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Page 1: Mythes et représentations de l'hospitalité · Pierre BRUNEL (Professeur à la Sorbonne - PARIS IV) Max MILNER (Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Paris III) Lise ANDRIES (CNRS
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MYTHES ET REPRÉSENTATIONS

DE L'HOSPITALITÉ

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Collection Littératures Collection dirigée par ALAIN MONTANDON

Professeur à l'Université Blaise Pascal

Comité de lecture

Pierre BRUNEL (Professeur à la Sorbonne - PARIS IV) Max MILNER (Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Paris III)

Lise ANDRIES (CNRS - Paris) John WOODHOUSE (Professeur à Oxford)

Rose DUROUX (Professeur à l'U.B.P.) Charles GRIVEL (Professeur à l'Université de Mannheim)

Jacques LAJARRIGE (Professeur à l'U.B.P.) Jacques CARRÉ (Professeur à la Sorbonne - Paris IV)

Alain MONTANDON (Professeur à l'U.B.P.)

© Presses Universitaires Blaise Pascal Clermont-Ferrand (France), 1999

ISBN 2-84516-104-2

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- Littératures -

MYTHES ET REPRÉSENTATIONS DE l'HOSPITALITÉ

sous la direction d'Alain Montandon

Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines

Presses Universitaires Blaise Pascal Maison de la Recherche

4, rue Ledru - F - 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1 Tél. 04 73 34 65 68 — Fax 04 73 34 65 69

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Préface

Le Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines (CRLMC) s'intéresse aux différentes formes des écritures et représentations des interactions sociales dans le cadre d'une sociopoétique. Après des recherches sur le savoir-vivre, la politesse, le goût, la conversation, la promenade, la danse, il a entamé un programme de recherches sur l'hospitalité qui s'est déjà concrétisé par un premier volume L'émigration : le retour, où était abordé le paradoxe du retour de l'émigré et de son accueil : celui qui rentre n'est plus le même que celui qui était parti, et il rentre dans un pays qui lui-même a changé entre- temps. Aussi loin d'être la rencontre du même et du même, c'est une nouvelle expérience de l'altérité qui commence, différente de celle de l'exilé dans un pays étranger qui devait s'approprier l'inconnu et le différent, nouvelle expérience d'une altérité peu ordinaire, celle du propre et de l'intime devenu lointain, celle du même devenu autre. Paradoxe du natif devenu étranger, hôte, en son propre pays, plus étranger encore que d'autres, puisque la question de l'identité fondamentale est posée. C'est dire que le retour n'est pas simple et que, au-delà des images idylliques des retours heureux, celui du fils prodigue, de l'oncle d'Amérique, du voyageur las des longs voyages qui goûte le plaisir de retrouver les siens dans le havre tranquille de la demeure, de nouvelles souffrances s'avivent, de nouveaux malentendus naissent.

L'histoire d'Ulysse rend bien compte de cette problématique et du traumatisme de cette nouvelle naissance qu'est le retour. S'il est beau de voyager, en dépit des écueils et des tempêtes, le retour s'avère être beaucoup moins évident qu'on ne pouvait l'imaginer et l'expérience est étrange que d'être hôte dans sa propre maison. Le paradoxe du natif devenu étranger pose de manière intéressante la question de l'hospitalité et de l'identité. Devenir hôte chez soi (ce que fait Ulysse chez les prétendants), c'est renverser les termes de l'interaction, celle du Gast et du Gastgeber, de l'hôte et de l'invité, cette relation de réciprocité, de symétrie apparente non dépourvue d'une ambiguïté que Marcel Mauss tout comme Benveniste ont pu souligner à loisir. Car outre les problèmes économiques, culturels, sociaux que pose le retour d'émigration, la question de l'identité du sujet se pose en ce lieu du chez soi, de l'être chez soi. La question de l'hospitalité est paradigme de l'identité. L'inversion des rôles met celle-ci en crise, crise aussi bien sociale (retrouver la place perdue) que psychologique (avec le sentiment de culpabilité).

L'émigration : le retour, Études rassemblées par Rose Duroux et Alain Montandon, Cahiers du CRLMC, Presses Universitaires Blaise Pascal, 1999, 606 p.

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Dans le cadre de ce programme d'études sont et seront abordés des aspects très différents de ce qui constitue une interaction fondamentale et emblématique de l'accueil et de l'ouverture à l'Autre, que ce soient les représentations de l'hospitalité en certaines périodes particulières de l'histoire (à l'époque médiévale, au XVIII siècle en particulier la place de l'hospitalité dans l'imaginaire (avec le colloque international consacré à l'hospitalité dans les contes, organisé en collaboration avec l'Université de Saint-Denis de la Réunion et trois de ses centres de recherches à l'automne 1999), les figures négatives de l'hospitalité que peuvent être le parasitisme (Anne Tomiche et Myriam Roman ont préparé l'ouvrage collectif Le Parasite), les espaces domestiques et privés de l'hospitalité ou encore les lieux institutionnalisés de l'hospitalité sous différentes formes, que ce soit l'hospice, l'hôpital, l'hostellerie (titre du colloque de Semur-en-Auxois qui accueille non seulement historiens, sociologues, littéraires, mais également les professionnels - tourisme, hôtellerie, médecins, infirmières, travailleurs sociaux, etc.). Le dialogue avec les professionnels permet l'analyse de problèmes concernant l'immigration, l'exclusion, l'accueil de l'étranger, le multiculturalisme, la figure de l'autre, de l'étranger, avec les formes de rejet, de racisme ou toute autre forme d'exclusion. Bien entendu, comprendre le présent passe par une connaissance du passé, de la tradition et de l'histoire. C'est pour cette raison que nous pensons qu'une telle recherche offre des outils pour mieux analyser, comprendre et agir à notre époque. La littérature joue ici un rôle essentiel, car nul mieux que les écrivains et les artistes ne sait percevoir, analyser, exprimer et représenter avec une grande finesse et une forte acuité ce qui est en jeu

L'hospitalité comme concept, comme rituel, comme tradition et pratique, n'est pas sans poser certains paradoxes. L'un de ceux-ci est abordé par le volume préparé par Valérie-Angélique Deshoulières avec le passage du don à l'oblation, amenant à répertorier les formes de sacrifice, voire d'annihilation de soi que l'acte d'hospitalité peut représenter en ses

2 Claude Roussel organise un colloque sur l'hospitalité médiévale en 2000. A. Montandon prépare un volume dans cette même collection sur L'hospitalité au XVIII siècle (parution en 2000). 3 À paraître en 2000. 4 Ce qui nous conduit à l'organisation de séminaires sur hospitalité et philosophie, sur la représentation théâtrale de l'hospitalité, sur les différents rituels, sur la figure de l'étranger dans le roman ou encore à mener une réflexion sur la nation, la patrie, l 'État comme terres hospitalières (ou inhospitalières). L'importance de tous ces problèmes nous a amené à concevoir un Dictionnaire de l'hospitalité, qui, sur le modèle du Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre que nous avions publié au Seuil en 1995, abordera dans une série d'essais se renvoyant les uns aux autres les définitions nécessaires, les perspectives historiques, l'ensemble des questions multiples touchant au phénomène de l'hospitalité qui pour René Schérer participe même de l'hominisation. 5 en 2001.

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formes extrêmes. La Légende de Saint-Julien l'Hospitalier de Flaubert en est un formidable exemple sur lequel il y a beaucoup à dire.

Dans la continuité de nos travaux, il importait, à cette étape de nos réflexions, de s'interroger sur les représentations de l'hospitalité et principalement à travers des mythes constitutifs, des légendes ou des scènes particulièrement pertinentes de l'interaction, en littérature comme dans certains arts visuels (peinture ou cinéma). La mythologie grecque et romaine, les cultures bibliques, les civilisations musulmanes ont offert des sources sans cesse réinterprétées, réécrites jusqu'au XX siècle quant aux mythes de l'hôte et de l'accueil. Le présent volume, fruit d'un colloque organisé à Clermont-Ferrand en 1999, en explore de multiples et larges aspects.

Nous remercions vivement les participants et tous les membres de l'équipe pour leur collaboration féconde, ainsi que Madame Claudine Vendange et Madame Josy Dubois qui en ont assuré la précieuse réalisation matérielle. Il nous est agréable de remercier le Conseil de Gestion de la Faculté des Lettres de Clermont pour l'aide apportée à ces rencontres qu'organise le CRLMC, soutenu par l'Institut Universitaire de France.

Alain MONTANDON

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Mythes et représentations de l'hospitalité par

Alain MONTANDON

Dans la perspective des recherches sur l'hospitalité, il s'imposait de s'interroger sur la façon de concevoir cette pratique d'interaction sociale qui dès l'origine se réfère à une instance divine. Pourquoi se placer sous la férule des dieux ? pourquoi lien social et religion ont-ils à voir ensemble ? quels sont ces mythes qui viennent illustrer et dire l'articulation de l'humain et du divin ? Pourquoi chercher un fondement dans le religieux, et pourquoi celui-ci se dit-il sous forme de mythes et d'histoires ? Que nous apprennent ces mythes ? Si le mythe est un schème d'intellection du réel, comment les mythes de l'hospitalité aident-ils à articuler le sens de celle-ci ?

Sans doute y a-t-il dans le phénomène de l'hospitalité quelque chose qui relève du mana, qui renvoie à quelque chose de magique encore qu'indéterminé ou encore à un phénomène relevant du sacré. Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse Durkheim écrit que les choses sacrées sont définies comme « celles que les interdits protègent et isolent ». Dire que l'hospitalité est sacrée implique cependant non seulement le tabou mais aussi une appartenance à la divinité. Le sacré serait une force transcendante, une puissance que les sociologues interprètent comme celle de la société perçue par ses membres comme extérieure à eux et attribuée à une divinité. Sacrée aussi, l'hospitalité l'est parce que fondatrice et surnaturelle : l'hôte est le symbole de la médiation entre deux sphères tout à fait différentes. Il est l'inconnu, il vient de loin, il est craint, c'est un être insaisissable qui pénètre dans un lieu délimité, un espace circonscrit, celui de la demeure. Tout étranger de par son altérité inquiétante possède cette dimension numineuse dans laquelle Rudolf Otto voyait l'essence du sacré. L'inconnu génère crainte et tremblement, même s'il apporte aussi ouverture sur le monde de l'extérieur, s'il vient apporter des paroles nouvelles. Il est à la fois menace et don

Homère a livré avec l'Odyssée le livre fondateur de l'hospitalité occidentale, dans la mesure où l'épopée ne cesse de faire le récit de l'épreuve de l'hospitalité et de l'hospitalité comme épreuve : épreuve pour le xénos, qui ne sait comment il sera reçu et comment interpréter l'accueil qui lui est fait, épreuve pour l'hôte, toujours saisi d'un tremblement face

Voir Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes 1. Économie, parenté, société, Éditions de Minuit, 1969, p. 87-101.

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à la menace de l'inconnu, dont il ignore le statut, et qui peut être aussi bien pirate qu'être divin. Ulysse ne cesse de poser toujours la même question au long de ses aventures et de ses rencontres avec l'altérité et l'étranger, la même qu'il posa en abordant le rivage des Cyclopes :

« Hélas ! en quelle terre encore ai-je échoué ? Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux ? »

François Hartog dans son livre Mémoire d'Ulysse montre qu'une carte des catégories de l'hétérologie grecque est tracée Les autres ce sont les non-humains, les plus qu'humains que sont les dieux et demi-dieux, les moins qu'humains, que sont les monstres. Ce sont les barbares et les peuples étranges, admirables ou redoutables, situés à la frontière de l'humain et du non-humain. Les barbares suivant l'étymologie de ce mot forgé par onomatopées parlent blablabla ; ils sont l'étranger linguistique et culturel, celui à l'apparence étonnante, à l'accent barbare, aux vêtements bizarres Si l'étranger (xenos) est de fait toute personne étrangère à la communauté restreinte de la cité, il n'en est pas moins digne d'être accepté et reconnu. La reconnaissance est fondamentale - et cela d'autant que l'étranger pourrait bien être un dieu : il partage avec eux la menace et le don. Aussi l'hospitalité apparaît-elle fréquemment sous forme d'une théoxénie.

Même les prétendants savent que « les dieux prennent souvent les traits de lointains étrangers et vont de ville en ville empruntant toutes les formes, pour s'enquérir des vertus et des crimes des humains » Et le retour d'Ulysse, le dernier des prétendants, prend lui-même une forme de théoxénie. Il ressemble par bien des aspects à un dieu, alors qu'il est déguisé en mendiant. Eumée bien que pauvre agit comme Philémon et Baucis et en retour Ulysse le bénit et plus tard lui promet récompense La punition des prétendants est celle qu'encourent ceux qui ne pratiquent pas l'hospitalité des dieux. Mais son fils également, Télémaque, est le

Odyssée, 13, 200-202. 3 « Ce parcours, itinéraire et non pas carte, fait se succéder, mais aussi se répondre, s'entrecroiser ou se superposer des noms, des lieux, des regards, qui marquent des points de repère, des moments où les choses se troublent ou s'infléchissent. Il indique le mouvement d'une histoire, elle-même en mouvement de l'altérité grecque. » (François Hartog, Mémoire d'Ulysse, Gallimard, 1996, p. 14). 4 Dans les Suppliantes d'Eschyle, le roi d'Argos auquel Danaos qui arrive d'Égypte avec ses filles demande protection s'écrie : « - D'où vient donc cette troupe à l'accoutrement si peu grec, fastueusement parée de robes et de bandeaux barbares, à qui je parle ici ? Ce n'est point là le vêtement des femmes ni à Argos ni dans aucun pays de Grèce. Et pourtant, que vous ayez osé, intrépides, venir jusqu'ici sans hérauts ni proxènes - sans guides ! - voilà qui me surprend ».

Odyssée, 17. 485-487. Odyssée, 14. 53-54.

7 Odyssée, 21. 214-216.

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premier à prendre Ulysse pour un dieu quand celui-ci se révèle à lui sous la forme d'une épiphanie. Athéna le transforme de manière surnaturelle de sorte qu'il paraît plus beau, plus jeune et Télémaque effrayé demande pitié. Cette situation théoxénique bien connue a son importance, car Ulysse n'est pas seulement un héros vindicatif qui venge un affront personnel, il est celui qui exerce la justice et la restauration des institutions fondamentales de la société civilisée. Ulysse, instrument de la justice divine, est accompagné pour cela de nombreux présages la foudre de Zeus le rêve de Pénélope l'hystérie des prétendants et même l'éternuement de Télémaque L'attitude d'Ulysse n'est pas celle d'un héros qui triomphe, mais celle de celui qui exécute la volonté des dieux. Il refuse de se réjouir des nombreux morts (à l'inverse d'un guerrier de l' Iliade) qui résultent de l'hospitalité bafouée et trahie.

La théoxénie, c'est-à-dire la visite d'un dieu dans la maison de mortels pour tester leur hospitalité, est un thème universel que l'on rencontre non seulement dans la mythologie grecque et romaine, mais aussi dans de nombreux contes.

Le châtiment de la collectivité inhospitalière est le plus fréquemment un déluge, une inondation, mais également une avalanche, des chutes de pierres, une pluie de soufre et de feu, et autres calamités qui amènent la destruction de la communauté. L'Ancien Testament offre de nombreux exemples des pratiques hospitalières. Abraham lui-même envoyait des serviteurs à la porte pour offrir l'hospitalité, parfois lui-même se place sur le seuil pour inviter les étrangers qui passent. Il offre ainsi aux anges, qu'il prend pour des hommes, l'eau pour laver les pieds, le pain, et fait préparer pour eux un festin, car « les hommes pieux promettent peu mais font beaucoup ». Mais c'est surtout dans l'histoire de la destruction de Sodome qu'une place exemplaire lui est accordée, histoire d'autant plus remarquable qu'elle développe un schéma quasiment identique aux mythes gréco-romains. Dieu, est-il dit dans la Genèse ému par la rumeur suivant laquelle Sodome et Gomorrhe se livrent au péché, déclare : « je vais descendre pour voir si leur conduite correspond réellement au bruit qui en est parvenu jusqu'à moi ; s'il n'en est pas ainsi je le saurai ». Abraham ne voudrait pas que Dieu punisse le juste comme le méchant et le Seigneur lui accorde, après un marchandage sur le nombre des justes,

8 Télémaque a peur et tourne les yeux dans une autre direction de crainte qu'il ne s'agisse d'un dieu (Odyssée, 16. 178-179). Odyssée, 2. 146-176 ; 15, 160-178 ; 525-534 ; voir 17, 152-161 ; 20, 242-246.

10 Odyssée, 20, 98-121 ; 21, 413-415. 11 Odyssée, 19, 535-558.

Odyssée, 20, 345-357. Odyssée, 7, 540-547. Genèse 18-19.

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qu'il ne détruira pas la ville s'il s'y trouve dix justes. C'est ainsi que deux anges arrivent à Sodome et demandent l'hospitalité qui leur est refusée, sauf par Lot qui les presse de venir chez lui et qui leur prépare un festin. Les gens de la ville demandent à voir les étrangers et Lot les défend, offrant aux habitants de Sodome ses deux filles encore vierges « Vous leur ferez ce que vous voudrez. Mais ne faites rien à ces hommes puisqu'ils sont venus s'abriter sous mon toit. » On sait comment Lot sera puni d'une offre qui excède la mesure de l'hospitalité (qui cependant doit être sans limite). Les anges protègent Lot, aveuglent les habitants de Sodome et avertissent Lot et sa famille qu'ils vont détruire la ville. Ceux- ci se sauvent et la femme de Lot qui se retourne est changée en statue de sel

L'histoire de Lycaon peut être rapprochée de la précédente. Là aussi le désordre des humains attire le désir de savoir chez un dieu qui là encore n'est pas omniscient : dieu veut voir de ses propres yeux. Lycaon et ses fils servent au dieu qu'ils accueillent de la chair humaine. Zeus les punit en les transformant en loups et provoque un déluge qui doit engloutir toute la race humaine (comme l'avait fait le Dieu de la Genèse avec le déluge parce qu'il trouvait les hommes trop méchants Décalion averti construit une arche et sauve sa famille. Là encore la trahison du rite de l'hospitalité aboutit à un châtiment dévastateur.

Le même schéma est repris dans d'autres histoires, avec par exemple la visite de Zeus et d'Apollon (accompagnés peut-être de Poséidon) à Macello qui avec sa mère ou sa sœur leur offrit une hospitalité, ce qui eut pour conséquence de leur épargner la vengeance divine ou de la visite de Jupiter, de Neptune et de Mercure à Hyriée dont une légende tardive fait un vieux laboureur qui leur donna dans sa chaumière l'hospitalité. Pour le récompenser, les dieux acceptent de réaliser son vœu qui est d'avoir un fils. Hyriée n'ayant point de femme, les dieux créent ce fils en plaçant leur semence dans la peau du bœuf sacrifié en leur honneur. Celle-ci est enterrée et c'est ainsi que naît Orion. On a ici l'autre versant, positif, de l'hospitalité récompensée : l'accomplissement des vœux.

Ceux-ci peuvent d'ailleurs être retournés. L'inhospitalité est ainsi châtiée par le vœu même qui a été accordé. Un seul exemple : cette fable de Phèdre (que certains pensent être une transcription malhabile d'un vieux

15 Andreas Saur, dans une tragédie en 5 actes : Conflagratio Sodomae Drama novum tragicum, composée en juillet 1607 au lycée de Strasbourg où il était professeur, écrite en vers latins (traduits plus tard par Spangenberg et Merck en allemand) a repris très fidèlement cet épisode biblique, assez lourdement à vrai dire. 16 Métamorphoses, I, 196 et suiv. Voir Giulia Piccaluga, Lykaon. Un tema mitico, Roma, 1968.

Genèse, 6. 18 (Nonnos, Dionysiaques, XVIII, 35 ; scholia à Ov. Ibis 475 ; Servius sur l 'Enéide VI, 618). 19 Ovide, Fastes, V, 495-536.

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mythe) qui raconte comment Mercure promet à deux femmes qui l'ont mal reçu en se faisant à la fin reconnaître pour un dieu, d'accomplir leur vœu. L'une souhaite que son enfant au berceau devienne un homme avec une belle barbe et aussitôt le bébé se voit doté d'une énorme barbe. L'autre, aimant beaucoup les hommes, que tout ce qu'elle touche la suive. En voyant que le bébé a une barbe, elle se met à rire et doit se moucher : saisissant son nez celui-ci suit sa main, en grandissant.

Si l'on résume rapidement, on voit que l'hospitalité des dieux suit un schéma le plus souvent identique et fort simple. Après la décision de visiter les humains, les dieux demandent, incognito, l'hospitalité : ils sont d'abord mal reçus, puis bien accueillis. Ils punissent les uns, récompensent les autres, soit en les sauvant d'une punition collective, soit en leur offrant une récompense (accomplissement d'un vœu).

La représentation paradigmatique d'un tel mythe est celle de Philémon et Baucis et il existe de très nombreuses versions racontant une histoire semblable. Je rappelle brièvement l'histoire : Jupiter et Mercure se promènent en Phrygie dans la petite Asie sous une forme humaine. Ils sont rejetés par de nombreuses personnes qui leur ferment la porte et trouvent enfin chez un vieux couple, Philémon et Baucis, un accueil cordial. Lors d'un repas champêtre, rustique mais généreux, les dieux se font reconnaître par la magie d'une cruche qui ne se vide jamais. Ils préviennent leurs hôtes de la catastrophe qui menace la contrée et les conduisent sur une montagne avoisinante. Devant les yeux du couple, toute la région est inondée, engloutissant maisons et humains inhospitaliers. Leur pauvre cabane se transforme en un temple magnifique. Philémon et Baucis poursuivront leur vie comme prêtres de ce temple jusqu'à ce que, atteints par la limite d'âge, ils soient transformés en un chêne et en un tilleul. Les branches de ces arbres sont ornées de couronnes par les habitants de la région en leur honneur.

Cette représentation archaïque de la sainteté de l'hôte, de son caractère sacré et de la protection divine dont l'hôte bénéficie est racontée dans les Métamorphoses d'Ovide Outre le thème de la double métamorphose, celle de la cabane en temple et de Philémon et Baucis en arbres, le thème de l'hospitalité domine toute la première partie du récit. Au doux bonheur de l'accueil et du repos, succède, dès que les dieux se font connaître, un tempo qui s'accélère : peur du couple, chasse de l'oie que l'on veut sacrifier, marche sur la colline enfin. La conclusion de l'histoire narre la récompense des êtres hospitaliers et la punition des autres.

20 « Mercurium hospitio olim duae - Inliberali et sordido receperunt ». Métamorphoses d'Ovide, VIII, 611-726.

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Je ne parlerai pas de la poésie concrète par laquelle Ovide sait peindre la puissance des dieux et leur vénération par les hommes Retenons quelques éléments essentiels de cette idylle qui semble reprendre la rencontre d'Ulysse et d'Eumée, le porcher : tout d'abord l'extrême pauvreté des deux vieux. Celle-ci est une caractéristique de maints récits populaires où l'on voit que l'hospitalité est offerte par les plus pauvres, les plus marginaux (le couple habite en dehors du village). C'est le plus faible qui peut le mieux exercer l'hospitalité, et celui-ci est souvent un solitaire, ou une femme, une veuve, ou encore des personnes âgées. Cette division sociale recouvre aussi un clivage nature/société, campagne/ville Les bienfaits d'une nature simple, les motifs bucoliques propres aux idylles d'un Théocrite sont présents. L'hospitalité est peinte dans le genre idyllique : l'air amical, le repas frugal, l'idéalisation du vieux couple, la bonne entente contribuent à cette sympathie que les dieux même éprouvent.

« La table, maintenant de niveau, est essuyée avec des menthes vertes. On y dépose des baies fraîches de Minerve, de deux couleurs, et des comouilles d'automne conservées dans du vinaigre, des endives, du raifort, du fromage de lait pressé, des œufs légèrement retournés sous la cendre tiède, le tout dans de la vaisselle de terre. Après quoi, un cratère, ciselé dans le même argent est posé sur la table avec des coupes fabriquées en bois de hêtre, dont la partie creuse est enduite de cire blonde L'attente n'est pas longue, et du foyer arrivèrent des mets chauds. Le vin, qui n'est pas bien vieux, est alors retiré à son tour ; on l'écarte un peu et il fait place au second service ; ce sont des noix, ce sont des figues mêlées à des dattes ridées, des prunes, et, dans des corbeilles évasées, des pommes odorantes et des grappes de raisin cueillies sur la vigne aux feuilles de pourpre. Au milieu est un rayon de miel blanc. À tout cela s'ajoutèrent, plus précieux encore, la bonté qui se lisait sur leurs visages, un empressement et une générosité sincères. »

Et j'en viens à ce qui me semble particulièrement intéressant dans ce mythe, à savoir le lien fait entre hospitalité et amour conjugal. Philémon

22 Tout cela est intégré dans le récit et constitue une réponse à l'incrédulité de Pirithous devant l'histoire que vient de raconter Achelous. 23 Le repas servi répond tout à fait à la représentation que le citadin romain se fait de la vie simple à la campagne. « La pauvreté n'est donc pas la privation de tout bien, mais de l'abondance, mère du luxe et des vices qu'il comporte. Et quand les écrivains latins en vantent la noblesse, ce qu'ils réprouvent, c'est le luxe qui envahit Rome grâce aux dépouilles de Carthage et aux exemples d'Alexandrie » (Guillemin, Ovide et la vie paysanne).

Expression plaisante pour signifier d'argile, comme toute la vaisselle. Les cratères étaient de grands vases à large ouverture dans lesquels on préparait la boisson et où l'on puisait pour remplir les coupes (note de Joseph Chamonard, édition G-F).

L'intérieur des coupes est enduit de cire pour masquer les aspérités du bois et pour le rendre étanche (note de Joseph Chamonard, édition G-F).

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et Baucis continuent de s'aimer par-delà les ans et sont des modèles de cette fidélité amoureuse sur laquelle le temps n'a pas de prise. L'hospitalité ne peut être que sur fond d'une entente profonde entre ceux qui reçoivent. La paix du foyer peut être considérée comme l'espace a priori de toute possibilité d'accueillir. L'ambiguïté de l'accueil reçu par Ulysse chez les Phéaciens à Schérie pourrait bien devoir quelques-uns de ses traits à la sourde tension du pouvoir entre la reine et le roi, Arété et Alcinous, qu'une lecture précise du texte laisse deviner.

A contrario, il est impossible de rencontrer l'autre quand on n'est pas en paix avec soi-même. La nécessité d'une telle harmonie est à la fois dans le temps, dans l'économie matérielle et dans la qualité du lien. La Fontaine reprendra, on sait la morale de l'histoire où il discerne la recherche du vrai bonheur dans la retraite loin des richesses du monde. Face à la société des riches et au luxe, Philémon incarne l'idéal d'une vie simple et innocente, pleine de sagesse : « Le sage y vit en paix et méprise le reste. Il regarde à ses pieds les favoris des rois [...] Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour ». Si l'aspect épicuriste est plus nettement marqué chez La Fontaine, un thème l'intéresse plus personnellement celui de l'amour conjugal qu'il chante avec émotion au point que deux siècles après les librettistes de l'opéra de Gounod Philémon et Baucis reprendront les vers de La Fontaine.

La plus tendre affection conservée si longtemps n'a pas manqué de faire l'objet de quelque moquerie, de la part de Voltaire comme de Matthew Prior28 et plus récemment d'Emil Prinz von Schönaich-Carolath dans son Philemon und Baucis (1894), pièce de vers idylliques et pathétiques où Jupiter s'enflamme pour Baucis rajeunie et veut en faire une de ses conquêtes. Mais sa fidélité est à l'épreuve même des dieux. Robert Graves reprend ce thème dans An Idyll of Old Age (1922) où Philémon et Baucis s'entretiennent pendant la nuit de la fidélité conjugale. Baucis est particulièrement séduite par le jeune Mercure, le plus jeune des hôtes et les époux s'accordent à se donner toute liberté. Mais il ne s'agit là que de rêveries absurdes de vieillards et les dieux ont bien tort de prendre la chose au sérieux et sans humour :

26 Est-il besoin de rappeler que La Fontaine est malheureux en mariage avec Marie Héricart ? 27 Dans le poème de 1738 « Ce qui plaît aux dames » où une vieille femme hideuse s'adresse à un jeune homme effrayé de son âge et de sa laideur :

« De Philémon vous connaissez l'histoire : Amant aimé dans le coin d'un taudis, Jusqu'à cent ans il caressa Baucis. Les noirs chagrins, enfants de la Richesse, N'habitent point sous nos rustiques toits : Le Vice fuit où n'est point la Mollesse. Nous servons Dieu, nous égalons les rois. »

28 Dans « The ladle » (La grande cuillière).

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Baucis, kind soul, was palsied, withered and bent, Philemon, too, was ten years impotent

Si Karl Wache dans sa comédie de 1954, Baucis und Philemon, montre comment Jupiter rajeunit le couple et tombe amoureux de Baucis, comment Philemon se laisse séduire par des nymphes de Pan, et comment Baucis, elle, résiste au plus grand des dieux, on reste dans le cliché burlesque déjà usé à l'époque rococo (comme chez Swift, Hagedorn ou Hölty). Mais tout cela a l'intérêt de nous rappeler que l'hospitalité a affaire avec l'érotique, et qu'ici, en l'occurrence, le rituel de l'accueil réveille d'anciennes ardeurs, rapprochant encore les époux, comme dans la petite fantaisie mythologique du polonais Maryan Gawalewicz Philemon i Baucis (1897) dans laquelle Philémon et Baucis ont fait le vœu de vivre à nouveau un jour de jeunesse avant de mourir et ce vœu exaucé leur permet de revivre, une fois encore, le jeu idyllique de l'amour et ses tendresses bucoliques, jusqu'à ce qu'ils se disent adieu en se métamorphosant en arbres.

Certes il arrive que le mythe devienne l'image d'une piété très conservatrice, d'une immobilité et d'un refus du changement : c'est ainsi que Goethe l'évoque dans le deuxième Faust. L'idylle est limitée et s'oppose au Drang faustien qui a fait construire des digues, gagner du terrain sur la mer, construire des canaux. Faust considère « Le groupe de tilleuls, la hutte brune, / La chapelle vermoulue » qui ne sont pas à lui comme « une épine à [s]on œil, une épine à [s]on pied ». Il souhaite que les vieux là-haut sur la colline partent :

Je voudrais m'installer sous les tilleuls, Ces quelques arbres qui ne sont pas à moi Me gâtent la possession d'un monde. [...] Ainsi nous sommes torturés le plus durement Au sein de la richesse, en sentant ce qui nous manque.

Et le son de la cloche, le parfum des tilleuls sont une torture que Méphistopheles fait rapidement cesser en incendiant la cabane. Faust ne voulait que les expulser, eux qui étaient l'image même de l'accueil hospitalier et d'une généreuse charité ; ils en sont morts.

Ce repliement sur soi du vieux couple est excellemment mis en scène par le Hongrois Tibor Déry dans sa nouvelle : la surdité de la vieille rend la communication difficile entre les époux. C'est la guerre et la femme veut rejeter à la rue le jeune homme blessé qui, dit-elle, tacherait de sang le divan du salon :

29 Baucis, tendre âme aux cheveux blancs était toute courbée et paralysée, Philemon aussi, depuis dix ans, était décrépit et impotent. 30 Tibor Déry, « Philémon et Baucis », in : Jeu de bascule, Seuil, 1966.

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- Vous ne pouvez rester ici, mon petit, dit-elle au jeune homme toujours à demi allongé sur la chaise de l'entrée et se tenant l'aine à deux mains. Sachez que j'ai perdu trois fils à la guerre, deux sont morts au combat et le troisième, le plus jeune, a été exécuté par les Croix fléchées. Ça suffit comme ça, qu'on nous laisse en paix ! Partez, petit : je ne vous en veux pas, mais partez ! Dans cette maison, il n'y a plus la place que pour deux cadavres.

Ces Philémon et Baucis modernes meurent loin l'un de l'autre dans un monde sans dieu, sans hospitalité, sans paix, repliés aveuglément sur leurs petites habitudes sentimentales. C'est un monde hivernal, les branches du vieux noyer sont dénudées et claquent au vent, perdant leurs dernières feuilles. L'idylle, comme le mythe, se brisent devant l'histoire et ses folies.

Or la métamorphose de l'hospitalier en arbre est un élément important du mythe. Qu'il s'agisse d'un chêne ou d'un tilleul est moins important que le fait d'une transformation en deux espèces différentes (ce qui n'est pas toujours respecté) mêlant harmonieusement leurs branches. L'arbre, comme lieu d'épiphanie comme symbole du lien de la terre et du ciel continue à célébrer le temple de l'hospitalité. Hawthorne dans sa transcription merveilleuse du mythe dans A Wonder Book, sous le titre de "The miraculous pitcher", évoque poétiquement l'ombre hospitalière du chêne et du tilleul :

Oh, what a hospitable shade did they fling around them ! Whenever a wayfarer paused beneath it, he heard a pleasant whisper of the leaves above his head, and wondered how the sound should so much resemble words like these :

« Welcome, welcome, dear traveller, welcome ! »

Jakob Grimm dans sa Deutsche Mythologie rappelle à ce propos le mythe norvégien d'Askr et d'Embla, le frêne et l'orme qui ont donné naissance au premier couple humain. L'hospitalier est le père et la mère de l'humanité, ce sont eux qui ont échappé au déluge universel et qui ont été, comme le rappelle également René Schérer dans une autre perspective facteurs d'hominisation.

31 C'est aux chênes de Mambré qu'apparaissent les trois anges du Seigneur à Abraham qui leur offre l'hospitalité. Nathaniel Hawthorne, The Centenary Edition, Ohio State University Press, 1972,

volume VII, p. 137. « Oh, quelle ombre hospitalière ne répandent-ils pas autour d'eux ! Chaque fois que passe un voyageur et qu'il s'arrête à proximité, il entend le doux murmure des feuilles au-dessus de sa tête, et il s 'émerveille comment le son de celles-ci puisse tant ressembler à ces paroles : « Bienvenue, bienvenue, cher voyageur, bienvenue ! »

René Schérer, Zeus hospitalier, Armand Colin, 1993.

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J'aimerais évoquer pour finir un autre mythe littéraire issu de la légende de saint Julien l'Hospitalier. Flaubert en a fait l'un de ses contes et il nous intéresse en ce que sa dimension mystique extrême souligne exemplairement l'aspect paradoxal de l'hospitalité. Saint Julien après avoir renoncé à sa vie de pécheur, après son double crime abominable, mène une vie érémitique, placée sous le signe de la non-violence et du dévouement à l'autre, en devenant le passeur, d'une rive à l'autre d'un grand fleuve. Sa vie misérable, dans la pauvreté absolue (il n'a qu'un lit de feuilles mortes et trois coupes d'argile) est interrompue par un appel, la nuit, celui d'un lépreux avec son « masque de plâtre et les deux yeux plus rouges que des charbons », qu'il fait traverser et auquel il offre l'hospitalité. Ce spectre, avec ses plaques de pustules écailleuses, le trou à la place du nez, les lèvres bleuâtres, sa peau râpeuse comme une lime, lui déclare : « J'ai faim », puis « J'ai soif », puis « J'ai froid ». On remarquera d'ailleurs qu'une allusion semble être faite à la cruche ovidienne, car saint Julien allant chercher sa cruche découvre « un arôme qui dilata son cœur et ses narines. C'était du vin; quelle trouvaille ! » Certes l'ermite a pu oublier cette cruche, donnée peut-être par des voyageurs en échange du passage, et la redécouvrir en cette occasion. Mais l'aspect merveilleux et quasi miraculeux de la découverte ne laisse pas de faire penser à une intervention divine, d'autant plus vraisemblable et probable que la scène a un caractère eucharistique évident. Après le pain et le vin, l'hôte devra réchauffer de tout son corps celui du lépreux, avec ce contact des deux nudités, « bouche contre bouche, poitrine contre poitrine ». C'est alors que le corps aux ulcères suintant du lépreux se métamorphose en clarté d'étoile, rais de soleil, abondance de délices qui mène saint Julien à l'extase tout en étant enlevé par Notre Seigneur Jésus dans le ciel. Ainsi l'hospitalité absolue conduit-elle à la dissolution du moi, à la fusion dans l'autre, à l'anéantissement du sujet.

Y aurait-il alors deux formes d'hospitalité ? L'une relative, déterminée par des rites, par des règles qui en délimitent les formes (par exemple la règle très généralement répandue des trois jours), qui tracent les frontières de l'inclusion de l'autre en son domaine et qui se pense dans le système du don et du contre-don, système équilibré, bien balancé, régulé suivant différentes manières, mais bien régulé. L'autre forme de l'hospitalité serait alors l'hospitalité absolue dont la logique tend à l'autodestruction de soi pour l'Autre. Il ne peut s'agir alors que d'une mystique ou d'une pensée utopique et non plus d'un système d'interaction social normé. Jusqu'où va la charité ? Jusqu'où peut-elle aller ? Mais le problème dépasse le simple christianisme. En effet le mythe permet de réfléchir sur les limites et sur ce qui excède les limites. L'histoire de Lot offrant ses filles pour préserver ses hôtes peut faire l'objet d'une double lecture, d'une interprétation double, différente suivant la logique dans laquelle on se place. D'un côté Lot semble excéder les devoirs de l'hospitalité dans le sacrifice qu'il fait de sa propre famille, mais de l'autre l'hospitalité étant un devoir sacré, elle

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oblige, dans sa nécessité, qu'on lui sacrifie ce qu'on a de plus cher, de plus précieux - que ce soit l'oie avec Philémon et Baucis, que ce soit le cheval dans le cas de la légende arabe, que ce soit la fille de Lot.

Entre la logique du don et du contre-don et celle du sacrifice, il existe un lien de complémentarité paradoxal. Derrida a sans doute tort de penser que l'hospitalité absolue ou inconditionnelle « suppose une rupture avec l'hospitalité au sens courant, avec l'hospitalité conditionnelle, avec le droit ou le pacte d'hospitalité » Il est en effet gêné par ce qu'il appelle « une pervertibilité irréductible ». Si l'hospitalité en tant qu'accueil de l'autre a un sens en tant que tel, les deux formes sont inextricablement mêlées dans une aporie dont le mythe rend compte. C'est cela que le mythe de l'hospitalité, que les mythes, car il y en a plusieurs et nous n'avons fait qu'en évoquer quelques-uns, que le système des mythes, car il n'y a jamais un seul mythe et les mythes n'existent que par rapport aux dialogues et échos qu'ils ont les uns avec les autres, s'efforcent de penser. En cela le système du mythe essaye de figurer et mettre en scène cette constellation paradoxale de l'hospitalité, entre le propre intérêt et le sacrifice de soi, le pragmatisme et l'utopie.

34 Jacques Derrida, De l'hospitalité, Calmann-Lévy, 1997. « La loi de l'hospitalité, la loi formelle qui gouverne le concept général d'hospitalité,

apparaît comme une loi paradoxale, pervertissable ou pervertissante. Elle semble dicter que l'hospitalité absolue rompe avec la loi de l'hospitalité comme droit ou devoir, avec le « pacte » d'hospitalité. Pour le dire en d'autres termes, l'hospitalité absolue exige que j 'ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l'étranger (pourvu d'un nom de famille, d 'un statut social d'étranger, etc.) mais à l'autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans le lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l'entrée dans un pacte) ni même son nom. La loi de l'hospitalité absolue commande de rompre avec l'hospitalité de droit, avec la loi ou la justice comme droit. L'hospitalité juste rompt avec l'hospitalité de droit ; non qu'elle la condamne ou s'y oppose, et elle peut au contraire la mettre et la tenir dans un mouvement incessant de progrès ; mais elle lui est aussi étrangement hétérogène que la justice est hétérogène au droit dont elle est pourtant si proche, et en vérité indissociable » écrit Derrida (op. cit., p. 29) et il nous semble que l'on peut discerner dans ces lignes un malaise non résolu. En effet l'hospitalité en tant que telle n'est jamais un droit, une loi au sens juridique du terme.

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L'hospitalité des dieux, des hommes et des cœurs

par Alain MICHEL

L'hospitalité n'est pas seulement un concept sociologique ou historique. Elle est, aux yeux des anciens et même des modernes, une vertu qui engage l'humanité dans tous ses aspects, religieux et moraux. Je voudrais m'appuyer sur quelques grands textes antiques et modernes, pour montrer ce que les littératures, à diverses époques, nous enseignent à ce sujet.

Depuis le début de notre histoire littéraire, il semble que l'hospitalité réponde à deux tendances différentes et peut-être opposées. Précisément, elles relèvent d'une part de l'anthropologie historique et de la philosophie. Il ne serait pas tout à fait vrai de dire que l'une succède à l'autre. Il semble plutôt qu'on revienne aujourd'hui à l'anthropologie par l'ethnologie, mais peut-être avec nostalgie. Si, comme je le disais d'abord, l'hospitalité est une vertu, cela signifie sans doute que, dans son idéal, elle dépasse par quelques aspects les disciplines que je viens d'évoquer. Ajoutons que de l'histoire et de la sociologie ou de l'anthropologie, il faut aller plus largement à l'humanisme et peut-être plus loin.

En tout cas, au début étaient les Grecs et d'abord Homère. Chez eux étaient les dieux. Ils avaient trop d'affinités avec les hommes pour ne pas les accueillir et se faire accueillir d'eux.

Tout de suite, nous rencontrons un texte admirable, l'un des plus beaux qu'on ait écrits. Priam est aux pieds d'Achille pour réclamer la dépouille d'Hector. Notons que les dieux lui ont assuré l'accès auprès du vainqueur. Voici le dialogue célèbre : Priam : « Souviens-toi de ton père, Achille égal aux dieux. Du même âge que moi, voici qu'il est au seuil maudit de la vieillesse. Peut-être de cruels voisins l'entourent-ils et personne n'est là pour écarter de lui le péril, la détresse...Va, crains les dieux, Achille, et prends pitié de moi. Souviens-toi de ton père. Mon sort, plus que le sien encore est pitoyable, puisque je viens d'oser ce que nul jusqu'ici sur terre n'avait fait : à mes lèvres porter les mains du meurtrier de mes propres enfants. »

Iliade, XXIV, 472 sqq.

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Homère est le premier maître du pathétique tragique. Priam et Achille se mettent ensemble à pleurer... Chacun évoque les bonheurs passés, l'un pense à Hector et l'autre à Patrocle. Achille prend donc le temps de « satisfaire son besoin de sanglots ». Ensuite « il relève le vieillard, par pitié pour sa tête et sa barbe chenues... Puis, prenant la parole, il dit ces mots ailés : - Ah ! certes, malheureux, que de peines déjà ton âme a supportées... Mais allons ! assieds-toi sur ce siège et laissons, malgré tous nos chagrins, la souffrance dormir au fond de notre cœur. À quoi bon les sanglots, qui font frissonner l'âme, puisque tel est le sort que les dieux ont filé pour les pauvres mortels : vivre dans la douleur alors qu'eux seuls ils sont exempts de tout souci... » Achille évoque ensuite les deux jarres qui contiennent les biens des hommes et leurs maux ; ils en puisent divers mélanges. Le guerrier, en présence des hérauts, rend solennellement à Priam les restes d'Hector en précisant qu'il cède spontanément au suppliant qui lui apporte une rançon. Enfin, il conclut que le temps est venu de songer au repas, en rappelant que Niobé elle-même a dû se nourrir après la perte de ses enfants.

S'agit-il ici d'hospitalité ? Non, sans doute, au sens le plus étroit du terme. Mais nous voyons pourtant qu'Achille invite Priam à manger et à prier avec lui. Les deux hommes mettent ainsi leurs vies en commun, dans ce qu'elles ont d'essentiel. Avant tout, on nous parle ici d'hospitalité. Mais chacun voit qu'elle est étroitement liée à la supplication et à l'accueil qu'elle implique. L'accueil du suppliant est sacré, comme aussi celui de l'hôte. Nous devons insister sur cette sacralisation. Cela se manifeste par la présence des dieux. Ils peuvent protéger l'hospitalité ou la mettre en question. Ils peuvent aussi la demander eux-mêmes. Nous le constaterons surtout en lisant l'Odyssée mais aussi en nous tournant vers la tragédie.

Ulysse, modèle des Grecs, est un voyageur. Il a le droit de demander l'accueil. Dans les meilleurs cas, les dieux l'assistent. Athéna prend diverses formes auprès de lui et de son fils pour les secourir par sa sagesse dans les moments difficiles. Mais il arrive aussi qu'il utilise son apparence humaine pour se faire valoir auprès des siens lorsqu'il sollicite leur reconnaissance. Il n'est pas alors à proprement parler un suppliant parce qu'il ne recourt pas directement au pathétique. Mais il se présente comme un mendiant. Chez Homère ou dans la tragédie, les dieux ont trop de dignité pour prendre volontiers de tels personnages. Mais Jean Giraudoux, dans Électre, s'est plu à décrire un mendiant divin. Il adaptait sans doute le mythe antique à certaines nuances chrétiennes. Surtout il se laissait influencer par l'évolution de la religion grecque. Depuis le VI siècle, une nouvelle tendance s'était affirmée, qui devait beaucoup à l'esprit dionysiaque. Je pense surtout aux Bacchantes d'Euripide. L'esprit

2 Jean Giraudoux, Électre, I, 3 sqq.

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dionysiaque s'y manifestait d'une façon à la fois mystérieuse et puissante. Le dieu y apparaissait incognito, comme un jeune homme très beau qui inspirait aux femmes la folie et les entraînait loin de la cité dans la montagne. Il suscitait autour de lui le mystère ou l'illusion. Telle est la puissance du Dieu. On ne le reconnaît pas au premier abord. Il règne sur le théâtre et sur tous ses procédés. Il agit souverainement sur la connaissance ou la rêverie.

Ajoutons que la puissance du Dieu se manifeste surtout lorsque lui- même reçoit les humains. Cela s'accomplit notamment lorsque l'Aurore enlève Céphale et Jupiter Ganymède. La nouvelle condition des jeunes gens héroïsés ressemble fort à une victoire sur la mort. C'est dire que l'entrée chez les dieux se confond alors avec le trépas. De toute façon, si nous revenons à l'Odyssée et à Ulysse, nous constatons que l'accueil des dieux ressemble fort à une séparation radicale d'avec le monde humain. Circé, en son heureux domaine, se complaît a faire apparaître ce qu'il y a de bestialité dans les hommes qu'elle reçoit. Il est dangereux d'être reçu par les dieux : ils nous révèlent notre être véritable. Ulysse, qui est l'intelligence même et qui en possède les raisons et les vertus, n'est évidemment pas menacé par de tels dangers. C'est lui qui prend Circé à son service. Mais alors d'autres dangers apparaissent. Devenu seul, il aborde chez Calypso. Elle tombe amoureuse de lui, ce qui peut arriver aussi aux déesses. On parlera plus tard beaucoup de Vénus et d'Adonis. La mort sera présente à ce rendez-vous du destin. Au point où nous en sommes ici, les effets de la différence qui existent entre les hommes et les déesses n'apparaissent pas d'une manière aussi brutale. Mais Ulysse ne supporte pas le bonheur immortel que lui offre la nymphe. Il veut trouver Pénélope et la condition humaine. Encore une fois il se libère.

Nous rencontrons ici un des plus beaux mythes d'hospitalité. Ulysse rencontre Nausicaa dans l'île des Phéaciens où l'a jeté la tempête et ils le sauvent. Ils sont les passeurs entre la mort (ou du moins le mystère et l'étrangeté des autres mondes) et le but humain du voyage. Ulysse sera rendu à sa patrie et à sa femme par le sacrifice des Phéaciens. Ici se situe le suprême accueil, l'ultime hospitalité, celle de l'épouse à l'époux. Elle a été précédée par l'accueil des pauvres et des serviteurs, par la mort du chien fidèle qui reconnut son maître L'hospitalité ne s'adresse pas seulement aux inconnus mais d'abord aux proches et à leur mémoire, lorsque l'absence du voyageur, disparu sur la vaste mer, a été longue. Pénélope avait sans doute reconnu Ulysse dès le premier soir, lorsqu'elle descendait dans la salle pour interroger le mendiant Mais elle a pris d'abord les précautions qu'imposaient la sagesse et la pureté. Ulysse de son côté avait reconnu ses racines dans l'arbre autour duquel étaient construits sa

3 Cf. Odyssée, XVII 290 sqq. Odyssée, XIX 100 sqq.

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chambre et son lit nuptial. Tels sont le mariage et l'amour, suprême hospitalité.

Nous choisirons encore une autre image dans la tradition grecque. Cette fois nous la trouvons dans la tragédie, qui développe les thèmes épiques avec plus de sévérité, en méditant sur la grandeur d'âme et en se plaçant ainsi au point de vue de l'héroïsme au sens moderne du terme. Car il n'y a pas d'héroïsme sans l'épreuve de la douleur. Œdipe incarne le héros antique, dans toutes les acceptions du terme. D'abord, il a l'intelligence puisqu'il a répondu au Sphinx et réussi ensuite à comprendre ce qu'était sa propre origine. Il est un héros de l'intelligence. C'est pourquoi il se punit lui-même, tout en comprenant qu'il n'est pas coupable. Il éprouve d'abord la tentation de rompre avec les hommes et de fuir le monde. Mais Antigone et Ismène, ses filles, ne le quittent pas et contribuent peut-être à l'apaiser. En tout cas, au moment où sa mort approche, il arrive à Colone, tout près d'Athènes, et là Thésée et le peuple de l'Attique le prennent sous la protection de leur hospitalité, s'opposent à la haine et à l'injustice de Créon et des Thébains, et lui assurent dans le mystère une mort qui atteste sa réconciliation avec les dieux.

Le temps passe. Le monde primitif, qui ressentait si fortement la solidarité humaine et le prix de l'accueil, change. On passe des clans aux cités, des cités à l'universalité. Cela peut à la fois développer l'hospitalité et la compromettre. Son champ est plus large mais les obstacles sont plus grands. Le poids des sociétés ou de l'argent s'accroît.

Rome nous en donne déjà la preuve. Elle n'est plus seulement une cité ni même le groupe des bourgades primitives sur les sept collines. Bien vite, elle fonde un Empire. Les valeurs qu'elle recherche tendent nécessairement à l'universalité. Elles sont à la mesure d'un empire. Mais du même coup, elles risquent d'impliquer de fausses interprétations, de susciter par exemple un totalitarisme qui compromet ou méconnaît les aspects individuels de l'hospitalité.

J'en trouve quelques preuves ou exemples particulièrement marquants dans l'Enéide que Virgile rédige dans le moment même où l'Empire commence. À deux reprises, dans des moments essentiels du récit, les lois de l'hospitalité sont méconnues. Enée trompe Didon, qui l'a accueilli. Il la fait croire à son amour et déchaîne en elle la passion. Dans sa folle douleur, elle se suicidera. Certes, elle a eu tort, de son côté, de confondre la bienveillance de l'hôtesse avec l'amour. Les dieux ont aussi trompé le héros Enée en lui laissant croire qu'il pourrait donner suite à son désir. En fin de compte, tout le monde a tort à commencer par eux. Le destin, qui ne se trompe jamais sur les fautes, aboutira bien plus tard aux guerres de Rome et de Carthage. Puis reviendra l'équilibre dans la domination, symbolisée par Auguste. Mais le dur monde qui nous est ainsi décrit est celui de la nécessité et des passions qui lui ressemblent.

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Dans cette ambiance où la folie du désir se manifeste fatalement, l'hospitalité, qui se voulait sagesse tranquille et amour calme, n'a plus beaucoup de place.

Le second passage que je voudrais évoquer se trouve tout à fait à la fin de l'Enéide. Il a souvent été commenté. Enée vient de blesser Turnus qui lui demande merci. Le héros était sur le point d'épargner son adversaire. Mais il reconnaît sur le vaincu le baudrier que celui-ci avait pris à Pallas après l'avoir abattu. Alors il refuse la pitié et l'âme de Turnus « s'enfuit indignée aux Enfers. » Voici donc que nous assistons au refus de la supplication qui nous était apparue comme sacrée au temps de l' Iliade et qui était une des raisons majeures de l'hospitalité. La passion du ressentiment l'emporte désormais.

Nous avons donc assisté à un net recul de l'hospitalité. Elle recule désormais devant les passions de la guerre. Mais les Romains restent fidèles à leur premier idéal. Ils le voient menacé dans un monde qui s'agrandit et où s'affaiblit la défense des individualités. Dès avant le début de l'Empire, ils cherchaient des solutions. Comme le faisaient déjà les penseurs hellénistiques, ils les trouvent dans la philosophie. Puisque l'individualisme n'existe pas, il faut se tourner vers l'universel et en déduire une sagesse personnaliste. Pour servir tous les hommes, il faut recourir à une doctrine de l'humanitas. Cicéron, après Panétius et Térence, a mis l'accent sur elle.

Qu'on songe au vers fameux de Térence, dans l'Heautontimoroumenos : « Je suis homme et je pense que rien d'humain ne m'est étranger ». Dès lors s'affirme dans toute sa force une doctrine de la solidarité humaine qui procède d'abord de l'Aristotélisme et qui s'accorde à la conception de la philia, telle qu'elle apparaît chez les Stoïciens. Elle est à la base de l'humanisme, dont on connaît l'influence ultérieure parmi les valeurs de notre civilisation.

Les Latins s'intéressent particulièrement à cet enseignement. Ils rencontrent des préceptes analogues dans l'idée de fides, qu'ils trouvaient déjà dans la coutume des ancêtres. La société primitive, telle qu'ils la concevaient, était gouvernée par la foi jurée, par le serment d'allégeance, de constance et de fidélité. Les philosophes, de leur côté, méditent depuis le IV ou le III siècle sur les notions de constance (homologia) ou de fidélité. Ils en soulignent le caractère logique ou plus précisément universel. La sagesse stoïcienne, notamment, implique que le sage ne peut pas se démentir. Il reste toujours en accord avec soi-même.

Alors se dessinent deux notions qui relèvent de la vertu de justice. La première est bien celle de fides, de bonne foi ou de loyauté, qui prend dans la philosophie une valeur tout à fait humaine et générale. Il faut tout

5 I, 77

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simplement être honnête, au sens moderne de ce mot, mais aussi au sens antique, qui implique le respect et la solidarité. Nous retrouvons ici la figure primitive du client, qui se voue au service et à la défense de son patronus, lequel est de son côté son protecteur et son avocat, qui lui ouvre donc sa demeure où il reçoit les hommages et les clients lui font cortège dans la vie publique. On perçoit la richesse d'un terme qui est à la fois moral et politique. On ne s'étonne pas qu'il soit facile de lui trouver une portée générale. Les Latins, et notamment Cicéron, la formulent à partir d'une pseudo-étymologie de fides : « faire ce qu'on dit »,facit quod dicit.

Nous rejoignons la seconde des deux notions que nous avons annoncées. Les Grecs n'avaient pas de mot propre pour la désigner. Ils parlaient seulement de prosopon, de « rôle », en évoquant ainsi ce qu'impliquaient les différents rapports sociaux. Les Romains, comme on sait, reprennent d'abord le terme qui possédait le même sens : persona. Mais ils lui donnent un sens beaucoup plus vaste : la personne est porteuse de la dignité humaine, dans laquelle se rencontrent les différents types de valeurs, individuelles (il s'agit de chaque homme, pris dans sa particularité) et universelles (il s'agit de tout représentant du genre humain). L'union des deux aspects (et de quelques autres, qui sont intermédiaires ) réside dans la convenance, la grâce ou decorum.

L'idée d'hospitalité prend ainsi toute son ampleur moderne. Tous les hommes sont solidaires. Comme disait Cicéron, tous se doivent mutuellement le respect, « les meilleurs et aussi les autres » Ils ne doivent pas, bien sûr, s'associer dans l'injustice mais, dans la pratique du droit, le patron doit se faire l'avocat et le protecteur de son client. L'hospitalité prend ainsi un sens universel et spirituel qui est essentiel en toute justice. Achille recevant Priam avait déjà compris que tous les hommes sont semblables et que cela justifie la compassion. Cet humanisme prend ici sa forme la plus totale, rigoureuse, méthodique.

Nous avons donc constaté comment l'humanisme antique s'est développé depuis l'intuition initiale jusqu'à la compréhension philosophique : « Soyez embrassés, millions d'hommes » L'hospitalité n'a cessé de se trouver liée à cette évolution spirituelle.

Nous devons maintenant revenir en arrière quelque peu. Jusqu'ici, nous nous sommes uniquement intéressés à la pensée gréco-latine. Mais, si nous nous plaçons dans le cadre de la Méditerranée et des civilisations occidentales, nous devons faire sa place au christianisme et nous intéresser à la pensée judéo-chrétienne, dont il est issu sans ignorer totalement le

6 Cf. Ciceron, De officiis, I, 23. 7 Ciceron, op. cit., I, 93 sqq. 8 Ciceron, op. cit., I, 99. 9 On sait que la formule est employée par Schiller dans l' Hymne à la Joie, que Beethoven a cité dans sa IX Symphonie.

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courant classique. On pourrait dire que la venue du Christ a permis de marier les deux tendances.

Les deux courants que nous venons d'indiquer sont d'abord rapprochés par le temps et l'espace. Les premiers textes de la Bible ne sont pas bien loin d'Homère. Ils reçoivent plus tard l'influence de la philosophie grecque, très sensible dans les livres sapientiaux. Au temps du Christ, la Grèce, l'Égypte et la Judée se rencontrent dans les progrès de la Gnose. Quant à l'espace, il suffit de penser à la mer, au désert et à la sagesse qui naît du voyage et de l'exil. Tout cela produit d'évidentes affinités. On pense par exemple à la première enfance de Moïse ou de Romulus ou aux voyages d'Abraham à travers le désert.

Mais déjà sur ce point, il faut marquer les différences, qui deviendront des nouveautés lorsque s'accomplira la synthèse des pensées. Le destin du peuple juif est original comme sa foi. Il lui est donc possible et nécessaire de réagir contre certaines valeurs de la latinité. En même temps, l'avènement progressif du christianisme va permettre de maintenir ou d'affirmer les acquis de l'universalisme dont nous avons parlé. Retenons d'abord quelques aspects significatifs de l'hospitalité selon les conceptions juives et bibliques.

Les Juifs forment un peuple de guerriers et de conquérants, comme les premiers Latins. Comme eux aussi, ils ont d'abord été des bergers. En revanche, ils n'accueillent pas chez eux les fugitifs et les proscrits venus d'ailleurs et garants d'un accueil universel. Cependant, on a toujours eu tort de leur reprocher leur exclusivisme. Ils connaissaient les principes de l'alliance « noachique », qui s'étendait au genre humain, aux païens comme Job et aux Juifs hellénisés, comme Philon. Leur Dieu trouvait partout les saints et les sages auxquels il lui plaisait de s'adresser.

Pour ces bergers qui voyageaient dans le désert, l'hospitalité, le lieu d'asile étaient profondément nécessaires. Cette reconnaissance de la fraternité aboutissait bien sûr à l'unité. Qu'on se rappelle l'accueil de Rébecca à l'envoyé d'Isaac et de sa famille. Elle l'attend auprès d'un puits, elle est prête à accomplir le geste par excellence de l'accueil : elle va lui donner à boire. Le mariage suivra. Puis le modèle ainsi offert par l'Ancien Testament trouvera une autre application, plus sublime sans doute, mais proche du premier texte : Jésus rencontre la Samaritaine et il accepte qu'elle lui donne à boire. Un autre texte proche du même thème est constitué par l'Évangile du bon Samaritain. Il élargit d'une manière extrême la notion d'hospitalité, en lui donnant toute son étendue. Les Samaritains étaient bannis de la communauté juive par les orthodoxes d'Israël. De surcroît la femme qui donnait à boire au Christ paraissait s 'écarter de toute foi religieuse et morale puisqu'elle avait eu cinq maris. Pourtant, Jésus accepte d'être désaltéré et il offre à la Samaritaine l'eau pure et vive qui rend éternel. Voici sans doute la forme suprême de l 'hospitalité. Elle est un échange juste et elle a une portée infinie. Elle apporte l'amour et pardonne donc aux erreurs qui nous séparent, tout en

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nous purifiant précisément par l'amour. Nous pensons à une autre femme, impure sans doute. Lors d'un repas du Christ invité chez un Pharisien, elle répand sur ses pieds un flacon de parfum précieux et les essuie de ses cheveux. Les disciples sont choqués de ce geste et de cette prodigalité. Mais il rectifie leur attitude : « Puisqu'elle a beaucoup aimé, il lui sera beaucoup pardonné »

En réalité, conformément à la prophétie de Jésus, nous rencontrons tous des passants dont il a pris le visage et qui nous demandent à boire. L'acte d'hospitalité nous met toujours en contact avec Dieu. Il est toujours mêlé à la prière. Louis Massignon l'a montré dans un admirable article sur «les trois prières d'Abraham, père des croyants» La seconde fut présentée près du chêne de Mambré. C'était par excellence celle de l'hospitalité dans le désert et il obtint un enfant, dans sa vieillesse et celle de sa femme : il l'appela Isaac. La première prière portait déjà sur un sujet voisin : Abraham marchanda le salut de Sodome et Gomorrhe que Dieu allait punir parce que les habitants tuaient leurs hôtes. Il essaya d'obtenir le pardon des villes, si l'on y trouvait d'abord quelques dizaines de justes, puis dix, puis un seul. Mais cela ne se produisit pas. Le récit atteste déjà qu'il faut compter toujours sur le pardon de Dieu, mais que l'homme peut lui préférer totalement la mort. Il montre aussi que l'hospitalité est nécessaire puisqu'elle fonde l'existence même des cités. La troisième prière d'Abraham est prononcée lors du sacrifice d'Isaac. C'est un acte de foi héroïque : il sait, comme l'a montré Kierkegaard après le texte même de la Bible, que Dieu ne lui prendra pas son fils mais aussi qu'il faut tout lui donner. Les Chrétiens, qui ont lu ce texte, ont reconnu que Dieu avait donné son fils. Celui qui protège autrui par son amour doit être capable de tout donner pour cet amour même.

On assiste en somme à une dialectique de l'amour infini et du pardon infini. Dieu est toujours en cause. Toujours, c'est à lui qu'on donne l'hospitalité. Dans les images antiques, il se cachait sous les traits du mendiant ou de l'étranger. Mais il prenait aussi un autre visage que les païens ont seulement pressenti, celui de l'Ange, qui était en réalité son visage même. C'était aussi un Ange qui s'était présenté au fils de Tobie pour accomplir auprès de lui, comme dit Massignon, la « visitation de l'étranger » Il s'était fait son compagnon de voyage lorsqu'il était parti pour rouvrir les yeux de son père et pour sauver ceux qu'il aimait. Dieu

10 Cf. Évangile de saint Luc, 7, 47 (l'allusion à l'amour n'apparaît que chez Luc. Chez lui seulement, il s'agit d'une pécheresse. Nous n'entrons pas ici dans les autres détails du récit, qui varie selon les synoptiques). 11 Cf. Louis Massignon, Les trois prières d'Abraham, Père de tous les croyants, repris dans Parole donnée, p. 257-272. 12 Dans Crainte et tremblement.

C'est le titre donné par Massignon à sa réponse à une enquête sur la connaissance de Dieu (cf. ici aussi Parole donnée).

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nous accompagne de la sorte, accepte notre hospitalité, nous offre en échange la sienne, qui est le Paradis, mais peut-être aussi la Croix.

Il existe un dernier exemple, le plus mystérieux peut-être et le plus sobre. Il s'agit du combat de Jacob avec l'Ange. Cet accueil-là ne s'accomplit pas à l'hôtel, ni apparemment au Paradis, il ne connaît d'autre cadre que la nuit (mais tel est peut-être le mystère du Paradis). Jacob a lutté toute la nuit avec l'Ange, qui était Dieu, en lui disant : « Je ne te lâcherai pas avant que tu ne m'aies béni ». Au matin, l'Ange s'est dérobé en lui laissant une blessure, qui était sans doute celle de l'Amour.

Nous voici au terme de nos esquisses. Je ne voudrais ajouter qu'un mot, relatif à la modernité. Car l'aventure qui mène la modernité vers le plus grand dépouillement mystique s'est prolongée jusqu'à nos jours. J'ai cité Massignon. Avant d'y revenir, je voudrais insister sur trois points.

Pour le premier, je pense à Jean Giraudoux. À propos de la « Visitation de l'Étranger », qui est Dieu, il revient en souriant à une interprétation latine que nous n'avons pas encore évoquée. Il se réfère à Plaute et au mythe d'Amphitryon, qui faisait rire les anciens et qui les inquiétait sans doute. Comment pouvait-on concevoir qu'un Dieu vînt tromper les mortels pour s'emparer de leurs femmes, même avec beaucoup de compliments ? Molière déjà en était fort choqué, pour des raisons chevaleresques Mais les Romantiques allemands, notamment Kleist, présentaient une hypothèse différente que Giraudoux a partiellement retenue. Les dieux ne sont pas de bons locataires pour les petits-bourgeois que nous sommes. Sans le vouloir, ils sèment le désordre dans nos appartements et dans nos vies. Ils sont les étrangers parmi nous, ils ne connaissent ni notre morale ni notre raison, ils ne savent que le rêve ou l'absolu. Ainsi s'établit une sorte de rupture entre le jour et la nuit, qui peut conduire à l'obsession ou au désir de la mort. Mais une réconciliation peut s'établir, une harmonie. Le Contrôleur dans Intermezzo fait comprendre à Mademoiselle Isabelle qu'elle doit se défendre contre les fantômes ; il lui montre la poésie de la vie provinciale telle qu'on peut la vivre en France et toutes les douces rumeurs du Limousin viennent se joindre à ses paroles ; pourtant, comme l'atteste un roman du même auteur, tous, nous sommes tentés par le combat avec l'Ange. Faut-il refuser de l'accueillir ?

La poésie de la vie provinciale, chez Giraudoux, n'était pas toute puissante. À la fin de sa vie, il a écrit lui aussi sur Sodome et Gomorrhe. Malgré la présence des Anges, et chez eux-mêmes, on y sentait ou pressentait un atroce désespoir. Certes, il faut mieux entendre la réponse

14 Chez Plaute, Alcmène se réfère en même temps à sa tendresse et à son honneur. Jupiter apparaît comme un galant assez vulgaire. Sosie semble exprimer une idée analogue lorsqu'il propose à la fin de la comédie cette simple formule : « Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule. »

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du divin qui, dans le monde moderne, est notamment celle du Christ. Un grand roman de Dostoïevski a essayé de nous la faire connaître. Je pense à L'Idiot ou à la légende du Grand Inquisiteur, présentée dans Les Possédés. Dans les deux cas, il imagine un retour du Christ sur la terre. Quel accueil lui est-il fait ? Le Grand Inquisiteur le rejette et l'accuse de n'avoir rien fait pour les pauvres et les faibles. Il aurait dû adopter les solutions présentées par Satan dans la tentation au désert. Le confort des solutions matérielles aurait peut-être été rendu utile par l'impossible accord des solutions matérielles et du désir spirituel. Mais là ne résident pas les Béatitudes. La solution que choisit le Prince Muichkine est tout autre : elle sauvegarde les humiliés et les offensés et il devient fou de compassion auprès de Rogojine

Nous retrouvons ici, liée à la solidarité antique, la considération absolue de la souffrance du Christ, de la folie de la Croix, de la compassion extrême d'où naît la Rédemption. Homo sum... Dieu est en cause. L'accueil mutuel peut prendre d'autres formes. Chez Erasme ou chez Rabelais, la folie de Dieu peut s'accompagner du sourire et du rire. Giraudoux le savait lorsqu'il écrivait La Folle de Chaillot. Il ne pensait en réalité qu'à l'accueil des humbles et des faibles. Nous revenons à l'accueil de Dieu, mais aussi à l'honneur éternel de la supplication. Nous l'évoquions dès les temps de Priam et d'Œdipe. Mais, presque en notre temps (1905), Charles Péguy écrit Les Suppliants parallèles. Il évoque, à notre époque comme à celle des Grecs, l'extrême dignité des suppliants. Nous devons y songer lorsqu'on nous demande asile. C'est la dignité humaine qui est en cause et il ne faut jamais la rejeter. Elle est étroitement unie dans l'Amour à l'humain et au divin.

15 Cette folie est sans doute la forme que prend l'amour fou de Dieu pour les hommes. On sait (les projets de l'écrivain nous l'indiquent) que Jésus ne peut supporter sa compassion infinie envers les pécheurs. Tel est le sens admirable de la conclusion du roman. Les commentateurs me paraissent se tromper lorsqu'ils en limitent la portée. L 'Etranger qui nous visite apporte à la fois son esprit d'enfance et sa fraternité infinie devant la douleur des humains.

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Héraklès ou « L'Hôte ambigu »1 dans d'Euripide

par

Geneviève HOFFMANN

Dans son drame Alceste, joué aux Grandes Dionysies en 438, Euripide met en scène le thème de l'hospitalité dans un contexte pour le moins paradoxal, celui des funérailles Admète, un grand seigneur thessalien qui règne sur un pays prospère et aime les joyeuses réunions, vient de perdre son épouse Alceste. Les cérémonies funéraires sont loin d'être achevées quand il accepte de recevoir chez lui un étranger de passage : Héraklès.

Au début du drame, Apollon sort de la maison d'Admète et invoque dès le premier vers cette demeure dont il apprécia la table (v. 2). Pourquoi l'archer divin se trouvait-il en ce lieu ? Pour le meurtre des Cyclopes, artisans de la foudre à laquelle il devait la mort de son fils Asklépios, foudroyé en pleine poitrine. Apollon a dû payer sa faute en se mettant au service d'Admète dont il devint le berger. En reconnaissance de l'accueil reçu il a protégé cette maison, les personnes et les biens placés sous l'autorité du maître des lieux Il a même réussi à sauver Admète d'une mort immédiate en se jouant des Parques (v. 33), mais son succès ne fut que partiel : en échange de la vie d'Admète, les déesses ont exigé une autre victime et seule Alceste a consenti à mourir pour son époux. Ce mythe était bien connu : il appartenait au folklore thessalien, son origine avait été en partie chantée par Pindare dans la Troisième Pythique (vv. 1-58), mais si le thème de la générosité d'Admète était célébré, entre autres par des chansons de table, il semble qu'Euripide ait inventé le lien entre l'hospitalité et le salut d'Alceste par Héraklès.

Apollon quitte les lieux car le jour fatal étant venu, la maison sera souillée par la mort d'Alceste. Le Trépas arrive sur ces entrefaites pour recevoir les hommages dus aux morts. Une joute oratoire commence entre

1 Je reprends le titre d'un thème développé par R. Schérer, Zeus Hospitalier. Éloge de l'Hospitalité, Paris, A. Colin, 1993, p. 101-116. 2 Traduction établie par M. Delcourt-Curvers, Paris, La Pléiade, Tragiques Grecs. Euripide, 1962. 3 G. Méautis, « L' Alceste d'Euripide », in Thucydide et l'Impérialisme athénien. suivi d'un choix d'études, Neuchâtel, Paris, A. Michel, 1964 (1945) : «dans l'Alceste, la clef de l'œuvre se trouve au vers 10 par la répétition du mot hosios ; Apollon et Admète, le dieu et l'homme participent à une même vertu », p. 50.

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Apollon et Thanatos, que le dieu conclut en annonçant la venue du sauveur d'Alceste en ces termes :

« Reçu en hôte ici dans la maison d'Admète c'est lui qui, de force, t'arrachera cette femme » (vv. 68-69)

Cet hôte, c'est Héraklès qui parvient à triompher de la mort et à ramener Alceste jusqu'au seuil de sa maison.

À la place du drame satyrique dans la tétralogieAlceste a pu paraître comique, en particulier par le rôle d'Héraklès. En fait, le genre de la pièce n'est pas sans poser problème, à moins d'accepter comme le propose Marie Delcourt de voir cette intrigue dans « une lumière irréelle », en prenant en compte un dépaysement qui répond aux exigences secrètes de la « tragédie qui plaisante ». Dans ce drame complexe, les personnages, les caractères et le paradigme de l'amour conjugal qu'est le sacrifice d'Alceste, ont suscité de nombreux commentaires. Certains personnages ont donné lieu à des interprétations contradictoires : en Admète on peut ainsi voir le modèle de toutes les vertus ou au contraire le plus grand des couards. L'ambiguïté, inhérente au genre dramatique, naît de la mise en rapport de deux lieux opposés : la maison et la tombe, grâce à une hospitalité pour le moins étonnante dans ses modalités comme dans ses conséquences. Et au fil de l'intrigue, le poète semble accentuer le contraste entre la douleur humaine et l'acceptation de la nécessité divine, entre le devoir sacré de l'hospitalité et la cruauté irrecevable de la mort.

La Mort Inhospitalière

Annoncé par Apollon, Thanatos domine toute la pièce :

« Déjà voici Thanatos qui s'approche, le sacrificateur des morts qui au séjour d'Hadès s'apprête à la faire descendre. Juste à point il est arrivé, il surveillait le jour où elle doit mourir » (vv. 24-27).

4 Deux remarques contenues dans le deuxième argument d'Alceste, donnent cette information. Euripide obtint le second prix avec les Crétoises, Alcméon à Psophis, Télèphe et Alceste. Aujourd'hui certains critiques considèrent sans discussion cette pièce comme une tragédie. A.M. Dale, en particulier, relève qu'Alceste n'est pas le seul exemple de tragédie isolée après une trilogie, 1978 (1954), p. XIX. 5 M. Delcourt, op. cit. note 2, p. 55. G. Méautis, op. cit. note 3, p. 63 : « L'élément essentiel est l'élément de la délivrance, de la libération, nous irions presque jusqu'à dire, si ce n'était pas un terme trop moderne, de l'évasion ». 6 A. Pippin Burnett, « The Virtues of Admetus », CPh 60, 1965, pp. 240-255 ; repris dans Oxford Readings in Greek Tragedy, édités par E. Segal, Oxford University Press, 1983, p. 254-271.

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De noir vêtu (v. 843), pourvu d'ailes (v. 262) et d'une épée, il est le messager d'Hadès. Si dans l'iconographie il est le plus souvent associé à son jumeau Hypnos pour soulever le cadavre et le conduire dans l'au-delà, dans le cas présent, il fait précisément office de hiereus, de sacrificateur pour consacrer la défunte aux dieux infernaux. Dans la cohorte des créatures de la mort, il est celui qui a le premier et le plus proche contact avec Alceste. Il le promet à Apollon :

« Quoi qu'il arrive, la femme descendra chez Hadès. je me rends auprès d'elle pour procéder au sacrifice par l'épée, car il est consacré aux dieux infernaux celui dont ce glaive a tranché les cheveux » (vv. 73-76).

Héraklès décrit son adversaire comme un gibier assoiffé de sang (v. 850), avide tout comme Hadès (v. 225) d'offrandes sanglantes. En horreur aux dieux, à l'opposé du xenos, Thanatos est bien l'ennemi de tous les mortels (echthros, v. 62).

Que la mort soit inhospitalière est un topos développé aussi bien dans l'univers tragique que dans les épigrammes funéraires. Violente, elle fait subir un rapt à ses victimes surtout quand elles sont jeunes. Elle est également associée à une géographie de rivages sans rémission par l'image dans l'Alceste du « destin escarpé » (vv. 118-119), par l'évocation de ces « mouillages funestes dont il faut mieux s'éloigner » (v. 798). Ces abords redoutables ne sont pas sans rappeler le séjour des Sirènes de l'Odyssée qui occupent une île bordée « d'un rivage tout blanchi d'ossements et de débris humains dont les chairs se corrompent » (Odyssée, XII, vv. 45-46). Un lien s'impose entre le royaume d'Hadès et l'étendue marine qui engloutit dans l'obscurité de ses abîmes toute trace de vie Pour Pindare, « la vague d'Hadès » nous guette tous (Néméennes, VII, vv. 44-45). Elle peut nous engloutir ou nous rejeter sur une grève inhospitalière où nous aurons perdu tout espoir de reconnaissance. Dans le Prométhée Enchaîné, Eschyle a su traduire au mieux cette angoisse extrême :

« Avec un sourd gémissement la vague des mers retombe sur la vague ; l'abîme gémit, les noires entrailles d'Hadès souterrain lui répondent par un grondement et les ondes des fleuves au courant sacré gémissent leur plainte désolée » (vv. 431-435).

7 A. Shapiro, Personifications in Greek Art, Kilchberg, Akanthus, 1993, p. 132-147. 8 Georgoudi, « La mer, la mort et le discours dans les épigrammes funéraires », AION, 10, 1988, p. 53-61 ; A. Serghidou, « La mer et les femmes dans l'imaginaire tragique », METIS, VI, 1-2, 1991, p. 63-88.

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À l'opposé de cette « béance inhospitalière » qu'est la mort en mer, s'imposent d'autres métaphores qui se veulent plus apaisantes. Alceste agonisante voit un esquif à deux rames sur un lac et entend Charon qui l'appelle (vv. 252-257). Une route s'ouvre à elle pour conduire les pas d'un corps qui déjà ne la porte plus (v. 263) vers le tombeau de pierre polie à la sortie de la ville : seuil du séjour sans soleil qui sera le sien. Et le Coryphée ne peut formuler que des vœux de bon accueil pour celle qui fut la meilleure des épouses :

« Qu'il te soit propice, l'accueil d'Hermès souterrain et d'Hadès ! s'il est là-bas quelque privilège pour les gens de bien, puisses-tu y être accueillie et siéger aux côtés de la numphè d'Hadès » (vv. 743-746).

Dans cette histoire de pleurs et de sang qu'est la mort d'Alceste, le verbe dechomai est le seul syntagme à appartenir au vocabulaire de l'hospitalité. Il a le sens d'« accepter de recevoir » et ferait d'Alceste, si le vœu du Coryphée était entendu, non plus une simple victime anonyme dans la foule des morts, mais un hôte d'Hadès et de Perséphone, accueilli à leurs côtés, en majesté. Toutefois, la défunte restera une « desséchée », comme les autres morts, sans humidité ni humeurs Et même si la chambre d'Hadès est un moindre mal par rapport au gouffre de la mer, même si en raison même de son sacrifice Alceste peut espérer être accueillie dans la demeure d'Hadès comme une invitée de prix, retranchée du monde, elle n'aura plus part à l'hospitalité des vivants, car toutes les libations et les offrandes faites sur sa tombe seront sans partage. Or ce qui caractérise l'hospitalité à l'échelle humaine, c'est non seulement l'accueil de l'autre mais le partage des nourritures et des boissons.

« Ton trépas, ma mère, est la mort de la maison »

La maison d'Alceste et d'Admète est le lieu central de l'espace scénique. Evoquée dès le premier vers, elle est en temps normal polyxeinos, ouverte à beaucoup d'hôtes (v. 569), réputée pour son hospitalité à la mesure d'une terre riche en troupeaux et en labours, une terre qui connut un âge d'or quand vinrent l'enchanter les airs d'hyménée joués par Apollon, le berger divin capable de conquérir les lynx tachetés, la bande fauve des lions et la biche à la robe bigarrée (vv. 569-587). Sa générosité fait d'Admète aux yeux d'Apollon un hosios, un homme qui mérite d'être protégé des dieux.

9 Anthologie Palatine, VII, 264. 10 E. Scheid-Tissinier, Les Usages du Don chez Homère, Nancy, PUN, 1994, p. 132. 11 S. Georgoudi, op. cit. note 8, p. 59-60.

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« Hélas ! en quelle terre encore ai-je échoué ? Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux ? » est la question sans cesse renouvelée que se pose Ulysse abordant de nouveaux rivages, au cours de l'Odyssée, le livre fondateur de l'hospitalité occi- dentale. Dès l'origine la pratique hospitalière se réfère à une instance divine. Mais pourquoi se pla- cer sous la férule des dieux ? pourquoi lien social et religion ont-ils à voir ensemble ? quels sont les mythes qui viennent illustrer et dire l'articulation de l'humain et du divin ? Et si le mythe est un schème d'intellection du réel, comment les mythes de l'hos- pitalité aident-ils à articuler le sens de celle-ci ? Telles sont quelques-unes des questions posées par cet ouvrage qui s'intéresse aux discours concernant l'ancestrale pratique et à ses représentations, depuis l'antiquité gréco-latine en passant par Montaigne, Saint-Simon, Shakespeare, Fourier, E.A. Poe, Proust, Pavese jusqu'à Cristina Peri Rossi et Mandiargues. Ainsi d'Eschyle à Kadaré, des représentations pictu- rales de Roublev et de Chagall aux figurations ciné- matographiques d'un Théo Angelopoulos l'altérité inquiétante de l'hôte et celle de l'accueil, la constellation paradoxale de l'hospitalité, entre le propre intérêt et le sacrifice de soi, l'aventure de telles rencontres, sont-elles données à comprendre dans cette dimension proprement humaine, construite et pensée par la littérature.

MYTHES ET REPRÉSENTATIONS DE L'HOSPITALITÉ

Presses Universitaires Blaise Pascal

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