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Françoise Létoublon Le serment fondateur In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 4, n°1, 1989. pp. 101-115. Citer ce document / Cite this document : Létoublon Françoise. Le serment fondateur. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 4, n°1, 1989. pp. 101- 115. doi : 10.3406/metis.1989.931 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1989_num_4_1_931

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Page 1: Letoublon Le Serment Fondateur Article Metis 1105-2201 1989 Num 4-1-931

Françoise Létoublon

Le serment fondateurIn: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 4, n°1, 1989. pp. 101-115.

Citer ce document / Cite this document :

Létoublon Françoise. Le serment fondateur. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 4, n°1, 1989. pp. 101-115.

doi : 10.3406/metis.1989.931

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1989_num_4_1_931

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LE SERMENT FONDATEUR*

Le célèbre passage de l'inscription des Syla de Cyrène connu sous le nom de "Serment des fondateurs"1 nous semble pouvoir être éclairé d'un jour un peu nouveau: je partirai d'une réflexion linguistique2 sur Y acte de langage qu'est le serment, et je m'inspirerai de la méthode comparative, en

* Je voudrais remercier de leur lecture critique et amicale M. Détienne, J.L. Durand, F. Frontisi-Ducroux, F. Lissarrague et N. Loraux. Je regrette de n'avoir pas disposé au moment de ma rédaction de l'article de C. Calame, «Mythe, récit épique et histoire: le récit hérodotéen de la fondation de Cyrène», in C. Calame (éd.), Métamorphoses du Mythe en Grèce antique, Genève, Labor et Fides, 1988: nos conclusions me semblent concordantes.

1. Nous prenons le texte (ci-dessous en annexe) donné par De Oliverio et reproduit par F. Chamoux {Cyrène sous la monarchie des Battiades , Paris, 1953) comme une sorte de "Vulgate", sans pouvoir entrer dans les problèmes de critique textuelle.

2. La théorie des "actes de langage" relève à l'origine plus de la philosophie que de la linguistique: nous utilisons ici une sorte de version "standard" schématisant l'apport de J.L. Austin (HowtoDo Things with Words, Oxford, 1962, trad. fr., Quand dire, c'est faire, Paris 1970) et J.R. Searle {Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language , Cambridge, 1962; trad. fr., Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, 1972 avec une préface de O. Ducrot), É. Benveniste, à qui l'on doit certaines autres analyses essentielles en linguistique pour les notions de personne, dénonciation par exemple, a d'ailleurs découvert avant J.L. Austin certains des concepts fondamentaux de cette théorie: mon article de 1986 ("Comment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la langue grecque" , Cahiers de philosophie ancienne, 5, Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le langage, 6-7, 1986, pp. 67-90) tente une synthèse de ce que ces théories peuvent apporter pour l'analyse de la langue grecque. C. Calame {Le récit en Grèce ancienne. Enonciations et représentations de poètes, Paris, Klincksieck 1986) montre comment le cadre théorique de renonciation et des actes de langage peut s'appliquer à l'analyse des textes anciens.

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linguistique, mythologie et littérature, pour proposer un parallèle: le premier livre de Y Histoire romaine de Tite Live, dans lequel le serment me semble avoir un rôle fondateur analogue pour la représentation des premiers temps de la Cité, et un statut comparable —très ambigu— dans la constitution du texte3: ces caractères autorisent-ils la mise sur le même plan de deux genres et de deux cultures différents? Il est vrai que, si l'époque de production des deux textes est, elle aussi, différente, l'époque où la légende et l'histoire situent les fondations, sinon les prestations réelles de serment4, est la même: période archaïque des "siècles obscurs" 5: on verra l'importance capitale pour nous de l'oralité du serment, et de sa transmission. Dans les deux cas, le texte écrit implique aussi une extrême tension entre oralité et écriture, qui s'explique peut-être par l'abîme culturel qui s'est ouvert entre les "vrais fondateurs" de Cyrène et les Cyrénéens qui ont transcrit sur pierre le Serment, et aussi bien, si l'on veut, entre "Romulus" et Tite Live6.

1 . Le serment comme acte de langage

1.1. serment et performatif Sans nous attarder longuement sur la théorisation linguistique ou philosophique7 il me semble qu'il faut préciser d'emblée comment se définit le serment dans le cadre théorique des Actes de langage.

J.L. Austin a montré que certaines énonciations n'ont pas une fonction

3. Sur Tite Live, voir F. Létoublon, "Sic deinde quicumque alius transiliet moenia mea: comment tracer par la parole les limites de Rome", Études indo-européennes, 21- 24, Georges Dumézil in memoriam, I, 1987, pp. 139-154.

4. La légende place la fondation de Rome en 753, F. Chamoux conclut pour la fondation de Cyrène à la deuxième moitié du VHème siècle.

5. Voir V. Desborough, The Greek Dark Ages, New York, 1972; L.H. Jeffery, Archaic Greece. The City-States c. 700-500 Β . C. , New York, 1976, 50-59, sur le processus de colonisation à l'âge archaïque.

6. Je veux dire que l'invention de l'écriture et la diffusion de son usage ont ouvert un fossé entre la période archaïque et les cultures écrites ultérieures, qui est par bien des aspects plus grand que celui qui oppose Rome et la Grèce. Sur les transformations capitales apportées par l'écrit, voir essentiellement J. Goody, The domestication of the Savage Mind, Cambridge, 1977; trad. fr., La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, (Gallimard), 1979; M. Détienne, "Écriture et objets intellectuels", Métis, 1, 1986, pp. 309-324; M. Détienne (éd.), Les savoirs de l'écriture en Grèce, Lille, 1988 (ouvrage collectif), et en dernier lieu J. Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, 1988.

7. Outre les ouvrages et articles cités ci-dessus, note 2, voir J. Lyons, Semantics H, Cambridge, 1977, pp. 736-753.

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descriptive ni informative, mais constituent par elles-mêmes des actes8. Ceci est clair pour les performatifs explicites, découverts d'ailleurs en France par É. Benveniste quatre ans avant J.L. Austin9.

En grec, il existe des verbes qui semblent avoir eu un emploi idiomatique comme performatifs explicites, à la première personne du singulier du présent de l'indicatif, dans des formules solennelles avec valeur juridique, tels όμνυμι, έγγυώ, έγγυώμαι. On peut même remarquer à la suite de J. Lyons10 que όμνυμι semble constituer l'un des rares exemples où le statut performatif d'un verbe soit marqué formellement, par la présence de la particule ή μήν11.

1.2. le discours indirect Pour en venir à l'inscription de Cyrène, il faut remarquer que l'on ne trouve dans le texte aucun exemple de performatif explicite: l'acte de langage est rapporté au passé et à la troisième personne, comme un événement de l'ordre du récit:.

Έπί τούτοις δρκια έποιήσαντο... και αράς έποιήσαντο, έπα- ρεώμενοι

ce qui semble supposer deux éléments distincts, serment et imprécation ou malédiction12.

On peut tout au plus supposer que les contenus respectifs du serment et de l'imprécation sont représentés sous la forme du discours indirect dans les membres de phrase suivants:

τους ταϋτα παρβεώντας και μη εμμένοντας ή των έλλιβύαι οι- κεόντων ή των αύτεΐ μενόντων

et

τον μή εμμένοντα τούτοις τοις όρκΐοις άλλα παρβεώντα κατα- λεί βεθαί νιν και καταρρέν ώσπερ τός κολοσσός, και αυτός και γόνον και χρήματα13...

8. J.L. Austin, op. cit. (trad. fr., p. 41). 9. É. Benveniste, "De la subjectivité dans le langage", Journal de Psychologie , 1958

= Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, pp. 258-266. 10. J. Lyons, op. cit. , p. 737. 11. F. Létoublon, art. cit. (n. 3), p. 69. 12. Sur la relation entre serment et imprécation d'un point de vue historique et litté

raire (beaucoup plus large que le titre de l'article ne le suggère), voir R. Lonis, "La valeur du serment dans les accords internationaux en Grèce classique", Dialogues d'Histoire Ancienne , 6, 1980, pp. 267-286 (le texte de Cyrène, p. 276).

13. Pour le problème étymologique et lexical posé par tout ce vocabulaire, voir É.

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La proposition infinitive et la fixité des répétitions suggèrent bien en effet un discours direct simplement transposé14, et l'on est tenté de reconstituer le texte du serment comme suit:

Ό μη εμμένων τούτοις τοις όρκίοις άλλα παρβέων καταλει- βέσθω καί καταρρείτω ώσπερ οί κολοσσοί, και αυτός και γόνος καί χρήματα...

Mais le propre du discours indirect est de donner la substance des paroles qui sont censées avoir été prononcées, non de conserver fidèlement leur forme15: d'où l'on conclura à l'habileté des "auteurs" de l'inscription, qui disent qu'il y a eu serment et imprécation, et ont l'air d'en transcrire fidèlement le contenu, sans que l'on puisse, à quelque point de vue que ce soit, les prendre en défaut de falsification ou d'invention16.

Benveniste, "L'expression du serment dans la Grèce ancienne", Re vue de l'Histoire des Religions, 1948, pp. 80-94; idem, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, 1969, pp. 163-175; et J. Bollack, "Styx et serment", Revue des Études Grecques, 71, 1958, pp. 1-35. En 1969, E. Benveniste citait l'article de J. Bollack et en a tenu compte. A l'appui de son hypothèse sur la relation étymologique entre όρκος "serment" et ερκος "barrière" , on remarquera la fréquence dans le contexte du serment du verbe παραβαίνω, signifiant littéralement "longer (la limite)", et de son antonyme εμμένω "rester à l'intérieur".

14. Pour le rôle du discours rapporté, directement ou indirectement, dans l'analyse littéraire, voir G. Genette, Figures III, Paris, 1972, pp. 183-224. J'ai déjà essayé d'appliquer les critères narratologiques au récit grec archaïque (F. Létoublon, "Le miroir et la boucle", Poétique, 53, 1983, pp. 19-36, et "Le messager fidèle", in Bremer-De Jong (edd. ), Homer: beyond Oral Poetry. Récent Trends in Homeric Interprétation , Amsterdam, 1987, pp. 125-144. On trouvera une mise au point récente et bien informée sur les problèmes linguistiques du discours rapporté dans F. Coulmas, Direct and Indirect Speech, Berlin, 1986.

15 . On trouve de nombreux exemples de discours indirects, impliquant que des paroles ont été prononcées, mais que le narrateur ne peut ou ne veut pas les reproduire textuellement, dès VIliade, voir F. Létoublon, "Défi et combat dans l'Iliade", Revue des Études Grecques, 96, 1983, pp. 27-48 (dans les scènes de défi), et "Le messager fidèle", art. cit. (dans les messages).

16. Dans le chant XXIV de Y Iliade, Zeus dit à Thétis de "dire à Achille que les dieux sont en colère, et lui tout particulièrement": cette utilisation du discours indirect à l'intérieur du discours direct peut être interprétée comme une ambiguïté politique. Pour agir sur son destinataire, Achille, un tel argument n'a pas besoin d'être "vrai", mais seulement d'être énoncé: que Thétis le rapporte sous la forme "Les dieux sont en colère" ou sous la forme "Zeus te fait dire que les dieux sont en colère", Achille doit croire à la réalité de la colère des dieux, donc rendre à Priam le cadavre d'Hector (F. Létoublon, "Le messager fidèle" , art. cit.). La presse écrite ou parlée fournit constamment des exemples de nuances analogues dans le rapport de la parole et de la pensée.

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La dualité suggérée elle-même n'est peut-être d'ailleurs qu'un artifice rhétorique (cf. ταΰτα παρβεώντας και μή εμμένοντας, τον μη εμμένοντα... αλλά παρβεώντα).

On sait combien la langue et la rhétorique grecques —comme d'autres cultures— aiment à présenter la même idée sous deux formes différentes. Pour toutes ces raisons, la "reconstitution" du serment n'est qu'un leurre, peut-être volontairement tendu par le texte au lecteur potentiel de l'inscription pour qu'il s'y laisse prendre. 1.3. le modèle archaïque: serment, sacrifice et imprécation selon Homère Dans la culture grecque archaïque, le chant III de Y Iliade rapporte un rituel analogue de conclusion d'un pacte (vers 94 φιλότητα και ορκια πιστά) , sacrifice de vin et de deux agneaux (un blanc pour le soleil et un noir pour la terre), enfin serment et imprécation prononcés par tous les contractants, vers 297-301:

ώδε δε τις εϊπεσκεν 'Αχαιών τε Τρώων τε* Ζεΰ κύδιστε μέγιστε και αθάνατοι θεοί άλλοι, όππότεροι πρότεροι υπέρ ορκια πημήνειαν, ώδε σφ' έγχέφαλος χάμαδις ρέοι ώς δδε οϊνος, αυτών και τεκέων, άλοχοι δ1 άλλοισι δαμεΐεν.

Et chacun de dire, Achéen ou Troyen: "O Zeus très glorieux, très grand et vous tous dieux immortels! Quel que soit celui des deux peuples qui le premier viole ce pacte, tout comme je répands ce vin, que soit répandue à terre la cervelle de tous les siens, pères et enfants, tandis que leurs femmes subiront un maître étranger".

L'extension de l'imprécation à toute la famille d'un éventuel trangres- seur, trait assez constant dans tous les types d'imprécation, ne semble pas caractéristique; on notera en revanche la similitude frappante, dans les deux rituels, de l'utilisation symbolique de la liquidité (de la cire à Cyrène, du vin chez Homère) qui s'exprime au moyen du verbe ρεΐν (λειβέθω και καταρρείτω / χάμαδις ρέοι). 1 .4. le modèle romain du serment imprécatoire dans la fondation de Rome Le parallèle romain, dans les six occurrences rencontrées chez Tite Live dans le livre I, montre aussi l'unité du serment et de l'imprécation: c'est en maudissant tout nouveau transgresseur de la frontière de Rome, réelle ou symbolique, que l'acte de langage garantit solennellement la sécurité de la cité, pour l'éternité17.

17. Voir dans l'imprécation de Romulus "quicumque alius" avec le futur, "quaecum- que Romana lugebit" dans celle d'Horace, F. Létoublon, art. cit. (n, 3).

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A Rome, une formule orale d'imprécation est rapportée par Tite Live dans les six exemples. Il est probable d'ailleurs qu'il "invente" ces discours, pour la cohérence de son propos et pour "faire croire" à la réalité historique des personnages qui les prononcent (ou parce qu'il y a cru lui- même). Mais ce qui nous importe ici n'est pas l'historicité des paroles de Romulus, d'Horace, de Tullus ou de Brutus: c'est que toutes ces formules de serment imprécatoire ne comportent aucun performatif explicite. C'est l'extension du cas individuel de la transgression qui vient d'être commise, prise comme exemplum, à l'éternité à venir, qui, indirectement, constitue un serment.

En retour, on peut supposer que la formule d'imprécation (sans performatif explicite) des Théréens est rapportée au discours indirect sous la forme

ορκια έποιήσαντο... και αράς έποιήσαντο...18

sans qu'elle ait obligatoirement comporté deux éléments distincts.

2. Oralité du serment et inscription de la loi

2.1. oralité et écriture L'acte de langage qu'est le serment, même s'il peut donner lieu à substitution sous diverses formes19 est lié par essence à la forme orale du langage. Mais d'autre part, en Grèce, la parole politique, si elle s'exprime d'abord oralement dans les délibérations des Assemblées et Conseils ou dans les discours des hommes du pouvoir, exhortations pour l'action à venir ou justification après coup des conduites adoptées, se fixe ες αεί dans la solennité de l'inscription sur une stèle20.

Le Serment des fondateurs, parole politique de la communauté de Théra au moment décisif de sa scission colonisatrice, a force d'acte, tout

18. Voir l'analyse de R. Lonis, art. cit. 19. Par exemple, un acte symbolique peut se substituer au serment, comme de tendre

la main droite, de cracher etc. La plupart des actes de langage très ritualisés ont ainsi des substituts symboliques, comme le geste des mains ou l'agenouillement pour la prière et la supplication. En Grèce , on touchait les genoux pour supplier, et la formule performative de supplication décrit cet acte . Sur les relations entre rituels et formules, voir Létoublon, art. cit. (n. 2).

20. Sur le rôle de l'écriture dans la législation et la vie politique, voir à la suite de Goody déjà cité {supra, n. 6), M.I. Finley, Politics in the Ancient World, Cambridge, 1983, pp. 29-32; trad. fr., L'invention de la politique, Paris, 1985, pp. 58-59. M. Détienne, art. cit. (n. 6) pp. 314-317 particulièrement.

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comme la parole de Romulus tuant Rémus et maudissant ses imitateurs potentiels, celle d'Horace tuant sa sœur, de Tullus faisant mettre à mort Mettius, de Lucrèce se donnant la mort ou de Brutus tuant Tarquin. La sanction d'une transgression possible, la mort, est d'ailleurs prévue dans le Serment même: 11. 37-39 θανάσιμος τένται... Le poids politique d'un tel serment est lié à sa généralité, à son oralité parce qu'à partir du moment précis où il est énoncé (dans le cas de Cyrène, le moment où l'on a décidé à Théra d'envoyer une colonie en Libye), il s'applique à n'importe quel cas de transgression, de même qu'à Rome, à partir du cas individuel de Rémus, Horatia, ou Tarquin, la malédiction est étendue à toute infraction du même type, dans l'éternité. Prononcés oralement, ces serments devaient être transmis de même, gardant ainsi force d'acte.

Mais d'autre part, la connaissance par tous les citoyens des principes fondateurs implique l'inscription de toute parole qui fait loi sur la stèle que chacun peut et doit lire: pour prévenir la tentation du retour à Théra chez les émigrés, le Serment des fondateurs devait donc tôt ou tard être écrit, au IVème siècle ou avant21 , de même qu'à Rome, les serments prononcés à la suite de celui de Romulus, attendaient le texte officiel qui les conserverait pour la mémoire.

2.2. discours direct ou indirect et historicité Tite Live, qui fait un usage magistral du discours indirect pour évoquer les paroles et discours de personnages historiques qui le précèdent de quelques générations seulement, rapporte cette kyrielle de serments imprécatoires au discours direct, avec une constance remarquable22 parce qu'elle est paradoxale: en effet, la réalité historique des énonciateurs, de Romulus à Brutus, est plus que douteuse: d'où l'on a envie de conclure que plus la réalité des paroles prononcées est problématique, plus le transcripteur peut avoir tendance, pour croire et faire croire à cette réalité, à les "reproduire" au discours direct, et pour ce faire, à les inventer. Cette conclusion

21. Les éditeurs et commentateurs semblent le plus souvent partisans de l'hypothèse suivant laquelle l'inscription que nous connaissons aurait été copiée au IVème siècle d'après un modèle plus ancien, duquel on n'a aucune trace concrète (F. Chamoux, op. cit., A.J. Graham, "The authenticity of theopKiON των οικιστηρωνοι Cyrène", Journal ofHell. Studies, 80, 1960, pp. 94-111).

22. La seule exception à cette régularité est l'épisode de Tarpéia, exécutée par les Sabins qu'elle a introduits dans la citadelle. Elle s'explique peut-être par le fait que c'est le seul exemple de la série dans lequel la sanction de mort soit exécutée par des non- Romains. Tite Live a peut-être rapporté pourtant la "sentence" prononcée, mais au discours indirect, voir F. Létoublon, art. cit. (n. 3).

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doit évidemment être nuancée, puisque Tite Live n'avait pas les mêmes doutes que nous sur la réalité historique des premiers rois de Rome: mais peut-être se sentait-il d'autant plus libre pour reproduire les paroles de Romulus que celles-ci n'étaient transmises que par la tradition orale, sans que les annalistes en fassent mention?

La cohérence des cinq exemples du livre I de Tite Live s'expliquerait alors: en fait, les cinq énonciateurs parlent la même langue, qui n'est pas le latin archaïque des premiers temps, mais la langue de l'Empire romain naissant; ils ont le même style, celui de Tite Live.

A ce compte, il serait plus probable à Cyrène que la tradition orale, ou une première inscription perdue qui aurait servi de modèle à celie que nous connaissons, ait conservé la mémoire d'un serment véritablement prêté à Théra avant le départ des colons: le discours indirect utilisé dans l'inscription de Cyrène peut paradoxalement constituer un indice d'authenticité, puisqu'il garantit que les transcripteurs n'étaient pas sûrs de la lettre du texte oral qu'ils faisaient graver.

3. Passé de l'inscription, futur des prestataires du serment

La tension entre l'oralité du serment et la nécessité politique de l'inscription officielle sur une stèle ou dans l'histoire, se traduit dans le texte par une tension temporelle: par nature l'inscription, mémoire officielle du passé, ne peut jamais être contemporaine du serment. Même dans le cas où les Théréens auraient immédiatement adopté un décret transcrivant le serment, ils l'auraient commencé comme tout autre décret par une formule à l'aoriste du type

εδοξε τω δάμω, τα εκκλησία... C'est pourquoi, dans le texte, des aoristes et des imparfaits décrivent les actions des fondateurs après qu'ils eurent les ordres divins ('Απόλλων αύ- τομάτιξεν... άποικίξαι... ορκια έποιήσαντο... αράς έποιήσαντο... πλάσ- σαντες... κατέκαιον) alors que tout ce qui relève d'une décision et d'un acte de langage est au thème de présent: δοκεϊ... αποπέμπει ν... πλεν... πεδέχεν... άπολαγχάνεν... άπίμεν... τένται... έστω... καταλείβεσθαι... κα- ταρρέν... ήμεν.

Ces thèmes de présent (et quelques futurs) ouvrent à l'acte de langage des Théréens tout l'avenir de Cyrène:

ύστερον, ήμεν πολλά και αγαθά και αύτοΐς και γόνοις.

Ainsi à Rome, Tite Live se retourne au passé sur les premiers temps de la

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cité, en écrivant au présent du discours direct les serments imprécatoires nécessaires à la cohésion actuelle de la "chose publique» de Rome: les premiers serments, dès lors, relèvent à la fois du fantasme et d'une sorte de nécessité interne à la "pérennité" d'une société.

4. Le rituel et son image 4.1. le serment comme acte rituel Le serment est un acte de langage "fort", c'est-à-dire qu'il engage absolument son prestataire, dans sa vie et dans celle de ses descendants. Comme dans presque tous les cas que nous connaissons (supplication, baptême par exemple) le langage, ou l'aspect oral du rituel, semble avoir eu à l'origine le rôle de commenter l'acte rituel, complexe parfois, qu'il accompagne, ainsi dans V Iliade purification des mains, libation de vin et sacrifice des deux agneaux. Le sacrifice a pour fonction de donner au serment, pacte entre les hommes, la garantie religieuse de témoins divins: la sanction potentielle de la transgression est ainsi métaphysiquement garantie. L'inscription de Cyrène fait allusion à des kolossoi de cire fondus au feu: il s'agit probablement de représentations symboliques d'eux-mêmes que les prestataires du serment offrent aux dieux par substitution magique23. Souvenir peut-être d'un temps plus ancien encore où l'on sacrifiait des humains, cette pratique atteste ici le caractère fortement ritualisé du serment, donc garantit aussi la force de l'imprécation qui lui est liée.

4.2. l'image du serment trahi Mais si l'on admet le statut de discours indirect de la phrase qui commence par τόμ μη εμμένοντα (1.46), on voit qu'à l'époque où les Cyrénéens pouvaient lire l'inscription commémorant le serment de leurs ancêtres, les kolossoi de cire n'existaient plus que comme une image, et même comme l'image d'une image: si la fabrication des kolossoi consiste pour les Thé- réens à faire concrètement une image d'eux-mêmes, dans le texte du serment lui-même, ces représentations ne sont évoquées que comme image,

23. Sur les kolossoi, voir P. Chantraine, "Grec kolossoi", Bull. del'Inst. d'Arch. du Caire, 30, 1931 {Mélanges Victor Llorei), pp. 449-452; É. Benveniste, "Le sens du mot kolossos et les noms grecs de la statue", Revue de Philologie , 6, 1932, pp. 118-133; J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, pp. 251-282; idem, Extrait de V Annuaire du Collège de France, 78ème année, Résumé des cours et travaux de Tannée scolaire 1977-1978; G, Roux, "Qu'est-ce qu'un κολοσσός?", Revue des Études Anciennes, 62, 1960, pp. 5-40; et, en dernier lieu, E. Loucas-Durie, "Simulacre humain et offrande rituelle", Kernos, 1, 1988, pp. 151-162.

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au sens rhétorique cette fois, dans une comparaison formelle, marquée comme les comparaisons homériques par la présence de ώσπερ24:

καταλεΐβεθαΐ νιν και καταρρέν ώσπερ τός κολοσός... La comparaison est justifiée par la fonte de la cire: les deux infinitifs

καταλεΐβεθαΐ (-σθαι), καταρρέν (-ειν), s'appliquent donc à leur sujet syntaxique, νιν (= ό μη εμμένων...) aussi bien qu'au terme-image, les statues de cire.

Qu'on me permette encore le détour par la représentation romaine de Tite Live: à deux reprises, dans le cas de Tarpéia et celui de Mettius, l'historien de Rome donne explicitement la mise à mort du transgresseur comme une image: Tarpéia est ensevelie sous l'or qu'elle convoitait, Mettius est physiquement écartelé pour symboliser sa duplicité intérieure, I, 28:

". . . Ut igiturpaulo ante animum inter Fidenatem Romanam- que rem ancipitem gessisti, ita iam corpus passim distrahen- dum dabis".

Et cette image a une fonction didactique: ibid.: at tu tuo supplicio doce humanum genus ea sancta credere quae a te uiolata sunt.

Le rôle de l'image est donc de frapper la mémoire et d'entraîner la crainte, pour qu'un tel épisode ne se reproduise jamais. A Rome, le serment est postérieur à chaque cas de transgression parce que c'est le cadavre de chacun des transgresseurs qui fournit l'image de son châtiment. Le coup de génie de Cyrène est que le serment précède la violation, et interdit même Yexemplum, le paradeigma individuel et fondateur. Du coup, pour donner l'image du serment violé, on est obligé, au sens propre, de la fabriquer: πλάσσαντες. Le verbe choisi est celui qui est utilisé constamment pour la fabrication artisanale et l'art du potier, depuis Y Iliade25. Dans la

24. Il existe de nombreuses études des thèmes et des fonctions de la comparaison homérique, mais peu de leur forme. On renverra au chapitre 16 de P. Chantraine, Grammaire homérique, tome II, Syntaxe, Paris, 1953, pp. 250-253 et surtout au chapitre 26 de C.J. Ruijgh, Autour de τε épique. Études sur la syntaxe grecque, Amsterdam, 1971, pp. 846-876.

25. C'est probablement parce que ce verbe n'est pas attesté avec le complément dai- dala qu'il n'est pas étudié avec les verbes référant aux autres activités artisanales (travail du fil et du tissu, de la charpente et du bronze) dans F. Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l'artisan en Grèce ancienne , Paris, 1975. Sur les limites du modèle anthropomorphe dans la représentation grecque des dieux, idem, "Les limites de l'anthropo-

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Théogonie, il décrit la technique de façonnage de Pandora par Héphaïstos. Quant aux κολοσσοί, il est possible qu'il se soit agi à l'origine de substituts du dieu: ici, ils servent de substituts des hommes. Enfin, la cire: on sait que dans le Théétète, en comparant la mémoire exacte et fidèle à une tablette de cire conservant sous forme d'empreinte l'image d'un sceau ou, d'une bague, Platon utilise ce matériau comme une image de la permanence. Mais Descartes {Méditations, IV) fera du morceau de cire l'image même du changement: cette ambiguïté du matériau comme image philosophique est déjà présente à Cyrène: les kolossoi de cire reproduisent fidèlement les humains qu'ils remplacent, ils ont l'air, avant de fondre, d'avoir leur consistance et leur solidité. Mais la fonte au feu révèle la capacité de changement de la cire, ainsi que la vraie nature, inconsistante, du traître à ses serments.

Le parallèle homérique est, là encore, instructif: le vin versé dans Y Iliade, III, 300, ώς οδε οίνος, devenant l'image de la dissolution de la cervelle du transgresseur que l'on maudit, a une fonction comparable à celle des kolossoi fondus.

Comme si l'on n'avait pas pu trouver d'image positive de la stabilité, on invente l'image de ce que le serment n'est pas, on fabrique pour la dissoudre l'image de la duplicité. A moins que l'inscription ne soit faite que pour dire cette fabrication d'une image aussitôt dissoute: des siècles après la fondation, le serment initial continue à maintenir la cohésion sociale de Cyrène parce que l'inscription rappelle l'image des kolossoi fondus, antithèse parfaite de cette stabilité.

On a suggéré la supériorité du serment cyrénéen sur le serment romain, qui ne trouve l'image du serment trahi que dans Yexemplum individuel fourni par l'événement: l'imprécation romaine nécessite l'occurrence d'un événement exemplaire, alors que l'image des statues fondues permet à Cyrène l'économie de la mort exemplaire, fût-elle unique. Mais je voudrais désormais réfléchir sur le rapport entre littérature et inscription: cette image de la dissolution et de l'inconsistance ne se trouve que dans l'inscription du Serment, et ne figure dans les versions de la fondation de Cyrène ni chez Hérodote ni chez Pindare. Le seul serment mentionné chez Hérodote est celui que le roi d'Oaxos Etéarchos aurait fait prêter au Thé- réen Thémison (IV, 154). Chez les deux auteurs, le rôle du serment collectif semble tenu par l'oracle seul, qui rappelle et contraint les Théréens à leur mission colonisatrice. Dans l'inscription, l'oracle est mentionné aussi,

morphisme. Hermès et Dionysos", Le temps de la ré flexion , VII {Corps des dieux) 1986, pp. 193-211.

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mais le serment, avec la sanction prévue en cas d'infraction, semble constituer la face laïque du phénomène. Rien d'étonnant à ce que l'inscription insiste sur l'aspect social et politique du fait, l'historien et le poète n'en gardant en mémoire que l'aspect religieux, avec une personnalisation supérieure aussi. Mais la présence de l'image, sous sa forme sophistiquée, dans îa seule inscription, est remarquable, d'autant que les Pythiques étaient probablement connues à Cyrène, dans le cadre de la «propagande» politique de la dynastie des Battiades (le roi célébré par Pindare dans les Pythiques IV et V est Arkésilas IV, dernier roi de la dynastie). La mise en parallèle de la Pythique IV avec le texte du serment de Cyrène montre certes la personnalisation du fondateur dans le texte littéraire. Mais ce qui me semble le plus intéressant dans la comparaison des deux textes est le rôle de la mémoire et des prédictions, c'est-à-dire de la représentation du temps dans la conscience, par rétrospection ou par anticipation. L'inscription est censée protéger Cyrène pour l'éternité parce qu'elle conserve la mémoire de la représentation qu'ont eue les fondateurs de leur avenir collectif, en conformité avec l'oracle d'Apollon. Ce rôle de mémoire d'une représentation du futur est aussi pertinent dans J'ode pindarique, mais avec une personnalisation: c'est Médée qui au cours de l'expédition des Argonautes avait prédit qu'une motte de terre offerte en présent d'hospitalité par un dieu du sol africain serait l'origine (la "racine") de la cité de Cyrène. Dans l'Ode, le thème de la mémoire se lie à celui de l'oubli, du voyage par mer et des caprices de l'eau26: malgré les recommandations de Médée, incarnation de la mémoire vive, les Argonautes ont perdu en mer la précieuse motte, qui rejaillira sous la forme d'une île, Kallisté, puis Théra. Avec des générations de retard sur les desseins des dieux, les Théréens iront fonder Cyrène en Libye27.

La motte de terre informe donnée à Euphémos et perdue en mer au gré des vagues ne se rencontre que chez Pindare (puis chez Apollonios de Rhodes, qui se souvient évidemment de Pindare). Les kolossoide cire ne sont mentionnés que dans l'inscription. Je voudrais suggérer que dans l'imaginaire, les kolossoi de cire façonnés par les Théréens fondateurs de

26. La "motte divine" partie au gré des flots fait ici partie des éléments du récit mythique et non du matériel d'images: c'est pourquoi l'étude de J. Péron, Les images maritimes de Pindare, Paris, 1974, ne fait pas état de ce passage: mais elle montre combien ie flot et la vague sont ambigus chez le poète (pp. 230-277).

27. Aux références déjà citées, il faut ajouter I. Malkin, {Religion and Colonization in Ancient Greece, Leiden, 1987) pour le rôle de la religion et de l'oracle dans la fondation de Cyrène.

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Cyrène constituent la résurgence inversée de la motte de terre brute perdue en mer par leurs ancêtres de l'époque mythique: la terre et la cire sont toutes deux symboles à la fois de mémoire et d'oubli, ou, plutôt de la polarité mémoire-oubli essentielle à la pensée grecque28. De plus, si la fonte de la cire constitue comme J.P. Vernant le suggère29 un moyen de communication magique entre vivants et morts, on notera que la motte de terre donnée à Euphémos aurait dû être jetée dans le gouffre du Ténare: pour assurer que les Péloponnesiens survivraient en Afrique, il fallait qu'un peu de terre d'Afrique se mêle aux séjour des morts ancêtres d'Euphémos: l'analogie est troublante.

On a l'impression que l'inscription a voulu rivaliser ici avec Pindare, en ornant son texte d'une image qu'il n'a pas trouvée et qui serait digne de lui. On ne saurait évidemment rien en conclure quant à la date du texte: si la gravure du IVème siècle reproduit un texte antérieur perdu, l'image pourrait-elle dater de la deuxième époque? Mais l'extraordinaire effet littéraire d'une telle utilisation de l'image dans un texte a priori non littéraire montre soit un parti pris sur la nature du texte et ses objectifs (utilisation rhétorique de l'image à des fins politiques, au sens le plus noble) , soit la supériorité des trouvailles de la "réalité" sur celles de la littérature: les anonymes Cyrénéens font parfois encore mieux que Pindare.

ANNEXE: le Serment des Fondateurs de Cyrène

(Supplementum Epigraphicum Graecum, IX, 3).

[Έ]δοξε ταΐ έκκλησίαν έπεί 'Απόλλων αύτομάτιξεν. Β[άτ]— τωι και Θηραίοις άποι[κίξαι] Κυράναν, όριστόν δοκεΐ Θη[ραΐ-^·ο]ις άποπέμπεν ες τάν [Λιβ]ύαν Βάττομ μέν άρχα- γέτα[ν -τ- τ]ε και βασιλήα· εταίρους δε τους Θηραίους πλέν επί ται ϊσα[ι κ]-^αΐ ται όμοΐαι πλέν κατά τον οίκον, υιό ν δέ ενα, καταλ[έ]-^γεσθάι τ[ε από τω χώρων απάντων] τους ήβών- τας, και των [άλ— λ]ων Θηραίων ελεύθερος, [ο κα λήι], πλέν. Αι μέν δέ κα κατέχ[ων]-^-τι ταν οικισίαν οί άποικοι, των οικείων τόγ καταπλέον[τα] -τ- ύστερον εις Λιβύαν και πολιτήιας

28 . Voir M . Simondon {La mémoire et l'oubli dans la pensée grecque jusqu 'à la fin du Vème siècle avant J. C. , Paris, 1982), qui montre que l'oubli a un côté positif. Mais il me semble qu'il faut insister aussi sur le fait que ces retards sont la traduction poétique de la peur de l'aventure coloniale, si sensible dans la version prosaïque d'Hérodote.

29. Sur ce point, voir surtout J.-P. Vernant (extrait cité, n. 23).

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και τιμαμ πεδέχ[εν] -γ- και γας τας άδεσπότω άπολαγχάνεν. Αι δε κα μη κατ[έχ]^-ωντι ταν οικισίαν μηδέ οί Θηραΐοί μι ν δύνανται επίκουρε— ν, άλλα άνάγκαι άχθώντι ετη επί πέντε, εκ τας γας άπίμ[εν] -γ- άδιέως Θήρανδε επί τα αύτώγ χρήματα και ήμεμ πολιάτ-^ας. Ό δε κα μη λήι πλέν άποστελλοίσας τας πόλιος, θανά[σι]π-μος τένται και τα χρήματα έστω αύτου δαμόσια. Ό δε άπ-τ-οδεκόμενος ή άδήιζων ή πατήρ ύιόν ή άδελφεός άδελ— φεόν παισεΐται άπερ ό μη λέων πλέν. Έπί τούτοις ορκια έπ-^οιήσαντο οι τε αύτει μένον[τ]ες και οί πλέοντες οίκίξοντε-^ς και αράς έποιήσαντο τός ταϋτα παρβε- ώντας και μή έμ-^ μένοντας ή των έλλιβύαι οικεόντων ή των αύτεΐ μεν-^όντων. Κηρΐνος πλάσσαντες κολοσός κατέκαιον έπα— ρεώμενοι πάντες συνενθόντες και άνδρες και γυναΐκπ-ες και παίδες και παιδΐσκαν τόμ μή εμμένοντα τούτοις -τ- τοις όρκΐοις άλλα παρβεώντα καταλείβεθαί νιν και κα^-ταρρέν ώσπερ τός κολοσός, καί αυτόν και γόνον και χρή-^ματα. Τοϊσι δε έμμένοισιν τούτοις τοις όρκίοις καί τοις — πλέοισι έλλιβύαν κ[αί] τ[οΐς μέ]νοισι εν Θήραι ήμεν πολλ^-ά καί αγαθά καί αύ[τοΐς καί γό]νοις.

Serment des fondateurs II a plu à l'assemblée; attendu qu'Apollon a pris l'initiative d'enjoindre à Battos et aux Théréens de fonder la colonie de Cyrène, les Théréens jugent tout décidé d'envoyer en Libye Battos comme archégète et roi; les Théréens s'embarqueront pour l'accompagner; ils s'embarqueront dans des conditions égales et semblables pour chaque famille, à raison d'un fils pour chacune; on dressera dans tous les villages la liste des jeunes gens; parmi les autres Théréens tout homme libre qui le voudra s'embarquera; si les colons maintiennent leur établissement quiconque de leurs compatriotes ira plus tard en Libye jouira de la citoyenneté et du droit d'exercer des charges et on lui attribuera par tirage au sort un lot de terre sans possesseur; s'ils ne maintiennent pas leur établissement, si les Théréens ne peuvent pas leur porter secours et s'ils sont accablés par la nécessité pendant cinq ans ils rentreront sans crainte à Théra pour y recouvrer leurs biens et y être citoyens; quiconque refusera de s'embarquer malgré l'ordre de départ donné par la cité sera passible de mort et ses biens seront confisqués; quiconque lui apportera approbation et protection, que ce soit un père à

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son fils ou un frère à son frère, subira la peine prévue pour le réfractaire.

Conformément à ces décisions un serment fut prêté par ceux qui restaient comme par ceux qui s'embarquaient pour fonder la colonie et des malédictions prononcées contre ceux qui restaient. Ils modelèrent des figurines de cire et les firent brûler en prononçant les malédictions tous ensemble, hommes et femmes, garçons et filles: "que celui qui ne sera pas fidèle à ces serments mais y manquera fonde et s'écoule comme ces figurines, lui, ses descendants et ses biens; que ceux qui resteront fidèles à ces serments, tant ceux qui s'embarquent pour la Libye que ceux qui restent à Théra connaissent beaucoup de prospérité, eux et leurs descendants".

(Traduction F. Chamoux, 1953)

(Université Stendhal - Grenoble III) Françoise LÉTOUBLON