la thÉorie de la lecture chez marcel proust · ii yevgeny medvedev résumé de la thèse « la...
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LA THÉORIE DE LA LECTURE CHEZ MARCEL PROUST
Par
Yevgeny Medvedev
A thesis submitted in conformity with the requirements
for the degree of Doctor of Philosophy
Graduate Department of French
University of Toronto
© Copyright Yevgeny Medvedev, 2010
ii
Yevgeny Medvedev
Résumé de la thèse « La théorie de la lecture chez Marcel Proust » déposée pour lasoutenance au Département d’Études Françaises de l’Université de Toronto pour le
diplôme de PhD octroyé en 2010.
L’écriture en tant que forme de communication se prête à une analyse bipartite : (1)
l’auteur dans son rapport au texte – le côté rhétorique ; (2) le lecteur dans son effort
interprétatif face à ce même texte – le côté herméneutique. Face à la multitude de
réflexions traitant les particularités génétiques et poétiques de la Recherche, il y a une
pénurie de critiques qui, au lieu de privilégier une des parties susmentionnées, posent le
regard sur les deux à la fois dans un but d’en observer des interactions. L’entre-
croisement des stratégies d’écriture et des effets de lecture s’inscrit bien dans le cadre de
la théorie de communication. Ma thèse se place dans la lignée tracée par Serge
Doubrovsky, Michael Finn et Julia Kristeva qui se sont interrogés sur les façons dont la
composante rhétorique d’un texte littéraire influence sa lecture. Le maintien de cette
double perspective simultanée permet de suivre la construction du pont liant les pôles
rhétorique et herméneutique.
Je développe une approche apte à saisir les observations provenant du côté de
production et de celui de réception et à en offrir une synthèse. Cette approche consiste en
une hybridation entre la rhétorique, en tant qu’art de persuader, et la psychanalyse pour
en arriver à l’herméneutique, ou à un produit de l’effort interprétatif. La psychanalyse
justifie et délimite l’enquête sur les processus rhétoriques de la production de l’énoncé.
De l’autre côté, l’impact de la rhétorique sur l’herméneutique se facilite par la subversion.
Cette notion herméneutico-rhétorique emprunte à la théorie des horizons d’attente de
Jauss et s’inspire de l’argumentum ad hominem de la rhétorique classique. J’utilise cette
iii
notion synthétique pour étudier l’implication du lecteur dans la diégèse et pour explorer
la manière dont une telle implication intéressée influence l’interprétation.
L’application de cette méthode de travail au texte de la Recherche se fait le long les
trois axes. Le premier s’interroge sur la communication, cherchant à l’expliquer à partir
des obstacles qui l’empêchent. Le résultat de ce parcours est l’observation que la
communication se réalise lorsqu’un sujet communiquant devient aussi un objet. Le
deuxième axe place les défis communicatifs dans le contexte des enjeux entre le
particulier et le général – contexte du problème herméneutique. Sur le troisième axe se
range la discussion de la prise de possession à laquelle est censée aboutir la résolution du
problème herméneutique. J’explique que, par l’entremise de l’introjection et de
l’incorporation, la quête de la possession devient névrotique et impossible à réaliser. Je
conclus en remarquant que la communication efficace doit commencer par la
problématisation du sujet et par sa transformation en objet.
iv
INTRODUCTION............................................................................................................. 1
1. QUE SIGNIFIE LA COMMUNICATION ET COMMENT SE COMMUNIQUE LA SIGNIFICATION ?.................................................................................................. 21
COMMUNICATION : DES OBSERVATIONS GÉNÉRALES AU CAS PARTICULIER DE LA RECHERCHE .................21Composantes du modèle de David Berlo dans la Recherche ...............................................................21
SUBVERSION RHÉTORIQUE ET HERMÉNEUTIQUE CLASSIQUE......................................................................24Quelques fondements de l’herméneutique classique............................................................................25Subversion rhétorique ou rhétorique subversive .................................................................................28
HYSTÉRIE, NEURASTHÉNIE ET NÉVROSE ....................................................................................................29Le refoulement comme base de la névrose...........................................................................................29La névrose et le déclenchement de l’effort interprétatif.......................................................................31La dichotomie entre le sociolecte et l’idiolecte....................................................................................33La névrose et le défi de l’acte créateur ................................................................................................35Le dialogue comme domaine de la névrose et espoir de soulagement.................................................37
ESTHÉTIQUE DE DOUBLES..........................................................................................................................39Double et cercle herméneutique ..........................................................................................................39La possession en tant que recherche de la correspondance ................................................................40Le double comme remède à la porosité des objets du monde ..............................................................41Le double en tant que charnière de la compréhension des autres .......................................................44
ÉTYMOLOGIE ONOMASTIQUE.....................................................................................................................45Le rôle du nom dans trois âges formant la perception.........................................................................46Le pouvoir constructeur et destructeur de la dichotomie onomastique ...............................................48La quête de la vérité qui s’éloigne .......................................................................................................50L’étymologie onomastique et la problématisation de la lecture ..........................................................52
HABITUDE ET PASTICHE.............................................................................................................................53De l’autopilote comportemental à l’habitude de pasticher..................................................................53Le pastiche d’autrui dans le domaine de la critique sociale................................................................54Le culte de l’imitation comme déguisement de la vacuité de soi .........................................................56Le contact prolongé et le classement de l’objet ...................................................................................61Les moments privilégiés en tant qu’atouts du pastiche d’autrui..........................................................63Le pastiche des grands auteurs comme exercice d’indépendance artistique .......................................64Critique de l’écriture transitive et plaidoyer pour le pastiche.............................................................68L’émergence de l’ambivalence : le pastiche de soi..............................................................................70L’auto-pastiche et l’essence des choses ...............................................................................................72L’habitude comme outil d’investissement du monde par le moi ..........................................................74L’habitude estropie la réalité en la rendant communicable ................................................................75L’ambiguïté ultime de l’Habitude ........................................................................................................77
MOMENTS DE LECTURE .............................................................................................................................78Préalables théoriques du concept ........................................................................................................78Le moment de lecture dans la Recherche et son fondement métaphorico-métonymique .....................81L’actualisation de l’essence des choses dans un moment de lecture ...................................................84Développement du concept de phénomène sous la plume d’Emmanuel Kant......................................86Schopenhauer et le pouvoir de séparer le phénomène de l’idée ..........................................................87
LECTEUR DE SOI ........................................................................................................................................89La lecture de soi comme obligation esthétique ....................................................................................89Lecture de soi – appropriation de soi ..................................................................................................90
CONCLUSION : DE L’AUTO-LECTURE DU NARRATEUR À CELLE DU LECTEUR .............................................92La sur-perfection du système épistémologique : la communication au second degré .........................92Une rhétorique efficace encourage herméneutique introspective : l’exemple des Essais....................94Pour une explication double des difficultés communicatives...............................................................96Du défi communicatif au problème herméneutique .............................................................................99
2. LE PROBLEME HERMENEUTIQUE CHEZ PROUST .................................... 101
v
LE PROBLÈME HERMÉNEUTIQUE ET SON ACTUALISATION DANS LE DÉSIR................................................101Les enjeux du général et du particulier au centre du défi identitaire ................................................101La structure bipolaire du monde : représentation et volonté.............................................................104L’espace pessimiste du savoir insuffisant ..........................................................................................107
MOI ÉPARPILLÉ........................................................................................................................................111Influence de Schopenhauer sur l’agencement de la problématique du moi éparpillé .......................111Intermittence ......................................................................................................................................115La structure de l’identité : ipséité et mêmeté .....................................................................................118La théorie de trois ordres et le problème identitaire .........................................................................120Le moi synchronique et le moi diachronique .....................................................................................123Argumentum ad hominem comme stratégie rhétorique .....................................................................127À la déduction du moi perdu : la connaissance de soi.......................................................................129L’essence des choses et l’essence du moi ..........................................................................................132L’essence des choses dans la dichotomie entre le général et le particulier.......................................134
JALOUSIES INDUCTIVE ET DÉDUCTIVE .....................................................................................................137Les racines mythiques des contradictions amoureuses : l’amour-passion oriental...........................137L’amour chrétien de la créature ........................................................................................................140Amour-passion et amour chrétien : mélange névrotique ...................................................................141Un insupportable tête-à-tête avec soi-même......................................................................................142L’amour-jalousie en tant que fusion de l’amour-passion et de l’amour chrétien..............................144
LE RÔLE DE L’ART DANS LE FAÇONNEMENT DU PROBLÈME HERMÉNEUTIQUE .........................................147Critique de la voie du savoir par la raison expérimentale.................................................................147La théorie spéculative et son rôle dans la construction du signe esthétique .....................................150Le Célibat artistique et l’idolâtrie .....................................................................................................152Elstir et l’esthétique impressionniste .................................................................................................155L’émergence de l’unité nouvelle et l’essence des choses...................................................................157La fusion des arts dans la création de l’unité nouvelle......................................................................165Esthétique de couches, rhétorique de répétition et essence des choses .............................................168Le chevauchement des genres comme stratagème romanesque.........................................................170Lecture créatrice et contemplation engagée ......................................................................................172
LE CHRONOTOPE......................................................................................................................................174Le chronotope en tant qu’unité élémentaire de la perception............................................................174Le chronotope de la perception .........................................................................................................177Le grand principe d’altérité et d’hétérogénéité et les défis de communication .................................178Espace, lieu et refiguration de l’univers romanesque........................................................................182Les subjectivités se parlent ou le dialogisme .....................................................................................183L’insertion affective bakhtinienne et l’oubli intellectuel proustien....................................................186
CONCLUSION : CHRONOTOPE, CERCLE HERMÉNEUTIQUE ET COMMUNICATION DE L’ABSENCE ................188
3. VOUS DESIREZ L’AUTRE ? LISEZ-LE. LA LECTURE EN TANT QUE FORME DE POSSESSION. ........................................................................................ 191
LE CONCEPT DE POSSESSION DANS LA CRITIQUE PROUSTIENNE ...............................................................191Possession et structure de désir .........................................................................................................194
LES BASES PSYCHANALYTIQUES DE LA POSSESSION : PROJECTION, INTROJECTION ET INCORPORATION...196Symbole-chose et symbole opérant ....................................................................................................196La projection : la formation de l’imago parentale ............................................................................199L’introjection ou l’intériorisation de l’imago....................................................................................200L’incorporation et l’amour ................................................................................................................202La possession comme induction absolue............................................................................................207La scène originaire dans le cercle herméneutique.............................................................................209
LA PERCEPTION COMME PRISE DE POSSESSION.........................................................................................211Contexte réel vs contexte subjectif .....................................................................................................212Pour la distinction entre l’introjection et le désir..............................................................................214L’univers imaginé : le réel comme synthèse matérielle et affective ...................................................216
LA POSSESSION À TRAVERS LE TEMPS : L’ÉVOLUTION DU NARRATEUR ...................................................219L’émergence du nouveau concept du temps : la temporalisation ......................................................220
vi
L’esthétique de couches et la coïncidence des désirs conflictuels .....................................................221Le concept d’évolution dans l’esthétique de l’entre-deux..................................................................223Le vacillement de l’effort créatif ........................................................................................................224
LE MOI DÉSINTÉGRÉ ET SON DÉSIR DE RÉPARATION.................................................................................226Vacuité et sur-complétude du moi comme moteurs du désir..............................................................227Le drame du coucher .........................................................................................................................229L’attente certaine comme répit du malaise névrotique ......................................................................231La formation des imagos....................................................................................................................234La possession toujours déjà réalisée..................................................................................................235L’intermittence comme réparatrice du moi éparpillé ........................................................................236Les manifestations du malaise névrotique dans la relation amoureuse.............................................238La génétique métaphorique et l’opposition entre le sensoriel et le phénoménologique ....................240
LE SIMULACRE ARTISTIQUE COMME PRISE DE POSSESSION ......................................................................242L’écoute de la musique intérieure......................................................................................................243Le sociolecte amoureux métaphorico-métonymique ..........................................................................244Le rôle du pastiche dans la quête de possession................................................................................245La dimension névrotique de la métaphore fidèle ...............................................................................248Le concept ruskinien d’habitude et l’association arbitraire ..............................................................249Les pertes dues à la métaphore..........................................................................................................251
LECTURE MANQUÉE DU MONDE, LECTURE RÉUSSIE DE SOI ......................................................................252La tyrannie du particulier ..................................................................................................................252La surimposition de l’âge des mots et de l’âge des noms ..................................................................253La fusion du sujet lisant et de l’objet lu .............................................................................................256L’impression avant la raison expérimentale : l’apprentissage des signes.........................................257Logique et émotion : où se situe la conscience volontaire ?..............................................................258L’abdication réfléchie de la conscience volontaire ...........................................................................260
CONCLUSION : À LA RECHERCHE DE LA RAISON D’ÊTRE DE L’ÉCRITURE..................................................262Comment répondre au désir de possession ? .....................................................................................262La subversion rhétorique à l’aide de la lecture .................................................................................264
CONCLUSION ............................................................................................................. 267
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................ 282
1
Introduction
Une lecture sensible aux nuances de la poétique narrative quand elles se
présentent au lecteur et qu’elles sont comprises par lui peut être dite une lecture efficace.
Vue de ce côté, l’interaction optimale entre le lecteur et le texte a lieu à la frontière entre
la rhétorique et l’herméneutique : pour qu’un texte produise un effet, son auteur doit tenir
compte de l’auditoire ciblé, une considération rhétorique par nature. Mais il appartient
aussi au lecteur de faire un effort interprétatif pour accommoder le sens du texte dans son
propre horizon d’attente, un travail herméneutique.
Une des plus respectées des théories de la lecture se trouve chez Wolfgang Iser
qui cherche à identifier l’ « acte de lecture ». Nous proposons de voir À la recherche du
temps perdu en tant que gigantesque moment de lecture, moment où « [la] position du
lecteur dans le texte se situe au point d'intersection entre protention et rétention »1. La
protention se retrace à Husserl et à Ingarten, qui a souligné que la cohésion d’un texte
littéraire est assurée par le renvoi sémantique constant incorporé dans chaque phrase et
chaque unité textuelle. 2 La signification cohérente se construit grâce à ces renvois.
Husserl, pour sa part, a raffiné les propos d’Ingarten3 en prétendant qu’avant les renvois
réels a lieu leur anticipation, qu’il a incorporée au concept de protention. Or, au fur et à
1 Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique. Liège : Mardaga Ed., trad. E. Sznycer, 1985, p. 201.2 Les renvois sémantiques propres à la protention sont similaires à ce qu’en sémiotique on appelle la sémiosis ad infinitum. Cette notion appartient à Charles Pierce qui expose dans son ouvrage Pragmatism(1907) le signe ternaire ou triadique composé, dans sa terminologie, de sign, d’object et d’interpretant(signifiant, référent et signifié). La sémiosis décrit l’instabilité et la fluidité de cette construction tripartite où l’interpretant (signifié) devient toujours un autre sign (signifiant). 3 Roman Ingarden, « On the Cognition of the Literary Work of Art » (sélections), dans Kurt Mueller-Vollmer (éditeur), The Hermeneutics Reader. Texts of the German Tradition from the Enlightenment to the Present, New York: Continuum, 1994, p. 187-213.3 Wolfgang Iser, op. cit., p. 205.
2
mesure du progrès de la lecture se produit non pas la réalisation de ces attentes, mais
plutôt leur modification graduelle.4 Chaque protention préfigure un horizon sémantique
particulier qui devient immédiatement la base pour une protention suivante et se voit pour
cette raison modifié. Puisque toute unité textuelle renvoie aux éléments à venir, l’horizon
sémantique ainsi préfiguré contient inévitablement des lacunes, des équivoques qui
éveillent à leur tour des attentes de solutions.
En ce qui concerne la rétention, c’est avant tout la réactivation du passé
diégétique qui vient modifier le présent et la protention, ou bien se voir modifié par les
nouvelles révélations. Or, la rétention présente d’une perspective passée peut influencer
et le présent et l’attente de l’avenir textuel. La dialectique entre la rétention et la
protention s’inscrit logiquement dans la théorie du point de vue errant et des horizons
constamment modifiés.
Revenons donc à la conception isérienne du « moment de lecture ».
Chacun des moments de la lecture est une dialectique de protention et de rétention: entre un horizon futur vide qui doit être rempli et un horizon déjà fait mais qui ne cesse de s'estomper, de sorte que grâce au point de vue mobile du lecteur, les deux horizons internes du texte ne cessent de s'ouvrir pour se fondre l'un dans l'autre. Il est impossible d'échapper à cette dynamique pour la raison que nous ne pouvons saisir le texte dans son entièreté en un moment unique instantané.5
Si nous considérons la Recherche dans la perspective qui pose la question de ce moment
de lecture, nous avouons par le même geste que le roman renvoie vers ailleurs en rendant
explicites ses lacunes sémantiques. La question immédiate qui se pose interroge la
direction de ces renvois et la lecture appropriée d’un tel roman. Si le texte renvoie
quelque part à cause de ses non-dits, de ses trous logiques, il est tentant de suppléer à ces
prétendues insuffisances par un autre texte explicatif, un métatexte, qui, en se basant sur
4 Edmund Husserl, « The Phenomenological Theory of Meaning and of Meaning Apprehension », dansKurt Mueller-Vollmer, op.cit., p. 165-186.5 Wolfgang Iser, op. cit., p. 205.
3
des concepts philosophiques solides, dirait de manière univoque ce que voulait dire le
roman. Pourtant, céder à cette tentation signifierait que la littérature, et par extension
l’Art en général, ne sont qu’une représentation allégorique d’un savoir fondamental qu’il
s’agit de décoder et d’exprimer clairement dans un autre texte. Pour notre part, nous ne
cédons pas à cette tentation et nous affichons notre allégeance à la poétique narrative du
roman. Pour nous, il n’y a pas de hors texte supérieur à l’œuvre proprement dite. Pourtant,
notre travail consiste à regarder la Recherche en tant que moment de lecture : autrement
dit, comme un texte qui justement renvoie toujours ailleurs. Mais si cet ailleurs n’est ni
un métatexte philosophique ni aucun autre objet ou phénomène, où le texte renvoie-t-il ?
Cette question problématise l’acte de lecture en tant que champ d’interaction entre le
roman et le lecteur.
En entamant une discussion de la lecture, il est impossible d’esquiver la notion de
lecteur. Chaque fois que nous l’évoquons, nous faisons référence au concept de lecteur
impliqué6 dont Gerald Prince donne une définition synthétique et concise.7 Selon les
présupposés de la reader’s response, le lecteur impliqué est une figure abstraite
possédant toutes les prédispositions nécessaires pour qu’une œuvre littéraire puisse
produire son effet. Les prédispositions en question ne sont pas puisées dans une réalité
empirique externe, mais dans le texte lui-même. Par conséquent, le lecteur impliqué est
6 Ce concept est central dans la reader’s response criticism dont les porte-parole principaux sont Wolfgang Iser (Le lecteur impliqué [1974], L’acte de lecture [1978]), Stanley Fish (Self-consuming Artifacts : The Experience of 17th Century Literature [1972], Is There a Text in This Class ? [1980]) et Wayne Booth (The Rhetoric of Fiction [1961] et The Rhetoric of Irony [1974]).7 « Implied reader [–] the audience presupposed by a text ; a REAL reader’s second self (shaped in accordance with the IMPLIED AUTHOR’s values and cultural norms) […] The implied reader of a narrative text must be distinguished from the NARRATEE: the former is the audience of the implied author and is inferable from the entire text, whereas the latter is the audience of the NARRATOR and is inscribed as such in the text », Gerald Prince, Dictionary of Narratology, Lincoln : University of Nebraska Press, 2003, p. 43. Pour le traitement exhaustif de la notion du lecteur impliqué, voir: Wayne C. Booth, The Rhetoric of Fiction, 2nd edition, Chicago : University of Chicago Press, 1983 ; Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, Paris : Seuil, 1983 ; Wolfgang Iser, The Implied Reader: Patterns of Communication in Prose Fiction from Bunyan to Beckett, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1974.
4
une construction déduite de la totalité du texte et comme tel il ne doit pas être confondu
avec un lecteur réel. L’effet de sa spécificité formative est que le lecteur impliqué
possède une érudition suffisante pour se laisser attraper par le texte, mais aussi pour en
extirper le sens, même le plus obscur. Pour être communicable, le concept de lecteur
impliqué doit désigner une figure abstraite déduite de l’ensemble du texte, pourvue de
logique formelle et sensible aux signaux narratifs.
Si le sens ne s’actualise que dans et par la lecture, c’est le lecteur qui devient la
figure importante dans l’actualisation de la signification du texte. Justement, la reader’s
response s’épanouit vraiment après l’entrée en scène du post-structuralisme derridien qui
a mis fin à la croyance en le sens unique du texte existant indépendamment de la lecture.
Si l’on croit avec les positivistes, structuralistes, poéticiens et autres, qu’un texte cache un
sens profond dont le dégagement est la responsabilité ultime de la lecture, la découverte
de Derrida peut être vue comme un coup mortel qui a détruit les derniers vestiges du
positivisme dans les études littéraires, en leur redonnant la liberté de créer un sens de
l’œuvre (1967). Son concept de « différance » rejoint la notion de moment de lecture :
Et si le sens du sens (au sens général de sens et non de signification), c’est l’implication infinie ? Le renvoi indéfini de signifiant à signifiant ? Si sa force est une certaine équivocité pure et infinie ne laissant aucun répit, aucun repos au signifié, l’engageant, en sa propre économie, à faire signe encore et à différer ? 8
L’apparition du signifiant errant met en question beaucoup d’acquis précédents. Il révèle
subitement au chercheur que la clef qu’il a toujours utilisée n’est vraiment pas la bonne,
et que le trésor restera à tout jamais caché dans sa boîte rouillée. Et le monde devient
triste. Élissalde exprime bien cette humeur sombre :
Lorsque je lis une phrase, la signification en est toujours comme suspendue, que c’est quelque chose de remis à plus tard, qui doit encore venir, la conséquence incroyablement
8 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, cité par Yvan Élissalde, Critique de l’interprétation, Paris : Vrin, 2000, p. 225.
5
méconnue des analyses de J. Derrida est que l’interprétation n’existe pas : le délai n’aboutit pas à la détermination […]. Puisque toute tentative philosophique ou exégétique de purifier le texte de ses ambiguïtés, de clarifier ses obscurités, de réduire sa polysémie contradictoire est vouée, par la « différance » des signes, issue de leur itérabilité infinie, à l’échec, le pouvoir de comprendre ne peut pas s’exercer. L’interprétation, qui est l’exercice de ce pouvoir, est donc à tout jamais impossible, et non pas possible à l’infini. J. Derrida ne fonde donc pas la liberté d’interpréter : il la ruine. 9
Le prétendu pessimisme déduit des conclusions de Derrida s’applique seulement à
l’univers dans lequel il existe un sens unique et ultime. Pour dissiper l’ombre et pour
redonner un élan positif à l’interprétation, il suffit de rejeter l’hypothèse qu’il existe un
tel univers.
Une autre approche du moment de lecture conjecture que le lecteur ne cherche pas
un seul sens précis et caché dans les couloirs des apories textuelles, mais qu’il se lit lui-
même face au texte. Si le texte est un miroir tendu au lecteur, l’interprétation peut opérer.
Cet optimisme aboutit aux théories modernes de la réception dont les réflexions se
rangent le long de deux axes complémentaires principaux : celui prenant origine dans la
phénoménologie de l’acte individuel de lecture (de Roman Ingarden à Wolfgang Iser), et
celui regroupant les chercheurs en herméneutique qui défendent la réponse publique au
texte (de Gadamer à Jauss).
Ce n’est pas dire que toutes les impasses théoriques ont maintenant été
débloquées et que le chercheur n’a qu’un droit chemin à parcourir. Ce qui se passe au
moment de la lecture continue à confondre les esprits, ainsi que le rappelle Antoine
Compagnon : « l’expérience de la lecture […] est une expérience double, ambiguë,
déchirée : […] entre la philologie et l’allégorie, entre la liberté et la contrainte, entre
l’attention à l’autre et le souci de soi ». 10 La place du lecteur émerge en tant que nouveau
9 Yvan Élissalde, op. cit., p.226.10 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, Paris: Seuil, 1998, p.175.
6
défi à résoudre. Lui ayant accordé une certaine autonomie dans l’élaboration du sens, on
pose en contrepartie la question des bornes de cette autonomie et de la pertinence du texte
proprement dit. C'est pourquoi l’introduction des concepts d’horizon d’attente (Jauss), de
répertoire (Iser) et de communautés interprétatives (Fish) cherche à redonner une
nouvelle objectivité à l’expérience de la lecture. Dans ce contexte de dualité théorique
quant à la place du lecteur, entre sa liberté de lire à part soi et la renaissance furtive de
l’intention d’auteur, se place notre intérêt, à savoir quelle théorie de la lecture enseigne la
Recherche.
Une théorie (du grec theorein, « contempler, observer, examiner ») désigne
couramment une idée ou une connaissance spéculative, souvent basée sur l’observation
ou l’expérience, donnant une représentation idéale, éloignée des applications. En nous
référant aux acceptions modernes de ce terme, nous pouvons en dégager le trait
significatif qui explique l’ambition qu’on attache à toute élaboration d’une théorie. Que
ce soit dans le domaine des mathématiques11 ou de la science expérimentale12, la théorie
prend pour point de départ un savoir expérimental particulier et prétend en induire une
règle générale capable de fournir une explication synthétique d’une multitude de cas
particuliers similaires à ceux qui fondent le savoir expérimental originaire sus-mentionné.
Entreprendre un tel projet, surtout en prenant l’œuvre de Marcel Proust comme la source
du savoir particulier, implique une certaine prétention, sinon une présomption. En fait,
nous ne sommes pas les seuls à aspirer à une entreprise de cette envergure. La présence
11 Une théorie est un ensemble d’affirmations dont certaines sont des axiomes et les autres des théorèmesdémontrables à partir de ces axiomes et au moyen de règles de logique.12 Une théorie est un modèle ou un cadre de travail pour la compréhension de la nature et de l'humain. Pour qu’une théorie soit considérée comme faisant partie des connaissances établies, il est habituellement nécessaire que celle-ci produise une expérience critique.
7
des pionniers vénérés qui se sont proposé le même objectif à la fois dompte une
apparence de présomption et offre le guidage important à notre réflexion.
À la recherche du temps perdu fournit des parties, mais il ne les rassemble pas en
un tout cohérent. Ce travail appartient au lecteur. Par raisonnement parallèle, la
Recherche n’offre pas de théorie de la lecture per se, mais elle provoque une réflexion de
la part du lecteur : « Un livre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on
laisse la marque du prix ». 13 Il est intéressant de constater jusqu'à quel point l'approche
de Blaise Pascal dans les Pensées peut être appliquée à Proust. Sa lecture des Écritures
Saintes dans les Pensées sert de modèle pour celle que nous proposons de la Recherche.
Pascal reconnaît dès le début l’incapacité de son effort apologétique à parvenir à
l’objectif ultime qu’est la conversion d’un incroyant. En invoquant la théorie janséniste
de la grâce, Pascal déclare que c’est à la grâce efficace qu’il appartient de donner la foi.14
Le rôle de l’apologiste consiste à démontrer l’insuffisance logique de l’épistémologie
purement matérialiste et athée. Une telle démonstration prépare le terrain pour que la
grâce efficace ait de l’efficacité rhétorique. On lit les Pensées en tant que texte
épidictique qui a pour but d’infléchir, d’incliner l’âme. Autrement dit, le texte
accompagne le lecteur à mi-chemin vers la conversion et l’y laisse. Après, c’est à lui de
compléter le projet et de réaliser l’objectif ultime énoncé par le texte.
De la même manière, le travail critique que nous entreprenons va tenter de suivre
le texte jusqu’à ce mi-chemin, analysant les techniques rhétoriques par lesquelles le
13 Le temps retrouvé, IV, p. 461. Toutes les références à la Recherche se basent sur : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition en quatre volumes publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris : Gallimard (Pléiade), 1987. Cette phrase témoigne de la réticence proustienne de mettre des théories explicites dans le roman. Malgré de multiples occurrences de métatexte, le roman souscrit au principe de ne pas plonger trop dans des généralités ambitieuses. 14 Blaise Pascal, « Écrits sur la grâce », dans Œuvres complètes, édition de Louis Lafuma, Paris : Seuil, 1993 [1963], p. 310-348.
8
roman pousse son lecteur. Jusqu’à mi-chemin le lecteur peut se permettre de jouer le rôle
d’objet passif qui se laisse manipuler par le roman. Pourtant, pour prendre la relève le
lecteur doit vraiment se trouver où le texte veut qu’il soit. Pour ce faire, il doit jouer deux
rôles à la fois. Il est objet quand il se laisse emporter par les enjeux romanesques ; mais il
est sujet quand il va à la rencontre du texte, prend la relève et complète ce que le roman
ne saura finir. C’est de cette manière qu’il sera en mesure de compenser les capacités
limitées d’instruction du texte et de formuler une théorie de la lecture.
Il importe de souligner que tous ces processus complexes se résument par un seul
mot – lecture. La lecture est une rencontre entre le texte et le lecteur. C’est aussi un
moyen de communication entre eux, ce qui implique un échange ; les interlocuteurs
mettent tour à tour le chapeau de sujet parlant et celui d’objet écoutant. À l’opposé de
cette dynamique, la lecture peut paraître intuitivement comme monologue : le texte a des
choses à dire au lecteur, et ce dernier n’a qu’à les recevoir. En caractérisant la lecture en
tant que communication, nous nous tenons à l’écart de la vision monologuée de la lecture
et nous tentons de saisir le double rôle joué par le lecteur de la Recherche.
Le récit proposé par le roman est celui de la « recherche » d’une vocation
entreprise par le Narrateur presque dès sa première apparition dans le texte. Et
spécifiquement, la critique proustienne est depuis longtemps influencée par la proposition
de Gilles Deleuze que le roman représente un grand apprentissage des signes.15 Dans
cette logique, les critiques distinguent dans la Recherche les traits significatifs du
Bildungsroman.16 Le monde romanesque a des leçons à enseigner au Narrateur à la
15 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris : PUF, 1998 [1964].16 Eugène Nicole reconnaît la Recherche comme Bildungsroman parsemé d’erreurs : « Dans le long apprentissage des signes qui, pour l’essentiel, constitue le Bildunsroman proustien jusqu’à l’épiphanie du Temps retrouvé, les signes de la vocation ne figurent que comme une longue “comédie d’erreurs” », « La
9
recherche de son chemin dans la vie, et, en même temps, le roman a quelque chose à dire
au lecteur. Donc, si nous voulons traiter du phénomène de la communication, nous
devons, par souci de clarté et de cohésion logique, parler d’une part de la communication
diégétique décrivant des enjeux intratextuels et, d’autre part, de la communication extra-
diégétique impliquant les rapports entre le roman et le lecteur. Par la dynamique
présentée dans les intrigues diégétiques, le texte provoque le lecteur et instaure une
communication avec lui. Notre but est d’étudier comment la lecture articule ces deux
niveaux.
Le Narrateur est à la recherche d’une vocation. Il parcourt les méandres de la vie
pour aboutir enfin à la découverte de sa propre mission.17 Dans une conférence célèbre,
Maurice Merleau-Ponty caractérise les errances du Narrateur comme recherche de la
vérité. 18 Ce changement d’appellation de la quête du Narrateur démontre la
correspondance entre la problématique de la lecture et la recherche de la vérité. Plus
précisément, notre intérêt consiste à montrer que la question de la lecture s’actualise par
et dans le processus de la découverte de la vérité.
Franck Robert élabore sur l’observation de Merleau-Ponty et stipule que la vérité
en question n’est pas la vérité classique décrite par l’adéquation entre la chose et son idée.
D’après Robert, ce que recherche le Narrateur, c’est le sens de la vérité, ou la vérité de la
vérité – la métavérité.19 Franck Robert soutient que la vérité du Narrateur ne se dévoile
vocation invisible », dans Proust et la philosophie aujourd’hui, sous la direction de Mauro Carbone et Eleonora Sparvoli, Pise : Edizioni ETS, 2008, p. 47. 17 « J’aurais peut-être évité le détour de bien des années inutiles par lesquelles j’allais encore passer avant que se déclare la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire », Le côté de Guermantes, III, p. 691.18 Maurice Merleau-Ponty, L’institution, la passivité, Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris : Belin, 2003, p. 63-77.19 Franck Robert, « L’institution sensible du sens, Merleau-Ponty et Proust », dans Proust et la philosophie aujourd’hui, op. cit., p. 165.
10
que par l’expérience progressive et répétitive de la non-vérité.20 La proposition de Robert
diffère de l’idée de Foucault par son côté positif. Là où ce dernier parle d’empêchement,
le premier voit le seul moyen de découvrir la vérité. Cette identification par opposition
que décrivent Foucault et Robert, l’un négativement et l’autre positivement, est
également analysée par Gilles Deleuze qui soutient qu’un catalogue détaillé de
différences ne peut se dresser qu’à partir d’objets similaires, et que les similitudes se
remarquent le plus dans les objets qui diffèrent.21
Pour reprendre notre propos, la vérité que recherche le Narrateur ne se laisse pas
découvrir facilement. En outre, cette vérité ne se dévoile et ne se définit qu’à partir d’une
expérience progressive de la non-vérité. Comme le remarque encore Franck Robert :
Le vrai commencement ne s’inaugure qu’au terme d’un long cheminement, celui de l’opinion, de la non-vérité, celui de l’attitude naturelle, ou celui du temps perdu, temps révolu et temps que l’on perd dans le monde, dans notre vie amoureuse. L’inauguration, l’entrée dans la vérité, la Stiftung transcendantale et proprement phénoménologique, l’institution de l’œuvre, de la vraie vie dans et par l’art, ne se font que lorsqu’il y a un nouveau commencement, lorsque se découvre une nouvelle voie, un nouveau chemin […].Mais cette nouveauté, cette institution nouvelle ne sont possibles qu’après avoir suivi l’errance ou les errements initiaux, ne sont tels que d’être préparés par ce parcours dans la non-vérité. Longue préparation, longue maturation qui exige enfin, pour un authentique commencement, une métamorphose, un retournement, une conversion. 22
Nous distinguons maintenant un trait saillant du Bildungsroman proustien. La leçon que
le roman contient pour le Narrateur ne s’impose pas d’en haut par la sage autorité du
romancier. Au lieu de cela, l’épiphanie, l’aboutissement, la vérité surgissent d’en bas. Les
déambulations dans les couloirs de la non-vérité poursuivent un but stratégique
important : elles démontrent par exclusion et par opposition la stratégie de recherche juste. 20 « C’est en effet dans une expérience de la non-vérité que s’éprouve d’abord la recherche de la vérité », ibidem. Cette idée est une variation du thème développé par Michel Foucault : « La Recherche mime l’histoire de la vérité qui, nous l’a rappelé Foucault, est toujours celle de son retard à vaincre les erreurs ou les préjugés qui l’empêchaient d’apparaître », Eugène Nicole, op. cit., p. 47.21 « Il s’agit de deux lectures du monde dans la mesure où l’une nous convie à penser la différence à partir d’une similitude ou d’une identité préalables, tandis que l’autre nous invite au contraire à penser la similitude et même l’identité comme le produit d’une disparité de fond », Gilles Deleuze, « Simulacre et philosophie antique », dans Logique du sens, Paris : Minuit, 1969, p. 302.22 Franck Robert, op. cit., p. 172.
11
Ayant ainsi lui-même discrédité toutes les voies externes, le Narrateur arrive
organiquement à la compréhension que, pour trouver le suc des choses, il faut regarder en
soi-même.
Ainsi, il est possible de prélever deux principes essentiels dans le modèle
fondamental qui est à la base de la composante diégétique de la communication entre le
texte et son lecteur : la phénoménologie par opposition et la montée graduelle de la vérité
des profondeurs du moi du chercheur. Nous explorons aussi ces deux principes
fondateurs : nous étudions la lecture que fait le Narrateur de son univers et tentons d’en
déduire quelques vérités applicables à la lecture entreprise par un lecteur d’un livre ou
d’un univers qui l’entoure et le définit.
Avant d’aborder le synopsis de l’ensemble du travail qui suit, il semble important
de décrire sa particularité. Au lieu de favoriser l’approche cartésienne traditionnelle par
laquelle la démonstration épuise une à une toutes les notions opérantes pour asseoir la
thèse générale en un parcours linéaire, nous nous inspirons de l’esthétique
impressionniste et préconisons parfois une progression dialectique. Comme un peintre
impressionniste qui revient toujours à la toile et par des retouches multiples fait émerger
la lumière et ce qu'elle illumine, nous avons opté de revenir dans des sections différentes
vers les mêmes notions, en les traitant sous des angles variés, complémentaires, en faisant
apparaître leurs dimensions multiples. Ajoutons toutefois que la progression linéaire est
toujours présente, si nous la décrivons par le passage vers la compréhension plus
complète de divers aspects de la lecture proustienne qui est notre objectif ciblé. C'est
seulement que, dans notre optique, le caractère linéaire de l’ensemble se base sur la
circularité des détails.
12
Le premier chapitre propose une réflexion sur les enjeux communicatifs que la
Recherche problématise. L’objectif poursuivi dans ce chapitre consiste en l’identification
et en la délimitation du concept de communication propre au roman. Nous étudions la
phénoménologie par opposition, cherchant à identifier un concept par ce qui s’y oppose.
Le Narrateur, en tant que texte, produit de la signification qui est à son tour perçue par le
lecteur. Puisque nous opérons a priori dans l’espace décrit par des associations entre le
lecteur et le Narrateur, notre exploration de la communication s’inscrit au carrefour de la
production d’une signification et de la perception. Autrement dit, nous cherchons à
délimiter la notion de communication par ce qui est non-communication et à identifier le
concept de communication en tant qu’il se place déjà dans le cadre rhétorique-
herméneutique.
En outre, afin d’observer le second principe fondamental – l’arrivée graduelle et
organique à la réponse aux questions posées – il faudra balayer le champ de la non-
communication, ce qui se délimite pour nous par les obstacles à la communication. Parmi
la multitude d’obstacles possibles, nous allons nous pencher sur ceux qui se placent le
plus franchement à la croisée de la rhétorique et de l’herméneutique. Nous observerons la
stratégie rhétorique provocatrice de subversion qui, par une technique célèbre connue
sous le nom d’argumentum ad hominem 23, joue un rôle important dans la production de
l’efficacité narrative. Pour qu’un texte agisse de façon optimale, il doit non seulement
asseoir son argument, mais aussi ébranler celui du lecteur. À cause, justement, de ce
« flirt » du début, le discrédit ultérieur s’avère plus efficace. C’est là que la subversion
devient pertinente, et c’est pourquoi Proust écrit dans Contre Sainte-Beuve : « Et cette
23 Cette stratégie s’exécute quand un texte littéraire impose au lecteur certaines constructions logiques ou quand il se base sur des croyances préalables et lui en démontre par la suite la fausseté.
13
infériorité de l'intelligence, c'est tout de même à l'intelligence qu'il faut demander de
l'établir ». 24
Le roman présente une série d’événements particuliers dont il fait une synthèse
qu’il justifie soit par des partis pris extra-diégétiques communément partagés ou par des
constructions logiques diégétiques. Dans les deux cas, la synthèse communiquée par le
roman devient aussi celle que le lecteur épouse. Ensuite, le roman finit par montrer la
fausseté du résultat de l’induction qu’il a d’abord lui-même avancée comme plausible et
rationnelle. Cette procédure a pour effet une instauration chez le lecteur du doute
progressif, car ce sont maintenant aussi ses facultés critiques qu’il remet en cause.
Le deuxième chapitre enchaîne sur le fait qu’à la base des enjeux communicatifs
de la Recherche se trouve justement le problème herméneutique. La critique proustienne
n’est pas ignorante de la dichotomie du général et du particulier : Gilles Deleuze, par
exemple, emprunte à la théorie musicale les notions de thème et de variation.25 Pour lui,
le thème est une Idée générale, tandis que les variations renvoient aux apparitions, aux
manifestations particulières multiples de l’Idée générale. Deleuze se sert d’exemples de la
vie amoureuse des personnages de la Recherche pour illustrer son propos :
Une différence originelle préside à nos amours. Peut-être est-ce l’image de la Mère – ou celle du Père pour une femme, pour Mlle Vinteuil. Plus profondément, c’est une image lointaine au-delà de notre expérience, un Thème qui nous dépasse, une sorte d’archétype. Image, idée ou essence assez riche pour se diversifier dans les êtres que nous aimons, et
24 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris : Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 216.25 « En musique, un thème est présenté, puis suivent les variations […]. Toutes les formes de la vie d’un temps, de la Renaissance, du Baroque par exemple, nous les comprenons comme des variations d’un thème. Le fait qu’elles soient des variations d’un thème, des expressions d’un comportement fondamental de l’homme au monde leur donne, malgré toutes leurs différences matérielles, l’unité d’un style. Mais le thème lui-même, nous ne pouvons l’exprimer que de façon toujours inadéquate ; nous avons devant les yeux la diversité des formes phénoménales que nous saisissons pourtant comme diversité d’une unité et non comme répétition d’une seule et même chose », Erwin Strauss, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble : Million, 1989, [1935], p. 521.
14
même dans un seul être aimé ; mais telle aussi qu’elle se répète dans nos amours successives, et dans chacun de nos amours pris isolément.26
Un peu plus tôt, Maurice Merleau-Ponty fait une observation similaire. Il parle de
la notion d’institution qui décrit, d’après lui, une dimension constante et durable du
phénomène par rapport à laquelle se rangent dans une hiérarchie des manifestations
expérimentales et particulières : « Par institution [Merleau-Ponty entend] ces événements
d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une
série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire
[...] ».27
Dans le discours critique dont nous venons de présenter deux grands exemples,
nous voyons des traces de deux façons de voir le problème. D’abord, pour Deleuze et
pour Strauss les manifestations particulières, les variations, sont ce qui définit et
singularise même le général, le thème, car il ne se perçoit ni n’a de sens par soi-même.
Mettons dans ces rangs les partisans de l’induction. Par contre, le point de vue avancé par
Merleau-Ponty dote l’institution de plus de pouvoir. C’est à elle, c’est-à-dire au général,
de définir le particulier; c’est au thème de donner sens aux variations. Selon Merleau-
Ponty, c’est donc la déduction qui tient les rênes. Ces deux visions opposées résument et
problématisent à la fois la réflexion du chapitre. La Recherche montre un problème
herméneutique, à savoir des situations où les personnages se placent dans la nécessité de
pratiquer soit l’induction soit la déduction afin d’approfondir leur compréhension du
monde alentour. L’exploration du rapport subtil, ambivalent, parfois conflictuel et parfois
celui de complémentarité qui s’établit entre le général et le particulier est l’objectif du
deuxième chapitre.
26 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris : PUF, 1964, p. 93.27 Maurice Merleau-Ponty, Résumés de cours, Collège de France 1952-1960, Paris : Gallimard, 1968, p. 61.
15
Nous mettons le problème herméneutique dans le contexte de la recherche de son
moi continuellement entreprise par le Narrateur. Le parcours narratif du roman présente
le moi du jeune Marcel sous une forme éclatée, éparpillée. En même temps, c’est toujours
lui, le même individu, qui vit sur les pages de la Recherche. L’opposition entre l’attente
intuitive de la constance du moi et la réalité diégétique qui contredit constamment cette
attente problématise davantage le rapport entre le général et le particulier, ou, dans le cas
du moi éparpillé, entre une théorie et une pratique.
Un des défis principaux proposés au lecteur consiste en une induction de sa
propre vérité générale sur la base du particulier qui se déploie sur les pages du roman.
Donc, nous observons que le particulier constitue la seule matière textuelle tangible à
l’opposé du général synthétique de l’imaginaire. Afin d’embrasser une plus grande
variété de manifestations de ce contentieux entre le général et le particulier, nous
argumentons que l’univers romanesque proustien peut se considérer en tant qu’amas de
cadres, tel une mosaïque de verres colorés. Chaque cadre se caractérise par une certaine
unité de l’espace et du temps et par une autonomie vis-à-vis d’autres cadres.
L’importance du concept de cadre chronotopique se manifeste clairement dans le
domaine du désir amoureux.
Dans sa poursuite des objets de sa prédilection le Narrateur cherche non
seulement une possession physique d’une femme aimée, mais une maîtrise bien plus
profonde et complète. Il cherche à conquérir l’idée sensible de la femme convoitée. C’est
Mauro Carbone qui prélève de sa lecture des ouvrages de Maurice Merleau-Ponty le
concept d’idée sensible et qui l’utilise pour expliquer les apories amoureuses du
Narrateur. Carbone soutient qu’une personne
16
[...] est aimée comme si elle était une idée sensible […] et il s’avère qu’elles [une personne et une idée] ne font qu’un. Il s’ensuit que, dans l’amour pour telle personne, ce n’est pas seulement elle, ni son corps, mais bien cette idée même que l’on désire posséder.28
L’unité indissoluble d’une personne et d’une idée est une variation du thème du
chronotope qui postule l’accord entre le temps et l’espace. L’espace décrit le corps de la
personne ou un phénomène tangible quelconque, tandis que le temps épouse l’idée ou
tout un ensemble de contextes qui anime telle personne et tel phénomène.
Le moteur qui anime les enjeux du général et du particulier est celui du désir de
savoir. Il est important de ne pas laisser Arthur Schopenhauer hors de l'équation car
comme nous l'a montré Anne Henry dans La tentation de Marcel Proust (2000), son
influence sur Proust a été capitale. Il est d’autant plus à propos de faire recours au texte
séminal d’Arthur Schopenhauer Le monde comme volonté et comme représentation
(1819), car le sujet du désir y est élaboré de manière rigoureuse. L’espace du désir de
savoir se délimite par la Représentation et par la Volonté. Cette première a affaire à une
production de discours synthétique et réfléchi sur les phénomènes observables, alors que
la dernière rejoint le domaine platonicien de l’intuition et de la soif insatiable de
complétude. Ni l’une ni l’autre n’est capable de fournir un savoir intégral. Mises côte à
côte, elles n’arrivent guère à faire plus qu’elles ne font individuellement. La
représentation est toujours vouée à gloser la surface, et la volonté ne se prête pas au
contrôle systémique si nécessaire au progrès de l’acquisition du savoir.
Dans le troisième chapitre nous abordons le thème de la prise de possession dans
la Recherche. Le Narrateur est à maintes reprises la victime de l’incorporation qui rend
28 Mauro Carbone, « Amour et musique : thème et variations », dans Proust et la philosophie aujourd’hui, op. cit., p.154. Pour l’analyse du concept d’idée sensible chez Merleau-Ponty voir, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-55), op. cit., p. 67, et Résumés de cours, Collège de France 1952-1960, op. cit., p. 69.
17
plus prononcées ses tendances névrotiques caractérisées par des désirs conflictuels.
L’incorporation actualise parfaitement le double vouloir contradictoire. On désire, on
aime, on chérit et, tout en même temps, on veut dévorer, annihiler, absorber. En outre,
l’intermittence où le Narrateur balance du registre de l’incorporation à celui de
l’introjection aiguise sa névrose. L’introjection de l’imago se déroule mieux en une
absence de l’être physique convoité, tandis que l’incorporation exige sa présence
constante.
Puisqu’il est question de savoir comment une réalité externe s’accommode dans la
psyché du possesseur, il est pertinent d’étudier les mécanismes psychiques par lesquels
s’effectue une telle accommodation. Nicolas Abraham et Maria Torok basent leurs
recherches sur la notion d’imago élaborée par Carl Jung.29 Dans leur ouvrage intitulé
L’écorce et le noyau (1978), ils distinguent entre les deux voies par lesquelles un objet
s’intègre au moi du possesseur. L’introjection signifie la possession d’un objet ou d’un
être vivant par son imago. Cette manière de posséder signale le fonctionnement
psychique libre de pathologies. Les imagos, étant par définition des constructions internes,
ne se chassent pas; elles doivent seulement s’activer, s’actualiser afin de donner une
impression forte de la possession réalisée. Si un personnage ne réussit pas à introjecter un
objet de sa quête, il tombe dans le piège tendu par l’incorporation – processus de la
possession littérale de l’objet convoité. Poussée jusqu’à sa limite logique, l’incorporation
implique la destruction, le dévorement réel de ce dont on veut réaliser la possession.
Les défis amoureux auxquels fait face le Narrateur nous servent de modèle dans la
quête de trouver une solution au problème posé par le désir de posséder. Dans La
29 Selon Carl Jung, la psyché se forme des images internes correspondant aux personnes significatives avec qui on entre en contact. Une telle construction s’appelle imago. Par extension et suivant l’esthétique de personnification, il est possible de parler des imagos des objets, et non seulement de celles des personnes.
18
Prisonnière le Narrateur, étant déjà très près de la reconnaissance de l’impossibilité de
posséder Albertine, la contemple, pendant que la jeune fille dort paisiblement :
Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’un naturel qu’on n’aurait pu inventer, je lui trouvais l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là; et c’était ainsi en effet : […] comme si en dormant elle était devenue une plante. Par là son sommeil réalisait dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas […]. En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente de végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m’appartenait davantage. […] En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. 30
Le sommeil d’Albertine permet au Narrateur de la dépouiller d’humanité. Et c’est
justement en tant qu’objet inanimé ou inhumain que le jeune Marcel parvient à posséder
la jeune fille. Il est facile de voir que le problème dans une telle structure de prise de
possession est qu’Albertine ne dort pas toujours. Donc, faute de la tuer et de la plonger
dans une léthargie, le Narrateur doit trouver une autre stratégie de possession. Notre défi
est donc de trouver dans le phénomène de la lecture une solution aux apories de la prise
de possession.
Nous savons bien que la quête de posséder Albertine échoue, et que c’est
seulement la mort tragique de la fille qui marque la fin de cette chasse. Pourtant, l’échec
explicite du Narrateur a des leçons à enseigner au lecteur. Le troisième chapitre est une
recherche de telles leçons. Dès le début, nous identifions le cadre dans lequel nous
considérons le problème de la possession. Nous étudions donc les défis de la prise de
possession dans un contexte d’incorporation, d’introjection et d’imago.
Enfin, quel effet les déambulations du Narrateur doivent-elles produire sur le
lecteur? Quel est le moteur qui nous aide à introjecter la vérité du roman pour en faire
30 La prisonnière, III, p. 578.
19
une partie de la nôtre? Roger Pouivet tente de répondre à ces questions.31 D’abord, il
présente la notion d’esthétique modale décrite comme « l’étude des multiples façons dont
les fictions peuvent, non seulement nous apprendre quelque chose au sujet de possibilités,
mais aussi entraîner nos dispositions modales et nous rendre moins faciles à tromper par
ce qui est présenté comme possible ».32 Au sein de l’esthétique modale il distingue deux
notions : celle de disposition modale et celle de scepticisme modal. La première relève de
la capacité individuelle à admettre une situation diégétique dans le domaine du possible
extra-diégétique. Autrement dit, la disposition modale établit si un scénario romanesque
est vraisemblable. Le scepticisme modal embrasse la résistance aux situations modales
présentées dans les œuvres artistiques. Muni de ces outils de travail, Pouivet souligne que
le rôle de l’art consiste à raffiner les dispositions modales de l’auditoire ciblé et à rendre
plus sophistiquée et critique la portée de l’intuition modale.33
Le propos de Roger Pouivet peut être mis dans le contexte de la recherche de la
vérité. En fait, le raffinement des dispositions modales s’accompagne de l’entraînement
de l’imagination. Le lecteur entraîné et expérimenté devient mieux capable de s’imaginer
en tant que personnage du roman qu’il lit, et d’approprier ainsi ses doutes et sa quête
principale de la vérité. Si nous répétons avec Michel Foucault que la recherche de la
vérité est toujours celle du retard de son actualisation par rapport au phénomène dont on
cherche la vérité, l’art paraît permettre la sortie de ce cercle vicieux. Dans le monde
synthétique de l’œuvre d’art, son créateur peut gommer le laps de temps entre 31 Roger Pouivet, « Esthétique modale », dans Ce que l’art nous apprend : les valeurs cognitives dans les arts, collection Aesthetica sous la direction de Sandrine Darsel et Roger Pouivet, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 35-48.32 Op. cit., p. 48.33 « Nous avons des intuitions modales plus ou moins modestes dans la vie quotidienne […]. Mais nous avons aussi l’art, dans lequel acquérir des intuitions modales, les éprouver et en jouir, est possible. Le scepticisme modal […] ne signifie pas un ascétisme modal, nous interdisant de jamais tenir compte des possibles. Nous avons les romans et les films. En les lisant, en les regardant, nous acquérons et nous entraînons notre disposition modale. […] C’est aux fictions que nous le devons », ibidem.
20
l’apparition du phénomène et celle de son essence et présenter les deux à la fois – le
phénomène et sa vérité. Il appartient au lecteur et au spectateur de pouvoir suivre l’artiste
et de trouver la vérité.
1. Que signifie la communication et comment se communique la signification ?
[…] Autrui est secret parce qu’il est autre. Je suis secret, je suis au secret comme un autre. Une singularité est par essence au secret. 1
Communication : des observations générales au cas particulier de la Recherche
Composantes du modèle de David Berlo dans la Recherche
Cette phrase de Derrida résume toute une problématique de la communication en
général et en cible quelques aspects qui sont spécifiques à l’œuvre de Proust, notamment
l’opposition entre l’aspect subjectif et particulier de ce qui est à communiquer et les
moyens linguistiques caractérisés par leur nature objective et générale. En termes
généraux, un acte de communication est un échange d’information entre deux ou
plusieurs unités. Malgré une multitude de définitions de cet échange, toute étude moderne
de la communication prend pour point de départ cinq composantes : le destinateur, le
destinataire, le mode ou le véhicule transportant la signification de l’un à l’autre, le
message proprement dit et l’effet produit.2
1 « Entretien d’Antoine Spire avec Jacques Derrida », Le Monde de l’éducation, nº 284, septembre 2000, p. 21.2 James Watson et Anne Hill. Dictionary of Media and Communication Studies, 5eédition, Londres, Arnold-Oxford University Press, 2000 [1984], p. 25, p. 284. Nous faisons référence au modèle de la communication de David Berlo (1960) qui élabore celui de C.E. Shannon et de W. Weaver (1949). Le modèle de Shannon et de Weaver distingue trois composantes dans le processus communicatif : la technique, la sémantique et la réception. Le modèle de Berlo, par son aspect détaillé, décrit plus complètement les enjeux communicatifs. Il se concentre sur la source du message, en prenant en compte l’horizon culturel et sémantique du destinateur, sur le message proprement dit, en scrutant son contenu, son traitement et son codage, sur le véhicule communicatif et, enfin, sur la réception, en analysant des aspects socioculturels du destinataire. Pour la liste plus exhaustive des modèles de communication modernes, voir p. 57.
22
Reprenons les éléments du modèle communicatif de David Berlo pour étudier leur
application à la Recherche. Dans ce roman, le rôle de destinateur est joué par les
personnages ou bien par le texte en général; le destinataire peut être soit un personnage,
dans de nombreux épisodes d’échange représentés entre les acteurs de la diégèse, ou bien
un lecteur. En ce qui concerne le mode de communication, sa variété oblige l’imposition
de catégories. Quand il est question de la communication extra-diégétique, la
signification se communique par l’intermédiaire du langage écrit. Par contre, s’il s’agit
des échanges intra-diégétiques, nous distinguons le mode linguistique : oral et écrit, et
non linguistique. Ce dernier comprend, entre autres, le mode des arts non verbaux
(peinture et musique) et la télépathie.
Enfin, l’étude du message communiqué et de l’effet produit s’inscrit bien dans la
dichotomie herméneutique-rhétorique. Le destinateur, en forgeant le message qu’il
cherche à partager, doit prendre en compte son auditoire ciblé. La prise en compte des
opinions dominantes, des manières de penser et des valeurs tenues pour incontestables est
toujours impérative afin d’augmenter l’efficacité de la communication et de rendre la
présentation acceptable au destinataire. Or, la construction argumentative, le travail
artisanal de la fabrication de la continuité logique du discours font appel à la rhétorique
dans son acception classique en tant qu’art de persuader. Le but de la construction
argumentative consiste principalement à façonner la réception, à faire en sorte que la
signification reçue par le destinataire corresponde à celle entendue par le destinateur.
Autrement dit, la composante rhétorique de l’acte communicatif (le côté de la production
du discours) est subordonnée à la composante herméneutique du côté de la réception.
23
Or, l’efficacité rhétorique est à son tour jugée par la susceptibilité herméneutique
et en fonction de la motivation du destinataire. C’est une chose que de communiquer
consciemment, mais c’est une tout autre chose que de produire du sens malgré soi, par les
regards, les gestes, les intonations, par exemple, ou que de tenter de ne pas être
transparent. Vue de ce côté, la production de discours ne cesse jamais, et il s’agit
d’aiguiser les sensibilités afin de la recevoir. Nous proposons ici une étude de la
communication en tant qu’herméneutique de l’autre. C’est-à-dire que nous allons nous
pencher sur la manière dont l’autre est lu pour établir le lien entre les particularités de
cette lecture et les significations qu’elle produit.
Nous allons nous intéresser particulièrement à la réception de l’information, car
elle paraît très féconde pour élucider le mécanisme de la communication de la
signification dans la Recherche. Pourtant, comme nous venons de l’argumenter, la
réception de la signification, ou l’herméneutique, est conditionnée par la production du
sens, ou par la rhétorique. Il serait donc faux d’handicaper la communication en
l’amputant. Étudier l’herméneutique dans l’ignorance de la rhétorique serait, très
justement, une telle mutilation que nous cherchons à éviter.
Notre stratégie est de décrire d’abord l’espace des présuppositions théoriques qui
dirigent notre analyse de la communication. Premièrement, nous présentons le concept de
subversion émergeant de l’entrecroisement de la rhétorique et de l’herméneutique. Ainsi
envisagée, la subversion devient une notion opérante à la portée globale pour l’analyse
des enjeux communicatifs. Ensuite, il s’agit de mettre les enjeux communicatifs dans le
contexte des troubles du comportement sémiotique et interprétatif que sont l’hystérie et la
névrose qui problématisent l’identité du destinateur – figure importante dans le modèle
24
communicationnel de David Berlo. Cette partie préparatoire a pour but de clarifier et de
justifier l’angle sous lequel nous abordons l’analyse proprement dite de la
communication. Nous proposons d’étudier dans un premier temps la communication dans
la Recherche par ce qui l’empêche – par les obstacles les plus notables qui problématisent
l’échange de signification. Comment fonctionnent les obstacles, pourquoi sont-ils
obstacles ? La réponse à ces questions nous aidera dans le projet de l’élucidation de la
signification et de l’essence du concept de « communication » en tant qu’il émerge de la
Recherche. Les obstacles dont l’analyse est à l’ordre du jour sont l’esthétique de doubles,
l’étymologie onomastique et l’habitude. Chacun de ces obstacles réunit les deux aspects
impliqués dans l’acte de communication : production et réception. Le Narrateur proustien,
étant profondément affecté par les doubles, par les noms et par l’habitude, interprète non
seulement le monde selon les règles imposées par ces obstacles, mais aussi il construit
son propre espace interprétatif en suivant ces mêmes principes. Autrement dit,
l’esthétique de doubles, l’étymologie onomastique et l’habitude à la fois influencent
l’aspect herméneutique de la réception du sens et participent très activement à la
construction de la réalité telle que le Narrateur la perçoit.
Cette première partie de notre étude traitera de ce que le texte dit, de l’énoncé.
Pourtant, il y a une autre façon dont le roman communique de la signification. Pour la
dégager, il sera alors utile de changer de registre et de nous concentrer sur comment le
texte structure son énoncé ou sur l’énonciation. Notre analyse des moments de lecture se
rangera dans cette seconde rubrique.
Subversion rhétorique et herméneutique classique
25
Vincent Descombes a très bien résumé la stratégie de contournement
communicatif de la Recherche :
Je peux vous faire partager mes impressions en vous en parlant. Mais je ne peux vous les faire partager en faisant qu’elles soient désormais vos impressions, c’est-à-dire que vous les ressentiez à ma place. […] Il y a quelque chose de radicalement incommunicable dans tout ce qui est subjectif. 3
Par conséquent, la solution du problème de communication dans le roman consistera à
tenter de rendre communicable le subjectif en le faisant ressentir par autrui. Or, pour
qu’une impression d’un autre devienne la nôtre, qu’elle entre en nous, il faut du travail.
Ce travail entrepris par le lecteur face au texte est celui d’interprétation ou l’activité
herméneutique qui devient alors le foyer d’attention principal pour résoudre la question
de communication du moi. Comme pour rendre justice à cette dernière observation, le
roman semble refléter la principale structure de l’herméneutique classique, notamment
l’importance accordée à la préconception.
Quelques fondements de l’herméneutique classique
Pour rappeler quelques postulats de l’herméneutique classique, il est nécessaire de
se référer à son père fondateur – Friedrich Schleiermacher, théologien protestant et
philosophe. Il a été le premier à argumenter l’existence de la distance épistémologique
entre un texte du passé et le monde de son lecteur. Pour Schleiermacher, le défi
interprétatif consistait en une élimination de cette distance et en une redécouverte du sens
premier, tel qu’il était perçu par le lecteur du passé, contemporain du texte étudié :
La tradition artistique et littéraire n’étant plus dans une relation d’immédiateté avec son propre monde est devenue étrangère à son sens originel. Il [Schleiermacher] fixe pour
3 Vincent Descombes. Proust : Philosophie du roman, Paris : Éditions de Minuit, 1987, p. 50.
26
but de l’herméneutique de rétablir la signification première d’une œuvre, dès lors que la littérature est aliénée de son monde d’origine. 4
Pour raccourcir la distance entre le monde du texte et celui de son lecteur,
Schleiermacher divise le processus herméneutique en deux parties : grammaticale et
psychologique. La première s’occupe de la suivie méticuleuse de l’évolution formelle de
la langue afin de mieux mettre en valeur les différences d’utilisation, de choix de lexique
et de ponctuation caractérisant l’objet d’interprétation. La seconde partie cherche à
restituer dans l’esprit du lecteur l’univers de l’auteur. Ceci présuppose l’analyse
biographique de la vie de l’auteur aussi bien que de la société dans laquelle il a vécu.5
Dans son évolution depuis Schleiermacher, l’herméneutique a abandonné
l’ambition d’éliminer la distance épistémologique entre le monde du texte et celui du
lecteur. Au lieu de cela, les théoriciens en herméneutique ont appelé horizon l’ensemble
de croyances caractérisant chaque espace-temps historique.
The concept in question is that of the horizon insofar as it – as historical marker and, at the same time, the necessary condition for the possibility of experiential knowledge –constitutes all structures of meaning related to human action and primary modes of comprehending the world. 6
Selon cette analyse de Jauss, l’ambition de Schleiermacher de transporter le lecteur dans
l’univers épistémologique où a été créé l’objet d’interprétation s’avère irréalisable.
Pourtant, ceci ne signifie pas l’échec de l’herméneutique. Au contraire, ayant reconnu,
d’un côté, l’enracinement de l’herméneute dans son horizon et, de l’autre, la différence de
cet horizon d’avec celui de l’œuvre à interpréter, le but de l’acte herméneutique
4 Antoine Compagnon, Le Démon de la Théorie : littérature et sens commun, Paris : Seuil, collection « La Couleur des idées », 1998, p. 62.5 Friedrich Schleiermacher, Hermeneutics and Criticism, édité et traduit par Andrew Bowie, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 11-12.6 Hans-Robert Jauss, Question and Answer: Forms of Dialogic Understanding, édité et traduit par Michael Hays, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1989, p. 197.
27
interprétatif consiste en un dialogue entre ces deux horizons susceptible d’aboutir à leur
fusion.
Cette théorie doit maintenant se rapporter du niveau général au niveau de la
confrontation particulière entre tel lecteur et tel texte. L’horizon historique auquel
appartient le lecteur se manifeste par la présence de la précompréhension, ou d’une
attente assez précise de ce que doit être la fin de l’acte interprétatif. Au fur et à mesure de
la lecture, la précompréhension se modifie pour accommoder les découvertes de détails
particuliers. Ainsi se crée un mouvement circulaire entre l’objet d’interprétation et les
préjugés de l’herméneute. Il appartient à Gadamer d’expliquer le mécanisme de la
compréhension circulaire et de réhabiliter l’épistémologie basée sur le préjugé :
Si l’on veut rendre justice au caractère historique fini de l’être humain, il faut réhabiliter fondamentalement le concept de préjugé et reconnaître qu’il existe des préjugés légitimes. Pour une herméneutique véritablement historique, la question centrale, la question fondamentale du point de vue de la théorie de la reconnaissance, peut donc être formulée ainsi : sur quoi doit se fonder la légitimité des préjugés ? 7
Chaque objet contemplé est précédé par son idée préconçue, ou par un préjugé au
sens littéral de jugement préalable. La contemplation ou le contact avec l’objet en
question provoque une confirmation ou bien des modifications du préjugé. Le travail
herméneutique se décrit par le mouvement cyclique entre le préjugé, l’aspect imagé de
l’objet, et l’objet propre, pris dans son aspect phénoménologique. Selon ce principe de
l’herméneutique historique, il n’est pas nécessaire de se purifier des jugements préalables.
L’observateur n’est pas tenu à faire la tabula rasa du cartésianisme, car il importe que se
mette en œuvre le va-et-vient entre l’idée préalable et l’objet contemplé. Dans le cercle
herméneutique il ne s’agit pas de se débarrasser des préconceptions, mais de les modifier.
7 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, traduit par Etienne Sacré, Jean Grondin et Pierre Fruchon, Paris : Seuil, collection « L’ordre philosophique », 1996, p. 298.
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Alors, le va-et-vient entre la réalité et son idée préconçue modifie celle-ci et a pour terme
une collusion entre les deux ou la fusion des horizons.
Subversion rhétorique ou rhétorique subversive
Le concept abstrait de lecteur en tant qu’empilement de préconceptions explique
une technique rhétorique qui nous est de grande utilité. Il est question de la subversion
dans l’acceptation formelle du terme où quelque construction abstraite est vue du revers
et se trouve discréditée. Les préjugés herméneutiques se rendent bien à une telle
subversion. Pourtant, il n’est guère possible de faire le catalogue de ces préjugés,
d’encadrer leur contenu afin d’en attribuer des précis à chaque lecteur en fonction de son
âge, de la classe sociale et de l’époque à laquelle il vit. Et sans cela, la subversion sera
toujours fortuite, passive et impossible à analyser objectivement. La solution de ce
problème serait d’éviter l’arbitraire des préjugés extra-diégétiques.
Le texte, surtout celui possédant les dimensions de la Recherche, en installant son
propre univers diégétique, crée par le même geste son propre horizon, ses propres
préjugés qui sont testés sur le lecteur. C’est-à-dire que le texte a le pouvoir d’attirer le
lecteur en lui proposant les lignes de raisonnement auxquelles il souscrit. Les conclusions
ainsi obtenues deviennent non seulement les conclusions textuelles, elles deviennent
également les opinions du lecteur. Cette stratégie a pour résultat la transformation
partielle du lecteur de sujet lisant en objet lu, puisque ce sont aussi les modifications de
son propre horizon qu’il lit sur les pages du roman.
La Recherche possède assez d’espace textuel pour « duper » le lecteur en le
faisant s'installer à l’intérieur d’idées qui s’avèrent douteuses par la suite. Or, ce sont les
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idées et les valeurs que le lecteur a été persuadé d’accepter comme les siennes propres
qui sont ainsi remises en doute et subverties. Le lecteur qui tombe dans le piège de la
subversion se voit impliqué personnellement dans l’intrigue romanesque, car les
insuffisances logiques qui lui sont dévoilées sont, en fait, ses propres défauts de
raisonnement. Un pareil niveau d’implication et de prise au sérieux du texte littéraire, qui
affaiblit le lecteur-sujet en lui substituant le lecteur-objet, favorise la communication de
la signification en tant que résonance des impressions ressenties chez le destinataire. Le
système de la subversion se nourrira de la présence implicite tout au long de notre
analyse non seulement de la communication comme échange, mais de la lecture dans sa
dimension dynamique du point de vue herméneutique. Un tel dynamisme s’explique par
le contexte sous-jacent dans lequel opère le Narrateur. Il s’agit de l’hystérie qui
problématise chez le Narrateur la perception de son propre moi. C’est en communiquant
que le protagoniste tente de se ressaisir.
Hystérie, neurasthénie et névrose
Le refoulement comme base de la névrose
Le Vocabulaire de la psychanalyse comporte la définition synthétique mais
informative de la névrose :
Affection psychogène [dont] les symptômes […] sont les troubles des conduites, des sentiments ou des idées qui manifestent une défense contre l’angoisse et constituent à l’égard de ce conflit interne un compromis dont le sujet tire dans sa position névrotique un certain profit. 8
Les racines de la névrose se trouvent normalement dans l’enfance du sujet. Par exemple,
le Narrateur manifeste presque dès sa première apparition les symptômes de la névrose
8 Bernard Ey et Charles Brisset, Manuel de psychiatrie, Paris : Masson, 1963, cité par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris : PUF, 2007 (1967), p. 270.
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d’abandon. 9 Donc, sa manière d’accommoder dans la vie adulte son désir de proximité
de sa mère consiste en des élans malaisés de poursuivre d’autres femmes, notamment
Gilberte et Albertine. Puisque ni Albertine ni Gilberte ne sont celle que veut vraiment le
Narrateur, son désir de ces femmes est à la fois intermittent et incapable, même s’il est
exaucé, de le mettre à l’aise. Il les veut sans vraiment les désirer.
Le thème de la névrose et de ses variations multiples chez Proust a été beaucoup
abordé, notamment par Serge Doubrovsky dans La Place de la madeleine :
En lui en offrant une tasse [de thé] la mère veut :1) l’empêcher d’être lui-même (vacillation et perte du moi dans l’insomnie), 2) le forcer à être lui-même (se tirer seul du néant, subsister par ses propres moyens. […] Elle l’oblige à être sans elle. Or – tel est le point nodal de sa névrose –, c’est précisément ce que le Narrateur veut et ne veut pas. 10
Il nous importe de prélever de ce passage le trait saillant de la névrose : le vouloir
contradictoire. Le Narrateur veut et ne veut pas le même objet tout en même temps. Nous
cherchons à souligner avec Doubrovsky que la nature du phénomène du double vouloir
contradictoire est fondamentalement névrotique.
La base de la névrose, et par extension du double vouloir contradictoire gît dans le
mécanisme du désir refoulé. Le refoulement, selon le Vocabulaire de la psychanalyse, est
[une] opération par laquelle le sujet cherche à repousser et à maintenir dans l’inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. Le refoulement se produit dans les cas où la satisfaction d’une pulsion – susceptible de procurer par elle-même du plaisir – risquerait de provoquer du déplaisir à l’égard d’autres exigences. 11
Les pulsions dont la satisfaction, malgré tout le plaisir, est repoussée sont inconciliables
avec le surmoi. La première rencontre que fait le lecteur avec une pulsion défendue se 9 « [Un] tableau clinique où prédominent l’angoisse de l’abandon et le besoin de sécurité. […] Le besoin illimité d’amour, manifesté d’une façon polymorphe qui le rend souvent méconnaissable, signifierait une recherche de la sécurité perdue dont le prototype serait une fusion primitive de l’enfant avec sa mère », J. Laplanche et J.-B. Pontalis, op. cit., p. 273.10 Serge Doubrovsky, La Place de la madeleine : Écriture et fantasme chez Proust, Paris : Mercure de France, 1974, p. 41.11 Op. cit., p. 392.
31
produit lors de la soirée de lecture où la mère lit François Le Champi au Narrateur déjà
couché. C’est le choix du texte de Georges Sand qui contamine d’équivoque cette scène
autrement d’innocence tout à fait idyllique. 12
Il est important de souligner la distinction pertinente entre le refoulement et la
répression. Tandis que celui-là se concerne avec le désir venant de l’inconscient et qui y
est renvoyé sans qu’il accède au conscient, celle-ci décrit le désir remontant à la
conscience pour y être renvoyé par un effort parfaitement lucide. Le jeune Marcel n’a
rien à réprimer, car il ne prend jamais conscience de son désir incestueux. Toute
l’intrigue de refoulement se joue en coulisses. Donc, pour lui la scène de la lecture de
Georges Sand est de toute innocence. L’équivoque piquante, à laquelle nous avons tout à
l’heure fait illusion, n’est visible qu’au lecteur. D’un côté, un tel déséquilibre permet au
lecteur avisé de bien diagnostiquer le trouble du Narrateur, et de l’autre assure que ce
même Narrateur n’arrive guère à faire état de sa propre névrose.
La névrose et le déclenchement de l’effort interprétatif
La fondation névrotique du double vouloir contradictoire serait mal décrite, si
nous ne mentionnions pas sa partie indispensable – le transfert. 13 Le désir proscrit
qu’éprouve le Narrateur est refoulé d’abord et transféré ensuite. Donc, la dichotomie ainsi
créée entre l’objet du désir inconscient défendu et son substitut convoité en toute
12 « Maman s'assit à côté de mon lit; elle avait pris François Le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n'avais jamais lu encore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François Le Champi quelque chose d'indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l'attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l'inquiétude et la mélancolie […] », Du côté de chez Swann, I, p. 41.13 « Désigne, en psychanalyse, le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué », Vocabulaire de la psychanalyse, p. 492.
32
conscience forme la base de la névrose et du double désir contradictoire. Ce « veut et ne
veut pas » se rencontre à pratiquement tous les niveaux de la narration de la Recherche,
que ce soit la tasse de thé évoquée dans la citation de Doubrovsky, ou bien dans les
conseils contradictoires concernant l’habitude de pasticher. Concluons avec Doubrovsky
que la base de la névrose du Narrateur est le désir incestueux refoulé pour la mère. Il est
question pour nous d’expliquer l’effet de la névrose du Narrateur sur le domaine de la
communication.
Nous avons déjà mentionné que le désir névrotique se caractérise par l’absence
d’assouvissement. Le vouloir se perpétue en montrant que son objet est, en effet, mal
choisi. Dans l’épisode suivant le Narrateur se montre d’abord très agité par son non-
savoir où se trouve Albertine. Nous avons une impression qu’il a besoin d’elle. Mais,
dans un instant suivant ce même Narrateur, ayant appris que la jeune fille n’est pas loin
de lui, devient complètement indifférent envers elle :
Je sentis se soulever en moi comme dans un coup de vent mille inquiétudes que je ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. « Ah? Mais où est-elle en ce moment ? – Elle doit être dans sa chambre. – Ah! Bien; hé bien! Je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était presque indifférent qu'elle y fût. 14
Ce n’est pas vraiment Albertine que veut Marcel, c’est bien plutôt ce qu’Albertine
symbolise pour lui. Les descriptions volumineuses des intermittences névrotiques servent
d’indice de cette insuffisance de l’objet du désir, elles sont une sorte d’équivoque qui,
dans l’herméneutique, signale le besoin d’interpréter, de chercher ailleurs. Or, la névrose
dans le texte fonctionne en tant qu’incitation à la recherche de la vérité cachée. Le but de
cette quête est refoulé, impossible à nommer, pourtant Doubrovsky l’a bien identifié.
Selon lui, le problème se trouve dans le fait que le Narrateur convoite sa mère.
14 La prisonnière, III, p. 904.
33
L’impossibilité d’assouvissement de ce désir fondateur met en branle tout le mécanisme
du désir névrotique.
Nous n’allons pas y suivre l’auteur de La Place de la Madeleine. Dire que le désir
pour Albertine n’est qu’une forme du désir pour la mère rétrécirait considérablement le
champ d’investigation en acheminant la réflexion dans les couloirs de la psychanalyse de
l’inceste. Pour notre part, nous voulons nous concentrer plutôt sur la problématisation
identitaire et sur l’impossibilité résultante d’établir un contact profond avec l’Autre.
Puisque le refoulement est une opération inconsciente, le Narrateur ne voit pas Albertine
en tant qu’incarnation maternelle. Pour sa part, le jeune Marcel croit avec toute la
sincérité désirer Albertine. Et c’est justement parce que la vérité profonde lui est
inaccessible, qu’il n’arrive pas à comprendre les raisons pour lesquelles la jeune fille en
particulier, tout autant que la satisfaction réelle de son désir, lui restent toujours
inaccessibles.
La dichotomie entre le sociolecte et l’idiolecte
Du point de vue de la réception de l’information, la communication peut être
considérée du côté du destinataire en tant qu’interprétation exigeant des efforts
herméneutiques. Cette observation est d’autant plus pertinente à la Recherche que le
passage du sens du destinateur au destinataire n’est presque jamais immédiat. Nous allons
voir que la névrose y joue un rôle important. Il est facile de remarquer après la lecture
attentive de la Recherche que la voie liant la production et la réception du sens se
caractérise par des délais considérables dont l’existence est annoncée ici et là par les
personnages dans des conversations banales qui apparaissent mal choisies pour des
34
constats importants. Par exemple, la duchesse de Guermantes, en échangeant des
commérages de salon avec la princesse de Parme, lui dit :
Tout à l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait l'autre jour de lui une chose, très belle d'ailleurs, un peu froide, où il y a un thème russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini. D'ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu'un regarde les choses d'une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte à ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils arrivent à distinguer. 15
Cette remarque de la Duchesse est inextricablement liée à une autre apparaissant dans la
même conversation : « La vérité c’est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l’on a
entre soi et chaque personne le mur d’une langue étrangère ». 16 Ce n’est pas nuire à la
logique du roman de souligner que Monsieur de Charlus, dans cette phrase qui lui est
attribuée, ne faisait pas allusion aux mystères des échanges verbaux entre les gens qui ne
parlent pas la même langue. Bien au contraire, il est question des locuteurs d’une même
langue et des difficultés qui accompagnent leurs tentatives de communiquer les uns avec
les autres.
Proust et son Narrateur affrontent la difficulté générale résumée par Monsieur de
Charlus. Dans d’autres termes leur problème consiste à trouver une voie vers l’esprit d’un
autre. Le défi n’est pas de se faire comprendre d’une manière superficielle, mais de
rendre le moi profond disponible dans l’acte communicatif. La difficulté est ici double.
D’un côté, le destinateur de la communication vraie doit maintenir la communion avec
son propre moi profond, et en même temps il lui incombe de l’exprimer.
Le maintien du contact avec soi-même et l’érection d’un pont vers l’autre
s’avèrent être deux motivations opposées :
15 Le côté de Guermantes, II, p. 811, nous soulignons.16 Op. cit., p. 812.
35
Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi quelqu’une de ces impressions qui me donnaient un bien-être délicieux. Mais dès que j’étais avec quelqu’un, dès que je parlais à un ami, mon esprit faisait volte-face, c’était vers cet interlocuteur et non vers moi-même qu’il dirigeait ses pensées. 17
Le Narrateur proustien ne résout pas cette dichotomie communicative. Bien au contraire,
elle se répand pour inclure l’acte de lecture. Dans le texte le Narrateur révèle assez
explicitement sa position que « le bon lecteur doit être à la fois capable de sortir de lui
afin de partager la vision unique de l’univers que lui offre l’écrivain et, paradoxalement,
de rentrer en lui afin de lire en lui-même ».18 Or, nous voyons que l’opposition entre la
fidélité à soi et l’ouverture vers l’Autre acquiert un aspect délibéré et systématique dans
la Recherche.
La névrose et le défi de l’acte créateur
Les difficultés communicatives décrites dans la section précédente ne sont
qu’exacerbées par cette condition mystérieuse d’hystérie.19 Elle décrit les apories qui
hantent un destinateur névrosé. Pourtant, il ne faut pas oublier les défis qui se posent du
côté de la langue en tant que véhicule de sens. Il y est question de l’opposition entre le
sens voulu et le sens communiqué par le destinateur d’un côté, et de l’autre ce qui est
ultimement perçu par le destinataire. Parmi la multitude d’exemples illustrant cette
opposition, prenons-en un des plus saillants : la lettre que le jeune Marcel rédige à
Gilberte dans un but de réconciliation se remplit d’un contenu diamétralement opposé à
celui qui serait susceptible d’attirer à nouveau la jeune fille vers le Narrateur.20 Ces
problèmes ne font pas contraste à l’explication offerte par l’hystérie, ils ne font que la
17 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 95.18 Pascal Ifri, Proust et son narrataire dans A la recherche du temps perdu. Genève : Droz, 1983, p. 212.19 Pour l’analyse et l’historique de la notion d’hystérie, voir Michael Finn, Proust, the Body and Literary Form, Cambridge : Cambridge University Press, 1999.20 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 576.
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compléter, car les sensibilités aiguisées de l’hystérique le rendent susceptible d’éprouver
ce conflit inhérent de la langue.
Tournons-nous à nouveau vers les propos de Michael Finn qui cite Catherine
Millot :
The request that is implied in all speech introduces a dissonance between what is at the origin of the message and what responds to its call: that is never that. This, basically, in its universal value, is the complaint of the hysteric. 21
Il est logique de remarquer que dans les exemples de la lettre à Gilberte et de celle à
Albertine, le Narrateur a agi par dessein en refusant de rendre explicites ses pensées. Il
aurait pu choisir de ne pas voiler le message qu’il cherchait à communiquer. La difficulté
à laquelle la dernière citation fait allusion est plus systémique. Il s’agit très justement de
la situation de volte-face décrite plus haut,22 où le Narrateur se voyait déchiré entre deux
fidélités mutuellement exclusives dans l’acte de communication : la fidélité à soi-même
et celle à l’interlocuteur/destinataire. L’opposition est vraiment fondamentale entre
l’idiolecte, en tant que langue de la particularité du moi, et le sociolecte, en tant qu’outil
de la généralité communicative.
Le conflit observé au sein de l’acte communicatif entre la fidélité à soi et le
ménagement envers l’interlocuteur se manifeste dans la dissonance entre la signification
entendue par un auteur de message et celle perçue par son destinataire. Il ne s’agit pas
seulement de la maîtrise stylistique et rhétorique de la langue par le destinateur ; le
problème est plus universel. Si le sens à communiquer relève des profondeurs du moi de
l’auteur, ce sens sera par nature incommunicable dans son ensemble, car le moyen de
communication, la langue, représente une collection de signes généraux qui ne sont
21 Catherine Millot. Nobodaddy : l’hystérie dans le siècle, Paris : Point hors ligne, 1988, p.106, cité et traduit par Michael Finn, op.cit., p.79.22 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p.95, (note 10).
37
compréhensibles que grâce à l’aspect répétitif, conventionnel de la signification qu’ils
portent. Or, l’idiolecte, le moyen le plus adapté à l’expression du sens caché dans le moi
profond, a du mal à se plier aux règles généralisantes du sociolecte.
Cette insuffisance de la langue est un problème à résoudre pour tout auteur à la
recherche du pouvoir de communiquer une signification originale. Le risque auquel il se
confronte est similaire à la condition de l’hystérique cherchant à communiquer. C’est le
risque de la perte d’identité, ou plutôt celui de ne pas pouvoir en construire une.
Comment un hystérique peut-il réussir à maintenir l’intégrité de son moi sans être
englouti par son interlocuteur ? Un auteur d’œuvre d’art est confronté à une question
similaire : « Comment créer son moi profond unique et particulier à l’aide de moyens
généraux et habituels ? » 23
Le dialogue comme domaine de la névrose et espoir de soulagement
La thématique de la névrose s’actualise d’une autre manière, si elle se place dans
un dialogue. Les difficultés identitaires présupposent toujours la présence d’une paire.
Qu’il s’agisse de deux individus qui s’interrogent pour démasquer les mystères de leur
moi, ou bien d’un personnage tout seul qui, en se sentant perdu, confondu et incertain de
ce qu’il est, sonde l’obscurité de son âme pour y trouver ce qui comblerait ce manque de
certitude, ce processus met en jeu deux partis : interrogateur et interrogé. Donc, il est
logique de s’attendre à ce que l’échange dialogique fournisse un champ sur lequel se
jouera l’intrigue du moi insaisissable et de la névrose.
Afin de resserrer davantage les facettes de notre argument, soulignons les propos
de Jacques Chabot concernant la distinction pertinente entre la conversation et le 23 Michael Finn, op. cit., p. 79.
38
dialogue. D’après Chabot, la conversation a pour but l’arrivée à un consensus, à une
construction du savoir que les interlocuteurs acceptent. En tant que telle, la conversation
concerne normalement les objets dont le niveau d’abstraction ne représente pas
d’obstacle à la création d’un savoir concret. Dans le dialogue, par contre, les participants
ne cherchent pas de finalité. Tout en étant en quête du savoir, ils ne se limitent pas au
traitement des objets cernables :
[Le dialogue] suppose le face à face d’un « je » et d’un « tu » qui se remettent en question réciproquement au lieu de trouver le moyen terme d’une réponse élaborée en commun. […] Le dialogue appartient au registre de l’ouvert, d’une parole qui peut être toujours remise en question. 24
Or, selon la manière de voir avancée par Chabot, le dialogue est un forum où est
interrogé le moi des participants. L’un sert de miroir où l’autre tente de voir son reflet. Ce
processus est pourtant infini, tout comme les profondeurs du moi qu’il cherche à sonder.
Dans le propre de l’analyse des obstacles à la communication que nous abordons
maintenant, nous verrons émerger une structure qui lie ensemble toutes les composantes
que nous avons traitées jusqu’ici. Le traitement de l’habitude de pasticher actualise les
tendances névrotiques à travers le double vouloir contradictoire. La névrose, à son tour,
comme accentuation de la répétition et de l’inassouvissement, mène le lecteur très près de
la communication que le texte semble favoriser : le dialogue. Celui-ci, dans l’acception
de Chabot, est en effet un exercice névrotique, car la soif de connaissance de soi, ne
pouvant pas s’étancher, s’éternise et pousse sa victime à refaire ad vitam aeternam les
mêmes gestes. Dans notre cas, il s’agit, bien entendu, de persévérer dans l’habitude de
pasticher et, par extension, de continuer le dialogue.
24 Jacques Chabot, L’autre et le moi chez Proust, Paris : Honoré Champion, 1999, p. 25.
39
Esthétique de doubles
Telle est la société, où chaque être est double.25
Dans la Recherche il est intéressant de noter ce que nous allons appeler
l’esthétique de doubles. Celle-ci est posée, contre toute attente, lors d’une visite aux
Champs-Élysées :
Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le « double » dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves. 26
Ce passage est un monologue intérieur du jeune Marcel lorsque, s’étant remis après une
maladie, il commence à sortir sur les Champs-Élysées accompagné par Françoise. Il n’a
pas très envie de faire ces promenades prescrites par le médecin de la famille. Marcel ne
s’attend à rien d’intéressant justement parce que, dans son esprit, il n’a pas d’image
préalable de l’endroit, de son double. À partir de cet épisode cité, le double est vu en tant
que briseur de glace, instigateur de l’intérêt. Après tout, si un objet, un endroit ou une
personne ne suscite pas d’intérêt, il n’y aura aucune entrée en contact, aucune
communication. Donc, le double est ici présenté en tant qu’élément favorisant la
perception effective.
Double et cercle herméneutique
Proust bâtit cette esthétique sur une charpente similaire à notre exposé du cercle
herméneutique. Particulièrement, la Recherche remet en cause le rapport habituel entre la
25 Côté de Guermantes, II, p. 579.26 Du côté de chez Swann, I, p. 386.
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réalité observée et son idée préconçue, ou préjugé. Le préjugé herméneutique célèbre est
une construction interne, et, en tant que telle, s’incorpore au moi individuel. Ce fait ne
pose pas de difficultés à condition que nous reconnaissions le caractère artificiel du
préjugé qui rend possible et qui est nécessaire à l’appréhension du monde. Autrement dit,
le bon fonctionnement du mécanisme épistémologique permet et encourage même la
modification de l’idée préconçue. Les difficultés arrivent lorsque ce processus opère en
sens inverse. Si nous voulons que la réalité corresponde à sa préconception, nous allons
non seulement être frustrés dans notre désir, mais nous allons aussi éprouver du malaise.
Il y a une autre manière d’envisager la situation. La préconception mentionnée
dans le paragraphe précédent est l’image d’un objet ou d’une personne perçue comme
dotée d’une supériorité qualitative, sinon de perfection, au sens platonicien du terme. Or,
le Narrateur, au moins dans les premières parties de la Recherche, évalue le monde réel
selon sa correspondance avec de tels idéaux. En vertu de la règle générale du néo-
platonisme, la valeur d’un objet ou d’une personne est en proportion directe avec la
proximité de l’idée préconçue de sa perfection et, inversement, une vive déception se fait
ressentir si la réalité entre en contradiction avec sa propre préconception. Un bon
exemple de cet écart entre le réel et sa représentation est la première rencontre avec l’art
de la Berma qui n’a pas été à la hauteur des espérances du Narrateur. 27
La possession en tant que recherche de la correspondance
La même interaction entre l’original et son double est en jeu dans la poursuite de
la possession :
27 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 327-328, Le temps retrouvé, IV, p. 363.
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C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, […] création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler. 28
Le contexte de ce passage est différent de la situation de la visite aux Champs-Élysées. Si
dans la première le double est vu en tant que catalyseur de la perception, ici, par contre,
nous voyons l’effet néfaste de l’image préexistante sur la perception. Le passage cité
conclut l’épisode où le Narrateur sacrifie la certitude de passer une soirée avec Albertine
à une possibilité éphémère de la rencontre avec Mme de Stermaria qu’il ne connaît
absolument pas. Il se voit, donc, attiré non pas vers elle, mais vers l’image qu’il s’en est
construite. Et c’est cette image-là qui l’empêche d’entrer en contact avec une femme du
monde réel, Albertine.
Vouloir que la réalité corresponde à la préconception est une autre manière
d’exprimer le désir de possession. Cela est vrai, parce que la préconception est une
catégorie interne. Donc, si un objet extérieur ressemble de plus en plus à son idée
préconçue, il se dépouille progressivement de son altérité en s’incorporant au familier
interne. Par conséquent, la décision de Marcel de préférer le fantôme à la femme en chair
et en os apparaît dans sa logique perverse : il choisit la possession en refusant la
tangibilité de la réalité. Pour lui, l’entrée en contact direct avec le phénomène équivaut,
d’une manière logique et paradoxale à la fois, à la perte de communion avec lui. Donc, la
préconception, du point de vue herméneutique, est une zone distale qui fournit néanmoins
le confort de la familiarité.
Le double comme remède à la porosité des objets du monde
28 Le côté de Guermantes, II, p. 665-666.
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Il est aussi important de considérer le rôle de la préconception face aux lacunes
interprétatives. Dans l’épisode suivant le Narrateur, envisageant le projet de sa rupture
avec Albertine, le compare à sa séparation de Gilberte. Il se dit que l’aveu du désir de
rompre était sincère dans le cas de Gilberte, car, s’étant convaincu qu’il fatiguait la jeune
fille, il avait encore assez de force de volonté pour s’éloigner. La situation d’Albertine
différait de celle-là par la faiblesse de volonté. Le Narrateur comprend que sa proximité
est de trop pour Albertine, mais au lieu de la quitter, il veut toujours la retenir. Or, la
tenue du même type de discours est sincère dans la première situation et mensongère dans
la seconde. Le Narrateur en tire le principe suivant :
Ainsi nous présentons-nous l’un à l’autre une apparence qui était bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d’eux ignore une partie de ce qui est dans l’autre, même ce qu’il sait il ne peut en partie le comprendre. 29
Le jeune Marcel est le seul à pouvoir poser cette distinction, si nécessaire pour
l’interprétation juste de ses propos. Albertine, quant à elle, n’a pas accès aux antécédents
psychologiques mentionnés tout à l’heure qui détiennent la clef permettant de lire dans
les mots de Marcel le sens opposé à ce qu’ils disent littéralement.
Tout objet d’interprétation, peu importe qu’il soit animé ou inanimé, se présente
poreux : il y a des aspects univoques qui n’exigent pas d’effort interprétatif, et d’autres
équivoques dont la signification reste floue à moins d’un travail supplémentaire. Alors, la
préconception, le « double », pour utiliser la terminologie de Proust, est une image dans
laquelle les lacunes de signification sont déjà remplies. Tandis que dans l’herméneutique
traditionnelle un tel remplissage est le résultat d’un face-à-face prolongé avec un objet
réel, chez Proust, habituellement, au moment de la rencontre vraie, le double est déjà
29 La prisonnière, III, p. 846, (nous soulignons).
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complété. Il se forme par la magie de son nom, comme c'est le cas avec Mme de
Guermantes, par des lectures préalables, comme avec la Berma, ou bien par la
surinterprétation des petits faits, comme avec Albertine. Et c’est à la réalité de se mouler
sur cette création factice pour correspondre aux attentes démesurées. Or, dans
l’épistémologie basée sur cette herméneutique faussée, l’objectif d’une rencontre avec le
monde extérieur et de la communication avec lui n’est pas la découverte de son essence,
mais la tentative de le faire entrer dans la zone de confort, de l’apprivoiser. Voici
comment le roman élabore cette stratégie qui a pour but une élimination des équivoques,
du douteux et de l’obscur :
C’est la raison qui doute de l’intelligibilité immédiate de ce qui lui est proposé et qui élabore une intelligence seconde tendant autant que possible à échapper au douteux, en construisant moins une vérité qu’une cohérence. 30
La cohérence mentionnée par Élissalde semble s’opposer à la vérité. Dans la
Recherche cette observation est vraie et fausse en même temps. Évidemment, si les
lacunes de savoir se remplissent par des extrapolations, la construction résultante, malgré
toute son harmonie intérieure, sera toujours éloignée de la réalité qu’elle cherche à cerner.
De l’autre côté, la présence des doubles réveille l’intérêt de l’observateur d’entrer en
contact contemplatif avec les objets, au moins pour mettre à l’épreuve ses préconceptions.
Le Narrateur explique ainsi la persistance de son intérêt pour le milieu d’Albertine même
après sa disparition : « […] le désir vient toujours d’un prestige préalable […] ». 31 Le
mécanisme de cet intérêt peut s’expliquer par la tendance de la raison en quête
d’exploration de pratiquer le doute systématique, y compris le doute de soi-même. Et à la
manière du cercle herméneutique dans lequel la vérité du texte d’autrefois n’est visible
30 Yvan Élissalde, Critique de l’interprétation, Paris : Vrin, 2000, p. 20.31 Albertine disparue, IV, p. 131.
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qu’à travers le prisme de l’horizon du lecteur, la cohérence du monde offerte par les
doubles est la seule vision accessible. Donc, en ce qui concerne l’esthétique de la
Recherche, la cohérence interne atteinte par l’entremise des doubles est la seule vérité
disponible, malgré l’éloignement de cette vérité de la représentation dite objective de la
réalité.
Le double en tant que charnière de la compréhension des autres
L’esthétique de doubles chez Proust explique la pénible herméneutique d’autrui.
Nous possédons toujours la création dont nous sommes l’auteur, qui vient faire partie de
notre être. Le double est, à cet égard, notre possession. Lorsque le cercle herméneutique
se met en mouvement, l’objet extérieur et son double intérieur établissent un rapport de
fusion. Or, la construction contrôlée, soignée et possédée qu’est le double, devient
progressivement contaminée par l’altérité. Ceci est inévitable, à cause justement de la
différence entre l’objet et son double. Si, par contre, il n’y en a aucune, il n’y aura rien à
interpréter. Tout objet de l’effort herméneutique occupe une position d’altérité par
rapport à l’herméneute, il y a inévitablement une tension, un malaise comme si nous
commencions à percevoir un mouvement à l’intérieur de notre corps que nous ne
pourrions maîtriser. C’est de là que naît un sentiment d’inquiétante étrangeté. 32 Un autre
est, à la fois, familier en tant que partie de la zone de confort, et étranger en tant qu’être
autonome. Alors, chaque remontée de l’altérité de l’objet contemplé à la surface de la
perception active s’accompagne d’un renouveau de cette inquiétante étrangeté.
32 Sigmund Freud, The Uncanny, traduit par David McLintock, New York: Penguin Group, 2003, p. 123-158.
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Dans l’analyse présente qui se structure en tant qu’étude des obstacles à la
communication du moi à autrui, il est impératif de souligner l’absence de frontières
clairement démarquées entre les parties. Autrement dit, le fonctionnement normal du
cercle herméneutique présuppose la distinction claire entre le familier et le non familier.
A partir de cette démarcation se produit la fusion graduelle d’horizons et l’entrée
progressive du non familier dans le domaine des objets, des personnes et des phénomènes
apprivoisés. Ce processus, comme nous venons de le souligner, s’accompagne de la
sensation aiguë d’unheimliche. La psyché du Narrateur se protège contre cette sensation
en refusant aux objets extérieurs leur droit à l’altérité par l’entremise de l’habitude. C’est
l’habitude qui vient rendre moins explicite la frontière entre l’objet et son double,
l’adoucir progressivement pour finalement subordonner complètement le premier à ce
dernier.
Étymologie onomastique
Le deuxième obstacle à la communication idéale dont nous proposons l’analyse
est ce qu’on appelle l’étymologie onomastique, qui signifie « la science de l’origine et
de l’évolution des noms et de lieux (la toponymie) et de personnes (l’anthroponymie) ».33
L’importance évidente du nom à tout effort épistémologique s’explique par l’observation
assez banale que la perception n’est possible que si son objet est délimité. Ceci ne veut
pas dire qu’il soit nécessaire de le séparer de son contexte, de ses liens avec d’autres
objets. Pourtant, il doit nous montrer ses frontières, quelque transparentes soient-elles.
Sans cela, il n’y aurait pas d’objet, car celui-ci se définit par sa distinction par rapport aux
autres. Or, la première délimitation des frontières d’un objet de perception est fournie par 33 Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris : Seuil, 1989, p. 229.
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son nom. Mais en même temps, à côté de cette spécificité positive et nécessaire, le nom
joue un rôle destructeur dans le développement du mécanisme de la perception.
Le rôle du nom dans trois âges formant la perception
La question qui trouble le Narrateur concerne le rôle joué par le nom dans la
perception de l’objet qu’il désigne. Le nom est-il complètement arbitraire, sans aucun lien
outre celui de convention, avec le référent, ou bien exerce-t-il sa magie sur la manière
dont la perception se structure ? Un passage montre bien de quel côté se penche d’abord
le Narrateur pour répondre à la question de tout à l’heure :
[les] noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément, comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l'église, les passants. 34
La perception produit de l’objet contemplé une image dont les sonorités et les
gammes de couleurs sont affectées par son nom. Mais la réponse change au fur et à
mesure que le Narrateur traverse les étapes, ou plutôt, les couches de son évolution.
Tournons-nous vers Jauss qui a très bien résumé ces changements :
[…] A triadic division of the work, one that Proust finally abandoned, […] : L’âge des noms, l’âge des mots, l’âge des choses. The Age of Names is the world of imagination, which, along with their names, grants things and persons their singularity, and which arrives at a higher truth, because it arises from the idée de perfection. The Age of Words enters when the imaginary meets the real, when the desired meets its object and names are replaced by concepts whose generality makes all individuation disappear. 35
En revenant à la division triadique abandonnée, Jauss montre le point d’origine de la
particularité du système de perception de la réalité décrit dans la Recherche. Ce point
d’origine se localise, donc, à l’âge des noms. La stratégie narrative du roman est de
34 Du côté de chez Swann, I, p. 381.35 Hans Robert Jauss, Question and Answer, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1989, p. 17.
47
représenter les trois âges en tant qu’unités autonomes d’abord. De cette manière les
processus caractérisant chaque âge fermentent avant de subir l’influence des autres
processus.
À la suite des lectures et des rêveries d’enfance viennent les voyages et les
rencontres avec les personnes réelles qui soumettent à l’épreuve les images de l’âge des
noms. Bien entendu, elles ne sont pas en mesure de résister à l’affront de la réalité. Ainsi
commence l’âge des choses. La première arrivée à Balbec, la première écoute de La
Berma, la première rencontre de la duchesse de Guermantes causent le désenchantement
du Narrateur : « […] pour Balbec, dès que j’y étais entré, ç’avait été comme si j’avais
entrouvert un nom, qu’il eût fallu tenir hermétiquement clos ». 36
Le désenchantement ne gît malheureusement pas uniquement à l’âge des choses.
Il guette le jeune Marcel aussi à l’âge des mots. Le passage de l’âge des noms à l’âge des
mots s'effectue par l’étymologie onomastique. Le trait névrotique du Nom, lui attribuant
le rôle constructeur et destructeur de la perception, communique l’instabilité à tout ce
qu’il touche. En conséquence, l’âge des noms se trouve dans un équilibre instable.
L’effort qui le rend possible est le même qui nous en éloigne. « On croit qu’on crée ce
qu’on nomme ». 37 Premièrement, nommer quelque chose aide à organiser ses attributs
pertinents et à délimiter son identité, voire à en créer une. Ceci n’empêche pas la
recherche et la sensation de sa nature profonde, de son essence. Deuxièmement,
l’attribution d’un nom joint un objet au sociolecte, le rend communicable et, ainsi, le
dépouille de son essence. Il est difficile de savoir bénéficier du premier aspect de la
nomenclature sans subir les revers du second.
36 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 21.37 Du côté de chez Swann, I, p. 80.
48
Dans la division abandonnée par Proust du roman en trois parties mentionnées par
Jauss, le côté fécond et positif de la nomenclature se trouve à l’âge de noms, où chaque
objet est tellement influencé par la poétique de son nom que les deux deviennent
indissociables. Et c’est à l’âge des mots qu’un objet, un endroit ou un être perd ses
couleurs uniques et se range dans un typage, dans un groupe de référents. Autrement dit,
un nom peut ranger ce qu’il désigne dans les tiroirs d’usage commun ou bien souligner la
singularité de sa perception.
Le pouvoir constructeur et destructeur de la dichotomie onomastique
L’opposition entre le général et le particulier, qui est au centre de la dichotomie
onomastique, émerge de la structure sémiotique du nom. Celui-ci, en tant que signifiant,
s’attache au concept de l’objet signifié. L’objet particulier lui-même est le référent. De
cette sémiotique triangulaire émerge la dichotomie entre l’abstrait et le particulier. Le
passage de l’abstrait (signifié) vers le particulier (référent) explique la diversité entre les
objets ayant le même signifié. En l’absence du référent, ce système de signes se
caractériserait par son unicité fournie par l’uniformité du concept abstrait.
Le nom devient non seulement un outil de délimitation de l’objet du concept
auquel il s’attache, mais il coupe également les liens entre cet objet et son typage. Cela
crée une fausse attente de particularité. En fait, l’équilibre entre le général et le particulier
est à la fois difficile et nécessaire. Difficile, parce que la nomenclature a pour but la
particularisation des objets. Nécessaire, parce qu’après tout les objets d’une même
famille se ressemblent ; et si cette réalité se néglige, au moment où elle fera irruption, la
déception sera inévitable. Disons en passant que cette déception est justement une partie
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intégrale du moteur de la création artistique. Donc, la nécessité de l’équilibre entre le
général et le particulier est évidente pour le maintien de la normalité.
La dichotomie du travail étymologique, son aspect constructeur-destructeur, se
montre dans le roman lors des scènes impliquant Brichot. Il apparaît en tant
qu’intellectuel motivé par la soif de mieux comprendre le monde alentour. Ce que fait
Brichot est justement l’accélération du passage de l’âge des noms à l’âge des mots. La
structure émotive, fantaisiste et fascinante créée à l’âge des noms accorde aux objets,
comme nous l’avons déjà expliqué, une identité se caractérisant par son aspect unique
mais illusoire. Le nom attache à l’objet la chimère de l’inimitable et la reçoit de lui en
retour. Brichot, donc, remplace ce qui est de la fantaisie par l’étymologie érudite.38 L’âge
des noms avec son innocence poétique de la première jeunesse semble s’opposer
diamétralement à la rigidité étymologique de l’âge des mots de Brichot, malgré le fait que
tous les deux ont pour point d’origine le même acte de nommer.
À l’étymologie, cherchant la signification du nom dans son origine, c’est-à-dire du côté du sens, réduisant le nom à une détermination historique par-delà son évolution phonétique, raisonnant en termes de causes et de lois, s’oppose la poésie, qui ouvre le nom à l’infini de la sensation. 39
Pourtant, l’opposition entre ces deux âges n’est pas aussi violente qu’elle apparaît
au premier abord. Nous avons déjà mentionné que la poétique du nom l’attache
émotivement à l’objet qu’il désigne, à son référent. Brichot ne cherche nullement à
détruire ce lien. Il est clair qu’il veut remplacer sa base, en mettant le savoir concret
étymologique à la place de la musique sonore. C’est seulement à l’âge des choses que le
Narrateur se confronte à l’arbitraire du nom. Ce fait explique le maintien de tous les trois
âges distincts dans la structure romanesque, alors qu’il peut paraître logique de combiner
38 Sodome et Gomorrhe, II, p. 888-890.39 Antoine Compagnon, op. cit., p. 234.
50
l’âge des choses et l’âge des mots en tant que parties de la vie adulte à l’opposé de l’âge
des noms symbolisant l’enfance et la première jeunesse. La similarité structurale entre
l’aĝe des noms et l’âge des mots accentue également la facilité du passage de l’un à
l’autre. Il suffit pour un individu pensant d’analyser le mécanisme de la perception.
Brichot peut être un ancien poète dont la poésie a été détruite par l’esprit critique.
Son intelligence fait de lui un intellectuel dont la soif de savoir détruit le mystère
du monde.
Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d’un degré. 40
La destruction se fait par la sur-généralisation, lorsque le nom range son référent dans le
tas de signifiés du même type. Pour éviter cette dépersonnification des objets, la solution
semble théoriquement évidente : restreindre l’étymologie afin de permettre la
singularisation et d’empêcher la généralisation. Mais la pente s’incline dans le sens
opposé. La perte du remplissage imagée crée le vide dans la structure de la perception. Ce
vide se comble par le côté pratique utilitaire des objets et des lieux qui les rajoute à la
catégorie du général, car « Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m’annonçait seulement
qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je pourrais
parler de Chateaubriand et de Balzac ». 41
La quête de la vérité qui s’éloigne
Il y a plusieurs endroits où l’on peut reposer sa tête ou parler littérature.
L’extension de cette étymologie aux objets les rend moins distincts, les mêle les uns aux
40 Sodome et Gomorrhe, III, p. 494.41 Ibidem.
51
autres et problématise leur identité, vue comme distinction entre tel objet et tel autre.
Dans cette épistémologie onomastique élaborée par Proust, remarquons la dialectique
suivante : l’effort tout naturel d’appréhender le monde a pour résultat le dépouillement de
sa singularité, de son originalité, de son identité enfin. Cela suggère l’absence de guidage
clair pour le lecteur. La route que le roman lui ouvre s’avère par la suite cul-de-sac.
L’impact sur le lecteur de cette conclusion macabre mérite une attention
particulière. Par le mécanisme de la subversion rhétorique le texte forme le lecteur et lui
impose le culte du Nom en tant que force d’illumination épistémologique. Pour justifier
cette observation il suffit de suivre le jeune Marcel dans les différentes étapes de sa vie en
commençant par les promenades du côté de Méséglise et du côté de Guermantes, où
celui-ci représentait a priori le mystère presque mythique,42 et en terminant par les débuts
de Marcel dans le monde, où le milieu Guermantes lui inspirait du respect, sinon de la
révérence, toujours grâce à son nom.43
La conséquence de cette formation devient la souscription du lecteur à la logique
du roman si longuement élaborée et défendue. Ainsi, le lecteur, ayant d’abord été attiré à
l’intérieur de cette logique par, entre autres, l’élucubration érudite de Brichot, élaborant
des discours savants prétendant cerner le mystère des objets par l’analyse de leur nom,
devient lui-même un peu Brichot. Nous pouvons imaginer la tristesse et la déception qui
seraient le lot de Brichot si l’on lui montrait que tous ses efforts étymologiques ne font
qu’éloigner le savoir qu’il poursuit. L’analogie marche bien pour le lecteur. Après que le
roman lui dévoile l’insuffisance de l’étymologie onomastique, le lecteur est obligé de
42 Du côté de chez Swann, I, p. 133.43 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 504.
52
reconnaître sa propre insuffisance et il se voit désormais perdu dans une aporie qui
n’arrive jamais à sa résolution.
L’étymologie onomastique et la problématisation de la lecture
En discutant l’impact sur le lecteur du double rôle joué par l’étymologie
onomastique dans la structuration de l’acte communicatif, il serait faux de manquer
d’attention à la problématique de la lecture qui s’attache également à l’onomastique.
Comment lire les passages multiples de la prolixité érudite de Brichot? Et la question qui
découle de la première : que font-ils dans le roman? Pour répondre à ces questions,
rappelons-nous l’attente créée par le roman concernant son style et sa raison d’être. Après
des centaines de pages de descriptions des peines créatrices du Narrateur portant, comme
par hasard, le même prénom que l’auteur, il est raisonnable de s’attendre à un aspect
pédagogique bien défini d’un roman de vocation. Le genre du bildungsroman présente à
l’attention du lecteur une synthèse des savoirs afin de développer sa faculté critique.
Brichot, professeur, figure d’enseignant par excellence, représente par ses
discours encyclopédiques une tentative de synthèse des savoirs. Donc, le roman confirme
à cet égard au moins une attente importante d’instruction où le texte joue le rôle de
professeur et le lecteur celui d’élève. Mais, nous remarquons tout de suite les deux
difficultés dans cette distribution des rôles. D’abord, le savoir que Brichot inculque n’est
pas nécessaire pour le développement narratif. Le roman peut aussi bien s’en passer sans
souffrir de perte évidente. La seconde difficulté découle de la première : puisque, selon la
logique diégétique, le savoir véhiculé par Brichot est superflu, il n’y a aucune possibilité
53
de vérifier sa véracité. Antoine Compagnon a très bien résumé cette situation du point de
vue du lecteur :
Si les lecteurs ne sont pas tous rebutés par les étymologies de Brichot, c’est qu’elles parodient l’une des exigences du roman, la tentative d’une synthèse des savoirs. Mais ils sont trompés et déçus. Comment réagissent-ils, submergés par un flot de références à un savoir qu’ils ne maîtrisent pas? Qu’est-ce que cela veut dire, apprécier un savoir sans disposer d’un critère du vrai et du faux? La vérité devenant indifférente, le lecteur est comme victime d’une autorité sur laquelle il n’a aucune prise. […] Le lecteur qui renonce et saute par-dessus les élucubrations de Brichot ne supporte pas le rôle de victime, il n’accepte pas que le savoir soit bafoué, qu’il devienne autonome par rapport aux choses […]. La synthèse du savoir attendue était une supercherie. 44
Donc, si le lecteur s’attendait à être instruit, la Recherche ne serait pas un bon livre pour
lui. La synthèse des savoirs peut avoir lieu, mais elle ne se trouvera jamais sur les pages,
plutôt dans l’esprit du lecteur.
Habitude et pastiche
De l’autopilote comportemental à l’habitude de pasticher
L’habitude, en tant que concept pratique, se décrit et se définit largement par son
aspect automatique. Si quelqu’un agit par habitude, il le fait presque toujours sans
réflexion immédiate sur ses actes. Le seul principe auquel adhère le comportement
habituel est celui de la conformité par rapport au comportement passé. Bien sûr, toute
personne qui active le pilote automatique qu’est l’habitude se caractérise par des niveaux
différents de séparation d’avec la réalité. Malgré la diversité des effets discordants de
l’habitude sur les facultés de perception, nous distinguons les traits généraux du
comportement habituel qui sont l’automatisme et les références aux antécédents. Il paraît
logique de remarquer que le comportement guidé par l’habitude a tendance à imiter en
principe, sinon de mimer exactement, les antécédents passés.
44 Antoine Compagnon, op. cit., p. 252.
54
Il est question pour nous de suivre l’élaboration d’une épistémologie où un objet
nouveau n’est pas perçu en tant que tel, mais classé, évalué et ultimement appréhendé
selon sa correspondance avec des objets rencontrés jadis. Le Narrateur cherche dans
l’entrepôt de ses impressions passées une copie de ce qui se présente à lui. Bref,
l’habitude est une stratégie épistémologique acquise de trouver des doubles aux réalités
éprouvées. Mais, n’est-ce pas le programme principal de tout le projet de la Recherche
que de trouver l’essence commune partagée par l’impression ressentie actuellement et
celle du passé ? Dans l’épisode de la madeleine 45, ou celui de la serviette empesée avant
le dîner de têtes chez Guermantes 46 ou encore dans l’épisode des pavés inégaux 47, ce qui
arrive se classe parfaitement à l’intérieur de l’esthétique des doubles. Un biscuit présent
ne sert que pour reconduire vers une autre réalité actuellement absente.
La présence d’antécédents nous amène à faire l’observation que l’habitude est un
homologue formel du pastiche. Deux lignes d’enquête s’ouvrent alors. La première se
tournera vers le pastiche d’autrui – que ce soit du comportement, des intonations, des
pensées du rang social ou même des objets. Et c’est dans cette implication que l’habitude
se montrera comme obstacle à la communication de l’essence profonde du moi. La
seconde se penchera sur le pastiche de soi-même, où l’usage qui se sanctionne par la
répétition joue un rôle plus ambivalent où sont mélangés ses atouts et ses inconvénients.
Le pastiche d’autrui dans le domaine de la critique sociale
Commençons donc notre analyse par l’étude de l’habitude psychique de
remplacer les objets du monde par leurs pastiches intérieurs et de ses effets
45 Du côté de chez Swann, I, p. 45.46 Le temps retrouvé, IV, p. 447.47 Op. cit., p. 457.
55
contradictoires sur la perception. Dans la section précédente nous avons montré l’une des
raisons d’être du phénomène d’habitude en tant que force perturbatrice du
fonctionnement du cercle herméneutique. L’habitude non seulement empêche le
rapprochement épistémique entre l’objet d’observation et son double, mais elle participe
activement dans la formation de celui-ci et y joue un rôle non-négligeable :
Car si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés ni les enchantements. 48
Ce discours moraliste n’est pas uniquement un clin d’œil aux Pensées de Blaise Pascal. 49
Le théologien loue la coutume, la deuxième nature, pour sa prétendue capacité
d’influencer la première de la même manière que l’observation des rites religieux incline
l’âme vers la foi sincère. Proust, de son côté, analyse l’habitude en vertu de sa similarité à
un voile qui couvre le monde en empêchant le contact réel avec ses éléments. D’emblée,
la seconde nature proustienne semble bloquer l’accès à la vérité, tandis que son
prototype pascalien y fraye le passage. Pourtant, le fait de soutenir son argument par la
référence à l’observation opposée souligne l’ambivalence du rôle de l’habitude dans
l’épistémologie du Narrateur.
Pourtant, il y a au moins une région où le pastiche d’autrui n’a pas d’ambivalence
– la critique sociale. C’est ici que nous pouvons purifier le concept de pastiche du
mélange du positif et du négatif et nous concentrer sur ce dernier pour remettre à plus
tard l’étude du positif. Au niveau du comportement social, l’habitude de pasticher
fonctionne souvent au détriment de la vérité individuelle profonde. Dans cet usage,
l’esthétique basée sur l’habitude exploite des pastiches d’autres individus, d’un 48 Sodome et Gomorrhe, III, p. 151.49 « La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand’ peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature », Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma, Paris : L’Intégral/Seuil, 1993, [1963], fr. 126, p. 514.
56
comportement en vogue ou d’un code linguistique attendu. Rappelons-nous les fortunes
changeantes de l’affaire Dreyfus au sein de l’opinion publique, telles qu’elles sont
décrites par Proust. Premièrement, les dreyfusards étaient non seulement en minorité, ils
n’étaient pas en vogue. Pour cette raison, même ceux qui doutaient de la culpabilité du
colonel Dreyfus hésitaient à proclamer leurs doutes publiquement, au risque de perdre
leur estime dans la société. Le duc de Guermantes, dont l’attitude à l’égard de l’Affaire
était plutôt dreyfusarde, décrit ainsi les contraintes sociales qui conditionnent la direction
du discours public à une époque donnée :
Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem50? Dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au jockey, et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort; personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable! Quand on s'appelle le marquis De Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise! 51
La position, le respect dans le monde sont déterminés, comme nous le montre le duc de
Guermantes dans ce monologue, par la correspondance entre les opinions individuelles
subjectives et une position officielle, communément partagée. Or, pour se faire accepter il
est nécessaire de pasticher les gens « comme il faut », il est essentiel d’être ce à quoi
s’attendent les autres.
Le culte de l’imitation comme déguisement de la vacuité de soi
Pour illustrer le fait que dans le monde du pastiche la valeur intrinsèque de
l’opinion exprimée a très peu à avoir avec sa cotation sociale, observons la nouvelle ère
50 Il s’agit de la métonymie qui signifie les Juifs.51 Le côté de Guermantes, II, p. 532.
57
qui émerge à la fin du Temps retrouvé, où afin d’être en vogue il faut embrasser le
dreyfusisme :
Dans le monde (et ce phénomène social n'est d'ailleurs qu'une application d'une loi psychologique bien plus générale) les nouveautés, coupables ou non, n'excitent l'horreur que tant qu'elles ne sont pas assimilées et entourées d'éléments rassurants.[…] Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles.Quant à se demander ce qu'il valait en soi, personne n'y songeait, pas plus pour l'admettre maintenant qu'autrefois pour le condamner. Il n'était plus shocking. C'était tout ce qu'il fallait. 52
Ce type de pastiche est très persistant et toujours destructeur de toute actualisation de la
vérité, qu’il s’agisse du mérite véritable de l’opinion exprimée ou bien de la liberté de
choix du destinateur. Ce dernier dit souvent non ce qu’il pense, mais ce qu’il faut dire. Et
le danger d’une telle situation se trouve dans l’atrophie systématique de la capacité même
de penser indépendamment. Donc, pour se trouver au sein du clan, il vaut mieux
pasticher les idées acceptées. Ce qu’il est encore plus important de remarquer dans ce
dernier passage est le fait que ce système exclut la révolte. Si quelqu’un faisait entendre
un propos contraire aux attentes du beau monde, l’authenticité de sa démarche serait
immédiatement suspecte. Le petit noyau des Verdurin est un univers dans lequel se
concentre cette esthétique du pastiche négatif et de l’adhésion forcée au code de
comportement et de croyances.
Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cetteannée-là et dont elle disait: « ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça! », « Enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue.53
52 Le temps retrouvé, IV, p. 305.53 Du côté de chez Swann, I, p. 185.
58
Il est logique de supposer que les salons du type Verdurin naissent des ambitions
de leurs fondateurs à mettre en valeur leur propre originalité et exclusivité. Étant donné
l’absence de l’une et de l’autre, la voie stratégique qu’ils empruntent est celle de la
contestation de quelques partis pris. Une telle contestation ne suggère guère d’autre
opinion alternative. Elle la remplace et devient un but en soi. Donc, pour les petits clans à
la Verdurin le principe fondateur et la valeur organisatrice sont effectivement
l’opposition aux valeurs de la société supposément snob et élitiste qui exclut la prétendue
vraie vertu. Ainsi, l’existence même de tels clans profane tout mouvement de révolte
contre l’ordre de choses, car la question se posera toujours si l’opposition au code général
est sincère ou bien si elle est dictée par le désir gratuit de choquer les sensibilités
collectives.
Toujours dans le contexte de la négativité du pastiche d’autrui remarquons que la
raison derrière le désir de mimer un autre s’explique par une vacuité à masquer. Si nous
ne sommes pas prêts à explorer et à communiquer le contenu de notre moi, ou bien si ce
contenu n’est pas développé, le pastiche vient au secours dans toute situation de contact
avec la société, que ce soit la production écrite ou bien la conversation. Mme Verdurin
sert encore une fois de bon exemple de ce comportement fourvoyé. Dans l’épisode cité,
elle joue le spectacle hebdomadaire de la sensibilité musicale démesurée dont l’excès est
effectivement censé masquer l’absence de ladite sensibilité :
Ah! Non, non, pas ma sonate! Cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer de me ficher un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours! Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la « patronne » et de sasensibilité musicale. Ceux qui étaient près d'elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu'il se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants: « écoutez, écoutez. »
59
Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n'avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d'habitude. 54
La raison pour laquelle Mme Verdurin se prête régulièrement à cette farce est sa
perception du code en vogue à adopter. Pour hausser son prestige et son statut social,
selon le jugement de la patronne, il faut non seulement aimer la belle musique, il est
impératif d’en être affecté. Il est même plus important que l’affect soit la seule
manifestation visible de l’amour de la musique. Plus fréquents sont les soupirs et les
pâmoisons, plus grand est l’amour et plus développée la sensibilité – signe de la
délicatesse de l’âme. Dans ce calcul perverti du comportement social on n’accorde
aucune importance à la sincérité, ni à l’amour, ni à la sensibilité vrais. Ce qui prime est ce
qui se vend. La forme visible se commercialise bien au détriment du fond.
Le mécanisme du désir mimétique décrit par René Girard semble pertinent dans
l’analyse du pastiche négatif qui empêche la communication vraie.55 La stratégie de la
Patronne ne cherche nullement à souligner sa différence, son supplément d’âme par
rapport à la noblesse, mais plutôt à faire croire tout le monde en sa noblesse supérieure à
celle des Guermantes. Pour elle et pour ses fidèles, il s’agit de prouver qu’ils sont « plus
Guermantes » que les vrais Guermantes. Cette aspiration s’explique par l’affirmation du
système de valeurs selon lequel la noblesse jouit d’un statut supérieur. Les qualités
spécifiques légitimant cette supériorité sont sans importance aucune. Dans le mécanisme
du désir mimétique nous convoitons ce que nous pensons que les autres convoitent et non
54 Op. cit., p. 203.55 « La rivalité n’est pas le fruit d’une convergence accidentelle des deux désirs sur le même objet. Le sujet désire l’objet parce que le rival lui-même le désire. […] le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le même objet que ce modèle », René Girard, La Violence et le sacré, Paris : Hachette (Littératures), 1998, p. 216-217.
60
ce qui correspond à nos besoins dit réels. Or, ce mécanisme crée des désirs nouveaux qui
n’existeraient pas autrement.
Le salon de la Patronne se définissait au début par son opposition à la noblesse en
général et aux Guermantes en particulier. Cette même Madame Verdurin devient à la fin
du Temps retrouvé une Guermantes. Une métamorphose de ce genre ne doit pourtant
choquer personne. Tout au long du roman les Verdurin incarnent toute la bourgeoisie en
tant que classe sociale, à une époque où la différence réelle entre la bourgeoisie et la
noblesse s’estompe. La possession de terres n’était plus la prérogative unique des nobles.
En vue de cette réalité, le maintien de la distinction entre les classes devient le paraphe du
snobisme et de l’exclusivité gratuits.
D’abord, ces gardes fidèles érigent les obstacles à l’entrée des Jockey Clubs et des
salons du Faubourg Saint Germain. Les difficultés artificielles d’appartenance à la
noblesse magnifient son prestige. Il est facile d’en voir les raisons. Denis de Rougemont
dans son ouvrage L’Amour et l’Occident a bien vu que le désir se nourrit des obstacles. Il
est même allé plus loin en affirmant que tout désir est, en fait, le désir des obstacles. 56
Selon la logique du propos de Denis de Rougemont, l’acharnement des Guermantes à
maintenir le caractère sélectif de leur entourage les rend désirables aux exclus. Il faut dire
que par le même geste les exclus doivent chérir leur infériorité prétendue et la porte du
Jockey se fermant à leur nez, car sans elles toute la vogue des Guermantes s’écroulerait
comme un château de sable.
Ce comportement semble dicté par la déficience du contenu du soi, par sa vacuité.
Or, le choix auquel se voit confrontée la Patronne est soit la mise en scène de son rien,
soit l’imitation des gestes en vogue. Le fait de le dire n’est pas pour chanter des louanges 56 Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Paris : Librarie Plon, 1979, reédition 1996, p. 59-60.
61
à la noblesse présentée dans la Recherche. Les nobles, eux aussi, sont victimes de la
même affliction du vide du moi. Eux, pour le déguiser, se cachent derrière la prétendue
continuité de la tradition qui leur dicte gestes et paroles, en se conformant à un protocole
strict. Cette atmosphère est effectivement celle du désir mimétique. Les personnages
cherchent à imiter et à acquérir non à cause des aspirations intimes de leur psyché ; leur
tendance au pastiche obsédé s’explique plutôt par le souhait d’appartenir aux groupes qui,
selon eux, sont objets de la convoitise collective. Dans de telles situations, la
communication ne s’établit pas, et ce qui se fait n’est qu’un échange banal de clichés et
d’idées reçues.
Le contact prolongé et le classement de l’objet
Toute habitude, non exclusivement celle de pasticher, naît de la répétition d’une
même situation. Un exemple d’une telle répétition est une rencontre fréquente avec un
même objet ou une même personne. Un contact prolongé avec un objet de contemplation,
au lieu de favoriser sa connaissance, lui ôte tout ce qu’il possédait d’imprévisible, un peu
de son ipséité ; et le remplit de ce qu’il possède de communicable, de conforme au typage.
Un tel apprentissage aboutit à la transformation de l’objet de contemplation en son parti
pris dépouillé de tout trait unique.
Pour donner un exemple de ce processus, considérons la scène où le Narrateur,
lors de son second séjour à Balbec, avait chargé un liftier, personnage impulsif, vaniteux
et dont les qualités cérébrales ne sont pas un de ses traits forts, de la mission de facteur
pour porter une lettre à Albertine. Après lui avoir donné les renseignements exhaustifs, le
Narrateur a remarqué lui-même la facilité avec laquelle il l’avait cru quand le liftier
62
l’avait assuré d’avoir parfaitement bien compris les instructions, tandis que Marcel le
connaissait assez pour devoir remettre en doute le succès de la mission, par faute de son
exécuteur. Voici comment le Narrateur explique cette contradiction : « […] mais les
personnes, au fur et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dans un
mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités (comme parfois leurs
défauts) ». 57 Le jeune Marcel agit par la supposition qu’un liftier, personne jouissant
d’accès privilégié aux confidences d’autrui, aurait assez de discrétion, de subtilité et de
délicatesse d’esprit pour être à même d’exécuter la charge qu’il lui a confiée. Et ce faisant,
le Narrateur classe un liftier particulier dans la catégorie générale qu’il pourvoit de
certaines qualités.
Ayant justifié le cas général par cette référence à une situation particulière du
roman, nous pouvons extrapoler le principe dégagé par le Narrateur et l’appliquer non
seulement au personnage du liftier, mais aussi au monde des objets. Dans la logique
avancée par le protagoniste, le contact prolongé avec un objet, un endroit ou un individu,
à force justement de l’aspect habituel de ce contact, substitue le désiré au réel au lieu de
faire l’opposé. Et c’est de cette manière que le double, cette image holographique,
d’abord engendrée par la force d’habitude et ensuite soutenue par elle, devient approprié
au moi de l’observateur. Comme nous le voyons, la perception qui en résulte n’est pas
fidèle à tous les détails de l’objet observé. Il ne s’agit que de son modèle simplifié. Par
contre, cette épistémologie renversée se corrige de temps en temps, et le réel fait
irruption dans la douce familiarité de l’habitude. Les instants où cela arrive sont des
moments privilégiés, car le Narrateur sort de la coquille de l’habitude et perçoit un objet
extérieur au lieu de ruminer les constructions internes de sa psyché. 57 Sodome et Gomorrhe, III, p. 188.
63
Les moments privilégiés en tant qu’atouts du pastiche d’autrui
La familiarité ainsi acquise de quelqu’un ou de quelque chose est une illusion, car,
ayant amputé l’objet observé non seulement de la moitié de son identité, mais aussi de
son essence, l’image résultante est tronquée. Donc, si longtemps après (suffisamment
longtemps pour que l’empire des doubles s’empare de l’observateur) se produit une
secousse qui fissure les redoutes de l’Habitude, causée soit par un face-à-face inattendu
avec un objet rencontré jadis, ou par le voyage où, entouré d’objets nouveaux,
l’observateur ne peut pas compter sur la protection de l’habitude ; il souffre dans le
premier cas de l’inquiétante étrangeté, et il ressemble dans le second à une tortue qui a
perdu sa carapace. En fait, tous les moments privilégiés, à commencer par la petite
madeleine au début du roman et jusqu’à l’épisode du tintement de la cuillère dans
l’antichambre des Guermantes à la fin du Temps retrouvé, se rangent dans la première
catégorie. Par contre, le premier voyage du Narrateur à Balbec est un exemple de
situation de la seconde.
Elle [la tristesse] était comme un arôme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, c’est-à-dire toute chambre : dans celle que j’habitais d’ordinaire, je n’étais pas présent, ma pensée restait ailleurs et à sa place envoyait seulement l’Habitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de s’occuper de mes affaires dans un pays nouveau, où je la précédais, où j’arrivais seul, où il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce « moi » que je ne retrouvais qu’à des années d’intervalles, mais toujours le même, n’ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec, pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d’une malle défaite. 58
L’habitude est donc chargée de dompter l’irritation que les objets du monde causent. La
mollesse du moi du jeune Marcel sans la protection de l’habitude est incapable d’offrir
une protection contre l’intensité démesurée de la perception.
58 Le côté de Guermantes, II, p. 381.
64
Nous avons montré que la stratégie de perturber le contact direct avec les objets
par leurs pastiches holographiques internes empêche le direct de la perception, encourage
le repli sur soi. L’habitude de substituer le pastiche à la réalité rend très intenses les
moments privilégiés où, pour toutes sortes de raisons, l’hologramme est indisponible.
Pourtant, la présence du double interne d’un objet réel fait partie de la représentation
vraie recherchée par le Narrateur. Le seul problème est que l’habitude exclusive de
s’appuyer sur les pastiches fait ignorer un autre ingrédient important de la Vérité – le
contact avec le monde extérieur. Autrement dit, le but élusif poursuivi par le protagoniste
est de trouver et de formaliser un tel système épistémologique qui valoriserait à la fois le
pastiche et l’objet pastiché.
Le pastiche des grands auteurs comme exercice d’indépendance artistique
Si la situation du pastiche pouvait se vanter de clarté, il n’y aurait aucune logique
pour Proust, écrivain tellement soucieux du maintien du contact ininterrompu avec son
moi profond, d’avoir continuellement recours aux imitations d’écrits des autres et aux
auto-imitations. Il est impossible de comprendre les raisons de la prévalence des
pastiches variés dans l’œuvre proustienne sans remettre le phénomène de pastiche dans
un contexte plus large de l’esthétique d’une époque. Pendant longtemps, l’imitation des
grands écrivains a fait partie des bonnes pratiques d’enseignement scolaire en France. A
côté, et parfois au lieu de la dissection systématique du texte étudié, on proposait aux
élèves de pasticher les auteurs du programme. La réussite de cet exercice exige la
maîtrise assez sophistiquée des constantes stylistiques de l’auteur. Selon Proust lui-
65
même : « […] c’est l’écrivain pastiché qui est censé parler, non seulement selon son
esprit, mais dans le langage de son temps ». 59
Cette remarque montre sans équivoque la position de Proust par rapport aux effets
du pastiche sur la pureté littéraire. D’après lui, l’auteur, le sujet pastichant, doit s’effacer
derrière l’écrivain pastiché. Mais, comme nous l’avons déjà mentionné, la pratique de
l’imitation stylistique des grands écrivains était très courante à l’époque. Or, il est
raisonnable de nous attendre à trouver une explication favorable de la présence insistante
du pastiche. Voici comment un contemporain de Proust justifie la pratique d’imiter :
La lecture bien faite comprend non seulement des fiches, des notes, des analyses, mais une foule d’autres exercices profitables comme les comparaisons, le pastiche, la transposition. […] On fait ainsi du bon Rousseau, du bon Bossuet, du bon La Bruyère, du bon Montesquieu. Savoir imiter, c’est apprendre à ne plus imiter, parce que c’est s’habituer à reconnaître l’imitation, et à s’en passer quand on y sera rompu. Le danseur de corde use du balancier pour le quitter. 60
Pasticher pour ne plus pasticher, la problématique peut-elle devenir encore plus
embrouillée? Pourtant, au niveau intuitif nous pouvons entrevoir la logique de cette
proposition. Si pasticher signifie l’effacement de soi, ceci est une manière assez perverse
mais tout autant efficace de rendre palpable ce moi subitement sacrifié sur l’autel du
pastiche. Une analogie anatomique tout à fait banale clarifiera notre argument : pour
sentir profondément notre attachement à une partie de corps, il suffit de subir sa perte
réelle ou même imaginaire. Donc, l’esthétique de pastiche est bien présente dans l’espace
intellectuel de Proust. Son originalité consiste à la mettre sous un microscope de la
critique et à produire le bilan de ses inconvénients et de ses acquis.
59 Marcel Proust, « L’affaire Lemoine », dans Pastiches et mélanges, Paris : L’Imaginaire Gallimard, 2005, p. 13.60 Antoine Albalat, L’art d’écrire, Paris : Armand Colin, 1992 (1re éd. 1899), p. 41-42, cité par Paul Aron, « Sur les pastiches de Proust : l’éthos et le champ », Contextes, No.1, septembre 2006, édition électronique.
66
Proust explique fréquemment son goût du pastiche dans les lettres à ses amis. En
imitant le style des grands écrivains, un apprenti facilite son propre développement en
tant qu’auteur.
Au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans. 61
En outre, comme il s’ensuit de ce passage, d’après Proust, la licence de pasticher enlève
au moins une partie de la motivation de plagier les autres. Il y a également le second
argument du plaidoyer pour le pastiche qui transparaît dans les écrits proustiens. Les
pastiches représentent les condensés des traits des auteurs imités. Ainsi, le lecteur avisé
devrait être en mesure d’en faire une bonne critique soigneusement argumentée. Selon
Proust, le pastiche facilite une telle critique, et il ne reste à celle-ci que de rendre explicite
ce qui est déjà préfiguré instinctivement dans celui-là. Or, Proust voulait toujours que la
publication de ses pastiches s’accompagnât « […] des études critiques parallèles sur les
mêmes écrivains, les études annonçant d’une façon analytique ce que les pastiches
figuraient instinctivement (et vice-versa), sans donner la priorité ni à l’intelligence qui
explique, ni à l’instinct qui reproduit ». 62
Il est vrai que Proust lui-même justifie la présence des propos des autres en
écrivant : « Je reconnais que parfois une citation rare quand elle a été faite par un écrivain
devient une espèce d’invention. Elle lui appartient autant à cause du sens heureux qu’il en
tire, qu’à l’écrivain cité ». 63 Donc, le pastiche sert d’entraînement stylistique, et en même
61 Marcel Proust, Correspondance générale, Paris : Plon, 1930-1936, lettre de 1919 à Fernandez.62 Le Divan, octobre-décembre 1948, p. 433, cité par Paul Aron.63 Op. cit., XIX, p. 386.
67
temps sa présence au moment particulier de la narration révèle quelques aspects du moi
écrivant, ou mieux, du moi pastichant.
D’emblée, l’intention centrale qui gouverne la composition de la Recherche
avance une hiérarchie assez nette qui tolère le pastiche explicite seulement en tant
qu’exercice de style. Après qu’il a rempli son but pédagogique de pratique stylistique, le
pastiche, d’après Proust, doit être transgressé dans la poursuite continue de l’originalité
par l’écriture individuelle :
Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans. 64
Mais cette objection s’adresse uniquement au pastiche qui ne se justifie que par l’amour
de pasticher. Si, par contre, les idées et le style d’un autre deviennent incorporés dans la
manière d’être d’un écrivain, le pastiche a sa place dans le discours sincère et original.
Quoi qu’il en soit, plusieurs genres de pastiches se trouvent dans la Recherche à
côté des objections tout aussi multiples contre cette habitude mimétique. Rapportée aux
objections apparentes contre l’envahissement de la vie esthétique par la vie extra-
diégétique, la technique proustienne de recycler lettres et articles composés à des fins
utilitaires dans le roman constitue une équivoque à résoudre. Cette opposition
problématise surtout la recherche proustienne de sa propre originalité d’écrivain.
D’emblée, l’originalité et la sincérité semblent s’auto-exclure. Michael Finn le souligne
dans les deux questions interrogeant la contradiction du pastiche chez Proust :
What does the process of using real letters in fiction suggest about the sanctity of the creative work, composed as its author supposedly focuses on an interior reality? How
64 Marcel Proust, Correspondance, XVIII, p. 380.
68
does this practice square with Proust’s horror […] at the way Balzac’s real life and personal correspondence invaded his fictional work? 65
Si nous considérons la situation dans le contexte plus étendu de l’esthétique
proustienne, l’équivoque se résout. Nous avons déjà mentionné la structure de l’essence
des choses qui se base sur le jeu des associations spontanées entre les objets perçus
actuellement et ceux rencontrés dans le passé. Donc, si Proust souscrit aux principes qu’il
énonce, la question de l’originalité de l’écrivain devient d’actualité. L’essence des
phénomènes se détermine en large partie par les liens émotifs avec d’autres phénomènes.
Le style littéraire doit-il donc, pour justifier sa prétention à la communication sincère des
impressions, des événements et des personnages, avoir constamment recours aux
associations passées, au style des autres ? Comment créer un écrit original et en même
temps sincère ? C’est la question à laquelle Proust s’attaque avec une intensité variée
mais persistante tout au long du roman. Proust-romancier est obnubilé par la recherche de
sa propre essence d’écrivain. La prétendue opposition entre la sincérité et l’originalité
trouve un apaisement possible qu’offre l’extrême sincérité. C’est justement dans cette
franchise interne que se forme l’originalité. C’est-à-dire que pour être original il n’est pas
nécessaire d’éviter les associations avec les écrits d’autrui, il faut, par contre, mettre en
valeur ces associations à chaque fois qu’elles se font ressentir.
Critique de l’écriture transitive et plaidoyer pour le pastiche
En s’appropriant les propos d’un autre, le Narrateur proustien réussit à se
brancher à une continuité, à sortir d’une coquille, à reconnaître dans une langue d’autrui
65 Michael Finn, op. cit., p. 115.
69
un élément partagé. Cela permet l’établissement de la communication du contenu profond
du moi en jetant un pont entre la conjecture du sociolecte et l’aspect unique de l’idiolecte.
La reconnaissance du rôle positif joué par le pastiche dans la quête de la
communication avec le monde n’empêche pas Proust et son Narrateur de critiquer ce
phénomène. L’œuvre de Proust fourmille de reproches adressés à la manière, ou, disons-
le, à l’habitude de se pasticher soi-même ou de pasticher un autre, et aux auteurs qui en
tombent victimes. Que ce soit Balzac, dont les lettres écrites à sa sœur ressemblent à la
fiction de ses romans66, ou bien le Narrateur de la Recherche lui-même qui essaye
d’imaginer la réaction des lecteurs de son article paru dans Le Figaro67, pour Proust la
distinction semble très claire entre une écriture pour autrui et l’écriture de soi. Même en
acceptant le fait que le moi de l’auteur est présent dans toute écriture, il souligne que
l’écriture transitive, pour utiliser la formule de Michael Finn, est trop contaminée par la
présence du destinataire :
Et ainsi ses articles lui apparaissaient comme une sorte d’arche dont le commencement était bien dans sa pensée et dans sa prose, mais dont la fin plongeait dans l’esprit et l’admiration de ses lecteurs, où elle accomplissait sa courbe et recevait ses dernières couleurs. 68
Pour évaluer l’impact du pastiche de soi sur l’efficacité du processus de partage
de sens, remarquons un fait qui émerge de toute étude un tant soit peu détaillée de la
genèse de la Recherche : il s’agit bien entendu du travail presque obsessionnel de citer
ses propres textes (lettres, articles, pastiches). Il est intéressant de nous y arrêter à cause
de la contradiction apparente entre le mépris manifeste de Proust envers l’écriture de
66 Contre Sainte-Beuve, p. 266.67 La prisonnière, III, p. 654.68 Contre Sainte-Beuve, p. 227.
70
lettres et le journalisme en tant que genre et le rôle primordial qu’il leur accorde dans le
roman.
Cette exaltation qui nous fait proférer de belles paroles dans un but et pour quelque fin intéressée est le contraire de la littérature qui s’efforce d’exprimer avec sincérité ce que l’on sent. D’où sans doute l’antagonisme qu’il y a entre l’art et la vie, et les gens qui écrivent trop de lettres, ont trop de buts sentimentaux dans la vie […],ont moins de talent, et surtout ceux qui parlent trop. 69
Cette contradiction s’explique par l’ambivalence de la position du pastiche sur le chemin
de la vérité emprunté par le Narrateur. Le pastiche s’avère souvent être à la fois un
obstacle et un facilitateur de la communication avec le monde. Il est déraisonnable et
extrême d’imputer à l’habitude de pasticher la perte du contact avec son moi subie par
l’auteur sans reconnaître le rôle constructif d’une telle habitude.
Pour voir le côté positif du pastiche il n’est pas nécessaire de rester uniquement
dans le domaine de la littérature et d’essayer de réhabiliter la copie des écrits contaminés
par les soucis pour le destinataire. Il suffit de reconnaître que le positif du pastiche est
présent dans tout acte imitateur. Imaginons un atelier d’artisan vieillissant qui est
soucieux de passer ses secrets professionnels à l’apprenti dont la tâche consiste en une
imitation fidèle du maître. Sans le dépouillement d’une partie de son moi, l’apprenti
n’apprendrait le métier ni ne deviendrait jamais lui-même un maître. La propagation du
savoir se fait par le pastiche et par la perte au moins momentanée du moi.
L’émergence de l’ambivalence : le pastiche de soi
Donc, nous ne devons pas condamner l’habitude en tant qu’obstacle à
l’actualisation de l’essence des choses. L’habitude d’imiter échappe à la qualification
univoque. Elle est ambivalente, embrouillée dans l’enjeu simultané des atouts et des
69 Jean Santeuil, p. 762.
71
inconvénients. Après la démonstration détaillée des effets néfastes du pastiche d’autrui
sur la communication, il s’agit de faire ressortir le mimétisme dans l’ambiguïté qui lui
appartient.
Outre la négativité que nous lui avons imputée, l’habitude d’imiter joue également
le rôle opposé : elle aide le Narrateur dans sa quête de la vérité, en lui apprenant la
capacité de réactiver les couches révolues de son moi par l’entremise du pastiche de soi-
même. Tout lecteur de Proust sait bien que dans la reviviscence du passé il n’est
nullement question d’un souvenir sorti d’un effort cérébral conscient, mais bien plutôt
d’une concordance favorable qui met en œuvre la mémoire inconsciente et involontaire.
Le résultat, comme nous le montre l’épisode de la madeleine, par exemple, est le
déplacement momentané du sujet vers le passé.
Le Narrateur en proie à l’effet magique du moment propice n’est plus l’adulte
rentré du froid mouillant un morceau de biscuit dans un thé offert par sa mère. Il est
effectivement et émotivement ailleurs. Comme le dit Alain de Lattre : « Les choses
n’accèdent à la capacité de l’essence qu’elles sont que par la sorte de coefficient
insaisissable, inappréciable, qui les traverse et les détourne d’être ce que l’on en voit ». 70
Or, si le rôle ultime d’un objet est de servir de vecteur vers ce qu’il n’est matériellement
pas, le rôle du sujet est de devenir soi-même, mais un soi-même hors du temps. Ici, donc,
l’habitude ou « [ce] vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation »71 non seulement rend
possible la communication de l’essence des choses, mais en instaurant l’usage de s’imiter,
de faire un pastiche de son moi de naguère, elle représente la seule voie vers les
profondeurs de soi. Et puisque les autres influencent constamment la genèse et la
70 Alain de Lattre, La doctrine de la réalité chez Proust. Les réalités individuelles et la mémoire, Paris : José Corti, 1981, p. 73.71 Marcel Proust, Correspondance, XVIII, p. 380.
72
structure du moi, le pastiche de soi implique également un pastiche des autres. À la
différence avec la section précédente, cette fois-ci le pastiche d’autrui sera un objet
servant à élucider le pastiche de soi.
L’auto-pastiche et l’essence des choses
Non seulement le pastiche dicté par la sincérité des associations relevées dévoile
l’atemporalité de la perception dans son aspect constant à travers le temps, mais aussi
l’imitation d’autrui cesse d’être un élément étranger au moi actuel de l’énonciateur
lorsqu’il s’y incorpore. Proust le dit assez clairement en se servant de l’exemple de
Ruskin : on se répète sans perdre la prétention à l’originalité du propos pourvu qu’on
réactualise le passé dans le présent de la narration. Il n’est pas nécessaire de limiter ce
raisonnement au pastiche de soi-même ; sa logique est également pertinente aux cas où
un texte imite un autre texte.
En mettant une note au bas du texte de la Bible d’Amiens, chaque fois que ce texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d’autres ouvrages de Ruskin […], j’ai tâché de permettre au lecteur [… de] reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. 72
Au milieu de son propre texte Proust, en écrivant la Recherche, se livre à la même
annotation imaginaire que dans sa traduction de la Bible d’Amiens. Il se cite car, au
moment où il écrit, il lui arrive d’éprouver une même impression que, jadis, lui a dictée
un autre énoncé. Il s’agit d’une mise en abîme de soi-même. Proust se répète parce qu’il
se relit. Mais dans cette relecture il ne retourne pas en arrière, il continue toujours à
tourner les pages en avant. Il lui arrive, tout simplement, de revivre le passé. Son univers
se replie sur soi-même en formant une boucle. C’est bien dans ces moments privilégiés
72 Marcel Proust, préface à la Bible d’Amiens, p. 10, cité par Michael Finn, p. 127.
73
que le lecteur comprend et que l’auteur ressent son ipséité rendue tangible : le présent
n’est qu’une reproduction exacte d’une sensation écoulée qui, par effet magique, se voit
ressuscitée.
Par analogie, l’émergence de l’essence des choses n’est pas limitée au pastiche de
soi. Elle peut aussi s’activer lors du pastiche d’autrui, à condition qu’un geste ou un texte
mimé soit intégré dans le moi de l’auteur d’un énoncé.73 Dans une telle situation, les
recours aux propos des autres ont la même signification que les auto-pastiches, ce qui
veut dire la communication de la vérité profonde :
En citant ainsi un vers isolé […] on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux […] les pièces au milieu desquelles ils avaient l’habitude d’être enclavés […]. Je relus ces volumes d’un bout à l’autre, et ne retrouvai la paix que quand j’aperçus tout d’un coup, m’attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m’avait cités Mme de Guermantes. 74
Ce passage montre en détail les deux côtés du mécanisme qui actualise et justifie
l’incorporation de citations dans un texte qui prétend à l’originalité. Il y a ici le jeu du
temps raconté et du temps racontant, pour emprunter à Paul Ricœur. Le premier
correspond au temps du dîner, tandis que ce dernier se rapporte à la lecture postérieure
des « volumes ». Dans cette situation particulière, il est question d’un jeu de synecdoques
et d’une métaphore. Dans le présent du temps raconté s’établit la correspondance par
analogie métaphorique entre les sensations éprouvées lors du dîner et les vers qui y sont
cités par Mme de Guermantes. Nous voyons également un enchaînement synecdocal
entre les vers cités et les pièces dont ils sont prélevés. En ce qui concerne le présent du
temps racontant, on voit réactivée cette même synecdoque, mais renversée. C’est le tout
73 Une très bonne analyse du mécanisme de l’intégration des auto-citations dans le processus littéraire créateur chez Proust est présentée dans la section Self-quotation du livre de Michael Finn, op.cit., p. 163-167.74 Le côté de Guermantes, II, p. 838, cité par Michael Finn.
74
qui symbolise et fait appel à une partie. Or, en lisant les volumes a posteriori et en y
retrouvant les mêmes vers cités jadis par Mme de Guermantes, le Narrateur voit
apparaître, avec la fraîcheur d’une première rencontre, tout le monde de ce dîner à la
manière de la petite madeleine qui a fait ressortir tout le microcosme de Combray d’une
tasse de thé.
L’habitude comme outil d’investissement du monde par le moi
Nous avons montré que la notion d’habitude de pasticher échappe à la
qualification nette quant à son impact sur la communication. L’ambiguïté est due au fait
que les traits positifs facilitant la communication s’entremêlent aux négatifs. En outre, les
positifs sont en même temps négatifs dans un contexte différent. Par conséquent, il
importe de résoudre l’équivoque qui caractérise le traitement de l’Habitude dans l’œuvre
proustienne. Dans l’aspect didactique de la Recherche, Proust condamne-t-il l’habitude
en tant qu’obstacle à la signification et à la communication ultime avec le monde ? Il
n’est guère possible d’y donner une réponse courte, claire et explicite. Nous allons
montrer que l’effet esthétique se crée non dans la réponse, mais dans l’insistance
interminable avec laquelle la question se pose. L’habitude, en tant que comportement
automatique n’est pas nécessairement ennemie de la perception vraie. Ce concept, à la
manière des autres, est à double tranchant. C’est-à-dire qu’il contient à la fois les
éléments favorisant la communication et ceux qui l’empêchent. L’habitude est, en
collaboration avec l’esthétique de doubles, responsable de l’investissement de tout objet
de contemplation par le moi de l’observateur. Un tel investissement est une partie
prenante de la communication idéale avec le monde alentour.
75
Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue : le petit sillon que la vue d'une aubépine ou d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. 75
Cette phrase contient le programme proustien en ce qui concerne la
communication efficace avec le monde. Le caractère double de toute impression implique
les deux côtés dont parle Proust : même si la plus importante est la moitié intérieure, il
faut toujours maintenir le fil qui la nourrit, la moitié extérieure. Sinon, il ne sera plus
question de l’impression laissée par quelque chose mais d’une construction toute interne.
Vue de cet angle, l’habitude est un mécanisme de défense psychologique du
Narrateur. A partir de l’épisode où le Narrateur pleure sur le coin d’une malle défaite,76
nous pouvons avancer une hypothèse selon laquelle le malaise qu’éprouve le jeune
Marcel à sa première arrivée dans un Grand Hôtel de Balbec est dû à la coupure de cette
partie intérieure, de l’imago de la chambre. En même temps, pourtant, l’habitude est une
façon dont le moi s’investit dans le monde. Nous pouvons même dire que le résultat est
l’incrustation de la réalité au fond d’un moi élargi. L’habitude fait en sorte que « […] the
self conceives of the outside world as a mere extension of his own consciousness ». 77
L’habitude estropie la réalité en la rendant communicable
Quel est le défaut de l’Habitude si, comme nous venons de le dire, elle investit le
monde par le moi ? Pour remettre la quête de la réponse dans le contexte immédiat du
roman, revenons au passage de la page précédente, ou plutôt au contexte qui l’encadre.
75 Le temps retrouvé, IV, p. 470.76 Le côté de Guermantes, II, p. 381.77 David Ellison, The Reading of Proust, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1984, p. 157.
76
Proust y articule la défense de l’esthétique impressionniste. Il commence par
l’observation de l’aspect plus complexe de la réalité que celui dont l’expression est à la
portée du sociolecte. Pour Proust, la réalité comporte pour chacun une gamme de
couleurs et de visions uniques. Pourtant, afin de rendre la réalité communicable ou tout
simplement susceptible d’être décrite, on doit la dépouiller de tout ce qu’elle possède
d’inimitable, car ce qui est absolument unique et sans antécédent ne se prête ni à la
description, ni à la communication. Donc, le partage du sens entre les agents
communicants présuppose une banalisation de la signification communiquée, à savoir son
côté qui apparaît identique à tout le monde – l’image de la réalité estropiée. Et c’est
l’habitude de communiquer, ce trait uniquement humain, qui joue le rôle lugubre dans
cette mutilation.
Pour verser encore de la lumière sur les défis communicatifs qu’érige l’habitude,
soulignons d’abord la structure proustienne du moi. Une personne est une collection de
couches (division spatiale plutôt que temporelle). Le moi ressemble à un Janus à
plusieurs visages, qui existent tous à la fois les uns sous les autres. Dans l’esthétique
proustienne la progression linéaire n’existe pas, il y est question d’émiettement, de
superposition de strates. Or, le moi actuel n’efface pas les mois passés, il est tout
simplement celui qui se trouve à la surface.
[…] Toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. […] En tout cas si elles restent en nous, c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute similarité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. 78
78 Sodome et Gomorrhe, III, p. 154.
77
Chaque strate est formée par sa propre coïncidence unique avec un espace et un temps, tel
un chronotope de la conscience. Or, dans une communication idéale poursuivie par le
roman, un objet contemplé produit une impression qui fore à travers les couches du moi
pour aller jusqu’à celle qui fait résonner cette impression. L’habitude, par contre,
empêche la purge du refoulement, et c’est le moi actuel qui apprivoise le monde. Piégé
par un mauvais chronotope pour l’impression actuelle, le moi est incapable de saisir
l’essence de l’objet observé.
La communication réussie est un équilibre instable. Cela veut dire que les
variables qu’elle met en jeu ne tendent pas toutes seules vers la position d’équilibre, et si
cette position, une fois trouvée, est perturbée, il s’ensuivra sa désintégration. L’esprit
inquisiteur appréhende le monde avec le seul moi qu’il ait à sa disposition. Il n’est pas
béni par la schizophrénie dégageuse de l’essence des choses, car il est incapable
d’extraire et d’actualiser le moi passé. Or, ses efforts louables ne vont aboutir qu’au piège
de l’Habitude en tant que perception automatisée du monde. Et si, par hasard, la mémoire
involontaire ouvre la porte vers la communication vraie, l’analyse intellectuelle d’un tel
événement va éloigner l’explorateur bienveillant.
L’ambiguïté ultime de l’Habitude
Il est donc difficile de déterminer le verdict du Narrateur par rapport à l’habitude
en général et à celle de pasticher en particulier. Chaque raisonnement contre elle est
contré par une louange tout aussi considérable. Donc, le texte exprime ce que nous
nommons un double vouloir. Le Narrateur veut lutter contre l’habitude de pasticher et,
tout en même temps, il veut continuer à pasticher. Le double vouloir contradictoire
78
dévoile un autre côté important de la difficulté du Narrateur : l’insatiabilité de ce vouloir
et son retour interminable car, effectivement, le désir jamais assouvi ne disparaît pas.
Alors, en ce qui concerne la question de l’habitude, l’absence de réponse n’empêche pas
que la question continue à se poser. En employant la technique de subversion déjà
analysée, le roman contamine le lecteur par un double vouloir contradictoire névrotique.
Et la question de l’habitude devient une préoccupation non seulement du Narrateur, mais
aussi du lecteur qui est amené, face à l’absence de réponse univoque, à en chercher une
lui-même.
Or, ce qui est étrange, ce n’est pas l’abondance d’auto-citations, car leur raison
d’être s’inscrit harmonieusement dans le système épistémologique développé dans le
roman et expliqué ci-dessus. Il est logique d’interroger, au lieu de la présence des
pastiches de soi et d’autrui, les reproches qui leur sont adressés. Ces reproches ont eux
aussi leur raison d’être et une base « raisonnable ». Les expliquer en disant qu’une copie,
étant opposée au langage authentique et original, empêche l’établissement d’un style
purement et profondément individuel serait juste, mais un peu trop général et simpliste,
car une telle démarche ne rendrait pas justice aux soins avec lesquels le texte de la
Recherche développe cette équivoque étrange qui est la présence presque obsessionnelle
des pastiches et le fourmillement tout aussi insistant des reproches contre eux.
Moments de lecture
Préalables théoriques du concept
L’étude détaillée des obstacles à la communication a préparé le terrain pour une
analyse de la notion d’importance incontournable dans la Recherche – le moment de
79
lecture. La compréhension de cette notion gagnera, si nous en mettons l’exposé dans le
contexte de la communication. De cette manière nous verrons non seulement la structure
des moments de lecture, mais nous serons aussi en mesure de montrer comment les
moments de lecture s’incorporent dans le mécanisme général de l’œuvre.
Nous abordons la notion de moments de lecture par la question dont la pertinence
logique n’a pas été évacuée au cours de notre étude des obstacles à la communication :
« Pourquoi le roman mène-t-il le lecteur à travers le labyrinthe et le laisse-t-il dans le coin
le plus éloigné de la lumière? » Si sacrifier le lecteur au Minotaure ne fait quand même
pas partie des projets narratifs, cette question témoigne d’une stratégie bien élaborée qui
prépare la réalisation d’un but particulier. Jacques Chabot, en entreprenant une analyse
intéressante du phénomène de la lecture, se réfère au propos de Descartes qui semble
pertinent à notre enquête présente :
Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant ou bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés; […] si l’objet qui se présente n’a rien en soi qui nous surprenne, nous n’en sommes aucunement émus et nous le considérons sans passion. 79
L’indécision délibérée concernant l’évolution qualitative de l’habitude, qui
s’inscrit dans l’ensemble plus vaste de l’esthétique de la névrose, ménage des moments
d’étonnement. L’objectif de cette démarche, si nous souscrivons aux arguments avancés
par Descartes, est de provoquer une réaction personnelle de la part du lecteur. Le texte
cherche à se faire admirer au sens étymologique classique de ce verbe. Ad-mirari, c’est
regarder en face, confronter quelque chose. Or, le lecteur se voyant tiré des deux côtés de
l’aporie de l’habitude est mis dans la position, sinon dans la nécessité, d’admirer le
79 René Descartes, Les passions de l’âme, dans Œuvres et lettres, Seconde partie, art. 53, p. 584-585, citépar Jacques Chabot, op.cit., p. 38.
80
mystère, de faire face à l’altérité. C’est de cette manière que la question interrogeant le
rôle de l’habitude devient une question personnelle pour le lecteur. Le texte et le lecteur
se la posent tous les deux.80 De cette façon, le roman le prépare à recevoir une solution de
l’aporie, une fois qu’elle devient pertinente au lecteur.
Construisant le discours du Narrateur autour de la faillite des tentatives
d’extraction de la signification vraie des objets du monde et de l’entrée en
communication avec les êtres, la Recherche lui offre malgré tout une sortie de cette
situation précaire. Il est question ici des moments privilégiés qui se trouvent à l’intérieur
du texte, ou bien tout simplement des « moments de lecture », pour utiliser le concept
théorique élaboré par Iser. Il souligne que l’armature de chaque moment de lecture est
faite de la dialectique de protention et de rétention, de passé déjà vécu et l’avenir
inconnu.81
La compréhension du mécanisme du greffage des horizons internes est facilitée
par les concepts de protention et de rétention déjà présentés dans l’introduction.
Remarquons ici que les renvois sémantiques ainsi que leur anticipation, qui forment la
base de la protention, jouent un rôle fondamental dans la structure du cercle
herméneutique.82 Ainsi, le moment de lecture est non seulement cette figure magique qui
mystifie le lecteur, mais elle est aussi un ingrédient crucial dans la bonne marche de
l’interprétation.
80 Et en plus, le lecteur se la pose à soi-même.81 Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, trad. E. Sznycer, Liège : Mardaga Ed., trad. E. Sznycer, 1985, p. 205, (note 5 de l’introduction).82 La théorie expliquant le cercle herméneutique se base sur l’attente de la part du lecteur de la signification principale de tout le texte que ce dernier est en train de lire. Et la construction progressive du sens du récit se fait par modifications graduelles de cette signification fondamentale.
81
La dialectique entre la rétention et la protention, entre le passé réactivé et
l’anticipation de la signification à venir s’inscrit logiquement dans la théorie du point de
vue errant et des horizons constamment modifiés. Or, le moment de lecture est une figure
qu’analyse et explique Iser par un télescopage entre la mémoire textuelle et le présent
narratif. Tout en soulignant le fait que le travail d’Iser, en s’occupant du problème d’une
nature similaire à celui abordé par Proust, est, pour cette raison, capable d’y verser de la
lumière théorique, il faut constater que cette problématique est traitée par la plume
proustienne d’une manière plus complexe.
Le moment de lecture dans la Recherche et son fondement métaphorico-métonymique
Un moment de lecture, comme nous le voyons, se forme au point d’intersection
entre le souvenir et le présent. C’est à ce niveau de généralité conceptuelle que nous
trouverons son application à la Recherche de Proust. Si un critique veut montrer qu’une
certaine clef théorique ouvre une porte barrant le chemin vers la compréhension plus
complète du récit, il doit prouver que le trou de serrure s’accorde exactement avec cette
clef. Il lui incombe de présenter les astuces narratives facilitant l’incorporation efficace
du concept en question. Concernant la Recherche, nous allons voir que la serrure que la
clef de moment de lecture est censée ouvrir est faite de la combinaison de la métaphore et
de la métonymie.
Le clash du passé et du présent vécu est en effet très important dans l’esthétique
proustienne, qu’il s’agisse de la construction du moi des personnages ou de la théorie
esthétique dont le but est pédagogique. Afin de donner une idée plus claire de ce qu’un
82
« moment de lecture » signifie pour la Recherche, une référence au passage du roman
semble à propos :
Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. 83
Ce passage conclut l’épisode où le Narrateur analyse les impressions ressenties à la
découverte des associations entre le bruit de la cuiller touchant une assiette lors du dîner
de têtes et celui du marteau frappant sur la roue du train de Balbec. Il y a au moins deux
aspects dans ce passage qui méritent d’être analysés de plus près. D’abord, il s’agit du
mécanisme de la réactivation du passé dont la nature est métaphorico-métonymique.
Ensuite, il y est question de la prétention du texte à ce qu’une telle réactivation libère
l’essence des choses. Traitons chacun de ces aspects afin de mieux comprendre ce qui est
en jeu.
Concernant la formation et le rôle de la métonymie dans la Recherche, il est utile
de nous référer à Gérard Genette qui, dans Figures III, explique la formation et le
fonctionnement des métaphores à fondement métonymique chez Proust. D’après Genette,
les associations métaphoriques sont dictées par la proximité spatiale ou temporelle. Et
cette métonymie de proximité limite le choix des ressemblances métaphoriques : « [...] la
proximité commande ou cautionne la ressemblance, [...] la métaphore trouve son appui et
sa motivation dans une métonymie [...] ».84 Le passage qui illustre bien le fonctionnement
de ce mécanisme de la métaphore diégétique est celui de la première rencontre entre
83Le temps retrouvé, IV, p. 451.84 Gérard Genette, « Métonymie chez Proust », dans Figures III, Paris: Editions du Seuil, 1972, p. 45.
83
Charlus et Jupien. Comme le remarque Genette, ce passage souligne avec beaucoup
d’insistance le voisinage de deux rencontres, celle entre une orchidée et un bourdon et
celle entre Charlus et Jupien. Et la métonymie créée par cette proximité impose une
métaphore qui fait un bourdon de Charlus et une fleur de Jupien.
[le] baron ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante [...]. Or Jupien [...] donnait à sa taille un port avantageux, [...] prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu. 85
Ce processus peut aussi être renversé, et une métaphore peut conditionner une
métonymie. Par exemple, dans l’épisode de la madeleine le goût du biscuit crée par
ressemblance la métaphore du biscuit goûté à Combray. Puis, cette métaphore engendre
une autre association, par proximité et association cette fois-ci, entre la madeleine de
Combray et tout un monde de la jeunesse passée. « Ce goût c’était celui du petit morceau
de madeleine que [...] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de
thé [...] ». 86 Ici, nous voyons comment se construit la métaphore « la madeleine goûtée
maintenant – la madeleine de Combray ». Un peu plus loin nous assistons à la création de
la métonymie « le goût de la madeleine de Combray – les sensations de la jeunesse
passée ». « Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, [...] l’odeur et la saveur restent
encore longtemps [...] sur la ruine de tout le reste [...] à porter [...] l’édifice immense du
souvenir ». 87 Ces exemples montrent comment la dialectique générale de protention et de
rétention se traduit dans le plan particulier de la Recherche par le jeu des effets
réciproques entre la métaphore et la métonymie.
85 Sodome et Gomorrhe, III, p. 6.86 Du côté de chez Swann, I, p. 46.87 Ibidem.
84
Le principe de la métaphore établissant les liens symboliques entre des objets (la
madeleine actuelle – la madeleine de Combray) travaillant ensemble avec le principe de
la métonymie (synecdoque) désignant un tout par sa partie (la madeleine de Combray –
tout un monde de l’enfance passée) produisent tous deux des figures investies. 88 Le
biscuit que la mère offre à son fils adulte rentrant du froid d’hiver fait plier l’axe du
temps de sorte que les sensations gustatives éprouvées par le Narrateur ouvrent la porte
par laquelle il passe dans son enfance révolue. C’est bien le mécanisme d’investissement
déclenché par l’entremêlement métaphorique-métonymique qui explique en grande partie
le phénomène de la madeleine.
Dans le cas du bruit de la cuiller et de celui du marteau il est facile de voir
comment l’investissement fonctionne par l’intermédiaire d’un rapport métonymique du
type contenant-contenu. Le bruit de la cuiller se trouve dans le présent du Narrateur,
tandis que le son du marteau frappant la roue du train de Balbec est une évocation du
passé. Par la concordance magique le marteau résonne dans le bruit de la cuiller et
l’investit. Donc, le retentissement de la cuiller contre la tasse devient le contenant du
bruit du marteau. Autrement dit, dans l’investissement le son présent sert de véhicule qui
ramène le passé à la vie par l’entremise de la synecdoque.
L’actualisation de l’essence des choses dans un moment de lecture
Pour ce qui est du second aspect qui apparaît dans le moment de lecture proustien
– l’essence des choses – disons tout de suite qu’il est tout à fait raisonnable de mettre
ensemble le moment de lecture et l’essence des choses. La logique du voisinage de ces
88 « Investissement : […] fait qu’une certaine énergie psychique se trouve attachée à une représentation ou un groupe de représentations, une partie du corps, un objet, etc », Vocabulaire de la psychanalyse, op.cit., p. 211.
85
deux concepts devient claire si nous constatons que la raison d’être du moment de lecture
est la facilité pour le lecteur d’accéder à l’essence des choses. Les questions qu’il faut
aborder ici sont les suivantes. Qu’est-ce que l’essence des choses selon la logique du
roman ? Et pourquoi le mécanisme métaphorico-métonymique la fait-il émerger?
Pour Proust, l’essence des choses est le prolongement d’un objet dans le moi de
l’observateur. Ce constat rejoint l’évolution des personnages par couches et non pas par
stades, et que toutes les couches existent en même temps, sauf que celles des mois passés
sont désactivées. Le prolongement d’un objet, mentionné tout à l’heure, veut dire que la
sensation provoquée par le contact avec cet objet fait écho à une sensation déjà éprouvée
lors de la rencontre passée avec ce même objet. Autrement dit, il est question de la
répétition dont l’insistance souligne sa propre importance. C’est de cette manière que le
texte forme le lecteur en lui montrant les éléments importants :
Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d’un écrivain devrait être la première partie de la tâche de tout critique. 89
Le moment de lecture, donc, en forgeant la cohabitation entre le souvenir et la
sensation actuelle devient un activateur des couches antérieures du moi. Il va de soi que
pour qu’il y ait un moment de lecture, le Narrateur doit se trouver en présence d’un objet
propice muni du pouvoir évocateur des moi passés. Il est aussi important de noter que
l’intermédiaire entre les moments différents est une sensation. C’est à elle de jeter un
pont entre une actualité et le passé. Pourtant, il reste toujours à essayer de fournir une
explication plausible de ce pouvoir évocateur, à cause de sa dimension pédagogique qui
enseigne à distinguer les moments de lecture.
89 Marcel Proust, Préface, traduction et notes à La Bible d'Amiens de John Ruskin, édition établie, présentée et annotée par Yves-Michel Ergal, Paris : Bartillat, 2007, p. 9.
86
Développement du concept de phénomène sous la plume d’Emmanuel Kant
Pour pousser plus loin notre analyse il est maintenant utile de nous munir d’un
autre outil théorique. Il s’agit du concept de phénomène et de la tension entre le
phénomène d’un objet et son idée abstraite. Nous allons montrer que le concept de
phénomène tout autant que l’intuition empirique qui l’engendre se situe au croisement
entre le savoir pur a priori et l’objet du monde extérieur. Le but de ce parcours consiste à
montrer que le moment de lecture a lieu lorsqu’un objet réussit à évoquer non son propre
phénomène, mais un autre.
Le phénomène est un reflet de l’objet passé par le filtre de la perception. Afin de
suffisamment cerner la notion de phénomène, adressons-nous au texte d’Emmanuel Kant
qui soutient dans sa Critique de la raison pure que notre épistémologie du monde
alentour se base sur la connaissance a priori. 90 Kant remarque également qu’il n’est
possible de savoir a priori des objets que ce que nous y mettons nous-mêmes. 91 Si la
base de toute connaissance est le savoir pré-acquis, il s’ensuit que l’appréhension de la
chose en soi se problématise : « Notre connaissance rationnelle a priori […] n’atteint que
des phénomènes, [et] en revanche elle laisse la chose en soi être certes effective pour soi,
mais inconnue de nous ». 92
Nous voyons, donc, que le concept de phénomène émerge au sein de
l’épistémologie kantienne afin de signaler une opposition entre le monde extérieur (la
chose en soi) et ce qu’en perçoit l’observateur. Voici la définition kantienne : « L’objet
90 « Or, en tant que, dans ces sciences, il doit y avoir de la raison, il faut que quelque chose y soit connu a priori […] », Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduit et présenté par Alain Renaut, Paris : Flammarion, 2001, p. 74.91 Op. cit., p. 79.92 Ibidem.
87
indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène ». 93 Selon l’argumentation
de Kant, l’intuition, étant une forme particulière de pré-science, se forme par la médiation
de la sensibilité. Cette dernière se rapporte à la capacité individuelle d’être affecté par des
objets. Or, la particularité de l’intuition consiste en ce qu’elle n’est pas entièrement
façonnée dans l’esprit d’observateur mais qu’elle sort d’un mélange comportant une
proportion curieuse de l’a priori et du monde extérieur. Pour souligner encore plus cet
attribut bipartite de l’intuition, Kant y ajoute le qualitatif empirique. 94
Schopenhauer et le pouvoir de séparer le phénomène de l’idée
Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation
continue à développer la pensée d’Emmanuel Kant soulignant la tension entre le
phénomène et l’idée abstraite d’un objet.95 Normalement, il est impossible de séparer la
contemplation d’un phénomène de l’apparition dans l’esprit d’une idée. Pourtant,
Schopenhauer stipule que le domaine de l’esthétique rend possible la séparation entre le
phénomène et l’idée.96
L’étude du phénomène entreprise par Arthur Schopenhauer trace une distinction
pertinente à notre analyse entre le phénomène et l’idée abstraite d’un objet de
contemplation. D’après Schopenhauer, donc, le phénomène renvoie à la perception d’un
objet réel, et ce concept s’oppose à l’idée abstraite de ce même objet. La distinction entre
93 Op. cit., p. 117.94 « L’effet produit par un objet sur la capacité de représentation, dans la mesure où nous sommes affectés par lui, est une sensation. L’intuition qui se rapporte à l’objet à travers une sensation s’appelle empirique », ibidem.95 Nous abordons dans le chapitre suivant une étude détaillée de l’influence de l’œuvre d’Arthur Schopenhauer sur la composition de la Recherche. 96 « For Schopenhauer, the artist, by means of a detached, nonutilitarian contemplation, lifts the object contemplated out of a flux, out of the categories of space and time, and makes of it, by incorporating it in art work, something both universal and eternal », Barbara J. Bucknall, The Religion of Art in Proust, Urbana : University of Illinois Press, 1969, p. 14.
88
le phénomène et l’idée abstraite d’un objet est homologue de celle entre le signifié et le
référent. Ce dernier désigne un objet particulier, tout comme le phénomène visé par un
énoncé, alors que le précédent accentue une idée abstraite, le concept pur d’un objet.
Mais, il faut souligner que malgré la distinction entre ces deux concepts, le phénomène
incorpore des caractéristiques du référent, étant le résultat d’un effort coopératif de la
connaissance a priori et de l’objet en soi proprement dit.
Schopenhauer tente de conceptualiser la perception phénoménale. Autrement dit,
il poursuit (parmi d’autres objectifs) la perception pure, où le phénomène renvoie à soi-
même, où il devient un sujet et un objet. En termes littéraires, la confrontation avec un
objet réel fait immédiatement intervenir son idée. Et c’est seulement en l’absence du
signifié que la perception réussit à s’en séparer et à se purifier.
Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage, c’était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même […]. 97
Donc, le moment de lecture a lieu quand un objet arrive à évoquer non son propre
phénomène mais un autre. Ainsi s’évite la contamination de la perception par la réalité.
A partir de l’analogie avec la théorie d’Iser, nous avons montré qu’un moment de
lecture est une conjoncture textuelle qui, à l’aide du mécanisme métaphorico-
métonymique, transforme un objet observé en un chronotope et dévoile l’essence des
choses, qui est une perception pure (phénomène) libérée de l’idée abstraite de cet objet.
Nous voyons également la réponse à la question qui a ouvert cette partie. Le roman
semble maltraiter le lecteur en le menant à travers les méandres vertigineux de chaînes
logiques variées, en le dupant et en l’abandonnant fréquemment dans des culs-de-sac.
97 Le temps retrouvé, IV, p. 456.
89
Toute cette manipulation se produit face aux voies prétendument beaucoup plus
praticables qui permettent au texte de mener le lecteur avec moins de confusion et de
peine pour lui. Pourtant, dans le cas de la Recherche, la ligne droite ne représente pas la
voie la plus courte entre deux points. La raison pour laquelle Proust trahit la loi
fondamentale de la géométrie euclidienne est que les moments de lecture exigent du
temps, de l’espace et de l’effort pour que le lecteur en fasse des stations herméneutiques
utiles.
Lecteur de soi
La lecture de soi comme obligation esthétique
La synthèse présentée ci-dessus des défis communicatifs a bien préparé l’analyse
de l’auto-lecture proprement dite. Dans les conditions propices à la lecture de soi, le
lecteur prend le texte au sérieux, sinon il ne tombe jamais dans les pièges que celui-ci lui
tend. « Prendre le texte au sérieux » veut dire que le lecteur est prêt à écouter ce que le
texte cherche à lui communiquer. Il s’agit du prototype de ce qu’Iser appelle le lecteur
impliqué. 98 « The reading must be a “sincere” encounter, for to avoid the error is to
miss the point of the text ». 99 Dans cette veine, le scénario idéal facilitant la sincérité de
la rencontre entre le texte et son lecteur transformerait ce dernier en lecteur impliqué,
interlocuteur parfait de l’auteur impliqué. Notre analyse des obstacles à la communication
a montré comment l’habitude et l’étymologie onomastique donnent l’espoir de la
possibilité de communication tout en le sapant. Le roman représente une construction
dialectique dont la cohésion est assurée par des éléments qui, en même temps,
98 Voir note 7 de l’introduction.99 Walter Kassel, Marcel Proust and the Strategy of Reading, Amsterdam : John Benjamins B.V, 1980, p. 17.
90
contiennent les germes de sa désintégration sémantique. Le point d’appui, le pilier
manquant, c’est le lecteur lui-même. Son implication dans la lecture non seulement en
tant que sujet lisant, mais aussi qu’objet lu est nécessaire pour l’efficacité de la structure
dialectique du roman. Or, la lecture de soi n’est pas un choix, c’est aussi une obligation
esthétique, une mise-en-abîme de soi-même, une contemplation engagée.
Lecture de soi – appropriation de soi
Dans le contexte de la lecture en tant que contemplation engagée le concept de
lecteur de soi paraît problématique, car au premier abord il y a une aporie logique.
Comment peut-on se comprendre en percevant une œuvre d’autrui ? Sans se hasarder
dans le chemin épineux de ce débat immortel, soulignons les deux facettes que distingue
Alain Trouvé dans la lecture. Il s’agit des dimensions cognitive et affective. Or, la
perception d’une œuvre qui réussit à provoquer de l’engagement de la part du lecteur ou
spectateur manipule ces deux dimensions. La réduction de la lecture à deux dimensions
n’ignore pas sa complexité, qu’Alain Trouvé souligne dans le passage suivant :
La lecture comme assimilation critique, voyage en soi, stratégie, activité associative, recours au simulacre pour un apprentissage du monde, insertion dans une captivante chaîne du sens : autant de facettes d’une activité éminemment complexe. La double dimension cognitive et affective qui s’en dégage invite à penser la lecture, ordinaire ou savante, comme la résultante d’interactions multiples. 100
Le travail purement cognitif consiste en un déchiffrement du sens, en une suivie
des enjeux diégétiques avec l’esprit de science. En ce qui concerne la dimension affective,
elle se caractérise par une panoplie de réactions émotives du destinataire face à l’œuvre
contemplée. Or, si nous consommons l’art d’une manière créatrice, nous lui abandonnons
une partie de nos facultés cognitives et affectives. Cela veut dire qu’un bon lecteur ou
100 Alain Trouvé, Le Roman de la lecture : critique de la raison littéraire, Sprimont : Pierre Mardaga, 2004,p. 27.
91
spectateur donne à une œuvre d’art la possibilité de gagner son adhésion aussi bien
cognitive qu’affective. Si ce projet est réussi, le lecteur/spectateur se trouvera face à un
autre monde impossible à communiquer par le langage, le monde propre à une œuvre
contemplée, le monde fait des sensations que cherche à partager son créateur. Les
sensations se communiquent « télépathiquement », elles se font ressentir ou recréer chez
un destinataire.
Donc, l’art, quand il est appréhendé correctement, introduit l’altérité chez le
destinataire qui, à son tour, la dissout en se l’appropriant. Autrement dit, le moi du
destinataire s’élargit en laissant entrer une autre perspective, étrangère au début. Puis, elle
se remoule et s’y intègre. Idéalement, par conséquent, le lecteur/spectateur, après avoir
appréhendé une œuvre, sera surpris en se regardant dans la glace. Il sera tout à la fois le
même et l’autre. Tel unheimlich. Le roman rend explicite la théorie de réappropriation de
l’altérité, en parlant de la sortie de soi-même que l’art offre. Des gammes de tons et de
couleurs uniques à chaque artiste et à chaque œuvre offrent la vision étrangère de la
réalité et invitent le spectateur à en jouir. C’est justement lors d’une telle sortie que le
spectateur devient imbu d’altérité qu’il s’approprie :
[le] style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous. 101
On sort de soi pour ressentir à travers la télépathie esthétique un autre monde.
Mais, dès lors ce monde n’est plus un autre. Il entre dans l’essence même du destinataire
et y devient sien. Si nous éprouvons la douleur dont souffre un être aimé, cette douleur
devient la nôtre. Or, une telle sortie résulte en un approfondissement de soi. « […] La
101 Le temps retrouvé, IV, p. 474.
92
sortie hors de nous-mêmes est en réalité une entrée au plus profond de nous-mêmes, vers
ce lieu originaire où nous sommes à la fois sujet et objet, moi et univers ». 102 Et c’est
justement de cette manière que la Recherche se donne à lire. En étalant les dangers d’une
mauvaise acception de la théorie spéculative de l’art que Swann représente, le roman
nous montre la complexité d’une bonne lecture. Elle consiste en une appropriation de
l’altérité que fournit la contemplation du monde à travers les yeux de l’artiste.
Conclusion : de l’auto-lecture du Narrateur à celle du lecteur
La sur-perfection du système épistémologique : la communication au second degré
Quand sa manière de dire explicitement l’opposé de ce qu’il veut communiquer
implicitement, déjà mise en pratique avec Gilberte Swann, lui réussit à nouveau et qu’il
parvient à faire partir Albertine, Marcel envisage la stratégie pour la faire revenir. Mais,
comme d’habitude, il est incapable de le lui demander tout simplement. Le Narrateur est
bien conscient de cette tendance à se déguiser derrière des paroles qui n’expriment pas le
contenu de son vrai moi. Il appelle cela l’oblique discours intérieur. 103 Il est question ici,
selon Michael Finn 104, du monologue intérieur dont le but consiste à cacher la fraîcheur
des impressions et des expériences sous le voile des pastiches et des clichés. C’est cette
« condamnation » que le Narrateur invoque dans le passage suivant, c’est cette tragique
fatalité, forçant Marcel à recourir à la supercherie vouée à l’échec, que Michael Finn
explique par son incapacité de quitter le cercle de pastiches et de clichés. 105
102 Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris : NRF Essais, Gallimard, 1992, p. 103.103 Le temps retrouvé, IV, p. 469.104 Michael Finn, op. cit., p. 88.105 « Pour mettre en œuvre les moyens d'amener ce retour, une fois encore, non pas qu'une telle attitude m'eût jamais très bien réussi, mais parce que je l'avais toujours prise depuis que j'aimais Albertine, j'étais condamné à faire comme si je ne l'aimais pas, ne souffrais pas de son départ, j'étais condamné à continuer de lui mentir. Je pourrais être d'autant plus énergique dans les moyens de la faire revenir que
93
Il ne semble pas tout à fait juste d’expliquer toujours les difficultés du Narrateur à
communiquer par les défauts de sa nature ou de sa formation. Sans pour autant chercher à
invalider ces explications, il est séant de les compléter par le regard jeté sur ces
problèmes à partir d’un autre registre, celui qui donne une base justificative différente
aux défis du Narrateur, le registre de la sur-perfection de son système épistémologique.
Ce qui se passe ici est bien l’attente de l’efficacité de la communication au second degré,
où la signification entendue est codée et où il incombe au destinataire de décoder le
message.
Cette tendance prend ses origines dans les rapports entre Marcel et Gilberte. Au
moment où Gilberte de mauvaise humeur a froissé le Narrateur qui, lui, était fol
amoureux d’elle, celui-ci a subitement pris la décision de ne plus jamais la revoir. La
raison que le Narrateur a donnée est bien sa certitude que Gilberte ne l’aimait plus.
L’élément le plus intéressant dans cet épisode est la lettre que Marcel lui a écrite. Au lieu
de faire transparaître son amour et de permettre à la jeune fille de lire le fond de son cœur,
il s’est conduit d’une manière diamétralement opposée.
Je venais d'écrire à Gilberte une lettre où je laissais tonner ma fureur, non sans pourtant jeter la bouée de quelques mots placés comme au hasard, et où mon amie pourrait accrocher une réconciliation; un instant après, le vent ayant tourné, c'était des phrases tendres que je lui adressais pour la douceur de certaines expressions désolées, de tels « jamais plus » si attendrissants pour ceux qui les emploient, si fastidieux pour celle qui les lira, soit qu'elle les croie mensongers et traduise « jamais plus » par « Ce soir même, si vous voulez bien de moi » ou qu'elle les croie vrais et lui annonçant alors une de ces séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales dans la vie quand il s'agit d'êtres dont nous ne sommes pas épris. 106
personnellement j'aurais l'air d'avoir renoncé à elle. Je me proposais d'écrire à Albertine une lettre d'adieux où je considérerais son départ comme définitif, tandis que j'enverrais Saint-Loup exercer sur Mme Bontemps, et comme à mon insu, la pression la plus brutale pour qu'Albertine revienne au plus vite »,Albertine disparue, IV, p. 19.106 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 576.
94
Admettons que les expressions comme « jamais plus » risquent de ne pas être
interprétées de la manière désirée, qui est « ce soir même, si vous voulez bien de moi ».
Elles sont plutôt prises à la lettre. Nous pouvons et nous devons même, pour rendre
justice au roman, nous interroger sur les raisons de ce refus plutôt systématique de la
communication directe des sentiments. Justement, pourquoi Marcel n’a-t-il pas fait savoir
à Gilberte et par la suite à Albertine le fond de son cœur? Au lieu de cela, il leur donne un
message codé en pensant qu’elles seront capables de le déchiffrer.
Une rhétorique efficace encourage herméneutique introspective : l’exemple des Essais
Nous venons de présenter les défis auxquels fait face le Narrateur proustien du
côté de la production d’un énoncé porteur de sens. Nous voyons à présent que la
rhétorique proustienne peut se voir en tant que variété de la lecture. Le destinateur, en
établissant un contact avec soi-même, se lit et se communique. Pourtant, du côté
herméneutique de la réception d’un énoncé, l’effort producteur ne représente pas de
finalité du processus de communication. Pour Proust, le texte écrit ou le discours
prononcé n’est que le début de la genèse de la signification pour le destinataire, que ce
soit un lecteur ou un interlocuteur. Comme nous pouvons le conclure du passage suivant,
un texte devient efficace grâce aux lacunes de signification qu’il appartient au lecteur de
remplir par des efforts de sa pensée :
Ce qu’il faut donc, c’est une intervention qui, tout en venant d’un autre, se produise au fond de nous-mêmes […]. Il devient dangereux au contraire quand au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres, comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des
95
bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit. 107
Il est pertinent, en commentant ce passage, de relever l’allusion aux Essais de
Michel de Montaigne. Il apparaît ici être une importante source d’inspiration pour Proust,
d’autant plus que la motivation explicite de l’auteur des Essais est l’étude de son propre
esprit, très proche, comme nous pouvons le constater, de la lecture de soi proustienne.
La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere pour se desgourdir et exercer; le mien en a besoing pour se rassoir plustost et sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt108, car son plus laborieux et principal estude, c'est s'estudier à soy. Les livres sontpour luy du genre des occupations qui le desbauchent de son estude. […] Il a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme. Nature luy a donné, comme à tous, assez de matiere sienne pour son utilité, et de subjects siens assez où inventer et juger. Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement: j'aime mieux forger mon ame que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensées selon l'ame que c'est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare109. […] La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours, à embesongner mon jugement, non ma memoyre. 110
Il y a les deux côtés de la lecture que souligne Montaigne dans ce discours : le positif et
le négatif. Ces qualités lui sont attribuées en fonction de l’encouragement à ou de
l’empêchement de l’étude de soi à laquelle doit s’acharner l’esprit avisé. Premièrement,
les livres sont vus en tant que distraction nuisible à la méditation solitaire. A côté de cette
négativité se trouve, pourtant, la réhabilitation de la lecture. Montaigne avise son lecteur
de lire non pour remplir sa mémoire de faits nouveaux, mais pour provoquer le travail
intérieur de la conscience.
Le Narrateur de la Recherche veut, donc, que le fond intime de son âme, s’il se
prête à la lecture, soit lu non d’une manière encyclopédique, mais idéalement, où le sens
est éveillé dans l’esprit du destinataire grâce à la besogne du jugement incitée par le texte
107 Marcel Proust, « Sur la lecture », dans Ecrits sur l’art, Paris : GF Flammarion, 1999, p. 208-209.108 Les vices de la paresse doivent être surmontés par le travail.109 Pour qui « vivre » signifie « penser ».110 Michel de Montaigne, Les Essais, Livre 3, Paris : GF Flammarion, 1999, p. 34-35.
96
lu. Or, la compréhension du fait qu’il aime doit naître dans l’esprit d’Albertine et de
Gilberte sans qu’il le leur dise explicitement. Si, par contre, il le leur disait, son but ne
serait pas atteint, car l’explicite ne fait que gratter la surface de la signification
communiquée.
Pour une explication double des difficultés communicatives
Non seulement il pose des colles aux destinataires de ses messages, mais le
Narrateur se code à lui-même. Comme le dit assez souvent le roman, la vérité du monde
extérieur est à chercher au fond de soi. Ce constat explique de deux côtés les difficultés
du Narrateur à se faire comprendre, surtout par Albertine et par Gilberte. Du côté
producteur du discours, on voit que la communication de la vérité fait ressortir son
origine qu’est le fond de soi. Or, la sophistication stylistique, le verbiage riche, les
descriptions détaillées doivent correspondre à un sens qui leur préexiste dans le moi du
destinateur. Il y a également une autre explication des difficultés communicatives qui est
liée à l’aspect herméneutique de la réception du sens. Si la vérité du monde est à chercher
au fond de soi, la communication directe de la vérité découverte par le destinateur
avouera tout de suite son impuissance et sa vacuité. Pour que la vérité devienne
communicable, le destinateur doit faire en sorte qu’elle soit recherchée par le destinataire.
Autrement dit, la communication de la vérité appartient à la rhétorique épidictique et,
comme telle, elle ne peut pas être directe.
Proust, dans Contre Sainte-Beuve, décrit ainsi le défi auquel il fait face en
essayant de communiquer avec les autres. Il s’agit de la préface au portrait verbal de
Léon Radziwill : « Moi qui l’admire infiniment, par un phénomène nerveux très pénible,
97
dès qu’il est là, je suis absent de moi-même, je ne puis rien dire, je deviens stupide ». 111
Le vide du soi qui se présente au besoin de communiquer résulte en des efforts persistants
de le déguiser sous un voile de verbiage, de prolixité stylistique. La raison de cette
incapacité à faire arrimer le moi de l’interlocuteur à son expression verbale ne doit pas
toujours s’expliquer par des phénomènes autres que la paresse. Pris dans ce contexte, le
cas de Proust et de son Narrateur dans la Recherche se généralise dans une morale à la
portée plus globale portant sur la manière correcte de communiquer et d’effectuer un
sens.
Le remplissage du vide du soi crée effectivement un énoncé contrefait qui déguise
le rien et qui remplit l’absence. Le résultat est le moi codé. « De tels “jamais plus” si
attendrissants pour ceux qui les emploient […] » – est un bon exemple d’un tel codage.
Au lieu qu’une expression verbale soit un reflet de l’attendrissement émotionnel qui lui
préexiste, le « jamais plus » est là pour une raison qui n’a rien à avoir avec le contenu du
moi du jeune Marcel. Il l’utilise gratuitement, s’attendrit post factum et espère en faire un
acte de communication figurée efficace.
S’il favorisait l’explicite – le choix le plus vraisemblable dans les circonstances–
sa communication aurait une finalité. « Je vous aime. Dites-moi de venir, et je serai à
vous dans un moment » – et c’est tout. Pour les raisons déjà évoquées de la complexité du
mécanisme d’associations, une telle clarté ne serait guère sincère dans un contexte donné.
Ce que ressent le Narrateur est tellement intégré dans la dentelle des impressions qui se
correspondent que même son expression la plus directe serait prolixe. Le verbiage en soi
n’est pas un péché, à condition justement d’être le porte-parole du moi profond. S’il veut
111 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris : Gallimard (Pléiade), 1971, p. 477.
98
émouvoir son interlocuteur, le Narrateur doit tout d’abord s’assurer que c’est bien son
moi profond qui parle et non son moi social.
En prenant ces amours pour Gilberte et pour Albertine comme exemples, le
Narrateur cherche à séparer l’amour en tant qu’essence abstraite de ses objets tangibles,
car cette essence immuable et constante est une entrée dans l’âme, dans le moi profond si
difficile à trouver. La prolixité doit donc poursuivre cet objectif. D’après le Narrateur, le
langage littéraire sert à mettre en lumière la généralité profonde qui unifie les êtres et les
objets. C’est qui est surtout intéressant est l’opposition entre une telle généralité et
l’habitude. Cette dernière encourage la vision vectorielle, accentuant l’effet de la
rencontre avec un objet ou une personne. Si un effet se répète plusieurs fois, il devient
automatiquement anticipé, et la perception en tant que telle s’assombrit.112
Cette condition de base étant remplie, le verbiage se comprend non en tant que
symptôme de l’hystérie ou désir de succès dans le commerce de soi, mais comme une
nécessité dans l’expression d’une complexité sans pareille. Et c’est seulement vers la fin
du roman que Proust proclame ainsi une intention de nettoyer son discours. Cette
annonce, en s’appliquant rétrospectivement à tout le texte, aide à établir la distinction
entre un soi disant bon et un mauvais verbiage. Proust a perfectionné l’art de phrase
interminable tout en restant dans les confins du bon verbiage. Or, avec Proust, la réalité
112 « […] Si notre amour n'est pas seulement d'une Gilberte […], ce n'est pas parce qu'il est aussi l'amour d'une Albertine, mais parce qu'il est une portion de notre âme, plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, et qui doit […] se détacher des êtres pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l'esprit universel […]. Il me fallait rendre aux moindres signes qui m'entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec, etc.) leur sens que l'habitude leur avait fait perdre pour moi. Et quand nous aurons atteint la réalité, pour l'exprimer, pour la conserver nous écarterons ce qui est différent d'elle et que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l'habitude. Plus que tout j’écarterais ces paroles que les lèvres plutôt que l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on en dit dans la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on continue à s’adresser facticement à soi-même », Le temps retrouvé, IV, p. 476.
99
objective existe seulement lorsqu’elle est digérée par l’esprit de celui qui la perçoit. Cette
digestion la rend tout d’abord plus réelle, mais aussi plus complexe à cause de sa relation
par des associations affectives avec d’autres réalités.
Du défi communicatif au problème herméneutique
Le Recherche montre comment se forge la lecture de soi du côté du Narrateur.
Ceci n’est pas dire que les sensibilités du lecteur suivent automatiquement un cours
parallèle. Pour que le lecteur devienne ce que Proust veut qu’il soit, le lecteur de soi, il
faut bien entendu beaucoup d’ingrédients. Sans aucune prétention à l’exclusivité, nous en
avons, au cours de la présente réflexion, souligné un – la subversion.
Le roman peut soit se pencher sur le système d’idées reçues partagé par le lecteur,
soit créer une ligne de raisonnement qui lui est propre. La Recherche combine ces deux
techniques. Expliquons-nous : si la doxa textuelle se développe longuement et
laborieusement en suivant scrupuleusement la méthode cartésienne, le système logique
qui en résulte va détenir du pouvoir sur le lecteur, car il sera non seulement la logique du
texte mais aussi celle dont le lecteur est devenu convaincu. Si, par la suite, le texte trahit
ce système en montrant son caractère erroné, le lecteur se sentira également trahi. Il
commencera à questionner les critères qu’il a utilisés, et dont le texte lui prouve la
fausseté. Or, il commencera à se questionner lui-même. Le lecteur interroge le texte et, à
travers le texte, il met au scrutin son propre moi. C’est de cette technique de subversion
rhétorique que nous avons montré la pertinence et le fonctionnement dans la Recherche à
travers l’analyse des enjeux communicatifs. Le Narrateur donne un bon résumé des effets
100
rhétoriques de la subversion en se référant à la littérature russe, au classicisme et à
l’impressionnisme français :
Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevs.ki, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevs.ki présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d’apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. 113
L’illusion mentionnée n’est rien d’autre que le piège tendu dans lequel tombe le
lecteur raisonnable. Si l’on lui présente d’abord l’effet, il va l’expliquer par la cause qu’il
élaborera lui-même en se basant sur la logique diégétique et sur les penchants particuliers
de son raisonnement. À un moment où le texte explique finalement l’effet par sa cause,
tout écart entre la cause textuelle et celle forgée par l’effort analytique du lecteur sera en
principe un déclencheur d’abord du travail herméneutique attentif et ensuite de
l’introspection. L’étonnement dont parle le Narrateur dans le passage cité n’est pas
seulement dirigé vers la découverte inattendue du développement textuel. Il est tout aussi
bien question de l’étonnement de soi-même, de l’insuffisance de son propre raisonnement
qui a transformé le lecteur en dupe de l’intrigue romanesque. Autrement dit, le lecteur se
montre mauvais théoricien, car, à partir de ses observations des cas particuliers de
l’intrigue romanesque, il fait un mauvais passage au général, au niveau des règles
susceptibles de décrire la multitude de cas particuliers. Pour monter encore d’un degré
d’abstraction, nous pouvons dire que le lecteur et le Narrateur se montrent mauvais
herméneutes, car c’est justement le problème herméneutique que le roman leur fait
affronter.
113 La prisonnière, III, p. 880.
2. Le problème herméneutique chez Proust
Le problème herméneutique et son actualisation dans le désir
Les enjeux du général et du particulier au centre du défi identitaire
Que ce soit la difficulté de l’identification narrative formelle ou bien le défi de la
reconstitution du personnage éparpillé, le problème identitaire possède une importance
capitale dans les enjeux romanesques de la Recherche. « Qui suis-je ? Que restera-t-il de
mon moi d’aujourd’hui dans l’avenir ? Qu’est-ce qui détermine mon identité ? » – voilà
quelques questions implicites dans la Recherche. Il n’est pas uniquement question de
l’auto-identification par le Narrateur lui-même; le problème identitaire, partant des défis
du Narrateur, s’étend à presque tout objet et tout être avec lesquels il entre en contact.
L’éclatement du moi du Narrateur complique sa perception d’autres objets. C’est Anne
Henry qui remarque très à propos l’existence de deux moi du Narrateur : le moi
phénoménal et le moi transcendantal.1 Le résultat de la perception du même objet varie
en fonction du moi qui est actualisé au moment du contact avec lui. Donc, ce
dédoublement du moi problématise le mécanisme de la perception des autres objets.
Si nous regardons le roman à travers le prisme de la problématique identitaire, il
devient assez clair que l’un des projets romanesques consiste en un éparpillement
systématique du moi du Narrateur aussi bien que de celui de plusieurs autres personnages
et en des tentatives insistantes de reconstitution de leur cohésion identitaire. Du point de
1 « Le bonheur qui envahit le vieux mondain trébuchant sur les pavés disjoints de la cour des Guermantes et magiquement transporté dans l’autrefois de la place Saint-Marc à Venise l’éclaire – et nous éclaire – sur la source de son affliction diffuse. Il cherchait obscurément une preuve de son identité, de sa consistance. En lui un moi phénoménal pleurait à son insu l’absence d’un moi transcendantal », Anne Henry, La tentation de Marcel Proust, Paris : PUF (coll. Perspectives critiques), 2000, p. 10.
102
vue du lecteur, il est question de refigurer l’univers diégétique hétérogène afin d’en faire
une narration interne homogène. Lecteurs du monde alentour, le Narrateur surtout et
d’autres personnages se trouvent face au livre ouvert, tout comme le lecteur extra-
diégétique. Et en tant que lecteur, il cherche effectivement à homogénéiser l’univers
livresque par le texte capable d’en faire la synthèse. Le but de ce texte consiste à accorder
les équivoques, à remplir les lacunes soit en expliquant des phénomènes par des lois
générales ou bien en complémentant les observations générales par leurs manifestations
particulières possibles. Ainsi, l’énoncé de la lecture n’est rien d’autre qu’une tentative de
résolution du problème herméneutique.
Nous favorisons l’acception qui considère la situation herméneutique dans le
contexte de la dialectique du général et du particulier. Nous allons montrer que les
personnages du roman à la poursuite de la connaissance complète de l’Autre –
connaissance qui signifie d’ailleurs l’identification aussi bien que la possession
convoitées – font face à la nécessité d’interpréter les faits observés. Ces procédés se
rangent facilement dans les catégories d’induction et de déduction. Cette dernière signifie
le passage du général vers le particulier, tandis que la première décrit le mouvement dans
le sens inverse : du particulier vers le général. La dichotomie de ces deux catégories se
trouve au cœur du problème herméneutique, dont la formulation et la résolution
constituent le but de ce chapitre.
Les enjeux du particulier et du général décrivent très justement ce qui se trouve au
cœur de tout effort herméneutique :
Si le problème herméneutique culmine dans le fait que la tradition doit être comprise en son identité et pourtant toujours autrement, il s’agit là, logiquement parlant, du rapport
103
du général et du particulier. Comprendre est alors un cas particulier de l’application d’une généralité à une situation concrète et particulière. 2
Selon la manière dont nous allons présenter la problématique identitaire chez Proust,
nous allons pouvoir prétendre que lorsque le roman entreprend une création de l’ipséité
sur le fond du moi diffracté, c’est le problème herméneutique qu’il pose au lecteur.
Quant à l’exécution stratégique, nous allons nous intéresser à la manière dont le
Narrateur poursuit la connaissance d’autrui. La balise intermédiaire sur le chemin de cette
réflexion est constituée par l’herméneutique de soi. L’aspiration de connaître l’Autre doit
inévitablement passer par l’auto-identification, sinon par l’auto-définition. Donc, l’étude
de l’herméneutique d’autrui s’entame par la considération de l’herméneutique de soi.
Similairement au traitement de la possession3, il n’apparaît pas logique de se
passer ici de l’analyse du mécanisme de désir. Pourtant, il s’agit du désir de la Vérité, du
savoir complet et non pas du désir de posséder. Le désir de savoir alimente tout l’appareil
interprétatif. Quand le Narrateur, observant la réalité, commence à la creuser pour tenter
d’arriver à une signification plus profonde, logiquement, il doit d’abord être insatisfait du
savoir que la première observation lui fournit.
Nous avons dit que l’enjeu entre le général et le particulier constitue le problème
herméneutique. Nous remarquons également que la quête du Narrateur se base pour la
plupart sur l’induction, où le général se présente comme but à atteindre par la
transgression du particulier. Pourtant, il nous paraît impossible de bien expliquer une telle
transgression sans avoir cerné et délimité son objet – le particulier. Nous argumentons à
2 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris : Seuil, 1996, p. 334.3 Ceci est un sujet du prochain chapitre.
104
la fin du chapitre que la notion de chronotope est très pertinente pour synthétiser le
concept du général dans la Recherche.
La structure bipolaire du monde : représentation et volonté
Avant d’aborder l’analyse propre de la quête du savoir dans la Recherche, il
apparaît fructueux de rappeler un antécédent proustien important : Arthur Schopenhauer
qui avait mis la fondation du mécanisme du désir dans son œuvre monumentale Le monde
comme volonté et comme représentation (1819). Dans son ouvrage Schopenhauer
constate que le monde est composé de deux éléments fondamentaux : la représentation et
la volonté. Ni l’une ni l’autre n’est suffisante en soi à cause de leur incapacité à fournir le
savoir complet.
La représentation se décrit comme connaissance abstraite et réfléchie du monde.4
Schopenhauer stipule qu’un être pourvu de raison est obligé de constater l’impossibilité
absolue de connaître directement le monde contemplé. Le seul élément dont la
connaissance est accessible à l’observateur est la représentation de la réalité :
Il [l’homme] possède alors l’entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n’existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même. […] Aucune vérité n’est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe, existe pour la pensée, c’est-à-dire, l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. 5
La représentation décrite par Schopenhauer est un reflet des phénomènes dans la
conscience de l’observateur. Et la conscience elle-même se définit par son contenu, c’est-
4 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, traduit par A. Burdeau, Paris : PUF, 2008, p. 25.5 Ibidem.
105
à-dire par la représentation. Un tel cercle logique permet à Schopenhauer d’en tirer une
conclusion sur les limites de la conscience et, par analogie, de la représentation :
[…] Les formes phénoménales rendent possible l’individualité nettement tranchée, sur laquelle repose la conscience, et ainsi la conscience se trouve limitée aux phénomènes. Aussi tout ce qu’il y a de précis, et de bien compréhensible dans notre conscience ne se trouve-t-il toujours situé qu’à l’extérieur, sur cette surface de la sphère. 6
La connaissance raisonnée du monde est semblable au bouchon qui ne fait que flotter sur
la surface. Par contre, c’est uniquement la surface qui rend possible la distinction entre
les phénomènes. Plus loin dans la profondeur la distinction disparaît et avec elle disparaît
la conscience.
Or, malgré sa logique et son ordonnance, la représentation n’offre qu’une glose
superficielle sans aucun espoir de percer la surface afin d’arriver aux niveaux plus
profonds de la connaissance. En même temps, Schopenhauer discrédite le matérialisme
de Hegel en niant la réalité autonome d’un effort de perception. Donc, malgré les
limitations épistémiques de la représentation, c’est toujours elle seule qui ouvre à
l’homme la fenêtre vers le monde.
Quant au traitement de la volonté, Schopenhauer se place dans une lignée néo-
platonicienne en soulignant l’existence de la représentation intuitive – ce miracle qui
permet le pressentiment de la signification sans qu’on sache d’où elle vient. Pour
Schopenhauer, la volonté représente la force qui permet à la surface, où opère la
conscience avec ses représentations, de communiquer avec et de se faire influencer par la
profondeur. En outre, Schopenhauer souligne que cette force toute puissante échappe aux
tentatives de la saisir. Elle s’actualise seulement à travers ses objectivations, telles que la
faim, la soif, le désir de parvenir à un certain but. Comme telle, la volonté ne se fait sentir
6 Op. cit., p. 1047-48.
106
que dans un manque, et elle s’inscrit ainsi dans la quête enchaînée et douloureuse où les
désirs se succèdent et renouvellent la souffrance.7
Schopenhauer soutient que sans représentation intuitive il serait impossible de
construire la représentation abstraite indispensable à la formation des concepts opérants
qui servent de verres colorés dans la mosaïque des phénomènes.8 Il s’ensuit que le savoir
réfléchi est toujours voué à l’incomplétude et que l’alternative à la réflexion – la volonté
– refuse de se soumettre à nulle structure prévisible.9 Nous pouvons dire à partir de la
lecture de Schopenhauer que l’être humain est pourvu de volonté en tant que capacité
désirante. Elle existe dans une abstraction et ne se manifeste en un désir concret qu’aux
moments de manque.10
La Recherche s’inspire clairement de la théorie schopenhauerienne de la Volonté,
notamment de sa présence constante et à la fois sous-jacente dans le comportement des
personnages :
La volonté […] est le serviteur persévérant et immuable de nos personnalités successives; cachée dans l'ombre, dédaignée, inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des variations de notre moi, à ce qu'il ne manque jamais du nécessaire. Pendant qu'au moment où va se réaliser un voyage désiré, l'intelligence et la sensibilité commencent à se demander s'il vaut vraiment la peine d'être entrepris, la volonté qui sait que ces maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce voyage si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse disserter devant la gare, multiplier les hésitations; mais elle s'occupe de prendre les billets et de nous mettre en wagon pour l'heure du départ. 11
7 « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau », op. cit., p. 156.8 « En ce qui concerne la représentation abstraite, le concept, […] elle n’a de contenu et de signification que par rapport avec la représentation intuitive, sans laquelle elle serait vide et insignifiante », op. cit., p.135.9 « La volonté sait toujours, quand la conscience l’éclaire, ce qu’elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu’elle veut en général, elle ne le sait jamais », ibidem.10 « Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque donc une douleur », op. cit., p. 394.11 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 225.
107
Nous voyons dans ce passage la mise en opposition entre les éléments conscients –
intelligence et sensibilité d’un côté – et la volonté – représentante du domaine inconscient.
De surcroît, c’est l’inconscient qui jouit de constance et donc, ce sont les éléments
réfléchis, l’intelligence et la sensibilité, qui entravent la cohérence de la perception. Il est
également montré dans ce passage comment la volonté abstraite arrive à se manifester
dans le tangible. Dans le cas particulier ici, il est question du désir de voyage très
précisément.
L’espace pessimiste du savoir insuffisant
Un autre trait manifeste de la philosophie de Schopenhauer que nous avons déjà
mentionné schématiquement est lié au thème de la volonté par son refus du matérialisme.
Il s’agit de la structure épistémologique qui émerge des efforts phénoménologiques du
moi éclaté. La phénoménologie ne peut être que subjective, reflétée par le moi d’un
observateur. 12 Étant donné le dédoublement du moi, que ce soit en moi
phénoménologique et en moi transcendantal chez le Narrateur de la Recherche ou en la
volonté et en la représentation chez Schopenhauer, le produit final de cette perception
fêlée non seulement est variable dans la mesure de la diversité des observateurs 13, mais il
est aussi sans cohérence ni continuité pour chacun d’entre eux. Autrement dit, la même
réalité se perçoit différemment par chaque personne. En outre, la même réalité est perçue
de manière variable par la même personne en fonction des ses humeurs momentanées.
12 « Dans la conscience, la donnée immédiate, c’est le moi, le moi au travers duquel seul le monde se réfléchit, le moi pour lequel seul le monde existe », Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 1232.13 Ce qui serait logique dans un monde dépourvu d’objectivité.
108
D’où vient le constat de la limite d’une épistémologie qui prend pour fondement le moi
volage et capricieux. 14
Le pessimisme qui jaillit de la pensée de Schopenhauer n’est pas difficile à
comprendre.15 Le seul outil qui extrait et dans lequel se dépose la connaissance est
insuffisant à cette fonction.16 Pourtant, il suffit à instaurer chez l’homme une sensation de
manque systématique. La construction de cette sensation a pour point de départ la
dialectique du Vouloir et de la Représentation. Celle-ci, étant « mode de toute expérience
possible et imaginable »17 et ayant tendance à offrir du monde un schéma raisonné,
possède par le même coup la capacité de reconnaître son insuffisance, de voir les lacunes
qu’elle ne peut pas remplir. Autrement dit, le moi rend possible le savoir et le bloque en
même temps. La perte d’équilibre ainsi produite fait appel à la Volonté qui se cristallise
dans le désir du savoir – le désir insatiable.
Ici s’impose un constat de la limite absolue de l’esprit humain. D’un côté, la
connaissance n’existe que dans l’espace subjectif du moi observant; et de l’autre côté une
telle connaissance pèche gravement par son insuffisance. Le meilleur effort s’avère donc
être déficient pour la réalisation de l’ambition phénoménologique. Face à l’agissement
de cette dialectique qui semble vouer à l’échec toute tentative de purifier le mécanisme
épistémologique, il paraît logique de lire dans Le Monde comme volonté et comme
représentation deux énoncés opposés : « L’individu est tout » (p.1356) et « L’individu
n’est rien » (p.1366). Il est tout en tant que centre unique d’une production de
14 « Chaque passion, chaque inclination même et chaque antipathie teignent de leur couleur les objets de la connaissance », op. cit., p. 829.15 « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme », op. cit., p. 394.16 « Toute connaissance suppose l’évacuation du moi propre », op. cit., p. 1094.17 Op. cit., p. 25.
109
signification. Mais il n’est rien, car il n’exerce que très peu de contrôle sur sa manière de
synthétiser les impressions. Il est à la merci du Vouloir – la force impulsive qui sourd
inlassablement en nous et se cristallise en désir immaîtrisable.
Proust, lecteur dévoué de Schopenhauer, était très conscient du mécanisme de
l’auto revendication par le moi de sa propre insuffisance à appréhender le monde.18 Nous
avons présenté les raisons de cette insuffisance. Pour les résumer, disons que les
tentatives par le moi de lire le monde de manière objective et cohérente tombent
constamment sous l’influence des affects et des humeurs momentanées. Autrement dit et
pour utiliser des concepts schopenhaueriens, les démarches appartenant au domaine de la
représentation tombent sous une influence de la volonté. Par ailleurs, le contraire s’avère
aussi vrai : l’acte affectif s’intellectualise fréquemment :
Même l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui et, dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre avec une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. 19
Ces trois phrases appartenant au passage sur la variabilité des manières dont le moi est
perçu par autrui illustrent l’influence des conclusions intellectuelles préconstruites sur la
perception et montrent comment elles la moulent pour qu’elle confirme ces partis pris. Le
résultat est pareil à celui de l’empiétement de la volonté sur le domaine de la
représentation – le reflet de la réalité gravement tordu par la subjectivité du moment. En
somme, la présence de l’élément raisonnable dans le mécanisme boiteux de perception
aboutit à la prise de conscience du manque de vérité et à l’incitation à sa recherche.
18 « Quand je voyais un objet extérieur, la conscience qui le voyais restait entre moi et lui et le bordait d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait de toucher directement sa matière », Du côté de chez Swann, I, p. 84.19 Op. cit., p. 19.
110
La volonté, cet a priori de la psyché, relie la surface consciente de nos pensées et
de nos sentiments, bref : notre moi social aux profondeurs de l’inconscient où se trouve
notre essence même. Schopenhauer énonce ainsi cet entremêlement de la surface et de la
profondeur qui décrit le fondement de la conscience :
Comparons notre conscience à une eau de quelque profondeur, les pensées nettement conscientes ne sont que la surface; la masse au contraire, ce sont les pensées confuses, les sentiments vagues, l’écho des intuitions et de notre expérience en général, tout cela joint à la disposition propre de notre volonté qui est le noyau même de notre être. Or la masse de notre conscience est dans un mouvement perpétuel […] et grâce à cetteagitation continue montent à la surface les images précises, les pensées claires et distinctes exprimées par des mots et les résolutions déterminées de notre volonté. Rarement, le processus de notre pensée et de notre vouloir se trouve tout entier à la surface. 20
Donc, la profondeur est confuse, et les produits cérébraux (pensées et sentiments) qui en
émanent directement partagent la confusion et l’imprécision. Et c’est seulement en
s’appliquant au concret, au tangible et à l’empirique, qu’ils se cristallisent et qu’ils
deviennent exprimables. Cette application se rend possible par la volonté qui, telle une
grande louche, remue constamment le potage qu’est la conscience en en mélangeant les
niveaux.
Remarquablement dans ce processus, il y a la dichotomie entre la profondeur et la
surface, entre l’aspect abstrait et général de l’une et le côté concret et particulier de
l’autre. Cette dialectique qui caractérise le mécanisme de la perception se répète dans les
phénomènes observés. Et le désir, produit de la force supérieure de la Volonté qui
échappe à tout contrôle, s’empare des personnages et les fait pourchasser les êtres, les
endroits et les objets auxquels ce désir s’attache. La poursuite du savoir implique un
travail sémiotique de déchiffrage, où il s’agit de déterminer si les phénomènes
particuliers renvoient au niveau supérieur de généralité. Que ce soit la lecture du monde
20 Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 822.
111
extérieur ou du moi profond, le problème qui se pose est celui de la négociation entre le
général et le particulier dont l’interaction épouse tout le processus d’interprétation.
Moi éparpillé
Avant d’entamer l’analyse de l’éclatement du moi, il semble plus clair
d’introduire deux registres. Premièrement, nous allons explorer la manière dont la
problématique de l’éparpillement du moi dans la Recherche s’illumine et se clarifie,
sinon se résout, par la lecture du Monde comme volonté et comme représentation de
Schopenhauer – l’ouvrage avec lequel Proust semble souvent dialoguer dans son roman.
Deuxièmement, avec les illuminations obtenues dans la première partie, nous allons
présenter le concept d’ipséité pour aider dans notre analyse du moi éclaté.
Influence de Schopenhauer sur l’agencement de la problématique du moi éparpillé
Tout d’abord, ouvrons quelques parenthèses importantes au sein de l’étude du moi
éparpillé : il peut s’agir de l’éclatement d’identité des objets observés dans la perception
du Narrateur.21 En outre, il peut être question de l’éclatement du moi du sujet observateur
dans son auto-perception. En voici un exemple saillant :
Ce n'était pas Albertine seule qui n'était qu'une succession de moments, c'était aussi moi-même. Mon amour pour elle n'était pas simple: à la curiosité de l'inconnu s'était ajouté un désir sensuel, et à un sentiment d'une douceur presque familiale, tantôt l'indifférence, tantôt une furieuse jalousie. Je n’étais pas un seul homme, mais le défilé d’une armée composite où il y avait des passionnés, des indifférents, des jaloux – des jaloux dont pas un n’était jaloux de la même personne. 22
21 « Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles », La prisonnière, III, p. 580.22 Albertine disparue, IV, p. 71.
112
Dans ce passage le Narrateur considère la mort d’Albertine qu’il vient d’apprendre. Il
repasse dans son esprit des souvenirs de sa relation avec la jeune fille et se rend compte
de la complexité de sa perception. Ce n’est pas le moi unique et constant qui perçoit la
variété qui se présente, mais c’est aussi le moi éclaté qui se trouve face au monde
incohérent. Si la sensation s’opère sur une base tellement chancelante, personne ne sera
surpris que la perception qui s’en forme ne se distingue pas par la cohérence de sa
structure.
Qu’il s’agisse de l’éclatement du moi du sujet ou de celui des objets observés, la
pente glissante où trébuchent inlassablement les tentatives de fixer l’identité des êtres
pour les connaître a un fondement unique pas du tout éclaté. Plus précisément, il est
question ici du mécanisme de la connaissance par représentation. D’après Schopenhauer,
« exister pour un autre, c’est être représenté, exister en soi, c’est vouloir ». 23 Anne Henry
clarifie cette pensée, remarquant que pour Proust la possibilité d’intersubjectivité entre
les êtres est constamment remise en cause.24 Tout élan spontané, toute manifestation
affective aléatoire sont rejetés, s’il paraît impossible de les classer soigneusement dans
l’ornement de la préconception. Autrement dit, Albertine, Gilberte et Oriane de
Guermantes dans leurs actes et leurs paroles particulières ne sont censées que confirmer
l’idée générale que le Narrateur s’est concoctée, leur représentation dans son esprit.
Dans sa maturité même, le Narrateur persiste dans cette manière de vivre la
dialectique entre le général et le particulier :
Et tout d'un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c'étaient peut-être celles qui s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la haie d'épines roses, l'autre sur la plage. 25
23 Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 985.24 Anne Henry, op. cit., p. 114.25 Le temps retrouvé, IV, p. 269.
113
La découverte, l’épiphanie dont il parle ici n’est rien d’autre que la compréhension de
l’origine de la représentation première à laquelle il fait correspondre toute manifestation
de particularité chez les êtres. Nous voyons également dans ce passage le désir de
surmonter l’éclatement du moi des personnes qu’il aime. Le Narrateur, repassant dans
son esprit les souvenirs de Gilberte et d’Albertine, constate précisément la multitude
d’angles sous lesquels elles se sont présentées à lui à travers les années et les endroits. Il
est clairement perturbé par la variété de leurs moi et cherche à la surmonter pour voir le
fil qui relie la multitude et qui permette de classer des manifestations si différentes sous
les noms de Gilberte ou d’Albertine.
La solution que le Narrateur se propose exhausse la première impression produite
sur lui par les individus en question. En effet, la valeur herméneutique de l’impression
initiale consiste dans la formation de l’horizon, du préjugé par rapport auquel toutes les
impressions ultérieures seront évaluées. L’horizon devient le parti pris général. Et
l’objectif du travail interprétatif est donc le dialogue interactif entre le général et le
particulier. Au lieu du dialogue, le Narrateur établit la dictature de la première impression.
Pour lui, le désir d’ordre dans le chaos de la multitude se manifeste justement dans
l’herméneutique d’autrui où le particulier est asservi à la tyrannie des partis pris généraux.
Le Narrateur ressent bien l’opposition entre, d’un côté, l’impossibilité d’un arrêt
identificateur causée par la variabilité des visages chez les êtres et, de l’autre côté, son
intuition et son désir fort de cette identité constante qui épouse et unifie le multiple. Ce
que fait le Narrateur dans ses tentatives de trouver ses repères n’est rien d’autre que le
114
déplacement sur la surface d’un phénomène vers un autre. Pour trouver la vraie Albertine
et la vraie Gilberte, il fallait quitter le monde des phénomènes :
La partie intime de notre être a au contraire ses racines dans ce qui n’est plus phénomène, mais chose en soi, là où n’atteignent pas les formes phénoménales, là où manquent par suite les conditions principales de l’individualité […]. En ce point racine, en effet, cesse toute diversité des êtres, comme au centre d’une sphère celle des rayons[…]. Et c’est parce que la conscience distincte réclame pour condition la surface de la sphère et n’est pas dirigée vers le centre, qu’elle reconnaît bien les autres individus pour des êtres de même espèce, mais non pour des créatures identiques, ce qu’ils sont pourtant en eux-mêmes. 26
Proust est loin de prétendre effacer la variabilité du monde. Bien au contraire, il
revendique la variété interpersonnelle. Ce qu’il cherche à surplomber, c’est plutôt
l’éparpillement intra personnel. Autrement dit, il ne cherche pas du tout à montrer que
Gilberte et Albertine sont la même personne, mais il veut trouver ce qui cimente toutes
les Albertine et ce qui lui permet d’appeler toutes ces femmes différentes par le nom de
Gilberte. C’est bien cette partie intime de notre être mentionnée dans le dernier passage
cité qui fournit au Narrateur ce qu’il cherche – le centre immuable qui sache résister à
l’éclatement du moi phénoménologique.
Selon Schopenhauer, la volonté compose ce centre :
La volonté en tant que chose en soi est entière et indivise en chaque être, comme le centre est partie intégrante de chaque rayon : l’extrémité périphérique de ce rayon est entraînée, avec la surface qui représente le temps et son contenu, dans une rotation des plus rapides ; l’autre extrémité, au contraire, située au centre, siège de l’éternité, demeure dans le repos le plus profond […]. 27
Mais comment parvenir au centre si l’absence des phénomènes ne permet pas à la
conscience de s’accrocher à quoi que ce soit ? Nous avons déjà mentionné que la volonté
– a priori de la psyché – se cristallise dans des désirs. Donc, le suc de l’être humain se
manifeste dans ses petites manies, dans des désirs constants, dans des façons de se
26 Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 1047-1048.27 Op. cit., p. 1048.
115
comporter et de s’habiller : bref, dans de petites choses vraies qui servent de fenêtre à
travers laquelle la volonté se rend visible dans le monde des phénomènes.
Intermittence
L’éclatement du moi se fait à deux niveaux distincts. Soit que le moi perde son
intégralité en s’investissant dans des objets et des êtres d’alentours, soit qu’il ait du mal à
se former une telle intégralité. La première forme est un inter-éclatement et la seconde est
un intra-éclatement. Ce dernier est le mieux décrit à l’aide de la notion d’intermittence.28
Le concept d’intermittence doit sa naissance aux travaux du physiologue X. Bichat
(1770-1802) qui, dans ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800), établit
une distinction entre la vie organique et la vie animale. Au niveau organique Bichat range
les fonctions physiologiques telles que la digestion, la circulation et les sensations qui
déterminent toutes ensemble les passions éprouvées. Il conclut que la vie organique
détient le siège du tempérament estimé immodifiable. La vie animale, par opposition, est
intermittente dans sa soumission à l’habitude. La volonté délibérative et l’entendement se
rangent dans le domaine de la vie animale.
Schopenhauer incorpore cette division de la psyché dans Le monde comme
volonté et comme représentation. 29 Selon la logique schopenhauerienne, la Volonté
affective immuable qui se range du côté de la vie organique rivalise avec la vision
raisonnée offerte par la représentation qui siège dans la vie animale. Cette rivalité est
28 « L’intermittence périodique même de l’intellect, nous en démontre on ne peut plus clairement la nature secondaire, dépendante, déterminée », op. cit., p. 945.29 « Le corps n’est que la Volonté elle-même corporéifiée. Tout ce que j’attribue à la Volonté proprement dite, il le met au compte de la vie organique et ce que je regarde comme intellectuel et chez lui “vie animale” entièrement limitée aux opérations intellectuelles, [qui] se développe par conséquent froide et sans intérêt, tandis que les affects et les passions ont leur siège dans la vie organique », op. cit., p. 971.
116
subtile, car les deux manières de concevoir le monde, la volonté et la représentation, sont
aussi complémentaires. Leur opposition est plutôt conceptuelle, et elle ressort de la
différence de vision que chacune semble avancer, notamment de la vision du moi
véritable.30 Le champ de bataille où se résout cette rivalité est l’être humain considéré
comme unité psychique. Selon qui a le dessus à un moment donné, l’homme est sujet aux
élans qui sont susceptibles de lui dicter des désirs et un comportement variés. Même si
nous admettons hypothétiquement la possibilité de la victoire de la représentation, ce
triomphe ne se traduira ni en stabilité ni en constance psychologiques, car les facultés de
la représentation telles que la raison et la volonté délibérative qui en découle sont
changeantes.
Donc, l’intermittence du caractère de l’homme se fortifie par ces deux facteurs :
rivalité entre volonté et représentation d’un côté, et volatilité fondamentale de la
représentation de l’autre. Autrement dit, si la Volonté pouvait dominer le corps de
l’homme, il n’y aurait pas d’intermittence. Si les lauriers de la victoire appartenaient au
domaine raisonnable de la représentation, la symétrie ne se maintiendrait pas à cause du
caractère intermittent de la représentation. Puisque ni l’une ni l’autre n’a le contrôle
absolu sur le moi, le caractère humain est sujet aux changements brusques imprévisibles,
bref à la loi d’intermittence.
En revenant au passage du Monde comme volonté et comme représentation, il
n’est pas difficile de comprendre que, dans l’image du monde qu’il dresse, tout ce qui se
rapporte à la représentation proprement dite occupe la surface de la sphère. Cette surface
30 « Sans doute, par suite de nos relations avec le dehors, nous sommes habitués à considérer comme notre moi véritable le sujet de la connaissance, le moi connaissant […]. Mais ce moi-là est une simple fonction du cerveau et non notre moi véritable. Celui-ci, ce noyau de notre être, c’est ce qui est caché derrière l’autre, c’est ce qui ne connaît au fond que deux choses : vouloir ou ne pas vouloir, être ou ne pas être content […] », op. cit., p. 943-944.
117
est sujette à une rotation vertigineuse par rapport à la position immobile occupée par un
observateur extérieur. Nous trouvons la confirmation de la vision schopenhauerienne
dans la Recherche, où le Narrateur soumet l’âme humaine à la loi d’intermittence. C’est-
à-dire qu’une même personne physique se démultiplie en individus différents en montrant
toujours les traits nouveaux de son visage et en manifestant des oppositions de caractère :
D'ailleurs si je m'arrangeais toujours, avant d'aller chez Mme Swann, à être certain de l'absence de sa fille, cela tenait peut-être autant qu'à ma résolution d'être brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l'intermittence) et me masquait ce qu'elle avait de trop cruel. 31
Mais malgré la volatilité de ses désirs, l’être humain se caractérise en même
temps par la constance de sa volonté, du centre dont parle Schopenhauer dans le dernier
passage cité. Chaque élan passionné, chaque vouloir, nonobstant la divergence et
l’incompatibilité fréquentes de leurs objets, surgissent de la source unique où siège le
graal d’or de la quête du moi véritable :
En tant qu’essence en soi de notre propre corps […] lorsqu’il n’est pas objet de l’intuition, et par conséquent représentation, la volonté […] se manifeste dans les mouvements volontaires du corps, en tant qu’ils ne sont pas autre chose que les actes de la volonté visibles, qu’ils coïncident immédiatement et absolument, qu’ils ne font qu’un avec elle, et qu’ils n’en diffèrent que par la forme de la connaissance, sous laquelle ils se sont manifestés comme représentation. 32
Il s’ensuit que l’on peut arriver au moi véritable à l’aide du raisonnement inductif par
lequel on atteint la vérité générale à partir de prémisses particulières. D’après les propos
de Schopenhauer, la nature des motifs de désir est toujours la même. Elle loge dans la
volonté qui constitue justement le moi cohérent et vrai. Pourtant, ce même Schopenhauer
avertit l’herméneute audacieux et naïf de difficultés importantes :
31 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 581.32 Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 148.
118
La volonté […] est en dehors du domaine de la loi de motivation; ses phénomènes seuls, à de certains points de la durée, sont nécessairement déterminés par elle. Au point de vue de mon caractère empirique, le motif est une explication suffisante de mes actions […] si je me demande pourquoi, en général, je veux ceci plutôt que cela, aucune réponse n’est possible, parce que le phénomène seul de la volonté est soumis au principe de raison; elle-même ne l’est pas, et pour ce motif on peut la considérer comme étant sans raison. 33
Le chemin qui sépare les manifestations phénoménales de la volonté propre qui
les a engendrées a, donc, un gouffre au milieu : la discontinuité de la raison que l’effort
de l’intelligence est incapable de combler. Proust, bon disciple de Schopenhauer, lui fait
écho dans le passage suivant :
Elle [ la volonté] est aussi invariable que l'intelligence et la sensibilité sont changeantes, mais, comme elle est silencieuse, ne donne pas ses raisons, elle semble presque inexistante; c'est sa ferme détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais sans l'apercevoir, tandis qu'elles distinguent nettement leurs propres incertitudes. 34
Pourtant, Proust refuse d’aboutir, comme le suggère le texte du Monde comme volonté et
comme représentation, à l’impossibilité fatale de discerner le vrai moi de l’autre côté de
la discontinuité de la raison inductive. Pour lui et pour son Narrateur, il est plutôt
question du problème herméneutique sous une forme exacerbée.
La structure de l’identité : ipséité et mêmeté
Maintenant, laissons de côté les antécédents philosophiques de la Recherche pour
aborder une étude plus détaillée de son texte proprement dit. Le Narrateur, en jouant le
rôle d’une force initiatique au travail d’invention de soi, s’offre en tant que modèle d’une
(re)invention. Marcel se dissipe, Marcel se plonge dans le désespoir, Marcel tente de se
réinventer.35 Et nous, lecteurs, ne pouvons que nous laisser faire afin de voir s’éveiller
33 Ibidem.34 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 225.35 Nous revenons à l’intermittence caractérisant la structure identitaire au Chapitre 3, p. 229-243.
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chez nous, sinon le désir d’atteindre la sagesse à laquelle parvient le roman, au moins la
curiosité de refaire le même parcours.
[…] Par une loi singulière […] de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur [des livres] sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre […]. Nous voudrions qu’il [l’auteur] nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous [former] des désirs. 36
Le processus d’invention de soi exige la temporalité, car c’est d’abord dans le
temps que le moi s’avère être fracturé, et c’est toujours dans les enjeux temporels qu’il
s’agit de trouver son élément qui survit et qui maintient sa constance. Par conséquent,
l’invention de soi ou la découverte de la partie d’identité immuable doit se faire dans un
domaine qui transforme le temps invisible et insaisissable en espace tangible et mesurable.
La narrativisation de l’identité aide à accomplir une telle transformation.
La visibilité du temps, ou l’effet cathédrale 37 , est créée, selon Paul Ricœur,
lorsque des événements décousus d’une vie reçoivent rétroactivement leur causalité, et la
vie en acquiert une totalité.
La dialectique [interne au personnage] consiste en ceci que, selon la ligne de concordance, le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie considérée comme totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre. Selon la ligne de discordance, cette totalité temporelle est menacée par l’effet de rupture des événements imprévisibles qui la ponctuent […] ; la synthèse concordance-discordance fait que la contingence de l’événement contribue à la nécessité en quelque sorte rétroactive de l’histoire d’une vie, à quoi s’égale l’identité du personnage. 38
Le regard jeté en arrière sur une vie vécue ou bien sur un projet accompli consistant en de
multiples tâches mineures nous permet d’y apercevoir un dessein, un fil rouge central
auquel tout autre geste est subordonné. Ainsi, la mise en narration ou l’esthétisation du
36 Marcel Proust, Ecrits sur l’art, Paris : GF Flammarion, 1999, p. 204.37 Du côté de chez Swann, I, p. 60.38 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, collection Essais, 1996, p. 174.
120
personnage sert de table d’opération pour la dissection de l’identité au long de la ligne de
la continuité.
Ce fil rouge est ce que Sartre et après lui Ricœur ont appelé l’ipséité. Ce terme
renvoie justement à la constance dans le temps d’une partie d’identité face aux
changements subis par d’autres aspects du moi. Si une personne entre dans la salle, se
présente et ressort pour y rentrer à nouveau sans cette fois se donner la peine de la
présentation, nous allons sans difficulté évidente pouvoir l’identifier en tant que ce même
individu qui a été tout à l’heure devant nous, car nous allons percevoir la mêmeté entre
les deux apparitions. Par contre, si après des années, les ravages du temps, les rides, les
changements d’apparence, nous sommes en mesure de nous rendre compte d’être en
présence de la même personne que nous avons fréquentée par le passé, à ce moment-là,
c’est sur l’ipséité que nous baserons notre conclusion. Donc, la dichotomie mêmeté
(même) – ipséité (soi) se trouve au centre de la problématique identitaire au sein de la
Recherche, car la narrativisation met constamment en cause la mêmeté 39 et, par le même
geste, souligne la pertinence de l’ipséité.
La théorie de trois ordres et le problème identitaire
Le terme « je » est souvent vu dans la philosophie moderne en tant que « terme
voyageur ». 40 Si deux individus différents se désignent en utilisant le même pronom
« je », sa particularité émerge tout de suite. Pour emprunter momentanément le cadre de
la sémiotique, nous pouvons dire que cette particularité consiste en ce que le signifiant (je)
39 « Mais les personnes, au fur et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dans un mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités (comme parfois leurs défauts) », Sodome et Gomorrhe, III, p. 188.40 Paul Ricœur, op. cit., p. 65.
121
n’a pas de signifié fixe. Ricœur le désigne pour cela par un terme anglais shifter. 41 En
faisant route avec Ricœur, nous rencontrons un autre trait du je. Vu du côté
syntagmatique, le je est utilisé pour délimiter un individu de tout autre. C’est une
particularité d’exclusion qui, elle, exige normalement une structure sémiotique stable.
Chez Proust la fonction shifter du moi est fortement présente. Le signifié du moi
flotte à l’intérieur d’une même personne. Il suffit de se rappeler les difficultés qu’a
Marcel à s’identifier au réveil, ou bien ses explications de l’impossibilité de continuer à
aimer Gilberte et, plus tard, Albertine par le fait que son moi qui les avait aimées était
mort. En même temps se manifeste la tension entre le moi shifter paradigmatique et le
moi d’exclusion syntagmatique. La solution de cette tension se trouve dans la
construction et la justification de l’aporie à la Pascal qui consiste en une affirmation
simultanée de la grandeur et de la misère de l’Homme. 42 Il est question, donc, chez
Proust, d’établir que le moi est fracturé et uni tout à la fois.
La motivation rationnelle serait plutôt de trouver l’unité au sein de la multitude,
de montrer que malgré toutes les intermittences de soi, il existe une identité sinon
homogène, au moins homogénéisante. L’analogie de la boucle bouclée de trois ordres
pascaliens est utile à la compréhension du principe des enjeux identitaires dans la
Recherche.43 Cette structure s’incarne en trois groupes épistémiques chacun représentant
41 Ibidem.42 « En un mot, l’homme connaît qu’il est misérable : il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît », Blaise Pascal, Pensées, VI : Les philosophes, 416 [161], Paris : Édition du Luxembourg, 1952.43 « Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis, mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le
122
sa façon de voir la problématique du moi. D’abord, ce sont ceux qui, ressentant le besoin
inné de se considérer comme unité cohérente, se voient unis et cohérents. Ils ne possèdent
ni motivation ni lucidité pour comprendre que l’unité et la cohérence de leur moi ne sont
qu’une invention de leur imagination qui tente de passer le voulu pour le vrai. Le
deuxième groupe compte dans ses rangs l’élite capable de voir la vacuité de toute
revendication de l’unité du moi. Le troisième groupe comprend ceux qui, ayant dissipé la
naïveté de la croyance en une unité de soi, persévèrent malgré tout dans leur recherche de
la cohérence du moi. Autrement dit, ils cherchent l’ordre dans le chaos, l’unité parmi la
multiplicité. 44
Le système de trois ordres met en œuvre la structure éthique préconisée par Pascal
qui postule l’existence de trois façons de penser : du peuple, des demi-habiles et des
habiles. Le peuple, d’après Pascal, accepte la réalité telle qu’il la perçoit. L’ignorance
empêche le prélèvement des liens entre les phénomènes observés, quelque contradictoires
ces liens puissent être. Les demi-habiles détiennent une science suffisante qui leur permet
de voir les contradictions. Pourtant, ils demeurent toujours dans l’impossibilité de
s’élever au-dessus de leur plan d’existence pour voir justement ce que Pascal appelle les
raisons des effets, ou les considérations sages qui, tout en reconnaissant les contradictions
et les injustices, les acceptent afin d’en éviter de plus grandes.45 Une telle lucidité est le
lot des habiles. Il est important pour nous de souligner que l’axe le long duquel se rangent
monde en juge bien », Blaise Pascal, Pensées sur la religion, et sur quelques autres sujets, Paris : Édition du Luxembourg, 1952, fr. 83, p. 65.44 Donc, en empruntant à Pascal la structure des trois ordres et en l’appliquant au domaine du moi, Proust fait écho à Nietzsche, qui décrit l’idéal d’unité parmi la diversité : « This shall be called greatness ; being capable of being as manifold as whole, as ample as full », Friedrich Nietzsche, Beyond Good and Evil, cité par Joshua Landy, « Les Moi en Moi : The Proustian Self in Philosophical Perspective », dans New Literary History, nº 32, 2001, p. 122. 45 « Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière », Blaise Pascal, op. cit., fr. 90, p. 67.
123
ces trois ordres est en fait une boucle. Le peuple et les habiles agissent de la même
manière : ils honorent les grands seigneurs. Le peuple le fait en croyant faussement en la
supériorité intrinsèque de ceux-ci, alors que les habiles le font pour préserver le statu quo
et la paix dans la société.
Le roman proustien se propose de prendre les adhérents du premier ordre, de
dissiper leur naïveté, de les plonger dans le désespoir pour ensuite leur ouvrir la porte du
retour vers l’unité du moi. Ceux qui sont déjà, selon le parcours de leur évolution
personnelle, placés dans des ordres supérieurs, rejoignent ce cheminement romanesque et
y trouvent, sinon une découverte brillante, du moins une confirmation de leur position. Il
est facile de remarquer que les partisans de l’ordre de raisons des effets détiennent la
même position que ceux de l’ordre du peuple. La différence entre eux se trouve dans le
fait que la croyance de ceux-ci demeure toujours dans l’instabilité. La force de leur
conviction est en proportion directe avec leur ignorance. Ceux-là, à la différence, se sont
mis dans l’état d’équilibre stable, « […] comme il arrive pour toutes les idées trop
constantes, qui ont besoin d’une opposition pour s’affirmer ». 46
Le moi synchronique et le moi diachronique
Il s’agit plus précisément de ne pas nier l’éparpillement du moi, mais de montrer
que malgré cette diffraction il existe une partie d’identité constante à laquelle on demeure
fidèle à travers tous les clivages et les éparpillements que le moi subit. Le décalage
fondamental est la séparation du moi en deux aspects, permanent et changeant :
46 Albertine disparue, IV, p. 115.
124
On dit que notre système nerveux vieillit. Cela n’est pas vrai seulement pour notre moi permanent, qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie, mais pour tous nos moi successifs qui, en somme, le composent en partie. 47
Ce passage est curieux en ce qu’il offre la distinction entre un moi permanent et des moi
successifs. Il ne suffit pas, pourtant, de mentionner ces deux volets présents dans la
structure d’identité, il faut, tout en demeurant fidèle à l’esthétique de la lecture de soi, que
le lecteur ressente lui-même ces deux éléments qui composent l’identité. Le lecteur,
autrement dit, doit s’inventer son moi à nouveau en lisant la Recherche. L’estropié
ressent mieux que tout autre l’importance d’une extrémité manquante. Par analogie, la
sensation de manque de soi ainsi créée magnifie l’importance de la cohésion
psychologique identitaire. Pour inciter au processus de la création de soi, le roman
procède d’abord à la destruction du moi préexistant à la lecture.
Il est intéressant de remarquer la tendance dans le roman de voir le moi de
plusieurs personnages éclater et se refléter chez d’autres. Comme le remarque Laurent
Mattiussi dans son ouvrage Fictions de l’ipséité. Essai sur l’invention narrative de soi
(2002), les similarités entre Gilberte et Albertine se dévoilent non seulement dans la
façon dont Marcel les perçoit, mais aussi phonétiquement, car le prénom de ces filles
possède le même noyau phonique. Ce n’est pas par hasard que Françoise confond la
signature de l’une pour celle de l’autre, comme si ces deux filles n’étaient que les deux
côtés de la même personne. Cette confusion des noms sert d’indice du jeu de transitivité
(Mattiussi).
Françoise se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé sur un i sans point avait l’air d’un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l’aide d’un paraphe dentelé. 48
47 La fugitive, éd. de J. Milly, GF-Flammarion, p. 358, nous avons recours à cette édition ici parce que le passage en question a été supprimé dans des éditions ultérieures. 48 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 493.
125
Ce même jeu s’applique à d’autres personnages. Les similarités phoniques magnifient et
justifient le parallélisme sémantique. Par exemple, le Narrateur Marcel et Swann vivent
les histoires d’amour qui partagent plusieurs traits principaux. La critique souligne
souvent le dédoublement Marcel-Swann. Mais, évidemment, il n’est que le début de
l’éparpillement du moi des personnages.
Si l’on admet que cet esthète hypersensible et rongé par la jalousie est une figure du Narrateur, on est conduit par la logique des correspondances perceptibles dans les domaines de l’apparence physique, de la psychologie et de l’onomastique (Charlie, Rachel, Charlus, Charles Swann) à considérer que le Narrateur se diffracte aussi dans les divers personnages qui prolongent Swann en lui faisant écho […]. 49
Or, le Narrateur, portant le même prénom que l’auteur, se diffracte dans la multitude de
personnages en formant ainsi une espèce d’hydre à plusieurs têtes plutôt autonomes.
Pour problématiser davantage la situation, le roman introduit la dimension
temporelle dans le champ des enjeux identitaires. Joshua Landy distingue deux manières
dont le moi est fracturé dans le roman : synchroniquement et diachroniquement. La
différence principale entre les deux est la prise en compte de l’aspect temporel dans celle-
ci et l’abstraction de cet aspect dans celle-là. Dans son comportement momentané le moi
est conduit par des forces variées qui collaborent ou s’affrontent. Cette déconstruction du
moteur interne du moi a constamment préoccupé les esprits, surtout les psychanalystes,
dont Freud avec le moi, le sur-moi et le ça, et les théologiens, dont Saint Augustin avec
les forces de l’esprit (intelligence, mémoire et volonté).
Landy suit l’évolution de l’attitude professée par l’œuvre de Proust par rapport à
la structure de la partie synchronique. Pour la plupart, le Narrateur souscrit au modèle
bipartite dominé par l’esprit et le cœur, emprunté aux moralistes de l’âge classique.
49 Laurent Mattiussi, Fictions de l’ipséité : Essai sur l’invention narrative de soi, Genève : Droz, 2002. p. 135.
126
Pourtant, ce modèle se modifie en incorporant l’influence augustinienne et s’appuie
finalement sur la volonté, la sensibilité et l’intelligence. Superposant le modèle bipartite
sur les forces d’esprit de Saint Augustin, nous voyons que la volonté et la sensibilité
augustiniennes font partie du domaine du cœur, alors que l’intelligence provient du
patrimoine de l’esprit. Il est tout aussi clair que dans le cas des personnages proustiens,
cette division est brouillée, et qu’il convient de parler de l’intelligence du cœur et de la
volonté en tant qu’exercices réfléchis de l’esprit. Mais il est utile de tracer les contours de
la structure, même si elle ne s’applique vraiment pas à la réalité, pour pouvoir identifier
les liens hypothétiques – à défaut des plus solides – entre les éclats des ruines.
La fragmentation synchronique du moi est responsable de la variabilité qui
caractérise la manière dont Albertine est perçue par Marcel :
C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux […]. 50
Remarquons également la présence d’une fragmentation similaire chez Albertine. On
s’attend à la même structure dans la présentation de presque tous les personnages.
Pour passer de la fragmentation synchronique à la diachronique il suffit
d’introduire la temporalité. Sa présence communique un élément particulier au concept
d’évolution individuelle dans la Recherche. Toujours est-il que nous changeons avec le
temps, mais ce changement ne se fait pas par stades, mais par couches superposées les
unes sur les autres. Or, la personne que nous étions il y a dix ans ne disparaît pas, mais
50 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 299.
127
devient cachée sous les personnes successives. « Chacun de nous n’est pas un, mais
contient de nombreuses personnes ».51
Il est également utile de reconnaître le fait qu’un individu donné est soumis
simultanément aux ravages des deux fractures, synchronique et diachronique. Une telle
situation rend beaucoup plus problématique la réponse à la question de l’identité. Le moi
du Narrateur et celui des personnages sont éparpillés. Nous pouvons même dire que
l’auteur lui aussi, en créant la confusion entre lui-même et le Narrateur Marcel, met en
question son identité.
Argumentum ad hominem comme stratégie rhétorique
Proust paraît subir l’influence de ses lectures de Pascal. Et cela se voit non
seulement à partir des citations formelles dans lesquelles nous montrons les trois étapes
de la formation sémantique de l’identité étudiée ailleurs. 52 Pascal s’était même proposé
comme stratégie la destruction de l’épistémologie du lecteur libertin. Il s’agissait de lui
montrer sa misère sans Dieu, de détruire la certitude fausse qui soutenait le libertin dans
son athéisme.53 Aussi Pascal rend-il la question de l’existence de Dieu pertinente au
lecteur. Pour Proust, la démonstration des insuffisances de l’intelligence sert à nous faire
douter de la présence chez nous des éléments d’intelligence qui demeurent normalement
insoupçonnés, comme le témoigne le passage d’Albertine disparue (Note 55).
51 Albertine disparue, IV, p. 110.52 Les trois ordres mentionnés par Pascal dans les Pensées : ordre du peuple, des demi-habiles et des habiles.53 « Je voudrais donc porter l'homme à désirer de trouver la vérité, à être prêt, et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance est obscurcie par ses passions; je voudrais bien qu'il haït la concupiscence qui le détermine d'elle-même, afin qu'elle ne l'aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi », Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma, fr. 119, p. 513.
128
Le mécanisme du roman dans la tâche de rendre le Temps et, par extension,
l’ipséité visibles est celui de miroir. Les objets observés sont investis par le moi de
l’observateur. Donc, en les contemplant, l’observateur se contemple. Pourtant, il est
question pour lui de savoir regarder.
À partir d’un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu’on lit n’a presque plus d’importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon.54
Penchons-nous sur les découvertes mentionnées dans le passage. En termes
généraux, les découvertes sont le résultat d’une recherche entamée lors de la réalisation
d’un manque, d’un vide dans la représentation du monde. Admettons aussi qu’une
découverte puisse nous surprendre tout à fait par hasard. Quoi qu’il en soit, il paraît juste
de prétendre qu’une découverte n’est autre chose que la réponse à une question ; et afin
qu’elle soit reçue, la question doit se poser.
Si le lecteur ne s’interroge jamais sur sa propre identité en étant fortement satisfait
du témoignage de son miroir et de son certificat de baptême, toute découverte liée à ce
sujet risque de lui paraître inutile. Or, pour que l’effort herméneutique de la part du
lecteur soit efficace, la stratégie rhétorique adoptée par le texte doit éviter ce qu’on
appelle la petitio principii et se servir de l’argumentum ad hominem ; c’est-à-dire, baser
l’argumentation sur les préconceptions du lecteur. De cette manière, la certitude où gît le
lecteur est détruite, et, subitement, la question posée par le texte, « Qui suis-je ? »,
54 Albertine disparue, IV, p. 124.
129
devient aussi la question que le lecteur se pose à soi-même. Les exemples de cette
technique parsèment le roman. 55
À la déduction du moi perdu : la connaissance de soi
Le soi se projette, donc, sur les objets, 56 et la réponse à la question : Qui suis-je ?
consiste conséquemment en un travail inverse qui cherche à retracer les fils invisibles de
cette projection. Pour reformuler un peu la problématique, disons qu’il s’agit d’une
déduction ou d’un mouvement du général vers le particulier. Cette opération n’est pas
vraiment propre à Proust, elle semble pertinente à toute perception active. Nous
observons le monde (général) afin d’intégrer notre observation et de la transformer en
une perception particulière.
Puisque le mot « découvertes » est mentionné dans le dernier passage cité dans la
même phrase que les Pensées de Pascal, il serait aussi logique d’interpréter les
découvertes à la lumière des Pensées. Dans ce passage, Proust mentionne des découvertes
importantes faites au cours de la lecture des Pensées de Pascal. De quelles découvertes
peut-il s’agir ? S’il est bien question de la lecture de Pascal, la réponse est à chercher
dans l’aspect apologétique du texte pascalien. Donc, la découverte en question est celle
de l’existence de Dieu, ce qui la qualifie bien comme découverte importante pour un
lecteur libertin des Pensées.
55 « Comme on s’ignore […]. J’avais cru bien connaître le fond de mon cœur. Mais notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les éléments qui le composent et qui restent insoupçonnés […]. Je m’étais trompé en croyant voir clair dans mon cœur », Albertine disparue, IV, p. 5 et plus loin : « Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître », Le temps retrouvé, IV, p. 456.56 « Le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique », Le temps retrouvé, IV, p. 503.
130
Mais, une complexité est introduite par le Dieu janséniste qu’est celui de Pascal.
Selon la croyance ferme des jansénistes, Dieu demeure toujours un Dieu caché (vere tu es
deus absconditus) à ceux qui ne sont pas pourvus de la grâce efficace. En même temps,
les détenteurs de cette grâce n’ont pas besoin de découvrir Dieu, car il est toujours avec
eux. Pour tous les autres, bénis par la grâce suffisante, la découverte divine leur est
inaccessible. La nature qui est chiffrée et qui contient les signes du dessein suprême ne
peut être déchiffrée que par les croyants. La conversion que l’apologiste se donne comme
but n’est jamais à sa portée, elle reste dans le domaine de la grâce divine. Le fait que
l’objectif de l’apologétique s’avère être dès le début impossible à atteindre pose une
question importante concernant les raisons de l’entreprise apologétique en tant que telle
et ses effets.
Pour répondre à la première moitié de la question à propos des raisons d’être de
l’apologétique il suffît de se rappeler que le discours apologétique appartient au domaine
de la rhétorique épidictique, un des objectifs de laquelle consiste à flectere – émouvoir,
incliner la volonté. Dans cette ligne du raisonnement, le discours apologétique moule la
volonté du lecteur pour qu’elle accepte la lumière de la grâce. En ce qui concerne la
seconde moitié de la question, il est logique d’observer qu’incliner la volonté est un acte
libre de cette volonté même. Autrement dit, le lecteur ne se transforme pas en un objet
pur dont la volonté s’incline sous les coups de maître lancés par un apologiste. Le lecteur
demeure toujours également un sujet. Il fait un choix de s’incliner. Nous pouvons donc
conclure qu’une découverte que le lecteur des Pensées peut faire à partir de sa lecture
n’est pas celle de Dieu, mais de soi. Et c’est à partir de l’insuffisance de soi qui est
131
découverte qu’émerge le désir de chercher Dieu. Toujours est-il, l’élément commun dont
parle Proust en évoquant les Pensées est la découverte de soi.
Dans la conception du mécanisme d’une telle découverte Proust semble puiser ses
idées chez Aristote qui a argumenté en faveur de la distinction entre la techné et le savoir
moral/la connaissance de soi. Selon lui, dans le domaine de la techné il est commode de
voir la frontière entre l’acquisition théorique ou quasi-théorique du savoir général et son
application dans une situation particulière. Par contre, dans le domaine du savoir moral,
cette frontière est floue, car l’homme dans son être moral se trouve toujours déjà dans la
nécessité d’agir. Autrement dit, toute application particulière reformule le savoir général,
et, inversement, tout apprentissage du savoir général est immédiatement un acte
particulier. 57
Ce raisonnement est directement applicable à la Recherche et, surtout, à la
problématique identitaire, car c’est bien de la connaissance de soi qu’il s’agit. Par
exemple, l’opposition entre la mémoire involontaire et l’intelligence, ou bien la mémoire
volontaire, retrace esthétiquement la dichotomie étudiée par Aristote entre la techné et le
savoir moral.
A tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, […] à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. » 58
57 « Sans doute, le savoir technique, là où il serait disponible, dispenserait-il de s’interroger encore soi-même avec précision sur son objet. Partout où il existe une techné, il suffit de l’apprendre, pour être du même coup en mesure de trouver également les moyens appropriés. Mais on reconnaîtra inversement que le savoir moral demande constamment et définitivement une telle délibération intérieure. […] Le savoir moral ne peut, par principe, posséder le caractère préalable d’un savoir susceptible d’être enseigné », Hans Georg Gadamer, op. cit., p. 343.58 Le temps retrouvé, IV, p. 446.
132
Pour ne pas recycler l’épisode de la madeleine, prenons ce passage, à partir duquel il est
également évident que, dans l’opposition entre l’intelligence et la mémoire involontaire,
l’effort d’intelligence est incapable de recréer le mystère. Il est aussi intéressant de
remarquer que la différence essentielle entre les deux se trouve dans le fait que la
mémoire involontaire réactualise la perception passée, alors que l’intelligence se
concentre plus étroitement sur l’objet immédiat. Proust dit à maintes reprises que le but
de la perception vraie n’est pas dans un objet perçu, mais dans l’esprit de l’observateur. 59
L’essence des choses et l’essence du moi
Ce que la perception d’objets suscite à l’intérieur du moi est ce que Proust appelle
l’essence des choses. 60 La première observation la plus évidente que nous tirons de la
lecture de la Recherche est que cette essence ne se trouve pas dans une chose. Si nous
rapprochons l’insistance prononcée de Proust sur la primauté de la sensibilité sur l’aspect
matérialiste de la perception, et le concept d’essence des choses qu’il emploie avec une
insistance comparable, nous pouvons conclure qu’il y est bien question de l’essence du
moi et que le rôle d’une chose n’est que secondaire. Nous savons déjà à partir de la
lecture du Monde comme volonté et comme représentation que l’essence du moi se trouve
au niveau de la volonté.
Cette force déraisonnable échappe aux tentatives de la saisir directement. Pourtant,
elle se manifeste, comme nous l’avons remarqué plus haut, dans de petites manies, dans
59 « Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit », op. cit., p. 491.60 « Comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne [peut] pas être approfondie parce qu’elle est extérieure […] », op. cit., p. 470.
133
les vouloirs, dans des sensations identiques éprouvées face aux stimuli similaires. Avec
l’âge, la praxis quotidienne provoque des rencontres avec les objets qui déclenchent de
tels stimuli. En ces moments peut se produire l’instant privilégié où la volonté – ce
mystère du vrai moi profond – se phénoménalise. Alors, l’observateur voit non seulement
un objet réel en trois dimensions, mais il devient aussi sensible à la quatrième – au Temps,
car c’est dans le temps que devient visible le fil rouge de l’ipséité. Or, pour l’individu
sensible à l’essence des choses le monde se présente sous quatre dimensions.61
En effet, la condition nécessaire pour une rencontre avec l’essence d’une chose
est le souvenir de deux instances temporelles où un sujet a été en contact avec elle.
Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. 62
Le voisinage de l’essence des choses avec le vrai moi montre clairement que c’est la
perception qui détient la clef de l’énigme. La sensation de joie est instiguée lorsque la
manière dont un objet retentit dans le moi de l’observateur est exactement identique à
celle provoquée par cet objet dans le passé. Cette résonance dévoile l’existence d’un
élément constant qui, n’ayant pas changé pendant des années, produit la perception
61 « Tout cela, et plus encore les objets précieux venus à l'église de personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la croix d'or travaillée, disait-on, par saint Eloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé), à cause de quoi je m'avançais dans l'église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s'émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel; tout cela faisait d'elle pour moi quelque chose d'entièrement différent du reste de la ville: un édifice occupant, si l'on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps [...] », Du côté de chez Swann, I, p. 60.62 Le temps retrouvé, IV, p. 451.
134
identique. 63 Nous comprenons mieux maintenant que seule la mémoire involontaire, qui
relie subrepticement les deux sensations au lieu de se concentrer sur les deux objets en
question, est capable de révéler l’ipséité.
Pour nous référer encore à la réclame pour le savon, nous pouvons dire que la
« fécondité » en question est justement cette possibilité pas toujours réalisée de trouver
dans la perception présente d’un objet anodin l’écho de la perception d’hier. Or, chaque
objet peut, en principe, être réveillé par un effort de la mémoire involontaire et nous
montrer notre propre essence atemporelle, notre ipséité. L’essence d’un objet se trouve
justement dans sa capacité de mettre l’observateur face à son ipséité.
L’essence des choses dans la dichotomie entre le général et le particulier
Aristote dans la Rhétorique a posé la distinction entre poésie et chronique :
Si la poésie est artistique par nature, c’est parce qu’elle représente allégoriquement ce qui pourrait avoir lieu en tout temps. Au contraire, la chronique de ce qui a eu lieu ne saurait relever d’une appréciation esthétique, car les faits particuliers qu’elle relate ne sont aucunement généralisables. 64
L’effet esthétique est, donc, créé par la généralité que pourvoit l’allégorie. Cette
possibilité d’une application à soi de ce dont parle le livre, étant toujours une remise-en-
particulier, est aussi un mécanisme puissant d’activation de la lecture.
Pour que chaque lecteur puisse se lire dans le livre, le moi du Narrateur doit avoir une généralité suffisante : non seulement il n’est pas celui de Proust, mais, dans son absence, il doit n’être celui de personne pour l’être de tous. 65
63 « What we discover is not the essence of cake and tea, eaten and drunk at different periods of our life […] but a hidden region of the Self, one which must be changeless since it is capable of experiencing the same tastes in the same fashion at a distance of three decades », Joshua Landy, « Les Moi en Moi : The Proustian Self in Philosophical Perspective », New Literary History, nº 32, 2001, p. 103.64 Aristote, Rhétorique, cité par Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris : Seuil (collection Poétique), 2004, p. 9.65 Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris : Gallimard (collection Tel), 2000, p. 30.
135
Toujours est-il que « l’être de tous » implique également « l’être de chacun ». Or,
rhétoriquement le travail de création exige une élaboration des structures d’allégorie, ou
bien une mise-en-général esthétique. En plus, la généralité assure la longévité d’une
œuvre, car c’est bien sa capacité d’être à tout un chacun qui lui donne la force de résister
aux vicissitudes du temps.66
L’importance du général émerge également du côté de la lecture. La participation
du lecteur est nécessaire pour cimenter la structure du roman et pour maintenir sa
cohésion. Le suc d’un objet, par exemple, ne se trouve pas dans les liens qu’il entretient
avec d’autres objets qui l’environnent, mais dans le passé où les cordes de sensibilité
qu’il tire trouvent leurs analogues. Dans ce contexte il est bien évidemment question de la
dichotomie entre le général et le particulier. L’objet perçu représente un particulier qui
s’attache justement par les cordes de la sensibilité au général, à tout un monde passé. Or,
selon l’esthétique enseignée par la Recherche, le contact direct avec le monde est
découragé. Aussi la cohésion de la réalité physique observée se voit-elle détruite.
« Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que
s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître ». 67
Les ravages laissés ne se réparent que dans le particulier individuel. Le texte ne peut pas
couvrir les fissures dans la structure du monde. C’est au Narrateur et, par association, à
nous, aux lecteurs, d’obéir aux conseils du roman et de descendre au plus profond de
nous-même pour y retrouver la continuité perdue.
Or, ayant rendu pertinente au lecteur la question : Qui suis-je ? et ayant chiffré la
sagesse de la réponse à cette question dans le code du général (re : Rien ne survit qu’en
66 « Rien ne peut durer qu’en devenant général », Le temps retrouvé, IV, p. 484.67 Op. cit., p. 456.
136
devenant général), le texte propose au lecteur le travail herméneutique de la remise-en-
particulier. Ce travail se fait selon ses propres règles. La principale parmi elles est celle
des enjeux entre la clarté et l’obscurité. Si le texte est complètement étranger au lecteur,
même étant donné l’intérêt de sa problématique, il ne saurait jamais effectuer la lecture
active, la lecture de soi. Le lecteur se prosternerait tout simplement devant ses propos afin
d’en devenir éclairé. De l’autre côté, la clarté absolue est également meurtrière, car si tout
est clair, il ne reste rien à interpréter. Par conséquent, le texte doit se placer dans un clair-
obscur où les partis pris extra diégétiques ne sont pas tous invalidés d’un coup.
De cette manière se construit le cercle herméneutique qui comprend le côté du
général et celui du particulier. Le lecteur et le Narrateur y sont placés. Chaque échec de
l’application du général extérieur au soi particulier remet en question quelques-uns de ces
partis pris. Pourtant, la Recherche, n’étant pas un traité de philosophie dans le sens strict
du terme, ajoute la sensibilité au cercle herméneutique. Si les herméneutes remplissent la
lacune entre l’expérience d’une nouvelle réalité bien particulière et les préconceptions
générales par le dialogue entre ces deux éléments, le roman soutient que c’est à la
sensibilité qu’il incombe de dresser le pont entre le général et le particulier. La sensibilité
se représente en tant que voie émotive et « déraisonnable » par laquelle le savoir peut
s’acquérir :
Pour se représenter une situation inconnue l’imagination emprunte des éléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais la sensibilité, même la plus physique, reçoit comme le sillon de la foudre, la signature longtemps indélébile de l’événement nouveau. 68
Le rejet des préconceptions est une prérogative personnelle, tout autant que le but, la
réalisation plus complète de soi. Même avec la bonne volonté du lecteur, Pascal ne peut
68 Albertine disparue, IV, p. 8.
137
accomplir son projet de la conversion des libertins, car l’ingrédient crucial – la grâce
efficace – ne s’accorde que par la Volonté divine. Pourtant, l’herméneutique proustienne
souligne une possibilité de fournir une expérience directe d’un particulier nouveau et de
dévoiler l’invisible en accordant la primauté à la sensibilité.
Jalousies inductive et déductive
Les racines mythiques des contradictions amoureuses : l’amour-passion oriental
Pour que le processus d’induction et de déduction devienne pertinent au
personnage, son désir de connaître et de posséder un objet doit être éveillé. Cet éveil
s’effectue dans le domaine de l’amour. Une glose des débats sur les sentiments qui
faisaient rage au XIXe siècle et des enjeux amoureux pleins de controverses de la
Recherche permet de mieux comprendre la dynamique de l’amour et de la jalousie. En ce
qui concerne le traitement de l’amour, la Recherche s’inspire clairement des opinions en
vogue à l’époque de sa création. Ces opinions se retracent chez des auteurs influents de
l’époque, même ceux qui abordent le sujet de l’amour à partir des genres différents : chez
Stendhal dans De l’amour (1853) et chez Alfred Binet dans Études de psychologie
expérimentale. Le fétichisme dans l’amour (1888) parmi d’autres. Ces deux auteurs
abordant le sujet d’amour des côtés différents s’appuient sur les principes similaires. Cela
signale sinon l’objectivité de ces principes, au moins leur prééminence à l’époque. Les
partis pris concernant l’amour se résument dans la vision négative du sentiment
amoureux qui l’associe à une maladie. L’amour est vu en tant que costume que porte la
sexualité afin de gagner une entrée dans le discours civilisé. Le phénomène d’amour,
étant donc artificiel, présente un danger de détourner les forces vitales sur une fausse
138
piste. Le danger est d’autant plus sérieux qu’il est inévitable : « L’amour est comme la
fièvre, il naît et s’étend sans que la volonté y ait la moindre part ». 69
Dans L’amour et l’Occident Denis de Rougemont reprend ce thème contradictoire
et approfondit notre compréhension du sujet de l’amour, en commençant par une étude
intéressante du mythe de Tristan et Iseut. Le point de départ de son analyse se trouve
dans l’opposition entre deux visions de l’amour : l’amour oriental et l’amour chrétien.
D’après lui, l’Orient se caractérise avant tout par l’esthétique manichéenne qui s’appuie
sur la dichotomie conflictuelle de l’âme et du corps. D’après les manichéens, l’âme
divine est tenue prisonnière de la matière terrestre. Par conséquent, elle se décrit par
l’élan fort et inabouti vers l’union avec Dieu. Ce zèle échoue, car son objectif se trouve
par définition en dehors de la vie, dans la mort. À partir de ces quelques postulats
principaux de la doctrine manichéenne Rougemont pose l’opposition entre l’amour
sexuel et l’Amour. Celui-ci dans le manichéisme n’est autre que la manifestation de
l’élan de l’âme vers l’unité avec l’Un, tandis que l’amour sexuel implique les
attachements ici bas.
Il paraît clair que l’amour-passion ne sait pas de dénouement heureux. Si tombent
tous les obstacles et que les amants s’unissent, ils se voient immédiatement déchus sur
terre, attrapés dans leur corps. En tant qu’élan de l’âme à s’élever au dessus de la matière,
l’amour-passion se nourrit par les difficultés de sa réalisation. C’est pour cette raison que
de Rougemont conclut : « Considéré du point de vue de la vie, un tel Amour ne saurait
être qu’un malheur total ». 70 Pourtant, ce malheur est recherché pour ses douceurs
perverses :
69 Stendhal, De l’amour, Paris : Garnier Flammarion, 1993, p. 38.70 Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Paris : Plon, 1972, p. 68.
139
De tous les maux, le mien diffère; il me plaît; je me réjouis de lui; mon mal est ce que je veux et ma douleur est ma santé. Je ne vois donc pas de quoi je me plains, car mon mal me vient de ma volonté; c’est mon vouloir qui devient mon mal; mais j’ai tant d’aise à vouloir ainsi que je souffre agréablement, et tant de joie dans ma douleur que je suis malade avec délices. 71
Denis de Rougemont souligne la nature fondamentalement religieuse de l’amour-
passion. Dans le même ordre d’idées, la passion ne naît pas de la rencontre d’une
personne propice. Toute âme, prisonnière de la matière, est pourvue de passion. Un des
rôles de la personne bien-aimée consiste à la réveiller et à se faire brûler par sa flamme :
Tristan aime Iseut non point dans sa réalité, mais en tant qu’elle éveille en lui la brûlure délicieuse du désir. L’amour-passion tend à se confondre avec l’exaltation d’un narcissisme. 72
La confusion à laquelle fait allusion le passage cité n’est que le début d’un problème
systémique plus fondamental. Il y a ici une contradiction évidente entre, d’un côté, le
refus de la vie terrestre avec tous ses attributs et, de l’autre, le nom d’amour qui s’y
attache. Si un dévot cherche à s’unir avec la Sagesse universelle, le choix logique pour lui
semble une réclusion dans une ascèse acharnée. Pourquoi y mélanger les aventures
amoureuses, les combats contre les obstacles afin de parvenir à l’union avec un autre être
en chair et en os ?73
Le rôle d’Iseut était-il uniquement celui de réactif du désir de s’unir avec Dieu ?
Si la réponse est affirmative, la contradiction demeure sans résolution. Mais la réponse de
Rougemont est plutôt négative. Nous avons déjà souligné la soif constante et anxieuse de
l’âme de fusion avec la divinité :
Le dieu Éros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c’est la non-vie, la mort du corps. La
71 Chrétien de Troyes, cité par Denis de Rougemont, op. cit., p. 30.72 Denis de Rougemont, op. cit., p. 166.73 « L’accomplissement de l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre », op. cit., p. 68.
140
Nuit et le Jour étant incompatibles, l’homme créé qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu’en cessant d’être, en se « perdant » au sein de la divinité. 74
La réalisation de ce projet appartient au domaine mystique de la non-vie. Pourtant, ce qui
se trouve à la portée de l’âme dans la vie, c’est justement le culte de l’Autre auquel elle
se voue. Ce geste devient pour elle le premier pas vers l’unité avec Dieu : la sortie de soi-
même. Le détachement de l’âme de la matière implique sa libération de l’instinct
fondamental de préservation de soi. Voilà pourquoi l’amour-passion, tel qu’il est décrit
dans la littérature à partir des troubadours, flirte avec la mort. L’amant est prêt à se
sacrifier pour sa bien-aimée. Si la fusion avec l’Être suprême est impossible sur terre, le
premier pas apparaît réalisable : la sortie de soi par le mépris manifeste de ses propres
intérêts corporels. Par conséquent, l’amour-passion est toujours « l’exaltation d’un
narcissisme » tant qu’il procure une sensation euphorique provoquée par l’effort
conscient de dominer l’instinct d’auto-préservation et de se balancer au bord d’un gouffre
mortel. Mais il est aussi « amour » en tant qu’il se voue à l’Autre, peu importe si l’Autre
n’y est qu’une marche d’escalier menant au ciel.
L’amour chrétien de la créature
En contraste avec l’amour-passion manichéen se trouve l’amour chrétien. La
différence fondamentale entre les deux se trace dans l’opposition entre la continuité du
manichéisme et la discontinuité du christianisme. Celui-ci stipule l’impossibilité pour
l’homme de devenir Dieu. Après la Chute, la distance entre les deux est infranchissable.
Le manichéisme, par contre, parle du droit chemin qui lie ici-bas à la divinité. Pour le
parcourir, l’âme doit se défaire des attachements terrestres par une ascèse progressive.
74 Op. cit., p. 69.
141
Donc, l’âme manichéenne brûle pour annihiler le corps qui la tient emprisonnée. L’âme
chrétienne, reconnaissant l’impossibilité de fusion divine, s’acharne au service de
l’Autre.75 Comme le dit de Rougemont, le christianisme persuade d’ « aimer l’Autre tel
qu’il est au lieu d’aimer l’idée de l’Amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure ». 76
Selon de Rougemont, l’amour-passion s’est glissé sur le terrain de l’humanisme
chrétien en tant qu’hérésie – la réaction contre les abus fréquents du mariage. Comme
résultat, le mythe de l’Amour en Occident possède des traits complexes empruntant tant à
la doctrine chrétienne du culte du prochain qu’au mysticisme manichéen. Ce mélange
d’influences forme donc l’archétype fondamental sur lequel s’inscrivent d’un côté les
déclarations négatives désignant l’amour en tant que maladie, qu’obsession malheureuse
de la jeunesse, et de l’autre l’éloge de l’amour par les romantiques.
Amour-passion et amour chrétien : mélange névrotique
Le Narrateur proustien fait preuve par son comportement avec Albertine de la
cohabitation de ces deux tendances. Il a besoin de sa présence, mais, une fois en sa
compagnie, il se sent suffoqué et détourné des projets qui apparaissent beaucoup plus
significatifs. 77 Le Narrateur est incapable de comprendre, comme l’auraient fait les
manichéens, que l’amour qu’il éprouve envers une Gilberte, une Albertine ou toute autre
conquête féminine n’est pas en dehors de lui, mais qu’il est en lui à la manière de
l’essence des choses. S’il l’avait compris, il aurait pu se libérer de l’angoisse provenant
75 « Dieu – le vrai Dieu – s’est fait homme, et vrai homme. En la personne de Jésus-Christ, les ténèbres vraiment ont « reçu » la lumière. […] Désormais, l’amour n’est plus fuite et perpétuel refus de l’acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie », op. cit., p. 70.76 Op. cit., p. 71.77 « La certitude qu’elle était en train de faire une course avec Françoise, qu’elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain […] éclairait comme un astre radieux et paisible un temps que j’eusse eu maintenant bien plus de plaisir à passer seul », La prisonnière, III, p. 663.
142
du désir impossible de posséder les femmes qu’il aimait pour se tourner vers la
contemplation intérieure de l’Amour. N’étant pas manichéen, le jeune Marcel est en proie
à la névrose : il veut et ne veut pas la même chose. Les périodes de vouloir et de non
vouloir sont tellement proches l’une de l’autre qu’il semble un être parfaitement
contradictoire.
Le Narrateur est une victime par excellence de la névrose créée par le mélange
d’influences chrétienne et manichéenne dans le domaine de l’amour. Le désir du moi
éparpillé de retrouver sa cohésion trouve son expression dans l’élan manichéen de
réaliser la fusion de l’âme avec Dieu. Donc, le Narrateur par son malaise identitaire se
rend susceptible aux charmes de l’amour-passion se nourrissant d’obstacles et qui aide à
reconstituer le moi éclaté. L’influence de l’archétype chrétien est responsable de la
substitution de l’Autre à la divinité manichéenne. Autrement dit, c’est avec Albertine que
le jeune Marcel veut réaliser la fusion. L’exemple suivant le montre bien. Dans l’épisode
d’où est tiré le passage il s’agit d’un des moments où Marcel envisage la rupture avec
Albertine. Subitement, elle lui avoue un petit mensonge concernant l’amie de Mlle de
Vinteuil. Cet aveu fait changer la détermination au Narrateur. Au lieu de rompre, il
s’accroche encore davantage à Albertine : « Ce qui m’avait brusquement rapproché d’elle,
bien plus, fondu en elle, ce n’était pas l’attente d’un plaisir […], c’était l’étreinte d’une
douleur ». 78 Se fondre en Autre, c’est bien cela le résultat pour le Narrateur proustien de
l’interaction entre l’amour-passion et l’amour chrétien.
Un insupportable tête-à-tête avec soi-même
78 Op. cit., p. 840.
143
Tout comme l’amour-passion manichéen pur, l’amour-mutant du Narrateur a du
mal à trouver le bonheur. Il a besoin d’obstacles constants afin de se maintenir. Lorsque
l’union avec Albertine est à la portée de Marcel, il ne s’y intéresse plus, car il se sent
atterré, dominé par la matière. C’est seulement quand Albertine n’est pas à ses côtés qu’il
la poursuit comme un maniaque. 79
Son absence est perçue comme obstacle à surmonter et, en tant que tel, met en
marche le moteur de la passion qui ne cherche rien d’autre qu’à le surmonter. D’autre
part, la séparation avec la personne bien aimée aiguise la sensation d’être assis dans son
propre corps. Et le corps, en plus d’animer chez un manichéen l’envie dévorante d’en
sortir, représente selon Schopenhauer « la Volonté elle-même corporifiée ». 80 Donc, la
confluence de ces antécédents proustiens importants rend la solitude, le tête-à-tête avec
soi-même, insupportable au Narrateur. Le langage de la Recherche confirme une telle
conclusion. Dans l’épisode suivant le jeune Marcel est sous l’emprise de l’angoisse dans
la chambre d’hôtel à Balbec. Dépourvu des objets familiers, il se sent subitement
misérablement seul :
N'ayant plus d'univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m'entouraient, qu'envahi jusque dans les os par la fièvre, j'étais seul, j'avais envie de mourir. Alors ma grand'mère entra; et à l'expansion de mon cœur refoulé s'ouvrirent aussitôt des espaces infinis. 81
Remarquons la proximité de l’énoncé de la solitude de celui du désir de la mort.
Ce voisinage invite la supposition du rapport de causalité entre eux. Autrement dit,
l’envie de mourir est provoquée par la solitude. La solitude en question se définit d’une
manière plus complexe qu’une simple absence de compagnie. La solitude du Narrateur se
79 « Je sentais que ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance », La prisonnière, III, p. 895.80 Arthur Schopenhauer, op. cit., p. 971.81 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 28.
144
décrit avant tout par l’environnement étranger et, donc, hostile. La sensation d’hostilité
transforme le moi en une redoute fortifiée et rend tangibles les limites du corps.
Remarquons aussi que cette prise de conscience de son propre corps s’accompagne dans
le passage cité par l’élan du cœur à repousser les frontières qui sont subitement devenues
visibles et à réaliser la fusion avec une bien aimée.
La fusion en question suppose le savoir ininterrompu et complet de tout
concernant l’Autre. Ce savoir symbolise justement l’effacement des frontières qui tracent
les limites de soi. Si le monde ailleurs est menaçant par son étrangeté, la fusion instaure
la familiarité totale. Le Narrateur se convainc à maintes reprises de l’impossibilité d’un
tel savoir, car « il est extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que
cet être a occupés et occupera». 82 Non seulement le désir de tout savoir est impossible à
satisfaire, mais il est aussi sujet à l’intermittence. Nous avons déjà montré comment la
présence continuelle d’Albertine auprès du Narrateur l’avait incommodé. L’impossibilité
systématique d’un côté et l’intermittence de l’autre sont responsables, d’une manière
paradoxale, de la constance de ce désir. Il peut être momentanément intermittent, mais il
est constamment insatisfait.
L’amour-jalousie en tant que fusion de l’amour-passion et de l’amour chrétien
La critique proustienne, en reconnaissant cette tendance névrotique de l’amour
dans le roman, a mis en avant le concept d’amour-jalousie.83 Philippe Chardin observe
d’abord que la vision de la jalousie concentre en soi un paradoxe important inhérent à la
Recherche. Ce paradoxe se compose de deux volets contradictoires. Premièrement, le
82 La prisonnière, III, p. 607-608.83 Philippe Chardin, « Jalousie », dans Dictionnaire Marcel Proust, éds. Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Paris : Honoré Champion, 2004, p. 523.
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désir acharné de possession et de savoir absolu anime et définit pratiquement toute
l’existence du Narrateur. Deuxièmement, l’aboutissement de cette quête est la
compréhension de la vacuité et de la futilité de son objet. Chardin continue en stipulant
que, justement à cause de l’impossibilité d’étanchement, la soif de possession devient un
pommier qui fournit constamment une abondance de fruits juteux d’anxiété, de cœur
brisé et d’autres maux d’amour. La comparaison de la souffrance avec une pomme
délicieuse n’est pas aléatoire. Comme le souligne Chardin, la jalousie est une source de
plaisir pervers, tout en étant celle de douleur. C’est pour cela également que le Narrateur
se place avec une insistance exemplaire dans des situations de l’éternel jaloux
susceptibles de satisfaire son élan masochiste.
Le concept d’amour-jalousie réunit le joyeux et le douloureux pour signifier cette
particularité perverse de l’amour dans le roman : Marcel est amoureux de sa jalousie et de
la souffrance qu’elle lui procure. En même temps, la fusion de ces deux mots suggère que
dans l’esthétique de la Recherche l’amour sans jalousie est impossible. Il n’est pas juste
de caractériser toute l’esthétique romanesque proustienne en tant qu’entremêlement
d’amour et de jalousie. Dans Jean Santeuil nous voyons encore une opposition
conceptuelle entre les deux.84 Mais dans la Recherche elle disparaît progressivement.
D’abord Swann « a fait de la jalousie avec son amour »85 et il arrive graduellement à
caractériser sa vie d’amour par « la fidélité de sa jalousie ».86
Le voisinage d’amour et de jalousie semble parfaitement raisonnable surtout étant
donné le mélange des archétypes d’amour-passion et d’amour chrétien. Dans l’amour-
84 « J’ai souffert d’une personne que j’ai autrefois aimée des tourments de la jalousie. », Jean Santeuil, p. 201.85 Du côté de chez Swann, I, p. 300.86 Op. cit., p. 365.
146
jalousie, amour symbolise l’influence chrétienne qui met l’accent sur la prise de soins de
l’Autre, alors que jalousie, produit plutôt du repli sur soi-même, représente l’élan de
l’âme à réaliser la fusion avec la divinité. Donc, à la dichotomie déjà soulignée du joyeux
et du douloureux qui caractérise l’amour-jalousie nous en ajoutons une autre :
l’opposition entre le soi et l’Autre. Le désir de savoir complet qu’est la jalousie se traduit
également par le désir de possession. L’emprisonnement d’Albertine devient une
expression de ces deux désirs simultanés. Mais quoi qu’il en soit, ni le savoir complet ni
la possession absolue ne sont possibles. Charles Swann, ce pionnier de l’angoisse
amoureuse, le montre bien dans ses déambulations nocturnes en quête de savoir avec qui
s’amuse Odette. Également, l’expérience de Swann dans les débuts de son amour
d’Odette donne un avant-goût de ce qui arrive, à quelques différences près, au Narrateur.
C’est pour cette raison que le passage suivant, décrivant la dynamique Swann-Odette, est
tout aussi pertinent aux interactions entre le Narrateur et Albertine :
Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour [un autre] devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand – à ce moment où il fait défaut – à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de le posséder.87
Ce passage nous montre également l’évolution de la jalousie. Tout commence par
une prédilection pour une personne, prédilection qui se base sur un détail insignifiant : les
grosses joues d’Albertine, son air rieur 88 et surtout ses yeux qui ont mis en marche le
moteur lourd de la jalousie. 89 Ces détails contiennent des promesses de délices et
87 Op. cit., p. 227.88 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 152.89 « Si nous pensions que les yeux d'une telle fille ne sont qu'une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d'unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n'est pas dû uniquement à sa composition matérielle; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu'il connaît – pelouses des
147
réveillent ainsi le désir de les éprouver et de les connaître. La soif de connaissance d’un
tout qui s’entrevoit dans le détail tangible devient d’autant plus enivrante que le détail est
mondain et saisissable.90 Ainsi, nous voyons que la fusion de l’amour-passion et de
l’amour chrétien aiguise l’intensité du désir, en le rendant névrotique, et actualise pour le
Narrateur la problématique de l’induction. Son désir de savoir et, par extension, de
posséder les objets de sa quête, ayant subi l’influence des mythes amoureux, s’inscrit
dans l’enjeu du général et du particulier et résume de cette façon le problème
herméneutique.
Le rôle de l’art dans le façonnement du problème herméneutique
Nous abordons ici l’étude de l’esthétique dans la Recherche afin de montrer
comment la mise en relief du problème herméneutique est aidée par les évocations
systématiques des œuvres d’art appartenant à des genres différents. Premièrement, nous
allons continuer à décliner la dichotomie du voir/particulier et du savoir/général. Ensuite,
nous montrerons comment le roman annonce et crée la nouvelle unité qui remet en cause
la relation métonymique, assez typique d’ailleurs pour la situation herméneutique, entre
le particulier et le général comme s’ils étaient le contenu et le contenant.
Critique de la voie du savoir par la raison expérimentale
hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m'eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan », op. cit., p. 152.90 « Car pour le jaloux, et avant cela pour l’amant comme pour l’artiste, tout commence par un détail, une trouvaille », Anne Longuet-Marx, « Schopenhauer – Proust : la scène amoureuse », dans Schopenhauer et la création littéraire en Europe, sous la direction d’Anne Henry, Paris : Méridiens Klincksieck, 1989, p. 165.
148
Nous savons déjà que le Narrateur, aux prises avec les défis herméneutiques, tente
d’arriver au savoir à partir de ce qui se présente à sa vision. Autrement dit, il effleure le
particulier, mais il cherche le général. Dans une de ses introspections nous lisons la
description des difficultés du mode de pensée inductif. Ce monologue intérieur suit
immédiatement la scène de la confusion de nom de Mlle De Forcheville avec celui de
l'Orgeville en passant par d'Éporcheville avant de finalement pouvoir reconstituer le nom
de la personne devant qui le Narrateur se trouvait.
Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. Mais en réalité ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. 91
La difficulté essentielle que remarque le Narrateur est l’élan intellectuel de découpler le
général du particulier et même d’ignorer l’influence de celui-là sur le façonnement de la
perception de celui-ci.
Comment sont les choses et pourquoi avons-nous tort de les représenter comme
telles ? En réalité, ni le soleil ne plonge dans l’océan au crépuscule, ni la petite madeleine
trempée dans une tisane ne cache tout un monde révolu de l’enfance. Selon les lois de la
réalité systématique, le particulier se lie inextricablement au général qui l’explique et lui
donne du sens. Et c’est l’esprit de science qui favorise la représentation de la réalité
particulière à partir du savoir général. Il est en effet tout à fait logique de suivre la voie du
savoir et de chercher à comprendre les liens rationnels entre les phénomènes.
Pourtant, cette logique parfaite engendre beaucoup de souffrance dans la vie de
Marcel, surtout dans ses rapports avec Albertine. Il veut justement se représenter les
choses telles qu’elles sont, qu’il s’agisse de la fille de Vinteuil avec son amie qu’il
91 Albertine disparue, IV, p. 153.
149
observe caché dans un buisson ou bien des seins d’Albertine écrasés contre ceux
d’Andrée. Dans l’épisode en question Albertine vient de lui faire savoir en toute
innocence le fait de son amitié avec Mlle Vinteuil et avec la copine saphique de celle-ci.
Il se dit après avoir entendu ces épanchements d’Albertine où le savoir général se fait
entrevoir d’après les particularités observées :
En cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson, où (comme quand j'avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann) j'avais dangereusement laissé s'élargir en moi la voie funeste et destinée à être douloureuse du savoir. 92
La raison pour laquelle la voie du savoir s’avère être funeste est non seulement que le
savoir voulu reste inaccessible, mais aussi que l’épistémologie visant le savoir rend ses
partisans aveugles à la réalité immédiate et unique qui se présente à leurs yeux. En
regardant un arbre, ils ne se concentrent pas sur les feuilles délicates, mais ils essayent
d’envisager les racines ensevelies sous la terre.
Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m’échappait parce que je n’avais pas la faculté de m’arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais. Il en résultait qu'en réunissant toutes les remarques que j'avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques où l'intérêt propre qu'avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place.[…] Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas. 93
Radiographier le monde, c’est justement le voir avec l’esprit déductif de science,
et, comme le prétend le passage cité, ne pas le voir du tout. À partir de ses observations
des invités le Narrateur dégage les lois générales expliquant les correspondances entre les
groupes et la logique du comportement individuel. Les traits de chaque individu et les
détails particuliers de son comportement lui échappent. Ce n’est pas dire que le Narrateur
92 Sodome et Gomorrhe, III, p. 500.93 Le temps retrouvé, IV, p. 296-297.
150
ne perçoit que les racines d’un arbre. Mais sa façon de voir le particulier est bien
particulière :
J'étais incapable de voir ce dont le désir n'avait pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n'avais pas d'avance dessiné moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter avec la réalité. 94
La particularité en question consiste en un déplacement d’accent. Le Narrateur arrive au
particulier à partir de l’idée générale. Par conséquent, il est plus susceptible, en se
trouvant devant un objet, de ne contempler que son idée préalable et non l’objet
proprement dit.
La théorie spéculative et son rôle dans la construction du signe esthétique
Dans la manière de contempler une œuvre d’art, il y a, évidemment, de la variété.
Dans la présentation de cette variété Proust est clairement influencé par la théorie
spéculative de l’art.95 Pour les besoins présents, rappelons le résumé qu’en fait Jean-
Marie Schaeffer dans son travail intitulé L’art de l’âge moderne :
L’art, nous dit-on, est une connaissance extatique, la révélation de vérités ultimes, inaccessibles aux activités cognitives profanes; ou : il est une expérience transcendantale qui fonde l’être-au-monde de l’homme; ou encore : il est la présentation de l’irreprésentable, de l’événement de l’être […]. La thèse […] implique une sacralisation de l’art, opposé, en tant que savoir d’ordre ontologique, aux autres activités humaines considérées comme aliénées, déficientes et inauthentiques. 96
La théorie spéculative revendique l’autonomie du signe esthétique tout en insistant sur le
pouvoir de celui-ci de révéler des vérités ultimes. Dans cette formulation de l’art en tant
qu’idéal communicationnel des sagesses de la vie il se trouve une contradiction
potentielle. « En nous disant que l’Art révèle l’être, la théorie spéculative de l’Art doit
94 Op. cit., p. 297.95 Jean-Marie Schaeffer propose ce concept synthétique qui résume le consensus dans la philosophie esthétique post-kantienne accentuant la fonction cognitive ontologique de l’art, capable de fournir le savoir ultime de la réalité humaine. 96 Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris : Gallimard (essais), 1992, p. 15.
151
toujours aussi, et dans le même geste, le situer dans l’être qu’ainsi il révèle […] ». 97 La
dichotomie se définit dans le rapport entre une œuvre d’art et son référent, un phénomène.
La valeur d’une œuvre se détermine-t-elle par le lien avec le référent, ou bien possède-t-
elle de l’autonomie interprétative ?
Malgré la nature philosophique de cette interrogation à laquelle participe le
roman, il est vain d’attendre de la philosophie proprement dite de la plume de Proust. Il a
une idée assez précise de la division des genres. Le genre littéraire n’entre en concurrence
avec la philosophie que par ses résultats et non pas par ses procédures qui, selon Proust,
sont bien distinctes de celles des philosophes. En plus, même si la littérature décidait de
faire de la philosophie, elle s’estropierait, car les philosophes n’ont recours qu’au pouvoir
du raisonnement, tandis que les littéraires ont aussi à leur disposition les capacités
offertes par la sensibilité :
[le] romancier bourr[e] de philosophie un roman qui sera sans prix aux yeux du philosophe aussi bien que du littérateur […]. Ils oublient, comme ce romancier, que si le littérateur et le poète peuvent aller en effet aussi profond dans la réalité des choses que le métaphysicien même, c’est par un autre chemin, et que l’aide du raisonnement, loin de le fortifier, paralyse l’élan du sentiment qui seul peut les porter au cœur du monde. 98
Le Narrateur souligne l’opposition entre cet esprit de science et la manière dont
fonctionne spontanément le mécanisme de perception. Nous avons perdu cette
spontanéité pure. C’est bien cela la signification de la remarque : « nous concevons le
monde tout de travers ». 99 Selon lui, la perception spontanée préconise le voir, et cette
particularité n’est pas un défaut, mais plutôt un avantage. Et c’est à l’art qu’il appartient,
d’après Proust, de nettoyer la perception de la poussière grisâtre du cartésianisme. L’art
97 Op. cit., p. 92.98 Marcel Proust, « Contre l’obscurité », dans Écrits sur l’art, édition préparée par Jérôme Picon, Paris : GF Flammarion, 1999, p. 95.99 Albertine disparue, IV, p. 153.
152
est non seulement appelé à refléter la vision unique de la réalité par l’artiste, mais sa
mission comprend aussi le façonnement de la manière de voir le monde alentour.
La supériorité de l’art sur la vie consiste en ceci : tous les signes que nous rencontrons dans la vie sont encore des signes matériels, et leur sens, étant toujours en autre chose, n’est pas tout entier spirituel. [Seuls] les signes d’art sont immatériels. [Dans] l’art, les matières sont spiritualisées, les milieux dématérialisés. L’œuvre d’art est donc un monde de signes, mais ces signes sont immatériels et n’ont plus rien d’opaque. 100
Les signes rencontrés dans la vie de tous les jours suivent le principe du signifiant
errant. Autrement dit, ces signes peuvent être vus en tant que signifiants qui renvoient
sans cesse aux autres signifiés. Par voie de conséquence, l’observateur est plutôt
susceptible de chercher cet au-delà au détriment de la réalité immédiate qu’il finit par ne
pas vraiment voir. Les signes spiritualisés de l’art, tout en maintenant des liens
hypothétiques avec le champ de référence de la praxis, sont pourtant autosuffisants; ils ne
renvoient pas à autre chose avec la même insistance que les signes rencontrés dans la vie.
N’ayant pas de signifié séparé, les signes artistiques favorisent et inculquent la perception
correcte qui met la signification du signe rencontré dans ce signe même. Autrement dit,
une telle perception élimine la distinction entre le voir et le savoir, entre le particulier et
le général. La vision esthétique apprend à voir en sachant et à savoir en voyant sans
chercher le savoir au-delà du signe contemplé.
Le Célibat artistique et l’idolâtrie
Proust fait de la philosophie à travers le personnage de Swann, le fameux
célibataire de l’art. Le crime que le romancier lui impute est celui d’idolâtrie.101 Dans le
100 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris : PUF, 1964, p. 53.101 « Once again, in his attitude to painting as in his attitude to literature, Charles Swann offers an instructive bad example. The temptation, in dealing with the visual arts, is […] that of “idolatry” – the supposition that a picture derives its value from what it represents, instead of the other way around. Swann succumbs to his temptation in his dealings with Odette, whom he sees as a Botticelli painting. This would
153
contexte philosophique l’idolâtrie est une attitude qui prend ses racines dans une
mauvaise application de la théorie spéculative de l’art, où la glorification de l’esthétique
s’autorise nécessairement des phénomènes. Dans le cas de Swann, cette attitude se
montre d’une manière exemplaire dans la dichotomie entre Odette et Botticelli.
[…] Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées; et, adaptant ce qu'il trouvait beau jusque-là d'une façon esthétique à l'idée d'une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu'il se félicitait de trouver réunis dans un être qu'il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d'œuvre que nous regardons, maintenant qu'il connaissait l'original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d'Odette ne lui avait pas d'abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu'il trouvait plus beau encore et, approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur. 102
Swann, contemplant une toile de Botticelli, se réfère au phénomène du monde réel,
dans ce cas à Odette de Crécy avec qui le portrait a de la ressemblance. Et c’est justement
cette attitude chez ceux qui tombent dans le piège d’idolâtrie qui les empêche de créer
une œuvre. Ce verdict annoncé par le roman paraît un peu contradictoire, car Swann
remarque Odette seulement à cause de la ressemblance perçue entre elle et le portrait
qu’il aime. N’y a-t-il pas une glorification de l’Art ?
Le problème se trouve dans le fait que le va-et-vient entre le phénomène et
l’œuvre crée une illusion qu’une œuvre et surtout l’élan créateur, doivent puiser leur
énergie directement dans le monde matériel. Mais nous savons très bien que l’esthétique
proustienne annonce que la création artistique est pour l’auteur un travail d’auto-
extraction et de transcription de l’œuvre dont il est porteur. Malgré qu’une œuvre d’art
be permissible, in Proust’s eyes, if his awareness of this resemblance were to lead Swann away from his infatuation with Odette toward a renewed cult for Botticelli, especially if this were to lead in turn toward some creative activity on his part », Barbara J. Bucknall, The Religion of Art in Proust, Urbana : University of Illinois Press, 1969, p. 69.102 Du côté de chez Swann, I, p. 221-222.
154
maintient des liens avec la praxis, ce lien, selon la théorie spéculative de l’art et selon
l’esthétique proustienne, n’est pas direct. Il passe par la cuisine intérieure de la psyché.
Dans cette ligne logique, devient artiste celui qui sait entrer dans la cuisine de sa propre
psyché et observer ce qui s’y passe, et non pas celui qui baigne dans des éclats brillants
du succès mondain :
[…] Ce n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte […]. 103
Or, l’attitude professée par Charles Swann, comme nous venons de le montrer, est
la façon pour Proust de réagir au système de croyances réuni sous le nom de théorie
spéculative de l’art. Tout en reconnaissant la supériorité du mode d’expression artistique,
l’esthétique proustienne telle qu’elle émerge dans la Recherche ne se classe pas dans le
registre de « l’art-pour-l’art ». Proust accorde de l’importance au monde des référents,
mais cette importance n’est pas primordiale. Pour lui, une œuvre d’art, de prime abord, se
réfère à soi, elle forme un signe clos qui combine les rôles du sujet et de l’objet. Ce signe
autoréférentiel, une fois son identité établie, entretient les rapports avec son modèle. Mais
la valeur d’une œuvre n’est pas influencée par le modèle, tandis que le contraire est
acceptable. Comme l’argumente la Recherche, la lecture, une fois digérée correctement,
est capable d’illuminer le gris du quotidien.
[…] Parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne […]. 104
L’essentiel est de percevoir le livre comme objet indépendant, de permettre au texte de
bâtir un monde à l’abri de référents extra-diégétiques avant de chercher des
103 Le temps retrouvé, IV, p. 300.104 Op. cit., p. 356.
155
correspondances avec eux. C’est de cette manière que la lecture devient un outil efficace
d’acquisition du savoir. Si, par contre, le roman de la lecture ne possède pas d’autonomie
structurale et qu’il a dans son fondement des incrustations du vécu réel, le produit
résultant sera à peine utile, car il est impossible d’illuminer l’inconnu à l’aide de cet
inconnu même.
Comme nous l’avons déjà observé, la raison principale pour laquelle être un
célibataire de l’art est mal vu se trouve dans l’empêchement qui est intrinsèque à cette
attitude de développer une veine créatrice. Nous avons également vu qu’une vraie veine
créatrice commence à l’intérieur : dans la cuisine de la psyché. Donc, l’idolâtrie, ce péché
des célibataires de l’art, empêche tout d’abord l’établissement du signe clos de la lecture
de soi. Si un Swann, en contemplant Zéphora de Botticelli, ne peut pas apprécier ce chef-
d’œuvre sans se référer à sa Zéphora à lui, il est également aussi mauvais lecteur de sa
propre âme que mauvais spectateur de la toile de Botticelli.
Elstir et l’esthétique impressionniste
À l’opposé de l’idolâtrie du célibataire de l’art se trouve l’esthétique
impressionniste incarnée par le peintre inventé Elstir. Le jeune Marcel utilise les liens
amicaux avec lui pour rendre encore plus explicites les balises de son esthétique. Il est
assez clair d’ailleurs qu’en versant des louanges sur l’œuvre d’Elstir – peintre imaginé –
l’approbation bien réelle se destine à l’école impressionniste. Le Narrateur, en visitant
l’atelier de l’artiste, documente ainsi ses observations :
Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore, et que, si Dieu le père avait créé les choses en les nommant c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre, qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent
156
les choses répondent toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. 105
Remarquons d’abord l’élément stylistique commun et à la peinture d’Elstir et à la poésie
que remarque Marcel. Il s’agit de la métaphore. Proust ne laisse pas son lecteur sans lui
offrir son acception particulière de cette figure de style.106 À partir de cette explication,
nous comprenons le besoin d’élaborer le propos de Deleuze sur les rapports entre sujets
de l’art et sujets de la vie. Il n’est pas seulement question de nettoyer les signes pour les
rendre moins opaques et pour faire ressortir leurs détails uniques. Le but de la vision
artistique consiste aussi à accentuer les correspondances entre les signes et à souligner
leur pouvoir symbolisant, évocateur, métaphorique.
La seconde moitié du passage rappelle l’esthétique onomastique de l’Age des
Noms. Mais ici cette esthétique est considérée sous le prisme de la dichotomie du
voir/savoir. Donner son nom à un objet signifie son classement dans la catégorie du
général et implique justement le savoir au détriment du voir. Par analogie avec le passage
cité plus haut (note 92), donner un nom à un objet, tout en étant une nécessité de
communication, implique la radiographie et permet de comprendre les liens
d’intelligence qui tracent les parallèles entre les objets de même catégorie sur la base des
similarités « intestines ». Pourtant, la beauté de la surface, la beauté unique et solitaire
dans son originalité, échappe aux étreintes du radiologiste. Un des buts importants que se
propose le Narrateur dans le roman consiste précisément en une saisie de cette beauté vue
105 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 191.106 « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore », Le temps retrouvé, IV, p. 468.
157
et non sue, autant qu’en une découverte des liens émotifs métaphoriques entre les objets
observés.107
L’émergence de l’unité nouvelle et l’essence des choses
La représentation artistique qui imite fidèlement la perception valorise donc le
voir et se refuse à ranger les objets vus dans des catégories générales. Comme l’écrit très
bien Momcilo Milovanovic :
La Recherche se présente toujours comme le lieu d’une longue et constante maturation de la perception du réel, d’une redéfinition de la réalité, de la recherche d’une semiosis qui permettra de saisir et de fixer cet en-dessous caché de la surface, qui résiste, l’essence. 108
Proust, lui aussi, à maintes reprises, a signalé son intention de capter « l’essence des
choses », qui, d’après lui, est à chercher au-delà des apparences. 109 Évidemment, un défi
à surmonter apparaît assez clairement à partir du passage de Milovanovic. Comment les
lignes de mots peuvent-elles tracer ce qui se trouve précisément entre les lignes ? En
outre, ces deux passages s’opposent formellement à la logique développée dans les
paragraphes précédents concernant la beauté de la surface et l’autosuffisance des signes.
Le roman décourage le renvoi constant du signifiant vers le signifié conceptuel général
appartenant au savoir, en préconisant plutôt l’autonomie significative du signe, en plaçant
sa raison d’être dans le voir. Comment alors réconcilier le culte de la perception, d’un
côté, et la poursuite de « cet en-dessous caché de la surface » de l’autre ?
107 « Mon affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais. », John Ruskin, dans Contre Sainte-Beuve, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, p. 121, Ceci est un credo de l’impressionnisme ciblant le savoir fourni par la sensibilité et non seulement par l’intelligence. 108 Momcilo Milovanovic, Les figures du livre. Essai sur la coïncidence des arts dans A la recherche du temps perdu, Paris : Honoré Champion, 2005, p. 143.109 « Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit », Le temps retrouvé, IV, p. 491.
158
La contradiction, qui s’avère être formelle et non fondamentale, se résout si nous
distinguons les deux volets du processus de perception. Premièrement, il s’agit de la
purification du signe et de la collusion du voir et du savoir dans le signifiant. Puis, une
fois le premier objectif atteint, il devient possible de rechercher des liens entre les objets
et de bâtir de l’harmonie à partir du kaléidoscope disparate. Qu’il s’agisse de la scène du
baiser entre le jeune Marcel et Albertine,110 du « petit pan de mur jaune »,111 ou de la
petite phrase de Vinteuil, 112 le Narrateur comprend parfaitement bien que les dix
Albertines ne sont qu’une seule jeune fille, et que le petit pan fait partie du tableau de
Vermeer. Mais la raison pour laquelle il a décroché ces fragments de leur structure est
son désir de créer une autre unité, une unité nouvelle :
[le] petit pan de mur jaune est un élément du tableau de Vermeer, et la petite phrase une partie de la sonate. Mais ce n’est pas ce qui intéresse Proust. Ce qui l’intéresse, c’est de voir comment il est toujours possible pour tel ou tel morceau de se décrocher et de tracer une nouvelle ligne; sa fonction n’est plus alors d’exprimer ou de signifier le tout, mais d’entrer en rapport avec d’autres fragments. 113
Or, le défi visiblement contradictoire que se propose le Narrateur consiste en une
destruction des renvois habituels scientifiques du signifiant vers le signifié raisonné et
raisonnable. En même temps, le projet ne se contente pas de la destruction de la structure
préexistante. La tâche poursuivie par l’épistémologie qu’explore le roman est le tracé de
110 « D’abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, comme une robustesse qui modifia le caractère de la figure […] maintenant, comme si en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres, comme d’un étui, toutes les possibilités qu’il enferme, dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j’avais vue en dernier, si je tenais de m’approcher d’elle, faisait place à une autre », Le côté de Guermantes, II, p. 660.111 La prisonnière, III, p. 692.112 Du côté de chez Swann, I, p. 214.113 Miguel de Beistegui, « Robe ou patchwork? Plan et unité de À la recherche du temps perdu », dans Proust et la philosophie aujourd’hui, op. cit., p. 43.
159
liens nouveaux entre les phénomènes, de liens émotifs spontanés. Et l’espace dans lequel
de tels liens se tracent n’est pas plat, mais pourvu de la profondeur qui se mesure en
minutes, heures et années.
Ce nouveau signe construit par le processus de destruction-construction est
justement ce que le Narrateur appelle « essence des choses ». Mais comme nous l’avons
déjà souligné, la force qui érige les liens entre les signifiants et les nouveaux signifiés est
soumise aux lois émotives, aux élans d’impressions et aux caprices de la mémoire
involontaire. Ce fait problématise la communication de tels signes, car tandis que les lois
de science s’expliquent pour tout être pourvu de raison, les émotions, les impressions et
les méandres inconnus de la mémoire involontaire appartiennent plutôt à l’idiolecte qui,
par définition, ne se prête pas à la communication.
Donc, la question se pose : comment effectivement trouver un moyen de
représentation pour communiquer l’essence des choses et pour façonner la perception non
pas grossière et erronée, mais vraie ? Il faut toutefois reformuler la problématique pour la
rendre plus pertinente. Le moyen de représentation est donné a priori : il s’agit de
l’écriture, de la représentation par signes, or de la sémiotique. La tâche consiste à trouver
une manière de surmonter les signes et de leur faire dire ce qui n’est pas présent, ce qui
n’a pas de référent, ce qui n’est pas leur signifié vérifiable. Dans le roman, Proust fait
systématiquement appel à trois formes d’expression artistique : la littérature, la musique
et la peinture. Chacune de ces formes possède ses propres caractéristiques
communicatives, des points forts et des faiblesses. Il s’agit pour nous de répondre à deux
questions essentielles traitant comment l’essence des choses est communiquée par
l’intermédiaire de l’art, et comment le principe herméneutique des enjeux entre le
160
particulier et le général est impliqué dans cette communication. Autrement dit, il s’agit de
déterminer l’importance de l’art dans l’institution de la communication vraie avec le
monde alentour.
Bien entendu, il importe d’abord d’expliquer ce que Proust veut dire par la
communication vraie. La réponse courte est toute à notre portée. La communication vraie
est celle qui permet d’accéder à l’essence des choses. Pourtant, il faut aller plus loin, car
tout est dans les détails, et le constat du fait général n’élimine pas le besoin de particulier.
Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue […]. 114
Donc, cette volage essence des choses est le prolongement d’un objet d’observation dans
le moi de l’observateur. Et ce prolongement n’est autre chose que la résonance du monde
extérieur dans la perception. Il serait une erreur de penser que dans l’esthétique
proustienne le tangible n’ait pas de rôle à jouer. C’est lui qui éveille l’impression, c’est
lui qui constitue le microcosme physique palpable, et, enfin, c’est bien lui qui est perçu.
Mais, comme tel, ce rôle n’est pas exclusif, il est celui d’un vecteur qui indique le chemin
vers quelque chose d’autre. C’est comme dans la sensibilité hindoue où le but de
l’évolution individuelle consiste en une abstraction, mais où, pour y parvenir, il faut
transgresser le matériel, ou le Maya. Et ce Maya n’est pas à négliger, car c’est dans sa
transgression que l’on s’approche de la sagesse. Or, le monde matériel pour Proust est
similaire, au moins dans son rôle, au Maya des Hindous.
114Le temps retrouvé, IV, p. 470, nous citons ce même passage dans le premier chapitre (note 75). Ici nous en donnons le commentaire différent.
161
La littérature devient donc un espace stratégique de négociation entre deux
priorités opposées : l’attachement au tangible et l’élan vers l’émotif abstrait. Le roman se
prête à l’analyse du rôle que jouent les représentations de l’art dans une mise en œuvre de
la lecture efficace capable d’entamer la quête de la communication vraie. La littérature,
en tant que forme d’expression artistique se définit par rapport aux autres arts, par
relation comme par opposition. Milovanovic l’a observé au début de son ouvrage Les
figures du livre :
L’art, inlassablement, a besoin des autres arts pour parvenir à se définir. Il réside, profondément inscrite dans le projet proustien, une recherche […] qui consiste à tenter de saisir, par tous les moyens, l’essence esthétique du roman. 115
Par ailleurs, le projet de la Recherche se définit par rapport à la musique et à la peinture
(car, incontestablement, ce sont les deux formes d’expression artistique qui reçoivent le
plus d’attention dans le roman). Il apparaît, en effet, que la procédure de mise en rapport
des arts que préconise le texte est la mise en abîme. L’ekphrasis est toujours
accompagnée par un spectateur, que ce soit le Narrateur, Swann ou Bergotte. En même
temps, le lecteur lui aussi se trouve spectateur d’une œuvre littéraire. Or, par parallélisme
se crée une association où la perception recherchée est façonnée par celle des
personnages, lorsqu’ils contemplent les œuvres d’art.
Barbara Bucknall décrit dans son ouvrage The Religion of Art in Proust (1969) les
premières impressions ressenties par le Narrateur face aux peintures d’Elstir. Le fait de
choisir un peintre inexistant en réalité assure que le lecteur, en lisant la scène de la
première visite du Narrateur à l’atelier d’Elstir, n’a pas de référent extra-diégétique, et
qu’il ne perçoit les toiles de l’artiste qu’à travers les yeux du jeune Marcel :
115 Milovanovic, op. cit., p. 7.
162
Elstir’s paintings convey the inner truth of things (or at least the inner truth of what they mean to Elstir) and bestow enhanced value on the objets which they represent. But the impression which the narrator has on looking at his first Elstir paintings is also one of transformation and illusion. Both transformation and illusion consist of rendering objects in terms of one another. 116
Il y a dans cette scène une double mise en abîme. Le Narrateur contemple une œuvre
d’art et communique ce qu’il voit au lecteur par ekphrasis. A son tour, le lecteur lit le
texte qui lui aussi est une œuvre d’art. Par conséquent, la réalité objective perçue par un
Elstir ou un Vinteuil subit de multiples transformations ; d’abord, entre leurs mains
créatrices, puis dans la perception du Narrateur (observateur au premier degré) pour en
arriver jusqu’au lecteur. Ces transformations ont pour un de leurs effets de décaler une
impression de son origine, de « métaphoriser » la réalité. Un tel découplage fait partie
intégrale du façonnement de l’unité nouvelle.
La mise en abîme ekphrastique facilite l’efficacité épidictique de la Recherche.
Une des missions du roman est similaire, au moins par la technique employée, à celle des
Pensées de Pascal; et elle consiste à incliner la volonté. Autrement dit, l’intention de
l’auteur n’est pas de supplanter la liberté de la lecture, mais de guider cette liberté et
d’anticiper l’effet esthétique. Étant donné cette situation délicate, le roman oscille entre le
pôle esthétique soutenant la liberté de la lecture et le tout puissant dessein d’auteur. C’est
ce dessein qui démontre l’insuffisance de la sémiotique du tangible. Pourtant, il est
impuissant à imposer une structure toute faite d’une unité nouvelle. Cet échec survient
parce que l’établissement de nouveaux liens émotifs entre les signes observés est une
mission individuelle qui incombe à chacun personnellement.
Il est impossible de contrôler la mise en marche de la mémoire involontaire
responsable de la sémiotique impressionniste. En nous tournant encore vers le roman,
116 Barbara J. Bucknall, The Religion of Art in Proust, Urbana : University of Illinois Press, 1969, p. 65.
163
nous voyons bien d’une part la présence d’une intention créatrice et de l’autre la primauté
accordée à la liberté de la lecture.
[c]royant que la pensée de l’auteur est directement perçue par le lecteur, tandis que c’est une autre pensée qui se fabrique dans son esprit. C’est une Vénus collective, dont on n’a qu’un membre mutilé si l’on s’en tient à la pensée de l’auteur, car elle ne se réalise complète que dans l’esprit de ses lecteurs. En eux elle s’achève. 117
Ce passage suggère que la pensée de l’auteur n’a pas d’existence en dehors de l’esprit du
lecteur. Il est même logique de prétendre que le dessein de l’auteur consiste justement à
provoquer la pensée du lecteur. Or, la stratégie pour communiquer l’essence des choses
consiste à former le lecteur, à lui inculquer des règles de lecture telles qu’il devienne « le
lecteur de soi ». En regard de la dernière citation, il n’est pas contradictoire de prétendre
qu’afin de parvenir jusqu’à l’essence des choses il faut lire en soi-même, car c’est bien à
l’intérieur que résonne tel ou tel objet observé.
Le monde des toiles d’Elstir est un monde codé par la sensibilité de l’artiste.118 Il
appartient donc au spectateur de décoder, de déconstruire ce monde afin de pouvoir le
comprendre. Alors, c’est l’art impressionniste d’un Elstir et d’un Bergotte et d’un
Vinteuil qui « nous présente les choses dans l'ordre de nos perceptions, au lieu de les
expliquer d'abord par leur cause »119 qui répond le mieux à l’herméneutique proustienne,
accentuant la refiguration du microcosme diégétique dans l’esprit du spectateur ou du
lecteur.
N’hésitons pas à faire écho à un consensus dans la critique proustienne en disant
que parmi tous ses autres aspects, la Recherche est un roman de formation et, au moins
117 Albertine disparue, IV, p. 150.118 « Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore […] », A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 191.119 Op. cit., p. 14.
164
dans cette optique, qu’elle se range dans la catégorie du Bildungsroman. Certes, il ne
s’agit pas que d’un manuel qui enseigne à lire et, par l’entremise de la lecture, à
interpréter la réalité. La Recherche, tout en donnant la leçon, l’applique à soi. Le lecteur
apprend à lire le roman en le lisant. La pertinence d’une telle leçon au monde extra-
diégétique est secondaire, car la réalité en question est le texte devant nos yeux. Or,
justement la Recherche est aussi un Bildungsroman, mais c’est un roman tel qu’il
construit sa propre lecture, qui est à la fois sujet enseignant et objet d’enseignement.
Il s’agit en effet ici du démantèlement de la structure du signe. Nous pouvons
construire une structure néo-saussurienne dans laquelle un objet contemplé joue le rôle de
signifiant et l’impression qu’il laisse joue celui de signifié. La perception habituelle
établit un lien entre ces deux éléments d’un même signe. À l’opposé, ce qui se passe dans
le roman est une rupture de ce lien. L’impression ressentie n’est plus produite par un
objet bien délimité, mais par une autre impression. En fait, ce que nous lisons est toujours
déjà une lecture faite par quelqu’un d’autre. Alors, si ce que nous lisons est une lecture
mise en mots, il est logique de suggérer que notre propre lecture est, par analogie, un
texte que nous composons pour nous-même. Ceci est une des idées avancées par Alain
Trouvé dans Le roman de la lecture (2004) : « Toute lecture soucieuse de se pérenniser et
de se communiquer doit sans doute en passer par une “mise en mots”, sans pour autant
cesser de s’appeler lecture. Ce faisant, elle donne sens à l’œuvre lue ». 120
Nous avons montré que le roman réussit le projet du découplage de la structure
sémiotique habituelle. La mise en abîme ekphrastique, en métaphorisant la réalité, met en
question le rapport normal entre le signifiant et le signifié. La lecture, en se présentant
120 Alain Trouvé, Le roman de la lecture. Critique de la raison littéraire, Liège : Mardaga éd., collection Philosophie et Langage, 2004, p. 15-16.
165
sous une forme de roman à composer, accomplit le même projet. Si le spectateur et le
lecteur veulent déchiffrer le monde diégétique tel qu’il se présente à eux, ils doivent
entamer le processus de la refiguration et composer de nouveaux signes de la nouvelle
unité. Nous avons montré, en nous appuyant sur l’exemple de Swann, la manière de
perception de l’œuvre d’art que le roman préconise. Nous avons également vu comment,
si une telle perception réussit, la lecture, le visionnement d’une peinture ou bien l’écoute
de la musique peuvent entamer, premièrement, la sortie de soi et, deuxièmement
l’autocompréhension. Analysons maintenant l’implication de trois genres d’art dans le
façonnement de l’unité nouvelle.
La fusion des arts dans la création de l’unité nouvelle
Le rôle précis que jouent Elstir, Bergotte et Vinteuil dans le roman consiste à
souligner et à fortifier la pertinence de l’unité nouvelle esthétique. Le projet stratégique
général n’est pas difficile à y trouver :
Car les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit. En somme, dans un cas comme dans l'autre, qu'il s'agît d'impressions comme celle que m'avait donnée la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une œuvre d'art? 121
La raison d’être de l’Art consiste, donc, en la possibilité qu’il accorde à l’artiste de
présenter une traduction du contenu de la « pénombre » des sensations. Mais il y a aussi
une seconde facette qui donne à l’Art de la valeur. Il est question de l’effet qu’une œuvre
d’art a sur son destinataire (lecteur, spectateur, auditeur). Donc, il s’agit pour nous 121 Le temps retrouvé, IV, p. 457.
166
maintenant de poser un regard inquisiteur sur la manière dont la consommation de l’Art
affecte le destinataire. Autrement dit, comment les trois genres artistiques évoqués dans
la Recherche façonnent le microcosme romanesque tel qui se présente au lecteur.
Nous avons mentionné plus haut la double mise en abîme qui caractérise le
traitement des œuvres d’art dans le texte proustien. Cet aspect où le lecteur/spectateur
diégétique imite le lecteur extra-diégétique a pour but de façonner la lecture de celui-ci.
Regardons de plus près ce qui se passe dans le texte.
Ce Vinteuil que j’avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, les audaces, et dans tous les sens du mot un bonheur sur lequel l’audition d’une œuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avait causée telles sonorités, les forces accrues qu’elle lui avait données pour en découvrir d’autres, menaient encore l’auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c’était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans les couleurs qu’il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir […]. 122
Ce passage est fécond, car il démontre, par opposition à la manière de Swann de
percevoir une œuvre, la façon autoréférentielle où, dans ce cas musical, un morceau
artistique forme un système clos. Et c’est dans les liens internes entre ses parties qu’une
œuvre puise sa valeur. Remarquons que dans la manière dont le Narrateur loue l’œuvre
de Vinteuil, il accentue d’abord les parties (« telles sonorités ») pour passer ensuite à
l’ensemble. Le tout n’est pas offert à l’auditeur. Il lui incombe de le construire en passant
« de trouvaille en trouvaille ».
Une autre unité à laquelle nous avons déjà fait allusion au début de la section
présente se fomente, donc, à partir du kaléidoscope où chaque petit verre coloré doit non
seulement être soigné, mais aussi savouré sans hâte, contemplé comme si tout l’univers
n’était que lui.
122 La prisonnière, III, p. 758.
167
[…] Un critique ayant écrit que dans La Vue de Delft de Vermeer, […] tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune […] était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même. C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. 123
Ce passage est tiré de la scène de la mort de Bergotte. Cet écrivain inventé très loué par la
société de la Recherche éprouve une épiphanie devant La Vue de Delft de Vermeer,
épiphanie qui consiste en la compréhension que le Tout ne peut pas exister sans des
parties pourvues d’une particularité qui semble défier la raison. Elles doivent être
indépendantes du Tout qu’elles construisent. Leur raison d’être n’est pas la composition
de la cohérence générale, mais plutôt le narcissisme esthétique, la culture de la beauté qui
se suffise à elle-même.
Un autre aspect intéressant des deux derniers passages cités est l’effacement des
frontières entre les genres. Évoquer des couleurs dans le contexte musical ou littéraire
n’est rien d’autre que l’indice de l’origine commune entre les œuvres appartenant aux
genres variés. Le surgissement des œuvres variées d’une même source permet au
Narrateur de parler de l’élan esthétique en tant que moteur unique qui met en marche la
création artistique. D’ailleurs, l’attribution des traits d’un genre à un autre est un fil très
marquant dans la Recherche, non seulement par son propre mérite, mais par les
possibilités esthétiques qu’il ouvre. Si la littérature peut « passer des couches de
couleur » et que la musique peut communiquer à l’auditeur son inspiration puisée elle
aussi dans le spectre de l’arc-en-ciel, nous pouvons en déduire la capacité d’un genre
artistique à aider dans la création et la compréhension des œuvres tirées d’autres genres.
Alors, dans la même voie de raisonnement, l’ekphrasis picturale aussi bien que musicale,
123 Op. cit., p. 692.
168
tout autant que les allusions multiples à la littérature, éclairent et en même temps fondent
une autre création artistique – le monde de la Recherche.
Esthétique de couches, rhétorique de répétition et essence des choses
La petite phrase de Vinteuil, par exemple, se délimite par son unité sonore de
l’ensemble de la sonate. Mais, elle devient perceptible seulement grâce à la répétition des
mêmes sonorités. Or, la répétition est très bien incorporée dans la stratégie esthétique de
Proust. Il suffit de mentionner les traits communs à l’histoire d’amour de Marcel, à celles
de Swann et de Robert de Saint-Loup pour ne pas en parler d’autres. Également, il y a la
répétition de la sensation du même type, que ce soit la petite madeleine, les dalles
inégales ou une serviette rêche de la soirée chez Guermantes. Cette stratégie esthétique
est clairement empruntée du genre musical pour trouver son emploi intéressant dans la
construction de la rhétorique proustienne.
Une autre leçon significative qu’enseigne l’art à la praxis romanesque intérieure
est directement liée aux enjeux herméneutiques entre le général et le particulier et au
façonnement de l’unité nouvelle. Dans la scène où Bergotte contemple la toile de
Vermeer, il avoue qu’il devait « passer plusieurs couches de couleur » en écrivant. Cela,
tout en témoignant de la stratégie de brouillage des frontières entre les genres et de la
préférence accordée aux parties autosuffisantes, indique également un aspect
d’importance inestimable pour la Recherche. Et le mot-clé ici est « couches ». Il est
question de la structure du moi que le roman développe. Le moi évolue avec le temps.
Mais ce qui se passe normalement par stades, se fait chez Proust par couches. La
conséquence d’une telle évolution est un effet d’entassement où les moi passés ne
169
disparaissent pas. Ils sont désactivés, et ils peuvent s’activer à nouveau s’ils goûtent leur
petite madeleine.
Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a des plus vieux livres un exemplaire que sans doute personne n’ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s’étende en nous qu’il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d’alors et nous sentons avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. 124
Cette esthétique des couches est centrale dans ce que Proust appelle « l’essence
des choses ». Nous avons présenté au début de ce chapitre le passage qui explique que
l’ « essence des choses » est l’écho ou le prolongement des objets matériels dans le moi
de l’observateur.125 Nous avons également observé que le façonnement du microcosme
romanesque de la Recherche explore les petites pépites précieuses et particulières plutôt
que des panoramas larges et généraux. Le défi esthétique consiste effectivement à faire en
sorte que le destinataire d’une œuvre d’art construise des liens nouveaux entre ces pépites
et qu’il crée ainsi son propre panorama général. Si, maintenant, nous combinons ces deux
observations, nous pouvons faire un constat logique tout à fait proustien dans son esprit.
L’espace disponible pour la recherche des liens émotifs entre les éléments du
monde a quatre dimensions, comme la cathédrale de Combray, la quatrième étant celle du
Temps. Donc, la sensation extatique offerte par la découverte de l’essence d’une chose
s’explique également par l’eurêka de la trouvaille d’une petite partie de cette autre unité
nouvelle – l’unité non pas de la logique et de la science, mais des émotions et des
124 Albertine disparue, IV, p. 124-125.125 Notre note 113 du présent chapitre.
170
impressions affectives. Le Combray émergeant du goût du biscuit trempé dans le thé, les
clochers de Martinville apparaissant derrière les trois arbres dans les environs de
Balbec,126 les pavés inégaux de la cour des Guermantes ressuscitant le séjour d’antan à
Venise,127 la sensation de la raideur de la serviette, jetant sur le coup le pont sur des
kilomètres et sur des années jusqu’au Balbec de la première jeunesse,128 sont tous des
exemples de la nouvelle unité qui se dévoile par petites parties.
Le chevauchement des genres comme stratagème romanesque
Une variété de la rhétorique de la répétition est l’imbrication des genres d’art les
uns dans les autres. Non seulement la création esthétique variée peut s’inspirer des
mêmes objets, mais les représentations résultantes peuvent se mélanger. Cela arrive
souvent dans la Recherche. Le chevauchement des genres, l’illumination des situations
romanesques dans leur préciosité contenue mettent tous les deux en lumière le stratagème
du roman proustien. Le monde doit d’abord se présenter décousu par la démonstration
progressive et systématique de l’incapacité de l’esprit de science d’épouser sa simplicité
profonde. Qui sont les Verdurin : des bourgeois parvenus qui boudent sincèrement contre
la noblesse et cultivent du goût pour les Beaux Arts, ou bien des snobs eux aussi, ne
cherchant qu’à s’associer et à devenir cette même noblesse qu’ils s’étaient fait vocation
de haïr ? Robert de Saint-Loup, est-ce un homme viril fier de son hétérosexualité, soldat,
ami fidèle, amant dévoué au cœur brisé, ou bien un inverti poursuivant à l’abri de la
société une autre vie guidée par d’autres passions ? Et Charlus, est-ce un avatar de tout ce
126 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 76-77.127 Le temps retrouvé, IV, p. 446.128 Op. cit., p. 454-455.
171
qu’il y a de noble chez Guermantes, ou bien un champ de ruines qui se consume dans ses
propres hystéries ?
La vérité est que tous ces personnages se composent de traits apparemment
contradictoires qui sont sensés s’auto-exclure. Pourtant, les personnages ainsi construits
survivent très bien pendant tout le roman sans se désintégrer. Le travail laissé au lecteur
consiste précisément en une constitution de l’unité cohérente qui défie exprès toute
logique et tout esprit de science. Le roman n’offre pas de réponses à ces questions. Aussi
les réponses, si elles étaient offertes, seraient-elles une unité imposée par l’auteur, tandis
que le projet de celui-ci consiste bien évidemment à provoquer la recherche d’une
synthèse de la part du lecteur.
Or, l’essence des choses est bien ce qui perce les couches amassées des moi
successifs et, ainsi faisant, élimine la sensation de la fuite du temps. Ce qui est notable
dans ce système est la nécessité, pour parvenir jusqu’à l’essence, de ne pas considérer un
objet observé uniquement en tant que signe clos. Après avoir savouré l’autonomie du
signe, son autosuffisance et sa préciosité, un bon esthète ira plus loin vers la création du
nouveau macrocosme bâti de sensations. La petite madeleine renvoie à la tante Léonie,
les dalles inégales évoquent Venise. Swann, ce célibataire de l’art, ignore la dichotomie
intégrale à la perception juste du monde, cet entre-deux. La valeur esthétique de tout
objet s’éprouve justement à cause du fait qu’il est à la fois signe clos suffisant à soi-
même et partie de la nouvelle synthèse. Ignorant cette spécificité épistémologique
importante, Swann voit la valeur de la phrase de Vinteuil exclusivement dans le fait
qu’elle est « l’hymne de leur amour ».
172
Nous pouvons nous demander les raisons de l’insistance sur le double aspect du
signe esthétique dans la Recherche. En effet, Swann est sensible à la petite phrase de
Vinteuil parce qu’elle lui rappelle les premières rencontres d’Odette. Où est le mal dans
cette logique ? Si un observateur ne permet pas à un objet rencontré de défiler devant ses
yeux, si un observateur refuse de le tenir dans la paume de sa main comme une pépite
unique qui lui chauffe la peau, la seule réminiscence possible de la rencontre de cet objet
sera un souvenir volontaire dépourvu d’impressions. Si l’on empêche la naissance des
impressions, on ne pourra pas par la suite faire appel à ce qui n’a jamais été. L’essence
des choses n’est pas du tout la restitution des souvenirs, mais des sensations. Et c’est
uniquement cet entre-deux qui crée le terrain propice à l’émergence subite de l’apanage
d’une chose. Proust a dû anticiper les difficultés d’arriver au juste milieu entre le tout et
les parties, et il a eu recours aux erreurs de Swann afin de les prévenir chez ses lecteurs.
Lecture créatrice et contemplation engagée
Ce que Proust signifie par « création » mérite d’être analysé de près. L’activité
créatrice, dans son acception traditionnelle, appartient au domaine de l’auteur d’une
œuvre. Mais, ceci n’est qu’un côté de la médaille. Pour Proust, la lecture ou la perception,
pour emprunter des termes généraux, possède son élément créateur. Le modèle de la
lecture auquel il faut aspirer est une lecture engagée qui sollicite la participation active de
la part du lecteur. Alain Trouvé décrit une telle lecture et en accentue la dimension
esthétique de la mise en discours. Vu de cet angle, le lecteur devient aussi un auteur,
pourvu de liberté créatrice :
La lecture, telle qu’on l’entendra ici, relève de la « conduite esthétique » […] mieux, elle est cet acte complexe et synthétique par lequel le lecteur prolonge et fait vivre l’œuvre d’art. Envisager la lecture sous l’angle du roman reviendrait donc à appréhender le jeu
173
de la connaissance et de la méconnaissance qui s’établit concurremment au sein de son propre discours, dès lors que cette lecture s’offre à autrui à travers un texte second ou contre texte […]. 129
Lorsque, en lisant la Recherche, nous critiquons l’attitude de Swann, ce n’est pas
seulement à cause de son échec dans la création esthétique proprement dite, mais aussi
pour sa mauvaise appréhension des œuvres. « Mauvaise » veut évidemment dire celle à
laquelle manque l’élément créateur dans la réception, qui cherche à glorifier le modèle au
lieu de l’art. La Recherche nous fournit des traits distinctifs des mauvais lecteurs, dont le
problème fondamental se trouve dans leur refus de permettre à l’œuvre d’art de résonner
dans leur moi :
Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d’art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l’objet d’un dur labeur d’approfondissement, elle se répand au dehors […]. 130
À travers la lecture en tant qu’activité créatrice se met en œuvre un autre
processus, l’autocompréhension. Comme l’a dit Novalis : « L’autocompréhension de
l’être dans sa plénitude ne peut avoir lieu que dans la création poétique ». 131 Mais
comme nous l’avons déjà argumenté, la perception d’une œuvre se caractérise par la
créativité, il est logique de prétendre qu’en principe on se comprend en appréhendant l’art
créé par autrui. La Recherche valorise la contemplation engagée des œuvres d’art ; une
contemplation qui permet au spectateur de porter les lunettes de l’artiste afin de voir
différemment la réalité habituelle. Mais une telle modification du monde ne constitue pas
un but en soi. L’objectif de la contemplation engagée de l’art est la création du nouveau
microcosme avec les ingrédients de la sensibilité activée par l’œuvre contemplée : « Le
129 Alain Trouvé, op. cit., p. 19.130 Le temps retrouvé, IV, p. 470.131 Novalis, (1797), cité par Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, op.cit., p. 95.
174
seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux
paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre ». 132
Le chronotope
Le chronotope en tant qu’unité élémentaire de la perception
Dans les sections précédentes de ce chapitre, nous montrons comment le roman,
en exploitant la dichotomie entre le général et le particulier et celle entre le tout et les
parties, présente l’univers diégétique sous une forme décousue, éparpillée, en mal de
cohésion. Puis, nous stipulons qu’il incombe à l’acte de lecture de restituer le Tout au
monde en ruine. Nous allons clore ce chapitre par une analyse du concept qui s’applique
à deux prérogatives herméneutiques de la Recherche – détruire et reconstruire. Notre
objectif est de montrer que les éclats du microcosme détruit sont de petites unités de
l’espace-temps et que la récréation de la cohésion perdue commence à partir de ces unités
mêmes. Ce concept est celui de chronotope, et nous commençons à préparer son entrée
sur scène.
Sans nier l’argument développé et soutenu dans les paragraphes précédents, nous
devons nous demander s’il est pratique de proclamer la possibilité de la perception stérile
des objets en tant que signes absolument clos. Même si la réponse est affirmative, une
autre question se pose tout de suite : « Quel est le premier pas fait par un observateur
dans la construction de la nouvelle synthèse ? ». Quoi qu’il en soit, un objet observé est
perçu dans un endroit particulier et à un moment donné. Ce petit groupement de l’objet
contemplé, du temps et de l’espace constitue, donc, tous les ingrédients nécessaires à la
fabrication des unités particulières dont se composera par la suite la représentation 132 La prisonnière, III, p. 762.
175
générale du monde. Notre analyse des enjeux herméneutiques du particulier et du général
aboutit logiquement à celle du contexte spatio-temporel qui épouse le moment de
rencontre avec un objet, à ce que Mikhaïl Bakhtine a nommé « chronotope ». 133
L’esthétique des couches à laquelle nous avons déjà fait allusion quelques pages
plus haut est également instrumentale à la compréhension de la construction du nouveau
Tout émotif. Nous ne suivons les célibataires de l’art ni ne détruisons les pépites en
faveur du Tout volage. Bien au contraire, il est question pour nous d’explorer leur
structure. En suivant la division entre sensation et perception proposée par Merleau-Ponty,
nous pouvons remarquer que le processus de perception décrit l’entrée d’un objet dans la
psyché du sujet.134 Selon cette distinction, l’essence des choses est une sensation. La
partie présente se propose d’examiner comment cette sensation particulière est façonnée.
Autrement dit, quelle doit être la surface de contact avec le monde ou bien la perception
susceptible d’entamer la sensation de l’essence des choses?
Nous montrerons que la notion de chronotope aide à la formulation de la réponse
à cette question, car, selon Bakhtine, c’est dans cette figure que le Temps sort du domaine
de l’éphémère, se concrétise et devient saisissable et communicable par l’art. Nous
133 « Nous appellerons chronotope […] la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature. […] Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps », Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris : Gallimard, collection Tel, 1999, p. 237.134 La sensation : « Je pourrais d’abord entendre par sensation la manière dont je suis affecté et l’épreuve d’un état de moi-même […] Je sentirais dans l’exacte mesure où je coïncide avec le senti, où il cessed’avoir place dans le monde objectif et où il ne me signifie rien », Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard (Tel), 1998, p. 9. La perception : « Si nous croyons à un passé du monde, au monde physique, aux « stimuli », à l’organisme tel que le représentent nos livres, c’est d’abord parce que nous avons un champ perceptif présent et actuel, une surface de contact avec le monde […] », op. cit., p. 241. La sensation se produit à l’intérieur du sujet sentant, tandis que le domaine de la perception est la surface, la pellicule sensible dont le contact avec le monde produit la sensation.
176
prétendons que c’est là l’unité la plus élémentaire de la perception. En d’autres termes,
pour entretenir la possibilité d’éprouver la sensation de l’essence des choses, c’est par les
chronotopes qu’un objet entre dans le moi de l’observateur.
Pour aiguiser les sensibilités chronotopiques, il faut justement d’abord se laisser
embaumer par l’objet, il faut être tout entier au moment présent en face de lui afin de lui
permettre d’éveiller les sensations pour espérer entendre les correspondances qu’elles
entretiennent avec nos moi passés. Proust explique comment la perception engagée d’une
œuvre d’art est susceptible de provoquer une telle résonance entre la sensation présente et
son équivalent passé. Et c’est quand la même fréquence de palpitation ressuscite cette
sensation passée, ce n’est pas elle seule qui revient à la vie, mais c’est tout le chronotope,
tout le moi révolu et enseveli. Le temps s’annule. C’est la fête de l’immortalité.
Les sensations vagues données par Vinteuil, venant non d’un souvenir, mais d’une impression, il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée […]. 135
En plus de l’illustration d’une ouverture psychique nécessaire pour une épreuve
des chronotopes, ce passage explicite la hiérarchie proustienne des genres artistiques, ou
au moins le genre auquel il accorde la première place dans cette hiérarchie. La musique,
tout en étant une forme d’expression et de communication para-verbale, est la seule, des
trois arts principaux mentionnés dans le roman, capable de provoquer de manière
involontaire la résonance avec une sensation passée. 136 La « fête », pour être une vraie
fête de l’âme et pour l’âme, doit contenir un élément de surprise et d’inconnu, parce que
135 La prisonnière, III, p. 877.136 « Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser », Le temps retrouvé, IV, p. 445.
177
la planification et l’envoie des faire-part ne font que contribuer à la création et à la
déception des attentes. La musique réussit parfaitement l’épreuve et mérite le privilège
d’accompagner la vraie fête. Les sonorités musicales font appel directement au cœur sans
faire escale dans l’esprit. Nous avons vu dans la partie précédente qu’il incombe à la
peinture et à la littérature de prendre pour modèle cette communication para-verbale
propre au genre musical.
Le chronotope de la perception
En prenant comme point de départ la thèse célèbre de L’Essai sur les données
immédiates de la conscience d’Henri Bergson selon laquelle « c’est par une étrange et
incompréhensible contamination du temps par l’espace que le premier devient
mesurable », 137 nous proposons d’aller plus loin et de dire que la concordance entre les
indices spatiaux et temporels, en formant des chronotopes, rend le temps sensible,
accessible à la perception.
La dynamique de l’espace-temps joue un rôle fondamental dans la narration de la
Recherche. Chaque objet, personne, endroit, parvient à la perception toujours déjà codifié
par le lieu qui l’encadre et par le moment temporel particulier. Et cet emplacement
temporel, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec le temps historique, mais avec le temps
subjectif et individuel, règle la sensation de la perception en sorte que les deux individus
contemplant un même objet en même temps vont éprouver des sensations différentes. Par
le même raisonnement, un individu se retrouvant face au même objet va le percevoir
différemment chaque fois. Alain de Lattre explique la variété de la perception du même
137 Henri Bergson, L’essai sur les données immédiates de la conscience, sous la direction de Frédéric Worms, Paris : PUF, 2007 [1888].
178
objet d’un côté par la fusion ferme de l’espace et du temps et, de l’autre, par le constat
général de l’écoulement du temps. Dans ces deux cas la perception varie selon le
changement du cadre spatio-temporel. Par conséquent, un espace donné avec tout son
contenu se perçoit différemment d’un instant à un autre, car ce n’est jamais un ingrédient
temporel identique qui forme le chronotope de la perception :
[…] l’espace est différent selon le temps qui le fabrique; le temps, pris dans la forme de son expansion, est différent selon l’espèce singulière qu’il imprime à l’espace. […]L’assujettissement au temps des formes de l’espace entraîne et veut que les dimensions de celui-ci soient à leur tour subordonnées à la composition du temps qui en règle l’édifice. Les choses alors deviennent différentes et forment chaque fois un monde différent; du même monde, à la limite, un monde toujours autre et toujours différent. 138
Le grand principe d’altérité et d’hétérogénéité et les défis de communication
Une telle situation a pour conséquence ce que de Lattre appelle le grand principe
d’altérité et d’hétérogénéité. Ce dont il s’agit est l’impossibilité de communiquer et la
discontinuité épistémologique de la réalité. Si, répétant le propos proustien, nous disons
que tout par rapport à nous est sensation, les objets du monde renvoient toujours ailleurs,
car c’est dans cet « ailleurs » mystérieux que se trouve le but : la perception. Mais,
puisqu’il devient maintenant impossible de saisir l’objet/endroit dans sa totalité, il est
également problématique de le poser sur la surface de contact par où le monde est
absorbé dans la psyché et, pour pousser cette logique jusqu’au bout, la possibilité même
de perception est subitement remise en cause. Et ce qui est encore plus important, si la
perception est toutefois réalisable, la subjectivité extrême caractérisant ce processus
rendra son résultat (la sensation) difficilement communicable.
138Alain De Lattre, La Doctrine de la réalité chez Proust. Les réalités individuelles et la mémoire, Paris : José Corti, 1981, p. 4.
179
Le monde représente pour un observateur une collection d’objets disparates qui
renvoient toujours ailleurs et toujours vers des ailleurs différents. De Lattre poursuit :
S’il y a discontinuité, il n’y a plus de perception. Les choses ne se touchent plus, nous n’y atteignons pas. […] Si le monde est ailleurs, ailleurs seront les choses et ailleurs nous serons : dans un ailleurs qui les sépare et nous condamne à la mémoire. […] Si le monde est défait et s’il est divisé, nous n’avons pas à voir : nous sommes souvenir. Mais par le souvenir, nous atteignons l’universalité des choses et de leur complexion. Des choses recueillies, refermées, repliées : un rêve les raconte, un rêve les rejoint. Un rêve parle en nous pour dire quelquefois que le monde est à faire. 139
En fait, cet aspect décousu du macrocosme proustien se révèle non seulement dans la
construction des personnages, mais aussi des lieux. Car chaque endroit engendre une
figure humaine qui en devient un porte-parole (ex. Albertine et Balbec, la mère et
Combray, etc), la manière dont cet endroit se perçoit est close. Son identité affective n’est
pas déterminée par les objets avoisinants, mais par un remplissage interne. Ici vient
encore à l’esprit la scène de la mort de Bergotte et l’évocation du petit pan du mur jaune
sur une toile de Vermeer. 140 Beaucoup plus tôt dans le roman, dans Du côte de chez
Swann, un pan est mentionné dans une description de Combray :
[…] sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit. 141
Un autre pan lumineux apparaît. Cette récurrence est significative. Comme c’est souvent
le cas dans le roman, deux passages ayant des similarités sémantiques et se retrouvant à
une distance textuelle considérable l’un de l’autre sont liés par un fil de signification. Et
ce fil accentue en quelque sorte l’esthétique de la vision kaléidoscopique qui souligne la
préciosité et l’autonomie du cadre. Ceci est parce que c’est seulement après avoir savouré
des signes clos, que ce soit un objet, un être ou bien une œuvre d’art, que nous pouvons
139 Ibidem.140 La prisonnière, III, p. 692.141 Du côté de chez Swann, I, p. 43.
180
remarquer des similarités affectives qui établissent des liens entre eux. Selon les
préceptes de cette esthétique le monde n’est pas une chaîne continue, mais des chaînons
séparés qu’il importe de contempler, d’étudier et de compléter, en les attachant ces les
uns aux autres.
Ce passage montre également que l’identité des personnes et des lieux est
déterminée non pas par d’autres lieux et d’autres personnes, mais par cette relation
confuse qui les lie et en fait un signe. Nous pouvons même aller plus loin et dire que le
lieu a le pouvoir fécond d’engendrer des personnages. L’exemple le plus saillant de ceci
est Albertine qui fera toujours partie de la bande de jeunes filles en fleurs :
Et tout d’un coup je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre sur la plage. Et c’était moi qui n’ayant pas su le comprendre, ne l’ayant repris que plus tard dans ma mémoire, après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiments leur avait fait craindre d’être aussi franches que dans la première minute, avais tout gâté par ma maladresse. 142
Nous voyons bien qu’ici le Narrateur revendique précisément la validité de la vision dite
kaléidoscopique où les objets du monde s’identifient par des liens internes qu’ils
établissent avec leur cadre géographique et affectif. La vraie Gilberte est une fille apparue
au Narrateur dans le jardin de la maison paternelle à Combray, et la vraie Albertine est
cette jeune gazelle bronzée poussant une bicyclette sur la digue de la plage estivale de
Balbec.
Toutes ces observations mènent à une conclusion que les signes mentionnés tout à
l’heure formés par les lieux et les personnages ne sont autre chose que des chronotopes
purs dans le sens étymologique du terme : une unité entre l’espace et le temps. Ceci est
parce que les personnages sont figures du temps par excellence, et qu’ils sont mis dans
142 Le temps retrouvé, IV, p. 269. Ceci est une reprise de la citation de la note 25 du présent chapitre. Ici nous citons une partie plus étendue du passage et en offrons le commentaire de portée plus générale.
181
les lieux qui leur deviennent intrinsèquement attachés. Une telle vision qu’on a déjà
qualifiée de kaléidoscopique a pour résultat le caractère décousu du monde ainsi construit.
Il s’agit justement de la série des chaînons des chronotopes.
Selon Bakhtine, la vision appropriée du monde est chronotopique, où un objet ou
une personne est perçue et même conçue dans un cadre spatial. Un aspect important de
cette vision est son caractère statique. En effet, il est pratiquement impossible de
communiquer le changement, l’évolution graduelle de cet objet ou de ce personnage. La
seule manière de montrer le passage du temps est l’évocation d’un autre cadre temporel
dans lequel les personnages auront déjà changé. L’exemple princeps de ceci est le dîner
de têtes dans Le temps retrouvé :
Ainsi chaque individu […] mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement par rapport à moi. 143
Or, un objet ou un être observé devient associé à son cadre spatial qui en devient à
son tour investi. Par le processus d’abord métaphorique ce qu’on perçoit directement
commence à étendre son identité vers les objets immédiats qui l’encadrent. Ceci est une
métaphore purement spatiale formée dans l’immédiateté d’un moment. Par exemple, la
maison de la tante Léonie à Combray est symbolisée et identifiée même dans l’esprit du
Narrateur par une petite madeleine qu’il y a goûtée. Lorsque le roman y ajoute une
dimension temporelle, il en résulte ce dont Gérard Genette a très bien analysé le
mécanisme – la métaphore à fondement métonymique. Quand longtemps après son
enfance à Combray, le Narrateur goûte à nouveau un petit four, ce goût évoque ce à quoi
il est attaché – Combray.
143 Le temps retrouvé, IV, p. 608.
182
Espace, lieu et refiguration de l’univers romanesque
Le roman poursuit son chemin dans l’épisode célèbre de la petite madeleine. Ce
qui nous y intéresse présentement est le symptôme déjà mentionné. Il s’agit du fait que
l’identité de la petite madeleine à ce moment précis n’était pas déterminée par le froid de
l’hiver, par la maison dans laquelle Marcel se trouvait, mais par le cadre spatial affectif
qui, au moment de la première rencontre avec un objet particulier, en reçoit une partie de
l’identité. Donc, dans ce système, ce que perçoit un observateur s’identifie par rapport à
l’entourage qui n’est plus là, à moins qu’il ne s’agisse de la première rencontre avec cet
objet particulier.
Logiquement, il s’ensuit qu’il est également impossible de représenter l’espace au
sein de l’épistémologie dite chronotopique. Il est séant dans ce contexte d’opposer
l’espace au lieu. Celui-là se caractérise par la dimension vaste, l’autonomie par rapport
aux objets qui le remplissent et la continuité qui assure le support et la cohérence du
macrocosme. Celui-ci, par contre, n’est pas vaste, n’a pas de continuité et il n’est pas
autonome. En fait, le lieu se définit par les objets qui s’y trouvent et, par conséquent, il ne
peut pas s’étendre loin de ces objets. Comme l’écrit Georges Poulet : « Si le lieu rehausse
l’être qui s’y trouve, l’être confère au lieu où il se trouve quelque chose de son
individualité propre ». 144 Or, dans l’univers de la Recherche il n’y a pas d’espace, il n’y a
que des lieux.
Nous avons déjà vu quelques paragraphes plus haut que dans la vision
chronotopique du monde l’évolution temporelle se décrit par le mouvement saccadé. La
cohérence logique interne ne serait pas sauvegardée si, dans l’univers chronotopique, le
temps rompu ne s’accompagnait de l’espace discontinu. Il est, donc, au lecteur de 144 Georges Poulet, L’espace proustien, Paris : Gallimard (collection Tel), 1982, p. 43.
183
redonner la cohérence au monde défait. Pour employer la terminologie de Paul Ricœur, il
faut configurer et refigurer le roman. La refiguration est un travail extra-diégétique,
tandis que la configuration se fait à l’intérieur de la narration. 145 Le Narrateur, étant
l’interprète des signes de son monde ou le lecteur impliqué, le refigure. Mais, son effort
n’est que la configuration pour un lecteur extérieur au texte. La configuration du monde
du roman par le Narrateur prépare et conditionne notre lecture et notre refiguration.
Or, le monde tel qu’il apparaît au jeune Marcel dans le roman est dépourvu de
toute cohérence et de toute communicabilité, et c’est Marcel-Narrateur qui crée sa
structure dans ses souvenirs. Le domaine de la mémoire est également celui de la
refiguration du monde. C’est aussi dans ce domaine que se fait l’interprétation des signes
ou la lecture de la réalité romanesque.
Ce qui pose un défi dans tout le système de la vision chronotopique, c’est son
caractère particulier et extrêmement subjectif. L’identité d’Albertine en tant que jeune
fille en fleurs est ancrée dans le parcours personnel et, bien entendu, particulier de
Marcel-Narrateur. En tant que telle, cette identité est incommunicable, car la
communication présuppose toujours la mise en mots qui, eux, généralisent : « […] rien
ne peut durer qu’en devenant général ». 146 Mais le prix payé pour la longévité est la
singularité de la perception. Il apparaît, alors, que la configuration romanesque implique
la généralisation, tandis que la refiguration est chargée de la remise-en-particulier.
Les subjectivités se parlent ou le dialogisme
145 Paul Ricœur, Temps et récit I, Paris : Seuil (essais), 1983, p. 144-146. La configuration décrit toutes les opérations créatrices de l’auteur pour offrir au lecteur un univers diégétique continu alors que la refiguration réunit les manipulations entreprises par le lecteur lors de sa récréation du microcosme romanesque.146 Le temps retrouvé, IV, p. 484.
184
Les chronotopes qui parsèment la Recherche sont des outils stratégiques. Dans la
dynamique spatio-temporelle qui se trouve à leur base, le temps s’écoule, mais un même
lieu réapparaît très souvent. Il incombe au lecteur, à partir de cette dynamique, à travers
les répétitions, les analogies, l’étymologie onomastique et autres, de refigurer la structure
spatio-temporelle de l’identité des objets et des personnages. Le chronotope sert de base
pour l’établissement des couches d’identité, où chaque être est ce qu’il apparaît
actuellement et, en même temps, ce qu’il a été au passé. La Recherche souligne
également que le caractère humain se forme non seulement des couches correspondant
aux périodes d’évolution personnelle, mais aussi de l’ordre de leur surimposition les unes
sur les autres :
En tant d’êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles, le caractère de son père, le caractère de sa mère ; on traverse l’une, puis l’autre. Mais le lendemain l’ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. 147
Alors, lorsque un même objet, dont l’identité a déjà été établie par le passé dans un
chronotope particulier, se rencontre à nouveau, il arrive une sorte d’entrelacement de
deux chronotopes qui ont en commun cet objet. Le rapport entre ces deux chronotopes se
décrit bien par le terme bakhtinien de dialogisme148. Grâce à la nécessité dans laquelle se
trouve chaque individu, il doit se prononcer sur le sens et la signification des énoncés qui
lui parviennent dans la mémoire collective. Si nous considérons cet échange du point de
147 Op. cit.,, p. 267-268.148 Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris : Seuil, 1981, p. 9. Todorov utilise le terme de dialogisme et celui d’intertextualité d’une manière interchangeable. Il explique que la particularité bakhtinienne consiste en sa suggestion que chaque individu entre en dialogue avec des énoncés du passé par l’intermédiaire de la mémoire collective. C’est de cette façon que des chronotopes différents s’entrecroisent et se parlent.
185
vue du chronotope, nous pouvons constater qu’il s’agit du dialogue entre des chronotopes
qui ont un élément en commun – l’espace. 149
Les deux concepts-clés qu’il importe de retenir de tout le domaine du dialogisme
bakhtinien sont l’insertion affective (vzhivanie, living into) et l’altérité. Voici comment le
premier est défini :
In this process one simultaneously renounces and exploits one’s surplus; one brings into interaction both perspectives simultaneously and creates an “architectonics” of vision reducible to neither. This architectonics provides new understanding. 150
L’insertion affective signifie un contact entre les unités dialoguantes. Comme
l’expliquent Gary Morson et Caryl Emerson, l’établissement d’un tel contact propice au
dialogue implique non seulement une disponibilité intellectuelle, mais aussi une extrême
compassion impliquant une participation dans l’épreuve de la réalité par l’Autre. En
même temps, l’insertion affective ne signifie pas un effacement de soi. Au contraire, la
conscience de l’altérité de l’Autre et le maintien de la sienne propre sont tous deux
cruciaux à la possibilité du dialogue :
Outsidedness creates the possibility of dialogue. […] This process can not take place if one renounces or attempts to insulate one’s point of view. 151
Il est difficile de demeurer au niveau de l’insertion affective sans glisser vers
l’abandon et l’effacement de soi. Le défi que pose cette ambivalence aide à avancer la
compréhension de la saga d’Albertine. Le Narrateur cherche à la posséder totalement, et
comme nous nous le rappelons, il est toujours frustré dans ses tentatives. Il ignore, surtout
149 Par esprit d’analogie, Bakhtine applique le concept de dialogisme au domaine de la création et de la réception des œuvres d’art et y souligne la présence des dialogues : « Dans les limites d’une seule œuvre et de l’art d’un seul auteur, nous observons quantité de chronotopes, et leurs interférences complexes spécifiques de l’œuvre et de l’auteur. […] Ils peuvent s’imbriquer l’un dans l’autre […]. Le caractère général de ces interrelations apparaît comme dialogique », Mikhaïl Bakhtine, op.cit., p. 392-393.150 Gary Saul Morson et Caryl Emerson, Mikhail Bakhtin. Creation of a Prosaics. Palo Alto : StanfordUniversity Press, 1990, p. 54.151 Op. cit., p. 55.
186
à son jeune âge, que la seule possibilité de posséder un autre, c’est d’entrer en échange
avec lui ; un échange sincère et intéressé. Toujours est-il que le dialogue est un échange
entre les deux entités autonomes qui gardent leur altérité l’une par rapport à l’autre.
L’insertion affective bakhtinienne et l’oubli intellectuel proustien
Le processus de superposition des chronotopes n’est possible qu’à l’aide de la
mémoire dont la fonction consiste à restituer le cadre temporel passé dans le présent
spatial. Bakhtine préconise la mémoire collective qui fait penser aux archétypes de Carl
Jung. C’est l’héritage qui règne dans un lieu et décrit sa culture. Il suffit de s’y baigner
pour en devenir imbu. Le système proustien diffère légèrement de celui de Bakhtine. En
même temps, Proust utilise des éléments qui sont plus tard repris par Bakhtine. D’abord,
Proust ne parle pas de la mémoire collective. Ensuite, il favorise l’oubli en tant que
destruction de la mémoire volontaire incapable de la vraie restitution du passé. Nous
pouvons observer des similarités entre l’état d’âme qu’il cherche à provoquer chez ses
lecteurs et l’insertion affective bakhtinienne. Et c’est en faisant simultanément agir
l’oubli intellectuel et l’insertion affective que la Recherche peut réussir, par voie de
réactivation de la mémoire involontaire, à trouver des paradis perdus :
La moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet de choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence […] le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n’avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d’atmosphères singulièrement variées. […] Entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu’entre deux souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est telle que cela suffirait […] à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, […] il nous fait tout à coup respirer un air nouveau précisément parce que c’est un air qu’on a
187
respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. 152
Ce passage donne un bon aperçu du fil d’or qui traverse toute la Recherche. Nous
offrons ici sa description synthétique qui s’impose. Si chaque objet perçu par nous
devient codé par le lieu qui l’enveloppe comme une coquille, très bientôt, en nous
retrouvant face à un objet déjà rencontré auparavant, nous n’allons pas le percevoir inséré
dans l’espace actuel, mais dans sa coquille qui, elle, ne contient rien de la réalité actuelle.
Si, pourtant, la rencontre avec un objet ne trouve pas d’écho avec le passé, la perception
n’atteint pas son but qui est l’ « essence des choses ». Alors, pour atteindre cette essence,
il faut sacrifier l’homogénéité du monde. Non seulement sont sacrifiés les liens qu’un
objet entretient avec son entourage, mais l’espace homogène qui unit les lieux n’est pas
perçu. Ce qui apparaît est une mosaïque de cadres spatiaux et temporels différents.
Dans cette esthétique les objets jouent le rôle similaire à celui que Proust assigne
aux livres.
S’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. 153
Les objets matériels, eux aussi, sont vus comme calendriers. Chaque objet devient jumelé
avec le lieu de sa première rencontre et en forme un cadre du calendrier. Le rôle accordé
à la mémoire n’est autre chose que l’activation de la lecture, qui est, d’autre part, fortifiée
par l’association, souvent problématique soit dit en passant, entre le Narrateur et le
lecteur : « […] non seulement l’œuvre littéraire n’existe que parce qu’elle est lue, mais le
lecteur participe à la création du sens ». 154 Cette observation fait écho à Alain de Lattre
152 Le temps retrouvé, IV, p. 448-449.153 Proust, « Sur la lecture », dans Ecrits sur l’art, Paris : GF Flammarion, 1999, p. 187.154 Alain Trouvé, op. cit., p. 13.
188
qui montre comment le roman active la lecture en la rendant responsable de la cohésion
diégétique. Comme c’est souvent le cas, le roman offre des clefs et des suggestions qu’il
s’agit seulement de savoir démêler. Dans Sodome et Gomorrhe nous lisons : « Elstir ne
pouvait regarder une fleur qu’en la transplantant d’abord dans ce jardin intérieur où nous
sommes forcés de rester toujours ». 155 Le lecteur est un Elstir par rapport à la lecture; la
lecture est son œuvre et le roman son modèle. Or, la direction où le roman veut le mener
est celle de la refiguration intérieure du texte.
Conclusion : chronotope, cercle herméneutique et communication de l’absence
Le roman utilise le monde pour communiquer l’absence, car ce qui paraît n’est
jamais ce qui est, puisque c’est toujours la sensation qui prime. Et la perception – le
premier pas dans le façonnement des sensations, consiste en une combinaison fragile de
l’espace-temps subjectif, individualisé et incommunicable. La raison de cet état de fait est
que non seulement un objet est perçu en tant que chronotope (chronotope intérieur, pour
utiliser la terminologie bakhtinienne), mais aussi que la sensation résultante est
déterminée dans une large mesure par ce que Bakhtine appelle le chronotope extérieur, ou
la concoction spatiotemporelle spécifique qui sert de décor au chronotope intérieur :
Ce qui importe ici ce n’est pas uniquement (et pas tellement) leur chronotope intérieur (l’espace et le temps de la vie évoquée), mais avant tout le chronotope extérieur réel au-dedans duquel s’accomplit cette évocation de sa vie propre ou de celle d’un autre […]. 156
L’association Narrateur-lecteur suggère que le résultat de la perception que le roman
cherche à communiquer se présente aussi sous forme de chronotope. En tant que telle,
155 Sodome et Gomorrhe, III, p. 334.156 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris : Gallimard, collection Tel, 1999, p. 279.
189
cette sensation, une fois « activée » ne pourra plus être communiquée à cause de son
caractère particulier.
C’est justement la sensation du moment présent sur laquelle s’ajoute une autre
sensation, celle du souvenir, qui fait voir l’essence profonde du monde. Nous avons déjà
présenté une citation du roman qui dit que rien ne survit qu’en devenant général. Le fait
même de l’existence du texte implique toujours la généralité, car le sociolecte se base sur
des catégories linguistiques générales. La structure chronotopique sur laquelle nous avons
versé de la lumière, tout en étant générale, appelle une refiguration qui, comme nous
venons de le montrer, restitue au monde son aspect particulier.
Pour clore ce chapitre, repassons encore une fois devant les parties de l’enjeu
herméneutique principal de la Recherche : le général, le particulier et leurs variations
pour en contempler une vue d’ensemble. Nous voyons très vite que la structure du désir
de savoir crée l’attente que ses composantes, la Volonté et la Représentation,
entretiennent un rapport de complémentarité, où l’une s’inscrit dans l’autre et où l’une
complète l’autre. Cette attente est déçue. La même conclusion sombre se tire concernant
le rapport entre les parties et le tout, entre la pratique et la théorie, entre le particulier et le
général. Le problème herméneutique dont l’étude a fait l’objet du deuxième chapitre de
notre travail refuse de se résoudre sur les pages du roman. Les parties et le tout, le
particulier et le général, la pratique et la théorie n’entrent pas en rapport de causalité les
unes avec les autres. Elles maintiennent plutôt chacune son autonomie propre sans pour
autant cesser de s’appeler le particulier et le général. Ceci est un paradoxe dont la
résolution dépasse les marges du texte. Il incombe au lecteur prenant possession de
l’univers romanesque d’en créer la cohésion.
190
La plupart des questions que la Recherche pose se classent sous le chapeau du
problème herméneutique. Dans l’acception philosophique, ce problème se caractérise par
les enjeux du général et du particulier. Le sujet, face à l’une de ces catégories, en arrive à
une autre soit par induction (par le passage du particulier vers le général) soit par
déduction (du général vers le particulier). La Recherche provoque le lecteur, en lui
montrant d’abord le monde paisible et cohérent de Combray et en le faisant exploser en
éclats. Cette explosion est progressive et fondamentale : elle se propage aussi au moi des
personnages impliqués, et elle impose ses dégâts aux témoins qui en lisent la description.
Le lecteur, laissé face à ce champ de ruine, est appelé au secours. C’est à lui maintenant
de refigurer le monde pour qu’il regagne son harmonie et sa cohérence. Sa sollicitude est
d’autant plus enthousiaste qu’il se sent lui aussi impliqué dans les apories de l’intrigue
romanesque. Le lecteur accompagne le héros dans ses tentatives de reconstituer son moi
éparpillé, lorsque ce dernier se rend compte que le vide de son moi ne peut se remplir que
par la possession des objets et des êtres convoités.
3. Vous désirez l’Autre ? Lisez-le. La lecture en tant que forme de possession.
Le moi, c’est les autres. 1
L’enfer, c’est les autres. 2
Le concept de possession dans la critique proustienne
En parlant des enjeux communicatifs chez Proust, il est difficile d’éviter le thème de
la possession en tant que forme extrême d’annihilation de l’altérité. Avec sa disparition,
disparaîtrait également le besoin de communiquer. Nous nous concentrerons sur une
extension particulière du processus communicatif – la prise de possession, telle qu’elle se
présente dans la dynamique des rapports entre un personnage et son milieu et, comme cas
particulier, entre le lecteur et le livre. Cette réflexion se découpe logiquement en deux
parties : diégétique et extra-diégétique. Une telle division s’emploie fréquemment dans les
études proustiennes pour une raison toute simple : il est inévitable, afin de comprendre la
dimension pédagogique de l’œuvre, de commencer par le texte pour aboutir aux
observations des rapports entre les enjeux romanesques et l’herméneutique de soi de la part
du lecteur.
C’est Jean de Grandsaigne qui, dans son ouvrage intitulé L’espace combraysien :
monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, remarque : « Pour le
lecteur, la Recherche est bien une histoire qu’il suit passionnément à travers les pages […],
et à la réalité de laquelle il finit par croire intensément parce qu’elle lui apparaît comme
1 Serge Doubrovsky, La place de la Madeleine, Paris : ELLUG (Archives Critiques), 2000, p. 47.2 Jean-Paul Sartre, « Huis clos », dans Théâtre, I, Paris : Gallimard, 1947, p. 167.
192
une variation de la sienne ». 3 Grandsaigne fait écho à la notion de subversion que nous
avons déjà analysée. En complément de cette étude antérieure, nous nous concentrons sur
un cas spécial de la communication. Selon Grandsaigne, la réalité romanesque et la réalité
du lecteur finissent par s’entremêler, ce qui souligne une conséquence importante des
enjeux communicatifs – la prise de possession. Nous tenterons de déblayer le mystère que
cache un tel mécanisme de lecture.
En ce qui concerne la procédure stratégique de notre travail, ses aperçus généraux
se trouvent facilement chez de Grandsaigne :
Il se peut que cette histoire soit, comme le veut la critique, celle d’un apprentissage, d’une découverte, d’une vocation; qu’elle soit aussi celle d’un texte. Mais plus que tout cela, elle demeure l’histoire de ces deux pôles qui, pour tout lecteur, constituent l’univers spécifique du roman : un héros et une société. 4
Afin de transformer l’observation particulière de Grandsaigne en une prescription
générale, nous pouvons remplacer une société par la réalité romanesque. Il remarque le
rapport douteux du monde romanesque proustien et de la réalité sociale de l’époque.5
Alors, conclut-il, l’utilité empirique du kaléidoscope social proustien est remise en doute
pour la résolution duquel Grandsaigne invite le lecteur à adopter une stratégie
particulière :
De tous les genres littéraires, le roman est sans doute le genre qui adhère le plus étroitement à la réalité sociale. Mais la relation entre roman et société n’est pas linéaire et directe. Si le roman est un « miroir », c’est un miroir qui ne reflète pas la réalité telle quelle; l’image qu’il en donne a subi de profondes distorsions. Aussi n’est-ce pas dans le détail, mais dans l’ensemble qu’il faut chercher la ressemblance; aussi n’est-ce pas au plan du contenu mais au niveau de la structure qu’il faut se placer pour retrouver la réalité sociale d’une époque donnée dans le monde de l’œuvre. 6
3 Jean de Grandsaigne, L’espace combraysien : monde de l’enfance et structure sociale dans l’œuvre de Proust, Paris : Librairie Minard, 1981, p. 7.4 Ibidem.5 Op. cit., p. 9.6 Ibidem.
193
De Grandsaigne argumente que, malgré la variété vertigineuse de lieux, de
groupes sociaux, d’intérêts et de passions, il en émerge la cohérence de l’univers
romanesque chez Proust. Elle se construit à partir de la structure de groupe,7 cherchant à
trouver l’harmonie entre l’individualisme et la vision plutôt sociale des enjeux littéraires.
En fait, cette structure comporte un élément du paradoxe classique janséniste qui s’utilise
pour résoudre l’opposition entre le libre arbitre et la responsabilité individuelle d’un côté
et la prédétermination divine de l’autre. La doctrine janséniste revendique ce que l’esprit
cartésien trouve impossible à accommoder : la présence et l’absence simultanée de la
liberté. D’une manière similaire à celle des jansénistes, de Gransaigne entreprend de
trouver des semences d’ordre au sein du chaos du mouvement brownien. Il croit en une
capacité du système de s’autoréguler. Notre voie diffère de celle de Grandsaigne en ce
que nous analysons la construction de cette même cohérence par l’intermédiaire de la
refiguration de l’univers diégétique chez le personnage individuel. Autrement dit, nous
étudions comment le lecteur – figure extra-diégétique – ménage le système des enjeux
romanesques.
Donc, à partir de ces derniers passages cités, nous pouvons établir deux registres
de questions principales : le premier se préoccupant des relations entre les personnages et
leur monde romanesque et le second ayant trait aux rapports du lecteur au texte. La
question du premier registre concerne l’appréhension par le personnage de son monde
physique et social. Autrement dit, comment le personnage entre en possession de son
7 « Cette structure [de groupe] qu’on peut encore définir comme un ensemble de rapports et de cohérences fondés sur l’analogie et la comparaison, conserve à la société son caractère pluraliste tout en l’établissant comme une totalité; elle maintient la rivalité comme facteur essentiel de la relation sociale tout en assignant un seul et même but à l’ensemble de la société; elle confirme l’individu dans sa liberté tout en se soumettant à un ordre qui le transcende; elle favorise le mouvement tout en postulant la circularité », Jean de Grandsaigne, op. cit., p. 16.
194
milieu? Le second registre contient deux questions : comment le roman fait en sorte que
le lecteur considère la réalité diégétique en tant que variation de la sienne propre, et
comment peut-il parvenir, à travers les détails et le plan du contenu, à la lecture
d’ensemble qui englobe tous les niveaux de la structure du roman? En d’autres mots,
notre programme consiste en une analyse de la lecture en tant que forme de possession
par l’entremise de l’étude des rapports entre les personnages et leur milieu. Il y a
clairement un effet de miroir : d’abord, c’est le lecteur appréhendant l’œuvre en la lisant;
puis, ce sont les personnages dans une relation avec leur monde.
Possession et structure de désir
Pour poser les prémisses de la vision stratégique que nous proposons de mettre en
valeur, il est nécessaire de voir comment se forme dans le roman l’esthétique du désir
dans le contexte de la possession. Cette étude différera de celle que nous avons présentée
dans le premier chapitre justement par son application plus spécifique à la problématique
de la prise de possession. Comme le dit le Narrateur, en contemplant Albertine assise à
ses côtés au fond de la voiture les acheminant chez lui, qui est à la longue devenu le chez
eux : « Pour posséder il faut avoir désiré ». 8 Donc, l’étude de la prise de possession serait
toujours incomplète sans l’attention accordée au désir – antécédent de la possession. Pour
cette raison, nous allons analyser le mécanisme du désir dans la Recherche, en
argumentant qu’à sa base se trouve une névrose obsessionnelle née de la confusion entre
le domaine ontologique et le domaine métaphorique, une distinction pertinente quand on
la relie aux concepts psychanalytiques d’introjection et d’incorporation.
8 La prisonnière, III, p. 681.
195
Nous aborderons notre projet de deux côtés. Premièrement, il s’agira d’une étude
de la Recherche sur la base du champ d’enquête psychanalytique, car les deux concepts
centraux – introjection et incorporation – appartiennent tous les deux à la psychanalyse. Il
est question, bien entendu, d’une étude dont l’ambition se limite à l’élucidation de la
généalogie du désir, à la prise de possession de soi et du monde alentour, à une bonne et
une mauvaise lecture. 9 Deuxièmement, nous allons confirmer la première étude
psychanalytique par la lecture attentive du roman en soulignant les structures sémiotiques
qui en émergent.
Notre travail poursuit l’analyse entreprise par Serge Doubrovsky dans La Place
de la Madeleine (1974) et par Michael Finn dans Proust, the Body and Literary Form
(1999). Doubrovsky suit minutieusement le développement et la dialectique de ce désir
incestueux refoulé, tandis que Finn montre le rôle de la névrose, naissant du mécanisme
de l’inceste différé. Nous pouvons dire que Finn prend le travail de Doubrovsky pour
point de départ de sa propre analyse.
Michael Finn base son étude sur les débats de l’époque concernant la faiblesse
fin-de-siècle que sont l’hystérie et la neurasthénie. Il étudie de multiples textes médicaux,
anthropologiques et sociologiques, y compris ceux du père de Marcel Proust, le docteur
Adrien Proust. Michael Finn en dégage ce qui était à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe la recommandation du corps médical concernant le traitement de cette affliction. Les
médecins de l’époque, donc, ordonnent aux dandys hypersensibles de respirer du grand
air, de se forcer à s’intégrer plus étroitement à la vie de société. En soulignant le contraste
entre ces prescriptions qui ont formé une sorte de rectitude politique et les opinions de
9 Il est important dans cette partie de rendre explicite dès le début la distinction entre bonne et mauvaise lecture.
196
Proust qui transparaissent dans beaucoup de ses écrits, Michael Finn suggère de
considérer la composition de la Recherche comme une thérapie alternative. Autrement dit,
l’écriture littéraire au sein de la contemplation ralentie et solitaire apporte plus sûrement
du soulagement au souffrant et fait contraste à toutes les prescriptions du style de vie bon
vivant gargantuesque.
Or, en nous lançant dans le débat entamé par Doubrovsky et développé par Finn,
nous allons nous interroger sur les questions herméneutiques que soulève la réception du
texte névrotique et hystérique. Comment est-ce que l’écriture malaisée influence et moule
sa propre lecture? Ceci est la question centrale à laquelle les pages suivantes chercheront
à fournir une réponse.
Les bases psychanalytiques de la possession : projection, introjection et
incorporation
Il importe pour nous d’examiner de près le processus d’intégration de l’objet
possédé au moi du possesseur. Nous allons argumenter que c’est l’imago de l’objet qui
devient intégrée. La prise de possession telle qu’elle apparaît dans la Recherche se
caractérise par la dichotomie entre introjection et incorporation. Nous allons donc
expliquer chacun de ces trois concepts ainsi que leur pertinence pour saisir les enjeux de
la possession.
Symbole-chose et symbole opérant
197
Le détour par la psychanalyse est approprié au projet actuel, notamment la
description du symbole offerte par Nicolas Abraham et Maria Torok. 10 Ils soulignent
avec minutie la différence entre deux types de symbole en posant la distinction entre le
symbole-chose et le symbole opérant :
[une] première distinction, d’une part le symbole-chose considéré comme hiéroglyphe, ou texte symbolique, le symbole mort en tant que symbole et, d’autre part, le symbole inclus dans un fonctionnement, c’est-à-dire le symbole opérant, animé de sens et supposant des sujets concrets, considérés comme un ensemble en fonctionnement. Interpréter un symbole consiste à convertir le symbole-chose en symbole opérant. 11
Selon cette présentation, donc, chaque objet ou être possédant le pouvoir de symboliser
participe au dédoublement de sa nature en un aspect ontologique (objet ou être dans son
corps physique) et en son aspect proprement symbolisant. La capacité symbolisante
remplit la forme vide qu’est le symbole-chose, et le transforme en symbole-opérant. Par
effet de parallélisme, nous pouvons dire que le Narrateur participe à un dédoublement
similaire. Par souci de clarté, admettons que chaque objet et chaque être a deux
existences séparées l’une de l’autre. La première est l’existence ontologique : l’objet en
soi ou l’être en chair et en os. La seconde est l’existence d’une imago (construction
intérieure à l’esprit d’observateur). La première existence est, donc, le symbole-chose et
la seconde est le symbole-opérant, quoique dans la praxis les deux existences soient
inextricables.
Rappelons que le concept d’imago a été élaboré par Jung. Cette notion
psychanalytique provient de la doctrine chrétienne d’imago dei qui stipule que l’être
humain possède, malgré toutes ses imperfections, l’image de Dieu. Jung se réfère aux
premiers exégètes chrétiens pour montrer les origines du concept d’imago dei :
10 Nicolas Abraham et Maria Torok, L’écorce et le noyau, Paris: Aubier Flammarion (Philosophie en effet), 1978, p. 28.11 Ibidem.
198
For look upon the countenance of a man who is at one moment angry, at the next sad, a short while afterward joyful, then troubled again, and then contented. […] See how he who thinks himself one is not one, but seems to have as many personalities as he has moods, as also the Scripture says: A fool is changed as the moon […]. God, therefore, is unchangeable, and is called one for the reason that he changes not. Thus also the true imitator of God, who is made after God’s image, is called one and the selfsame [unus et ipse] when he comes to perfection, for he also, when he is fixed on the summit of virtue, is not changed, but remains always one. 12
Donc, la preuve des marques divines chez l’homme est dans la capacité de ce dernier à
manifester la constance, la continuité ; bref, le centre qui, face à tous les changements de
caractère et à toutes les péripéties psychiques et psychologiques, demeure inébranlable.13
Selon la logique du passage cité, chaque être humain porte en soi une partie de Dieu, une
partie sacrée de la bonté et de la perfection absolues.
Une autre conséquence de cette doctrine est que, grâce à ce mystère divin de la
création, chacun détient dans son âme une image de Dieu. Jung, en empruntant cette
logique de l’exégèse, l’applique à la situation psychique de l’être humain. Si nous
possédons tous un centre psychique constant qui résiste aux changements et que ce centre
nous est légué à tous par Dieu, il est logique de parler des éléments du centre tenus en
commun par les humains et de l’inconscient collectif. Jung propose de classer ces
éléments en archétypes qui se forment et se fortifient par des représentations collectives –
images, symboles des croyances partagées, qui, pour la plupart, sont des théismes en tout
genre.14
12 In libros Regnorum homiliae, I, 4, dans Jacques Paul Migne (éd.), Patrologiae cursus completus : la série grecque, Paris: 1857-66, vol. 12, colonnes 998-999, cité par C.G. Jung, The Archetypes and the Collective Unconscious, traduit par R.F.C Hull, Princeton: Princeton University Press, 1990, p. 354.13 Les racines de ce concept dans la philosophie mystique occidentale se tracent jusqu’à Spinoza qui écrit dans la démonstration de la proposition 6 de la troisième partie de l’Éthique : « Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s'expriment [...] des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et [il] agit [...] et aucune chose n'a rien en elle par quoi elle puisse être détruite,c'est à dire qui ôte son existence; mais au contraire, elle est opposée à tout ce qui peut ôter son existence; et ainsi, autant qu'elle peut et qu'il est en elle, elle s'efforce de persévérer dans son être », Baruch Spinoza, L’Éthique, Paris : Gallimard, Folio, 1994. 14 Carl Jung, op. cit., p. 61-63.
199
La projection : la formation de l’imago parentale
Pour continuer sa pensée, disons que Jung place sa réflexion dans le contexte
spécifique de la projection. 15 Or, le contenu de l’inconscient individuel, qui se projette
sur le monde extérieur, est déterminé au degré élevé par les archétypes. En fait, Jung
prétend qu’à cause de leur caractère dominant dans la formation des archétypes, les
représentations collectives sont refoulées par la psyché. Elles ne se cachent pourtant pas
sans trace; elles s’incorporent dans le modus vivendi psychologique en magnifiant
l’intensité des archétypes les plus problématiques pour un individu donné. 16 Dans ce
raisonnement, il est pratiquement impossible de séparer les éléments de l’inconscient
collectif et les manifestations purement subjectives. Nous pouvons suggérer, en
extrapolant la pensée de Jung, que tout inconscient est toujours déjà collectif. La
différence intersubjective se manifeste seulement par l’intensité variée de l’actualisation
des archétypes dans chaque individu. Ainsi, ce que nous projetons, c’est un cocktail où
sont mélangées des concentrations variées d’archétypes différents.
En majorité, les figures les plus influentes dans la vie de l’enfant sont celles des
parents. Il est donc raisonnable qu’elles soient projetées le plus souvent. Mais Jung, tout
en reconnaissant la présence de la force qui cherche à inclure les images parentales dans
le contenu de la projection, souligne en même temps l’impossibilité d’une telle projection.
Les parents sont tellement présents, au moins au début de la vie, que leur présence est
15 « Projection is an unconscious, automatic process whereby a content that is unconscious to the subject transfers itself to an object, so that it seems to belong to that object. The projection ceases the moment it becomes conscious, that is to say when it is seen as belonging to the subject », dans Carl Jung, op. cit., p. 60.16 Op. cit., p. 63.
200
trop consciente pour être projetée. 17 Pourtant, continue Jung, les parents, justement à
cause de l’impossibilité de se faire projeter, sont les personnes les moins connues à
l’enfant. 18 En même temps, leur présence est tellement importante dans la formation de
sa psyché que leur connaissance incomplète est intenable. Donc, la solution que se
propose la psyché consiste à ce que l’enfant se crée le reflet inconscient de ses parents
tout en les côtoyant dans la vie quotidienne :
But since […] consciousness of the object prevents its projection, there is nothing for it but to assume that parents are also the least known of all human beings, and consequently that an unconscious reflection of the parental pair exists which is as unlike them, as utterly alien and incommensurable, as a man compared with a god. 19
Cette image maternelle, tout en étant détachée de la personne présente, fournit de la
sécurité affective à l’enfant, en lui permettant de moins souffrir dans les moments de
séparation, car l’imago de la mère reste toujours propriété de l’enfant. Également, en tant
que création intérieure, l’imago n’a pas cette obscurité de l’inconnu tellement
déconcertante chez les parents en chair et en os.
L’introjection ou l’intériorisation de l’imago
C’est au stade d’imago qu’est activé le mécanisme symbolisant qui, à son tour,
donne naissance au sens métaphorique. Plus particulièrement, l’être physique de la mère
évoque immédiatement son imago, cette abstraction idéalisée.
17 « It would generally be supposed that one’s own parents are the best known of all individuals, the ones of which the subject is most conscious. But precisely for this reason they could not be projected, because projection always contains something of which the subject is not conscious and which seems not to belong to him. The image of the parents is the very one that could be projected least, because it is too conscious », dans Carl Jung, op. cit., p. 60.18 Op. cit., p. 65.19 Ibidem.
201
Le symbole consiste, non pas en l’équivalence « serpent »-« phallus », mais en ce que, par la visualisation du mot « serpent » on met en scène à l’intention de quelqu’un l’horreur qu’on éprouverait de toucher au phallus […]. 20
Autrement dit, dans un symbole-opérant le dédoublement « serpent »-« phallus » perd
progressivement ses frontières intérieures, et « serpent » devient « phallus ».
A côté de l’intégration de l’imago à la structure symbolisante, son importance
considérable se trouve dans le fait que c’est une structure intérieure au moi de
l’observateur. Le symbole-chose garde toujours son altérité, tandis que l’image ou
symbole-opérant n’en a plus. Ainsi, l’imago en tant qu’abstraction peut facilement être
assimilée. En fait, cette facilité fait intégralement partie du fonctionnement psychique dit
normal. Cette assimilation est justement l’introjection, que Ferenczi définit ainsi :
A prendre les choses à la base, l’amour de l’homme ne saurait porter, précisément, que sur lui-même. Pour autant qu’il aime un objet, il l’adopte comme partie de son Moi. […]Une telle inclusion de l’objet d’amour dans le moi, voilà ce que j’ai appelé : introjection. Je me représente […] le mécanisme de tout transfert sur un objet, par conséquent de tout amour objectal, comme introjection, comme élargissement du Moi. 21
Nous pouvons prélever dans ce passage les traits principaux de l’imago qui sont
indispensables à notre analyse. Que ce soit un objet d’amour tel que traité dans la citation
ou, tout simplement, un objet de méditation, ce que le moi de l’observateur introjecte
n’est bien sûr pas l’objet proprement dit, mais son image, reflet intérieur de la chose
extérieure. Le lien entre le monde intérieur et l’objet perçu est ce qui définit cette image
en tant qu’imago de l’objet extérieur. Comme nous pouvons le voir, c’est par l’entremise
de l’imago que devient possible l’intériorisation de la réalité ontologique. Par conséquent,
comme le disent aussi Abraham et Torok, 22 ce n’est pas un objet pris dans son essence
ontologique qu’il s’agit d’introjecter, mais une imago de cet objet, sa construction interne
20 Nicolas Abraham et Maria Torok, op. cit., p. 29.21 Sandor Ferenczi, Bausteine I, p. 58-59, cité par Nicolas Abraham et Maria Torok, op.cit., p. 235.22 « Aussi n’est-ce point l’objet qu’il s’agit d’ « introjecter », comme on le dit facilement, mais l’ensemble des pulsions et de leurs vicissitudes dont l’objet est l’à-propos et le médiateur », op. cit., p. 236.
202
au moi : « Le résultat de l’introjection est une relation avec un objet interne […] ». 23 Or,
le contact prolongé ou bien son attente longue engendre l’imago, la construction
intérieure. Cet engendrement est un processus passif qui se déroule à l’insu de
l’observateur, même malgré lui. L’introjection est la prise de conscience active de la
présence de l’imago dans le moi. La bonne marche de ce mécanisme aboutit logiquement
au rapport entre le sujet et la structure qui lui devient intérieure – l’imago de l’objet
contemplé.
L’incorporation et l’amour
Il existe un autre phénomène psychanalytique souvent confondu avec
l’introjection, l’incorporation. L’échec d’introjecter provoque la poursuite de
l’incorporation. La différence entre ces deux concepts se trouve dans le fait que
l’introjection est la possession d’une imago tandis que l’incorporation est la conquête
d’un objet proprement dit. Étant donné l’impossibilité ultime de la digestion littéraire et
figurative de la chose extérieure, l’incorporation est un phénomène fantasmatique, tandis
que l’introjection est un processus dit « normal ». Si l’on confond une imago avec un
objet ou un personnage physique, la seule manière de l’assimiler dans le moi est de
l’avaler à la fois figurativement et littéralement. Mais, bien entendu, l’incorporation en
tant que destruction de ce qui est convoité n’équivaut ni à une possession, ni à une
appréhension; ce n’est que la compensation d’un échec de parvenir à une possession
vraie : « C’est pour ne pas “avaler” la perte, qu’on imagine d’avaler, d’avoir avalé, ce qui
est perdu, sous la forme d’un objet […] ». 24
23 Op. cit., p. 130.24 Op. cit., p. 261.
203
Abraham et Torok ont dit qu’étant donné l’incapacité humaine d’aimer un autre
que soi-même, la seule manière de diriger l’amour vers autrui est d’en faire une partie de
son moi. En principe, une telle observation n’a rien de contestable. Elle se confirme par le
cliché : « Aimer, c’est donner à un autre le pouvoir de nous blesser tout en ayant la foi
qu’il n’aille pas l’utiliser. » Autrement dit, une personne bien aimée jouit du privilège
d’être admise derrière les redoutes protégeant le moi des attaques possibles du non-moi.
Il s’ensuit qu’en aimant un autre, on pratique en fait l’amour de soi-même. Et blesser en
amour, permettons-nous ce cliché mélodramatique, c’est justement quand une partie de
soi se poignarde au cœur. Voici la confirmation de cette observation dans la Recherche.
Dans Le Temps retrouvé, avec l’arrivée de l’époque de la prise de conscience du passé, le
Narrateur reconnaît la valeur inestimable de la permission accordée à une personne bien
aimée de devenir psychologiquement et émotivement liée à son moi :
[…] Ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au-dehors mais au-dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels [...]. 25
Ce passage fait écho à celui de Jean Santeuil où Jean, en arrivant dans un hôtel de
Trouville, est sur le point d’entrer dans sa chambre. Il compare cette chambre d’hôtel à sa
propre chambre à la maison :
A Paris quand il allait à sa chambre, il n’avait aucun effort à faire pour y entrer. L’habitude l’attendait dès la porte et l’ouvrait gaiement pour lui. L’amitié lui ouvrait les deux bras du fauteuil dont le chêne, la bourre et la soie avaient depuis longtemps perdu leur nature première à force d’avoir été saturés de sa fatigue, réchauffés de sa cordialité, frappés doucement de son chagrin qui s’y abandonnait, ou caressés quand s’y prélassait son bien-être. 26
25 Le temps retrouvé, IV, p. 622.26 Jean Santeuil, p. 357.
204
La chambre parisienne, comme nous le voyons, est investie, ou saturée, par les émotions
différentes que Jean y a éprouvées. Chaque objet de la chambre porte le sceau de la vie
qui y a été vécue et devient partie de cette vie.
Aussi, quand Jean entrait dans cette âme éparse autour de lui qu’était sa chambre, il ne faisait pour ainsi dire que rentrer en lui-même, ou plutôt c’était sa chambre qui entrait en lui avec toute la vivacité de la sympathie et la douceur de l’habitude. 27
Soit que le moi de Jean, en s’élargissant, inclut la chambre, soit que c’est bien la chambre
qui entre dans son moi, l’important est qu’elle est perçue en tant que partie prenante de
l’identité de Jean. Apprivoiser sa chambre signifie son entrée dans la sphère
d’appartenance :
Je distingue dans le monde des zones plus ou moins éloignées de mon centre de situation ou qui s’y rattachent plus ou moins étroitement […]. Le désir tend à faire entrer l’objet désiré dans une sphère d’appartenance. 28
Cette même logique, préalablement élaborée dans Jean Santeuil, s’applique au
Narrateur de la Recherche. Pourtant, ce qui est particulier à son cas, c’est le fait qu’un
être aimé ou un objet habituel non seulement entre dans la structure de son moi, mais que
cette entrée participe de la composition de l’identité psychique du Narrateur. « […]
Quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne
savais même pas au premier instant qui j’étais […] », 29 dit le début de la Recherche qui
présente au lecteur le problème identitaire dont le Narrateur poursuivra la solution tout au
long du roman. Comme nous le voyons, le premier enjeu de ce problème consiste en une
perte par le jeune Marcel des repères de son moi. Endormi, le Narrateur est clairement
détaché des liens avec le monde des objets. Et par ce détachement son moi lui est ôté. On
peut voir que le rétablissement du contact avec le monde sensoriel s’associe à la
27 Ibidem.28 Gaston Berger, Recherches sur les conditions de la connaissance : essai d’une théorétique pure, Paris : PUF, 1941.29 Du côté de chez Swann, I, p. 5.
205
redécouverte du moi : « […] l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de
chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi ». 30
Tout cela dit que dans le premier temps au moins, ce n’est pas le monde qui est
investi par le moi de Marcel, mais, au contraire, le moi de Marcel qui n’a pas d’être sans
le monde alentour. Le jeune Narrateur est vidé et assoiffé d’être, soif qui exige, pour se
désaltérer, la présence constante et ininterrompue des objets et des personnes auxquels il
s’habitue. Ainsi, le besoin maladif de ce bonsoir maternel constitue le modèle de ce
même registre de raisonnement. La mère lui donne ce qu’il est et, sans elle, il n’est pas.
C’est comme si elle lui disait : « Je te bourre, je comble ton vide (insomniaque), je te
remplis d’être ». 31
Nous voyons maintenant que dans sa première enfance, où Marcel avait besoin de
se faire remplir d’être, que la présence physique des autres lui était indispensable. Il
devait côtoyer sa mère et sa grand-mère afin de ne pas sombrer dans la panique de la
perte de son moi. Formellement, donc, Marcel se voit coincé au stade de l’incorporation.
Il doit être branché au monde comme à une drogue sans laquelle sa survie est
immédiatement remise en doute. La narration semble confirmer ce diagnostic par les
transferts du malaise et du besoin de proximité physique de la mère sur Gilberte et, d’une
manière plus développée encore, sur Albertine.
Le Narrateur, en pratiquant l’introspection qui lui est tellement propre, trace des
parallèles entre son attente du baiser maternel à Combray et l’anxiété dont il souffre
beaucoup plus tard en absence d’Albertine. Il est assez aisé de voir que dans ces deux
30 Ibidem. Nous citons et commentons tout le passage (note 33) dont est tirée cette phrase.31 Serge Doubrovsky, op. cit., p. 39.
206
situations est présent le Narrateur incapable de surmonter sa tendance à posséder autrui
par incorporation, par le maintien constant du contact physique tangible.
Qui m’eût dit à Combray, quand j’attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour non pour ma mère, mais pour une jeune fille […]. Oui, c’est le bonsoir, le baiser d’une telle étrangère pour lequel je devais, au bout de quelques années, souffrir autant qu’enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. 32
Le désir anxieux d’avoir une personne chérie constamment à ses côtés se
répercute dans le domaine des objets et des endroits géographiques. Le moi de l’enfant
Marcel qui erre dans l’obscurité de la chambre nocturne, s’étant réveillé avant l’aube,
cherche les objets habituels comme un boiteux ses béquilles. Et s’il n’en trouve pas
auxquelles il est habitué, il est incapable de fonctionner, car il n’a jamais appris à
marcher sans elles. Le roman s’ouvre précisément sur la scène du sommeil du jeune
Marcel :
Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m'étais endormi et, quand je m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais; j'avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l'existence comme il peut frémir au fond d'un animal; j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j'étais, mais de quelques-uns de ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être – venait à moi comme un secours d'en haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. 33
Les difficultés de l’auto-identification, rencontrées par le Narrateur dans cette scène,
témoignent bien de l’une des prémisses dominantes de l’esthétique proustienne. Selon
son argument principal, l’identité est en grande mesure déterminée par l’entourage, le
contexte qui servent de point de repère déterminant. Comme on peut le voir dans la
phrase citée, être déconnecté du monde des objets qui forment le cadre spatio-temporel
32Albertine disparue, IV, p. 82-83.33 Du côté de chez Swann, I, p. 5-6.
207
pose un défi sérieux au Narrateur. Sans de tels repères chronotopiques il perd son moi, il
s’embrouille.
La possession comme induction absolue
La description de la première rencontre entre le Narrateur et Albertine est riche en
trésors illuminateurs de l’esthétique romanesque de la Recherche. Le passage suivant
poursuit le raisonnement du jeune Marcel après qu’il a croisé Albertine pour la première
fois :
Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste, si je ne possédais aussi ce qu'il y avait dans ses yeux. Et c'était par conséquent toute sa vie qui m'inspirait du désir; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d'être ma vie totale, n'étant plus qu'une petite partie de l'espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m'offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. 34
Le détail, les yeux d’Albertine, éveille chez Marcel le désir de la posséder d’une manière
assez particulière. Il cherche une fusion de son moi avec le moi d’Albertine, aspiration,
remarquons-le, chrétienne-manichéenne par excellence. La « multiplication de soi-
même » n’est rien d’autre que la sortie si convoitée de l’âme de la prison corporelle.
L’intensité du plaisir éprouvé à cette sortie combinée avec l’impossibilité d’une telle
possession met en scène le malaise jaloux du Narrateur qui l’accompagne jusqu’à la
presque toute fin du roman.
Un trait saillant à remarquer dans ce passage est l’espace d’enjeux entre le général
et le particulier. Le Narrateur voit les yeux d’Albertine, ces fenêtres de l’âme, mais il veut
voir l’âme dans sa totalité inépuisable. Donc, ici la jalousie du jeune Marcel est animée
par la dichotomie entre le particulier visible (les yeux) et le général invisible (l’âme). Le
34A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 152.
208
lien supposé entre ces deux catégories taquine la soif qu’éprouve le Narrateur de rendre et
le général et le particulier à sa portée. La première rencontre d’Albertine pose à Marcel le
défi de l’induction, ou celui du passage du particulier vers le général.
Ce défi est encore mieux mis en évidence dans les tentatives obsessives
qu’entreprend le jeune homme de verser de la lumière sur la sexualité d’Albertine. Dans
l’épisode suivant c’est le docteur Cottard qui fait remarquer au Narrateur la particularité
dérangeante : Albertine dansant avec Andrée, leurs seins s’écrasent les uns contre les
autres – une situation dont la banalité semble exemplaire. Mais le fait que c’est le docteur
Cottard qui lui accorde du poids de signification affecte la façon dont Marcel la perçoit.
« Tenez, regardez, ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui valsaient lentement, serrées l'une contre l'autre, j'ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c'est surtout par les seins que les femmes l'éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchent complètement. » En effet, le contact n'avait pas cessé entre ceux d'Andrée et ceux d'Albertine. Je ne sais si elles entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles se détachèrent légèrement l'une de l'autre tout en continuant à valser. Andrée dit à ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et profond que j'avais entendu tout à l'heure. Mais le trouble qu'il m'apporta cette fois ne me fut plus que cruel; Albertine avait l'air d'y montrer, de faire constater à Andrée quelque frémissement voluptueux et secret. Il sonnait comme les premiers ou les derniers accords d'une fête inconnue. 35
Ce qui se passe ensuite suit le modèle de cercle herméneutique. Le jeune homme, ayant
entendu l’opinion qualifiée, forme une préconception : une idée générale que semble
indiquer la particularité observée. Le Narrateur comprend que le lien entre le particulier
observé réellement et le général convoité n’est pas aussi empirique qu’il le voudrait.
Donc, il amasse des observations d’autres particularités en leur imposant toujours la
même interprétation générale et en confirmant la conclusion excitante et redoutée à la
fois sur les élans saphiques d’Albertine.
35 Sodome et Gomorrhe, III, p. 191.
209
La scène originaire dans le cercle herméneutique
L’enjeu présenté dans le dernier passage cité trouve son antécédent théorique dans
la psychanalyse de Freud. Plus particulièrement, il est question de ce qu’il appelle la
« scène originaire » dans le cas pathologique intitulé L’homme aux loups. 36 Pour ne pas
nous embrouiller dans les détails de la réflexion freudienne, tournons-nous vers la
définition synthétique du concept de scène originaire :
Scène de rapport sexuel entre les parents, observée ou supposée d’après certains indices et fantasmée par l’enfant. Elle est généralement interprétée par celui-ci comme un acte de violence de la part du père.37
La scène originaire nous est utile par l’opposition qu’elle expose entre le voir et le
savoir. 38 L’enfant voit le rapport sexuel entre ses parents, et ce voir le renvoie
automatiquement au savoir tout particulier, notamment à la violence que le père inflige à
la mère.
En appliquant la dichotomie voir-savoir au passage cité où Albertine dansait avec
Andrée en pressant ses seins contre les siens, nous pouvons facilement constater que
l’angoisse du Narrateur est analogue à celle de la scène originaire. Pourtant, dans celle-ci
l’enfant n’est pas encore pourvu de l’introspection suffisante pour apercevoir la
subjectivité ambivalente de la chaîne liant son voir avec le savoir. Pour lui le voir et le
savoir se trouvent dans un rapport synecdocal de contenant à contenu. Ce qu’il observe
est contenu d’une manière univoque dans l’espace de la violence. Par conséquent,
l’interprétation par l’enfant de la scène originaire est claire et certaine. Elle l’est aussi à
cause de l’implication affective de l’enfant dans la scène observée. En fait, il est malgré
36 Sigmund Freud, « À partir de l’histoire d’une névrose infantile (L’Homme aux loups) », traduit par Janine Altounian et Pierre Cotet, dans Cinq psychanalyses, Paris : PUF, 2008.37 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris : PUF, 1967, p. 432.38 Francesco Orlando, « ‘Savoir’ contre ‘Voir’. Métamorphose et métaphore », dans Proust et la philosophie aujourd’hui, sous la direction de Mauro Carbone et Eleonora Sparvoli, Pise : Edizioni ETS, 2008, p. 19-31.
210
lui témoin de la violence infligée par un être qu’il aime à un autre. Par contre, cette clarté
échappe à l’herméneutique qu’applique le Narrateur aux scènes qui lui posent des défis
similaires à ceux rencontrés par l’enfant dans la scène originaire. Le jeune Marcel voit le
particulier et il croit savoir le général. Son incapacité à dépasser le chancellement de son
savoir, à le fortifier pour qu’il devienne aussi tangible que le voir, lui cause de la
souffrance.
Dans l’épisode où Albertine et Andrée dansent collées l’une à l’autre, la soif de
savoir la signification générale du signe particulier observé (les seins qui se touchent)
s’anime également par l’implication affective. Pourtant, elle ne fournit pas de foi
univoque en savoir obtenu comme chez l’enfant de la scène originaire. Au défaut du
savoir clair, l’implication affective forme le désir clair et intense d’un tel savoir. Et c’est
en ce moment que le Narrateur se confronte au vrai rapport entre le voir et le savoir.
Celui-ci est toujours voué à être une « fête inconnue ». Dans le passage cité la « fête
inconnue » se comprend à deux niveaux. Littéralement, il est question de l’impossibilité
pour un homme de comprendre le dynamisme et les sensations éveillées par l’intimité
entre deux femmes. Figurativement, tout savoir est la « fête inconnue » par rapport au
voir correspondant.
Ce constat offre un bon résumé du problème herméneutique dans le roman, qu’il
s’agisse de la dichotomie entre le général et le particulier ou entre le savoir et le voir.
Tout le particulier que rencontre le Narrateur dans sa praxis quotidienne, tout ce qui se
prête à sa vision, s’anime par les liens entretenus avec le général inconnu, l’accès auquel
est toujours déjà voilé par toutes sortes de contingences. À la longue, les objets de la
réalité commencent à ressembler aux marionnettes mues par une intelligence mystérieuse.
211
Le Narrateur ne peut que distinguer les contours des cordes qui leur communiquent les
mouvements souhaités.
La perception comme prise de possession
Pourtant, le roman montre l’idéal d’une perception des objets qui se passe d’une
mise-en-contexte, favorisant bien plutôt la saisie d’un objet dans sa pureté première, sans
qu’elle soit ombragée par le contexte si inévitable dans la réalité. Dans un épisode39 le
Narrateur compare les voyages rapides en voiture avec les déplacements plus
traditionnels en carrosse. Pour lui, à côté de toutes les commodités offertes par la vitesse,
il y a un inconvénient significatif qui consiste en un effacement de la frontière entre le
lieu de départ et la destination. Cela mène à un brouillage des lieux et, par extension, des
objets, qui aboutit parfois à l’impossibilité de les percevoir tels qu’ils sont en eux-mêmes.
Le Narrateur favorise plutôt les déplacements en train comme ayant les marques
distinctes des vrais voyages à long cours. Ce ne sont pas seulement les trains, mais aussi
d’autres attributs de l’industrie ferroviaire, notamment les gares, qui participent d’une
démarcation nette entre le lieu de départ et la destination.
Cette réflexion sur la vitesse du déplacement débouche sur le raisonnement
épistémologique suivant :
39 « Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n'est pas de pouvoir descendre en route et s'arrêter quand on est fatigué, c'est de rendre la différence entre le départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu'elle était en nous quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu'au coeur d'un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il nous menait d'un nom à un autre nom, et que schématise (mieux qu'une promenade où, comme on débarque où l'on veut, il n'y a guère plus d'arrivée) l'opération mystérieuse qui s'accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font presque pas partie de la ville mais contiennent l'essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom », A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 5.
212
En tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit qui les isola d'elle. On "présente" un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels d'aujourd'hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques, et au milieu duquel le chef-d'oeuvre qu'on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu'on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux, par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l'artiste s'est abstrait pour créer. 40
Nous voyons que la description de la perception idéale contenue dans ce passage trace
des parallèles entre l’objet – catalyseur des phénomènes du monde d’un côté – et l’artiste,
sujet-créateur de l’autre. Il n’est donc pas faux d’affirmer que pour Proust le travail de
perception doit idéalement cibler et retracer l’effort consacré à la création des objets
perçus. Or, observer, au lieu de demeurer une activité passive de réception, devient une
besogne active chargée de séparer chaque objet de son contexte et de son milieu. Par
conséquent, l’observateur va à la rencontre du créateur ; l’effort rhétorique de la création
se voit reflété par le processus herméneutique de la perception et de l’interprétation.
Contexte réel vs contexte subjectif
Le dépouillement des objets perçus de leur contexte ciblé par Proust ne signifie
pas vraiment le rejet sommaire de l’importance de leur milieu. La « saisie d’un objet dans
sa pureté première » ne doit pas nous induire en erreur à propos des tendances
cartésiennes de Proust et de son Narrateur. Le roman cherche à persuader le lecteur que le
seul moyen de parvenir à la pureté de la perception consiste en une distinction entre le
contexte réel qui entoure l’objet de contemplation et le contexte subjectif, individuel de
l’observateur. Autrement dit, un objet n’acquiert sa complétude que dans la mise-en-
contexte. L’important est de savoir en choisir un bon.
40 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 5-6.
213
Une image offerte par la vie nous apportait en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. 41
Ce passage se place dans une période d’épiphanie du Narrateur. Il comprend que
l’essence de l’objet se trouve bien dans un contexte, non dans celui où il est perçu
actuellement, imposé par la réalité, mais dans un contexte choisi et préconisé par la
psyché de l’observateur. Nous comprenons, donc, que la séparation d’un objet de son
milieu n’a aucunement pour but la perception dite pure, mais que l’objectif ciblé est bien
plutôt la valorisation du contexte subjectif que le contexte objectif empêche de se
manifester. Mais, comme nous le savons bien, le jeune Marcel n’est pas très enclin à
mettre immédiatement en pratique les sages conseils du Narrateur.
Au lieu de faire face au défi de la perception idéale, Marcel développe un système
protecteur assurant l’intégrité de son moi. Pour lui, il est question de maintenir sa psyché
dans l’entourage habituel à l’abri de l’inconnu. Pour autant, il ne s’interdit pas les
voyages. Néanmoins, en voyageant il porte une carapace imaginaire qui empêche le
contact direct avec les objets nouveaux. Mais, comme il arrive souvent dans les voyages,
la carapace se perd dans un wagon de bagage, et elle n’est donc pas toujours là pour
assurer la protection au moi vulnérable. C’est bien cela qui arrive au Narrateur lors de son
premier séjour à Balbec. Les employés de l’hôtel lui désignent sa nouvelle chambre,
l’entrée dans laquelle met à nu toutes les vulnérabilités du jeune Marcel :
Elle était comme un arôme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, c’est-à-dire toute chambre : dans celle que j’habitais d’ordinaire, je n’étais pas présent, ma pensée restait ailleurs et à sa place envoyait seulement l’Habitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de s’occuper de
41 Le temps retrouvé, IV, p. 467.
214
mes affaires dans un pays nouveau, où je la précédais, où j’arrivais seul, où il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce « moi » que je ne retrouvais qu’à des années d’intervalle, mais toujours le même, n’ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec, pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d’une malle défaite. 42
La paix intérieure est donc assurée à l’intérieur de la sphère protégée par la
barrière de l’habitude, tel un instinct acquis. Cette barrière n’est pas impénétrable ; le
contact prolongé et constant avec un décorum donné finit par l’incorporer dans l’usage
accepté, dans l’habitude. En refusant la perception fraîche et unique des détails présents,
le moi n’entre pas en contact avec le monde extérieur, préférant persister dans la sphère
du contexte psychique et subjectif. Au lieu du particulier, la perception par habitude
préconise le général, l’anticipé, le déjà vu. Pour assouplir cette représentation négative de
l’habitude, il convient de remarquer que c’est justement dans le déjà vu que s’active le
contexte subjectif préconisé par la psyché individuelle.
Pour la distinction entre l’introjection et le désir
Le Narrateur évolue au-delà du stade de l’incorporation simple pour comprendre
graduellement la distinction entre le contexte objectif et le contexte subjectif. Il arrive
dans sa vie le temps où il n’a plus besoin de présence extérieure constante afin de
déclencher un mécanisme de perception. 43 L’objectif que le Narrateur se propose n’est
aucunement la possession proprement dite d’un objet perçu, mais plutôt la perception en
tant que résonance interne déclenchée par ce même objet. Une fois que Marcel, dans son
développement personnel, arrive à une telle compréhension, le monde matériel devient
pour lui une espèce d’obstacle à sa quête de l’essence des choses.
42 Le côté de Guermantes, II, p. 381. Nous nous sommes déjà référé à ce passage dans le Chapitre 1 (note 78). Ici, nous en offrons un commentaire plus étendu.43 Le temps retrouvé, IV, p. 470, cf., note 113 du chapitre 2.
215
Pourtant, l’esthétique de la Recherche est très loin de la suggestion de rejeter le
matérialisme des objets. Le roman, bien au contraire, cherche à incorporer le monde des
objets et à montrer que la porte vers le domaine spirituel se trouve justement sur terre. Ce
qu’il est toutefois important de remarquer, c’est la primauté de la réalité dans le système
d’appréhension préconisé par le Narrateur. C’est-à-dire que, pour se concentrer sur la
partie « prolongée en nous-même » 44, il faut bien s’être trouvé en présence de l’objet
propre. Avant d’être capable de jouir de la beauté de Balbec tout en étant ailleurs, avant
de comprendre l’essence de Venise à partir des pavés inégaux à Paris, Marcel a
physiquement visité ces endroits. Par le même raisonnement nous pouvons dire que pour
pouvoir introjecter la mère, il est bien nécessaire de l’avoir embrassée au préalable. Ici, il
est important d’éviter la confusion entre introjection et désir. Le désir chez Proust, à la
différence de l’introjection, ne se nourrit pas nécessairement par le contact physique avec
un objet. Pour devenir convoité, il suffit qu’un objet jouisse aux yeux du sujet d’un
prestige préalable 45, tandis que l’introjection est précédée par un contact avec un objet.
Nous avons déjà montré le rôle significatif joué par le monde réel ou le contexte
matériel dans la structure du réel romanesque. Nous avons également passé au scrutin
l’ambivalence de ce rôle à la fois primaire et subordonné. Il est primaire parce qu’il s’agit
de relier cette perception et le monde physique perçu effectivement. Il est subordonné
parce que la construction du réel prend en compte d’abord la perception de la résonance
du passé qui se réveille. En se prêtant à l’incorporation, les objets physiques rendent
possible l’introjection – la seule manière de réaliser la prise de possession tant convoitée.
44 Ibidem.45 Albertine disparue, IV, p. 132.
216
Le caractère névrotique de ce mécanisme devient évident dans sa contradiction.
L’introjection exige à la fois la présence et l’absence de l’objet. Elle se nourrit de sa
disponibilité et de sa proximité physique, et, en même temps, elle ne peut se réaliser
qu’en dehors de toute proximité physique. La prisonnière illustre lumineusement la
névrose inhérente à la procédure d’introjection : le Narrateur, ayant réussi à séquestrer
Albertine dans la douce prison de son amour enflammé, se voit maintenant encombré par
sa présence constante. Mais quand Albertine, dans de rares occasions, reconquiert la
liberté et sort, le malaise anxieux reprend son empire sur le jeune Marcel :
La certitude qu’elle était en train de faire une course avec Françoise, qu’elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain […] éclairait comme un astre radieux et paisible un temps que j’eusse eu maintenant bien plus de plaisir à passer seul. 46
Les tendances névrotiques semblent s’expliquer par l’impossibilité d’accommoder
l’introjection, qui est une prise de possession métaphorique car on y possède l’imago
d’un objet, et la présence réelle de ce même objet.
L’univers imaginé : le réel comme synthèse matérielle et affective
L’ambivalence du réel qui émerge de notre analyse jusqu’ici éveille également
l’intérêt d’Anne Simon. Dans son livre Proust ou le réel retrouvé : le sensible et son
expression dans A la recherche du temps perdu (2000), elle fait état de la notion de réel
dans l’esthétique proustienne. Le concept de réalité dans la Recherche se caractérise par
une oscillation constante entre deux pôles. D’un côté, il y a ce qu’Anne Simon appelle
« l’ordre du fait »47, ou la réalité matérielle objective. De l’autre côté se positionne
l’univers imaginé que nous avons décrit par la primauté du contexte psychique. Ce pôle
46 La prisonnière, III, p. 663.47 Annick Bouillaguet, Brian G. Rogers (éds.), Dictionnaire Marcel Proust, Paris : Honoré Champion, 2004, p. 839.
217
se veut une projection du moi du sujet observant. Selon les propos de Simon, la réalité
chez Proust n’est ni tout à fait matérielle, ni tout à fait projection du moi observant. 48
Elle est toujours entre ces deux extrêmes, tantôt approchant l’un, tantôt frôlant l’autre.
Il est utile de suivre l’évolution de la position du Narrateur par rapport au réel.
Prenons pour point de départ la conclusion d’Anne Simon et rebroussons chemin afin
d’arriver à cette même conclusion en traçant un cercle logique. Au passage nous allons
non seulement isoler les éléments les plus cruciaux à notre analyse ultérieure, mais aussi
la stratégie proposée nous permettra de les voir intégrés dans le tissu narratif du roman.
Ces deux objectifs sont complémentaires et non pas contradictoires.
La réflexion de Simon sur la notion de réel proustien finit par l’expliquer en tant
que synthèse du matérialisme objectif et de la projection émotive du contenu du moi du
sujet observant. Par la méthode déductive, nous partons de la conclusion d’Anne Simon
pour montrer qu’elle convient parfaitement à la situation narrative développée dans le
roman. Si nous adaptons la position de Simon, la réalité chez Proust est tout à la fois
familière, en tant que reflet du moi projeté, et étrange, en tant que partie d’altérité.49 Ce
clair-obscur caractérise le mieux une situation herméneutique qui se définit précisément
par la tendance raisonnée de répandre la clarté et d’éclaircir l’obscur. Autrement dit, la
situation herméneutique est un état d’extrapolation où l’inconnu est d’abord vu et ensuite
expliqué en tant qu’extension du connu. Le résultat idéal de ce processus est la clarté
différente, le savoir nouveau.
48 « Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons: un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le “style”, la “littérature” qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors-d'oeuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité? », Le temps retrouvé, IV, p. 468.49 « Ce vacillement entre altérité et implication définit l’ambivalence du réel chez Proust », Anne Simon, Proust et le réel retrouvé, Paris : PUF, 2000, p. 6.
218
Dans les premières parties du roman le Narrateur manque de subtilité qui aurait
pu lui permettre de contourner les impasses et les dangers de l’extrapolation ; les dangers
se résumant dans le fait que l’inconnu n’est pas toujours une extension exacte du connu.
Herméneute inexpérimenté, le Narrateur persiste dans son erreur et joue avec « une
poupée intérieure à notre cerveau […] création factice à laquelle peu à peu, pour notre
souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler ». 50 Ce faisant, il éclaire
l’obscur par le clair, car c’est la poupée intérieure qui est familière, et c’est la femme
réelle qui est inconnue et obscure.
Nous voyons donc que cette tentative de posséder la « chose » du monde s’avère
infructueuse, car elle se base sur une prémisse herméneutique fausse. L’alternative
logique à la faillite de l’herméneutique est la phénoménologie pure : contemplation de
l’objet purifié de son contexte. Mais ici à nouveau, c’est toujours le même destin qui est
réservé aux « pauses pétrifiées devant un objet sensible » 51, que ce soient les aubépines
52, la mare de Monjouvain 53, dont la description fourmille de petits détails prétendument
servant au Narrateur à « voir plus clair dans [m]on ravissement » 54, ou bien le récit sur
les clochers de Martinville 55 cherchant à en « libérer » le héros. La séquestration
d’Albertine se range à côté de la tentative inaboutie d’appréhender les aubépines. La
mettre en prison, l’enlever de son entourage habituel et, de l’autre côté, faire un écran des
mains pour pouvoir mieux se concentrer sur les aubépines, sont des gestes qui partagent
50 Le côté de Guermantes, II, p. 666, cf., note 28 du Chapitre 1.51 Anne Simon, op. cit., p. 17.52 « Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d'oeuvre dont on croit qu'on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j'avais beau me faire un écran de mes mains pour n'avoir qu'elles sous les yeux, le sentiment qu'elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m'aidaient pas à l'éclaircir, et je ne pouvais demander à d'autres fleurs de le satisfaire », Du côté de chez Swann, I, p. 138.53 Op. cit.,p. 154.54 Ibidem.55 Op. cit., p. 178.
219
la même motivation – posséder l’essence de l’objet par la contemplation concentrée et
acharnée. Anne Simon caractérise ainsi cette attitude :
Cette attitude est sous-tendue par la croyance en l’existence d’une essence cachée dans l’objet, et par une conception de la sensation comme moyen primitif et non synesthésique de connaissance, qui demande à être dépassé par une reprise spirituelle. Elle vise en effet moins une jouissance perceptive qu’une connaissance intellectuelle qui croit pouvoir, en s’aidant des informations d’un sens, atteindre l’objet dans sa pureté, sa permanence et sa particularité différentielle. 56
L’échec d’appréhender la réalité des objets dans leur essence profonde s’explique
précisément par le dédain de la sensation. Comme le héros doit le comprendre, la
sensation, malgré son immédiateté, est douée de synesthésie. Mais pour l’instant, c’est
toujours par l’incorporation qu’il cherche à posséder le monde.
La possession à travers le temps : l’évolution du Narrateur
Le Narrateur finit par trouver la solution au problème que lui pose le réel. Marcel
frôle la vérité du réel à maintes reprises. Que ce soit l’épisode de la Madeleine, l’histoire
des pavés inégaux, de la serviette rêche à la réception des Guermantes, le héros ressent le
petit sillon que nous avons mentionné. 57 Pourtant, c’est l’expérience de la mort de la
grand-mère qui non seulement actualise la notion de réel, mais aussi y intègre le Temps.
Le passage dont il s’agit couronne la réflexion du Narrateur sur la disparition de sa grand-
mère. Il se rappelle les petites douleurs qu’il lui avait causées, parfois à son insu, parfois
délibérément.
Je m'étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants, qui, je l'avais senti à une contraction de son visage, avaient porté, l'avaient atteinte; c'était moi qu'ils déchiraient, maintenant qu'était impossible à jamais la consolation de mille baisers. […] car comme les morts n'existent plus qu'en nous, c'est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assenés. Ces douleurs, si cruelles qu'elles fussent, je m'y attachais de toutes mes forces,
56 Anne Simon, op. cit., p. 17.57 Cf., chapitre 1, note 75.
220
car je sentais bien qu'elles étaient l'effet du souvenir que j'avais de ma grand'mère, la preuve que ce souvenir était bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment que par la douleur […]. Je ne tenais pas seulement à souffrir, mais à respecter l'originalité de ma souffrance telle que je l'avais subie tout d'un coup sans le vouloir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entre-croisés en moi. Cette impression si douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais, non certes pas si j'en dégagerais un peu de vérité un jour, mais que si, ce peu de vérité, je pouvais jamais l'extraire, ce ne pourrait être que d'elle, si particulière, si spontanée, qui n'avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusée en moi, selon un graphique surnaturel, inhumain, comme un double et mystérieux sillon. 58
Distinguons les deux parties dans ce passage. La première concerne la mémoire
consciente et structurée du passé : les dégâts causés à l’être aimé par les frustrations et la
méchanceté momentanée sont impossibles à réparer. Il y a de la finalité dans cette
mémoire : la finalité qui amène la souffrance. La seconde partie traite d’un autre type de
douleur. C’est la douleur qui met en marche le souvenir. Il ne s’agit pas du regret de
s’être mal comporté avec la grand-mère, il s’agit bien plutôt de la peine éprouvée à sa
mort. Et c’est quand cette même sensation déjà vécue par le passé revient au présent qu’a
lieu la rencontre avec le réel. L’expérience poignante qu’était la mort de la grand-mère
est déjà révolue, mais pourtant elle est bien présente dans un acte involontaire récréant la
souffrance qu’elle avait causée. Nous avons impression que l’axe du temps, pointé à deux
endroits différents par la même sensation, se plie de telle sorte qu’ils se touchent, et le
Narrateur voit bien que les deux moments séparés dans le temps sont en fait liés l’un à
l’autre par le « mystérieux sillon ».
L’émergence du nouveau concept du temps : la temporalisation
58 Sodome et Gomorrhe, III, p. 156.
221
Pourtant, ce n’est pas le néant du temps que symbolise le sillon, mais le nouveau
concept du temps qu’Anne Simon nomme la temporalisation. 59 Si nous appelons
moments privilégiés les situations où les deux instants de l’axe temporel se touchent et où
se trace le sillon entre la sensation présente et la sensation passée, alors nous pouvons
dire que la réalité se caractérise par le rapport établi entre le contexte actuel et les
moments privilégiés. Et puisque le contexte actuel change constamment, le produit de la
synthèse entre ce contexte et les moments privilégiés sera lui aussi susceptible de
changement. La réalité est éternellement reconstruite, elle est toujours en train de se faire.
Cette vision du réel proustien se confirme chez Anne Simon :
Car la réalité se définit principalement comme « effort » et transgression temporelle : étant indissociablement « fortuite » et « inévitable », elle ne se donne que comme tension– entre passé et présent, entre possible et actualité, entre fantasme et être. 60
Nous avons ainsi retracé le cercle logique à partir de la conclusion d’Anne Simon
concernant le réel proustien et nous y sommes revenus par l’entremise de la lecture
attentive de quelques passages pertinents du roman. La notion de clair-obscur et la
situation herméneutique qu’elle décrit, aussi bien que le rapport particulier au Temps
appelé temporalisation par Simon, seront repris bientôt dans notre réflexion.
L’esthétique de couches et la coïncidence des désirs conflictuels
Il convient de clarifier le concept d’ « évolution » chez Proust, car nous avons
mentionné au début de la présente section que Marcel a évolué au-delà de la simple
incorporation :
59 « Car l’extra-temporalité proustienne n’est pas un au-delà du temps, mais la relation vivante qui s’instaure entre tous ses faisceaux, et qui inclut en elle le mouvement, l’évolution, la reformulation. Elle n’est pas absence de temps, mais trébuchement et liaison entre deux moments qui n’ont de sens que l’un par rapport à l’autre », Anne Simon, op. cit., p. 5.60 Op. cit., p. 11.
222
En tant d’êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles, le caractère de son père, le caractère de sa mère ; on traverse l’une, puis l’autre. Mais le lendemain l’ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. 61
Ce passage montre comment la soi-disant esthétique de couches problématise l’identité.
Le visage présent est déterminé par telle ou telle couche remontant à la surface, ce qui
renvoie vers la notion d’évolution, telle qu’elle se voit dans le roman. Les couches se
caractérisent, en premier chef, par leur présence simultanée dans la psyché. Un être
humain peut se représenter métaphoriquement comme un oignon. Dans ce cas, la
différence entre un enfant et un adulte se résume dans l’épaisseur de l’oignon. Ces
couches du moi rivalisent pour occuper une position dominante : les anciennes refusent
de céder aux nouvelles. Le principe d’évolution dans le roman est bel et bien celui d’un
empilement de couches, à l’opposé de celui d’une succession de stades. Le passé et le
moi qui en est le produit et l’accompagnement ne disparaissent pas. Or, l’être humain
ressemble à un kaléidoscope dont plusieurs morceaux peuvent se trouver activés en
même temps.
Il est logique de prétendre que la superposition de deux couches du moi du
Narrateur est responsable du côtoiement de deux désirs conflictuels, du rythme binaire de
l’amour, de l’instabilité des sentiments et, par conséquent, de la névrose, où le moi du
stade d’incorporation coexiste avec celui du stade d’introjection. D’un côté, Marcel a
besoin de la présence d’Albertine, tout autant qu’il avait besoin de celle de sa mère. Et le
rôle qu’il accorde à cette présence est le même : il y puise son moi, il se remplit d’être.
Mais, une fois que cette présence lui est accordée, elle empêche la réalisation de
l’introjection qui a pour cible, comme on l’a déjà remarqué, non l’objet matériel mais son
61 Albertine disparue, IV, p. 268.
223
empreinte spirituelle. « Je respirai, elle était là, mon agitation retomba. Albertine était ici,
il m’était presque indifférent qu’elle y fût ». 62 Pour le Narrateur, un objet ne peut pas se
trouver physiquement là et dans l’esprit à la fois. Si Albertine est présente dans
l’appartement de Marcel, elle est par le même geste absente de son esprit.
Le concept d’évolution dans l’esthétique de l’entre-deux
Pour être fidèle à l’esthétique de l’entre-deux adoptée par le roman, il est
important d’éviter les tentatives accommodantes de parvenir aux verdicts univoques, et si
nous nous acharnons sur les conséquences négatives d’un phénomène, il importe d’ouvrir
une parenthèse afin de montrer ses suites positives. Il en va de même pour le concept
d’évolution. Les perspectives qu’ouvrent les couches d’identité ne se limitent pas à celle
de la névrose. Toute la base esthétique de la Recherche, y compris surtout la notion de
réel, repose sur cette solution particulière au problème de l’évolution. La co-existence des
couches variées rend possible la vision du monde préconisée par le Narrateur.
Le livre de Roger Shattuck intitulé Proust’s Binoculars (1963) offre une étude
pointue des effets télescopique et cinématographique de l’écriture romanesque
proustienne. Son chapitre traitant les enjeux de la chronologie rompue de la Recherche
contient un passage révélateur :
To perceive depth properly, our eyes are set apart in our heads by a distance that is proportionate to our size and our need to judge the distance of objects around us. Two eyes, separated by several yards would not serve us effectively, for our minds would not be able to assimilate and unify views of the world so divergent […]. The interval between our human eyes permits us to register depths in space on our scale and instantaneously. In comparable fashion, the interval between our mental eyepieces in time, the interval between juxtaposed impressions, must also be in scale to human life if they are to assume temporal depth. 63
62 La prisonnière, III, p. 904.63 Roger Shattuck, Proust’s Binoculars. A Study of Memory, Time, and Recognition in A la recherche du temps perdu, New York: Ramdom House, 1963, p. 60.
224
Ayant tracé les parallèles intéressants entre l’optique physique et l’optique mentale,
Shattuck dirige sa réflexion du côté de l’analyse narratologique du roman. Pour notre part,
nous allons nous arrêter brièvement devant le passage cité, car il contient la réhabilitation
du système de couches que nous recherchons. En paraphrasant Shattuck, nous pouvons
dire que dans le mécanisme de perception de l’épaisseur de l’objet, la distance entre les
yeux offre deux perspectives d’un même objet, éloignées l’une de l’autre.
Une différence de perspective analogue à celle-ci se trouve dans l’esthétique de
l’évolution par couches. Les deux moi différents ou les deux couches d’identité d’un
même individu s’activent à la fois, et, subitement, le héros goûte une petite madeleine
non seulement par son moi actuel, mais aussi par son moi passé. Pour que le système soit
stable et que la perception de profondeur s’actualise complètement, le dédoublement de
perspective se manifeste également dans un objet observé, ou, dans le cas de la madeleine,
dévoré. C’est-à-dire que le Narrateur, en mangeant actuellement le morceau de biscuit
que sa mère vient de lui proposer, a l’impression distincte de manger aussi celui que la
tante Léonie lui donnait il y a longtemps à Combray. Le dédoublement simultané subi et
par le sujet et par l’objet permet de rendre sensible le sillon déjà mentionné – une brique
très importante dans l’édifice du Réel.
Le vacillement de l’effort créatif
Les tentatives infructueuses du héros de posséder le monde s’ancrent dans
l’ambivalence qui caractérise la formation de la Réalité. La possession pour lui consiste
prétendument en un placement de l’objet ou de la personne convoitée dans la Réalité telle
que le héros se la forme. Puisque la pente à escalader afin d’arriver à la réalisation de
225
cette réalité s’avère glissante et entourée des gouffres de la névrose, le héros y tombe
fréquemment sans pouvoir arriver à la cime. En nous mettant d’accord avec les propos
d’Anne Simon, disons nous aussi que c’est à l’art qu’appartiennent le droit et la
possibilité exclusive de restituer et de dévoiler le mystère du réel perdu et de fournir la
joie du réel retrouvé.
[…] Faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une oeuvre d'art? Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit; car qu'il s'agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l'aide de figures dont j'essayais de chercher le sens dans ma tête où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n'étais pas libre de les choisir, qu'elles m'étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n'avais pas été chercher les deux pavés inégaux de la cour où j'avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée, contrôlait la vérité du passé qu'elle ressuscitait, des images qu'elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. 64
Selon le Narrateur la production d’une œuvre d’art implique la traduction du langage des
sensations en celui de l’esprit. Ce travail est encombrant et très souvent contradictoire,
car, d’un côté, il exige la déconnexion des facultés de l’esprit pour permettre l’arrivée à la
surface des sensations authentiques « telles quelles », mais de l’autre côté, c’est
ultimement à l’esprit qu’il faut faire appel pour donner de la tangibilité à une œuvre d’art.
L’effort créatif est donc tout aussi vacillant que l’objet qu’il cherche à représenter :
la réalité. Le réel retrouvé est-il le seul réel possible ? Le passage cité semble inviter une
telle conclusion erronée. En fait, la conclusion plus complète que nous avons cherché à
justifier en recourant aux propos d’Anne Simon consiste à dire qu’il n’y a pas de réel
possible sans le réel retrouvé rendu retrouvable grâce justement à l’évolution par couches
dont plusieurs peuvent s’activer à la fois.
64 Le temps retrouvé, IV, p. 457.
226
Le moi désintégré et son désir de réparation
Et qu’en est-il de la structure du désir dans le roman ? Ses premières
manifestations apparaissent lors de la chasse à la présence maternelle, au baiser nocturne
qui procure la complétude au moi du jeune Marcel. Puis, c’est le transfert de ce même
désir, à quelques variations près, sur beaucoup d’autres personnages et surtout sur
presque toutes les autres femmes que le Narrateur croise (Albertine, Gilberte, Odette, la
Duchesse de Guermantes). La critique proustienne est depuis longtemps d’accord sur
cette lecture du désir dans la Recherche. Par exemple, la thèse avancée par Serge
Doubrovsky voit la base de tout désir dans la convoitise incestueuse de la mère. 65 Ce
penchant se perçoit en tant que désir interdit qui devient refoulé ; cela résulte en un
clivage dont les parties manifestent des traits similaires tout en étant différentes.
D’abord, c’est le transfert déjà mentionné tout à l’heure. Nous pouvons même dire
que son principe est la réincarnation de la mère en d’autres femmes réelles auxquelles le
héros fait la cour aux époques différentes de sa vie. Ensuite, c’est la seconde partie du
clivage qui consiste en le principe de substitution 66 où d’autres objets se substituent aux
vrais buts de désir à cause du tabou social ou de l’interdit d’accès circonstanciel qui les
caractérisent. 67 Ce principe de substitution se trouve à l’origine du caractère
métaphorico-métonymique de la vision du monde romanesque. 68 Pourtant, la critique
semble avoir trop privilégié la lecture du désir uniquement en tant que quête de
complétude du moi au détriment de la vision opposée préconisant l’aspiration du moi
65 Serge Doubrovsky, op.cit.66 Jean-Francis Reille, Proust : le temps du désir, Paris : Éditeurs Français Réunis, 1979, p. 68.67 Gilberte est d’abord séparée du héros par la clôture de son jardin. La connaissance de Mme de Guermantes commence quand le jeune Marcel attend au coin de la rue le passage de son carrosse pour apercevoir la Duchesse à travers la vitre de sa voiture. 68 Gérard Genette, Figures III, Paris : Seuil, 1972.
227
complet à s’élargir afin d’apprivoiser l’altérité du monde en s’y projetant par la lanterne
magique.
Vacuité et sur-complétude du moi comme moteurs du désir
Le désir du Narrateur est caractérisé par son intensité souvent démesurée. Une
fois qu’il se décide à convoiter quelque chose, il ne connaît plus de répit jusqu’à sa
possession complète, le contrôle et l’apprivoisement totaux. Les obstacles inévitables qui
se dressent sur ce chemin impossible deviennent toujours causes de malaise. Il est logique
d’interpréter cette situation en tant que signe d’insuffisance systématique du moi du
Narrateur. Il ne s’agit pas d’une maladie psychique réelle, mais d’une particularité de la
perception de soi du jeune Marcel. Il se sent incomplet sans l’objet de son désir, et il veut
que cet objet comble le vide de son moi en s’y absorbant. Sartre, qui a livré une analyse
célèbre du désir d’appropriation chez Proust, explique ainsi le mécanisme de cette
condition :
Le possédant et le possédé sont unis par une relation interne basée sur l’insuffisance d’être du possesseur virtuel par rapport à l’objet qui viendra le compléter […]. Posséder, c’est s’unir à l’objet possédé sous le signe de l’appropriation. 69
Et Sartre n’est pas le seul. Parmi les commentateurs célèbres de Proust, mentionnons
encore Serge Doubrovsky qui propose la lecture de l’épisode de la madeleine en tant que
moment où le moi du héros vidé d’être en est bourré.
Nous allons montrer, sans pour autant contester la lecture du désir basée sur la
quête de la possession d’objets et d’êtres afin de remplir la vacuité du moi vide, que le
moteur du désir dans la Recherche est également mis en branle par la sur-complétude du
69 Jean Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris : Gallimard, 1943.
228
moi du Narrateur. Il cherche à s’élargir et à se projeter sur le monde d’alentour pour
assurer sa propre homogénéité et la continuité entre l’univers interne et le monde externe :
C'est la terrible tromperie de l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l'imagination, peut avoir faite aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler. 70
Dans ce passage le Narrateur pratique l’introspection pour comprendre sa préférence de
courir au rendez-vous avec Mme De Stermaria, jamais rencontrée auparavant, plutôt que
de passer son temps avec Albertine. Dans son analyse il fait allusion à l’image intérieure
de l’être convoité. L’esprit est rempli de poupées qui constituent un microcosme
d’harmonie intérieure. Mme De Stermaria en chair et en os n’est que la sortie par laquelle
la poupée intérieure s’extériorise pour inclure l’altérité du monde dans le microcosme
harmonieux.
La dualité névrotique de la structure du désir est également causée par la
composition identitaire de Marcel-personnage. D’un côté, le moi du Narrateur apparaît
dépourvu d’unité; il est éparpillé et il travaille à le reconstituer. Il désire donc les autres
pour remplir les lacunes de son moi. De l’autre côté, son moi regorge de contenu imagé,
et les autres sont le moyen de le faire sortir. Il s’agit pour le héros de changer la
perception de soi et de se rendre compte qu’il est déjà bourré d’être, du seul être qui
compte – des constructions internes : de l’imago maternelle et des images engendrées par
elle. Nous allons passer à l’analyse de la formation et du fonctionnement de ces images.
70 Le côté de Guermantes, II, p.666. Ceci constitue la reprise de la note 28 du chapitre 1 avec un commentaire différent.
229
Le drame du coucher
La fondation du désir tout particulier à Marcel se présente dès les premières pages
du roman consacrées à la chasse au baiser maternel qui aboutit à une nuit passée avec la
mère après, bien entendu, une sanction paternelle. Cette douce nuit, remplie par la lecture
de François Le Champi, symbolise le mieux les apories du désir dans le roman. 71 Tout
commence par la fétichisation du livre en tant qu’objet matériel par l’intermédiaire du
roman qui y est écrit. Par effet d’anticipation et de proximité, le livre, tout en étant une
boîte au trésor cachant le mystère du roman, acquiert son propre attrait. Le contenant,
donc, reçoit sa valeur autonome du contenu attendu. Après la fétichisation du livre vient
le tour de la lecture. La cadence musicale et la douceur de la voix maternelle
communiquent à la lecture la préciosité séparée du message communiqué. 72
Ensuite, c’est la proximité nocturne de la mère qui devient un fétiche. Les
remords sont déjà calmés, le but de la visite maternelle est atteint. Donc, la sollicitation
continue de cette visite ne s’explique que par sa propre valeur en soi, dégagée de tout
objectif qui lui est extérieur. 73 Donc, cette nuit est une espèce d’envoûtement magique,
où le Narrateur a la possibilité d’approcher au plus près de la réalisation de son désir.
Bien sûr, l’innocence idyllique de cet épisode est remise en cause par le choix de la
71 Du côté de chez Swann, I, p.41, cf., note 12 du chapitre 1.72 « Elle [la mère] fournissait toute la tendresse naturelle, toute l'ample douceur qu'elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu'il faut, l'accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n'indiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l'imparfait et au passé défini la douceur qu'il y a dans la bonté, la mélancolie qu'il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue », op. cit., p. 43.73 « Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j'avais ma mère auprès de moi. Je savais qu'une telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus grand désir que j'eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l'accomplissement qu'on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel », ibidem.
230
lecture nocturne qui suggère que le vrai but, quoique inconscient, du jeune Marcel
dépasse une simple visite maternelle de sa chambre. Il s’agit bien d’une possession de la
mère au sens complet du terme. Pour les raisons évidentes du tabou absolu de toute
insinuation incestueuse, cet objectif du désir fantasmatique du Narrateur reste inavouable
et refoulé.
Ce drame du coucher, se trouvant au tout début de la Recherche, a des
répercussions significatives dans la structure générale du champ sémantique du désir. Ne
pouvant pas atteindre ce qu’il veut, le Narrateur le remplace. Jean-Francis Reille a bien
souligné le fonctionnement du processus de remplacement ou de substitution, pour
utiliser son lexique. Reille souligne que le Narrateur passe sa vie à rechercher la
satisfaction de son désir tabou.74
Le jeune Marcel poursuit d’autres femmes dont la variété ne change pas un trait
commun important : les liaisons avec elles s’avèrent toujours problématiques, car derrière
toutes ces conquêtes transparaît l’image de la mère. Il serait trop simpliste de prétendre
que la substitution de la mère à Albertine, à Gilberte et à la duchesse de Guermantes soit
la seule explication du désir éternellement insatiable du Narrateur. Mais, il est
raisonnable d’argumenter que la substitution d’objet de désir fait partie du raisonnement
plus complexe expliquant la structure de l’espace de désir dans le roman. Le principe de
substitution est l’une des briques dans la fondation de l’édifice de la névrose. En
convoitant l’inavouable, le Narrateur se lance à la poursuite de ce qu’il pense vouloir
74 « Mais il le fera dans cette vie qu’il s’imagine selon le même processus de substitution qui est suivi dans la vie quotidienne : il y aura la quête du plaisir auprès des servantes ou des jeunes filles, la quête de satisfactions plus mentales auprès d’autres personnes […]. Il n’empêche que l’image en tout cas recherchée sera celle de la Mère », Jean-Francis Reille, Proust : le temps du désir, Paris : Les Éditeurs Français Réunis, 1979, p. 68.
231
pour ne découvrir qu’un placebo. Il comprend tout de suite qu’il ne le veut pas. Mais
c’est toujours un autre placebo qui l’attend. Ainsi, le cercle névrotique se construit.
Une autre cause importante de la névrose se trouve dans la manière dont le
Narrateur évolue. Nous avons déjà mentionné que la particularité de l’évolution dans le
roman est qu’elle se fait par couches et non par stades. Celles-là se superposent et
plusieurs peuvent s’activer en même temps. Donc, à cause de l’empilement des couches
du moi, celui qui veut côtoyer autrui vit dans la même unité chronotopique que celui qui
abhorre le contact social avec les gens. Une telle situation se caractérise par son aspect
névrotique où Marcel ne trouve de satisfaction ni sans les autres ni avec eux. Or, le désir
dans la Recherche est un monstre incompréhensible qui ne cherche que son propre
vouloir. Et comme tel, il ne connaît jamais d’assouvissement.
L’attente certaine comme répit du malaise névrotique
Si la substituabilité des objets de désir fonde la logique générale de la névrose,
des situations concrètes peuvent très bien différer formellement du principe de
substitution. Un bon exemple d’une telle déviation est la chasse au baiser maternel
mentionnée au début de la présente section. Il est difficile de prétendre que Marcel désire
autre chose que d’embrasser sa maman. Pourtant, l’intermittence du vouloir et du non-
vouloir s’applique ici tout aussi bien qu’au cercle névrotique décrit dans le paragraphe
précédent. Le baiser attendu, le baiser refusé, le baiser accordé forment un cercle de
malaise pour le Narrateur. Ceci est surprenant, car normalement la conquête de ce qu’on
poursuit devrait soulager l’anxiété de la chasse; mais « normalement » s’applique à peine
à la Recherche :
232
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue. 75
Comme on le voit, l’arrivée de la mère annonce par le même geste son départ imminent,
et, pour cette raison, devient une source d’anxiété presque tout autant que le refus
complet du baiser maternel : « Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de
temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du
monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir ». 76
Dans cette situation ressemblant à un cercle vicieux de malaise, il y a après tout
un répit. Il consiste en une attente certaine de son objet. Quand la mère promet de venir,
c’est du temps gagné sur la douleur, une période de calme.
Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce n’était plus comme tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute […] me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille […]. Maintenant je n’étais plus séparé d’elle; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir ! 77
Mais, comme on peut l’imaginer, une telle situation est un équilibre instable.
Lorsque la mère est présente, c’est l’anxiété causée par son départ attendu; si elle n’est
pas là, c’est également un malaise, à moins qu’il y ait cette perception tout à fait
subjective, il faut le dire, de la fin toute proche de l’attente. Et si cette fin est en effet
toute proche, cela veut dire que l’angoisse ne tardera pas à venir.
75 Du côté de chez Swann, I, p. 13.76 Ibidem.77 Op. cit., p. 30.
233
Cette névrose, qui prend ses racines dans l’attente du baiser maternel, continue à
se manifester systématiquement dans la vie du Narrateur. Comme il le dit lui-même,
quand il n’est pas à sa merci, c’est que la vie alentour fait trop de bruit pour qu’il puisse
entendre ses propres sanglots :
Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais se remettent à sonner dans le silence du soir. 78
La situation précaire où se trouve Marcel est celle-ci : la vie est pénible sans ce
que je désire, mais elle ne l’est pas moins si mon désir est exaucé. Il apparaît que la
névrose du Narrateur et le centre même de la composition de la Recherche ont tous deux
pour point d’origine la confusion première entre la mère et une imago maternelle.
Comme nous l’avons déjà dit, Marcel évolue au-delà de la simple soif des autres,
il en arrive au stade de l’introjection. Pour lui, à ce niveau, la présence physique d’autrui
n’est pas seulement superflue mais nocive car il lui faut, pour entendre le monde, un arrêt
méditatif solitaire en face de l’imago. En même temps, nous savons que la catégorie de
l’imago est un archétype maternel par excellence. Son entremêlement dans la
construction des rapports entre le Narrateur et sa mère ne doit pas soulever d’objections.
Par contre, si nous disons que le héros aspire à posséder non seulement sa mère, mais le
monde par introjection (c’est-à-dire par actualisation de l’imago des objets et des
personnes convoités), nous nous imposons par le même geste l’obligation d’expliquer la
formation dans la Recherche des imagos autres que maternelle.
78 Op. cit., p. 36.
234
La formation des imagos
L’anxiété du désir est provoquée par l’interdit d’accès à son objet. Que ce soit
Venise, Balbec, Gilberte 79, Albertine 80, Bergotte ou la Berma 81, leur renommée les
annonce à Marcel et les rend encore plus désirables. Mais le détail encore plus important
pour nous est qu’à cause de l’impossibilité d’entretenir un contact physique avec ces
individus et ces endroits convoités, l’idée abstraite que le Narrateur s’en fait se substitue
à eux. Cette idée fonctionne de la même manière qu’une imago maternelle où l’image
archétypale de l’être aimé est distinctement présente et intégrée dans le moi du sujet.
Dans l’épisode de la première visite du Narrateur dans le studio d’Elstir à Balbec,
où celui-là a raté la présentation à Albertine dont il a beaucoup entendu parler et qu’il a
même entrevue plusieurs fois sur la digue de la plage, nous voyons clairement comment
l’écart temporel entre la naissance du désir de quelque chose et sa rencontre effective aide
à la production des imagos. 82 Le contact éventuel avec les personnes d’intérêt et la visite
des endroits rêvés ne semblent plus nécessaires, car cette structure imagée concoctée par
l’entremise de l’interdit d’accès à ces objets de désir les remplace à merveille. Il est vrai
que la rencontre entre l’image intérieure et l’objet de désir, pris dans toute la violence de
79 Du côté de chez Swann, I, p. 140.80 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 200.81 Du côté de chez Swann, I, p. 96.82 « Que connaissais-je d'Albertine? Un ou deux profils sur la mer, moins beaux assurément que ceux des femmes de Véronèse que j'aurais dû, si j'avais obéi à des raisons purement esthétiques, lui préférer. Or, est-ce à d'autres raisons que je pouvais obéir, puisque, l'anxiété tombée, je ne pouvais retrouver que ces profils muets, je ne possédais rien d'autre? Depuis que j'avais vu Albertine, j'avais fait chaque jour à son sujet des milliers de réflexions, j'avais poursuivi, avec ce que j'appelais elle, tout un entretien intérieur où je la faisais questionner, répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d'Albertines imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l'Albertine réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu'en tête, comme la « créatrice » d'un rôle, l'étoile, ne paraît, dans une longue série de représentations, que dans les toutes premières. Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui s'y était superposé était de mon cru […] », A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 213-214.
235
son existence matérielle, donne naissance à une nouvelle dynamique dialectique qui
épouse les contours du cercle herméneutique. 83
La possession toujours déjà réalisée
Souvenons-nous également que l’imago est une construction interne. Elle apparaît
à l’intérieur de la psyché sans avoir aucune possibilité d’existence indépendante du moi.
Alors, la question qui se pose problématise le concept de possession par introjection. S’il
s’agit de posséder une imago qui est par définition intégrée au moi, comment posséder ce
qu’on possède déjà ? Ou bien, si le héros a une possession tellement recherchée, pourquoi
ne s’en rend-il pas compte ? Quelle est la raison pour laquelle il a soif en étant rempli
d’eau ? La vraie possession consiste donc en une prise de conscience de l’imago, en une
actualisation du fait que la possession est déjà réalisée. Elle ne se trouve pas, elle se
retrouve. 84
Le Narrateur est frappé par cette compréhension illuminatrice lors d’une
promenade nocturne avec Gilberte le long des sentiers de leur enfance à Combray. Le
héros se rend compte que la possession qu’il a poursuivie toute sa vie n’était pas difficile
à trouver. Il fallait seulement regarder dedans soi-même. Mais il est plus facile de le dire
que de le faire. Marcel en acquiert la capacité seulement après avoir vécu et après avoir
médité son œuvre. Il a appris à actualiser l’imago des êtres et des endroits chers à son
83 Dans le deuxième chapitre nous avons présenté une étude du problème herméneutique implicite dans la Recherche. Ici, nous proposons de verser de la lumière sur la formation des imagos différentes.84 Le temps retrouvé, IV, p. 269.
236
cœur par leur mise en narration. C’est justement en transformant Albertine et sa grand-
mère en texte que le Narrateur réussit à les ressaisir et à survivre à leur disparition. 85
La possession par introjection des objets désirés 86 implique la création d’une
œuvre d’art qui ne mérite ce nom qu’à condition d’être le résultat d’un accouchement
spirituel. C’est-à-dire que la vraie œuvre préexiste à sa propre arrivée au monde.
Quant au livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture desquels personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. 87
Et cette lecture magique qui, remarquons-le, constitue un acte de création et qui est le
premier pas de la fabrication artistique, actualise également l’imago et répond ainsi à la
quête acharnée de la possession.
L’intermittence comme réparatrice du moi éparpillé
Michael Finn a attiré l’attention sur un antécédent important et peu étudié de la
Recherche. 88 Il s’agit de l’ouvrage de Théodule Ribot, Les Maladies de la volonté, publié
à Paris chez Alcan en 1883. Finn attire l’attention de ses lecteurs au fait que ce livre a été
à la fois une réaction aux préoccupations psychologiques de l’époque sur la névralgie et
sur la neurasthénie et un lancement du débat au sein de la communauté médicale sur la
85 « Et certes il n'y aurait pas que ma grand'mère, pas qu'Albertine, mais bien d'autres encore dont j'avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu'en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés […]. Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand'mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu'ils ne sont plus pour nous qu'un mot incompris […] alors s'il est un moyen pour nous d'apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l'employer, fallût-il pour cela les transcrire d'abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? », op. cit., p. 482.86 « Pour posséder il faut avoir désiré », La prisonnière, III, p. 681.87 Le temps retrouvé, IV, p. 458.88 Michael Finn, Proust, The Body and Literary Form, Cambridge: University Press, 1999.
237
classification des symptômes et sur les cures recommandées. Ce qui est plus pertinent à
remarquer, c’est qu’il est possible de repérer chez Proust les réactions aux opinions
exprimées par Ribot.
Or, Ribot, en décrivant les symptômes de la neurasthénie, contraste les affligés
souffrant de l’impuissance du vouloir et les prodigues d’énergie et de motivation ayant
gagné leur place dans l’histoire par des réalisations multiples, entre autres Jules César,
Michel-Ange et saint Vincent de Paul. D’après Ribot, le trait caractéristique de ces
individus qui leur a permis de persévérer dans leur tâche était bien la cohérence de leur
moi. La fidélité et la constance manifestées extérieurement ne sont qu’une expression de
ce même trait qui décrit la psyché de ces personnages. 89
A côté d’eux, les neurasthéniques sont incapables de se rassembler. A tout
moment des parties de leur moi manquent. 90 Leur seul espoir repose dans l’intermittence.
Dans l’oscillation interminable du centre de leur moi, il y a au moins une attente que le
diapason de la fluctuation incorpore ces parties manquantes.
A rung beneath this perfect co-ordination of the genius, there are those lives that are traversed by intermittence, whose centre of gravity, which is ordinarily stable, oscillates from time to time. 91
Ribot mentionne le concept d’intermittence dont il est impossible pour Proust de
surestimer l’importance. Si nous rapprochons cette dernière citation et l’observation de la
correspondance entre les moments privilégiés et l’apparition du moi profond 92, nous
pouvons en conclure que dans l’esthétique proustienne l’intermittence n’a vraiment pas
89 Theodule Ribot, Les Maladies de la volonté, Paris: Alcan, 1883, p. 169-170, cité par Michael Finn, op.cit.90 Michael Finn, op. cit., p. 50.91 Op. cit., p. 170, traduit et cité par Michael Finn.92 Au dédoublement de la mémoire en deux parties : volontaire et involontaire, correspond la dualité essentielle du moi : le moi social et le moi profond, privé, émergeant seulement à la suite d’un tête-à-tête avec soi-même. Et si la seule voie d’accès à la vérité du passé est offerte par la mémoire involontaire, alors le moi vrai et profond n’apparaît que dans ces moments privilégiés où elle accomplit ses miracles.
238
l’aspect négatif qu’elle possède chez Ribot. Chez Proust, il appartient à l’intermittence de
fournir des lueurs de vérité sur la scène obscure. Le moi éparpillé se reconstitue, et le moi
sur-complet réussit à se projeter, quoique d’une manière intermittente et involontaire.
Mais cela n’empêche que le Narrateur dépense son énergie consciente dans les
efforts, quelque impuissants qu’ils soient, de se guérir du malaise du moi fêlé. Nous
avons vu jusqu’ici comment le jeune Marcel se bat pour se remplir d’être ou pour
répandre son moi surchargé du contenu, que ce soit par incorporation ou par introjection.
De quelque côté qu’il se tourne, il aboutit constamment à la déception, car il ne comprend
pas encore la logique simple de la sagesse selon laquelle pour trouver la vérité et la
cohérence du moi, il faut cesser de chercher.
Les manifestations du malaise névrotique dans la relation amoureuse
Avec les outils puisés dans le livre d’Abraham et Torok, on a diagnostiqué le
malaise qui afflige le Narrateur dans ses rapports avec le monde. Il semble logique de
continuer par l’analyse des manifestations de la névrose étudiée plus haut afin d’en
arriver à l’exploration du concept de possession et de la lecture.
Toutes les contradictions soulignées ne sont nulle part aussi manifestes que dans
le domaine de l’amour. Il sera intéressant, dans la partie présente, d’observer le
dynamisme et la hiérarchie du dilemme amoureux qui émerge de la superposition de
l’histoire de Swann-Odette de Crécy et de celle du Narrateur-Albertine. Il est d’autant
plus curieux d’analyser le parallélisme entre Marcel et Swann que leur première
rencontre n’a pas du tout été idyllique. Ce sont les visites de Swann qui signifiaient
toujours pour le jeune Marcel la perte du baiser maternel nocturne. La compréhension
239
que maman consacrait à l’autre le temps normalement réservé à lui-même provoque une
rivalité tacite pour l’attention de la mère qui aurait facilement pu mener à une animosité
jalouse. Le passage suivant montre bien l’importance du baiser sacrifié. 93
L’animosité ne s’est pas produite. Le Narrateur n’avait aucune raison de douter de
l’amour de sa mère. Donc, si elle ne venait pas lui dire le « bonsoir » habituel, il fallait
bien que la personne causant cet empêchement ne soit pas ordinaire. Par conséquent,
cette personne reçoit l’aura pseudo mystique de la curiosité bienveillante, presque
fraternelle.
Le dédoublement évident Narrateur-Swann est un phénomène qui se rencontre
souvent dans la Recherche. Les sensibilités artistiques des deux hommes, leurs joies et
peines d’amour sont quelques exemples qui sautent tout de suite aux yeux. Pourtant, le
parallélisme le plus significatif entre ces deux personnages s’explique par leur position
dans la société. Ils sont à la fois admis et exclus. Swann – juif, bourgeois d’un côté,
fréquente la noblesse. Le Narrateur s’inscrit dans une dynamique très similaire, sauf qu’il
n’est pas juif. C’est cet entre-deux qui crée le centre d’opérations de l’intrigue
romanesque et y ajoute une dimension didactique. Le parcours du Narrateur, étant à la
fois postérieur et similaire à celui de Swann, semble offrir une solution plus efficace aux
apories esthétiques de Swann. Ceci n’est pas pour simplifier la structure du roman ni pour
93 « C'est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m'asseoir à table, jusqu'à huit heures où il était convenu que je devais monter; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir, il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s'évaporât sa vertu volatile, et, justement ces soirs-là où j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée »,Du côté de chez Swann, I, p. 23.
240
ignorer les différences incontestables entre ces deux personnages. Pourtant, les tendances
qui se manifestent d’abord dans les rapports entre Swann et Odette reçoivent leur suite
dans la dynamique du couple Marcel-Albertine. Or, il est juste de dire que, le plus
souvent, les erreurs, les souffrances et les joies de Swann-amant trouvent leur homologue
dans la vie de Marcel-amant.
La génétique métaphorique et l’opposition entre le sensoriel et le phénoménologique
L’analyse détaillée de la dichotomie Swann-Marcel deviendra encore plus claire
et plus complète, si nous nous tournons vers David Ellison. Son livre The Reading of
Proust est l’un des premiers en 1984 à scruter l’influence de Ruskin sur la formation
esthétique de Proust et à mettre la problématique de la lecture de la Recherche sous un
prisme théorique. Ellison y souligne, entre autres, les similarités entre la structure
sémantique de l’amour dans le roman et ce qu’il appelle la génétique métaphorique de
Hegel (« the metaphorical genetics of Hegel » 94). Selon cette génétique, chaque mot
signifie d’abord quelque chose de complètement sensoriel avant d’être traduit dans le
domaine du spirituel. Cette structure se base sur le rapport d’opposition entre le sensoriel
et le phénoménologique. Le résultat d’un tel transfert est l’abandon du contenu sensoriel
en faveur de la signification spirituelle.
Dans le développement du sentiment amoureux de Swann pour Odette cette
structure s’applique presque à la lettre. La première rencontre avec Odette a produit sur
Swann une impression voisine du dégoût. Odette pour lui était d’abord « […] d’un genre
de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une
94 David Ellison, The Reading of Proust, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1984, p. 12.
241
répulsion physique ». 95 Le transfert de l’impression produite par Odette sur Swann à
partir du registre sensoriel vers le spirituel coïncide avec la métamorphose de la manière
dont Swann la perçoit. Cette même femme qui causait encore récemment de la répulsion
cause présentement « cette formidable terreur […] cette immense angoisse de ne pas
savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ». 96
Cette métamorphose dans l’impression produite par le même être n’est
évidemment pas causée par des changements quelconques survenus dans cet être, c’est
toujours la même Odette de Crécy contemplée par Swann. D’abord, elle cause du dégoût,
ensuite il ne peut plus se passer d’elle. Entre ces deux pôles, Odette a été incorporée dans
le moi de Swann. Une procédure similaire est constamment suivie dans les rapports
entretenus par le Narrateur avec plusieurs personnes de sa connaissance. Nous y voyons
la distinction assez nette entre le domaine phénoménologique sensoriel (la personne
contemplée, l’être matériel) et le domaine de la perception propre. Si le premier est
extérieur à l’observateur, le second lui est interne.
Or, en voyant la perception à travers le prisme de cette dichotomie, nous pouvons
dire que l’acte de percevoir s’anime par le désir d’effacer la frontière entre le domaine
extérieur et intérieur en intériorisant l’extériorité. Si nous pouvions imaginer une situation
dans laquelle toute altérité était éliminée au profit du moi gourmand qui engloutit tout,
nous serions également obligés de constater la mort du désir. Il ne resterait tout
simplement rien à désirer. Il s’ensuit, donc, que le désir d’intériorisation est un désir
névrotique qui a peur de son accomplissement.
95 Du côté de chez Swann, I, p. 193.96 Op. cit., p. 340.
242
Le simulacre artistique comme prise de possession
Ce que nous cherchons à étudier ici, c’est comment le passage du registre
sensoriel vers le spirituel s’accomplit par l’intermédiaire de la métaphore. Cette
métaphore a une base artistique : Swann a trouvé une ressemblance entre Odette et la
Zéphora de Botticelli, une toile qu’il aime particulièrement. En conséquence de cette
association, Swann commence à aimer Zéphora chez Odette et à voir Odette en
contemplant la toile de Botticelli. Ici, c’est le rapport analogique qui s’établit dans l’esprit
de Swann entre la Zéphora de Botticelli et Odette. L’une symbolise l’autre; l’une pastiche
l’autre.
L’entremise de l’art dans l’histoire d’amour de Swann ne se limite pas à la
peinture. La petite phrase de la sonate de Vinteuil joue un rôle exemplaire, sinon le plus
important, dans la structure narrative de l’amour : Swann était aussi en compagnie
d’Odette quand il a entendu la sonate pour la première fois. Par le jeu de répétition et en
suivant le mécanisme presque identique à celui qui a produit l’accouplement sémiotique
entre Odette et Zéphora, la petite phrase devient l’hymne de leur amour.
Ce qui est intéressant pour nous ici est que la petite phrase n’existe vraiment pas
ou, plutôt, que toute la sonate de Vinteuil est parsemée par des morceaux rythmiques qui
pourraient avoir la même prétention au titre convoité de petite phrase. Elle est créée par
Swann en tant que signe musical, et celui-là d’auditeur passif devient un sujet créateur
d’un sens. Nous voyons cette transformation fondamentale de Swann d’un objet en un
sujet agissant et actif dans l’épisode de la deuxième écoute de la sonate de Vinteuil chez
les Verdurin.
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il
243
percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. 97
Et c’est justement la transformation de Swann en un sujet créateur de signes qui constitue
le pas le plus significatif dans son éveil à la vraie vie riche, éveil qui n’est
malheureusement jamais devenu complet.
L’écoute de la musique intérieure
Nous avons indiqué l’identité imparfaite des procédures d’accouplement
sémiotique entre d’un côté Odette et Zéphora et de l’autre Odette et la petite phrase de la
sonate de Vinteuil. La différence entre les registres musical et pictural, qui ressort de la
dernière citation, est révélatrice de toute l’esthétique développée dans le roman.
Remarquons que Swann valorise non pas la première audition de la sonate, mais une
écoute ultérieure. « D’admirables idées » semblent ressortir de la mémoire de Swann
plutôt que des sons produits par le pianiste de Mme Verdurin. C’est comme si Swann
écoutait la musique intérieure qui s’était préalablement entreposée dans son âme pendant
la première écoute, et qui se faisait maintenant entendre par effet de résonance avec la
musique extérieure. Or, l’émergence de la petite phrase est l’un des résultats de l’écoute
de soi. Et cette écoute de soi, ou le moment privilégié, est ce qui procure de l’euphorie.
Le rôle d’Odette dans cet agrément est d’avoir été chez les Verdurin à un moment
propice. Donc, elle faisait partie du chronotope de la petite phrase, et son association à
elle procède par une métonymie temporaire symbolisant toute la soirée où Swann a passé
des minutes agréables en tête-à-tête avec lui-même.
97 Op. cit., p. 345.
244
Le sociolecte amoureux métaphorico-métonymique
Les débuts de l’histoire d’amour de Swann et d’Odette se caractérisent également
par la création de leur propre sociolecte à deux. Un exemple de ce procédé est une
expression tout à fait absurde en dehors du contexte de sa genèse. Il s’agit de faire
catleya.
De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l'ordre qu'il avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d'Odette, et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses; et bien plus tard, quand l'arrangement (ou le simulacre rituel d'arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la possession physique – où d'ailleurs l'on ne possède rien, – survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. 98
« Faire catleya » est une métaphore au fondement métonymique 99 libre des
contraintes du code social et, donc, aussi fidèle que possible à ce qu’elle cherche à
représenter. Proust est très conscient de l’opposition inaccordable entre les deux objectifs.
Soit le langage exprime la vérité, soit il s’accorde à l’usage social, les deux en même
temps sont irréalisables. « Quand nous causons, ce n’est plus nous qui parlons […] nous
nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d’un moi qui diffère
d’eux ».100 Il est bien sûr question de pouvoir partager les vérités profondes à l’aide
d’expressions créatrices, uniques et incompréhensibles.
Le texte crée ses propres constructions métaphoriques, les signes. Cet aspect du
roman a été rigoureusement étudié par Gilles Deleuze dans Proust et les signes. Ce qui
est significatif pour nous ici, c’est la manière d’appréhender le monde qui peut se déduire
à partir des derniers passages cités. Elle se caractérise par une mise en métaphore au
98 Op. cit., p. 230.99 Gérard Genette, « Métonymie chez Proust », dans Figures III, Paris : Seuil (Poétique), 1972, p. 41-67.100 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 262.
245
fondement métonymique. En outre, cette structure, au moins dans son début
métonymique, est libre de tout aspect de fixation obligatoire, car elle est le produit
artificiel de Swann et, plus tard, du Narrateur. Soulignons avec David Ellison le caractère
heuristique de la métaphore proustienne, car, comme il est visible à partir de deux
citations rapportées, elle participe à la structuration du monde, elle est créatrice de
signification tout en étant paradoxalement un outil de dépossession du phénomène
signifié, car dans la métonymie un autre phénomène le remplace.
Le Narrateur le dit bien dans la dernière citation : « […] l’acte de la possession
physique – où d’ailleurs l’on ne possède rien […] ». Par contre, la petite phrase est
contenue dans la sonate, la Zéphora de Botticelli est toute entourée par le cadre du
tableau ; elles se rendent toutes les deux à la possession. Or, le signe métaphorique est
bien ce que Swann peut posséder. Si Odette réussit à se transformer en petite phrase et en
Zéphora, Swann parvient à son but de la posséder, ne trouvant à sa disposition que la
petite phrase et la toile de Botticelli.
Le rôle du pastiche dans la quête de possession
Il semble à propos de mentionner ici le rôle crucial joué par un élément
d’importance incontournable dans la structure romanesque de la Recherche. Il s’agit du
pastiche. Malgré le fait que ce thème ait été étudié dans le chapitre sur la communication,
la problématique de la possession ne pourrait être exhaussée sans la mention du pastiche.
Paul Aron dans son article « Sur les pastiches de Proust » observe le lien entre
l’esthétique du pastiche et la possession chez Proust. 101 Le propos d’Aron se base sur un
101 Paul Aron, « Sur les pastiches de Proust », dans Contextes, numéro 1, septembre 2006, édition électronique.
246
passage tiré de La prisonnière dans lequel il s’agit d’une situation assez banale où le
Narrateur discute avec Albertine une sortie possible et le désir de celle-ci de manger de la
glace :
Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien d'intelligence et de goût latent s'étaient brusquement développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles qu'elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante cohabitation avec moi, ces paroles que, pourtant, je n'aurais jamais dites, comme si quelque défense m'était faite par quelqu'un d'inconnu de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être l'avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi. J'en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter d'employer, en parlant, des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un autre usage plus sacré et que j'ignorais encore. Elle me dit (et je fus, malgré tout, profondément attendri car je pensai: certes je ne parlerais pas comme elle, mais, tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m'aimer, elle est mon oeuvre): « ce que j'aime dans ces nourritures criées, c'est qu'une chose entendue comme une rhapsodie change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces (car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible), toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier ». 102
Ce que fait Albertine, c’est justement le pastiche du jeune Marcel. Considérée
extra-diégétiquement, la tirade d’Albertine, sortant de la plume de l’auteur, constitue un
autopastiche. Pourtant, l’important dans cet épisode se trouve dans la conclusion tirée par
le Narrateur, s’étant rendu compte du mimétisme de son propre style. Selon cette
conclusion, imiter quelqu’un c’est faire preuve de l’influence exercée par la personne
imitée. Dans le cas d’Albertine, c’est rendre explicite son assujettissement au Narrateur.
Elle est son œuvre. Et, en tant que telle, elle se prête à la possession, elle devient une
partie du moi du jeune homme.
C’est ici que nous entrevoyons une solution possible au dilemme de la possession
qui hante le Narrateur. Tout au long de son évolution personnelle, le jeune Marcel
(devenu assez âgé vers la fin du roman) cherchait à posséder l’Autre, que ce soit sa mère,
102 La prisonnière, III, p. 635-636.
247
sa grand-mère bien aimée, ses intérêts romantiques ou bien les objets de sa convoitise.
Dans cette aspiration idéaliste et utopique d’apprivoiser autrui, il semble poursuivre non
le but d’un collectionneur pervers, mais l’acquisition d’un savoir complet de ce qui n’est
pas lui-même. Il cherche à éliminer l’altérité du monde en l’introjectant ou en
l’incorporant. Dans le dernier passage cité nous voyons la possibilité d’approcher le but
de possession de l’autre bout. Au lieu de posséder l’autre, on peut se faire posséder par
lui, tout simplement en le pastichant.
Cette observation aide à verser plus de lumière sur le dédoublement Odette-
Zéphora. Odette, nous pouvons le dire, est, aux yeux de Swann, un pastiche de Zéphora
de Botticelli. En tant que tel, selon la logique du passage de La prisonnière de tout à
l’heure, Odette est une création, une espèce de jaillissement de la source qui est la toile de
Botticelli. Elle en est possédée, elle y est contenue. Donc, la contemplation, même
imaginée, par Swann de la peinture du maître italien vaut pour lui le contact avec le
centre immobile d’Odette insaisissable.
La stratégie ainsi développée par Swann, ce célibataire de l’art, n’apparaît pas
comme panacée ou comme réponse à la question malaisée de la possession. Il ne s’agit ici
que d’une solution à court terme, d’une sorte de rémission plutôt que d’une guérison
véritable de la névrose. À un moment donné, Swann comprend qu’il n’aime pas Odette ;
et que son recours à la sémiotique du quotidien n’a fait que remettre à plus tard cette
compréhension. C’est à cet effet que Proust lui fait prononcer le propos suivant : « Dire
que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand
amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! »103 On a déjà
mentionné l’aspect dépossédant de la métaphore qui éloigne l’objet signifié et empêche le 103 Du côté de chez Swann, I, p. 375.
248
contact avec lui. La petite phrase était toujours là aussi bien que la Zéphora de Botticelli,
mais Swann ne vivait pas avec elles, les métaphores ; il vivait avec une Odette qu’il
n’aimait pas.
La dimension névrotique de la métaphore fidèle
Nous voyons ici la répétition, avec une tonalité différente, du thème de la névrose.
Proust cherche à communiquer l’essence des choses, ou une impression profondément
subjective et privée. Sa manière de parvenir à un tel niveau de communication suppose la
création de métaphores soignées qui seules peuvent, selon Proust, sonder et partager avec
autrui l’énigme du moi. La métaphore la plus fidèle à son but de la représentation
authentique a, à cause justement de cette fidélité, du mal à être comprise, car elle ne se
conforme pas au sociolecte admis. En outre, la mise en métaphore éloigne un objet
représenté en lui substituant une figure créée. C’est bien cela qui arrive à Swann lorsqu’il
fait face au conflit entre la femme en chair et en os et son image métaphorique fidèle à
l’impression produite par cette femme et, en même temps, complètement étrangère à elle
en tant qu’être autonome.
L’échec de Swann témoigne de l’impossibilité de maintenir l’efficacité du signe
métaphorique face à l’intervention du monde. Autrement dit, si Swann et Odette s’étaient
séparés après avoir entendu la petite phrase de Vinteuil, celle-ci s’investirait à tout jamais
pour Swann de la signification certaine symbolisant son amour, et, même, osons le dire,
de celle qui devient son amour. Mais, puisque Swann n’a jamais poursuivi le but de la
sémiotisation esthétique du monde, sa démarche n’a d’autre résultat que le handicap dans
la vie amoureuse.
249
Le Narrateur, lui aussi, en est affligé. Ayant vécu l’intimité physique avec
Albertine, il en devient tout de suite suffoqué, à cause, bien entendu, de sa névrose.
Albertine, par contre, se croyant déjà attachée au Narrateur par les doux liens de l’amour,
ne presse plus son départ. C’est ici qu’apparaît cette mystérieuse inconnue récemment
divorcée, Mme de Stermaria qui, à en croire Robert de Saint-Loup, serait enthousiaste de
passer une soirée sensuelle en tête-à-tête avec le Narrateur. Tout d’un coup, la
perspective de la rencontre d’une femme, jamais vue auparavant, prend le dessus sur le
contact proche avec Albertine en chair et en os. En plus, cette Mme de Stermaria n’est
pour le Narrateur que le spectre de son imagination, une image tout intérieure, une
métaphore de l’Autre. Et comme il le diagnostique dans le passage que nous avons déjà
cité portant sur les poupées intérieures 104, le piège lui est tendu lorsque le signifiant du
signe métaphorique commence à s’imposer sur le référent.
En appliquant le raisonnement des poupées intérieures à la situation de Swann, il
n’est bas besoin d’aller aussi loin que de dire qu’Odette, au lieu de renvoyer à la petite
phrase musicale, de la symboliser, de l’indiquer enfin, devient elle-même d’une manière
univoque cette petite phrase de la sonate de Vinteuil. Pourtant, ce que confirme cette
citation, c’est l’aspect défamiliarisant de la mise en métaphore. On voit ici les deux
processus qui fonctionnent comme un couteau à double tranchant. Il est bien question de
l’habitude et de la métaphore. Cet exemple établit le rapport entre les deux.
Le concept ruskinien d’habitude et l’association arbitraire
En ce qui concerne l’habitude en tant que partie de l’épistémologie de Marcel,
beaucoup de lumière y sera versée si l’on se tourne vers Ruskin, car c’est bien à partir de 104 Le côté de Guermantes, II, p. 665-666.
250
sa lecture de ce critique d’art anglais que Proust a formé ses idées sur ce phénomène. Or,
selon Ruskin, l’habitude « has a twofold operation : the one to deaden the frequency and
force of repeated impressions, the other to endear the familiar object to the affections ».
105 Donc, d’un côté l’habitude est un empêchement de l’appréhension directe du monde,
mais de l’autre elle forme un mécanisme à l’aide duquel un objet observé est
effectivement perçu. Sans la peau protectrice de l’habitude, un objet est un objet, il existe
indépendamment du sujet observateur. L’habitude lui ôte son objectivité et le fait entrer
dans la subjectivité propre à l’observateur. Et la manière dont s’effectue cette entrée dans
la subjectivité appartient au double registre de la métaphore et de la métonymie.
Pour clarifier les enjeux, lisons encore Ruskin. Il élabore le concept d’association
arbitraire.
Let the eye rest on a rough piece of branch of curious form during a conversation with a friend, rest, however unconsciously, and though the conversation be forgotten, though every circumstance connected with it be as utterly lost to memory as though it had not been, yet the eye will, through the whole life after take a certain pleasure in such boughs which it had not before, a pleasure so slight, a trace of feeling so delicate as to leave us utterly unconscious of its peculiar power, but undestroyable by any reasoning, a part, thenceforward, of our constitution, destroyable only by the same arbitrary process of association by which it was created. Reason has no effect on it whatsoever. 106
Les associations arbitraires ici présentées concernent la juxtaposition contingente dans
laquelle la branche en question est une partie d’un tout qui est une scène de conversation
avec un ami. Cela constitue une métonymie, et elle se limite au rapport dirigé vers le tout
à partir d’une partie.
Si Swann, faisant un arrêt méditatif devant son souvenir de la soirée Verdurin, où
il a entendu la petite phrase pour la première fois avec Odette, demeure au niveau de la
métonymie, le retentissement de la petite phrase symboliserait pour lui l’éther agréable
105 John Ruskin, Modern Painters, II, p. 68, cité par David Ellison, op. cit., p. 51.106 John Ruskin, Modern Painters, II, p. 72-73, cité par David Ellison, op. cit., p. 54.
251
de la soirée et des émotions qu’il y a éprouvées. Odette, elle, en fait évidemment partie,
mais le lien entre la beauté de la phrase musicale et la femme n’est pas direct, et il est
arbitraire. Le tout (la soirée) est symbolisé par une de ses composantes, la petite phrase.
Il pourrait tout aussi bien être représenté par une autre partie.
Les pertes dues à la métaphore
Par contre, le rapport devient métaphorique dès que le dynamisme tout-partie est
remplacé par la correspondance directe : une branche – un ami, Zéphora – Odette, faire
catleya – faire l’amour. Ce rapport acquiert un aspect de nécessité qui ôte à la structure
ainsi créée sa souplesse et son caractère arbitraire. Cela veut dire que tout d’un coup la
sensation agréable de l’écoute de la sonate et de la découverte de la petite phrase
s’associe fixement à Odette. Cette association lie un élément figé qui est le souvenir du
passé et un être vivant qui, lui, change et ne peut pas pour cette raison correspondre
constamment à la sensation que communique le souvenir.
Nous avons indiqué le caractère progressif et constructeur de l’habitude dans
l’épistémologie proustienne. L’analyse plus détaillée des manifestations textuelles du rôle
attribué à l’habitude a sa place dans le premier chapitre. Ici, il sied de souligner à
nouveau la présence sous-jacente de la névrose en tant que contexte principal. Si
l’habitude, née du côtoiement répétitif d’un objet ou d’un être, est à la base de la création
de la métaphore métonymique sans laquelle Marcel n’arrêterait jamais de « pleurer sur la
malle défaite », c’est toujours cette même habitude qui empêche la perception pure de la
réalité.
252
Lecture manquée du monde, lecture réussie de soi
Nous voyons que le mécanisme métaphorico-métonymique aboutit à une lecture
incomplète du monde. Sa manifestation est très présente dans le roman au domaine de
l’esthétique onomastique. Le nom, étudié au Chapitre 1, devient porteur métonymique de
l’objet, de l’endroit ou de la ville qu’il désigne. Cela veut dire que le nom signifie la
sensation que le sujet s’imagine avant la rencontre actuelle avec le référent. Un tel
système ne peut pas survivre à la confrontation avec la réalité. 107 Comme résultat
s’établit l’association entre l’image, en tant que création interne, et le nom, en tant que
signifiant. Le contenu profond du moi trouve ainsi son expression extérieure – créatrice
du signe particulier qui actualise quelque chose d’intangible, le moi privé et profond.
Cette image préalable rappelle fortement l’esthétique néo-platonicienne où chaque
objet n’est qu’un reflet incomplet de son idéal céleste. Nous pouvons aussi considérer la
situation sous le prisme de l’opposition entre le général et le particulier. Le général serait
plutôt l’universel dans le cadre du néo-platonisme. David Ellison appelle ce qui arrive au
Narrateur lors de ses voyages « the degradation of universality to the tyranny of the
Particular, the use of the travel experience as a vehicle for subjective
demystification ». 108
La tyrannie du particulier
107 « Mais si ces noms absorbent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie […]peuvent être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages », Du côté de chez Swann, I, p. 380.108 David Ellison, op. cit., p. 73.
253
La première confrontation avec la tyrannie du particulier qui résulte en une
déception n’apporte pas de soulagement à la tension du conflit. Le particulier qui déçoit
prend la place occupée par l’universel et cherche à le devenir. Autrement dit, le
particulier se substitue à l’universel. La différence entre la situation résultante et celle qui
précède la rencontre avec le référent se trouve dans la relation avec soi.
Pour Balbec, dès que j’y étais entré, ç’avait été comme si j’avais entr’ouvert un nom qu’il eût fallu tenir hermétiquement clos et où, profitant de l’issue que je leur avais imprudemment offerte, en chassant toutes les images qui y vivaient jusque-là, un tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la succursale du Comptoir d’Escompte, irrésistiblement poussés par une pression externe et une force pneumatique, s’étaient engouffrés à l’intérieur des syllabes qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche de l’église persane et ne cesseraient plus de les contenir. 109
Avant la visite de Balbec, son idée préconçue, quelque éloignée qu’elle eût été de
la réalité, était formée par les aspirations, les désirs, les lectures du Narrateur. En rêvant
des endroits, des êtres humains, Marcel maintient effectivement le contact avec lui-même.
La réalité pollue cette correspondance entre le Narrateur et son moi. Ce n’est qu’avec
l’éloignement géographique et temporel que ce particulier, devenu le nouveau général,
réussit à s’ancrer dans le moi profond. Mais le conflit entre l’image préconçue et le
référent est voué à la perpétuité, car l’aspect fluide et changeant du référent s’oppose au
caractère fixe de l’image à laquelle il est confronté.
La surimposition de l’âge des mots et de l’âge des noms
Gérard Genette remarque chez Proust une surimposition de deux lignes de
pensées contradictoires. 110 D’un côté, la Recherche est remplie de témoignages
enthousiastes du pouvoir énonciatif magique des mots. De l’autre côté, nous y lisons de la
109 A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 21.110 Gérard Genette, « Proust et le langage indirect », dans Figures II, Paris : Seuil (Essais), 1969, p. 223-294.
254
critique tout aussi virulente de la vision imagée concoctée par la croyance très aisément
accordée aux coloris musicaux des mots. Cette dichotomie se fomente dès le début du
roman, lorsque s’explicite la distinction entre les mots et les noms :
Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituentà croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément. 111
La confusion de l’image d’un objet colorée par la sonorité de son signifiant prépare déjà
le terrain pour la critique des égarements poétiques de l’enfance.
A l’âge des noms « où l’on croit qu’on crée ce qu’on nomme » 112 vient se
surimposer l’âge des mots, que Genette désigne en tant que « celui de l’apprentissage de
la vérité humaine – et du mensonge humain ». 113 Au lieu de se concentrer sur l’aspect
du langage qui se prête à la délectation individuelle, à l’âge des mots le Narrateur affronte
le côté apparemment plus prosaïque de la langue en tant que moyen de relation avec
l’Autre. La musicalité abstraite de l’âge des noms cède la place aux révélations portées
par les choix lexicaux faits par les interlocuteurs et non seulement aux significations des
énoncés proférés.
La communication para-verbale à laquelle est initié le Narrateur à l’âge des mots
ne signifie pourtant pas de rupture brusque avec ce qui se passait à l’âge des noms. La
communication para-verbale y est toujours présente, quoique sous une forme voilée. Les
objets devenant indissociables de leur nom révèlent leurs secrets au Narrateur. Il est juste
de préciser que les secrets communiqués de cette manière n’ont objectivement que très
peu à avoir avec les objets en question. C’est toujours la musicalité particulière du nom 111 Du côté de chez Swann, I, p. 380.112 Op. cit., p. 89.113 Gérard Genette, « Proust et le langage indirect », op. cit., p. 249.
255
qui les contamine. La communication para-verbale de l’âge des mots est plus fondée sur
la réalité tangible sans être affectée par la poétique des signifiants.
Nous pouvons résumer en suggérant que Proust demeure fidèle à sa conception de
l’évolution non en tant que succession de stades mais en tant que surimposition de
couches. Ainsi, l’âge des noms avec sa sonorité poétique de l’idiolecte n’est jamais
révolu. Il côtoie la nouvelle esthétique prosaïque du sociolecte de l’âge des mots. Le défi
pour le Narrateur et, par extension, pour le lecteur consiste à retrouver les précieux
égarements de l’enfance à l’âge mûr des mots.
Nous avons étudié comment le processus d’appréhension du monde chez Proust
se fait par la problématisation du signe métaphorico-métonymique. Nous avons montré
que ce processus ne réussit pas vraiment à bien résoudre ses propres difficultés. Le
résultat de cette situation est, logiquement, l’appréhension échouée, ou la mauvaise
lecture du monde. Dans notre étude, le propos théorique a bien sûr été inspiré par le
travail fondamental de la critique proustienne qu’est Proust et les signes par Gilles
Deleuze. Pourtant, nous nous sommes aussi laissé influencer par les contestations des
conclusions deleuziennes. C’est sur les contestations des conclusions de Gilles Deleuze
que nous allons nous pencher dans la partie suivante.
Il faut tout de suite ajouter par souci de précision que les contestations que nous
entendons poursuivre ne remettent pas en cause la valeur intellectuelle de Proust et les
signes. Nous n’allons entreprendre qu’un développement de la logique de cet ouvrage qui
mérite le poids que la critique littéraire lui attribue.
L’idée principale que nous défendons ici est que l’apprentissage des signes, leur
mise en métaphore et en métonymie et les échecs révolus qui empêchent la réalisation de
256
ce projet ne constituent pas le but, mais le moyen, très efficace d’ailleurs, d’atteindre un
objectif autre. La sémiotisation de la réalité donne l’espoir de posséder le monde, de
l’appréhender et de l’incorporer même. Le fait qu’une telle prise de possession est
problématisée par les contradictions névrotiques, analysées dans la partie précédente,
nous montre bien comment le lecteur tombe dans le piège de la série des lectures
manquées.
En outre, s’il était uniquement question d’apprendre à bien déchiffrer les signes,
un tel objectif se justifierait par un présupposé théorique préconisant au premier chef
l’existence de la Vérité objective contenue dans les signes, qui formerait le but de tout
effort épistémologique et, en second chef, la séparation nette entre cette vérité et le moi
du lecteur. Autrement dit, si le parcours du lecteur s’arrêtait à l’apprentissage des signes,
le projet de la Recherche se verrait réduit à une variante de la méthode structuraliste.
Pourtant, l’ère de la déconstruction nous enseigne le caractère infini des renvois
innombrables des signifiants vers des signifiés.
La fusion du sujet lisant et de l’objet lu
Or, dans ce contexte épistémologique, l’arrivée à la vérité par l’intermédiaire de
l’apprentissage des signes perd sa pertinence. Si apprentissage il y a, il n’a pas de terme.
Par conséquent, plonger le lecteur dans l’univers des lectures manquées tout en
commençant par lui donner l’espoir de la possession du monde fait évidemment partie de
la stratégie romanesque de Proust. L’apprentissage des signes a pour but la fusion du
sujet lisant explorant et de l’objet lu et étudié. Il s’ensuit que le signe le plus important
257
que le lecteur a à étudier est lui-même, le lecteur, en tant qu’unité autonome
réfléchissante. La bonne lecture est, donc, celle qui sémiotise le lecteur.
Avant d’arriver à cette conclusion, le roman dresse une autre problématique qui,
comme nous allons le montrer, a une base névrotique. Dans sa recherche des impressions
vraies, le Narrateur indique à plusieurs reprises sa préférence absolue pour la voie
involontaire d’y arriver. 114 Ce contraste entre l’effort volontaire de la conscience et
l’aspect involontaire spontané, d’où l’essence des choses émerge, a déjà été signalé par
Ribot. Il a posé la distinction entre le pouvoir volontaire et involontaire de la conscience.
En ce qui concerne le premier, tout semble bien représenté sans équivoques : l’effort
réfléchi de la représentation d’un objet, étant volontaire et systématique, se voit discrédité.
Le problème se trouve dans le conflit au sein de la stratégie préférée. Si c’est le spontané
qui est favorisé, comment peut-on vouloir être spontané ? L’un est affectif et l’autre –
délibératif.
L’impression avant la raison expérimentale : l’apprentissage des signes
Une telle dichotomie problématise considérablement la vision selon laquelle
l’apprentissage des signes serait le but ultime de la narration de la Recherche. Pour ne pas
s’éloigner du contexte actuel, revenons au système déjà mentionné au cours de ce travail.
Selon la génétique métaphorique de Hegel, l’appréhension d’un objet progresse du
registre sensoriel vers le spirituel pour s’y arrêter. Un tel parcours semblerait logique s’il
ne s’agissait que de bien « déchiffrer » le monde. Pourtant, dans l’histoire de la
sémiotisation d’Odette par Swann, nous voyons que la fin de tout le parcours est la même
114 « Sur l’extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas », Le temps retrouvé, IV, p. 448.
258
que le début, au niveau sensoriel : l’absence de l’amour. Ce que cela semble suggérer,
c’est la primauté accordée au domaine des premières impressions, qui ont plus de
possibilités d’être inconscientes. Également, cette boucle bouclée invalide la logique de
l’apprentissage quasi-scientifique et en propose quelque autre objectif. Le passage dans
lequel nous sommes témoins du monologue intérieur du Narrateur sur les vertus de la
première rencontre montre la fugacité des efforts intellectuels et la fertilité des rencontres
initiales. 115
La première impression et son culte ne doivent pas bloquer la quête de la
signification figurée qui n’est qu’esquissée dans l’impression initiale. La vraie Albertine,
la vraie Gilberte et le vrai monde se livrent sans être recherchés. Le destinataire de la
vérité n’y a ultimement pas de rôle actif à jouer. Il n’a qu’à se laisser faire. Et dans ce
cas-là la vérité qu’il convoite sera déposée à l’intérieur de son moi pour y être dénichée
plus tard. Pourtant, une telle situation est problématique justement à cause de l’écart
temporel qui sépare la première impression porteuse de la vérité et sa mise en valeur
effective. Quelle recommandation est à donner au Narrateur et, par association, à tout
destinataire des impressions ? Vaut-il mieux, pour éteindre la conscience volontaire,
s’évanouir pour laisser passer du temps nécessaire et ne reprendre contact avec la réalité
qu’au moment où la vérité serait immédiatement saisissable ? Puisque ceci est intenable
en tant que mode de vie, le système épistémologique ne sera pas complet jusqu’à ce que
nous déterminions la place de la conscience volontaire dans l’actualisation de la vérité.
Logique et émotion : où se situe la conscience volontaire ?
115 Albertine disparue, IV, p. 269.
259
La réponse à ces questions s’articule assez bien du côté de la production artistique
ou de la recréation de l’essence des choses dans le moi. La conscience, alors, ne se
représente pas d’objet proprement dit, mais, justement, cette première impression si
féconde. C’est comme dans le cas de la petite phrase de la sonate de Vinteuil, dont les
trésors émergent pour Swann après qu’il a scruté son moi, où la première écoute avait
entreposé sa vérité. Le Narrateur lui-même dans l’épisode de la Madeleine fait un effort
conscient de se représenter non le Combray de son enfance, mais la sensation commune
au goût d’un biscuit trempé dans une tasse de thé offerte par sa mère et à celui qu’il avait
mangé chez sa tante Léonie. Il échoue, car la conscience ne peut pas se maintenir sur la
pente glissante et, à la longue, elle retombe dans l’effort de la représentation non d’une
sensation laissée par la première impression mais d’un objet même. La sortie de
l’impasse se trouve dans une synthèse de la logique et de l’émotion. La première se
dessèche sans la seconde, et la seconde refuse de se communiquer sans la première. Le
produit d’une telle synthèse est une métaphore :
Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément […]. On peut faire se succéder indéfiniment, dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style; même ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. 116
La capacité de métaphoriser la réalité de cette manière semble s’opposer au
système des valeurs avancé par la Recherche qui accentue l’importance de la première
impression sensorielle. Le roman, tout en créant des équivoques comme celle-ci, insinue
des sorties possibles. Il s’agit, bien entendu, de toute l’esthétique de la mémoire 116 Le temps retrouvé, IV, p. 467-468.
260
involontaire qui semble accommoder les consignes contradictoires de se fier à la première
impression et de construire soigneusement les métaphores. La mémoire involontaire, telle
une contemplation inconsciente, fait cohabiter une réflexion, un arrêt méditatif, et la
primauté de la première impression. Pour l’artiste ou pour un observateur avisé, il s’agit
d’utiliser les facultés de son intelligence pour réfléchir sur les produits de l’inconscient.
L’abdication réfléchie de la conscience volontaire
Mais que faut-il faire quand nous voulons d’une manière tout à fait réfléchie,
consciente et volontaire, comprendre une personne ou entrer en communion avec un
objet ? Ce que le roman semble enseigner, c’est bien la nécessité pour la conscience de
tenter la compréhension afin qu’elle arrive à la longue à la reconnaissance humble de ses
propres limites. C’est tout à fait à la manière de Blaise Pascal, selon qui l’acte ultimement
logique et raisonnable de la raison consiste en une reconnaissance de sa propre
insuffisance. Pour le faire, la stratégie implique les échecs multiples de tentatives de
bonne lecture du monde.
Les séries de lectures manquées sont une technique subversive qui s’inscrit bien
dans le domaine de l’argumentation ad hominem 117 où l’argument prend pour point de
départ les idées reçues de l’auditoire. Et puisque le but ultime, la lecture de soi, ne peut
pas être atteint par l’argumentation explicite ou ad rem, il tombe dans la catégorie
épidictique de la rhétorique classique. Cette observation n’est pas évidente, donc elle
mérite une explicitation que nous proposons ici.
117 Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, The New Rhetoric. A Treatise on Argumentation, traduit par John Wilkinson et Purcell Weaver, Londres: University of Notre Dame Press, 1969, p. 110-114.
261
Perelman, en ravivant la pertinence des principes de la rhétorique classique,
concilie dans son livre deux pôles opposés : l’argumentation ad hominem et
l’argumentation ad rem. Celle-ci puise sa logique de l’aspect auto évident de la vérité.
Autrement dit, il y a des arguments qui sont acceptés par tout être pourvu de raison. Par
contre, le raisonnement ad hominem, tout en poursuivant le but de la persuasion, prend
pour point de départ, non la vérité évidente en soi (ad rem), mais le système de croyances
de l’auditoire. La persuasion est réussie lorsque le destinataire voit que ce qu’on cherche
à lui faire accepter ne contredit pas forcément ses idées reçues.
Il y a une variation possible dans le déroulement classique de l’argumentation ad
hominem. Au lieu de valoriser les présuppositions et de montrer la ligne logique continue
reliant la position de l’auditoire avec le but de la persuasion, on peut, tout en prenant pour
point de départ le système de croyances du destinataire, lui montrer l’inconséquence de
ce système, son manque de rationnel. Une telle stratégie a pour objectif une humilité plus
grande, un doute plus ou moins systématique de soi, le scepticisme. Le doute de soi
engendre la recherche de la faille à l’intérieur du mécanisme même du raisonnement. Et
cela est le but ultime que poursuit la stratégie de la subversion ad hominem.
Dans la Recherche, cette subversion passe par la lecture manquée du monde, et la
recherche sceptique de faille dans la faculté de raisonner exige la lecture de soi. Le texte
par soi-même est incapable d’atteindre ces objectifs. Il nécessite et provoque, comme
nous venons de le montrer, l’implication active du lecteur. C’est à ce dernier qu’il
appartient de faire le travail et de se lire. Tout ce que peut faire le texte, c’est incliner la
volonté vers la lecture du livre des signes intérieurs. 118
118 C’est pour cette raison que la technique rhétorique que nous venons de présenter se range dans la catégorie de la rhétorique épidictique.
262
Conclusion : à la recherche de la raison d’être de l’écriture
Comment répondre au désir de possession ?
L’aboutissement de ces scènes plutôt comiques de la lecture manquée du monde
et des gens est le concubinage entre Marcel et Albertine. Il essaye constamment de
posséder la jeune femme ; et il ne s’agit pas que de possession dans le sens charnel du
terme. Il est question pour Marcel, tout comme avant lui pour Charles Swann,
d’incorporer l’objet de son amour. Mais un élément important qui lie les poursuites
malheureuses des deux hommes se trouve dans le fait qu’ils s’accordent tacitement sur
l’altérité ultime des objets de leur quête respective, Albertine et Odette. S’ils cherchent à
posséder leur amante, cela veut dire qu’ils savent bien qu’ils ne la possèdent pas encore.
Ils sont poussés par le désir de possession, un désir éternellement inassouvi.
Nous voyons bien que pour le Narrateur de la Recherche, l’épistémologie du
monde n’est qu’une série interminable de lectures manquées, de communication ratée.
Pourquoi, donc, écrire ? Est-ce seulement pour nous dire que comprendre le monde
autour de nous est un désir arrogant voué constamment à l’échec ? Tout comme Albertine
est toujours de trop pour le Narrateur, le texte du roman, et non seulement du roman, tout
texte littéraire, ne parvient jamais à déposer le sens à la portée du lecteur. Alternant
constamment entre l’adhésion au sens figuré et celle au sens littéral, le roman ne finit
jamais de présenter au lecteur les faillites, les lectures manquées.
Phillip Bailey explique ainsi cette contradiction :
As for the limitations of the metaphor of Albertine as text, they begin to appear when we move from the impossibility of reading people as books to the art of reading books as a means of interpreting the world. 119
119 Phillip Bailey, Proust’s Self-Reader. The Pursuit of Literature as Privileged Communication, Birmingham (Alabama): Summa Publications, 1997, p. 26.
263
Mais cette citation n’apporte guère de clarifications aux dichotomies confuses de la
lecture en tant qu’outil d’apprentissage. Si l’échec est le résultat inévitable de la lecture
des personnages, comment la lecture peut-elle donner l’espoir de bien interpréter le
monde ?
Walter Kassel a très bien remarqué le trait caractéristique de la stratégie narrative
proustienne :
La Recherche is carefully built around the crucial conflict between the impossibility of literary grasping the fullness of a sign or experience and the complementary temptation to take Marcel and his text à la letter. This is the struggle between the impossibility of seeing clearly and the irresistible urge to attempt just that. 120
Un tel constat ne répond pas non plus à la question fondamentale de pourquoi
entreprendre l’écriture, la lecture, la communication, si toutes ces tentatives sont vouées à
l’échec. Et la fatalité qui entoure le désir de posséder et de lire le monde n’est
aucunement le résultat d’un hasard malveillant. Au contraire, elle fait partie du dessein
romanesque.
On devine en lisant, on crée ; tout part d’une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n’est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu’elles puissent paraître à celui qui n’a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons, et jusque dans les conclusions dernières c’est ainsi, avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d’une première méprise sur les prémisses. 121
Ce passage couronne l’épisode de la méprise du Narrateur dans la lecture de la
lettre de Gilberte, dans laquelle elle lui a annoncé la nouvelle de son mariage avec Robert
de Saint-Loup. Au moment où cette lettre lui est livrée, le jeune Marcel la croit
d’Albertine et pense que cette dernière lui avoue son amour et exprime le désir de
l’épouser. Nous voyons, donc, que la dernière phrase citée s’inscrit parfaitement dans la
120 Walter Kassel, Marcel Proust and the Strategy of Reading, Amsterdam: John Benjamins B.V., 1980, p. 16.121 Albertine disparue, IV, p. 235.
264
continuité du moment. En effet, les méprises et les gaffes nous guettent à tout moment. Il
nous est même impossible de les remarquer et de les corriger toutes. Par conséquent,
beaucoup de nos conclusions sont fausses. Telle est une lecture logique sortie de la prise
à la lettre de l’épisode cité.
La subversion rhétorique à l’aide de la lecture
Mais il y a une autre lecture possible de ce même passage. Remarquons que
Proust ne dit nulle part ici que les conclusions obtenues par la méprise initiale sont
erronées. En même temps, la dernière phrase du passage cité apparaît comme une
maxime ciblant non plus le particulier du contexte donné, mais le général objectivable.
Considérée de ce côté, la phrase peut s’inscrire dans l’esthétique de la subversion
rhétorique. C’est-à-dire que le savoir n’est possible qu’à travers la méprise initiale et que,
par conséquent, nous n’arrivons à posséder le monde qu’à travers les corrections de nos
propres erreurs et de nos lectures manquées.
Toutes les tentatives infructueuses d’établir le contact et éventuellement de
« posséder » Albertine témoignent de la difficulté la plus fondamentale et la plus
systématique : celle liée à la communication orale. Comme l’explique Michael Finn122, la
parole, tout en établissant visiblement un pont entre un individu et son interlocuteur,
empêche en réalité la communication qu’elle cherche à accomplir. En adressant la parole
à un Autre, un individu l’imite. Ce que cela veut dire, c’est qu’il se crée une image de son
interlocuteur et cherche à lui ressembler, à s’unir avec elle. Par effet de miroir,
l’interlocuteur tombe dans le même piège. Ainsi, tous les participants d’une conversation
dépensent des efforts considérables pour concocter un Autre holographique et pour le 122 Michael Finn, op. cit., p. 70.
265
devenir en l’imitant fidèlement. Or, le pont que la communication orale jette entre les
interlocuteurs surplombe un gouffre, un gouffre qui exige des efforts esthétiques pour
être rempli. Dans la communication réussie, la vérité contenue dans le discours pousse le
destinataire vers la recherche de la sienne. Si cela se produit, nous pourrons conclure en
disant que communiquer et, par extension, lire et posséder, c’est faire de l’art.
Cette dernière observation concernant l’aspect créateur de la lecture fait écho aux
propos d’Alain Trouvé. 123 Le titre de son ouvrage indique la vision sur laquelle il se base.
La lecture, en tant que processus de déchiffrement des signes, acquiert un côté littéraire,
sinon romanesque, qui sert de complément au texte primaire.
La lecture, telle qu’on l’entendra ici, relève de la « conduite esthétique » […], mieux, elle est cet acte complexe et synthétique par lequel le lecteur prolonge et fait vivre l’œuvre d’art. Envisager la lecture sous l’angle du roman reviendrait donc à appréhender le jeu de la connaissance et de la méconnaissance qui s’établit concurremment au sein de son propre discours dès lors que cette lecture s’offre à autrui à travers un texte second au contre-texte. 124
Le récit de la lecture, tel qu’il émerge du processus décrit par Trouvé, est un récit
cohérent cimenté non seulement par la cohérence du texte primaire, mais par le moi lisant.
C’est justement en écrivant le roman de la lecture que le moi profond se dévoile.
Jean Bellemin-Noël utilise la métaphore du transfert pour décrire ce qui se passe
dans la lecture. 125 Le transfert est un concept qui désigne en psychanalyse le report sur
une autre personne, notamment sur l’analyste, des désirs, des sentiments et des
aspirations éprouvés jadis pour les individus importants dans la vie du patient. Appliqué à
la lecture, le transfert fait que l’interprétation du texte littéraire résulte en la construction
d’une sorte de paradis perdu ou de rêve très individuel pour chaque lecteur. Or, la lecture
123 Alain Trouvé, Le Roman de la lecture. Critique de la raison littéraire, Liège : Mardaga éd., collection « Philosophie et Langage », 2004.124 Op. cit., p. 19.125 Jean Bellemin-Noël, Plaisirs de vampire, Paris: PUF, 2001.
266
a la capacité d’actualiser le moi profond par l’intermédiaire de sa mise-en-récit. Et
quelle meilleure manière y a-t-il d’encourager la rédaction du roman de la lecture que les
lacunes perçues dans la logique du roman originel? La Recherche en fourmille. Par
conséquent, le lecteur du roman proustien n’a d’autre choix que de devenir artiste,
romancier presque, s’il veut être bon lecteur.
Conclusion
Après avoir soutenu l’idée de l’auto-lecture en tant que le modèle le plus efficace
non seulement dans l’avancement de la connaissance de soi mais aussi bien dans
l’appréhension du monde, dans cette ultime partie de notre projet il nous est tout d’abord
important de soulever et d’accorder l’opposition évidente entre d’un côté un geste
d’introspection, qui est la lecture de soi, et de l’autre – l’appréhension du monde
Tout en restant fidèle aux principes de la rhétorique ad hominem, Proust force son
Narrateur à tenter d’entrer en communion avec le monde en le mettant dans des situations
de contact direct avec les endroits et les personnes. Le résultat convoité de ce contact
prolongé est censé être l’accès à la signification profonde cachée derrière les apparences.
Il n’est pas difficile de voir que cette stratégie sémiotise le monde. Il y a les signifiants,
présentés par les objets et les êtres physiques, et il y a les signifiés qui se cachent. Du
point de vue de ce registre, l’enjeu devient celui de la lecture. Marcel cherche à lire
Gilberte, Albertine, la Duchesse de Guermantes. Par un geste réciproque, il se donne aux
autres pour qu’ils le lisent. Et c’est toujours la lecture manquée qui est l’aboutissement de
ces efforts, qu’il s’agisse du Narrateur-sujet lisant ou bien du Narrateur-objet lu. Quand le
Narrateur se donne à lire, que ce soit en se mettant en paroles destinées à ses auditeurs ou
en énoncé écrit, il semble incapable d’esquiver la littérarité : il ne peut pas exprimer
directement sa pensée, ou bien l’expression la plus directe possible n’est jamais suffisante.
La mise en mots est, par sa nature même, toujours déjà indirecte, éloignée au moins d’un
pas de la signification pure que le destinateur cherche à partager.
Il apparaît que cet idéal de communication que poursuit Marcel est celui de
l’entendement. Dans la Critique de la raison pure Kant postule que l’entendement est une
268
faculté de créer des concepts et d’unifier le divers. 1 Il s’agit d’un élan unificateur à l’aide
de concepts créés. L’entendement est, par conséquent, une faculté du traitement interne
des données extérieures. Il s’oppose à la compréhension, qui signifie dans la logique
aristotélicienne l’ensemble d’éléments liés les uns aux autres qui établissent un concept.
L’opposition que nous voulons souligner se trouve dans le caractère actif de
l’entendement (il unifie le divers, il crée des concepts) et dans l’aspect plutôt passif de la
compréhension, qui ne fait que constater les éléments constitutifs d’un concept.
Le défi que Marcel se propose dans sa communication avec ses intérêts
romantiques consiste justement à les faire entendre au lieu de les faire comprendre. Et,
comme le montre le roman, il échoue presque toujours, car ses messages codés ne cessent
jamais d’être pris au pied de la lettre. Gilberte et Albertine ne savent tout simplement pas
qu’il faut les décoder. Il manque dans les lettres de Marcel, aussi bien que dans son
comportement avec elles, un signal, une charnière efficace, qui indiquera l’insuffisance
du niveau littéral et, par le même geste, la nécessité de reconnaître le niveau figuré.
Proust proclame par le biais de son Narrateur que son lecteur idéal est un lecteur
de soi. Il exprime également son dédain envers les romans-théories en les comparant à
une marchandise avec une étiquette de prix. Cette attitude indique non seulement que le
suc du roman est inextricable de son corps narratif, mais aussi qu’il ne s’actualise que par
et dans la psyché particulière et subjective du lecteur. Ne voulant pas calquer l’étude des
moments de lecture sur notre propre lecture subjective et particulière, notre but a été de
rendre explicite le mécanisme de la rhétorique/poétique par lequel s’incite le travail
1 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris : Garnier Flammarion, collection « Philosophie », traduit de l’allemand par Alain Renaut, 2007.
269
herméneutique du lecteur. En conclusion, nous restons fidèle aux propos exprimés dans le
roman et soutenons qu’il parle individuellement et différemment à chaque lecteur.
Notre méthode a adopté le métissage entre la rhétorique et l’herméneutique et a
proposé une explication possible de la manière dont un texte – et par extension une œuvre
d’art, – peut entamer un dialogue avec le lecteur/auditeur/spectateur. Nous avons laissé
aux philosophes leur ambition d’éclaircir la Vérité du monde par le métadiscours. Pour
notre part, nous soutenons que la vraie communication avec et par l’art est mieux capable
de provoquer la lecture de soi et d’inciter à une rédaction de son propre roman de la
lecture.
Dans cette ultime partie de notre travail nous présentons sous forme condensée la
problématique de la lecture et de la communication par l’Art pour situer notre étude dans
l’espace de la critique littéraire. Ce résumé se base sur quelques autres exemples du
roman qui ne figurent pas dans les chapitres précédents afin de corroborer la portée
générale des conclusions tirées. Nous cherchons également à rendre explicites les
concepts d’enchâssement, de greffe et de surimposition des phénomènes, car ces notions
formeront la base de notre bilan.
La pertinence de l’enchâssement apparaît après un tout premier regard attentif jeté
sur notre travail : l’élaboration de la théorie de la lecture telle qu’elle s’applique à la
Recherche. La surimposition de deux types de lecteur est une clé bien adaptée à la porte
du roman, deux types de lecteur que le roman actualise et problématise : le lecteur extra-
diégétique (lecteur impliqué) et le lecteur diégétique – le Narrateur. En fait, ce dernier lit
son monde romanesque autant que nous lisons le livre. Ces deux types de lecteur forment
un enchevêtrement qui incite l’engagement dans l’intrigue du roman.
270
Le texte littéraire est prêt à livrer ses trésors; mais il ne le fait pas sans un effort
coopératif de la part du lecteur.2 Le projet ultime du roman ne s’annonce guère de
manière explicite. Il est bien plus fréquemment à découvrir.3 Cette spécificité de la
littérature moderne assure l’implication du lecteur, car les questions posées, étant
découvertes par des efforts interprétatifs du lecteur, deviennent par le même coup ses
questions. Parfois, le lecteur ne s’intéresse pas à ces questions. Dans ce cas-là il ferme le
livre. Nous n’avons pas fermé la Recherche, et nous nous sommes laissé emporter par la
cadence du roman; il nous importait de dévoiler ses secrets codés, de suppléer ses non-
dits. 4
Nous avons consacré beaucoup d’attention aux difficultés d’élaboration des
stratégies identificatoires, car c’est par le besoin d’arrêter sa propre identité et celle
d’autres personnages que passe la recherche entreprise par le protagoniste. Le Narrateur,
à travers toutes ses déambulations, ses angoisses et ses névroses, cherche la Vérité de son
microcosme. La composante principale de la quête de la Vérité de Venise, de Gilberte,
d’Albertine, de Mme de Guermantes, de la bande des jeunes filles en fleurs, n’est autre
que la découverte de leurs contours émotifs. Autrement dit, il s’agit de délimiter le
phénomène, de le découper de la multitude de ce qui n’est pas lui, de l’identifier. C’est
2 « Le texte laisse ses contenus à l’état virtuel en attendant du travail coopératif du lecteur leur actualisation définitive; […] un texte est toujours, en quelque sorte, réticent », Umberto Eco, Lecteur in fabula. Le rôle du lecteur, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris : Grasset, 1985, [1979], p. 28.3 Cet état de fait est à la base de l’esthétique occidentale depuis De doctrina christiana de saint Augustin qui commence à circuler à partir du IXe siècle. Pour saint Augustin, l’allégorie, cette manière d’expression indirecte et manifestement voilée, est un cadeau divin offert aux hommes pour stimuler leur intelligence. La nécessité d’interpréter un discours allégorique conduit à une meilleure compréhension et intériorisation de la vérité. Histoire de la lecture dans le monde occidental, sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Paris : Seuil, 2001, p. 126-127. 4 « Un texte […] est un tissu de non-dit. […] “Non-dit” signifie non manifesté en surface, au niveau de l’expression : mais c’est précisément ce non-dit qui doit être actualisé au niveau de l’actualisation du contenu. Ainsi un texte, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur », Umberto Eco, op. cit., p. 62.
271
pour cette raison que le problème du moi perdu, éclaté, multiplié et fondu nous occupe
tellement.
En nous basant sur l’exemple d’Albertine (chapitre I et III), nous avons montré les
difficultés auxquelles fait face le Narrateur dans son désir d’entrer en communication
avec elle, de la posséder et, tout simplement, d’arrêter son identité. Il est vrai que le jeune
Marcel répète fréquemment qu’il a l’impression d’avoir affaire à plusieurs Albertine, tout
en n’ayant qu’une seule femme de ce nom à ses côtés. Le héros tente de résoudre cette
contradiction entre la réalité objective d’une seule Albertine et la réalité de sa perception
dans laquelle la jeune fille se diffracte. La tâche du Narrateur et du lecteur consiste à
négocier la configuration produite par la psyché sujette aux épisodes schizoïdes
intermittents afin de refigurer l’univers diégétique. Et le Narrateur et le lecteur savent
parfaitement bien qu’il ne s’agit que d’une Albertine, seule et unique. Cela veut dire que
tous les moi qui apparaissent à Marcel s’accommodent sous le chapeau d’une seule jeune
femme. S’y fondent-ils pour former un moi composite, ou deviennent-ils les éclats
brillants colorés du kaléidoscope et qui refusent de se mélanger les uns aux autres? En
outre, quel rapport entretiennent-ils avec leur cadre spatio-temporel, avec le monde des
objets qu’ils touchent et qui les touchent?
La pertinence de ces questions se confirme dans l’épisode de la première
apparition de la bande des jeunes filles en fleurs sur la digue de Balbec. Dans cet épisode
particulier comme dans toute l’histoire d’Albertine transparaît une opposition entre la
réalité matérielle, où le groupe se forme d’individus distincts, et la réalité de la perception
qui problématise l’identification. Tandis que la prestation de la petite tribu tranche sur
272
celle des autres estivants5, le jeune Marcel ne parvient pas tout de suite à distinguer
chacune des filles. Il n’arrive pas à les individualiser :
Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d'un type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la beauté; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants et sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé aucune d'elles. 6
La difficulté de distinguer les filles les unes des autres ne s’explique pas uniquement par
le défaut de bien les connaître. Tout en se découpant sur la scène de la plage de Balbec,
elles forment un mélange avec leur décor immédiat. Puisqu’elles sont leur propre décor,
par un acte de perversité artistique impressionniste, les moi des filles s’entre-pénétrent.
Chacune d’elles est en partie mélangée aux autres.
Le roman reprend le thème de mélange et le développe davantage dans Le côté de
Guermantes :
Ces mélanges charmants qu’une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressée d’une statue d’église, avec une estampe, avec tout ce à cause de quoi on aime en l’une d’elles, chaque fois qu’elle entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. 7
Cette description ressemble fortement à celle d’une marine d’Elstir – le porte-parole
artistique de la petite tribu. L’entremêlement des phénomènes représente précisément la
manière dont ils se perçoivent. En même temps, justement à cause du caractère à la fois
subjectif et volage de la perception, ce mélange affectif est fragile. Malgré tout, la fidélité
de la représentation à la manière de la perception domine le souci de stabilité. Le
5 « Je vis s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage – les retardataires rattrapant les autres en voletant – une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux. Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette; deux autres tenaient des "clubs " de golf; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes, il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 147.6 Op. cit., p. 149.7 Le côté de Guermantes, II, p. 647.
273
Narrateur, en visitant pour la première fois l’atelier du peintre, apprécie l’esthétique de
mélange, où s’estompent les frontières entre les objets et où règne la douceur des
contours qui épousent le passage d’un objet à l’autre :
Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était faite l'œuvre d'Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation.8
Pourtant, concernant la quête de la Vérité, la quête symbolisée par le désir de
posséder Albertine, un tel mélange affectif pose des défis très considérables. D’un côté, si
le jeune Marcel doit accepter l’identité d’Albertine autant qu’elle s’éparpille et qu’elle
investit des parties de son moi aux objets et aux êtres qui l’entourent, il doit par le même
coup accepter la fluidité d’une telle identité. Le décor change sans rien dire des caprices
de sa propre perception. Par contre, s’il persiste à découper Albertine de la masse
remuante du mélange affectif, il ne parvient jamais à son but. Il veut établir les frontières
entre Albertine et les non-Albertines, il va à rebours de l’esthétique impressionniste
d’Elstir et de Vinteuil, il veut les différences.
Le monde des différences n’existant pas à la surface de la terre […] à plus forte raison n’existe-t-il pas dans le « monde ». Existe-t-il d’ailleurs, quelque part ? 9
Donc, le Narrateur proclame son amour pour l’art d’Elstir, de Vinteuil et de
Bergotte. En même temps dans sa praxis, et surtout dans sa praxis amoureuse, il se défait
complètement des préceptes qu’enseignent ces artistes. La vie le pousse constamment
vers la compréhension de l’impossibilité de réaliser un découpage identitaire parfait. Il
peut mettre Albertine en prison, il peut épier son moindre pas sans pouvoir la posséder ni
8 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 192, nous soulignons.9 La prisonnière, III, p. 781.
274
la connaître.10 Julia Kristeva offre un bon résumé de l’aporie à laquelle fait face le
Narrateur dans ses tentatives d’identifier Albertine :
La femme […] n’a pas d’identité; par principe, une femme ne serait pas individuée. Pétale dans un bouquet de fleurs, mouette dans une bande de volatiles, ou simple reflet, détail, trait indistinct et interchangeable. [...] Elle va par groupe ou essaim, dans la promiscuité. […] Fondues entre elles, les femmes se laissent absorber de plus en plus par le paysage et par l’art. […] Elstir, ami et complice des jeunes filles en fleurs : sa peinture en restitue le mystère indivis et mobile, comme essaiera de le faire l’art du narrateur. 11
Kristeva fait entrevoir où se trouve la solution de l’aporie. Elstir restitue « le mystère
indivis et mobile ». Il le restitue, mais il ne le résout pas pour le spectateur. Il ne fait que
l’inviter à tenter une résolution, en lui présentant la réalité cousue des fils précieux et
fragiles de ses impressions.
L’Art dans la Recherche joue deux rôles qui semblent d’abord hétérogènes : unir
et distinguer. Ces rôles correspondent aux tâches dont l’accomplissement résoudrait le
problème de la possession et ferait aboutir la quête de la Vérité. Le moi des personnages
se perçoit éclaté, et le Narrateur veut désespérément ramasser les morceaux et en
reconstituer une identité complète et cohérente. En même temps, la tâche de
l’identification ne se compléterait jamais, à moins que ne sortent de la fluidité du
mélange les phénomènes aux contours nettement délimités.
Le Narrateur lamente l’instabilité des structures impressionnistes dans la praxis
quotidienne, tandis qu’il souligne la puissance de cette même structure dans l’art. La
10 Marcel attribue cet état de fait aux défauts structurels masculins. Il avoue l’insuffisance de la sensualité des hommes qui ne leur permet pas d’entrer en unisson avec les femmes :« L’homme […] manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et, notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne », Le côté de Guermantes, II, p. 659.L’humour allusif de ce passage se base sur le sens idéaliste attribué à la notion de baiser. S’il s’agissait
uniquement de l’acception ordinaire, les avantages des lèvres sont difficiles à disputer. Par contre, ici baiser signifie plutôt une prise de possession, la connaissance, l’identification, ce découpage recherché qui montrerait sans équivoque en quoi la femme embrassée se diffère en substance de toutes les autres. Et c’est l’insuffisance des lèvres à cette tâche que déplore le Narrateur.11 Julia Kristeva, Le temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris : Gallimard, 1994, p. 95.
275
logique semble claire : l’art vient au secours de la vie et supplée sa clarté lucide au
cafouillage confus. Pourtant, l’ordre dans lequel se présentent le problème et sa solution
est renversé.12 D’abord, le jeune Marcel s’aperçoit du pouvoir de l’art à imposer l’unité à
la fluidité disparate ; ensuite, il constate la fragilité des mélanges. Or, c’est la solution
qui vient la première, suivie du problème. Une telle prolepse anticipe l’aporie et, à cause
de la distance narrative, exige un travail considérable de la part du lecteur pour arrimer
les deux composantes.
Le héros finit par comprendre que l’équivoque représentée par la contradiction
apparente entre l’unir et le distinguer s’accorderait dans l’Art, et que toutes ses angoisses
se calmeraient dès qu’au lieu d’être au même niveau que son monde, il en deviendrait
lecteur et que ce monde-même se transformerait en une œuvre d’art – en un roman.
Nous avons fidèlement suivi le Narrateur dans la construction, la déconstruction
et la reconstruction de son univers. Le démêlement du mécanisme par lequel le
protagoniste arrive à la fin de sa quête et sa manière d’en contaminer le lecteur,
constituent-ils une théorie de la lecture à la portée plus large que le cadre de la
Recherche ? En montrant comment s’établissent les liens de la communication entre UN
roman et UN lecteur, avons-nous réussi à satisfaire notre ambition de démêler quelques
généralités concernant la communication dans et par l’Art ? Pour répondre à ces
questions il importe d’évaluer les outils que nous avons utilisés dans notre analyse, de
12 « Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé, grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligencerétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que j'eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le roulement approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que mon intelligence savait que des roues ne produisaient pas », Le côté de Guermantes, II, p. 191.
276
montrer les apports de la méthode favorisée et de tirer une conclusion sur sa validité
générale. Nous mettons l’élaboration des réponses à ces questions dans le cadre de la
querelle entre Anne Simon et Paul Ricœur. Nous soutenons que l’essentiel de tout notre
projet s’actualise le mieux dans l’élaboration de la réconciliation entre Anne Simon et
Paul Ricœur.
Tout commentaire d’une œuvre d’art est un méta-texte ou une recension de
l’œuvre dans un autre discours. Le commentaire présuppose donc un découplage du sens
de son mode d’expression. Mais la validité de ce présupposé est contestable. C’est ainsi
qu’Anne Simon conteste la thèse principale de Paul Ricœur, que le philosophe élabore
dans La métaphore vive (1975).13 Selon lui, la temporalisation d’un roman comme la
Recherche ne s’actualise que dans et par la lecture qui est une production d’un autre texte,
un texte explicatif.
Anne Simon commence par souligner les accords entre sa pensée et celle de Paul
Ricœur. L’accord essentiel entre les deux critiques consiste en leur compréhension que la
métaphore ne porte pas uniquement sur des mots, mais qu’elle s’attache à l’ensemble de
l’énoncé et que, ce faisant, elle ne déguise pas le réel qu’il s’agit de déchiffrer, mais en
donne une présentation lucide et unique, car « elle exprime et exhibe, de la seule façon
possible, la structure du réel visé ». 14 Une telle définition de la métaphore rend cette
figure très apte à cerner le monde de la Recherche avec les greffes et les enchâssements
qui lui sont propres. Si les objets se surimposent et s’entrelacent, en en décrivant un, on
décrit aussi celui qui lui est attaché. Pour cette raison, la métaphore devient la seule
technique par laquelle le monde codé puisse se communiquer.
13 Anne Simon, « Proust et Ricœur : l’herméneutique impossible », Esprit, vol.323, No. 3-4, 2006, p. 122-137.14 Op. cit., p. 126.
277
Dans les termes de Ricœur, l’écriture configure la réalité en sorte que le lecteur ne
voit que des contours ou des parties de certains objets. La lecture, par contre, a pour but
de démêler cette représentation lacunaire et d’en remplir les vides ou, pour utiliser
toujours les termes de Ricœur, la lecture refigure l’univers narratif. La refiguration est
donc un processus de découpage et de délimitation. La créativité de la lecture consiste
justement en son pouvoir révélateur des objets inidentifiables à cause d’être mélangés les
uns aux autres. En outre, Anne Simon souligne avec Paul Ricœur une condition
significative de la vraie pertinence et de la survie de la métaphore. Ricœur stipule la
nécessité qui incombe à l’artiste de créer des métaphores inévitables qui préexistent en
quelque sorte à la réalité qu’elles décrivent :
Ce transfert d’un champ référentiel à l’autre [qui caractérise une métaphore] suppose que ce champ soit déjà en quelque sorte présent, de manière inarticulée, et qu’il exerce une attraction sur le champ déjà constitué pour l’arracher à son ancrage premier […]. Il y a donc, à l’origine du procès, ce que j’appellerai pour ma part la véhémence ontologique d’une visée sémantique, mue par un champ inconnu dont elle porte le pressentiment. 15
Donc, selon ces deux penseurs, la justesse de la métaphore se retrace dans les rapports
ontologiques qu’elle établit avec le champ référentiel. L’écriture, appelée à rendre
compte de l’univers des objets surimposés et imbriqués, fait face au « paradoxe d’une
saisie de l’invisible et de l’idéel qui passe par la sensation et la motilité de
l’apparaître ».16
Ici se termine la cohabitation paisible de la pensée d’Anne Simon et de celle de
Paul Ricœur. Ce dernier, tout en reconnaissant les méandres de la temporalisation
narrative, soutient la nécessité du fondement sur lequel le lecteur pourrait baser sa
refiguration. Le philosophe reste fidèle à Archimède qui sollicitait un point d’appui pour
15 Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris : Seuil, 1975, p. 379, cité par Anne Simon, op. cit., p. 125. 16 Anne Simon, op. cit., p. 127.
278
renverser la Terre. En suivant le même principe que le Grec célèbre, Paul Ricœur cherche
une terra ferma extérieure au texte étudié afin de disposer d’un concept, d’un fondement
sur lequel baser son discours herméneutique. Selon le résumé de sa pensée par Anne
Simon les apories et les non-dits du texte exigent une élucidation. Et c’est le métatexte
qui satisfait cette exigence. Le discours herméneutique, tout en reconnaissant sa
secondarité par rapport au langage poétique, réclame de l’importance dans « l’ordre de la
fondation ». 17
Paul Ricœur préconise donc la supériorité du métadiscours sur la narration
poétique proprement dite. Toutefois, soulignons encore que pour Ricœur un bon lecteur
tout autant qu’un bon écrivain s’appuierait toujours sur un concept ontologique
extratextuel, sur une philosophie. Par conséquent, un discours herméneutique cherchera
de prime abord à actualiser ce sous-entendu philosophique.
Anne Simon prend une position opposée à celle avancée par Ricœur dans La
métaphore vive, et cette opposition consiste en son refus catégorique de séparer le
sémantique du narratologique. Ricœur met l’accent sur le lecteur, alors qu’Anne Simon
soutient la primauté du texte, soulignant que le concept que le commentaire
herméneutique entreprend de dégager n’a pas d’existence en dehors de la poétique
narrative. Si, comme le stipule Anne Simon, l’idée que « c’est dans le discours spéculatif
que s’articule le sens dernier de la référence du discours poétique »18 est une hérésie qui
ébranle la sainteté de la « chair du langage » 19 , toute entreprise herméneutique
considérée comme production d’un métadiscours se remet en cause. En effet, si le roman
n’est qu’une allégorie du réel, l’herméneutique consistera à l’interpréter en remplaçant les
17 Anne Simon, op. cit., p. 129.18 Paul Ricœur, La métaphore vive, op. cit., p. 389, cité par Anne Simon, op. cit., p. 133. 19 Anne Simon, op. cit., p. 133.
279
termes d’allégorie par des concepts ontologiques solides capables, quant à eux, de
produire une explication cohérente et bien fondée des errances artistiques. Mais si, par
contre, nous disons avec Anne Simon que la littérature, et surtout la Recherche, entremêle
le virtuel et le réel au lieu de les opposer l’un à l’autre, nous devons par le même geste la
rejoindre dans l’observation suivante :
« L’explication » (herméneutique, critique, etc.) ne permet pas de rendre compte de la temporalisation romanesque (qui est aussi une temporalisation s’effectuant au cours d’une lecture). Mais cet échec est celui de l’explication, pas celui du roman en soi […].Effectivement, l’herméneute qui se sent chargé d’amener à la claire lumière du concept ce qui précisément ne se dévoile que dans l’expression et qui est partant irréductible à la théorisation, aboutit à un échec. 20
Une telle observation signifie une mise à mort de la critique littéraire. Et il est
ironique que le bourreau soit une professionnelle du commentaire esthétique. Anne
Simon, tout en reconnaissant cette ironie, offre une sortie de l’impasse :
Il serait théoriquement hypocrite pour le critique de couper la branche sur laquelle il se tient. Affirmer que l’œuvre n’est pas réductible aux commentaires qui sont portés sur elle ne revient pas à rendre ceux-ci caduques, mais à les remplacer dans leur champ, qui n’est pas supérieur à celui de l’œuvre envisagée. 21
Un commentaire littéraire mérite de la pitié à condition de s’inscrire dans une hiérarchie
qui ne lui concède pas de supériorité sur une œuvre commentée. Anne Simon explique
ainsi cette hiérarchie :
Non qu’on ne puisse élaborer une critique herméneutique de [l’œuvre proustienne] : mais cette glose a des chances d’être opérante seulement dans la mesure où elle s’attache à la « lettre » du roman, c’est-à-dire aux procédés proprement romanesques et stylistiques mis en jeu. 22
S’agit-il donc d’un rehaussement du close reading à l’exclusion de toute tentative
d’interprétation extratextuelle qui puiserait son inspiration dans des concepts solides?
20 Anne Simon, op. cit., p. 135.21 Ibidem.22 Anne Simon, op. cit., p. 132.
280
Dédaigner le pouvoir explicatif de l’herméneutique semble de nos jours une position
extrême, même à l’égard de la Recherche où, comme nous l’avons souligné, le concept
est inextricable de la poétique narrative. Pourtant, il n’est pas moins extrême de
proclamer aujourd’hui son allégeance à l’idéal d’un « style herméneutique dans lequel
l’interprétation répond à la fois à la notion du concept et à celle de l’intention
constituante de l’expérience qui cherche à se dire sur le mode métaphorique ». 23 La
raison du caractère extrême de cet idéal est son présupposé qui considère la composition
poétique en tant qu’augmentation de l’efficacité rhétorique d’un message qui peut se
communiquer dans un discours théorique non imagé.
Puisque nous nous sommes proposé l’élaboration d’une théorie de la lecture apte
à répondre à la quête de la Vérité entreprise par le Narrateur et par le lecteur, l’espace
intellectuel délimité par la querelle entre Anne Simon et Paul Ricœur problématise
également notre méthodologie de travail et remet en question ses présupposés. Par le
même coup, la dispute entre ces deux penseurs est une occasion d’éclaircir notre position
et de montrer une voie de (ré)conciliation. Anne Simon et Paul Ricœur sont pris dans la
contestation de la validité intellectuelle de deux bases différentes sur lesquelles se
construit un discours herméneutique apportant la clarté aux équivoques narratives. Nous,
par contre, ne les suivons pas. Notre herméneutique veut une conciliation.
D’emblée, nous avons inscrit notre projet sur deux registres différents : rhétorique
et herméneutique. Le premier rassemble les réflexions sur la production textuelle des
effets littéraires, tandis que le second concerne le côté du lecteur et la manière dont il est
affecté par les textes. Dans le développement du premier registre nous respectons les
préceptes d’Anne Simon préconisant la fidélité à la lettre du roman. En même temps nous 23 Paul Ricœur, La métaphore vive, op cit., p. 383, cité par Anne Simon, op cit., p. 130.
281
sommes réceptif aux recommandations de Paul Ricœur plaidant pour la présence d’un
fondement conceptuel solide. Nous réconcilions les deux, en nous basant sur la lecture
psychanalytique du Narrateur considéré en tant que structure textuelle. Tous les concepts
psychanalytiques utilisés le sont pour éclaircir les enjeux narratifs romanesques. La
pertinence de l’introjection, de l’incorporation, du refoulement, du conflit primaire et de
l’imago s’appuie sur d’amples exemples textuels. En outre, ces notions sont au service du
texte. L’hybridation de la rhétorique et de la psychanalyse qui caractérise le premier
registre répond au souci de dévouement à une certaine textualisation tout autant qu’à
celui de fondation conceptuelle.
Le registre herméneutique explique les diverses manières dont le texte, avec tous
ses messages et ses concepts greffés, enchâssés et surimposés, se livre au lecteur.
Autrement dit, nous nous sommes posé la question concernant la communication entre le
texte et le lecteur. Une telle communication est un pont entre les deux registres. Nous
avons emprunté à la rhétorique classique le matériel pour sa construction. La technique
de l’argumentum ad hominem permet à un discours basé sur les partis pris de son lecteur
d’être plus efficace et convaincant. La Recherche se rend parfaitement à cette stratégie
grâce à l’espace textuel qu’elle occupe. Le roman n’a pas à confronter la tâche impossible
d’accommoder des partis pris du lectorat divers. Au lieu de cela, le texte développe ses
propres lignes logiques, en confirme la validité par des exemples qui parsèment les pages,
y attire le lecteur et les subvertit. Cette subversion rhétorique remet en cause non
seulement la cohérence argumentative du roman, mais aussi elle problématise les facultés
critiques du lecteur, en faisant de la lecture la quête de la réhabilitation.
282
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