l'Équipe du spectacle - denise-pelletier · 2020. 2. 3. · le cid / page 7 son amour...

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LE CID / PAGE 5 Distribution (par ordre hiérarchique de personnages) Alain Fournier................................. Don Fernand, le Roi Julie Gagné ............................... Doña Urraque, l’Infante Jean Leclerc ................. Don Diègue, père de Rodrigue Cédric Noël ................. Don Gomès, comte de Gormas, ................................................................ père de Chimène Carl Poliquin ................................. Don Rodrigue, le Cid Luca Asselin ................................................ Don Sanche Daniel Desparois ..............................................Don Arias Lise Martin .......................................................... Chimène Anne Bédard .................................Léonor, gouvernante Chantal Dumoulin ............................ Elvire, gouvernante Concepteurs et collaborateurs artistiques Assistance à la mise en scène et régie .................................................. Tanya Pettigrew Décors ............................................. Anne-Marie Matteau Réalisation du décor ......................................... Prisme 3 Chargé de projet ...................................... Martin Ferland Costumes et perruques ......................... daniel paquette Coupe et confection ................................ Helen Rainbird Accessoires............................................... Michael Slack Musiques originales ..................Pierre-Marc Beaudoin Éclairages ................................................. Michaël Fortin Conseillère à la versification .................... Anne Bédard Chorégraphies de combat ......................... Carl Poliquin Maquillages ..................................Jacques Lee Pelletier Première assistante costumes ............. Karine Cusson Seconde assistante costumes ............Louise Paquette Accessoires spéciaux de costumes ......................................... Philippe Pointard Remerciements Tous nos remerciements à Véronique Borboën pour ses conseils et son aide précieuse. Équipe de production – Théâtre Denise-Pelletier Direction de production...........................Réjean Paquin Direction technique.................... Jean-François Landry Attachée de presse .................................. Isabelle Bleau Équipe de scène – Théâtre Denise-Pelletier Chef machiniste....................................... Pierre Léveillé Chef électricien ...................................Michel Chartrand Chef sonorisateur ..........................................Claude Cyr Chef habilleuse ................................... Louise Desfossés Chef cintrier ........................................... Michel Dussault L'ÉQUIPE DU SPECTACLE LE CID Texte de Pierre Corneille Mise en scène de daniel paquette Une production du Théâtre Denise-Pelletier Salle Denise-Pelletier Du 13 novembre au 11 décembre 2013

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Page 1: L'ÉqUIPE DU SPEcTAcLE - Denise-Pelletier · 2020. 2. 3. · le cid / page 7 son amour conflictuelpour Rodrigue : en effet, l’Infante doit épouser un homme de son rang hiérarchique

le cid / page 5

Distribution  (par ordre hiérarchique de personnages)Alain Fournier ................................. Don Fernand, le Roi

Julie Gagné ............................... Doña Urraque, l’Infante

Jean Leclerc .................Don Diègue, père de Rodrigue

Cédric Noël ................. Don Gomès, comte de Gormas, 

................................................................ père de chimène

Carl Poliquin  .................................Don Rodrigue, le cid

Luca Asselin  ................................................Don Sanche

Daniel Desparois ..............................................Don Arias

Lise Martin ..........................................................chimène

Anne Bédard  .................................Léonor, gouvernante

Chantal Dumoulin ............................elvire, gouvernante

Concepteurs et collaborateurs artistiquesAssistance à la mise en scène 

et régie  .................................................. Tanya Pettigrew Décors .............................................Anne-Marie MatteauRéalisation du décor .........................................Prisme 3chargé de projet ...................................... Martin Ferlandcostumes et perruques .........................daniel paquettecoupe et confection ................................Helen RainbirdAccessoires ............................................... Michael SlackMusiques originales  ..................Pierre-Marc BeaudoinÉclairages  .................................................Michaël Fortinconseillère à la versification ....................Anne Bédardchorégraphies de combat ......................... Carl PoliquinMaquillages ..................................Jacques Lee PelletierPremière assistante costumes ............. Karine CussonSeconde assistante costumes ............Louise PaquetteAccessoires spéciaux  

de costumes .........................................Philippe Pointard

Remerciementstous nos remerciements à véronique borboën pour 

ses conseils et son aide précieuse.

Équipe de production – Théâtre Denise-PelletierDirection de production ...........................Réjean PaquinDirection technique ....................Jean-François Landry 

Attachée de presse .................................. Isabelle Bleau

Équipe de scène – Théâtre Denise-Pelletierchef machiniste ....................................... Pierre Léveilléchef électricien ...................................Michel Chartrandchef sonorisateur ..........................................Claude Cyrchef habilleuse ...................................Louise Desfosséschef cintrier ...........................................Michel Dussault

L'ÉqUIPE DU SPEcTAcLE

LE CIDtexte de Pierre CorneilleMise en scène de daniel paquetteUne production du Théâtre Denise-Pelletier

Salle Denise-PelletierDu 13 novembre au 11 décembre 2013

Page 2: L'ÉqUIPE DU SPEcTAcLE - Denise-Pelletier · 2020. 2. 3. · le cid / page 7 son amour conflictuelpour Rodrigue : en effet, l’Infante doit épouser un homme de son rang hiérarchique

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comment questionner et briser les règles anciennes qui régissent une société, mais qui finissent par étouffer  les désirs personnels des  individus ? comment  contourner  ces  lois  sans,  toutefois, tomber dans l’illégalité ? comment parvenir à faire valoir ses requêtes auprès de la gouvernance alors que nous n’avons pas l’expérience nécessaire ? La pièce Le Cid de Pierre corneille présente bien cette façon de bouleverser les lois formant la base d’une société.

Le Cid met en scène Don Rodrigue et chimène qui attendent l’approbation paternelle pour s’épouser. Mais tout juste après que le comte Don Gomes, père de chimène, ait approuvé l’union des deux familles, une querelle éclate : furieux d’apprendre que le père de Rodrigue, Don Diègue, a été nommé Gouverneur du Roi plutôt que lui-même, le comte rompt cette possible union en provoquant Don Diègue par un soufflet (une gifle). Don Diègue demande alors à son fils Rodrigue de « venger et punir » l’auteur de ce crime. c’est ainsi que le jeune Rodrigue se retrouve face à un dilemme moral déchirant qui formera tout l’enjeu de la pièce : doit-il venger son père d’un tel affront ou doit-il concrétiser son amour en épousant chimène ? Autrement dit, choisira-t-il entre le devoir ou l’amour ? cette thématique du choix entre le devoir et l’amour revient sans cesse tout au long de la pièce.

D’abord, l’amour unit les deux jeunes amants qui espèrent consolider  leur union par un mariage. chimène, fille d’une famille noble, est une jeune femme  pleine  d’esprit  qui  est  éperdument amoureuse de Rodrigue. De son côté, Rodrigue est un jeune homme courageux et conscient des risques de ses choix.  Il sait ce qu’il devra affronter s’il choisit de venger son père en combattant en duel le père de chimène ou, s’il choisit de marier chimène en faisant perdre ainsi l’honneur à son père, et donc 

à sa famille. L’amour des jeunes amants est intense et  passionnel.  tous  deux en ont assez de la règle qui oblige les pères à approuver les mariages ; ils ne veulent qu’une chose  : s’unir enfin. toutefois, Rodrigue  et  chimène  doivent se conformer à cette règle.  Ils doivent choisir entre l’honneur familial et l’amour.

Puisque  leur  amour  est passionnel ,   la  blessure qu’infligerait Rodrigue à chimène en combattant son père serait presque impossible à accepter. Si  Rodrigue  choisissait  de venger  son père,  il  sait  qu’en plus  d’infliger  une  blessure immense à chimène, son amour serait  également bafoué. Mais est-il possible que l’amour soit suffisamment fort et réciproque pour qu’une union perdure malgré tout ? en d’autres mots, est-ce que ce type d’amour permet de pardonner à la désobéissance et à la provocation ?

La  thématique  de  l’amour  se retrouve  également  chez  le personnage de l’Infante, Princesse de castille. celle-ci avouera à sa gouvernante au début de la pièce 

PRÉSENTATION ET RÉSUMÉ

Un texte tout en tensions

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Épée Jineta fabri-quée à Grenade au XIVe ou XVe siècle. Musée archéologique national de Madrid.

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son amour conflictuel pour Rodrigue : en effet, l’Infante  doit  épouser  un  homme  de  son  rang hiérarchique. bien qu’il soit né d’une famille noble, Rodrigue ne lui est pas destiné. Afin de cacher et d’étouffer son troublant désir, l’Infante insiste auprès de chimène pour qu’elle s’unisse à Rodrigue. Mais,  lorsque  la tension entre  les familles des jeunes amants s’installe,  l’Infante garde espoir qu’elle pourra peut-être, un jour, concrétiser son désir car, si Rodrigue choisissait de venger son père en affrontant celui de chimène, cela signifierait peut-être que chimène ne voudrait plus de lui.

Pour  ce  qui  est  de  la  thématique  du  devoir, elle entoure toute l’action de la pièce, mais elle 

motive surtout les décisions ardues de Rodrigue et  de  chimène.  comme  l’honneur  familial  est très important dans l’esprit classique, lorsque la réputation d’une personne noble est bafouée, toute la famille en subit  les conséquences. toutefois, venger un affront comme celui qu’a commis  le comte n’est pas toujours accepté dans la sphère sociale. en effet, avoir trop d’orgueil peut être mal vu.  Il  faut alors réfléchir à  la nécessité de la vengeance : est-elle nécessaire pour rétablir l’honneur familial et  l’harmonie sociale ? c’est pour cette raison que  le dilemme de Rodrigue est  aussi  déchirant. est-ce que  la défense de l’honneur familial doit passer avant  l’amour ou, comme il le dit lui-même : « Je dois tout à mon 

Carte de l’Espagne de 1212 à 1492. Courtoisie des Bibliothèques de l’Université du Texas.

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père avant qu’à ma maîtresse » (I,7). Rodrigue est également beaucoup plus jeune que le comte, ce qui renforce son hésitation. Sachant que  le comte n’a pas perdu une seule bataille, il craint de ne pas avoir l’expérience requise pour triompher de lui. chimène, de son côté, est aussi exposée à ce dilemme. Si Rodrigue combattait son père, saurait-t-elle  l’aimer encore ? Accepterait-elle ou comprendrait-elle cet acte de vengeance ou bien irait-elle plutôt jusqu’à confronter Rodrigue pour la peine qu’il lui aurait causée ? cela dit, leur amour partagé et passionnel augmente la difficulté des choix, car si Rodrigue n’était pas autant aimé par chimène, sa décision comporterait moins de risques. Ainsi, le devoir et l’amour, dans Le Cid, ne font qu’un.

À la réflexion entre l’amour et le devoir s’ajoute la dimension de la guerre qui est présente de deux façons différentes dans la pièce. D’abord, la guerre se manifeste à l’intérieur du pays, plus précisément au sein de la cour du Roi par la tension familiale qui s’installe entre la famille de Rodrigue et celle de chimène. cette tension, dont  l’origine est  la jalousie du comte envers Don Diègue qui a été nommé Gouverneur, sera primordiale pour toute la pièce parce que c’est elle qui rendra le choix des deux amants si difficile. en effet, puisque les pères iront presque jusqu’à oublier l’amour qui unit leurs enfants, ils alimentent la tension familiale et mettent ainsi en péril toute possible harmonie.

L’invasion imminente des Maures instaure aussi un  climat  de  tension  important  dans  toute  la pièce. Sachant que les Maures peuvent envahir le royaume de castille d’une minute à l’autre, tous les personnages sont sur le qui-vive. De plus, un peuple doit-il régler ses conflits internes ou aller combattre l’ennemi pour assurer sa survie et sa réputation ? Si  l’invasion est  imminente,  le Roi devrait-il y accorder plus d’importance ou devrait-il s’assurer que ses troupes sont solidaires et prêtes à affronter  l’ennemi ? cette réflexion ajoute un 

élément supplémentaire à la dimension du devoir qui ne se limite pas aux dilemmes de Rodrigue et de chimène. effectivement, si des tensions persistent au sein d’un peuple, est-il possible de les laisser de côté afin de le protéger d’un envahisseur ? Dans le même sens, est-ce qu’un homme qui a déjà commis des actes conflictuels peut se rendre à la guerre afin de lutter pour la pérennité de son peuple ? telles sont les questions soulevées par ce climat de tension.

comment les personnages réussiront-ils à changer le cours de leur destin tout en respectant les lois ou, sinon, en les contournant avec mérite ? Afin de gagner  leurs causes personnelles, Rodrigue et chimène défieront  les règles traditionnelles tout en les remettant en question. Mais, puisque l’action se déroule au royaume de castille,  les amoureux devront obligatoirement confronter le Roi. celui-ci  aura-t-il  l’audace d’écouter  leurs demandes ou décidera-t-il plutôt de  leur sort ? Quant au personnage de l’Infante, cèdera-t-elle à ses désirs en couvrant de honte toute la castille ou se résignera-t-elle devant le puissant amour entre chimène et Rodrigue ? est-ce que les jeunes amoureux triompheront ? ou, au contraire, est-ce les règles traditionnelles qui l’emporteront ? enfin, est-ce que le devoir l’emportera sur l’amour ou l’inverse ?

Véronique Grondines

PIERRE cORNEILLE 

Pierre corneille naît à Rouen en 1606 et meurt à Paris en 1684.  Il écrira des tragédies et des tragicomédies dont les plus célèbres sont Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1642) mais surtout Le Cid, une œuvre de jeunesse (1636), pleine de fougue et de fraîcheur. 

Il appartient à ce qu’on appelle la petite bourgeoisie du côté de sa mère comme de celui de son père. Issu 

PRÉSENTATION ET RÉSUMÉ

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de familles d’avocats, il fera lui aussi des études de droit, mais comme il est affligé de difficultés d’élocution, il n’est guère à l’aise pour plaider. Il occupera donc des tâches administratives qui le garderont dans sa ville natale pendant la majeure partie de sa carrière. Il n’emménagera à Paris qu’à l’âge de cinquante-six ans. c’est donc dire qu’il sera toujours à distance de la vie littéraire et mondaine, ce qui a sans doute contribué à l’originalité et à la singularité de son œuvre.

Adolescent, corneille a étudié chez les Jésuites et  il  leur  sera  toujours  reconnaissant  d’avoir appris  le  latin. tout au  long de sa vie,  il  lira  le latin, traduira des ouvrages de cette langue et sera ainsi en contact direct avec les grands textes de l’antiquité romaine. Il parle aussi espagnol, et à cette époque le théâtre espagnol est florissant et très à la mode en France. Par contre, personne en France ne connaît ni ne lit les auteurs anglais, ni, par conséquent, Shakespeare qui est pourtant leur contemporain.

corneille se met à écrire des vers à vingt ans pour séduire une jeune fille dont  il s’est épris. c’est 

un amour partagé, mais les parents de catherine n’autorisent pas le mariage jugeant que corneille n’est pas d’une famille au rang social assez élevé. et à cette époque, un mariage est avant tout une alliance entre deux familles et non pas une affaire de cœur. 

Il écrira quelques comédies, puis ses autres pièces. Un auteur dramatique est né qui réussira à faire en sorte que les sentiments tragiques soient plausibles dans le contexte de sa société, et non plus par référence aux anciens. Il sera nommé auteur officiel par le très puissant cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII qui, en fait, gouverne la France de 1624 jusqu’à sa mort en 1642. corneille retrouvera alors sa liberté d’écrivain et d’opinion. vers 1650, il a un sérieux rival, Racine, dont les tragédies sont plus « humaines » et moins « héroïques ». et puis Molière (1622-1673) et Lulli (1632-1687) gagnent les faveurs de la cour et de Louis XIv au désavantage de corneille à qui le roi offrira une pension.

UN ÉcRIvAIN PROfESSIONNEL

Avant corneille, à moins d’être noble et fortuné, un écrivain appartenait à un seigneur ou, s’il écrivait pour la scène, à une troupe de théâtre. et les profits des livres allaient aux  libraires – qui à l’époque avaient à la fois fonction d’éditeur et de libraire. or, corneille est le premier auteur en France à considérer ses œuvres comme une marchandise dont il peut faire commerce et qu’il peut exploiter pour son profit personnel.

Au début de sa carrière, la fortune de sa famille et  ses  charges  lui  permettent  une  certaine indépendance. et Le Cid  lui rapporte une forte somme, car l’auteur a droit à une partie des recettes de chaque représentation – à moins qu’il n’ait vendu sa pièce à la troupe. et il faut savoir qu’à partir du Cid, et jusqu’au milieu des années 1660, corneille est l’auteur le plus joué en France et qu’il veille de près à ce qu’on lui verse ses parts.

Pierre Corneille jeune, portrait de Nicolas Poussin.

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PRÉSENTATION ET RÉSUMÉ

Pour ce qui est de l’édition de ses textes, il opère une véritable révolution. À compter de Cinna, en 1642, c’est à son nom, et non à celui du libraire, qu’il  fait établir  le privilège de ses œuvres. (Le privilège est à la fois une sorte de titre de propriété de l’œuvre et une autorisation de publier, donnée par  le pouvoir royal.) cela ne s’était  jamais vu en France. corneille fait imprimer les ouvrages à ses frais à Rouen et les vend avec bénéfices à son libraire parisien.

cette nouvelle  idée qu’une œuvre appartienne concrètement à son auteur et qu’il puisse en tirer de multiples profits est cependant mal acceptée. Que  l’on veuille faire de  l’argent à partir d’une 

activité noble comme l’écriture paraît vulgaire, faisant entrer les notions de commerce et de profit dans le soi-disant pur domaine des lettres.

Anecdote : Lorsque corneille avait une pièce en chantier, il tenait seul à table, pendant ses repas, des conversations, parfois à voix haute, parfois chuchotées, avec les personnages du texte qu’il était en train d’écrire. c’était là un de ses rituels de création !

Hélène Beauchamp, texte tiré de celui  de Paul Lefebvre publié dans  

Les Cahiers no 27, 1997.

Abraham Bosse, Société musicale, vers 1635. Gravure sur cuivre.

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AcTEURS ET PERSONNAGES

LUCA AssELIN DON SANCHE Mais si de vous servir je puis être capable,Employez mon épée à punir le coupable.

ANNE BÉDARD LÉONOR, GOuVERNANTE Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ; Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.

DANIEL DEsPAROIs DON ARIAS Vous devez redouter la puissance d’un roi.

ChANTAL DUMOULIN ELVIRE, GOuVERNANTE Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique ; Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

ALAIN FOURNIERDON FERNAND, LE ROI Vous parlez en soldat, je dois agir en roi.

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JULIE GAGNÉ DOÑA uRRAQuE, L’INFANTE Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ; Et leur division, que je vois à regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.

JEAN LECLERC DON DIÈGuE, PÈRE DE RODRIGuEQu’on est digne d’envie Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie.

LIsE MARTIN CHIMÈNE Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père.

CÉDRIC NOËL DON GOMÈS, COMTE DE GORMAS, PÈRE DE CHIMÈNE Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :Ils peuvent se tromper comme les autres hommes

CARL POLIQUIN DON RODRIGuE, LE CID Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées La valeur n’attend point le nombre des années.

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AcTEURS ET PERSONNAGES

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Le cid est une pièce importante, difficile ; comment pensez-vous la monter, particulièrement pour le jeune public du Théâtre Denise-Pelletier ?

Premièrement, je place l’action, non pas au moment où elle a été écrite — c’est à dire fin XvIe —, mais début XvIIe siècle, durant l’âge d’or espagnol. Je veux travailler avec la culture, l’esthétique et les costumes de cette époque. c’est celle du Gréco et de velasquez en peinture, de cervantes en littérature. cela vous donne une idée de son importance. 

Le Cid, au-delà de l’histoire d’amour et du dilemme entre  la passion et  la raison, est celle du choc entre l’occident et l’orient, et du choc entre les générations.  Pour  ce  qui  est  du  décor  et  des costumes, je veux faire un amalgame de la présence des Maures qui ont conquis l’espagne un millier d’années plus tôt, et de celle du catholicisme. en ce qui concerne l’interprétation, je veux réussir à créer l’équilibre entre ce que les personnages doivent être et ce qu’ils veulent être. Nous sommes à la 

cour du Roi d’espagne, il faut que les personnages soient investis de leur rang et leurs obligations.

bien sûr, il est certain que, pour les adolescents, ma première préoccupation est la langue. Il faut livrer le texte de façon très compréhensible, très simple. Le Cid est une sorte d’histoire policière. Au début, il y a un meurtre d’honneur commis par notre personnage principal, et on le suit pour savoir de quelle façon il se tirera de cette situation, et comment les personnages autour de lui changeront le cours de sa destinée. Au-delà du fait que ce soit un texte phare dans la littérature française, c’est l’action qui nous intéresse. 

Quel avantage voyez-vous à ce que les personnages soient Espagnols plutôt que Français ?

Les Français écrivent souvent en expliquant  la pensée, en la décortiquant. et le XvIIe siècle est une période en France où on n’écrit pas de sous-texte – toutes ces  intentions qui  font naître  le 

ENTRETIEN AvEc DANIEL PAqUETTE, METTEUR EN ScèNE

daniel paquette est diplômé de l’École nationale de théâtre où il a reçu une double formation en interprétation et en mise en scène. en 1999, il cofonde et dirige la Société Richard III qui tire son nom de la tragédie de Shakespeare qui fut la première production de la jeune compagnie. en plus d’avoir assuré la mise en scène de plus d’une quarantaine de productions,  dont Les Fourberies de Scapin (2007), Roméo et Juliette (2007 et 2009) et Bérénice (2012), il joue, conçoit des costumes, enseigne et, à l’occasion, prête sa voix au doublage.

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dialogue. Si on transpose l’action au XvIe siècle et que nos personnages sont espagnols, on ira vers leur passion et leur spontanéité, vers la chaleur de l’espagne. Quand ils parleront, ils seront portés par un trop-plein d’émotion. Le texte sera alors le summum de ce qu’ils vivent, plutôt que d’en être l’explication ou la démonstration.

Alors, vous suggérez le passé des personnages, pour déterminer ce qui les pousse à agir dans le présent ?

oui. ce sont des  informations que  les acteurs doivent emmagasiner avant de commencer à parler. 

voilà pourquoi nous commençons par un travail historique… 

Le costume de cette époque, par exemple, est très contraignant. Les femmes sont couvertes depuis le haut du cou jusqu’aux pieds et jusqu’à la moitié des mains. Les hommes, de  leur côté, ont des vêtements qui rappellent les armures... Déjà pour les acteurs, au niveau du corps, il y a un important travail d’apprivoisement à faire.

C‘est difficile, pour des jeunes qui passent leur vie en vêtements souples, non ?

Pour nous aider, nous aurons les costumes dès la première répétition : corsets, talons hauts, jupes longues, éperons, épées (se promener avec une épée, c’est compliqué) – tout ! et je fais travailler les comédiens avec  leurs accessoires  :  livres, broderie, capes…

C’est exceptionnel, cette façon de procéder ?

J’ai souvent travaillé de cette manière, mais pour les comédiens, surtout les plus jeunes, c’est très rare. Les costumes ont une grande influence sur le souffle, lequel a une influence sur le vers, lequel, à son tour, influence le jeu. c’est un effet domino, pour ainsi dire. en ce moment, je lis Le Cérémonial de la cour d’Espagne au XVIIe siècle, qui explique le protocole auquel sont soumis les nobles et les visiteurs à la cour du roi d’espagne. Nous allons intégrer ce protocole, qui a  le même effet sur l’acteur qu’un corset.  Il  faut que les comédiens réussissent à le dépasser, dans l’émotion et dans le texte.

Alors, le jeune spectateur pourra avoir l’impression d’être dans un film d’époque ?

exact. Mon but est de lui faire croire qu’il regarde 

ENTRETIEN AvEc DANIEL PAqUETTE, METTEUR EN ScèNE

Don Rodrigue, Le Cid

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une scène qui aurait vraiment pu avoir  lieu en espagne au XvIIe siècle. Les costumes, les décors imposants, les changements, tout cela contribuera à lui faire faire un voyage dans le temps. Notez que mon spectacle  respecte  les changements de  lieu  indiqués dans  la pièce… Je veux briser l’habitude qu’on a de situer l’action dans un seul lieu classique et neutre. 

et mon roi est handicapé !

Handicapé ? Pourquoi ?

 Pour renforcer les enjeux de la pièce. Souvenez-vous, elle commence avec une dispute générée 

par le fait que le roi veut nommer une personne qui élèvera et encadrera son fils héritier et qui, également,  sera  l’éminence grise  du prochain gouvernement. Le poste est d’autant plus intéressant que le roi est susceptible de disparaître bientôt. et je décrète que le futur roi est un bébé ! tout cela rend le poste de gouverneur plus intéressant, plus important. 

Ces deux faits ne sont pas historiques ?

 Non, je fais un amalgame de quelques événements survenus à l’époque. 

Cela dramatise ce qu’on appelle l’élément déclencheur de la pièce ?

 exact. Les enjeux deviennent plus importants et plus clairs pour  les acteurs et  les spectateurs. J’ajoute, pour élever encore les enjeux, que les personnages se connaissent ; plusieurs d’entre eux sont amis, ont été élevés ensemble. Si Rodrigue connaît le comte de Gormas, qui aurait été pour lui une sorte de père spirituel, il souffre d’autant plus de devoir le tuer pour l’honneur de sa famille.

On a souvent dit que le personnage de l’Infante était de trop dans cette pièce. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je ne suis pas du tout d’accord. L’Infante est une amoureuse qui, contrairement à chimène, n’a pas le droit d’aimer. Pour moi, c’est l’amoureuse pure, plus que chimène, parce que son amour est impossible. 

Dans la pièce, elle est aussi le monarque avant son règne, une reine en devenir ; elle nous donne accès à l’aspect humain du monarque. Don Sanche, qui se bat pour l’amour et non pas pour l’honneur, est le pendant de l’Infante. ces quatre personnages sont  les miroirs  l’un de  l’autre, on ne peut pas imaginer la pièce sans eux.

Le Roi Don Fernand

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Ce sont des rôles difficiles ?

oui. Ils n’ont pas suffisamment de texte. chimène et  Rodrigue  mènent  la  course  comme  des marathoniens, mais ces deux-là doivent la mener comme des sprinters. Ils ont peu de temps pour se défendre.

Et de quelle façon faites-vous travailler le vers ?

J’essaie de respecter la rythmique, la ponctuation — il faut savoir qu’à l’époque les vers n’avaient aucune ponctuation et que celle que nous avons prête à interprétation. Je travaille aussi pour que le texte soit  le plus parlé possible ;  l’important, c’est l’histoire que la scène raconte. ensuite, on ajoute le reste. Il faut que d’abord l’acteur maîtrise la technique, ensuite il doit l’oublier. 

Il nous arrive d’entendre des acteurs qui se laissent entraîner dans la rythmique du vers !

  Il  faut  la casser, trouver des rebondissements dans le texte, poser de vraies questions… en fait, on en revient toujours à la vérité. Le vers est une langue en soi, une langue nouvelle, dans laquelle il faut apprendre à parler vrai. 

Pourquoi monter Le cid, en 2013, pour des adolescents ?

Pour plusieurs raisons, dont une très simple : ils ne l’ont jamais vu. c’est une des pièces maîtresses de 

ENTRETIEN AvEc DANIEL PAqUETTE, METTEUR EN ScèNE

Chimène ensanglantée

L’Infante en costume d’apparat

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la culture francophone, et s’il y a eu une révolution française, c’est parce qu’il y a eu un comte de Gormas qui a dit sur une scène, en présence de spectateurs, que les rois n’étaient que des humains et qu’ils pouvaient se tromper. et c’est pour cette raison que l’auteur doit faire mourir ce comte qui a remis en cause l’autorité du roi. 

Si aujourd’hui on vit dans un monde libre, c’est parce qu’il y a eu un discours politique, culturel et social qui, passant par les scènes de théâtre, a provoqué  la Révolution  française. Le Cid  fait partie de ces pièces qui ont précipité la chute de la monarchie. c’est important que les adolescents touchent  à ce  texte,  à  ses éléments,  qu’ils ne comprendront  probablement  pas  entièrement, mais qui résonneront un jour en eux. Il faut leur présenter des contenus grâce auxquels ils seront de meilleures personnes, possédant une réflexion, dès lors plus aptes à prendre des décisions éclairées. 

J’aimerais  qu’ils  fassent  des  liens  entre  les époques ; par exemple, s’il y a eu une Seconde Guerre  mondiale,  c’est  qu’il  y  a  eu  une  crise économique  qui  suivait  une  Première  Guerre mondiale… Il y a des effets domino qui se créent dans l’histoire. et pour comprendre qui on est et où on va, il faut comprendre d’où on vient. et ce n’est pas parce que c’est une pièce française que ça ne nous appartient pas. ce n’est pas parce que c’est un sujet espagnol que ça ne nous appartient pas ;  il y a une grande présence espagnole en Amérique. en fait, ce sont les espagnols qui ont découvert l’Amérique !

Vous avez déjà monté cette pièce pour la Salle Fred-Barry ; qu’est-ce que vous transformez dans votre mise en scène, pour la présenter à la Salle Denise-Pelletier ?

ce qui change avec la grande salle, c’est le rapport au spectateur. À Fred-barry, le spectateur est dans l’action, à trois pieds des acteurs alors que, dans une grande salle, il regarde l’action. Mon travail c’est de réussir à aller le chercher, même s’il est dans la dernière rangée. Dans ce grand espace, on ne peut pas travailler les intentions, ni les espaces, ni les corps de la même façon. voilà pourquoi il faut repartir à zéro.

Pour un metteur en scène, est-ce plus difficile, ou moins ?

S’il y a une difficulté, elle est que le spectacle est encore présent dans ma tête. c’est moi qui dois me réinventer et réinventer l’enchaînement des répliques, des émotions, des mouvements. Le piège serait de vouloir reproduire des éléments que j’ai aimés de mon premier spectacle. et même si j’en reprenais, il faut qu’ils se raccordent au reste. et, dans le cas des acteurs, il faut plus de souffle, de précision, d’intensité ! 

Propos recueillis et mis en forme  par Maryse Pelletier

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La  tragicomédie  est  une  tragédie  irrégulière, c’est-à-dire qu’elle ne tient pas nécessairement compte des unités de temps, de lieu et d’action, qu’elle multiplie les événements, qu’elle mélange les genres et  les tons, qu’elle se termine bien. elle vise le plaisir et le divertissement plutôt que l’instruction morale. elle s’est développée à la fin du XvIe siècle, mais a connu son heure de gloire dans les années 1630. 

PIècES RÉGULIèRES ET IRRÉGULIèRES

bien qu’en partie imaginaire, la filiation entre la tragédie antique, grecque et romaine, et la tragédie  française existe pourtant. Ainsi au XvIe siècle, 

dans l’effervescence de la Renaissance et de la redécouverte des auteurs de l’Antiquité, est née la volonté de créer un genre nouveau, une tragédie codifiée et régulière en réaction aux Mystères du Moyen Âge, sorte de drames religieux à grand déploiement qui s’étiraient sur plusieurs jours et plusieurs scènes. entre ce premier avènement de la tragédie française et son apogée au XvIIe siècle, il y aura une rupture au cours de laquelle fleuriront tragicomédies et comédies héroïques. ces nouvelles formes du tragique seront elles aussi contestées et, du débat qui s’engagera alors pour tenter de  la définir, naîtra  la tragédie classique pour laquelle les Anciens seront moins un modèle qu’une caution artistique et politique.

Ainsi, à partir de  la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle, écrite en  1553 et  reconnue comme  la première  tragédie  française,  et  pour  presque 

UNe tRagicOMÉdie eN pRiSe SUR SON teMpS DOSSIER

L’obscure clarté de la tragicomédie

Pierre Corneille, portrait par Charles Le Brun.

La maison de Corneille à Rouen.

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cent ans, le genre tragique se développera dans un  aller-retour  entre  les  formes  régulières  et irrégulières, selon qu’elles obéissent ou non à des  règles. cependant, quand  les  règles de  la tragédie que nous appelons « classique » seront définitivement fixées, après 1640, ce ne seront pas celles des tragédies antiques décrites par Aristote ou horace, mais celles, originales, que les auteurs et théoriciens français auront défini entre deux querelles : celle du Cid, en 1637, et celle des Anciens et des Modernes, à la fin du siècle. 

Un théâtre codifié : la tragédie humaniste

L’influence de  l’humanisme se repère dans  les sujets des tragédies de la Renaissance : certains, bien sûr, sont d’inspiration biblique, dans la suite des  Mystères  du  Moyen  Âge  ;  plusieurs  sont cependant puisés dans la mythologie gréco-latine. Dans tous les cas, la tragédie du XvIe siècle met en scène des personnages vertueux, engagés dans des actions exceptionnelles qui aboutissent toujours à un dénouement funeste. Statique et déclamatoire, elle laisse la part belle aux lamentations, plaintes et déplorations. Édifiante, elle est étoffée de belles sentences qui visent l’éducation morale.

Sur le plan de la forme, cette tragédie a intégré l’unité de temps et d’action, notions héritées du philosophe grec Aristote ; par contre, sa structure 

en cinq actes vient tout droit de la tradition latine. S’y retrouve aussi un chœur, issu de la tragédie antique, qui ne survivra pas à la tragédie humaniste. L’alexandrin, vers de douze pieds, s’impose. Dans son Abrégé de l’art poétique français, Ronsard écrit que « les alexandrins tiennent la place, en notre langue, tels que les vers héroïques entre les Grecs et les Latins » et que leur composition « doit être grave, hautaine […] d’autant qu’ils sont plus longs que les autres ». Par cette longueur, les alexandrins assuraient une certaine souplesse qui permettait aux répliques de se rapprocher de la parole, même si de nos jours, une pièce en vers sonne absolument « théâtrale » à nos oreilles. cela dit, il incombait aux poètes tragiques de travailler la rime et la césure pour conserver un rythme garant du sublime. cette prépondérance de l’alexandrin dans la tragédie, comme plus tard dans la « grande » comédie, ne sera pas contestée avant le XvIIIe siècle.

Un genre baroque : la tragicomédie

Autour des années 1630, alors que corneille écrit ses premières pièces, la tragédie humaniste est tombée en désuétude. Une nouvelle génération de dramaturges  la considère comme une imitation trop servile des modèles de l’Antiquité, trop rigide dans sa forme, trop moralisante dans ses propos. 

Pierre de Ronsard (1524-1585) par François Séraphin Delpech.

Georges de Scudéry (1601-1667).

Jean de Rotrou (1609-1650).

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Ils conserveront la structure en cinq actes, mais rejetteront les règles d’unité de temps et d’action considérées comme trop contraignantes. Même si les tragicomédies sont principalement écrites en alexandrins, les auteurs utilisent parfois d’autres vers, notamment pour les stances1, comme celles de Rodrigue ou de l’Infante dans Le Cid. 

Le chœur disparaît, les péripéties se multiplient, les intrigues se font plus violentes et plus tourmentées. Le tragique se fait baroque : les Rotrou et théophile de viau, les Scudéry et Mairet, tout au moins à leurs débuts, cultivent le mélange des genres à travers les formes nouvelles de la tragicomédie, qui exige une fin heureuse, ou de la pastorale qui s’inspire des romans à la mode. Même Alexandre hardy, qui proclame son attachement à la tragédie humaniste, au nom « de belles sentences qui tonnent en la bouche de l’acteur », s’engage dans un théâtre 1  «  […] les stances sont des strophes […] bâties sur un même modèle 

de rimes et de rythme, prononcées par le même personnage, le plus souvent seul en scène. chaque strophe se termine par une chute et marque une étape dans la réflexion du personnage qui les prononce […] » Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Armand colin, 2009.

romanesque, tout en rebondissements nombreux et sanglants. 

Le spectaculaire,  le mélange des genres et  les pièces irrégulières sont à la mode. en témoigne le registre de l’hôtel de bourgogne qui ne compte, en 1634, que deux tragédies sur les soixante-et-onze œuvres à son répertoire ; pour le reste, à part quelques comédies, il s’agit de pastorales et de tragicomédies.

LE CID : UNE TRAGIcOMÉDIE

Au moment de sa création et de sa première édition, en 1637, corneille a donné, avec raison, le sous-titre de tragicomédie à son Cid, puisque la pièce se situe tout à fait dans le mélange des genres annoncé. Les amours perturbées des jeunes protagonistes font habituellement l’objet des intrigues de la comédie, qui se termine toujours bien quand l’empêchement à leur union s’avère finalement une entrave sans fondement ; l’obstacle, dans Le Cid, est au contraire 

DOSSIER

Boabdil confronté par Ferdinand et Isabella après la chute de Granada, par Francisco Pradilla y Ortiz, 1882.

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bien réel, puisque c’est un événement douloureux, le meurtre du père de chimène par Rodrigue, qui éloigne les jeunes amoureux. Par contre, la pièce ne se conclut pas sur la mort des personnages principaux, ce qui est le cas dans les tragédies ; en fait, la seule perte fatale sera finalement celle du comte, au deuxième acte. 

De plus, corneille fait se côtoyer dans sa pièce des gens de classes sociales différentes. Le Roi et l’Infante sont de sang royal ; Léonor et elvire sont respectivement gouvernante de l’Infante et suivante de chimène2 et jouent leur rôle de confidentes ; tous les autres personnages appartiennent à  la noblesse. Finalement, on retrouve dans Le Cid diverses  tonalités  selon  ce  que  les  épisodes imposent.

Épique et héroïque

La  pièce  a  gardé  des  traces  de  l’épopée  du personnage légendaire dont elle relate un épisode. La bataille contre les Maures3, narrée au Roi par Rodrigue, au quatrième acte, en témoigne. tout n’est que « courage » dans ces « champs de carnage où triomphe la mort ». La bataille, éclairée par une « obscure clarté qui tombe des étoiles », mêle en « d’horribles mélanges »  le sang de milliers de castillans et de Maures venus sur trente bateaux. La vaillance et le courage des uns et des autres les engagent à se respecter, bien qu’ils soient ennemis. La forme même de ce passage relève de l’épopée : un long récit qui raconte ce qui s’est déroulé hors scène, pendant la nuit qui s’est écoulée entre les troisième et quatrième actes. 

Le combat épique a un autre avantage : il met en lumière les actions exemplaires du héros. Par sa victoire contre les Maures, Rodrigue est devenu le cid. Le duelliste qui a tué le père de chimène pouvait à son tour être tué ; devenu un héros, il 2  Dans la version de 1660, elvire sera promue au titre de gouvernante, 

statut plus adéquat pour la « tragédie », nouveau sous-titre du Cid. 3  voir la note, page 5.

apparaît invincible. « Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent. » (Iv,3) Dans le langage de ce début de XvIIe siècle, certains mots ont des significations différentes de celles qu’on leur donne aujourd’hui et caractérisent les qualités des héros. « Rodrigue as-tu du cœur ? » (I,6) demande Don Diègue à son fils non pas pour s’assurer de son sentiment, mais plutôt de son courage et de sa fierté. De même, la « vertu » n’a pas le sens moral que nous lui prêtons aujourd’hui ; elle renvoie à la vaillance et à l’énergie guerrière. « cœur » et « vertu » sont le fait des hommes « généreux », c’est-à-dire de naissance noble, capable d’esprit chevaleresque et de grandeur d’âme. Rodrigue porte évidemment toutes les marques du héros guerrier, que  l’épreuve amoureuse révèle plus encore. 

Lyrique et pathétique

Si l’épopée et la tonalité héroïque visent à susciter l’admiration du public, le lyrisme et le pathétique 

Mohammed IX, Sultan Nasrid de Grenade, à la bataille de Higueruela en 1431, par Fabrizio Castello.

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doivent l’inviter à la compassion. Ici, le « cœur » fait place à l’« âme », le courage à la passion et la vertu à l’amour. « [Rodrigue] déchire mon cœur sans partager mon âme », avoue chimène à elvire après la mort de son père. L’affliction, provoquée par le choc des sentiments contradictoires et douloureux d’aimer et de ne pouvoir aimer, donne naissance à des moments de grand lyrisme, notamment dans la très célèbre scène du troisième acte, où Rodrigue rend visite à chimène. elle se termine dans un duo dont le rythme évoque un chant de tristesse :

Rodrigue :  Ô miracle d’amour !  chimène :  Ô comble de misère !  Rodrigue :  Que de maux et de pleurs nous      coûteront nos pères !  chimène :  Rodrigue, qui l’eût cru ?  Rodrigue :  chimène, qui l’eût dit ?  chimène :  Que notre heur [bonheur] fût    si proche, et sitôt se perdît ?

L’honneur  et  l’amour,  ces  deux  passions  qui s’alimentent et se déchirent dans l’« âme » des personnages, génèrent des accents pathétiques dont les stances de Rodrigue ou celles de l’Infante témoignent. ces scènes, qui isolent le personnage et le montrent livré à lui-même, visent à émouvoir le public qui prend la mesure de la fatalité accablant le héros. Rodrigue termine chaque strophe par une rime qui associe « chimène » et « peine ». Le « triste choix » qui le déchire est sans issue : « Il faut venger un père et perdre une maîtresse,/l’un échauffe mon cœur, l’autre retient mon bras. » (I,7) Les stances de l’Infante, qui font écho à la douleur de Rodrigue, constituent  le dernier moment de faiblesse d’une princesse qui assume les devoirs de son rang : « Impitoyable sort, dont la rigueur sépare/Ma gloire d’avec mes désirs […] » (v,2)

Une tragicomédie originale

D’une certaine manière, la pièce de corneille ne pouvait qu’être une tragicomédie ; elle est tirée 

d’une œuvre épique, aux multiples épisodes, de Guilhem de castro. et bien que  le sujet ait été largement épuré par rapport à l’original, seule la forme tragi-comique, plus souple que la tragédie, pas encore hégémonique à ce moment-là, pouvait permettre de traiter une telle intrigue dans toutes ses nuances. 

cependant,  Le  Cid  de  corneille  se  démarque des autres œuvres du genre sur plus d’un plan. contrairement à la plupart des tragicomédies de ce début de XvIIe siècle, qui multipliaient les lieux où se déroulaient plusieurs intrigues s’étirant sur plusieurs jours, corneille encadre l’action de sa pièce dans un temps et un espace relativement restreints. Les trois premiers actes se passent dans une journée, les deux derniers, après la nuit de la bataille contre les Maures, au début d’une seconde  journée. et  tout se déroule dans une seule ville, Séville. Surtout, la pièce de corneille repose sur une intrigue assez simple, comprenant un nombre d’événements restreints, et dont les deux personnages principaux font preuve d’une grandeur morale inédite.

LA GENèSE DU cID

Le  cid  est  d’abord  un  personnage  historique, Rodrigo Díaz de vivar (ou Bivar), qui a vécu au XIe siècle, héros de la Reconquista, la « reconquête » par les rois chrétiens du Nord des royaumes maures du Sud de l’espagne4. chimène et Rodrigue ont bien été mariés et on peut voir leur tombeau à burgos, où ils seraient enterrés, de même que la marque de l’épée de Rodrigue sur les vieilles murailles de la ville. Devenu légendaire, le personnage du cid a donné naissance, en espagne, à divers textes et chansons épiques ou romanesques qui se sont transmis oralement pour former le Romancero del Cid, dont s’est  inspiré Guilhem de castro pour 4  Les Maures (ou Mores) sont ces Arabes d’Afrique du Nord qui ont 

fondé des royaumes sur tout le sud de la péninsule ibérique de 711 à 1492, année où le dernier souverain arabe a été chassé de Grenade. cette longue présence arabo-musulmane a laissé des traces importantes, notamment en musique et en architecture.

DOSSIER

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publier, en 1618, Las Mocedades del Cid (Les jeunesses du Cid), une œuvre touffue qui se divise en trois journées et dont l’intrigue s’étale sur trois ans. 

De Guilhem de castro…

La  première  journée  des  Mocedades del Cid commence  par  l’adoubement  de  Rodrigue  fait chevalier par  le roi de castille, élément qui ne sera pas retenu pas corneille. Devant  le Roi et son conseil, se produit l’altercation entre le comte, père de chimène, et Don Diègue, père de Rodrigue. Don Diègue se tourne vers ses trois fils — il n’y en aura plus qu’un chez corneille — pour que l’un d’eux répare l’outrage reçu et c’est Rodrigue qui sera désigné. Amoureux de chimène, Rodrigue se laisse aller à sa douleur, mais accomplit son devoir : il combat le comte et le tue devant sa fille. 

La  seconde  journée  fournira  des  éléments importants  à  corneille  pour  les  deuxième  et troisième actes du Cid : la demande de vengeance de chimène auprès du roi, une rencontre entre les amoureux, la bataille contre les Maures. Mais corneille encore ici élague. Ainsi, le passage où Don Diègue se lave la joue du sang du comte, est arrêté par des gardes royaux et confié à l’Infante ; ou bien le récit du berger peureux qui a assisté à la bataille dans les montagnes et en fait ensuite le récit à la cour ; ou encore le bannissement de Rodrigue auquel le roi consent pour rendre justice à chimène : autant d’épisodes disparus de la pièce de corneille. 

La dernière journée commence un an après ces événements. chimène réclame toujours justice : le roi, qui connaît ses sentiments,  lui annonce la mort, fausse, de Rodrigue pour l’amener à se dévoiler. elle s’évanouit. Une fois détrompée, elle s’engage à épouser et donner ses biens à celui qui tuera Rodrigue, s’il est de sa condition, ou la moitié de ses biens et sa protection, s’il est d’une naissance inférieure à la sienne. Rodrigue 

erre pendant ce temps sur les routes de Galice où il rencontre, sous les traits d’un  mendiant,  Saint-Lazare,  autre  épisode retranché par corneille. Rodrigue apprend alors qu’un  litige  entre  la castille  et  l’Aragon  ne pourra se régler que par le combat singulier de deux chevaliers de l’un et de l’autre royaume, mais qu’aucun castillan n’ose affronter  l’Aragonais Don Martin Gonzalès. Rodrigue revient à temps pour relever le défi. Rodrigue triomphe, mais tend un piège à chimène en lui faisant croire qu’il est mort ; devant cette annonce, elle demande de se retirer dans un couvent. Le subterfuge dévoilé, chimène consent au mariage, célébré le soir même, trois ans après la mort du comte. 

… à corneille

Il apparaît déjà que, pour ramener sur une journée une intrigue qui s’étalait sur trois ans, corneille a 

Guilhem de Castro par Juan Ribalta (avant 1628).

Las Mocedades del Cid – Les Enfances du Cid - Frontispice d’une édition du XVIIe siècle.

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dû lui enlever plusieurs épisodes secondaires, en modifier d’autres et resserrer l’action. corneille a  ainsi  transformé  certaines  scènes  pour  en atténuer  la violence  : Don Diègue ne sera pas souffleté devant le roi, ne se lavera pas la joue du sang du comte et celui-ci ne sera pas tué devant sa fille chimène. en parallèle à ce travail d’élagage, il invente des personnages et donne à d’autres une plus grande importance, ce qui lui permet de déployer de nouveaux enjeux, politiques notamment. Don Sanche, le malheureux amoureux de chimène, n’existait pas dans la pièce espagnole ; son « duel judiciaire » avec Rodrigue, à la fin de la pièce, remplace le combat  lié à un différend frontalier  chez  castro.  L’Infante  représente l’exigence du devoir d’une future reine en lutte contre sa passion. cette « pauvre princesse » aime Rodrigue, mais doit étouffer son sentiment pour le chevalier qui « pour être vaillant […] n’est pas fils de Roi ». (v,2) 

Si la pièce de Guilhem de castro gardait quelques assises historiques, celle de corneille n’en a plus vraiment. Au moment où vivait le cid, au XIe siècle, la ville de Séville dans laquelle corneille situe sa pièce n’avait pas été reprise par le roi chrétien de castille et ne  le sera que quelque 200 ans après la naissance du cid. corneille s’est justifié de « cette falsification » comme d’une nécessité pour rendre possible l’attaque des Maures dont « l’armée ne pouvait venir si vite par terre que par eau. »5

Finalement, plus que par la couleur locale, corneille est surtout intéressé par le potentiel dramaturgique que fournit  l’intrigue, dans  laquelle  la violence des  passions  n’a  d’égale  que  l’héroïsme  des protagonistes. en fait, Le Cid s’inscrit beaucoup plus dans la vie politique de la France de 1637 que dans celle de la Reconquista espagnole. 

5  Au moment de la réédition de l’ensemble de ses pièces, en 1660, corneille a ajouté pour certaines un « examen », sorte de réflexion critique et rétroactive, sur l’œuvre. La citation est ainsi tirée de l’« examen » du Cid.

ENjEUx POLITIqUES : UNE PIècE EN PRISE SUR SON TEMPS

Les questions politiques que soulève Le Cid, et que le public décodait fort bien, concernent les rapports entre le roi et ses sujets, plus précisément l’antagonisme entre un pouvoir royal qui cherche à s’imposer et une aristocratie qui veut maintenir ses privilèges nobiliaires. Les duels, la reconnaissance de la raison d’État, de la  justice et de l’autorité royales et, de façon plus factuelle, la guerre contre l’espagne sont autant de variantes sur le thème de la consolidation du pouvoir absolu, à une époque où Richelieu dirige l’État assez rudement et cherche à étouffer toute velléité de révolte des grands du royaume contre le roi Louis XIII.

contre les duels

trois types de duels apparaissent dans la pièce de corneille, dont seulement deux auront lieu. Au quatrième acte, le roi consent à un duel judiciaire entre Rodrigue et Don Sanche, sorte de « procès » par les armes dont les règles sont données par une autorité reconnue. Don Fernand annonce que ce duel mettra fin à la vengeance de chimène qui devra épouser le vainqueur. cette coutume ancienne émane d’un état de droit archaïque, celui d’une justice divine qui doit, en principe, favoriser  le juste et  lui permettre de remporter  le combat. cependant, Don Fernand annonce que ni sa cour ni lui ne se présenteront à ce duel, puisque c’est « à regret » qu’il permet ce « sanglant procédé qui ne [lui] plut jamais ». Il le concède à chimène essentiellement pour empêcher  le duel  à  tous venants qu’elle réclame et selon lequel Rodrigue aurait  dû  combattre  successivement  tous  les chevaliers qui se seraient présentés. Par contre, ce second type d’affrontement relève essentiellement d’une tradition romanesque du duel et non d’une réelle tradition de droit. 

DOSSIER

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Le duel d’honneur, qui oppose en combat singulier le comte et Rodrigue, qui représente son père, correspond à une réalité des mœurs de l’époque de corneille et à une tradition liée au code d’honneur auquel adhéraient nobles et chevaliers. Un affront subi lors d’une altercation exige une réparation qui ne peut se faire que par le fer. Au moment où corneille présente Le Cid, le cardinal de Richelieu a promulgué deux lois, en 1626 et en 1634, pour interdire les duels. Qui ne connaît pas le début des Trois mousquetaires quand D’Artagnan provoque en  duel  Athos,  Porthos  et  Aramis,  duels  qui devront se tenir en cachette de Richelieu et qui se transformeront en escarmouche contre  les gardes du cardinal ? 

en réalité, Richelieu a parfois adouci les peines que prévoyait la loi pour arriver à la faire respecter et à éradiquer, petit à petit, cette « vieille coutume en ces lieux établis », comme l’exprime le roi Fernand dans Le Cid (Iv,5). Dans l’espagne du cid, au XIe siècle, Rodrigue n’aurait pas eu à dire au comte : « Parlons bas. ». Ni à ajouter qu’ils doivent s’écarter à « quatre pas d’ici » pour se battre. (II,2) ces 

répliques appartiennent véritablement à la France de Louis XIII. Il faut dire qu’à la fin du règne de son père henri Iv, entre 1600 et 1610, plus de quatre mille gentilshommes ont trépassé au cours de ces règlements de compte, entre un et deux par jours, souvent pour des raisons frivoles. Dans la pièce, cette tyrannie de l’honneur et de la vengeance prive le royaume de castille de ses défenseurs, alors qu’en ces temps de guerre,  l’honneur exigerait de mettre de côté les différends privés pour se mettre au service de son monarque.

Les positions des personnages sur  la question des duels, dans Le Cid, éclairent deux conceptions opposées de la justice : d’un côté, une justice privée par laquelle chacun est à la fois juge, partie et même exécuteur de la sentence ; de l’autre, une justice royale, donc d’État, selon laquelle, en principe, le juge ne soutient aucun parti. c’est cette position que défend le Roi en tentant de calmer les appels à la vengeance de chimène : « Quand on rend la justice on met tout en balance : /on a tué ton père, il était l’agresseur ;/et la même équité m’ordonne la douceur. » (Iv,5)

Cardinal de Richelieu par Philippe de Champaigne, 1642.

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Ainsi, les intérêts de Don Fernand, dans la pièce, et ceux de Richelieu, vont de pair. Le roi Fernand cherche à instaurer un arbitrage royal pour régler les conflits d’honneur. Richelieu donne au tribunal des maréchaux le pouvoir de juger, au nom du roi, ces mêmes points d’honneur. La justice d’État doit prévaloir sur la justice privée dont le duel est une manifestation. 

Affirmer l’autorité royale

Au temps de  la  féodalité,  les grandes  familles n’obéissaient pas toujours à leur suzerain. elles considéraient que les questions d’honneur et de 

gloire ne concernaient qu’elles-mêmes. Dans la pièce de corneille, Don Fernand, « premier » roi de castille, doit établir son pouvoir et mettre les grandes familles à son service. 

Don Diègue et, plus encore,  le comte, sont  les représentants de ces nobles orgueilleux qui mettent l’honneur du clan au-dessus de l’autorité royale. Le comte, pour qui « désobéir un peu n’est pas un si grand crime » (II,1), provoque Don Diègue que le Roi a choisi, plutôt que lui, comme précepteur du Prince. Il affiche ainsi le peu de cas qu’il fait de la décision du Roi, que cet outrage à son autorité mécontente : 

[…] ainsi donc un sujet téméraire A si peu de respect et de soin de me plaire ! Il offense don Diègue, et méprise son roi ! Au milieu de ma cour il me donne la loi ! (II,6)

De même pour Don Diègue, l’honneur et la gloire du clan passent avant l’obéissance au roi. Quand Don Fernand veut absoudre Rodrigue pour le meurtre du comte, sa victoire sur les Maures effaçant le crime, Don Diègue s’insurge, affirmant au Roi que « de pareilles faveurs terniraient trop [la] gloire [de son fils] ». Ainsi, la clémence royale renverserait « des lois/Qu’a vu toute la cour observer tant de 

DOSSIER

Cordoue, située sur le fleuve Guadalquivir, a été le principal centre administratif et poli-tique de l’Espagne musulmane. Intérieur de la Grande Mosquée des Omeyyades.

La Giralda, ancien minaret de la Grande Mosquée du mouvement religieux almohade, le monument le plus emblématique de la présence musulmane à Séville.

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fois ! », ces lois de la réparation de l’offense par le sang qui sont au cœur des valeurs féodales. (Iv,5)

Les pères, Don Diègue et  le comte Don Gomès, représentent  le  passé.  Ils  sont  tous  deux  des guerriers nobles dont le sens de l’honneur engage leurs propres intérêts avant celui du Roi et de l’État. en ce sens,  ils  se condamnent et  condamnent leurs pairs au cycle toujours recommencé de la vengeance, chaque affront exigeant une réparation par  l’épée  : histoire sans fin. Rodrigue met son honneur, après avoir sacrifié à la loi de son père, au service du Roi. en faisant le récit de la bataille contre les Maures,  il s’excuse auprès de Don Fernand d’avoir agi de son propre chef, éperonné par  le danger imminent  : « Mais, sire, pardonnez à ma témérité,/Si j’osai employer [une troupe d’amis] sans votre autorité. » (Iv,3) cette modestie n’empêche pas Don Fernand de reconnaître que Rodrigue, par son mérite et son fait d’armes héroïque, a sauvé Séville de l’invasion des Maures.

Le comte, dans toute sa suffisance, est persuadé qu’il n’a rien à redouter de la puissance royale qui, sans lui, ne serait rien : « [Le Roi] a trop d’intérêt lui-même en ma personne,/et ma tête en tombant ferait choir sa couronne. » (II,1) Il se croyait assuré de pouvoir « faire abolir » son crime, soit le meurtre de Rodrigue, s’il sortait vainqueur du duel. c’est plutôt Rodrigue qui, en combattant pour le royaume, reçoit cette abolition6 : « Les Maures en fuyant ont emporté son crime. » (Iv,5) tout se passe, dans la pièce, comme si Rodrigue dans un même geste avait neutralisé deux menaces pesant sur le royaume : la menace intérieure que représente l’arrogance des nobles féodaux et le danger extérieur d’une invasion ennemie. 

À  la  fin  de  la  pièce,  les  jeunes protagonistes, chimène et Rodrigue, se soumettent à l’autorité de Don Fernand. Quand le Roi ordonne le mariage 6  L’abolition était une décision du Roi qui consistait à effacer 

« entièrement un crime quel qu’il soit sans même qu’on soit tenu d’en expliquer les circonstances […] » (Furetière)

des deux amants, tout en le différant d’un an à la demande de chimène, celle-ci s’incline : « Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr. et vous êtes mon Roi, je dois vous obéir. »7 (v,7) Rodrigue, sur ordre du Roi, partira à la guerre pour revenir après un an, couvert de gloire, et épouser chimène. Pour cette nouvelle génération, l’antagonisme entre l’honneur du clan et le service royal s’abolit. Rodrigue, héros des temps modernes, consent à ce que le comte, héros d’un autre temps, n’a pu admettre  : « […] quoi qu’il veuille croire, le comte à obéir [à son roi] ne peut perdre sa gloire. » (II,6)

L’effort de guerre

Quand corneille écrit Le Cid, la France est en guerre. Richelieu mène d’une même main de fer, sa politique intérieure et extérieure : il veut que la France joue un rôle prédominant sur l’échiquier européen. Il s’engage donc, en 1635, dans la guerre de trente Ans (1618-1648) pour combattre l’hégémonie de la puissante maison d’Autriche qui contrôle l’espagne et les Pays-bas. Au Sud, les espagnols ont franchi les Pyrénées et occupent Saint-Jean-de-Luz. Au Nord, corbie, située à une centaine de kilomètres de Paris, est prise en août 1636. La capitale est menacée. Richelieu lance la contre-offensive et les Français reprennent corbie, en novembre de la même année. 

comme Louis XIII, Don Fernand est en guerre. Il a fait de Séville sa capitale, que les Maures veulent reprendre, et dont il évite l’envahissement grâce à la vaillance de Rodrigue. Sont, en quelque sorte, transposés ici et la crainte et le soulagement que viennent de vivre les Parisiens. La bataille contre les Maures dans la pièce n’a rien du conflit religieux, mais tout de la guerre territoriale, comme celle qui oppose Louis XIII aux espagnols. 

7  Dans la version de 1660, corneille a transformé le deuxième vers pour faire entendre que chimène n’a pas d’autre choix que d’épouser Rodrigue. c’est un ordre du  Roi: « et quand un roi commande, on doit lui obéir. » 

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L’AMOUR HÉROïqUE : L’HONNEUR EN TOUT

L’innovation la plus importante de corneille — et c’est là qu’il se démarque à la fois de son modèle Guilhem de castro et de la plupart des tragicomédies de son époque — est d’avoir resserré l’intrigue autour des amours contrariées de Rodrigue et de chimène,  lesquelles canalisent et éclairent  les enjeux de la tragicomédie : enjeux politiques et enjeux moraux. L’honneur, la gloire et l’héroïsme sont au cœur des relations entre les personnages, mais le sens attribué à ces valeurs évolue au cours de la tragicomédie : passage vers un nouveau régime politique, élaboration d’une nouvelle sensibilité amoureuse. La gloire des pères ne sera plus celle des enfants, mais le prix à payer pour s’en libérer sera grand. 

construite sur ce conflit de générations, la tension entre les devoirs familiaux et la fidélité amoureuse se développe entre les deux jeunes amants, mais essentiellement en chacun d’eux. Ainsi, la seconde grande innovation de corneille consiste à doter ses protagonistes d’une profondeur affective et psychologique jusqu’alors inexistante. La tradition 

DOSSIER

Jacques Callot, Duel à l’épée, 1617.

cependant,  Don  Fernand  est  un  roi  faible,  le « premier » de castille  ;  il ne possède pas une organisation militaire ni n’exerce un pouvoir à la mesure de ses ambitions. Au troisième acte, devant l’attaque imminente des Maures, Don Diègue ne choisit pas de se mettre sous le commandement du Roi. Au contraire, il lève une troupe de « cinq cents de [ses] amis » et ordonne à son fils d’en prendre la tête pour les mener au combat, sans en avertir le Roi. La gloire du clan avant toute chose ; même la défense du royaume relève de l’initiative privée des grandes familles. À la fin de la pièce, ce n’est plus à la tête d’une « bande généreuse » que sera Rodrigue, mais au commandement d’une armée royale : « va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,/commander mon armée et ravager leur terre ». (v,7) 

Ainsi, tant sur les questions judiciaires, morales que militaires, Le Cid met en scène la fin de la société féodale et l’avènement de la monarchie absolue. Il est tout à fait remarquable que ce soit sur des répliques du Roi, s’adressant à Rodrigue, que se conclut la tragicomédie de corneille : « espère en ton courage, espère en ma promesse […] Laisse faire le temps, ta vaillance et ton Roi. » (v, 7) 

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scolaire a longtemps donné des œuvres de corneille une interprétation facile à retenir, mais quelque peu simpliste, qui résume le conflit cornélien comme l’opposition entre l’amour et l’honneur, la passion et le devoir. cependant, dans plusieurs pièces de corneille, notamment dans Le Cid,  l’honneur et l’amour ne s’opposent pas ; au contraire, chimène et Rodrigue ne peuvent s’aimer que loyaux envers leur famille, leur honneur et eux-mêmes. 

Un héritage

L’honneur, au XvIIe siècle, est un principe moral qui oblige chacun à vivre et à se comporter selon son rang et sa place dans  la société. Rodrigue et chimène respectent les obligations attachées à  leur « naissance », comme on le disait alors. Pour Don Diègue et pour Don Gomès, l’honneur ne concerne que la vie en société et  le rapport entre les hommes. Le soufflet du comte et, pire encore, son mépris affiché alors qu’il dédaigne de ramasser l’épée, ce « honteux trophée » qu’il a fait tomber des mains de Don Diègue, sont des outrages graves. L’honneur bafoué du père de Rodrigue exige soit de mourir, pour ne plus se présenter humilié devant les autres, soit de réparer l’offense par le duel. ce code d’honneur aristocratique se concentre dans l’ordre redoutable que Don Diègue donne à son fils : « Meurs, ou tue » (I,4)8

Rodrigue et chimène sont héritiers de ce sens de l’honneur. Ils ont une obligation envers leurs pères, leurs familles, leurs clans et ne pensent à aucun moment s’y soustraire. Même dans le déchirement que  leur  impose  la vengeance paternelle,  l’un comme l’autre sait qu’il ne faillira pas à son devoir. Rodrigue, connaissant les conséquences du duel contre  le comte, exprime sa douleur dans  les stances. cependant, sa réflexion poétique ne laisse place à aucune véritable hésitation : « Je rendrai 8  Dans Horace, la pièce que corneille écrira après Le Cid, on retrouve 

cette rudesse guerrière où l’honneur est tout. Le vieil horace croit que son fils s’est enfui à la fin d’un combat : « Que voulez-vous qu’il fît contre trois ? » lui demande-t-on. La réponse est cinglante : « Qu’il mourût » ! (Iv,2)

mon sang pur comme je l’ai reçu. » (I,7) Il sait qu’il ira au combat dont l’issue, puisque « l’offenseur est père de chimène », sera  inévitablement un empêchement à son mariage avec chimène : mort, elle le pleurera ; victorieux, elle s’acquittera de son devoir de vengeance. Quand à son tour chimène se trouve dans la situation de réparer la mort de son père, elle souffre, tout comme Rodrigue a souffert, que « dans [son] ennemi [elle] trouve [son] amant ». et, pas plus que  lui, elle ne peut désobéir à  la logique de l’honneur dont elle a hérité : « Je sais que je suis fille, et que mon père est mort. » (III,3) Ainsi, la piété filiale devient obstacle au bonheur.

Aucun des deux jeunes gens n’envisage l’amour sans honneur, sans fierté et sans gloire. Dans le dialogue du troisième acte, ils se parlent en écho, se voulant dignes l’un de l’autre, proclamant le même désir, et donc le même désespoir, d’être aimé pour leur héroïque courage. Pour Rodrigue, un « homme sans honneur » ne mérite pas chimène qui, en retour, ne peut aimer un  lâche  : « Qui m’aimât généreux me haïrait  infâme. » chimène répond de  la même manière à cette « générosité » de Rodrigue : « tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi/Je me dois par ta mort montrer digne de toi. » (III,4) L’honneur n’est plus seulement une exigence familiale et sociale ; il prend la forme d’une qualité individuelle, inhérente à l’amour, inscrivant ainsi une rupture générationnelle entre les jeunes amoureux et leurs pères.

Une rupture

Don Diègue, et certainement le comte, considèrent l’amour  comme  un  «  plaisir  »  dont  on  peut évidemment se passer ou ne pas tenir compte. Une  telle  conception  a  pour  corollaire  qu’une femme peut être remplacée par une autre, puisque seul prévaut  le code guerrier et viril qui place la force,  la vaillance et  l’honneur au-dessus de tout : « Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses. » (III,6) Rodrigue, pour qui le « change » 

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est  inacceptable, réagit violemment aux propos de son père, car « l’infamie […] suit également le guerrier sans courage et le perfide amant ». (III,6) Maintenant qu’il a satisfait aux exigences du clan, il reste au jeune homme à affronter l’épreuve d’un amour qu’il ne peut ni vivre ni oublier, ce que son père ne peut pas comprendre.

Rodrigue et chimène éprouvent un sentiment à la fois profond et troublant. D’une part, un élan sensuel et sensible, où se mêlent désir et peur, les pousse l’un vers l’autre. Avant même que rien de fâcheux ne soit arrivé, chimène hésite à céder à la joie : « et dans ce grand bonheur je crains un grand revers. » (I,3) cette réplique, sur le plan dramaturgique, annonce l’obstacle qui empêchera le mariage et, sur le plan psychologique, exprime l’état contradictoire de force et de fragilité dans lequel se trouvent les jeunes amoureux. L’appel à la raison et l’agitation amoureuse, qui s’opposent et s’amalgament, constituent la matière des stances de Rodrigue, des confidences de chimène à elvire et des échanges entre les amoureux. D’autre part, 

l’élan irrépressible des sentiments doit être retenu : l’amour, profond et grave, est aussi un engagement envers soi et envers l’être aimé. Renier un tel lien constitue une lâcheté inadmissible, un avilissement de soi et de l’autre.

L’amour héroïque

La grande difficulté, qui rend les jeunes protagonistes si différents de  leurs pères, consiste en cette sensibilité nouvelle qui rend  l’être aimé unique et irremplaçable et dont on doit se montrer digne, ce qui inclut fidélité au clan et devoir de vengeance. Rodrigue combat  le père de chimène à  la  fois « pour effacer [sa] honte et mériter [chimène] ». (III,4) L’amour s’avère donc un des moteurs qui l’a poussé à tuer le père de sa bien-aimée. De même, pour mériter l’amour de Rodrigue, tout autant que pour venger la mort de son père, chimène poursuit son amoureux en justice, bien qu’elle l’« adore », parce qu’elle l’adore. (III,3)

Si  tous  deux  se  retrouvent  dans  la  situation inextricable d’aimer et d’être fidèle à l’autre devenu interdit,  la situation de chimène présente une différence importante. La réparation de la mort de son père l’amène à combattre Rodrigue lui-même, son bien-aimé, à exiger sa tête. Rodrigue s’est battu contre un égal, un guerrier comme lui ; il n’a pas eu à demander la mort de chimène. Les tiraillements de chimène s’en trouvent exacerbés. elle poursuit Rodrigue en justice en espérant que la requête n’aboutisse pas. elle appelle un duel judiciaire en demandant à Rodrigue qu’il sorte « vainqueur d’un combat dont chimène est le prix ». (v,1)

Le véritable nœud cornélien réside dans cet amour héroïque qui doit satisfaire  l’intransigeance de l’honneur, reçu en héritage, et  l’exigence d’une nouvelle sensibilité amoureuse. L’amour héroïque se réalise, sur  le plan moral, dans  la notion de mérite qui intègre l’un et l’autre, mais sur le plan de l’action, il ne s’accomplit que dans la mort. « Le 

DOSSIER

La querelle des pères, gravure de Le Mire d’après Gravelot.

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poursuivre, le perdre, et mourir après lui », tel est le programme de chimène en attaquant Rodrigue ; celui-ci, « ne pouvant quitter ni posséder chimène », cherche dans « le trépas » sa « plus douce peine ». L’amour héroïque est  juge et bourreau de soi-même et de l’aimé.

UNE fIN AMbIGüE

La fin de la pièce révèle encore une fois l’originalité de corneille qui adapte, tout en  les respectant, les  caractéristiques  du  genre.  Alors  que  les tragicomédies ne reculent pas devant des fins spectaculaires et artificielles, résolvant souvent les conflits grâce à un deus ex machina9, celle du Cid suit la logique des événements et de l’évolution des  personnages. Par  contre,  fidèle  au  genre, corneille ne baisse pas le rideau sur la mort des protagonistes. cela rend-il  la fin heureuse pour autant ? tout dépend de l’angle sous lequel on la regarde.

Le cid victorieux

Rodrigue n’a pas trouvé le trépas, mais la gloire, dans la bataille contre les Maures. La fin de la pièce consacre son statut de héros. Rodrigue a vengé son père, s’est libéré de sa dette envers le clan et son crime, le meurtre du comte, est absout par le Roi. Libre, il est devenu le cid, dont le « seul nom » fait trembler « d’effroi » les Maures. héros indispensable, il prendra la tête de l’armée royale. tout en le couvrant de gloire, ses « hauts faits » le rendront si digne de chimène « qu’il lui [sera] glorieux de [l]’épouser ». (v, 7) 

Quand  Rodrigue  devient  le  cid,  tout  se  passe comme si l’engrenage meurtrier des affronts et des réparations s’enrayait. Il gagne le duel contre Don Sanche, mais ne le tue pas. Don Sanche n’est 9  « Le deus ex machina (littéralement le dieu descendu d’une machine) 

est une notion dramaturgique qui motive la fin de la pièce par l’apparition d’un personnage inattendu. » Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre.

pas un adversaire de la stature du comte et, surtout, n’a pas à réparer un affront. en épargnant son adversaire, Rodrigue fait preuve de générosité et de vertu. Le temps du « meurs ou tue » dans un duel devient obsolète. Dès lors, chimène, qui ne s’est pas, elle, acquittée de la dette envers son père, se retrouve isolée, abandonnée aussi bien par le Roi, qui ne veut plus juger Rodrigue, que par l’Infante, qui l’exhorte à oublier sa vengeance sous peine de vouloir la « ruine publique » et « livrer sa patrie aux mains des ennemis ». 

La dernière réplique du Roi donne un ton triomphant à  la  fin  de  la  tragicomédie.  Le  royaume  vient d’échapper à un pillage, le pouvoir du monarque s’est établi, les jeunes nobles poursuivront la guerre pour chasser les ennemis du territoire. Don Fernand affiche une confiance rassurante face à  l’avenir qui englobe son royaume et les exploits du cid : « espère en ton courage, espère en ma promesse. » (v,7) La pièce politique se termine bien.

L’amant défait

La fin de l’histoire d’amour est plus équivoque. Le Roi ordonne le mariage et chimène doit honorer sa promesse d’épouser celui qui gagnerait le duel. Les amoureux semblent enfin réunis. Pourtant la pièce se termine sur leur séparation et non sur leurs noces. Le mariage est différé pour permettre à  chimène  d’établir  une  distance  entre  deux 

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Le cercueil du Cid, Cathédrale de Burgos.

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événements trop bouleversants : « Qu’un même jour commence et finisse mon deuil/Mettre en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ? »10(v,7)

Le comportement du héros, à la dernière scène, a de quoi surprendre. Il a gagné sur tous les fronts, guerriers comme amoureux, puisque le mariage avec sa bien-aimée n’est que reporté d’un an. Pourtant, il se jette à ses pieds en lui demandant encore de le tuer. « Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains. »10 ce texte est celui, original, de 1637. Il sera revu et corrigé par 

corneille en 1660.

Rodrigue sait que, contrairement à lui, chimène n’est pas libre. c’est une femme : une grande victoire contre les Maures ne sera jamais sienne, qui lui aurait permis de changer de statut et d’être absoute. De plus, elle ne sera jamais totalement déchargée de sa dette envers son père  : « Rodrigue dans mon cœur combat encore mon père. » (III,3) S’il y a dans Le Cid, un véritable conflit cornélien, il se concentre dans le personnage de chimène. Jusqu’à la fin, Rodrigue est toujours aimé, mais toujours condamnable, à la fois honorable et criminel. 

ce que la cour ne perçoit pas, Rodrigue le voit, « ce fier honneur, toujours inexorable ». chimène l’épousera sans doute, mais gardera à jamais une distance infranchissable que seul le trépas aurait pu dépasser. Rodrigue le reconnaît en poussant chimène à prendre son épée : « vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ». Le dilemme des amants appelait une fin tragique, mais comment condamner cet « invincible » qui a « des vertus » qu’elle ne peut « haïr » et, surtout, qui est devenu le plus grand défenseur du royaume ; ni le Roi, ni l’Infante, ni aucun grand de la cour ne la laisseraient faire. Finalement,  la fin du Cid est aussi tragi-comique. La pièce finit « bien », mais  l’histoire d’amour se termine amèrement.

L’épée de Rodrigue et du cid

tout au long de la pièce, l’épée réapparaît, à la fois symbole et personnage. Au début de la pièce, sa chute des mains de Don Diègue cristallise l’affront. Léguer l’épée, qu’il ne peut plus tenir, à son fils équivaut, sur le plan symbolique, à l’adoubement de Rodrigue même si, selon les usages féodaux, seul le suzerain a le pouvoir de faire d’un de ses sujets un chevalier. Avec « la première épée dont s’est armé Rodrigue » (III,3), Don Diègue a transmis à son fils les devoirs de la chevalerie, de l’honneur et de la vengeance. L’épée se métamorphose en personnage, quand Rodrigue s’adresse directement à elle, dans des vers qui concentrent tout le drame 

DOSSIER

Le Cid, statue du parc de Balboa par Anna Hyatt Huntington, 1930.

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Rodrigue et Chimène. Fêtes de Burgos, : les «Géants » Rodrigo Díaz de Vivar «El Cid» et son épouse Doña Jimena.

dans lequel le plonge l’héritage paternel : « M’es-tu donné pour venger mon honneur ?/ M’es-tu donné pour perdre ma chimène ? » (I,7)

Après la mort du comte pourfendu par l’épée de Rodrigue, celle-ci devient symbole de mort pour les deux amoureux, tissant un lien de sang entre le père et l’amoureux de chimène. D’ailleurs, chimène a des mots identiques pour parler de la mort de son père et de celle, fausse, de Rodrigue. À Rodrigue qui lui tend son épée : « Quoi ? du sang de mon père encor toute trempée ! » (III,4) À Don Sanche qui lui remet l’épée de Rodrigue : « Quoi ? du sang de Rodrigue encor toute trempée ! » (v,5)

L’épée du cid est  invincible. c’est par elle que les Maures ont été  refoulés et  leurs  rois  faits prisonniers. L’épée de Rodrigue est, à tout jamais, prise en aversion par chimène. tout le début de leur première rencontre porte sur l’épée que chimène 

abhorre : « cet objet odieux/qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux ». À la fin de la pièce, encore une fois, Rodrigue remet l’épée aux pieds de chimène pour qu’elle réalise sa vengeance. Mais pour elle rien n’a changé, elle pourrait dire encore ce qu’elle avait déclaré lors de leur premier échange :

va, je suis ta partie [adversaire en justice], et non pas ton bourreau.Si  tu  m’offres  ta  tête,  est-ce  à  moi  de  la prendre ?Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre […] et je dois te poursuivre et non pas te punir.

Dans la logique de la pièce de corneille, tout n’est pas résolu à la fin et l’épée de Rodrigue, symbole tout à la fois de l’honneur, de la mort et de l’amour, sera là pour le rappeler aux jeunes amants toute leur vie. 

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DOSSIER

Quand elle est présentée sur la scène du théâtre du Marais, en janvier 1637, la pièce de corneille remporte un vif succès. Le genre tragicomique, entre 1628 et 1638, connaît des heures de gloire et Le Cid, en plus des qualités  intrinsèques de l’œuvre, rencontre la sensibilité de l’heure. 

LE TRIOMPHE DE 1637

Paul Pellisson, dans sa Relation contenant l’histoire de l’Académie française (1653), raconte combien Le Cid valut à corneille une véritable consécration :

Il est malaisé de s’imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne se pouvait lasser de la voir, on n’entendait autre chose dans les compagnies, chacun en savait quelque partie par cœur, on la faisait apprendre aux enfants et en plusieurs endroits de la France il était passé en proverbe de dire : Cela est beau comme Le cid.

Lors des représentations au Marais,  la salle ne pouvant suffire à contenir tout le public, on décida de placer des spectateurs sur la scène elle-même. ce triomphe du Cid au théâtre fut confirmé par la cour, puisque deux représentations furent données au Palais-cardinal et trois au Louvre. en outre, cette même année, le roi accorda des lettres de noblesse au père de corneille. Accorder ces lettres au père plutôt qu’au fils était une marque d’estime supplémentaire, puisque corneille obtenait ainsi un quartier de noblesse de plus1. c’est en se référant à ce franc succès, à la ville comme à la cour, que Guez de balzac2,  très respecté par ses pairs, écrit à Georges de Scudéry3,  le principal adversaire de corneille, que « c’est quelque chose de plus d’avoir satisfait tout un royaume que d’avoir fait 1  Les quartiers de noblesse s’accumulent selon le nombre d’aïeuls 

reconnus nobles. Pour accéder à certaines fonctions ou obtenir certains privilèges, il fallait cumuler seize quartiers.

2  Écrivain français (1595-1654) reconnu pour ses Lettres et ses essais critiques. Un des premiers membres de l’Académie française. 

3  Écrivain français (1601-1667). Il écrivit des tragicomédies et signa des romans dont la plupart étaient écrits par sa sœur Madeleine de Scudéry, associée au courant de la préciosité. 

LA qUERELLE DU CID : D’UN TExTE À L’AUTRE

Le Palais Cardinal, devenu Palais-Royal. Vers 1679. Gravure anonyme. Musée Carnavalet, Paris.

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une pièce régulière ». car justement, tout l’enjeu d’une des plus grandes polémiques théâtrales du siècle a gravité autour de la question des règles du « poème dramatique ». 

DU SUccèS À LA qUERELLE

L’histoire des lettres, comme celle des sciences, des arts, de la philosophie ou de n’importe quel domaine,  est  jalonnée  de  querelles,  débats  et controverses de toute sorte, c’est-à-dire des luttes d’idées, au cours desquelles s’affrontent, avec vigueur, des adversaires dont  les thèses et  les points de vue diffèrent ; de ces débats, naissent ou se confirment des pratiques et des concepts qui resteront pertinents jusqu’à  la contestation suivante. Ainsi, la Querelle du Cid a contribué à forger la doctrine classique en amenant tous ceux 

qui y furent impliqués à réfléchir sur ce que devait être une tragédie. 

Les attaques contre Le Cid sont d’abord venues de collègues piqués par la réussite de corneille, mais la Querelle a vite dépassé la seule jalousie mesquine. elle a occupé le devant de la scène depuis la création de la pièce, en janvier 1637, jusqu’à la parution des Sentiments de l’Académie française sur le Cid, en décembre de la même année. elle a donné lieu à quelque trente-cinq pamphlets, libelles, lettres et opuscules d’importance variable, plus ou moins acerbes, qui défendaient ou attaquaient la pièce et corneille. Pour évaluer l’ampleur de ces échanges au XvIIe siècle, il faut imaginer qu’une querelle de même importance ferait aujourd’hui, à l’heure des 144 caractères, exploser les réseaux sociaux.

Premier épisode : scène d’auteurs

corneille n’est pas réputé avoir bon caractère ou pécher par modestie. en février 1637, il fait paraître une lettre en vers, Excuse à Ariste, au milieu de laquelle il fait sa propre apologie.

Pour me faire admirer je ne fais point de ligue ; J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue [intrigue] ; […]Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans : Par leur seule beauté ma plume est estimée : Je ne dois qu’à moi seul toute ma Renommée ;

en contexte, le dernier vers signifie que le succès de corneille ne dépend que de la qualité de son travail et non d’une « ligue » qu’il aurait formée pour applaudir ses pièces ou encore de flatteurs qui le louangent dans les salons. cependant, isolé des autres, ce vers semble nier toute dette envers Guilhem de castro pour sa tragicomédie. Ajoutée 

Le Cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française, par Philipe de Champaigne, ca 1637.

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au succès du Cid, l’Excuse à Ariste déclenche une immense cabale contre son auteur.

en mars,  Jean Mairet4  publie,  sous  le  nom de Don  baltazar  de  la  verdad  (de  la  vérité),  un pamphlet  intitulé  L’auteur du vrai cid espagnol à son traducteur français, accusant corneille de plagiat. Il s’agit moins de jugements artistiques que d’injures, mais l’argument sera repris par Georges de Scudéry dans ses Observations sur Le Cid, en avril, dans  lesquelles  il entreprend de critiquer minutieusement la pièce. Le ton des Observations est pédant, certaines critiques, futiles et sans intérêt. Mais la controverse est lancée : Scudéry examine les principes dramatiques des unités de temps et d’action, de la vraisemblance, de la bienséance et de l’utilité de tous les personnages. corneille refuse de s’engager dans la polémique. Il a la faveur du public, ce qui constitue à ses yeux la preuve suffisante de la qualité de sa pièce. ce sera d’ailleurs toujours un de ses arguments : le théâtre doit plaire et toucher les spectateurs avant toute chose.

Deuxième épisode : l’Académie française s’en mêle

Richelieu a fondé l’Académie française en 1635, geste politique autant que littéraire, lequel s’inscrit dans son projet ambitieux de faire de la France de Louis XIII un état fort et centralisé, qui pourra ainsi jouer un rôle majeur sur l’échiquier européen. Dans cette optique, la langue française doit prendre la place que le latin perd de plus en plus dans les échanges entre les nations, même s’il reste la langue des universités et de la religion dans plusieurs pays. Les statuts de l’Académie précisent clairement sa mission : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». (article XXIv) 4  Auteur dramatique français (1604-1686), parfois considéré comme 

ayant écrit la première tragédie régulière classique, malgré un respect relatif des unités de temps et de lieu : Sophonisbe (1635).

concrètement, l’insti-tution doit composer « un dictionnaire, une grammaire, une rhé-torique et une poé-tique  »,  et  veiller  à « édicter » les règles de l’orthographe. 

Il  n’était  donc  pas dans les attributions de  l’Académie  de statuer  sur  des questions littéraires. cependant, devant le refus de corneille de répondre à ses détracteurs, Scudéry, sûr de plaire ainsi à Richelieu, demande à la toute nouvelle institution de prendre position sur  les aspects qu’il avait soulevés dans ses Observations. Les académiciens se retrouvèrent entre l’arbre et l’écorce, ne voulant déplaire  ni  aux  spectateurs,  qui  continuaient d’applaudir la pièce, ni à Richelieu, « le chef et le protecteur » de l’Académie. Le cardinal, qui aimait bien contrôler la liberté de critique, est d’ailleurs intervenu plus d’une fois dans le processus et les doctes académiciens ont dû s’y reprendre à trois fois avant qu’un rapport plaise à Richelieu. corneille n’a jamais souhaité qu’un procès se tienne sur Le Cid, mais à force de pressions, l’Académie lui a arraché son accord, sans lequel elle ne pouvait procéder.

LE jUGEMENT

Les Sentiments de l’Académie française sur la tragicomédie du Cid  parurent  en  décembre 1637. L’accusation de plagiat tombe, l’Académie reconnaissant que corneille est resté dans la limite permise de l’imitation. Reprendre une œuvre et la retravailler pour en créer une nouvelle était monnaie courante, une chose normale, voire souhaitable. cependant, cette imitation portait habituellement sur les œuvres connues des auteurs de l’Antiquité et 

DOSSIER

Dictionnaire de l’Académie française en 2 volumes. Heurtelions.

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non sur une pièce étrangère presque contemporaine. en 1648, dans une nouvelle édition de ses œuvres, corneille fera imprimer en italiques les vers du Cid traduits de castro, avec « marque de renvoi pour  trouver  les vers  espagnols  en  bas  de  la même page ». travail d’édition remarquable qui met définitivement fin à la question du plagiat.

Le rapport concède quelques qualités à la pièce : « […] la naïveté et la véhémence de ses passions, la force et la délicatesse de plusieurs de ses pensées, et cet agrément inexplicable qui se mêle à tous ses défauts, lui ont acquis un rang considérable entre les Poèmes Français de ce genre qui ont le plus donné de satisfaction. » Malgré la reconnaissance de « cet agrément inexplicable » — la pièce est un succès —,  la conclusion de  l’Académie est

accablante  :  le  sujet  est  «  chargé  d’épisodes inutiles » et ne respecte ni « la bienséance » ni « la bonne disposition [les règles] du théâtre ». La charge principale concerne le dénouement de la pièce qui choque les doctes, et particulièrement le personnage de chimène qui défie « la raison et les bonnes mœurs ». 

De la bienséance

on reconnaît à chimène le droit d’aimer encore Rodrigue, puisqu’ils étaient promis l’un à l’autre, mais pas celui de l’épouser : Scudéry parlait même à ce propos du « crime de chimène », comme si  épouser  Rodrigue  la  rendait  coupable  d’un second meurtre contre son père. Pour sauver un si mauvais sujet, les académiciens proposent trois dénouements : le comte n’est pas le vrai père de chimène ; contrairement à ce que l’on pensait, le comte n’est pas mort des suites de ses blessures ; le salut du royaume dépendait du mariage. ces dénouements leur semblent tout de même moins satisfaisants que de changer de sujet.

ce  jugement,  plus  moral  que  dramaturgique, concerne moins la logique interne de la pièce qu’une 

Abraham Bosse, La Dame réformée. Un édit en 1633 recommande fortement une mode austère : des étoffes unies, des manchettes et des cols sans dentelles. Le caractère pieux de Louis XIII semble avoir influencé la mode dans ce sens.

Abraham Bosse, Le courtisan après l’Edit de 1633. Bosse est l’un des meilleurs graveurs français du XVIIe siècle.

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volonté de proposer au public des comportements exemplaires et édifiants. car pour les doctes de l’Académie, la tragédie a comme finalité d’éduquer le public pour le rapprocher de la norme idéale et les personnages, au nom de la bienséance, doivent agir conformément à  leur « nature ». S’ils sont des êtres bons, leur comportement devra le rester jusqu’à la fin : s’ils sont méchants, leur conduite sera condamnable  jusqu’à  la fin. Scudéry avait traité chimène de « fille dénaturée » qui ne parle « que de ses folies » : une « impudique », « un monstre », une « parricide ». Les Sentiments de l’Académie ont souligné les « mœurs scandaleuses » d’une fille d’abord présentée comme vertueuse mais qui se dénature. 

Pour corneille, non seulement son sujet s’appuie sur un récit historique, et ainsi impose son dénouement, mais surtout les personnages de chimène et de Rodrigue permettent de remplir exactement les deux critères essentiels à la tragédie selon Aristote : le personnage qui souffre n’est ni totalement méchant ni totalement vertueux, mais plus vertueux que 

méchant  ;  le péril ou  la persécution doit venir non d’un ennemi, mais de quelqu’un qui aime et peut être aimé du personnage qui souffre. Les deux protagonistes du Cid sont ainsi plus vertueux que méchants du début à  la fin de  la pièce. La bienséance est respectée.

De la vraisemblance

chimène a aussi été condamnée au nom de  la vraisemblance, que l’on peut définir comme « ce qui paraît vrai ». Sur le plan moral, ce « paraître vrai » se confond avec la bienséance. Sur le plan dramaturgique, il s’agit de présenter des pièces qui créent l’illusion du vrai et pour cela proposer des « objets comme vrais et comme présents. » (chapelain,  Lettre sur la règle des vingt-quatre heures) La distance entre ce qui se passe sur scène et ce qui se passe dans la salle doit s’effacer le plus possible, de là la nécessité de la règle des trois unités. Le public est témoin d’une histoire qui est présentée comme vraie, et dont la durée est le plus près possible du temps réel de la représentation. 

DOSSIER

A. Bosse, Un sculpteur dans son atelier.

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Nos  nombreuses  téléréalités  choqueraient certainement  la  règle  de  la  bienséance  ;  par contre, elles constituent l’apothéose de la règle de la vraisemblance.

Pour  corneille,  par  contre,  tout  le  théâtre  est illusion  et  le  spectacle  peut  s’afficher  comme tel. Le but de la tragédie est avant tout de plaire, d’émouvoir, de toucher. toujours en citant Aristote, il réclame le droit d’embellir les intrigues par des inventions vraisemblables. Pour l’auteur du Cid, le vraisemblable se rapproche plus du possible, du crédible et concerne la cohérence de l’œuvre. Les doctes l’ont désavoué, mais le public l’a suivi : le mariage de chimène et de Rodrigue leur est apparu « vrai ». 

Le Cid fut examiné et jugé non en regard de ses qualités, mais au nom de règles en voie d’élaboration que la Querelle a permis de préciser et consolider. À la monarchie absolue, à une nation hiérarchisée, à une langue dont l’orthographe doit « distinguer les gens de lettres d’avec les ignorans et les simples femmes »5 doit correspondre une dramaturgie soucieuse d’ordre et de bienséance.

LES TROIS UNITÉS ET LE CID

La règle des trois unités n’avait pas encore valeur de dogme, en 1637, au moment de la Querelle du Cid, mais était en voie de le devenir. Ainsi, l’Académie française n’a pas trop insisté sur cette question, mais elle a tout de même relevé quelques « fautes », souvent liées de près ou de loin avec ce qu’elle jugeait être le défaut rédhibitoire de la pièce : le mariage annoncé de chimène avec le cid. 

corneille est de son temps, résolument moderne, et il revendiquera toute sa vie une certaine liberté 5  L’élitisme à l’origine des règles qui ont fixé l’orthographe d’usage 

et grammaticale, au XvIIe, en les complexifiant à l’excès, laisse des traces dans la résistance des institutions à adopter l’orthographe rectifiée qui permet, par exemple, d’harmoniser le masculin « absout » avec le féminin « absoute », plutôt que de garder « absous », ou encore d’écrire « événement », comme ça se prononce.

créatrice, même après avoir entrepris d’écrire des tragédies régulières. S’il reconnaît  l’importance des Anciens, lui qui lisait Aristote dans le texte grec et horace en latin, il refuse de prendre à leur égard une attitude idolâtre. Au contraire, si  les tragédiens grecs ont été capables d’inventer  la tragédie, les auteurs français doivent aussi se faire créateurs : « Je porte [aux Anciens] du respect comme à des gens qui nous ont frayé le chemin, et qui pour avoir défriché un pays fort rude nous ont laissé à le cultiver ». (Préface de Clitandre)  cette position, présente dès ses premières réflexions sur le théâtre, corneille la réitère à nouveau, en 1660, dans le Discours sur le poème dramatique : « Nous ne devons nous attacher si servilement à [l’] imitation [des Anciens], que nous n’osions essayer quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse point les règles de l’art ». 

Le temps

Selon  l’Académie  française,  corneille  «  qui  a voulu se renfermer dans la règle des vingt-quatre heures, pour éviter une faute, est tombé dans une autre » : amener chimène à consentir au mariage avec Rodrigue le jour même où celui-ci a tué son père.  corneille  est  presque  d’accord  avec  les académiciens : l’unité de temps est un problème.

« Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents dans cette Pièce [Le Cid]. » Il donne comme preuve que chimène demande deux fois justice au Roi dans la même journée  ; qu’au matin,  la bataille à peine finie, Rodrigue se bat en duel ; que chimène voit Rodrigue deux fois le jour même de son deuil. Par contre, là où les doctes souhaitent qu’on adapte l’intrigue à la règle de l’unité de temps, corneille parle de l’incommodité de celle-ci  : « L’obéissance que nous devons aux règles de l’unité de jour et de lieu nous dispense alors du vraisemblable […] ». (Discours de la tragédie) 

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corneille affirme dans le Discours des trois unités qu’on  peut  dans  certains  cas  «  laisser  […]  à l’imagination des auditeurs » le soin d’ordonner les écarts temporels. Par contre, quand le non-respect de la règle heurte la bienséance de l’époque, comme dans le cas des visites de Rodrigue à chimène trop rapidement advenues, le poète de talent doit les rendre admissibles aux yeux du public, ce que corneille a parfaitement réussi selon Guez de balzac  : «  […]  leur conversation est remplie de si bons sentiments, que plusieurs n’ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l’ont connu l’ont toléré. » (Examen) et voilà l’autre grande divergence entre les académiciens et corneille : pour lui, le grand art, c’est de plaire et d’émouvoir son public qui saura, quand l’œuvre est réussie, tolérer les manquements aux trois unités.  

L’action

Scudéry avait reproché à corneille les deux intrigues parallèles des amours malheureuses de Don Sanche pour chimène et de l’Infante pour Rodrigue, jugeant ces personnages inutiles. L’Académie a aisément défendu le personnage de Don Sanche : chimène avait  besoin d’un défenseur,  et Rodrigue d’un adversaire à épargner pour « être purgé de  la mort du comte » (Sentiments de l’Académie). Il en va autrement de l’Infante. celle-ci « ne sert qu’à représenter une passion niaise, qui d’ailleurs est peu séante à une Princesse […] ». 

Le jugement, essentiellement moral, qu’ils portent sur  le  rôle  de  l’Infante,  a  empêché  les  doctes académiciens de saisir sa fonction dramaturgique. L’Infante  ne  peut  concilier  ses  obligations  de princesse  royale et  son amour pour Rodrigue. elle incarne une autre facette de la contradiction entre le devoir et la passion, deux sentiments qui s’opposent tout en s’alimentant l’un l’autre et qui sont au cœur de l’intrigue principale. Mais ce jeu de miroir révèle une différence de taille : la hiérarchie et le cloisonnement des classes sociales est un 

obstacle au mariage plus infranchissable encore que celui du meurtre du père de chimène par Rodrigue. 

D’ailleurs le public ne s’y est pas trompé, qui n’a nullement trouvé étrange que chimène, une fois le temps du deuil écoulé, épouse le héros de la nation qui lui était déjà destiné. Par contre, il n’aurait pas compris que  l’Infante s’allie à Rodrigue, même devenu le cid. L’avis des doctes académiciens fut contraire : aucune des héroïnes n’a échappé à leurs critiques.

Les lieux

La règle de l’unité de lieu est un ajout original de la tragédie française. cependant, le lieu unique, palais, maison bourgeoise ou place publique selon les genres, ne s’est définitivement imposé que dans la seconde partie du XvIIe siècle. Dans son Examen du Cid, corneille présente les lieux de sa pièce : « tout s’y passe donc dans Séville, et garde ainsi quelque espèce d’unité de lieu en général ; mais le lieu particulier change de scène en scène […] ».

Quand le théâtre du Marais monte Le Cid, en 1637, le décor à compartiments est encore d’usage. La scène est séparée en deux grandes zones : un espace avant central et, autour de lui, quelques compartiments séparés par de petites balustrades. chacun de ces compartiments constitue un lieu : la maison de chimène, l’appartement de l’Infante, la chambre du Roi, la place publique. ces lieux sont masqués par une tapisserie que l’on lève quand l’action s’y déroule, que l’on descend quand elle ne s’y passe plus. L’espace central constitue une aire de jeu qui prolonge le compartiment « ouvert ». 

vINGT ANS PLUS TARD : L’AUTRE TExTE DU CID

en 1660, corneille publie en trois volumes Le Théâtre de Corneille revu et corrigé par l’auteur, chacun d’eux étant précédé par  l’un des trois Discours

DOSSIER

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sur le poème dramatique. en plus de révéler un critique érudit et un théoricien d’envergure, ces Discours comportent une forte charge polémique encore empreinte de la Querelle du Cid. en plus d’une révision minutieuse des pièces, l’Examen qui précède chacune d’elles porte un regard judicieux sur les œuvres. ce fut l’occasion pour corneille de revisiter Le Cid, qui s’en trouva si modifié qu’on peut presque parler d’un nouveau Cid.

toutes les corrections n’ont qu’un seul but : faire du Cid une tragédie. Déjà, dans l’édition de 1648, corneille avait changé le sous-titre de tragicomédie pour celui de tragédie, sans pourtant vraiment transformer le texte. Dans celle de 1660, il supprime près de 5 % des vers et réécrit près de 15 % du texte dans le but d’adoucir la fougue de certaines scènes, de certaines répliques. Par exemple,  la fin de l’altercation entre le comte et Don Diègue a été enlevée, atténuant  le mépris du comte et l’ampleur de l’offense.

Don Diègue : Épargnes-tu mon sang ?Le Comte : Mon âme est satisfaite, Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite.Don Diègue : Tu dédaignes ma vie ?Le Comte : En arrêter le cours, Ne serait que hâter la Parque [mort] de trois jours.

La tragicomédie a passé de mode ; l’heure est à la retenue. comme corneille tient à sa pièce, il fera tout pour la rendre conforme au dogmatisme ambiant. Mais le réviseur en lui n’a pas supplanté l’auteur, et certains vers retouchés n’en sonnent que mieux, cependant, certains vers seront retouchés en mieux.

Un début moins domestique

Les modifications les plus importantes concernent le début et la fin de la tragicomédie. La première scène ouvrait sur un échange entre le comte et elvire qui 

demandait au maître son sentiment sur le mariage de sa fille. Le comte donnant son accord au mariage de Rodrigue et chimène, elvire s’empressait, à la deuxième scène, d’en faire part à sa maîtresse. ces scènes ont été amalgamées en une seule entre elvire et chimène dans le texte de 1660. L’auteur a sans doute jugé que des propos familiers et sans gravité, trop près de ceux des comédies, n’étaient pas dignes de l’entrée en matière d’une tragédie. 

Avant  Le Cid,  corneille  avait  surtout  écrit  des comédies auxquelles il a donné une forme nouvelle, dynamique : écrites en cinq actes, elles mettent en  scène  des  amoureux  aux  prises  avec  des obstacles qui, s’ils se révèlent finalement faux, n’en contrarient pas moins leurs amours. Ses comédies se distinguent des pièces comiques alors en vogue : d’une part, l’expression du sentiment amoureux se fait plus subtile que le gros rire provoqué par la farce, truffée d’allusions sur l’actualité et de gags souvent grivois  ; d’autre part, ses personnages issus de la petite noblesse, et dont le destin reste somme toute commun, s’éloignent des bergers et des bergères des comédies pastorales qui vivent des aventures romanesques dans un monde utopique. La tragicomédie de 1637 pouvait parfaitement, elle aussi, s’accommoder d’une ouverture domestique, mais pas la « tragédie » de 1660.

Une fin atténuée

L’autre modification importante concerne la fin. Les Sentiments de l’Académie ont essentiellement porté sur les « mœurs scandaleuses » de chimène qui accepte d’épouser celui qui a tué son père, et cela dans le jour même. Dans la tragicomédie, chimène consentait au mariage — avec d’ailleurs l’accord de tous — mais demandait de le reporter d’un an,  le temps d’honorer  la mémoire de son père. La grande force du poète a été d’avoir réussi à rendre la chose possible et acceptable aux yeux du public, et  la puissante beauté de la dernière réplique de chimène y a certainement contribué.

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Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,Sire, quelle apparence a ce triste Hyménée ?Qu’un même jour commence et finisse mon deuil,Mettre en mon lit Rodrigue et mon père au cercueil ? (1637)

Dans son « examen », corneille avance que  le mariage de Rodrigue et chimène est historique : « […] il a plu en son temps ; mais bien sûrement, il  déplairait au nôtre  […] » Pour satisfaire aux désormais  toutes  puissantes  règles  de  la bienséance qui condamnent le mariage de chimène, même reporté d’un an, l’auteur laisse entendre, en transformant les répliques, qu’elle n’y consent pas vraiment. 

Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,Toute votre justice en est-elle d’accord ? (1660)

Son appel à la justice royale laisse imaginer que le monarque pourrait reconsidérer sa décision et annuler le mariage. Il semble, finalement, que corneille ait donné raison à Scudéry et à l’Académie française. on peut déplorer que Le Cid soit passé d’une tragicomédie originale et cohérente à une tragédie parfois boiteuse.

La plupart des éditions scolaires donnent la version définitive de 1682, qui est celle de 1660 à quelques mineures corrections près. De même,  jusqu’au milieu  du  XXe siècle,  ce  fut  uniquement  cette version qui fut mise en scène. cependant, depuis une cinquantaine d’années, certains metteurs en scène choisissent de monter intégralement le texte original, quitte à repêcher certains vers mieux formulés de l’autre Cid. cette pièce n’est-elle pas une des rares, sinon l’unique, tragicomédies encore au répertoire des théâtres ?

Dossier signé Anne-Marie Cousineau

DOSSIER

Paris: l'Institut de France où siège l'Académie française.

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POUR EN sAvOIR PLUs...

DOSSIER

Les textes du CidLa plupart des éditions scolaires publient le texte de 1682, qui reprend essentiellement celui de 1660. ces  éditions  sont  accompagnées  de  dossiers pédagogiques, cycliquement revisités. cette version du Cid est aussi accessible en lecture libre sur plusieurs sites web.

on trouve la tragicomédie de 1637 chez Gallimard dans la collection Folio théâtre (Jean Serroy) et dans le premier tome des Oeuvres complètes de La Pléiade (Georges couton). cette dernière édition indique aussi par une puce les vers que corneille avait mis en italiques dans l’édition de 1648 pour identifier ses emprunts à Guilhem de castro. 

Sur Le Cid et corneilletoujours dans les Oeuvres complètes, établies par Georges couton, on trouve L’Examen de corneille qui précède Le Cid, et surtout les Trois Discours sur le poème dramatique dans lesquels corneille développe ses réflexions sur le théâtre et la tragédie. Passionnant.

De Georges couton aussi, Corneille (hatier) et Corneille et la tragédie politique (Que sais-je ?). 

Les livres d’octave Nadal, Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille (Gallimard/tel), et de Michel Prigent, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille (PUF/Quadrige) sont des classiques. Dans chacun d’eux se trouvent des chapitres consacrés au Cid.

Alain couprie, Le Cid, 1637-1660,  Profil d’une œuvre no 133, hatier. Étude très accessible qui comprend, en plus du résumé, les « Problématiques essentielles » et des « Lectures analytiques » de quatre extraits de la pièce.

Sur le théâtre au xvIIe sièclebruno clément, La Tragédie classique, Mémo no 110, Seuil. ouvrage synthétique qui traite notamment de la Querelle du Cid.

Georges  Forestier, Passion tragique et règles classiques, Essai sur la tragédie française (Armand colin) : les chapitres « crise des genres, mort et renaissance de la tragédie » et « Six années de débat » décrivent l’alternance entre les pièces régulières et irrégulières au début du XvIIe siècle, ainsi que les conflits esthétiques qui ont donné naissance à la tragédie classique.   

vincent Dupuis, « corneille et l’univers baroque », dossier des Cahiers du théâtre Denise-Pelletier, no 81, automne 2011 (sur L’Illusion, de corneille)

Les Maures dont il est question dans la pièce désignent de façon générique, à l’époque de Corneille, les musulmans originaires du nord de l’Afrique. Passant par le détroit de Gibraltar, ils ont conquis presque l’ensemble de l’Espagne en 711, les chrétiens n’occupant plus après cette fulgurante invasion que le nord du pays. La reconquête (Reconquista) commence dès le neuvième siècle et ne s’achèvera que cinq cents ans plus tard, en 1492, par la prise de Grenade. Les exploits du Cid historique, le lointain modèle du héros de Corneille, sont liés à des épisodes de la Reconquista qui ont eu lieu au XIe siècle. La culture mauresque aura sur l’Espagne une influence durable, encore sensible aujourd’hui en particulier dans la musique et l’architecture.

Page 40: L'ÉqUIPE DU SPEcTAcLE - Denise-Pelletier · 2020. 2. 3. · le cid / page 7 son amour conflictuelpour Rodrigue : en effet, l’Infante doit épouser un homme de son rang hiérarchique

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POUR ALLER PLUs LOIN / RÉsONNANCE

AristoteLe philosophe grec Aristote est pris à  témoin lors de la Querelle du Cid. tous les écrivains du XvIIe siècle connaissent Aristote, au moins par les traductions latines qui circulent. corneille  lisait en grec la Poétique.

*  Le premier livre de la Poétique, qui traite de la tragédie, est un texte très court et d’une lecture plus aisée qu’on le croit, facilitée qu’elle est par les traductions contemporaines. 

*  on sait que seul ce premier livre de la Poétique nous est parvenu, sur  les six qu’elle comptait. Umberto eco a écrit un roman policier, Le Nom de la rose,  qui  se  déroule,  en  1327,  dans  une abbaye  bénédictine  du  Sud  de  la  France  qui aurait dans sa bibliothèque  l’ultime exemplaire du deuxième livre de la Poétique, livre maudit, car il traiterait de la comédie et du rire... Une adaptation cinématographique de ce roman a été réalisée en 1986 par Jean-Jacques Annaud, avec Sean connery.

Le xvIIe siècle de RichelieuLe roman Les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas, se déroule à l’époque où corneille écrivait Le Cid.  bien  que  romancée,  l’histoire  sert  de toile de fond aux aventures de d’Artagnan et des mousquetaires. D’ailleurs tout commence par des duels, interdits par Richelieu.

Les versions cinématographiques sont nombreuses, depuis un très court film muet de 1921 jusqu’à la plus récente production de Paul W. S. Anderson.

D’autres CidLe Cid a inspiré parfois des poèmes fort sérieux de victor hugo, Leconte de Lisle ou théophile Gautier. Mais il a aussi pris la forme d’une bande dessinée japonaise dans les années 1980, Rody le petit Cid, librement inspirée de Guilhem de castro, Las Mocedades del Cid.

Au  Québec,  Réjean  Ducharme  a  écrit  Le Cid maghané, qui fut créé en juin 1968. cette parodie en quatorze tableaux où les personnages parlent en québécois  joualisant pose  les questions de l’honneur et de  l’amour dans une tonalité plus absurde que tragique. Le texte n’en est pas publié, mais  seulement déposé au ceAD  (centre des auteurs dramatiques).  Il  faut aller voir  la pièce quand elle est présentée.