serment d’Épicure

20
Serment d’Épicure Aimée de Courtozé

Upload: others

Post on 18-Jun-2022

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Serment d’Épicure

2

Serm

ent d

’Épi

cure

Serment d’Épicure

Aimée de Courtozé

18.52 639214

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 236 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 18.52 ----------------------------------------------------------------------------

Serment d’Épicure

Aimée de Courtozé

Aim

ée d

e C

ourt

ozé

Page 2: Serment d’Épicure

2 2

Page 3: Serment d’Épicure

2 3

À Jean Gouin, sans qui ma vie n’aurait pas été

aussi belle. À Simon Cuvier et Annabelle Maurice, mes

enfants chéris. À Marie-Thérèse Morvan, pour son amitié

indéfectible.

Page 4: Serment d’Épicure

2 4

Page 5: Serment d’Épicure

2 5

Mai 1986. La terrasse d’un café… Mon verre

d’Orangina se vide peu à peu et glisse entre mes doigts impatients. Impatients de quoi ?

Pierre se tourne vers les passants. – Regarde-les donc, ils sont si amusants ! Chacun

leur histoire. D’où viennent-ils, où vont-ils ?… Je souris, amusée, distraite. Tout à coup, je le vois, lui… Je ne sais pas qui cela

peut être et pourtant je crois l’avoir toujours connu, aimé, désiré.

– Pierre, cet homme !… – Quoi ! De qui veux-tu parler ? – L’homme, là-bas devant le magasin, en costume

sombre, grand, des lunettes… – Je ne vois pas. – Si regarde à droite, il est brun, la cinquantaine. – Ah oui ! Eh bien ! Qu’est-ce qu’il a ? – Je l’aime. – Rebecca ! Tu délires ! – Pas le moins du monde ! Nous allons le perdre,

viens, suivons-le ! – Inutile ! Assieds-toi, je te prie. Je le connais.

Page 6: Serment d’Épicure

2 6

– Tu le connais ? Mais qui est-ce ? – Le docteur Marceau. – Le docteur Marceau, cela ne me dit rien, tu le

connais intimement ? – Non, pas vraiment. Ma sœur Claudine est déjà

allée le consulter. – Elle est malade ta sœur ? – Non, ce fût passager. – Alors, dis-moi tout ce que tu sais, vite. – D’accord, mais cesse de bouger ainsi… Garçon, deux Martini ! – Voilà, cet homme est psychiatre, il habite de

l’autre côté de la Loire. Je suis également désolé de t’apprendre qu’il est marié.

– N’y suis-je pas moi-même ? – Certes, alors raisonne-toi ! – Non, j’aime cet homme. – Mais enfin, raisonne-toi, c’est impossible. Tu ne

l’avais jamais vu. – Je l’aime ! – Rebecca si tu m’expliquais… – Je ne peux rien te dire de plus, c’est ce que j’ai

ressenti en le voyant. Un sentiment si fort. Tu ne peux pas comprendre.

– Non, effectivement. Enfin, tu peux toujours aller le voir.

– Mais que vais-je lui dire ? – Que tu l’as vu dans la rue ce mercredi 23 mai, et

que tu l’aimes.

Page 7: Serment d’Épicure

2 7

– Ne plaisante pas Pierre ! – Pourtant, n’est-ce pas la vérité ? – Si ! Je baissais la tête, je me trouvais stupide.

Comment pouvais-je être amoureuse en si peu de temps du parfait inconnu.

– Mais, ma parole, cette tristesse soudaine dans tes yeux. Alors, tu ne plaisantais pas.

– Non Pierre, je sais ce que tu penses – oui, c’est incroyable. Mais il me manque déjà.

– Ecoute, ce n’est pas dramatique. Tu viens de faire les frais d’un coup de foudre en bonne et due forme. Voilà tout.

– Je veux le voir ! – Il n’y a rien de plus facile. Allez suis-moi ! – Non, laisse… Je paye nos consommations. – Il jeta quelques pièces sur notre table au milieu

de nos verres à demi-vides et je le suivis ne sachant pas où nous allions.

Nous remontions l’avenue principale, nous ne disions plus rien. Arrivés devant le pont Wilson traversant la Loire, je lui dis :

– Y allons-nous à pied ? – Mais oui, ce n’est pas si loin ! – Mais où m’emmènes-tu ? – Voir le Docteur « Love » ! – Pourquoi l’appelles-tu ainsi ? – Après ce que tu viens de me dire c’est plus juste

que Docteur Marceau, non ? – Oui !

Page 8: Serment d’Épicure

2 8

– Bon maintenant, écoute-moi bien ! Tu vas prendre rendez-vous par téléphone. Tu m’as parlé il y quelque temps d’angoisses que tu ressentais. Tu es même parfois sujette à la dépression. Alors, pourquoi ne pas commencer une psychothérapie avec lui ? Tu as de la chance, c’est un des meilleurs psychothérapeutes de la ville, dit-il, en me clignant de l’œil.

– Tu crois ! Mais je n’ai pas envie d’aller voir un psy. Je ne suis pas folle !

– Tout d’abord, apprends que l’on ne va pas voir un psychiatre uniquement en cas de folie. Il soigne de simples dépressifs. Et n’oublie pas que c’est l’unique moyen de rencontrer ce cher homme.

– Dans ce cas, d’accord ! Au bout du pont, il me fit tourner à droite,

prendre des rues et des rues qui n’en finissaient pas. Enfin, il m’attira vers une plaque grise claire sur une façade grise aussi.

– Allez lis ! – Docteur Paul Marceau, psychiatre, téléphone

47.30.15.60. – Regarde la cabine là-bas ! Nous allons lui

téléphoner ! – Non, je le ferai de la maison. Merci pour tout,

Pierre. – Tu vois, je ne sais pas si tu dois me remercier, je

ne t’ai sûrement pas rendu service. Si toi tu l’aimes, lui ne t’aimera peut-être jamais ou alors c’est toi qui t’apercevras qu’il n’en vaut pas la peine. Alors tu auras

Page 9: Serment d’Épicure

2 9

perdu beaucoup d’argent et de temps. – Beaucoup d’argent ? – Bien sûr, ah ! Tu ne sais pas ? La consultation

vaut au moins deux cent cinquante francs les vingt minutes !

– Fichtre ! Il y a vraiment de quoi tomber déprimée avant d’y aller.

Pierre éclata de rire. – Que faisons-nous maintenant, chère amie ? – Je rentre, mon mari va être sorti de l’usine. – Tiens-moi au courant. – Promis ! Bien entendu, après cet épisode peu ordinaire, je

pris du temps pour réfléchir, pour comprendre la situation et reculais en plus le moment de lui téléphoner. Un élément du destin joua en sa faveur pourtant.

Mon mari m’avait emmenée la semaine dernière au « Gua » dans un merveilleux hôtel-restaurant. Nous pensions le soir, après dîner, faire un tour à Royan.

Lorsque le serveur m’apporta le menu, je choisis mes plats préférés : Saumon chaud, foie gras maison, magret de canard…

Nous attendions notre premier plat depuis une bonne demi-heure quand je ressentis un bien étrange malaise qui s’amplifiait de minute en minute. N’y tenant plus, je dus sortir. Je fis quelques pas dans le parc. J’étais au comble de l’angoisse. Un sentiment de

Page 10: Serment d’Épicure

2 10

mort soudaine m’étreignait, la panique s’emparait de mon esprit, de mes membres, de mon corps tout entier.

Je ne pensais plus qu’à la mort qui semblait rôder près de moi. J’étais impuissante, mon esprit se battait, tentait de repousser le malaise, cette certitude de mort soudaine, si terrible, si près.

Mon mari me rejoignit, inquiet, ne comprenant pas.

J’avais du mal à lui répondre tant que mon angoisse était à son paroxysme.

Il me proposa un calmant. Je refusai. Il me semblait que le médicament m’enverrait directement à la mort. Il mangea seul ce soir là. Lorsque nous avions regagné notre chambre, je ne me sentais pas mieux, il me fit remarquer que la pièce tapissée de rouge était néfaste pour les dépressifs. Il avait lu que c’était une couleur déconseillée pour cette maladie. Je ne sais pourquoi cette remarque révéla, là encore, plus mon trouble. Désespérée, exténuée, je lui fis part alors de ma décision de consulter un psychiatre.

Un numéro me revint en mémoire, et je le répétais tout bas pour moi-même, pour me convaincre : Docteur Marceau, psychiatre, téléphone 47.30.15.60.

Dès lundi matin, je composai son numéro, n’hésitant plus du tout, presqu’heureuse. J’allais entendre sa voix. Après quatre sonneries, quelqu’un décrocha.

– Docteur Marceau ?

Page 11: Serment d’Épicure

2 11

Une voix faible à peine audible mais pourtant sûre d’elle me répondit.

– Oui. – Docteur Marceau, je voudrais un rendez-vous ! – Quand voulez-vous ? – Un matin si cela est possible. – Disons alors le jeudi 8 mai à 11 h 00, cela vous

convient-il ? – Cela est très bien. – Votre nom ? – Rebecca Varois. – À jeudi ! Il raccrocha. Jeudi était dans deux jours, l’attente

ne serait pas longue, j’allais enfin le revoir. J’essayais de ne pas penser au ridicule de la situation. Pourquoi me priverais-je finalement de faire sa connaissance. Il ne se passera sûrement rien. A cette idée, je me sentais profondément triste. Mais enfin que pouvais-je espérer de cet homme ! Je crois que j’en espérais tout : l’amour, la tendresse, le désir. Quel charme avait réussi en si peu de secondes à me rendre déjà dépendante de lui. Guy de Maupassant lui aurait certainement trouvé un nom du genre « le horla » s’il avait ressenti ce sentiment qui m’avait transpercée lors de cette rencontre. Etais-je en manque d’aventure, recherchais-je un « ailleurs ». L’avais-je trouvé à travers ce portrait, cet homme. Non cela ne signifiait rien. Que m’arrivait-il donc ?

Le téléphone sonna dans la pièce voisine.

Page 12: Serment d’Épicure

2 12

Je me déplaçai doucement, dérangée d’abandonner là ma rêverie, je décrochai.

– Rebecca ? – Pierre ? – C’est moi. Alors Docteur Love ? – Eh bien ! Je t’ai écouté, j’ai un rendez-vous. – Ah ! Ah ! Pas mal ! Quand ? – Jeudi. – Demain, tu es rapide avec ça ! – Je n’aime pas ce qui traîne. – Pourtant je doute que ton affaire ne traîne pas. – C’est normal, je veux le connaître. – J’espère que cela ne durera pas trop longtemps

quand même, ma chère Rebecca. – Pierre ? – Oui ? – J’ai peur de ne pas savoir quoi lui dire. – Raconte-lui ta vie, ça le distraira. – Pierre ! – Non je plaisante, mais à peine. N’oublie pas que

tu es censée avoir des problèmes. – Tiens, à ce propos, nous sommes allés à Royan

ce week-end, et j’ai été prise d’une angoisse terrifiante. – Alors c’est un bon sujet de départ ! Mais dis-

moi pourquoi cette angoisse ? – Il me semble que ce lieu me rappelait

d’anciennes amours. Pourtant, je ne comprends pas cette idée de mort qui me hantait.

– Tu avais peut-être peur de la mort de ton ancien

Page 13: Serment d’Épicure

2 13

amour, tu ne voulais pas qu’il soit terminé. – Tu as peut-être raison. Ce que nous cache notre

inconscient tout de même ! – Bah ! Ce sera à ton beau docteur de te le faire

découvrir. Parlons d’autre chose… Je suppose que tu dois rechercher les vêtements les plus seyants pour cette fameuse visite.

– Je ne sais pas quoi mettre en effet ! – Faux ! Moi, je pense que tu sais très bien ce qu’il

faut mettre ! Habille-toi « très femme » ! Il faut jouer le grand jeu, mais simple. Tu sais Marceau, c’est un grand bourgeois, il doit donner dans le distingué. Mais tu n’as pas de problème de ce côté-là, ma chère amie.

Jeudi 9 mai 1986, 9 h 00

Je gare ma voiture sur un grand parking. Tout à côté se trouve un marché. Je regarde de loin avec un certain plaisir les fleurs coupées entassées dans de grands vases métalliques. Les glaïeuls, les roses aux tons pastel m’attirent vers cet endroit plein de fraîcheur. L’asphalte vient d’être arrosé, lavé se préparant à la grosse chaleur…

Il fait encore frais ce matin, à cette heure-ci. J’enfile mon imperméable long gris-rosé à martingale. J’ai choisi un habillement simple rejetant pour plus tard la sophistication, car je ne suis vraiment pas sûre de moi. Le vent s’engouffre dans mon pantalon, cela me fait du bien, m’apaise comme une caresse, comme

Page 14: Serment d’Épicure

2 14

une consolation. Ma démarche me pèse. Je ferme lentement la porte de mon coupé, glisse des pièces dans le parcmètre. J’ai presque peur de marcher pour aller jusqu’à son cabinet. Je l’aperçois de loin du bout de la rue. Près de chez lui, le trottoir est encore pavé avec des dénivellations importantes entre chaque petit carré de pierre. Je fais provision d’air frais comme si j’avais peur d’en manquer lorsque je serai à l’intérieur.

M’étant éloignée du petit marché sur la place, j’avançais vers mon but. Enfin, je vis la porte à double battant vert-bouteille avec, par endroit, de la peintre écaillée. L’immeuble ne paraissait pas très jeune. En fait, il datait vraisemblablement du début du siècle. S’il avait été beaucoup mieux entretenu, il aurait été plus agréable au regard.

Comment un spécialiste comme Marceau pouvait-il recevoir sa clientèle dans de si modestes lieux ? Cet homme était peut-être tout simplement pingre. Ce n’était pas le manque de moyens avec ce qu’il empochait de ses clients.

Il n’y avait pas de sonnette. Aucune indication d’étage n’était inscrite sur la plaque, seulement nom et sa qualification. Je décidai donc de pousser cette lourde porte. Elle s’ouvrait sur trois grandes marches de ciment. L’obscurité était totale. J’ouvris la porte plus grande ; un rayon de soleil rentra avec moi. Le vaste couloir était très propre peint en blanc cassé. De chaque côté, deux portes. Encore une fois, on ne voyait rien d’indiqué. M’étais-je trompée ? Impossible,

Page 15: Serment d’Épicure

2 15

la plaque sur la façade prouvait le contraire. Je frappai, au hasard, à la porte de droite. Personne ne vint. Je frappai de nouveau trois coups brefs mais sûrs, décidés. Je vis la poignée tourner. Dans l’encadrement de la porte un homme se tenait devant moi. Je le regardais longtemps avant de parler, peut-être trop, car il demanda avec une certaine curiosité :

– Vous désirez ? Je lui répondis stupidement : – J’ai rendez-vous avec vous. Il ne dut pas comprendre. Comment pouvais-je

effectivement savoir qu’il était bien Marceau puisqu’il ne savait pas que je le connaissais déjà.

Il insista : – Vous croyez ? – Oui, bien sûr. Je suis Rebecca Varois. Je vous ai

téléphoné il y a deux jours de cela. – Oui, oui je me souviens, mais votre rendez-vous

n’était pas aujourd’hui Madame. – Je ne comprends pas ! – Peu importe, entrez tout de même. – Non, non je reviendrai si je me suis trompée,

pourtant… – Cela ne fait rien… Venez je n’ai personne. Cela

est égal… Je le suivais stupéfaite, étant sûre de moi. Il était

impossible que je me fusse trompée. Cela ne pouvait donc venir que de Marceau. Ça commençait bien. Et comme il avait le titre de psychiatre et moi de malade,

Page 16: Serment d’Épicure

2 16

était-il utile de discuter ? Je partais déjà perdante. Asseyez-vous lança-t-il me désignant un fauteuil en cuir tournant dans les couleurs orange brûlée. Je jetai rapidement un coup d’œil au décor de la pièce. Elle était spacieuse. À ma gauche se trouvait une cheminée, sur le manteau de la cheminée, un amoncellement de livres médicaux. Devant moi, se dressait son bureau se constituant d’une grande vitre teintée rectangulaire portée par des pieds en argent chromé. Divers objets l’encombraient. Derrière lui, une grande fenêtre allait du plafond jusqu’au sol. Par terre, une généreuse moquette marron-nègre, mousseuse où il faisait bon reposer les pieds. Un autre fauteuil était placé près de moi, resté vide. Certains venaient peut-être le consulter à deux ou en couple ou bien c’était uniquement une question d’esthétique : deux fauteuils font plus d’effet qu’un devant un large bureau.

Il s’assit confortablement, me regarde intensément. Son regard invitait à la parole. Il souhaitait sûrement que je lui expose le but de ma visite.

Je ne parlais pas, je le regardais. Enfin, je le voyais de très près, si près. Il n’y avait que son bureau entre lui et moi. Deux mètres au plus nous séparaient et pourtant cela faisait plus que des centaines de kilomètres. Je compris ce jour-là que la distance ne veut pas uniquement dire : éloignement des kilomètres ; elle peut être distance des idées, des désirs, des réalités.

Dieu ! Qu’il était si loin de moi à ce moment

Page 17: Serment d’Épicure

2 17

précis. Un flot de tendresse me monta à la gorge. Oui, je l’aimais, si fort, mais pourquoi ? S’il savait…

Je passai la main dans mes cheveux mi-longs coupés au carré ramenant une longue mèche en arrière, geste familier qui annonçait toujours le début d’une entreprise difficile ou gênante.

– Eh bien ! Monsieur, je suis venue vous voir…. Vous voir pour que vous me débarrassiez de mes angoisses.

– Vous en souffrez depuis longtemps ? – A vrai dire, non… – Que faites-vous ? – Je suis professeur à mon domicile. Mon activité

consiste à donner des cours individuels de rattrapages aux scolaires ou aux adultes.

– Bien ! Quel âge avez-vous ? – Vingt et un ans. – Vous vous appelez Rebecca Varois, c’est

Mademoiselle Varois ? – Non, c’est Madame Varois. – Vous êtes donc mariée. Depuis longtemps ? – Un an. – Et votre mari que fait-il ? – Il est directeur d’une usine. Nous avons une

grosse différence d’âge. – Une grosse différence d’âge ? Expliquez-vous ! – Il est de trente ans mon aîné. Marceau se tut quelques instants, visiblement

impressionné par une telle déclaration. Je le surpris à

Page 18: Serment d’Épicure

2 18

me regarder plus attentivement. A cet instant, j’avais pris une attention toute particulière à ses yeux.

– J’en conclus que vous aimez les hommes âgés. Pourquoi ?

– C’est une tendance. – Une tendance ? Je ne comprends pas. – Je veux dire que j’ai un goût prononcé pour la

gente masculine âgée. – J’entends bien, mais pourquoi ? – Je les trouve plus distingués, plus aimants, plus

près de moi. – Ceci étant le cas de votre mari ? – Pas exactement ! Vous pensez que ce n’est pas

normal d’aimer les hommes âgés ? – Je n’ai pas dit cela. Qu’attendez-vous de moi ? – Il est encore trop tôt pour vous le dire. – Ah bon ? Mais si vous voulez guérir de vos

angoisses paniques, les médicaments sont souvent bien inutiles. Seule, la psychothérapie…

– Je suis venue dans ce but, Monsieur Marceau. – Ah bien ! Alors dans ce cas, convenons d’un

rendez-vous et commençons ! – Entendu ! – Bien, quand pouvez-vous venir ? – Lundi ? – Oui lundi ! 16 heures ? – 16 heures ! Il referma son grand livre de rendez-vous, le posa

à sa droite et saisit une feuille de Sécurité Sociale. A

Page 19: Serment d’Épicure

2 19

travers ce geste, je compris que notre entretien était terminé.

– Je vous dois combien ? – Deux cent trente francs, s’il vous plaît. Je sortis mon chéquier de mon sac de cuir et

commençais à rédiger le chèque. Il me tendit la feuille de maladie. N’ayant plus rien à faire, il m’observait, les mains jointes. Que pensait-il à ce moment précis. Comme il serait parfois utile de pouvoir pénétrer dans l’esprit des autres.

Tout en écrivant à la dérobée, je notai son regard sombre, franc, fixant sa patiente ou sa victime. Ne venais-je pas de tomber dans le traquenard des deux cent trente francs par vingt minutes. Pour l’instant, lui seul gagnait.

Je posai mon chèque sur la table, il se leva et me raccompagna. Je voulus tourner la poignée de la porte pour sortir, mais elle résista. Derrière moi, Marceau passa son bras au-dessus de ma tête et fit tourner le verrou. Pourquoi fermait-il à double tour ? Que craignait-il ? Etrange !

Je lui tendis la main, faisant attention à ce que ma main fût bien ferme. Je savais qu’une poignée de main pouvait énormément révéler le caractère d’un individu. Il était donc important de soigner ce geste, pas si anodin qu’on pourrait le penser. Il s’agissait de ne rien laisser au hasard avec cet homme. Ce ne serait déjà pas si facile d’éviter quelques bavures.

Bientôt, il referma la porte derrière moi, et je fus

Page 20: Serment d’Épicure

2 20

de nouveau seule, dans le silence de ce grand hall. Lorsque je me retrouvai dans la rue, le soleil

léchait avec ses rayons toutes les façades du côté droit.

Samedi 10 mai 1986.

– Allo ? – A l’huile ! – Pierre ? – C’est moi ! Je viens aux nouvelles. Non, ne dis

rien ! Je sais tout, tu as vu le cher homme ? Il est beau, merveilleux, extraordinaire…

– Plus encore ! – Ah ! Alors toujours amoureuse ? – Plus que jamais ! – Raconte. Je suis passionné… – Je retourne le voir, lundi. – Il ne t’a pas fait le coup du canapé ? – Non, de quoi s’agit-il ? – Décidément, je vais devoir tout t’apprendre !…

Bon, parfois les psychanalystes, pardon, non, même toujours, les psychothérapeutes mettent leurs clients sur un canapé pour que les mots viennent plus facilement.

– Qu’est-ce que cette théorie absurde, Pierre ?… – Mais non, je ne plaisante pas, ceci est une

théorie, crois-moi, eux, ils y croient et dur comme fer encore !

– Il n’est absolument pas question que j’accepte cela. – Il t’y obligera !