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Les Journées 2011 de l’Association Charles Gide pour l’Etude de la Pensée économique Université Toulouse 1, Capitole (France), 1617 Juin 2011. 1 L’hypothèse du « désir de richesse » dans la théorie classique du commerce international Philippe Gillig Doctorant en Histoire de la pensée économique BETA Université de Strasbourg *** Résumé J. S. Mill is known for having defined political economy as a deductive science abstracting one peculiar human motive – namely the “desire of wealth” – and showing what results from it. We try to examine whether economic analyses retained by Mill are systematically based on this assumption. Taking the classical theory of international trade, we try to stress the fact that the famous comparative costs theory – which can be regarded as one of the elements that composes the classical theory of international trade - is one of these cases founded on no behavioural hypothesis. In other words and contrary to what is often said, we highlight the fact that it is possible to show that the “desire of wealth” in this particular economic analysis is not a necessary condition. This has actually two paradoxical consequences: it means, on the one hand, that Mill’s epistemological writings are not consistent in this case with his own economic practice. But by the same way, it implies that Mill’s fear, that economic analyses would have no generality and would be too peculiar to modern Anglo-Saxon countries because of the “desire of wealth” hypothesis, can then be dispelled in the case of the comparative advantage theory. So the absence of ethical assumption provides a greater realm of validity to the theory of comparative costs, in comparison to the other elements of the classical theory of international trade. Keywords: Epistemology, behavioral hypothesis, comparative advantage, desire of wealth, J.S. Mill. Category: (B12, B41, D01)

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Les Journées 2011 de l’Association Charles Gide pour l’Etude de la Pensée économique Université Toulouse 1, Capitole (France), 16‐17 Juin 2011.

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L’hypothèse du « désir de richesse » dans la théorie classique du commerce

international

Philippe Gillig Doctorant en Histoire de la pensée économique

BETA Université de Strasbourg

***

Résumé

J. S. Mill is known for having defined political economy as a deductive science abstracting one peculiar human motive – namely the “desire of wealth” – and showing what results from it. We try to examine whether economic analyses retained by Mill are systematically based on this assumption. Taking the classical theory of international trade, we try to stress the fact that the famous comparative costs theory – which can be regarded as one of the elements that composes the classical theory of international trade - is one of these cases founded on no behavioural hypothesis. In other words and contrary to what is often said, we highlight the fact that it is possible to show that the “desire of wealth” in this particular economic analysis is not a necessary condition. This has actually two paradoxical consequences: it means, on the one hand, that Mill’s epistemological writings are not consistent in this case with his own economic practice. But by the same way, it implies that Mill’s fear, that economic analyses would have no generality and would be too peculiar to modern Anglo-Saxon countries because of the “desire of wealth” hypothesis, can then be dispelled in the case of the comparative advantage theory. So the absence of ethical assumption provides a greater realm of validity to the theory of comparative costs, in comparison to the other elements of the classical theory of international trade.

Keywords: Epistemology, behavioral hypothesis, comparative advantage, desire of wealth, J.S. Mill.

Category: (B12, B41, D01)

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Introduction

La théorie classique du commerce international est constituée d’au moins deux analyses distinctes : la démonstration des gains à la spécialisation internationale (exposée initialement par R. Torrens, puis par D. Ricardo), et l’analyse de la répartition de ces gains entre les pays (développée par J. S. Mill). La première, connue sous le nom de théorie des avantages relatifs1, passe pour être la démonstration des gains mutuels résultants du commerce international, donc de la concurrence mondiale. En effet c’est ce qu’entendait montrer son plus célèbre fondateur, Ricardo, ardent défenseur d’une abolition des Corn Laws en vigueur dans l’Angleterre de son époque (depuis 1815) : la libre poursuite par les individus de leur intérêt personnel dans un cadre concurrentiel conduit à la spécialisation qui est mutuellement bénéfique.

J. S. Mill, lequel entend expliciter les fondements épistémologiques de la science économique ricardienne – et donc aussi de la théorie des avantages relatifs qui est, à bien des égards, l’une des plus belles réalisations de cette science –, a systématisé cette vision. Il souligne que les analyses économiques supposent toujours une hypothèse comportementale fondamentale : le « désir de richesse ».

Rappelons en effet la célèbre définition qu’il donne de l’économie politique dans son Essay de 1836 intitulé « On the definition of political economy and on the method of investigation proper to it » :

“By reasoning from that one law of human nature [that a greater gain is preferred to a smaller], [...] we may be enabled to explain and predict this portion of the phenomena of society, so far as they depend on that class of circumstances only; [...] A science may thus be constructed, which has received the name of Political Economy.” (Logic, p. 493, self-quoted from his own Essay, emphasis mine).

En faisant explicitement reposer la science économique sur cette hypothèse

individuelle de maximisation de la richesse, Mill s’inscrit dans une certaine tradition épistémologique ricardienne2, en même temps qu’il la parachève. C’est cette tradition qui a popularisé l’idée que l’économie comme science reposerait en dernière instance sur une philosophie morale du strict intérêt privé ou, dit autrement, sur cette figure centrale, aussi insaisissable que célèbre, qu’est l’homo oeconomicus3.

1 Terme qu’il faudrait, selon nous, préférer à « comparatifs », puisqu’un pays a toujours un avantage comparativement à un autre pays (que cet avantage soit absolu ou relatif). Dit autrement, les avantages absolus ou relatifs sont l’un comme l’autre des avantages qui nécessitent une comparaison pour être mis en évidence. Le français oppose d’ailleurs beaucoup plus idiomatiquement « absolu » à « relatif », contrairement à l’anglais (Mill, utilise en effet l’expression « comparative cost » ; chez Ricardo, l’expression n’apparaît jamais). 2 Dans laquelle, on peut inclure J.S. Mill, J.E. Cairnes, N.W. Senior, R. Whately, J.N. Keynes, H. Sidgwick et W. Bagehot. Ricardo lui-même n’a pas explicité les fondements épistémologiques de son modèle. Ce sont ces auteurs qui s’y sont attelés, et au premier chef Mill. 3 L’expression n’apparaît pas encore chez Mill mais après lui, chez ses critiques. A notre connaissance, Pareto est le premier économiste passé à la postérité à avoir utilisé le terme d’ « homo oeconomicus » (dans son Manuel d’économie politique, publié en 1906).

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L’économie politique classique, à tout le moins ricardienne, nécessiterait donc une hypothèse particulière relative au comportement des individus, c’est-à-dire au sens propre du terme, une hypothèse éthique – et de surcroît une hypothèse étriquée, ce que n’ont eu de cesse de critiquer les anthropologues, les sociologues et jusqu’à des économistes contemporains comme Sen, suggérant d’enrichir les modèles économiques en enrichissant leur contenu éthique. Or Mill avait également conscience de ce caractère étroit et de ce que cela affaiblissait radicalement la portée empirique des résultats de l’analyse économique.

Pourtant, une lecture attentive de la démonstration de la théorie des avantages relatifs révèle qu’elle est rigoureusement indépendante de la question de la concurrence, du libre-échange, et du « désir de richesse ». Contre un préjugé tenace, disons-le d’emblée clairement : cette théorie montre les avantages découlant de la spécialisation, non du libre-échange. Et ce faisant, elle n’engage aucune hypothèse comportementale, comme nous allons essayer de le montrer. L’absence de cette hypothèse éthique extrêmement forte qu’est le « désir de richesse » implique alors que la validité empirique de la théorie n’est pas aussi faible que ce craignait Mill.

Notre travail, qui consiste à confronter l’épistémologie de Mill à son économie politique, entend donc nuancer le point de vue habituel des commentateurs de Mill, lesquels s’accordent traditionnellement à dire que l’économiste britannique a bien théorisé l’économie classique, à tous le moins ricardienne (cf. Hollander [1987], Robbins [1970]).

Nous essayerons donc de mettre en évidence l’existence d’un décalage entre la théorie de Mill et sa « pratique »4 d’économiste, c’est-à-dire entre ses principes épistémologiques et son analyse économique du commerce international.

Dans cette perspective, nous commencerons par rappeler brièvement la conception

millienne de l’économie politique (partie 1). Nous confronterons ensuite ce discours épistémologique à ses écrits d’économie portant sur la question du commerce international afin de distinguer, parmi ces derniers, quelle place méthodologique y joue le « désir de richesse ». Nous montrerons alors en quoi il ne constitue pas une hypothèse nécessaire de la théorie des avantages relatifs (partie 2). Nous tirerons in fine les conséquences de cette incomplétude épistémologique de Mill en particulier sur la question de la validité empirique de la théorie classique du commerce international (partie 3).

1. Épistémologie économique de J. S. Mill’s Mill, dans son Essay de 1836 intitulé « On the definition of political economy and on the method of investigation proper to it » est un des premiers économistes à proposer une conceptualisation épistémologique de l’économie politique classique, ou plus précisément de l’économie ricardienne. Mais c’est surtout dans le Système de logique déductive et inductive5, 4 Des guillemets s’imposent puisqu’en toute rigueur la « pratique » d’économiste que nous avons en vue ici consiste toujours en une théorie. 5 Titre original : System of Logic, Ratiocinative and Inductive. Dans la suite du texte nous mentionnerons la traduction française sous le titre abrégé de Logique et la version originale sous celui de Logic.

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publié 7 ans plus tard (en 1843), que Mill a exposé les réflexions épistémologiques les plus abouties à ce sujet. Dans le livre VI du Système de logique intitulé « De la logique des sciences morales », Mill veut montrer la possibilité d'une science de l'homme, ou plus précisément de la conduite humaine6. Au sein de ce qu'il nomme ainsi les sciences morales ou encore la « science de la nature humaine », il distingue deux types de science : d'abord la « science de l'homme individuel » (composée de la « psychologie » et de « l'éthologie ») ; ensuite la « science sociale » ou « science de l'homme en société », dont va faire partie l'économie politique mais aussi l’ « éthologie politique ». L’économie est donc clairement une science sociale. Le savoir économique s'inscrit alors dans ce champ de connaissances plus large qu'est la science de l’homme en société dont l’objet est l'étude « des actions des masses collectives du genre humain, et des divers phénomènes qui constituent la vie sociale » (chapitre VI, §1). Le point de départ qui, chez Mill, rend possible une telle science de la conduite humaine est l’idée, pour lui fondamentale, que le comportement humain est soumis à une détermination causale semblable à celle des phénomènes naturels. Reste à savoir quelle méthode est scientifiquement pertinente pour mettre en évidence cette détermination. C’est ce que Mill entreprend à partir du chapitre VII.

1.1. L’économie politique, une science qui déduit à partir du « désir de richesse »

Mill conçoit l’économie politique comme une science sociale (elle est selon lui une « branche » de la sociologie générale. [] Adoptant un point de vue résolument individualiste (au sens méthodologique du terme) en sciences sociales, il considère que tout phénomène social est la somme de facteurs individuels :

“The effect produced, in social phenomena, by any complex set of circumstances, amounts precisely to the sum of the effects of the circumstances taken singly” (Logic, vol. 2, p. 486)

C’est là le principe de la « composition des causes » qu’on retrouve en physique, science dans laquelle les forces s’additionnent les unes aux autres. La méthode idoine en science sociale, et donc en économie politique, est la méthode « physique » (qu’il nomme aussi « déductive concrète »). Celle-ci consiste rigoureusement en trois étapes successives : isoler toutes les causes qui exercent une influence sur un phénomène et leur associer à chacune son effet propre7 ; déduire, c’est-à-dire additionner, chacun de ces effets ; puis vérifier que l’observation a posteriori coïncide « concrètement » avec les résultats de la déduction (cf. schéma en annexe 1).

La science sociale doit au final, pour expliquer un phénomène social, partir des actions individuelles, additionner leurs effets et vérifier a posteriori que le phénomène observé est bien conforme à la déduction.

6 Cette démonstration est l'objet des chapitres I et II du livre VI. 7 Ce qui correspond à une induction. Chez Mill, toute déduction est précédée d’une induction. De sorte que même les mathématiques ou la géométrie sont pour lui des sciences dont les fondements sont obtenus par induction (pour une analyse plus complète cf. Boss, p. 58 sq).

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Encore Mill précise-t-il que si la science sociale a pour modèle de scientificité la physique, elle s’en distingue néanmoins par un objet qui lui est propre (les phénomènes sociaux) et dont la caractéristique principale est sa complexité, comme il le souligne au chapitre IX :

« Il n’y a pas un phénomène social qui ne subisse plus ou moins l’influence de tous les autres éléments de l’état de la même société, et, par conséquent, de toutes les causes qui influent sur les autres phénomènes sociaux contemporains. » (Logique, vol. 2, p. 493).

Cette idée d’un « consensus » dans le corps social, c’est-à-dire d’une interdépendance

de toutes ses parties, Mill la reprend, pour ainsi dire, « à son Comte » – dont il a été dans un premier temps un grand admirateur. Or cette « pluralité des causes » et leur « interférence mutuelle » bloque non seulement la première étape de la méthode physique (puisqu’elle empêche d’isoler chacun des éléments influant sur un fait social) mais également la seconde (les facultés humaines ne sauraient procéder à l’addition d’une telle multiplicité de causes).

Néanmoins, cette difficulté relative aux phénomènes sociaux va être compensée par

l’existence, dans certaines situations sociales, de causes plus importantes que d’autres, ce qui va permettre de délaisser celles dont l’influence est mineure dans l’explication du phénomène considéré (Mill les qualifie de « perturbations »). Ainsi, même si l’action humaine est dans la réalité toujours déterminée par une multitude de facteurs complexes et enchevêtrés, il est possible de parvenir à une explication satisfaisante de certains phénomènes sociaux en ne retenant qu’une motivation humaine principale. On obtient alors une compréhension, certes approximative de ces phénomènes, mais satisfaisante parce qu’indicatrice de « tendances ».

Quel est, partant, la cause principale qui dessine le point d’ancrage déductif de toute

l’économie politique ? Cette cause, Mill la nomme « désir de richesse ». En effet, selon lui, la séparation des phénomènes économiques du reste du social consiste à isoler cette « classe de phénomènes sociaux dans laquelle les causes immédiatement déterminantes sont en première ligne celles qui agissent par le désir de la richesse. » (Logique, vol. 2, p. 495).

Que faut-il entendre précisément par « désir de richesse »8 ? Il s’agit de cette « loi psychologique familière […] qu'on préfère un gain plus grand à un moindre9 » (ibid., p. 495). Plus loin, il précise qu’il s’agit du « désir d’acquérir la plus grande quantité de richesse avec le moins de travail possible » (ibid., p. 498). Car deux mobiles viennent contrarier ce désir, à savoir « l'aversion pour le travail et le désir de la jouissance immédiate de plaisirs coûteux10 » (ibid., p. 496). En effet, le premier fait obstacle à la production même de richesse, tandis que le second est un frein à l’accumulation de la richesse.

La conception qu’il se donne du « désir de richesse » est, on le voit, relativement fruste : elle se résume à « préférer plus de biens économiques à moins » ou encore, ce qui revient au même, à « préférer moins d’effort pour obtenir ces mêmes biens ». On pourrait ajouter, comme certains commentateurs l’ont souligné (cf. Zouboulakis, 1993), que Mill précise les choses en définissant également une règle de rationalité des moyens : l’individu « is capable of judging of the comparative efficacy of means for obtaining that end » (Mill, Essay, p. 137). Mais on peut faire remarquer que Mill n’a vraisemblablement pas trouvé utile de reproduire 8 Il parle aussi parfois du « desire of moneygetting » (Logic, vol. 2, p. 499). 9 Mill reprend ici, sous une formulation propre, le 1er des quatre principes qui sous-tendent l’analyse ricardienne tel que Senior les a exposés pour la première fois dans sa conférence de 1826 (cf. Zouboulakis, 1995, p. 974-975). 10 Il est intéressant de noter qu’il s’agit là exactement des éléments caractéristiques de la psychologie de base du producteur et du consommateur de la théorie microéconomique néoclassique (ils sont au fondement par exemple de la courbe d’offre de travail).

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cette règle supplémentaire dans son ouvrage, ultérieur et plus achevé, qu’est le System of logic, alors même que tout le passage qui suit immédiatement cette citation y est repris verbatim.

A suivre rigoureusement le texte millien, on peut dire au final que le désir de richesse est celui qui s’exprime lorsque nous avons affaire à une alternative et renvoie à ce titre à une préférence (préférer gagner plus que moins ; préférer travailler moins que plus…).

Mill peut ainsi définir l’objet de l’économie politique, dès 1836 dans son Essay, en ces termes :

“[Political Economy] predicts such of the phenomena of the social state as take place in consequence of the pursuit of wealth. It makes entire abstraction of every other human passion or motive; except those which may be regarded as perpetually antagonizing principles to the desire of wealth, namely, aversion to labour, and desire of the present enjoyment of costly indulgences […]. Political Economy considers mankind as occupied solely in acquiring and consuming wealth.” (Essay, p. 137-138).

On le voit, Mill revendique clairement l’idée que la science économique repose sur une

vision réductrice de l’homme, qui fait de lui un être mû exclusivement par son intérêt égoïste. Mais l’auteur du Système de Logique précise aussi d’emblée qu’il ne s’agit pas là d’une description réaliste de l’activité humaine mais d’une abstraction nécessaire11 pour permettre une étude scientifique de certains phénomènes :

« Ce n'est pas qu'il y ait jamais eu un économiste assez absurde pour supposer que le genre humain soit réellement ainsi constitué ; mais ce procédé est, par la nature des choses, imposé à la science. Lorsqu'un effet dépend d'un concours de causes, ces causes doivent être étudiées une à une, et leurs lois cherchées séparément, si l'on veut, au moyen des causes, acquérir le pouvoir de prédire ou de contrôler l'effet ». (Logique, vol. 2, p. 497).

Mill a conscience que l’action d’un individu s’explique par un entrelacs de causes

(traditions, valeurs, etc.) extrêmement complexe. Ce n’est donc pas par myopie ou inculture que Mill opère cette abstraction, mais uniquement par souci analytique : si on veut pouvoir faire l’addition de comportements individuels, il faut bien supposer que chacun agit de façon identique dans la même situation. La déduction d’un phénomène économique à partir de comportements individuels impose de délaisser sciemment toutes les autres motivations sociales qui font l’homme, pour autant qu’elles soient secondaires dans le cas du phénomène considéré. L’étude scientifique des phénomènes économiques va alors consister à déduire les conséquences de cette motivation intéressée et égoïste dans les situations sociales où elle est susceptible d’apparaître.

Dans quelles occurrences sociales, le désir de richesse est-il alors la motivation prédominante ?

Cette cause dominante de l’agir humain est justement valable pour une catégorie précise de phénomènes sociaux : la production et l’échange de biens et services marchands. La séparation (ou « abstraction ») de cette motivation particulière dans ce domaine d’activité est donc justifié, nous dit Mill. Sept ans plus tard dans le System of logic, tout en reprenant les passages de l’Essay ci-dessus, il réaffirme ce caractère déductif de l’analyse économique :

11 Abstraction d’autant plus légitime, selon Mill, que le « désir de richesse » correspond à une loi psychologique vraie car fondée empiriquement. Meidinger (1994, p. 45 sq) a bien montré que le caractère hypothétique de l’économie politique était relatif aux conclusions, non aux prémisses que Mill pense fondées expérimentalement sur les lois de la psychologie.

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« En raisonnant uniquement d'après cette loi de la nature humaine […] nous pouvons expliquer et prévoir cette partie des phénomènes sociaux, en tant qu'ils dépendent de cette classe de circonstances seulement […]. On peut ainsi constituer une science qui a reçu le nom d'Économie Politique ». (Logique, vol. 2, p. 495-496).

In fine, Mill revendique à l’économie politique le statut de science déductive dont le

modèle de scientificité, en termes de méthode, est celui de la science physique. Il s’agit donc d’une science « abstraite ou hypothétique », c’est-à-dire reposant sur l’isolement d’un facteur social spécial : le désir de richesse. Par « hypothétique » il faut entendre que cette science détermine ce que seraient les phénomènes sociaux si telle cause spéciale agissait seule ; elle est donc « abstraite » dans la mesure où elle fait abstraction de toute « cause perturbatrice » qui dans la réalité viendrait inévitablement modifier ses résultats.

Le statut épistémologique de l’économie politique selon Mill étant rappelé, il semble

légitime d’examiner à présent dans quelle mesure ses analyses économiques y sont conformes.

1.2. Les lois économiques classiques fondées sur le « désir de richesse » Mill dès le début de ses Principles of political economy (dans les « Preliminary remarks ») pose que l’économie politique s’intéresse aux lois de la production et de la distribution des richesses. En réalité, c’est dans le domaine de la distribution que l’hypothèse du « desire of wealth » (que nous noterons DW) est vraiment aisément repérable. Encore convient-il de préciser que les lois de la distribution qu’il expose sont les lois propres à l’économie de marché uniquement.

En effet, dès le début du Livre II des Principles sur la « Distribution », Mill annonce qu’il ne va étudier que l’économie de marché concurrentielle (alors même qu’il a conscience qu’il existe plusieurs mode de distribution : féodalisme, communisme, économie marchande). C’est qu’en réalité son programme épistémologique le contraint à circonscrire finalement les investigations de l’économiste à un cadre socio-historique très précis (qui est celui de l’économie de marché) et présentant trois dimensions : propriété privée, division du travail, et existence d’un marché concurrentiel.

D’abord pourquoi la propriété privée ? Celle-ci constitue, selon Mill, une institution « primary and fundamental »12 sur laquelle presque toute organisation sociale a toujours reposé. Au-delà du caractère anthropologiquement contestable de cette affirmation, on peut expliquer par des raisons épistémologiques pourquoi cette forme d’organisation retient son attention : le « désir de richesse », c’est-à-dire la quête individuelle du gain maximum, ne peut se déployer que si les individus possèdent des biens et des services (du capital et du travail) – ou, à tout le moins, ont le droit d’en posséder – et ont le droit d’en disposer librement. Preuve en est que Mill ajoute que la propriété privée « implique la liberté d’acquisition par contrat »13. Là encore, on voit que la propriété privée – par opposition, par exemple, au communisme – rend possible l’épanouissement du désir individuel de richesse et donc la

12 Livre II, chap. I, §2. 13 Livre II, chap. II, titre du §1.

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déduction de phénomènes économiques à partir de lui. Néanmoins elle reste une condition non suffisante : dans une économie d’autoproduction, il peut aussi y avoir propriété privée mais pas échange. Il faut par conséquent lui adjoindre la division sociale du travail.

Enfin, le DW suppose en toute rigueur une alternative, celle d’avoir le choix entre un gain

plus faible et un plus fort (cf. la définition ci-dessus du DW). Or seule la concurrence permet de comparer les prix et de choisir le plus faible (point de vue du consommateur) où les taux de profit et de choisir le plus élevé (point de vue du capitaliste). Le DW implique donc la concurrence.

La concurrence n’a de sens que dans une économie d’échange marchand. Elle présuppose donc une division sociale du travail (et c’est pourquoi Mill ne s’intéresse pas à une économie d’autoproduction).

Ce triple régime (propriété individuelle, économie de marché et libre concurrence) est par

conséquent intimement lié au « désir de richesse », puisque c’est sous lui, et uniquement sous lui, que cette motivation humaine peut prendre effet sous forme d’actes individuels concrets. Ces trois éléments constituent in fine les conditions de possibilités socio-historiques de l’économie politique selon Mill.

Ajoutons encore que, des trois postulats14 ayant trait au cadre socio-historique, la

concurrence revêt une importance particulière chez Mill parce qu’elle présuppose de toute façon les deux autres). Dans la mesure où la libre concurrence permet au « désir de richesse », cette motivation humaine encore potentielle, de s’actualiser dans le fait d’acheter ou de vendre librement en fonction du prix, la concurrence, peut servir d’équivalent au « désir de richesse », comme hypothèse de base, à l’économie politique :

“Only through the principle of competition has political economy any pretension to the character of a science. So far as rents, profits, wages, prices, are determined by competition, laws may be assigned for them. […] As an abstract or hypothetical science, political economy cannot be required to do, and indeed cannot do, anything more” (ibid., p. 242).

Le cadre institutionnel de l’économie politique millienne étant posé, voici ce que peut

chercher à montrer l’économiste, dans le domaine de la distribution, par déduction du « désir de richesse » :

“We have to inquire, according to what laws the produce distributes itself among these classes, by the spontaneous action of the interests of those concerned: after which a further question will be, what effects are or might be produced by laws, institutions, and measures of government, in superseding or modifying that spontaneous distribution.” (Principles, p. 238).

On comprend maintenant que la distribution « spontanée » doit être entendue au sens de

celle qui découle naturellement, ou plutôt nécessairement, de l’hypothèse de « désir de richesse ». L’économiste est celui qui fait voir comment le produit se répartit entre les classes sociales dès lors qu’on laisse les individus libres de poursuivre leur intérêt personnel, ce qui était déjà le questionnement central de Ricardo.

14 Il y aurait encore d’autres postulats à mentionner (cf. Zouboulakis, 1993). Mais ils ne concernent pas directement le type institutionnel de société visée par l’économie millienne ; ils portent davantage sur des caractéristiques techniques (comme, par exemple, l’existence d’une terre de qualité variable ou encore la mobilité du capital et du travail à l’intérieur du pays).

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Par exemple au chap. XI du Livre II portant sur les salaires, c’est bien à partir de

l’hypothèse de la concurrence et du « désir de richesse » qu’il peut énoncer que le taux des salaires dépend de l’offre et de la demande de travail et donc du rapport entre la population et les capitaux (§1) : Les capitalistes (les employeurs), poursuivant leur désir de richesse, préfèrent les payer moins que plus. Or ils peuvent se le permettre dès lors que le nombre des travailleurs augmente, puisque la concurrence accrue qu’ils se font sur le marché des denrées qui explique que leurs salaires diminuent :

“A greater number [of their children] will now be reared, and the competition of these, when they grow up, will depress wages, probably in full proportion to the greater cheapness of food.” (Principles, p. 348, emphasis mine).

Suivant le même procédé déductif, Mill expose la loi des salaires de subsistance de

Ricardo (§2) : s’il n’y avait pas la recherche intéressée du profit par les capitalistes, en situation de concurrence, les salaires ne varieraient pas, à long terme, avec le prix des subsistances. Pour Mill, il s’agit là d’une vérité établie par l’économie politique : “This assumption contains sufficient truth to render it admissible for the purposes of abstract science.” (ibid., p. 347).

Par ailleurs, c’est grâce à l’hypothèse du désir de richesse, et à son pendant qu’est la

concurrence, que l’économie ricardienne peut établir la loi d’unicité des taux de profit dans une économie nationale : dès lors qu’un secteur est plus profitable, les capitalistes mus par leur désir de richesse vont y employer leur capital (cf. Mill, Principles, p. 410 sq). Mill ajoute de même qu’en situation de mobilité internationale des facteurs travail et capital, il résulterait du désir de richesse une égalisation internationale des taux de profit et de salaire (cf. Principles, p. 575).

D’autre part, Mill souligne au début des Principles, dans les « Preliminary remarks », que l’économiste doit utiliser des lois physiques et les combiner avec des lois psychologiques pour produire des lois économiques. Ainsi, la loi des rendements décroissants est une loi physique relative aux propriétés du sol (elle n’est donc pas une loi économique) qui, combinée avec le désir de richesse (loi psychologique), permet de produire la loi de la rente différentielle (c’est-à-dire la loi d’accroissement de la rente en fonction des terres cultivées).

D’après la loi des rendements décroissants, la mise en culture de nouvelles terres moins fertiles génère une production moins que proportionnelle par rapport aux facteurs de production utilisés. Le coût des denrées alimentaires augmentant, les salaires mesurés en blé augmentent et donc symétriquement le taux de profit diminue (cf. lois énoncées ci-dessus). Mais ce dernier diminue non seulement sur la terre marginale mais aussi sur toutes les terres, dans la mesure où les propriétaires terriens possédant les terres les plus fertiles, poussés par leur désir de richesse, font jouer la concurrence entre capitalistes susceptibles d’exploiter leur terre. D’où l’apparition d’une rente sur les terres les plus fertiles (pour une présentation plus formalisée selon le modèle Popper-Hempel-Oppenheim, voir Zouboulakis, 1993, p. 117-120).

De même, on montrerait sans difficulté que le mécanisme d’équilibrage de la balance des paiements s’obtient bien par déduction à partir de cette même prémisse. C’est d’ailleurs à ce sujet, en réponse à des critiques de sa théorie, que Ricardo exprime cette rare considération épistémologique dans des termes proches de la conception millienne :

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“It is self-interest which regulates all the speculations of trade, and where that can be clearly and satisfactorily ascertained; we should not know where to stop if we admitted any other rule of action.” (Ricardo, The high price of bullion, p. 102). Dans tous ces exemples, Mill se conforme donc bien aux principes épistémologiques

qu’il a lui-même énoncés.

1.3. Le statut « hypothétique » des lois basées sur le « désir de richesse »

En raisonnant à partir de cette prémisse, Mill et la tradition épistémologique ricardienne fondent une science dont ils ont conscience que son domaine de validité est extrêmement étroit, dû précisément à l’étroitesse de l’hypothèse de départ. On comprend que Mill ait eu notamment pour objectif dans ses Principles, en sus d’offrir une version moins aride des analyses de Ricardo, de préciser les limites de validité de leur application pratique. D’où son titre exact : Principles of political economy with some of their applications to social philosophy. C’est sans doute là d’ailleurs un des apports essentiels des Principles. Voici ce qu’il dit dans ses Mémoires au sujet de son ouvrage de 1848 :

« L'économie politique y était traitée non comme une science subsistant isolément et par elle-même, mais comme un fragment d'une chose plus grande, comme une branche de la philosophie sociale, unie aux autres branches par des liens tellement entremêlés que les conclusions qu'elle présente, même dans son domaine propre, ne sont vraies que d'une manière conditionnelle, et restent soumises à l'intervention et à l'influence contrariante de causes qui ne tombent pas directement sous ses prises, qu'elles n'ont pas plus de droit à se donner pour des guides pratiques que n'importe quelles considérations d'un autre ordre. » (Principles, p. 226, n. s.).

La première partie de cette citation (jusqu’à « …prises ») vise à rappeler que les lois

économiques sont des lois hypothétiques, au sens où elles sont vraies que pour autant que le désir de richesse est véritablement la cause principale des actions des hommes. Ce qui implique de vérifier si cette condition qu’est le désir de richesse est bien, dans la réalité, sur les marchés concrets, ce qui motive principalement les hommes. La « vérification », cette troisième étape de la méthode déductive concrète, a donc précisément pour fonction de mettre en évidence les « causes perturbatrices », c’est-à-dire notamment les motivations humaines qui auraient été oubliées dans l’étude du phénomène considéré15 (par exemple le souci de l’honneur, le respect de valeurs éthiques…) et qui dans la réalité pourraient venir contrarier le « désir de richesse », en ce sens qu’elles pousseraient l’individu, dans telle ou telle situation, à ne pas préférer un gain plus grand à un moindre. D’où, dans la seconde partie de la citation, cette extrême prudence sur la question de l’applicabilité des résultats et des théorèmes économiques. Si l’on veut utiliser ces lois abstraites et conditionnelles dans la pratique, il faut encore rétablir tout ce qu’elles ont négligé dans leur hypothèse de départ. L’économie politique étant une science conditionnelle, elle ne saurait servir de guide pratique dont on pourrait aveuglément tirer des préceptes ou des prédictions : 15 Ces motivations étant l’objet d’étude d’autres « branches spéciales » de la science sociale, comme par exemple l’éthologie politique.

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« So far as it is known, or may be presumed, that the conduct of mankind in the pursuit of wealth is under the collateral influence of any other of the properties of our nature than the desire of obtaining the greatest quantity of wealth with the least labour and selfdenial, the conclusions of Political Economy will so far fail of being applicable to the explanation or prediction of real events, until they are modified by a correct allowance for the degree of influence exercised by the other cause. » (Essay, p. 140).

Cette humilité vis-à-vis du savoir économique, rigoureusement cohérente avec son épistémologie, a pourtant une conséquence redoutable : celle d’ôter aux lois économiques toute universalité quant à leur domaine de validité, et ce pour trois raisons.

Dans ses Principles, nous avons vu précédemment (partie 1.2.) qu’il ne faisait aucun

doute, pour Mill, que l’économie ricardienne se déploie dans un cadre socio-historique particulier. Ces caractéristiques ont pour fonction de définir les limites de validité des lois économiques. Hors de ce cadre, elles ne s’appliquent plus. En d’autres termes, la science économique n’a d’autre fonction que de s’appliquer à des économies de marché et à elles seules.

Dès lors, Mill pose comme première limitation à la validité de l’économie politique que ses lois ne concernent qu’un nombre restreint de pays :

“English political economists […] discuss the laws of the distribution of the produce of industry, on a supposition which is scarcely realized anywhere out of England and Scotland, namely, that the produce is “shared among three classes, altogether distinct from one another, labourers, capitalists, and landlords; and that all these are free agents, permitted in law and in fact to set upon their labour, their capital, and their land, whatever price they are able to get for it […]”.” (Logic, vol. 2, p. 496, n. s.).

Et d’ajouter qu’en Inde par exemple – où l’Etat est seul propriétaire foncier – ces lois ne s’appliquent pas16.

De même, Mill a bien conscience que la prémisse comportementale soutenant toute la construction ricardienne (l’esprit de lucre) n’est pas une donnée anthropologique universelle et se limite à quelques rares pays, les mêmes que précédemment :

“In political economy for instance, empirical laws of human nature are tacitly assumed by English thinkers, which are calculated only for Great Britain and the United States. Among other things, an intensity of competition is constantly supposed, which, as a general mercantile fact, exists in no country in the world except those two. (Logic, vol. 2, p. 499, emphasis mine).

A la lumière de ces deux citations, on comprend que l’économie politique semble être une science « taillée sur mesure » pour les pays anglo-saxons.

En second lieu, la disposition individualiste égoïste et son pendant institutionnel qu’est la libre concurrence est une caractéristique des sociétés anglo-saxonnes modernes uniquement :

“Competition, in fact, has only become in any considerable degree the governing principle of contracts, at a comparatively modern period. The farther we look back into history, the

16 On voit que Mill anticipe même, d’une certaine manière, la critique marxiste de l’économie politique, dans la mesure où il s’élève contre une forme d’idéologie propre au discours naturalisant de certains économistes.

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more we see all transactions and engagements under the influence of fixed customs.” (Principles, p. 243).

Ce propos de Mill – qu’on pourrait croire tout droit tiré de Polanyi et Arensberg (1957) – souligne que ce n’est qu’au risque d’un anachronisme illusoire qu’on prétendrait appliquer aux sociétés antérieures les lois économiques, dans la mesure où la quête individuelle du gain a traditionnellement toujours été encastrée dans un ensemble de règles morales et politiques édictées par la société ou la communauté, et s’imposant aux décisions autonomes des individus. Ces règles sociales, c’est ce que Mill, dans le chapitre IV du livre II des Principles (intitulé « Of competition and custom »), désigne sous le terme de « coutume ». Il y souligne que les effets de la concurrence sont toujours affectés empiriquement par la coutume des différents pays parce que celle-ci court-circuite le « désir de richesse ».

Dans les pays anglo-saxons de son époque, la coutume ne constitue selon lui qu’une simple « cause perturbatrice » pour l’économiste, c’est-à-dire une cause mineure qui modifie à la marge les déductions de l’analyse économique. Mais hors de ces pays – et pour les époques antérieures – la coutume joue un rôle si important qu’elle devient la cause principale à l’action des individus, obérant l’applicabilité de l’analyse économique17. Dans la mesure où le « désir de richesse » est une disposition propre à un système de valeurs qui fait exception dans l’histoire de l’humanité, l’économie politique ne fournit que des « vérités locales »18 (Logique, vol.2, p. 500). Son domaine de validité est radicalement limitée, aussi bien spatialement (cantonnée aux pays anglo-saxons) que temporellement (la modernité)19.

Cette double limitation liée au cadre socio-historique se parachève en dernier lieu sur un obstacle plus radical. Car même dans le cas de pays comme l’Angleterre moderne, les lois économiques restent radicalement tendancielles ou partielles, dans la mesure où le phénomène économique qu’elles mettent en évidence pourrait très bien résulter d’une autre combinaison des causes que celle retenue (en particulier de la coutume), sans que l’économiste puisse le déterminer. Comme, dans la réalité, jamais aucun homme ne se décide uniquement en vue du strict « désir de richesse », et qu’en outre il n’est pas possible de connaître les innombrables motivations de chacun ni de calculer leur combinaison, l’économie politique n’a aucune prétention à être une science exacte : ses lois correspondent toujours uniquement à des « tendances ».

17 Analyse qui, bien que ne trouvant pas de confirmation dans les faits, n’en reste pas moins vraie dans l’« abstrait », comme exposé précédemment. 18 « Locally true » (Logic, vol. 2, p. 497). 19 On pourrait de même penser que la rationalité utilitaire individualiste est amenée à s’étendre à l’échelle planétaire, rendant à terme le « désir de richesse » moins particulier. Mais Mill suggère plutôt l’idée contraire dans le chapitre VI du Livre IV des Principles : une fois arrivées à « l’état stationnaire », les sociétés pourront enfin connaître, nous dit-il, une période où la fin principale des individus ne sera plus le désir d’acquérir des richesses mais de cultiver librement les arts qui embellissent la vie (« graces of life ») (Principles, p. 750). De sorte que, dans l’esprit de Mill, le domaine de validité temporel de l’économie politique a non seulement un début (l’époque moderne) mais également une fin (l’état stationnaire), s’inscrivant dans une sorte de parenthèse historique.

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Mill, dans le dernier paragraphe du chapitre portant sur la méthode déductive concrète du System of logic, en vient d’ailleurs à tirer lui-même toutes les conséquences de sa conception de l’économie politique :

“A trial of corn laws in another country or in a former generation would go a very little way towards verifying a conclusion drawn respecting their effect in this generation and in this country. It thus happens, in most cases, that the only individual instance really fitted to verify the predictions of theory is the very instance for which the predictions were made.” (Logic, vol. 2, p. 503, n. s.).

L’hypothèse de « désir de richesse » semble d’une certaine manière ad hoc, c’est-à-dire élaborée pour expliquer partiellement la situation économique britannico-américaine du 19e siècle. L’économie politique se réduit à n’être que la science d’un cas particulier, celui pour lequel la théorie a été élaborée. Le programme épistémologique de Mill offre ainsi le paradoxe d’une science dont le domaine de validité atteint un niveau extrêmement faible20.

N’y a-t-il pas nonobstant des résultats économiques d’une portée extrêmement générale, voire universelle ? Les théories économiques classiques sont-elles irrémédiablement datées ? On peut montrer que certains résultats classiques – et non des moindres – semblent échapper à cette limitation de pertinence empirique, du fait précisément qu’ils ne reposent pas sur cette hypothèse éthique éminemment forte du « désir de richesse ». C’est le cas de la théorie des avantages relatifs.

2. La théorie des avantages comparatifs dans la théorie classique du commerce international

2.1. Des trois théories qui composent la théorie classique du commerce international

Il importe de souligner que la théorie des avantages comparatifs ne représente pas à elle seule toute la « théorie classique du commerce international », ainsi que le fait remarquer Robbins21. Elle en constitue seulement un moment parmi trois, le premier, à côté de la théorie de la circulation des métaux précieux et enfin de la théorie de la détermination des prix internationaux en fonction de la demande réciproque. Nous pouvons préciser cette remarque de Robbins en disant que la première montre les gains de la spécialisation ; la seconde permet de comprendre comment la spécialisation est obtenue dans un système de libre concurrence internationale ; la troisième met en évidence la répartition des gains de la spécialisation dans un système de libre-échange. Ricardo n’examinera pas cette dernière question de la détermination de la répartition de ces gains (c’est Mill qui le fera d’abord dans son essai de 1836 intitulé « Of the laws of interchange between nations… » et au chapitre 18 du livre 3 de ses Principles). C’est pourquoi Robbins attribue la paternité des deux premières à Ricardo et de la dernière à Mill. 20 On retrouve ici les critiques des auteurs de « l’école historique anglaise » qui dénonçaient l’économie ricardienne de Cairnes et Mill (cf. par exemple Harrison [1985]). 21 John Stuart Mill, Lionel Charles Robbins Robbins, et John Mercel Robson, Collected works of John Stuart Mill. 4-5, Introduction, p. ix.

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Il convient en outre de noter que chez Ricardo comme chez Mill, les deux premières problématiques sont confondues dans un même texte ; c’est donc au lecteur de faire l’effort de distinction entre les deux. En revanche, la question de la détermination des termes de l’échange – absente chez Ricardo – est chez Mill assez clairement dissociée des deux premières, comme le montre le titre même du premier de ses Essays on some unsettled questions of Political Economy, intitulé : « Of the laws of interchange between nations; and the distribution of the gains of commerce among the countries of the commercial world ». Dans cet essai, il reprend dans un premier temps (p. 232-235) l’exposé des deux principes ricardiens, pour ensuite annoncer qu’il va traiter la question de la répartition des gains de l’échange (p. 235 sq.). Dans les Principles de Mill, la dissociation est encore plus claire, dans la mesure où elle se matérialise dans le Livre 3 en deux chapitres distincts successifs (chap. 17 et 18).

C’est à présent sur la première de ces trois théories que nous souhaiterions porter toute

notre attention.

2.2. Exposé de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo

La paternité de la théorie des avantages relatifs revient sans doute à Torrens qui, deux ans avant Ricardo (en 1815) en exposa le principe dans son Essay on the External Corn Trade, mais sans recourir à ce qui fit le succès ultérieur de Ricardo : le traitement par le truchement d’un exemple numérique représentant les quantités d’heures de travail nécessaires pour produire du vin et du drap – les fameux « Ricardo’s four magic numbers » selon l’expression de Samuelson (Samuelson, 1969, p. 4).

Mill dans ses Principles, livre 3, chapitre 17 intitulé « Of international trade », réexpose quasiment à l’identique l’analyse de Ricardo (modifiant simplement les valeurs numériques des coûts de production nationaux et remplaçant le Portugal par l’Allemagne et le vin par la toile) et affirme explicitement lui en être redevable (cf. le tout début du §2 de ce chapitre 17).

Nous nous proposons donc de reprendre le fil de l’argumentation tel qu’il se présente dans

le chapitre 7 des Principles de Ricardo. Ricardo part d’une situation d’autarcie, où l’Angleterre et le Portugal produisent deux

biens, du drap et du vin, mais avec des productivités différentes. L’Angleterre ne possède aucun avantage absolu : ses coûts unitaires de production sont plus élevés dans les deux secteurs considérés. Le tableau ci-dessous reprend les données proposées par Ricardo (Principles, p. 140 sq) :

Tableau 1 : Quantités d’heures22 de travail nécessaires à la production d’une unité de drap et de vin

1 unité de drap 1 unité de vin Angleterre 100 120 Portugal 90 80

22 Pour simplifier, nous raisonnons en heures de travail là où Ricardo raisonne en année de travail par homme.

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Ricardo souligne alors, sans le démontrer clairement, que les deux pays ont un intérêt à se spécialiser et à échanger leurs productions. En effet, conformément à la théorie de la valeur-travail, Ricardo pose que l’échange au sein d’un pays ne se fait qu’entre des quantités de travail équivalentes. Ainsi les producteurs anglais de drap obtiennent en échange de 100 heures de travail l’équivalent de 100 heures de travail dans le secteur du vin, soit 100/120 = 0,83 unité de vin. De la même manière, au Portugal une unité de drap s’échange contre 90/80 = 1,125 unité de vin. Il s’ensuit que les producteurs anglais de drap ont intérêt à échanger leur production contre du vin portugais puisque pour une même quantité de travail fournie ils en obtiendraient plus : au mieux ils en obtiennent 1,125 unité (au pire 0,83, dans le cas où ils l’échangent sur leur marché national). Ricardo ne précise pas ces bornes à l’échange; il retient arbitrairement la solution à peu près médiane de 1 unité de drap contre 1 unité de vin (« Thus England would give the produce of the labour of 100 men, for the produce of the labour of 80 » (ibid, p. 141). Il faut surtout voir que, dans ce cours passage d’à peine une page, Ricardo développe en fait deux problématiques très distinctes, comme nous l’avons souligné au début de cette section : la première est la mise en évidence des gains découlant de la spécialisation ; la seconde est la question, toute différente, du prix d’équilibre international une fois la spécialisation réalisée, et donc de la répartition des gains de la spécialisation. Or il ne fait aucun doute que la puissance des avantages comparatifs qui émane – certes, confusément – du texte ricardien concerne la première question, celle de la mise en évidence de gains à la spécialisation, puisque sur le deuxième point il faudra attendre Mill et sa théorie de la demande réciproque pour clarifier la question de la fixation du prix international (Chapitre 18 de ses Principles).

Si donc on s’en tient d’abord au Principes de l’économie politique et de l’impôt (ou au chapitre 17 de Mill) ce qui est mis en évidence – ou plutôt suggéré – c’est que la spécialisation permet d’augmenter la productivité au niveau mondial, parce qu’elle revient à rediriger les facteurs de production vers les secteurs relativement les plus efficaces et donc à abandonner les productions relativement inefficaces. Chaque pays pourra échanger une production supérieure pour la même quantité de travail. En effet, nous pouvons faire remarquer que dans la situation autarcique, 390h de travail génère une production mondiale de 2 unités de drap et de 2 unités de vin (cf. tableau 2).

Tableau 2 : Quantités d’heures de travail nécessaires à la production d’une unité de drap et de vin et production mondiale sans spécialisation internationale

1 unité de drap 1 unité de vin Total Angleterre 100 120 220h pour 1drap et 1 vin Portugal 90 80 170h pour 1drap et 1 vin Après spécialisation de l’Angleterre dans le drap et du Portugal dans le vin, la productivité dans chaque pays reste inchangée mais la productivité globale a augmenté, du fait d’une meilleure allocation des facteurs de production : avec les mêmes quantités globales de travail (390 heures), la production mondiale est désormais de 2,2 unités de drap et de 2,125 unités de vin (cf. tableau 3).

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Tableau 3 : Quantités de travail nécessaires à la production d’une unité de drap et de vin et production mondiale après spécialisation internationale

Rappel des coûts de production

de chaque pays

1 unité de vin 1 unité de drap

Production totale de chaque pays après spécialisation

Angleterre _ 100h 220h de travail permet de produire 0 unité de

vin et 2,2 unités de drap (220/100).

Portugal 80h _ 170h de travail permet de produire 2,125 unités

(170/80) de vin et 0 unités de drap.

Au final, ce que met en évidence la théorie des avantages relatifs énoncée par Ricardo est le fait que la spécialisation, c’est-à-dire la simple réallocation des facteurs capital et travail dans le secteur relativement plus productif, conduit à une hausse des quantités produites au niveau mondial. Comme cette hausse est obtenue à quantité de facteur de production inchangée, la théorie met en évidence également la hausse de la productivité mondiale grâce à la spécialisation, sans que la productivité à l’intérieur de chaque pays ne change. Il y a donc un gain en termes de production et de productivité. Ce que Mill résume ainsi au livre 3, §3 du chapitre 17 des Principles :

“We perceive in what consists the benefit of international exchange (…): in a more efficient employment of the productive forces of the world”, (Principles, vol. 2, p. 117, emphasis mine)23

Il ressort par conséquent que le principe des avantages relatifs procède en dernière instance d’un strict problème logique, indépendant de toute hypothèse comportementale. Il peut en dernière instance se résumer ainsi : dès lors que les coûts relatifs à l’intérieur de chaque pays sont différents la spécialisation permet d’augmenter la productivité globale. Avant d’essayer de traiter la question de savoir sur quoi repose alors en définitive rendre ce principe économique (cf. section 4.2), il nous faut d’abord répondre à une objection qui ne manquerait d’être soulevée par les défenseurs de l’épistémologie millienne : le « desire of wealth » n’est-il pas une hypothèse nécessaire pour comprendre comment des individus en viennent à se spécialiser ?

3. Le rôle du « désir de richesse » dans la théorie classique du commerce international

23 Mill parle d’ « échange international » là où il serait plus rigoureux de parler de « spécialisation » (cf. point 2.3.)

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Le « désir de richesse » joue-t-il un rôle dans toute cette affaire ? La réponse implicite de l’économie ricardienne est la suivante : dans un système de libre concurrence internationale, la poursuite par les individus de leur désir de richesse va les conduire à se spécialiser spontanément dans les secteurs relativement les plus avantageux. On aurait donc le désir de richesse qui serait premier dans le raisonnement, selon la séquence causale suivante qui correspondrait parfaitement à l’épistémologie millienne (l’économie politique comme science déductive basée fondamentalement sur le « désir de richesse ») :

Désir de richesse → spécialisation internationale → gains issus de la spécialisation internationale Or, cette première relation causale, posée comme évidente, mérite pourtant un examen analytique attentif. D’après l’épistémologie millienne, le désir de richesse est une hypothèse nécessaire à partir de laquelle seulement peut être déduit tout résultat économique. Est-ce le cas ? Dit autrement, le désir de richesse est-il une hypothèse nécessaire pour obtenir la spécialisation comme le prétend Mill ?

Montrons d’abord en quoi le désir de richesse est une hypothèse suffisante, c’est-à-dire en quoi l’échange marchand dans lequel les individus poursuivent sans entrave leur désir de richesse permet d’aboutir spontanément à la spécialisation de chaque pays. C’est là le deuxième temps épistémique de la « théorie classique du commerce international ».

3.1. Le rôle de l’hypothèse de maximisation de la richesse chez Ricardo : la théorie de la circulation des métaux précieux

Pour comprendre désormais comment le libre-échange peut mener à la spécialisation,

il faut montrer en quoi et les producteurs et les consommateurs de chaque pays ont un intérêt à se tourner vers l’étranger. Ricardo, qui ne s’est pas contenté de la statique comparative, propose des pistes, dans la dernière partie de son chapitre 7, pour comprendre la dynamique propre à l’ouverture des frontières, c’est-à-dire pour saisir comment les économies nationales vont progressivement passer de la non spécialisation à la spécialisation des économies nationales conformément au principe des avantages comparatifs. Et cela passe par une réflexion qui repose en dernière instance sur le mécanisme de « répartition naturelle des métaux précieux » de Hume (cf. Ricardo, Principles, p. 143 sqq). Mais là il faut reconnaître que Ricardo suggère l’explication plus qu’il ne l’expose clairement. En effet, jusqu’à présent, Ricardo se plaçait dans une économie de pur troc (il regarde les quantités de vin qu’obtiennent les producteurs de drap dans chaque pays et inversement). Sauf que dans une économie monétaire, il est évident que les exportateurs de drap ne sont pas directement rémunérés en vin, et vice versa. Ils ne comparent pas directement les quantités de vin qu’ils obtiennent en échange de leur production mais des quantités de monnaie. Il s’ensuit que “cloth cannot be imported into Portugal, unless it sell there for more gold than it cost in the country from which it was imported” (Principles, p. 143). Apparaît clairement ici l’hypothèse de désir de richesse (en l’occurrence celui des exportateurs ici).

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Or, observons ce qui se passe lorsque les deux pays ouvrent leurs frontières, en reprenant nos données du tableau 124. Dans un premier temps, l’Angleterre n’est pas assez compétitive pour exporter. En effet, comme le fait remarquer Blaug (1962, p. 156), si le taux de salaire horaire exprimé en or est le même dans les deux pays, alors les produits anglais sont trop chers et donc le Portugal n’importe aucun produit anglais tandis qu’il exporte et son vin et son drap. Par exemple, si on suppose un taux de salaire horaire de 1£ dans les deux pays, alors les prix du drap et du vin sont les suivants : Tableau 4 : Prix en £ d’une unité de drap et de vin pour un taux de salaire horaire de 1£

dans chaque pays 1 unité de drap 1 unité de vin Angleterre 100£ 120£ Portugal 90£ 80£

A ces prix, les produits anglais ne sont pas compétitifs. Le désir de richesse pousse les consommateurs anglais et portugais à acheter les deux produits au Portugal (on néglige ici les coûts de transport à des fins de simplification).

Mais Ricardo ajoute que le déficit commercial de l’Angleterre entraîne une sortie d’or. Or, conformément à la théorie quantitative de la monnaie, cela génère une baisse des prix anglais, et donc des salaires nominaux anglais. Le déficit commercial se creuse jusqu’à ce que les prix anglais passent sous les prix portugais. Jusqu’où peuvent-ils baisser ? On sait que les rapports des coûts de production pour chaque bien sont les suivants :

1 unité de drap 1 unité de vin Portugal/Angleterre 90/100 = 0,9 80/120 = 0,667

Il s’ensuit que les salaires horaires nominaux (exprimés en or) anglais vont être compris entre 90% et 66,7% des salaires nominaux portugais.

En effet, dans notre exemple, si le taux de salaire horaire diminue de 10% en

Angleterre pour se fixer à 0,9£ par heure (soit 90% du salaire portugais), alors les prix seront les suivants :

Tableau 5 : Prix en £ du drap et du vin selon le taux de salaire horaire de chaque pays Taux de salaire horaire 1 unité de drap 1 unité de vin Angleterre 0,9 £ 0,9 x 100 = 90£ 0,9 x 120 = 108£

Portugal 1 £ 90£ 80£

Dans cette situation, le drap anglais commence tout juste à être compétitif par rapport au drap portugais. Dès que les salaires anglais baissent de plus de 10%, le drap anglais devient meilleur marché ; les consommateurs portugais, conduits par leur désir de richesse, commenceront alors à l’acheter.

24 Nous ne reprenons pas les exemples numériques que donne ici Ricardo (à partir de la p. 145) car ils ne nous semblent pas pertinents pour deux raisons : d’abord ils embrouillent le lecteur dans la mesure où ils ne reprennent pas les données initiales qu’il a lui-même posées ; en outre, ils sont incohérents avec ce qu’il est censé montrer puisqu’ils illustrent le cas où chaque pays a un avantage absolu !

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Or précisément, les importations de vin portugais peuvent continuer à faire baisser les prix en Angleterre, jusqu’au point maximal où les salaires anglais ne représenteront plus que 66,7% des salaires portugais. On se trouve alors dans la situation suivante : Tableau 6: Prix en £ du drap et du vin selon le taux de salaire horaire de chaque pays

Taux de salaire horaire 1 unité de drap 1 unité de vin Angleterre 0,667 £ 66,7 £ 80 £

Portugal 1 £ 90£ 80£

Grâce à la circulation des métaux précieux qui fait varier la masse monétaire dans chaque pays, les salaires horaires anglais exprimés en or diminuent suffisamment pour inciter les consommateurs portugais à acheter du drap anglais (l’effet est même redoublé par la hausse des salaires portugais que nous n’avons pas représentée ici). Autrement dit, on voit qu’il est possible pour l’Angleterre de récolter les bénéfices de son avantage comparatif dans la production de drap. D’où la conclusion de Blaug :

« La « répartition naturelle des métaux précieux » de Hume ne fonctionne donc pas seulement pour équilibrer les exportations et les importations des pays, mais intervient aussi dans le niveau des prix relatifs d’un pays à l’autre, incitant chaque pays à produire des biens pour lesquels il a un avantage comparatif. » (Blaug, 1962, p. 156)

Le désir de richesse est finalement bien une hypothèse suffisante pour obtenir la spécialisation, pour autant qu’on fasse droit au mécanisme de rééquilibrage automatique de la balance des paiements (un mécanisme qui d’ailleurs repose également sur le « désir de richesse »).

3.2. Le désir de richesse est-il une hypothèse nécessaire pour que soit mis en place une spécialisation internationale du travail ?

Il convient d’abord de remarquer que le concept de spécialisation implique d’une manière générale celui d’échange. Cela vaut aussi bien pour la spécialisation au sein d’un pays que pour la division internationale du travail. En effet, les hommes désirent en général consommer plusieurs biens. En se spécialisant, il faut bien que chaque producteur (qui est toujours aussi en même temps consommateur) échange une partie de sa production afin de se procurer les autres biens qu’il n’a pas produits. De la même manière, lorsqu’une nation entière se spécialise dans une production donnée, il est évident qu’elle vise à échanger sa production (en partie ou en totalité) avec le reste du monde. La spécialisation internationale est donc difficilement concevable sans l’échange international. Or c’est là qu’un glissement surgit dans le discours classique : de l’« international trade » Ricardo, et après lui tous ses commentateurs, concluent sans autre justification qu’il s’agit de l’« international free trade » (c’est-à-dire la concurrence entre individus à l’échelle internationale lorsque n’existent pas de barrières douanières).

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Ainsi lorsque Ricardo résume au chapitre 22 ce qu’il a voulu montrer au chapitre 6, il affirme :

« In the 6th Chap. of this work, I have endeavoured to show that all trade, whether foreign or domestic, is beneficial, by increasing the quantity, and not by increasing the value of productions ». (Principles, p.378, emphasis mine)

Ici il ne fait aucun doute qu’il faut lire « l’échange », au sens du « libre-échange », puisque cette citation clôt sa critique à l’encontre des barrières protectionnistes. Ricardo associe donc toujours les gains de la spécialisation aux gains de la libre concurrence internationale. De la même manière, Mill pense également que les avantages de la spécialisation découlent en dernière instance du libre-échange (cf. citation supra)25. Or, il convient de faire remarquer que la division internationale du travail peut être obtenue d’au moins quatre manières :

- en laissant faire les individus, c’est-à-dire en les laissant se spécialiser d’eux-mêmes, poussés par leur désir de richesse (hypothèse retenue par Ricardo et Mill) ;

- par des politiques économiques (industrielles, agricoles…) visant à inciter, par la réglementation, la fiscalité, des subventions, etc., les agents à se spécialiser ;

- par un accord des États entre eux, décidant ensemble de diviser internationalement le travail puis d’échanger leurs marchandises ;

- par la contrainte, sans qu’il y ait libertés économiques, une puissance publique supra-nationale l’imposant à d’autres États (par exemple l’URSS qui l’impose à ses pays satellites), lesquels l’imposent à leurs populations respectives ; puis un échange des productions nationales géré par un bureau de planification.

Dans les trois derniers cas, s’il y a bien spécialisation internationale et échange des productions nationales, il n’y a pas free trade tel que l’entendent Ricardo et surtout Mill. Le libre-échange fondé sur le désir de richesse n’est donc qu’une des façons possibles de profiter, pour des pays, des gains de la spécialisation – laquelle d’ailleurs ne s’impose pas par son évidence puisque historiquement c’est bien davantage le second mode de spécialisation qui a été privilégié, les États orchestrant la spécialisation des activités productives sur leur territoire. Par conséquent, l’hypothèse du libre-échange et donc de la libre poursuite par les individus de leur désir de richesse n’est en aucune manière une hypothèse nécessaire pour « déduire », c’est-à-dire obtenir par agrégation, la spécialisation26. Au final, le « désir de richesse » n’est donc pas une hypothèse nécessaire à la théorie des avantages comparatifs :

Désir de richesse =/> Spécialisation internationale => gains issus de la spécialisation internationale Non nécessaire 25 Qu’ils ne considèrent pas les autres formes de spécialisation et d’échange, cela peut s’expliquer sans doute par le contexte historique d’élaboration de la théorie : en plein débat sur la loi sur les blés (corn laws) en vigueur depuis 1815, Ricardo veut montrer les effets délétères du protectionnisme par rapport au libre-échange. La discussion ne porte pas sur les divers modes de réalisation de la spécialisation mais sur la pertinence d’abolir les barrières douanières.

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Il est en revanche nécessaire en aval, pour régler la question de l’équilibre des échanges mondiaux : Désir de richesse = nécessaire Spécialisation internationale => Gains issus de la spécialisation internationale => Répartition des gains

(en fonction de la « demande réciproque »)

3.3. Le rôle de l’hypothèse de maximisation de la richesse dans la théorie millienne de la répartition des gains de l’échange

En outre, le « désir de richesse » va jouer un rôle dans ce que nous avions appelé le troisième élément de la « théorie classique du commerce international » : la détermination des termes de l’échange. Chercher à expliquer a priori le prix relatif international et donc la répartition des gains de productivité induits par la spécialisation consiste à déterminer les lois de la répartition à partir de décisions individuelles. Il s’agit donc du problème ricardien de base de répartition du produit lequel, nous l’avons vu, recourt bien à l’hypothèse de désir de richesse. Et c’est justement Mill qui va offrir cette explication en introduisant la notion de « demande réciproque ». Mill est donc cohérent avec lui-même sur cette question de la répartition du surplus de productivité mondial. Il ne s’agit en fait pour Mill que de prolonger les lois de la répartition de Ricardo à l’échelle internationale.

4. Quelques conséquences épistémologiques importantes

4.1. Une insuffisance de l’épistémologie millienne à décrire toute sa pratique d’économiste

Tout ceci a une conséquence épistémologique de première importance. En effet, si l’épistémologie millienne rend adéquatement compte des grandes lois ricardiennes de répartition du produit entre les classes sociales, elle n’est cependant pas pertinente dans le cas précis des avantages comparatifs, puisque, rappelons-le, elle dérivait toute théorie économique de la nécessaire hypothèse du désir de richesse. Or, les avantages, en termes de productivité, de la spécialisation internationale ne sont pas déduits d’une quelconque hypothèse relative à la motivation des agents par Ricardo (ni par Mill qui reprend quasiment à la lettre l’exemple de son maître). En fait, le principe repose sur des hypothèses, mais toutes non comportementales : l’existence de différences technologiques (mesurées en termes de productivité) entre les pays, l’homogénéité des produits quel que soit leur lieu de production. La science économique n’est par conséquent pas (seulement) une science qui postule des homo oeconomicus.

Cela implique alors de répondre ensuite à la question qui surgit inévitablement : sur quoi se fonde alors la théorie des avantages relatifs, si ce n’est pas sur le « désir de richesse » ?

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La question est, en fait, d’autant plus cruciale pour l’historien de la pensée que, comme cela semble admis par la communauté des économistes, la théorie des avantages relatifs donnerait le modèle même d’un raisonnement économique. Par exemple, selon Findlay, le principe des avantages relatives doit être regardé comme: « the deepest and most beautiful result in all of economics » (Findlay, 1987, p. 514). Paul A. Samuelson, pour sa part, raconte qu’un jour le mathématicien Stanislaw Ulam le mit au défi de lui citer une seule proposition dans toutes les sciences sociales, qui sans être triviale, soit vraie. 30 ans plus tard, lors de sa « Presidential Adress » de septembre 1968 au « Third Congress of the International Economic Association », Samuelson pensait enfin avoir trouvé une réponse : la théorie de l’avantage comparatif :

« That it is logically true need not be argued before a mathematician; that it is not trivial is attested by the thousands of important and intelligent men who have never been able to grasp the doctrine for themselves or to believe it after it was explained to them. » (P.A. Samuelson, 1969, p. 9).

On aurait donc là affaire à la production d’un savoir économique qui consisterait en la résolution d’un problème logique. L’épistémologie de Mill étant incapable de rendre compte de ce principe économique, il nous faut bien à présent essayer de proposer une explication méthodologique alternative.

4.2. La théorie classique du commerce international : 3 parties et 2 modes de raisonnement distincts

Notre examen des avantages comparatifs (cf. 2.1.) telle qu’elle apparaît chez Ricardo et Mill nous avait conduits à faire le distinguo entre deux questionnements : l’un concernant la mise en évidence des avantages proprement dits, l’autre concernant la répartition de ces avantages. On peut préciser les choses en disant que chez nos deux auteurs, il y va en fait de deux modes de raisonnements qui diffèrent par leur objet.

- celui des conséquences d’une certaine répartition (marchande ou non) des ressources rares sur la production globale et donc sur la satisfaction des fins humaines.

- celui de la répartition du produit via les mécanismes marchands (ce qui englobe évidemment la réflexion sur la détermination des prix).

Le premier mode répond à la problématique suivante : quelles sont les conséquences nécessaires d’une certaine allocation des ressources rares ? La méthode utilisée pour y répondre est la statique comparative. Par ailleurs, elle ne nécessite aucune hypothèse comportementale puisqu’il ne s’agit pas de déterminer a priori des décisions individuelles. Ipso facto, elle n’engage aucune hypothèse éthique. La seconde forme de raisonnement répond à un autre type de questions qui émergent dans le cadre des avantages comparatifs : en amont, quelle forme d’organisation sociale permet d’obtenir les gains d’une certaine allocation ? (la réponse étant le marché). En aval, comment se répartissent ces gains ? (la réponse étant : selon la loi de l’offre et de la demande). C’est pourquoi derrière ces interrogations il y a en réalité une seule et même problématique (comment les actions individuelles se coordonnent-elles pour répartir la production ?) et une seule et même réponse apportée (le marché concurrentiel).

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La méthode de résolution est alors l’individualisme méthodologique. La résolution proprement dite suppose alors d’adjoindre des hypothèses comportementales (en l’occurrence le « désir de richesse ») – lesquelles impliquent un cadre institutionnel adéquat (l’économie de marché concurrentielle). Il s’agit donc ici d’une réflexion de type sociologique, ce dont Mill avait d’ailleurs parfaitement conscience et qu’il assumait, dans la mesure où il considère l’économie politique comme une branche de la sociologie générale (cf. Mill, 1843).

4.3. Les conséquences en termes de degré de validité des analyses économiques Ces deux modes de raisonnement qui semblent coexister en économie politique diffèrent également par leur domaine de validité, le premier présentant un degré de validité incomparablement plus élevé. En effet, comme Mill l’avait lui-même très bien compris, le « désir de richesse » est une disposition à agir si particulière qu’elle restreint drastiquement la validité des théories économiques (cf. point 1.3.). Or, le fait que le principe des avantages comparatifs – c’est-à-dire la mise en évidence de gains liés à la spécialisation – ne nécessite aucune hypothèse relative au comportement des agents, lui permet de dépasser cette limitation. D’ailleurs ce n’est qu’en faisant remarquer cela qu’on peut comprendre que Mill, par ailleurs si soucieux de l’applicabilité de ses théories, prenne l’exemple de l’Angleterre et de la Pologne (suggéré par son père) pour exposer le principe des avantages comparatifs, alors même que l’économie politique n’est censée avoir de validité que pour les pays anglo-saxons. On voit bien ici que n’importe quel pays aurait pu être pris en guise d’illustration, puisque précisément la démonstration ne porte que sur des différences de coût et ne requiert aucun mode de coordination des actions individuelles (pas plus le marché qu’un autre système). Il est donc heureux que la définition millienne de l’économie et de sa méthode ne soit pas adéquate ici. La portée de la théorie ricardienne des avantages relatifs est bien plus générale que ce qu’en dit Mill (et que ce qu’en croyait Ricardo lui-même) : bien loin de s’appliquer à la seule économie de marché concurrentielle, elle vaut aussi pour une économie primitive ou communiste. D’ailleurs, le fait que les gains tirés de la spécialisation puissent être obtenus dans une économie communiste n’a pas échappé à Kantorovitch27 qui, dans son ouvrage majeur de 1959 sur la planification soviétique (The best use of economic resources), développe un exemple de spécialisation optimale qui correspond exactement au modèle ricardien. In fine, ce formidable résultat de la pensée économique constitue au fond un résultat proprement universel parce que purement logique, contrairement aux lois de la répartition ricardiennes dont Marx dénonçait déjà à juste titre le caractère soit-disant « naturel » ou « éternel ». Si donc on peut parler d’universalité des théories économiques, c’est pour autant qu’elles ne reposent pas sur des hypothèses comportementales. 27 Kantorovitch fut le seul économiste russe à décrocher le « Sveriges Riksbank Prize in Economic Sciences in Memory of Alfred Nobel » for his contributions to the theory of optimum allocation of resources.

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Remarques conclusives Si les « lois classiques » du marché, c’est-à-dire les lois de la distribution du produit dans une économie marchande concurrentielle, telles qu’elles apparaissent chez Ricardo notamment, reposent bien sur des hypothèses éthiques, il n’en va pas de même de toute l’analyse classique. Nous avons ainsi chercher à montrer, à travers la théorie des avantages comparatifs, que les classiques ont pu produire un savoir économique qui ne se fonde pas nécessairement sur des hypothèses comportementales – que ce soit le « désir de richesse » ou autre d’ailleurs. Pour corroborer notre thèse d’une dualité des théories économiques, il nous faudrait exposer d’autres exemples de théories économiques qui ne reposent également sur aucune hypothèse relative au comportement des agents. Reste qu’il nous semble pertinent de voir que derrière l’appellation « théories économiques » se cachent des raisonnements dont l’objet et la méthodologie peuvent être très hétérogènes.

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28 Il s’agit de la traduction commentée du sixième livre du Système de logique.

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ANNEXE 1 The “concrete deductive method” (from System of logic): Concrete deductive method = 3 steps:

1) Isolate a dominant cause / motivation (desire of wealth) 2) Deduce what happens on a global level if each individual follow this

motivation 3) Verify if the deduction correspond to empirical facts

Individual 1 Individual 2 Individual 3

Desire of wealth Desire of wealth Desire of wealth

Deduction = Agregation of these actions (Methodological individualism)

ECONOMIC PHENOMENA

Verification Concrete empirical facts