ant-rieurs, tablis dautres fins. Aussi loin que nous puissions remonterla chane des filiations, nous ne reconnaissons que des secondes natu-res succdant les unes aux autres, sans aboutir une nature vraimentpremire. Lhomme sans art, sans technique gestuelle et mentale, nousest inconnu et inconnaissable. Les enfants nouveau-ns ou dits sauva-ges ne font pas exception. Certes, une organisation biologique pr-existe partout ; elle nest pas directement amliore ou remplace entant que telle. On agit continuellement sur ses qualits transformesqui sont obligatoirement un produit. La seule tape authentiquement

    naturelle serait celle de lhomme-animal ou de lanimal-pas-encore-humain. Les spcialistes se demandent encore, par habitude,o se trouve la limite entre le dernier primate et le premier hominien.On a cru fermement son existence. Les dcouvertes des derniresdcennies dissipent tout espoir de lidentifier. Elles tmoignent de lagrande anciennet, trois millions dannes, de notre branchement vo-lutif. Plusieurs espces dhommes, ayant des traits anatomo-

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    physiologiques distincts, se sont succd dans les mmes sites. Leurmode de vie et leurs occupations, les artefacts inclus, sont voisins. Descratures analogues lhomme daujourdhui, sachant courir mais non

    pas marcher sur deux pattes, et au cerveau aussi gros, ou aussi petit,que celui des simiids actuels, communiquaient peut-tre au moyendun langage lmentaire et se livraient la prdation armes doutilsquelles avaient confectionns. Il en dcoule que ces formes simplesde connaissance, de signalisation et dopration ont model notrecorps et nos sens du point de vue somatique, et quelles ont provoqudes mtamorphoses biologiques visibles. Pour quelles aient eu de tel-les rpercussions, il nest pas indispensable que les caractres acquisaient t hrditaires. Ds linstant o elles produisaient une diffren-ciation du milieu, influaient sur la capacit de reproduction des popu-

    lations, elles avantageaient ou dsavantageaient la transmission decertaines combinaisons gntiques. Ainsi, lintrieur du genre hu-main, lhomo sapiens par rapport lhomo erectus, lhomo erectus parrapport laustralopithque, etc., apparaissent nature premire ou na-ture seconde, suivant le terme auquel on les compare. Chacune recle la fois une composante biologique et une composante culturelle, lasuperstructure technique dune phase de lvolution se manifestantdans linfrastructure biologique de la phase ultrieure. Ceci enlvetoute vraisemblance lopinion si rpandue dun dveloppement or-

    ganique complet des individus, auquel sont venus sajouter, rsultatsdune invention brusque, les instruments, les artefacts, les savoirs etbien dautres prothses. Corrlativement, laxiome dune uniformitnaturelle des hommes au cours de lhistoire naturelle contrastantavec leur varit sociale ne rsiste pas davantage lexamen des faits.Leurs origines sont multiples et se sont renouveles plusieurs repri-ses. Chaque espce signale moins une naissance quune volution,non pas lclipse de la nature et son dbordement par la socit, maisleur transformation conjointe. Les diffrences qui se sont dessinessuccessivement ne furent jamais du ressort de lune sans tre du res-

    sort de lautre. Le palontologue et lanthropologue de nos jours sontconduits reconnatre la simultanit des distinctions biologiques etculturelles par une comparaison de leurs sries dobservations dans letemps. Lorsquils regardent autour deux, moins dtre racistes, ilsconstatent, comme le veut la conception courante, lhomognit psy-chologique, physiologique et anatomique des individus etlhtrognit de leurs comportements sociaux. Le palontologue et

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    lanthropologue dil y a six cent mille ans (il en existait sans quilsfussent professionnels) pouvaient comparer leurs sries dans lespaceet proposer leurs thories, pour expliquer le sens de lhtrognit

    qui existait sur les deux plans, puisque coexistaient alors plusieurs es-pces dhommes et plusieurs types de socits. Les conceptions lesplus actuelles renouent donc avec les plus anciennes et contestent cel-les qui les ont prcdes immdiatement, parce que celles-ci se sontcontentes de mettre en paroles ce que chacun croyait voir de sesyeux.

    Alors la socit est une nature seconde lorsquelle cartelhumanit du rgne animal, et reprsente son signe distinctif. En des-sous, elle laisserait subsister une communaut biologique, instinc-

    tuelle, avec les espces composant ce rgne. Si lart est lhomme ajou-t la nature, lhomme est la culture ajoute au primate. Malgr lesapparences, les hommes, qui ont fait des progrs impressionnants pource qui est de quelques-unes de leurs techniques ou sciences, ne se-raient que des singes prdateurs quant aux conduites essentielles quisont demeures, depuis ces temps reculs, sous contrle gntique.Ces assertions les ouvrages qui les illustrent, dus la plume de sa-vants minents, surabondent ont le clinquant de lindigence. Ellesenvisagent des qualits et des traits spars sans rapport avec la struc-

    ture qui les englobe au moment o elles mergent. Or il est videntquun lment mme ancien dans un ensemble nouveau ne reste pasidentique lui-mme, pas plus que ne le reste, par ses effets, un l-ment chimique dans les diverses combinaisons o il entre. Les scien-ces biologiques et anthropologiques sont des sciences delorganisation ; leurs praticiens ne pensent pourtant pas souvent entermes dorganisation. Sinon ils se seraient abstenus de conjecturerdes changements de parties qui naffectent pas le tout ou vice versa.Pris dans le rseau de ses changes, de son dveloppement, lhommene descend pas du singe ainsi que le veut le fameux aphorisme, ni ne

    sen spare uniquement par la culture. Voici ce que nous savons cesujet. La ligne hominienne sest dissocie de celle des anthropodes ily a environ vingt millions dannes. Ses caractres gntiques distinc-tifs, rsultat dune volution parallle12, peuvent tre attribus des

    12 Un grand nombre des arguments tirs de lanthropologie se rapportant ladiffrenciation de lhomme et des primates non humains sont centrs presque

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    facteurs slectifs qui ont permis ladaptation et la survie. Les primatescontemporains qui descendent dune autre ligne sont aussi loignsde leur souche naturelle que nous le sommes de la ntre. Pour at-

    teindre le niveau qui est le sien, lhomme navait pas vaincre ou transformer ses pulsions, sa structure anatomo-physiologique de pri-mate ; il lui a probablement suffi de dvelopper la sienne qui tait de-venue diffrente. Les circonstances sociales ont jou, mais il fautcroire que les mutations successives sont intervenues, elles aussi. Au-cune des espces passes qui ont lanc le mouvement ayant abouti nous na t ni plus animale cest--dire biologiquement iden-tique aux espces de la branche voisine ni significativement moinshumaine que lespce qui rgne prsent. La parent troite avec lesinge est une parent de plaisanterie. Lcart qui spare les hommes

    du reste des anthropodes a, en dfinitive, autant de racines danslordre organique que dans lordre social. Impossible de faire un choix cet gard, de dcider lequel est le plus important : il faut les gardertous deux, au mme titre.

    Amalgams, lindividu, lanimal, linstinct, dun ct, le collectif,lhomme, la raison ou la loi, de lautre ct, rendent manifeste la cloi-son tanche qui spare la fonction biologique de la fonction sociale.Distinctes, antagonistes, exprimant des tendances divergentes, il sem-

    blerait premire vue que ces fonctions ne puissent coexister ni dansun mme temps, ni dans un mme tre, ni dans une mme volution.Prsente dans un ordre de ralit, chaque fonction manquerait danslordre de ralit complmentaire ou y serait refoule. La fragilit dece partage commence nous apparatre. Tant quon sintressait auxmcanismes physiologiques, aux appareils sensoriels, aux squelettes,en prenant lindividu pour unit danalyse, chez lhomme comme chezlanimal, les groupements tablis par ce dernier taient tenus pourcurieux et ponctuels. Les ruches dabeilles et les colonies de fourmisont davantage servi de thme des discours moraux que de matire

    des conclusions scientifiques. Nanmoins, les informations affluent,

    exclusivement sur la diffrenciation de la nature et de la culture et la substitution de la culture la nature. Mais lhomme ne se diffrencie passeulement des autres primates par le comportement cumulatif traditionnel ap-pris (et mme cette diffrence est de degr, non despce) ; il constitue ungenre diffrent. R. FOX: In the Beginning : Aspects of Hominid behaviouralEvolution,Man. 1967, 2, p. 417.

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    engranges et classes avec beaucoup de soin par de trs nombreuxchercheurs. La recension des associations stables bnfice rcipro-que, dans de nombreuses espces, a montr la corrlation entre les

    exigences du milieu et les rgularits dun comportement minem-ment social. Bref, la socit existe partout o existe la matire vivanterelativement organise : elle na pas commenc avec notre espce etrien ne laisse supposer quelle disparatra avec nous. Ces tudes ontgalement fait voir que les cratures non humaines sont capablesdaccomplir des tches que lon croyait exclusivement humaines, no-tamment apprendre et inventer. Primates, dauphins, oiseaux mmepossdent des facults dapprentissage et de cration de conduitesnouvelles, et en dpendent pour leur nourriture et leur reproduction.Contrairement au clich dune maturation biologique individuelle, les

    animaux, linstar des enfants, ltat sauvage, cest--dire seuls, iso-ls, ne se dveloppent pas normalement, et le contact avec la mre etles congnres leur est indispensable. Il y a environ un sicle on re-cherchait de tels enfants-loups afin de prouver que, sans la socit,lindividu retombe dans lanimalit, incapable de parler, de penserainsi quil le devrait. Des expriences bien menes ont dmontr quilen tait de mme pour les singes et les autres espces. Sans lappui dugroupe et les soins de sa mre, lindividu jeune voit satrophier sescapacits de matriser les motions, de se dplacer, dinteragir. Il re-

    chute dans son animalit, comme lhomme tait cens rechuter dans lasienne. Aussi bas et aussi loin que lon descende sur lchelle delvolution, on narrive pas dceler lexistence dun individu biolo-gique, totalement non social. On note en revanche, chez les mammif-res suprieurs surtout, des comportements et des rles traditionnelstransmis dune gnration lautre par une initiation individuelle etcollective. La reproduction sexuelle des populations prolonge leur re-production sociale ou est prolonge par elle. Phnomne capital, surlequel je reviendrai, les structures des socits de primates varient lintrieur dune espce particulire, tmoignant dune indpendance

    possible envers le substrat gntique.

    De grands efforts intellectuels ont t dpenss pour trouver les ra-cines de la socit, systme exclusivement humain, dans la nature : onlimaginait comme un ordre triomphant du dsordre, celui-ci animal,sentend. Les observations auxquelles je fais allusion nous informentque lhomme, sil est arriv autrement que la majorit des tres vi-

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    vants instaurer un tel systme, na pas pour autant accompli un acteexceptionnel ; il a suivi une tendance commune tous. La plupart desespces se donnent une organisation collective afin de rgler le vo-

    lume de la population, la transmission de certains caractres spcifi-ques, ou de pallier les dsquilibres ventuels avec le milieu favorable la survie. Cette organisation est un facteur ncessaire et non pas unesimple extension extrasomatique, un appendice artificiel surimposaux mcanismes gntiques. Sa capacit de canaliser les interactionsdes individus pse sur le sens des adaptations, la reproduction desgroupes, lemploi des ressources. Pour les primates et les hominiens,nous en sommes certains. De la sorte, ce qui se passe dans le domainesocial a des rpercussions sur ce qui se passe dans le domaine naturel.On a conu le premier dans la dpendance stricte du second. Nous ob-

    servons que le second dpend aussi du premier pour son volution etsa structure. Longtemps jugs incompatibles et non communicants,nous constatons quils sont compatibles et communiquent, par leurslments et par leurs effets. La socit est vcue et pense comme d-fense contre limptuosit du vivant, le dos tourn la nature. Voiciquelle se dcouvre appui de la nature, partie indispensable son fonc-tionnement, appele prparer et provoquer ce qui advient dans lecours ordinaire des choses. On est en droit dy apercevoir une optionbiologique fondamentale au mme titre que dans la symtrie bilatrale

    par opposition la spcialisation du membre antrieur pour la prhen-sion 13. Le constat entrane une consquence qui mrite mention. Ona prtendu expliquer notre singularit et notre gense par un coupdclat extraordinaire, nous arrachant la nature pour nous enfermercompltement dans la socit, qui est aussi sa contrefaon. Dslinstant o celle-ci nest pas apparue avec nous, o elle se retrouvesur toute lchelle des tres vivants, le lien de succession postul, la

    justification de la csure qui aurait eu lieu, notre propos, une po-que, dtermine, perdent leur raison dtre, scientifiquement parlant.

    Enfin, les bons et les mauvais sauvages dAfrique, dAmrique oudAustralie disparaissent. Les collectivits longtemps figes se met-tent bouger. Dans le tableau de lhumanit, dessin grands traits,ces hommes occupaient une place part, symbolisaient son tat natu-rel. Hors du courant historique significatif, on les dcrivait menant

    13 A. LEROI-GOURHAN :Le geste et la parole, Paris, 1964, p. 205.

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    une existence originelle et exotique, sans histoire. Ltat, la proprit,du moins ceux quils auraient d avoir pour tre semblables leur d-couvreurs, leur faisaient dfaut. Les individus composant ces commu-

    nauts pensaient autrement que ne le stipulent la logique et la philoso-phie. Leurs institutions morales chappaient aux normes et aux loispuisque le code judo-chrtien ne sy appliquait gure. A tous gardsils paraissaient domins par une pr-pense sauvage, un ordre socialrduit sa plus simple expression, et soumis aux alas de laffectivitet de linstinct. La distance les sparant de nous les fixait dans le statutdobjets dun dveloppement o leurs protecteurs, colons, scientifi-ques ou administrateurs, jouaient le rle de sujets. ompars au cadrede rfrence civilis, ils manifestaient une fracheur, une absencetonnante de disciplines et de valeurs indispensables un tre humain

    volu. En les rencontrant, les missionnaires et les voyageurs dabord,les anthropologues ensuite eurent limpression de toucher l un tatprimitif, proche de celui de lanimal ou de lenfant, vis--vis duquelles nations du continent europen figuraient ltat social ou culturel,dans son clatante maturit.

    Linassouvie intolrance laltrit, passion nourricire de notrepense, nous a pousss voir un nant dans ce qui ne nous reflte pas, restituer le diffrent comme lacunaire. Dmarches parfaitement jus-

    tifies partir de lerreur initiale commise en identifiant les collectivi-ts aborignes, par exemple, une bauche barbare du systme social son point de jonction avec le systme naturel, quand tout nous mon-tre quelles ont suivi une volution remarquable, distincte de la ntre.Cette dernire, compare la leur, se rvle en fin de compte moinsrsistante au temps qui lengendre et quelle engendre. Couverte parcette erreur, luvre de la culture a pu tre uvre de destruction,parce que ses protagonistes se sont toujours donn le droit dannihilerles dbris dun pass quelle estimait avoir mandat dassimiler etdeffacer. Par ce moyen ltat de socit sest install partout o exis-

    tait lhomme blanc.

    La majorit des peuples qui habitent le globe se retrouve au-jourdhui interdpendante, convergeant vers un cycle commundchanges. Ceux qui taient parls, penss et tudis parlent, pensentet tudient. Ils abordent ce qui tait rserv une partie de lhumaniten tant que possibilit de vie, dorganisation sociale venir. La fonc-

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    tion de lespace (et de lespce) concde la primitivit sort de laclaustration, les acteurs qui avaient pour rle dillustrer la nature ces-sent de le faire. On croyait tenir solidement les deux bouts de la

    chane, matrialisant les deux ples de toute existence. On se retrouveavec un seul, le ple social, mais diffrenci. Le contraste des deuxmondes humains, auparavant htrognes, se vide de son contenu,tandis que lhistoire suniversalise. A la faveur de ce rapprochement,lautre de la socit nous instruit quil est une socit autre.Lchafaudage que nous avons lev sur des bases diffrentes est d-sormais inutile et inutilisable.

    Lhomme est un primate diffrent, et non pas une variante domes-tique de la biologie des primates ; les carts entre hommes et ceux

    qui les sparent des autres animaux sont sociaux, mais aussi gnti-ques ; lantinomie de lartificiel et du naturel parait sattnuer, et soncaractre illusoire saffirme ; la fonction sociale est gnrale et inh-rente au rgne animal ; le renouvellement du contexte historique nousoblige reconnatre combien est passagre et particulire notreculture occidentale lopposition tranche de la socit la nature ; tel-les sont les constatations troublantes auxquelles jai fait allusion. Lessciences qui ont dcouvert les unes, et les vnements historiques quiont provoqu les autres, nont pas, pour linstant, touch la terre

    ferme. Des incertitudes subsistent, il faudra du temps avant que lescontroverses sapaisent. Les vidences dhier ont toutefois perdu leurconsistance et commencent rejeter les thories et les concepts, sinonle langage, qui, de par sa vocation, rsistera plus longtemps. Je nenveux pour preuve quune concidence qui ma frapp. Lors de la pu-blication, en volume 14, environ quarante ans de distance, de son arti-cle sur le Supra-organique, Alfred Kroeber a fait machine arrire et aavou son doute quant la valeur dune sparation entre social et or-ganique et des arguments qui la justifiaient. De mme, Claude Lvi-Strauss, loccasion de la rdition, prs de vingt ans aprs sa paru-

    tion, de son ouvrageLes structures lmentaires de la parent15, notequil est malais de dmarquer la culture de la nature. Il pense devoirajouter que lopposition des deux termes ne serait probablement ni

    14 A. KROEBER : The Nature of Culture, Chicago, 1952.15 C. LVI-STRAUSS : Les structures lmentaires de la parent, 2e dition, La

    Haye-Paris, 1967.

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    une donne originelle, ni une proprit inhrente lordre du monde,mais une cration artificielle des hommes.

    Que deux savants de cette importance aient eu revenir sur desconclusions quils avaient formules avec vigueur et regardes commefondamentales pour leur science ne saurait tre attribu quelquemanque dinformation ou une erreur de dduction dcele par lasuite. Les prmisses sur lesquelles ils se sont appuys semblent treseules en cause et avoir t mises en question par lexprience et lesconnaissances qui sont les ntres en ce moment. Parmi celles-ci,lexistence antrieure suppose dindividus ou de groupes purementbiologiques, devenus brusquement avec le langage, les institutionspolitiques, la prohibition de linceste, etc. des groupes culturels,

    sociaux, est des plus touches. Ces individus et ces groupes ont tou-jours eu une vie collectivement police, rgle. On la dcrite informe,chaotique. Ne nous tonnons pas : tout ordre est dsordre aux yeuxdes tenants dun ordre diffrent, humain, en loccurrence. Lopinionsuivant laquelle notre espce a connu un tat bionaturel identique celui des animaux pour sinstaller dans son tat social do leuropposition rsulte dun effet doptique. Sil y a eu, indubitablement,une rupture, celle-ci porte les traces dun bouleversement de compor-tements dj sociaux, propres aux anthropodes. L encore il convient

    dtre circonspect. La socit dite humaine na pas dbut aveclhomme, ni vice-versa. Nous pouvons soutenir, sans risquer dtrecontredit, que les premiers hominiens ont eu une organisation collec-tive semblable celle des primates suprieurs et quils ont survcu,progress, grce elle. Dans la perspective dun dveloppement gn-ral, le lieu de naissance de notre socit est une autre socit. Noustenons l un de ces constats dont jai dj fait mention. On a troplongtemps hsit ladmettre, sinon dans les travaux concrets, dumoins dans la perspective de la rvision de concepts quil appelle. Leprenant pour acquis, notre enqute doit porter sur le devenir humain

    du social et non pas sur le devenir social de lhumain, vers quoi ontait conduit dhabitude lorsquon voulait trouver, dans la nature, lelieu de naissance de la socit.

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    Sur les traces de cette substitution a eu lieu ce quon appellelhominisation : closion des proprits anatomo-physiologiques quinous sont propres partir des proprits anatomo-physiologiques an-

    thropodes. On lattribue dordinaire des mutations gntiques ou une modification dramatique, externe, de lenvironnement, en lui as-signant des causes prcises dans la structure de lorganisme ou du mi-lieu. Dans linterprtation qui prend corps ici, nous la verrons rsulterdun dveloppement du potentiel prdateur et fabricateur doutils desprimates. Dveloppement d aux tensions provoques dans leur orga-nisation sociale par la prsence de sous-groupes de mles surnumrai-res non-reproducteurs. La dcouverte de ces phnomnes a provoquces dernires annes la floraison dune littrature qui tend abuser desanalogies partielles entre les groupements animaux et les groupements

    humains, jusqu assimiler les processus sociaux aux processus biolo-giques. Les rapports entre hommes et femmes, entre gnrations etentre socits, le contrat social, les pratiques cyngtiques, la guerreou le mariage sont dcrits comme des effets de la slection naturelle,qui passe pour tre le principe explicatif de tout ce qui arrive l o il ya des tres vivants. Le zoomorphisme remplace lanthromorphismecomme cadre de pense. Un examen attentif de ces phnomnes bou-leverse au contraire notre vision du biologique et nous amne accor-der une importance plus grande au dynamisme social dans

    linteraction avec le milieu, mettant notamment en lumire ce quelhominisation prsente de particulier. Le fait capital, jy insisterai,nest pas la spciation des primates, lhomme descendu du singe, maisla sparation lintrieur dune population vivant de la cueillette,lruption hors dun groupe de collecteurs dun groupe de prdateurs-chasseurs ayant son mode propre dchange avec les forces matriel-les. Les limites dapplication de la slection naturelle deviendrontclaires, la signification de ce qui lui est subrog aussi.

    Ensuite, pour ce qui est de la socit humaine succdant la soci-

    t des primates, reprise et remodele lintrieur de ce nouveau modedchange, je proposerai des claircissements bass sur la modifica-tion des rapports entre gnrations et entre sexes : lindividuation dela fonction paternelle, lavnement de la famille en tant quunit cons-titutive de lorganisation sociale traduisent cette modification desformes dassociation des adultes et des jeunes, des mles en particu-lier.

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    La prohibition de linceste rgle la position respective des hommeset des femmes, devenus groupes distincts quant leurs activits, leurs

    savoirs, leurs ressources. Elle na rien dun interdit contrlant le d-bordement des instincts, mettant fin une promiscuit dont lexistencedans le monde animal est douteuse ; elle est, comme la pense, loutil,le cerveau, le langage, etc., une invention que lhomme a laborepour articuler la socit dans laquelle il vit avec la nature quil sedonne. Lindividuation de la paternit, lavnement de la famille, laprohibition de linceste sont les facettes dun mme passage des soci-ts daffiliation propres aux primates et aux hominiens la socit deparent, la premire que nous ayons conue sur les dbris de celles quilont prcde.

    Lanalyse du jeu de ltat de nature et de ltat de socit, le pre-mier reconnu son espce, le second accord aux autres espces, ou-vre une brche dans leur concept. Cela na rien dtonnant ; plus ton-nant est le fait que lon y ait prt aussi peu dattention et moins en-core cherch y porter remde. De mme quune notion physique estremise sur le chantier loccasion dun nouveau problme qui oblige rordonner les connaissances cet gard, lhistoire de latome estexemplaire de mme le concept en question appelle une refonte

    analogue. Tout ce quil nest possible de faire ici est de tenter de dfi-nir, de situer les deux ordres fondamentaux de ralit, den prciser lasignification. Janticipe : dans la dlimitation de leurs domaines res-pectifs, ce que lon a cru qui obissait au rapport de ngation et decomplmentarit savre tre le reflet partiel dun rapport de raffir-mation et de rciprocit. A ltage au-dessus, contemplant un horizonplus vaste, lide largement rpandue, rsume dans le titre, apparatrenverse : la socit nest pas hors nature et contre nature, elle estdans la nature et par la nature. Et tout le livre semploie dmentirson titre, dialogue quun contenu engage avec la vision, la chane de

    catgories dont il est la fois le prisonnier et le gardien.

    Pour donner corps ces conjectures, il me faudra recourir des in-formations et des thories appartenant plusieurs branches de lascience. Jen userai avec discrtion, ces informations et ces thoriestirant leur solidit et leur valeur essentiellement de leur contextedorigine. Hors de ce contexte, ce que javancerai et ce quon peut

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    cial laspect naturel des groupes humains, qui, mettant en pleine lu-mire ce quelle a touff htivement sous lappellation, ancillaire, decivilisation matrielle, rendra la place qui leur revient aux informa-

    tions et aux processus par lesquels un groupe humain se constitue etconstitue sa nature. Elle renoncera alors se concentrer uniquementsur les origines de la religion, de la famille et de ltat. Donc ce serala tche dune telle science dtre rigoureuse l o je ne suis que sp-culatif, de pousser fond le travail de cration thorique, l o jemefforce surtout de faire converger quelques vues sur lvolution ducomportement humain et ses relations avec le monde qui lenvironne.

    Retour la Table des Matires

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    Chapitre Ier.

    Les premiers primates, promoteurs de lhistoire

    I. Mutation, adaptation et volution : rappel succinct

    de leurs mcanismes essentiels.

    Retour la Table des Matires

    Jai dj eu loccasion den avertir le lecteur : je me vois oblig,dans cette premire partie, douvrir une parenthse, afin de poser uncertain nombre de faits et de notions dont lintrt apparatra plus tard.Jestime que sans cela il serait impossible davancer, et que leur expo-s constitue un solide point de dpart la rflexion sur les processusspcifiquement humains. Jajoute que faits et notions ne sont pas

    lexpression exacte ni la reconstitution scrupuleuse dune ralit quiaurait t, dans le pass, celle de notre espce (note 1). Pour linstantnous ne disposons cependant pas dautres moyens ni dautres informa-tions nous permettant de peindre, avec plus de rigueur, de richesse etde verve un tableau qui doit demeurer incomplet jamais.

    Les organismes se sont dvelopps dans le temps, ils ont chang etcontinuent changer. La mutation et la slection dterminent ce ph-nomne biologique universel, la premire en assurant la transmissiondes caractres particuliers dun tre vivant, la seconde en inflchissantses relations avec le milieu ambiant. Les mutations reprsentent, on lesait, des variations brusques et hrditaires de lorganisme au coursdes gnrations successives. Pour les comprendre, il faut se rappelerque lhritage biologique dun individu est constitu par des gnesquil a reus de ses parents. Lensemble des gnes qui se trouventdans les cellules sexuelles forme un gnotype .

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    Le gne est une quantit de matire susceptible de se sparer duchromosome qui le renferme pour tre remplace par une fraction cor-

    respondante, et par aucune autre, du chromosome analogue des cellu-les sexuelles. Les chromosomes de tous les organismes, des plus sim-ples aux plus complexes, ont une composition similaire. Par ailleursles divers gnes dun mme organisme et les gnes dorganismes dif-frents comprennent des substances chimiques faisant partie de lamme classe : les nuclo-protines. Leur partie acide nuclique secompose essentiellement dune substance trs remarquable, lacidedsoxyribonuclique (ADN). Les qualits de celui-ci lui permettent defaire une copie exacte et dtaille de la structure molculaire, partirdes matriaux offerts par la cellule et le milieu ambiant.

    Lautoreproduction, il ne faut pas loublier, est la fonction fondamen-tale dun gne. Il a donc pour activit essentielle de confectionner unesorte de calque de lui-mme dans lintervalle sparant deux divisionsde la cellule qui le porte. Sans cette opration, les cellules dun orga-nisme ne seraient pas munies dun quipement gntique complet. Lastructure molculaire de lADN expliquerait comment a lieu cette du-plication. Les molcules de lacide sont des doubles hlices de chanespolynuclotides. Chaque nuclotide est form dun phosphate, dunacide spcial du sucre (dsoxyribose) et dune base purine ou pyrimi-

    dine. Ces bases sont, pour les purines, ladnine et la guanine, et pourles pyrimidines la cytosine et la thymine. Les deux chanes de lhlicesont tenues ensemble par des liaisons hydrognes qui joignent les ba-ses ; les tudes exprimentales ont montr que la base adnine dunechane est associe la thymine de lautre chane, et que la guanineest associe la cytosine. Les deux chanes se compltent donc parfai-tement. Lorsque la double hlice se spare en deux fils isols, chacunest capable de reconstituer une copie identique de la structure doubleinitiale, en appariant les quatre bases de manire approprie. A laidede ces quatre bases, on spcifie, par permutation, les diffrences exis-

    tant entre dinnombrables gnes, de mme que les vingt-six lettres delalphabet, en se combinant, permettent de constituer une varit im-mense de mots, de phrases et des textes. Le code gntique, linstardu code linguistique, est en mesure de fabriquer un grand nombre de textes . Il ne produit pas, dans tous les cas, une succession de basesayant pour rsultat un gne fonctionnel, pas plus que le code linguisti-que ne produit uniquement des mots ou des phrases ayant un sens.

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    Concrtement, quand mme la plupart des permutations thorique-ment concevables seraient extravagantes, il nen reste pas moinsquune infinit de structures de gnes deviennent effectives, si le gne

    est une section de lhlice comprenant des milliers de nuclotides.On voit comment les molcules dacide dsoxyribonuclique fonc-

    tionnent pour communiquer, dun organisme lautre, le matriel h-rditaire. Le processus expos est conservateur, il assure le succs delhrdit, qui est principalement une autoreproduction des gnes.Lvolution serait impossible si le processus ntait contrecarr detemps en temps par un rat : le gne produit une copie imparfaite. Lamutation correspond un dfaut de fonctionnement. Elle aurait pourcause, suivant lhypothse de la double hlice, des substitutions, des

    suppressions ou des rarrangements portant sur une ou plusieurs pai-res de nucloprotides composant les chanes dADN des chromoso-mes A ct de ces mutations dues une erreur de dcodage, on ren-contre des mutations structurelles conscutives la multiplication, llimination et la rorganisation de sries de chromosomes, de par-ties de chromosomes ou de chromosomes entiers. Une cellule sexuellehumaine contiendrait plusieurs dizaines de milliers de gnes. Ceux-cimutent de nombreuses faons, mais mme sils ne mutaient que duneseule faon, on voit que des dizaines de milliers de mutations seraient

    possibles. Les mutations sont des vnements rares, car les gnessautoreproduisent exactement. Toutefois, tant donn le nombre deceux-ci, il y a constamment en prsence des gnes mutants quinexistaient pas dans la souche qui les a produits et qui finalement semanifestent par une mutation. Celle-ci est souvent dltre et se tra-duit par des malformations ou maladies congnitales, mais ce nestpas toujo