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Richard Sayce
Quelques réflexions sur le style comique de MolièreIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1964, N°16. pp. 219-233.
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Sayce Richard. Quelques réflexions sur le style comique de Molière. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 1964, N°16. pp. 219-233.
doi : 10.3406/caief.1964.2472
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1964_num_16_1_2472
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QUELQUES
RÉFLEXIONS
SUR
LE STYLE
COMIQUE
DE MOLIÈRE
Communication
dels/l. R. SAYCE
{Oxford)
au
XVe
Congrès de
Г Association,
le
27
juillet 1963.
Tout le
monde,
ou peu
s'en
faut,
est d'accord pour
trouver
que Molière n'a pas de style.
On
pourrait
citer par exemple
le paradoxe
de Mornet
:
La
grandeur,
l'étonnante
puissance du
style
de
Molière,
c'est
qu'il
n'a pas
de style
(1).
ou
encore
M.
Garapon
:
On
répète communément que
Molière n'a pas
de style propre,
mais prend le style de
chacun
de ses personnages (2).
Je
suis
loin de vouloir m'inscrire en faux contre ces
affirmat
ions
ue je
serai
amené
plutôt à
étayer. Il
est pourtant loi
sible
de
se
demander
si,
derrière les
variations
des procédés,
il n'y a pas au
moins
un
commencement
d'unité.
Mais reconnaissons
tout
d'abord avec M.
Garapon
et
M.
Fromilhague (3) que
le style
de Molière, homme de
(1) Molière, Paris,
Boivin, 1943,
p. 183.
(2)
«
La
langue et
le style des différents personnages du
Bourgeois
gentilhomme » Le Français moderne, XXVI,
1958,
p. 103.
(3)
R.
Fromilhague,
« Style et psychologie dans \
École
des Femmes »
Bulletin de
V
Université
de Toulouse, 69, i960, pp. 518-521.
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22О
RICHARD SAYCE
théâtre avant tout,
s'adapte
tour à tour à
ses personnages,
épouse
leur
pensée,
leur
manière
de
voir,
de
vivre et
de
s'exprimer.
Il
n'y a pas
de commune
mesure, à ce
qu'il
paraît,
entre le
caractère entier de
Mme
Pernelle avec ses
proverbes
et
ses
expressions populaires
:
Mais il n'est, comme
on dit,
pire eau que
Veau
qui dort (4)
Je suis toute ébaubie,
et
je tombe des nues (5)
et le
langage
onctueux, visqueux même,
de
Tartuffe :
Que le ciel à jamais par sa toute bonté
Et
de l'âme
et du corps vous donne la santé,
Et
bénisse
vos
jours
autant
que
le désire
Le plus
humble
de ceux que
son amour
inspire (6).
Cette viscosité
ne se fonde pas sur
une simple
impression :
on
remarquera la
multiplication
des et,
le superlatif le
plus
humble
(exagération
qui
jure avec l'humilité), l'emploi un
peu insolite de sa toute bonté (7), tiré de la
langue
de la dévot
ion,
les
subjonctifs
qui
insinuent adroitement
les
exagéra
tionsoilées.
Le personnage,
bien
entendu, , est autrement
complexe
que
celui de Mme Pernelle, mais le principe reste
le
même :
chaque
mot,
chaque
tournure,
chaque
construc
tionert à
exprimer non pas l'auteur mais un personnage
ayant . une existence autonome. D une façon plus nuancée
on
peut
faire
une
constatation pareille
même dans
des
cas
où
deux
personnages
parlent à
peu près dans le même registre,
comme Arsinoé
et Célimène dont
les
tirades se calquent
l'une
sur l'autre.
Les
paroles de Célimène sont d'une parfaite
netteté, faisant apercevoir un fond 'de
franchise
malgré ses
coquetteries
:
Et
moi,
je
ne
sais
pas,
Madame, aussi pourquoi
On
vous
voit, en
tous
lieux,
vous
déchaîner
sur moi. ,
Faut-il
de
vos
chagrins, sans cesse à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des
soins
qu'on
ne va pas vous rendre (8)
?
(4) Tartuffe, 23. Les
citations
sont tirées de l édition des Grands Écri
vains
de la
France.
(5) Tartuffe, 18 14.
(6)
Ibid.,
879-82.
(7) Littré
ne
donne que ce seul exemple.
(8) Le
Misanthrope,
991-4.
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RÉFLEXIONS
SUR
LE STYLE
COMIQUE
DE MOLIÈRE 221
Les réponses
d'Arsinoé, par contre,
s'embourbent
dans des
complications syntaxiques
dont
on
perd
aisément
le
fil
:
Ce que de
plus que
vous
on en
pourroit
avoir
N'est pas
un
si grand cas pour s'en tant prévaloir ;
Et je
ne sais
pourquoi
votre
âme
ainsi s'emporte,
Madame, à
me
pousser de cette
étrange
sorte
(9).
Tout,
dans sa
manière
de
s'exprimer, reflète le
biaisement
et la mauvaise
foi...
Les
exemples
de ce
style individuel des personnages sont:
innombrables
et
il
est inutile d'insister. Ce
qui
complique
encore les choses,
et
qu'il
ne
faut
jamais
perdre
de
vue,
c'est
que ces
personnages
n'évoluent pas dans le vide ; à chaque
instant ils subissent la. pression de ceux
qui
les entourent et.
de
la
situation générale,
et
ceci vaut
j
aussi
bien
pour, le style
que pour la
t
psychologie. Prenons d'abord un cas simple,
l'ellipse du verbe, comme
dans les
commandements \ du
maître d'armes :
Votre corps droit. Un peu penché
sur
la
cuisse
gauche. Les
jambes point
tant écartées.
Vos
pieds
sur
une même ligne.
-Votre
:
poignet à
l'opposite de
votre hanche (10)...
ou encore
mieux
dans les plaintes essoufflées de Pourceau-
gnac
:
Des médecins habillés
de
noir.
Dans
une chaise. Tâter le
pouls...
Deux
gros joufflus. Grands
chapeaux...
Six Pantalons. ... Apothic
aire. avement
(11).
Le
procédé est
le
même dans les
deux cas, ce
qui
a
son
im
portance mais
il est évident que nous ne
sommes
pas en
pré
sence
d'une
constante du
style de
Molière
ni
même
des
per
sonnages
en question. Ce
télescopage
tout à fait . exception
n l
épond à
la
situation du
moment, pour
le maître
d'armes
la
nécessité
de guider sur-le-champ chaque mouvement de
M.
Jourdain, pour
M.
de
Pourceaugnac le
souvenir d'une
(9) Ibid., 987-90.
(10) Le
Bourgeois gentilhomme,
II, ii.
(n) Monsieur de
Pourceaugnac, II, iv.
.
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222
RICHARD SAYCE
vision
de cauchemar. D'ailleurs
un
seul procédé
sert ici à
des
fins
exactement
contraires,
exprimant
chez
le
maître
d'armes
la
domination,
chez
M.
de
Pourceaugnac le désarroi.
Dans
les
deux
cas
l'effet
comique
est
d'une
grande
puissance, qui
provient
de
notations
prises
sur
le vif, car c'est ainsi
que
pourraient parler de
tels
personnages
dans
des
circonstances-
pareilles.
Pourtant
on
aperçoit
en plus
une
volonté
de
symét
rie
ormelle, une légère
exagération,
qui
permet
de dépasser
la
nature. C'est ce
qui
résulte ; surtout
des
bouts de
phrases
que
je
n'ai
pas cités,
avec leur triple répétition
:
Prenez,
Monsieur,
prenez,
prenez. Il est bénin, bénin,
bénin.
C'est
pour
déterger,
pour
déterger, déterger.
Cependant
il
ne s'agit toujours que d'un seul personnage.
Passons aux
cas
où l'on
peut
voir l effet
réciproque de
deux
interlocuteurs. La verve populaire du pâtre
Lycarsis dans
Mélicerte :
paraît bien
affadie en comparaison des bouffons
des
farces ou même
des
t
bourgeois
ou-
des domestiques
des
grandes comédies
:
Comment
? à quel orgueil, fripon, vous vois-je aller ?
Est-ce
de
la
façon
que
l'on
me
doit
parler
(12)
?
Mais elle n'en
tranche
pas
moins,
en
lui ajoutant un certain
relief, sur le ton
uniformément
noble de Myrtil, comme
des
autres
bergers
prétendus :
Eh bien vous triomphez avec cette retraite,.
Et dans
ces mots
votre âme
a
ce qu'elle souhaite
;
Mais apprenez qu'en vain vous vous réjouissez... (13).
Un contraste semblable se
fait.
voir,
mais avec bien plus
de
force,
dans
la
grande
tirade
de
Chrysale
et
les
répliques
de Philaminte et de Bélise.
Les
expressions dont ■se
sert
Chrysale,
comme
brimborions, tympanisées,\
billevesées,,
le
timbre un
peu fêlé
(14),
appartiennent
au
langage
familier et
presque à l'argot.
Les
réponses :
(12) Mélicerte, 509-10.
(13) Ibid., 503 -s.
(14) Les
Femmes
savantes, 567,
61
1-4.
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réflexions sur le style comique de
molière 233;
Philaminte
Quelle bassesse,
ô Ciel, et
d'âme
et
de
langage
BÉLISE
Est-il
de petits corps un
plus
lourd
assemblage
Un
esprit
composé
d'atomes
plus bourgeois (15)
font, cela va
de
soi,
la
constatation
des
traits
de
style et de
caractère
que le lecteur
ou
le spectateur a déjà
remarqués
lui-même. Mais elles les font paraître sous un jour nouveau,
non pas
comme l'expression du
bon
sens mais comme
celle
de la
grossièreté
d'un
esprit
borné,
et
ceci
se manifeste dans
le
ton précieux ou
pseudo-savant
des
, deux
belles-sœurs.
Autrement
dit,
le
style
des
trois
personnages se
définit
non
pas
intrinsèquement mais par
réciprocité.
Cette
interférence
continue
fait une partie de la grandeur de Molière, mais
il
n'en
paraît pas
moins difficile de
réconcilier
des styles aussi
dissemblables que
ceux de Chrysale et de
Philaminte.
Je ne
parlerai pas de la parodie
en
général,, thème
assez
rebattu,
mais
il
y aurait intérêt à
considérer
la
façon
dont
certains
personnages
imitent d'autres, donnant
une
nouvelle
dimension à
des
scènes déjà entendues.
Ainsi
dans le Dépit
amoureux
Marinette
et
Gros-René s'engagent dans
les
mêmes
mouvements
d'éloignement
et de rapprochement qu'Éraste
et Lucile dans la
scène
précédente :,
Ëraste
Voici
votre
portrait
:
il
présente à
la vue
Cent
charmes
merveilleux
dont vous êtes
pourvue
;
Mais
il
cache sous
eux
cent défauts aussi
grands,
Et
c'est un imposteur
enfin
que
je
vous rends
(16).
Gros-René
Tiens, tiens,
sans
y chercher tant
de façon,
voilà
Ton
beau galand
de neige, avec ta
nompareille
:
II
n'aura plus l'honneur
d'être
sur
mon
oreille
(17).
Dans les deux scènes les amoureux
mécontents
rendent les
cadeaux
reçus, mais les uns avec
des
expressions
recherchées,
les
autres
dans des
termes
populaires
et même très
crus :
(15)
Ibid., 615-7..
(16)
Dépit
amoureux,
1337-40.
(17)
Ibid., 1424-6.
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224
richard sayce
Marinette
Ardez le beau museau, ,
Pour
nous
donner envie encore
de
sa
peau
Moi, j'aurois
de
l'amour pour
ta chienne de
face (18)
?
Il
y a ici deux
styles
pour exprimer
les mêmes
sentiments.
Ou
vaudrait-il mieux parler de deux registres à l'intérieur
d'un même
style ; ?
Quoi
qu'il en soit,
les
deux tons peuvent
se
trouver
imbriqués dans un
k
seul
dialogue,
par exemple
dans le
• Médecin
malgré lui,
où .
Valère
parle français, son
•
valet Lucas
patois :
Valêre
Je vous assure que
j'en ai
tous les regrets
du
monde.
Lucas
Par
ma figue
j'en
sis
fâché,
franchement (19).
En
tout
il
n'y
a pas moins
de huit
paires
de
ces répétitions
en contrepoint (la multiplication du
même
effet est sans
au
cun
doute caractéristique de Molière)
et le même procédé se
retrouve à la
scène
suivante, comme
d'ailleurs
dans , le Bourg
eois gentilhomme
(20)
et, un peu autrement,
dans
le comique
éblouissant des
scènes
de
patois
de
Monsieur
de
Pourceau-
gnac :
LUCETTE
Tout Pezenas a bist nostre mariatge.
NÉRINE
ï
Tout Chin-Quentin a assisté à no noce (21).
De nouveau
la
répétition symétrique s'étire tout le '
long
de
la
scène,
mais
ici il n'y a pas
de
différence
de
niveau
social i
ou
linguistique
— le contrepoint
s'établit
entre deux patois
de valeur égale (pour
Molière
au
moins).
Tout
ceci
fait
partie
de ce
que
M.
Garapon
a
si
bien
appelé «
ballet
de pa
roles
»
(22). On
voit qu'il y a de grandes différences entre le
(18) Ibid., 1419-21.
(19) Le Médecin
malgré
lui, I, V.
(20) Le Bourgeois gentilhomme,
III,
ix.
(21) Monsieur de Pourceaugnac, II, viii.
Sur
les patois cf. Garapon,
La
Fantaisie
verbale,
Paris, Colin,
1957,
p.
226.
(22) La Fantaisie
verbale,
p.
236.
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RÉFLEXIONS SUR
LE STYLE
COMIQUE
DE MOLIÈRE
225
style d'un Gros-René
et
celui d'un Éraste. Mais on voit aussi
qu'il y
a
un
commencement d'harmonie
dans la
symétrie
et
le
contrepoint qui
combinent ces styles différents
et que dans
le
cas de Lucette et de
Nérine
c'est
le
même
style
qui
s
xprime à travers deux systèmes linguistiques.- Dans le
cas
de
Valère
et
de
Lucas
l'unité
ne se
laisse pas
méconnaître
à
cause de l'entrelacement
des répliques,
mais
elle existe
même
là
où
les
deux
registres
ne se présentent, pas simultanément..
On remarquera
aussi»
qu'un
même procédé,
et un même
type
de personnage,
peut changer d'une pièce à
l'autre selon
la
différence des situations.
C'est
le
cas
notamment
de l em
ploi
des
termes
techniques,
surtout
des
termes
médicaux.
Ces différences; ont; été»
très-
bien étudiées
par, Daniel
Mornet (23) et
M. Garapon
(24) et
je voudrais
seulement
apporter :
quelques précisions; Ainsi dans l'Amour
médecin 1
des
termes
tels que pourriture
d'humeurs, repletion,
émêtique,
chronique, symptômes, membranes
(25)
appartiennent, .
il
est
vrai, au vocabulaire technique
de
la médecine,
mais ils ne
dépassent
pas
la compréhension
de
l'homme cultivé moyen.
Et
en effet,
ceux qui s'en servent, Macroton,
des
Fonandrès
et
les autres, sont
de
vrais
médecins,
observés
•
de
près,
à
peine rehaussés par la
caricature.
Le comique ressort du con
traste
entre les débits
de Bahys
et de
Macroton
(encore un ■
procédé stylistique basé sur l'observation du
réel)
et
de la
candeur avec laquelle
tous
les quatre
trahissent
leurs mobiles
intimes.
Dans
le Médecin malgré
lui,,
au contraire, Sganarelle
mêle quelques
termes
authentiques, comme humeurs
pec-
cantes ou veine cave, à des absurdités du
genre
de ventricules
de
l'omoplate (26). C'est de la
bouffonnerie pure,
qui pour
tant
ne
fait que transposer dans
le
registre de la fantaisie
des
traits
véritables
du
jargon
professionnel..
Les
deux médecins
de Monsieur
de
Pourceaugnac
font un
emploi
plus
étendu de
ce vocabulaire que tous les
autres
membres de la Faculté
dans l'œuvre de Molière : atrabilaire, hypocondriaque, patho-
(23) Molière, pp. 185-6.
(24) La Fantaisie verbale, pp. 221-3.
Mais
là
il
s agit surtout de
l emploi
du
latin.
(25) L Amour médecin, II,
iv-vv
(26) Le Médecin
malgré
lui,
II,
iv.
15
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22Ó
RICHARD SAYCE
gnomoniques, physionomie, phthisie,
apoplexie,
cacochymie,
phlebotomise, cholagogues, mélanogogues,
diagnose,
prognose,
thérapie (27)
•■
et
j'en
passe.
, De plus, tous ces termes ■sont
employés très
correctement, sans
déformation
de sens et
le
raisonnement
dont
ils font partie est
tout
ce qu'il y
a
de plus
sérieux,, du
moins dans
le contexte
des connaissances médic
ales
de
l'époque
{pathognomoniques et
thérapie rendent
d'ailleurs un
son
très
moderne). Où
donc se trouve le co
mique
?
D abord dans le
fait
que,
à
la différence de
VAmour
médecin,
les
mots dont il s'agit ne sont
plus
à
la
portée
de
n'importe qui
:
ce
sont
vraiment des
termes
techniques
très
recherchés.
.
Puis
dans
la
situation particulière,
dans
l incom
préhension
croissante
de
M.
de Pourceaugnac, et c'est encore
un exemple
de
l'interférence des personnages, ici
d'un
per
sonnage ; muet
sur
ceux
qui
parlent.
Enfin,
évidemment
et
très simplement,
dans
le fait
que
Pourceaugnac n'est pas
malade. Le
Malade imaginaire
se
place à mi-chemin entre
les
bouffonneries du; Médecin malgré-
lui-
et
la-\
précision ; de
Pourceaugnac
: on
relève
en effet
des
termes
tels que durius-
cule, caprisant, intempérie, parenchyme splénique, vas
brève
du
pylore,
méats cholidoques
(28), employés
sans
contresens
mais
poussant
le ■: pédantisme jusqu à l'absurdité. En somme, le
même
procédé — l'emploi comique des
termes
médicaux
—
se présente à travers ce
qu'on
pourrait appeler quatre
modes,
(à
peu près
dans
le
sens musical) : précision et gravité dans
Monsieur
de
Pourceaugnac, ton presque ordinaire dans
V Amour
médecin,
exagération pédantesque
dans
le Malade
imaginaire, bouffonnerie
et non-sens dans
le
Médecin malgré
lui.
Il n'en reste
pas
moins vrai
que
les
termes
techniques
marquent une constante du style de Molière
: en dehors
de la
médecine
on
trouve
par
exemple
la
chasse,
la musique,
le
jeu
dans
les
Fâcheux, la philosophie dans le.
Mariage
forcé, le
droit dans
Monsieur de
Pourceaugnac
ou V
École des
femmes,
la rhétorique dans Les Femmes savantes.
Un exemple encore plus frappant,
bien
qu'exceptionnel,,
de la façon
dont un
même procédé peut
se présenter
tout
(27)
Monsieur de
Pourceaugnac,
I,
viii.
(28) Le Malade
imaginaire,
II, vi.
,
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REFLEXIONS SUR LE STYLE
COMIQUE
DE MOLIERE
227
autrement dans
des
pièces différentes est fourni par. la
re
prise bien
connue
dans
le Misanthrope
de certains
passages
de Dom
Garde de
Navarre.: Molière
se
répète presque mot
pour
mot.
Pourtant l'effet des mêmes paroles dans
Dont
Garde est sérieux (ou se
veut
tel), dans
le
Misanthrope
co
mique,
ce qui
demande
une
explication. Mais ici il
faut
ouvrir
une parenthèse qui vaut
plus
ou moins pour toutes ces ré
flexions. On
pourrait
objecter que
le style dramatique n'est
pas uniquement affaire de langage :
tout
entre en jeu, la
pré
sence physique des
acteurs,
les
gestes, le
costume,
le décor.
Cela est vrai surtout de Molière qui, plus peut-être que tout
autre
:
dramaturge, sait
orchestrer,
l'ensemble des moyens
scéniques, pensant toujours en
fonction
de la réalité physique
plutôt
que de la parole écrite, et
cela suffit
largement
pour
expliquer que les
mêmes
mots
puissent
créer
des
effets oppos
és. 'en conviens volontiers,
mais
je ne m'occupe
dans
cet
article que
des
phénomènes de langage, et
même
de ce point
de vue restreint je
crois que
la chose
est
explicable. Prenons
par exemple
la
tirade d'Alceste
qui
commence : :
Ah ne plaisantez
point, il
n'est pas temps
de rire
(29).
Ce premier
vers, qui
ne se trouve
r
pas
dans Dom Garde,
indique
sans doute par antiphrase
que
nous allons entendre
quelque chose de drôle. Après
ce
début
les changements
introduits
dans
le
texte
de
Dom Garde, minimes d'ailleurs,
servent surtout à baisser le
ton,
à
faire
entrer
une note
un
peu plus prosaïque, par exemple :
Et
le masque est
levé de votre trahison.
{Dom . Gardé)
Et j ai de sûrs témoins de votre trahison. .
{Le
Misanthrope)
Et son arrêt
livrant
mon espoir
à
la mort,
{Dom Gardé)
Et, rejetant mes
vœux
dès le premier abord,
{Le Misanthrope) -
(29) Le Misanthrope, 1286-1314. Cf. Dom
Garde de
Navarre, 1274-
1301.
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228 RICHARD
SAYCE
Les
quatre
derniers
vers, par contre, sont complètement
différents
:
Trahi
de
tous côtés,
mis
dans
un
triste état,
II faut que
mon
amour
se
venge
avec éclat,
Qu'ici j'immole
tout à
ma
fureur extrême,
Et
que
mon désespoir achève par
moi-même.
{Dom Garde)
Percé du coup
mortel dont vous m'assassinez,
Mes sens par
la
raison
ne
sont plus gouvernés,
Je cède aux mouvements d'une
juste
colère,
Et je ne
réponds
pas
de
ce que je
puis
faire.
{Le
Misanthrope)
Les
reproches d'Alceste
sont
.
à
i peine moins extravagants
que ceux de Dom Garde
et
le changement est dû surtout au
besoin;
d'éliminer la
menace très
nette
que
profère celui-ci.
Voici donc
une
vingtaine .
de
vers
qui passent presque
tels
quels d'un couplet grave sinon tragique
à
, un couplet fon
cièrement comique. Ce qui est peut-être décisif, ce sont les
réponses de
Done
Elvire
et
de Célimène :
Assez paisiblement vous a-t-on écouté ?
Et
pourrai
-je
à
mon
tour
parler
en
liberté
?
{Dom
Garde)
D où vient
donc,
je vous
prie,
un tel emportement
?
Avez-vous,
dites-moi,
perdu
le jugement î
{Le
Misanthrope)
Dans
les deux
cas
la réponse se compose de deux questions
qui ont pour effet d'arrêter l'élan de l'amant
furibond,
mais
celles de Done
Elvire
maintiennent le ton grave tandis que
l'ironie.
de
Célimène
et
surtout
les expressions
familières je
vous prie, dites-moi ramènent
les choses
au
niveau de la
vie
quotidienne. \Ъ
est vrai que
sa première question
vient
d'une autre
scène de Dom
Garde
(30),
mais là les circons
tances sont différentes, puisqu'il s'agit d'un dialogue
serré.
Il faut
aussi tenir
compte de
l'exclamation
également
iro-
(30) Dom
Garde,
551..
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RÉFLEXIONS
SUR
LE STYLE COMIQUE DE
MOLIÈRE
S 22g;
nique
de
Célimène qui précède immédiatement
le passage
que
nous étudions
:
Voilà
certainement
des douceurs que
j'admire (31).
Bref,
l'algarade d'Alceste
est
encadrée
entre
des paroles
moqueuses
de
Célimène
qui
lui enlèvent
une
bonne partie
de son caractère
en
apparence
tragique, et le
contexte prête
une
signification
absolument
différente à
des
vers identiques.
En dehors du
style des personnages
il
faut
songer
encore à
la
distinction, chère
aux hommes
. du XVIIe
siècle qui s inté
ressaient
moins
que
nous
au
style
individuel,
entre les styles
élevé,
médiocre et simple (32).
J'en
ai
déjà donné
quelques
exemples en parlant
des
répétitions
en
contrepoint
et
de Dom
Garde.
Par
moments, à vrai dire, Molière n'est pas
bien
loin
de
Racine.
C'est de
nouveau
Dom Garcie qui parle
:
Afin
que de
ce
cœur le noble sacrifice
Pût du
Ciel
envers
vous réparer
l'injustice,
Et
votre
sort tenir
des
mains
de
mon amour
Tout ce qu'il
doit
au sang dont vous tenez
le
jour (33).
Cet
emploi
de
réparer,
de
sang
et
âejour
paraît
assez
racinien,
ou du moins assez proche du grand style
tragique.
Mais un
certain embarras se
révèle
dans la
répétition
sans force de
tenir des mains,
tenez le jour
ou dans
le
bourrage de
Tout
ce
qu'il doit. On
a
souvent remarqué d'ailleurs
que
Molière
se
sent
mal
à
l'aise
sur ces hauteurs
(34). Pourtant
ces moments
raciniens sont quelquefois
de bon aloi, comme dans
le
vers
lapidaire
de Célimène :
Ils ne sauraient servir,
mris
ils peuvent vous
nuire (35).
Le
style médiocre, moins facile à
reconnaître, est très
répandu chez
Molière. Un
seul exemple
doit suffire (encore
Gros-René dans le Dépit amoureux) :
(31) Le Misanthrope, 1285.
(32)
Cf. Mornet, Molière,
p.
180.
(33)
Dom Garcie, 223-6.
(34) Par exemple Mornet, Molière,
pp. 18
1-2.
(35) Le
Misanthrope,
546..
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230 RICHARD
SAYCE
Outre que
de ton
cœur
ta
foi me cautionne,
L'opinion
que j
ai de
moi-même
est
trop
bonne
Pour
croire auprès
de
moi que
quelqu'autre
te
plût
(36).
Quant au style simple ou bas, on n'a que l'embarras du
choix car
il se trouve
partout :
Ton
affaire alloit bien, le drôle étoit
coffré
(37). ,
II
n'y a,
» paraît-il, rien de
commun entre
la préciosité
(presque le marivaudage)
de
Mélicerte ou
des
Amants
magnif
iques et le langage familier, ou
franchement
populaire du
Médecin
malgré
lui
et
de
tant
d'autres pièces. Cependant,
il
ne
faut
. pas oublier le
mélange des styles, source inépui
sable
'effets comiques, par exemple Sganarelle :
Quand j'aurai
fait
le
brave,
et
qu'un
fer, pour
ma
peine,
M'aura d'un
vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit
de
mon trépas... (38).
Cet exemple
à
vrai dire
manque
de subtilité mais
même
le
langage
châtié
de Célimène n'exclut pas des
termes tels
que
suer
et
grouille,
même
la
Princesse
ď
Elide
a
son
Moron
dont
les proverbes et les ■expressions
pittoresques
font ■un
cont
raste qui est encore un
contrepoint,
avec
le
style
noble des
personnages qui
l'entourent.
Aussi bien que ces différences
de niveau
il
y a
encore une
source, connexe mais pas
tout à fait
la
même, des variations
de
style,
c'est-à-dire la
différence entre
prose et
vers. Le
pro
blème
étant
connu, j en parlerai brièvement. D'abord, dans
les
vers
la
symétrie des répétitions est plus marquée :
Philaminte
Mettez,
mettez,
Monsieur,
Trissotin
pour mon
gendre.
Chrysale
Pour
mon
gendre mettez, mettez, Monsieur, Clitandre.
(ici
il y
a chiasme
en
même
temps
que
répétition)
(36) Dépit
amoureux,
1 1
3
-5 .
(37)
L'Étourdi,
1678.
(38)
Sganarelle,
429-431.
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réflexions sur le style comique
de
moliere 23 1
Philaminte
Suivez,
suivez, Monsieur,
le
choix où je
m'arrête.
Chrysale
Faites,
faites,
Monsieur, les choses à ma
tête (39).
Il va sans
dire
que
ce
n'est
pas ici
une reproduction
fidèle
de la conversation : le vers lui
a superposé
une forme artifi
cielle.
Mais
ce n'est en réalité
que l'exagération
d'une mé
thode
qui
se
trouve
aussi
bien dans
les
pièces
en prose :
Sganarelle
Lisette.
LisetteQuelle
infortune
Sganarelle
Lisette.
Lisette
Quel
accident
Sganarelle
Lisette.
Lisette
Quelle
fatalité
Sganarelle
Lisette (40).
En
second lieu
il y a
les effets
comiques
qui
se tirent
des
mots
et des
tournures
qui s'accommodent
mal à
la
dignité
de
l'alexandrin (encore
le
mélange des styles)
:
II
s'est fait en maints lieux contusion
et bosse.
Et veut accompagner son
papa
dans la fosse (41).
Quelquefois d'ailleurs
le
vers
de
Molière est d'un naturalisme
parfait,
qui s'écarte
à
peine de la
prose :
Mais
on
entend les
gens,
au
moins,
sans se
fâcher
(42).
Enfin le
vers
se prête à des antithèses ou à
des
épigrammes
dont
la
prose
ne
saurait
guère égaler la concision
:
(39) Les
Femmes
savantes, 1625-30.
(40) L Amour
médecin, I,
vi.
(41)
L Étourdi,
505-6.
(42) Le Misanthrope,
4.
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232 RICHARD SAYCE
D'une fille comme elle
un
homme comme
lui
(43).
Et
c'est
n'estimer
rien
qu'estimer,
tout
le
monde
(44).-
Avant de conclure
je
dois souligner que
je n'ai
eu
nulle
ment la prétention
de donner
un catalogue, même
incomplet,
des, procédés de
style
de
Molière (un tel
catalogue
serait en
effet très
souhaitable).
J'ai
voulu
\
plutôt
découvrir les
ori
gines de sa multiplicité de styles : différence
des
personnages,
différence
des
contextes, différence des niveaux, différence
entre
vers
et
prose. Néanmoins on
aura remarqué
çà et là
des
indices
qui semblent
rapprocher
les
éléments disparates
et
nous sommes
maintenant
un
peu
mieux
placés
pour
de
mander s'il
n'y a
pas
après tout
un
style
de Molière. Il serait
à
propos de
citer André Gide :
Et quelle
langue
Comme il
fait
sonner
ses talons sur
le
sol
Marivaux
près
de lui
semble
marcher sur
la
pointe
des
pieds
(45).
Nous sentons bien
que
cela est vrai
et qu'on
peut
toujours
reconnaître la griffe
de
Molière (exception
faite
sans
doute
pour
les
tentatives
de
grand style, par exemple dans
Dont
Gardé).
Mais
une
chose
est
l'impression,
une
,
autre est
de
savoir lui
donner
un
fondement.
Est-ce le même écrivain
qui
a
fait les; phrases
«haletantes
que j ai citées de Monsieur
de
Pourceaugnac :
Des médecins
habillés de noir.
Dans
une chaise. Tâter le pouls...
et les complexités
de Sostrate ?
Oui, Madame,
dès
que j ai
osé
vous
aimer;
c'est
vous,
Madame,
qui voulez
bien que
je
me serve de
ce mot téméraire, dès que j'ai,
dis-je,
osé vous
aimer,
j'ai
condamné
d'abord l'orgueil
de
mes
désirs,
je me suis
fait
moi-même la destinée
que
je
de
vois
attendre (46).
Une réponse
facile,
mais de poids, serait que tous
les écri-
(43) Tartuffe,
504.
(44) Le Misanthrope, 58.
(45)
Ainsi soit-il
dans
Journal 1939-1949,
Paris, Bibliothèque de la
Pléiade,
1954, p. 11 93- .
(46) Les Amants
magnifiques,
IV, iv.
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RÉFLEXIONS SUR LE STYLE
COMIQUE
DE MOLIÈRE
233
vains font preuve de
diversité :
même Proust
a
ses phrases
courtes.
Plus
particulièrement
on
peut déceler
dans
,
la
pé
riode
de
Sostrate une structure
à base de répétition
qui n'est
pas
sans analogie avec
celle
que nous
avons
notée dans
Pourceaugnac.
Quelles
sont donc
les caractéristiques
;
générales qui
peuvent servir à définir le style
de
Molière?
En
premier
lieu
l'exagération
:
la langue
des
, personnages
suit
de
très
près celle
de
la vie réelle mais toujours avec une
nuance
de
caricature
qui la
rehausse,
nuance
plus
ou moins
forcée
selon
le niveau de la
pièce
(exactement comme
c'est
Onuphre et
non
Tartuffe
qui
représente l'hypocrite
tel
qu'il
est).
Puis
la multiplication d'un même procédé, catégorie où
l'on
peut
faire entrer
tous
les phénomènes
de
la
répétition
et de la
>
variation dont M. Garapon a fait le
relevé
(47).
Puis la symét
rie, eut-être ce qu'il
y a
de plus important, comme l'a bien1
vu M. Moore
(48)
: la
langue
de
tous les jours est non seul
ement exagérée mais
surtout structurée
pour aboutir
à
des
formes d'art.
Puis
il y a
l'emploi
de ce
que j ai appelé les re
gistres
et
les : modes : un même procédé peut assumer
des
formes
diverses
dans des pièces
ou
des personnages
diffé
rents,
ce qui peut donner à croire qu'il s'agit de styles dispa
rates,
quoique
en fait le fondement reste
identique (de même
que, d'une façon
-.
plus générale, les moyens comiques
des
farces et des grandes comédies
. sont
. au : fond les mêmes).
Enfin —
et c'est
ici
qu'intervient
surtout le
génie
— il y a
la
puissance
créatrice
qui
harmonise
les diversités,, par
le
m é
lange des styles dans un même personnage, par l'effet réc
iproque des personnages les uns sur les
autres, et
surtout par.
le contrepoint
qui
opère par contrastes (c'est le cas, . nous
l'avons
vu,
de
Chrysale
et
de
Philaminte
ou
de Valère
et
des
Lucas). Ces quelques
principes
pourraient servir
de
point
de
départ
à l'étude détaillée
qui
en
contrôlerait
le bien-
fondé.
Richard Sayce.
(47)
La Fantaisie
verbale, pp.
231-54.
(48) Molière, Oxford,
1949,
p. 55.